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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Cours de philosophie positive, vol. 6/6 - -Author: Auguste Comte - -Release Date: December 28, 2015 [EBook #50786] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE POSITIVE, VOL 6 *** - - - - -Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Hans -Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at -http://www.pgdp.net (This file was produced from images -generously made available by the Bibliothèque nationale -de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) - - - - - - - - - - Au lecteur. - - Ce livre électronique reproduit intégralement le texte - original. Quelques erreurs évidentes de typographie ou - d'impression ont été corrigées; la liste de ces corrections - se trouve à la fin du texte. La ponctuation a été tacitement - corrigée par endroits. - - Les notes de bas de page ont été renumérotées de 1 à 36 et - placées sous le paragraphe auquel elles se rapportent. - - - - - COURS - DE - PHILOSOPHIE POSITIVE. - - - - - SE TROUVE AUSSI: - - À TOULOUSE, chez _Charpentier_. - - À LEIPZIG, chez _Michelsen_, - À LONDRES, chez _Duleau et Cie_, - À VIENNE, chez _Rohrmann_, - À TURIN, chez { _Pic_, - { _Bocca_, - À SAINT-PÉTERSBOURG, chez _Graff_. - - IMPRIMERIE DE BACHELIER, - rue du Jardinet, n° 12. - - - - - COURS - DE - PHILOSOPHIE POSITIVE, - - PAR M. AUGUSTE COMTE, - - ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE, RÉPÉTITEUR D'ANALYSE - TRANSCENDANTE ET DE MÉCANIQUE RATIONNELLE À CETTE ÉCOLE, - ET EXAMINATEUR DES CANDIDATS QUI S'Y DESTINENT. - - - TOME SIXIÈME ET DERNIER, - CONTENANT - LE COMPLÉMENT DE LA PHILOSOPHIE SOCIALE, - ET LES CONCLUSIONS GÉNÉRALES. - - - PARIS, - BACHELIER, IMPRIMEUR-LIBRAIRE - POUR LES SCIENCES, - QUAI DES AUGUSTINS, N° 55. - - 1842 - - - - -EXTRAIT DU JUGEMENT -rendu le 29 décembre 1842 -PAR LE TRIBUNAL DE COMMERCE -DE PARIS, - - _Sur l'action intentée par_ M. AUGUSTE COMTE _contre_ M. - BACHELIER, _au sujet de l'=Avis de l'éditeur= placé par ce - libraire en tête du tome 6e et dernier du_ COURS DE PHILOSOPHIE - POSITIVE. - - * * * * * - - Attendu que, dans cet _Avis_, M. Bachelier ne s'est pas borné - à récuser d'avance la solidarité des assertions de l'auteur, - mais qu'il y a ajouté des expressions inconvenantes envers M. - Comte; que ledit avis n'a point été préalablement communiqué à - M. Comte, lequel n'en a eu connaissance que par la publication - de son volume; - - Attendu qu'un éditeur ne peut faire arbitrairement, dans un - ouvrage qu'il publie, aucune addition ni suppression sans le - consentement formel de l'auteur; et que les usages constants - de la librairie s'opposent à ce qu'une portion quelconque - d'une publication soit mise sous presse sans que l'éditeur ait - d'abord obtenu le _bon à tirer_ de l'auteur; - - Attendu que, dans la position respective où se trouvent ainsi - les parties, tous rapports de confiance mutuelle deviennent - désormais impossibles; - - Par ces motifs, le Tribunal ordonne: - - 1° Que Bachelier sera tenu de supprimer, dans tous les - exemplaires non écoulés, le carton intitulé _Avis de - l'éditeur_, placé avant la préface du 6me volume de la - _Philosophie positive_, et ce dans les huit jours du présent - jugement, sous peine de cinquante francs de dommages-intérêts - pour chaque jour de retard, à quoi Bachelier serait contraint - par toutes les voies de droit et même par corps; - - 2° Que les conventions primitivement arrêtées entre les - parties sont dès ce moment résiliées, en ce qui touche le - droit exclusif réservé à Bachelier de publier les éditions - subséquentes dudit ouvrage, à la seule charge par l'auteur de - n'en point émettre une nouvelle édition avant l'épuisement de - la première; - - 3° Condamne Bachelier à tous les dépens, même au coût de - l'enregistrement du présent jugement. - - - - -AVIS DE L'ÉDITEUR. - - -Au moment de mettre sous presse la Préface de ce volume, je me suis -aperçu que l'auteur y injurie M. Arago. Ceux qui savent combien je dois -de reconnaissance au Secrétaire de l'Académie des Sciences et du Bureau -des Longitudes comprendront que j'aie demandé _catégoriquement_ la -suppression d'un passage qui blessait tous mes sentiments. M. Comte s'y -est _refusé_. Dès ce moment je n'avais qu'un parti à prendre, celui de -ne pas prêter mon concours à la publication de ce 6e volume. M. Arago, -à qui j'ai communiqué cette résolution, m'a forcé d'y renoncer. - -«Ne vous inquiétez pas, m'a-t-il dit, des attaques de M. Comte. Si -elles en valent la peine, j'y répondrai. La portion du public que ces -discussions intéressent sait d'ailleurs très-bien que la mauvaise -humeur du _philosophe_ date tout juste de l'époque où M. Sturm -fut nommé professeur d'analyse à l'École Polytechnique. Or, avoir -conseillé, dans le cercle restreint de mon influence, de préférer un -illustre géomètre au concurrent chez lequel je ne voyais de titres -mathématiques d'aucune sorte, ni grands ni petits, c'est un acte de ma -vie dont je ne saurais me repentir.» - -Malgré les incitations si libérales de M. Arago, j'ai cru ne devoir -publier cet ouvrage qu'en y joignant une note explicative du débat qui -s'est élevé entre M. Comte et moi. - - Paris, 16 août 1842. - BACHELIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR. - - - - -PRÉFACE PERSONNELLE. - - -En publiant enfin le dernier volume de ce Traité, je crois aujourd'hui -devoir exposer, à tous ceux qui ont bien voulu m'accorder aussi -longtemps une attention persévérante, l'explication générale des -motifs, essentiellement personnels, qui ont prolongé pendant douze ans -cette nouvelle élaboration philosophique. Une telle exposition est -ici d'autant plus convenable, que des obstacles analogues pourront -également entraver ou retarder les divers travaux ultérieurs que -j'annonce en terminant l'ouvrage actuel. Comme le titre même de -cette préface exceptionnelle rappelle expressément sa destination -principale, les lecteurs qui voudront immédiatement poursuivre le -grand sujet étudié dans le tome précédent pourront la passer sans -aucun inconvénient, sauf à y revenir ensuite, si son objet propre les -intéresse suffisamment. - -La longue durée de l'élaboration que j'achève aujourd'hui pourrait -d'abord être imputée à la suspension forcée qu'elle éprouva, -aussitôt après la publication du tome premier, par suite de la crise -industrielle qu'occasionna la mémorable secousse politique de 1830. -Ainsi contraint de chercher un nouvel éditeur, je dus interrompre, -pendant quatre ans environ, une composition qui, suivant ma nature -et mes habitudes, ne pouvait être jamais écrite qu'en vue d'une -impression immédiate. Une seconde cause de retard dut résulter ensuite -de l'extension très-prononcée qu'acquit graduellement mon opération -philosophique, sans que l'esprit ni le plan en éprouvassent d'ailleurs -la moindre altération quelconque. Ceux de mes lecteurs qui n'auront -pas oublié l'annonce initiale pourront maintenant se convaincre, -soit d'après l'accroissement du nombre des volumes, soit en vertu de -leur ampleur supérieure, que l'étendue effective de ce Traité est -réellement plus que double de ce qui avait été originairement promis. -Mais, quelle qu'ait dû être l'influence évidente de ces deux motifs -de retard, elle n'eût véritablement abouti qu'à prolonger jusqu'en -1836 un travail que j'avais d'abord espéré terminer en 1832. Si donc, -au lieu de ces six années, mon œuvre en a finalement exigé douze, il -faut surtout l'attribuer aux graves obstacles inhérens à ma situation -personnelle. Or, je n'en puis faire suffisamment apprécier la portée -essentielle, soit passée, soit future, qu'en appelant ici une attention -directe, quoique sommaire, sur une existence privée où je m'efforcerai, -d'ailleurs, de caractériser, autant que possible, son intime connexité -avec l'état général de la raison humaine au dix-neuvième siècle. Du -reste, il a toujours paru convenable que le fondateur d'une nouvelle -philosophie fît directement connaître au public l'ensemble de sa marche -spéculative et même aussi de sa position individuelle. - -Issu, au midi de notre France, d'une famille éminemment catholique et -monarchique, élevé d'ailleurs dans l'un de ces lycées où Bonaparte -s'efforçait vainement de restaurer, à grands frais, l'antique -prépondérance mentale du régime théologico-métaphysique, j'avais à -peine atteint ma quatorzième année que, parcourant spontanément tous -les degrés essentiels de l'esprit révolutionnaire, j'éprouvais déjà le -besoin fondamental d'une régénération universelle, à la fois politique -et philosophique, sous l'active impulsion de la crise salutaire dont -la principale phase avait précédé ma naissance, et dont l'irrésistible -ascendant était sur moi d'autant plus assuré, que, pleinement conforme -à ma propre nature, il se trouvait alors partout comprimé autour de -moi. La lumineuse influence d'une familière initiation mathématique, -heureusement développée à l'École Polytechnique, me fit bientôt -pressentir instinctivement la seule voie intellectuelle qui pût -réellement conduire à cette grande rénovation. Ayant promptement -compris l'insuffisance radicale d'une instruction scientifique bornée -à la première phase de la positivité rationnelle, étendue seulement -jusqu'à l'ensemble des études inorganiques, j'éprouvai ensuite, avant -même d'avoir quitté ce noble établissement révolutionnaire, le besoin -d'appliquer aux spéculations vitales et sociales la nouvelle manière -de philosopher que j'y avais apprise envers les plus simples sujets. -Pendant que, à cet effet, je complétais spontanément, surtout en -biologie et en histoire, à travers beaucoup d'obstacles matériels, -mon indispensable préparation, le sentiment graduel de la vraie -hiérarchie encyclopédique commençait à se développer chez moi, ainsi -que l'instinct croissant d'une harmonie finale entre mes tendances -intellectuelles et mes tendances politiques, d'abord essentiellement -indépendantes, quoique toujours également impérieuses[1]. Cet équilibre -décisif résulta enfin, en 1822, de la découverte fondamentale qui me -conduisit, dès l'âge de vingt-quatre ans, à une véritable unité mentale -et même sociale, ensuite de plus en plus développée et consolidée -sous l'inspiration continue de ma grande loi relative à l'ensemble de -l'évolution humaine, individuelle ou collective: elle fut directement -appliquée, en 1825 et 1826, à la réorganisation politique, dans -les essais déjà cités souvent en ce Traité, et que je retirerai -ultérieurement du recueil hétérogène où ils restent encore égarés. -Une telle harmonie philosophique ne put être toutefois pleinement -constituée que d'après la première exécution, commencée en 1826, et -réalisée en 1829, de l'élaboration orale qui a suscité l'élaboration -écrite que je termine maintenant pour la systématisation finale -de la philosophie positive, graduellement préparée par mes divers -prédécesseurs depuis Descartes et Bacon[2]. - - Note 1: A cette époque, et quand j'étais parvenu à sentir à - la fois la portée et l'insuffisance de la grande tentative de - Condorcet, mon évolution spontanée fut profondément troublée - pendant quelques années, sans cependant être jamais déviée - ni suspendue, par une liaison funeste avec un écrivain fort - ingénieux, mais très-superficiel, dont la nature propre, - beaucoup plus active que spéculative, était assurément peu - philosophique, et ne comportait réellement d'autre mobile - essentiel qu'une immense ambition personnelle (le célèbre - M. de Saint-Simon). Il avait, de son côté, déjà senti, à - sa manière, le besoin d'une régénération sociale fondée - sur une rénovation mentale, quelque vague et incohérente - notion qu'il se formât d'ailleurs de l'une et de l'autre, - d'après la profonde irrationnalité de son éducation générale. - Cette coïncidence devint pour lui, à mon égard, la base - d'une désastreuse influence, qui détourna longtemps une - partie notable de mon activité philosophique vers de vaines - tentatives d'action politique directe; quoique, du reste, - il en soit résulté chez moi, outre une plus vive excitation - à une publicité immédiate et peut-être même prématurée, - une attention plus décisive à l'efficacité sociale du - développement industriel, sur laquelle toutefois j'avais été - auparavant éveillé par les doctrines économiques, premier - fondement réel de la direction qui caractérisait surtout - M. de Saint-Simon. Une telle conformité apparente, quoique - très-incomplète en effet, constitua aussi, après notre - rupture, le motif ou le prétexte des envieuses insinuations - dirigées contre l'originalité de mes premiers travaux en - philosophie politique, en attribuant une importance factice à - une vicieuse qualification que m'avait inspirée, en 1824, une - générosité fort mal entendue, ainsi étrangement récompensée, - et que ne portait point, deux ans auparavant, la première - édition de l'écrit correspondant. L'ensemble de mon essor - ultérieur a depuis longtemps écarté spontanément ces vaines - récriminations contre un philosophe qui a souvent, j'ose le - dire, accordé, à chacun de ses divers prédécesseurs, fort - au-delà de ce qu'il en avait véritablement tiré, d'après la - double tendance qui m'entraîne, soit à éviter des détails - indifférens au public en rapportant la valeur totale de - chaque conception à celui qui en a manifesté le premier - germe distinct, lors même que la saine appréciation et la - réalisation principale m'en sont essentiellement dues, soit - à montrer, autant que possible, les racines antérieures qui - peuvent donner plus de force à mes propres pensées. - - Quoique ce célèbre personnage ait, à mon égard, indignement - abusé du facile ascendant individuel que devait lui procurer - mon extrême jeunesse sur une nature profondément disposée à - l'enthousiasme politique et philosophique, je dois cependant - profiter d'une telle occasion pour venger ici sa mémoire des - graves imputations que doivent inspirer, à tous les hommes - sensés et à toutes les âmes pures, les honteuses aberrations - éphémères qu'on a osé introduire sous son nom après sa mort. - S'il eût vécu quelques années de plus, son absence totale de - vraies convictions et son entraînement presque irrésistible - vers les bruyans succès immédiats eussent peut-être égaré - sa vieillesse fort au-delà des bornes qu'il avait toujours - spéculativement respectées. Mais, quoi qu'il en soit d'une - telle conjecture, je puis directement assurer que, pendant - six années environ d'une intime liaison, je ne lui ai pas - entendu proclamer une seule fois aucune de ces maximes - profondément subversives de toute sociabilité élémentaire qui - lui furent ensuite impudemment attribuées par des jongleurs - qu'il n'avait jamais connus. J'ai pu seulement observer en - lui, après l'affaiblissement résulté d'une fatale impression - physique, cette tendance banale vers une vague religiosité, - qui dérive aujourd'hui si fréquemment du sentiment secret de - l'impuissance philosophique, chez ceux qui entreprennent la - réorganisation sociale sans y être convenablement préparés - par leur propre rénovation mentale. - - Note 2: L'essor initial de cette opération orale fut - douloureusement interrompu, au printemps de 1826, par une - crise cérébrale, résultée du fatal concours de grandes - peines morales avec de violens excès de travail. Sagement - livrée à son cours spontané, cette crise eût sans doute - bientôt rétabli l'état normal, comme la suite le montra - clairement. Mais une sollicitude trop timide et trop - irréfléchie, d'ailleurs si naturelle en de tels cas, - détermina malheureusement la désastreuse intervention d'une - médication empirique, dans l'établissement particulier du - fameux Esquirol, où le plus absurde traitement me conduisit - rapidement à une aliénation très-caractérisée. Après que - la médecine m'eut enfin heureusement déclaré incurable, - la puissance intrinsèque de mon organisation, assistée - d'affectueux soins domestiques, triompha naturellement, en - quelques semaines, au commencement de l'hiver suivant, de la - maladie, et surtout des remèdes. Ce succès essentiellement - spontané se trouvait, dix-huit mois après, tellement - consolidé que, en août 1828, appréciant, dans un journal, le - célèbre ouvrage de Broussais sur l'irritation et la folie, - j'utilisais déjà philosophiquement les lumières personnelles - que cette triste expérience venait de me procurer si - chèrement envers ce grand sujet. Le lecteur sait assez - d'ailleurs comment je constatai irrécusablement, l'année - suivante, que ce terrible épisode n'avait nullement altéré - la parfaite continuité de mon essor mental, en accomplissant - jusqu'au bout l'élaboration orale ainsi interrompue trois - ans auparavant, et qui a ensuite fait naître le Traité que - j'achève aujourd'hui. - - Je crois être maintenant assez connu pour qu'on n'impute - point à de vaines préoccupations personnelles la confidence - hardie que je viens d'adresser à tous ceux qui sauront - l'apprécier. En un temps où l'anarchie morale comporte, - chez des natures inférieures, le recours aux plus indignes - moyens, sous l'excitation passagère ou permanente des - antipathies individuelles ou collectives, j'ai cru devoir me - garantir d'avance, par cette franche exposition, contre les - insinuation infâmes que pourraient ainsi secrètement susciter - les animosités diverses que soulèvera de plus en plus l'essor - de ma nouvelle philosophie, et auxquelles ce dernier volume - doit surtout imprimer spontanément une dangereuse impulsion. - Cette juste prévision reposa déjà sur le honteux emploi de - semblables machinations, auxquelles recourut vainement, en - 1838, pour satisfaire envers moi d'ignobles ressentimens - privés, un puissant personnage scientifique, dont le nom - doit ici figurer enfin, en digne punition unique d'une telle - conduite, le fameux géomètre Poisson. On n'a pas d'ailleurs - oublié que, quelques années auparavant, un moyen analogue - avait aussi été employé en vain, dans le monde savant, - quoique avec une intention beaucoup moins haineuse, afin - de ruiner le crédit intellectuel de l'illustre navigateur - qu'une récente catastrophe vient d'enlever à la France. Par - ces deux exemples incontestables du déplorable égarement - pratique où peut conduire le jeu naturel de nos passions, - même scientifiques, le lecteur comprendra, j'espère, le - motif et la portée d'une explication où l'on aurait pu, sans - cela, soupçonner l'influence d'inquiétudes exagérées, que la - malveillance eût même tenté peut-être d'ériger en symptômes - indirects d'une certaine persistance actuelle de l'accident - qui en est l'objet. - -Dès l'origine de mon essor philosophique, dénué de toute fortune -personnelle, même future, j'ai eu le bonheur de comprendre que mon -existence matérielle devait directement reposer sur des occupations -professionnelles indépendantes de mes travaux spéculatifs, dont le -succès serait, par leur nature, trop lointain et trop incomplet pour -jamais suffire à consolider ma position privée. Afin toutefois que -cette nécessite continue tendît, autant que possible, à développer -ma vocation principale, sans jamais pouvoir l'altérer, je choisis -spontanément, à cet effet, en 1816, l'enseignement mathématique, -envers lequel mon aptitude spéciale avait été, j'ose le dire, déjà -remarquée, pendant que j'étudiais à l'École Polytechnique, aussi -bien par mes chefs que par mes camarades. Cet enseignement a sans -cesse constitué, depuis cette époque, dans ses divers degrés, et sous -tous ses modes, mon unique moyen d'existence. Mais quoique, pendant -ces vingt-six années, mon élaboration philosophique n'ait jamais -troublé, en aucune manière, ces devoirs spéciaux, toujours aussi -scrupuleusement accomplis que si je m'en fusse exclusivement occupé, -elle a essentiellement empêché, d'après ma discordance involontaire -avec le milieu où j'étais forcé de vivre, que ces longs et constans -services m'aient procuré jusqu'ici la juste récompense personnelle qui -en fût naturellement résultée pour tout autre professeur uniquement -livré, même avec moins de zèle et de succès, à de telles opérations. -Les travaux transcendans, qui semblaient devoir rehausser le mérite -de mes occupations professionnelles, ont constitué, au contraire, la -principale cause des graves injustices que j'ai subies dans cette -carrière, soit en vertu de la répugnance qu'ils inspiraient aux -diverses influences dominantes, soit surtout par suite de la basse -envie que je suscitais secrètement autour de moi, en remplissant, -avec une supériorité généralement reconnue, des fonctions qui, de ma -part, étaient ainsi évidemment accessoires. Quoique je sois jusqu'ici -le seul philosophe qui n'ait fait, ni dans ses écrits, ni dans sa -conduite, aucune concession contraire à ses convictions, l'état présent -de la raison publique commence déjà réellement à permettre, du moins -en France, une telle plénitude de la dignité spéculative; mais elle -n'est pas encore suffisamment exempte de dangers personnels. Toujours -résolu à maintenir entièrement intacte, à tout prix, mon indépendance -philosophique, j'ai été sans cesse rigoureusement écarté des diverses -branches de notre instruction publique, par les velléités rétrogrades -et l'esprit tracassier du déplorable gouvernement dont l'heureuse -secousse de 1830 nous a délivrés à jamais. Ainsi réduit exclusivement -aux pénibles ressources de l'enseignement privé, il a longtemps été -pour moi encore plus précaire et moins efficace qu'envers tout autre, -soit à raison d'une vie essentiellement solitaire qui me tenait -éloigné des relations utiles, soit d'après le peu de sympathie que je -trouvais chez les divers personnages qui pouvaient le plus appuyer une -telle situation. Jusqu'à une époque très-rapprochée, mon existence a -toujours reposé sur un enseignement quotidien prolongé ordinairement -pendant six ou huit heures. C'est au milieu de ces entraves qu'a été -exécutée la première moitié de ce Traité; le lecteur doit maintenant -s'en expliquer la lenteur spéciale de publication. Il y a seulement -dix ans que je fus introduit enfin à l'École Polytechnique, dans le -grade le plus subalterne, sous les généreux auspices spontanés d'un -géomètre fort recommandable (feu M. Navier), dont la rare élévation -morale honorait notre monde scientifique, et dont l'esprit, quoique -trop exclusivement mathématique, avait pourtant su discerner, à -un certain degré, ma valeur caractéristique. Dès lors directement -devenue mieux appréciable, mon aptitude à l'enseignement fut ensuite -solennellement constatée, sur ce grand théâtre, d'après l'épreuve -décisive qui résulta, en 1836, de l'obligation naturelle où je me -trouvai d'y occuper, par intérim, la principale chaire mathématique. -Mais, malgré cette irrécusable démonstration, que la noble sollicitude -de mes élèves et de mon chef essentiel (l'illustre Dulong) a fait, -j'ose le dire, soit alors, soit depuis, retentir avec éclat dans le -monde savant, les antipathies scientifiques, spontanément développées -à mesure que je perçais davantage, se sont jusqu'ici activement -opposées à la juste rémunération de mes services spéciaux. On a cru -jusqu'à présent, et on croira sans doute longtemps encore, m'avoir -suffisamment récompensé en ajoutant, depuis cinq ans, à mon office -précaire et subalterne dans l'enseignement polytechnique, des fonctions -plus importantes, mais également temporaires, relatives au jugement -initial des candidats. Cette double attribution est d'ailleurs, suivant -la coutume française, tellement peu rétribuée, que je suis obligé, -pour suffire aux nécessités de ma position, d'y joindre au dehors un -actif enseignement quotidien, dans l'un des principaux établissemens -spécialement destinés à la préparation polytechnique. Il résulte de -ces triples fonctions mathématiques un tel enchaînement d'obligations -journalières que, depuis six ans, je n'ai pu trouver vingt jours -consécutifs de suspension totale, susceptibles d'être pleinement -consacrés ou à un véritable repos ou à l'exclusive poursuite de mes -travaux philosophiques. Cette nouvelle phase de ma position personnelle -ne m'a donc réellement procuré d'autre amélioration essentielle que -de m'avoir laissé un peu plus de temps pour ma grande élaboration, en -me dispensant désormais de tout enseignement individuel. Aussi ai-je -pu exécuter la seconde moitié de ce Traité, malgré sa difficulté et -son extension supérieures, beaucoup plus rapidement que la première, -en composant, depuis cette heureuse modification, un volume environ -chaque année. Mais les pénibles entraves qu'un tel assujettissement -continu doit encore apporter directement à mon essor ultérieur -sont surtout aggravées par le caractère profondément précaire qui, -d'après d'absurdes réglemens, distingue aujourd'hui cette laborieuse -existence[3]. La double réélection annuelle à laquelle je suis ainsi -soumis ne constituerait peut-être, envers tout autre, qu'une simple -formalité, d'ailleurs choquante. Quant à moi, elle peut, à tout -instant, devenir beaucoup plus grave, en fournissant un point d'appui -légal aux injustes animosités que j'ai involontairement soulevées, et -que le cours naturel de mes travaux doit directement augmenter, surtout -d'après l'action nécessaire du volume actuel. En tant que répétiteur, -mon sort est subordonné, chaque année, non-seulement aux diverses -impulsions d'une corporation mal disposée à mon égard, mais aussi à -la délicatesse ou à la circonspection d'un ennemi reconnu, dont la -conduite antérieure est fort loin de garantir, en ce qui me concerne, -son équité ultérieure. Comme examinateur, je suis pareillement -exposé à la réaction annuelle, soit des différentes passions que -doit spontanément susciter le juste exercice de mon autorité, soit -même des vaines utopies spéciales que peut suggérer à chacun de mes -seigneurs officiels le mode d'accomplissement d'un tel office: des -récriminations pédantesques qui, quoique collectives, n'en étaient -pas moins inconvenantes et même ridicules, m'ont déjà formellement -averti de l'imminente gravité que pourrait, envers moi, acquérir -inopinément un tel joug. À ce double titre, mes amis et mes ennemis -savent également aujourd'hui que, parvenue à sa quarante-cinquième -année, ma laborieuse existence personnelle peut encore être brusquement -bouleversée, malgré le scrupuleux accomplissement continu de tous mes -devoirs professionnels, d'après une suffisante coalition momentanée -des diverses antipathies qui s'opposent à mon légitime essor. C'est -afin de sortir, autant qu'il est en mon pouvoir, de cette intolérable -situation, que j'ai cru devoir, par cette préface, provoquer, à mon -égard, une crise décisive, dont le péril, quelque réel qu'il puisse -être, est, à mon sens, moins funeste que la perspective continue d'une -imminente oppression. - - Note 3: Notre École Polytechnique est essentiellement régie, - en tout ce qui concerne l'enseignement, par un conseil - formé principalement de tous les professeurs quelconques, y - compris les maîtres de dessin, de français et d'allemand, - en exceptant seulement ceux qui dirigent les exercices non - obligatoires, comme l'escrime, la danse et la musique. Depuis - dix ou douze ans, cette corporation a graduellement acquis - une grande prépondérance, en se faisant attribuer, à titre - de compétence, la nomination exclusive ou la présentation - décisive aux divers offices polytechniques, par suite de la - confiance irréfléchie que sa composition caractéristique - a dû inspirer de plus en plus à un pouvoir trop disposé - à sacrifier, en général, sa juste suprématie effective - aux impérieuses exigences des préjugés actuels. Ce nouvel - ascendant a aussi tendu sans cesse à rendre essentiellement - amovibles, en les assujettissant à une réélection annuelle, - tous les emplois quelconques autres que ceux occupés ou - convoités par les membres du conseil dirigeant, et sans même - excepter les fonctions qui, de leur nature, réclament le plus - évidemment une pleine indépendance légale, afin de résister - suffisamment à l'antagonisme continu d'une foule de passions - spontanément convergentes contre leur plus légitime exercice, - comme sont surtout mes difficiles devoirs d'examinateur - préalable. Envers l'office didactique accessoire rempli - par ce qu'on appelle improprement les _répétiteurs_, les - ombrageuses prétentions d'une telle domination ont été - poussées au point que, depuis l'ordonnance de 1832, chacun - d'eux peut être directement repoussé au seul gré personnel - du professeur correspondant: en sorte que la prévoyance - législative de nos savans n'a pu s'élever jusqu'à comprendre - la dangereuse autorité qu'ils accordaient ainsi aux plus - injustes animosités que pourrait susciter une rivalité - individuelle alors trop naturelle pour ne devoir pas être - fréquente, on plutôt presque habituelle. - - D'aussi absurdes institutions sont sans doute très-propres - à vérifier spécialement ce que j'ai tant de fois établi, - en principe, surtout dans ce dernier volume, sur la - profonde incapacité qui caractérise les savans actuels en - matière quelconque de gouvernement, même scientifique. - L'administrateur le plus étranger aux études spéculatives - n'eût certainement jamais adopté spontanément des règles - si radicalement contraires a cette connaissance usuelle de - l'homme et de la société qui distingue naturellement la - classe administrative, et qui, même à l'état empirique, - constitue toujours, au fond, dans la vie réelle, notre - plus précieuse acquisition. Vainement donc nos savans - voudraient-ils aujourd'hui renvoyer à l'administration la - responsabilité exclusive de mesures aussi choquantes pour - tous les hommes sensés: il est clair que le pouvoir n'a eu, - à ce sujet, d'autre tort essentiel que de céder, avec trop - de condescendance, à l'aveugle impulsion des préjugés et - des ambitions scientifiques. Toute personne bien informée - sait même maintenant que les dispositions irrationnelles et - oppressives adoptées depuis dix ans a l'École Polytechnique - émanent surtout de la désastreuse influence exercée par M. - Arago, fidèle organe spontané des passions et des aberrations - propres à la classe qu'il domine si déplorablement - aujourd'hui. - -Pour mieux caractériser, surtout quant à l'avenir, une telle -appréciation personnelle, il me reste maintenant à la rattacher -convenablement à la position nécessaire où me place directement -l'ensemble de mon élaboration philosophique envers chacune des trois -influences générales, théologique, métaphysique et scientifique, qui se -disputent ou se partagent encore l'empire intellectuel. - -Il serait certes superflu d'indiquer ici expressément que je ne -devrai jamais attendre que d'actives persécutions, d'ailleurs -patentes ou secrètes, de la part du parti théologique, avec lequel, -quelque complète justice que j'aie sincèrement rendue à son antique -prépondérance, ma philosophie ne comporte réellement aucune -conciliation essentielle, à moins d'une entière transformation -sacerdotale, sur laquelle il ne faut pas compter. Dès mon adolescence, -j'ai péniblement senti le poids personnel de cet inévitable -antagonisme, première source générale des difficultés actuelles de -ma situation. C'est, en effet, sous les inspirations rétrogrades de -l'école théologique que fut surtout accompli, pendant la célèbre -réaction de 1816, le funeste licenciement qui brisa ou troubla -tant d'existences à l'École Polytechnique, et sans lequel j'eusse -naturellement obtenu seize ans plus tôt, suivant les heureuses coutumes -de cet établissement, la modeste position que j'ai commencé seulement à -y occuper en 1832; ce qui eût assurément changé tout le cours ultérieur -de ma vie matérielle. Une exception formelle, émanée de la même -origine, vint ensuite me soustraire personnellement à la réparation -partielle qui compensa, quelque temps après, pour mes camarades, -cette proscription générale. Le lecteur sait déjà que le prolongement -continu de cette oppressive influence m'interdit surtout l'instruction -publique, et me réduisit à la pénible ressource de l'enseignement -privé. À mesure que mon essor mental s'est définitivement caractérisé -par l'apparition successive des divers volumes de ce Traité, une -inévitable déchéance officielle n'a pas empêché envers moi les -malveillantes manifestations de ce parti incorrigible, qui, depuis -cinq siècles, se sentant de plus en plus incapable de soutenir aucune -véritable discussion, aspire toujours, même dans l'impuissance, à -exterminer ou à avilir ses divers adversaires philosophiques. Malgré -sa circonspection accoutumée, la cour de Rome a récemment fulminé, -contre un ouvrage qui n'était pas achevé, une de ces ridicules censures -qui ont désormais perdu jusqu'à l'étrange pouvoir, subsistant encore -au siècle dernier, d'exciter à lire les ouvrages qui en sont l'objet, -et envers lesquels le public actuel ne daigne pas même s'informer -d'une telle proscription. Au début de la présente année, à l'occasion -de la réouverture habituelle du cours populaire d'astronomie que je -professe gratuitement depuis douze ans, les plus ignobles organes -de cette école, dans le vain espoir d'un prochain triomphe, ont osé -demander hautement, à un pouvoir qui ne leur est plus dévoué, la -destruction directe de tous mes moyens actuels d'existence, pour avoir -systématiquement proclamé la nécessité et la possibilité de rendre -enfin la morale pleinement indépendante de toute croyance religieuse, -d'après l'universel ascendant de l'esprit positif, enfin directement -érigé en unique base solide de toutes les notions humaines. - -Envers le parti métaphysique, soit gouvernant, soit aspirant, -ma position nécessaire, quoique relative à une collision moins -prononcée, est, au fond, encore plus dangereuse pour moi, à cause -de la grande prépondérance qu'il exerce aujourd'hui, à tous égards, -en France. Plus éclairé et plus souple que le précédent, ce parti -équivoque sent confusément que, depuis Descartes et Bacon, l'essor -graduel de la philosophie positive a été surtout dirigé spontanément -contre sa domination transitoire, non moins intéressée aujourd'hui -que les prétentions purement théologiques à empêcher, à tout -prix, l'installation sociale de la vraie philosophie moderne. En -considérant d'abord la portion de cette école qui règne maintenant, -je puis aisément signaler, chez son plus éminent organe, un exemple -très-caractéristique de sa disposition instinctive à me tenir, autant -que possible, non sans doute dans l'oppression sacerdotale, mais dans -une profonde obscurité personnelle, à la fois mentale et sociale. Ayant -été, dès mon premier essor philosophique, individuellement apprécié, -à certains égards, en 1824 et 1825, par M. Guizot, je lui ait fait -l'honneur, il y a dix ans, lors de son principal avénement politique, -de m'écarter une seule fois envers lui de la règle constante que je -me suis prescrite de jamais rien demander aux divers pouvoirs actuels -en dehors de ce qui m'est strictement dû d'après les usages établis. -Quelques ouvertures de sa part me conduisirent alors à lui proposer -de créer, au Collége de France, une chaire directement consacrée à -l'histoire générale des sciences positives, que seul encore je pourrais -remplir de nos jours, et à laquelle j'eusse spontanément donné un -caractère convenablement relatif à l'ascendant scientifique et logique -de la nouvelle philosophie. Or, après diverses tergiversations, -M. Guizot, qui a fondé, là et ailleurs, pour ses adhérens ou ses -flatteurs, tant de chaires inutiles ou même nuisibles, fut bientôt -entraîné, par ses rancunes métaphysiques, à écarter définitivement -une innovation qui pouvait honorer sa mémoire, et dont il avait -d'abord semblé comprendre la valeur naturelle. Je fus même ensuite -obligé de publier, dans deux journaux, en octobre 1833, avec quelques -commentaires spéciaux, la note philosophique que j'avais dû composer -à ce sujet, afin d'empêcher au moins que cette proposition, qui, -en effet, est ainsi restée ultérieurement intacte, ne se trouvât -finalement gaspillée au profit de quelque courtisan. Quant à la partie -de l'école métaphysique qui constitue aujourd'hui ce qu'on appelle -vulgairement l'opposition, et dont la principale influence réside dans -la presse périodique, ses dispositions envers moi sont, sans doute, -assez caractérisées par l'étrange silence que ses divers organes, -quotidiens ou mensuels, ont unanimement gardé, pendant douze ans, -pour la première fois peut-être, envers ma publication philosophique. -C'est jusqu'ici seulement en Angleterre, du moins à ma connaissance, -que ce Traité a donné lieu à un sérieux examen, par la consciencieuse -appréciation dont un illustre physicien (sir David Brewster) honora, -en 1838, dans la célèbre revue d'Édimbourg, mes deux premiers volumes, -quoiqu'il eût d'ailleurs assez peu compris l'ensemble de mon opération -philosophique, malgré l'admission formelle de ma loi fondamentale, -pour regarder un tel préambule comme constituant mon principal objet. -Sauf cette unique discussion, ainsi plutôt scientifique que vraiment -philosophique, ce long travail n'a jamais été même annoncé dans -aucun journal de quelque importance, sans que l'on puisse assurément -attribuer une telle réserve au sentiment personnel d'une insuffisance -d'instruction préalable qui n'empêche pas l'essor habituel des jugemens -les plus tranchés. Quoique quelques organes avancés aient dû, à ce -sujet, attendre naturellement la fin d'une élaboration qui n'est, en -effet, pleinement jugeable que dans son ensemble total, on ne peut -douter que ce silence exceptionnel ne soit surtout dû à la répugnance -involontaire avec laquelle les métaphysiciens, qui dominent partout -la presse périodique, voient aujourd'hui surgir une philosophie -supérieure à leur influence, et qui tend directement à faire cesser -leur prépondérance actuelle, sous l'inflexible prescription continue de -rigoureuses conditions mentales, à la fois logiques et scientifiques, -qu'ils se sentent incapables de remplir suffisamment. - -Considérons enfin la troisième classe spéculative, celle qui seule -constitue aujourd'hui le germe très-imparfait mais direct de la vraie -spiritualité moderne. Là se trouvent ceux à qui j'ai fait l'honneur -de demander à gagner honnêtement mon pain, parce qu'ils sont de ma -famille intellectuelle: tandis que je n'ai jamais rien dû attendre des -deux autres catégories, comme m'étant essentiellement étrangères et -même involontairement hostiles, sauf l'unique exception personnelle -dont j'avais si mal à propos honoré M. Guizot. Afin d'apprécier -convenablement à leur égard ma situation naturelle, il y faut -distinguer avec soin les deux écoles, spontanément antagonistes, qui -s'y partagent, quoique très-inégalement jusqu'ici, l'empire général -de la positivité rationnelle: l'école mathématique proprement dite, -dominant encore, sans contestation sérieuse, l'ensemble des études -inorganiques, et l'école biologique, luttant faiblement aujourd'hui -pour maintenir, contre l'irrationnel ascendant de la première, -l'indépendance et la dignité des études organiques. En tant que -celle-ci me comprend, elle m'est, au fond, plus, favorable qu'hostile, -parce qu'elle sent confusément que mon action philosophique tend -directement à la dégager de l'oppression des géomètres. J'y ai trouvé -non-seulement mon plus complet appréciateur scientifique, dans la -personne de mon éminent ami M. de Blainville, mais aussi de nombreux -et honorables adhérens, dont le concours constate mieux une telle -sympathie collective. Malheureusement ce n'est pas de cette classe, -comme on sait, que dépend mon existence personnelle. Or, quant aux -géomètres, sous la domination desquels je suis naturellement forcé -de vivre, les indications précédentes ont assez fait pressentir ce -que je dois attendre d'une classe scientifique dont l'ensemble de -mon opération philosophique, soit mentale, soit sociale, détruit -nécessairement la suprématie provisoire, graduellement développée -pendant le cours de la longue élaboration préliminaire propre aux deux -derniers siècles, comme l'expliquent spécialement les trois chapitres -extrêmes de ce volume final. - -Pour mieux caractériser cette inévitable opposition instinctive, il -me suffit ici de signaler convenablement l'expérience pleinement -décisive qui s'accomplit, à mon détriment, en 1840, lors d'une -nouvelle vacance de la principale chaire mathématique de l'École -Polytechnique, que j'avais occupée, par intérim, quatre ans auparavant, -avec une supériorité généralement reconnue, même de mes ennemis, -et que je ne cesserai jamais, à ce titre, de regarder comme ma -propriété légitime, quoiqu'une violente iniquité m'en ait dépouillé -jusqu'ici avec l'appareil des formalités légales. L'illustre Dulong, -en sa qualité de directeur des études de cet établissement, y avait -personnellement suivi ces mémorables leçons qui m'avaient hautement -conquis sa consciencieuse estime, malgré sa disposition antérieure à -partager involontairement envers moi les préventions routinières de -nos coteries scientifiques: c'est sous le récent souvenir de cette -éminente approbation que se fit une telle élection, où son suffrage -eût certainement garanti mon succès, sans la mort prématurée qui a -privé le monde savant de cette rare combinaison d'une haute capacité -avec une moralité équivalente. En même temps, une noble jeunesse, que -je n'ai jamais flattée, j'ose le dire, mais qui connaît mon dévouement -continu à ses besoins légitimes, manifestant, à sa manière, son -heureux concours spontané avec l'appréciation de son ancien chef, -honora ma candidature par une généreuse démarche exceptionnelle, -dont j'ai été jusqu'à présent le seul objet, et pour laquelle je lui -offre ici la faible expression de mon éternelle reconnaissance, dans -la personne collective de ses successeurs actuels, envers lesquels -l'intime solidarité de nos diverses générations polytechniques autorise -pleinement une telle substitution continue. Le lecteur sait peut-être -que des députations spéciales furent alors adressées par les élèves -à tous les votans quelconques, afin de leur témoigner convenablement -le désir unanime qu'une épreuve irrécusable avait inspiré en ma -faveur à tous ceux qui avaient pu en sentir l'effet général. À cette -convergence décisive, et peut-être inouïe, entre les supérieurs et -les inférieurs, se joignaient d'ailleurs, à mon avantage, toutes -les considérations accessoires relatives aux règles ordinaires, -qu'il a fallu simultanément violer pour m'exclure: une incontestable -ancienneté, d'honorables services spéciaux, et la convenance reconnue -de recruter, autant que possible, les professeurs de cette grande école -parmi ses anciens élèves, à moins d'insuffisance réelle. Si tout autre -que moi eût réuni un tel ensemble de titres, son triomphe eût été -certain. Mais les antipathies géométriques, spécialement concentrées -à l'Académie des Sciences de Paris, ne pouvaient ainsi laisser -irrévocablement surgir celui qui, connaissant le véritable esprit de -nos diverses coteries scientifiques, et d'ailleurs peu effrayé de -leur antagonisme, même concerté, aurait directement tendu, dans un -tel office, à donner à la haute instruction mathématique la direction -la plus conforme à sa véritable destination pour le système général -de l'évolution positive. Les honteux moyens qui déterminèrent mon -exclusion furent alors en pleine harmonie avec l'évidente iniquité du -projet. Comme les meneurs académiques devaient naturellement craindre -le vote spontané du Conseil de l'École, où mes ennemis et mes amis -croyaient également d'abord que la majorité m'était assurée, et auquel -l'usage accordait à ce sujet une priorité naturelle, ils profitèrent -habilement contre moi de l'occasion facile à prévoir que leur offrit la -discussion philosophique que je cherchai à engager directement, auprès -de la classe essentiellement saine de cette académie, par la lettre de -candidature dont je parle, à une autre fin, au second chapitre de ce -volume. On sait assez comment la lecture officielle de cette lettre fut -expressément refusée, en dépit d'une formelle disposition du règlement -académique[4]. Après cette première violence, il fut ensuite aisé à -la Commission spéciale d'établir, par une nouvelle infraction de tous -les usages et de toutes les convenances, une liste de candidature -où je n'étais pas même nommé, comme ne méritant sans doute aucune -discussion. Le profond mépris personnel que je renvoie solennellement -ici à chacun de ceux qui prirent une active participation volontaire -à cette dernière indignité académique, ne m'empêche pas d'ailleurs de -sentir qu'elle eut au fond peu d'influence sur le résultat, puisqu'elle -suivit le vote effectif du Conseil polytechnique, déjà tourné contre -moi par la réaction presque irrésistible de la turpitude initiale. -En un mot, les meneurs d'une telle intrigue n'oublièrent rien pour -indiquer d'avance à ce Conseil que, s'il voulait réaliser sa première -disposition en ma faveur, il aurait à soutenir une lutte redoutable -contre une corporation plus puissante, qui se montrait ainsi disposée à -maintenir à tout prix, en cette grave occurrence, le monopole habituel -des hautes positions didactiques, dont l'ensemble de sa conduite -prouve depuis longtemps qu'elle regarde chacun de ses membres comme -le possesseur légitime, quelle que puisse être son inaptitude réelle. -On devait aisément s'attendre que le Conseil n'oserait engager envers -l'académie une collision aussi inégale. C'est ainsi que fut accomplie, -avec un concert apparent des deux votes essentiels, une injustice -pleinement caractérisée, dont le poids naturel empêchera toujours sans -doute envers moi toute convenable réparation, malgré la composition -mobile du corps spécial qui s'en rendit l'instrument passif, d'après -la fixité naturelle de la puissante compagnie qui en fut le principal -moteur, et où d'ailleurs les antipathies que j'inspire doivent être -continuellement rajeunies, parce qu'elles tiennent directement, soit à -la situation générale de l'esprit humain au XIXe siècle, soit -au caractère fondamental de ma nouvelle philosophie. - - Note 4: Celui des deux secrétaires perpétuels qui rendit - compte de la séance du 3 août 1840 sentit tellement, sans - doute, la turpitude de cette violence académique, ainsi - accomplie contre moi au profit personnel de l'un de ses - confrères, qu'il tenta vainement de la représenter comme - une sorte d'ajournement, motivé par je ne sais quelle - autre urgence plus immédiate. Mais, si cette jésuitique - exposition eût été vraiment fidèle, l'Académie eût - distinctement réservé, pour la lecture de ma lettre, une - séance ultérieure, tandis qu'il n'en fut jamais question - ensuite. Comme il importe beaucoup à la morale publique que - l'actif accomplissement volontaire des mauvaises actions, - individuelles ou collectives, ne puisse, en aucun cas, - éluder une inflexible responsabilité, j'ai cru devoir ici - spécialement rectifier cette officieuse erreur. - -Après cette triple appréciation des tendances diversement hostiles -qui doivent faire spontanément converger contre mon essor légitime -toutes les classes antagonistes entre lesquelles est aujourd'hui -partagé l'empire intellectuel, il serait assurément superflu de -faire ici autant ressortir leur commune disposition à me priver -accessoirement des différentes récompenses honorifiques qui dépendent -de leur arbitrage, quels que puissent jamais être, à cet égard, mes -droits naturels. Quand M. Guizot eut attaché son nom à la dangereuse -restauration d'une académie heureusement supprimée par Bonaparte, -la plupart de mes amis, et même de mes ennemis, pensèrent qu'on ne -pouvait se dispenser, ne fût-ce que d'après mes travaux originaires en -philosophie politique, de m'introduire directement dans une compagnie -où, à défaut de toute véritable unité mentale, on s'efforçait de -réunir tous ceux qui, à un titre quelconque, et par les voies les -plus inconciliables, avaient semblé coopérer au perfectionnement -des études morales et sociales. Presque seul alors je compris que, -quelque opposition mutuelle qui dût, en effet, exister entre ces -diverses tendances spéculatives, leur commune nature métaphysique les -réunirait toujours contre moi. C'est donc précisément en qualité de -fondateur d'une nouvelle philosophie générale, à la fois historique -et dogmatique, que je resterai constamment en dehors, sans aucune -discussion possible, d'une corporation instituée pour ranimer, en les -centralisant, les influences ontologiques, auxquelles je m'efforce de -substituer enfin l'universelle prépondérance de l'esprit positif. Dans -un autre cas, une illusion analogue m'avait d'abord, comme je l'ai -franchement avoué au tome quatrième, conduit moi-même à compter sur -l'appui, au moins moral, de la classe scientifique, qui semblait devoir -prendre un vif intérêt direct à l'extension décisive de la positivité -rationnelle. C'était l'erreur naturelle de la jeunesse, disposée -à penser que les sciences sont habituellement cultivées en vertu -d'une vraie vocation, et que les généreuses tendances spéculatives y -prédominent sur les vicieuses impulsions actives. Mais, d'après les -explications précédentes, celui qui a directement fondé une science -nouvelle, la plus difficile et la plus importante de toutes, et qui, en -même temps, a spécialement perfectionné la philosophie de chacune des -sciences antérieures, sera nécessairement toujours repoussé de ce qu'on -appelle improprement l'Académie des Sciences, quand même il pourrait -se résoudre à en solliciter l'entrée, ce qu'il ne fera certainement -jamais, depuis les indignités qu'on s'y est permis envers lui. Il -laissera donc, sans aucun regret, cet honneur, de plus en plus banal, à -la foule de ceux qui accomplissent aujourd'hui, d'une manière presque -machinale, ces prétendus travaux scientifiques dont, le plus souvent, -l'esprit humain ne saurait conserver, après dix ans, la moindre trace, -malgré l'ambitieuse dénomination qui les décore spécialement d'une -chimérique éternité. - -Pour achever d'apprécier la tendance profondément naturelle de -l'influence scientifique à se réunir aujourd'hui, contre mon essor -philosophique, à l'influence métaphysique, et même à l'influence -théologique, il faut enfin remarquer, d'après une exacte analyse de -notre situation mentale, que, malgré leur antagonisme naturel, la -première, en tant que dominée encore par les géomètres, doit être, -au fond, beaucoup moins éloignée qu'elle ne le semble de transiger -habituellement avec les deux autres, au détriment de la raison -publique. Depuis que la rénovation finale des théories morales et -sociales constitue directement, dans l'immense révolution où nous -vivons, la nécessité prépondérante, la présidence scientifique -laissée jusqu'ici à l'esprit mathématique tend à devenir presque -aussi rétrograde que le sont déjà les impulsions métaphysiques et -les résistances théologiques, comme l'expliqueront spécialement -les trois derniers chapitres de ce Traité. Le sentiment secret de -leur inévitable impuissance envers ces spéculations transcendantes -dispose involontairement les géomètres actuels à en empêcher, autant -que possible, l'essor décisif, d'où résulterait nécessairement leur -propre déchéance scientifique, et leur réduction normale à l'office -modeste, quoique indispensable, que leur assigne évidemment la vraie -hiérarchie encyclopédique. Après avoir jeté, comme un leurre, au -vulgaire philosophique, leur absurde et dangereuse utopie relative à -la prétendue régénération ultérieure des conceptions sociales d'après -leur vaine théorie des chances, dont tout homme sensé fera bientôt -justice, ils se contentent donc essentiellement d'exploiter à l'aise -les bénéfices personnels que la grande transaction moderne assure -spontanément à ceux qu'on a dû regarder jusqu'ici comme les plus -fidèles organes de l'esprit positif, bien qu'ils n'en puissent vraiment -représenter que l'état rudimentaire. Quant aux besoins fondamentaux -inhérens à notre situation intellectuelle, ils n'intéressent aucunement -la plupart des géomètres, qui sont, au contraire, secrètement entraînés -à en empêcher la satisfaction finale. Leur opposition, plus apparente -que réelle, à la prépondérance métaphysique, ou même théologique, tend -depuis longtemps à se réduire à ce qui est strictement nécessaire pour -garantir les droits directs de la science, surtout mathématique, aux -profits généraux de l'exploitation spéculative. Or ce but est certes -suffisamment atteint aujourd'hui, où le pouvoir a trop généreusement -abandonné aux savans eux-mêmes, surtout en France, la répartition -effective des diverses récompenses scientifiques. Ceux qui, avec -une audace apparente, attaquent chaque jour la liste civile de la -royauté, sont, d'ordinaire, humblement prosternés devant la liste -civile de la science, au point de n'oser, par exemple, se permettre -aucune critique envers les frais monstrueux qu'occasionne maintenant -la seule composition d'un almanach très-imparfait. Tous les intérêts -mathématiques étant ainsi garantis, les géomètres consentent volontiers -à laisser à la métaphysique, et même à la théologie, l'antique -possession du domaine moral et politique, où ils ne sauraient avoir -aucune prétention sérieuse. D'un autre côté, la demi-intelligence -que l'entraînement contemporain fait aujourd'hui pénétrer jusque dans -la théologie, disposerait peut-être celle-ci, en cas d'un triomphe -momentané, d'ailleurs presque impossible, à mieux respecter désormais -les ambitions géométriques, pourvu que, suivant leur tendance -spontanée, elles l'aidassent suffisamment à contenir le véritable essor -systématique des spéculations biologiques, seules études préliminaires -où la lutte fondamentale reste encore pendante, à beaucoup d'égards, -entre l'esprit positif et l'ancien esprit philosophique. Cependant les -craintes naturelles que doit suggérer l'instinct aveuglément rétrograde -de la puissance théologique conduiraient, sans doute, les géomètres -à voir avec regret le retour éphémère de son ascendant oppressif, où -ils redouteraient, à leur propre égard, une source d'exclusion. Mais -la situation actuelle, où domine l'influence métaphysique, plus souple -et moins ténébreuse, quoique, au fond, seule vraiment dangereuse -aujourd'hui, convient beaucoup à l'ensemble de leurs dispositions -présentes, tant morales que mentales, parce qu'elle empêche une -solution qui leur répugne, tout en leur assurant les nombreux avantages -personnels d'un facile ascendant scientifique. Aussi est-ce surtout à -prolonger, autant que possible, cet état profondément contradictoire, -en écartant, de toutes leurs forces, une vraie rénovation spéculative, -que nos géomètres s'attacheront de plus en plus, sans s'inquiéter -d'ailleurs, en aucune manière, des graves dangers sociaux que doit -nécessairement offrir cette prolongation artificielle de l'interrègne -spirituel. Le lecteur peut ainsi concevoir déjà que la résistance -spontanée du milieu scientifique actuel à mon action philosophique -n'offre rien d'essentiellement fortuit ou personnel, et qu'elle se -développera désormais, avec une énergie croissante, soit à mon égard, -soit envers mes collègues ou mes successeurs, à mesure que la nouvelle -philosophie tendra directement vers son inévitable ascendant final: -l'ensemble de ce volume ne laissera plus aucun doute sur l'intime -réalité de mes prévisions à ce sujet. - -D'après une telle appréciation générale de la corrélation nécessaire -qui lie aujourd'hui ma position privée à la situation fondamentale -du monde intellectuel, chacun doit maintenant sentir combien cette -préface était vraiment indispensable pour placer directement, par -un appel décisif, la suite entière des grands travaux ultérieurs -annoncés à la fin de ce volume, sous le noble patronage d'une opinion -publique, non-seulement française, mais aussi européenne, qui constitue -mon unique refuge, et qui jusqu'ici n'a jamais failli à mes justes -réclamations. Ceux qui trouveraient commode de continuer à m'opprimer -sans me permettre la plainte, vont probablement se récrier beaucoup -contre le caractère insolite de cette sorte de manifeste, dont ils -redouteront l'efficacité. Quelques amis sincères, trop timides ou trop -superficiels, craindront, à leur tour, que cette lutte dangereuse, en -apparence si inégale, ne détermine contre moi la funeste réaction de -puissantes animosités, sous le jeu desquelles je suis immédiatement -placé. Mais, dans les conflits intellectuels, où le nombre a -naturellement peu d'importance, une intime combinaison de la raison -avec la morale constitue la principale force, d'après laquelle un -seul esprit supérieur a quelquefois vaincu, même pendant sa vie, -une multitude académique. Ici, d'ailleurs, j'ose assurer d'avance -que je ne serai pas seul contre cette masse aveugle et passionnée. -Quelque solitaire que soit mon existence, je sais que l'élite du -public européen a déjà nettement témoigné, surtout en Angleterre et en -Allemagne, par ses plus éminens précurseurs, son indignation spontanée -contre les entraves personnelles qu'éprouve mon essor légitime, quoique -ces nobles sympathies reposent encore sur une insuffisante connaissance -de mes embarras privés. Les lecteurs les plus étrangers aux débats -que cette préface a caractérisés comprendront aisément que les trois -premiers volumes de ce Traité, tous relatifs aux diverses sciences -existantes, constatent évidemment une haute aptitude didactique, quand -même elle n'eût pas été directement démontrée par le concours spontané -des expériences les plus décisives: ils apprendront avec surprise qu'on -ait osé me refuser jusqu'ici, à ce sujet, une satisfaction méritée, si -pleinement conforme à l'ensemble de ma double carrière, spéciale ou -générale. - -Tous ceux qui auront suffisamment apprécié les justes plaintes que -je viens d'exposer sur ma situation personnelle sentiront, sans -incertitude, ce que je dois ici hautement demander, en transportant -désormais sous les yeux du public des luttes jusqu'ici contenues dans -l'ombre des conciliabules scientifiques. Je n'exige nullement que -mon existence privée soit changée ni même élargie, mais seulement à -la fois adoucie et consolidée. Son état présent, s'il était moins -pénible et moins précaire, suffirait à mes besoins essentiels, et même -à mes goûts principaux. Quant aux prévoyances de la vieillesse, si -jamais il y a lieu, la nation française saura sans doute y pourvoir -spontanément. Mais je demande surtout que mes ressources matérielles ne -soient pas livrées chaque année au despotique arbitrage des préjugés et -des passions que mon essor philosophique doit naturellement combattre -avec une infatigable énergie, comme constituant désormais le principal -obstacle à la rénovation intellectuelle, condition fondamentale de la -régénération sociale. Or, à cet égard, sans attendre ni solliciter -directement aucune rectification réglementaire, la crise que je viens -de provoquer ainsi dans ma situation personnelle va nécessairement, -quoi qu'on fasse, devenir pleinement décisive en l'un ou l'autre sens; -car, si, malgré cette loyale manifestation publique, les prochaines -réélections annuelles confirment, sans aucune difficulté, ma double -position polytechnique, je serai, par cela seul, suffisamment autorisé -à regarder, d'un aveu unanime, cette formalité, d'ailleurs absurde, -comme ayant cessé enfin d'offrir envers moi aucun danger essentiel: -elle ne permettra plus à personne d'oser m'offrir, presqu'à titre -de grâce, cette confirmation périodique, qui ne sera plus vraiment -facultative. Au cas contraire, je sais assez ce qui me resterait à -faire pour que la suite de mon élaboration philosophique souffrît le -moins possible de cette infâme iniquité finale. - - -Le but de cette préface étant ainsi convenablement atteint, je crois -devoir utiliser l'occasion qu'elle me fournit d'indiquer sommairement, -suivant la coutume, aux lecteurs les plus attentifs, quelques -renseignemens accessoires sur le mode invariable de préparation -et d'exécution qui a présidé à la longue composition que ce volume -termine, afin de faciliter une équitable appréciation, en se plaçant -mieux dans les conditions de l'auteur. - -J'ai toujours pensé que, chez les philosophes modernes, nécessairement -moins libres, à cet égard, que ceux de l'antiquité, la lecture nuisait -beaucoup à la méditation, en altérant à la fois son originalité et son -homogénéité. En conséquence, après avoir, dans ma première jeunesse, -rapidement amassé tous les matériaux qui me paraissaient convenir à la -grande élaboration dont je sentais déjà l'esprit fondamental, je me -suis, depuis vingt ans au moins, imposé, à titre d'hygiène cérébrale, -l'obligation, quelquefois gênante, mais plus souvent heureuse, de ne -jamais faire aucune lecture qui puisse offrir une importante relation, -même indirecte, au sujet quelconque dont je m'occupe actuellement, -sauf à ajourner judicieusement, selon ce principe, les nouvelles -acquisitions extérieures que je jugerais utiles. Ce régime sévère a -constamment dirigé l'entière exécution de ce Traité, où il a assuré -la netteté, l'énergie, et la consistance de mes diverses conceptions, -quoiqu'il y ait pu, en certains cas secondaires, déterminer, envers les -sciences constituées, une appréciation trop peu conforme à leur état -récent, aux yeux de ceux qui chercheraient en cet ouvrage, contre mes -formelles explications initiales, de véritables spécialités, autres que -celles qui concernent la science finale du développement social, que je -devais y fonder[5]. Quand je suis parvenu à cette seconde et principale -moitié de mon élaboration totale, j'ai senti que la rigueur de mon -principe hygiénique, dont une longue expérience m'avait pleinement -confirmé l'heureuse efficacité, m'obligeait pareillement désormais -à m'interdire scrupuleusement toute lecture quelconque de journaux -politiques ou philosophiques, soit quotidiens, soit mensuels, etc. -Aussi, depuis plus de quatre ans, n'ai-je pas lu réellement un seul -journal, sauf la publication hebdomadaire de l'Académie des Sciences -de Paris: encore me borné-je souvent à la table des matières de cette -fastidieuse compilation, qui dégénère de plus en plus en étalage -habituel de nos moindres vanités académiques. Je voudrais pouvoir ici -faire suffisamment sentir à tous les vrais philosophes combien un tel -régime mental, d'ailleurs en pleine harmonie avec ma vie solitaire, -peut aujourd'hui contribuer, en politique, à faciliter l'élévation -des vues et l'impartialité des sentimens, en faisant mieux ressortir -le véritable ensemble des événemens, que doit dissimuler profondément -l'irrationnelle importance naturellement attachée, soit par la presse -périodique, soit par la tribune parlementaire, à chaque considération -journalière. - - Note 5: Même envers cette science finale, on a pu aisément - reconnaître que, suivant ce régime constant, j'y ai toujours - réduit autant que possible mes lectures préparatoires. Je - n'ai jamais lu, en aucune langue, ni Vico, ni Kant, ni - Herder, ni Hegel, etc.; je ne connais leurs divers ouvrages - que d'après quelques relations indirectes et certains - extraits fort insuffisans. Quels que puissent être les - inconvéniens réels de cette négligence volontaire, je suis - convaincu qu'elle a beaucoup contribué à la pureté et à - l'harmonie de ma philosophie sociale. Mais, cette philosophie - étant enfin irrévocablement constituée, je me propose - d'apprendre prochainement, à ma manière, la langue allemande, - pour mieux apprécier les relations nécessaires de ma nouvelle - unité mentale avec les efforts systématiques des principales - écoles germaniques. - -Quant au mode d'exécution des diverses portions de ce Traité, il me -suffit d'indiquer que les embarras d'une situation personnelle, dont -le lecteur connaît maintenant toute la gravité, ont dû m'obliger à y -apporter toujours la plus grande célérité partielle, sans laquelle mon -entreprise philosophique fût ainsi restée essentiellement impraticable. -Pour mesurer, autant que possible, cette vitesse effective, j'ai -cru devoir, dans la table générale des matières, placée à la fin -de ce volume, noter brièvement l'époque et la durée de chacune des -treize élaborations distinctes qui ont constitué, à des intervalles -très-inégaux, le vaste ensemble de ma composition. A cette indication -caractéristique, je dois d'avance ajouter ici que, pressé par le -temps, je n'ai jamais pu récrire aucune partie quelconque de ce long -travail, qui a toujours été imprimé sur mon brouillon original, dont -la transcription eût au moins doublé la durée de mon exécution. -Heureusement que, peu disposé, de ma nature, à rien écrire avant une -pleine maturité, ce premier jet s'est trouvé constamment assez net -pour permettre aisément, sans la moindre réclamation, l'opération -typographique, que je n'ai d'ailleurs ralentie par aucun remaniement -ultérieur. Ces divers renseignemens secondaires pourront, j'espère, -susciter quelque indulgence pour les imperfections littéraires d'une -telle composition. - - -En terminant cette préface inusitée, que ma position exceptionnelle -rendait, j'ose le dire, indispensable, je dois rassurer d'avance -tous ceux qui s'intéressent à la plénitude et à la pureté de mon -essor ultérieur, en leur déclarant enfin que je ne laisserai jamais -prendre à personne le funeste pouvoir de troubler, par aucune vaine -polémique, une haute élaboration philosophique, déjà assez entravée -naturellement, soit d'après la brièveté de ma vie, soit en vertu des -graves exigences de ma situation personnelle. Ayant ici suffisamment -exposé des explications qu'il fallait une fois présenter, rien ne -pourra me déterminer à répondre aux récriminations quelconques que ce -volume extrême va sans doute soulever. Je connais toute la valeur de -l'initiative philosophique, et je saurais la maintenir avec énergie, -quand même ma vie profondément solitaire ne me préserverait pas -spontanément, à cet égard, des tentations ordinaires. - - Paris, le 19 juillet 1842. - - - - -TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME SIXIÈME ET DERNIER. - Pages. - - EXTRAIT DU JUGEMENT rendu le 29 décembre 1842 PAR LE TRIBUNAL - DE COMMERCE DE PARIS III - - AVIS DE L'ÉDITEUR IV - - PRÉFACE PERSONNELLE V - - 56e Leçon. Appréciation générale du développement fondamental - des divers élémens propres à l'état positif de l'humanité: - âge de la spécialité, ou époque provisoire, caractérisée - par l'universelle prépondérance de l'esprit de détail - sur l'esprit d'ensemble. Convergence progressive des - principales évolutions spontanées de la société moderne vers - l'organisation finale d'un régime rationnel et pacifique 1 - - 57e Leçon. Appréciation générale de la portion déjà accomplie - de la révolution française ou européenne.--Détermination - rationnelle de la tendance finale des sociétés modernes, - d'après l'ensemble du passé humain: état pleinement positif, - ou âge de la généralité, caractérisé par une nouvelle - prépondérance normale de l'esprit d'ensemble sur l'esprit de - détail 344 - - 58e Leçon. Appréciation finale de l'ensemble de la méthode - positive 645 - - 59e Leçon. Appréciation philosophique de l'ensemble des - résultats propres à l'élaboration préliminaire de la - doctrine positive 786 - - 60e et dernière Leçon. Appréciation générale de l'action - finale propre à la philosophie positive 839 - - TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES contenues dans les six volumes - de ce Traité 897 - - - - -COURS -DE -PHILOSOPHIE POSITIVE. - - - - -CINQUANTE-SIXIÈME LEÇON. - - Appréciation générale du développement fondamental propre aux - divers élémens essentiels de l'état positif de l'humanité: - âge de la spécialité, ou époque provisoire, caractérisée par - l'universelle prépondérance de l'esprit de détail sur l'esprit - d'ensemble. Convergence progressive des principales évolutions - spontanées de la société moderne vers l'organisation finale - d'un régime rationnel et pacifique. - - -L'ensemble du régime monothéique propre au moyen-âge a été représenté, -au cinquante-quatrième chapitre, comme nécessairement investi, par sa -nature, d'une double destination, temporaire mais indispensable, pour -l'évolution fondamentale de l'humanité: d'une part, le développement -général de ses conséquences politiques devait déterminer graduellement -la désorganisation radicale du système théologique et militaire, déjà -parvenu ainsi à son extrême phase principale; d'une autre part, le -cours simultané de ses effets intellectuels devait enfin permettre -l'essor décisif des nouveaux élémens sociaux, bases ultérieures -d'une organisation directement conforme à la civilisation moderne. -Sous le premier aspect, qu'il fallait d'abord expliquer, nous avons -suffisamment apprécié, dans la dernière leçon du volume précédent, -l'enchaînement historique des suites essentielles de ce mémorable -régime transitoire pendant les cinq siècles qui ont succédé au temps -de sa plus grande splendeur: en sorte que la considération, pénible -quoique inévitable, du mouvement de décomposition, peut désormais -être heureusement écartée. Il nous reste donc maintenant, envers -cette même période préliminaire qui a dû sembler jusqu'ici purement -révolutionnaire, à y poursuivre rationnellement l'analyse générale, -plus consolante et non moins décisive, de cet unanime mouvement -instinctif de réorganisation, encore si mal jugé, qui, par la -convergence spontanée des diverses évolutions partielles, préparait -alors graduellement la société moderne à un système entièrement -nouveau, seul susceptible de remplacer enfin l'ordre caduc dont -l'irrévocable démolition s'accomplissait simultanément. C'est seulement -après cette seconde appréciation fondamentale, sujet propre de la -leçon actuelle, que nous pourrons convenablement terminer notre grande -élaboration historique dans un dernier chapitre consacré à l'examen -direct de l'immense crise sociale qui, depuis un demi-siècle, tourmente -l'élite de l'humanité, et dont le vrai caractère essentiel ne saurait -être pleinement conçu que sous l'inspiration d'une théorie déjà -suffisamment éprouvée et éclairée par une explication satisfaisante -de l'ensemble du passé humain. En vertu même de sa nouveauté, une -telle analyse philosophique du mouvement élémentaire de recomposition -propre à la civilisation moderne se trouvera presque toujours -spontanément affranchie de ces discussions explicatives qui ont été -si indispensables, au chapitre précédent, afin d'y faire prédominer -de saines conceptions historiques sur les notions irrationnelles -qui obscurcissent aujourd'hui l'étude ordinaire du mouvement de -décomposition: ce qui peut heureusement nous permettre de procéder ici -avec plus de rapidité, quoique la multiplicité des aspects organiques -partiels, profondément distincts et indépendans malgré leur convergence -et leur solidarité nécessaires, doive cependant entraîner à des -développemens assez étendus pour que chacun d'eux puisse être utilement -jugé, outre que nous devrons soigneusement apprécier, envers les -principales phases organiques, leur correspondance nécessaire avec les -phases critiques simultanées. - - -Il faudrait, avant tout, déterminer rationnellement le point de départ -général le plus convenable à cette nouvelle élaboration historique, -si d'avance une telle origine n'avait été suffisamment établie au -chapitre précédent, d'après sa remarquable coïncidence effective -avec celle alors assignée à l'époque révolutionnaire. Mais nos -explications antérieures sur la nécessité philosophique d'avancer -d'environ deux siècles le terme normal du moyen-âge et le début réel -de l'histoire moderne, communément placés aujourd'hui à la fin du -quinzième siècle, sont certainement encore plus décisives pour la -série organique que pour la série critique, sans qu'il convienne -ici d'insister spécialement à cet égard. On serait même d'abord -disposé, d'après l'ensemble des observations, à faire davantage -remonter l'origine générale du mouvement de recomposition, qui -semblerait devoir être reportée jusqu'au commencement du douzième -siècle, si l'on négligeait une indispensable distinction historique -entre la formation primitive des classes nouvelles et la première -manifestation réelle, nécessairement très postérieure, de leur -tendance sociale à constituer graduellement les élémens spontanés d'un -régime essentiellement différent. En ne perdant jamais de vue cette -évidente prescription logique, chacun peut aisément reconnaître que, -sous tous les rapports essentiels, l'ouverture du quatorzième siècle -représente la véritable époque où le travail organique des sociétés -actuelles a commencé à devenir suffisamment caractéristique, comme -nous l'avons déjà tant constaté pour leur activité critique. Par une -coïncidence trop peu sentie, les divers symptômes principaux de notre -civilisation concourent spontanément à ériger cette ère mémorable -en origine réelle de l'ensemble de l'histoire moderne. Rien n'est -assurément moins douteux quant à l'essor industriel, alors socialement -caractérisé d'après l'universelle admission légale des communes parmi -les élémens généraux et permanens du système politique, non-seulement -en Italie, où, par une précocité spéciale, un tel progrès avait dû -s'accomplir longtemps auparavant, mais aussi dans tout le reste de -l'occident européen, sous les divers noms équivalens respectivement -consacrés en Angleterre, en France, en Allemagne, et en Espagne: ce -symptôme normal et permanent est d'ailleurs pleinement confirmé par -un autre grand témoignage historique, non moins universel et non -moins décisif, quoique violent et passager, quand on considère ces -immenses insurrections spontanées qui, dans presque tous ces pays, et -surtout en France et en Angleterre, manifestèrent, avec tant d'énergie, -pendant la seconde moitié de ce siècle, la puissance naissante des -classes laborieuses contre les pouvoirs qui leur étaient, en chaque -lieu, spécialement antipathiques. Cette même époque a vu d'ailleurs -pareillement commencer, en Italie, la grande institution des armées -soldées, qui, non moins importante, comme je l'expliquerai, pour -la série organique que pour la série critique, marque une phase si -prononcée de la vie industrielle propre aux peuples modernes. Enfin, -outre les indices évidens d'un développement général de l'activité -commerciale, on voit alors coïncider diverses innovations capitales -destinées à caractériser une ère nouvelle, entre autres l'usage -actif de la boussole et l'introduction des armes à feu. La réalité -d'un tel point de départ est pareillement irrécusable pour l'essor -esthétique des sociétés actuelles, qui, par une filiation continue, -remonte certainement jusqu'à cet admirable élan poétique de Dante et -de Pétrarque, au-delà duquel il est habituellement inutile de reporter -aujourd'hui l'analyse historique, si ce n'est afin d'en expliquer -d'abord l'avénement graduel: une appréciation équivalente s'applique -aussi, quoique avec moins d'éclat, à tous les autres beaux-arts, et -surtout à la peinture, ainsi qu'à la musique. Quoique le mouvement -scientifique n'ait pu manifester aussi promptement son véritable -caractère, on doit néanmoins reconnaître également cette grande époque -comme celle où, en résultat d'une mémorable préparation antérieure, -l'ensemble de la philosophie naturelle a partout commencé, sous des -formes correspondantes aux opinions dominantes, à devenir l'objet -spécial d'une culture active et permanente; ainsi que le témoignent -clairement, outre la nouvelle importance qu'acquièrent alors les -études astronomiques dans les divers foyers intellectuels de l'Europe -occidentale, le puissant intérêt qui déjà s'attache assidûment -aux explorations chimiques, et même l'ébauche décisive des saines -observations anatomiques, jusque-là si imparfaitement instituées. -Enfin, l'essor philosophique proprement dit, bien qu'ayant dû être, -par sa nature, encore plus tardif, représente aussi dès lors, malgré -son état nécessairement métaphysique, et d'après plusieurs symptômes -rattachés à l'impulsion préalable de la scolastique, la tendance -progressive de l'esprit humain vers une rénovation fondamentale, dont -je signalerai plus tard l'un des principaux indices précurseurs dans -la direction, vraiment caractéristique, que prend, à cette époque, -la mémorable controverse entre les réalistes et les nominalistes. -Ainsi, le début du quatorzième siècle constitue certainement, à -tous égards, le vrai point de départ général de la quadruple série -organique suivant laquelle nous devons apprécier ici le développement -élémentaire propre à la civilisation moderne: en tant du moins que -d'exactes déterminations chronologiques peuvent être suffisamment -compatibles avec la nature essentielle des saines spéculations -sociologiques, toujours relatives à des phénomènes de filiation -collective, encore plus assujétis que ceux de la vie individuelle à -la continuité nécessaire d'une longue suite de modifications presque -insensibles, antipathique à toute précision numérique, qui n'y saurait -comporter d'office rationnel qu'à titre d'un indispensable artifice -logique destiné à prévenir, autant que possible, la divagation des -pensées et des discussions, conformément aux principes établis dans la -quarante-huitième leçon. - -En considérant directement cette remarquable coïncidence historique -entre le mouvement organique et le mouvement critique quant à l'époque -initiale qu'il convient désormais de leur assigner régulièrement, -il est aisé d'expliquer une telle conformité d'après la théorie du -volume précédent sur l'ensemble du moyen-âge. Il est d'abord évident, -vu la connexité fondamentale des deux mouvemens, que l'essor spécial -des nouveaux élémens sociaux ne pouvait se manifester d'une manière -suffisamment distincte que quand la décomposition spontanée de l'ancien -système politique aurait commencé à devenir irrécusable; puisque -jusque alors les forces propres à la civilisation moderne restaient -nécessairement contenues dans une trop grande subalternité, malgré la -protection, constante mais dédaigneuse, exercée à leur égard par les -divers pouvoirs prépondérans, et qui ne pouvait acquérir une importance -décisive avant que ceux-ci, dans leurs grandes luttes naturelles, -eussent à l'envi provoqué l'introduction auxiliaire de ces puissances -naissantes, dont l'influence propre devait, réciproquement, tant -développer une telle désorganisation. En outre, une appréciation plus -directe et plus intime montrera facilement, suivant les principes -historiques du cinquante-quatrième chapitre, que l'identité effective -des points de départ convenables aux deux séries résulte naturellement -de leur commune subordination aux mêmes causes essentielles, -successivement envisagées sous l'un et l'autre aspect. Car, la leçon -précédente a pleinement démontré que, d'après le caractère éminemment -transitoire inhérent à la constitution catholique et féodale, sa -décomposition spontanée devait immédiatement succéder à l'époque de sa -plus grande splendeur, aussitôt que, par le suffisant accomplissement -de leur indispensable office temporaire pour l'ensemble de l'évolution -humaine, ses divers élémens généraux auraient perdu, comme je l'ai -expliqué, le but principal de leur activité normale, en même temps -que le seul frein capable de contenir jusqu'alors leur antipathie -réciproque. Or, considérées d'une autre manière, ces mêmes conditions -fondamentales conduisent, non moins nécessairement, à assigner une -pareille époque initiale au mouvement naturel de recomposition -partielle. Quand l'admirable système de guerres défensives propre au -moyen-âge a été enfin assez réalisé pour ôter désormais à l'activité -militaire toute grande destination permanente, il est clair que -l'énergie pratique a dû spontanément se reporter de plus en plus sur -le mouvement industriel déjà naissant, seul susceptible dès lors -d'offrir habituellement au monde civilisé un large et intéressant -exercice des facultés communément prépondérantes. Pareillement, dans -l'ordre spirituel, après le libre et plein développement, pendant -les douzième et treizième siècles, de tout l'ascendant politique que -pouvait jamais obtenir la philosophie monothéique, l'essor théologique -avait sans doute irrévocablement perdu la propriété d'inspirer un -attrait suffisant aux puissantes intelligences, auxquelles les diverses -carrières scientifiques et esthétiques devaient dorénavant présenter, -d'une manière de plus en plus exclusive, l'unique destination digne -de leur pur dévouement continu. À tous égards, en un mot, les deux -mouvemens co-existans, organique et critique, également issus de l'état -social particulier au moyen-âge, devaient nécessairement commencer à -la fois dès que ce régime intermédiaire aurait convenablement rempli -sa mission spéciale dans la marche fondamentale de l'humanité: ce qui -achève d'écarter, de notre préalable détermination chronologique, toute -apparence accidentelle ou empirique, d'après l'exacte concordance des -principes avec les faits. - -Un tel point de départ général étant maintenant aussi incontestable -pour cette série positive qu'il l'était déjà pour la série négative -du chapitre précédent, sauf les vérifications implicites que lui -procurera naturellement la suite de notre analyse historique, nous -devons compléter cet indispensable préambule en caractérisant, à -son tour, l'ordre rationnel qu'il convient d'établir ici entre les -quatre évolutions simultanées dont se compose surtout le grand travail -spontané de recomposition élémentaire propre à la civilisation moderne -pendant tout le cours des cinq derniers siècles. - -Il serait actuellement prématuré d'établir systématiquement la vraie -coordination fondamentale des nouveaux élémens sociaux, suivant -l'ensemble effectif de leurs relations normales. Cette grande question -de statique sociale, dont le principe essentiel a été surtout indiqué -dans les deux derniers chapitres du tome quatrième, ne pourra être -convenablement approfondie que dans le Traité spécial de philosophie -politique dont j'ai déjà eu tant d'occasions de signaler la -destination ultérieure. Toutefois, une telle appréciation deviendra -inévitablement, au chapitre suivant, le sujet naturel d'une première -ébauche, directe quoique sommaire, afin d'y caractériser suffisamment -la loi philosophique de la hiérarchie finale de l'humanité. Mais, ici, -sans la considérer autrement que sous l'aspect purement dynamique -propre à notre élaboration historique, nous devons seulement y -rattacher d'avance l'enchaînement général de nos principales -évolutions élémentaires, en vertu du dogme fondamental, expliqué au -quarante-huitième chapitre, sur la conformité nécessaire entre l'ordre -des harmonies et l'ordre des successions, dans toute étude vraiment -rationnelle des phénomènes sociaux. - -Ces divers développemens élémentaires de la civilisation moderne -ont toujours résulté jusque ici d'autant de séries partielles -d'efforts spontanés et directs, sans aucun sentiment usuel ni de -leurs relations mutuelles ni de la régénération finale vers laquelle -tendait nécessairement leur commune convergence effective: en sorte -que cet essor empirique des différens modes fondamentaux de l'activité -humaine a été constamment caractérisé par un instinct plus ou moins -prononcé d'aveugle spécialité exclusive, comme la suite de ce chapitre -le constatera clairement pour chacun des cas principaux. Mais, -quoique profondément méconnue, l'intime connexité de ces différentes -évolutions simultanées n'en a pas moins exercé naturellement, sur -leur accomplissement continu, son inévitable influence secrète, dont -il s'agit maintenant d'indiquer le principe universel, qui doit -être essentiellement conforme à celui des relations statiques, et -d'après lequel se trouvera aussitôt déterminé l'ordre historique que -nous devrons ensuite maintenir entre ces appréciations distinctes. -Or, ce principe fondamental d'une telle subordination nécessaire se -réduit réellement à l'entière extension philosophique, à la fois -intellectuelle et sociale, de la loi hiérarchique, établie dès le -début de ce Traité, et depuis constamment appliquée dans tout le -cours de l'ouvrage, relativement à la classification rationnelle des -diverses sciences essentielles d'après la généralité et la simplicité -successivement croissantes ou décroissantes de leurs phénomènes -respectifs. Cette base universelle de coordination naturelle n'est -point, en elle-même, effectivement limitée au seul enchaînement -des conceptions purement spéculatives: nécessairement applicable -aussi à tous les divers modes positifs de l'activité humaine, non -moins pratique que théorique, individuelle ou collective, elle aura -finalement pour destination usuelle de déterminer, par l'ensemble -de ses déductions, le caractère constant du classement social, tant -spontané que systématique, propre à l'état définitif de l'humanité; -comme je l'expliquerai directement au chapitre suivant par une sommaire -exposition statique, à laquelle je ne fais ici qu'emprunter, par une -anticipation forcée, une indication dynamique, indispensable au cours -actuel de notre élaboration historique. - -Malgré la variété presque indéfinie et l'extrême incohérence qui -semblent d'abord régner entre les divers élémens de la civilisation -positive, d'après l'esprit de spécialité et de division qui devait -présider jusqu'ici à leur évolution préalable, nous devons donc -concevoir le système total des travaux humains disposé en une grande -série linéaire, comprenant depuis les moindres opérations matérielles -jusqu'aux plus sublimes spéculations esthétiques, scientifiques, -ou philosophiques, et dont la succession ascendante présente un -accroissement continu de généralité et d'abstraction dans le point de -vue normal correspondant à chaque genre d'occupations habituelles, -tandis que la progression descendante y offre, par suite, l'arrangement -inverse des différentes professions selon la complication graduelle -de leur destination immédiate et l'utilité de plus en plus directe de -leurs actes journaliers. Dans l'économie normale d'un tel ensemble, -les premiers rangs de cette immense hiérarchie sont caractérisés par -une participation plus éminente et plus étendue, mais moins complète, -plus détournée, moins certaine même, et qui en effet avorte souvent: -les rangs inférieurs, au contraire, par la plénitude, la soudaineté, -et l'évidence propres à leurs irrécusables services, compensent -ordinairement ce que leur nature offre de plus subalterne et de -plus restreint. Comparées sous l'aspect individuel, ces diverses -classes doivent manifester spontanément une prépondérance de plus -en plus prononcée des nobles facultés qui distinguent le mieux -l'humanité; puisque l'abstraction et la généralité croissantes des -pensées habituelles, ainsi que l'aptitude correspondante à poursuivre -plus loin leurs combinaisons rationnelles, constituent assurément -les principaux symptômes de la supériorité de l'homme sur tous les -autres animaux: pourvu du moins que l'évolution effective de cette -prééminence intellectuelle ne soit pas finalement neutralisée, -d'après une trop grande imperfection morale, suivant une anomalie -organique heureusement très peu fréquente. A cette inégalité mentale, -correspondent naturellement, sous l'aspect social, une concentration -plus complète et une solidarité plus intime, à mesure qu'on s'élève -à des travaux accessibles, en vertu de leur difficulté plus grande, -à de moins nombreux coopérateurs, en même temps que leur convenable -accomplissement n'exige, en effet, qu'une moindre multiplicité -d'organes, suivant la portée plus étendue de leur activité respective: -d'où doit résulter, d'ordinaire, à raison de relations plus fréquentes, -un développement plus vaste, quoique moins intense, de la sociabilité -universelle, qui, au contraire, dans la hiérarchie descendante, tend de -plus en plus à se réduire presque à la seule vie domestique, alors, il -est vrai, plus précieuse et mieux goûtée. - -Quoique cette hiérarchie positive soit, de sa nature, essentiellement -unique, et présente, entre ses innombrables élémens, une succession -pour ainsi dire continue, donnant lieu à des transitions presque -insensibles, son unité nécessaire ne l'empêche point de comporter, et -même d'exiger, des divisions rationnelles, fondées sur le groupement -régulier des divers modes d'activité d'après l'ensemble de leurs -affinités réelles, à la manière de la hiérarchie animale, dont une -telle classification, considérée du point de vue le plus philosophique, -ne constitue, au fond, qu'une sorte de prolongement spécial, comme je -l'expliquerai au chapitre suivant. La première et la plus importante -de ces décompositions successives, résulte de cette distinction -fondamentale entre la vie active et la vie spéculative, que, sous les -noms consacrés d'ordre temporel et d'ordre spirituel, nous avons, -jusqu'à présent, tant appliquée à l'état préliminaire de l'humanité, -envisagé surtout dans sa dernière phase, et que nous reconnaîtrons -bientôt devoir appartenir encore davantage à l'état définitif; ce -qui nous dispense d'insister expressément ici sur un principe aussi -évident, déjà devenu spontanément familier à tout lecteur attentif -des deux volumes précédens. Dans son emploi essentiel, il serait -habituellement inutile d'avoir égard à aucune subdivision, si ce -n'est quelquefois à la plus générale, et seulement même d'une manière -accessoire, en ce qui concerne le premier de ces deux systèmes -partiels, qui sera toujours collectivement désigné, comme je n'ai cessé -de le faire dès l'origine de cet ouvrage, d'après l'indispensable -dénomination maintenant affectée, par tous les esprits philosophiques, -à exprimer directement l'ensemble de l'action de l'homme sur la nature, -depuis qu'un tel ensemble commence à être envisagé d'une manière un -peu rationnelle. Mais il est, au contraire, strictement nécessaire de -décomposer constamment le système purement spéculatif en deux autres -radicalement distincts, malgré leurs attributs communs et leur uniforme -destination finale, selon que la spéculation y prend le caractère -esthétique ou le caractère scientifique: sans qu'il faille assurément -insister davantage ici, soit pour expliquer aujourd'hui une telle -division, soit même pour en faire immédiatement apprécier l'extrême -importance, à la fois mentale et sociale, qui ressortira d'ailleurs -spontanément de notre élaboration ultérieure. Par la combinaison -rationnelle de ces deux décompositions successives, on aboutit donc -habituellement au partage systématique de l'ensemble de la hiérarchie -positive propre à la civilisation moderne en trois ordres fondamentaux: -l'ordre industriel ou pratique, l'ordre esthétique ou poétique, et -l'ordre scientifique ou philosophique, ainsi disposés dans le sens -normal de la série ascendante, d'une manière essentiellement conforme à -leurs principales relations caractéristiques. - -Également indispensables dans leurs destinations respectives, et -d'ailleurs pareillement spontanés, ces trois grands élémens directs -du régime final de l'humanité représentent à la fois des besoins -aussi universels quoique très inégalement prononcés, et des aptitudes -uniformément communes malgré leur diverse intensité. Ils correspondent -aux trois aspects généraux sous lesquels l'homme peut envisager -positivement chaque sujet quelconque, successivement considéré comme -_bon_, quant à l'utilité réelle que notre sage intervention peut -en retirer pour la meilleure satisfaction de nos besoins privés -ou publics, ensuite comme _beau_, relativement aux sentimens de -perfection idéale que sa contemplation peut nous suggérer, et enfin -comme _vrai_, eu égard à ses relations effectives avec l'ensemble des -phénomènes appréciables, abstraction faite alors de toute application -quelconque aux intérêts ou aux émotions de l'homme. C'est selon cet -ordre ascendant que s'établit communément leur succession effective -chez les natures vulgaires, où la vie mentale est presque effacée -sous l'exorbitante prépondérance de la vie affective, sauf quelques -rares et courts élans des tendances spéculatives qui caractérisent -toujours notre espèce: l'ordre descendant est évidemment, au contraire, -le plus rationnel, et celui qui tend constamment à prévaloir, à -mesure que l'intelligence acquiert graduellement plus d'empire dans -l'évolution humaine, individuelle ou sociale. D'après la théorie -fondamentale établie, au dernier chapitre du tome troisième, sur -la vraie constitution générale de l'organisme cérébral, on voit -même qu'une telle hiérarchie se rattache directement à un immuable -principe anatomique, d'après la diversité nécessaire des siéges -organiques respectivement propres aux facultés que chacun de ces trois -genres essentiels d'activité doit spécialement exiger. Quoique les -trois régions principales du cerveau, la postérieure, la moyenne, -et l'antérieure, agissent sans doute synergiquement dans toute -opération humaine de quelque importance, industrielle, esthétique, ou -scientifique, on peut néanmoins regarder aujourd'hui comme vraiment -démontré, d'après la lumineuse élaboration biologique due au génie de -Gall, sauf toute vaine localisation partielle, que l'homme vulgaire -est surtout poussé à la poursuite habituelle de l'immédiate utilité -pratique par la prépondérance de l'ensemble des énergiques penchants -relatifs à la première région; que l'activité spéciale des sentimens -propres à la seconde région dispose directement d'heureux naturels -à la conception instinctive d'une perfection idéale, et que, enfin, -sous l'impulsion suffisante des facultés caractéristiques de la -troisième région, se manifeste la prédilection spontanée de quelques -organisations supérieures pour la recherche persévérante de la pure -vérité abstraite. À quelques égards que l'on compare ces trois sortes -de tendances, j'ose assurer qu'une judicieuse appréciation confirmera -finalement la réalité nécessaire des divers motifs hiérarchiques -précédemment indiqués, envers le principe général de la classification -positive, soit en ce qui concerne la généralité et l'abstraction des -diverses pensées habituelles, ou l'efficacité plus indirecte et plus -lointaine, en même temps que plus étendue, des travaux respectifs, -ou enfin leur concentration correspondante chez des classes moins -nombreuses: de manière à retrouver toujours l'élément esthétique -comme essentiellement intermédiaire entre l'élément industriel et -l'élément scientifique, participant à la fois de leur double nature, -nonobstant d'ailleurs les évidentes relations directes entre ces deux -ordres extrêmes. Telle est la série fondamentale qui doit, à mes yeux, -constituer désormais l'immuable base rationnelle de toute saine analyse -statique, et par suite aussi dynamique, propre à la civilisation -moderne. - -Pour l'usage purement historique auquel nous destinons, dans la leçon -actuelle, cette classification générale, il est indispensable d'y -ajouter ici une dernière subdivision principale, dont le caractère -essentiel, beaucoup moins normal que celui de la double décomposition -précédente, ne comporte réellement qu'une simple application -provisoire, convenable surtout à l'évolution préliminaire accomplie -depuis le XIVe siècle, et qui devra cesser aussitôt que le -grand mouvement de régénération universelle aura enfin directement -commencé à devenir vraiment systématique. On a pu remarquer ci-dessus -que, envers le plus abstrait et le plus indirect des nouveaux élémens -sociaux, j'ai employé indifféremment les qualifications de scientifique -ou philosophique, qui, à mon gré, sont, par leur nature, radicalement -équivalentes, et dont la diversité passagère, encore trop réelle -aujourd'hui, tend certainement à disparaître, à mesure que la science -devient plus philosophique et la philosophie plus scientifique: ce qui, -dans un inévitable et prochain avenir, réduira véritablement l'ensemble -fondamental de la hiérarchie sociale à la triple série dont je viens -d'esquisser le principe. Mais cette heureuse tendance n'étant point -jusque ici suffisamment prépondérante, notre analyse historique de la -dernière préparation sociale chez l'élite de l'humanité n'aurait point -tout le degré nécessaire d'exactitude, de clarté et de précision, -si nous n'y distinguions pas, conformément à la nature d'un tel -passé, entre l'ordre simplement scientifique et l'ordre philosophique -proprement dit, en classant provisoirement celui-ci, en vertu de sa -généralité supérieure et de sa prééminence mentale et sociale, comme un -quatrième et dernier élément essentiel de notre hiérarchie ascendante; -quoique l'irrationnalité intrinsèque d'une telle subdivision -passagère exige de grandes précautions logiques pour ne pas altérer -gravement, dans l'application habituelle, la pureté et l'efficacité -de la progression totale. Cette fâcheuse obligation transitoire -résulte directement, d'une part, de l'esprit de spécialité plus ou -moins exclusive qui devait, jusqu'à notre siècle, inévitablement -présider au développement des sciences réelles, et qu'une aveugle -routine prolonge si abusivement aujourd'hui, comme je l'expliquerai -en son lieu; d'une autre part, elle tient aussi au caractère vague -et équivoque conservé, malgré ses modifications successives, par une -philosophie, encore essentiellement métaphysique, que son défaut actuel -de positivité ne permettrait pas même d'incorporer effectivement -parmi les nouveaux élémens sociaux, si cette imperfection radicale -n'était point évidemment parvenue de nos jours à la dernière phase qui -devait précéder, à cet égard, une entière rénovation finale. En un -mot, notre époque continue, sous ce rapport capital, à subir l'empire -expirant de cette célèbre division qui, suivant les explications -directes du cinquante-troisième chapitre, fut instituée, vingt siècles -auparavant, par les écoles grecques, entre la philosophie naturelle, -surtout relative au monde inorganique, et la philosophie morale, -immédiatement appliquée à l'homme et à la société: division qui, -malgré sa profonde irrationnalité abstraite, constitue, comme je l'ai -établi, un expédient fondamental longtemps indispensable à l'évolution -intellectuelle de l'humanité, et dont notre siècle n'est sans doute -destiné à déterminer l'extinction totale qu'autant que la science, -enfin complétée et systématisée, devra s'y confondre graduellement avec -une philosophie émanée de son propre sein, ainsi que la suite de ce -volume le rendra, j'espère, incontestable. Cette séparation provisoire -a dû être éminemment prononcée pendant tout le cours des cinq derniers -siècles, en vertu de l'essor correspondant de la philosophie naturelle -proprement dite, et des transformations consécutives de la philosophie -morale. Tel est donc le motif insurmontable qui, pour l'analyse -historique de cette phase préparatoire de la civilisation moderne, nous -oblige finalement à concevoir ici la hiérarchie positive comme si elle -était réellement composée de quatre élémens essentiels, industriel, -esthétique, scientifique, et philosophique, au lieu des trois établis -ci-dessus. Mais, en subissant convenablement une pareille condition, -il ne faudrait jamais oublier que, sous peine de conduire à de fausses -appréciations statiques, et même dynamiques, l'usage limité de cette -altération provisoire doit être constamment réglé suivant l'esprit des -explications précédentes, par un sentiment très délicat de sa vraie -destination sociologique, à laquelle, malgré mes scrupuleux efforts, je -crains peut-être de n'avoir pas toujours été suffisamment fidèle. - -L'ordre statique fondamental ainsi sommairement établi entre les -nouveaux élémens sociaux détermine aussitôt la loi la plus générale -de leur développement commun, en fixant immédiatement, par une -coïncidence nécessaire, l'ordre dynamique de ces quatre évolutions -partielles, dont l'inévitable simultanéité permanente ne pouvait -neutraliser l'inégale rapidité naturelle. Chacun peut aisément -reconnaître, en effet, en reproduisant dynamiquement les considérations -ci-dessus indiquées statiquement, que les mêmes motifs qui règlent -l'harmonie normale s'appliquent, d'une manière aussi directe et aussi -énergique, à la succession spontanée, toujours accomplie historiquement -suivant la hiérarchie, soit ascendante, soit descendante, que nous -venons de définir. Une appréciation plus spéciale conduit ensuite à -constater que, dans l'évolution préparatoire dont nous instituons -l'étude rationnelle, la filiation a dû être jusque ici essentiellement -ascendante; la progression inverse, qui commence à devenir -prépondérante, n'ayant pu encore exercer qu'une influence secondaire, -quoique également nécessaire, ultérieurement analysée. - -D'après la seule définition d'une telle hiérarchie sociale, désormais -envisagée dynamiquement, il est sans doute évident que l'essor de -chacun des élémens principaux tend à provoquer spontanément celui -des divers autres, soit que l'impulsion se propage du plus général -au moins général, ou bien en sens contraire. Il est heureusement -inutile aujourd'hui de s'arrêter ici à faire expressément ressortir -l'influence réciproque, de direction et d'excitation, qui se développe -continuellement sous nos yeux entre l'évolution scientifique et -l'évolution industrielle: la suite de notre élaboration historique -en caractérisera d'ailleurs naturellement les grandes conséquences -sociales. Mais l'intime connexité de l'évolution esthétique avec -chacune des deux évolutions extrêmes est jusqu'à présent appréciée -d'une manière beaucoup moins convenable, sans toutefois qu'elle soit, -au fond, plus douteuse, du point de vue pleinement philosophique -propre à ce Traité. Car, la théorie positive de la nature humaine -montre clairement que, dans l'ensemble de notre éducation normale, -individuelle ou sociale, l'essor esthétique doit graduellement -succéder à l'essor pratique ou industriel, et préparer ensuite l'essor -scientifique ou philosophique; comme j'aurai lieu d'ailleurs de -l'expliquer directement ci-dessous. Quand, au contraire, la progression -commune s'accomplit en sens inverse, suivant une marche exceptionnelle -ci-après caractérisée, on comprend aussi, quoique moins spontanément, -soit la tendance de l'activité scientifique à provoquer, à titre -d'indispensable diversion mentale, une certaine activité esthétique, -soit surtout l'heureuse réaction exercée par l'essor esthétique sur -le perfectionnement industriel. Ainsi, la réalité dynamique de notre -hiérarchie fondamentale est, en principe général, aussi incontestable, -à tous égards, que sa primitive réalité statique. - -L'unique hésitation qui puisse d'abord entraver ici son usage -historique, résulte d'une première incertitude inévitable sur le -sens effectif, ascendant ou descendant, de l'ordre principal des -quatre évolutions partielles, lorsqu'on néglige la distinction -préalable, déjà employée ci-dessus quant à l'époque initiale, entre -l'ébauche primordiale de chaque développement et son incorporation -directe au système propre de la civilisation moderne. Mais, en ayant -convenablement égard à cette indispensable différence, il ne peut, -ce me semble, rester maintenant aucune incertitude sur le sens, -essentiellement ascendant, d'une telle série historique, pendant le -cours total des cinq siècles écoulés depuis que cette civilisation -a commencé à manifester le caractère vraiment distinct des nouveaux -élémens sociaux. Car, il est assurément incontestable que l'essor -industriel des sociétés modernes devait constituer leur premier -contraste général, et encore même aujourd'hui le plus décisif, envers -celles de l'antiquité. Quelle que soit évidemment l'extrême importance -sociale de l'évolution esthétique et de l'évolution scientifique, outre -qu'elles ont dû être, chez les modernes, constamment postérieures à -l'évolution industrielle, on ne peut douter qu'elles ne caractérisent -jusque ici notre civilisation beaucoup moins profondément que -celle-ci, directement relative à un élément étranger à l'ancienne -économie sociale, et en même temps le plus populaire de tous; tandis -que les deux autres développemens, sans être, à beaucoup près, aussi -profondément incorporés au régime antique qu'ils le sont à l'état -moderne, y avaient été néanmoins poussés à un degré fort remarquable. -C'est, à tous égards, la prédominance graduelle de la vie industrielle -sur la vie militaire, par suite de l'entière abolition de l'esclavage -primitif des classes laborieuses, qui distingue le mieux l'ensemble des -populations composant aujourd'hui l'élite de l'humanité; c'est aussi -la première source générale de tous leurs autres attributs essentiels, -et le principal moteur universel du mode d'éducation sociale qui leur -est propre. L'éveil mental que cette activité pratique y a provoqué et -maintenu, à un certain degré, par une influence inévitable et continue, -jusque chez les classes les plus inférieures, ainsi que l'aisance -relative dès lors uniformément répandue, y ont ensuite naturellement -amené un développement esthétique plus désintéressé, dont l'active -propagation n'avait jamais pu être aussi étendue sous aucun des trois -modes essentiels que nous avons distingués, au cinquante-troisième -chapitre, dans le régime polythéique de l'antiquité. D'un point -de vue secondaire, mais plus spécial, on voit d'ailleurs que le -perfectionnement graduel de l'essor industriel l'élève spontanément, -par une suite de transitions presque insensibles, jusqu'à l'essor -purement esthétique, surtout en ce qui concerne les arts géométriques. -Quant à l'influence nécessaire de cette même évolution industrielle -pour imprimer ensuite à l'esprit scientifique des modernes cette -positivité fondamentale qui le caractérise, et qui a ultérieurement -transformé aussi l'esprit philosophique proprement dit, elle est -certes tellement évidente, en principe, que nous n'avons aucun besoin -de nous y arrêter ici, jusqu'à ce que le cours naturel de notre -élaboration historique nous conduise à en apprécier directement les -conséquences générales. On ne saurait donc méconnaître la direction -radicalement ascendante de l'évolution, essentiellement empirique, -propre au premier essor fondamental des nouveaux élémens sociaux, dont -la hiérarchie normale ne pourra se développer librement suivant la -marche descendante, seule pleinement rationnelle, qu'après le suffisant -accomplissement d'une systématisation directe, jusque ici à peine -entrevue, et qui suppose l'ascendant final de la philosophie positive -chez tous les esprits actifs. - -Il ne peut, à cet égard, rester quelque embarras historique que -relativement à l'ordre respectif des deux évolutions esthétique et -scientifique, qui toutes deux constamment postérieures à l'évolution -industrielle, semblent n'avoir pas observé entre elles une loi de -succession aussi fixe, quoique d'ailleurs, dans la plupart des cas, -la première ait été, conformément à cette règle générale, évidemment -antérieure: l'exemple capital de l'Allemagne donne surtout de la -gravité à une telle objection, puisque l'essor scientifique paraît y -avoir, au contraire, notablement précédé le principal essor esthétique, -par un concours de causes exceptionnelles qui mériterait une saine -analyse spéciale, du reste incompatible avec la nature abstraite de -notre élaboration sociologique. Mais, pour dissiper ici convenablement -l'incertitude qu'une semblable anomalie pourrait jeter sur l'ordre -dynamique que nous venons d'établir, il suffit de considérer -l'irrécusable nécessité philosophique d'apprécier simultanément l'essor -direct de la civilisation moderne, non chez une seule nation, même -très étendue, mais chez tous les peuples qui ont réellement participé -au mouvement fondamental de l'Europe occidentale; c'est-à -dire (afin -d'en faire, une fois pour toutes, l'indispensable énumération), -l'Italie, la France, l'Angleterre, l'Allemagne, et l'Espagne[6]. Ces -cinq grandes nations, dont Charlemagne a si dignement achevé de -constituer l'imposante synergie, peuvent être regardées, dès le milieu -du moyen-âge, comme constituant, à beaucoup d'égards essentiels, -malgré d'immenses diversités, un peuple vraiment unique, intégralement -soumis alors au régime catholique et féodal, et depuis généralement -assujéti à toutes les transformations successives, soit critiques, soit -surtout organiques, que la destinée ultérieure d'un tel régime devait -graduellement déterminer chez cette avant-garde de notre espèce. Par -une semblable considération, d'ailleurs si importante, en général, -pour circonscrire convenablement la véritable extension du théâtre -permanent de la phase sociale que nous apprécions, on résout aussitôt -la difficulté précédente, en faisant clairement ressortir que, dans -ce mode rationnel d'observation historique, l'essor scientifique se -présente, suivant l'ordre naturel ci-dessus établi, comme certainement -postérieur à l'essor esthétique. Rien n'est surtout plus évident -quant à l'Italie, dont la civilisation a, sous tous les rapports -essentiels, tant précédé et si longtemps guidé celle de tout le reste -de la grande république occidentale, et où l'on voit si nettement -l'essor esthétique succéder peu à peu à l'essor industriel, et préparer -ensuite graduellement l'essor scientifique ou philosophique, d'après -l'heureuse propriété qui le caractérise d'exciter spontanément l'éveil -spéculatif jusque chez les plus vulgaires intelligences. - - Note 6: Comme tout le reste de notre élaboration historique - devra naturellement contenir de fréquentes allusions, soit - explicites, soit plus souvent implicites, à une telle - circonscription territoriale, il convient ici d'avertir - directement, pour prévenir toute interprétation équivoque ou - incomplète, que, afin de ne pas trop multiplier le nombre de - ces élémens européens, je suppose toujours essentiellement - annexé à chacun d'eux l'ensemble de ses appendices naturels. - Ainsi, dans cette définition historique de l'Angleterre, - j'y comprends, non-seulement l'Écosse, et même d'Irlande, - suivant un usage déjà familier, mais aussi, à beaucoup - d'égards, l'Union américaine elle-même, dont la civilisation, - essentiellement dépourvue d'originalité, ne fut surtout, - jusqu'à notre siècle, qu'une simple expansion directe de la - civilisation anglaise, modifiée par des circonstances locales - et sociales. Par des motifs équivalens d'affinité politique, - je joins pareillement, d'ordinaire, à l'Allemagne proprement - dite, d'une part la Hollande, et même la Flandre, d'une autre - part les îles danoises et même la péninsule scandinave, - ainsi que la Pologne, extrêmes limites boréale et orientale - de notre synergie européenne. Enfin, il serait superflu de - prévenir que, sous la seule dénomination d'Espagne, on doit - entendre habituellement ici l'ensemble de la presqu'île - ibérique. Des subdivisions plus détaillées seraient - contraires à la nature essentiellement abstraite de notre - opération sociologique, où une telle énumération ne saurait - avoir d'autre destination principale que de prévenir le - vague et la confusion des idées relatives à la vérification - effective de ma théorie fondamentale de l'évolution humaine. - -Si, au lieu d'envisager le développement direct des modernes élémens -sociaux, qui, je ne saurais trop le rappeler, constitue le seul objet -de notre appréciation actuelle, on voulait étudier, dans l'ensemble -du passé humain, la première origine successive de leurs évolutions -respectives, on trouverait, au contraire, une marche nécessairement -inverse; puisque la civilisation ancienne, toujours issue, comme je -l'ai montré au cinquante-troisième chapitre, d'un état essentiellement -théocratique, avait d'abord procédé du principe le plus général qui fût -alors applicable aux relations humaines, pour descendre graduellement -aux applications particulières, tandis que la civilisation moderne -a dû commencer par les moindres rapports pratiques. C'est ainsi que -le génie purement philosophique a été, chez les anciens, le premier -développé, sous la forme nécessairement théologique seule possible à -un tel âge; ensuite le génie scientifique, avec un caractère analogue, -après sa séparation du tronc commun de la théocratie; et enfin le génie -esthétique, longtemps simple auxiliaire de l'action théocratique; le -génie industriel y étant d'ailleurs, par les conditions fondamentales -de toute l'économie antique, constamment étouffé sous l'esclavage -systématique des travailleurs, afin de laisser à l'activité pratique la -direction guerrière qu'elle devait primitivement manifester. Une marche -semblable, du général au particulier, ou de l'abstrait au concret, n'a -surgi jusqu'à présent, dans l'essor propre de la civilisation moderne, -que d'une manière secondaire, qui ne pourra devenir principale, avec -une rationnalité bien supérieure à celle de la marche antique, que -d'après la systématisation totale qui tend aujourd'hui à résulter de -l'ensemble de cette évolution préparatoire. Mais la considération -permanente d'une telle marche n'en est pas moins, quoique purement -accessoire, indispensable à signaler déjà , même envers un tel passé, -parce que son influence, pareillement spontanée, a essentiellement -dominé, comme je l'expliquerai bientôt, le développement intérieur -de chacun des grands élémens sociaux, décomposé dans les diverses -activités partielles dont il représente l'agglomération naturelle: en -sorte que l'ordre ascendant et l'ordre descendant de la hiérarchie -positive ont, en résumé, pareillement concouru, d'une manière -déterminée, à régler l'évolution organique des cinq derniers siècles, -l'un pour la progression générale, et l'autre pour chacune des -trois progressions spéciales, où le sentiment systématique plus -restreint avait pu devenir suffisamment usuel. Un tel mode d'évolution -représenterait la marche naturelle d'une société idéale, dont -l'enfance serait supposée convenablement préservée de la théologie -et de la guerre: il tend aujourd'hui à se reproduire communément, -dans un cas plus réel quoique plus restreint, pour l'ensemble de -l'éducation individuelle, en tant du moins que spontanée, où l'activité -esthétique succède graduellement à l'activité industrielle, et prépare -progressivement l'activité scientifique ou philosophique. - -Après ce double préambule indispensable, où l'époque initiale et -ensuite l'ordre de succession de notre série positive ont été enfin -convenablement appréciés, procédons directement à l'examen général de -chacune des quatre évolutions essentielles, en commençant, suivant -l'explication précédente, par l'évolution industrielle, principale base -nécessaire du grand mouvement de recomposition élémentaire qui a jusque -ici caractérisé la société moderne. - -Il faut d'abord expliquer comment ce nouvel élément social, -essentiellement étranger à l'antiquité, a naturellement surgi, en temps -opportun, de ce mémorable état transitoire dominé par l'organisme -catholique et féodal, qu'une étude impartiale et approfondie -représente, à tous égards, non moins dans la progression organique -que dans la progression critique, comme la vraie source générale -de notre civilisation occidentale. Cette heureuse transformation, -la plus fondamentale que l'humanité ait encore éprouvée, et qui, -chez l'ensemble des populations réparties sur le vaste théâtre du -moyen-âge, a remplacé enfin, suivant une marche graduelle mais -irrévocable, la vie guerrière par la vie industrielle, a été jusque -ici assez sainement jugée quant à ses résultats essentiels, quoique -d'une manière étroite et insuffisante; tandis que, au contraire, son -accomplissement nécessaire n'a guère donné lieu qu'à des théories -radicalement vicieuses, où l'on attribue presque toujours une -irrationnelle importance à des causes purement accessoires, hors de -toute juste proportion avec l'immensité d'un tel phénomène, faute -d'en avoir directement saisi le véritable principe universel. Les -plus sages tentatives appartiennent incontestablement, à cet égard, -à ces illustres écrivains qui, au siècle dernier, ont si dignement -immortalisé la noble école écossaise: et cependant aucun d'entre -eux, sans même excepter le loyal et judicieux Robertson, n'a pu -s'affranchir assez des aveugles préjugés alors inspirés par la -philosophie négative, soit protestante, soit déiste, pour s'élever au -degré d'impartialité historique susceptible de faire sentir, au moins -empiriquement, à d'aussi bons esprits, l'impulsion prépondérante, -directement émanée, à cette fin, de l'ensemble du régime propre au -moyen-âge. - -En appliquant ici, sous ce rapport, les principes établis d'avance, -dans l'avant-dernier chapitre du volume précédent, sur la tendance -nécessaire, à la fois temporelle et spirituelle, d'une telle -organisation vers l'affranchissement et l'élévation des classes -laborieuses, il faut d'abord rappeler que, d'ordinaire, on est loin -d'apprécier convenablement la haute importance de la transition -primordiale ainsi partout réalisée par la substitution du servage -proprement dit à l'esclavage antique: modification où les juges les -plus prévenus ne sauraient assurément méconnaître ni l'influence -normale du catholicisme, imposant, avec une énergique autorité -permanente, d'universelles obligations morales, ni la conversion -spontanée du système conquérant en système défensif, qui caractérise -l'état féodal. Ce grand changement doit être envisagé, ce me semble, -comme constituant, dès l'origine du moyen-âge, un certain degré -primitif d'incorporation directe de la population agricole à la -société générale, où jusque alors elle n'avait presque figuré qu'à la -manière des animaux domestiques: puisque le cultivateur, ainsi fixé -désormais à la terre, en un temps où les possessions territoriales -tendaient vers une profonde stabilité, a dû commencer aussitôt, quelque -chétive et précaire que fût son existence naissante, à acquérir de -véritables droits sociaux, ne fût-ce que le plus élémentaire de tous, -celui de former une famille proprement dite; ce qui, auparavant -impossible, est alors naturellement résulté, d'ordinaire, de cette -nouvelle situation, sous l'opiniâtre impulsion catholique. Une telle -amélioration, base nécessaire de toutes les phases ultérieures -d'émancipation civile, me paraît conduire, contre une opinion presque -unanime aujourd'hui, à placer dans les campagnes le siége initial -de l'affranchissement populaire, du moins quand on veut analyser ce -grand phénomène social jusque dans ses premiers élémens historiques: -il se rattache par-là , d'une manière directe et spontanée, soit à -la prédilection instinctive des chefs féodaux pour la vie agricole, -d'après leur passion caractéristique d'indépendance habituelle, soit -aussi au noble spectacle permanent si fréquemment offert par tant -d'ordres monastiques, surtout au début du moyen-âge, en consacrant les -mains les plus vénérées à des travaux toujours avilis précédemment[7]. -Aussi la condition rurale semble-t-elle avoir été primitivement -moins malheureuse que celle de la plupart des villes, sauf quelques -grands centres, alors très rares, mais dont la considération est -fort importante, comme point d'appui naturel des principaux efforts -ultérieurs. On ne peut douter que l'ensemble du régime propre au -moyen-âge ne tendît d'abord puissamment à l'uniforme dissémination -de la population, même dans les plus défavorables localités, par une -influence intérieure analogue à l'action si prononcée qu'il exerçait -au dehors, en interdisant les invasions régulières, pour établir des -populations sédentaires dans les plus stériles contrées de l'Europe. -Il est incontestable, en effet, que les systèmes de grands travaux -publics destinés, sur tant de points, à améliorer un séjour, dont les -inconvéniens naturels cessaient ainsi graduellement de pouvoir être -éludés à l'aide d'une hostile émigration, remontent essentiellement -jusqu'à ces temps, si irrationnellement dédaignés, où la miraculeuse -existence de Venise, et surtout de la Hollande, ont commencé à devenir -possibles, en vertu d'opiniâtres efforts sagement organisés, auprès -desquels les plus fastueuses opérations antiques doivent assurément -paraître fort secondaires. - - Note 7: Un estimable historien de l'Italie (Denina) a - judicieusement rattaché à cette double influence générale le - mémorable mouvement spontané, si mal apprécié d'ordinaire, - qui, pendant les sixième et septième siècles, tendit - à réparer énergiquement, surtout en Italie, l'action - désastreuse que les meilleurs temps du régime romain avaient - dû exercer sur l'agriculture et sur la population, par suite - de la concentration d'immenses domaines chez d'indolens - propriétaires, habituellement concentrés au loin, et dont la - sollicitude accidentelle, aussi nuisible que leur incurie - journalière, n'aboutissait presque jamais qu'à y opérer, à - grands frais, de stériles embellissemens. - -L'influence initiale du régime catholique et féodal a donc partout -établi, au moins autant dans les campagnes que dans les villes, ce -premier degré élémentaire d'émancipation populaire, qui, impropre, -par sa nature, à constituer une condition vraiment stable, ne pouvait -évidemment que précéder et préparer universellement une irrévocable -abolition de tout esclavage personnel. Dans l'étude très imparfaite -de cette intéressante progression, on a presque toujours confondu -cet affranchissement individuel avec la formation collective des -communes industrielles, nécessairement plus ou moins postérieure, et -sur laquelle l'attention s'est trop exclusivement fixée; en sorte que -la phase intermédiaire qui a aussitôt suivi l'entière institution du -servage constitue encore la portion la plus obscure et la plus mal -conçue de toute l'histoire du moyen-âge. C'est alors cependant que, -suivant une marche nécessaire, que notre théorie sociologique a déjà -distinctement caractérisée en principe, s'est opérée graduellement, -dans tout l'occident européen, une seconde transformation élémentaire, -qui, par l'ensemble de ses conséquences nécessaires, marque directement -la différence la plus décisive entre la sociabilité moderne et celle -de l'antiquité. On peut regarder, en effet, cette deuxième période, -composée d'environ trois siècles, depuis le début du huitième siècle -jusque vers celui du onzième, comme l'époque d'une dernière préparation -indispensable à cette vie industrielle dont le développement universel -devait suivre immédiatement l'uniforme abolition de la servitude -populaire. Car, suivant les explications fondamentales du volume -précédent, l'institution primordiale de l'esclavage permanent des -travailleurs avait eu, par sa nature, un double but nécessaire: en -permettant, d'une part, à l'activité militaire un essor suffisant -pour accomplir convenablement sa grande destination préliminaire -dans l'ensemble de l'évolution sociale, comme je l'ai pleinement -démontré; et en organisant, d'une autre part, le seul moyen général -d'éducation qui, par une invincible prépondérance, pût primitivement -surmonter, chez la masse des hommes, l'antipathie radicale que -leur inspire d'abord l'habitude continue d'un travail régulier. -Or, il faut maintenant reconnaître, à ce sujet, que le système de -servitude qui convenait le mieux sous le premier aspect ne pouvait -pas être aussi le plus efficace sous le second; en sorte que, malgré -l'évidente simultanéité de ces deux ordres d'effets spontanés, ces -deux opérations préalables, également indispensables au développement -humain, ne pouvaient être pleinement réalisées que l'une après l'autre. -La première avait été dignement accomplie sous le régime romain, -d'après le mode de servitude arbitraire et indéfinie qui devait le -moins troubler le libre essor extérieur de la classe guerrière, peu -compatible, au contraire, avec la sollicitude continue qu'eût exigé -chez elle le servage proprement dit: tandis que, d'une autre part, -l'esclavage antique était certainement beaucoup trop éloigné de la -vraie situation industrielle pour y pouvoir conduire sans une longue -transition spéciale, malgré les nombreux affranchissemens privés, si -multipliés surtout depuis l'abaissement de l'aristocratie sénatoriale, -et qui ne pouvaient produire aucune émancipation décisive, au milieu -d'une continuelle affluence étrangère de nouveaux esclaves. Quand -ensuite, avec l'état féodal, le système militaire, enfin devenu -essentiellement défensif, a fait généralement prévaloir le nouveau -genre d'assujettissement personnel, correspondant à l'habituelle -dispersion des chefs parmi les populations soumises, l'initiation -directe des inférieurs à la vie purement industrielle a dès lors -commencé à recevoir spontanément une organisation régulière, auparavant -impossible, en offrant à chaque serf un point de départ nettement -déterminé, d'où, suivant une marche uniforme, très lente mais légitime, -il pouvait toujours espérer de s'élever peu à peu à une véritable -indépendance individuelle, dont le principe était d'ailleurs, dès -l'origine du moyen-âge, partout implicitement consacré par la morale -catholique. On conçoit, au reste, que les conditions de rachat, le plus -souvent très modérées, communément imposées à une telle libération, -outre la juste et utile indemnité qu'elles tendaient à régulariser, -constituaient surtout, en réalité, comme l'ont déjà entrevu quelques -philosophes, une garantie usuelle de la pleine efficacité d'un -semblable progrès, en constatant que l'affranchi avait suffisamment -contracté les habitudes élémentaires de modération et de prévoyance qui -permettaient de livrer désormais à sa seule responsabilité la direction -journalière de sa propre conduite, sans aucun danger permanent, ni pour -lui-même, ni pour la société: préparation évidemment indispensable -à la destination finale d'une semblable transition, et à laquelle -cependant on peut assurer que l'esclave ancien était ordinairement -impropre, tandis que le serf du moyen-âge y était spontanément disposé -de plus en plus, soit dans les campagnes, soit encore mieux dans les -villes, par l'ensemble de l'état social correspondant. - -Telle est, en général, l'influence temporelle propre à la seconde -époque de ce régime sur l'accomplissement graduel, et presque continu, -de cette dernière phase préliminaire, destinée à précéder immédiatement -l'entière émancipation personnelle. Quant à son influence spirituelle, -elle y est assurément trop évidente pour exiger ici aucune explication -spéciale. Dès l'origine du servage, en faisant pleinement participer -tous les inférieurs à la même religion que les supérieurs quelconques, -et, par conséquent, au degré commun d'éducation fondamentale, au moins -morale, qui en résultait nécessairement, il est clair que non-seulement -le catholicisme avait partout établi une sanction permanente -pour les droits élémentaires des serfs, et imposé envers eux des -obligations régulières; mais aussi qu'il avait toujours spontanément -proclamé, d'une manière plus ou moins explicite, l'affranchissement -volontaire comme un véritable devoir chrétien, à mesure que la -population manifestait à la fois sa tendance et son aptitude à la -liberté. La célèbre bulle d'Alexandre III, sur l'abolition générale -de l'esclavage dans la chrétienté, ne fut assurément qu'une simple -consécration systématique, qui semble d'ailleurs un peu tardive, d'un -usage qui, depuis plusieurs siècles, avait graduellement tendu, sous -l'impulsion catholique, à devenir universel et irrévocable. À partir -même du VIe siècle, et d'après la première influence du -catholicisme sur les nouveaux chefs temporels, on voit la pratique -des affranchissemens personnels, accordés quelquefois simultanément à -tous les habitans d'une localité considérable, croître successivement -avec assez de rapidité pour que l'histoire signale encore çà et -là divers cas exceptionnels où cette généreuse sollicitude, trop -dédaigneuse des conditions rigoureuses d'une lente évolution sociale, -avait indiscrètement devancé les besoins et les désirs de ceux-là même -qui en étaient l'objet. La touchante cérémonie, alors habituellement -destinée à de semblables concessions, constitue un naïf témoignage, -soit de leur grande multiplicité, soit de la participation fondamentale -et continue de l'influence catholique. Il faut surtout noter ici, -sous ce rapport, qu'une telle influence ne tenait point uniquement, -ni même principalement, à l'esprit général de la morale religieuse, -qui, malgré des doctrines abstraitement équivalentes, est loin d'avoir -obtenu ailleurs la même efficacité; cette salutaire impulsion a -été surtout réalisée par l'admirable organisation du catholicisme, -sans l'action persévérante de laquelle de vagues prescriptions -morales auraient été, à cet égard, radicalement insuffisantes. Outre -l'antipathie fondamentale envers tout régime de castes chez un clergé -célibataire, qui alors se recrutait indistinctement à tous les degrés -de l'échelle sociale, et d'abord même spécialement parmi les rangs -inférieurs, il convient aussi de signaler déjà la tendance instinctive -de la politique sacerdotale à protéger activement l'essor universel -des classes laborieuses, au sein desquelles sa propre domination -devait ensuite trouver longtemps le plus ferme point d'appui; quoique -cette dernière cause n'ait pu exercer beaucoup d'empire que sous -la période immédiatement suivante, après la suffisante extension -de l'affranchissement personnel, dont l'avénement primitif a été -surtout encouragé par le système catholique en vertu des motifs plus -désintéressés que je viens de rappeler sommairement. - -Ce mémorable concours d'impulsions nécessaires, temporelles et -spirituelles, qui avait ainsi organisé spontanément une transition, -lente mais continue, du servage primordial à l'universelle abolition -de tout esclavage individuel, a dû réaliser ce grand résultat beaucoup -plus promptement dans les villes que dans les campagnes. J'ai -représenté ci-dessus la condition générale de la population agricole -comme ayant été naturellement, à l'origine de cette phase, moins -onéreuse que celle de la population manufacturière et commerciale des -bourgs ou des villes; ce qui d'ailleurs se rattache évidemment aussi -aux impressions prolongées du régime antérieur, soit romain, soit -barbare, où l'industrie agricole, d'après son irrécusable importance, -auprès même des juges les plus grossiers, était la seule qui n'eût -pas toujours été complétement avilie par les préjugés militaires. -Sous ce rapport, l'évolution industrielle a donc réellement commencé -dans le sens ascendant de notre hiérarchie positive, comme la théorie -précédemment établie l'a démontré pour l'ensemble de la progression -moderne. Mais le mouvement inverse n'a pas tardé à prévaloir de plus -en plus pendant le cours de cette même phase, pour conserver jusqu'à -nos jours sa prépondérance spontanée, et souvent avec une dangereuse -exagération. La dissémination des populations agricoles, et la nature -plus empirique de leurs travaux journaliers, devaient notablement -y retarder la tendance et l'aptitude à l'entière émancipation -personnelle, ainsi que la faculté d'y parvenir. Si, d'une part, -la résidence familière des chefs féodaux au milieu d'elles devait -d'abord y adoucir habituellement les rigueurs de la servitude, -cette relation plus directe, outre que, par cela même, elle pouvait -souvent éloigner le désir continu de la libération, devait surtout en -rendre ensuite l'accès plus difficile, quand les maîtres voulaient -réellement l'empêcher. On conçoit d'ailleurs, sans aucune explication -nouvelle, que l'impulsion spirituelle, ci-dessus caractérisée, avait -nécessairement, dans ce cas, une énergie beaucoup moindre. Aussi est-ce -principalement par la grande et heureuse réaction continue spontanément -émanée des villes, quand l'établissement des communes y eut permis un -plein développement industriel que, pendant le XIIe siècle -et surtout le XIIIe, les cultivateurs se sont trouvés peu à -peu affranchis sur tous les points importans de l'occident européen: -sous ce rapport, je dois me borner à renvoyer directement le lecteur -à la lumineuse explication présentée par Adam Smith d'après l'aperçu -de Hume; quoique ces deux éminens penseurs, suivant l'esprit de la -philosophie contemporaine, y aient beaucoup trop négligé l'ensemble -des influences sociales propres au régime antérieur, et d'où serait, -sans doute, dérivée plus tard une telle émancipation, dont les causes -signalées par eux n'ont pu que hâter notablement l'avénement nécessaire. - -Si l'on applique en sens inverse les différentes indications -précédentes, il sera facile de reconnaître directement que la -libération personnelle devait naturellement commencer dans les -villes et les bourgs, où le servage universel, toujours pareillement -caractérisé par l'adhérence à la localité, était d'abord plus -onéreux, par suite même de l'éloignement habituel du maître, qui -livrait ordinairement la multitude à l'oppressive domination d'un -agent subalterne. Outre qu'un tel motif devait spontanément stimuler -davantage le besoin de libération, l'agglomération permanente -de ces populations leur en facilitait les voies. Mais il faut -surtout considérer, à ce sujet, une cause plus profonde et plus -universelle, quoique essentiellement méconnue jusque ici, qui -rattache nécessairement cette inégalité capitale, entre l'évolution -des villes et celle des campagnes, à la nature propre de leurs -travaux respectifs, d'après un simple prolongement rationnel du -principe philosophique sur lequel j'ai fondé ci-dessus l'ensemble -de la hiérarchie positive. Il est clair, en effet, que ce principe -vraiment fondamental, d'abord appliqué à l'étude statique de la -seule hiérarchie industrielle, conduit à y distinguer, suivant une -heureuse conformité spontanée avec l'appréciation instinctive de la -raison vulgaire, dans l'ordre graduellement ascendant, les trois -grandes industries générales, agricole, manufacturière, et enfin -commerciale, dont la comparaison essentielle donne lieu, bien qu'à -un degré nécessairement beaucoup moindre, à des différences de même -nature que celles que nous avons déjà caractérisées entre les trois -principaux élémens de la civilisation moderne, comme je l'expliquerai -directement au chapitre suivant. Or, en considérant maintenant cette -série partielle sous l'aspect essentiellement dynamique propre à notre -élaboration historique, on voit ainsi que la nature plus abstraite et -plus indirecte de l'industrie des villes, l'éducation plus spéciale -qu'elle exige, la moindre multiplicité de ses agens, leur concert -plus facile et même habituellement indispensable à leurs travaux, -et enfin la liberté plus grande que supposent leurs opérations -usuelles, constituent un irrésistible ensemble de causes spontanées -et permanentes pour expliquer aussitôt la libération plus hâtive des -classes correspondantes, sans qu'il convienne assurément d'insister -ici davantage sur une telle indication philosophique, dont je dois -laisser au lecteur le développement immédiat. Toutefois, afin de -faciliter ce travail, je crois devoir ajouter, en précisant plus -spécialement l'indication, que mon Traité ultérieur de philosophie -politique soumettra directement au même ordre essentiel de succession -les diverses industries urbaines, comparativement envisagées dans -leurs évolutions respectives, en démontrant que, par une suite -plus éloignée, mais non moins nécessaire, de ces mêmes différences -élémentaires, le mouvement d'émancipation personnelle a d'abord -prévalu dans l'industrie commerciale, plutôt que dans l'industrie -manufacturière. Enfin, en procédant aussi à un troisième degré -d'analyse historique, on trouverait encore que le commerce le plus -anciennement affranchi dut être alors celui dont les opérations sont -les plus abstraites et les plus indirectes, c'est-à -dire le commerce -des valeurs proprement dites, dont les agens primitifs n'étaient que -de simples changeurs, graduellement transformés en opulens banquiers, -d'abord habituellement juifs, et, à ce titre même, soustraits à un -servage régulier qui les eût incorporés à la société chrétienne; ce -qui n'empêchait point, malgré de trop fréquentes extorsions, qu'ils -ne fussent systématiquement encouragés par l'ensemble du régime -initial du moyen-âge, et surtout par la politique catholique, -qui a toujours tendu à faciliter autant que possible leur essor -industriel, constamment plus libre à Rome qu'en aucun autre lieu de la -chrétienté. L'ensemble de l'histoire industrielle du moyen-âge doit -déjà suffire ici pour indiquer spontanément au lecteur éclairé la -lumineuse vérification que cette loi nécessaire reçoit, au milieu de -perturbations plus apparentes que réelles, surtout par la précocité -plus spéciale, qui, dans la précocité générale de l'Italie, distingue -si hautement, même avant l'admirable Florence, les cités maritimes, et -par suite principalement marchandes, telles que Gênes, Pise, etc., et, -à leur tête, à tous égards, la merveilleuse Venise, dont l'existence ne -pouvait être qu'essentiellement commerciale, sauf le mélange de mœurs -militaires qui s'allie naturellement à la vie maritime, et qui devait -même faciliter alors la transition de la civilisation ancienne à la -moderne: une pareille différence se remarque aussi, sur l'Océan, entre -les divers élémens de la grande ligue anséatique, ainsi que dans la -Flandre; on sait d'ailleurs que la prospérité industrielle naissante de -la France et de l'Angleterre tira directement sa plus grande impulsion -initiale des nombreux et importans établissemens qu'y formèrent, -au XIIIe siècle, les industriels italiens et anséatiques, -d'abord à titre de simples comptoirs, devenus ensuite de vastes -entrepôts réels, et finalement transformés en manufactures capitales. - -Je devais ici m'arrêter particulièrement à la difficile appréciation -de cette seconde phase essentielle du mouvement général d'émancipation -qui a donné naissance à l'élément le plus caractéristique des -sociétés modernes; car, quoique encore purement préliminaire, cette -phase est, au fond, la plus importante, et, en outre, la plus -méconnue; son analyse, à la fois historique et rationnelle, nous -permettra d'ailleurs de procéder plus rapidement à tout le reste -d'un tel travail, désormais relatif à un passé mieux exploré. La -phase immédiatement suivante comprend l'évolution collective si -célèbre sous le nom d'affranchissement des communes, et qui, malgré -d'innombrables études, partiellement intéressantes, est jusque ici -irrationnellement jugée, non-seulement parce qu'on n'y conçoit pas -assez la participation fondamentale du régime catholique et féodal, en -accordant trop d'influence à des causes accidentelles ou accessoires, -mais surtout parce qu'on la considère trop isolément de la précédente, -dont elle ne put être, à vrai dire, que le complément naturel, non -moins inévitable qu'indispensable. Quand on envisage principalement, -suivant l'usage dominant, la lutte politique des grandes masses -sociales, l'ère des communes constitue, en effet, un véritable point de -départ, au delà duquel il serait habituellement inutile de remonter, -comme ayant directement introduit un nouveau poids dans les conflits -historiques. Mais lorsque, au contraire, suivant l'esprit de notre -élaboration actuelle, on étudie surtout le mouvement, pour ainsi dire -moléculaire, qui a graduellement tendu, à partir du moyen-âge, à la -régénération sociale de l'élite de l'humanité, il n'est pas douteux, ce -me semble, que cette importante transformation n'a fait que compléter -spontanément le travail intestin d'émancipation personnelle propre à -la phase ci-dessus examinée, en y ajoutant le degré d'indépendance -politique alors nécessaire à sa pleine réalisation, et qui toutefois, -loin de caractériser suffisamment l'évolution fondamentale, en a -quelquefois gravement détourné ultérieurement la direction essentielle, -comme j'aurai lieu de l'indiquer spécialement ci-après. Car, en se -reportant à l'explication précédente de la libération plus hâtive des -habitans des villes, on voit aisément que les mêmes motifs généraux -exigeaient nécessairement, eu égard à l'état social correspondant, que -la liberté individuelle y fût prochainement accompagnée d'une certaine -liberté collective, sans laquelle l'activité industrielle n'aurait -pu assurément, à cette époque, prendre aucun essor vraiment décisif. -D'un autre côté, ces influences spontanées tendaient simultanément à -réaliser une telle condition de développement, avec le surcroît naturel -de rapidité qui devait résulter déjà du premier élan de l'industrie -naissante pour surmonter la résistance, d'ailleurs communément très -faible, de pouvoirs guère plus disposés et moins capables de s'opposer -à l'indépendance qu'à l'affranchissement, en un temps où l'une était -universellement jugée plus ou moins inséparable de l'autre. Aussi -l'établissement des communes succéda-t-il presque aussitôt à la -libération urbaine, tellement qu'une scrupuleuse analyse historique -peut à peine assigner la première moitié du XIe siècle comme -constituant, en général, l'intervalle effectif entre la fin du -mouvement individuel et l'origine du mouvement collectif. Il est clair -que l'ensemble du régime propre au moyen-âge tendait spontanément -à seconder partout un tel progrès, indépendamment de toutes les -circonstances, plus ou moins fortuites, qui n'ont pu influer que sur -son inégale rapidité. Malgré d'inévitables conflits ultérieurs, d'abord -impossibles à prévoir, l'organisme féodal, par sa nature éminemment -dispersive, devait se prêter sans répugnance à l'admission primitive -des communautés industrielles parmi les nombreux élémens dont sa -hiérarchie était composée; sans devoir redouter alors aucune dangereuse -rivalité, sociale ou politique, chez ces forces naissantes où les deux -principaux pouvoirs temporels ne durent longtemps, au contraire, que -chercher, à l'envi, d'utiles auxiliaires dans leurs luttes intestines. -L'organisme catholique était évidemment encore plus favorable à un tel -essor, même abstraction faite de toute impulsion chrétienne, puisque -la politique sacerdotale y voyait nécessairement un important moyen -de consolider sa domination, en secondant, et souvent en provoquant, -l'élévation de ces nouvelles classes dont elle ne devait attendre -ordinairement qu'une respectueuse reconnaissance, en un temps si -éloigné encore de toute émancipation mentale des masses populaires. - -Pour achever ici de fixer suffisamment les principales notions -relatives à la naissance universelle de l'élément industriel, il -convient d'ajouter, quant aux époques, que le mouvement total -d'émancipation personnelle, depuis l'entière institution du servage -jusqu'à la pleine abolition de tout esclavage, même agricole, a -essentiellement coïncidé avec l'admirable système de grandes guerres -défensives par lequel, au moyen-âge, l'activité militaire, sous -l'inspiration catholique, a si dignement rempli sa dernière mission -préparatoire dans l'évolution fondamentale de l'humanité, suivant les -explications du volume précédent. Les deux phases générales que nous -venons d'apprécier dans ce mouvement préliminaire, correspondent, avec -une remarquable exactitude, dont le lecteur éclairé se rendra aisément -raison d'après les principes précédemment posés, aux deux séries -d'opérations déjà distinguées dans ce vaste enchaînement protecteur: -car, la phase de libération personnelle s'est accomplie pendant la -durée des expéditions directement défensives, commençant à Charles -Martel et finissant à l'établissement occidental des Normands; la phase -consécutive d'établissement des communes industrielles, y compris ses -conséquences naturelles, suivant la théorie de Hume et d'Adam Smith, -pour l'affranchissement final des campagnes, s'est surtout opérée -conjointement avec la grande lutte des croisades contre l'imminente -invasion de l'oppressif monothéisme musulman. - -En contemplant, avec une haute impartialité philosophique, cette -noble portion du passé humain, où, à travers tant d'obstacles -essentiels, la progression sociale a reçu une accélération beaucoup -plus prononcée qu'en aucun autre âge antérieur, il est vraiment -impossible de n'être point choqué de la profonde irrationnalité des -préjugés révolutionnaires qui empêchent encore habituellement tant de -bons esprits d'apercevoir, dans cette évolution décisive, l'éclatante -participation fondamentale de l'ensemble du régime politique -correspondant. Deux observations générales, dont l'exactitude est aussi -irrécusable que leur conclusion est irrésistible, devraient pourtant -suffire pour dissiper, à cet égard, tout aveuglement préalable, si -les haines théologiques, protestantes ou déistes, pouvaient être -convenablement accessibles aux pures inspirations rationnelles. La -première consiste à remarquer que l'entière extension territoriale -d'une telle émancipation élémentaire est précisément circonscrite par -les mêmes limites essentielles que celle de l'organisme catholique et -féodal; c'est-à -dire dans l'occident européen, défini au début de ce -chapitre, et dont toutes les parties principales ont participé, avec -une mémorable solidarité, à ce mouvement fondamental, sauf l'inégale -rapidité naturellement due à la diverse installation locale de ce -régime, ainsi qu'à sa destination défensive plus ou moins intense et -prolongée: ces différences ont d'ailleurs été alors beaucoup moins -prononcées qu'elles ne le devinrent ultérieurement soit en vertu d'un -mouvement plus avancé, soit aussi par la moindre énergie du lien -catholique. En sens inverse, on ne trouve réellement rien d'équivalent -hors d'une telle sphère, ni sous le régime monothéique musulman, ni -même sous le monothéisme bizantin, malgré son illusoire conformité -théologique, essentiellement neutralisée par le défaut radical -d'accomplissement des principales conditions politiques assignées, au -cinquante-quatrième chapitre, à l'efficacité sociale du catholicisme. -Quoique plus restreinte, la seconde observation n'est pas, sans -doute, moins décisive, puisqu'elle consiste à reconnaître, d'après -l'évidente convergence de tous les témoignages historiques, que le -mouvement d'émancipation préalable, soit personnelle, soit collective, -s'est accompli avec le plus de rapidité et de facilité là même où la -puissance prépondérante d'un tel organisme exerçait l'ascendant le -plus direct et le plus complet, c'est-à -dire en Italie, où personne -ne saurait contester, surtout à cet égard, une éclatante précocité -spéciale. Les causes, trop exclusivement temporelles, qu'on a coutume -d'assigner à cette mémorable accélération, d'après l'affaiblissement -caractéristique du pouvoir impérial, ne suffisent certainement -point à son explication; outre que, suivant la théorie du volume -précédent, ce défaut continu de concentration est essentiellement dû -à l'action italienne du catholicisme, on reconnaît d'ailleurs plus -directement une telle influence dans la permanente sollicitude des -papes pour dissiper les haines aveugles qui s'opposaient alors avec -tant d'énergie à la coalition naissante des communautés industrielles, -dont la politique habituelle fut si longtemps dirigée surtout par -les principaux ordres religieux. Enfin, quant à ce qui concerne -plus particulièrement l'impulsion purement féodale, on voit aussi -s'élever, sous la protection impériale, à l'autre extrémité du système -occidental, les célèbres villes anséatiques, dont la correspondance -permanente avec les villes italiennes, par l'intermédiaire normal -des villes flamandes, vint bientôt compléter, au moyen-âge, la -constitution générale du grand mouvement industriel, comprenant, d'une -part, tout le bassin, même oriental, de la Méditerranée, et par suite -s'étendant aux principales parties de l'Orient, sans excepter les plus -lointaines; d'une autre part, l'Océan européen, et dès lors tout le -nord de l'Europe: de manière à former un ensemble habituel de relations -européennes beaucoup plus vaste que celui des plus beaux temps de la -domination romaine. - -Cette partie de notre appréciation actuelle était essentiellement la -seule qui, par sa nature, dût exiger ici une véritable discussion, -comme étant en opposition radicale avec les fausses conceptions qui, -malgré d'utiles modifications partielles, prévalent encore envers -l'ensemble de cette époque. Aussi ai-je cru devoir, pour la plus -importante évolution élémentaire des sociétés modernes, spécialement -rectifier d'abord une aberration fondamentale, qui, rompant tout -à coup, dans le nœud le plus décisif, la continuité nécessaire de -la progression humaine, empêche directement toute liaison vraiment -philosophique du mouvement moderne au mouvement ancien. Je n'ai donc -point hésité à témoigner franchement ici, au nom de tous les esprits -pleinement émancipés, non moins affranchis de la métaphysique que de la -théologie, les sentimens profonds de respectueuse reconnaissance que -méritera toujours des vrais philosophes l'immortel souvenir d'un régime -auquel notre civilisation actuelle doit, à tous égards, son impulsion -initiale, quoique, par sa nature, il soit ensuite inévitablement devenu -incompatible avec la tendance finale de l'humanité. - -L'introduction sociale de l'élément industriel étant ainsi -convenablement rattachée désormais à l'ensemble antérieur du passé -humain, nous pourrons maintenant procéder avec plus de rapidité à -la juste appréciation générale de son essor ultérieur. Toutefois, -afin d'éclairer, et même d'abréger, une telle analyse, il convient -d'abord de nous arrêter encore à juger directement le vrai caractère -fondamental propre à ce nouveau moteur de l'humanité. On sent qu'il -ne saurait être ici question d'aucune vaine apologie philosophique, -surtout envers une puissance sociale qui, certes, n'en a désormais -aucun besoin, puisque, au contraire, son ascendant réel tend, de -nos jours, à devenir beaucoup trop exclusif, comme je l'expliquerai -au chapitre suivant: il s'agit seulement d'indiquer, d'une manière -abstraite, les principaux attributs normaux de ce nouvel élément, sans -négliger de signaler déjà les vices essentiels qui l'ont également -distingué jusqu'à présent. - -En considérant successivement, à ce sujet, les divers aspects -élémentaires de la sociabilité, on reconnaît d'abord, avec une pleine -évidence, que, sous le rapport individuel, la grande transformation qui -vient d'être expliquée constitue la plus profonde révolution temporelle -que l'humanité pût éprouver, puisqu'elle a directement tendu à changer -irrévocablement le mode normal de l'existence humaine, jusque alors -éminemment guerrière, dès lors de plus en pacifique, chez la majorité -croissante des populations civilisées. Si, douze siècles auparavant, -on avait annoncé aux philosophes grecs cette abolition universelle de -l'esclavage, et ce commun assujettissement volontaire de l'homme libre -au travail alors servile, dans une nombreuse et puissante population, -les plus hardis et les plus généreux penseurs n'auraient certes -nullement hésité à proclamer l'absurdité d'une utopie dont rien ne -leur indiquait le fondement; n'ayant pu d'ailleurs reconnaître encore -que, suivant le cours naturel des mutations sociales, les changemens -spontanés et graduels finissent toujours par dépasser beaucoup les plus -audacieuses spéculations primitives. Par cette immense régénération, -l'humanité a réellement terminé son âge préliminaire, et commencé son -âge définitif, en ce qui concerne l'existence pratique, qui dès lors -a été directement constituée en harmonie durable et croissante avec -l'ensemble réel de notre nature normale. Car, malgré l'irrécusable -instinct qui d'abord entraîne l'homme à la vie guerrière, en lui -faisant repousser la vie laborieuse, celle-ci n'en devient pas moins -finalement, après une suffisante préparation, la mieux adaptée -à notre organisation morale, comme plus convenable au libre et -plein développement de nos principales dispositions de tout genre; -indépendamment de son évidente propriété exclusive de comporter et même -de provoquer la simultanéité la plus étendus, tandis que, dans l'essor -militaire, l'activité des uns suppose ou détermine la compression -nécessaire des autres, suivant les explications du cinquante-unième -chapitre. La confuse appréciation qui domine encore à ce sujet tient -surtout à l'esprit absolu de la philosophie politique actuelle, -consacrant à jamais ce qui s'applique uniquement à l'état initial de -l'humanité. On ne peut reconnaître, sous ce rapport, d'autre condition -vraiment permanente que l'insurmontable prépondérance naturelle, chez -presque tous les hommes, de la vie active sur la vie spéculative, comme -l'indique aujourd'hui la saine théorie fondamentale de l'organisme -cérébral. Mais le mode propre de cette activité pratique nécessairement -dominante n'est certainement pas invariable, quoique ses variations -essentielles soient assujetties à une marche régulière, représentée -par notre loi d'évolution humaine, conformément à l'expérience la plus -décisive. - -La conception la plus philosophique, et aussi la plus noble, de -l'ensemble de cette évolution, consiste, suivant les principes établis -à la fin du tome quatrième, à y mesurer surtout le progrès d'après -l'ascendant graduel des facultés caractéristiques de l'humanité -sur les tendances fondamentales de notre animalité: en sorte que -la série sociale se présente rationnellement comme un prolongement -spécial de la grande série animale. Or, selon cette règle générale, -la prédominance, commencée au moyen-âge, de la vie industrielle sur -la vie guerrière, a directement tendu à élever d'un degré le type -primitif de l'homme social, du moins chez l'ensemble de notre race. -En considérant d'abord, sous cet aspect, conformément à la théorie du -cinquantième chapitre, le principal des deux attributs fondamentaux -de notre nature, il est clair que l'usage normal de l'intelligence -pour la conduite pratique est communément plus prononcé dans la vie -industrielle des modernes que dans la vie militaire des anciens, en -comparant judicieusement des organismes équivalens, pareillement -placés dans les deux hiérarchies: j'écarte d'ailleurs à dessein, comme -trop disproportionnée, la comparaison avec la vie militaire actuelle, -à cause de l'automatisme spécial qu'y subissent nécessairement les -inférieurs. L'émancipation des classes laborieuses a vulgairement -organisé, pour les intelligences modernes, l'exercice continu le mieux -adapté à la médiocrité mentale qui caractérise inévitablement l'immense -majorité de notre espèce: des questions claires et concrètes, dont -la faible étendue est très nettement circonscrite, susceptibles de -solution directe ou prochaine, exigeant une attention persévérante et -néanmoins facile, et toujours relatives à des occupations immédiatement -stimulées par les plus chers intérêts pratiques de l'homme civilisé, -aspirant surtout désormais à l'aisance et à l'indépendance, qui -dès lors ont tendu de plus en plus à devenir partout la récompense -presque assurée d'une sage application au travail. Quant à l'influence -habituelle de l'instinct social sur l'instinct personnel, qui constitue -le second attribut essentiel de l'humanité, elle a été certainement -augmentée, au moins virtuellement, dans l'existence industrielle des -modernes, enfin devenue directement compatible avec une bienveillance -vraiment universelle, puisque chacun peut y considérer réellement ses -opérations journalières comme immédiatement destinées à l'utilité -commune autant qu'à son propre avantage; tandis que l'ancien mode -d'existence développait nécessairement les passions haineuses, au -milieu même du plus noble dévouement. À la vérité, le rétrécissement -mental inhérent à une excessive spécialisation du travail, et la -stimulation de l'égoïsme par la préoccupation trop exclusive des -intérêts privés, ont directement tendu jusqu'ici à neutraliser beaucoup -ces heureuses propriétés intellectuelles et morales: mais, en ce qu'ils -offrent aujourd'hui d'exorbitant, ces graves inconvéniens naturels -propres à l'essor industriel tiennent surtout à ce qu'il n'a pu être -encore que simplement spontané, sans avoir convenablement reçu la -systématisation rationnelle qui lui appartient, comme l'établira la -suite de notre appréciation historique. L'oubli d'une telle lacune fait -souvent tomber dans une grande injustice involontaire les partisans -spéculatifs de l'activité militaire, dont les incontestables qualités -sociales doivent être essentiellement attribuées à la puissante -organisation si longtemps élaborée pour elle, et dont l'équivalent -industriel n'existe encore aucunement. Qu'est-ce primitivement, en -effet, que l'ardeur guerrière, considérée isolément de toute discipline -morale, et abstraction faite de toute destination sociale? Rien autre -chose, au fond, qu'une combinaison spontanée de l'aversion naturelle -du travail avec l'instinct d'une domination brutale; d'où il résulte -habituellement une impulsion plus nuisible, et non moins ignoble, que -celle tant reprochée aux cupidités industrielles. Ainsi les immenses -services communément retirés de la régularisation convenable d'un -tel mobile, par cela seul que, chez les moindres agens, il a été -profondément investi d'un caractère habituel d'utilité publique, -devraient conduire à penser aussi que, chez les modernes, un mobile -plus utile et non moins actif serait pareillement susceptible de voir -suffisamment atténués, sous une sage systématisation permanente, les -vices spéciaux qui altèrent si gravement aujourd'hui son efficacité -intellectuelle et morale, presque entièrement abandonnée jusqu'ici -à l'aveugle direction des tendances privées, comme je l'expliquerai -ultérieurement. Mais cette lacune fondamentale n'a pas cependant -empêché, depuis le moyen-âge, de constater réellement, à un certain -degré, l'aptitude croissante de la vie industrielle à provoquer -spontanément, même chez les derniers rangs de la société européenne, un -essor mental et sympathique qui n'y pouvait auparavant être à beaucoup -près autant développé. - -Quant à l'influence élémentaire de cette grande transformation sur -les relations domestiques, elle a d'abord été immense en ce sens -que les douces émotions de la famille sont ainsi devenues enfin -communément accessibles à la classe la plus nombreuse, qui n'y pouvait -jusque alors prétendre que d'une manière très précaire et fort -insuffisante, même après l'incontestable amélioration déterminée, -sous ce rapport, au début du moyen-âge, par la substitution générale -du servage à l'esclavage. C'est donc là seulement qu'a pu commencer -la pleine manifestation directe de la destination finale de presque -tous les hommes civilisés à une vie principalement domestique, qui, -au contraire, chez les anciens, avait été, d'une part, radicalement -interdite aux esclaves, et, d'ailleurs peu goûtée même de la caste -libre, habituellement entraînée par les bruyantes émotions de la -place publique et des champs de bataille. On voit, en second lieu, -que le nouveau mode d'existence a naturellement amélioré le double -caractère essentiel des relations de famille, soit en y assimilant -davantage les occupations ordinaires des deux sexes, jusque alors -trop discordantes pour comporter des mœurs suffisamment communes, -soit aussi en y diminuant l'antique dépendance trop absolue des -enfants envers les parents. Sous l'un et l'autre aspect, il est clair -que la tendance spontanée des habitudes industrielles a directement -concouru avec l'action systématique de la morale catholique, à -laquelle un enthousiasme irréfléchi a quelquefois attribué ainsi -d'heureux effets qui en étaient réellement indépendans, quoique, -de nos jours, la méprise soit bien plus souvent inverse, par suite -d'une irrationnelle antipathie. Toutefois, à ce double titre, il est -d'ailleurs incontestable que le défaut radical de systématisation -industrielle a beaucoup neutralisé jusqu'ici, comme sous les rapports -ci-dessus appréciés, les propriétés virtuelles d'une semblable -transformation sociale, que ses détracteurs spéculatifs ont pu -même accuser, d'une manière spécieuse, de tendre, au contraire, à -l'intime dissolution des liens domestiques, d'ailleurs rêvée aussi -par quelques-uns de ses plus aveugles prôneurs. On pourrait craindre, -par exemple, quant à la relation principale, qu'un essor industriel -désordonné ne dût finalement altérer l'indispensable subordination -des sexes, en procurant habituellement aux femmes une existence trop -indépendante, si une appréciation mieux approfondie ne représentait -une telle influence comme étant nécessairement plus que compensée -par une tendance populaire, bien plus énergique et plus constante, à -faire passer, au contraire, chez les hommes beaucoup de professions -d'abord exercées par les femmes, de façon à réduire de plus en plus -celles-ci à leur destination éminemment domestique, en ne leur laissant -guère que les carrières pleinement compatibles avec elle, suivant la -marche fondamentale de l'évolution humaine à cet égard, directement -caractérisée au cinquante-quatrième chapitre. - -Après avoir suffisamment indiqué la réaction élémentaire de -l'affranchissement industriel, d'abord sur l'amélioration -individuelle du caractère humain, et ensuite sur le perfectionnement -de la constitution domestique, il nous reste surtout à considérer -abstraitement ses propriétés directement sociales, suivant leur -généralité croissante, afin que son universelle efficacité pour -préparer spontanément la régénération temporelle des sociétés modernes -puisse être ensuite convenablement appréciée, à partir de l'ère -décisive précédemment déterminée. - -Il est d'abord évident que l'évolution industrielle a nécessairement -tendu à compléter, chez les modernes, l'irrévocable abolition du -régime des castes, en instituant, envers l'antique ascendant de -la naissance, la rivalité progressive de la richesse acquise par -le travail. Nous avons reconnu, dans le volume précédent, comment -l'organisme catholique avait, au moyen-âge, dignement commencé cet -ébranlement décisif, par cela seul qu'il avait radicalement supprimé -l'hérédité du sacerdoce, et fondé la hiérarchie spirituelle sur le -principe de la capacité. Or, le mouvement industriel est venu ensuite -réaliser aussi, à sa manière, jusque pour les moindres fonctions -sociales, une transformation équivalente à celle ainsi imprimée -aux plus éminentes. Cette influence n'a pu être essentiellement -neutralisée par ce qui a dû subsister de la tendance naturelle à -l'hérédité des professions, qui, malgré son décroissement continu, -se fera nécessairement toujours sentir à un degré quelconque, mais -dont l'insuffisante opposition devait dès lors céder de plus en plus, -d'une part, parmi les classes inférieures de la nouvelle hiérarchie, -à l'essor continu de ce même instinct d'amélioration universelle qui -avait déterminé l'émancipation primordiale, et, d'une autre part, dans -les premiers rangs, à l'impossibilité si connue de conserver chez les -mêmes familles les grandes fortunes commerciales ou manufacturières. -Si l'on combine une telle propriété avec la spécialisation croissante -des occupations humaines, non moins inhérente à la vie industrielle, -on pourra concevoir l'action permanente de la civilisation moderne -pour perfectionner, par les seules voies temporelles, l'ensemble du -classement social, en comportant désormais une plus exacte harmonie -journalière entre les aptitudes et les destinations. En même temps, -il n'est pas douteux que la liaison normale de l'intérêt privé -à l'intérêt public a été dès lors directement perfectionnée par -l'influence continue de cette merveilleuse économie instinctive des -sociétés actuelles, qu'on admirerait sans doute profondément si, au -lieu d'y être habituellement plongé, on l'envisageait seulement dans -la lointaine perspective d'une romanesque utopie, où l'on verrait, -abstraction faite du mobile, chaque individu constamment appliqué, -avec la plus active sollicitude, à imaginer et à réaliser de nouvelles -manières de servir la communauté; les moindres opérations privées -tendant ainsi à s'anoblir de plus en plus en acquérant spontanément -le caractère de fonctions publiques, sans qu'on puisse désormais -établir nettement une ligne générale de démarcation entre les unes et -les autres, jadis si profondément séparées. Quelle que soit encore, -à tous égards, la profonde imperfection d'un tel ordre, d'après -son défaut radical de systématisation rationnelle, la convenable -appréciation de ces résultats usuels est bien propre à faire sentir -l'absurdité historique de ces déclamations illusoires sur la richesse -et sur le luxe, qui, chez tant de prétendus philosophes ou moralistes -modernes, ne sont surtout qu'un vain retentissement scolastique des -fausses notions sociales que notre vicieuse éducation puise encore -exclusivement dans le type antique. À la vérité, tous ces heureux -résultats dérivent essentiellement de calculs personnels, où ne se -manifeste que trop l'action primitive des instincts de ruse et de -cupidité propres à des esclaves émancipés: mais on peut assurer, à cet -égard, que toutes les récriminations réelles qui ne se rapporteraient -point à l'absence actuelle de régularisation générale resteraient -purement relatives à l'invincible défectuosité de la nature humaine, où -la prépondérance habituelle des impulsions individuelles ne laisse, à -cet égard, d'autre variation possible que celle d'un mobile privé plus -ou moins accessible aux inspirations de l'instinct social: or, l'amour -du pillage serait-il donc plus moral, ou même plus noble, que l'amour -du gain? - -Quant à l'influence abstraite de l'évolution industrielle sur le -caractère essentiel des transactions sociales, il serait superflu de -faire spécialement ressortir sa tendance pratique à faire graduellement -prévaloir le principe de la conciliation des intérêts, sur l'esprit, -d'abord hostile, ensuite litigieux, qui dominait jusque alors dans les -opérations privées. La législation indépendante et spontanée qui, au -moyen-âge, devait appartenir aux communautés industrielles, quoiqu'elle -ait dû ensuite disparaître essentiellement, comme je l'expliquerai -ci-dessous, pour permettre la formation des grandes unités politiques, -nous a laissé un précieux témoignage permanent de cette disposition -primitive par l'heureuse institution des réglemens et des tribunaux de -commerce, d'abord élaborée sous les sages inspirations des négocians -anséatiques, et dont la marche journalière nous offre un contraste si -décisif avec celle des autres juridictions, malgré que l'intervention -ultérieure des légistes y ait certainement tendu à altérer beaucoup -ses qualités primordiales. Je crois devoir insister davantage sur -l'indication sommaire d'un autre attribut élémentaire de l'esprit -industriel, considéré, sous un aspect beaucoup moins senti et encore -plus capital, relativement à son mode habituel de discipline sociale. -D'après l'aversion primitive de l'homme pour la vie laborieuse, on eût, -sans doute, difficilement prévu que le désir d'un travail permanent -constituerait un jour le principal vœu ordinaire de la majorité des -hommes libres, tellement que la concession ou le refus du travail y -deviendrait la base usuelle de l'action disciplinaire, préventive ou -même coercitive, indispensable à l'économie générale, en écartant de -plus en plus tout usage direct de la force proprement dite. Cette -nouvelle tendance, si évidemment propre aux sociétés industrielles, -a sans doute besoin, comme toutes celles précédemment signalées, et -même à un plus haut degré, d'être enfin convenablement régularisée: -mais son influence croissante n'en a pas moins déjà réalisé, depuis -le moyen-âge, une notable amélioration universelle, dont l'importance -sera dignement appréciée par quiconque voudra, sous ce rapport, -judicieusement comparer le principe industriel au principe militaire, -où la douleur et la mort sanctionnent finalement toute subordination. -Dans les abus même les plus déplorables que puisse engendrer un -vicieux ascendant de la richesse, lorsqu'il semblerait que cette -transformation s'est réduite, pour ainsi dire, à remplacer le droit de -tuer par celui d'empêcher l'existence, on pourrait encore constater -que le despotisme industriel se montre nécessairement moins oppressif -et plus indirect que le despotisme militaire, de manière à comporter -beaucoup plus de moyens de l'adoucir ou de l'éluder; outre qu'un -sentiment plus net et plus actif du besoin réciproque de coopération, -ainsi que des mœurs plus conciliantes, doivent éloigner davantage -d'aussi extrêmes conflits. - -Enfin, si l'on envisage l'action élémentaire de l'évolution -industrielle pour modifier les plus vastes relations sociales, il -serait assurément inutile d'insister ici sur sa tendance fondamentale, -déjà si prononcée au moyen-âge, à lier directement tous les peuples, -malgré les diverses causes quelconques, même religieuses, d'antipathie -nationale. Non-seulement l'absence si regrettable de toute vraie -systématisation progressive n'a pu neutraliser jusqu'ici l'énergie -spontanée de cet instinct caractéristique: mais sa manifestation -continue a même surmonté les efforts les plus actifs d'une puissante -systématisation rétrograde; comme le montre surtout l'exemple de -l'Angleterre, où l'esprit d'égoïsme national habilement stimulé n'a -pu parvenir, dans les cas même le plus favorables à son influence, à -contenir entièrement, envers les nations rivales, l'essor journalier -des dispositions pacifiques inhérentes à l'existence temporelle -des sociétés modernes. Quelles qu'aient dû être les propriétés -primitives de l'esprit militaire pour l'extension graduelle des -associations humaines, comme je l'ai soigneusement expliqué, il est -clair que sa puissance est, à cet égard, nécessairement limitée, et -qu'elle avait essentiellement épuisé tout le développement dont elle -était susceptible, sous le régime initial qui, dès le moyen-âge, a -graduellement tendu vers son entière et irrévocable abolition, pour -laisser agir désormais, dans l'esprit industriel convenablement -systématisé, une aptitude exclusive à permettre enfin l'assimilation -totale de l'humanité. - -Cette sommaire appréciation des principaux attributs élémentaires du -nouveau moteur temporel, était indispensable ici afin de caractériser -nettement le profond changement que sa prépondérance croissante a -dû graduellement imprimer au mode primordial de sociabilité. En -reprenant maintenant le cours direct de notre élaboration historique, -pour analyser, à partir du XIVe siècle, l'essor continu de -la puissance industrielle, nous devons d'abord exactement déterminer -l'ensemble de sa position nécessaire envers les anciens pouvoirs -sociaux, et la direction correspondante de son développement ultérieur. -Dans tout ce mouvement élémentaire de recomposition temporelle, nous -devrons désormais considérer essentiellement l'industrie urbaine, qui -en est restée jusqu'ici le principal siége, par une conséquence plus -éloignée des mêmes différences fondamentales ci-dessus signalées pour -expliquer d'abord l'émancipation plus tardive de l'industrie rurale, -dont l'évolution sociale est encore si arriérée. - -La politique spontanée que l'heureux instinct des classes laborieuses -leur a presque toujours inspirée, dès leur plein affranchissement au -moyen-âge, a été surtout distinguée, sauf les déviations passagères -ou locales, par ces deux attributs permanents, suite nécessaire de la -situation générale: elle a eu pour caractère propre la spécialité, et -pour condition indispensable la liberté; c'est-à -dire que l'ambition -prépondérante des nouvelles forces a été concentrée vers leur -développement industriel, en s'abstenant de prendre réellement, à la -haute gestion des affaires publiques, aucune autre part ordinaire que -celle qui se rattachait à une telle destination, dont l'accomplissement -ne pouvait alors faire naître d'autre grand besoin politique que celui -d'un essor suffisamment libre des facultés industrielles. C'est, en -effet, comme seule garantie efficace de cette liberté élémentaire, -dans l'état social propre au moyen-âge, que l'indépendance primitive -des communautés urbaines conserva si longtemps une importance vraiment -fondamentale, malgré les graves aberrations qu'elle pouvait susciter. -Il faut attribuer aussi la même destination essentielle à l'existence, -d'abord si tutélaire, quoique ultérieurement oppressive, de ces -corporations plus spéciales qui, dans chaque communauté urbaine, -unissaient plus particulièrement les citoyens de chaque profession, -et sans lesquelles la sécurité du travail individuel eût été alors si -souvent compromise, outre leur utile influence morale, plus prolongée, -pour seconder l'intime développement des mœurs industrielles, en -concourant à prévenir l'inconstance naturelle qui pouvait pousser à -des changemens de carrière trop désordonnés, surtout en un temps où le -nouveau mode d'existence n'avait pu être encore suffisamment apprécié. - -Telle est la véritable origine générale de la passion caractéristique -des modernes pour cette liberté universelle et continue, suite -naturelle et complément nécessaire de l'émancipation personnelle, -afin d'assurer à chacun l'essor convenable de son activité normale: -l'instinct vulgaire l'a ordinairement mieux appréciée jusqu'ici que la -raison spéculative, qui, par un vicieux rapprochement, s'efforçait -toujours de la subordonner à cette liberté politique particulière aux -anciens, où l'esclavage des travailleurs constituait l'indispensable -condition d'une turbulente participation de la caste guerrière à -la direction journalière de ses affaires communes. Or, l'esprit -féodal était évidemment très favorable à la satisfaction spontanée -de ce besoin capital, qui ne pouvait d'abord donner lieu à aucun -conflit habituel. Quand l'élan industriel a pu ainsi commencer, ses -résultats naturels ont ensuite graduellement développé, envers les -divers pouvoirs prépondérans, un moyen d'action de plus en plus -irrésistible, par l'entraînement involontaire des ennemis les plus -systématiques de l'industrie moderne vers les nouvelles jouissances, -de commodité et surtout de vanité, inhérentes à son cours permanent. -Ce n'est pas seulement de nos jours que, chez les classes les plus -opposées aux suites sociales de l'évolution industrielle, les plus -opiniâtres conservateurs n'ont pu cependant se résigner à renoncer -aux satisfactions privées qu'elle procure habituellement, et dont la -douce influence journalière étouffe spontanément chaque germe sérieux -de réaction rétrograde: une pareille inconséquence, et une semblable -diversion, ont certainement existé aussi, quoique à un moindre degré, -aux temps même les plus rapprochés de l'affranchissement primordial, -dont les grands effets ultérieurs ne pouvaient d'ailleurs être -nullement prévus. Ainsi, la politique initiale des classes laborieuses, -par cela même qu'elle était exclusivement industrielle, reposait sur -une base certaine et inébranlable: sa sagesse instinctive était, en -réalité, bien supérieure à celle des plans péniblement conçus alors -par tant d'ambitieux spéculatifs qui s'efforçaient, au contraire, de -provoquer, au sein des villes, une activité principalement politique, -qui eût détourné leurs travaux naissans, et attiré sur elles l'unanime -réprobation des pouvoirs prépondérans. On doit donc, contre l'opinion -commune, regarder comme éminemment salutaire au véritable essor social -du nouvel élément temporel la compression générale que l'ensemble -du régime militaire et théologique exerçait d'abord nécessairement -sur lui, pourvu que, suivant l'influence la plus ordinaire, ce frein -fondamental, assez puissant pour maintenir les forces nouvelles en état -de subalternité politique, ne pût acquérir une intensité susceptible -d'entraver leur développement spécial. Cette situation naturelle, -dont la durée indéfinie eût été sans doute fort désastreuse, et -d'ailleurs heureusement impossible, était, à l'origine, tellement -indispensable à l'intime élaboration des mœurs industrielles, que -lorsque des circonstances exceptionnelles ont empêché une telle -résistance de devenir suffisamment puissante, l'essor industriel en a -été profondément troublé, par son déplorable mélange avec une tendance -vraiment rétrograde vers le système de domination guerrière, le seul -qui pût encore satisfaire la vaine ambition politique des cités trop -indépendantes, en un temps si voisin de l'entière prépondérance -temporelle des mœurs militaires. Une semblable nécessité a été -surtout tristement marquée dans les funestes animosités mutuelles et -dans les cruelles agitations intestines par lesquelles la plupart -des villes italiennes, sauf la sage Venise, où avait pu prévaloir -bientôt une heureuse combinaison, compensèrent si douloureusement, -au XIIIe et au XIVe siècle, les avantages primitifs que leur -précoce émancipation avait retirés d'une moindre compression -politique, jusqu'à ce que leur orageuse indépendance eût partout -abouti à la suprématie d'une famille locale, d'abord féodale en -Lombardie, ensuite industrielle en Toscane. On voit aussi que les -principales villes suisses durent plus tard à une cause semblable les -abus caractéristiques inhérens à leur domination trop oppressive sur -les campagnes environnantes, qui semblaient n'avoir fait que changer -de maîtres. Sous ce rapport capital, les cités anséatiques, quoique -placées, comme celles de l'Italie, dans un milieu trop peu concentré, -avaient une situation beaucoup plus favorable; et, en effet, à raison -même des obstacles naturellement apportés à leur essor politique, -elles échappèrent heureusement à ces stériles perturbations de la vie -industrielle, qui s'y développa aussi purement, et néanmoins plus -rapidement, qu'au sein des grandes organisations féodales, comme celles -de la France et de l'Angleterre. C'est ainsi que, dans l'ensemble de -l'occident européen, les entraves générales que le régime correspondant -semble avoir d'abord présentées au nouvel élément temporel -constituaient, en réalité, à l'origine, des conditions essentiellement -propres à son évolution normale. Si, au début de ce chapitre, j'ai -paru attacher, pour la détermination de l'époque initiale, une haute -importance à l'admission primitive des classes laborieuses dans les -diverses assemblées nationales, ce n'est point à raison de l'influence, -très peu profonde en effet, qu'une telle élévation politique put -exercer immédiatement sur leur propre essor social; c'est surtout comme -offrant un irrécusable symptôme de la puissance universelle qu'elles -avaient déjà acquise. - -Après avoir ainsi apprécié la situation primitive de l'élément -industriel envers l'ensemble de l'ancien organisme, il convient aussi -de caractériser sommairement sa relation spéciale avec chacun des -principaux pouvoirs correspondants. - -Quant à la puissance catholique, il est évident que l'essor industriel -devait alors y recevoir un accueil particulièrement favorable, -par sa double conformité spontanée, soit avec l'esprit général de -la constitution spirituelle, soit avec les besoins propres de la -force ecclésiastique dans son antagonisme politique, comme je l'ai -précédemment indiqué. Mais il importe de noter ici que cette utile -convergence, d'abord inhérente à la vraie destination sociale du -pouvoir spirituel, y était, dès l'origine, notablement altérée par -d'inévitables oppositions tenant à cette nature malheureusement -théologique de la philosophie correspondante, que nous avons déjà -vue tant neutraliser, à d'autres égards, les attributs essentiels -du gouvernement moral. Cette restriction ne se rapporte point même -à la tendance anti-théologique nécessairement propre à l'industrie -convenablement développée, quand elle a enfin largement manifesté -son vrai caractère philosophique par une grande action permanente de -l'humanité sur le monde extérieur, comme je l'ai indiqué, en principe, -au dernier chapitre du tome quatrième: ce conflit nécessaire n'a -pu se faire sentir qu'en un temps trop postérieur pour devoir être -maintenant considéré. Abstraction faite de cette opposition radicale, -qui sera ensuite appréciée, je dois déjà signaler ici le contraste -fondamental que l'essor unanime d'une ardente activité industrielle -ne pouvait manquer d'offrir bientôt avec l'exclusive préoccupation -chrétienne du salut éternel, nécessairement imposée par la doctrine -religieuse, dont l'inaptitude pratique à diriger la nouvelle existence -des populations civilisées devait ainsi devenir de plus en plus -sensible. L'esprit absolu, et par suite immobile, inévitablement -propre à une telle doctrine, ne pouvait d'ailleurs lui permettre, sans -se dénaturer, aucune modification morale convenable à une situation -sociale qui n'avait pu être suffisamment prévue dans l'élaboration -primordiale du catholicisme, dès lors réduit à n'y intervenir que par -des prescriptions trop vagues et trop imparfaites, souvent même assez -incompatibles avec la réalité pour devenir directement contraires aux -plus évidentes conditions normales de la vie industrielle. C'est ainsi, -par exemple, que, dès l'origine, les irrationnelles déclamations du -clergé contre l'intérêt des capitaux, quoique ayant pu d'abord tempérer -une ignoble cupidité, n'ont pas tardé à devenir doublement nuisibles -aux opérations industrielles, soit en y entravant d'indispensables -transactions, soit en y provoquant indirectement d'exorbitantes -extorsions. Ne fût-ce qu'à ce titre, il est évident que l'esprit -industriel devait promptement se trouver, dans la pratique, en conflit -habituel avec l'esprit catholique, qui, même aujourd'hui, n'a pu -encore parvenir, malgré tant de laborieuses spéculations théologiques, -à établir aucune théorie unanime du prêt à intérêt, au sujet duquel -il a donc fallu que l'industrie moderne se trouvât constituée en -journalière contravention chrétienne, de manière à constater hautement -l'insuffisance pratique d'une morale religieuse inaccessible aux plus -irrécusables inspirations de la sagesse vulgaire. - -Un tel ordre de considérations explique aisément pourquoi les classes -laborieuses, tout en accueillant avec respect l'utile intervention -du clergé dans leurs affaires générales, devaient éprouver cependant -une prédilection instinctive envers les divers élémens du pouvoir -temporel, d'où leur paisible activité continue ne pouvait craindre -ordinairement aucune grave opposition systématique. Malgré l'inévitable -rivalité sociale qui devait ultérieurement surgir entre l'aristocratie -industrielle et l'aristocratie nobiliaire, après que celle-ci eut -suffisamment perdu la supériorité militaire qui la caractérisait, -il est clair que, longtemps trop subalternes pour oser tenter une -telle concurrence, même à la faveur des plus grandes richesses, les -travailleurs devaient d'abord, en général, considérer surtout les -nobles, soit comme offrant, par leur luxe, un indispensable stimulant -à la production journalière, soit aussi comme constituant, par la -supériorité naturelle de leur éducation morale, les meilleurs types du -perfectionnement individuel. Sous l'un et l'autre aspect, il n'est pas -douteux que les mœurs féodales, même abstraction faite de l'utilité -propre à leur mission guerrière, ont exercé pendant plusieurs siècles -une heureuse influence sur le développement fondamental de l'industrie -moderne. La production directe des objets destinés au plus grand -nombre n'a pu constituer que beaucoup plus tard un aliment suffisant à -l'activité commerciale ou manufacturière; et, quoique, de nos jours, -ce progrès soit enfin heureusement accompli, il n'altère encore que -trop rarement la tendance naturelle des améliorations industrielles à -s'adresser d'abord aux fortunes supérieures, jusque dans les cas où -leur principale extension dépend davantage d'une entière vulgarisation -ultérieure. Pareillement, sous le second point de vue, il est clair -que la supériorité sociale et la richesse héréditaire devaient -ordinairement tendre à entretenir, chez les classes féodales, une -généralité de vues et une générosité de sentimens, difficilement -compatibles avec la préoccupation spéciale d'une laborieuse économie, -et qui devaient naturellement paraître, aux classes industrielles, de -dignes sujets d'imitation. À ce double titre, les grandes fortunes -patrimoniales constitueront certainement toujours, même après la plus -sage régénération sociale, la source d'une influence considérable, qui, -dignement systématisée, est susceptible d'ailleurs des plus heureux -résultats pour l'amélioration universelle de la condition humaine: -qu'on juge donc quelle devait être leur importance en des temps si -voisins du premier essor industriel! - -Mais, quelque avantageuses que pussent être, en général, les relations -normales des classes laborieuses avec l'élément local de l'ancien -organisme temporel, jusqu'à l'avénement ultérieur d'une rivalité -plus ou moins directe, on conçoit encore mieux que leurs principales -sympathies sociales devaient presque toujours se tourner avec -prédilection vers l'élément central, même indépendamment des motifs -spéciaux de solidarité politique qui, dans le cas le plus fréquent, -devaient leur faire préférer la royauté à la noblesse. Car, chez le -pouvoir royal, l'industrie trouvait alors évidemment réalisées au plus -haut degré les conditions précédentes de son affinité primitive pour la -puissance féodale, et spontanément dépouillées, de part et d'autre, en -vertu d'une élévation supérieure, de toute source habituelle de graves -collisions; sauf les charges pécuniaires, qui ne pouvaient d'abord -paraître fort onéreuses à des populations judicieusement disposées, -par un long usage antérieur, à regarder comme éminemment favorable la -faculté de convertir ainsi leurs divers embarras sociaux. Aussi cette -prédilection spéciale envers la royauté s'est-elle fait sentir là -même où les classes industrielles, comme je l'expliquerai ci-dessous, -ont été exceptionnellement conduites à se liguer contre elle avec la -noblesse, surtout en Angleterre, où une telle tendance permanente a -beaucoup ralenti la décadence naturelle du pouvoir royal. - -Telle était donc, en général, au XIVe siècle, la situation -fondamentale du nouvel élément temporel, soit relativement à -l'ensemble de l'ancien organisme européen, soit à l'égard de ses -diverses branches principales. La politique spéciale qui en résultait -spontanément pour les classes laborieuses se trouva d'abord, dans -les pays les plus précoces, et surtout en Italie, sous la direction -naturelle des influences, ecclésiastique ou nobiliaire, qui avaient été -disposées ou contraintes à s'incorporer suffisamment aux communautés -industrielles, où l'on distingue alors, d'une manière si éclatante, -la haute intervention primitive, ordinairement si heureuse, des -nouveaux ordres religieux, et ensuite l'importance plus durable de -quelques grandes familles féodales, habilement résignées à fonder -leur agrandissement sur une pareille assimilation. Mais, sans cesser -totalement de subir l'action permanente de ces deux élémens étrangers, -les intérêts sociaux de l'industrie durent spontanément tomber peu à -peu sous l'uniforme direction des légistes, d'autant plus exclusive que -les cités étaient plus indépendantes, par suite d'une incorporation -beaucoup plus complète; si nettement marquée, par exemple, dans -cette curieuse classification industrielle qui formait la base de la -constitution florentine, où les avocats et les notaires figuraient à -la tête de ce qu'on y nommait les grands arts. On conçoit aisément, -en effet, l'ascendant familier qu'avait dû spontanément acquérir, -chez de telles populations, une classe dont les intérêts étaient -alors, quoique radicalement hétérogènes, intimement unis aux leurs, -et qui seule y pouvait posséder l'habitude normale d'une certaine -généralité dans les conceptions sociales. C'est ainsi que les légistes, -déjà naturellement investis, suivant les explications du chapitre -précédent, de la direction temporelle du mouvement de décomposition, -ont pareillement obtenu d'ordinaire la principale influence dans -la partie correspondante de la progression organique; de manière à -rester encore, à beaucoup d'égards, sous l'un et l'autre aspect, les -déplorables chefs de l'ensemble du mouvement politique actuel. Quelque -désastreuse qu'ait dû ensuite devenir leur influence politique, il ne -faut pas oublier que, à cette époque initiale, elle n'était pas moins -indispensable qu'inévitable, aussi bien pour la progression organique -que nous l'avons déjà reconnu pour la progression critique: puisque, -malgré les vices permanens qui lui sont propres, cette classe était -alors seule capable, d'ordinaire, de discuter suffisamment avec les -anciens pouvoirs les intérêts généraux de la politique industrielle; -en même temps, les classes laborieuses pouvaient ainsi développer plus -librement leur activité caractéristique, dont une vaine agitation -politique eût alors gravement troublé l'essor spontané, principale base -ultérieure de leur ascendant social. - -Ayant désormais suffisamment analysé, quant à l'évolution fondamentale -du nouvel élément temporel, d'abord son origine essentielle, ensuite -son caractère propre, et enfin sa situation générale envers le milieu -politique correspondant, il ne nous reste plus ici, pour compléter -cette appréciation historique du principal moteur des sociétés -modernes, qu'à y caractériser sommairement son développement universel -pendant la mémorable période des cinq siècles qui ont suivi son essor -initial, selon la marche indiquée au début de ce chapitre. - -En étudiant, dans la leçon précédente, le cours simultané du -mouvement révolutionnaire, nous avons été spontanément conduits, -sans aucune résolution antérieure, et par la seule tendance directe -de l'ensemble des événemens, à partager successivement cette grande -époque préparatoire en trois phases consécutives, suivant l'état plus -ou moins avancé de la décomposition politique: la fin du XVe -siècle servant à séparer les temps où la dissolution, spirituelle -et temporelle, était surtout spontanée, de ceux où elle est devenue -graduellement systématique; et, pour ce dernier âge, le milieu environ -du XVIIe siècle divisant le règne direct de la philosophie -négative en critique protestante, purement préliminaire, et critique -déiste, seule décisive: d'où résultent finalement trois périodes peu -inégales, comprenant à peu près, la première six générations, la -seconde cinq, et la dernière quatre, du moins en arrêtant celle-ci, -comme nous avons dû le faire, au début de la révolution française. Or, -la rationnalité fondamentale d'une telle distribution générale de notre -passé immédiat va maintenant recevoir la plus heureuse et la moins -équivoque confirmation, en ce que le même ordre doit naturellement -présider ici à l'examen philosophique du mouvement élémentaire de -recomposition temporelle, dont les progrès principaux correspondent, -en effet, avec une remarquable convergence, à ces divers degrés -nécessaires du mouvement de décomposition. Comme cette concordance -essentielle doit évidemment résulter, à priori, de la connexité -naturelle des deux séries, sa vérification propre devra réciproquement -rendre hautement incontestable à tous les bons esprits l'obligation -de procéder désormais à toute saine appréciation des temps modernes -d'après la nouvelle division que j'ai été conduit ainsi à établir, et -qui seule, j'ose l'assurer, peut soutenir convenablement l'épreuve -décisive d'une suffisante conformité entre la progression critique et -la progression organique, dont le concours permanent constitue, à mes -yeux, pour un tel âge, le vrai criterium de la rationnalité historique. - -La première phase, que, dans la série négative, nous avons jugée, -à tant d'égards, la plus capitale, conserve certainement la même -supériorité fondamentale dans notre série positive, malgré les -préventions ordinaires en l'un et l'autre cas. C'est, en effet, pendant -les deux siècles environ relatifs à la principale décomposition -spontanée du régime catholique et féodal d'après les luttes intestines -de ses élémens essentiels, que l'industrie a réellement commencé à -établir son irrévocable ascendant élémentaire, de manière à manifester -déjà le vrai caractère pratique de la civilisation moderne. On conçoit -même aisément que cette dissolution croissante de l'ordre ancien, -et sa tendance continue vers la dictature temporelle qui en devait -provisoirement résulter, suivant la théorie du chapitre précédent, -devaient être éminemment favorables à l'évolution industrielle, que -les divers pouvoirs s'efforçaient à l'envi de seconder, soit d'après -une sympathie directe, essentiellement commune à tous, par suite de -l'esprit catholique et féodal, si longtemps protecteur de l'industrie -naissante, soit en vertu des motifs politiques qui devaient plus -spécialement disposer l'élément temporel, tendant alors vers un -ascendant très contesté, à se ménager l'appui de forces nouvelles, dont -la haute importance sociale était déjà pleinement irrécusable. En sens -inverse, il n'est pas douteux que l'extension et la consolidation -de la vie industrielle ont alors directement commencé à seconder -activement l'intime dissolution naturelle de l'ancienne constitution -sociale, en tendant de plus en plus, surtout au sein des villes, et par -suite aussi, quoiqu'à un moindre degré, jusque parmi les campagnes, -à ruiner radicalement l'antique subordination journalière qui lui -rattachait auparavant la majorité des classes inférieures. Les grandes -cités, principal foyer, en tout temps, et surtout chez les modernes, -de la civilisation humaine, comme le rappelle si heureusement une -étymologie expressive, remontent essentiellement jusqu'à cette phase -capitale, avant laquelle l'importance de Londres, d'Amsterdam, etc., -et même de Paris, était encore si faible. Quoique les causes purement -politiques aient dû beaucoup influer sur un tel phénomène, il est, au -fond, principalement résulté, dès lors comme aujourd'hui, de l'essor -industriel, qui a surtout imprimé à ces divers centres européens ce -caractère fondamental de bienveillante solidarité mutuelle envers -les populations moins condensées, si différent du superbe esprit de -domination universelle, propre, dans l'antiquité, aux rares chefs-lieux -de l'activité militaire. - -Parmi les nombreuses institutions qui, à cette époque, témoignent -évidemment de la prépondérance naissante de la vie industrielle sur -la vie militaire, je dois me borner ici à signaler spécialement celle -qui, soit comme symptôme, soit comme cause, fut assurément la plus -décisive de toutes, l'établissement universel des armées soldées, -d'abord temporaires au début de cette phase, et partout permanentes -vers sa fin. J'en ai déjà suffisamment indiqué, au chapitre précédent, -la haute portée pour accélérer notablement la dissolution spontanée -de l'ancien ordre temporel: nous ne devons l'envisager maintenant que -relativement à son influence vraiment fondamentale sur le mouvement -industriel. En voyant naître, en Italie, cette grande innovation, au -commencement du XIVe siècle, d'abord à Venise, ensuite à -Florence, chacun peut aisément constater son origine essentiellement -industrielle, pareillement sensible aussi dans son extension ultérieure -à tout le reste de notre occident, et qui partout devenait une -manifestation non équivoque de l'antipathie croissante des nouvelles -populations pour les mœurs militaires, ainsi concentrées désormais chez -une minorité spéciale, dont la proportion n'a pas, en général, cessé -de décroître, malgré l'agrandissement numérique des armées modernes. -Quant à la réaction organique d'une telle institution suffisamment -développée, il est clair que sans elle l'essor universel de la vie -industrielle n'aurait pu devenir convenablement décisif, par le -mélange d'habitudes guerrières qui eût continué à en altérer la pure -efficacité morale au sein des populations européennes. Ce préambule -était surtout indispensable pour que les classes inférieures pussent -enfin être irrévocablement soustraites à la subordination féodale, -et désormais pleinement rattachées, comme aujourd'hui, aux chefs -naturels de leurs travaux journaliers; tandis que, d'une autre part, -l'essor industriel tendait aussi à ruiner essentiellement la grande -influence populaire que procurait au clergé son vaste système de -charités publiques, dès lors de plus en plus secondaire vis-à -vis des -voies nouvelles, non moins supérieures en importance qu'en moralité, -que l'industrie commençait à ouvrir spontanément à l'amélioration -universelle des conditions temporelles. La double influence ainsi -exercée pour l'organisation élémentaire du travail européen était, -à cette époque, d'autant plus assurée que la rareté naturelle des -ouvriers, et spécialement de ceux doués de quelque habileté, y rendait -leur situation relative bien plus favorable que de nos jours. En un -mot, sous quelque aspect industriel qu'on étudie cette phase mémorable, -on y trouvera clairement le premier germe social des divers progrès -qui ont ensuite caractérisé, avec tant d'éclat, les deux phases -postérieures. On y voit même, dès le début, l'ébauche primitive, -distincte quoique imparfaite, du vrai système de crédit public, si -justement regardé aujourd'hui comme l'un des principes fondamentaux -de la constitution industrielle, mais auquel on suppose communément -une source beaucoup trop récente; car il remonte certainement aux -efforts de Florence et de Venise vers le milieu du XIVe -siècle, bientôt suivis de la vaste organisation de la banque de Gênes, -long-temps avant que la Hollande, et ensuite l'Angleterre, pussent -acquérir une grande importance financière. - -Si, après cette sommaire appréciation de ce que l'essor social de -l'industrie offre alors d'essentiellement uniforme en tout notre -occident, on considère les principales différences qui, sous ce -rapport, devaient distinguer les divers élémens généraux de la -république européenne, on trouve encore qu'elles s'accordent -spontanément avec celles que le chapitre précédent a pleinement -caractérisées quant au mouvement simultané de décomposition temporelle, -suivant qu'il a tendu vers l'irrévocable prépondérance du pouvoir -central ou du pouvoir local. On voit, en effet, dans cet immense -conflit décisif entre la royauté et la noblesse, l'industrie, -partout sollicitée des deux côtés, se prononcer, le plus souvent, -d'après l'admirable sentiment de la situation qui avait jusque alors -caractérisé sa politique instinctive, pour celle des deux puissances -qui avait été primitivement la plus faible, mais qui devait ensuite -obtenir l'ascendant final, si utilement secondé par un tel secours. -Sans aucun calcul systématique, cette sagesse spontanée résultait -évidemment de la prédilection spéciale que les classes laborieuses -devaient graduellement concevoir pour celui des deux pouvoirs -antagonistes qui, à raison de son infériorité primordiale, devait -être le mieux disposé à s'assurer leur assistance par des services -convenables. C'est ainsi surtout que, diversement déterminée par un -esprit identique, la force industrielle, en France, contracta avec la -royauté la plus intime alliance politique; tandis que, au contraire, -en Angleterre, elle se ligua contre le trône avec l'aristocratie -féodale, malgré la sympathie naturelle, ci-dessus expliquée, qui, là -comme en tout autre milieu, l'attirait en sens inverse. Une telle -diversité ne devait recevoir son développement actif que sous les deux -autres phases, où elle a tant concouru à constituer les différences -fondamentales entre l'industrie française et l'industrie anglaise, -la première tendant surtout à une centralisation systématique, la -seconde à des ligues spontanées mais partielles, suivant la propre -nature des élémens féodaux qu'elles choisirent pour contracter cette -longue confraternité politique. Quoique devant ainsi me borner -maintenant à signaler la véritable origine historique de ces importans -attributs, je dois d'ailleurs noter ici que, dans notre série positive -actuelle, comme dans la série négative du chapitre précédent, le cas -français a été essentiellement normal, et commun à la majeure partie -de la république européenne; pendant que le cas anglais a été, au -contraire, éminemment exceptionnel, mais réalisé cependant, à un -moindre degré, chez quelques autres populations occidentales, ainsi -que je l'ai indiqué envers le mouvement critique. Il est clair, en -effet, que le premier mode d'évolution temporelle est nécessairement -de beaucoup le plus favorable à l'ascendant social de l'industrie -moderne, dont le principal antagoniste universel était naturellement la -noblesse, au triomphe politique de laquelle le second mode l'obligeait -irrationnellement à concourir elle-même. L'influence spontanée de l'une -et l'autre marche sur l'éducation mentale de la puissance industrielle -conduit aussi à de pareilles conclusions, en montrant que la voie -exceptionnelle, ou anglaise, devait tendre à fortifier, par une telle -alliance, les habitudes de spécialité dispersive dont la prépondérance -constituait nécessairement, sous l'aspect intellectuel, le vice -universel de l'évolution industrielle; pendant que la voie normale, -ou française, tendait, au contraire, à corriger spontanément, à un -certain degré, cet inconvénient fondamental, d'après les habitudes -émanées d'une direction politique plus élevée et plus systématique, -susceptibles de mieux préparer les classes nouvelles à l'ultérieure -conception rationnelle d'une véritable organisation générale, encore -si confusément soupçonnée jusqu'ici. Vers la fin même de la phase que -nous considérons, cette grave différence me semble déjà réellement -caractérisée sous plusieurs rapports intéressans, et surtout par une -grande institution centrale, qui a si heureusement influé dès lors -sur l'ensemble de l'essor industriel: on conçoit qu'il s'agit de la -création des postes, alors émanée de la royauté française, et par -laquelle l'illustre Louis XI a commencé à marquer l'utile intervention -d'une influence générale dans le système de l'industrie européenne; -tandis que l'esprit anglais a souvent poussé la défiance nationale -envers toute direction centrale jusqu'à repousser directement, comme -on sait, l'organisation d'une police assez étendue pour garantir -la sécurité des grandes villes britanniques, où cette importante -amélioration a été si spécialement tardive. - -En considérant enfin cette phase capitale sous un point de vue plus -particulier, on y trouve aussi l'esprit fondamental de la civilisation -moderne profondément empreint, jusque dans la nature technologique -des grandes inventions qui ont alors influé sur les destinées -ultérieures de l'humanité. J'ai indiqué, en principe, à la fin de la -cinquante-quatrième leçon, que les procédés modernes se distinguaient -essentiellement de ceux que les anciens employaient à des usages -équivalens, par la tendance croissante à y substituer les divers agens -extérieurs à l'action physique de la force humaine; et j'ai rattaché -cette différence capitale à l'émancipation personnelle qui, chez les -modernes, a rendu l'agent humain beaucoup plus précieux, tandis que -l'esclavage antique, permettant de prodiguer l'activité musculaire -de l'homme, repoussait toute large application ordinaire des forces -naturelles. Les derniers siècles du moyen-âge s'étaient déjà illustrés, -à cet égard, par diverses créations importantes, dont l'usage -journalier devrait nous faire mieux sentir la barbarie du préjugé -philosophique qui attribue une ténébreuse tendance aux temps mémorables -où l'humanité en fut gratifiée. Toutefois, c'est surtout dans la -troisième phase moderne que ce grand caractère de notre industrie a dû -se développer convenablement, comme je l'expliquerai en son lieu. Mais -il est néanmoins nécessaire de le remarquer déjà envers notre première -phase, où les conditions fondamentales de la société moderne me -paraissent avoir déterminé surtout trois inventions capitales, dont une -irrationnelle appréciation attribue jusqu'ici l'origine à des causes -purement accidentelles, tandis que, au contraire, aucun avénement -industriel ne me semble avoir été mieux préparé par le système des -influences contemporaines: il s'agit d'abord de la boussole, ensuite -des armes à feu, et enfin de l'imprimerie. - -Quoique l'invention primitive de la boussole ait certainement précédé, -d'environ deux siècles, les temps que nous examinons, c'est cependant -au XIVe siècle qu'il en faut rapporter le perfectionnement -suffisant, et surtout l'usage actif. Ce lent progrès est lui-même très -propre à indiquer que la vraie source rationnelle s'en trouvait, au -fond, dans l'ensemble de la nouvelle situation sociale, qui poussait -déjà , avec une énergie continue, à l'extension et à l'amélioration de -la navigation européenne, en imposant toujours d'ailleurs une économie, -de plus en plus indispensable, des forces physiques de l'homme. -Serait-il donc étrange que de telles nécessités eussent graduellement -inspiré le perfectionnement successif, et même la recherche initiale, -d'une pareille découverte, en un temps où la philosophie naturelle -commençait déjà à être activement cultivée? Quand on a vu, de nos -jours, tant d'esprits superficiels attribuer aussi au seul hasard la -belle observation originale de M. Œrsted sur l'influence mutuelle de -la pile voltaïque et de l'aiguille aimantée, comme je l'ai signalé -dans le second volume de ce Traité, on doit assurément se défier de -l'irrationnelle présomption qui a vulgairement supposé à la boussole -une origine purement accidentelle, spécialement démentie d'ailleurs par -de précieuses indications historiques, directement relatives aux plus -anciennes ébauches de théorie, grossière mais progressive, dont les -phénomènes magnétiques ont été l'objet au moyen-âge. - -Une pareille rectification des préjugés ordinaires est encore plus -sensible et plus importante envers l'invention, ou plutôt peut-être -l'introduction usuelle[8], des armes à feu, où tout esprit vraiment -philosophique aurait dû, ce me semble, saisir déjà l'influence -fondamentale de la nouvelle situation sociale, poussant, d'une manière -directe et puissante, à perfectionner assez les procédés militaires -pour que de paisibles populations industrielles pussent enfin lutter -réellement contre les tentatives oppressives de la caste guerrière, -sans altérer habituellement leurs travaux par un long et pénible -apprentissage, qui devait même être le plus souvent insuffisant contre -les récens progrès de l'armure féodale. La découverte chimique de la -poudre à canon est, par sa nature, d'une telle facilité, qu'on devrait -bien plutôt s'étonner si elle avait plus longtemps résisté aux nombreux -efforts qu'une telle stimulation permanente devait partout susciter -à cet égard, en un temps où l'ardeur scientifique était d'ailleurs -déjà vivement éveillée, surtout quant aux mélanges explosifs. Il faut -noter, en outre, qu'un tel changement se rattachait alors, par sa -nature, à l'institution naissante des armées soldées, où les rois et -les villes avaient tant d'intérêt à mettre un petit nombre de guerriers -d'élite en état de triompher d'une puissante coalition féodale. Sans -m'arrêter aucunement ici aux irrationnelles exagérations relatives à -cette invention, dont l'importance sociale est toutefois incontestable, -j'y dois signaler deux nouvelles considérations capitales, tendant -à rectifier, à ce sujet, la commune opinion des philosophes. La -première, déjà indiquée, en principe, au cinquante-troisième chapitre, -consiste à remarquer qu'un tel progrès n'indique nullement, chez les -modernes, une recrudescence imprévue de l'esprit militaire, dont -les guerriers d'alors déploraient, au contraire, avec une si juste -naïveté, qu'il eût notablement accéléré le décroissement universel. -Toute convenable appréciation comparative établira clairement, en -général, que, nonobstant cette grande innovation, l'industrie militaire -des anciens était, eu égard aux temps et aux moyens, très supérieure -à la nôtre, par suite de l'importance beaucoup plus fondamentale -que la guerre devait avoir habituellement chez eux. Aujourd'hui -surtout, il est clair que les procédés militaires sont infiniment -au-dessous de la puissante extension que nos connaissances et nos -ressources permettraient d'imprimer rapidement à l'ensemble des -appareils destructifs, si les nations modernes pouvaient jamais subir, -sous ce rapport, par une situation exceptionnelle, une stimulation, -même passagère, équivalente à celle qui sollicitait communément les -peuples anciens. L'autre rectification se rapporte à la confusion -historique où l'on tombe fréquemment en attribuant à l'introduction -des armes à feu plusieurs conséquences sociales réellement dues à -l'institution simultanée des soldats permanens: c'est ainsi que -d'éminens philosophes, et surtout Adam Smith, ont expliqué la tendance -des guerres modernes à se placer de plus en plus sous la dépendance -de l'essor industriel, par suite de l'énorme accroissement des frais -militaires. Or, cette incontestable extension de dépenses publiques -me semble dérivée, au contraire, de la substitution croissante des -troupes soldées à des armées volontaires et gratuites; transformation -qui eût certainement produit un tel résultat, quand même la nature -des armes n'aurait pas été changée: comme l'indique aisément une -judicieuse comparaison entre les frais respectifs des deux systèmes, -d'où peut-être on devrait plutôt conclure que les nouveaux procédés -procurèrent d'abord une véritable économie totale. Enfin, je dois -surtout signaler ici, sur cet important sujet, une conséquence -très heureuse, et néanmoins inaperçue jusqu'à présent, de cette -grande révolution militaire, qui, en imprimant à l'art de la guerre -un caractère de plus en plus scientifique, a directement tendu à -intéresser tous les pouvoirs à l'actif développement continu de la -philosophie naturelle, et même à sa propagation sociale, par de -nombreux établissemens spéciaux, dont l'utile création eût été, sans -doute, bien plus tardive sans une telle solidarité, que j'ai d'ailleurs -déjà signalée, en terminant le tome quatrième, comme tendant aussi -à rapprocher l'esprit militaire des convenances fondamentales de la -civilisation moderne, par la positivité rationnelle qu'il a ainsi tendu -à acquérir de plus en plus. - - Note 8: Un philosophe militaire, que j'ai déjà cité dans - une note de la cinquante-troisième leçon, a pensé, de nos - jours, que la poudre avait toujours été connue depuis - l'antique domination des théocraties orientales, et que son - emploi, jamais totalement abandonné, avait seulement été - étendu, sous de nouvelles formes, à des usages militaires - plus considérables, par les hardis explorateurs de la fin - du moyen-âge. Cette hypothèse ne serait certes nullement - contraire à mon appréciation historique, en prouvant que - cette pratique avait pris une grande importance aux temps - précis où les besoins sociaux en avaient dû solliciter - l'extension. Quant à sa vraisemblance intrinsèque, l'auteur - la fondait sur la notoire nitrification spontanée de la - surface du sol en beaucoup de lieux de l'Égypte, de l'Inde, - et même de la Chine, où sans exiger, en effet, de grandes - connaissances chimiques, la sagesse sacerdotale l'aurait - aisément appliquée à consolider la domination théocratique; - comme il tentait de le prouver par les ingénieuses ressources - qu'il tirait naturellement de sa vaste érudition spéciale, - appuyée surtout de nombreux passages bibliques, d'où il - croyait pouvoir conclure l'usage prolongé des mélanges - explosifs enseignés à Moïse par les prêtres égyptiens. - -Une semblable appréciation historique est plus indispensable encore et -non moins évidente envers la troisième grande invention technologique -ci-dessus indiquée, communément restée jusqu'ici le sujet, pour ainsi -dire obligé, d'une admiration ridiculement déclamatoire, incompatible -avec tout véritable examen philosophique, par suite d'une irrationnelle -exagération qui, sans tenir aucun compte essentiel de la civilisation -antérieure, dispose à rattacher surtout à l'art typographique -l'ensemble d'un mouvement progressif où il n'a pu utilement intervenir -qu'à titre de puissant moyen matériel de propagation universelle, -et par suite aussi de consolidation indirecte. Autant, et même -davantage que les deux précédentes, cette innovation capitale, dont -l'importance n'exige assurément aucune explication nouvelle, fut un -résultat nécessaire de la situation naissante des sociétés modernes, -source spontanée, à cet égard, d'une profonde stimulation permanente, -graduellement développée depuis trois siècles, surtout en conséquence -de l'essor industriel succédant à l'émancipation personnelle. Dans -cette antiquité trop vantée, où, en vertu de l'esclavage et de la -guerre, les productions de l'esprit humain ne pouvaient jamais trouver -qu'un petit nombre de lecteurs d'élite, le mode naturel de propagation -des écrits était, sans doute, pleinement suffisant pour correspondre -aux besoins normaux, et même pour satisfaire quelquefois à des -nécessités extraordinaires. Il en fut tout autrement au moyen-âge, où -l'immense extension d'un puissant clergé européen, naturellement poussé -à la lecture, quelques reproches qu'aient pu ultérieurement mériter sa -paresse et son ignorance, devait tant exciter un intime désir continu -de rendre les transcriptions plus économiques et plus rapides. Quand -l'essor de la scolastique, après l'entière ascension politique du -catholicisme, fut venu, comme je l'ai expliqué, imprimer directement -une énergie nouvelle au mouvement intellectuel, cette nécessité -devait évidemment faire naître, à cet égard, une inquiète sollicitude -permanente, en un temps où d'avides auditeurs affluaient habituellement -par milliers dans les principales universités de l'Europe, comme -on le voit déjà partout au douzième siècle, où la multiplication -des exemplaires avait dû acquérir une extension que les anciens -n'avaient jamais pu connaître. Mais l'entière abolition du servage, -et le développement simultané d'une activité industrielle de plus en -plus répandue, durent ensuite rendre un tel besoin plus irrésistible -encore, et surtout bien plus universel, à mesure que l'aisance -croissante devait multiplier les lecteurs, pendant que l'industrie -tendait à propager, jusqu'aux derniers rangs sociaux, le désir et même -l'obligation d'une certaine instruction écrite, à laquelle la parole -ne pouvait plus convenablement suppléer: il serait d'ailleurs superflu -d'insister, à cet égard, sur le puissant concours spontané de l'essor -mental simultané, esthétique, scientifique et philosophique, qui -caractérisait aussi cette première phase de révolution moderne, comme -je l'expliquerai bientôt. Ainsi, en aucun cas antérieur, des exigences -sociales nettement prononcées n'avaient pu, sans doute, susciter et -maintenir une tendance spéciale vers un nouvel art, autant que dut -le faire alors la situation fondamentale de l'élite de l'humanité -relativement à la typographie. Or, d'un autre côté, quelle qu'en soit -réellement la difficulté technologique, très supérieure, ce me semble, -à celle de l'invention ci-dessus appréciée, il n'est pas douteux que -l'industrie moderne avait déjà hautement manifesté depuis longtemps, -par plusieurs créations importantes, son aptitude caractéristique -à substituer les procédés mécaniques à l'usage direct des agens -humains, conformément au principe rappelé plus haut. Quelques siècles -auparavant, le plus indispensable préambule de l'art typographique -avait été suffisamment réalisé par l'heureuse innovation du papier, -premier résultat évident de la tendance croissante à faciliter les -transcriptions. D'après un tel ensemble de considérations, une -appréciation vraiment philosophique, loin de justifier l'irrationnelle -surprise qu'inspire ordinairement une découverte si poursuivie et tant -préparée, conduirait bien plutôt à rechercher soigneusement pourquoi -elle fut aussi tardive, ce qui exigerait une discussion trop spéciale -pour être ici convenablement placée; quoique déjà notre théorie -antérieure indique spontanément les actives controverses contemporaines -sur la nationalisation des divers clergés européens, afin de consolider -la suprématie naissante du pouvoir temporel, comme ayant dû alors -exciter, chez toutes les classes, et surtout en Allemagne, un sentiment -encore plus vif du besoin de perfectionner la propagation des livres. -En terminant cet examen sommaire, je crois d'ailleurs devoir signaler, -au sujet de l'imprimerie, une importante considération historique, -inaperçue jusqu'ici, en indiquant l'utile solidarité permanente -que l'essor intellectuel a dès lors directement contractée avec la -marche d'un nouvel art, destiné à acquérir bientôt une grande portée -industrielle, et dont les intérêts, de plus en plus respectés par -des pouvoirs protecteurs du travail, ont si heureusement forcé, en -tant d'occasions, la plus ombrageuse politique à tolérer la libre -circulation des écrits, et par suite même à favoriser leur production, -afin de ne point tarir une source de richesse publique, désormais de -plus en plus précieuse. Ce motif universel, qui eut d'abord tant de -poids en Hollande, sous les deux autres phases générales de l'évolution -moderne, dut exercer aussi, quoique à un moindre degré, une notable -influence ultérieure dans tout le reste de la république européenne, -où il contribue souvent encore à contenir les velléités rétrogrades -inspirées aux gouvernemens par les abus de la presse, indistinctement -accessible, de sa nature, aux plus viles et aux plus nobles -inspirations mentales, en vertu des conditions d'existence propres à -notre anarchie spirituelle. - -Telle est donc, en général, la saine explication historique des trois -inventions fondamentales qui devaient le mieux caractériser la première -époque essentielle du développement industriel. Malgré leur juste -célébrité, on voit ainsi qu'elles durent surtout résulter spontanément -de la nouvelle situation sociale; parce qu'aucune d'elles, même la -dernière, n'offrait alors une assez grande difficulté technologique -pour échapper longtemps à une persévérante succession d'efforts -intelligens, convenablement stimulés par d'impérieuses exigences -journalières. Si, comme on l'a tant répété, l'ébauche directe de -ces trois arts fut réellement beaucoup plus ancienne chez certaines -populations de l'orient asiatique, sans y avoir cependant déterminé -aucun des immenses résultats sociaux qu'une irrationnelle appréciation -attribue vulgairement à leur unique influence, une telle coïncidence ne -pourrait assurément que confirmer, à tous égards, l'ensemble de notre -explication. Envers des découvertes aussi capitales, et encore aussi -mal jugées, j'ai cru devoir m'écarter une seule fois de l'indispensable -généralité qui doit habituellement caractériser notre élaboration -historique: heureux si cette opération exceptionnelle peut offrir un -exemple décisif de la vive lumière philosophique que répandrait, sur -l'histoire rationnelle des arts, l'usage convenable de la saine théorie -fondamentale propre à l'évolution totale de l'humanité, conformément -aux principes logiques du tome quatrième quant à l'intime solidarité -nécessaire entre les divers aspects quelconques du mouvement humain. -Mais il est clair que, dans tout le reste de notre analyse dynamique, -les autres grandes créations de l'industrie moderne ne doivent -nullement donner lieu à un semblable examen spécial, quels que puissent -être leur mérite et leur importance, dont l'appréciation sociale devra -être réservée pour le Traité ultérieur que j'ai fréquemment indiqué. - -Afin de compléter convenablement l'examen général de cette première -phase essentielle de l'évolution industrielle, il semblerait d'abord -nécessaire d'envisager ici les deux immenses découvertes géographiques -qui en ont tant illustré la fin, s'il n'était pas évident que toute -leur influence réelle appartient exclusivement à la phase suivante, -par là directement rattachée, sous l'aspect qui nous occupe, à celle -que nous venons d'étudier. Je dois donc, à cet égard, me borner -maintenant à indiquer l'incontestable enchaînement qui devait faire des -deux immortelles expéditions de Colomb et de Gama un résultat spontané -de l'ensemble du mouvement propre à cette époque fondamentale. Or, -cette filiation nécessaire repose évidemment sur la tendance naturelle -de l'industrie moderne à explorer, en temps opportun, la surface totale -du globe, d'après les saines notions universellement répandues, depuis -l'école d'Alexandrie, sur sa figure générale, aussitôt que l'usage -actif de la boussole aurait permis d'audacieuses tentatives maritimes, -et que l'essor unanime du commerce européen aurait suffisamment poussé -à lui chercher de nouveaux champs; tandis que, d'une autre part, la -concentration naissante du pouvoir temporel aurait rendu possible -l'accumulation des diverses ressources indispensables au succès final -de ces aventureuses excursions, qui durent être alors essentiellement -interdites, par exemple, aux principales puissances italiennes, -malgré leur haute supériorité navale, par une inévitable conséquence -de leurs luttes destructives, suivant la juste remarque de plusieurs -historiens italiens. Si, comme il est vraisemblable, quelques siècles -auparavant, de hardis pirates scandinaves avaient réellement visité le -nord de l'Amérique, ces courses stériles ne font que mieux ressortir -combien il est certain que rien d'essentiel ne put être fortuit dans -l'issue favorable de la mémorable opération de Colomb; en vérifiant -plus nettement que sa valeur sociale devait surtout tenir à son -intime solidarité avec l'ensemble de la civilisation contemporaine, -qui, pendant le cours presque entier du XVe siècle, avait -déjà spécialement préparé ce grand résultat définitif, par des essais -toujours croissans d'heureuse navigation atlantique, graduellement -suivis d'utiles établissemens européens. - -Telles sont donc, enfin, les principales considérations que je devais -sommairement indiquer ici sur l'appréciation philosophique propre à -cette phase fondamentale du mouvement élémentaire de recomposition -temporelle. Intégralement considérée, sa marche nous a évidemment -présenté, non-seulement une connexité nécessaire, que j'ai suffisamment -expliquée, avec celle du mouvement simultané de décomposition du régime -ancien, mais aussi envers elle une notable conformité de caractère, en -vertu de leur mémorable spontanéité commune, encore très peu altérée -par aucune influence systématique. La suite de notre analyse dynamique -va confirmer ce rapprochement continu, si propre à faire hautement -ressortir la rationnalité effective de notre théorie historique, en -montrant toujours que la systématisation graduelle de la progression -positive coïncidera pareillement désormais avec celle de la progression -négative, étudiée dans la leçon précédente. - -Dès la seconde phase générale de l'évolution moderne, c'est-à -dire -pendant le développement du protestantisme, depuis le commencement du -XVIe siècle jusque vers le milieu du XVIIe, on remarque, en effet, -sous des formes diverses mais équivalentes, chez les différens -peuples de l'occident européen, une nouvelle tendance croissante à -la régularisation du mouvement industriel, à mesure que le mouvement -révolutionnaire se subordonnait aussi davantage à une philosophie -directement critique. Auparavant, les gouvernemens avaient dû surtout -envisager l'essor naissant des classes laborieuses, à partir de -l'entière émancipation personnelle, comme introduisant désormais -une puissante intervention auxiliaire au milieu des grandes luttes -intestines qui devaient alors constituer la principale préoccupation -ordinaire des pouvoirs ultérieurement destinés à la prépondérance: -en sorte que toutes leurs vues systématiques se réduisaient -essentiellement, sous ce rapport, à se ménager habituellement, par des -concessions convenables, une aussi précieuse assistance, sans qu'il -fût encore possible de donner suite à aucune importante combinaison -de politique industrielle, tant que la concentration temporelle ne -pouvait être suffisamment réalisée. Mais, au contraire, sous la phase -que nous commençons maintenant à examiner, cette centralisation -nécessaire était déjà assez avancée partout pour rendre de plus en -plus superflue l'ancienne coopération spéciale des nouvelles forces -sociales aux principaux conflits politiques: en même temps, les -gouvernemens modernes, par là naturellement élevés à un point de vue -plus général, devaient graduellement tenter de subordonner à quelques -conceptions d'ensemble le mouvement industriel, qui jusque alors -avait dû être éminemment spontané, et dont les services antérieurs -avaient irrévocablement établi la haute importance politique. Pour -compléter ce principe d'appréciation, adapté à la nature de toute -cette seconde phase, il faut enfin ajouter que, dans cette tendance -naissante à l'encouragement systématique de l'industrie, la dictature -temporelle, monarchique ou aristocratique, ne pouvait encore être -dirigée, même à son insu, par les impulsions philosophiques sur la -prépondérance pratique de l'industrie, qui ont exercé tant d'empire -pendant la troisième et dernière phase de l'évolution préparatoire -des sociétés modernes, comme je l'expliquerai en son lieu: au XVIe -siècle, et même au XVIIe, la guerre n'avait point cessé d'être regardée -comme le principal but des gouvernemens; seulement ils avaient -définitivement reconnu la nécessité de favoriser, autant que possible, -le développement industriel, à titre de base désormais indispensable de -la puissance militaire; ce qui était assurément le seul progrès alors -réalisable dans les pensées fondamentales des hommes d'état. On voit -donc ainsi de plus en plus que notre intime correspondance continue -entre la marche générale du mouvement organique et celle du mouvement -critique ne tient point à une vaine prédilection scientifique pour -une stérile symétrie abstraite, mais qu'elle ressort véritablement -d'une saine appréciation de l'ensemble des faits historiques, qui -nous montrent ici les deux progressions comme devenues simultanément -systématiques, et même à un premier degré commun. - -Cette systématisation naissante nous a présenté, dans la série -négative, une distinction vraiment fondamentale, suivant la nature, -monarchique ou aristocratique, de la dictature temporelle qui en -devait être partout, à la fin de cette seconde phase, la conséquence -nécessaire. Il est clair que la même division se reproduit ici, de la -manière la plus directe, d'après la différence générale, ci-dessus -expliquée, entre les deux modes essentiels de coalition politique du -nouvel élément social avec les divers pouvoirs anciens, pendant la -phase précédente, qui fut, à tous égards, le vrai principe de celle-ci. -On conçoit, en effet, comme je l'ai déjà indiqué par anticipation, -que la tendance à la systématisation politique de l'industrie a dû -présenter un caractère pratique fort distinct, suivant que cette action -régulatrice a été dirigée par la force centrale ou la force locale -du régime féodal. Dans l'un et l'autre cas, une telle régularisation -a, sans doute, également exigé d'abord l'indispensable sacrifice de -l'ancienne indépendance propre aux principales cités industrielles, -et qui, longtemps nécessaire à leur essor spécial, ne constituait -plus alors qu'un dangereux obstacle à la formation des grandes unités -nationales, si importante à tous les progrès ultérieurs, même purement -industriels: en sorte que l'industrie devait réellement beaucoup plus -gagner, en dernier lieu, à cette grande concentration politique, -qu'elle ne pouvait perdre par la suppression de ces immunités locales, -déjà dégénérées presque partout, depuis la cessation naturelle d'une -plus noble destination permanente, en motifs continus d'une stérile -rivalité mutuelle; aussi cette absorption préliminaire, destinée à -incorporer irrévocablement chaque foyer industriel à un organisme plus -général, s'accomplit-elle presque sans réclamation, au commencement -de cette époque. Toutefois, la diversité des deux modes essentiels a -dû présenter, sous ce rapport, des différences considérables, encore -très sensibles aujourd'hui; puisque la constitution primitive des -communautés industrielles devait inévitablement laisser beaucoup -plus de traces là où cette concentration nouvelle était présidée par -une dictature essentiellement aristocratique; tandis que les anciens -priviléges urbains devaient naturellement s'effacer bien davantage -quand l'incorporation était, au contraire, dominée par l'action -plus systématique de la royauté. Depuis cette première influence, -la différence nécessaire entre ces deux marches n'a pas cessé de se -faire pareillement sentir jusqu'à la fin de cette phase, et même -encore plus peut-être sous la suivante, en offrant, de part et -d'autre, des avantages et des inconvéniens propres à chaque cas, et -qui, sans être, à beaucoup près, finalement équivalens, expliquent -néanmoins suffisamment les diverses prédilections nationales qui -s'y sont attachées, suivant la nature essentielle des situations -correspondantes. Le mode français, ou monarchique, que, sans aucune -puérile inspiration patriotique, j'ai dû ci-dessus qualifier de normal, -était évidemment le plus propre, par la prédominance directe de -l'action centrale, à préparer l'industrie à une véritable organisation -ultérieure, assez affranchie des impulsions locales pour devenir -enfin, suivant l'heureux caractère fondamental du nouvel élément -social, pleinement compatible avec l'essor simultané de toute la -république européenne, en réduisant l'instinct de nationalité à -constituer habituellement la source salutaire d'une sage émulation. -A la fin de notre seconde phase, la dictature temporelle avait ainsi -marqué, en France, son vrai caractère naturel, par le bel ensemble -d'opérations qui a si justement immortalisé l'admirable ministère du -grand Colbert, tendant, avec une si noble efficacité, à développer -à la fois les trois élémens essentiels de la civilisation moderne, -d'après un judicieux mélange de direction et d'encouragement, et -en même temps à ébaucher aussi la régularisation directe de leurs -rapports partiels: ce qui, eu égard au siècle, constituait certainement -un type administratif dont l'équivalent n'a jusqu'ici été jamais -reproduit, en aucun lieu. Mais il est clair aussi que l'inévitable -rétrogradation des inclinations monarchiques vers une noblesse -essentiellement antipathique à l'industrie, selon les explications du -chapitre précédent, devait, en sens inverse, hautement manifester, -pendant la génération suivante, comme je le montrerai bientôt, les -imperfections radicales d'une telle politique, qui, même en ce cas, -ne pouvait alors, sauf l'utile impulsion qui en est immédiatement -résultée, donner lieu qu'à une insuffisante indication provisoire de -ce que la réorganisation finale des sociétés modernes pourra seule -convenablement réaliser. En renversant l'une et l'autre appréciation, -on trouvera aisément ce qui convient au mode exceptionnel, ou anglais, -que j'ai dû désigner surtout d'après le cas le plus favorable à son -entière application, quoique d'ailleurs il se soit d'abord développé -en Hollande, pendant la phase que nous examinons; malgré l'influence -préparatoire du règne d'Élisabeth, c'est, en effet, sous la direction -de Cromwell, que cette autre marche industrielle a seulement commencé -à manifester, en Angleterre, son caractère propre. Ses avantages -essentiels résultent surtout de l'intime solidarité ainsi régularisée -entre l'élément industriel et l'élément féodal, par la participation -habituelle, quelquefois active, mais le plus souvent passive, de la -noblesse aux opérations industrielles, dont l'essor journalier reçoit -dès-lors partiellement un utile encouragement continu chez la classe -prépondérante, type naturel de l'imitation universelle, et source -continue des plus puissans capitaux. Cette combinaison permanente, qui, -trois siècles auparavant, avait fondé la prospérité spéciale de Venise, -offre, sans doute, d'importantes propriétés directes, incompatibles -avec le stupide dédain de l'aristocratie française pour les classes -laborieuses. Mais, outre qu'on est aujourd'hui trop porté à exagérer -de tels avantages, qui n'ont pas empêché la décadence de l'industrie -vénitienne, il faut surtout noter ici que cette seconde marche, -malgré sa spécieuse supériorité partielle et immédiate, est bien -moins favorable que la première à l'avénement final d'une véritable -organisation industrielle, ainsi doublement éloignée, soit par la -prépondérance qu'y acquiert nécessairement l'esprit de détail sur -l'esprit d'ensemble, et qui s'y combine avec un instinct plus puissant -de nationalité égoïste, soit aussi par le prolongement spécial qui en -résulte pour la suprématie sociale de l'élément féodal le plus opposé à -toute franche abolition intégrale du régime ancien. - -Enfin, cette double appréciation comparative a besoin d'être complétée, -en principe, en observant que, d'après le chapitre précédent, la -distinction européenne de ces deux modes a été, en général, conforme à -la répartition territoriale entre le catholicisme et le protestantisme, -à la fin de la phase que nous examinons. La Prusse me semble seule -offrir, à cet égard, une importante exception, qui, dans une histoire -concrète, aurait mérité une analyse spéciale, afin d'expliquer la -conciliation anomale qui s'y est établie entre la suprématie légale -du protestantisme et l'ascendant réel de la royauté. Il est aisé de -concevoir, en général, que, sous l'aspect qui nous occupe, chacune -de ces deux situations spirituelles a dû notablement fortifier -l'influence nécessaire de la situation temporelle correspondante. Le -caractère profondément rétrograde que la décadence du catholicisme -lui imprimait alors spontanément, comme je l'ai expliqué, devait, -en effet, spécialement développer, à cette époque, la tendance -anti-industrielle propre à tout esprit théologique; d'où résulte -certainement l'une des principales causes de l'infériorité relative -qui, sans aucune rétrogradation réelle, a dû dès-lors distinguer, -dans l'active concurrence industrielle des divers élémens européens, -les populations où l'ascendant catholique a trop persisté, et même -celles qui avaient été si longtemps le siége principal de l'industrie -moderne, pendant que le catholicisme était encore progressif. Sans -doute l'esprit protestant, en tant que pareillement théologique, n'est -pas, au fond, plus favorable à l'évolution systématique de l'industrie -humaine, à laquelle même, s'il pouvait indéfiniment prévaloir, il -deviendrait finalement beaucoup plus contraire, comme une foule -d'exemples ont pu déjà l'indiquer, par son défaut caractéristique de -toute vraie discipline religieuse, qui, ouvrant une libre carrière au -cours spontané des aberrations individuelles, détruit radicalement, -à cet égard comme à tout autre, les avantages sociaux inhérens à -l'aptitude fondamentale de la sagesse sacerdotale pour tempérer, dans -la pratique, l'extrême imperfection d'une telle philosophie, suivant -nos explications antérieures. Toutefois, à raison même de son action -négative, l'influence protestante a dû provisoirement seconder, chez -les populations correspondantes, l'essor graduel de l'industrie, tant -qu'il devait surtout dépendre du plus libre développement possible -de l'activité personnelle, ainsi que l'expérience l'a démontré, aux -temps que nous considérons, en plaçant dans la Hollande le principal -foyer de l'industrie européenne, transporté ensuite en Angleterre sous -la troisième phase. Mais les nations protestantes sont probablement -destinées à compenser ultérieurement, même à cet égard, cette -supériorité passagère, par les obstacles spéciaux qu'une plus intime -prépondérance du point de vue pratique et des instincts personnels doit -y opposer nécessairement à l'avénement final d'une vraie réorganisation -européenne. - -L'universelle systématisation politique qui, pendant notre seconde -phase, a commencé à caractériser l'évolution industrielle, jusque -alors essentiellement spontanée, et les différences fondamentales que -présentent, sous ce rapport, ses deux modes généraux de réalisation -historique, me paraissent fidèlement caractérisées dans la plus large -extension que put alors recevoir l'essor industriel, par la fondation -naissante du système colonial, préparée sous la phase précédente, -et qui a tant influé sur la suivante. Sans revenir assurément aux -dissertations déclamatoires du siècle dernier relativement à l'avantage -ou au danger final de cette vaste opération pour l'ensemble de -l'humanité, ce qui constitue une question aussi oiseuse qu'insoluble, -il serait intéressant d'examiner s'il en est définitivement résulté -une accélération ou un retard pour l'évolution totale, à la fois -négative et positive, des sociétés modernes. Or, à cet égard, il semble -d'abord que la nouvelle destination capitale ainsi ouverte à l'esprit -guerrier, sur la terre et sur la mer, et l'importante recrudescence -pareillement imprimée à l'esprit religieux, comme mieux adapté à -la civilisation de populations arriérées, ont tendu directement à -prolonger la durée générale du régime militaire et théologique, et, -par suite, à éloigner spécialement la réorganisation finale. Mais, en -premier lieu, l'entière extension que le système des relations humaines -a dès lors tendu à recevoir graduellement, a dû faire mieux comprendre -la vraie nature philosophique d'une telle régénération, en la montrant -comme finalement destinée à l'ensemble de l'humanité; ce qui devait -mettre en plus haute évidence l'insuffisance radicale d'une politique -conduite alors, en tant d'occasions, à détruire systématiquement les -races humaines, dans l'impuissance de les assimiler. En second lieu, -par une influence plus directe et plus prochaine, l'active stimulation -nouvelle que ce grand événement européen a dû partout imprimer à -l'industrie, a certainement augmenté beaucoup son importance sociale -et même politique: en sorte que, tout compensé, l'évolution moderne -en a, ce me semble, éprouvé nécessairement une accélération réelle, -dont toutefois on se forme communément une opinion très exagérée. -Quoi qu'il en soit, cette comparaison est ici destinée surtout à -faire mieux ressortir l'indication philosophique des effets les plus -généraux de cette expansion fondamentale, à la fois symptôme et agent, -direct ou indirect, de l'essor universel de l'industrie moderne. Pour -en apprécier dignement l'action nécessaire, il faut ajouter aussi -que, suivant la judicieuse remarque des principaux philosophes de -l'école écossaise, l'influence s'en est fait pareillement sentir, et -peut-être d'une manière encore plus heureuse, surtout pour l'Allemagne, -dans les parties de la république européenne qui, par divers motifs, -et principalement à raison de leur situation géographique, ont dû -spécialement rester presque étrangères à l'ensemble du mouvement -colonial. - -Considéré maintenant dans sa principale diversité, ce mouvement a dû -prendre nécessairement un caractère fort distinct, suivant qu'il a été -dirigé par la politique monarchique et catholique ou par la dictature -aristocratique et protestante, conformément à la division ci-dessus -expliquée. Dans ce dernier cas, la nature du mode correspondant y a -fait prédominer surtout l'activité individuelle, simplement secondée -par l'égoïsme national, dont la systématisation croissante y fut -souvent poussée jusqu'aux plus monstrueuses aberrations pratiques; -comme l'indiquent, par exemple, les destructions méthodiques que -l'avidité hollandaise exerça si longtemps sur les productions trop -universelles de l'archipel équatorial. Quant au premier cas, dont -l'appréciation ordinaire est beaucoup moins satisfaisante, j'y -dois principalement signaler ici le caractère, bien plus politique -qu'industriel, que présente, à mes yeux, sa plus vaste réalisation. -Or, en considérant l'ensemble du système colonial de l'Espagne et -même du Portugal[9], si différent de celui de la Hollande et de -l'Angleterre, on y reconnaît d'abord, avec une pleine évidence, la -profonde concentration systématique propre à la nature, monarchique et -catholique, du pouvoir dirigeant. Mais, par un examen mieux approfondi, -on trouve, ce me semble, que ce système fut surtout conçu comme un -indispensable complément de la politique hautement rétrograde alors -organisée par la royauté espagnole, comme je l'ai expliqué au chapitre -précédent; car il offrait habituellement à une telle politique la -double propriété essentielle d'accorder à la noblesse et au sacerdoce -une large satisfaction personnelle, et d'ouvrir une issue capitale à -un essor industriel dont l'inquiète activité intérieure s'était déjà -montrée hostile au régime correspondant, qui, malgré ses précautions -solennelles contre toute émancipation sociale, n'aurait pu certainement -conserver si longtemps une déplorable consistance, s'il n'avait -présenté, aux diverses classes actives, une semblable compensation -normale: en sorte que, comme quelques philosophes l'ont soupçonné, -il n'est guère douteux que, pour cette énergique nation, l'expansion -coloniale n'ait finalement contribué à ralentir gravement l'évolution -fondamentale. - - Note 9: La comparaison générale de ces deux grandes - colonisations catholiques a donné lieu, de la part de - l'illustre de Maistre, à une très belle observation - historique sur le contraste mémorable que présente l'absence - prolongée de tout profond conflit colonial entre deux nations - aussi naturellement rivales, avec l'acharnement continu - des nations protestantes au sujet de colonies beaucoup - moins précieuses. Mais les préoccupations systématiques - de cet éminent philosophe l'ont conduit à faire trop - exclusivement dépendre cette incontestable différence - de l'heureuse influence du catholicisme pour contenir - d'imminentes animosités, d'après le principe d'équitable - répartition coloniale, entre les deux populations de la - péninsule ibérique, judicieusement posé par la célèbre bulle - d'Alexandre VI. Sans méconnaître l'importance réelle d'une - telle explication, que j'ai moi-même citée autrefois, je - pense qu'elle est défectueuse en ce sens qu'on y néglige - totalement une cause générale, beaucoup plus puissante à - mon gré, dérivée du système politique caractérisé dans le - texte. C'est surtout, à mes yeux, parce que la colonisation - n'avait point, en ce cas, une destination essentiellement - industrielle, que ces conflits ont pu être évités d'après - la commune prépondérance de la politique rétrograde, dont - les intérêts identiques devaient habituellement absorber - les motifs secondaires de rivalité nationale, quand - d'ailleurs ces motifs devaient être naturellement atténués - par l'immensité du champ ainsi respectivement ouvert à - l'expansion coloniale des deux populations. Le catholicisme - n'aurait alors exercé, à cet égard, d'influence fondamentale, - que comme principale base nécessaire d'une telle politique, - indépendamment de tout respect spécial pour aucune décision - papale. - -Je ne crois pas devoir terminer une telle indication, sans fournir -ici ma sincère participation spéciale à l'unanime réprobation -philosophique que devra toujours mériter la monstrueuse aberration -sociale par laquelle l'avidité européenne ternit alors le légitime -éclat de ce grand mouvement. Trois siècles après l'entière émancipation -personnelle, le catholicisme en décadence est conduit à sanctionner, -et même à provoquer, non-seulement l'extermination primitive de -races entières, mais surtout l'institution permanente d'un esclavage -infiniment plus dangereux que celui dont il avait si noblement -concouru à réaliser l'abolition totale. En établissant, surtout -au cinquante-troisième chapitre, la vraie théorie sociologique de -l'esclavage, envisagé, soit comme base normale du premier régime -politique, soit comme indispensable condition de l'ensemble du -développement humain, j'ai déjà suffisamment flétri d'avance cette -honteuse anomalie, en montrant spécialement, à ce sujet, que les -institutions convenables à la sociabilité militaire devaient être -antipathiques à la sociabilité industrielle, nécessairement fondée -sur l'affranchissement universel, et dans laquelle, au contraire, -l'esclavage colonial tendait alors à introduire une situation -également dégradante pour le maître et pour le sujet, dont l'activité -homogène devait être, en général, pareillement énervée, tandis -que, chez les anciens, la diverse nature des destinations avait -comporté, et même excité, à un certain degré, la simultanéité -d'essor. La réaction nécessaire de cette immense aberration, malgré -son application lointaine, sur les parties correspondantes de la -population européenne, devait y favoriser indirectement l'esprit de -rétrogradation ou d'immobilité sociale, en y interdisant l'entière -extension philosophique des généreux principes élémentaires propres à -l'évolution moderne; puisque leurs plus actifs défenseurs se sont ainsi -fréquemment trouvés, contradictoirement à de fastueuses démonstrations -philanthropiques, personnellement intéressés au maintien de la plus -oppressive politique. Sous ce rapport, les nations protestantes -devaient être encore plus vicieusement affectées que les peuples -catholiques, où l'action sacerdotale, quoique très affaiblie, a -noblement tenté de réparer, par une utile intervention journalière, sa -déplorable participation primitive à une telle monstruosité sociale; -pendant que, dans les colonies protestantes, l'anarchie spirituelle -légalement consacrée devait habituellement laisser un libre cours -à l'oppression privée, sauf l'inerte opposition de quelques vains -réglemens temporels, ordinairement formés, ou du moins appliqués, -par les oppresseurs eux-mêmes. Relativement à cette commune anomalie -européenne, j'aime à noter ici que la France eut, dès l'origine, -le bonheur de trouver la situation la moins défavorable, parmi les -puissances coloniales: ayant pris au mouvement de colonisation -une assez grande part directe pour en retirer continuellement une -importante stimulation industrielle, sans s'y être toutefois assez -engagée pour en faire essentiellement dépendre son essor pratique; -évitant ainsi que son avenir social pût jamais être gravement entravé -par l'influence rétrograde nécessairement émanée de cette désastreuse -institution[10], dont les avides promoteurs devaient par là recevoir -ultérieurement la juste punition naturellement dérivée, à cet égard, de -l'ensemble des lois fondamentales propres à la sociabilité humaine. - - Note 10: Un spécieux prosélytisme social, le plus souvent - aveugle, et presque toujours indiscret, a fréquemment tendu, - surtout de nos jours, lors même qu'il était pleinement - sincère, à faire gravement méconnaître, à cet égard, - l'ensemble des influences réelles, en représentant cette - odieuse institution et l'infâme trafic correspondant comme - une source d'améliorations effectives pour la malheureuse - race qui en était l'objet, et dont la situation spontanée - paraissait encore plus déplorable que la condition nouvelle - où elle était ainsi transportée artificiellement. Ce cas - constitue, ce me semble, le premier exemple capital de - l'active application d'un sophisme très dangereux qui, fondé - sur une entière ignorance des lois fondamentales propres - à la succession, nécessairement graduelle, des diverses - phases essentielles de la sociabilité humaine, peut devenir, - chez les modernes, un principe habituel de pernicieuses - perturbations, en conduisant à dénaturer profondément, par - une irrationnelle intervention violente, la marche originale - des civilisations arriérées. On peut dire, en effet, que, - par suite de sa spontanéité, l'esclavage indigène auquel on - soustrait ainsi les nègres constitue, dans leur état social, - une situation vraiment susceptible de devenir progressive - pour les vainqueurs et les vaincus, comme elle le fut dans - l'antiquité; tandis que, par une telle transplantation - factice, malgré les améliorations individuelles dont elle - semble accompagnée, on altère, de la manière la plus funeste, - la progression naturelle de ces populations africaines. Ces - phénomènes sont trop compliqués, et les lois en sont trop peu - connues encore, pour qu'il puisse déjà convenir à l'élite - de l'humanité de s'efforcer, par une sage intervention - active, de hâter réellement l'évolution spontanée des races - les moins avancées, sans y déterminer artificiellement des - perturbations beaucoup plus dangereuses que les vices mêmes - auxquels un zèle irréfléchi voudrait apporter un remède - inopportun et illusoire. A l'avenir seul pourra dignement - appartenir cette noble mission, d'après une suffisante - réalisation européenne de notre régénération mentale et - sociale, comme je l'indiquerai directement au chapitre - suivant. - -Pour compléter ici l'appréciation fondamentale de l'évolution -industrielle, il ne nous reste donc plus qu'à considérer maintenant -sa nouvelle marche générale pendant la troisième phase préparatoire -de la société moderne, depuis l'expulsion légale des calvinistes -français et le triomphe politique de l'aristocratie anglicane, -jusqu'au début de la révolution française; période déjà caractérisée, -dans la progression négative du chapitre précédent, par l'ascendant -croissant du déisme proprement dit, dernière suite nécessaire du -protestantisme antérieur. Or, l'ensemble de cette époque, d'après une -judicieuse comparaison historique entre le mouvement de décomposition -politique et le mouvement correspondant de recomposition élémentaire, -confirme encore, avec une pleine évidence, l'exactitude de notre -théorie sur leur systématisation toujours simultanée, si clairement -établie envers la phase que nous venons d'examiner. Car, tandis que -le mouvement révolutionnaire se subordonnait alors graduellement à -une philosophie négative plus directe et plus complète, le mouvement -organique éprouvait une semblable transformation, en vertu d'un -notable progrès européen dans la régularisation politique de l'essor -industriel, commencée pendant l'époque précédente. Sous la seconde -phase, nous avons vu l'industrie devenir partout l'objet permanent -d'actifs encouragemens systématiques, mais seulement comme base de -la supériorité guerrière qui restait toujours le but principal de la -politique, sans que la prédilection croissante des populations modernes -pour la vie industrielle pût encore se propager jusqu'à des pouvoirs -essentiellement militaires. Mais, aux temps plus avancés dont nous -commençons l'appréciation, cette connexité, désormais consacrée, subit -peu à peu une inversion très remarquable, qu'on doit regarder comme le -plus grand progrès qui pût être, à cet égard, compatible avec la nature -du régime ancien, et au-delà duquel il est impossible de rien réaliser -autrement que par l'avénement direct de la réorganisation finale; ce -qui confirme clairement que cette troisième phase constitue, sous ce -rapport, l'extrême préparation temporelle imposée aux sociétés modernes -d'après la loi fondamentale de l'évolution humaine. Alors commence, en -effet, une dernière série militaire, celle des guerres commerciales, -où, par une tendance, d'abord spontanée et bientôt systématique, -l'esprit guerrier, pour se conserver une active destination permanente, -se subordonne de plus en plus à l'esprit industriel, auparavant -si subalterne, et tente de s'incorporer désormais intimement à la -nouvelle économie sociale, en manifestant son aptitude spéciale, soit à -conquérir, pour chaque peuple, d'utiles établissemens, soit à détruire -à son profit les principales sources d'une dangereuse concurrence -étrangère. Malgré les déplorables luttes suscitées par une telle -politique entre les divers élémens essentiels de la grande république -européenne, elle n'en doit pas moins être primitivement envisagée, dans -son ensemble, comme un véritable progrès, en tant que double témoignage -irrécusable de la décadence naturelle de l'activité militaire et de la -prépondérance décisive de l'activité industrielle, ainsi nécessairement -proclamée, dans l'ordre temporel, à la fois le principe et le but -de la civilisation moderne. Or, tel fut certainement, pendant la -majeure partie de cette seconde phase, le nouveau caractère de la -politique active, soit que la dictature temporelle qui la dirigeait -fût monarchique et catholique, ou bien aristocratique et protestante, -suivant notre distinction ordinaire. Cette importante transformation -était déjà très sensible dans les grandes guerres européennes qui ont -lié le commencement de la phase déiste à celui de la phase protestante: -quoique, d'après les explications du chapitre précédent, elles se -rapportassent encore principalement à l'antagonisme universel entre le -catholicisme et le protestantisme, les vues industrielles y exercèrent -évidemment une grande influence pratique. Toutefois, c'est seulement -au XVIIIe siècle que cette subordination nouvelle de l'action -militaire à l'essor industriel est devenue pleinement décisive dans -presque toute l'étendue de l'occident européen: le système colonial, -fondé sous la phase précédente, a dû être d'ailleurs la source la plus -puissante d'un tel ordre de conflits. - -Notre distinction fondamentale entre les deux systèmes de politique -industrielle correspondans aux deux modes essentiels de dictature -temporelle, trouve encore, à cet égard, une large et indispensable -application naturelle. Malgré les efforts évidens et prolongés de la -royauté pour imprimer à la politique française ce nouveau caractère, -il ne pouvait jamais y acquérir une profonde consistance, soit en -vertu des obstacles spéciaux que la situation de la France, au centre -de la république occidentale, devait opposer à la prépondérance de -l'égoïsme national que suppose ou qu'exige une telle conduite; soit -d'après le généreux instinct de sociabilité universelle propre à -cette population, en vertu des mœurs résultées, depuis Charlemagne, -de l'ensemble de ses antécédens; soit par l'influence plus générale -de l'esprit catholique, encore actif chez les rois, et directement -contraire à cet audacieux isolement mercantile qui poussait activement -à la dissolution violente de l'organisme européen; soit enfin à raison -de l'ascendant mental qu'obtenait alors une philosophie purement -négative mais nécessairement cosmopolite, au sein des populations -immédiatement passées du catholicisme aux doctrines pleinement -révolutionnaires, en évitant heureusement la halte protestante, -comme on l'a vu au chapitre précédent. Par le simple renversement -de tous ces divers motifs essentiels, on concevra aisément pourquoi -cette nouvelle politique industrielle a dû recevoir en Angleterre -son principal développement systématique, sous l'active direction -permanente d'une dictature aristocratique, naturellement plus propre -qu'aucune dictature monarchique à la persévérante continuité d'habiles -efforts partiels indispensable aux succès soutenu d'une telle conduite -nationale, spécialement en vertu de l'intime solidarité antérieure -qui liait directement les intérêts matériels et moraux de cette caste -avec l'essor de plus en plus étendu des classes laborieuses placées -sous son antique patronage. Quelle que soit aujourd'hui l'exorbitante -prépondérance du point de vue purement temporel, les autres nations -européennes ne devraient certes nullement regretter la supériorité -provisoire que devait ainsi offrir, depuis le siècle dernier, la -prospérité d'un peuple nécessairement unique, au risque d'entraver -ensuite profondément tout son avenir social: soit en y prolongeant -inévitablement la prépondérance du régime militaire et théologique, -dangereusement incorporé dès-lors à son évolution industrielle; soit -surtout en tendant à exercer sur lui-même une plus grande dépravation -morale, par un plus libre ascendant continu d'une insatiable cupidité, -et par une plus pernicieuse compression de toute généreuse sympathie -nationale. - -Après avoir suffisamment caractérisé la haute importance systématique -que, pendant cette troisième phase, la politique industrielle -acquiert chez tous les peuples européens, il faut apprécier aussi le -développement simultané de l'organisation intérieure correspondante. - -Dès l'origine de cette période, la prééminence spontanée de la vie -industrielle devenait déjà très sensible parmi tous les rangs sociaux, -par la prédilection croissante que manifestaient partout les hommes -les plus actifs et les plus énergiques pour un mode d'existence qui -s'adapte si bien à l'infinie variété des inclinations humaines. -En sens inverse de la répartition primitive des professions, la -carrière militaire tendit alors de plus en plus, surtout chez les -classes inférieures, à devenir le refuge des natures les moins -pourvues d'aptitude ou de persévérance. Pendant la seconde des -quatre générations qui composent cette phase, le mémorable mouvement -occasionné, en France, par les opérations de la banque de Law, vint -hautement dévoiler que la cupidité tant reprochée au nouvel élément -temporel, loin de lui être exclusivement propre, caractérisait -désormais, avec non moins d'énergie, une caste dont le superbe dédain -pour la vie industrielle ne prouvait plus réellement que son incurable -aversion du travail régulier. Dès lors une expérience continue a de -plus en plus témoigné, chez toutes les nations catholiques, où la -dictature temporelle avait dû être essentiellement monarchique, que, -depuis son asservissement total envers la royauté, si peu honorablement -subi dès le début de cette époque, comme je l'ai expliqué au chapitre -précédent, la noblesse avait aussi perdu irrévocablement, en général, -jusqu'à cette supériorité de sentimens sociaux et d'éducation morale -qui lui avait encore conservé, sous la phase précédente, une haute -utilité indirecte, à titre de type spontané, même après la cessation -de sa principale activité militaire, devenue essentiellement -perturbatrice: cet oubli simultané de sa dignité et de ses devoirs -ne pouvait d'ailleurs être aucunement compensé par son active -participation spéciale à la propagation ultérieure de la philosophie -négative. Cette dégradation devait être alors nécessairement beaucoup -moindre dans les pays protestans, et principalement en Angleterre, -où, par la nature aristocratique de la dictature temporelle, la -noblesse, activement incorporée au mouvement industriel, gardait une -prépondérance politique susceptible de contrebalancer, et surtout de -dissimuler, sa propre dégénération morale, sans que son véritable -esprit y fût resté, au fond, plus généreux, et quoiqu'il dût même -être, à certains égards, plus altéré par une hypocrisie systématique, -profondément inhérente, suivant nos explications antérieures, à -son système général de gouvernement, bien plus habile, mais non -moins rétrograde, que celui de la royauté. Néanmoins, cet ascendant -prolongé de l'aristocratie, malgré sa tendance nécessaire à retarder -spécialement une vraie réorganisation sociale, devait alors utilement -influer sur une plus parfaite élaboration des mœurs industrielles, -ailleurs dépourvues désormais de toute direction supérieure avant que -leur développement spontané y pût être encore suffisamment avancé. - -Pendant qu'elle étendait ainsi sa prépondérance sociale, l'industrie -moderne complétait aussi son organisation élémentaire par un double -essor intérieur qu'il importe ici de caractériser sommairement. D'une -part, on voit alors se développer partout le système de crédit public, -que nous avons vu ébauché, sous la première phase, par les cités -italiennes et même anséatiques, mais qui ne pouvait acquérir une haute -importance que quand l'essor industriel aurait été, dans les principaux -états, intimement lié, d'abord comme moyen, et surtout ensuite comme -but, à l'ensemble de la politique européenne. Quoiqu'un tel système, -déjà établi en Hollande, et alors plus étendu encore en Angleterre, -n'ait pu produire que de nos jours ses plus puissans effets, j'en -devais cependant signaler ici la première extension décisive. Car, -par la formation spontanée des grandes compagnies financières, il -en est immédiatement résulté l'installation définitive de la classe -des banquiers à la tête de la hiérarchie industrielle, en vertu de -la généralité supérieure de ses vues habituelles, conformément au -principe de classement posé au début de ce chapitre. Malgré qu'il -eût historiquement commencé l'évolution élémentaire, cet ordre de -commerçans n'était point encore convenablement incorporé à l'ensemble -de l'économie industrielle: aussi son avénement à la vraie situation -générale convenable à sa nature, doit être regardé comme ayant procuré -à un tel organisme un complément indispensable, puisque cet élément y -est spécialement destiné à lier plus intimement tous les autres, par -l'universalité spontanée de son action propre et directe, ainsi que je -l'expliquerai directement au chapitre suivant. - -Sous un autre aspect, la constitution industrielle recevait en même -temps un perfectionnement non moins fondamental, par un commencement -de régularisation systématique des relations générales entre la -science et l'industrie. Partis des points les plus opposés, l'un des -plus lointaines spéculations abstraites, l'autre des plus immédiates -inspirations pratiques, ces deux élémens caractéristiques de l'état -positif étaient déjà , vers la fin de la phase précédente, assez -développés respectivement pour que le grand Colbert dût ébaucher -directement l'organisation de l'évidente solidarité continue -désormais manifestée par leur essor commun. Néanmoins, c'est -surtout au XVIIIe siècle que cette connexité nécessaire, -si longtemps bornée presque à l'art nautique et à l'art médical, -devait s'étendre suffisamment, non-seulement au système entier des -arts géométriques et mécaniques, mais aussi à celui, plus complexe -et plus imparfait, des arts physiques et chimiques, qui en ont dès -lors tant profité. Ces relations deviennent, dès cette époque, -assez étendues et assez permanentes pour susciter spontanément une -classe très remarquable, jusqu'ici peu nombreuse, quoique destinée -à un grand essor ultérieur, la classe des ingénieurs proprement -dits, spécialement apte au réglement journalier de ces rapports -indispensables; sans que toutefois son vrai caractère intermédiaire ait -pu être, même aujourd'hui, convenablement établi, faute des doctrines -correspondantes, comme je l'ai abstraitement expliqué au second -chapitre du premier volume de ce Traité. Son développement initial -s'est alors opéré, surtout en France et en Angleterre, selon la nature -propre à chacune des deux voies opposées respectivement suivies, dès -l'origine, par l'ensemble de l'évolution industrielle: c'est-à -dire, -d'après la prépondérance, d'un côté, d'une direction centrale, et, -de l'autre, des tendances partielles; avec les avantages et les -inconvéniens inhérens à chaque mode, l'un susceptible de mieux préparer -à une véritable organisation finale du travail universel, l'autre -faisant mieux ressortir les merveilles d'un libre instinct privé, -seulement secondé par d'heureuses associations volontaires. - -Enfin, par une suite spontanée de son progrès intérieur, l'industrie -moderne commence alors à manifester directement son grand caractère -philosophique, jusque alors trop peu prononcé, quoique toujours -appréciable à une scrupuleuse analyse historique; elle tend désormais -à se présenter de plus en plus comme immédiatement destinée à réaliser -l'action systématique de l'humanité sur le monde extérieur, d'après -une suffisante connaissance des lois naturelles. Deux inventions -capitales, d'abord celle de la machine à vapeur dès le début de -cette troisième époque, et ensuite celle des aérostats vers sa fin, -doivent être surtout signalées comme ayant spécialement concouru -à l'universelle propagation d'une telle conception, l'une par ses -puissans résultats actuels, et l'autre par les espérances, hardies mais -légitimes, qu'elle devait partout soulever. L'ensemble des diverses -impressions de ce genre autorise pleinement à remarquer que, si, sous -la seconde phase, l'esprit théologique avait été spontanément conduit -à dévoiler hautement sa tendance anti-industrielle, ainsi que je -l'ai expliqué, réciproquement, sous cette phase nouvelle, l'esprit -industriel fut amené, non moins naturellement, à caractériser nettement -la tendance anti-théologique qui lui appartient irrévocablement -après un essor suffisant. Non-seulement, en effet, toute grande -action volontaire de l'homme sur le monde suppose nécessairement la -subordination réelle des phénomènes à des lois invariables, finalement -incompatibles avec aucune véritable activité providentielle; d'où -résulte une inévitable participation indirecte de l'essor industriel -à l'influence irréligieuse de l'esprit vraiment scientifique, comme -je l'ai tant établi dans les diverses parties de ce Traité. Mais, -outre ce concours spontané, dont la popularité spéciale indique assez -la haute portée sociale, il est clair que l'industrie, une fois -convenablement développée, a son mode propre et direct de tendre -à l'entière extinction des croyances théologiques quelconques, -indépendamment de son efficacité continue contre la préoccupation -dominante du salut éternel, déjà très sensible, au moyen âge, -aussitôt après l'émancipation initiale. Car, en principe, toute -intervention active de l'homme pour altérer à son profit l'économie -naturelle du monde réel constitue nécessairement un injurieux attentat -contre la perfection infinie de l'ordre divin. La nature propre du -polythéisme lui fournissait directement de nombreux moyens spéciaux -pour éluder suffisamment un tel antagonisme, comme je l'ai expliqué -au cinquante-troisième chapitre. Au contraire, sous le monothéisme, -l'inévitable hypothèse de l'optimisme providentiel devait finalement -développer ce fatal conflit, aussitôt que le caractère sacerdotal ne -serait plus assez progressif pour contenir dignement les vicieuses -inspirations de la théologie, et que l'essor industriel aurait acquis -assez d'extension pour constituer, à cet égard, une opposition -prononcée. Le monothéisme musulman était parvenu, presque dès sa -naissance, à ce désastreux antagonisme, par cela même que, conservant -la grande concentration politique propre au régime polythéique, il -avait toujours été radicalement privé de cette heureuse division -catholique qui faisait réellement la principale valeur sociale du -régime monothéique. Quoique l'admirable organisation du catholicisme -ait ainsi ajourné spontanément cette inévitable collision jusqu'aux -temps où, vu la décadence très avancée du système théologique, elle ne -pouvait plus compromettre gravement l'évolution industrielle de l'élite -de l'humanité, un tel ajournement devait, en sens inverse, rendre -le conflit final plus profondément nuisible à l'esprit religieux, -désormais devenu de plus en plus, pendant cette troisième phase, -directement incompatible, même aux yeux les moins clairvoyans, avec une -large extension de l'action rationnelle de l'homme sur la nature. C'est -ainsi que cette phase vraiment extrême dans l'évolution préliminaire de -la société moderne, aussi bien pour la progression positive que pour la -progression négative, a graduellement amené l'élément industriel à se -trouver dès-lors involontairement constitué en hostilité radicale et -continue, d'ailleurs ouverte ou latente, envers les divers pouvoirs, -théologiques et militaires, dont la tutélaire prépondérance avait été -longtemps indispensable à son essor initial: d'où résulte, en général, -que tout le développement préparatoire dont il était susceptible -sous le régime ancien était désormais essentiellement accompli; et -que, par conséquent, sa tendance ultérieure devait être spontanément -dirigée vers une entière réorganisation politique. On voit donc, -en résumé, comment, à cette époque, l'influence mentale, directe -quoique accessoire, propre au mouvement industriel, a instinctivement -secondé, par une action spéciale éminemment populaire, l'ébranlement -décisif alors immédiatement dirigé contre l'ensemble de la philosophie -théologique. - -Telle est enfin, la saine appréciation historique des divers -caractères successifs de l'évolution industrielle pendant les trois -phases essentielles de la civilisation moderne. Après son origine, au -moyen-âge, sous la tutelle catholique et féodale, ce grand mouvement -temporel a dû suivre, dans sa première phase, une marche purement -spontanée, seulement secondée par d'heureuses alliances naturelles -avec les divers pouvoirs anciens; il a été, durant la seconde phase, -systématiquement assujéti, par les différens gouvernemens européens, à -d'actifs encouragemens continus, comme moyen fondamental de suprématie -politique; pendant la phase suivante, il a été finalement érigé en but -permanent de la politique européenne, qui partout a mis la guerre à son -service régulier: son essor social, de plus en plus prépondérant, a été -ainsi conduit graduellement à ne pouvoir plus avancer autrement que par -l'avénement final du système politique correspondant. Quoique cette -tendance extrême ne doive être appréciée que dans la leçon suivante, il -convenait cependant d'en indiquer ici la filiation nécessaire, afin que -les bons esprits puissent déjà sentir pleinement l'intime réalité de la -nouvelle philosophie politique que je m'efforce de fonder. Rattachant -ainsi l'un à l'autre les trois âges principaux de l'histoire moderne, -de manière à montrer chaque phase comme naissant de la précédente et -produisant la suivante, notre élaboration actuelle complète, par une -explication décisive, la liaison fondamentale précédemment établie -entre l'évolution moderne et l'évolution ancienne, par l'intermédiaire -de l'évolution transitoire propre au moyen-âge; instituant dès-lors -une indissoluble solidarité effective entre tous les divers degrés du -développement humain, dont on pourra désormais concevoir nettement la -parfaite continuité, en remontant aisément des moindres phénomènes -actuels aux actes les plus antiques de la sociabilité humaine. - -Il nous reste maintenant à accomplir, mais beaucoup plus sommairement, -une équivalente appréciation pour le triple mouvement intellectuel, -esthétique, scientifique, et philosophique, qui préparait simultanément -une réorganisation spirituelle susceptible de fournir ultérieurement -une base rationnelle à la réorganisation temporelle dont nous venons -d'examiner la préparation élémentaire. Outre les fausses notions qu'une -irrationnelle analyse historique y avait multiplié davantage, cette -première élaboration organique devait nous offrir des difficultés -plus complexes et exiger des explications plus étendues, en vertu de -l'importance prépondérante de l'évolution industrielle, sur laquelle -devait reposer nécessairement la constitution propre de la société -moderne; tandis que le nouvel essor spirituel, toujours restreint à -une classe très limitée, n'y a pu, au contraire, exercer encore qu'une -simple influence modificatrice, destinée seulement à devenir active et -principale dans un prochain avenir. Chacune de ces trois évolutions -partielles ne doit d'ailleurs, par la nature de notre opération -dynamique, être ici nullement considérée quant à son histoire spéciale, -quelque profond intérêt qu'elle y pût offrir, mais uniquement sous son -aspect social, où son action immédiate ne se présente jusqu'à présent -que comme purement accessoire, et n'acquiert vraiment d'importance -majeure qu'à raison des germes nécessaires d'un puissant ascendant -ultérieur. Ainsi que nous l'avons fait envers l'évolution principale, -il nous suffira donc, pour chaque élément spirituel, d'apprécier -successivement, d'abord sa première émanation historique sous la -tutelle du régime propre au moyen-âge, ensuite son vrai caractère -essentiel relativement à la société moderne, et enfin sa marche -graduelle pendant les trois phases que nous avons établies depuis le -XIVe siècle. D'après l'ordre fondamental expliqué au début -de ce chapitre, nous devons commencer ce travail complémentaire par -l'examen sommaire de l'évolution esthétique, la plus rapprochée, à tous -égards, de l'évolution industrielle. - -Les facultés esthétiques étant, par leur nature, essentiellement -destinées à l'idéale représentation sympathique des divers sentimens -qui caractérisent la nature humaine, personnelle, domestique, ou -sociale, leur essor spécial, quelque ascendant qu'on lui suppose, -ne saurait jamais suffire à définir réellement la civilisation -correspondante. Quoique la sociabilité moderne leur réserve -nécessairement une activité et une extension très supérieures à celles -que pouvaient permettre les phases sociales antérieures, comme je -l'expliquerai bientôt, contrairement aux opinions ordinaires, il -est clair néanmoins que leur énergique manifestation a dû toujours -être indistinctement mêlée aux situations quelconques de l'humanité, -sous l'unique condition indispensable que l'état respectif fût à la -fois assez prononcé et assez stable. Aussi est-ce la seule, parmi les -différentes évolutions élémentaires étudiées dans ce chapitre, qui -puisse être envisagée comme pleinement commune à la société militaire -et théologique ainsi qu'à la société industrielle et positive: d'où -résulte évidemment un nouveau motif spécial pour que nous devions ici -moins appliquer notre analyse historique à un tel élément général qu'à -ceux qui constituent directement les vrais caractères distinctifs de -la civilisation moderne, où nous devons seulement apprécier le mode -fondamental d'incorporation de l'élément esthétique, et les nouvelles -propriétés qu'il y a naturellement développées. - -D'après cette remarque préalable, sur l'issue permanente que les -beaux-arts doivent spontanément trouver dans tous les âges de -l'humanité, on conçoit d'abord, relativement à la première des trois -questions posées ci-dessus, combien il serait impossible, en principe, -que leur essor ne se fût point fait jour dans un état social aussi -fortement prononcé que celui du moyen-âge, où il importe maintenant -de montrer la véritable source nécessaire de l'évolution esthétique -des sociétés modernes. Or, il est aisé de reconnaître, à tous égards, -que, si le régime féodal et catholique avait pu comporter une -stabilité suffisante, il était, par sa nature, beaucoup plus favorable -à un tel développement qu'aucun des régimes antérieurs. Car, les -mœurs féodales avaient d'abord imprimé aux sentimens d'indépendance -personnelle une énergie habituelle jusque alors inconnue: en même -temps, la vie domestique y avait été surtout communément embellie et -étendue, fort au-delà de ce qui avait été possible chez les anciens, -principalement en vertu des heureux changemens survenus dans la -condition des femmes: enfin, l'activité collective, quand elle y put -être convenablement exercée, y devait certes constituer une source -non moins puissante d'inspirations poétiques et artistiques, d'après -le nouvel attrait moral que devait offrir le grand système de guerres -défensives propre à cette mémorable phase de l'humanité. Il est évident -que tous ces éminens attributs n'étaient nullement accidentels, et -qu'ils résultaient alors nécessairement de la situation féodale -régularisée par l'esprit catholique, spécialement à l'aide de la -division fondamentale des deux pouvoirs, qui constituait le principal -caractère politique d'un tel état social, suivant nos explications -antérieures. Quant à l'influence particulière du catholicisme, elle se -marque, à cet égard, d'une manière encore moins contestable: soit par -le degré initial d'activité spéculative que nous l'avons vu développer -directement chez toutes les classes, et qui devait y permettre à -l'action esthétique une universalité jusque alors impossible; soit -par la destination permanente que son culte fournissait immédiatement -à chacun des beaux-arts, et qui érigea si longtemps de nombreuses -cathédrales en autant de véritables musées, où la musique, la -peinture, la sculpture et l'architecture trouvaient spontanément une -heureuse consécration; soit enfin par les ressources si variées de -son organisation intérieure pour offrir de puissans moyens continus -d'encouragement individuel. Toutefois, il faut reconnaître, sous ce -rapport, que ces importantes propriétés étaient surtout inhérentes -à l'admirable perfection de la constitution catholique, socialement -envisagée, abstraction faite de la philosophie théologique qui lui -servait inévitablement de base rationnelle, et dont l'influence a -tant neutralisé, comme nous l'avons constaté, les heureuses tendances -propres à un tel organisme. Car, malgré l'aptitude spéciale que nous -reconnaîtrons bientôt au monothéisme pour favoriser spontanément -le premier essor scientifique des modernes, il n'en pouvait être -nullement ainsi relativement à l'essor esthétique, qui devait être -certes peu compatible avec le caractère à la fois vague, abstrait et -inflexible, des croyances monothéiques: cette antipathie, d'ailleurs -peu contestée aujourd'hui, a été d'avance suffisamment appréciée -par contraste, en expliquant, au cinquante-troisième chapitre, -les éminentes propriétés esthétiques du polythéisme, directement -émanées, au contraire, de la doctrine elle-même, bien plus que du -régime correspondant. Mais cette opposition naturelle n'a pu, en -réalité, longtemps retarder, au moyen-âge, l'essor des beaux-arts, si -puissamment stimulé par l'ensemble de la situation sociale; elle y a -seulement nécessité une mémorable inconséquence habituelle, avidement -accueillie des croyans même les plus timorés, en conduisant le génie -esthétique à consacrer, par une sorte de foi idéale, la perpétuité -fictive du polythéisme antique, soit grec ou romain, soit scandinave, -soit arabe. Quoique, par l'indispensable doctrine des êtres surnaturels -intermédiaires, le monothéisme chrétien, presque autant que le -monothéisme musulman, se prêtât aisément à un tel expédient poétique, -il est néanmoins incontestable que cette inévitable incohérence a dû -constituer, chez les modernes, l'une des principales causes de la -moindre énergie des impressions esthétiques, d'abord tant que les -doctrines religieuses y ont conservé un véritable ascendant, et même -ensuite, quand les esprits avancés y ont été presque aussi affranchis -du monothéisme que du polythéisme. Ce conflit fondamental se fera -nécessairement toujours sentir, à un degré quelconque, surtout chez -les classes auxquelles les beaux-arts sont plus spécialement destinés, -jusqu'aux temps, encore éloignés mais certains, où l'évolution -esthétique pourra directement reposer sur la propagation familière -d'une philosophie pleinement positive, comme je l'expliquerai en -terminant ce volume. Mais on a trop confondu la tendance réelle de cet -antagonisme logique à neutraliser les grands effets esthétiques, avec -une chimérique opposition à l'essor des beaux-arts, et surtout avec une -prétendue infériorité de ceux qui les ont si heureusement cultivés sous -une telle influence permanente. - -Stimulée par l'ensemble des causes essentielles que nous venons -d'apprécier, l'évolution esthétique dut se manifester, au moyen-âge, -aussitôt que la situation sociale put commencer à le permettre, -c'est-à -dire quand l'organisme catholique et féodal fut enfin -suffisamment parvenu à sa constitution propre: l'avénement universel -de la chevalerie en marque naturellement l'époque initiale, par -l'heureuse excitation nouvelle qui en devait spécialement résulter; -mais c'est nécessairement aux croisades que se rapporte son principal -développement, ainsi directement alimenté, pendant deux siècles, par -ce noble essor collectif de l'énergie européenne. Tous les témoignages -historiques constatent de la manière la plus décisive, l'unanime -empressement que montrèrent alors, avec une naïveté si expressive, -les diverses classes quelconques de la société européenne pour un -genre d'activité mentale si bien caractérisé par ce doux privilége -de charmer presque également les esprits les plus opposés, soit en -offrant aux uns l'exercice intellectuel le mieux adapté à la faible -portée de leur entendement, soit en présentant aux autres la plus -salutaire diversion qui puisse procurer un repos sans apathie. Ces -dispositions favorables étaient même tellement inspirées par la nature -d'un régime irrationnellement qualifié de ténébreux, qu'elles furent, -en général, plus fortement prononcées là où ce régime avait pu se -réaliser plus complétement, c'est-à -dire en France et en Angleterre, où -l'essor naissant des beaux-arts excita longtemps une admiration bien -supérieure, soit en énergie, soit en universalité, à l'ardeur tant -célébrée de quelques rares populations antiques pour les chefs-d'œuvre -correspondans. Quelle que dût être bientôt, à cet égard, l'éclatante -prépondérance de l'Italie, on doit, en effet, remarquer, comme Dante -l'a noblement proclamé, que sa première évolution esthétique fut -d'abord précédée et préparée, au moyen-âge, par celle de la France -méridionale: or, cette incontestable diversité historique me semble -devoir être surtout attribuée à la moindre consistance de l'ordre -féodal en Italie, malgré l'action plus spécialement favorable que -le catholicisme y devait exercer sur le développement initial des -beaux-arts. - -Cet essor spontané dut être longtemps entravé par une lente et -difficile opération préliminaire, dont l'indispensable accomplissement -devait précéder, de toute nécessité, l'élan direct du génie poétique: -on conçoit qu'il s'agit de l'élaboration fondamentale des langues -modernes, où l'on doit voir, à mon gré, une première intervention -universelle des facultés esthétiques. Quoique un tel préambule ne pût -laisser, à cet égard, de résultats immédiats, leur absence effective -n'indique certainement pas la stérilité radicale des efforts primitifs -longtemps consumés ainsi en travaux purement préparatoires, mais -d'une importance capitale pour l'ensemble de l'évolution ultérieure, -qu'une ingrate appréciation isole trop souvent de ces premiers germes -nécessaires. Les langues résultent surtout, comme on sait, d'une lente -élaboration populaire, où se manifestent toujours profondément les -divers caractères essentiels de la civilisation correspondante: cela -est surtout évident quant aux langues modernes, où la prédominance -croissante de la vie industrielle et l'ascendant graduel d'une -rationnalité positive sont si fidèlement prononcés. Mais cette origine -vulgaire n'empêche nullement le concours nécessaire de l'influence plus -régulière spontanément émanée des esprits d'élite, et sans laquelle -un tel travail universel ne saurait acquérir ni la stabilité, ni -même la cohérence indispensables à sa destination finale. Or, dans -cette intervention permanente du génie spécial pour la sanction et la -révision de l'élaboration populaire fondamentale, aussitôt que celle-ci -est suffisamment avancée, il importe de reconnaître, en général, que, -malgré l'inévitable participation simultanée de nos divers modes -quelconques d'activité mentale, l'opération dépend surtout, par sa -nature, des facultés esthétiques proprement dites, comme étant à la -fois les moins inertes chez la plupart des intelligences, et celles -dont l'exercice exige davantage le perfectionnement de la langue -commune. Cette propriété nécessaire devient encore plus évidente -quand il s'agit, non de la création spontanée d'une langue originale, -mais de la transformation radicale d'un langage antérieur, par suite -d'un nouvel état social. Quelque activité que le génie philosophique -et le génie scientifique aient pu manifester au moyen-âge, comme nous -l'apprécierons bientôt, ils y ont assurément fort peu contribué l'un -et l'autre à la fondation générale des langues modernes. Malgré les -avantages essentiels que chacun d'eux a ultérieurement retirés de la -supériorité logique propre aux nouveaux idiomes, le long usage que -tous deux firent du latin, après qu'il eut entièrement cessé d'être -vulgaire, confirme assez leur répugnance et leur inaptitude naturelles -à diriger l'élaboration du langage usuel. C'était donc à des facultés -moins abstraites, moins générales et moins éminentes, mais aussi plus -intimes, plus populaires et plus actives, que devait nécessairement -appartenir cette indispensable opération. Essentiellement destiné -à la représentation universelle et énergique des pensées et des -affections inhérentes à la vie réelle et commune, jamais le génie -esthétique n'a pu convenablement parler une langue morte, ni même -étrangère, quelque facilité exceptionnelle qu'aient pu procurer, à -cet égard, des habitudes artificielles. On conçoit donc aisément -comment son activité spéciale a dû être, au moyen-âge, si longtemps -occupée surtout d'accélérer et de régulariser la formation spontanée -des langues modernes, qui doit être principalement rapportée aux -efforts assidus de ces mêmes facultés auxquelles une superficielle -appréciation attribue une sorte de léthargie séculaire, aux temps -même où elles posaient ainsi les fondemens généraux des monumens les -plus caractéristiques de notre sociabilité européenne. Le retard -inévitable qui en devait résulter pour l'essor direct des productions -esthétiques, n'affectait sans doute immédiatement que l'art poétique -proprement dit, et accessoirement l'art musical: mais les trois autres -beaux-arts devaient aussi en être indirectement entravés, quoique -à un degré beaucoup moindre, d'après leurs relations fondamentales -avec l'art le plus universel, conformément à la hiérarchie esthétique -indiquée, en principe, au cinquante-troisième chapitre; ce qui explique -essentiellement les principaux modes historiques de l'évolution -esthétique propre au moyen-âge. - -En considérant directement la mémorable spontanéité d'une telle -évolution, on ne saurait méconnaître la réalité de notre explication -générale sur son émanation nécessaire du milieu social correspondant. -On doit taxer, sans doute, d'irrationnelle exagération les reproches -ordinaires sur l'entier abandon des ouvrages anciens, dont la lecture -assidue, au moins quant aux auteurs romains, ne pouvait certainement -cesser en un temps où le latin constituait encore le langage spécial -de la principale hiérarchie européenne. Toutefois, il est certain -que les plus beaux siècles du moyen-âge durent offrir, à cet égard, -après la première ébauche des langues modernes, une heureuse désuétude -naturelle, sauf les besoins permanens du clergé, en vertu d'un instinct -confus de l'incompatibilité de la nouvelle évolution esthétique avec -l'admiration trop exclusive des chefs-d'œuvre relatifs à un système de -sociabilité dès lors à jamais éteint. Quels que fussent alors, sous le -rapport du goût, les inconvéniens réels d'une semblable disposition, -elle présentait d'abord l'avantage beaucoup plus essentiel de mieux -garantir l'originalité et la popularité de cet essor naissant. Il -faut d'ailleurs noter qu'une telle tendance était, au moyen-âge, -intimement liée au préjugé universel, si justement établi par le -catholicisme, sur la prééminence fondamentale du nouvel état social -comparé à l'ancien. Cette relation naturelle a même ultérieurement -contribué, en sens inverse, à la résurrection de la littérature -ancienne, où tant d'esprits cultivés cherchaient, à leur insu, une -sorte de protestation indirecte contre l'esprit catholique, aussitôt -qu'il eut cessé d'être suffisamment progressif. Quoi qu'il en soit, -la spontanéité primitive d'une telle évolution esthétique avait -certainement besoin d'être consolidée par son entière indépendance -de celle qu'avait inspirée une tout autre situation sociale. C'est -ainsi, par exemple, que, d'après le trop grand ascendant que devait -spécialement conserver, en Italie, l'imitation des monumens romains, -cette belle partie de la république européenne, longtemps si supérieure -aux autres dans presque tous les beaux-arts, n'a point offert, au -moyen-âge, la même prépondérance relativement à l'architecture, dont -le principal essor caractéristique dut alors s'accomplir chez des -populations où les influences catholiques et féodales avaient plus -exclusivement prévalu; ce qui permettait d'y ériger des édifices plus -profondément adaptés à l'ensemble de la civilisation dont ils étaient -destinés à éterniser, sous la forme la plus sensible, l'imposant -souvenir. En tous genres, l'intime spontanéité de cette mémorable -évolution initiale n'est pas moins marquée par l'originalité de ses -productions et par leur naïve conformité avec la situation sociale -correspondante que par l'indépendance de sa marche affranchie de toute -imitation servile. On le voit surtout pour l'essor poétique, alors -si directement consacré, d'une part, à l'expression, fidèle quoique -idéale, des mœurs chevaleresques, et, d'une autre part, à l'heureuse -indication de la prépondérance caractéristique qu'obtenait de plus -en plus la vie domestique dans le système habituel de l'existence -moderne. Sous l'un et l'autre aspect, il faut principalement remarquer, -à cette époque, l'ébauche primordiale d'un genre de compositions -essentiellement inconnu à l'antiquité, parce qu'il se rapporte -éminemment à la vie privée, si peu développée chez les anciens, et que -la vie publique n'y intervient qu'en vertu de sa réaction nécessaire -sur celle-ci. Cette sorte d'épopée domestique, ultérieurement destinée -à de si admirables progrès, comme je l'indiquerai ci-dessous, et qui -constitue certainement la nouvelle espèce de productions la mieux -adaptée jusqu'ici à la nature propre de la civilisation moderne, -remonte évidemment jusqu'à cette évolution initiale, dont une servile -admiration de l'antique littérature a fait trop oublier ensuite les -ingénieux essais originaux: la dénomination vulgaire, malgré son -impropriété actuelle, conserve directement le souvenir continu de cette -incontestable filiation historique. - -Tel est l'ensemble d'explications préliminaires qui indique l'état -social du moyen-âge comme constituant, à tous égards, le berceau -nécessaire de la grande évolution esthétique des sociétés modernes. -Si les éminens attributs qui caractérisent, sous ce rapport, cette -mémorable situation, n'ont pu être, en réalité, assez développés pour -que leur appréciation générale n'exigeât pas aujourd'hui une discussion -approfondie, cela tient surtout à la nature essentiellement transitoire -qui, d'après nos démonstrations antérieures, devait nécessairement -distinguer ce degré de la progression humaine. L'essor esthétique ne -suppose pas seulement un état social assez fortement caractérisé pour -comporter une idéalisation énergique: il demande, en outre, que cet -état quelconque soit assez stable pour permettre spontanément, entre -l'interprète et le spectateur, cette intime harmonie préalable sans -laquelle l'action des beaux-arts ne saurait obtenir habituellement une -pleine efficacité. Or, ces deux conditions fondamentales, naturellement -réunies chez les anciens, n'ont jamais pu l'être depuis à un degré -suffisant, même au moyen-âge, et ne pourront retrouver leur concours -normal que sous l'ascendant ultérieur de la régénération positive -réservée à notre siècle, comme je l'indiquerai spécialement à la fin -de ce dernier volume. Nous avons, en effet, pleinement reconnu que le -moyen-âge constitue, à tous égards, une immense transition, qui, sous -les divers aspects principaux, n'est pas encore totalement terminée; -et c'est là seulement qu'il faut chercher la véritable explication -historique de l'incontestable disproportion générale qui se fait alors -si déplorablement sentir entre les faibles résultats permanens de -l'essor esthétique et l'énergie de son activité originale, si bien -secondée par un empressement universel. Cette mémorable anomalie -est irrationnellement appréciée dans les deux écoles opposées qui -se disputent aujourd'hui l'empire des beaux-arts: les uns n'y ayant -vu qu'un chimérique témoignage d'un inexplicable décroissement des -facultés esthétiques de l'humanité; les autres l'ayant exclusivement -attribuée à la servile imitation ultérieure des chefs-d'œuvre de -l'antiquité. Quoique cette dernière considération ne soit pas aussi -vaine que la première, on y prend cependant un effet pour une cause, -et surtout on y accorde une importance fort exagérée à une influence -purement secondaire: car, si la situation catholique et féodale -avait pu et dû comporter une véritable stabilité, comparable à celle -de l'ordre grec ou romain, sa prépondérance spontanée eût aisément -contenu l'espèce de rétrogradation esthétique que tendit à produire -ensuite une prédilection trop exclusive pour les modèles antiques. -Ainsi, la source essentielle de cette singulière hésitation sociale -qui caractérise l'art moderne, et qui a tant neutralisé jusqu'ici -l'universalité nécessaire de son influence continue, après sa première -évolution si ferme, si originale, et si populaire, au moyen-âge, doit -être directement cherchée dans l'inévitable instabilité de l'état -social correspondant, suscitant toujours de nouvelles transitions -successives. Une profonde et persévérante élaboration esthétique était -certainement impossible chez des populations où chaque siècle, et -quelquefois même chaque génération, modifiait assez notablement la -sociabilité antérieure pour que chaque situation déterminée eût déjà -essentiellement cessé avant que le poète ou l'artiste eussent pu y -contracter suffisamment l'intime pénétration spontanée indispensable -à l'action des beaux-arts. C'est ainsi, par exemple, que l'esprit -des croisades, si favorable à la plus puissante poésie, avait -irrévocablement disparu quand les langues modernes ont pu être assez -formées pour en permettre la pleine idéalisation: tandis que, chez -les anciens, chaque mode effectif de sociabilité avait été tellement -durable, que le génie esthétique pouvait ressentir et retrouver, -après plusieurs siècles, des passions et des affections populaires -essentiellement identiques à celles dont il voulait retracer l'empire -antérieur. L'avenir seul pourra replacer l'humanité, et d'une manière -même bien supérieure, dans ces conditions normales de stabilité active, -sans lesquelles l'action des beaux-arts ne saurait obtenir l'entière -efficacité sociale convenable à sa nature. - -Quoique forcé de me borner ici à l'indication sommaire de ces diverses -explications, j'espère en avoir assez caractérisé l'esprit général, -d'ailleurs pleinement conforme à l'ensemble de ma théorie fondamentale -de l'évolution humaine, pour que le lecteur, suffisamment préparé, -puisse utilement prolonger l'application spéciale de ce principe -historique, qui montre l'état social du moyen-âge comme étant à -la fois la source nécessaire, soit de l'ensemble du développement -esthétique propre à la civilisation moderne, soit des imperfections -caractéristiques qu'il devait offrir; sans supposer aucune diminution -réelle des facultés esthétiques de l'humanité, et en tendant, au -contraire, à faire mieux ressortir l'énergie intrinsèque d'un essor -effectif qui, malgré de tels obstacles, a réalisé tant d'admirables -résultats, ainsi que je l'avais signalé d'avance au cinquante-septième -chapitre. Afin de faciliter davantage cette élaboration ultérieure, -je crois devoir ici distinctement indiquer la division rationnelle que -j'ai toujours spontanément suivie, dans ce volume et dans le précédent, -pour l'histoire universelle du moyen-âge, et qui, spécialement -vérifiée ci-dessus quant à l'évolution industrielle, n'est pas moins -convenable envers l'évolution esthétique, ou relativement à toute -autre préparation essentielle, soit positive, soit même négative, de -la civilisation moderne. Elle consiste, en comprenant le moyen-âge -proprement dit entre le début du Ve siècle et la fin du -XIIIe, comme je l'ai suffisamment démontré, à partager cette -mémorable transition de neuf siècles en trois phases naturelles, qui -se trouvent être à peu près de même durée: la première, se terminant -avec le VIIe siècle, représente l'établissement fondamental, -contenant, d'une manière très-confuse mais appréciable, tous les -véritables germes essentiels des divers mouvemens ultérieurs; la -seconde, prolongée jusqu'à la fin du Xe siècle, correspond -à l'essor graduel de la constitution catholique et féodale, -extérieurement caractérisé par le premier grand système de guerres -défensives, dirigé surtout, d'après nos explications antérieures, -contre les sauvages polythéistes du nord; enfin la troisième, -directement relative à la plus grande splendeur de cet organisme -transitoire, comprend l'admirable défense du monothéisme occidental -contre l'invasion, alors seule redoutable, du monothéisme oriental; -opération vraiment finale, bientôt suivie de l'irrévocable dissolution -spontanée d'un système désormais privé de sa destination fondamentale, -et de l'évolution simultanée des nouveaux élémens sociaux, secrètement -élaborés sous sa tutélaire prépondérance européenne. Dans la série -industrielle, nous avons vu ces trois phases successives présenter -naturellement, l'une l'universelle substitution préalable du servage à -l'esclavage, l'autre l'émancipation personnelle des classes urbaines, -et la dernière le premier élan industriel des villes, accompagné de -l'entière abolition de la servitude rurale: dans la série esthétique, -nous venons d'y reconnaître, avec non moins d'évidence, d'abord -l'ébauche primitive d'une nouvelle sociabilité, destinée à renouveler -l'action générale des facultés esthétiques, ensuite leur indispensable -application préliminaire à la formation des langues modernes, et enfin -leur développement direct, suivant la nature propre de la civilisation -correspondante; tous les autres aspects quelconques du mouvement humain -donneront lieu, j'ose l'assurer, à des vérifications équivalentes, -que je dois maintenant me dispenser de spécifier formellement. Leur -concours nécessaire conduit spontanément à concevoir l'admirable -règne de l'incomparable Charlemagne, placé près du milieu de la -seconde phase, presque équidistant des deux termes extrêmes, qui -rattachent immédiatement le moyen-âge, l'un à l'évolution ancienne, -l'autre à l'évolution moderne, comme l'époque la plus décisive, où -l'esprit du régime transitoire commence à manifester pleinement ses -différens attributs essentiels, et où les divers élémens principaux -de la civilisation ultérieure reçoivent aussi, à tous égards, la -plus heureuse stimulation initiale. Quoique un tel classement des -temps ait toujours implicitement dirigé mon appréciation historique -du moyen-âge, la nature éminemment abstraite de notre élaboration -dynamique ne me permettait point de le faire directement présider à -son accomplissement, qui eût alors exigé des explications concrètes -incompatibles avec les limites et la destination de cet ouvrage. J'ai -cru cependant devoir en indiquer finalement la conception explicite, -à l'usage des philosophes qui voudraient ultérieurement appliquer ma -théorie fondamentale à l'étude spéciale et méthodique de cette grande -transition, dont le cours graduel offre ainsi spontanément, sans aucune -vaine préoccupation systématique, une distribution ternaire, analogue, -sauf la durée, à celle que nous avons toujours reconnue, d'abord pour -les principaux états de l'ensemble du développement humain, ensuite -pour les modes successifs de l'évolution ancienne, et enfin pour les -degrés consécutifs propres à l'évolution moderne: ce qui présente -partout à l'esprit des intervalles susceptibles de permettre l'essor -habituel des considérations générales, indispensable à l'efficacité -sociale de notre philosophie historique, qui n'est point destinée, je -ne saurais trop le rappeler, à un stérile étalage académique, mais à -fournir réellement une base rationnelle à l'active coordination des -efforts directement relatifs à la régénération finale de l'humanité. - -Après avoir suffisamment expliqué comment l'essor esthétique des -sociétés modernes est naturellement émané de l'état social constitué -au moyen-âge, il devient aisé de procéder à la seconde partie générale -d'un tel examen, en appréciant les principaux caractères propres au -nouvel élément ainsi introduit dans le système de notre civilisation, -et sa situation nécessaire envers les anciens pouvoirs à l'époque -initiale du XIVe siècle. Ces deux déterminations connexes -ne peuvent, en effet, résulter que de l'influence prépondérante des -causes ci-dessus signalées, combinée avec l'extension naissante de la -vie industrielle, qui tendait dès-lors à changer le mode primitif -de sociabilité; en sorte qu'il ne nous reste surtout qu'à saisir la -relation fondamentale de cette modification décisive avec l'ensemble du -mouvement déjà imprimé aux beaux-arts par les impulsions catholiques et -féodales. - -L'intime affinité mutuelle que témoigne toute l'histoire moderne entre -l'essor industriel et l'essor esthétique, a pour principe évident, -suivant la théorie hiérarchique indiquée au préambule de ce chapitre, -la double tendance nécessaire de l'évolution industrielle à développer -spontanément, jusque chez les dernières classes, un premier degré -habituel d'activité mentale, sans lequel l'action des beaux-arts ne -saurait être comprise, et en même temps l'aisance et la sécurité qui -peuvent seules disposer à goûter convenablement les nobles jouissances -correspondantes. Dans la marche naturelle de l'éducation humaine, -individuelle ou collective, l'exercice intellectuel est d'abord -déterminé communément par l'impulsion pratique des besoins les plus -grossiers mais les plus urgens, dont la satisfaction suffisante -permet ensuite l'heureuse efficacité continue de l'impulsion, plus -élevée mais moins énergique, qui dérive des facultés esthétiques. -Celles-ci, d'après le doux mélange de pensées et d'émotions qui les -caractérise si exclusivement, constituent réellement, vu l'extrême -imperfection de notre économie cérébrale, les seules facultés mentales -assez prononcées, chez la plupart des hommes, pour que leur activité -régulière puisse devenir une source de véritables jouissances; tandis -que les facultés scientifiques ou philosophiques, plus éminentes -encore, mais beaucoup moins développées, ne déterminent le plus -souvent, comme on sait, qu'une fatigue bientôt insupportable, excepté -chez le très petit nombre d'hommes vraiment destinés à la contemplation -abstraite. Il est donc aisé de concevoir l'office fondamental de -l'essor esthétique, constituant la transition normale de la vie active -à la vie spéculative. Par une appréciation plus précise, cet essor -intermédiaire me semble devoir essentiellement caractériser le degré -habituel d'exercice mental auquel s'arrêterait communément l'humanité -si, d'après un milieu plus favorable, ou en vertu d'une organisation -moins exigeante, elle était affranchie des obligations continues -relatives aux besoins physiques: comme l'indique assez la tendance -commune des situations sociales les moins éloignées d'une telle -supposition idéale. Quoi qu'il en soit, la relation élémentaire de la -vie esthétique à la vie pratique est certainement devenue beaucoup -plus directe, plus complète, et surtout plus universelle, depuis -la substitution graduelle de l'existence industrielle à l'existence -militaire, suivant les motifs déjà indiqués. Tant que l'esclavage et -la guerre ont caractérisé l'économie sociale, il est clair que les -beaux-arts ne pouvaient réellement acquérir une profonde popularité, et -ne devaient être ordinairement goûtés, même parmi les hommes libres, -que chez les classes supérieures: le seul cas différent, beaucoup trop -vanté d'ailleurs, ne se rapporte historiquement qu'à une médiocre -partie de la population grecque, qu'un ensemble de circonstances -locales et sociales, éminemment exceptionnel sans être aucunement -arbitraire, avait prédestiné, comme je l'ai expliqué, à cette -heureuse anomalie: partout ailleurs, chez les sociétés guerrières de -l'antiquité, il n'y avait de vraiment populaires que les jeux sanglans -qui retraçaient à ces peuples grossiers le souvenir de leur activité -chérie. Il est clair, au contraire, que l'évolution industrielle propre -à la fin du moyen-âge a spontanément consolidé, sous ce rapport, la -salutaire influence des mœurs catholiques et féodales, en tendant à -faire habituellement pénétrer, jusque chez les plus humbles familles, -les dispositions élémentaires les plus favorables à l'action des -beaux-arts, dont les productions devaient désormais s'adresser à un -public à la fois beaucoup plus nombreux et beaucoup mieux préparé. -C'est ainsi que le génie esthétique, destiné surtout aux masses, et -qui s'amoindrit, de toute nécessité, dans les sphères privilégiées, -a pu s'incorporer à la sociabilité moderne d'une manière bien plus -intime qu'il ne pouvait l'être ordinairement à celle de l'antiquité, -où, même sous l'accueil le plus favorable, il était presque toujours -traité comme un élément essentiellement étranger à l'ensemble de la -constitution sociale. Si cette connexité plus profonde n'a pas été -encore suffisamment manifestée, il faut l'attribuer à l'état purement -rudimentaire de tout ce qui concerne l'organisme moderne, où l'absence -totale de systématisation rationnelle a tant neutralisé jusqu'ici, à -tous égards, les propriétés les plus caractéristiques. - -Considérée maintenant en sens inverse, cette relation élémentaire entre -l'essor esthétique et l'essor industriel se présente surtout comme -heureusement destinée à constituer, chez les modernes, le plus puissant -correctif naturel de ce déplorable rétrécissement, à la fois mental et -moral, que tend à produire communément l'exorbitante prépondérance de -l'activité industrielle dans l'ensemble de l'existence humaine. Sous ce -rapport fondamental, l'éducation esthétique commence spontanément, avec -la plus universelle efficacité, ce que l'éducation scientifique et -philosophique peut seule convenablement achever; de manière à pouvoir -un jour, sous l'influence d'une sage régularisation, avantageusement -combler la grave lacune qui résulte provisoirement, à cet égard, de -l'inévitable désuétude des usages religieux, quant à la continuelle -diversion intellectuelle qu'exige incontestablement, à un certain -degré, la vie purement pratique, pour ne pas dégénérer en une stupide -et égoïste préoccupation. Dans les diverses parties principales de -la grande république européenne constituée au moyen-âge, l'évolution -esthétique, suivant toujours de près l'évolution industrielle, a plus -ou moins tendu à en tempérer les dangers essentiels, en développant -partout une activité mentale plus générale et plus désintéressée -que celle qu'exigeaient les travaux journaliers, et en sollicitant -directement, suivant son heureuse nature, l'exercice simultané des -affections les plus bienveillantes, par des jouissances d'autant plus -vives qu'elles sont plus unanimes. Quelles que soient, à cet égard, -les éminentes propriétés de l'évolution scientifique ou philosophique, -elle aura constamment, auprès des masses, une efficacité beaucoup -moindre, en vertu de son intensité et surtout de sa popularité très -inférieures, même après les plus grandes améliorations que doive -ultérieurement recevoir le système général de l'éducation humaine, -individuelle ou sociale. À la vérité, des philosophes peu sensibles -aux beaux-arts ont souvent accusé, d'une manière très spécieuse, -principalement au sujet de l'Italie, le développement excessif de la -vie esthétique de tendre à entraver la progression sociale en inspirant -trop d'attachement à des jouissances momentanément incompatibles avec -une indispensable agitation politique. Mais, excepté les anomalies -individuelles, où la préoccupation esthétique peut, en effet, être -quelquefois poussée jusqu'à déterminer une sorte de dégradation mentale -et morale, il est clair que, dans les cas réels, son influence sur -l'ensemble des populations, lors même qu'elle a dû sembler exagérée, -n'a contribué le plus souvent qu'à empêcher une prépondérance bien -plus dangereuse de la vie matérielle, et à y entretenir une certaine -ardeur spéculative, susceptible de recevoir un jour une plus importante -destination. Enfin, sous un aspect plus spécial, on doit évidemment -regarder le développement des beaux-arts comme ayant même été, à -beaucoup d'égards, directement lié au perfectionnement technique des -opérations industrielles, qui ne peuvent, en effet, recevoir toutes les -améliorations habituelles dont elles sont réellement susceptibles, -chez les nations où le sentiment d'une perfection idéale n'est pas, en -tout genre, suffisamment cultivé. Cela est surtout sensible quant aux -arts nombreux qui se rapportent à la forme extérieure, et qui, à ce -titre, se rattachent nécessairement à l'architecture, à la sculpture, -et même à la peinture, par une foule de nuances intermédiaires, -constituant une gradation presque insensible, où il devient quelquefois -impossible d'assigner une exacte séparation entre le point de -vue vraiment esthétique et le point de vue purement industriel. -L'expérience universelle a tellement constaté, sous ce rapport, la -supériorité technique des populations améliorées par les beaux-arts, -que cette considération est souvent devenue l'un des principaux motifs -des gouvernemens modernes pour encourager directement la propagation de -l'éducation esthétique, alors justement envisagée comme une puissante -garantie ultérieure de succès industriel, dans l'utile concurrence -commerciale des différens peuples européens. - -Par les divers motifs ci-dessus indiqués, il est donc évident que la -prépondérance naissante de la vie industrielle à la fin du moyen-âge, -bien loin d'être défavorable à l'évolution esthétique déjà déterminée -par l'ensemble de la situation antérieure, tendait, au contraire, -à lui procurer finalement une popularité et une consistance qu'elle -n'aurait pu autrement obtenir au même degré, en la rattachant -désormais, de la manière la plus intime, au progrès de l'existence -moderne. Toutefois, pendant les cinq siècles qui nous séparent du -moyen-âge, cet ascendant graduel a dû provisoirement influer, d'une -manière indirecte, sur le caractère vague et indécis précédemment -attribué à l'art moderne, en augmentant l'instabilité et accélérant -la décadence du régime sous lequel il avait dû surgir. Si l'état -catholique et féodal avait pu persister réellement, il n'est pas -douteux, à mes yeux, que l'essor esthétique des douzième et treizième -siècles aurait acquis, par son éminente homogénéité, une importance -et une profondeur bien supérieures à tout ce qui a pu exister depuis, -surtout quant à l'efficacité populaire, vrai critérium des beaux-arts. -Par la transition rapide, et souvent violente, qui devait s'accomplir -dans le cours de cette grande période révolutionnaire, et à laquelle la -progression industrielle a si puissamment concouru, le génie esthétique -a nécessairement manqué de direction générale et de destination -sociale. Entre l'ancienne sociabilité expirante, et la nouvelle trop -peu caractérisée encore, il n'a pu assez nettement sentir ni ce qu'il -devait surtout idéaliser, ni sur quelles sympathies universelles il -devait principalement reposer. Telle est, au fond, la cause progressive -de cette spécialité exclusive qui a jusqu'ici caractérisé l'art -moderne, comme l'industrie, et comme la science aussi, faute d'une -généralité réellement prépondérante. Bien loin d'être dégénéré, le -génie esthétique est certainement devenu plus étendu, plus varié, et -plus complet même, qu'il n'avait jamais pu l'être dans l'antiquité: -mais, malgré ses éminentes propriétés intrinsèques, son efficacité -devait être alors beaucoup moindre, dans un milieu social qui n'a pu -encore lui offrir ni la netteté ni la fixité indispensables à son -libre essor. Obligé de reproduire les émotions religieuses pendant -que la foi s'éteignait, et de représenter les mœurs guerrières à des -populations de plus en plus livrées à une activité pacifique, sa -situation radicalement contradictoire a dû non-seulement nuire à la -réalité fondamentale de ses effets extérieurs, mais à celle même de ses -propres impressions intérieures, jusqu'aux temps encore lointains où -la régénération finale de l'humanité viendra lui offrir le milieu le -plus favorable à son plein développement, par suite d'une homogénéité -et d'une stabilité qui n'ont pu jamais exister au même degré, comme -je l'indiquerai plus distinctement à la fin de ce volume. Ainsi -privé nécessairement, pendant la grande transition que nous étudions, -de toute vraie direction philosophique, et dépourvu de toute large -destination sociale, l'art moderne n'a pu être essentiellement animé -que par l'instinct fondamental qui pousse involontairement à une -activité continue les plus énergiques facultés de notre intelligence: -les organisations éminemment esthétiques ont dû alors, comme on dit -aujourd'hui, cultiver l'art pour l'art lui-même; ou, suivant le -langage, plus humble mais équivalent, employé par le grand Corneille, -ne se proposer habituellement d'autre but réel que de divertir le -public. Néanmoins, malgré cet inévitable isolement provisoire, en -considérant de plus près l'ensemble de cette évolution esthétique, on -y peut discerner presque toujours, depuis son origine jusqu'à présent, -une certaine tendance sociale plus ou moins prononcée; mais elle est -purement critique, et par suite peu compatible avec l'éminente nature -d'un tel développement, où la négation ne peut jamais avoir qu'une -importance fort accessoire. C'est seulement par là que l'art moderne -a pris communément une part directe à notre mouvement social. On -conçoit, en effet, que, dans la double progression, à la fois négative -et positive, qui devait constituer ce mouvement préliminaire, le -premier aspect, seul suffisamment appréciable, pouvait seul convenir -aux beaux-arts, quelque imparfaite excitation qu'ils y pussent trouver; -tandis que le second, à peine saisissable aujourd'hui à la plus haute -contention philosophique, ne pouvait assurément leur fournir aucun -aliment immédiat, quoique finalement destiné à leur imprimer en temps -opportun, la plus puissante stimulation continue: en sorte que, dans -ce long intervalle, toutes les fois que la philosophie esthétique a -voulu réellement prendre un caractère organique, elle n'a pu aboutir, -comme la philosophie politique elle-même, qu'à de vains regrets sur -l'irrévocable dissolution de l'ordre ancien, suivis de déplorables -récriminations sur la prétendue dégénération de l'humanité. C'est -ainsi qu'on explique aisément, en général, la tendance critique qui, à -toutes les époques de l'art moderne, s'est nettement prononcée, sous -des formes d'ailleurs très variées, même chez les plus éminens génies, -surtout poétiques, quoique, dans une situation vraiment normale, -la critique ne doive certainement convenir qu'à des intelligences -secondaires, principalement quant aux beaux-arts. Une telle tendance -devait d'ailleurs, d'après cette appréciation historique, suivre -naturellement la marche correspondante de la grande progression -négative; c'est-à -dire, d'après la théorie du chapitre précédent, être -d'abord et principalement dirigée contre l'organisme catholique, dont -la disposition, désormais oppressive et rétrograde, devait commencer, -vers la fin du moyen-âge, à soulever spécialement les antipathies -esthétiques, comme l'indiquent alors si naïvement tant d'éclatants -exemples[11]. Tout en concourant instinctivement à sanctionner ainsi -l'ascendant universel du pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel, -l'essor esthétique devait aussi participer, quoique à un degré beaucoup -moindre, au triomphe graduel de celui des deux élémens temporels que -l'ensemble des influences nationales destinait, en chaque pays, à la -dictature finale, suivant la distinction fondamentale que j'ai tant -appliquée: ce qui a notablement contribué à déterminer les principales -différences que la marche des beaux-arts devait offrir chez les divers -peuples européens, pendant les deux dernières phases de l'évolution -moderne, comme je l'indiquerai ci-dessous. - - Note 11: D'après une appréciation plus spéciale, qui doit - être renvoyée au Traité ultérieur que j'ai annoncé, il sera - aisé d'établir que cette opposition, d'abord peu sensible - dans la plupart des arts, auxquels le catholicisme procurait, - par sa nature, une alimentation longtemps suffisante, devait - être surtout prononcée dans l'art le plus universel, dont la - marche détermine nécessairement tôt ou tard celle de tous les - autres, et auquel le système catholique ne pouvait fournir - qu'une trop imparfaite satisfaction, essentiellement bornée - au genre lyrique, soit pour les chants religieux, soit pour - les poésies mystiques, dont le livre de l'_Imitation_ nous - offre un type si éminent. Les deux principales formes propres - à l'art poétique, surtout chez les modernes, échappaient - nécessairement à la direction catholique, et devaient, par - suite, lui devenir particulièrement hostiles; cette tendance, - incontestable, dès l'origine, quant aux compositions épiques, - est bientôt non moins réelle, et encore plus décisive, envers - les compositions dramatiques, malgré les vains efforts du - clergé afin de subordonner à la foi chrétienne leur essor - initial. - -En terminant cette sommaire appréciation historique des propriétés -et du caractère social de l'élément esthétique, il serait superflu -d'établir directement que, comme l'ensemble d'influences d'où il -émanait, son essor devait être essentiellement commun, sauf de simples -inégalités de degré, à toutes les parties de la grande république -occidentale. Nous devons seulement, sous ce rapport, indiquer un nouvel -attribut social d'une telle évolution, qui à dû spontanément exercer -la plus heureuse influence pour resserrer les liens de cette immense -communauté, alors poussée, à tant d'égards, vers un démembrement -direct, par suite de la désorganisation catholique et féodale. On -a pu, sans doute, accuser quelquefois les beaux-arts de tendre, au -contraire, à susciter de déplorables antipathies nationales, en vertu -même de leur plus intime incorporation au développement propre de -chaque population. Mais cette influence partielle et secondaire est -certainement plus que compensée par la vive prédilection universelle -que doivent inspirer, en général, les éminentes productions esthétiques -envers les peuples d'où elles émanent; du moins quand l'amour de -l'art est vraiment développé, au lieu de servir seulement de masque -à de puériles vanités nationales. À cet égard, outre l'influence -commune, chacun des beaux-arts a eu son mode spécial de stimuler -directement la sympathie permanente des peuples européens, surtout en -excitant à des déplacemens journellement utiles à la consolidation de -cette heureuse harmonie. La poésie elle-même, dont les compositions -étrangères pouvaient être immédiatement goûtées au loin, tendait au -même but par une influence encore plus efficace, et surtout plus -générale, en obligeant partout à l'étude mutuelle des principales -langues modernes, sans laquelle ces divers chefs-d'œuvre eussent été -si imparfaitement appréciables: d'où est résulté, par exemple, l'une -des plus puissantes causes spontanées de la précieuse universalité -graduellement acquise à la langue française. Il est clair qu'un tel -privilége appartient spécialement aux productions esthétiques: les -facultés scientifiques ou philosophiques, à raison de leur généralité -et de leur abstraction supérieures, peuvent transmettre suffisamment -leur action indépendamment du langage; en sorte que les mêmes attributs -essentiels qui les ont d'abord privées, comme je l'ai indiqué, de toute -importante participation à la formation des langues modernes les ont -également empêchées ensuite de concourir notablement à leur propagation -respective. - -Ayant désormais assez caractérisé, soit l'avénement initial de -l'évolution esthétique propre à la civilisation moderne, soit -l'ensemble de ses principaux attributs, il ne nous reste plus qu'à -considérer sommairement la marche historique du nouvel élément social -pendant les trois phases consécutives de la double progression -préparatoire commencée au quatorzième siècle. - -L'ensemble de cet examen présente, de la manière la plus naturelle, une -nouvelle vérification générale de la distinction fondamentale établie -entre ces trois phases, dans la leçon précédente, d'après l'analyse du -mouvement de décomposition, et déjà pleinement confirmée, à l'égard -du mouvement organique, par l'étude de l'évolution industrielle, -appréciée dans la première moitié de la leçon actuelle. On ne peut -douter, en effet, que la marche de l'élément esthétique n'ait été tour -à tour, aussi bien que celle de l'élément industriel, essentiellement -spontanée pendant notre première phase, stimulée, pendant la seconde, -comme moyen d'influence, par des encouragemens plus ou moins -systématiques, et enfin directement érigée, sous la troisième, en but -partiel de la politique moderne. Devant ici soigneusement écarter toute -appréciation concrète incompatible avec la nature et les limites de -cet ouvrage, quel que pût être, à ce sujet, l'intérêt philosophique de -plusieurs discussions capitales jusqu'ici très mal conduites, mais dont -l'élaboration doit être laissée au lecteur assez pénétré de ma théorie -historique pour l'y appliquer convenablement, il faut nous réduire à -l'explication très sommaire du caractère abstrait propre à chacune -de ces trois époques, considérées surtout quant à l'incorporation -définitive de l'élément esthétique au système de la civilisation -moderne, ce qui constitue toujours le but principal de notre opération -dynamique. - -Quoique, sous la première phase, comme sous les deux autres, -l'évolution esthétique ait été, en réalité, plus ou moins relative à -tous les divers beaux-arts, et plus ou moins commune aux différens -états de la république européenne, c'est néanmoins pour la poésie -uniquement, et dans la seule Italie, qu'il en est resté des productions -pleinement caractéristiques et vraiment impérissables, surtout par les -sublimes inspirations de Dante et les douces émotions de Pétrarque. -On voit alors, conformément à notre théorie, le mouvement esthétique -suivre spontanément le mouvement industriel, en vertu des mêmes causes -de précocité spéciale, de manière à constituer, pour l'Italie, une -antériorité d'environ deux siècles sur le reste de l'occident, comme -le montrent aussi tous les autres aspects quelconques du développement -européen. L'évidente spontanéité de ce premier élan est spécialement -prononcée quant à la plus éminente élaboration, qui ne fut pas même -encouragée par les sympathies qu'elle devait le plus naturellement -exciter. Du reste, l'unanime admiration, non-seulement italienne, -mais européenne, bientôt inspirée par cette immense création, vint -hautement constater sa parfaite harmonie avec l'état correspondant des -populations civilisées, quoique cette tardive justice n'ait pu être -personnellement appliquée qu'à d'heureux successeurs: c'était Dante -que l'instinct confus de la reconnaissance universelle couronnait -réellement sous le célèbre laurier de Pétrarque, alors seulement -connu par ses poésies latines justement oubliées aujourd'hui. Tous -les caractères essentiels précédemment attribués à l'art moderne, -d'après la nature du milieu social correspondant, se vérifient -clairement pendant cette première phase, sans qu'il soit nécessaire -de l'indiquer expressément. La tendance critique y est très prononcée, -surtout dans le poème de Dante, dominé par une métaphysique très peu -favorable à l'esprit vraiment catholique: cette opposition ne résulte -pas seulement des attaques formelles contre les papes et le clergé, -quoiqu'elles y soient très graves et fort multipliées; elle ressort -bien plus profondément de la conception même d'une telle composition, -où les droits suprêmes d'apothéose et de damnation sont audacieusement -usurpés, de façon à constituer une sorte de sacrilége fondamental, qui -eût été certainement impossible, deux siècles auparavant, sous le plein -ascendant du catholicisme. Quant à l'ordre temporel, l'antagonisme du -mouvement esthétique est alors, sans doute, beaucoup moins appréciable, -parce qu'il n'y pouvait encore être aucunement direct: mais il se fait -déjà sentir, d'une manière indirecte, d'après l'inévitable influence -d'un tel essor pour fonder d'éminentes réputations personnelles, -indépendantes, et bientôt émules, de la supériorité héréditaire. - -Vers le milieu de cette première phase, l'évolution esthétique propre -à la civilisation moderne, et qui d'abord avait principalement obéi -à l'impulsion spontanée du milieu social correspondant, commence à -subir une altération notable, vainement qualifiée de régénération des -beaux-arts, et qui, à beaucoup d'égards, constituait bien plutôt une -sorte de tendance rétrograde, en inspirant une admiration trop servile -et trop exclusive pour les chefs-d'œuvre de l'antiquité, relatifs à un -tout autre système de sociabilité. Quoique cette influence n'ait dû -surtout s'exercer que sous la seconde phase, c'est ici néanmoins qu'il -convient d'en indiquer le caractère historique, puisque c'est alors -qu'elle a réellement pris naissance: elle me semble même s'être déjà -fait sentir, d'une manière négative il est vrai, mais d'autant plus -fâcheuse, pendant la dernière moitié de la phase que nous considérons; -en y neutralisant l'élan que semblait devoir imprimer partout -l'admirable essor poétique du quatorzième siècle, avec lequel le -siècle suivant forme, même en Italie, un contraste si déplorable et si -imprévu, auquel les controverses religieuses ont, sans doute, gravement -concouru, mais qui a peut-être dépendu bien davantage de cette nouvelle -ardeur immodérée pour les productions grecques et latines, tendant à -éteindre les plus précieuses des qualités esthétiques, l'originalité -et la popularité. Une telle altération se manifeste immédiatement dans -l'architecture, qui, malgré les grands progrès que n'a cessé de faire -sa partie technique et usuelle, n'a pu produire, depuis le quinzième -siècle, et, en partie, à cause de cette vicieuse prédilection, des -monumens vraiment comparables, sous le point de vue esthétique, aux -admirables cathédrales du moyen-âge. En ce sens, l'appréciation -générale de l'école romantique actuelle ne pêche surtout que par une -irrationnelle exagération historique, comme je l'ai ci-dessus indiqué: -mais ses récriminations sont loin d'être dépourvues de fondemens réels. -Toutefois, il ne faut pas oublier, à ce sujet, que, suivant notre -explication antérieure, cette servile imitation de l'antiquité n'a pu -que développer secondairement, et non déterminer en effet, le caractère -vague et indécis inhérent à l'art moderne, par une suite nécessaire de -la confusion et de l'instabilité de l'état social correspondant: les -productions anciennes, qui, au fond, ne furent jamais véritablement -perdues ni oubliées, surtout quant à l'architecture et à la sculpture, -n'avaient point cependant altéré l'énergique spontanéité de l'évolution -esthétique commencée au moyen-âge, tant que l'organisme catholique et -féodal avait conservé sa pleine vigueur. Ainsi, l'avénement ultérieur -de cette altération, d'ailleurs inévitable, ne peut réellement prouver -que l'extinction graduelle de toute direction philosophique et de -toute destination sociale, naturellement opérée dans les beaux-arts, -sous l'accomplissement simultané de la décomposition spontanée propre -à cette première phase de la civilisation moderne, et déjà très -sentie pendant sa seconde moitié: c'est là principalement ce qui a -empêché l'impulsion antérieure de résister suffisamment à l'influence -perturbatrice qu'elle avait jusque alors facilement surmontée. -Une appréciation plus approfondie conduit même, ce me semble, à -reconnaître que l'imitation plus ou moins servile de l'art antique dut -bientôt, par une réaction nécessaire, devenir, pour l'art moderne, -un moyen factice de suppléer provisoirement, quoique d'une manière -très imparfaite, à cette lacune fondamentale, que le progrès de la -transition révolutionnaire devait rendre de plus en plus funeste à la -marche des beaux-arts, jusqu'à ce que la progression positive ait, -sous ce rapport, convenablement réparé les dangers inséparables de la -progression négative, ce qui certainement n'a pu encore avoir lieu. Ne -pouvant trouver autour de lui une sociabilité assez caractérisée et -assez fixe, l'art moderne s'est naturellement imbu de la sociabilité -antique, autant que pouvait le permettre une idéale contemplation, -guidée par l'ensemble des monumens de tous genres: c'est à ce milieu -abstrait que le génie esthétique devait tenter d'appliquer plus -ou moins heureusement les impressions hétérogènes qu'il recevait -spontanément du milieu réel d'où il ne pouvait, malgré ses efforts -assidus, parvenir à s'isoler. Quels que dussent être évidemment -l'insuffisance et les dangers d'un tel expédient provisoire, il -importe de reconnaître qu'il fut alors strictement indispensable, afin -d'éviter, à cet égard, une anarchie totale, qui eût été, sans doute, -bien autrement funeste à la marche de l'art moderne: aussi voit-on -les plus puissans esprits, non-seulement Pétrarque et Boccace, mais -le grand Dante lui-même, qu'on ne peut certes soupçonner aucunement -de servilité routinière, alors occupés, avec une ardente sollicitude, -à recommander constamment l'étude approfondie de l'antiquité, comme -base fondamentale du développement esthétique, ce qui n'avait, à cette -époque, d'autre tort essentiel que d'ériger en principe absolu et -indéfini une simple mesure temporaire, d'après l'esprit général de -la philosophie métaphysique dont l'ascendant dominait encore toutes -les intelligences. La saine appréciation historique d'une telle -nécessité ne peut seulement qu'augmenter beaucoup, par une admiration -réfléchie, la profonde vénération que devront toujours nous inspirer -les éminens chefs-d'œuvre créés, pendant la seconde phase, au milieu -de tant d'entraves, et avec des moyens aussi imparfaits, si propres à -susciter l'heureuse conviction expérimentale d'une certaine extension -réelle dans les facultés esthétiques de l'humanité, ultérieurement -destinées à une plus complète manifestation, sous l'accomplissement -convenable des grandes conditions sociales réservées à notre prochain -avenir, comme je l'indiquerai à la fin de cet ouvrage. Mais, pour -compléter l'explication précédente, il faut ajouter ici que ce régime -provisoire, ainsi naturellement imposé, au XVe siècle, à -la marche générale de l'art moderne, devait alors déterminer, outre -l'altération du mouvement antérieur, une inévitable suspension, qui -explique la mémorable anomalie ci-dessus signalée envers ce siècle, -où l'éminent essor du siècle précédent semblait, au contraire, devoir -faire présager un grand développement esthétique. On conçoit aisément, -en effet, qu'à un système de composition aussi factice, il fallait -également préparer, pendant quelques générations, un public qui ne le -fût pas moins; car, en perdant sa grossière originalité du moyen-âge, -l'art perdait pareillement, de toute nécessité, la naïve popularité qui -en était la récompense spontanée, et qui n'a pu encore être retrouvée -à un pareil degré, dans les cas même les plus favorables. Quoique sa -nature générale le destine surtout aux masses, l'art moderne était -alors forcé, par une exception inévitable, de s'adresser spécialement -à des auditeurs privilégiés, qu'une laborieuse éducation aurait -préalablement placés aussi, bien qu'à un moindre degré, dans des -conditions esthétiques analogues à celles des artistes eux-mêmes, et -sans lesquelles n'aurait pu exister, entre l'état passif des uns et -l'état actif des autres, cette harmonie indispensable à toute action -des beaux-arts. Dans l'ordre pleinement normal, une telle harmonie -s'établit partout sans effort, d'une manière bien plus intime, d'après -la prépondérance commune du milieu social qui pénètre constamment -à la fois l'interprète et le spectateur; mais, sous cette anomalie -provisoire, elle devait, au contraire, exiger une longue et difficile -préparation. C'est seulement quand cette préparation artificielle a été -convenablement accomplie, chez un public spécial suffisamment nombreux, -par suite de la propagation spontanée de l'éducation fondée sur l'étude -des langues anciennes, que l'évolution esthétique a pu directement -reprendre son cours jusque alors suspendu, et graduellement produire, -pendant la seconde phase, l'admirable mouvement universel qui nous -reste maintenant à caractériser, comme le seul résultat capital dont -fût susceptible, par sa nature exceptionnelle, le régime temporaire -que nous venons d'apprécier. Du reste, ce régime devait nécessairement -s'étendre à tous les divers beaux-arts, mais suivant des degrés très -inégaux: son influence la plus directe et la plus puissante dut se -rapporter à l'art le plus général, auquel tous les autres subordonnent -plus ou moins leurs inspirations primitives; quant aux quatre autres, -la sculpture et l'architecture durent y être beaucoup plus complétement -assujéties que la peinture et surtout la musique, dont l'évolution dut -être ainsi plus tardive et plus originale, sous la seule impulsion -initiale du moyen-âge, simplement modifiée par l'action indirecte -que devait exercer, à cet égard, la marche effective de la poésie -elle-même. Enfin, quoique ce régime esthétique ait d'abord été plus ou -moins commun aux cinq élémens principaux de la république occidentale, -son développement ultérieur y devait offrir des différences capitales, -dont les plus importantes se trouveront naturellement caractérisées -ci-après. - -Pendant la seconde phase, il est évident que l'essor général des -beaux-arts, jusque alors essentiellement spontané, est partout stimulé, -comme celui de l'industrie elle-même, par les encouragemens de plus -en plus systématiques des divers gouvernemens européens, depuis que -le progrès général du mouvement révolutionnaire y avait suffisamment -avancé la concentration temporelle, sans laquelle cette nouvelle marche -ne pouvait avoir une vraie stabilité. L'art devait alors trouver, -sous ce rapport, un double avantage sur la science, dont la marche -éprouvait simultanément une semblable transformation: car, en même -temps qu'il devait inspirer des sympathies bien plus vives et plus -communes, son développement ne pouvait exciter aucune inquiétude -politique chez les pouvoirs les plus ombrageux; c'est surtout, par -exemple, d'après ce dernier motif, que les papes, déjà dégénérés en -simples princes italiens, tandis qu'ils favorisaient très médiocrement -les sciences, étaient presque toujours les plus zélés protecteurs -des arts, à l'appréciation desquels l'ensemble de leur éducation et -de leurs habitudes devait les disposer personnellement. Toutefois, -c'est principalement comme moyen d'influence et de considération, -beaucoup plus que par suite d'un sentiment réel, que les beaux-arts -furent alors encouragés, même par des princes qui n'éprouvaient, à ce -sujet, aucun penchant individuel, mais qui sentaient le prix de la -consécration ultérieure et de la popularité immédiate ainsi obtenues: -aussi plusieurs souverains, entre autres François Ier au début de -cette phase et Louis XIV à la fin, se sont-ils alors distingués, -malgré leur médiocrité mentale, pour avoir, outre ces motifs généraux, -ressenti, à cet égard, quelques inclinations privées. Quelle qu'ait -dû être l'efficacité réelle de ce système d'encouragement en quelques -cas fort importans, cependant sa valeur essentielle doit être ici -surtout appréciée en y voyant un irrécusable symptôme de la puissance -sociale que l'art commençait à acquérir parmi les diverses populations -modernes, dont les sympathies universelles constituaient la source -ordinaire d'une telle politique, qui, sous un autre aspect, ne pouvait -être finalement aussi utile à l'essor esthétique, dont elle tendait à -altérer gravement l'originalité, qu'elle l'était certainement à l'essor -industriel. - -Notre distinction fondamentale entre les deux modes politiques suivant -lesquels s'est alors accomplie la désorganisation systématique, à la -fois spirituelle et temporelle, chez les différens peuples européens, -n'est pas moins caractéristique pour l'évolution esthétique que pour -l'évolution industrielle: car, les principales diversités alors si -marquées dans la marche des beaux-arts sont surtout déterminées, aussi -bien que leurs suites ultérieures, par nos deux systèmes généraux -de dictature temporelle, l'un monarchique et catholique, l'autre -aristocratique et protestant. Suivant la remarque très judicieuse de -quelques philosophes italiens, il n'est pas douteux que l'abolition -du culte catholique a dû alors exercer, dans une grande partie de -l'Europe, une influence très défavorable au développement esthétique, -surtout en ce qui concerne la musique, la peinture, et même la -sculpture, dont la commune imperfection contraste si tristement, -en Angleterre, avec l'admirable essor de la poésie; toutefois, -une telle appréciation attache trop d'importance à l'influence -spirituelle, tandis que les causes politiques ont été, ce me semble, -prépondérantes. Quoi qu'il en soit, le premier mode de dictature -temporelle était certainement, pour l'élément esthétique, comme je -l'ai déjà expliqué pour l'élément industriel, de beaucoup le plus -favorable, par sa nature, à une intime assimilation sociale, ce qui -doit constituer ici notre considération principale: cela devait, en -effet, résulter de l'impulsion plus homogène et plus complète émanée -d'un pouvoir plus central et plus élevé, dont l'ascendant protecteur -devait incorporer bien davantage l'encouragement continu de tous -les beaux-arts au système général de la politique moderne, alors -nettement caractérisé, sous ce rapport, par la fondation des académies -poétiques ou artistiques, qui, nées spontanément en Italie, acquirent -bientôt, en France, sous Richelieu et sous Louis XIV, une importance -très supérieure. Dans l'autre mode, au contraire, la prépondérance -de la force locale devait essentiellement livrer les beaux-arts à la -pénible et insuffisante ressource des protections privées, chez des -populations où d'ailleurs le protestantisme tendait, à tant d'égards, -à neutraliser l'éducation esthétique commencée au moyen-âge: aussi, -sans les triomphes passagers d'Élisabeth, et surtout de Cromwell, sur -l'aristocratie nationale, les admirables génies de Shakespeare et de -Milton ne nous eussent probablement jamais fourni deux des témoignages -les plus décisifs contre la prétendue dégénération moderne des facultés -esthétiques de l'humanité. Toutefois, il faut reconnaître que, par une -compensation très insuffisante, la nature plus défavorable d'un tel -milieu social, d'ailleurs propre à augmenter notre profonde vénération -pour les énergiques vocations qui s'y sont fait jour, tendait -indirectement à mieux garantir l'originalité, souvent altérée, sous -le premier régime, par des encouragemens excessifs ou mal appliqués. -Mais les dangers intellectuels d'un tel abus n'ont pas empêché que, -même en ce cas, le mode français ne fût plus favorable, sous l'aspect -social, soit à la propagation graduelle de la vie esthétique chez les -populations modernes, soit à l'incorporation croissante de la classe -correspondante parmi les élémens essentiels d'une réorganisation finale. - -Envisagée d'un point de vue plus spécial, cette grande distinction -politique me paraît propre à indiquer la principale source historique -de la mémorable anomalie qui a soustrait alors le système dramatique -anglais, surtout pour la tragédie, à la commune prépondérance primitive -ci-dessus attribuée à l'imitation de l'art antique. Les modernes ont, -en général, radicalement perfectionné la division fondamentale de la -poésie dramatique, en y faisant de plus en plus correspondre les deux -ordres de poèmes, l'un à la vie publique, l'autre à la vie privée: -tandis que, dans la tragédie grecque, malgré la célèbre intervention -du chœur, il n'y avait ordinairement de politique que la nature des -familles dont on y retraçait les passions et les catastrophes, toujours -éminemment domestiques; ce qui était inévitable chez des populations -qui ne pouvaient concevoir d'autre état social que le leur. Or, la -tragédie moderne ayant pris ainsi un plus éminent caractère historique, -comme tendant à nous retracer les divers modes antérieurs de la -sociabilité humaine, son essor a suivi deux marches très différentes, -suivant que le milieu politique où elle s'est développée a déterminé -sa direction spéciale vers la société ancienne ou vers celle du -moyen-âge. La dictature monarchique devait naturellement répugner, en -France, aux souvenirs du moyen-âge, où la royauté était ordinairement -si faible et l'aristocratie si puissante; les impressions populaires -étant d'ailleurs spontanément conformes à une telle disposition, il est -clair que l'ensemble des influences sociales y concourait à fortifier -la tendance naturelle du système esthétique précédemment expliqué à la -reproduction exclusive des grandes scènes de l'antiquité. C'est ainsi -que Corneille, choisissant, avec une parfaite sagacité, ce que le monde -ancien pouvait offrir à la fois de mieux connu et de plus fortement -caractérisé, fut conduit à consacrer son admirable génie à l'immortelle -idéalisation des principales phases de la société romaine[12], depuis -son origine jusqu'à son déclin. En Angleterre, au contraire, où, par -le triomphe de l'aristocratie, le régime féodal avait été réellement -beaucoup moins altéré, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent, -les sympathies communes de la classe prépondérante et d'une nation -longtemps heureuse de son patronage, devaient tendre à conserver -spécialement les derniers souvenirs du moyen-âge, seuls susceptibles -d'une véritable popularité, si puissamment stimulée par le grand -Shakespeare, dont les énergiques tableaux ne seront jamais neutralisés -par les vices essentiels d'un système de composition fondé sur une -insuffisante appréciation des conditions respectivement propres à la -poésie épique et à la poésie dramatique: il est d'ailleurs évident que -ce résultat a dû être beaucoup fortifié par l'isolement caractéristique -qui, dès l'origine de cette phase protestante, distingue de plus -en plus l'ensemble de la politique anglaise, et qui devait pousser -davantage au choix presque exclusif de sujets nationaux. À la vérité, -on voit, en même temps, se développer aussi, en Espagne, sous -l'ascendant royal et catholique, un art dramatique essentiellement -analogue au précédent, et même encore plus éloigné de toute imitation -antique; mais cette seconde anomalie, loin d'être opposée à notre -explication, la confirme radicalement: car, dans ce cas, d'autres -influences ont déterminé une pareille prédilection nationale pour les -traditions du moyen-âge, en vertu même de l'intime incorporation du -catholicisme à la politique correspondante. Si l'esprit catholique -avait pu conserver alors autant d'empire chez les autres peuples -préservés du protestantisme, son entraînement naturel vers les temps de -sa plus grande splendeur eût certainement empêché partout la tendance -poétique vers l'antiquité, toujours plus ou moins liée d'ailleurs à -l'instinct universel d'émancipation religieuse. On conçoit aisément -que cette impulsion catholique devait être alors plus décisive, à -cet égard, pour l'Espagne, que l'impulsion féodale correspondante ne -pouvait l'être pour l'Angleterre, où elle était directement combattue -par l'esprit du protestantisme, quoique la nature anti-esthétique de -celui-ci ne fût pas d'ailleurs favorable au système d'art adopté en -Italie et en France. Je me borne ici à l'indication très sommaire d'un -tel ordre d'explications, que j'ai jugé propre à faire mieux ressortir -la nouvelle lumière générale que la saine théorie de l'évolution -sociale peut répandre sur l'étude spéciale du développement historique -de l'art moderne, de manière à dissiper spontanément une foule -d'appréciations illusoires ou irrationnelles. - - Note 12: Quand Racine, après s'être longtemps borné à peindre - trop abstraitement, sous des noms presque arbitraires, nos - principales passions élémentaires, comprit enfin dignement - cette destination plus élevée et plus complète que Corneille - venait d'assigner irrévocablement à la tragédie moderne, et - qu'il voulut consacrer aussi la pleine maturité de son génie - à la vraie tragédie historique, son heureux instinct lui - fit sentir que cette immense élaboration de Corneille avait - désormais essentiellement épuisé l'idéalisation dramatique - du monde romain. C'est pourquoi, conduit à remonter vers - une sociabilité encore plus antique, il tenta, dans son - dernier et principal chef-d'œuvre, une admirable appréciation - poétique des principaux attributs propres au régime - théocratique, considéré du moins dans son type le plus connu - quoique le moins caractéristique. - -Pour que cette indication soit suffisamment complète, il faut toutefois -ajouter que cette mémorable diversité poétique, d'ailleurs évidemment -provisoire, comme l'ensemble des causes qui l'ont produite, a dû -seulement affecter les compositions relatives à la vie publique; -tandis que celles destinées à retracer la vie privée ne pouvaient, -par leur nature, se rapporter qu'à la seule civilisation moderne, et -se trouvaient, en conséquence, partout essentiellement soustraites au -système esthétique artificiel fondé sur l'imitation de l'antiquité, -si ce n'est quant au mode secondaire d'exécution. Aussi ce dernier -ordre de poèmes, soit épiques, soit dramatiques, sans exiger certes -ni plus de force, ni plus d'invention, devait-il spontanément offrir -une originalité plus complète et obtenir une popularité plus réelle -et plus étendue; car il était, de toute nécessité, le mieux adapté -jusqu'ici à la nature des sociétés modernes, dont la vie publique ne -pouvait fournir à l'art une base assez nette et assez fixe, comme -je l'ai précédemment expliqué. C'est ainsi qu'on conçoit aisément -pourquoi Cervantes et Molière furent alors, de même qu'aujourd'hui, -presque également goûtés chez les divers peuples européens, pendant que -l'admiration de Corneille et celle de Shakespeare y devaient sembler -profondément inconciliables. Jusqu'à ce que la réorganisation finale -ait suffisamment développé le caractère propre de notre sociabilité, -enfin dégagée de tout mélange contradictoire, la vie publique ne -saurait y donner lieu, dans l'ordre le plus élevé des compositions -poétiques, à une expression convenablement prononcée, ni dramatique, -ni même épique. Aucun éminent génie esthétique ne l'a réellement tenté -pour le premier genre; et les puissans efforts relatifs au second, -tout en faisant hautement ressortir l'admirable supériorité de leurs -immortels auteurs, n'ont que mieux constaté l'impossibilité d'un tel -succès, dans la situation transitoire des sociétés modernes. On doit -en écarter le merveilleux poème d'Arioste, comme bien plus relatif, -en effet, à la vie privée qu'à la vie publique. Quant à l'œuvre de -Tasse, il suffirait de remarquer son étrange coïncidence avec le succès -universel d'une composition principalement destinée à effacer, par -le ridicule le plus irrésistible, le dernier souvenir populaire de -cette même chevalerie dont la gloire y était immortalisée. Rien n'est -assurément plus propre qu'un tel rapprochement historique à faire -nettement sentir que la nouvelle situation sociale ne permettait plus -le plein succès de semblables sujets, les plus beaux néanmoins que le -berceau général de la civilisation moderne pût, évidemment, offrir -au génie poétique: tandis que, chez les anciens, les chants d'Homère -retrouvaient encore, après dix siècles, dans presque toute leur -intensité, les dispositions populaires relatives aux premières luttes -de la Grèce contre l'Asie. Un pareil contraste n'est pas moins sensible -envers l'œuvre du grand Milton, s'efforçant d'idéaliser les principes -de la foi chrétienne, au temps même où elle s'éteignait irrévocablement -autour de lui chez les esprits les plus avancés. Sans pouvoir réaliser -suffisamment un résultat esthétique radicalement incompatible avec -la transition révolutionnaire des sociétés modernes, ces immortels -essais n'ont prouvé, de la manière la plus décisive, que la pleine -conservation, et même l'extension intrinsèque, des facultés poétiques -de l'humanité. - -L'ensemble de l'admirable essor que nous venons d'apprécier confirme -hautement l'accroissement notable, pendant tout le cours de cette -seconde phase, du caractère éminemment critique, déjà sensible sous -la phase précédente, et même dès l'origine, au moyen-âge, d'une -telle évolution, surtout envers l'organisme catholique, principale -base de l'ordre antérieur. D'abord, dans un état aussi avancé de -la progression négative, le mouvement esthétique devait partout -concourir involontairement à l'ébranlement universel, par cela seul -qu'il tendait à développer, chez toutes les classes quelconques de la -société européenne, un premier degré habituel d'activité mentale, dont -les suites n'y pouvaient dès lors être que radicalement contraires -à la conservation du régime ancien: ce qui faisait, à cette époque, -participer spontanément à l'élaboration critique même les poètes et -les artistes les plus dévoués aux antiques doctrines, comme je l'ai -déjà indiqué au chapitre précédent. Mais, en outre, presque tous les -organes éminens de ce grand mouvement esthétique ont alors manifesté, -sous des formes équivalentes quoique très variées, en Italie, en -Espagne, en France, et en Angleterre, une active coopération volontaire -aux principales attaques systématiques contre la constitution -catholique et féodale. La poésie dramatique, en général, y était, -pour ainsi dire, forcée par suite de l'anathème sacerdotal dont -le théâtre avait été frappé, quand l'église eut été contrainte de -renoncer à l'espoir, si unanime au quinzième siècle, d'en conserver -la direction prépondérante. Toutefois, cette opposition devait être -plus profondément marquée, surtout en France, dans la comédie, d'après -son aptitude spéciale à refléter l'instinct moderne. Rien n'est plus -sensible, en effet, chez notre incomparable Molière, exerçant à la fois -son irrésistible critique, avec le plus heureux sentiment de l'ensemble -de la situation sociale, contre l'esprit catholique et l'esprit féodal, -sans épargner davantage l'esprit métaphysique, et en ne négligeant pas -d'ailleurs de rectifier, par une salutaire censure, chez les diverses -classes ascendantes, les aberrations inséparables d'une progression -purement empirique, contrairement à leur vraie destination sociale. -Cette éminente magistrature morale fut activement protégée contre les -rancunes sacerdotales et nobiliaires par l'instinct confus qui, dans -la jeunesse de Louis XIV, lui fit spontanément soupçonner la tendance -momentanée d'une telle critique à seconder l'établissement simultané de -la dictature royale. Quelle que soit la source réelle d'une semblable -protection, elle n'en méritera pas moins toujours, par l'importance -de ses effets, la reconnaissance de la postérité: il est d'ailleurs -sensible que rien d'équivalent n'aurait pu s'accomplir sous la -dictature aristocratique. - -Tel est donc le vrai caractère général de cette seconde phase, -principale époque, à tous égards, de l'universelle évolution -esthétique des sociétés modernes, jusqu'à l'avénement ultérieur de -leur réorganisation finale. Il ne nous reste plus enfin qu'à apprécier -maintenant la singulière transformation de ce mouvement pendant -la troisième phase essentielle de la transition révolutionnaire, -parvenue à l'état purement déiste, qui devait constituer le dernier -terme naturel de la philosophie négative. Nous devrons principalement -y saisir comment cette modification nécessaire a finalement -déterminé, surtout en France, siége fondamental de l'ébranlement, -une incorporation encore plus intime de l'élément esthétique à la -sociabilité moderne. - -Sous cet aspect capital, cette nouvelle phase se distingue partout de -la précédente par le caractère plus élevé et plus décisif qu'y prend de -plus en plus l'encouragement systématique des beaux-arts, comme celui -de l'industrie, tandis que la progression négative devenait aussi plus -complète et plus irrévocable. Jusque alors, en effet, la protection -de l'art n'était point, pour les gouvernemens modernes, un véritable -devoir, mais un simple calcul facultatif, dans le seul intérêt de leur -gloire ou de leur popularité, ainsi que je l'ai expliqué ci-dessus. -Pendant la troisième phase, au contraire, l'admirable développement -esthétique qui venait de s'accomplir avait tellement augmenté -l'importance sociale de l'art, son essor continu était devenu tellement -nécessaire aux populations modernes, que les pouvoirs dirigeants durent -universellement reconnaître désormais l'obligation permanente de le -seconder par d'actifs encouragemens réguliers, dont le cours journalier -ne procédât plus d'aucune générosité personnelle, mais d'une juste -sollicitude publique. En même temps, la propagation croissante de la -vie esthétique chez les diverses classes de la société européenne, -tendait directement à consolider l'indépendance sociale des poètes -et des artistes, en leur assurant, bien plus qu'aux savans, une -existence affranchie de toute protection quelconque; l'heureuse nature -de leurs productions devant les rendre habituellement susceptibles -d'une appréciation à la fois plus complète, plus immédiate, et plus -vulgaire. L'institution des journaux, qui commençait alors à prendre -une importance réelle, quoique encore purement littéraire, vint déjà -seconder cet ensemble de dispositions naissantes, en fournissant à de -jeunes talens une honorable situation, bientôt destinée à une si large -extension, et dans laquelle l'illustre Bayle avait d'abord trouvé, vers -la fin de la phase précédente, un heureux refuge contre les divers -genres de persécution théologique: il est d'ailleurs évident que, -par son influence indirecte, comme puissant moyen de vulgarisation -universelle, cette innovation capitale devait tendre à la consolidation -sociale de tous les beaux-arts, malgré qu'elle semblât exclusivement -destinée au seul art poétique. - -Tandis que l'élément esthétique obtenait ainsi naturellement, dans -son incorporation finale à notre sociabilité, plus d'indépendance -et plus d'ascendant, son essor spécial subissait nécessairement une -mémorable altération, jusqu'ici trop confusément appréciée, d'après -l'inévitable épuisement du régime artificiel et précaire sous la -prépondérance duquel avait dû s'accomplir l'admirable évolution -propre à la phase précédente. La subordination systématique des -plus grandes compositions modernes à l'imitation de l'antiquité, -constitue, évidemment, un principe trop factice, trop contraire à -l'originalité et à la popularité dont les beaux-arts ont surtout -besoin, pour comporter une longue durée effective, comme je l'ai -ci-dessus expliqué, malgré le prolongement des causes politiques d'où -était surtout dérivé son empire provisoire, et qui d'ailleurs ne -pouvaient plus avoir, à cet égard, autant d'influence, à mesure que -le progrès même de la transition révolutionnaire tendait davantage à -écarter les obstacles qui empêchaient d'apprécier le vrai caractère -fondamental du nouvel état social. Quoique ce caractère fût, sans -doute, encore très vaguement entrevu, et presque toujours mal apprécié, -cependant l'instinct spontané de la situation devait graduellement -développer d'universelles répugnances contre l'imitation esthétique -de l'antiquité, d'où le génie moderne venait assurément de tirer tout -ce qu'elle pouvait fournir de véritablement capital, par d'immortels -chefs-d'œuvre, dont l'influence croissante, en propageant le goût -des beaux-arts, devait naturellement mieux manifester la nécessité -d'une marche nouvelle, susceptible de produire habituellement des -impressions plus complètes et plus unanimes. Aussi, dès le début -de cette troisième phase, voit-on s'élever, surtout en France, où -ce régime provisoire avait le plus prévalu, une disposition très -prononcée à son irrévocable extinction, toujours poursuivie ensuite -sous diverses formes, mais jusqu'ici sans aucun autre succès possible -qu'une sorte d'anarchie esthétique, destinée à persister jusqu'à ce -qu'un sentiment assez net de la réorganisation finale puisse enfin -commencer à fournir à l'art moderne la direction et la destination -qui doivent constituer son état normal. Cette tendance initiale à -l'émancipation poétique, déjà marquée par quelques essais directs de -composition indépendante, est alors principalement caractérisée par -cette grande discussion sur la comparaison entre les anciens et les -modernes, qui est devenue, à tant d'égards, un véritable événement -dans l'histoire générale de l'esprit humain, comme je l'indiquerai de -nouveau au sujet de l'évolution philosophique. Une telle controverse, -heureusement étendue, par les défenseurs des modernes, à tous les -aspects du mouvement mental, devait achever, en effet, de discréditer -radicalement l'ancien régime esthétique, chez le public impartial, -étranger aux controverses littéraires, et jugeant seulement d'après -l'instinct naturel de l'harmonie nécessaire entre les conceptions -poétiques et les sympathies sociales qu'elles doivent émouvoir. Pendant -tout le reste de cette phase, l'absence d'aucune autre régularisation -suffisante a pu seule, surtout en poésie, conserver à ce système -d'art une vaine existence passive, malgré son évidente caducité, tant -constatée par son impuissance à inspirer de nouveaux chefs-d'œuvre. -Mais le système inverse, précédemment apprécié comme anomalie propre à -l'Angleterre et à l'Espagne, subit alors pareillement, d'une manière -non moins décisive, une décadence simultanée, caractérisée par une -équivalente stérilité, d'après l'inévitable éloignement graduel des -populations modernes, même dans ces deux pays, pour les souvenirs -sociaux du moyen-âge, jusqu'à ce que la régénération philosophique ait -partout ramené les esprits, sous ce rapport, à une juste appréciation -historique, sans susciter aucune dangereuse inclination rétrograde. Ce -double déclin nécessaire dans l'ordre le plus élevé des productions -esthétiques explique aisément pourquoi cette époque n'offre, en effet, -de véritable progrès poétique qu'à l'égard des compositions relatives -à la vie privée, et, à ce titre, essentiellement soustraites au régime -fondé sur l'imitation de l'antiquité, comme je l'ai ci-dessus indiqué: -encore ce progrès ne s'étend-il point aux compositions dramatiques, -où Molière est certainement resté jusqu'ici sans émule, malgré -d'heureuses tentatives secondaires. Quant aux productions destinées à -la représentation épique des mœurs privées, et qui constituent encore -le genre à la fois le plus original et le plus étendu des créations -littéraires propres à la société moderne, on voit alors surgir, parmi -beaucoup d'estimables témoignages de l'universelle spontanéité d'un -tel essor, les admirables chefs-d'œuvre de Lesage et de Fielding, -qui suffiraient seuls à prouver que la médiocrité des autres travaux -contemporains n'indique aucune dégénération réelle dans les facultés -poétiques de l'humanité. Relativement aux arts plus spéciaux, cette -phase est nettement caractérisée par l'évolution décisive de la musique -dramatique, surtout en Italie et en Allemagne, qui doit tant influer, -par sa nature, sur la profonde incorporation populaire de la vie -esthétique au système général de l'existence moderne. - -Il serait assurément superflu d'insister ici sur l'inévitable -accroissement, pendant toute cette troisième période, du caractère -critique déjà signalé dans le mouvement esthétique de l'époque -précédente, et qui devait toujours se développer davantage à mesure -que la désorganisation de l'ancien régime politique devenait -plus systématique et plus irrévocable. Mais il faut, à ce sujet, -convenablement apprécier l'importante transformation que cette -coopération plus active et plus complète à l'ébranlement philosophique -du siècle dernier a naturellement déterminée dans l'ensemble de -l'évolution élémentaire que nous achevons d'examiner. D'abord, cette -relation a exercé sur l'art une haute influence provisoire, en lui -procurant spontanément, à un certain degré, une direction générale et -une destination sociale, qui ne pouvaient alors autrement exister. -Malgré les graves dangers esthétiques d'une philosophie purement -négative, dont les inspirations passagères tendaient à neutraliser la -vérité fondamentale des conceptions poétiques, la caducité nécessaire -du régime antérieur devait procurer à cette impulsion très imparfaite -une valeur véritable quoique temporaire, qui subsistera plus ou -moins jusqu'à l'avénement ultérieur d'une systématisation positive, -correspondante à la réorganisation finale. Cette intime alliance fut -alors naturellement personnifiée chez l'illustre poète placé à la tête -de l'ébranlement philosophique, à la propagation duquel il consacra, -avec tant de succès, l'admirable variété de son talent, sans jamais -hésiter, suivant son but principal, à sacrifier les convenances -esthétiques aux intérêts, même momentanés, de l'élaboration négative. -Quoique profondément funeste au développement propre de l'art, ce -dernier régime provisoire a été néanmoins nécessaire pour achever, -sous le rapport social, l'évolution préparatoire du nouvel élément, -ainsi directement incorporé désormais au grand mouvement politique -des sociétés modernes, où il ne pouvait d'abord s'agréger autrement. -C'est par là que les poètes et les artistes, à peine affranchis -des protections personnelles au début de cette phase, sont alors -rapidement parvenus à être en quelque sorte érigés spontanément, à -beaucoup d'égards, en chefs spirituels des populations modernes contre -le système de résistance rétrograde qu'elles tendaient à détruire -irrévocablement: car, les facilités propres à une élaboration purement -négative, déjà dogmatiquement préparée, comme je l'ai expliqué, par les -métaphysiciens antérieurs, permettaient, en effet, à des intelligences -bien plus esthétiques que philosophiques, de s'emparer, contre leur -nature, de la direction journalière d'un tel mouvement, où elles -trouvaient une source d'activité que l'art proprement dit ne pouvait -momentanément leur offrir, et en même temps une heureuse extension -des habitudes critiques déjà contractées sous la phase précédente. -Mais les suites ultérieures de cette étrange confusion ne devaient -pas être moins funestes à la société moderne qu'à l'art lui-même, -aussitôt que la transition révolutionnaire serait assez avancée pour -permettre, et même pour exiger, l'ascendant immédiat du mouvement de -réorganisation positive. Car, la classe équivoque des littérateurs, -issue d'une telle transformation, et malheureusement dès-lors investie -jusqu'ici de la suprême direction spirituelle de l'ébranlement -social, tend à éloigner spontanément la régénération finale, par son -inclination naturelle à prolonger abusivement le règne de l'esprit -critique, seul susceptible de maintenir sa prépondérance sociale, comme -je l'expliquerai spécialement au chapitre suivant. Quoi qu'il en -soit, le véritable terme nécessaire de la préparation sociale propre -à l'élément esthétique n'en est ainsi que plus hautement caractérisé, -puisque son irrévocable incorporation à la sociabilité moderne s'est -trouvée poussée, par cette exagération temporaire, au-delà même de la -destination normale la plus conforme à sa nature fondamentale. - -L'ensemble de l'appréciation historique que nous venons d'accomplir -montre donc que l'évolution esthétique, depuis son origine au -moyen-âge, jusqu'à la fin de la dernière phase essentielle de la double -transition moderne, est graduellement parvenue au point de ne pouvoir -plus recevoir de nouveaux développemens autrement que par l'élaboration -directe de la réorganisation universelle, comme nous l'avions déjà -reconnu pour l'évolution industrielle, base principale de notre état -social. Nous devons maintenant procéder à une équivalente démonstration -envers l'évolution scientifique proprement dite, et ensuite quant à -l'évolution purement philosophique, en tant qu'elles peuvent être -distinguées provisoirement l'une de l'autre, suivant nos explications -préliminaires: ce qui doit enfin conduire à faire spontanément -sortir, de leur commune terminaison, le vrai principe immédiat de la -systématisation spirituelle, et, par suite, temporelle, qui ne saurait -trouver ailleurs aucune base suffisante. - -Parmi les diverses aptitudes fondamentales de notre intelligence, -les facultés scientifiques et philosophiques sont assurément, chez -presque tous les hommes, les moins énergiques de toutes, comme je l'ai -directement expliqué au quarante-cinquième chapitre et au cinquantième, -en caractérisant l'imperfection de notre constitution cérébrale: -aussi leur influence immédiate sur la vie réelle, soit privée, soit -publique, est-elle ordinairement beaucoup moindre que celle des -facultés esthétiques, à leur tour surpassées, à cet égard, par les -facultés industrielles ou pratiques, dont l'activité continue, à la -fois plus facile et plus urgente, doit être communément prépondérante. -Mais, malgré cette moindre énergie naturelle, l'esprit scientifique -ou philosophique finit, de toute nécessité, par obtenir indirectement -le principal empire dans l'ensemble de l'évolution humaine, soit -individuelle, soit surtout sociale, d'après son éminente destination -relativement aux conceptions générales sur lesquelles repose tout le -système de nos idées quelconques à l'égard du monde extérieur et de -l'homme lui-même: l'extrême lenteur des grands changemens qui s'y -rapportent, confirme simultanément leur importance et leur difficulté -supérieures, quoiqu'elle ait souvent dissimulé la réalité d'un -ascendant élémentaire que sa propre permanence devait rendre moins -appréciable. Nous avons pleinement reconnu que toute la civilisation -ancienne dépendait inévitablement du premier essor spéculatif de -l'humanité, caractérisé par une spontanéité parfaite, et aboutissant -à une philosophie purement théologique, qui n'a pu ensuite que se -modifier de plus en plus, en tendant vers son irrévocable extinction, -sans toutefois pouvoir encore être suffisamment remplacée. Il s'agit -maintenant d'expliquer comment, à partir du moyen-âge, véritable -source, à tous égards, des grandes transformations ultérieures, -l'esprit humain, après avoir essentiellement épuisé les plus hautes -applications sociales que comportât cette philosophie primitive, a -dès-lors commencé à tendre directement, quoique avec un instinct -très confus de sa marche nécessaire, vers la suprématie finale d'une -philosophie radicalement différente, et même opposée, destinée à -constituer la base rationnelle d'une réorganisation vraiment durable, -seule conforme à la nature propre de la civilisation moderne. Or, cette -grande évolution philosophique a nécessairement continué à dépendre -de plus en plus de l'évolution scientifique proprement dite, dont -nous avons apprécié, au cinquante-troisième chapitre, le mémorable -développement initial, et qui déjà avait secrètement déterminé la -dégénération croissante de l'esprit purement théologique en esprit -métaphysique, uniquement apte à préparer l'ascendant universel de -l'esprit franchement positif. L'intime connexité de ces deux évolutions -simultanées n'empêche pas que notre appréciation historique ne doive -provisoirement les traiter comme distinctes, suivant nos explications -préliminaires, jusqu'aux temps prochains où le génie philosophique -et le génie scientifique auront suffisamment accompli leur essor -préparatoire, en acquérant enfin, l'un la pleine positivité, l'autre -l'entière généralité, qui leur manquent encore, et dont ce Traité est -directement destiné à organiser l'indispensable combinaison normale, -seule base possible de la régénération sociale. Dans cette séparation -transitoire de deux progressions que leur nature commune appelle -certainement à se confondre bientôt d'une manière irrévocable, il -convient évidemment d'examiner d'abord le mouvement scientifique, -sans lequel le mouvement philosophique resterait essentiellement -inintelligible, malgré la réaction effective, jusqu'ici très -secondaire, du second sur le premier: d'où résulte, à leur égard, la -confirmation spéciale de l'ordre général établi, au préambule de ce -chapitre, entre les quatre aspects partiels propres à la grande série -positive que nous achevons d'étudier. Malgré l'importance prépondérante -de cette double appréciation finale, il est clair que nous sommes -d'avance heureusement dispensés de nous y arrêter autant qu'envers les -deux autres évolutions déjà considérées, puisque les trois premiers -volumes de ce Traité ont été directement consacrés, non-seulement -à caractériser pleinement, sous tous les rapports fondamentaux, le -véritable esprit scientifique et l'esprit philosophique correspondant, -mais aussi à expliquer suffisamment, par une anticipation naturelle, la -vraie filiation historique des principales conceptions scientifiques, -ainsi que leur influence graduelle, à la fois positive et négative, sur -l'éducation philosophique de l'humanité: ce qui ne nous laisse plus à -accomplir ici d'autre opération essentielle que la seule coordination -générale de ces diverses vues historiques, alors nécessairement -isolées, en écartant d'ailleurs, comme pour les deux premières -progressions, tout ce qui pourrait dégénérer en histoire concrète ou -spéciale de la science ou de la philosophie, également incompatible -avec la nature et la destination de notre élaboration dynamique, aussi -bien qu'avec ses limites indispensables. - -De même que pour les deux cas précédens, il faut d'abord apprécier -l'origine de la moderne évolution scientifique, au sein du régime -monothéique propre au moyen-âge, aussitôt que l'entier développement -de l'organisme catholique et féodal put y permettre le libre essor -continu d'une activité philosophique qui n'avait jamais été réellement -suspendue, mais dont le cours général avait dû être longtemps ralenti -par les justes préoccupations politiques qui, pendant les deux phases -antérieures, dirigeaient surtout les plus éminens esprits vers -l'élaboration, bien plus urgente, du nouvel état social. Quoique cette -progression fût nécessairement liée au développement initial de la -philosophie naturelle dans l'ancienne Grèce, ce n'est pourtant pas sans -raison qu'elle est habituellement traitée comme directe, non-seulement -à cause de cette mémorable recrudescence après un ralentissement -très prolongé, mais principalement en vertu des caractères beaucoup -plus décisifs qu'elle dut alors manifester de plus en plus: pourvu -toutefois que ces différences fondamentales ne fassent jamais négliger -l'inévitable enchaînement qui rattachera toujours les découvertes des -Kepler et des Newton à celles des Hipparque et des Archimède. - -J'ai suffisamment expliqué, au cinquante-troisième chapitre, -comment le premier essor scientifique avait spontanément déterminé, -il y a plus de vingt siècles, cette division capitale, entre la -philosophie naturelle et la philosophie morale, dont l'ascendant -provisoire devait diriger jusqu'à nos jours la marche générale de -l'esprit humain; en permettant à la plus simple des deux branches une -vie assez indépendante de l'existence propre à la plus compliquée, -pour que l'une pût librement parcourir les divers degrés de l'état -métaphysique, tandis que les nécessités sociales, encore plus que -sa difficulté supérieure, retiendraient davantage l'autre à l'état -purement théologique, désormais parvenu toutefois à sa dernière phase -essentielle. D'après cette séparation primitive, nous avons ensuite -reconnu comment la philosophie naturelle avait dû rester, non-seulement -étrangère, mais extérieure à l'organisation finale du monothéisme -catholique, qui, forcé plus tard de se l'incorporer, tendit dès-lors à -se dénaturer irrévocablement, par ce célèbre compromis qui constitue -la scolastique proprement dite, où la théologie se rend profondément -dépendante de la métaphysique, comme je l'indiquerai spécialement au -sujet de l'évolution philosophique. Cette extrême modification de -l'esprit religieux dut être heureusement décisive pour l'évolution -scientifique, désormais protégée directement par l'ensemble des -doctrines dominantes, du moins jusqu'à l'époque, alors encore éloignée, -où son caractère anti-théologique serait suffisamment développé. Mais, -abstraction faite de l'influence scolastique, et avant même qu'elle pût -devenir pleinement distincte, il n'est pas douteux que le catholicisme -devait exercer spontanément une action immédiate et continue pour -seconder, par une utile stimulation, l'essor universel de la -philosophie naturelle, en commençant aussi à l'incorporer profondément -au système de la sociabilité moderne, d'après une tendance encore plus -directe et plus complète que celle ci-dessus expliquée pour l'essor -esthétique, laquelle résultait surtout de l'organisation, et non de la -doctrine, tandis que l'autre était également inhérente à toutes deux. - -Nous avons, en effet, reconnu, dans le volume précédent, combien -le passage du polythéisme au monothéisme, devait être, en général, -spontanément favorable, soit au développement propre de l'esprit -scientifique, soit à son influence habituelle sur le système commun des -opinions humaines. Tel était le caractère éminemment transitoire de -la philosophie monothéique, phase vraiment extrême de la philosophie -théologique, que, loin d'interdire directement, comme le polythéisme, -l'étude spéciale de la nature, elle devait d'abord y attirer, à un -certain degré, les contemplations universelles, pour l'appréciation -détaillée de l'optimisme providentiel. Le polythéisme avait rattaché -tous les phénomènes principaux à des explications si particulières -et si précises, que chaque tentative d'analyse physique tendait -nécessairement à susciter un conflit immédiat envers la formule -religieuse correspondante: après même que, sous un tel régime mental -et social, cette incompatibilité radicale se fut développée au point -de pousser spontanément les penseurs à un monothéisme plus ou moins -explicite, l'esprit d'investigation n'y resta pas moins profondément -entravé par les justes craintes que devait inspirer l'opposition -vulgaire, rendue plus redoutable par l'intime confusion entre la -religion et la politique; en sorte que l'essor scientifique avait -toujours été essentiellement extérieur à la société ancienne, malgré -les encouragemens exceptionnels qu'il y avait heureusement reçus. -Au contraire, le monothéisme, réduisant les diverses explications -religieuses à une vague et uniforme intervention divine, admettait, et -même invitait, les scrutateurs de la nature à explorer assidûment les -détails des phénomènes, et même à dévoiler leurs lois secondaires, -d'abord envisagées comme autant de manifestations de la suprême -sagesse, dont la considération fondamentale établissait d'ailleurs -immédiatement une première liaison générale, alors très précieuse -quoique fort imparfaite, entre les différentes parties quelconques -de la science naissante: c'est ainsi que, par une utile réaction -nécessaire, le monothéisme, primitivement résulté de l'élan initial de -l'esprit scientifique, devenait maintenant indispensable à son second -âge, soit pour ses progrès spéciaux, soit surtout pour sa propagation -universelle, dès lors possible à un certain degré. Ces importantes -propriétés temporaires sont tellement inhérentes au monothéisme, qu'on -les trouve aussi, moins prononcées toutefois, dans le monothéisme -arabe, dont le premier ascendant fut si favorable à la culture des -sciences: mais le monothéisme catholique, par l'éminente supériorité -de son organisation caractéristique, devait exercer, à cet égard, -chez une population mieux préparée, une influence à la fois bien -plus profonde et beaucoup plus durable[13]. Son esprit est, sous ce -rapport, directement indiqué par sa mémorable tendance continue, -si mal appréciée jusqu'à présent, à restreindre autant que possible -toute spéciale intervention surnaturelle, pour faire prévaloir de -plus en plus les explications rationnelles, ainsi que je l'ai établi -au cinquante-quatrième chapitre, quant aux miracles, aux prophéties, -aux visions, etc., restes inévitables du régime polythéique, trop -conservés, au contraire, par l'islamisme. Il serait d'ailleurs superflu -de s'arrêter ici à faire expressément ressortir l'évidente influence -que devait d'abord exercer l'organisation catholique, même avant sa -pleine consolidation politique, sur le développement effectif et -l'universelle propagation de l'activité scientifique: soit en excitant -partout un premier degré de vie spéculative, et déterminant aussi -quelques habitudes populaires de discussion rationnelle, de manière à -stimuler les moindres germes individuels d'aptitude contemplative, et à -disposer, en même temps, les plus vulgaires intelligences à goûter une -certaine instruction abstraite; soit en fondant directement sa propre -hiérarchie sur le principe de la capacité spirituelle, dont l'ascendant -général permettait alors à tout éminent penseur d'ambitionner sans -extravagance jusqu'à la plus haute dignité européenne, comme tant -d'éclatans exemples l'ont constaté au moyen-âge; soit, enfin, par les -immenses facilités qu'elle offrait naturellement à l'existence mentale, -et qui devaient conserver beaucoup de valeur, surtout en Italie, même -après que la décadence spontanée du catholicisme aurait essentiellement -éteint ses autres propriétés scientifiques. Aussi, dès la seconde -phase du moyen-âge, quand le nouvel état social commence à acquérir -quelque consistance, les mémorables efforts de Charlemagne, et ensuite -d'Alfred, pour activer et pour répandre la culture des sciences, -viennent-ils manifester, de la manière la plus décisive, la tendance -nécessaire de l'esprit catholique, déjà indiquée, sous la phase -précédente, par la constante sollicitude des papes pour la conservation -des connaissances antérieures, accompagnée de quelques améliorations -secondaires. Cette seconde phase n'était pas même terminée lorsque, -par exemple, le savant Gerbert, devenu pape, fit servir son pouvoir -à l'établissement général du nouveau mode de notation arithmétique, -dont l'élaboration graduelle, pendant les trois siècles précédens, -était enfin achevée, quoique cette innovation capitale n'ait dû, par -sa nature, devenir vraiment usuelle que longtemps après, quand l'essor -universel de la vie industrielle aurait fait assez énergiquement sentir -la nécessité de simplifier et d'abréger les calculs les plus communs. -Le système normal de l'éducation que recevaient alors, non-seulement -tous les ecclésiastiques, mais aussi une foule de laïques, témoigne -clairement cette tendance permanente du catholicisme, à l'état -ascendant, vers la culture scientifique: car, si le _trivium_, auquel -s'arrêtait la masse des élèves, était, comme aujourd'hui, purement -littéraire et métaphysique, il est clair que tous les esprits -distingués allaient habituellement jusqu'au _quadrivium_, directement -consacré aux études mathématiques et astronomiques. Toutefois, il faut -reconnaître que, en vertu des hautes préoccupations politiques, à la -fois spirituelles et temporelles, que j'ai suffisamment expliquées -comme nécessairement propres à la seconde période du moyen-âge, les -principaux progrès scientifiques n'y durent point être dirigés -par le monothéisme catholique, qu'absorbaient justement des soins -bien plus importans, mais par le monothéisme arabe, si heureusement -destiné, pendant ces trois siècles, à cet indispensable relai, et dont -l'ascendant présida aux utiles améliorations qui s'introduisirent dans -les anciennes connaissances mathématiques et astronomiques, surtout -d'après l'essor distinct de l'algèbre, et la féconde extension de la -trigonométrie, double progrès qu'exigeaient hautement les besoins -croissans de la géométrie céleste. On conçoit aisément aussi que, sous -la première phase, la profonde perturbation habituellement résultée -des grandes invasions occidentales avait dû faire provisoirement -dépendre du monothéisme byzantin la principale culture scientifique. -C'était donc seulement à la troisième phase que devait appartenir -la manifestation pleinement décisive des éminentes propriétés du -catholicisme pour l'essor initial de la moderne évolution scientifique, -après ces deux utiles fonctions temporaires successivement remplies -par les deux autres monothéismes, auxquels leur vicieuse organisation -ne pouvait permettre de rester vraiment progressifs aussi longtemps, -à beaucoup près, que l'a été le monothéisme catholique, quoique cette -même imperfection leur eût d'abord procuré une marche plus rapide, en -les dispensant tous deux de la longue et pénible élaboration intérieure -qui avait été indispensable au catholicisme afin d'établir, entre les -deux pouvoirs élémentaires, cette division fondamentale, où nous avons -reconnu, à tous égards, la première base nécessaire des plus grands -progrès ultérieurs. - - Note 13: Il n'est pas inutile de remarquer ici que chacun des - deux monothéismes a, dès son origine, heureusement institué - une liaison spéciale et continue de son culte essentiel à - la seule science naturelle qui fût alors possible, l'un par - la relation de sa principale fête aux mouvemens du soleil - et de la lune, l'autre par l'orientation fixe imposée aux - attitudes d'adoration: ce qui, des deux parts, exigeait - nécessairement une certaine culture permanente des études - astronomiques. Cette stimulation directe, évidemment bien - plus profonde et plus complète dans le premier cas que dans - le second, est très propre à faire nettement ressortir - l'irrationnelle injustice du dédain superficiel qui a conduit - tant d'historiens modernes à regarder l'astronomie comme - totalement négligée à certaines époques du moyen-âge, tandis - que les besoins même du culte chrétien ne pouvaient cesser - d'inspirer une active sollicitude pour la conservation et le - progrès des deux principales parties de la géométrie céleste. - -Tant que ces sollicitudes politiques avaient dû justement prévaloir, -c'est-à -dire, jusqu'à l'entière ascension de l'organisme catholique -et féodal pendant le onzième siècle, l'essor scientifique, alors -nécessairement rattaché à la doctrine d'Aristote, n'avait pu être -encouragé que par les heureuses dispositions spontanées que nous venons -d'apprécier, mais qui ne pouvaient encore neutraliser suffisamment -l'ancienne antipathie fondamentale entre la philosophie naturelle, -devenue métaphysique, et la philosophie morale, restée théologique. -Mais, quand la pleine réalisation de cette grande création politique -eut enfin essentiellement épuisé l'aptitude constituante de celle-ci, -l'autre, dont l'impuissance organique cessait ainsi de maintenir la -subalternité primitive, dut alors, à son tour, tendre directement vers -la prépondérance spirituelle, comme seule apte à diriger activement le -mouvement mental, qui dès-lors succédait au mouvement social. Cette -lutte inévitable dut se terminer bientôt par l'avénement universel -de la scolastique, qui constituait l'ascendant décisif de l'esprit -métaphysique proprement dit sur l'esprit purement théologique, et qui -préparait nécessairement le triomphe ultérieur de l'esprit positif, par -cela même que l'étude du monde extérieur commençait ainsi à dominer -l'étude immédiate de l'homme, comme je l'ai indiqué à la fin du -cinquante-quatrième chapitre. La consécration solennelle qui s'attacha -dès lors à l'autorité d'Aristote, fut à la fois le signe éclatant -de cette mémorable transformation, et la condition indispensable -de sa durée, puisque cet expédient pouvait seul contenir, même -très-imparfaitement, les divagations illimitées que devait susciter -une telle philosophie activement cultivée. Cette grande révolution -intellectuelle, dont la portée est encore trop peu comprise, a déjà -été assignée, dans la leçon précédente, comme la principale origine -de la décomposition spontanée propre à la philosophie catholique: -or, son efficacité positive ne fut pas moins réelle que son activité -négative; car, c'est d'elle que dérive certainement l'accélération -toujours croissante dès lors imprimée à l'évolution scientifique. Par -là , en effet, celle-ci se trouve enfin directement incorporée, pour la -première fois, à la sociabilité humaine, d'après son intime connexité -antérieure avec le système philosophique ainsi devenu dominant, et dont -elle-même devait ensuite tendre à déterminer l'élimination finale, -après quatre ou cinq siècles de préparation graduelle, selon nos -explications ultérieures. Cette nouvelle progression scientifique, dès -lors plus ou moins perpétuée jusqu'à nos jours, se manifeste bientôt, -non-seulement par une active culture des connaissances grecques et -arabes, mais surtout par la création, à la fois en Orient et en -Occident, de la chimie, où l'investigation fondamentale de la nature -faisait un pas vraiment capital, en s'étendant désormais à un ordre de -phénomènes destiné à constituer le nœud principal de la philosophie -naturelle, comme lien général entre les études organiques et les études -inorganiques, suivant les notions établies dans le troisième volume de -ce Traité. La science commence déjà tellement à exciter la principale -sollicitude des plus éminens penseurs, que cette ardeur naissante est -même poussée jusqu'à des tentatives beaucoup trop prématurées pour -comporter encore aucun succès soutenu, quoiqu'elles dussent offrir -d'énergiques témoignages de la transformation mentale, et même, à -certains égards, quelques précieuses indications ultérieures: telles -sont, par exemple, les heureuses conjectures où le grand Albert déposa -les premiers germes historiques de la saine physiologie cérébrale. -Enfin, l'harmonie fondamentale de ce nouvel essor intellectuel avec -la vraie situation générale des esprits actifs, se trouve évidemment -caractérisée, de la manière la plus décisive, par l'empressement -continu qui attirait des milliers d'auditeurs aux leçons des grandes -universités européennes, pendant la dernière phase du moyen-âge: car, -cette influence mémorable, très supérieure à celle des plus célèbres -écoles grecques, ne s'attachait pas seulement aux controverses -métaphysiques proprement dites; le développement naissant de la -philosophie naturelle y avait certainement une grande part, en un -temps où la prépondérance de l'organisation spirituelle entretenait -une ardeur spéculative peut-être plus vive et surtout plus pure que -celle qui existe aujourd'hui sous l'ascendant momentané des seules -inspirations temporelles. - -Les diverses sciences étaient alors trop peu étendues, et surtout leur -véritable esprit était encore trop peu développé, pour nécessiter déjà -la spécialisation croissante qui devait ultérieurement décomposer la -philosophie naturelle, et qui, après avoir provisoirement rendu des -services vraiment fondamentaux, présente aujourd'hui tant d'entraves -aux plus indispensables progrès de notre intelligence et de notre -sociabilité, comme je l'expliquerai bientôt. À cette mémorable époque, -l'uniforme assujétissement des principales conceptions humaines au pur -régime des entités scolastiques, directement liées entre elles par -la grande entité générale de la _nature_, établissait une certaine -harmonie mentale, à la fois scientifique et logique, qui n'avait pu -encore exister au même degré, si ce n'est sous l'ascendant universel -du polythéisme antique, et qui ne pourra être désormais retrouvée -que d'après l'entière organisation de la philosophie positive, -jusqu'ici purement rudimentaire. Quoique cette union incomplète et -artificielle, où l'esprit métaphysique s'efforçait de combiner la -théologie avec la science, ne comportât certainement aucune stabilité, -elle n'en offrait pas moins dès-lors les avantages essentiels toujours -inhérens à de semblables tentatives, et qui se manifestèrent déjà , -d'une manière éminente, par la direction vraiment encyclopédique des -hautes spéculations abstraites, profondément marquée surtout chez -l'admirable moine Roger Bacon, dont la plupart des savans actuels, -si dédaigneux du moyen-âge, seraient assurément incapables, je ne -dis point d'écrire, mais seulement de lire, la grande composition, -à cause de l'immense variété des vues qui s'y trouvent sur tous -les divers ordres de phénomènes. Ainsi, la conception scolastique -du XIIIe siècle, en commençant l'incorporation directe de -l'élément scientifique au système de la société moderne, avait aussi -donné, à sa manière, une image, anticipée mais expressive, de l'esprit -d'unité et de rationnalité qui devra finalement diriger la culture -normale de la science réelle, quand son évolution préliminaire sera -suffisamment accomplie. L'isolement de l'esprit scientifique dans -l'antiquité, après la séparation fondamentale entre la philosophie -naturelle et la philosophie morale, n'avait certainement pu tenir -à l'extension des connaissances réelles, alors bien moindre qu'au -moyen-âge, mais à l'antipathie primitive des deux philosophies, et -surtout à leur commune incompatibilité avec le milieu polythéique où -s'accomplissaient simultanément leurs évolutions respectives. Quand la -transaction scolastique eut enfin agrégé l'une d'elles à la suprématie -sociale longuement conquise par l'autre, ce premier isolement devait -spontanément cesser, jusqu'à ce que l'essor caractéristique de l'esprit -positif vînt bientôt déterminer son irrévocable éloignement de toutes -deux, et, par suite, sa propre spécialisation provisoire. - -Cette première systématisation scientifique, aussi précaire -qu'imparfaite, et cependant la plus satisfaisante que permît l'époque, -s'accomplit principalement d'après deux conceptions générales qu'il -importe ici d'apprécier sommairement, comme servant de base, l'une à -l'astrologie, l'autre à l'alchimie, si longtemps prépondérantes. On -se forme aujourd'hui de très vicieuses notions de ces deux mémorables -doctrines, en les enveloppant, d'après une superficielle critique, dans -le dédain confus qui s'attache indistinctement à tout l'incohérent -assemblage de ce qu'on a nommé, depuis le XVIIe siècle, les -sciences occultes. Pour éclairer cette vague appréciation par une -analyse vraiment philosophique, il suffit de remarquer que cette -aveugle flétrissure s'attache à la fois à des croyances purement -rétrogrades, héritage transformé des superstitions polythéiques ou même -fétichiques, et à des conceptions éminemment progressives, dont le -vice essentiel ne résultait alors que d'une extension trop audacieuse -de l'esprit positif, avant que la philosophie théologique pût être -suffisamment éliminée: la magie, entre autres, est dans le premier cas; -mais l'astrologie et l'alchimie sont, au contraire, dans le second, -quoique les haines religieuses aient souvent tourné contre elles cette -étrange confusion vulgaire, quand la secrète antipathie entre la -science et la théologie devint enfin manifeste. - -Sans doute, l'astrologie du moyen-âge, malgré son éminente supériorité -envers l'astrologie antique, dont on ne sait plus la distinguer, -retient, comme celle-ci, mais à un degré beaucoup moindre, une certaine -influence fondamentale de l'état, encore nécessairement théologique -à tant d'égards, de la philosophie dominante, même après la grande -transformation scolastique: car elle suppose toujours l'univers -subordonné à l'homme, ou du moins disposé pour lui; ce qui constitue -le principal caractère philosophique de l'esprit théologique, dont la -découverte du mouvement de la Terre a pu seule directement commencer -l'ébranlement décisif, ainsi que je l'ai expliqué dans le second volume -de ce Traité (_voyez_ la vingt-deuxième leçon). Néanmoins, à cela près, -il n'est pas douteux, sous un autre aspect, que cette doctrine reposait -aussi sur une disposition très progressive, et seulement trop hasardée, -à subordonner tous les phénomènes quelconques à d'invariables lois -naturelles, comme la qualification normale d'astrologie _judiciaire_ -le rappelait directement. L'analyse scientifique était alors beaucoup -trop imparfaite pour que l'esprit humain pût assigner aux phénomènes -astronomiques leur vraie position rationnelle dans l'ensemble de la -physique, ce que tant de savans actuels seraient même incapables -d'établir méthodiquement; en sorte que aucun principe ne pouvait encore -contenir l'exagération idéale attribuée aux influences célestes. Dans -une telle situation, il convenait certainement que notre intelligence, -s'appuyant sur les seuls phénomènes dont elle eût ébauché déjà les lois -effectives, tentât d'y ramener directement tous les autres phénomènes -quelconques, même humains et sociaux. Aucune marche scientifique ne -pouvait assurément être alors plus rationnelle: la seule universalité -de cette tendance, aussi bien que son opiniâtre persévérance -jusqu'à l'avant-dernier siècle, suffiraient à indiquer son harmonie -nécessaire, sociale autant que mentale, avec l'ensemble de la situation -correspondante. Les savans qui la condamnent aujourd'hui d'une manière -absolue, sans en comprendre la destination historique, tombent -eux-mêmes journellement dans une aberration fort analogue, et peut-être -plus vicieuse encore, surtout moins excusable, quoique heureusement -moins susceptible d'activité, en rêvant, par exemple, la future -explication de tous les phénomènes biologiques, même cérébraux, d'après -des influences électriques ou magnétiques, ce qui constitue, comme on -sait, l'utopie favorite de presque tous les physiciens actuels, par -suite des hypothèses fantastiques que j'ai tant combattues. Enfin, -considérée quant à son action nécessaire sur l'éducation universelle de -la raison humaine, l'astrologie judiciaire du moyen-âge a certainement -rendu le plus éminent service, pendant les quatre ou cinq siècles de -son ascendant réel, dont il reste encore tant de traces, en faisant -activement pénétrer partout un premier sentiment fondamental de la -subordination des phénomènes quelconques à des lois invariables, qui -les rendent susceptibles de prévision rationnelle: car, une fois -qu'on admettait les chimériques principes relatifs aux influx et aux -pronostics, les prédictions astrologiques avaient habituellement un -caractère aussi scientifique que les calculs astronomiques d'où elles -résultaient. - -Une semblable appréciation s'applique également à l'alchimie, -d'ailleurs intimement liée à l'astrologie, comme je l'ai noté au -premier chapitre du tome troisième: toutefois, sa conception générale -devait être moins philosophique, d'après la nature plus compliquée -et l'état moins avancé des études correspondantes, alors à peine -ébauchées. Sa rationnalité primitive n'est pas plus équivoque, en se -reportant à la situation correspondante des connaissances chimiques. -J'ai expliqué, en effet, au sujet de la chimie, que les spéculations -relatives aux phénomènes de composition et de décomposition, -radicalement impossibles tant que l'antique philosophie n'avait admis -qu'un seul principe, n'avaient pu trouver une première base que -dans la doctrine d'Aristote sur les quatre élémens. Or, ces élémens -étaient, par leur nature, essentiellement communs à presque toutes -les substances effectives, réelles ou même artificielles; en sorte -que, tant que cette doctrine a prévalu, la fameuse transmutation des -métaux ne devait pas être jugée plus chimérique que les transformations -journalières accomplies par les chimistes actuels entre les diverses -matières végétales ou animales, d'après l'identité fondamentale de -leurs premiers principes. Ainsi, en jugeant l'alchimie, on oublie -trop aujourd'hui que l'absurdité des audacieuses espérances qu'elle -suscitait n'a pu être vraiment démontrée que depuis les découvertes -capitales propres à la seconde moitié du siècle dernier. Il est -d'ailleurs évident que l'alchimie tendait aussi heureusement que -l'astrologie vers l'universelle propagation active du principe -fondamental de toute philosophie positive, l'invariable subordination -de tous les phénomènes à des lois naturelles, ainsi étendu des -grands effets généraux aux moindres opérations particulières. Car, -sans méconnaître la haute influence de l'esprit théologique sur les -illusions des alchimistes, on ne peut douter que leur admirable -persévérance pratique ne supposât nécessairement, et par suite ne -rappelât avec énergie, une telle invariabilité: si le vague espoir -d'une sorte de miracle contribuait presque toujours à soutenir leur -courage contre des désappointemens journaliers, en même temps la -permanence des lois physiques pouvait seule les engager à poursuivre -leur but autrement que par la prière, le jeûne, et les autres expédiens -religieux. - -Je devais ici m'arrêter spécialement à cette double appréciation -philosophique de la partie la plus importante et la plus méconnue de -l'évolution scientifique propre au moyen-âge, envisagée soit quant -au progrès spécial de l'esprit positif, soit quant à son intime -incorporation à la sociabilité moderne. Sous l'un et l'autre aspect, -j'espère que ces indications sommaires feront enfin rendre une -véritable justice historique à deux immenses séries de travaux, qui ont -tant et si longtemps contribué au développement de la raison humaine, -malgré les graves aberrations qu'elles ont suscitées. En succédant -nécessairement aux astrologues et aux alchimistes du moyen-âge, les -savans modernes n'ont pas seulement trouvé la science déjà ébauchée -par l'utile persévérance de ces hardis précurseurs; mais, ce qui -était plus difficile encore, et non moins indispensable, ils ont -aussi trouvé suffisamment établi l'indispensable principe général de -l'invariabilité des lois naturelles: son admission populaire n'aurait -pu certainement être déterminée par une influence plus active et plus -profonde, dont nous recueillons les heureux résultats, en oubliant trop -leur source nécessaire. L'action morale de ces deux grandes conceptions -provisoires, qu'une irrationnelle ingratitude fait exclusivement -qualifier d'aberrations, ne fut pas d'ailleurs moins favorable que -leur action mentale à l'éducation préliminaire de la société moderne. -Car, tandis que l'astrologie tendait à inspirer habituellement une -haute idée de la sagesse humaine, d'après les prévisions relatives aux -lois les plus simples et les plus générales, l'alchimie relevait avec -énergie le digne sentiment de notre puissance réelle, déprimé par les -croyances théologiques, en nous inspirant d'audacieuses espérances sur -notre active intervention dans les phénomènes les plus susceptibles -d'une modification avantageuse. - -Telle est l'appréciation fondamentale de l'origine nécessaire de la -moderne évolution scientifique, au sein du régime monothéique propre -au moyen-âge, et considéré surtout dans sa dernière phase. Il était -superflu d'y indiquer expressément l'heureuse influence secondaire -évidemment exercée, à cet égard, par l'évolution industrielle et -ensuite par l'évolution esthétique, qui avaient dû précéder ce premier -essor scientifique, auquel l'une assignait spontanément une relation -directe et permanente avec les travaux journaliers, et pour lequel -l'autre préparait les plus vulgaires intelligences par un indispensable -éveil spéculatif. D'après ce point de départ général, qui seul devait -nous offrir une véritable difficulté, à cause des funestes préjugés -dont il est encore l'objet chez les meilleurs esprits actuels, nous -pouvons aisément accomplir, autant que l'exige notre but principal, -l'examen rapide de cette progression capitale, pendant les trois phases -successives que nous avons établies, à tant d'égards, dans l'histoire -moderne, et qui vont ici continuer à se distinguer entre elles suivant -des principes fort analogues à ceux déjà employés pour les autres -progressions. - -Sous la première phase, en effet, la marche de la science est, en -général, comme celle de l'industrie, et celle de l'art, essentiellement -spontanée, c'est-à -dire qu'elle résulte surtout d'un simple -prolongement naturel des principales influences initiales que nous -venons de voir constituées au moyen-âge, sans aucune intervention -importante des encouragemens spéciaux qui furent ensuite organisés. -C'est alors que l'on peut le mieux apprécier la haute utilité des -chimères astrologiques et des illusions alchimiques pour soutenir la -nouvelle classe spéculative jusqu'à cet établissement ultérieur: aussi -tel est l'aspect grossier sous lequel seulement ont été quelquefois -appréciées l'astrologie et l'alchimie, dont la haute influence mentale -est encore totalement méconnue. Tandis que l'esprit métaphysique, -désormais rappelé à sa nature critique, dont la scolastique l'avait -momentanément écarté, n'était essentiellement préoccupé que des -luttes décisives des rois contre les papes, où il devait trouver la -plus convenable alimentation, la science, placée sous sa dangereuse -tutelle, eût été presque abandonnée, si déjà le régime antérieur -ne l'avait profondément liée, par ce double attrait, au système de -l'existence moderne. Pour bien sentir une telle nécessité, il faut -observer que la philosophie naturelle, alors trop imparfaite, ne -pouvait encore se recommander par ces grandes applications pratiques -qui lui rattachent aujourd'hui les plus grossiers intérêts: en outre, -la faible énergie des facultés scientifiques chez presque tous les -hommes ne lui permettait point de compter sur les heureuses sympathies -personnelles que l'art a seul le privilége d'exciter suffisamment, et -que ne pouvaient assurément éprouver alors tant de chefs dont l'esprit -se contentait aisément des explications théologiques, ou du moins -métaphysiques. Les princes capables, comme Charlemagne et le grand -Frédéric, de goûter réellement les sciences, sont nécessairement très -rares, tandis que les inclinations esthétiques de François Ier et de -Louis XIV doivent être beaucoup plus communes. Ainsi, les astronomes -et les chimistes ne pouvaient, à cette époque, être convenablement -accueillis qu'à titre d'astrologues et d'alchimistes, puisqu'ils ne -devaient d'ailleurs trouver que de très faibles ressources dans les -universités, qui n'étaient, par leur nature, pleinement favorables qu'à -l'esprit purement métaphysique, dont l'esprit scientifique tendait déjà -à se séparer nettement. Cette influence propre et directe était alors -d'autant plus nécessaire aux savans, que le catholicisme, devenu peu à -peu rétrograde, comme je l'ai expliqué, à mesure que s'accomplissait -sa décomposition politique, commençait à manifester son antipathie -finale pour l'essor scientifique qu'il avait d'abord tant secondé, et -dont désormais il craignait justement l'action irreligieuse sur tous -les esprits actifs: beaucoup d'exemples ont assurément prouvé à quelle -désastreuse oppression la science aurait été ainsi exposée, en un temps -où la décadence européenne du catholicisme n'empêchait point encore -son grand ascendant intérieur, si les conceptions astrologiques et -alchimiques ne lui avaient assuré partout, et au sein même du clergé, -d'actives protections individuelles. - -Quant au progrès spéculatif, il ne peut, à cette époque, donner lieu -à aucun mouvement capital dans les connaissances déjà ébauchées. -La chimie devait rester longtemps encore à l'état préliminaire -d'acquisition des matériaux, qui continuèrent à s'accumuler rapidement: -l'astronomie seule, et la géométrie qui lui restait adhérente, -pouvaient sembler susceptibles d'améliorations plus décisives; mais, -au fond, la première n'avait pas suffisamment épuisé les ressources -que comportait l'artifice des épicycles pour prolonger la durée de -l'antique hypothèse des mouvemens circulaires et uniformes, dont -l'irrévocable élimination était réservée à la phase suivante, et la -seconde était arrêtée, par l'inévitable imperfection de l'algèbre, au -simple prolongement de l'ancien esprit géométrique, caractérisé par -la spécialité des recherches et des méthodes, en attendant la grande -révolution cartésienne. Aussi le principal perfectionnement dut-il -alors consister, à l'un et l'autre titre, dans l'extension simultanée -de l'algèbre naissante et de la trigonométrie, enfin complétée par -l'usage des tangentes, et dans l'utile impulsion qui s'ensuivit -pour l'astronomie, commençant dès lors à préférer habituellement les -calculs aux procédés graphiques, en même temps que les observations, -soit angulaires, soit surtout horaires, devenaient également plus -précises. C'est pendant cette première phase que se développe le -plus complétement la puissante stimulation scientifique propre -aux conceptions astrologiques, qui, par leur nature, proposaient -continuellement aux travaux astronomiques le but le plus étendu et le -plus décisif, en faisant directement prévaloir, au plus haut degré, la -détermination des aspects binaires, ternaires, et même quaternaires, où -se trouve le plus parfait criterium des théories célestes, puisqu'elle -exige le perfectionnement simultané des études relatives aux divers -astres correspondans, comme je l'ai expliqué au vingt-troisième -chapitre: l'utile excitation primitive que le catholicisme avait, à cet -égard, spécialement procurée pour le calcul des fêtes mobiles, était -certainement très faible en comparaison de cet énergique aiguillon -permanent. - -L'unique accroissement fondamental qu'éprouve, à cette époque, la -philosophie naturelle, résulte de l'essor direct de l'anatomie, -qui, précédemment réduite à d'insuffisantes explorations animales, -put enfin reposer, à partir seulement du XIVe siècle, sur -une série de dissections humaines, jusque alors trop entravées par -les préjugés religieux, suivant la juste remarque de Vicq-d'Azyr. -Quoique cette première ébauche dût être nécessairement encore plus -imparfaite que celle des recherches chimiques, elle n'en avait pas -moins déjà une haute importance, en complétant le système naissant -de la science moderne, commençant ainsi à s'étendre de l'étude de -l'univers à celle de l'homme lui-même, par l'interposition naturelle -de la physique moléculaire. Cette extension nécessaire n'était pas -moins essentielle, sous le rapport social, pour consolider l'existence -de la nouvelle classe spéculative, en y agrégeant spontanément la -corporation des médecins, qui, de leur subalternité presque servile -chez les anciens, s'étaient déjà élevés, au moyen-âge, à une puissante -influence privée, bientôt rivale de l'influence sacerdotale. Malgré -les graves obstacles que l'adhérence trop intime et trop prolongée de -la science biologique à l'art médical oppose, de nos jours, à leur -perfectionnement respectif, suivant les explications de la quarantième -leçon, cette inévitable confusion n'en était pas moins d'abord -indispensable pour assurer la continuité des travaux anatomiques -avant l'érection d'aucun établissement théorique. On sait d'ailleurs -comment les conceptions astrologiques et alchimiques étaient intimement -liées à des conceptions analogues, douées, à tous égards, des mêmes -avantages provisoires, envers cette troisième branche fondamentale de -la philosophie naturelle, dont l'essor naissant dut être si longtemps -soutenu par l'énergique chimère d'une médication universelle, tendant -aussi, soit à introduire spécialement le principe de l'invariabilité -des lois physiques dans les phénomènes les plus compliqués, soit à -suggérer d'audacieuses espérances sur l'action rationnelle de l'homme -pour modifier utilement son propre organisme: double aspect sous lequel -commençait à se manifester dès-lors, comme relativement aux deux -autres ordres de phénomènes, l'incompatibilité radicale entre l'esprit -scientifique et l'esprit religieux[14]. - - Note 14: Cette incompatibilité est déjà , sous ce rapport, - nettement formulée par un fameux adage latin sur l'impiété - des médecins, devenu presque proverbial vers la fin de cette - première phase, suivant la judicieuse observation de Barthez. - -Dans la progression scientifique, comme dans la progression esthétique, -la seconde phase constitue certainement la période la plus décisive de -l'évolution moderne, surtout à cause de l'admirable mouvement qui, -de Copernic à Newton, a posé les bases définitives du vrai système -des connaissances astronomiques, bientôt devenu le type fondamental -de l'ensemble de la philosophie naturelle. Conformément à ce que -nous avons reconnu pour les deux autres progressions positives, nous -y voyons aussi l'essor scientifique, jusque alors essentiellement -spontané, commencer à recevoir habituellement des divers gouvernemens -européens des encouragemens plus ou moins systématiques, graduellement -déterminés, soit par l'ascendant spéculatif directement résulté -du développement antérieur, soit par l'aptitude pratique que cet -exercice préliminaire avait déjà suffisamment annoncée, et d'après -laquelle le nouvel art de la guerre, aussi bien que la marche rapide -de l'industrie, devaient alors solliciter activement le progrès des -doctrines mathématiques et chimiques. Toutefois, en vertu des motifs -ci-dessus indiqués, ce système de protection se forme bien plus -lentement que celui des beaux-arts, et c'est seulement vers la fin de -cette nouvelle phase qu'il s'établit d'une manière vraiment convenable, -surtout en France et en Angleterre, reposant sur l'importante création -des académies scientifiques, dont la principale influence devait donc -se rapporter à la phase suivante. Mais, quelque imparfaits que fussent -d'abord ces encouragemens, l'influence effective n'en était pas moins -très précieuse, pour soutenir la science naissante dans la crise -vraiment décisive qui allait résulter de son inévitable conflit avec -le système entier de l'ancienne philosophie théologico-métaphysique, -d'où elle devait alors se dégager irrévocablement. La nature de cette -lutte indispensable indique d'ailleurs clairement que la science n'y -pouvait être, en général, utilement protégée que par les seuls pouvoirs -temporels, spontanément étrangers aux graves animosités abstraites du -pouvoir spirituel, soit théologique, soit même métaphysique, dont il -fallait subir le redoutable antagonisme: en sorte que, comme l'art, et -comme l'industrie, la science avait aussi, d'une manière encore plus -directe peut-être, un haut intérêt spécial à l'établissement de la -grande dictature temporelle, monarchique ou aristocratique, dont la -consolidation graduelle constituait la destination la plus immédiate -du mouvement politique propre à cette seconde phase. Aucune autre -progression élémentaire ne peut aussi clairement indiquer que si, par -une hypothèse heureusement contradictoire, la concentration politique -avait pu, au contraire, s'accomplir au profit du pouvoir spirituel, -déjà devenu essentiellement rétrograde, l'évolution moderne eût été -radicalement impraticable. - -Notre comparaison fondamentale des deux principaux systèmes de -dictature temporelle indique encore très nettement, sous ce nouvel et -dernier aspect, la supériorité essentielle du mode normal ou français, -sur le mode exceptionnel ou anglais, en vertu de motifs fort analogues -à ceux précédemment indiqués envers les beaux-arts, et seulement ici -plus prononcés. Car, la science ne pouvant ordinairement inspirer aux -grands un véritable attrait intellectuel, devait bien moins compter -que l'art sur les encouragemens aristocratiques, tandis que la -suprématie d'un pouvoir central devait lui être habituellement beaucoup -plus favorable, outre que cette centralisation pouvait utilement -contenir, à un certain degré, une trop grande dispersion ultérieure -des spécialités scientifiques, qu'il serait aujourd'hui si important -de régler. On ne saurait douter que les spéculations abstraites, dont -la science doit être essentiellement composée, n'aient dû suivre, -en général, un cours plus libre et plus élevé sous la dictature -monarchique que sous la dictature aristocratique, dont l'influence, -surtout en Angleterre, a trop tendu à subordonner les recherches -scientifiques aux considérations pratiques. Enfin, le premier mode -devait être, par sa nature, beaucoup plus favorable que le second à -l'incorporation finale de l'évolution scientifique au système de la -politique moderne, et tendait aussi à mieux assurer sa propagation -graduelle chez toutes les classes, en lui procurant plus d'influence -sur l'éducation générale. Toutefois, l'autre système devait être, -pour la science, comme pour l'art, plus favorable à la spontanéité -des vocations et à l'originalité des travaux, par suite même d'un -moindre encouragement et d'une direction moins homogène. Il faut aussi -noter que les graves inconvéniens qui lui sont propres, aujourd'hui -généralement avoués, ne devaient se développer principalement que -sous la troisième phase, comme je l'expliquerai bientôt. Pendant la -seconde, ils furent heureusement compensés par la première influence -de l'esprit protestant, qui, sans être, au fond, nullement favorable -aux recherches spéculatives, d'après sa préoccupation caractéristique -des conditions temporelles, et sans être d'ailleurs plus compatible que -l'esprit catholique contemporain avec la tendance finale de l'évolution -scientifique, constituait alors, d'après son principe révolutionnaire -du libre examen individuel, un état de demi-indépendance mentale -très avantageux à l'essor correspondant de la philosophie naturelle, -dont les grandes découvertes astronomiques durent, à cette époque, -s'accomplir surtout chez des populations protestantes. On voit, en -sens inverse, là où la nouvelle politique rétrograde du catholicisme -put prendre un véritable ascendant, cette évolution éprouver bientôt -un funeste ralentissement, dont la cause n'est pas équivoque, -particulièrement en Espagne, malgré les germes très précieux que le -moyen-âge y avait développés. - -Cet admirable mouvement spéculatif, déterminé, à travers beaucoup -d'obstacles, par un très petit nombre d'hommes de génie, dans un milieu -convenablement préparé, présente, en général, deux progressions très -distinctes, mais intimement solidaires, l'une purement scientifique, -ou positive, composée des découvertes capitales en mathématiques et -en astronomie, l'autre essentiellement philosophique, et presque -toujours négative, relative aux efforts, d'abord spontanés, -ensuite systématiques, de l'esprit scientifique contre la tutelle -théologico-métaphysique, devenue alors vraiment oppressive; cette -seconde progression, que nous devrons reprendre au sujet de l'évolution -philosophique proprement dite, ne doit être ici considérée que comme -indispensable à la première. Or, celle-ci, à laquelle l'Allemagne, -l'Italie, la France et l'Angleterre prirent chacune une si noble part, -offre pour centre principal l'investigation vraiment fondamentale due -au génie du grand Kepler, et qui, préparée par la découverte initiale -de Copernic et par l'utile élaboration de Tycho-Brahé, constitue -enfin le vrai système de la géométrie céleste; tandis que, sous un -autre aspect, devenue la source nécessaire de la mécanique céleste, -elle se lie spontanément à la découverte finale de Newton, d'après la -création préalable de la théorie mathématique du mouvement par Galilée, -indispensablement suivi d'Huyghens. Entre ces deux séries, dont -l'enchaînement est direct, l'ordre historique interpose naturellement -l'immense révolution mathématique opérée par Descartes, et qui, -intimement liée à son entreprise philosophique, vient aboutir, vers -la fin de cette seconde phase, à la sublime découverte analytique de -Leibnitz, sans laquelle le résultat newtonien n'aurait pu suffisamment -devenir le principe actif de l'éminente opération réservée à la phase -suivante pour le développement final de la mécanique céleste. Chacune -des deux premières séries offre une filiation historique assez évidente -désormais pour qu'il soit inutile d'y insister ici: il est clair que -la découverte du mouvement de la terre, et l'exacte révision de toutes -les données astronomiques, ne permettaient plus de conserver, avec -l'expédient caduque des épicycles, l'antique hypothèse des mouvemens -circulaires et uniformes, enfin directement remplacée par l'heureuse -législation de Kepler, dernier résultat capital que comportât -l'application de l'ancienne géométrie; d'un autre côté, ce principe ne -pouvait conduire à la théorie de la gravitation sans la fondation de -la doctrine abstraite du mouvement curviligne, soit libre, soit forcé; -mais aussi, d'après une telle base, il amenait nécessairement à cette -loi générale, dont l'invention, ainsi préparée, n'eût pas échappé, -sans doute, à Jacques Bernoulli, par exemple, si Newton l'eût manquée. -L'autre série, bien plus relative à la méthode qu'à la science, et par -cela même encore plus éminente, doit être naturellement beaucoup moins -appréciée du vulgaire des géomètres, aujourd'hui si éloignés d'une -disposition vraiment rationnelle envers les principales parties de -l'histoire mathématique, et qui ne sentent d'ordinaire que les seuls -résultats; c'est pourquoi une indication plus directe n'y sera pas sans -importance. Préparée par l'indispensable généralisation de l'algèbre, -due au génie original de Viète, la conception fondamentale de Descartes -sur la géométrie analytique a constitué, ce me semble, la principale -création de la philosophie mathématique, qui, ouvrant à la fois à la -géométrie le champ le plus étendu, et à l'analyse la plus heureuse -destination, organisait enfin la relation élémentaire de l'abstrait -au concret, sans laquelle les recherches mathématiques tendent à une -incohérente et stérile activité: aucune idée mère ne devait autant -influer sur l'ensemble des progrès ultérieurs. Sa tendance nécessaire -à déterminer la création de l'analyse infinitésimale me paraît -spécialement incontestable: car, en obligeant désormais à traiter -sous un point de vue commun la théorie des courbes quelconques, elle -a directement conduit aussi à généraliser abstraitement les vues -primordiales d'Archimède, soit quant aux tangentes, soit surtout -quant aux quadratures; or, les efforts graduellement tentés à ce -sujet ne pouvaient aboutir qu'à l'admirable invention de Leibnitz, si -heureusement provoquée, pendant la génération intermédiaire, par les -lumineux essais de Wallis et de Fermat. - -Quoique absorbé par toutes ces éminentes opérations, l'esprit -scientifique dut soutenir, vers le second tiers de cette phase, une -lutte vraiment décisive contre l'ensemble de la philosophie dominante. -Les découvertes astronomiques de Copernic et de Kepler, et même celles -de Tycho-Brahé sur les comètes, étaient trop directement contraires à -la nature de cette philosophie, ou même à ses dogmes formels, pour -qu'un tel conflit pût être longtemps évité, et la science y devait -enfin combattre, non-seulement la théologie, mais encore davantage -la métaphysique, plus active et plus ombrageuse. Cet antagonisme est -déjà manifesté, au XVIe siècle, par d'éclatans symptômes, -et surtout par la mémorable hardiesse de Ramus, dont la tragique -destinée montrait assez que les haines métaphysiques n'étaient pas -moins redoutables que les haines théologiques. J'ai assez indiqué, -au vingt-deuxième chapitre, les caractères essentiels qui devaient -réserver la découverte capitale du double mouvement de notre planète -à devenir le sujet immédiat de la discussion principale, quand le -grand Galilée eut enfin levé le seul obstacle rationnel qui s'opposât -à sa propagation universelle, tant entravée au siècle précédent, et -que l'esprit théologico-métaphysique devait désormais redouter comme -nécessairement imminente. L'odieuse persécution qui s'y rattache -consacrera toujours le souvenir populaire de la première collision -directe de la science moderne avec l'ancienne philosophie. On doit, en -effet, regarder cette époque comme celle où le principe fondamental de -l'invariabilité des lois physiques a commencé à se montrer incompatible -avec les conceptions théologiques, dont l'influence constituait -dès lors le seul obstacle essentiel à l'entière admission de cet -indispensable principe, parce qu'elle seule neutralisait, à cet égard, -l'énergique entraînement spontanément produit par une longue expérience -unanime, comme je l'expliquerai davantage au sujet de l'évolution -philosophique. C'est aussi à l'appréciation directe de cette évolution -qu'il convient évidemment de renvoyer la considération historique des -admirables tentatives contemporaines de Bacon, et surtout de Descartes, -pour proclamer enfin les caractères essentiels de l'esprit positif, par -opposition à l'esprit métaphysico-théologique. - -Je dois cependant signaler ici, comme directement relative à la -progression scientifique, l'audacieuse conception de Descartes sur le -mécanisme général de l'univers. Car, en se reportant convenablement -à la situation correspondante de l'esprit humain, il sera facile de -reconnaître que son ascendant temporaire, à peine étendu pleinement -à deux générations, et sur la perpétuité duquel Descartes ne s'était -fait probablement aucune grave illusion, dut être provisoirement -indispensable à l'avénement ultérieur de la saine mécanique céleste, -alors silencieusement préparée par les travaux d'Huyghens, complétant -ceux de Galilée. On a vu, en effet, au vingt-huitième chapitre, -relativement à la théorie fondamentale des hypothèses, que, dans le -passage définitif de l'état métaphysique à l'état vraiment positif, -l'éducation préliminaire de la raison humaine exige, comme une dernière -transition, rapide mais inévitable, surtout envers les plus importantes -conceptions, ce régime intermédiaire, où l'intelligence, avant de -renoncer franchement aux questions inaccessibles et aux notions -absolues de la philosophie primitive, s'efforce d'assujétir ces vains -problèmes à d'illusoires tentatives de solution positive, fondées -sur la substitution des fluides imaginaires aux entités chimériques, -et dont toute l'efficacité réelle se réduit à disposer enfin notre -entendement à la seule habitude rationnelle des lois invariables -propres aux phénomènes correspondans. Toutes les parties essentielles -de la philosophie naturelle, sauf l'astronomie convenablement conçue, -nous offrent encore, par suite de l'éducation anti-philosophique des -savans actuels, de trop profonds vestiges d'une semblable disposition, -pour qu'on doive s'étonner qu'elle ait dû alors se manifester d'abord -au sujet des phénomènes célestes, suivant les explications des trois -premiers volumes de ce Traité. - -Cette sommaire appréciation historique de l'évolution scientifique -propre à la seconde phase devait être ici réduite aux grands progrès -mathématiques et astronomiques qui en ont principalement caractérisé -l'ensemble. Toutefois, le dernier tiers de cette mémorable période -offre une nouvelle extension fondamentale de la philosophie naturelle, -par les travaux vraiment créateurs de Galilée sur la barologie, suivis -de tant d'heureuses découvertes secondaires, et par d'équivalentes -créations ultérieures en acoustique et en optique. En un temps où l'on -ne savait encore s'étonner que des effets les plus exceptionnels, -rien n'est surtout plus admirable, rien ne peut mieux caractériser la -destination de la science moderne à régénérer les moindres notions -élémentaires, que la découverte décisive due au génie du grand Galilée, -dévoilant enfin, suivant la juste appréciation de Lagrange, les lois -profondément inconnues des plus vulgaires phénomènes, dont l'étude, à -la fois rattachée à la géométrie et à l'astronomie, est si légitimement -regardée comme le véritable berceau de la physique proprement dite. -C'est alors que se trouve constituée, entre les astronomes et les -chimistes, une nouvelle classe indispensable, spécialement destinée -à développer le génie de l'expérimentation, d'après une conception -corpusculaire très heureusement adaptée à la nature des phénomènes -correspondans, quoique son irrationnelle extension absolue puisse -devenir ailleurs très dangereuse aux véritables progrès scientifiques, -comme je l'ai expliqué au quarante-unième chapitre: mais ces -inconvéniens, alors très éloignés, n'empêchaient nullement ni l'utilité -immédiate et spéciale d'une telle doctrine, ni même son efficacité -générale et continue contre le vain régime des entités. En considérant -aussi la division spontanée qui s'établit simultanément, d'après la -rapide extension des deux sciences, entre les purs géomètres et les -simples astronomes, jusque alors investis de l'un et l'autre caractère, -on reconnaîtra que l'organisation générale du travail scientifique, -surtout envers la philosophie inorganique, seule alors vraiment active, -s'effectue déjà sur le même plan qu'aujourd'hui, comme le montre -clairement le peu de changement survenu jusqu'ici dans la constitution -provisoire des académies, quoiqu'il y ait tout lieu de la croire -désormais essentiellement épuisée, ainsi que je l'indiquerai bientôt. -Quant aux autres branches fondamentales de la philosophie naturelle, il -est clair, suivant ma théorie hiérarchique, que la chimie, et surtout -l'anatomie, n'avaient encore pu sortir de l'état purement préliminaire, -destiné à la seule accumulation des matériaux, quelle qu'ait dû -être la haute importance ultérieure des nouveaux faits dont elles -s'enrichirent alors, et principalement des immortelles découvertes -de Harvey sur la circulation et sur la génération, qui imprimèrent -aussitôt une si active impulsion aux observations physiologiques, -jusque alors si imparfaites, sans que toutefois le temps fût venu -de les incorporer à aucune véritable doctrine biologique. L'étrange -hypothèse de Descartes sur l'automatisme des animaux montre assez -quelle était alors la vraie situation des idées physiologiques, -désormais ballotées entre d'insuffisantes explications mécaniques et -de vaines conceptions ontologiques, sans pouvoir trouver une base -rationnelle qui leur fût réellement propre. - -En terminant cette rapide appréciation historique, il ne faut pas -négliger de signaler sommairement cette seconde phase de l'évolution -scientifique comme étant celle où l'esprit positif devait commencer à -manifester en même temps son vrai caractère social et sa prépondérance -populaire. L'heureuse disposition croissante des populations modernes -à accorder leur confiance aux doctrines fondées sur des démonstrations -réelles, quoique opposées à d'antiques croyances, est déjà hautement -constatée, vers la fin de cette période, par l'universelle adoption -du double mouvement de la Terre, un siècle avant que la papauté, -d'après une inconséquence superflue, en eût enfin toléré solennellement -l'admission chrétienne. C'est ainsi que l'irrévocable dissolution -graduelle de l'ancienne discipline spirituelle était partout -accompagnée déjà d'une sorte de foi nouvelle, germe élémentaire -d'une réorganisation ultérieure, et spontanément déterminée, sans -aucune intervention spéciale, soit par la suffisante vérification -des prévisions scientifiques, soit même par la seule concordance de -tous les juges compétens, chez les esprits qui, par divers motifs -quelconques, ne pouvaient directement apprécier la validité des -démonstrations fondamentales, et dont la confiance n'était pas -cependant plus aveugle, en principe, que celle des différens savans -les uns pour les autres, quoique son exercice dût être plus étendu, -à raison du moindre accomplissement des conditions logiques d'une -émancipation active, toujours accessible à quiconque voudrait la -mériter. De telles habitudes, incessamment développées, témoignaient -dès-lors clairement que l'anarchie provisoire des intelligences sur les -doctrines morales et sociales ne tenait, au fond, à aucun chimérique -amour du désordre perpétuel, mais uniquement au défaut de conceptions -susceptibles de remplir suffisamment les obligations de positivité -rationnelle, sans lesquelles l'esprit moderne était justement résolu -à refuser désormais son assentiment volontaire. Cette aptitude -nécessaire de la nouvelle autorité mentale à déterminer spontanément -la convergence à la fois la plus stable et la plus étendue, se montre -déjà certainement bien plus propre encore à l'action scientifique qu'à -l'action esthétique; puisque celle-ci, malgré son efficacité plus -énergique et plus immédiate, est gravement entravée par les différences -de langues et de mœurs, tandis que l'autre, en vertu de la généralité -et de l'abstraction supérieures des conceptions élémentaires qui s'y -rapportent, permet évidemment la plus vaste communion intellectuelle. -On pouvait assurément prévoir, dès la fin de cette phase, que la foi -positive comporterait un jour une universalité beaucoup plus complète -et plus fixe que celle de la foi monothéique aux plus beaux temps du -catholicisme, dont la circonscription territoriale avait dû être, -comme je l'ai fait voir, gravement restreinte par la nature vague et -discordante des idées théologiques, où l'unité n'a jamais pu s'établir, -et surtout durer, sans l'assistance continue d'une certaine compression -artificielle, essentiellement inutile à l'unité scientifique, toujours -fondée sur la puissance spontanée de la démonstration, nécessairement -irrésistible à la longue, quoique d'abord très peu active. En un temps -où les divergences nationales étaient encore très énergiques, surtout -depuis la dissolution générale du lien catholique, l'institution des -académies vient déjà offrir un irrécusable témoignage de la tendance -cosmopolite propre à l'esprit scientifique, par le noble usage qui -s'introduit partout d'y admettre des membres étrangers, de manière à -présenter la nouvelle classe spéculative comme éminemment européenne: -cet heureux caractère est alors plus spécialement prononcé en France, -où, depuis Charlemagne, le génie étranger avait toujours reçu un -généreux accueil, et quelquefois même, par une injuste délicatesse, -au détriment du génie national. Quant à l'influence de l'évolution -scientifique sur l'éducation générale, elle commence alors à s'y -manifester nettement, malgré la conservation du système d'éducation -organisé, sous l'impulsion scolastique, dans la dernière phase -du moyen-âge, et qui subsiste encore aujourd'hui avec de simples -modifications accessoires, qui n'en changent pas l'esprit: on voit -dès lors, en effet, ainsi qu'on l'a vu depuis à un degré plus avancé, -le _quadrivium_ acquérir une importance croissante aux dépens du -_trivium_; et ce progrès eût même été déjà plus sensible si le cours -officiel de ces changemens graduels n'avait fait que suivre fidèlement -la marche presque unanime des mœurs et des opinions, au lieu d'être -souvent dirigé par des vues systématiques sur la nécessité de maintenir -artificiellement l'ancienne éducation, jugée indispensable à l'ensemble -de la politique rétrograde, qui commençait à dominer partout d'une -manière plus ou moins prononcée, comme je l'ai expliqué[15]. - - Note 15: Les mémorables efforts des Jésuites, afin de - s'emparer alors de l'évolution scientifique, ont certainement - beaucoup concouru à cette propagation des études positives, - sans que ces vains projets pussent d'ailleurs offrir aucun - danger fondamental, en un temps où l'incompatibilité - mutuelle entre la science et la théologie était déjà trop - prononcée pour ne pas rendre nécessairement illusoires ces - tentatives d'absorption. Aussi, malgré les grandes facilités - individuelles que cette puissante corporation pouvait - présenter à l'existence spéculative, toute l'habileté de - sa tactique n'y a pu réellement jamais produire ou agréger - un seul homme de génie, parce qu'aucun éminent penseur ne - voulait subordonner son indépendance mentale à une politique - où la science était nécessairement subalternisée. Ce n'est - pas que la science ne puisse, et même ne doive, se lier - finalement à des vues vraiment politiques: mais il faut que - leur caractère soit large et leur destination éminemment - populaire, au lieu de se rapporter à des intérêts partiels - et anti-sociaux; il faut enfin, que la politique y soit - directement relative au propre essor de l'esprit positif, - quand il sera assez complétement formé pour mériter d'être - habituellement envisagé comme le régulateur mental des - sociétés modernes; ce qui n'est point encore, à beaucoup - près, suffisamment possible, surtout à défaut de la - généralité convenable. - -Pendant la troisième phase, l'élément scientifique, désormais -intimement incorporé à la sociabilité moderne, reçoit un accroissement -fondamental de puissance sociale parfaitement analogue à celui que -nous avons apprécié envers l'élément esthétique, et même encore -mieux caractérisé, à cause d'une nature plus évidemment progressive. -Jusque alors la science avait reçu, comme l'art, des encouragemens -facultatifs, quoique déjà systématiques, entraînant toujours une -sorte d'obligation personnelle; maintenant, au contraire, d'après -le grand éclat résulté de l'admirable mouvement propre à la phase -précédente, l'active protection des sciences devenait, pour tous -les gouvernemens occidentaux, un véritable devoir, généralement -reconnu, et dont la négligence eût entraîné un blâme universel, sans -que son accomplissement normal dût exiger habituellement aucune -gratitude individuelle, sauf la reconnaissance générale toujours due -à l'état. En même temps, les relations croissantes de la philosophie -naturelle, surtout inorganique, soit avec l'ensemble des procédés -militaires, soit avec l'essor industriel, devenu le principal objet -de la politique européenne, déterminent, à cette époque, une grande -extension dans l'influence sociale des sciences, soit par la création -d'écoles spéciales où l'éducation scientifique commence à dominer, -soit par l'institution plus ou moins rationnelle de la nouvelle -classe directement destinée à la réalisation permanente des rapports -essentiels entre la théorie et la pratique. Aussi, quoique les savans, -par l'appréciation plus difficile, plus lente, et moins populaire, de -leurs travaux propres, ne pussent ordinairement prétendre à l'heureuse -indépendance privée que les poètes et les artistes commençaient alors -à obtenir partout, cependant leur nombre beaucoup moindre, et leur -coopération plus nécessaire à l'utilité publique, tendaient déjà à une -équivalente consolidation de leur existence sociale. - -Dans cette nouvelle situation, plus ou moins commune à toutes les -parties de la grande république européenne, on voit se développer au -plus haut degré, quant à l'évolution scientifique, les différences -essentielles ci-dessus caractérisées, à tant d'autres égards, -entre les deux systèmes principaux de dictature temporelle; de -manière à manifester complétement la supériorité naturelle du mode -monarchique sur le mode aristocratique, auparavant neutralisée par les -influences spirituelles, comme je l'ai expliqué. Subitement entraîné -du catholicisme à une philosophie pleinement négative, en évitant -heureusement la transition protestante, l'esprit français retient, -du moins en partie, de l'ancienne éducation catholique, l'instinct de -contemplation et de généralité qu'elle avait spontanément développé, -et qui tendait à contenir alors la prépondérance trop exclusive -des considérations pratiques; en même temps, sa nouvelle éducation -révolutionnaire lui inspire la hardiesse et l'indépendance devenues -indispensables au libre essor de la philosophie naturelle, dès lors -incompatible avec l'ascendant rétrograde du catholicisme chez les -autres peuples préservés du protestantisme: en sorte que tous les -avantages propres à la protection monarchique durent alors se réaliser -directement, et assurer désormais à la France la principale impulsion -scientifique, qui, dans la phase précédente, avait successivement -appartenu aussi à l'Allemagne, à l'Italie, et à l'Angleterre, sauf la -seule prépondérance passagère du mouvement cartésien. Dans le mode -inverse, la dictature aristocratique particulière à l'Angleterre -y laisse les savans essentiellement assujétis à la dépendance des -protections privées, pendant que l'exorbitante préoccupation nationale -des intérêts industriels n'y permet guère d'apprécier que les -découvertes spéculatives immédiatement susceptibles d'applications -matérielles; en même temps, l'esprit protestant, dont la première -influence révolutionnaire avait, sous la phase précédente, favorisé -d'abord l'évolution scientifique, alors définitivement incorporé au -gouvernement, manifeste nécessairement son antipathie théologique -contre l'entière extension du génie positif, après avoir, au début -de cette troisième phase, tristement signalé cette influence, en -ternissant, par d'absurdes rêveries, la vieillesse du grand Newton. -L'exclusive nationalité qui dès lors caractérise la politique -anglaise, fait déjà sentir, jusque sur le développement des sciences, -sa déplorable influence, en disposant à n'adopter activement que les -méthodes et les découvertes indigènes; comme on le voit clairement, -envers les sciences mathématiques elles-mêmes, malgré leur universalité -plus éclatante, soit par la répugnance à l'introduction usuelle de -la géométrie analytique, encore aujourd'hui trop peu familière aux -écoles anglaises, soit par l'obstination analogue contre l'emploi -des formes et des notations purement infinitésimales, si justement -préférées partout ailleurs[16]. Ces irrationnelles dispositions sont -d'autant plus choquantes qu'elles forment un étrange contraste avec -l'admiration exagérée dont la France était dès lors saisie pour le -génie de Newton, par suite de la réaction nécessaire contre l'hypothèse -des tourbillons, en faveur de la loi de la gravitation; on sait comment -cette transformation conduisit, et concourt aujourd'hui, à méconnaître, -avec une sorte d'ingratitude nationale, l'éminente supériorité de -notre incomparable Descartes, dont le génie, à la fois scientifique et -philosophique, n'a réellement trouvé ensuite d'autres dignes rivaux -que le grand Leibnitz, et de nos jours l'immortel Lagrange, si peu -compris encore du vulgaire des géomètres. - - Note 16: Au début de cette phase, cette tendance - irrationnelle et ombrageuse me semble fortement marquée - dans la célèbre controverse à laquelle donna lieu, entre - l'Angleterre et l'Allemagne, la priorité d'invention de - l'analyse infinitésimale. Cette longue querelle, déjà si bien - sentie par Fontenelle, et ensuite si bien jugée par Lagrange, - dont l'éminente décision, aussi impartiale que rationnelle, - ne trouve plus aucune opposition quelconque, offrit pendant - presque tout son cours, un mémorable contraste entre la - rectitude et la loyauté de Leibnitz ainsi que de la plupart - de ses partisans, et les injustes subtilités de la polémique - anglaise. La conduite de Newton, en cette grave occasion, - fut assurément très peu honorable: puisque, d'un seul mot, - il pouvait terminer cette scandaleuse discussion, en se - déclarant personnellement convaincu, comme il ne pouvait - manquer de l'être, de la parfaite originalité de Leibnitz, la - sienne n'étant pas d'ailleurs contestée: or, ce mot, pressé - de le dire, il ne le prononça jamais, en évitant toutefois, - par un silence trop prudent, qu'on pût lui reprocher - formellement aucune articulation contraire. J'espère que - cette juste improbation ne sera point attribuée à de vaines - préventions nationales, dont je me suis montré, j'ose le - dire, pleinement affranchi, comme l'ont noblement signalé - les illustres critiques d'Édimbourg, dans leur bienveillant - examen des deux premiers volumes de ce Traité, en juillet - 1838: d'ailleurs, pour une controverse où la France était - parfaitement désintéressée, il serait difficile, ce me - semble, de soupçonner l'impartialité historique d'un Français - jugeant, après plus d'un siècle, une discussion scientifique - entre l'Angleterre et l'Allemagne. - -Quant au mouvement scientifique propre à cette troisième phase, sans -pouvoir offrir une originalité aussi fondamentale que sous la phase -précédente, il présente cependant une éminente portée, bien supérieure -à celle du mouvement esthétique correspondant, et qui laissera toujours -subsister des créations capitales, dues à des penseurs nullement -inférieurs à leurs prédécesseurs, quoique appliqués à des difficultés -d'une autre nature. En considérant d'abord, suivant notre hiérarchie, -les sciences mathématiques, par lesquelles, en effet, s'établit -le mieux la filiation des deux phases, on y doit distinguer deux -principales séries de progrès: l'une, relative au principe newtonien, -pour la construction graduelle de la mécanique céleste, et qui donne -lieu naturellement à l'essor des diverses théories essentielles de -la mécanique rationnelle; l'autre, d'ailleurs intimement liée à -celle-ci, remonte à l'impulsion analytique de Leibnitz, émanée de la -grande révolution cartésienne, et détermine l'admirable développement -de l'analyse mathématique, ordinaire ou transcendante, tendant à -généraliser et à coordonner toutes les conceptions géométriques et -mécaniques. Dans la première série, Maclaurin, et surtout Clairaut, -établissent d'abord, au sujet de la figure des planètes, la théorie -générale de l'équilibre des fluides, pendant que Daniel Bernoulli -construit suffisamment la théorie des marées; ensuite, d'Alembert -et Euler, relativement à la précession des équinoxes, complètent la -dynamique des solides, en constituant la difficile théorie du mouvement -de rotation, en même temps que le premier fonde, d'après son immortel -principe, le système analytique de l'hydrodynamique, déjà ébauchée par -Daniel Bernoulli; enfin, Lagrange et Laplace complètent la théorie -fondamentale des perturbations, avant que le premier se consacrât -surtout aux éminens travaux de philosophie mathématique qui devaient -le mieux caractériser son puissant génie, comme je l'indiquerai au -chapitre suivant. La seconde série est essentiellement dominée par -la grande figure d'Euler, dévouant sa longue vie et son infatigable -activité à l'extension systématique de l'analyse mathématique, et -à développer l'uniforme coordination que sa prépondérance devait -introduire dans l'ensemble de la géométrie et de la mécanique, où -jusque alors son intervention avait été secondaire ou passagère: -succession à jamais mémorable de spéculations abstraites, où l'analyse -développe enfin toute sa puissante fécondité, sans dégénérer en -un dangereux verbiage, tendant à dissimuler, sous des formes trop -respectées, une profonde stérilité mentale, ainsi qu'on l'a vu -depuis très fréquemment, par suite de l'esprit antiphilosophique -qui distingue aujourd'hui la plupart des géomètres. En considérant -l'ensemble de ce double mouvement mathématique, on ne peut s'empêcher -de noter comment l'Angleterre y trouva la juste punition de l'étroite -nationalité scientifique qu'elle avait tenté de se constituer, suivant -les deux exclusions connexes ci-dessus signalées: car, il en résulta -directement que, même pour la première progression, les savans anglais -ne purent prendre en général, sauf le seul Maclaurin, qu'une part très -secondaire à l'élaboration systématique de la théorie newtonienne, -dont le développement et la coordination analytique durent presque -uniquement appartenir à la France, à l'Allemagne, et enfin à l'Italie, -si dignement représentée par le grand Lagrange. - -L'ensemble de la physique proprement dite, ébauché, sous la phase -précédente, surtout par la création des deux branches qui se -rattachent à l'astronomie, c'est-à -dire la barologie et l'optique, se -complète alors par l'élaboration scientifique de la thermologie et de -l'électrologie, qui la lient directement à la chimie: la première -branche, en effet, commence alors à se dégager du vain régime des -entités chimériques et des fluides imaginaires, d'après la lumineuse -découverte de Black sur les changemens d'état; la seconde, d'abord -popularisée par les ingénieux travaux de Franklin, acquiert ensuite -une certaine rationalité par les judicieuses recherches de Coulomb, -avant d'avoir été altérée par l'abus de l'analyse mathématique. -Quant à l'astronomie pure, réduite à la géométrie céleste, elle -perd nécessairement la prépondérance fondamentale qu'elle avait -dû conserver jusque alors, par suite de la systématisation de la -mécanique céleste, tendant à suggérer à priori les principales lois -relatives aux perturbations du mouvement elliptique: aussi, parmi -beaucoup d'illustres observateurs, l'astronomie ne compte-t-elle alors -qu'un seul homme d'un vrai génie, le grand Bradley, dont l'admirable -élaboration sur l'aberration de la lumière constitue certainement le -plus beau travail dont cette science puisse s'honorer depuis Kepler. - -Malgré le juste éclat de ces divers ordres de travaux scientifiques, -on doit regarder, ce me semble, la création de la véritable chimie -comme surtout destinée à caractériser cette phase avec plus -d'originalité qu'aucune autre évolution quelconque. Jusque alors -bornée à une mystérieuse accumulation de faits, dominée par les entités -alchimiques, la chimie, vers le milieu de cette période, subit une -transformation mémorable, quoique purement provisoire, qui me semble -fort analogue à la préparation philosophique que l'hypothèse des -tourbillons avait opérée, un siècle auparavant, pour la mécanique -céleste: tel est l'office préliminaire, aujourd'hui trop méconnu, -de la célèbre conception de Stahl, précédée de la tentative trop -mécanique de Boërhaave, et déterminant une marche beaucoup plus -rationnelle dans l'ensemble des recherches chimiques, surtout entre -les mains de Bergmann et ensuite de Schéele. Préparée, sous cette -influence transitoire, par les expériences capitales de Priestley -et de Cavendish, l'élaboration décisive du grand Lavoisier vint -enfin élever la chimie au rang des véritables sciences, d'après une -théorie admirablement conçue, quoique une exploration plus étendue dût -bientôt lui ravir un ascendant, dont l'éminente rationnalité n'est pas -encore, à beaucoup près, dignement remplacée. Aussi intermédiaire, à -divers égards, quant à la méthode que quant à la doctrine, entre la -philosophie purement inorganique et la philosophie vraiment organique, -cette nouvelle science vient heureusement compléter l'ensemble de -l'étude fondamentale du monde extérieur par l'institution normale -d'un ordre de spéculations physiques sur lequel l'esprit mathématique -proprement dit ne peut réellement exercer aucun empire immédiat, si ce -n'est à titre d'éducation: ce qui a heureusement érigé dès lors, même -quant à la nature morte, un puissant abri contre l'imminente invasion -d'un tel esprit, qui, après avoir nécessairement fondé la philosophie -naturelle, tend, par une irrationnelle exagération, à en altérer -radicalement l'essor ultérieur, jusqu'à ce que la construction finale -d'une philosophie pleinement positive vienne directement contenir cette -dangereuse intervention, en réduisant, autant que possible, l'esprit -purement mathématique à sa vraie destination, comme je l'ai expliqué -dans les trois premiers volumes de ce Traité. - -Quoique la grande science biologique n'ait pu recevoir que de nos -jours sa vraie constitution rationnelle, encore si imparfaite et si -chancelante, il importe de signaler, pendant cette troisième phase, -l'admirable mouvement préparatoire dont elle devient alors l'objet, -en résultat général des divers essais isolés propres aux deux phases -précédentes. Les trois aspects essentiels, taxonomique, anatomique, -et physiologique, dont la combinaison permanente caractérise -ses spéculations fondamentales, y donnèrent lieu à d'éminentes -élaborations indépendantes, essentiellement provisoires par cela même -qu'elles n'étaient point dirigées d'après des principes communs, mais -destinées à faire enfin dignement ressortir le véritable esprit de -chacun d'eux: nettement dévoilé, pour le premier, par les admirables -conceptions du grand Linné succédant aux heureuses inspirations -de Bernard de Jussieu; quant au second, par la suite des analyses -comparatives de Daubenton, ultérieurement rationnalisée suivant -les vues générales de Vicq-d'Azyr; et enfin, pour le troisième, -par l'exploration fondamentale de Haller, suivie de l'ingénieuse -expérimentation de Spallanzani. Conjointement à cette triple -préparation, le génie, éminemment synthétique et concret, de notre -grand Buffon caractérisait avec énergie les principales relations -encyclopédiques propres à la science des corps vivans, et faisait -surtout sentir l'intime solidarité qui la distingue, en même temps -que sa haute destination morale et sociale, spécialement signalée -d'ailleurs par les utiles indications secondaires de Georges Leroy -et de Charles Bonnet: toutefois, en relevant dignement la mémoire -scientifique et philosophique de Buffon, que d'envieux détracteurs -ont tenté de réduire au simple mérite littéraire, l'impartiale -postérité n'oubliera jamais son aveugle obstination à méconnaître -l'importance capitale des conceptions taxonomiques, dont les travaux -de son illustre émule suédois pouvaient si bien lui manifester la -vraie nature et l'indispensable destination. Au reste, rien de -définitif, en philosophie biologique, ne pouvait encore sortir d'une -époque où, non-seulement la hiérarchie animale n'était entrevue que -d'une manière vague et empirique, mais où même la notion élémentaire -de l'état vital restait radicalement confuse et incertaine, puisque, -des deux élémens inséparables du dualisme fondamental qui le -constitue, le plus caractéristique et le plus varié était alors -totalement subordonné à l'autre, dont l'influence plus simple devait -être mieux saisissable; ce qui donna lieu à tant d'irrationnelles -exagérations sur la prépondérance absolue des milieux biologiques, -comme si l'organisme était à la fois purement passif et indéfiniment -modifiable: cette vicieuse tendance, si prononcée chez tous les -penseurs du siècle dernier, conduisit spécialement Montesquieu à ses -célèbres aberrations sur l'action sociale des climats. Néanmoins, -il importait de signaler ici la première élaboration vraiment -scientifique de la philosophie organique, qui, outre son extrême -importance directe, est si heureusement destinée, de sa nature, à -mettre enfin un terme indispensable à l'esprit de spécialité dispersive -émané de la philosophie inorganique, dont le sujet inerte comporte -une décomposition presque illimitée, tandis que l'étude de la vie -pousse nécessairement à la régénération de l'esprit d'ensemble, par -l'indivisible connexité de ses divers aspects, dont la division -provisoire et artificielle ne peut longtemps dissimuler la nécessité -finale de leur coordination nécessaire. Quoique l'imitation trop -servile du régime logique propre aux sciences déjà formées, ait dû -d'abord engager naturellement les diverses spéculations biologiques -dans une marche trop peu conforme à leurs vraies conditions -caractéristiques, il n'est pas douteux cependant que leur développement -ultérieur devait finir par dévoiler spontanément une obligation aussi -fondamentale, de manière à modifier convenablement le mode primitif, -comme on commence à l'apercevoir aujourd'hui, sans que toutefois une -transformation aussi contraire à la prépondérance actuelle de la -philosophie inorganique puisse être suffisamment réalisée autrement que -sous l'ascendant général de la vraie philosophie positive, dont j'ai -osé, le premier, entreprendre enfin la construction directe, d'après -l'ensemble des différens matériaux antérieurs. - -En appréciant, au cinquante-troisième chapitre, la première apparition -du véritable génie scientifique, à la fois spéculatif et abstrait, par -les spéculations mathématiques des Grecs, j'ai convenablement expliqué -pourquoi il avait dû être d'abord éminemment spécial, comme surgissant -dans un milieu, philosophique et social, profondément hétérogène à sa -nature, laquelle n'aurait pu recevoir son développement caractéristique -sans l'indispensable isolement continu des contemplations devenues -positives envers toutes celles qui restaient théologiques ou même -métaphysiques. Or, les diverses branches fondamentales de la -philosophie naturelle n'ayant pu passer simultanément à l'état positif, -et leur essor initial ayant dû s'opérer, à de longs intervalles, -suivant la loi hiérarchique établie au début de ce Traité, il est -clair que cette même nécessité primitive devait toujours subsister, -quoique avec une intensité décroissante, jusqu'à ce que tous les -aspects élémentaires eussent ainsi été successivement assujettis à une -positivité rationnelle, ce qui n'existe point encore envers les études -sociales, excepté dans cet ouvrage. L'esprit de spécialité, devenu -de plus en plus dispersif à mesure que la philosophie inorganique -s'était décomposée, restait donc en suffisante harmonie avec les -principaux besoins de l'évolution mentale sous la phase que nous -achevons d'apprécier: toutefois, son office, évidemment provisoire, -était déjà très voisin de son entier accomplissement; et son influence, -qui, d'après l'anarchie philosophique, s'exagérait à l'instant où -elle aurait dû décroître, commençait alors à devenir dangereuse, -suivant l'explication précédente, en tendant à imprimer à la culture -naissante de la philosophie organique une impulsion trop exclusivement -analytique, contraire à sa nature et à sa destination. Néanmoins, -ces aberrations, seulement imminentes, ne pouvaient se développer -que plus tard, et ne produisaient encore que des inconvéniens -secondaires; en sorte que cette époque peut être envisagée comme le -plus bel âge de l'esprit de spécialité scientifique, personnifié par -la constitution des académies, dont les membres n'étaient point alors -parvenus à oublier entièrement la conception fondamentale de Bacon et -de Descartes, où l'analyse spéciale n'était envisagée que comme une -préparation nécessaire à une synthèse générale, toujours présente aux -savans de la seconde phase, quelque lointaine que dût leur sembler -sa réalisation ultérieure. La tendance dispersive des travaux de -détail fut, à cette époque, très heureusement contenue par l'active -impulsion générale qui déterminait spontanément les savans, comme les -artistes, et d'une manière même plus efficace quoique moins explicite, -à seconder le grand ébranlement philosophique propre au siècle dernier, -et dont la direction anti-théologique devait tant sympathiser avec -l'instinct scientifique: j'ai assez expliqué la puissante consistance -mentale que cette indispensable opération révolutionnaire dut recevoir -d'une telle assistance permanente, hautement caractérisée surtout -chez l'éminent géomètre qui fut l'un des chefs principaux de cette -élaboration dissolvante. Malgré sa nature purement négative, qui la -rendait assurément peu susceptible de constituer aucune liaison solide, -l'influence provisoire de cette philosophie, en vertu de sa seule -généralité, quelque imparfaite qu'elle dût être, servit réellement, à -cette époque, à empêcher l'esprit scientifique de perdre totalement de -vue les considérations d'ensemble, qu'on affectait, au contraire, de -reproduire sans cesse, d'après des aperçus plus ou moins superficiels. -Par cette réaction temporaire, où cette philosophie transitoire rendait -à la science l'équivalent des services qu'elle en recevait, les savans -trouvèrent alors, comme les artistes, outre une immédiate destination -sociale, qui les incorporait davantage au mouvement universel, une -sorte de supplément momentané à l'absence de toute vraie direction -systématique; tandis que, de nos jours, l'irrationnelle prolongation -de cette situation mentale, maintenant trop arriérée, n'aboutit, au -contraire, chez les uns et les autres, qu'à justifier ordinairement -leur déplorable aversion de toute idée générale. - -Après avoir suffisamment caractérisé l'ensemble du développement -scientifique depuis le moyen-âge, il ne nous reste plus maintenant, -pour compléter enfin notre indispensable appréciation de la progression -moderne, qu'à y considérer sommairement le mouvement élémentaire de -recomposition sous un quatrième et dernier aspect général, quant à -l'évolution philosophique proprement dite, en tant que provisoirement -distincte de l'évolution purement scientifique correspondante, -jusqu'à ce que l'esprit scientifique et l'esprit philosophique, -essentiellement identiques au fond, aient acquis, l'un la généralité, -l'autre la positivité, qui leur manquent encore. Mais, malgré la -nécessité historique de cette distinction transitoire, il est clair -que notre appréciation de la progression scientifique doit nous -permettre d'abréger beaucoup celle de la progression philosophique, -dont les diverses phases ont toujours été déterminées par celles -de la première, à partir de la division fondamentale, organisée -dans les écoles grecques, entre la philosophie naturelle devenue -métaphysique, et la philosophie morale restée théologique, comme je -l'ai tant expliqué. En outre, d'après la fusion provisoire opérée -entre ces deux philosophies, sous l'ascendant métaphysique de la -scolastique proprement dite, pendant la dernière période du moyen-âge, -nous avons reconnu que l'esprit scientifique et ce nouvel esprit -philosophique étaient restés essentiellement unis jusqu'à la fin de -la première partie de l'évolution moderne: en sorte que nous n'avons -plus réellement à considérer le mouvement philosophique que sous les -deux autres phases, où il s'est de plus en plus isolé du mouvement -scientifique, jusqu'à ce que celui-ci ait rempli les conditions qui -doivent lui procurer une entière suprématie, par une convenable -prépondérance prochaine de l'esprit d'ensemble sur l'esprit de détail, -tous deux enfin devenus également positifs. Néanmoins, pour que cette -appréciation puisse être suffisamment caractéristique, il faut d'abord -revenir brièvement sur ce point de départ, dont l'importance historique -est encore trop peu comprise, afin de mieux déterminer la vraie nature -de cette philosophie transitoire que, dans le cours des trois derniers -siècles, la science devait toujours tendre à annuler graduellement. - -La grande transaction scolastique avait réalisé autant que possible, le -triomphe social de l'esprit métaphysique, dont la profonde impuissance -organique s'est trouvée ainsi dissimulée, pendant quelques siècles, -d'après son intime incorporation à l'ensemble de la constitution -catholique, laquelle, par ses éminentes propriétés politiques, lui -rendit certes un large équivalent de l'assistance mentale qu'elle en -reçut provisoirement. Dès lors, en effet, la philosophie métaphysique, -toujours bornée auparavant à l'étude du monde inorganique, compléta son -domaine fondamental, en étendant aussi ses entités caractéristiques -à l'homme moral et social; ce qui produisit, comme je l'ai noté, un -état, très précaire mais fort remarquable, d'apparente homogénéité -intellectuelle, qui n'avait jamais pu exister encore depuis le partage -primordial opéré sous la première décadence du polythéisme. En -acceptant ainsi le dangereux secours de la raison, la foi monothéique -commençait à se dénaturer d'une manière irrévocable, aussitôt que, -cessant de reposer exclusivement sur la spontanéité universelle, -liée à une révélation directe et continue, elle subit la protection -des démonstrations, nécessairement susceptibles de controverse -permanente et même de réfutation ultérieure, qui composaient la -doctrine nouvelle que, par une étrange incohérence, on qualifiait déjà -de théologie naturelle. Cette dénomination historique caractérise -très heureusement la conciliation passagère qu'on avait ainsi tenté -d'organiser entre la raison et la foi, et qui ne pouvait réellement -aboutir qu'à l'absorption totale de la seconde sous la première: -car, elle représente le dualisme contradictoire alors établi entre -l'ancienne notion de Dieu et la nouvelle entité de la Nature, centres -respectifs des deux philosophies théologique et métaphysique. -L'imminent antagonisme de ces deux conceptions générales semblait alors -devoir être suffisamment contenu par le principe fondamental qui, sous -l'influence inaperçue de l'instinct positif, les subordonnait l'une et -l'autre à la nouvelle hypothèse d'un Dieu créateur primordial de lois -invariables, qu'il s'était aussitôt interdit de jamais changer, et dont -l'application spéciale et continue était irrévocablement confiée à la -Nature; ce qui constitue assurément une fiction fort analogue à celle -des publicistes actuels sur la royauté constitutionnelle. Cette étrange -combinaison, où l'on tentait de concilier le principe théologique avec -le principe positif, porte l'empreinte caractéristique de l'esprit -métaphysique qui l'avait élaborée, et qui s'y était évidemment ménagé -la plus belle part, en faisant désormais de la Nature l'objet des -contemplations et même des adorations journalières, sauf la stérile -vénération réservée à la majestueuse inertie de la divinité suprême, -solennellement réduite à une vague intervention initiale, où la pensée -devait de moins en moins remonter. Jamais le bon sens vulgaire n'a -pu réellement admettre ces subtilités doctorales, qui neutralisaient -radicalement toutes les idées de volonté arbitraire et d'action -permanente, sans lesquelles les croyances théologiques ne sauraient -conserver leur véritable caractère fondamental: aussi doit-on peu -s'étonner que l'instinct populaire poursuivît alors tant de docteurs -de l'accusation d'athéisme; puisque la doctrine transitoire, ainsi -qualifiée ultérieurement, n'a pu consister au fond qu'à pousser jusqu'à -l'entière intronisation de la Nature cette première restriction -scolastique de la conception monothéique, comme je l'ai expliqué au -chapitre précédent. Suivant une inversion vraiment décisive, témoignage -direct de l'irrévocable décadence de toute théologie, ce que d'abord -la raison publique jugeait impie, semble constituer maintenant la -disposition la plus religieuse, qu'on s'épuise vainement à produire -par de nombreuses démonstrations, où j'ai montré l'une des principales -causes historiques de la dissolution mentale du monothéisme. On voit -donc que le compromis scolastique n'avait effectivement constitué -qu'une situation profondément contradictoire, dont la stabilité était -impossible, quoique son influence, d'ailleurs inévitable, ait été -longtemps indispensable au développement fondamental de l'évolution -scientifique, selon nos explications antérieures. - -Aucune discussion spéciale ne peut mieux caractériser cette tendance -générale que la grande controverse scolastique entre les réalistes -et les nominalistes, si activement prolongée sous la première phase -moderne, et dont l'ensemble marque très nettement la haute supériorité -de la métaphysique du moyen-âge sur celle de l'antiquité, où l'action -naissante de l'esprit positif était nécessairement beaucoup moindre. -La marche progressive de ce long débat mesure en effet, avec beaucoup -d'exactitude, l'accroissement continu de l'influence philosophique -propre à l'évolution scientifique, dont l'essor graduel devait -spontanément déterminer l'ascendant croissant du nominalisme sur le -réalisme: car, sous ces formes qui semblent aujourd'hui si vaines, -commençait alors secrètement la lutte inévitable de l'esprit positif -contre l'esprit métaphysique, dont le principal caractère consiste -directement à personnifier des abstractions qui ne sauraient avoir, -hors de notre intelligence, qu'une simple existence nominale. Jamais -les écoles grecques n'avaient, assurément, pu offrir une contestation -aussi élevée, ni surtout aussi décisive, soit pour ruiner enfin le -régime des entités, soit même pour faire déjà soupçonner la nature -éminemment relative de la vraie philosophie. Quoi qu'il en soit, il -reste évident que l'esprit métaphysique et l'esprit positif, presque -aussitôt après leur triomphe combiné sur l'esprit monothéique, dernière -modification possible de l'esprit religieux, commençaient ainsi à -tendre vers une irrévocable séparation, qui ne pouvait aboutir qu'à -l'entier ascendant du second sur le premier. - -Pendant la première phase de l'évolution moderne, nous avons vu, d'un -côté, la métaphysique occupée surtout de seconder par son action -critique l'heureuse insurrection du pouvoir temporel contre la -constitution catholique, tandis que, de son côté, la science naissante -se livrait principalement à l'accumulation préalable des diverses -observations, sous les inspirations astrologiques et alchimiques: en -sorte que, malgré leur divergence croissante, aucun grave conflit -ne pouvait directement surgir entre elles. Mais il n'en devait plus -être ainsi quand, sous la seconde phase, l'ébranlement protestant -eut mis, même chez les peuples restés nominalement catholiques, la -philosophie métaphysique en possession presque exclusive, ou du moins -prépondérante, de l'autorité spirituelle qu'elle avait toujours -convoitée; en même temps que l'esprit scientifique commençait à -manifester son vrai caractère fondamental, par la convergence graduelle -de son élaboration spontanée vers des découvertes décisives, pleinement -incompatibles avec l'ensemble de l'ancienne philosophie, aussi bien -métaphysique que théologique. On voit par là comment l'admirable -mouvement astronomique du XVIe siècle dût nécessairement -y conduire enfin la science à une opposition directe envers la -métaphysique, succédant partout, sous des formes diverses mais -équivalentes, à la théologie proprement dite, dont elle tendait dès -lors à reconstruire, à son profit, l'antique domination, à la fois -mentale et sociale. Par la nature même d'un tel antagonisme, il devait -d'abord être gravement défavorable à la science, comme le prouvent -alors tant de tristes exemples, analogues à ceux de Cardan, de Ramus, -etc. Mais l'évolution logique proprement dite est celle de toutes qui -peut le moins être efficacement contenue, soit parce que la portée -n'en peut être ordinairement comprise que lorsque son essor est assez -développé pour surmonter spontanément tous les obstacles, soit en vertu -de l'assistance involontaire qu'elle doit naturellement trouver chez -ceux-là même qui prétendent lui opposer des entraves systématiques. -C'est pourquoi la persévérance, d'ailleurs mutuellement inévitable, -de ce conflit décisif, y détermina nécessairement, dans le premier -tiers du XVIIe siècle, l'irrévocable décadence du régime des -entités, dès lors accomplie envers les phénomènes généraux du monde -extérieur, et par suite plus ou moins imminente relativement à tous les -autres, à mesure qu'ils deviendraient suffisamment accessibles à la -positivité rationnelle. - -Tous les élémens principaux de la république européenne, sauf la seule -Espagne, alors engourdie par la politique rétrograde, prirent une -part capitale à cet immense débat, qui constituait enfin la première -apparition caractéristique de la philosophie définitive, et qui, par -suite, devait exercer une influence fondamentale sur l'ensemble des -destinées ultérieures de l'humanité. L'Allemagne avait doublement -déterminé, au siècle précédent, cette crise décisive, soit par -l'ébranlement protestant, soit surtout par les belles découvertes -astronomiques de Copernic, de Tycho-Brahé, et enfin du grand Kepler: -mais, absorbée par les luttes religieuses, elle n'y put activement -concourir. Au contraire, l'Angleterre, l'Italie et la France fournirent -chacune à cette noble élaboration un éminent coopérateur, en y faisant -participer trois immortels philosophes, dont les génies très divers -y étaient également indispensables, Bacon, Galilée et Descartes, -que la plus lointaine postérité proclamera toujours les premiers -fondateurs immédiats de la philosophie positive; puisque chacun d'eux -en a déjà dignement senti le vrai caractère, suffisamment compris les -conditions nécessaires, et convenablement prévu l'ascendant final. -Comme l'action de Galilée, inséparable de ses admirables découvertes, -appartient essentiellement à l'évolution scientifique proprement dite, -il serait superflu de revenir maintenant sur cette belle série de -travaux qui, tandis qu'on définissait ailleurs, par une discussion -directe, l'esprit général de la nouvelle manière de philosopher, se -bornait à la caractériser activement, par une extension décisive, -sans laquelle les préceptes abstraits eussent été trop vaguement -appréciables. Quant aux travaux directement philosophiques de Bacon -et de Descartes, également dirigés contre l'ancienne philosophie, et -pareillement destinés à constituer la nouvelle, leurs différences -essentielles présentent à la fois une remarquable harmonie, soit avec -la nature propre de chaque philosophe, soit avec celle du milieu social -correspondant. Chacun d'eux établit, sans doute, avec une irrésistible -énergie, la nécessité d'abandonner irrévocablement l'ancien régime -mental; tous deux s'accordent spontanément à faire nettement -ressortir les attributs élémentaires du régime nouveau; enfin, tous -deux proclament hautement la destination purement provisoire de -l'analyse spéciale qu'ils prescrivent impérieusement, mais dont ils -signalent déjà l'indispensable tendance ultérieure vers une synthèse -générale, aujourd'hui si déplorablement oubliée, à l'époque même que -la marche nécessaire de l'évolution humaine assigne si clairement -à son élaboration directe. Malgré cette conformité fondamentale, -l'indispensable concours philosophique de Bacon et de Descartes ne -pouvait nullement dissimuler l'extrême diversité que l'organisation, -l'éducation, et la situation avaient nécessairement établie entre eux. -D'une nature plus active, mais moins rationnelle, et, à tous égards, -moins éminente, préparé par une éducation vague et incohérente, soumis -ensuite à l'influence permanente d'un milieu essentiellement pratique, -où la spéculation était étroitement subordonnée à l'application, Bacon -n'a qu'imparfaitement caractérisé le véritable esprit scientifique, -qui, dans ses préceptes, flotte si souvent entre l'empirisme et la -métaphysique, surtout envers l'étude du monde extérieur, base immuable -de toute la philosophie naturelle; tandis que Descartes, aussi grand -géomètre que profond philosophe, appréciant la positivité à sa vraie -source initiale, en pose avec bien plus de fermeté et de précision -les conditions essentielles, dans cet admirable discours où, en -retraçant naïvement son évolution individuelle, il décrit, à son insu, -la marche générale de la raison humaine; cette appréciation concise -sera toujours relue avec fruit, même après que la diffuse élaboration -de Bacon n'offrira plus qu'un simple intérêt historique. Mais, sous -un autre aspect fondamental, quant à l'étude de l'homme et de la -société, Bacon présente, à son tour, une incontestable supériorité -sur Descartes, qui, en constituant, aussi bien que l'époque le -comportait, la philosophie inorganique, semble abandonner indéfiniment -à l'ancienne méthode le domaine moral et social; pendant que Bacon a -surtout en vue l'indispensable rénovation de cette seconde moitié du -système philosophique, qu'il ose même concevoir déjà comme finalement -destinée à la régénération totale de l'humanité: différence qu'il faut -attribuer, soit à la diversité de leurs génies, l'un plus sensible à la -rationnalité, l'autre à l'utilité, soit à ce que la position du premier -devait lui faire mieux apprécier qu'au second l'état radicalement -révolutionnaire de l'Europe moderne; double distinction alors -correspondante à celle entre le catholicisme et le protestantisme. -On doit toutefois noter, à ce sujet, que l'école cartésienne a -spontanément tendu à corriger les imperfections de son chef, dont la -métaphysique n'a certainement jamais obtenu, en France, l'ascendant -qu'y prenait sa théorie corpusculaire; au lieu que l'école baconienne -a bientôt tendu, en Angleterre, et même ailleurs, à restreindre -les hautes inspirations sociales de son fondateur, pour exagérer, -au contraire, ses inconvéniens abstraits, en laissant trop souvent -dégénérer l'esprit d'observation en une sorte de stérile empirisme, -trop aisément accessible à une patiente médiocrité. Aussi, quand les -savans actuels veulent donner une certaine apparence philosophique au -déplorable esprit de spécialité exclusive qui domine parmi eux, on peut -remarquer qu'ils affectent partout de s'appuyer sur Bacon, et non sur -Descartes, dont ils ont déprécié même la mémoire scientifique; quoique -les préceptes du premier ne soient cependant pas moins contraires, au -fond que les conceptions du second à cette irrationnelle disposition, -directement opposée au but commun que ces deux grands philosophes ont -également proclamé. - -Quelle que fût, dans l'évolution générale de l'humanité, l'importance -vraiment fondamentale de ces deux élaborations convergentes, il est -néanmoins évident que, ni séparées, ni même réunies, elles ne pouvaient -aucunement suffire, soit pour la doctrine, soit seulement pour la -méthode, à constituer réellement la philosophie positive, dont le -véritable esprit ne pouvait alors être suffisamment caractérisé que -par les études géométriques ou astronomiques, et commençait à peine à -s'étendre aussi aux plus simples théories de la physique proprement -dite, sans même embrasser déjà l'ensemble élémentaire de la science -inorganique, puisque la chimie n'y devait être convenablement assujétie -que vers la fin de la phase suivante. On comprend surtout combien -l'avénement, encore moins préparé, de la science biologique était, -à cet égard, profondément indispensable, comme seul apte à faire -dignement apprécier la nouvelle manière de philosopher sous les aspects -les plus nécessaires à son extension finale aux conceptions morales -et sociales, suivant le noble but indiqué par Bacon. Cette grande -impulsion ne pouvait donc que signaler suffisamment l'introduction -décisive d'une philosophie nouvelle, montrer vaguement le terme général -de son essor initial, et faire imparfaitement pressentir les conditions -principales de sa préparation graduelle pendant les deux siècles qui -devaient précéder son élaboration d'ensemble: ni l'un ni l'autre des -deux illustres fondateurs n'avait alors en vue qu'un développement -provisoire, destiné à rendre successivement positifs tous les divers -élémens essentiels des spéculations humaines, afin de permettre -ultérieurement une systématisation définitive, dont aucun d'eux ne -supposait réellement la possibilité immédiate, quelque confusément -qu'il en dût concevoir la nature et la destination. La situation -fondamentale de l'esprit humain restait donc encore nécessairement -transitoire, jusqu'à l'évolution décisive de la science chimique, -et surtout de la science biologique. Pour tout cet intervalle, il -n'y avait vraiment lieu qu'à modifier, par un dernier amendement -général, le partage primordial organisé par Aristote et Platon entre -la philosophie naturelle et la philosophie morale, en faisant avancer -chacune d'elles d'une phase dans le développement élémentaire dont la -loi sert de base à tout ce Traité, mais en continuant à laisser entre -elles une divergence non moins radicale, et même bien plus prononcée; -puisque la première, désormais passée à l'état positif, devait être -beaucoup plus contradictoire envers la seconde, devenue purement -métaphysique, que lorsque celle-ci était théologique et l'autre -métaphysique, comme à l'origine de cette indispensable séparation -provisoire: ce qui devait faire aisément prévoir le peu de durée d'une -transaction aussi incohérente, malgré sa nécessité actuelle. Descartes, -appréciant une telle situation avec plus de profondeur et de netteté -que son illustre collègue, entreprit directement de régulariser -cette nouvelle répartition, où il étendit le domaine positif autant -qu'on pouvait l'oser alors, en y faisant rentrer jusqu'à l'étude -intellectuelle et morale des animaux, d'après sa célèbre hypothèse -d'automatisme, dont j'ai spécialement indiqué, au quarante-cinquième -chapitre, l'office momentané, sans en dissimuler l'inévitable danger; -il ne laissa à la métaphysique que le seul domaine qui ne pût encore -lui être ôté, en la réduisant à l'étude isolée de l'homme moral et -de la société. Mais, en coordonnant ces attributions extrêmes de -l'ancienne philosophie, son génie éminemment systématique l'emporta -à leur donner trop d'importance, en tentant de leur imprimer une -rationnalité plus consistante qu'il ne convenait à la dernière fonction -provisoire d'une doctrine prête à s'éteindre sous la prochaine -extension simultanée de l'évolution scientifique et de l'ébranlement -révolutionnaire: aussi cette seconde partie de son élaboration -philosophique, beaucoup moins en harmonie avec l'état fondamental -des esprits, n'eut-elle point, à beaucoup près, surtout en France, -l'éclatant succès de la première, même quand Malebranche s'en fut -exclusivement emparé. Quant à Bacon, qui n'avait en vue aucun partage -méthodique, et qui, au contraire, poursuivait surtout la régénération -des études morales et sociales, il était spontanément préservé de -toute semblable déviation: mais cependant la haute impossibilité, -bientôt constatée, de rendre déjà positives ces deux parties extrêmes -du système philosophique, dut nécessairement conduire son école à -reconnaître également, d'une manière plus ou moins explicite, le -besoin provisoire de la répartition établie, ou plutôt modifiée, par -Descartes, en évitant ainsi toutefois de lui attribuer, en général, une -aussi vicieuse consistance. La recherche prématurée d'une unité encore -impossible ne pouvait alors aboutir certainement qu'à tout replacer -sous l'uniforme domination d'une métaphysique plus ou moins prononcée, -comme le montrèrent avec tant d'évidence, à la fin de cette phase, ou -au commencement de la suivante, les vains efforts, presque simultanés, -de Malebranche et de Leibnitz, pour établir une entière coordination -philosophique, l'un d'après sa fameuse prémotion physique, l'autre -par sa célèbre conception des monades. Quoique la seconde tentative -fût d'ailleurs beaucoup plus progressive que l'autre, en tant que -fondée sur un principe beaucoup moins théologique, toutes deux furent -cependant également impuissantes à dissoudre réellement la répartition -fondamentale, quelque contradictoire, et par suite provisoire qu'elle -dût justement sembler déjà : ce qui peut faire spécialement sentir -combien devait être profonde une telle nécessité transitoire, contre -laquelle a ainsi échoué l'énergique génie du grand Leibnitz. - -Tel était donc le premier résultat général de la haute impulsion -philosophique imprimée par Bacon et par Descartes, sous l'influence -spontanée de l'évolution scientifique: l'esprit positif, ayant enfin -conquis son émancipation partielle, devenait seul maître de la -philosophie naturelle proprement dite; l'esprit métaphysique, dès lors -essentiellement isolé, exerçait sur la philosophie morale sa vaine -domination provisoire, dont le terme naturel était déjà appréciable: -par là s'est trouvée irrévocablement dissoute la systématisation -passagère qu'avait établie, à la fin du moyen-âge, l'uniforme -assujettissement des diverses conceptions humaines au pur régime des -entités. Dès ce moment, il n'a pu réellement exister aucune philosophie -quelconque, jusqu'à la tentative directe que j'ai entreprise dans -cet ouvrage pour l'organisation totale de la philosophie positive, -dont tous les élémens principaux m'ont paru assez élaborés désormais -pour que sa construction finale devînt possible, d'après l'extrême -extension que je m'efforce de lui donner, en y faisant rentrer les -études sociales, comme Gall y a suffisamment ramené les études -morales: et, si j'échoue, l'interrègne philosophique se prolongera -nécessairement jusqu'à une plus heureuse élaboration ultérieure. -Car, pendant tout cet intervalle d'environ deux siècles, l'esprit -d'ensemble, qui doit essentiellement caractériser toute philosophie -digne de ce nom, quelles qu'en soient la nature et la destination, -n'a pu véritablement se trouver nulle part; pas plus chez ceux qui, -continuant à s'appeler philosophes, entreprenaient désormais la vaine -appréciation directe des phénomènes les plus spéciaux et les plus -compliqués, sans la fonder sur celle des phénomènes les plus simples -et les plus généraux, que chez les savans eux-mêmes qui, faisant -ouvertement profession d'une spécialité alors indispensable, devaient -borner leurs recherches préparatoires à l'analyse partielle d'un seul -ordre de phénomènes. Par suite d'un tel isolement, la métaphysique a -dû perdre rapidement le crédit universel qu'elle avait jusque alors -conservé, et qui tenait essentiellement à son intime solidarité -antérieure avec l'évolution scientifique, depuis la séparation grecque -entre le domaine métaphysique et le domaine théologique. En même -temps, les plus éminens penseurs s'étant naturellement tournés vers -les sciences, sauf un très petit nombre d'immortelles exceptions, la -philosophie proprement dite, qui, au fond, cessait ainsi d'exiger -de graves études préparatoires, dès lors sans consistance mentale -entre la science et la théologie, a dû bientôt tomber aux mains des -simples littérateurs, qui, en l'appliquant à la démolition radicale -de l'ancienne organisation spirituelle, lui ont heureusement procuré, -sous la troisième phase, une destination sociale susceptible de -dissimuler momentanément sa profonde caducité intrinsèque, comme je -l'ai suffisamment expliqué. Quant à son activité propre et directe, -elle s'est dès lors nécessairement consumée, comme aujourd'hui, en -une vaine et fastidieuse reproduction des principales aberrations, -soit intellectuelles, soit politiques, qui avaient agité les anciennes -écoles grecques, les unes plus théologiques, les autres plus -ontologiques, mais toutes presque également vicieuses, et surtout -pareillement ambitieuses de la chimérique théocratie métaphysique que -j'ai suffisamment appréciée, et dont on vit alors, par suite d'une -semblable direction mentale, se renouveler, chez la plupart de ces -philosophes incomplets, l'espoir plus ou moins explicite. Les deux -cas ont même dû offrir cette grave différence que les controverses -antiques avaient naturellement abouti à la systématisation monothéique, -dont l'importance, surtout sociale, était assurément fondamentale, -quoique purement transitoire; tandis que ces discussions modernes -n'étaient réellement susceptibles d'aucune issue et ne pouvaient -servir qu'à empêcher que les élaborations partielles dont l'humanité -était alors justement préoccupée n'y fissent perdre totalement le -souvenir de l'esprit d'ensemble, qu'il faut, à tout prix, toujours -maintenir sous une forme quelconque, même seulement spécieuse, afin -de conserver l'indispensable continuité de l'évolution générale. -Il serait donc superflu d'examiner ici les principales différences -européennes d'un mouvement métaphysique partout devenu désormais -essentiellement étranger à la marche nécessaire du développement -humain. Chacun sait d'ailleurs que ces différences ont surtout -consisté dans les diverses manières d'envisager l'essor abstrait de -notre entendement, où les uns ont seulement apprécié les conditions -extérieures, tandis que les autres en établissaient exclusivement les -conditions intérieures: ce qui a constitué deux systèmes, ou plutôt -deux modes, également irrationnels et chimériques, par cela même -qu'ils séparaient les deux notions de milieu et d'organisme, dont la -combinaison permanente constitue la base indispensable de toute saine -spéculation biologique, aussi bien envers les phénomènes intellectuels -et moraux que relativement à tous les autres, comme je l'ai pleinement -démontré aux quarantième et quarante-cinquième chapitres: cette -vaine séparation n'était, au reste, qu'une inexcusable reproduction -de l'antique rivalité qui avait divisé jadis les écoles opposées -d'Aristote et de Platon, et que la scolastique avait, au moyen-âge, -heureusement suspendue. Toutefois, il est juste de noter que le premier -ordre d'aberrations était, par sa nature, moins écarté que le second -de la marche vraiment normale, puisque, dans l'étude préparatoire de -tout sujet biologique, l'influence du milieu devait naturellement -être appréciée avant celle de l'organisme, suivant la tendance -constante de la véritable philosophie, passant toujours du monde à -l'homme, afin de procéder sans cesse du plus simple au plus complexe: -j'ai ci-dessus remarqué, en effet, que cette vicieuse disposition à -s'occuper presque exclusivement des influences extérieures s'étendait -alors à toutes les études physiologiques, sans exception des moins -difficiles; ce qui doit historiquement atténuer les torts primitifs -d'une telle métaphysique, en indiquant, malgré la gravité de ses -dangers ultérieurs, qu'elle était alors moins éloignée que sa rivale -de la vraie direction positive. Quant à la répartition européenne -de ces deux ordres d'erreurs, elle me semble avoir dû finalement -correspondre, en général, à la division entre le catholicisme et le -protestantisme, d'après les motifs essentiels qui nous ont expliqué, au -chapitre précédent, la destination naturelle des pays catholiques, et -surtout de la France, à devenir, sous la troisième phase, le principal -siége de l'élaboration négative, dirigée par un esprit métaphysique -nécessairement plus critique et dès lors plus rapproché de l'esprit -positif; tandis que, chez les populations protestantes, l'esprit -métaphysique, désormais profondément incorporé au gouvernement, avait -dû remonter davantage vers l'état purement théologique, et, par suite, -procéder, au contraire, plus explicitement de l'homme au monde, en -considérant surtout, dans l'essor mental, les conditions intérieures, -quelque vicieuse que dût être d'ailleurs cette étude, ainsi séparée de -toute notion réelle de l'organisme humain. Ces tendances respectives à -l'aristotélisme ou au platonisme avaient dû toutefois être précédées, -en Angleterre, d'une mémorable exception, que j'ai déjà suffisamment -appréciée, relativement à l'école passagère de Hobbes, suivi de Locke, -laquelle, sous l'impulsion baconienne pour la régénération directe des -études morales et sociales, avait dû entreprendre d'abord une critique -radicale, et par conséquent aristotélique, dont le développement, et -surtout la propagation, devaient ensuite s'opérer ailleurs. - -Avant de quitter cette seconde phase, aussi décisive pour l'évolution -philosophique que pour l'évolution scientifique, j'y dois sommairement -signaler les premiers germes essentiels de la rénovation finale de -la philosophie politique, que Hobbes et Bossuet me semblent avoir -directement préparée, vers la fin de cette mémorable période, dont -le début avait été marqué, sous ce rapport, par quelques heureux -essais partiels de Machiavel, afin de rattacher à des causes purement -naturelles l'explication de certains phénomènes politiques, quoique -son énergique sagacité ait été essentiellement neutralisée par une -appréciation radicalement vicieuse de la sociabilité moderne, qu'il ne -put jamais distinguer suffisamment de l'ancienne. La célèbre conception -politique de Hobbes sur l'état de guerre primordial et sur le prétendu -règne de la force, a presque toujours été gravement méconnue jusqu'ici, -d'après les injustes antipathies indiquées au chapitre précédent; mais, -en l'étudiant d'une manière convenablement approfondie, on sentira -que, eu égard aux temps, elle a constitué, sous l'obscurité des formes -métaphysiques, un puissant aperçu primordial, à la fois statique et -dynamique, de la prépondérance fondamentale des influences temporelles -dans l'ensemble permanent des conditions sociales inhérentes à -l'imparfaite nature de l'humanité; et, en second lieu, de l'état -nécessairement militaire des sociétés primitives. En se rappelant -l'active consécration contemporaine des fictions métaphysiques sur -l'état de nature et le contrat social, on sentira, j'espère, l'éminente -valeur de ce double aperçu, qui déjà tendait à introduire énergiquement -la réalité au milieu de ces hypothèses fantastiques. Quant à la -participation de notre grand Bossuet à cette préparation initiale de la -saine philosophie politique, elle est plus évidente et moins contestée, -surtout d'après son admirable élaboration historique, où, pour la -première fois, l'esprit humain tentait de concevoir les phénomènes -politiques comme réellement assujettis, soit dans leur coexistence, -soit dans leur succession, à certaines lois invariables, dont l'usage -rationnel pût permettre, à divers égards, de les déterminer les uns -par les autres. Malgré que l'inévitable prépondérance du principe -théologique ait dû profondément altérer une conception aussi avancée, -elle n'a pu dissimuler son éminente valeur, ni même empêcher son -heureuse influence ultérieure sur le perfectionnement universel -des études historiques sous la phase suivante; on sent, au reste, -qu'elle ne pouvait naître alors qu'au sein du catholicisme, dont elle -constitue la dernière inspiration capitale, puisque l'instinct négatif -empêchait ailleurs toute juste appréciation quelconque de l'ensemble -de l'évolution humaine. Il n'est pas inutile de noter, en outre, que -la destination spéciale de cette immortelle composition concourait -spontanément à mieux caractériser sa nature, en présentant directement -l'histoire systématique comme la base nécessaire de l'éducation -politique. - -Cet examen complet de la seconde phase de l'évolution philosophique -était ici particulièrement indispensable pour expliquer convenablement -la formation historique d'une situation très peu comprise, et qui -cependant n'a pu encore subir aucun changement essentiel; mais ce -travail même nous dispense d'insister beaucoup sur la troisième phase, -qui, sous ce rapport, ne dut être, à tous égards, qu'une simple -extension de la précédente. Dans l'ordre moral, on y remarque surtout -l'heureuse tendance de l'école écossaise, d'après l'indépendance -spéculative plus prononcée que lui procuraient à la fois son état -d'opposition presbytérienne au sein de l'organisme anglican, et son -défaut même de principes propres au milieu des vaines controverses sur -l'exclusive appréciation des conditions extérieures ou intérieures -de l'essor mental. Car cette école, dont toute la valeur était due à -l'éminent mérite des penseurs qui s'y trouvaient alors rapprochés sans -aucune liaison vraiment systématique, put, à cette époque, utilement -tenter de rectifier les graves aberrations critiques de l'école -française, quoique son inconsistance caractéristique ne pût aucunement -lui permettre d'en arrêter le cours inévitable, qui n'a pu être -vraiment contenu, comme je l'ai montré au quarante-cinquième chapitre, -que par l'avénement ultérieur de la saine physiologie cérébrale. -Sous l'aspect purement mental, l'un des principaux membres de cette -illustre association, le judicieux Hume, par une élaboration plus -originale sur la théorie de la causalité, entreprend avec hardiesse, -mais avec les inconvéniens inséparables de la scission générale entre -la science et la philosophie, d'ébaucher directement le vrai caractère -des conceptions positives. Malgré toutes ses graves imperfections, ce -travail constitue, à mon gré, le seul pas capital qu'ait fait l'esprit -humain vers la juste appréciation directe de la nature purement -relative propre à la saine philosophie, depuis la grande controverse -entre les réalistes et les nominalistes, où j'ai ci-dessus indiqué le -premier germe historique de cette détermination fondamentale. On doit -aussi noter, à cet égard, le concours spontané des ingénieux aperçus de -son immortel ami Adam Smith sur l'histoire générale des sciences, et -surtout de l'astronomie, où il s'approche peut-être encore davantage du -vrai sentiment de la positivité rationnelle; je me plais à consigner -ici l'expression de ma reconnaissance spéciale pour ces deux éminens -penseurs, dont l'influence fut très utile à ma première éducation -philosophique, avant que j'eusse découvert la grande loi qui en a -nécessairement dirigé tout le cours ultérieur. - -Quant à la préparation graduelle de la saine philosophie politique, -ébauchée, sous la seconde phase, par Hobbes et par Bossuet, comme -je viens de l'expliquer, on doit d'abord remarquer l'heureuse -amélioration qui commence, au siècle dernier, à s'introduire partout -dans les compositions historiques, où la marche fondamentale du -développement social devient de plus en plus le but spontané des -plus célèbres productions; autant du moins que peut le permettre -l'absence irréparable de toute théorie d'évolution, dont l'usage -élèvera nécessairement à la dignité scientifique des travaux -restés jusqu'ici essentiellement littéraires, malgré ces utiles -modifications, où l'école écossaise s'est tant distinguée. Il serait -injuste d'oublier, à ce sujet, l'élaboration bien plus modeste, mais -encore plus indispensable, des utiles et ingénieux érudits qui, sous -la seconde phase, et surtout sous la troisième, dévouèrent leur -infatigable activité à l'éclaircissement partiel des principaux points -de l'histoire antérieure, dans tant d'intéressans mémoires de notre -ancienne Académie des inscriptions, dans l'importante collection du -judicieux Muratori, etc. Trop dédaignés aujourd'hui de nos savans, dont -la marche spéciale est, toutefois, en beaucoup d'occasions, encore -moins rationnelle, ces estimables travaux figurent, à mes yeux, pour -la préparation de la sociologie positive, comme les accumulations -analogues de matériaux provisoires, sous la première phase, et même -sous la seconde, pour la formation ultérieure de la chimie et de la -biologie: c'est uniquement grâce aux lumineuses indications, directes -ou indirectes, qui en sont naturellement dérivées, que la sociologie -peut maintenant commencer à sortir enfin de cet état préliminaire, -où toutes les autres sciences avaient déjà passé, et s'élever -convenablement à la positivité systématique que je m'efforce de lui -imprimer ici. - -Malgré l'incontestable utilité de ces diverses améliorations, la seule -conception capitale qu'on doive regarder comme réellement propre -à cette troisième phase consiste dans la grande notion du progrès -humain, qui, sous l'ascendant même de l'élaboration négative, prépare -directement le principe d'une vraie réorganisation mentale, comme je -l'ai expliqué au quarante-septième et au quarante-huitième chapitre. -Son premier germe devait spontanément ressortir, même dès la seconde -phase, de l'ensemble de l'évolution scientifique, qui, plus clairement -qu'aucune autre, suggère l'idée d'une vraie progression, dont les -termes se succèdent par une irrécusable filiation nécessaire. Aussi, -avant la fin de cette phase, Pascal avait-il réellement formulé, -le premier, la conception philosophique du progrès humain, sous -la secrète impulsion naturelle de l'histoire générale des sciences -mathématiques. Toutefois, cette heureuse innovation ne pouvait -aucunement fructifier tant que sa vérification effective restait -bornée à une seule évolution partielle, quelle qu'en fût de plus en -plus l'extrême importance: puisqu'il faut au moins deux cas pour -s'élever, par leur rapprochement, à une généralisation durable, même -envers les plus simples sujets de nos spéculations quelconques; -et, en outre, un troisième cas devient toujours indispensable pour -confirmer la comparaison primitive. La première de ces deux conditions -logiques était, à la vérité, facilement remplie d'après l'évidente -conformité de la progression industrielle avec la progression -scientifique; mais il restait à satisfaire à l'autre condition, en -vérifiant une telle convergence par une convenable appréciation -de la troisième évolution élémentaire. Car, suivant une étrange -coïncidence, l'évolution morale et politique, qui présentait, au fond, -la plus irrésistible confirmation, et qui, en effet, au moyen-âge, -avait inspiré au catholicisme l'ébauche imparfaite de cette notion -fondamentale, ne pouvait plus être employée alors à une semblable -démonstration, d'après l'inévitable ascendant provisoire du mouvement -de décomposition, qui, dès le XIVe siècle, disposait de -plus en plus toutes les classes de la société européenne à concevoir -comme une période de rétrogradation les temps qui, au contraire, -ont été le plus profondément caractérisés par le perfectionnement -universel de la sociabilité humaine, ainsi que je crois l'avoir -pleinement établi désormais. On comprend dès lors quelle devait -être, au début de la troisième phase, l'importance vraiment décisive -de la grande controverse, si heureusement agrandie et rationalisée -à la fois par l'éminent Fontenelle et le judicieux Perrault, à -l'occasion de l'aveugle obstination de certains classiques français -à méconnaître le mérite général de la moderne évolution esthétique -comparée à l'ancienne. L'appréciation extrêmement délicate d'une -telle comparaison, suivant nos explications antérieures, provoquait -nécessairement une discussion très approfondie, où tendaient -successivement à s'introduire tous les principaux aspects sociaux, -malgré les efforts continus de Boileau et de ses coopérateurs pour -restreindre une contestation philosophique dont ils se sentaient -radicalement incapables de soutenir dignement l'extension inévitable. -D'après la sage direction que Fontenelle, appuyé surtout sur -l'évolution scientifique, sut habilement imprimer à l'ensemble de -cette éminente controverse, quoique le sujet primitif du débat restât -enveloppé d'un doute général qui subsiste encore essentiellement, -la notion du progrès humain, spontanément secondée par l'instinct -universel de la civilisation moderne, s'établit alors d'une manière -aussi systématique que pouvait le comporter la grande anomalie -apparente relative au moyen-âge. Cette prétendue exception à la loi -du progrès n'a pas cessé de se faire sentir jusqu'à présent, malgré -d'insuffisantes rectifications partielles; et j'ose dire qu'elle ne -pouvait être convenablement résolue que par la théorie fondamentale -d'évolution, à la fois intellectuelle et sociale, établie, pour la -première fois, dans cet ouvrage. Néanmoins, il serait injuste de -ne point signaler spécialement, à ce sujet, l'heureuse influence -indirectement émanée, pendant la seconde moitié de la phase que nous -achevons d'apprécier, du développement spontané de la doctrine critique -et transitoire qu'on a si improprement qualifiée d'économie politique. -En effet, cette élaboration provisoire, en fixant enfin l'attention -générale sur la vie industrielle des sociétés modernes, quoique avec -tous les graves inconvéniens philosophiques inhérens à la nature vague -et absolue de toute conception métaphysique, comme je l'ai indiqué au -quarante-septième chapitre, tendit à ébaucher l'appréciation historique -de la vraie différence temporelle entre notre civilisation et celle des -anciens; ce qui devait ultérieurement conduire à se former une juste -idée politique de la sociabilité intermédiaire, dont la nature propre -n'aurait pu être autrement aperçue, suivant l'universelle obligation -logique de ne juger aucun état moyen que d'après les deux extrêmes -qu'il doit réunir. C'est, sans doute, sous l'influence d'une telle -préparation mentale que l'illustre économiste Turgot fut amené, vers -la fin de cette troisième phase, à construire directement sa célèbre -théorie de la perfectibilité indéfinie, qui, malgré son caractère -essentiellement métaphysique, servit ensuite de base au grand projet -historique conçu par Condorcet, sous l'indispensable inspiration de -l'ébranlement révolutionnaire, selon les explications spéciales du -quarante-septième chapitre, naturellement complétées au chapitre qui va -suivre. J'ai d'ailleurs suffisamment apprécié d'avance, dans cette même -quarante-septième leçon, avec toute l'importance spéciale que méritait -une telle exception, la tentative éminemment prématurée du grand -Montesquieu pour concevoir enfin directement les phénomènes sociaux -comme aussi assujettis que tous les autres à d'invariables lois -naturelles: on a dû remarquer alors que l'inévitable avortement d'une -conception trop supérieure à l'ensemble de la phase correspondante -n'a permis à cette mémorable élaboration d'autre influence réelle que -celle relative, non à l'admirable instinct qui l'avait inspirée, mais -aux graves aberrations, théoriques ou pratiques, qui en accompagnèrent -le cours, surtout quant à l'action politique des climats, et à -l'irrationnelle admiration de la constitution transitoire propre à -l'Angleterre. - -Après avoir ainsi totalement apprécié la moderne évolution -philosophique, depuis son origine au moyen-âge jusqu'au début de la -grande crise française, terme naturel de notre analyse actuelle, il -est impossible de n'y pas remarquer, encore plus clairement qu'envers -nos trois autres évolutions partielles, que son ensemble, confusément -composé d'une foule de spécieux débris mêlés à quelques matériaux -très précieux mais très rares et surtout fort incohérens, constitue -seulement une simple élaboration préliminaire, qui ne peut trouver -d'issue que dans une ébauche directe de la régénération humaine. -Quoique cette conclusion finale du présent chapitre soit déjà résultée -séparément de chacune des progressions élémentaires propres à la -sociabilité moderne, son importance vraiment fondamentale m'oblige à -terminer ce grand travail en la faisant sommairement ressortir de leur -rapprochement général, par l'indication des lacunes caractéristiques -qui leur sont communes, et dont j'avais dû préalablement écarter la -considération explicite, afin de ne pas troubler l'examen historique de -chaque mouvement principal. - -Des évolutions purement partielles, essentiellement indépendantes -les unes des autres, malgré leur secrète connexité naturelle, -longtemps accomplies sous la seule impulsion nécessaire des influences -spontanément émanées de l'ensemble d'une situation sociale généralement -méconnue, sans aucun sentiment rationnel de leur marche et de leur -destination, devaient exiger, comme nous l'avons pleinement reconnu -pour chacune d'elles, l'indispensable ascendant d'un instinct continu -de spécialité plus ou moins exclusive, tendant à faire dominer de -plus en plus l'esprit de détail sur l'esprit d'ensemble, suivant -l'appréciation brièvement indiquée au titre même de ce chapitre. -Ce développement isolé et empirique de chacun des nouveaux élémens -sociaux était évidemment le seul possible en un temps où toutes les -vues systématiques se rapportaient uniquement au régime qui devait -s'éteindre; en même temps que cette énergique individualité pouvait -seule permettre aux forces nouvelles de manifester suffisamment leur -caractère et leur tendance. Mais une telle marche, quoique étant à la -fois inévitable et indispensable, n'en doit pas moins être maintenant -reconnue comme la principale source nécessaire des dispositions -anti-sociales propres à ces diverses progressions préliminaires, dont -le cours simultané ne nous a présenté que l'essor graduel d'éléments -susceptibles de combinaisons ultérieures, sans être encore nullement -parvenus à une association réelle. Cet empirisme dispersif, qui -devenait sans objet quand l'évolution préparatoire était suffisamment -accomplie, a dû, au contraire, naturellement obtenir dès-lors, d'après -son activité continue, une prépondérance plus prononcée, qui constitue -véritablement aujourd'hui le plus puissant obstacle à une régénération -finale, où l'esprit d'ensemble doit, à son tour, directement prévaloir. -Bien loin de reconnaître cette nouvelle nécessité fondamentale, les -évolutions partielles s'obstinent à maintenir leur marche antérieure; -et la vaine métaphysique, qui dirige encore les spéculations générales, -consacre dogmatiquement ces diverses aberrations spontanées, en -s'efforçant d'établir ce désastreux principe que ni l'industrie, -ni l'art, ni la science, ni même la philosophie, n'exigent et ne -comportent, dans la sociabilité moderne, aucune véritable organisation -systématique: en sorte que leur cours respectif doit être livré, encore -plus qu'auparavant, à la seule impulsion des instincts spéciaux. Or, -rien ne peut mieux caractériser ici le vice fondamental de cette -pernicieuse conception que de compléter sommairement l'appréciation -historique que nous venons d'établir, en montrant directement chacune -de nos quatre progressions élémentaires comme ayant dû tendre de plus -en plus à s'entraver radicalement par l'exagération croissante de -l'empirisme primitif. - -Cette tendance est surtout évidente quant à l'évolution la plus -fondamentale, celle qui devait vraiment constituer la société moderne; -et c'est cependant à son égard que les subtilités doctorales ont le -plus absolument insisté, au siècle dernier aussi bien qu'aujourd'hui, -contre toute organisation quelconque, dans les diverses doctrines -économiques construites sous l'ascendant métaphysique de l'élaboration -négative. - -Nous avons, en effet, d'abord reconnu que la progression industrielle -avait été, à partir du XIVe siècle, essentiellement concentrée -dans les villes, en sorte que l'industrie agricole, une fois le servage -aboli, n'y avait jamais participé qu'avec une extrême lenteur et à -un degré fort incomplet. Ainsi, par suite de la spécialité d'essor, -l'élément, sinon le plus caractéristique, du moins certainement le plus -fondamental, est resté gravement arriéré dans l'évolution temporelle, -de manière à demeurer, presque partout, beaucoup plus adhérent que tous -les autres à l'ancienne organisation, comme le montre si nettement, par -exemple, la profonde diversité actuelle entre l'industrie rurale et les -industries urbaines, quant aux relations respectives des entrepreneurs -aux capitalistes. Nous avons même noté que, chez les populations où la -compression féodale n'avait pas d'abord suffisamment prévalu, la marche -opposée de l'élément industriel dans les villes et dans les campagnes -avait souvent provoqué de profondes collisions directes. Voilà donc -un premier aspect capital sous lequel il est évident que l'évolution -industrielle appréciée dans ce chapitre, attend nécessairement une -action systématique qui puisse établir entre ses divers élémens -l'homogénéité convenable à leur intime combinaison ultérieure. - -En second lieu, et considérant seulement les industries urbaines, -les seules dont l'essor social ait été jusqu'ici suffisant, on -voit aisément que, par une déplorable conséquence universelle de -la prépondérance croissante de l'esprit d'individualisme et de -spécialité, le développement moral y est resté fort en arrière du -développement matériel; tandis qu'il semble au contraire qu'en -acquérant de nouveaux moyens d'action, l'homme a plus besoin d'en -régler moralement l'exercice, afin qu'il ne soit nuisible ni à lui ni -à la société. La nature absolue et immuable de la morale religieuse -l'ayant forcée, comme je l'ai indiqué, de laisser pour ainsi dire -en dehors de son empire ce nouvel ordre de relations humaines, -que son organisation initiale n'avait pu suffisamment prévoir, -il a été tacitement abandonné au simple antagonisme spontané des -intérêts privés, sauf la vaine intervention accessoire de quelques -vagues maximes générales, dont l'ascendant réel devait d'ailleurs -rapidement décroître, suivant nos explications antérieures, par -l'inévitable décadence du pouvoir propre à en diriger l'application -active, et même ensuite par l'irrévocable dissolution des croyances -nécessairement transitoires qui leur servaient de base mentale. C'est -ainsi que la société industrielle s'est trouvée, chez les modernes, -radicalement dépourvue de toute morale systématique, destinée à -une sage régularisation pratique des divers rapports élémentaires -qui en constituent l'existence journalière. Dans les innombrables -contacts permanens entre les producteurs et les consommateurs, -ou entre les différentes classes industrielles, et surtout entre -les entrepreneurs et les ouvriers, il semble convenu que, suivant -l'instinct primitif de l'esclave émancipé, chacun doit être uniquement -préoccupé de son intérêt personnel, sans se regarder comme coopérant -à une véritable fonction publique: et cette déplorable tendance -ressort tellement de l'ensemble de la situation moderne, que des -économistes, d'ailleurs estimés, en ont osé tenter l'apologie directe, -en s'élevant dogmatiquement contre toute systématisation quelconque -de l'enseignement moral. Rien ne peut mieux caractériser un tel -désordre que son contraste universel avec l'ordre admirable relatif à -l'ancienne sociabilité militaire, où, sous l'influence prolongée d'une -puissante organisation, tous les rapports étaient soumis à des règles -invariables, assignant à chacun des devoirs et des droits justement -relatifs à sa propre participation à l'économie correspondante: la -constitution actuelle des armées offre encore assez de traces de cette -antique régularisation pour faire immédiatement sentir les graves -lacunes que présente, sous cet aspect, l'état spontané de l'association -industrielle, eu égard à l'opposition fondamentale des deux sortes -d'activité, suffisamment indiquée en son lieu. - -D'après une appréciation plus spéciale, et non moins décisive, il -est aisé de reconnaître que l'aveugle empirisme sous lequel s'est -jusqu'ici essentiellement accomplie l'évolution industrielle, y -a graduellement suscité des difficultés intérieures qui tendent -directement à entraver son développement futur par une sorte de -cercle profondément vicieux, dont la seule issue possible se trouve -dans une systématisation convenable du mouvement industriel, -laquelle est, à son tour, inséparable d'une élaboration directe de -la réorganisation générale. Nous avons, en effet, remarqué, comme un -caractère essentiel de l'industrie moderne, sa tendance croissante -à utiliser autant que possible les forces extérieures, en chargeant -chaque agent, même inorganique, de la plus haute élaboration que -sa nature puisse comporter, et réservant de plus en plus l'homme à -l'action, principalement intellectuelle, convenable à son organisation -supérieure. Cette disposition nécessaire, déjà sensible au moyen-âge, -à la suite de l'émancipation personnelle, s'est continuellement accrue -pendant les deux premières phases modernes, et nous l'avons vue -parvenir à un irrévocable ascendant vers le milieu de la troisième -phase, par l'emploi étendu des machines. Tel est assurément l'aspect -le plus philosophique de l'industrie, conçue comme destinée, sous -les inspirations de la science, à développer l'action rationnelle de -l'humanité sur le monde extérieur: ce qui aboutit, d'une autre part, -à élever graduellement la condition et même le caractère de l'homme, -jusque chez les moindres classes, en y consacrant l'intervention -humaine à la seule administration judicieuse des forces matérielles, -toujours empruntées, autant que possible, au milieu même où cette -action doit s'accomplir. Mais, quelle que doive être l'heureuse -influence ultérieure de cette grande transformation, quand elle -deviendra convenablement développable, elle a spontanément manifesté -une immense difficulté intérieure, tenant à la spécialité d'évolution, -et dont le dénouement doit de plus en plus devenir indispensable à la -libre extension du mouvement industriel. Car, il n'est pas douteux, -malgré les froides subtilités de nos économistes, que cette aveugle -extension empirique de l'emploi des agens mécaniques est immédiatement -contraire, en beaucoup de cas, aux plus légitimes intérêts de la classe -la plus nombreuse, dont les justes réclamations tendent nécessairement -à susciter des collisions de plus en plus graves, tant que les -relations industrielles sont abandonnées à un simple antagonisme -physique, par l'absence de toute systématisation rationnelle. Pour -comprendre suffisamment toute la profondeur d'une telle entrave, il -faut ajouter que cette influence n'appartient pas seulement, comme on -le croit d'ordinaire, à l'emploi des machines, mais qu'elle s'étend, en -général, à tout perfectionnement quelconque des procédés industriels; -de quelque manière qu'il puisse être réalisé, il en résulte -effectivement toujours une diminution correspondante dans le nombre des -individus occupés, et par suite une perturbation plus ou moins grave -et plus ou moins durable dans l'existence des populations ouvrières. -Ainsi, par suite de la spécialisation déréglée qui devait jusqu'ici -présider à la marche de l'industrie moderne, son propre essor détermine -un obstacle permanent, qui ne peut être suffisamment neutralisé que -sous l'influence d'une systématisation judicieuse, destinée à prévenir -ou à réparer tous les maux qui en sont susceptibles, ou même à modérer -les embarras insurmontables par une sage prévoyance et une résignation -rationnelle. - -Ces trois ordres de considérations sur les graves lacunes de -l'évolution industrielle appréciée dans ce chapitre, viennent converger -spontanément vers une douloureuse observation finale, dont la justesse -est, ce me semble, irrécusable, sur la disproportion notable entre -ce développement spécial et l'amélioration correspondante de la -condition humaine chez la majeure partie des populations modernes, -surtout urbaines. Un loyal et judicieux historien anglais, M. Hallam, -a convenablement établi, de nos jours, que le salaire des ouvriers -actuels est sensiblement inférieur, eu égard au prix des denrées les -plus indispensables, à celui de leurs prédécesseurs au XIVe -et au XVe siècle: beaucoup d'influences incontestables, comme -l'extension ultérieure d'un luxe immodéré, l'emploi croissant des -machines, la condensation progressive des ouvriers, etc., expliquent -aisément ce triste résultat. Ainsi, pendant que d'ingénieux progrès -procuraient aux plus pauvres artisans modernes des commodités inconnues -à leurs ancêtres, ceux-ci avaient probablement obtenu, sous la première -phase, et même sous la seconde, une plus complète satisfaction des -premiers besoins physiques. En outre, le rapprochement plus fraternel -des entrepreneurs et des travailleurs, tant que la prépondérance des -anciennes classes avait contenu suffisamment l'ambitieuse tendance des -premiers à substituer leur domination bourgeoise à celle des chefs -féodaux, procurait aussi aux populations ouvrières une meilleure -existence morale, où leur droits et leurs devoirs devaient être -moins méconnus que sous l'ascendant ultérieur du déplorable égoïsme -suscité par l'extension croissante d'un empirisme dispersif. Plus -on approfondira ce grand sujet de méditations politiques, mieux on -sentira, en général, que les intérêts propres des classes inférieures -concourent spontanément aujourd'hui avec les nécessités fondamentales -qu'une saine analyse historique dévoile irrécusablement dans -l'évolution préparatoire des sociétés modernes: en sorte que le vœu -spéculatif d'une réorganisation systématique, loin de constituer une -vaine utopie philosophique, suivant l'aveugle dédain de presque tous -les hommes d'état, tend, au contraire, à s'appuyer nécessairement -sur un puissant instinct populaire, qui n'a plus besoin, pour être -convenablement écouté, que de trouver enfin des organes suffisamment -rationnels. - -Il est donc certain désormais, sous tous les aspects principaux, que -l'évolution sociale de l'industrie moderne n'a pu être jusqu'ici que -simplement préparatoire: elle a introduit de précieux élémens pour -un ordre réel et stable, mais sans pouvoir aucunement dispenser de -l'élaboration directe d'une réorganisation ultérieure, impérieusement -exigée par de graves lacunes destructives, tendant à arrêter le -mouvement antérieur, et tenant à l'esprit de spécialité dispersive sous -lequel cette préparation avait dû s'accomplir depuis le XIVe -siècle. Comme ce cas est le plus important, et aussi le plus contesté, -je devais y insister ici de manière à rectifier suffisamment les -opinions dominantes, afin de mieux caractériser l'ensemble de mon -appréciation historique. Mais il serait totalement superflu d'étendre -le même travail aux trois parties essentielles de l'évolution -spirituelle, où les suites funestes de la spécialisation déréglée -doivent être aujourd'hui naturellement évidentes à tout lecteur -vraiment élevé au point de vue de ce Traité. Dans l'ordre esthétique, -il est clair que l'art, radicalement dépourvu de toute direction -générale et de toute destination sociale, privé même désormais, comme -je l'ai montré, du régime factice qui a dirigé son activité sous la -seconde phase, et enfin fatigué d'une vaine reproduction de sa fonction -critique sous la phase suivante, attend avec impatience une impulsion -organique susceptible à la fois de régénérer sa propre vitalité et -de déployer ses éminens attributs sociaux: jusque alors réduit à -une stérile agitation, son essor vague et incohérent n'a d'autre -résultat permanent que d'empêcher l'atrophie et l'oubli de facultés -indispensables à l'humanité. Quant à la philosophie proprement dite, -la nullité radicale où elle est tombée, sous la troisième phase, par -une suite nécessaire de son irrationnel isolement, n'a certes besoin -d'aucune nouvelle explication: une activité mentale qui, par sa nature, -ne saurait avoir d'autre destination que de développer régulièrement -l'esprit d'ensemble, se dégrade irrévocablement en se réduisant à -une spécialité isolée, quelque important qu'en paraisse l'objet, et -surtout quand il est spontanément inséparable du système entier des -connaissances réelles. - -Enfin, relativement à la science, d'où seule peut cependant sortir -le premier principe d'une vraie régénération, d'abord mentale, puis -sociale, j'ai particulièrement établi, dans les trois premiers volumes -de cet ouvrage, combien lui est devenu funeste, pour chaque branche -fondamentale de la philosophie naturelle, le régime purement spécial -longtemps indispensable à son essor caractéristique, mais dont nous -avons reconnu ci-dessus le terme nécessaire. Cette désastreuse -influence, sur laquelle je devrai naturellement revenir au chapitre -suivant, a dû même se faire d'autant plus sentir, en général, qu'elle -s'appliquait à une science plus avancée, et surtout dans la philosophie -inorganique, où la nature du sujet permet une spécialisation beaucoup -plus dispersive. Il suffit, par exemple, de rappeler à cet égard -les remarques du tome deuxième quant aux fluides fantastiques de -la physique actuelle, qui n'y sont certainement maintenus, au grand -détriment de la science, depuis que leur fonction transitoire est -suffisamment accomplie, que d'après la vicieuse éducation des savans, -presque aussi dépourvus que les artistes de toute direction vraiment -philosophique, dont la seule pensée répugne à leur irrationnel instinct -exclusif. Nous avons même reconnu que la plus parfaite des sciences -naturelles proprement dites n'est pas, à beaucoup près, exempte de la -déplorable influence mentale caractéristique d'un tel isolement, qui, -y laissant spontanément dominer encore l'ancien esprit métaphysique, y -maintient, à un certain degré, une vaine tendance aux notions absolues, -dont j'ai spécialement signalé le danger scientifique au sujet de -ce qu'on appelle l'astronomie sidérale. La science mathématique, -d'après son indépendance plus profonde, comportant une dispersion -plus complète, nous a plus gravement manifesté les vices actuels de -ce régime purement provisoire, qui, par sa vicieuse prolongation, y -a laissé tant de traces sensibles de l'état métaphysique antérieur. -Il suffit ici d'indiquer, à ce sujet, la mémorable aberration que la -seconde phase a transmise à la troisième sur la prétendue théorie des -probabilités, qui, dans son ensemble, sauf les travaux analytiques -dont elle a pu être l'occasion, ne constitue réellement qu'un -déplorable abus de l'esprit mathématique, tenant à l'irrationnel -isolement scientifique des géomètres modernes, qui les empêche de -sentir la profonde absurdité d'une conception directement contraire -au principe de l'invariabilité des lois naturelles, première base -nécessaire de toute la philosophie positive. Quoique tous ces divers -inconvéniens ne fussent point encore pleinement développés au temps où -s'arrête l'appréciation historique du chapitre actuel, ils y étaient -cependant imminens, comme je l'ai expliqué par l'indication même -des motifs indirects et passagers qui en ont spontanément contenu -l'essor à la fin de la troisième phase. Il était donc convenable -de les rappeler ici sommairement, afin d'établir nettement, envers -l'évolution scientifique comme pour toutes les autres, que le régime de -spécialité sous lequel a dû s'accomplir son développement préparatoire -est devenu désormais impropre à diriger convenablement son essor -définitif, et tend même directement à entraver ses progrès spéculatifs -aussi bien que son influence sociale: c'est d'ailleurs au chapitre -suivant qu'appartient l'appréciation directe des principaux dangers, -intellectuels ou politiques, réalisés aujourd'hui par le développement -effectif d'une telle anarchie philosophique. Nous devons, en outre, -noter ici, comme une remarque relative à la troisième phase, que, -suivant nos explications antérieures, la préparation scientifique n'y -était pas même, à beaucoup près, suffisamment complète, puisqu'elle -n'avait pu encore faire convenablement surgir la science biologique, -plus nécessaire qu'aucune autre à l'action sociale de la philosophie -positive: la leçon suivante indiquera naturellement la grave influence -de cette lacune fondamentale, qui a nécessairement prolongé la -pernicieuse domination de la philosophie métaphysique. - - -Tel est donc le résultat général de l'indispensable élaboration -historique propre à ce long chapitre: dans toute l'étendue de la grande -république européenne, l'heureux essor préliminaire des nouveaux -élémens sociaux constitue, depuis le moyen âge, un mouvement universel -de recomposition partielle, destiné à concourir avec le mouvement -simultané de décomposition politique, étudié au chapitre précédent, -afin de faire sortir, de leur inévitable combinaison, la régénération -finale de l'humanité; mais, en même temps, la spécialité dispersive qui -devait caractériser ces diverses progressions positives a naturellement -tendu à empêcher, chez les classes ascendantes, tout développement de -l'esprit d'ensemble, pendant que la progression négative l'étouffait -aussi de plus en plus chez les pouvoirs en décadence. C'est ainsi -que, à l'avénement nécessaire de la grande crise préparée par cette -double série de progrès, aucune vue générale du passé, et par suite -aucune saine appréciation de l'avenir n'ont pu tendre nulle part à -éclairer suffisamment une situation profondément confuse, qui, après un -demi-siècle d'orageux tâtonnemens, flotte encore, presque autant qu'au -début, entre une invincible aversion du système ancien et une vague -impulsion vers une réorganisation indéterminée, comme l'établira la -leçon suivante, où nous reconnaîtrons enfin l'aptitude spontanée de la -nouvelle philosophie politique à imprimer à cet immense ébranlement la -direction systématique qui peut seule permettre à la fois d'en contenir -les imminens dangers et d'en réaliser les admirables propriétés. - - - - -CINQUANTE-SEPTIÈME LEÇON. - - Appréciation générale de la portion déjà accomplie de la - révolution française ou européenne.--Détermination rationnelle - de la tendance finale des sociétés modernes, d'après l'ensemble - du passé humain: état pleinement positif, ou âge de la - généralité, caractérisé par une nouvelle prépondérance normale - de l'esprit d'ensemble sur l'esprit de détail. - - -Le concours fondamental des deux chapitres précédens fait spontanément -reconnaître que les deux mouvemens simultanés de décomposition -politique et de recomposition sociale, dont la convergence nécessaire -devait, depuis le XIVe siècle, toujours caractériser les -sociétés modernes, ne pouvaient, malgré leur intime solidarité, -s'accomplir avec la même rapidité: en sorte que, vers la fin de notre -troisième phase, la progression négative se trouvait déjà assez avancée -pour mettre en évidence l'imminent besoin de la réorganisation finale, -quand l'imperfection de la progression positive empêchait encore de -concevoir suffisamment la vraie nature d'une telle régénération. -Cette inévitable disparité constitue réellement la principale cause -de la vicieuse direction suivie jusqu'à présent par l'immense crise -révolutionnaire où devait alors aboutir ce double mouvement universel, -et dans laquelle l'esprit critique dut ainsi conserver provisoirement -un ascendant incompatible avec la destination essentiellement organique -de la nouvelle élaboration européenne. Mais, malgré les graves dangers -inhérens à une telle discordance radicale entre le principe et le -but, l'influence, même intellectuelle, et surtout sociale, de cet -ébranlement vraiment fondamental n'était pas moins d'abord aussi -pleinement indispensable que sa nécessité dut être insurmontable, -quoiqu'il n'ait pu manifester encore convenablement le vrai caractère -qui doit lui appartenir dans l'ensemble de l'évolution moderne. -Sans cette salutaire explosion, dévoilant enfin à tous les yeux la -décomposition chronique d'où elle résultait, l'impuissante caducité -du régime ancien serait restée profondément dissimulée, de manière à -entraver radicalement la marche politique de l'élite de l'humanité, en -écartant toute idée d'une véritable réorganisation, qui eût continué à -sembler vulgairement aussi superflue qu'impossible; tant notre faible -intelligence est communément disposée à se contenter des moindres -apparences organiques, pour se dispenser des grands efforts qu'exige -toujours la conception d'un ordre nouveau. En même temps, l'essor -progressif des modernes élémens sociaux serait demeuré essentiellement -inappréciable sous la vaine prépondérance des antiques pouvoirs; et -l'esprit d'ensemble, qui seul manque encore à leur ascension finale, -n'y aurait jamais pu devenir autrement développable. Cette crise -décisive était donc indispensable pour signaler convenablement à tous -les peuples avancés l'avénement direct de la régénération finale -graduellement préparée par le grand mouvement universel des cinq -siècles antérieurs: il fallait même qu'une expérience solennelle -vînt aussi faire immédiatement ressortir l'impuissance organique des -principes critiques qui avaient présidé à la décomposition du système -ancien, pour constater suffisamment l'insurmontable nécessité d'une -nouvelle élaboration de la philosophie politique. - -Quoique, d'après l'ensemble de notre appréciation historique, cette -situation fondamentale fût essentiellement commune à toutes les -diverses parties de la grande république européenne, les deux leçons -précédentes nous ont cependant montré entre elles une inégalité -très-prononcée, soit quant à la décadence plus ou moins profonde du -régime antique, soit relativement à la préparation plus ou moins -complète de l'ordre nouveau. Sous l'un et l'autre aspect, nous avons -pleinement reconnu que les principales différences avaient dû dépendre -de la direction générale que les influences nationales avaient -spontanément imprimée à la mémorable concentration temporelle propre -aux deux dernières phases de l'évolution moderne, suivant qu'elle y -avait abouti à la dictature monarchique, ordinairement secondée par -l'esprit catholique, ou à la dictature aristocratique, presque toujours -combinée avec l'ascendant du protestantisme. Quels que soient, à -divers égards, les irrécusables avantages particuliers à ce dernier -mode, j'ai suffisamment établi que le premier avait dû être finalement -beaucoup plus favorable soit à l'irrévocable extinction de l'ordre -ancien, soit à l'essor décisif des nouveaux élémens sociaux. Enfin, -la comparaison graduelle des principaux cas relatifs au mode normal, -nous a naturellement démontré la supériorité générale de l'évolution -française, évidemment devenue, sous la dernière phase, le centre -définitif du mouvement universel, aussi bien positif que négatif. -L'asservissement de l'aristocratie avait, de toute nécessité, bien -plus radicalement détruit, en France, l'ancien système politique, que -n'avait pu le faire, en Angleterre, l'abaissement de la royauté: en -même temps, le passage direct de la situation pleinement catholique à -l'entière émancipation mentale avait dû devenir éminemment favorable -à l'essor décisif des intelligences françaises, ainsi heureusement -préservées de la dangereuse inertie que la transition protestante avait -dû imprimer aux esprits anglais. Quoique l'activité industrielle eût -été, sans doute, moins développée déjà en France qu'en Angleterre, -l'influence sociale du nouvel élément temporel y était cependant plus -nette et même plus grande, en tant que beaucoup mieux dégagée de la -prépondérance aristocratique. Dans l'ordre spirituel, le développement -esthétique de la nation française, malgré son incontestable infériorité -envers celui de la population italienne, était certainement plus -avancé, quant à la plupart des arts, qu'il ne pouvait l'être en -Angleterre; cette supériorité était aussi, en général, plus irrécusable -encore relativement à l'essor scientifique et à son universelle -propagation, quelque imparfaite qu'elle soit jusqu'ici; et, enfin, il -est surtout sensible que l'esprit philosophique proprement dit était -dès lors bien plus dégagé en France que partout ailleurs de l'ancien -régime théologico-métaphysique, et beaucoup plus rapproché d'une vraie -positivité rationnelle, exempte à la fois de l'empirisme anglais et du -mysticisme allemand. Ainsi, la double base d'appréciation comparative, -également positive et négative, que nous a spontanément préparée -l'étude approfondie de l'ensemble de l'évolution moderne, explique -directement, de la manière la plus irrécusable, la haute initiative -évidemment réservée à la France dans la grande crise finale de la -société occidentale: en sorte qu'une telle démonstration historique ne -sera, j'espère, jamais soupçonnée d'aucune irrationnelle influence des -vaines inspirations nationales dont je crois m'être montré suffisamment -affranchi; le concours naturel des deux progressions générales -constitue surtout, à cet égard, une puissance logique vraiment -irrésistible. Mais, s'il importe beaucoup de reconnaître convenablement -cette priorité nécessaire, il est encore plus indispensable de n'en -point exagérer vicieusement la notion générale jusqu'à regarder -un tel mouvement comme particulier à la nation française, qui au -contraire n'a pu certainement y manifester qu'une simple antériorité -spontanée, essentiellement analogue à celle que l'Italie, l'Espagne, -l'Allemagne, la Hollande, et l'Angleterre avaient tour à tour -présentée aux époques antérieures du développement européen. C'est -ce qui résulte nécessairement, comme le cours naturel des événemens -l'a si bien confirmé, de l'identité politique fondamentale propre aux -diverses parties de la grande république occidentale, qui, depuis sa -constitution directe sous Charlemagne, intégralement assujettie au -régime catholique et féodal, en a uniformément subi les principales -conséquences ultérieures, soit quant à la dissolution graduelle du -système théologique et militaire, soit pour l'élaboration progressive -des nouveaux élémens sociaux, suivant les explications des deux -chapitres précédens. Du reste, la profonde sympathie que trouva chez -toutes ces populations le début de la révolution française, et que -n'ont pu même détruire les graves aberrations ultérieures, eût seule -suffisamment constaté l'universalité nécessaire d'un tel mouvement, -où la France avait si bien senti, dès l'origine, qu'elle ne pouvait -avoir d'autre privilége que le périlleux honneur de l'indispensable -initiative qui lui était évidemment réservée par l'ensemble des -antécédents européens. Il est d'ailleurs certain que les conditions -intellectuelles et politiques qui déterminaient surtout une telle -initiative, se trouvaient, en général, spontanément secondées par les -dispositions morales propres à la nation française, soit d'après la -noble émulation qui, depuis les croisades, l'avait si souvent poussée -à se rendre l'organe désintéressé des principaux besoins communs à la -grande association européenne, soit en vertu des sentimens habituels de -sociabilité universelle dont l'attrait continu inspirait naturellement -à toutes les populations civilisées une confiance involontaire, et -faisait partout regarder avec prédilection le séjour de la France, -chez tous ceux qui n'étaient point exclusivement livrés à l'activité -pratique. - -Ce grand ébranlement, qu'indiquait si clairement la vraie situation -générale, et dont le pressentiment plus ou moins distinct n'avait -point, en effet, échappé, depuis un siècle, à la pénétration des -principaux penseurs, avait été spécialement annoncé, vers la fin de -la troisième phase moderne, d'après trois événemens de diverse nature -et d'inégale importance, mais, à cet égard, pareillement expressifs. -Le premier et le plus décisif fut assurément la mémorable abolition -des jésuites, commencée là même où la politique rétrograde organisée -sous leur influence avait dû être le plus profondément enracinée, -et complétée par la sanction solennelle du pouvoir même qu'une telle -politique tendait à rétablir dans son antique suprématie européenne. -Rien ne pouvait, sans doute, mieux caractériser l'irrévocable caducité -de l'ancien système social que cette aveugle destruction de la seule -puissance susceptible d'en retarder, à un certain degré, l'imminent -déclin. Un tel événement, le plus capital, à tous égards, qui fût -survenu, en occident, depuis le protestantisme, était d'autant moins -équivoque qu'il s'accomplissait ainsi sans aucune participation directe -de la philosophie négative, qui, avec une apparente indifférence, se -bornait à y contempler le jeu spontané des mêmes animosités intérieures -d'où était partout résultée, sous la première phase, la décomposition -politique du catholicisme, soit d'après l'ombrageux instinct des rois -contre toute indépendance sacerdotale, soit par suite de l'incurable -répugnance des divers clergés nationaux envers toute direction vraiment -centrale. Le système de résistance rétrograde, si péniblement élaboré -sous la seconde phase, se montra dès lors tellement ruiné que ses -plus indispensables conditions avaient cessé d'être suffisamment -comprises des principaux pouvoirs destinés à y coopérer, et qui, sous -l'aveugle impulsion de frivoles jalousies intestines, se laissaient -entraîner à briser eux-mêmes le lien le plus essentiel de leur commune -opposition à l'émancipation universelle. Quant au second symptôme -précurseur, il résulta, peu de temps après le premier, du grand -essai de réformation si vainement tenté sous le célèbre ministère de -Turgot, dont l'inévitable avortement vint faire unanimement ressortir, -soit le besoin d'innovations plus radicales et plus étendues, soit -surtout l'évidente nécessité d'une énergique intervention populaire -contre les abus inhérens à la politique rétrograde qui dominait depuis -le commencement de la troisième phase, et dont la royauté, malgré -quelques favorables inclinations personnelles, se reconnaissait par-là -impuissante à contenir les imminens dangers, quoique elle-même les eût -ainsi solennellement proclamés. Enfin, la fameuse révolution d'Amérique -vint bientôt fournir une occasion capitale de témoigner spontanément -l'universelle disposition des esprits français à un ébranlement -décisif, en indiquant même déjà la tendance caractéristique à le -concevoir comme une crise essentiellement commune à toute l'humanité -civilisée. On se forme, en général, une très-fausse idée de cette -célèbre coopération, où la France assurément, même sous le rapport -moral, dut apporter beaucoup plus qu'elle ne put recevoir, surtout en -déposant les germes directs d'une pleine émancipation philosophique -chez les populations les plus engourdies par le protestantisme. Nous -retrouverons, en effet, ci-dessous la véritable influence politique -propre à l'insurrection américaine, comme première phase capitale -de la destruction nécessaire du système colonial. Mais, quant à son -efficacité si vantée pour préparer la grande révolution française, elle -dut essentiellement se réduire, en réalité, à permettre directement -la manifestation spontanée de l'impulsion décisive imprimée aux -populations les plus avancées par l'ensemble de l'ébranlement -philosophique du siècle dernier, ainsi que l'eût fait, sans doute, à -défaut d'une telle occasion, tout autre événement majeur. - -Spontanément résultée de l'irrévocable décomposition continue du -régime ancien, cette immense crise se présente hautement, dès son -début, comme étant surtout destinée à une régénération directe, pour -laquelle toute opération purement négative, quelque indispensable -qu'elle fût, ne pouvait jamais constituer qu'un simple préambule -accessoire. Mais, d'après les deux chapitres précédens, cette intention -profondément organique, qui se manifeste avec énergie dans les diverses -conceptions révolutionnaires, n'y pouvait être aucunement réalisée, -faute d'une doctrine convenable, susceptible de diriger sagement ces -vœux indéterminés. L'inévitable absence de tout caractère vraiment -politique dans les diverses évolutions partielles et empiriques -relatives au développement spontané des nouveaux élémens sociaux, -ne pouvait d'abord nullement permettre, comme nous l'avons reconnu, -la juste appréciation générale de l'ordre final vers lequel tendait -instinctivement leur convergence nécessaire, et dont la nature -reste encore aujourd'hui si confusément soupçonnée. Par une suite -irrésistible de cette lacune fondamentale, la métaphysique négative -qui, depuis cinq siècles, avait graduellement présidé au mouvement -de décomposition préalable, et dont l'entière systématisation venait -enfin de déterminer l'explosion décisive, constituait donc évidemment -la seule doctrine qui dût alors sembler applicable à la réorganisation -universelle, quoique son propre esprit fût réellement contradictoire à -cette nouvelle destination. C'est ainsi que toutes les intelligences -actives furent d'abord nécessairement entraînées à développer plus -que jamais l'ascendant des principes purement critiques, en les -convertissant en une sorte de conceptions organiques, à l'instant -même où leur office provisoire étant essentiellement accompli, leur -prépondérance passagère semblait devoir rationnellement cesser. -Sous une telle influence, la société ne pouvant encore manifester -aucune tendance caractéristique vers une rénovation suffisamment -déterminée, toutes les tentatives de réorganisation, au lieu de changer -convenablement la nature et la destination des pouvoirs sociaux, ne -devaient aboutir qu'à morceler ou à limiter, et tout au plus à déplacer -les anciennes autorités, de manière à y entraver de plus en plus -toute action réelle, en voyant toujours dans des restrictions plus -complètes l'uniforme solution des nouvelles difficultés politiques. -C'est alors que l'esprit métaphysique, enfin librement développé, -constamment poussé, selon sa nature, à voir partout de simples -questions de forme, commence à réaliser directement sa conception de -la société comme indéfiniment livrée, sans aucune impulsion propre -et indépendante, à l'inépuisable succession de ses vains essais -constitutionnels. Mais, quels que dussent être les graves dangers -de cette immense illusion politique, qui attribuait à des principes -purement négatifs une destination éminemment organique, il importe -de reconnaître qu'aucune aberration philosophique n'avait jamais -pu être aussi pleinement excusable, d'après les motifs évidemment -irrésistibles qui ne permettaient pas plus d'en éluder l'application -active que d'en éviter l'essor mental. Outre qu'un long usage antérieur -avait rendu les conceptions critiques seules suffisamment familières -à tous les esprits, il est clair que, sans pouvoir fournir aucune vue -réelle sur la réorganisation sociale, elles en formulaient du moins, -à leur manière, les plus indispensables conditions générales, qui ne -pouvaient alors trouver d'organes plus rationnels. Ainsi, d'après -l'irrécusable nécessité de quitter enfin un régime devenu radicalement -hostile à l'évolution fondamentale de l'humanité, il fallait bien -recourir aux seuls principes susceptibles, dans une telle situation, -de faire universellement entrevoir la régénération sociale, à quelque -confuse et vicieuse appréciation qu'ils dussent d'ailleurs conduire. -En un mot, les mêmes motifs généraux qui, suivant les explications -directes du quarante-sixième chapitre, démontrent encore le besoin -actuel de la doctrine critique, jusqu'à l'avénement d'une doctrine -vraiment organique, devaient, à bien plus forte raison, justifier son -active prépondérance, en un temps où la véritable tendance finale de la -sociabilité moderne devait être bien moins appréciable. Il faut aussi -reconnaître que cette entière application politique de la métaphysique -négative était d'abord indispensable pour caractériser suffisamment -son impuissance organique, de manière à faire enfin convenablement -ressortir la nécessité de nouvelles conceptions vraiment positives, -spécialement propres à diriger le mouvement de réorganisation, que, -malgré cette expérience décisive, beaucoup d'esprits persistent -aujourd'hui à rattacher exclusivement aux dogmes critiques, faute d'une -saine théorie historique sur l'ensemble de l'évolution humaine. - -L'indispensable ascendant social ainsi momentanément réservé à la -doctrine critique, devait naturellement déterminer le triomphe -politique des métaphysiciens et des légistes qui en avaient été jusque -alors les organes nécessaires. Mais, pour apprécier convenablement, à -cet égard, la vraie situation générale, il faut maintenant compléter -l'explication, commencée au cinquante-cinquième chapitre, sur la -mémorable transformation qu'avait dû subir, vers le milieu de la -troisième phase moderne, l'influence métaphysique proprement dite, -désormais passée des purs docteurs aux simples littérateurs, lorsque -l'ébranlement intellectuel avait dû surtout se réduire à la seule -propagation universelle d'une élaboration négative déjà suffisamment -systématisée. Cette inévitable dégénération spirituelle propre à la -transition critique, dut, en effet, nécessairement déterminer, dans -l'ordre temporel, au début de la grande crise que nous apprécions, -une dégradation essentiellement équivalente, qui transmit aux avocats -la prépondérance politique auparavant obtenue par les juges, dès -lors relégués, d'une manière de plus en plus subalterne, à leurs -fonctions spéciales, tandis que les avocats, s'élevant, au contraire, -au-dessus de leurs opérations privées, s'emparaient graduellement de -l'universelle direction des affaires publiques. Une telle modification -devait, de part et d'autre, naturellement caractériser l'entier -ascendant de la doctrine critique. Si, comme nous l'avons reconnu, -les littérateurs étaient seuls propres à l'active propagation d'une -philosophie négative qu'ils n'auraient pu construire, il est encore -plus évident que les avocats, d'après les habitudes mêmes de libre -divagation qui les distinguent ordinairement des juges, devaient -alors devenir exclusivement aptes à développer suffisamment l'entière -application politique d'une métaphysique révolutionnaire dont les -principales conceptions avaient dû être préalablement élaborées par -des intelligences plus consistantes. On conçoit d'ailleurs que les -juges, comme les docteurs, s'étant enfin partout incorporés intimement -au régime ancien, sous l'influence des modifications qu'ils y avaient -déterminées dans le cours des deux premières phases modernes, les -avocats devaient naturellement obtenir, ainsi que les littérateurs, -la confiance populaire longtemps accordée aux premiers organes de -la transition critique. Quand les hautes spéculations politiques -semblaient réductibles à de simples combinaisons de formes, destinées à -contrôler ou à circonscrire des pouvoirs indéterminés, pour régénérer -une société supposée indéfiniment modifiable par l'action législative, -aucune classe ne pouvait certainement être aussi apte que celle -des avocats à une telle élaboration métaphysique, dont un exercice -journalier leur rendait spontanément familières les principales -fictions constitutionnelles. À la concevoir durable, cette double -organisation finale propre à la transition critique constituerait, sans -doute, une profonde dégradation sociale, en conférant le principal -ascendant à des classes aussi complétement dépourvues, par leur nature, -de toutes convictions réelles et stables, et par suite non moins -nécessairement exposées à la démoralisation politique qu'étrangères -à toute saine appréciation mentale d'une question quelconque. Mais, -en vertu même d'une telle transmission de l'influence critique à -des organes plus subalternes et moins respectables que les docteurs -et les juges qui l'avaient longtemps dirigée, il devenait évident -que cette action transitoire était désormais parvenue à son dernier -terme essentiel, caractérisé par cet office vraiment extrême qui -consistait à développer activement l'entière application organique de -la métaphysique négative, dont l'inaptitude fondamentale, une fois -directement dévoilée par une expérience pleinement décisive, devait -naturellement entraîner bientôt l'universelle déconsidération des deux -classes co-relatives ainsi solennellement jugées, et qui, en effet, -ne prolongent encore leur stérile et dangereuse prépondérance que par -suite d'une déplorable continuation de la même lacune philosophique -relativement à la vraie théorie de l'évolution moderne. - -Ayant ici assez examiné d'abord la direction nécessaire, ensuite -le siége principal, et enfin les agens spéciaux de l'immense crise -révolutionnaire, nous devons maintenant procéder, d'après l'ensemble -de notre théorie historique, à une sommaire appréciation philosophique -de son accomplissement général. Il suffit, pour cela, d'y distinguer -successivement deux degrés naturels, l'un simplement préparatoire, -l'autre pleinement caractéristique, sous la conduite respective de nos -deux grandes assemblées nationales. - -Dans le degré initial, le besoin de régénération, encore trop -vaguement ressenti, semble pouvoir se concilier avec une certaine -conservation indéfinie du régime ancien, réduit à ses dispositions -les plus fondamentales, et dégagé, autant que possible, de tous les -abus secondaires. Quoique cette première époque soit communément -jugée moins métaphysique que la seconde, les illusions politiques y -étaient cependant bien plus profondes, d'après une tendance absolue aux -combinaisons les plus contradictoires; on y était certainement plus -éloigné d'aucune saine appréciation générale de la situation sociale; -l'absence de toute doctrine réelle y conduisait davantage à l'intime -confusion du gouvernement moral avec le gouvernement politique; -par suite, enfin, un irrationnel esprit réglementaire y obtenait -une extension plus arbitraire, et y conduisait à de plus complètes -déceptions sur l'éternelle durée des institutions les moins stables: -en un mot, jamais position aussi provisoire n'a pu paraître aussi -définitive. Suivant notre théorie historique, en vertu de l'entière -condensation antérieure des divers élémens du régime ancien autour -de la royauté, il est clair que l'effort primordial de la révolution -française pour quitter irrévocablement l'antique organisation devait -nécessairement consister dans la lutte directe de la puissance -populaire contre le pouvoir royal, dont la prépondérance caractérisait -seule un tel système depuis la fin de la seconde phase moderne. Or, -quoique cette époque préliminaire n'ait pu avoir, en effet, d'autre -destination politique que d'amener graduellement l'élimination -prochaine de la royauté, que les plus hardis novateurs n'auraient -d'abord osé concevoir, il est remarquable que la métaphysique -constitutionnelle rêvait alors, au contraire, l'indissoluble union -du principe monarchique avec l'ascendant populaire, comme celle de -la constitution catholique avec l'émancipation mentale. D'aussi -incohérentes spéculations ne mériteraient aujourd'hui aucune attention -philosophique, si on n'y devait voir le premier témoignage direct d'une -aberration générale qui exerce encore la plus déplorable influence -pour dissimuler radicalement la vraie nature de la réorganisation -moderne, en réduisant cette régénération fondamentale à une vaine -imitation universelle de la constitution transitoire particulière à -l'Angleterre. Telle fut, en effet, l'utopie politique des principaux -chefs de l'assemblée constituante; et ils en poursuivirent certainement -la réalisation directe autant que le comportait alors sa contradiction -radicale avec l'ensemble des tendances caractéristiques de la -sociabilité française. C'est donc ici le lieu naturel d'appliquer -immédiatement notre théorie historique à l'appréciation rapide de cette -dangereuse illusion; quoiqu'elle fût, en elle-même, trop grossière pour -exiger aucune analyse spéciale, la gravité de ses conséquences m'engage -à signaler au lecteur les principales bases de cet examen, qu'il -pourra d'ailleurs spontanément développer sans difficulté d'après les -explications propres aux deux chapitres précédens. - -L'absence de toute saine philosophie politique fait d'abord concevoir -aisément par quel entraînement empirique a été naturellement -déterminée une telle aberration, qui certes devait être profondément -inévitable puisqu'elle a pu complétement séduire la raison même du -grand Montesquieu, bien qu'elle dût assurément devenir beaucoup -moins excusable sous la lumineuse indication que l'ébranlement -révolutionnaire tendit à répandre avec tant d'énergie sur l'ensemble -de la situation moderne. Par suite, en effet, de la différence que -j'ai suffisamment expliquée quant à la marche comparative de la -décomposition politique en France et en Angleterre, il est clair -que ces deux modes généraux de la progression négative étaient, par -leur nature, mutuellement complémentaires, puisque leur combinaison -hypothétique eût aussitôt déterminé l'entière abolition du régime -ancien, où, après une commune absorption temporelle du pouvoir -spirituel, chacun d'eux avait radicalement subalternisé l'un ou -l'autre des deux grands élémens temporels. D'après cette incontestable -appréciation instinctive, l'empirisme métaphysique devait donc -conduire à penser, au début de la crise finale, que, pour détruire -totalement l'antique organisme, il suffisait de joindre à l'extinction -française de la puissance aristocratique l'abaissement anglais du -pouvoir monarchique. Telle est la filiation pleinement naturelle -qui devait, dans le dernier siècle, disposer les esprits français à -l'imitation irréfléchie du type anglais; de même que, réciproquement, -elle tend aujourd'hui à faire spontanément prévaloir, chez l'école -révolutionnaire anglaise, la considération du mode français: car -chacun des deux cas se trouvait ainsi posséder nécessairement, quant -à la progression négative, les propriétés qui manquaient à l'autre, -sans qu'il puisse d'ailleurs exister entre eux, sous ce rapport, -aucune véritable équivalence, suivant les explications directes du -cinquante-cinquième chapitre. Mais, par une étude plus approfondie, que -pouvait seule déterminer une saine théorie fondamentale de l'ensemble -de l'évolution moderne, ce grand rapprochement historique eût, au -contraire, conduit, en France, à manifester aussitôt la profonde -irrationnalité d'une semblable imitation, en faisant sentir que le -mouvement français avait été principalement dirigé contre l'élément -politique dont la prépondérance graduelle avait imprimé au mouvement -anglais le caractère éminemment spécial qu'on voulait ainsi vainement -introduire dans un tout autre milieu social. - -Aucune subtilité métaphysique ne saurait désormais empêcher de -reconnaître sans incertitude, d'après une juste appréciation -historique, que la constitution parlementaire propre à la transition -anglaise fut nécessairement le résultat spontané et local de la nature -exceptionnelle que devait prendre, en un tel milieu, la dictature -temporelle vers laquelle tendait partout, sous la seconde phase -moderne, la décomposition générale du régime catholique et féodal, -comme je l'ai précédemment expliqué. Son origine effective, qu'une -célèbre aberration rattache aux antiques forêts saxonnes, se trouve -donc immédiatement, de même qu'en tout autre cas politique, dans -l'ensemble de la situation sociale correspondante, convenablement -analysée depuis le moyen âge. Ceux qui, contre toute prescription -rationnelle, s'obstineraient à y voir une imitation quelconque, -seraient obligés d'en emprunter le type réel à de semblables situations -antérieures, et se trouveraient ainsi conduits à des rapprochemens -fort éloignés des opinions actuellement dominantes. On peut remarquer, -en effet, que le régime vénitien, pleinement caractérisé à la fin du -XIVe siècle, constitue certainement, à tous égards, le système -politique le plus analogue à l'ensemble du gouvernement anglais, -considéré sous la forme définitive qu'il dut prendre trois siècles -après: cette similitude nécessaire résulte évidemment d'une pareille -tendance fondamentale de la progression sociale vers la dictature -temporelle de l'élément aristocratique. Il est même incontestable -que, par suite de la diversité des temps, le type vénitien dut -être beaucoup plus complet que le mode anglais, comme assurant à -l'aristocratie dirigeante une prépondérance bien plus prononcée, soit -sur le pouvoir central, soit sur la puissance populaire. La seule -différence capitale que devaient offrir les destinées comparatives de -ces deux régimes pareillement transitoires (et dont le second, formé -à une époque plus avancée de la décomposition politique, ne saurait -certes prétendre à la même durée totale que le premier), consiste en -ce que l'indépendance de Venise devait naturellement disparaître sous -la décadence nécessaire de son gouvernement spécial, tandis que la -nationalité anglaise doit heureusement rester tout à fait intacte au -milieu de l'inévitable dislocation de sa constitution provisoire. -Quoi qu'il en soit d'ailleurs d'une telle comparaison, qui m'a semblé -propre à mieux caractériser mon appréciation historique du système -anglais, en excluant du reste toute idée quelconque d'imitation -effective, il demeure incontestable que, malgré les vaines théories -métaphysiques imaginées après coup sur la chimérique pondération des -divers pouvoirs, la prépondérance spontanée de l'élément aristocratique -a dû fournir, en Angleterre comme à Venise, le principe universel d'un -tel mécanisme politique, dont le mouvement réel serait assurément -incompatible avec cet équilibre fantastique. À cette condition -fondamentale d'un pareil régime, il en faut joindre deux autres fort -importantes, encore plus particulières à l'Angleterre, et qui y ont -beaucoup contribué au maintien de ce système exceptionnel, malgré -l'active tendance universelle à la décomposition radicale de l'antique -organisme dont il est surtout destiné à prolonger l'existence spéciale. -La première, déjà signalée au cinquante-cinquième chapitre, consiste -dans l'institution du protestantisme anglican, qui assurait beaucoup -mieux la subalternisation permanente du pouvoir spirituel que n'avait -pu le faire le genre de catholicisme propre à Venise, et qui, par -suite, devait fournir à l'aristocratie dirigeante de puissans moyens, -soit de retarder sa déchéance privée en s'emparant habituellement des -grands bénéfices ecclésiastiques, soit de consolider son ascendant -populaire en lui imprimant une sorte de consécration religieuse, -d'ailleurs inévitablement décroissante. Quant à la seconde condition -complémentaire du régime anglais, elle se rapporte à l'esprit -d'isolement politique éminemment particulier à l'Angleterre, et qui -en y permettant, surtout sous la troisième phase moderne, l'actif -développement d'un vaste système d'égoïsme national, y a naturellement -tendu à lier profondément les intérêts principaux des diverses classes -au maintien continu de la politique dirigée par une aristocratie ainsi -érigée désormais en une sorte de gage permanent de la prospérité -commune, sauf l'insuffisante satisfaction dès lors accordée à la masse -inférieure: une semblable tendance habituelle s'était auparavant -manifestée aussi à Venise, mais sans pouvoir évidemment y acquérir -un pareil ascendant. Malgré que je ne doive point ici poursuivre -davantage une telle analyse, que chacun pourra maintenant prolonger -avec facilité, elle est certainement assez caractérisée déjà pour -faire directement sentir, à tous ceux qui auront convenablement -étudié l'ensemble du gouvernement anglais, combien cette constitution -exceptionnelle de la grande transition moderne doit être regardée comme -nécessairement spéciale, puisqu'elle repose essentiellement sur des -conditions purement relatives à l'Angleterre, et dont l'ensemble est -néanmoins indispensable à l'existence réelle d'une semblable anomalie -politique. - -Cette digression nécessaire, que je me suis efforcé d'abréger autant -que possible, fait aussitôt ressortir la frivole irrationnalité des -vaines spéculations métaphysiques qui conduisirent les principaux -chefs de l'assemblée constituante à proposer pour but à la révolution -française la simple imitation d'un régime aussi contradictoire -à l'ensemble de notre passé que radicalement antipathique aux -instincts émanés de notre vraie situation sociale. Une vague et -confuse appréciation des conditions politiques dont je viens d'établir -l'indispensable influence, les poussa cependant à en poursuivre alors -l'impraticable accomplissement, malgré l'énergique ascendant du milieu -le plus défavorable. On remarque, en effet, leur tendance permanente -à l'institution régulière d'un pouvoir spécialement aristocratique, -dont toutefois l'heureux instinct démocratique de la population -française, si dignement représentée, à cet égard, par la ferme volonté -des Parisiens, les empêcha d'oser jamais poursuivre ouvertement -l'organisation, directement contraire à l'invariable progression des -cinq siècles antérieurs. Il faut aussi noter dès lors une disposition -naissante, qui devait prendre ensuite une si déplorable extension, à -détacher les intérêts sociaux des chefs industriels de ceux des masses -naturellement placées sous leur patronage, pour les unir de plus -en plus, suivant le type anglais, à ceux des classes en décadence, -en abusant, à cet effet, de l'ascendant spontané qu'avait dû jadis -obtenir l'universelle imitation des mœurs aristocratiques. Quant à -la condition spirituelle, il n'est pas difficile de démêler alors, -au milieu des influences philosophiques prépondérantes, une certaine -tendance systématique à ériger aussi le gallicanisme, sous un reste -d'inspirations jansénistes et parlementaires, en une sorte d'équivalent -national du protestantisme anglican: c'était, sans doute, une étrange -tentative chez une population élevée par Voltaire et Diderot; mais le -projet n'en était ni moins évident, ni moins propre à caractériser -une telle politique, qui n'a pas même cessé aujourd'hui de trouver -secrètement de fervens admirateurs parmi les métaphysiciens et -les légistes qui dirigent encore nos destinées officielles. Enfin, -relativement à la condition d'isolement national, ci-dessus signalée -comme l'indispensable complément de toutes les autres exigences d'une -telle imitation, on voit heureusement que, à cette époque initiale -d'élan universel, elle n'était pas moins radicalement contraire aux -propres sentimens spontanés des partisans de cette empirique utopie -qu'aux énergiques inclinations d'une population généreuse, si noblement -disposée, par un long exercice antérieur, à l'active propagation -désintéressée de toutes les améliorations quelconques qu'elle pourrait -jamais réaliser, et chez laquelle, en effet, les plus puissans efforts -ultérieurs n'ont pu parvenir à enraciner profondément aucune affection -anti-européenne. - -D'après cet ensemble de considérations sommaires, chacun peut désormais -apprécier aisément combien les dispositions les plus fondamentales, -soit préalables, soit actuelles, de la sociabilité française devaient -être directement opposées à la dangereuse utopie politique inspirée -par une vaine métaphysique chez notre première assemblée nationale, -dont la qualification usuelle pourra sembler, auprès d'une impartiale -postérité, le résultat d'une amère ironie philosophique; puisqu'il n'a -jamais existé un contraste aussi profondément décisif entre l'éternité -des espérances spéculatives et la fragilité des créations effectives. -Aucun exemple spécial ne m'a semblé plus caractéristique d'une telle -discordance entre les conceptions propres à cette philosophie politique -et la réalité du milieu social correspondant, que la pénible impression -spontanément suggérée aujourd'hui à l'intéressante lecture d'un -ouvrage destiné à survivre aux circonstances qui l'avaient dicté, comme -émanant d'un écrivain non moins estimable par ses lumières que par -l'élévation de ses sentimens et la loyauté de son caractère: on conçoit -qu'il s'agit de l'essai historique où l'infortuné Rabaut-Saint-Etienne -proclamait déjà solennellement accomplie, d'après l'acceptation -royale d'une constitution éphémère, une crise révolutionnaire qui -n'était ainsi parvenue qu'à sa préparation initiale, et dont le cours -irrésistible devait, l'année suivante, dissiper sans effort tout ce -vain échafaudage métaphysique. Rien n'est assurément plus propre qu'une -telle opposition à montrer la profonde inanité d'une théorie qui peut -conduire des esprits distingués à une appréciation aussi radicalement -illusoire du milieu social correspondant: rien également ne peut mieux -vérifier, en général, contre les étranges subtilités de nos docteurs -empiriques, l'insurmontable réalité des préceptes logiques établis -au quarante-huitième chapitre sur le besoin d'une vraie théorie -pour diriger les observations sociologiques, qui, en vertu de leur -complication supérieure, peuvent bien moins se passer d'un tel guide -que toutes celles relatives à de plus simples phénomènes. - -Procédons maintenant à la sommaire appréciation historique du second -degré révolutionnaire, où l'instinct plus complet de la véritable -situation sociale, compensant, en partie, sous l'énergique impulsion -des circonstances les plus décisives, la vicieuse influence d'une -vaine métaphysique, a déterminé enfin l'essor spontané du caractère -fondamental propre à cette immense crise finale, autant du moins que -pouvait le permettre alors l'inévitable ascendant exclusif d'une -philosophie purement négative, étrangère à toute conception réelle de -l'ensemble de l'évolution moderne. - -Justement opposée aux vaines fictions politiques sur lesquelles -reposait l'incohérent édifice de l'Assemblée Constituante, l'éminente -assemblée si pleinement immortalisée sous le nom de Convention -Nationale fut aussitôt conduite, par son origine même, à regarder -l'entière abolition de la royauté comme un indispensable préambule -de la régénération sociale vers laquelle tendait directement la -révolution française. D'après la concentration monarchique de tous -les anciens pouvoirs, graduellement accomplie, surtout en France, -depuis la fin du moyen âge, suivant nos explications antérieures, une -conservation quelconque de la royauté devait alors rendre imminente -la dangereuse restauration des divers débris politiques, spirituels -ou temporels, qui, sous la seconde phase moderne, s'étaient enfin -spontanément ralliés autour du pouvoir royal, dont la destruction -solennelle pouvait seule, dans une telle situation, caractériser -suffisamment la rénovation générale qui devait constituer le but final -du grand mouvement révolutionnaire commencé au XIVe siècle et -désormais parvenu à sa dernière crise essentielle. L'ensemble de notre -théorie historique représente nécessairement la royauté moderne comme -le seul reste capital de l'antique régime des castes, que nous avons -vu, au cinquante-troisième chapitre, fournir partout, d'une manière -plus ou moins explicite, la base fondamentale de toute organisation -primitive, selon le principe naturel de l'hérédité primordiale des -professions quelconques, plus durable à mesure qu'il s'agit d'arts -plus compliqués, dont l'exercice plus empirique exige davantage -l'apprentissage domestique. Nous avons reconnu, au chapitre suivant, -comment ce régime initial, qui, malgré d'importantes modifications, -constituait encore le fond général de l'organisme grec et même romain, -avait été, pour la première fois, directement ébranlé, dès le début du -moyen âge, dans sa principale disposition politique, par l'admirable -constitution du catholicisme, qui avait enfin radicalement supprimé -l'hérédité des plus éminentes fonctions sociales, en un temps où les -plus hautes combinaisons européennes étaient spontanément réservées à -un clergé célibataire: la cinquante-sixième leçon nous a d'ailleurs -montré le même régime irrévocablement détruit aussi, sous la dernière -phase du moyen âge, dans l'économie élémentaire des sociétés modernes, -d'après les suites nécessaires de l'émancipation personnelle présidant -à l'évolution industrielle. Il est clair que l'abaissement ultérieur -de la puissance aristocratique sous le pouvoir royal, pendant les deux -premières phases modernes, n'avait pu que compléter et consolider, -surtout en France, envers les fonctions intermédiaires, la grande -transformation ainsi commencée simultanément, au moyen âge, pour les -plus générales et les plus particulières. Déjà radicalement compromise -par un tel isolement, l'hérédité monarchique ne pouvait ensuite que -perdre beaucoup, sous la troisième phase, à l'excessive concentration -d'attributions politiques, à la fois spirituelles et temporelles, que -venait ainsi d'obtenir la dictature royale, dès lors spontanément -conduite, comme nous l'avons vu au cinquante-cinquième chapitre, à -constater de plus en plus son inaptitude fondamentale à la saine -appréciation habituelle de ce vaste ensemble, en cédant volontairement -ses principaux pouvoirs à des ministres de moins en moins dépendans. -On conçoit enfin, quant aux conditions intellectuelles, suivant une -indication préalable de la cinquante-troisième leçon, que, dans l'art -de gouverner, comme dans tout autre, quoique plus tardivement à -raison de sa complication supérieure, la rationnalité croissante des -conceptions humaines tend nécessairement à rendre l'aptitude réelle, -même temporelle, de plus en plus indépendante de toute imitation -domestique, en lui procurant directement une éducation systématique, -que peuvent convenablement recevoir, quelle que soit leur condition -sociale, les intelligences suffisamment douées de l'esprit d'ensemble -qui détermine une telle vocation, et qui certainement, au temps que -nous considérons, était bien loin, abstraction faite de toute satire -personnelle, d'appartenir exclusivement, ou même principalement, aux -maisons royales, qui jadis durent en être si longtemps les dépositaires -naturels. - -Cette abolition préliminaire, sans laquelle la révolution française -ne pouvait être pleinement caractérisée, dut bientôt s'accompagner de -toutes les démolitions partielles destinées à y compléter l'indication -d'une irrésistible tendance à la rénovation totale du système social, -autant que le permettait la vicieuse nature de la seule philosophie qui -pût alors diriger un tel ébranlement. Malgré une odieuse persécution, -aussi impolitique qu'injuste, suscitée par une haine aveugle, et -spécialement entretenue par l'instinct de rivalité religieuse d'un -vain déisme, il faut surtout distinguer, à ce sujet, l'audacieuse -suppression légale du christianisme, tendant à faire énergiquement -ressortir, soit la caducité d'une organisation enfin devenue -essentiellement étrangère à l'existence moderne, soit la nécessité -d'un nouvel ordre spirituel susceptible de diriger convenablement la -régénération humaine. Parmi les moindres préparations négatives, il -n'est pas inutile de noter ici la destruction systématique de toutes -les diverses corporations antérieures, trop exclusivement attribuée -aujourd'hui à une aveugle répugnance absolue contre toute agrégation -quelconque, et dans laquelle on peut certainement apercevoir, sans -excepter même les cas les plus défavorables, un certain instinct -confus de la tendance plus ou moins rétrograde de ces différentes -institutions, après l'accomplissement suffisant de leur office purement -provisoire, dont la vicieuse prolongation devenait réellement une -source d'entraves bien plus que de progrès. Je ne crois pas devoir me -dispenser d'étendre une semblable appréciation historique jusqu'à la -suppression directe des compagnies savantes, et même de l'illustre -Académie des sciences de Paris, la seule qui pût essentiellement -mériter quelques regrets sérieux. Malgré les vains reproches de -vandalisme adressés à un tel acte par des esprits ordinairement -incapables d'en apprécier la véritable portée, j'aurai bientôt lieu de -faire directement sentir que cette institution provisoire avait alors -rendu tous les principaux services intellectuels compatibles avec la -nature et l'esprit de son organisation primitive, et que son influence -ultérieure a été, au fond, surtout aujourd'hui, bien plus contraire -que favorable à la marche nécessaire des conceptions modernes. Le -mémorable instinct progressif de la grande dictature révolutionnaire ne -fut donc pas, au fond, plus en défaut dans ce cas important que dans -tant d'autres où une meilleure appréciation a déjà conduit à rendre -une exacte justice aux éminentes intentions d'une assemblée qui avait -déjà solennellement prouvé, sous ce rapport, sa parfaite loyauté, en -étendant, sans aucun ménagement, ses opérations négatives jusqu'aux -diverses corporations légistes, quoique la plupart de ses membres en -fussent sortis. Sous l'aspect scientifique, sa prochaine sollicitude -pour tant d'heureuses fondations destinées à seconder la marche ou la -propagation des connaissances réelles, et surtout pour la création -capitale de l'École Polytechnique, si supérieure aux institutions -antérieures, devrait suffisamment montrer que la suppression des -Académies, si amèrement déplorée par tant d'académiciens postérieurs, -ne pouvait alors tenir essentiellement à de sauvages antipathies, mais -bien plutôt à une certaine prévision générale, juste quoique confuse, -des nouveaux besoins de l'esprit humain. - -Afin d'apprécier convenablement le vrai caractère fondamental de -cette grande époque, il est indispensable d'y considérer toujours -l'irrésistible influence, encore plus favorable que funeste, des -circonstances éminemment décisives qui durent la dominer, et dont -l'ascendant spontané contribua beaucoup à y contenir les dangereuses -divagations métaphysiques inhérentes à la seule philosophie qui pût -alors diriger cet immense mouvement. D'après les motifs ci-dessus -indiqués, les gouvernemens européens qui, sous la seconde phase, -avaient laissé tomber Charles I sans aucune opposition sérieuse, -n'eurent pas même besoin des coupables intrigues de la royauté -française pour réunir bientôt tous leurs efforts actifs contre une -révolution radicale, où l'initiative de la France signalait évidemment -une inévitable crise finale, nécessairement commune à l'ensemble de -la grande république européenne, comme l'était, depuis le moyen âge, -la double progression, positive et négative, dont elle annonçait -le dernier terme naturel: l'oligarchie anglaise elle-même, quoique -désintéressée, en apparence, dans la dissolution des monarchies, se -plaça promptement à la tête de cette coalition rétrograde, destinée -à l'universelle conservation du système militaire et théologique, -désormais également menacé sous toutes les formes diverses qu'avait -pu prendre la dictature temporelle où avait partout abouti sa -décomposition graduelle. Or, cette formidable attaque, qui, par une -réaction nécessaire, obligeait aussi la France à proclamer directement -l'intime universalité de l'ébranlement final, dut procurer à ce second -degré de la crise révolutionnaire un avantage fondamental, que n'avait -pu suffisamment obtenir le premier, en y provoquant spontanément une -mémorable identité continue de sentimens et même, à certains égards, -de vues politiques, indispensable au succès réel de la plus juste -et la plus sublime défense nationale que l'histoire puisse jamais -offrir. C'est là surtout ce qui détermina, ou du moins maintint, -l'énergie morale et la rectitude mentale qui placeront toujours, chez -l'impartiale postérité, la Convention nationale très au-dessus de -l'Assemblée constituante, malgré les vices respectivement inhérens à -leur doctrine et à leur situation. Quoique constamment poussée, par -sa philosophie métaphysique, à des conceptions vagues et absolues, -l'assemblée républicaine, après avoir spontanément accordé à cette -inévitable tendance générale les seules satisfactions qu'elle ne -pouvait lui refuser, fut bientôt heureusement conduite, par les actives -exigences de sa principale mission politique, à écarter, sous un -respectueux ajournement, une vaine constitution, pour s'élever enfin à -l'admirable conception du gouvernement révolutionnaire proprement dit, -directement envisagé comme un régime provisoire parfaitement adapté à -la nature éminemment transitoire du milieu social correspondant. C'est -ainsi que, supérieurs à la puérile ambition de leurs prédécesseurs, si -aveuglément imitée par leurs successeurs, les conventionnels français, -renonçant implicitement à fonder déjà d'éternelles institutions qui -ne pouvaient encore avoir aucune base réelle, s'attachèrent surtout -à organiser provisoirement, conformément à la situation, une vaste -dictature temporelle, équivalente à celle graduellement élaborée -par Louis XI et par Richelieu, mais dirigée d'après une bien plus -juste appréciation générale de sa destination propre et de sa durée -limitée. En la constituant spontanément sur la base indispensable -de la puissance populaire, ils furent d'ailleurs conduits à mieux -annoncer le caractère essentiel de la rénovation finale, soit en -vertu de l'admirable essor directement imprimé aux vrais sentimens -de fraternité universelle, soit en inspirant aux classes inférieures -une juste conscience de leur valeur politique, soit enfin d'après une -heureuse prédilection continue pour des intérêts qui, à raison de leur -généralité supérieure, doivent être presque toujours les plus conformes -à une saine appréciation philosophique de l'ensemble des besoins -sociaux. Cette conduite naturelle, immédiatement récompensée par tant -de sublimes ou touchans dévouemens, et qui élevait la constitution -morale d'une population où tous les gouvernemens ultérieurs ont -systématiquement tendu à développer, au contraire, un abject égoïsme, -a laissé nécessairement, chez le peuple français, d'ineffaçables -souvenirs, et même de profonds regrets, qui ne pourront vraiment -disparaître que par une juste satisfaction permanente de l'instinct -correspondant. Il faut aussi noter, dans cette mémorable organisation -de la dictature révolutionnaire, une certaine tendance spontanée à -une première appréciation générale, vague mais réelle, de la division -fondamentale entre le gouvernement moral et le gouvernement politique -des sociétés modernes, dès lors indiquée, à mes yeux, par l'action -simultanée d'une célèbre association volontaire, qui, essentiellement -extérieure au pouvoir proprement dit, était surtout destinée, en -appréciant mieux l'ensemble de sa marche, à lui fournir de lumineuses -indications. Quelque imparfait que dût être alors un instinct aussi -confus de la principale condition propre à la réorganisation sociale, -on en retrouve d'autres indices, non moins caractéristiques, en -considérant diverses tentatives remarquables pour fonder, sur la -régénération directe des mœurs françaises, la rénovation ultérieure -des institutions; quoique la vaine théorie métaphysique qui présidait -nécessairement à de tels efforts n'en pût aucunement permettre -l'efficacité durable. - -En général, l'étude approfondie de cette grande crise fera de plus -en plus ressortir que, sous l'impulsion décisive des circonstances -extérieures, les éminens attributs qui la distinguent furent -essentiellement dus à la haute valeur politique, et surtout morale, -soit de ses principaux directeurs, soit des masses qui les secondaient -avec un si admirable dévouement; tandis que les graves aberrations qui -s'y rattachent étaient inséparables de la vicieuse philosophie qui -dominait à cette époque, et dont, par les plus heureuses inspirations -d'une sagesse purement spontanée, il n'était pas toujours possible -de contenir suffisamment la dangereuse influence systématique. De sa -nature, cette métaphysique, au lieu de lier intimement les tendances -actuelles de l'humanité à l'ensemble des transformations antérieures, -représentait la société sans aucune impulsion propre, sans aucune -relation au passé, indéfiniment livrée à l'action arbitraire du -législateur; étrangère à toute saine appréciation de la sociabilité -moderne, elle remontait au delà du moyen âge pour emprunter à la -sociabilité antique un type rétrograde et contradictoire; enfin, -au milieu des circonstances les plus irritantes, elle appelait -spécialement les passions à l'office le mieux réservé à la raison. -C'était cependant sous un tel régime mental qu'il fallait alors -s'élever à des conceptions politiques heureusement adaptées à la -vraie disposition des esprits et aux impérieuses exigences de la plus -difficile situation: aussi la juste considération d'un semblable -contraste devra-t-elle toujours porter les véritables philosophes à -une admiration spéciale des grands résultats qui s'y sont développés, -et à une indulgente réprobation d'inévitables égaremens généraux. -Aucun ordre de faits ne caractérise plus profondément cette opposition -fondamentale, que ceux relatifs au besoin continu de l'unité nationale, -dont l'actif sentiment dut surmonter, à cette époque, chez les -natures vraiment politiques, la tendance éminemment dispersive de -la métaphysique prépondérante. Cette admirable réaction d'un heureux -instinct pratique contre les dangereuses indications d'une théorie -décevante, se manifeste surtout dans la lutte décisive suscitée par -le puéril orgueil des malheureux girondins, entraînés, d'après leur -haute incapacité politique, à de coupables menées, poussées quelquefois -jusqu'à des coalitions armées avec le parti monarchique, afin de -détruire systématiquement l'un des plus grands résultats de notre -passé social, en décomposant la France en républiques partielles, -au temps même où la plus redoutable agression extérieure exigeait -nécessairement la plus intense concentration intérieure. Quand, par une -indispensable épuration, la marche révolutionnaire eut enfin écarté ces -dangereux discoureurs, on remarque, en effet, à cet égard, malgré les -plus graves divergences, une mémorable unanimité d'efforts permanens -pour contenir la tendance métaphysique au morcellement politique, -dont l'école progressive actuelle a été ainsi heureusement préservée, -laissant désormais à l'école rétrograde l'étrange privilége de telles -aberrations, comme je l'ai expliqué au quarante-sixième chapitre. - -Le terme naturel d'une exaltation qui, quoique évidemment nécessaire, -ne devait ni ne pouvait durer, aurait été directement fixé, par une -prévision rationnelle, à l'époque, fort antérieure à la célèbre journée -thermidorienne, où la France serait suffisamment garantie contre -l'invasion étrangère; ce qui exigeait que la résistance révolutionnaire -eût été poussée jusqu'à la double conquête provisoire de la Belgique -et de la Savoie, alors seule pleinement caractéristique d'une -efficacité décisive de notre défense nationale. Mais l'inévitable -irritation générale résultée d'aussi extrêmes nécessités, et surtout -les inspirations absolues de la métaphysique dirigeante, ne pouvaient -malheureusement permettre que l'indispensable politique exceptionnelle -cessât aussitôt que son principal office provisoire aurait été -convenablement accompli. On doit certainement regarder son abusive -prolongation, avec un déplorable surcroît d'intensité, après le terme -relatif à sa destination nécessaire, comme la cause essentielle des -horribles déviations que rappelle trop exclusivement aujourd'hui -le souvenir de cette grande époque, et qui n'ont laissé d'autre -enseignement universel que l'immortelle démonstration de l'impuissance -organique propre à une doctrine purement négative, ainsi poussée -à son entière application politique. C'est ici le lieu d'employer -complétement une division historique, indiquée d'avance à la fin du -volume précédent, entre les deux écoles générales qui avaient surtout -dirigé l'ébranlement philosophique du siècle dernier, en poursuivant -spécialement, l'une l'émancipation mentale, l'autre l'agitation -sociale. Quoique ayant également abouti au déisme spéculatif, nous -avons déjà reconnu que, dès l'origine, elles avaient envisagé -cette situation passagère de notre intelligence sous deux aspects -très-différens et même virtuellement opposés: l'un progressif, où cette -extrême phase de la philosophie primitive ne pouvait constituer qu'une -halte rapide d'un mouvement anti-théologique touchant à son inévitable -destination finale; l'autre rétrograde, où l'on y voyait, au contraire, -le point de départ d'une sorte de restauration religieuse, modifiée -d'après les illusions contradictoires de nouveaux réformateurs. -Cette rivalité fondamentale des deux écoles de Voltaire et de -Rousseau se laissa toujours distinctement sentir, malgré leur unanime -coopération active à la grande crise révolutionnaire, par la tendance -caractéristique de la première à concevoir franchement la métaphysique -dirigeante comme éminemment négative, et la dictature républicaine -comme une indispensable mesure provisoire, dont l'institution lui fut -principalement due; tandis que, aux yeux de la seconde, cette doctrine -formait déjà réellement la base nécessaire d'une réorganisation -directe, qu'il fallait immédiatement substituer au régime exceptionnel: -en même temps, l'une avait constamment témoigné un instinct confus mais -réel des conditions essentielles de la civilisation moderne, pendant -que l'autre se montrait surtout préoccupée d'une vague imitation de -la société antique. Après que le commun danger eut cessé de pouvoir -suffisamment contenir ces inévitables divergences, l'énergique -sollicitude de l'école politique poussa l'école philosophique, jusque -alors prépondérante, à constater directement son impuissance organique -en formulant précipitamment, pour la régénération intellectuelle et -morale, une sorte de polythéisme métaphysique, dominé par l'adoration -de la grande entité scolastique, et qui ne pouvait assurément -obtenir aucune consistance effective: d'où résulta graduellement -la mémorable catastrophe de l'énergique Danton et de l'intéressant -Camille Desmoulins, en un temps où tous les triomphes se résumaient -par l'impitoyable extermination des adversaires quelconques, sous les -déplorables inspirations d'une doctrine qui, profondément incompatible -avec toute démonstration véritable, laissait bientôt prévaloir des -passions sanguinaires, indiquant toujours la compression matérielle -comme seul gage assuré de la convergence spirituelle, suivant la nature -constante des conceptions politiques qui repoussent ou méconnaissent -la division fondamentale des deux puissances élémentaires. L'ascendant -décisif ainsi naturellement procuré à l'école politique, où le sincère -fanatisme de quelques chefs recommandables dissimulait la facile et -dangereuse hypocrisie d'un plus grand nombre de purs déclamateurs, vint -bientôt prouver, à son tour, d'après l'irrécusable témoignage d'un -horrible délire, que, malgré ses mystérieuses promesses, elle était -encore moins apte que sa rivale à diriger convenablement une vraie -réorganisation finale. C'est surtout alors que, par une inévitable -aberration générale, la métaphysique révolutionnaire, sous l'absurde -prépondérance du type antique radicalement méconnu, fut rapidement -conduite à se montrer directement hostile aux divers élémens essentiels -de la civilisation moderne, dont l'universelle influence spontanée -empêchait nécessairement le libre essor d'une telle utopie rétrograde, -chez les esprits même les plus accessibles à de vains entraînemens -systématiques. En contradiction radicale avec la solidarité nécessaire -des deux mouvemens, hétérogènes mais convergens, dont l'ensemble -caractérise, d'après les deux chapitres précédens, l'évolution -fondamentale de la sociabilité européenne depuis le moyen âge, on vit -ainsi la progression négative, irrationnellement devenue organique, se -tourner enfin contre la progression positive, après avoir pleinement -satisfait à sa propre destination transitoire. Cette déviation -décisive, sensible même pour l'évolution scientifique et l'évolution -esthétique, dut être surtout prononcée relativement à l'évolution -industrielle, alors menacée d'une entière désorganisation, d'après une -désastreuse tendance politique à détruire l'indispensable subordination -élémentaire des classes laborieuses envers les véritables chefs -naturels de leurs travaux journaliers, afin d'appeler la plus incapable -multitude, sous l'inévitable direction des littérateurs et des avocats, -à une active participation permanente au gouvernement effectif, -par une abusive appréciation métaphysique du juste intérêt continu -que, dans tout véritable état social, les moindres citoyens doivent -nécessairement prendre, en raison de leurs talens et de leurs lumières, -à la marche générale des affaires publiques. Du point de vue purement -politique, la grande réaction rétrograde, que l'école révolutionnaire -la plus avancée fait aujourd'hui commencer seulement à la journée -thermidorienne, me paraît devoir être réellement envisagée désormais, -d'après l'ensemble de notre élaboration historique, comme remontant à -la célèbre tentative pour l'organisation fondamentale du déisme légal, -pleinement caractérisée par une manifestation mémorable, et dont la -tendance nécessaire ressortait déjà des singulières révélations qui -attribuaient une sorte de mission céleste au sanguinaire déclamateur -érigé en souverain pontife de cette étrange restauration religieuse. -Sous ce nouvel aspect, le mouvement thermidorien, d'abord dirigé -par les amis de Danton, reprend un caractère plus conforme aux -saines inspirations spontanées de la raison publique; en constituant -primitivement le symptôme décisif de l'inévitable décadence d'une -désastreuse politique, qui, malgré la plus horrible exagération -des procédés exceptionnels, ne pouvait réellement parvenir, en -troublant profondément l'économie élémentaire propre à la sociabilité -moderne, qu'à organiser finalement une immense rétrogradation: il -reste d'ailleurs pleinement incontestable que, à la faveur de cette -indispensable journée, bientôt détournée de sa destination naturelle, -de sanglantes représailles furent déplorablement dirigées, à la secrète -instigation du parti monarchique, contre l'ensemble du mouvement -révolutionnaire. En se félicitant de voir enfin, comme il l'avait tant -mérité, le grand Carnot sortir glorieusement d'une telle collision, -tout vrai philosophe devra toujours y regretter spécialement la perte -d'un noble jeune homme, l'éminent Saint-Just, tombé victime presque -volontaire de son aveugle dévouement à un ambitieux sophiste, indigne -d'une si précieuse admiration. - -J'ai cru devoir ici convenablement insister sur la saine appréciation -historique propre à l'ensemble de l'époque la plus décisive que pût -offrir la portion jusqu'à présent accomplie de l'immense révolution -au sein de laquelle nous vivons. On voit ainsi, d'une part, comment -le degré républicain a spontanément élevé, d'une manière beaucoup -plus complète et plus énergique que n'avait d'abord pu le faire le -degré constitutionnel, une sorte de programme politique vraiment -fondamental, dont l'ineffaçable souvenir indiquera naturellement, -jusqu'à une convenable réalisation ultérieure, la destination finale de -cette crise universelle, malgré le mode essentiellement négatif sous -lequel il dut alors être conçu par la métaphysique dirigeante, dont -l'inévitable impuissance organique fut, d'une autre part, simultanément -démontrée d'après l'épreuve solennelle, pleinement caractéristique -quoique nécessairement passagère, de son entier ascendant politique. -Quelques vains efforts qu'ait pu tenter ensuite la grande réaction -rétrograde, dont je viens d'assigner la véritable origine historique, -pour dissimuler totalement le premier enseignement social en -laissant seulement ressortir le second, ils sont tous deux également -impérissables auprès de la population européenne, aux yeux de laquelle -ils tendront spontanément de plus en plus à devenir radicalement -inséparables, aussitôt qu'une sage élaboration philosophique aura -suffisamment fondé, sur leur combinaison permanente, l'indispensable -indication générale de la marche ultérieure propre à l'ensemble du -mouvement révolutionnaire. Toutes les récriminations doctorales sur -la prétendue inopportunité radicale de la régénération totale ainsi -projetée par les conventionnels français, ne peuvent réellement -affecter, d'après notre théorie historique, que l'insuffisance -nécessaire des moyens vicieux qu'une décevante métaphysique dut -conduire à y appliquer; mais elles ne sauraient nullement atteindre -le besoin fondamental d'une réorganisation universelle, qui était -déjà aussi incontestable, et même aussi pleinement senti par les -masses, qu'il peut l'être essentiellement aujourd'hui. Rien ne doit -mieux confirmer une telle appréciation que la mémorable lenteur, trop -peu comprise jusqu'ici, d'un mouvement rétrograde dont l'instinct -dirigeant se reconnaissait tacitement incompatible avec les plus -intimes dispositions populaires, qui, par leur énergique antipathie, -obligèrent ensuite à prendre tant de longs et pénibles circuits -politiques pour restaurer enfin, sous un vain déguisement impérial, -une monarchie qu'une seule rapide secousse avait d'abord suffi à -renverser entièrement: si tant est même que la stricte exactitude -historique permette maintenant d'envisager comme vraiment rétablie -une royauté qui n'a jamais pu encore passer avec sécurité de ses -divers possesseurs effectifs à leurs propres successeurs domestiques, -quoique une telle transmission héréditaire constitue certainement la -principale différence caractéristique entre le véritable pouvoir royal -et le simple pouvoir dictatorial, dès longtemps devenu, sous une forme -quelconque, naturellement indispensable, suivant nos explications -antérieures, à la situation transitoire des sociétés modernes. - -Après la chute nécessaire du régime conventionnel, la réaction -rétrograde ne se fit surtout sentir immédiatement que par le vain -retour de la métaphysique constitutionnelle propre au degré initial de -la crise universelle, et dont la stérile obstination tendit toujours à -reproduire, autant que le permettait alors l'état général des esprits, -une aveugle imitation de la constitution anglaise, caractérisée -par une chimérique pondération des diverses fractions du pouvoir -temporel, sous de nouvelles formes, encore plus rapprochées de ce type -imaginaire, où d'irrationnelles conceptions ne cessaient de montrer la -vraie réorganisation finale, malgré l'expérience primitive du peu de -stabilité que pouvait comporter, en France, l'importation d'une telle -anomalie politique. En même temps, suivant un inévitable contraste, des -tentatives énergiques mais insensées annoncèrent déjà la déplorable -tendance ultérieure du parti qui se croyait sincèrement progressif à -chercher de plus en plus la solution sociale dans une plus complète -extension du mouvement négatif, que la dictature révolutionnaire avait -réellement poussé jusqu'à ses plus extrêmes limites politiques, et que -néanmoins on voulait aussi conduire désormais, sous les anarchiques -inspirations de l'école de Rousseau, jusqu'à l'ébranlement direct des -institutions élémentaires les plus indispensables à toute sociabilité -humaine. Par ces deux ordres d'aberrations, tous concouraient -spontanément à maintenir la position vicieusement abstraite du -problème politique, indépendamment d'aucune vraie relation générale -au milieu social correspondant; tous concevaient également la société -indéfiniment modifiable, sans aucune impulsion propre, et dégagée de -toute filiation antérieure; tous, enfin, s'accordaient à subordonner -la régénération morale aux règlemens législatifs: si j'insiste sur ces -caractères logiques alors communs à l'école rétrograde ou stationnaire -et à l'école progressive, c'est parce qu'ils n'ont pu aujourd'hui -essentiellement changer, et qu'on doit naturellement les apprécier -d'une manière plus philosophique envers une situation moins actuelle, -quoique d'ailleurs radicalement persistante. - -Une telle fluctuation politique, toujours menaçante pour l'ordre, et -néanmoins stérile pour le progrès, devait nécessairement aboutir, -malgré d'énergiques répugnances populaires, au triomphe passager -de l'esprit rétrograde, qui montrait spontanément la concentration -monarchique comme seule propre à garantir la sécurité du développement -continu des divers élémens essentiels de la sociabilité moderne, déjà -pressés d'utiliser les nouvelles ressources générales que procurait -désormais à leur libre essor l'irrévocable décomposition de l'ancienne -hiérarchie sociale. Dans l'état d'empirisme métaphysique où se -trouve encore la philosophie politique, cette dernière épreuve était -alors indispensable pour faire universellement apprécier, par une -expérience décisive, l'espèce d'ordre réellement compatible avec une -pleine rétrogradation, dont les promesses illusoires ne pouvaient être -directement jugées par aucune discussion vraiment rationnelle. En même -temps, la marche naturelle des événemens conduisait inévitablement -à cette issue immédiate, en faisant de plus en plus prévaloir le -pouvoir militaire, première base nécessaire de toute véritable royauté -moderne; à mesure que la guerre révolutionnaire perdait son caractère -essentiellement défensif, pour devenir, à son tour, éminemment -offensive, sous le spécieux entraînement d'une active propagation -universelle de l'ébranlement fondamental, sans que cette irrésistible -séduction pût d'abord céder à aucune sage appréciation, soit de -l'opportunité du but, soit de l'efficacité du moyen. Tant que l'armée, -pleinement nationale, était restée liée au sol natal, et n'avait pas -cessé, sous l'espoir continu d'une prochaine libération, de participer -directement aux émotions et aux inspirations populaires, la salutaire -énergie du terrible comité avait pu y maintenir, par une infatigable -activité, la plus parfaite prépondérance que les guerres modernes -eussent encore offerte de l'autorité civile sur la force militaire. -Mais il ne pouvait plus en être ainsi quand, dans les diverses -expéditions lointaines, l'armée, devenue de plus en plus étrangère -aux affaires intérieures, et prenant nécessairement, d'après un but -plus spécial et moins direct, un caractère plus déterminé et moins -passager, tendait graduellement à s'identifier profondément avec ses -propres chefs, au milieu de populations inconnues, en même temps que -son intervention politique devait peu à peu paraître indispensable à la -compression nécessaire de la stérile agitation sociale qu'entretenait -un dangereux esprit métaphysique. Il était donc certainement -impossible que l'ensemble d'une telle situation ne conduisît bientôt -à l'installation spontanée d'une véritable dictature militaire, dont -la tendance, rétrograde ou progressive, devait d'ailleurs, malgré -l'influence naturelle d'une réaction passagère, dépendre beaucoup, -et certainement davantage qu'en aucun autre cas historique, de la -disposition personnelle de celui qui en serait honoré, parmi tant -d'illustres généraux que la défense révolutionnaire avait suscités. -Par une fatalité à jamais déplorable, cette inévitable suprématie, -à laquelle le grand Hoche semblait d'abord si heureusement destiné, -échut à un homme presque étranger à la France, issu d'une civilisation -arriérée, et spécialement animé, sous la secrète impulsion d'une -nature superstitieuse, d'une admiration involontaire pour l'ancienne -hiérarchie sociale; tandis que l'immense ambition dont il était dévoré -ne se trouvait réellement en harmonie, malgré son vaste charlatanisme -caractéristique, avec aucune éminente supériorité mentale, sauf celle -relative à un incontestable talent pour la guerre, bien plus lié, -surtout de nos jours, à l'énergie morale qu'à la force intellectuelle. - -On ne saurait aujourd'hui rappeler un tel nom sans se souvenir que -de vils flatteurs et d'ignorans enthousiastes ont osé longtemps -comparer à Charlemagne un souverain qui, à tous égards, fut aussi -en arrière de son siècle que l'admirable type du moyen âge avait -été en avant du sien. Quoique toute appréciation personnelle doive -rester essentiellement étrangère à la nature et à la destination de -notre analyse historique, chaque vrai philosophe doit, à mon gré, -regarder maintenant comme un irrécusable devoir social de signaler -convenablement à la raison publique la dangereuse aberration qui, sous -la mensongère exposition d'une presse aussi coupable qu'égarée, pousse -aujourd'hui l'ensemble de l'école révolutionnaire à s'efforcer, par un -funeste aveuglement, de réhabiliter la mémoire, d'abord si justement -abhorrée, de celui qui organisa, de la manière la plus désastreuse, -la plus intense rétrogradation politique dont l'humanité dut jamais -gémir. D'après les explications précédentes, personne assurément ne -saurait croire que je prétende ici blâmer l'avénement d'une dictature -non moins indispensable qu'inévitable: mais je voudrais flétrir, -avec toute l'énergie philosophique dont je suis susceptible, l'usage -profondément pernicieux qu'en fit un chef alors naturellement investi -d'une puissance matérielle et d'une confiance morale qu'aucun autre -législateur moderne n'a pu réunir au même degré. L'état général -de l'esprit humain ne permettait point, sans doute, à son immense -autocratie de diriger immédiatement la réorganisation finale de l'élite -de l'humanité, faute d'une indispensable élaboration philosophique -encore inaccomplie; mais son action rationnelle aurait pu y appliquer -convenablement les hautes intelligences, et y disposer simultanément -la masse des populations, au lieu d'écarter les unes et de détourner -les autres par une activité radicalement perturbatrice de tous les -grands effets sociaux que la dictature purement révolutionnaire avait -déjà glorieusement ébauchés, autant que l'avait comporté l'inévitable -prépondérance d'une métaphysique essentiellement négative. Si le -prétendu génie politique de Bonaparte avait été vraiment éminent, ce -chef ne se serait point abandonné à son aversion trop exclusive envers -la grande crise républicaine, où il ne savait voir, à la suite des plus -vulgaires déclamateurs rétrogrades, que la facile démonstration de -l'impuissance organique propre à la seule philosophie qui avait pu y -présider: il n'y aurait pas entièrement méconnu d'énergiques tendances -vers une régénération fondamentale, dont les conditions nécessaires s'y -étaient certainement manifestées d'une manière non moins irrécusable -pour tous les hommes d'état dignement placés, même par le seul -instinct, au véritable point de vue général de la sociabilité moderne, -qui n'eût point échappé, sans doute, dans cette lumineuse position, à -Richelieu, à Cromwell, ou à Frédéric. On n'a d'ailleurs aucun besoin -de prouver que son autorité réelle eût ainsi acquis, avec une aussi -pleine intensité, une stabilité beaucoup plus grande, en même temps que -sa mémoire eût été assurée d'une éternelle et unanime consécration, -quoiqu'il dût alors entièrement renoncer à la puérile fondation -d'une nouvelle tribu royale. Mais, à vrai dire, toute sa nature -intellectuelle et morale était profondément incompatible avec la seule -pensée d'une irrévocable extinction de l'antique système théologique -et militaire, hors duquel il ne pouvait rien concevoir, sans toutefois -en comprendre suffisamment l'esprit ni les conditions; comme le -témoignèrent tant de graves contradictions dans la marche générale de -sa politique rétrograde, surtout en ce qui concerne la restauration -religieuse, où, suivant la tendance habituelle du vulgaire des rois, il -prétendit si vainement allier toujours la considération à la servilité, -en s'efforçant de ranimer des pouvoirs qui, par leur essence, ne -sauraient jamais rester franchement subalternes. - -Le développement continu d'une immense activité guerrière constituait, -à tout prix, le fondement nécessaire de cette désastreuse domination, -qui, pour le rétablissement éphémère d'un régime radicalement -antipathique au milieu social correspondant, devait surtout exploiter, -par une stimulation incessamment renouvelée, soit les vices généraux -de l'humanité, soit les imperfections spéciales de notre caractère -national, et principalement une vanité exagérée, qui, loin d'être -soigneusement réglée d'après une sage opposition, fut alors, au -contraire, directement excitée jusqu'à la production fréquente -des plus irrationnelles illusions, suivant des moyens d'ailleurs -empruntés, comme tout le reste de ce prétendu système, aux usages -les plus discrédités de l'ancienne monarchie. Sans un état de guerre -très-actif, en effet, le ridicule le plus incisif aurait certainement -suffi pour faire prompte et pleine justice de l'étrange restauration -nobiliaire et sacerdotale tentée par Bonaparte, tant elle était -profondément contradictoire à l'état réel des mœurs et des opinions; -la France n'aurait pu être réduite, par aucune autre voie, à cette -longue et honteuse oppression, où la moindre réclamation généreuse -était aussitôt étouffée comme un acte de trahison nationale concerté -avec l'étranger; l'armée, qui, pendant la crise républicaine, avait -été constamment animée d'un si noble esprit patriotique, n'aurait -pu être autrement amenée, d'après l'essor exorbitant des ambitions -personnelles, à une tendance tyrannique envers les citoyens, désormais -réduits à se consoler vainement du despotisme et de la misère par -la puérile satisfaction de voir l'empire français s'étendre de -Hambourg à Rome. Enfin, quant à l'influence morale, on n'a point -encore dignement compris que la Convention, élevant le peuple sans le -corrompre, avait irrévocablement terminé la décomposition chronique -de l'ancienne hiérarchie sociale, tout en consolidant néanmoins, chez -les moindres classes, le respect de chacun pour sa propre condition, -suivant l'attrait universel d'une noble activité politique, tendant -spontanément à contenir partout la disposition au déplacement privé, -en honorant et améliorant les plus inférieures positions: c'est -surtout sous la domination guerrière de Bonaparte que le généreux -sentiment primitif de l'égalité révolutionnaire subit cette immorale -déviation qui devait associer directement la plus active portion de -notre population à un désastreux système de rétrogradation politique, -en lui offrant, comme prix de sa coopération permanente, l'Europe -à piller et à opprimer; on doit certainement ainsi expliquer le -principal développement direct d'une corruption générale déterminée, -en germe, par l'ensemble de la désorganisation sociale, et dont nous -recueillons aujourd'hui les tristes fruits. Mais il serait aussi -superflu que pénible de s'arrêter ici davantage sur cette malheureuse -époque, autrement que pour y noter sommairement les graves enseignemens -politiques qu'elle nous a si chèrement procurés. Le premier de tous -consiste assurément dans l'irrécusable démonstration de la douloureuse -versatilité politique qui devait caractériser l'absence de toute -véritable doctrine, depuis que les convictions révolutionnaires, seules -pleinement actives de nos jours, avaient été nécessairement ébranlées, -chez la plupart des esprits, d'après la déplorable expérience propre -à la dernière partie de la grande crise républicaine. Sans cette -inévitable influence mentale, la politique rétrograde de Bonaparte -aurait évidemment manqué à la fois d'instrumens et d'appuis, chez -une population qui n'aurait pu autrement laisser tenter la folle -et coupable résurrection du régime que son énergique antipathie -avait si récemment abattu. La honteuse apostasie de tant d'indignes -républicains, et l'entraînement insensé des masses désintéressées, -durent alors marquer profondément la fragilité désormais inhérente -à toutes les convictions uniquement fondées sur une métaphysique -purement négative, qui avait déjà cessé d'être en suffisante -harmonie, intellectuelle ou sociale, avec l'ensemble de la situation -révolutionnaire. On doit, en second lieu, remarquer, dans l'épreuve -vraiment décisive tentée à cette époque, l'indispensable fondement -que la guerre active et permanente y fournissait nécessairement au -système de rétrogradation, qui n'aurait pu autrement obtenir alors -aucune telle consistance temporaire, comme je l'ai ci-dessus signalé. -Cette incontestable appréciation historique indique certainement -combien serait à la fois chimérique et perturbatrice une politique -ainsi obligée à l'accomplissement continu d'une condition fondamentale -devenue de plus en plus antipathique à l'ensemble de la civilisation -moderne, et souvent même secrètement repoussée désormais par l'instinct -involontaire des plus zélés partisans des projets insensés dont -elle devrait former la base générale. Il faut y voir aussi, en sens -inverse, l'immédiate condamnation philosophique de la déplorable -aberration qui, d'après l'absence actuelle de toute véritable doctrine -politique, a depuis entraîné trop souvent l'école révolutionnaire, -malgré d'insuffisantes intentions progressives, dans le seul intérêt -de ses passions fugitives, à préconiser et même à solliciter l'état -de guerre, qui constitue cependant l'unique chance sérieuse, quoique -éphémère, qui pût rester désormais aux tendances rétrogrades. Enfin, -il importe beaucoup de signaler spécialement, au sujet de cette -domination guerrière, le nouveau sophisme général, à la fois spontané -et systématique, d'après lequel l'esprit militaire, avant de s'effacer -irrévocablement, y fut conduit à rendre un hommage involontaire à la -nature éminemment pacifique de la sociabilité moderne, en s'efforçant -toujours d'y représenter la guerre comme un moyen fondamental de -civilisation, par un chimérique rajeunissement de l'antique politique -romaine, dont la destination sociale avait évidemment reçu, quinze -siècles auparavant, selon notre théorie historique, une pleine -réalisation, nécessairement impossible à renouveler dans tout le -reste de l'évolution humaine. Une telle illusion politique avait dû -être assurément fort naturelle, et même d'abord inévitable, à l'issue -immédiate de la défense révolutionnaire, qui suscitait spontanément -une irrésistible impulsion à l'active propagation universelle des -principes français; quoique une saine appréciation philosophique, alors -malheureusement impossible, eût sans doute déjà conseillé, à tous -égards, de se borner à la simple garantie nationale, en laissant à des -voies plus douces et plus efficaces l'indispensable extension graduelle -d'un mouvement essentiellement européen, et en n'admettant que le -juste degré d'invasion provisoire qu'exigeait l'entière efficacité de -l'opération défensive, ainsi que je l'ai indiqué ci-dessus. Mais au -moins cette aberration spontanée, malgré ses graves conséquences pour -l'ensemble de la grande république occidentale, était primitivement -très-sincère, soit dans l'armée, soit dans la nation; et, par suite, -elle devait être beaucoup moins funeste à l'extérieur: tandis que, -pendant les guerres impériales, l'inqualifiable prétention d'accélérer -le progrès social par le pillage et l'oppression de l'Europe, sous -l'intronisation successive d'une étrange famille, ne pouvait plus -exercer aucune séduction sérieuse, sinon chez de purs déclamateurs -politiques, dont les vaines conceptions conservent aujourd'hui une -fâcheuse influence sur la réhabilitation passagère de ce système -rétrograde. Leur appréciation sophistique ne saurait offrir aucun -autre fondement spécieux que la réaction nécessaire suivant laquelle -cette déplorable déviation, comme l'eût fait également une invasion de -barbares, devait naturellement provoquer, par l'active sollicitude des -gouvernemens eux-mêmes, l'éveil universel d'un principe d'indépendance -et de liberté, plus ou moins identique à celui de notre révolution, -dont le germe essentiel était, comme nous l'avons reconnu, déjà déposé -dans tout ce vaste territoire propre à l'élite de l'humanité, la France -n'ayant pu avoir, à cet égard, d'autre privilége décisif que celui -d'une indispensable initiative: tel est certainement le seul mode réel -d'après lequel la tyrannie impériale ait dû indirectement concourir, -contre les desseins de son chef, à la régénération de l'Europe. -Tandis que Paris comprimé était honteusement réduit à chercher un -aliment à son activité caractéristique dans les misérables rivalités -des comédiens et des versificateurs, par une étrange vicissitude, -aujourd'hui trop oubliée, et qu'on eût, peu d'années auparavant, jugée -à jamais impossible, Cadix, Berlin, et même Vienne retentissaient, -à leur tour, de chants énergiques et de patriotiques acclamations, -provoquant partout à de généreuses insurrections nationales contre -une intolérable domination, au temps même où notre bel hymne -révolutionnaire était chez nous l'objet d'une ombrageuse inquisition. -Mais, sauf cette inévitable réaction, dont la postérité ne saura -certes aucun gré au système qui l'a indirectement déterminée, il est -évident que l'ensemble de la politique impériale, bien loin d'avoir -réellement propagé l'influence française, fut, de toute nécessité, -directement contraire à un tel résultat, en stimulant les peuples à -s'unir aux rois pour repousser l'oppression étrangère, et en détruisant -la sympathie et l'admiration que notre initiative révolutionnaire -et notre défense populaire avaient universellement inspirées à nos -concitoyens occidentaux, chez lesquels cette immense aberration -guerrière a laissé encore envers nous quelques funestes préventions, -soigneusement entretenues, malgré l'heureuse prolongation d'une paix -indispensable, par les diverses fractions européennes de l'école et du -parti rétrogrades. - -Il serait évidemment superflu d'expliquer ici comment, après une -sanglante prépondérance, également désastreuse, à tous égards, pour -la France et pour l'Europe, ce régime, fondé sur la guerre, tomba -trop tard par une suite naturelle de la guerre elle-même, quand -la résistance fut partout devenue suffisamment populaire, tandis -que l'attaque se dépopularisait essentiellement. Quels que soient -aujourd'hui les efforts, coupables ou insensés, d'une fallacieuse -exposition, dont le succès momentané prouve combien l'absence de toute -véritable doctrine facilite maintenant les plus audacieux mensonges, la -postérité ne méconnaîtra point la mémorable satisfaction avec laquelle -cette chute indispensable fut immédiatement accueillie par l'ensemble -de la France, qui, outre sa misère et son oppression intérieures, était -lasse enfin de se voir condamnée à toujours craindre, suivant une -irrésistible alternative, ou la honte de ses armes, ou la défaite de -ses plus chers principes. Cette grande catastrophe ne devra finalement -laisser à la nation française d'autre éternel regret, que de n'y avoir -pris qu'une part trop passive et trop tardive, au lieu de prévenir un -dénouement funeste par une énergique insurrection populaire contre -la tyrannie rétrograde, avant que notre territoire eût pu subir, à -son tour, l'opprobre d'une invasion que notre déplorable torpeur -rendit seule alors inévitable. La forme honteuse de cet indispensable -renversement a constitué depuis l'unique base sur laquelle il soit -devenu possible d'établir, avec une sorte de succès passager, une -spécieuse solidarité entre notre propre gloire nationale et la mémoire -individuelle de celui qui, plus nuisible à l'ensemble de l'humanité -qu'aucun autre personnage historique, fut toujours spécialement le -plus dangereux ennemi d'une révolution dont une étrange aberration a -quelquefois conduit à le proclamer le principal représentant. - -D'après la contradiction radicale qui existait nécessairement entre la -propre élévation de Bonaparte et l'esprit monarchique qu'il avait tenté -de restaurer, les habitudes politiques contractées sous son influence -devaient, à sa chute, faciliter spontanément le retour provisoire -des héritiers naturels de l'ancienne royauté française, qui furent -accueillis, sans confiance mais sans crainte, chez une nation dont -le seul vœu prononcé consistait alors à voir simultanément cesser, -à tout prix, la guerre et la tyrannie, et d'abord même disposée à -penser que cette famille comprendrait aussi, comme tout le monde le -sentait en France, l'intime liaison politique qui avait dû régner -entre le système de conquête et le régime de rétrogradation, tous deux -également détestés. Mais, croyant voir, au contraire, un symptôme de -haute adhésion populaire à leur vaine utopie monarchique dans une -réintégration qu'ils ne devaient, à tous égards, qu'à Bonaparte, et où -le peuple était resté essentiellement passif, ces nouveaux organes de -l'action centrale tendirent aussitôt à reprendre follement la politique -rétrograde du pouvoir déchu, en la concevant, de toute nécessité, -radicalement privée désormais de l'activité guerrière à laquelle -ils attribuaient sa décadence, et qui avait, en réalité, constitué -la principale base indispensable de son succès temporaire. Quand -cette illusion fondamentale fut suffisamment développée, la nation -aurait été, sans doute, promptement préservée des tracasseries et des -perturbations qui en devaient résulter, en laissant seulement agir une -ancienne rivalité domestique, si le désastreux retour épisodique de -Bonaparte ne fût venu compliquer gravement la situation, en mettant -de nouveau l'Europe en garde contre la France, de manière toutefois à -n'aboutir, après son irrévocable expulsion, qu'à retarder de quinze -ans, au prix d'immenses sacrifices passagers, une substitution de -personnes devenue évidemment inévitable. - -Cette dernière période a répandu, sur l'ensemble de la position -révolutionnaire, une nouvelle lumière, qu'il importe d'apprécier -sommairement. Sans regarder le grand problème organique comme -aucunement résolu, et sans renoncer entièrement à sa solution -ultérieure, la nation française était alors assez désabusée, d'après -une expérience décisive, des hautes espérances de régénération sociale -qu'elle avait d'abord attachées au triomphe universel de la politique -métaphysique, pour ne s'occuper essentiellement désormais que de -réaliser l'heureuse influence de l'état de paix sur le développement -continu de l'évolution industrielle, à laquelle l'ébranlement -initial avait imprimé une accélération capitale, dont la guerre -avait auparavant entravé la manifestation permanente. Aussi, quoique -l'absence d'une véritable doctrine ne permît point une meilleure -direction, la France ne prit-elle habituellement qu'un intérêt -passif et secondaire aux stériles discussions constitutionnelles -qui durent, à cette époque, marquer le réveil officiel de l'esprit -révolutionnaire, et qui tendaient à fonder la réorganisation finale sur -une troisième tentative d'imitation générale du régime parlementaire -propre à l'Angleterre, et auquel les débris du système impérial -semblaient avoir préparé enfin une sorte d'élément aristocratique -susceptible d'une consistance apparente. Mais, à défaut d'une saine -théorie, cette nouvelle épreuve, plus prolongée, plus paisible, et, -par suite, plus décisive qu'aucune des précédentes, tendit bientôt -à faire irrévocablement ressortir le caractère anti-historique et -anti-national d'une telle utopie politique, profondément antipathique -à un milieu social où, depuis la fin du moyen âge, l'ensemble du passé -avait toujours développé la décadence spéciale de l'aristocratie, en -concentrant graduellement autour de la seule royauté tous les restes -quelconques de l'ancienne organisation. Sous un actif ascendant -aristocratique, le pouvoir royal était essentiellement réduit, -en Angleterre, à une vaste sinécure accordée au chef nominal de -l'oligarchie britannique, avec une puissance réelle peu supérieure -à celle des doges vénitiens, malgré la vaine décoration d'une -hérédité monarchique. En France, au contraire, l'instinct royal -devait profondément répugner à une telle dégradation de l'élément -prépondérant d'un régime qu'on prétendait seulement modifier quand -on l'annullait radicalement, suivant la formule, triviale mais -énergique, employée par Bonaparte, à son avénement dictatorial, pour -repousser une semblable mystification métaphysique. Ainsi réduite -à sa partie purement négative, faute de bases réelles pour la -partie vraiment positive, l'irrationnelle imitation du type anglais -ne pouvait, en effet, aboutir qu'à l'irrévocable neutralisation -de la royauté; et ce résultat nécessaire devenait alors d'autant -plus décisif que, par la nouvelle forme d'une telle institution, -l'adhésion monarchique y semblait spécialement volontaire. C'est là -surtout qu'il faut placer, dans l'histoire générale de la transition -moderne, la dissolution directe de la grande dictature temporelle où -nous avons vu, au cinquante-cinquième chapitre, partout converger, -sous diverses formes, l'ensemble du mouvement de décomposition -politique. Depuis le commencement de la crise révolutionnaire, cette -dictature, élaborée par Louis XI et complétée par Richelieu, avait été -essentiellement maintenue, au plus haut degré d'énergie politique, -d'abord avec un caractère progressif par la Convention, et ensuite -dans un esprit rétrograde par Bonaparte, qui en dut être réellement -le dernier organe. Mais, au temps que nous considérons, elle se -résout enfin en un antagonisme permanent entre l'action politique -centrale, que cette nouvelle royauté représente imparfaitement, et -l'action locale ou partielle, émanée d'une assemblée plus ou moins -populaire: l'unité de direction disparaît alors sous le tiraillement -régulier de ces deux forces opposées, dont chacune tend à s'assurer -une prépondérance désormais impossible jusqu'à ce qu'une convenable -terminaison de l'anarchie spirituelle vienne permettre enfin une -véritable organisation temporelle; Bonaparte lui-même eût alors -subi cette inévitable conséquence de la situation générale, comme -l'indique directement la transformation forcée qui caractérisa son -retour éphémère. Une appréciation plus spéciale commence d'ailleurs -à montrer l'inévitable abaissement du pouvoir royal marqué, d'une -manière plus directe et plus distincte, dans la nouvelle existence -générale, historiquement trop peu comprise, du pouvoir ministériel -proprement dit, qui, après en avoir été, sous la seconde phase moderne, -une émanation facultative, en devenait maintenant une substitution -continue, dont l'action tendait de plus en plus à une pleine -indépendance réelle envers la royauté, ainsi graduellement rapprochée -de la nullité anglaise; cette sorte d'abdication spontanée devait, au -reste, immédiatement aboutir à augmenter la dispersion politique, qui -semblait par-là érigée en principe irrévocable. - -Hors des vains débats constitutionnels propres à cette époque, -se poursuivait nécessairement la lutte générale entre l'instinct -progressif et la résistance rétrograde, à la faveur même de ce régime -métaphysique, qui, malgré son éternité officielle, ne pouvait être -regardé que comme une transition précaire chez les divers partis actifs -qui s'y disputaient une suprématie impossible. À certains égards, cette -coexistence contradictoire de deux politiques incompatibles maintenait, -sans doute, le caractère essentiel de la situation fondamentale -antérieure à la crise révolutionnaire, mais avec cette différence -capitale que l'école progressive avait hautement marqué son but final, -quoique d'une manière purement négative, en même temps qu'elle avait -ainsi constaté sa propre impuissance organique; tandis que l'école -rétrograde, éclairée, à sa manière, par la même expérience, avait été -naturellement conduite à mieux concevoir qu'auparavant l'ensemble des -conditions d'existence relatives au régime dont elle entreprenait -la chimérique restauration. C'est alors que se trouve pleinement -établi le déplorable dualisme social que j'ai complétement décrit -au quarante-sixième chapitre, où nous avons vu les deux sentimens -également indispensables de l'ordre et du progrès entretenus désormais, -d'une manière également insuffisante, par l'inévitable conflit de -deux doctrines antipathiques, sous la vaine interposition officielle -d'un parti stationnaire, empruntant à chacune d'elles des principes -qui se neutralisaient mutuellement, surtout quand il tentait de -concilier la suprématie légale du catholicisme avec une vraie liberté -religieuse. En renvoyant le lecteur à cette appréciation fondamentale -d'une situation qui a dû jusqu'à présent persister essentiellement, je -rappellerai seulement ici que cette stérile et dangereuse oscillation -nous a paru principalement caractérisée, sous le rapport moral, -d'après l'extension nécessaire d'une corruption systématique sans -laquelle une telle anarchie empêcherait toute action réelle, et, sous -le rapport politique, d'après l'entière prépondérance permanente des -littérateurs et des avocats, ainsi devenus, chez tous les partis, les -directeurs naturels d'une lutte de plus en plus dégagée de toutes -convictions profondes. Quoiqu'on ait alors tenté d'ériger, en l'honneur -de l'entité politique vainement décorée du nom de _loi_, une sorte de -culte métaphysique, qui ne pouvait, au fond, aboutir qu'à consacrer -l'universelle domination des légistes, l'absence de véritables -principes sociaux se manifeste, plus complétement encore que dans les -périodes précédentes, par cette déplorable fécondité réglementaire -qui distingue nécessairement les temps où, faute de notions vraiment -fondamentales, on est conduit, pour éviter un arbitraire indéfini, -à l'incohérente accumulation d'une multitude presque illimitée de -décisions particulières, d'ailleurs le plus souvent impuissantes -à atteindre convenablement les réalités. C'est ainsi que, malgré -l'insuffisante codification présidée par Bonaparte, la dispersion des -idées politiques est rapidement parvenue à ce degré caractéristique où, -comme le témoigne notre triste expérience journalière, les plus habiles -jurisconsultes, après avoir consumé leurs veilles à l'étude des -décisions légales, ne peuvent presque jamais convenir, en chaque cas -déterminé, de ce qui constitue effectivement la légalité, profondément -dissimulée sous l'obscur assemblage d'une foule de dispositions -spéciales, dont aucun juriste ne peut même se flatter aujourd'hui -d'avoir acquis une pleine connaissance totale. - -Avec quelque homogénéité logique que dût être alors coordonnée, suivant -l'explication précédente, l'action rétrograde que nous considérons dans -son extrême effort politique, j'ai déjà signalé, au quarante-sixième -chapitre, les inconséquences nécessaires qui, même abstraitement, -la condamnaient à une nullité caractéristique. Sous l'aspect -historique, la plus décisive de ces contradictions fondamentales -consistait assurément, comme je l'ai ci-dessus indiqué, à combiner le -système de rétrogradation politique avec un état de paix continu, de -manière à priver radicalement une telle marche des seules influences -permanentes qui lui eussent procuré, sous la direction de Bonaparte, -un succès temporaire. Cette incohérence capitale était d'autant plus -significative qu'elle constituait spontanément une suite insurmontable -de l'ensemble de la situation sociale; puisque le maintien de la -paix était, au fond, l'unique mérite essentiel qui, malgré de vaines -stimulations, déterminât la nation française à supporter suffisamment -une telle domination provisoire, dont les dangers ne purent longtemps -lui paraître assez sérieux pour compromettre, par son renversement -prématuré, une tranquillité extérieure et intérieure féconde en -progrès matériels et même intellectuels. On doit surtout attribuer -au sentiment instinctif de cette inconséquence décisive l'espèce -d'indifférence dédaigneuse qu'inspirait alors à la masse de la -population une politique rétrograde, antipathique à ses plus énergiques -tendances, mais dont l'inanité radicale était ainsi confusément -reconnue. L'ensemble de notre théorie historique de l'évolution -moderne nous dispense d'ailleurs évidemment de nous arrêter ici -aux graves incohérences intérieures qui, malgré les efforts de ses -coordinateurs abstraits, devaient neutraliser mutuellement les divers -élémens de cette étrange politique, par une sorte de reproduction -spontanée, sur une moindre échelle, et suivant un cours beaucoup plus -rapide, des mêmes dissidences essentielles d'où nous avons vu, au -cinquante-cinquième chapitre, résulter graduellement, pendant les cinq -siècles de la transition moderne, la décomposition révolutionnaire de -l'ancien système politique, soit d'après l'opposition fondamentale -entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, soit même en -vertu de la lutte de la royauté avec l'aristocratie; double conflit -caractéristique, dont les diverses fractions de l'école rétrograde -donnèrent alors, à la France et à l'Europe, la rassurante imitation. -Toutefois, il n'est pas inutile de remarquer, comme pouvant faire -spécialement ressortir la nature des principaux besoins propres à -notre situation sociale, l'ascendant habituel que dut prendre, dans -une telle politique, la réorganisation spirituelle, directement -érigée en base indispensable du plan général de rétrogradation, sous -la suprême influence d'une dangereuse corporation, préalablement -rétablie pour cette unique destination. A ce titre, ainsi qu'à tout -autre, cette dernière tentative ne pouvait, sans doute, conduire qu'à -la reproduction accélérée de l'inévitable avortement propre à une -pareille marche pendant les trois siècles antérieurs: la compagnie -tristement fameuse qui s'en rendit l'organe naturel ne put alors que -joindre à la haine insurmontable qu'elle avait jadis inspirée le plus -irrévocable mépris, justement acquis désormais à une congrégation -où la plus ignoble hypocrisie dispensait si souvent de mérite et -même de moralité. Néanmoins, cette façon de procéder constitue, à sa -manière, un premier symptôme politique de la prépondérance directe -que devait maintenant obtenir de plus en plus le besoin fondamental -de la réorganisation spirituelle, depuis que l'impuissance organique -de la métaphysique négative avait suffisamment prouvé l'impossibilité -actuelle de toute réorganisation temporelle qui n'aurait pas été -convenablement précédé d'une régénération intellectuelle et morale: ce -sentiment ne pouvait, en effet, exister habituellement chez l'école -rétrograde, sans tendre nécessairement à se propager aussi peu à peu, -avec une efficacité plus décisive, chez l'école progressive elle-même, -par une suite naturelle de leur antagonisme fondamental. - -Quand cette vaine réaction eut enfin pris une attitude sérieusement -menaçante pour l'ensemble du grand mouvement révolutionnaire, une -seule secousse décisive, détruisant rapidement, sans aucune opposition -réelle, une politique essentiellement dépourvue de toutes racines -populaires, suffit à démontrer, aux plus aveugles observateurs, que -la chute de Bonaparte, loin d'être simplement due à l'unique amour -de la paix, était également résultée de l'aversion universellement -inspirée par la rétrogradation tyrannique qui était devenue le but -déplorable d'une inévitable dictature. La forme effective du dénoûment -impérial ayant dû naturellement laisser, à cet égard, ainsi que je -l'ai noté ci-dessus, une équivoque fondamentale, qu'il importait de -dissiper à jamais, cette énergique manifestation était certainement -indispensable, dans l'état présent de la philosophie politique, pour -faire dignement comprendre que le besoin du progrès social n'était pas -moins fondamental, aux yeux de la nation française, premier organe -spontané de la république européenne, que le besoin de l'ordre et celui -de la paix, déjà spécialement signalés, l'un à l'avénement, l'autre -au déclin, du régime de Bonaparte. Cette démonstration nécessaire -doit être, ce me semble, historiquement envisagée comme destinée à -marquer enfin le terme irrévocable de la grande réaction rétrograde, -immédiatement commencée à l'institution du déisme légal de Robespierre, -complétement développée sous la tyrannie de Bonaparte, et aveuglément -prolongée par ses faibles successeurs. Depuis cet indispensable -enseignement, la nation française est demeurée essentiellement -inaccessible à de fréquentes tentatives d'une agitation politique -toujours dépourvue jusqu'ici de toute véritable intention organique, -et ne pouvant aboutir qu'à de vaines substitutions de personnes, où -l'ordre serait gravement compromis sans aucun profit pour le progrès. -Quoique le caractère purement provisoire, propre à l'ensemble de -la situation révolutionnaire, soit ainsi devenu plus profondément -appréciable que sous aucun des modes antérieurs, la population a -dû, en général, sauf d'inévitables manifestations, dès lors, il est -vrai, plus réitérées, du besoin fondamental de régénération sociale, -reprendre paisiblement le cours naturel de son évolution industrielle, -dont l'exclusive prépondérance, malgré ses graves dangers moraux, -doit spontanément résulter de l'absence prolongée de toute éminente -activité politique, jusqu'à une convenable élaboration de la vraie -réorganisation spirituelle. - -Cette dernière transformation préparatoire se distingue principalement -des précédentes par une sorte de renonciation volontaire, implicite -mais irrécusable, du régime officiel à l'établissement régulier d'aucun -ordre intellectuel et moral: devenue directement matérielle, la -politique y prétend rester indépendante des doctrines et des sentimens, -et reposer désormais sur la seule considération active des intérêts -proprement dits. Une aversion instinctive pour les aberrations qui -venaient de perdre le système royal, vainement obstiné à poursuivre, -en sens rétrograde, la réorganisation spirituelle, a dû naturellement -inspirer une telle tendance empirique, dans un milieu où l'état des -idées ne saurait permettre aux hommes politiques de concevoir, d'une -manière vraiment progressive, cette indispensable réorganisation. -En même temps, la difficulté croissante de maintenir suffisamment -l'ordre matériel, au milieu de l'anarchie mentale et morale, ainsi -directement livrée désormais à son libre essor spontané, a dû -maintenir habituellement cette nouvelle disposition, en produisant un -état continu d'imminente préoccupation politique, qui détournerait -le pouvoir de toute autre inquiétude moins immédiate, quand même il -serait sérieusement accessible à aucune considération étrangère à la -conservation, de plus en plus pénible, de sa propre existence, dès lors -incessamment menacée, non-seulement par des agitations exceptionnelles -devenues plus fréquentes, mais surtout par le jeu régulier des divers -élémens d'un régime contradictoire. C'est ainsi que s'est enfin -trouvé provisoirement réalisé, autant que le comportent les tendances -générales de la société moderne, l'étrange type politique propre à -la philosophie négative, qui avait si longtemps demandé un système -réduisant le pouvoir à de simples fonctions répressives, sans aucune -attribution directrice, et abandonnant à une libre concurrence privée -toute active poursuite de la régénération intellectuelle et morale. -Mais, après son entière installation, ce dernier régime provisoire est -radicalement méconnu de ceux-là même qui en avaient été d'avance les -plus zélés admirateurs spéculatifs, parce qu'ils y ont vu s'évanouir -aussitôt les irrationnelles espérances de réformation sociale qu'ils -en avaient aveuglément conçues, et qui ont fait place à la triste -conviction expérimentale qu'une telle politique matérielle nécessite -aujourd'hui la plus vaste extension permanente d'une corruption -organisée, à défaut de laquelle la décomposition deviendrait imminente, -sous l'essor presque illimité des ambitions perturbatrices, et d'où -résulte nécessairement l'accroissement continu des plus onéreuses -dépenses publiques, comme indispensable condition pratique d'un régime -surtout vanté pour sa nature éminemment économique. - -Sans examiner ici davantage les divers caractères essentiels propres -à une situation déjà spécialement analysée, à tous égards, dans la -leçon préliminaire du tome quatrième, il nous suffit de les avoir -ainsi directement rattachés à l'ensemble de notre appréciation -historique. Toutefois, afin de compléter réellement l'explication -ci-dessus indiquée sur la désorganisation décisive de la grande -dictature temporelle, il importe de considérer, d'une manière distincte -quoique sommaire, la nouvelle situation générale d'un pouvoir -central auquel la précision du langage philosophique ne permet guère -d'appliquer désormais l'ancienne qualification de royauté, depuis -que tous les prestiges monarchiques ont irrévocablement disparu avec -les croyances qui les consacraient, et lorsque d'ailleurs le cours -naturel des événemens, pendant le dernier demi-siècle, a dû rendre -fort problématique, en France, la vaine hérédité légale d'une fonction -qui n'y saurait jamais dégénérer en une simple sinécure anglaise, et -qui, par suite, y exigera toujours une véritable capacité personnelle, -dont la transmission domestique est peu vraisemblable. Il serait -d'ailleurs superflu de s'arrêter ici aucunement à l'irrécusable -confirmation que notre dernière commotion politique a spontanément -fournie pour l'inanité radicale des imitations métaphysiques du régime -transitoire propre à l'Angleterre, d'après l'évidente subalternité -parlementaire à laquelle s'est ainsi trouvé réduit un prétendu -élément aristocratique d'origine impériale ou royale. Mais il faut, -au contraire, soigneusement noter les nouveaux empiétemens généraux -de l'assemblée législative sur le pouvoir qu'une habitude invétérée -conduit encore à qualifier de royal, malgré qu'il ait déjà perdu sans -retour tous les principaux attributs historiquement rappelés par -une telle dénomination politique. Ces usurpations caractéristiques -consistent d'abord dans l'initiative directe constitutionnellement -accordée à chacun des membres de cette législature, et surtout dans -la tendance permanente, encore plus décisive, quoique moins légale, -qui les pousse tous, au milieu de leurs vains dissentimens habituels, -à l'annulation directe de l'autorité centrale, en lui imposant les -organes qu'elle doit employer, de manière à empêcher l'exercice le -plus légitime de son indispensable spontanéité. Sous cette double -influence, il est clair que le centre d'action, désormais privé de -toute stabilité réelle, se trouve successivement transporté chez chacun -des personnages qui parviennent, tour à tour, à obtenir, par des moyens -plus ou moins éphémères, un ascendant parlementaire, si rarement -attaché à une vraie capacité politique, d'après l'irrationnelle nature -d'une assemblée où doivent nécessairement dominer aujourd'hui les -vues empiriques et partielles avec les passions dispersives, sauf -les cas exceptionnels où l'imminence d'un grave danger commun vient -y permettre une véritable unité passagère. On doit aussi remarquer -que les ministres même du pouvoir central, ainsi devenus presque -indépendans de la puissance royale, tendraient bientôt à déterminer son -entière élimination graduelle, sans plus d'embarras que les anciens -maires du palais, quoique d'une tout autre manière, si notre milieu -social n'empêchait spontanément une telle usurpation, soit par la -propre fragilité de ces suprêmes agens, soit surtout par l'absence -nécessaire de tout éminent dessein politique dans cette situation -provisoire du grand mouvement révolutionnaire. Toutefois, malgré ces -périls continus, l'action royale, habilement exercée, et sagement -réduite à son indispensable office actuel pour le maintien matériel -d'un ordre public souvent compromis, finit par obtenir suffisamment, -sous l'adhésion spontanée d'une masse essentiellement étrangère à de -vaines agitations parlementaires, un véritable ascendant habituel, en -vertu de sa constance et de sa concentration, sur les vues incohérentes -de tant d'ambitions contradictoires, qu'apaisent aisément de nouvelles -décompositions du pouvoir et de fréquentes mutations personnelles, dont -l'influence continue, en dissipant toute crainte sérieuse d'empiètement -ministériel, tend d'ailleurs évidemment à l'augmentation rapide de la -déplorable dispersion politique qui caractérise une société désormais -dépourvue de toute vraie direction permanente, tant que durera -l'interrègne intellectuel et moral. - -Dans cette étrange situation temporaire, il ne nous reste plus à -considérer que le résultat général de la renonciation implicite du -régime officiel à toute prétention sérieuse sur la réorganisation -spirituelle, pour laquelle il a volontairement reconnu son inaptitude -radicale, comme je l'ai ci-dessus expliqué. Or, cette incompétence, -tacitement avouée, livre nécessairement la puissance intellectuelle -et morale à quiconque veut et peut s'en saisir passagèrement, sans -aucune garantie normale d'une vraie vocation personnelle relativement -aux plus importans et aux plus difficiles problèmes dont la pensée -humaine puisse être jamais préoccupée: d'où suit habituellement, -beaucoup plus que sous tous les autres modes antérieurs, la domination -spirituelle du journalisme, naturellement échue aujourd'hui à de -purs littérateurs, ordinairement impropres, soit en eux-mêmes, soit -surtout par l'ensemble de leur éducation, à sentir suffisamment ce qui -constitue la saine élaboration rationnelle d'une question quelconque, -fût-ce envers les plus simples sujets de spéculation positive, -et dès lors nécessairement disposés, même avec les plus loyales -intentions politiques, à faire trop souvent dégénérer l'appréciation -philosophique des principales difficultés sociales en un stérile -appel à des passions qu'il faudrait, au contraire, presque toujours -calmer. Sous le déplorable ascendant de sectes éphémères, dont la vaine -succession deviendra bientôt aussi rapide que celle des ministères -parlementaires, ce pouvoir, inconstitutionnel mais irrécusable, a -dû malheureusement rester jusqu'ici, chez l'école progressive ou -révolutionnaire, essentiellement consacré, sauf d'inévitables intrigues -personnelles, à l'active propagation continue de conceptions éminemment -anarchiques, liant la réorganisation finale à une profonde perturbation -des conditions élémentaires les plus indispensables à la sociabilité -moderne, d'après des inspirations constamment empruntées, d'une manière -plus ou moins explicite, au déisme légal de Rousseau et de Robespierre, -spontanément érigé en fondement nécessaire de la régénération humaine. -Dans une situation radicalement désordonnée, où les plus énergiques -stimulations poussent incessamment aux plus difficiles spéculations -les intelligences les moins préparées, sans aucun principe réel -propre à contenir les divagations spontanées, on doit certes peu -s'étonner ni que les plus absurdes utopies obtiennent momentanément un -dangereux crédit, ni qu'une critique dissolvante tende à la funeste -déconsidération de toute autorité quelconque, suivant les explications -fondamentales du quarante-sixième chapitre, auquel je dois ici me -borner, à cet égard, à renvoyer spécialement le lecteur attentif. J'y -ajouterai seulement, pour compléter cette appréciation historique, que -les irrationnelles précautions légalement instituées contre de tels -périls tendent nécessairement d'ordinaire à les aggraver beaucoup, -puisque les conditions fiscales et les répressions pécuniaires ainsi -imposées au libre exercice de cet étrange pouvoir spirituel doivent -naturellement aboutir à le concentrer davantage chez de vastes -coteries, où il se complique inévitablement de calculs mercantiles, en -un temps où, la méditation solitaire pouvant seule produire de vraies -convictions, une sage politique devrait, au contraire, systématiquement -encourager l'action sociale des penseurs isolés, les seuls qui puissent -être aujourd'hui suffisamment affranchis d'un déplorable entraînement -intellectuel et moral. Quoi qu'il en soit, l'extrême imperfection -actuelle de cette nouvelle puissance ne doit pas faire méconnaître la -haute importance de son avénement caractéristique, malgré les vaines -réclamations d'une assemblée temporelle, souvent choquée de voir ainsi -surgir hors de son sein un pouvoir illégal, quelquefois disposé envers -elle à un redoutable antagonisme, bien que lui-même manifeste encore, -sous ce rapport surtout, un trop faible sentiment de son énergique -spontanéité, d'après un reste d'influence inaperçue de la grande -aberration révolutionnaire sur la confusion fondamentale des deux -puissances élémentaires, tant signalée dans le volume précédent. Depuis -que les principaux débats parlementaires sont habituellement réduits -à déterminer à quelle nouvelle coterie d'avocats et de littérateurs -appartiendront momentanément les portefeuilles et les ambassades, il -faut peu s'étonner, sans doute, que la presse ait rapidement conquis, -malgré tous les obstacles quelconques, un ascendant social dont la -tribune n'était plus digne. Historiquement envisagée, cette nouvelle -prépondérance, qui ne peut certainement que s'accroître, constitue -maintenant à mes yeux, pour l'ensemble de l'école révolutionnaire, -un premier symptôme décisif de la prééminence générale qu'y -acquiert aujourd'hui le sentiment instinctif du besoin direct de -la réorganisation spirituelle, dont l'urgence supérieure avait été -déjà comprise, sous la période précédente, par l'école rétrograde, -suivant les formes convenables à sa nature propre, comme je l'ai -ci-dessus expliqué. C'est ainsi que, sous l'irrésistible impulsion d'un -enseignement expérimental, un demi-siècle de profondes perturbations -sociales a finalement conduit désormais tous les partis actifs à -reconnaître spontanément, chacun à sa manière, quoique d'après un mode -très-imparfait, la priorité nécessaire que doit actuellement obtenir la -régénération intellectuelle et morale sur une suite immédiate d'essais -purement politiques, dont l'efficacité est enfin radicalement épuisée, -tant qu'ils ne pourront pas être philosophiquement dirigés par une -telle rénovation préalable. - -Quant aux résultats effectifs de la période extrême que nous achevons -d'apprécier, ils ont surtout consisté jusqu'ici dans l'inévitable -extension de la crise fondamentale à l'ensemble de la grande république -européenne, dont la France devait être seulement l'avant-garde. Pendant -la période précédente, l'heureuse influence politique de la paix -universelle y avait déjà spontanément développé presque partout les -germes antérieurs d'un salutaire ébranlement, que l'agitation guerrière -avait elle-même préalablement concouru à stimuler involontairement, -comme je l'ai expliqué en son lieu. Mais cette propagation naturelle ne -pouvait, sans doute, acquérir une importance vraiment décisive tant que -la crise générale avait dû sembler dissipée dans son foyer principal. -C'est donc seulement depuis qu'une dernière commotion indispensable a -pleinement démontré l'inanité radicale d'une telle illusion politique, -que cette extension nécessaire a pu suffisamment s'accomplir. -Quoiqu'elle semble avoir partout abouti, comme en France, à une vaine -imitation universelle de la transition anglaise, l'appréciation -historique ci-dessus appliquée au cas français démontre pareillement, -surtout chez les peuples catholiques, que cette irrationnelle utopie -n'y saurait acquérir aujourd'hui aucune véritable consistance, -même parmi les populations allemandes où l'élément aristocratique -avait le moins déchu, comme le confirme de plus en plus l'épreuve -universelle. Il est d'ailleurs évident que l'imminente propagation -spéciale de l'agitation révolutionnaire jusqu'au sein de l'organisation -britannique, doit nécessairement discréditer toute application -extérieure d'un régime radicalement attaqué dans son type national. -Cette indispensable extension occidentale était surtout destinée, -pour la marche générale des conceptions actuelles, à déterminer une -suffisante généralisation d'idées politiques sur la vraie nature de -la crise commune, et à faire directement ressortir la prépondérance -décisive que doit enfin acquérir partout la réorganisation -intellectuelle et morale, seule susceptible de convenir simultanément -à des populations où l'élaboration politique proprement dite devra -s'accomplir ensuite d'une manière essentiellement indépendante, -sous peine des plus dangereuses perturbations européennes, comme -je l'indiquerai ci-dessous. Quoiqu'une telle propagation ait dû -naturellement tendre à rajeunir la métaphysique révolutionnaire, -qui ne pouvait ailleurs être aussi usée qu'en France, l'impuissance -organique de cette doctrine négative a dû aussi se manifester -universellement, sans exiger, en chaque cas, le renouvellement national -des douloureuses expériences qui, d'après la similitude fondamentale -des situations, avaient dû être tentées par un seul peuple à l'éternel -profit de tous les autres. Enfin, il importe de noter que la réaction -nécessaire de cette extension décisive achève de consolider la pleine -sécurité du mouvement commun, que garantissait d'abord notre grande -défense révolutionnaire, et qui désormais repose aussi sur l'heureuse -impossibilité de toute grave compression rétrograde, ainsi directement -condamnée à une chimérique universalité, depuis que les diverses -populations occidentales ne peuvent plus être sérieusement ameutées -contre une seule d'entre elles, et que les armées sont partout occupées -principalement à contenir ces agitations intérieures. - -Telle est la suite naturelle de considérations historiques, qui, -d'après une appréciation, sommaire mais spéciale, de chacune des -cinq périodes essentielles propres à la crise finale où demeure -plongée, depuis un demi-siècle, l'élite de l'humanité, nous conduit à -reconnaître, d'une manière plus ou moins distincte, dans l'ensemble -de ce vaste théâtre social, et surtout dans le principal siége -de l'impulsion décisive, l'irrécusable nécessité actuelle d'une -réorganisation spirituelle, vers laquelle nous avons vu converger -spontanément toutes les hautes tendances politiques, et dont -l'inévitable avénement, désormais complétement préparé, n'attend -plus aujourd'hui que l'indispensable initiative philosophique qui -seule lui manque encore, et que j'ose immédiatement tenter par -ce Traité fondamental, destiné à caractériser, à tous égards, la -rationnalité positive. Néanmoins, avant de procéder directement à -cette indication définitive, que l'esprit général et le cours graduel -de notre élaboration dynamique font déjà spontanément pressentir, -il faut d'abord compléter l'examen intégral de la grande époque à -laquelle nous venons de consacrer une analyse partielle exigée par son -importance décisive, en y considérant enfin, abstraction faite de toute -période particulière, l'extension nécessaire de la double progression -sociale que les deux chapitres précédens ont démontrée propre à -toute l'évolution moderne, soit quant à l'irrévocable extinction du -système théologique et militaire, soit pour l'essor universel d'un -organisme rationnel et pacifique. À l'un et l'autre titre, il importe -ici d'apprécier exactement l'indispensable complément naturel ainsi -rapidement apporté à l'ensemble du mouvement fondamental, à la fois -négatif et positif, que nous avons vu lentement s'accomplir pendant les -cinq siècles antérieurs. - -Comme envers ce passé, nous devons ici considérer, en premier lieu, -le prolongement de la décomposition politique, et d'abord en ce qui -concerne l'organisme théologique, principale base de l'ancien système -social. Or, à cet égard, il est aisé d'apprécier historiquement -la réaction nécessaire suivant laquelle la crise révolutionnaire, -spontanément issue de la désorganisation religieuse, a puissamment -contribué à la rendre évidemment irrévocable, en portant une dernière -atteinte décisive aux diverses conditions essentielles, politiques, -intellectuelles et morales, de l'ancienne économie spirituelle. Sous le -premier aspect, il est clair que l'asservissement antérieur de l'ordre -ecclésiastique à la puissance temporelle a été alors beaucoup augmenté, -soit en ôtant au clergé cette influence légale sur la vie domestique -dont il conserve encore l'apparence chez les populations protestantes, -soit surtout en le privant de biens spéciaux déjà dépourvus de toute -grande destination, et en subordonnant par suite l'ensemble de son -existence aux discussions annuelles d'une assemblée de laïques -incrédules, presque toujours mal disposés envers la corporation -sacerdotale, quoique leur antipathie soit ordinairement contenue par -une sorte de croyance empirique à la prétendue nécessité indéfinie -des doctrines théologiques pour le maintien de l'harmonie sociale. En -laissant Bonaparte rétablir, sans opposition sérieuse, un culte encore -cher à une partie arriérée mais intéressante de notre population, la -nation française a toujours imposé au clergé, comme condition tacite -d'une dotation désormais facultative, l'obligation fondamentale de -renoncer à toute influence politique, et de se borner à ses fonctions -privées, envers ceux seulement qui consentent à y recourir. Dès la -prochaine tentative un peu grave de réaction rétrograde au profit -d'un pouvoir qui ne saurait se résigner volontairement à un tel -abaissement, cette disposition nationale, aujourd'hui certainement -prépondérante, malgré de vaines apparences contraires, déterminera, -sans doute, la suppression finale du budget ecclésiastique, en -réservant aux divers fidèles l'entretien spécial de leurs pasteurs -respectifs, suivant une tendance trop conforme à l'esprit général -de la métaphysique révolutionnaire pour rester longtemps inévitable, -comme l'ont annoncé déjà quelques propositions prématurées. Or, un -tel usage, qui, dans les mœurs protestantes des anglo-américains, est -très-favorable à la profession sacerdotale, consommerait assurément -sa ruine totale en France, et bientôt même dans tous les autres pays -demeurés nominalement catholiques, sauf l'insuffisante compensation -de quelques rares dévouemens partiels. Quant à la décadence -intellectuelle de l'organisation théologique, la crise révolutionnaire -a dû l'aggraver profondément, en propageant chez toutes les classes -quelconques l'entière émancipation religieuse. Une nation qui, pendant -plusieurs années, loin de réclamer sérieusement contre la suppression -légale du culte public par une assemblée éminemment populaire, a -paisiblement écouté, dans ses vieilles cathédrales, la prédication -directe d'un audacieux athéisme ou d'un déisme non moins hostile -aux anciennes croyances, a certes suffisamment constaté son plein -affranchissement théologique; surtout quand on considère que même -d'odieuses persécutions ne purent alors vraiment ranimer une ferveur -religieuse dont les sources mentales étaient nécessairement taries: les -vains témoignages ultérieurs qu'on a souvent allégués à cet égard, ont -toujours été essentiellement dépourvus de la véritable spontanéité qui -seule en eût constitué la valeur sociale; car ils furent constamment -dus aux préoccupations systématiques d'une politique rétrograde, -d'abord impériale et puis royale. - -Après ces évidentes indications historiques, que chaque lecteur peut -aisément développer, il faut enfin, quant aux considérations morales, -insister davantage sur l'appréciation plus contestée, quoique non moins -décisive, de l'irrécusable démonstration spontanément résultée de -l'ensemble de la crise révolutionnaire contre la prétention exclusive -des doctrines religieuses aux propriétés morales, soit individuelles, -soit surtout sociales, dont une aveugle routine dispose encore à y -chercher uniquement le principe invariable. Depuis qu'une pleine -émancipation théologique était devenue fréquente chez les esprits -cultivés, de nombreux exemples privés, parmi lesquels on distinguera -toujours avec reconnaissance la vie entière du vertueux Spinosa, -tendaient, sans doute, à constater de plus en plus l'indépendance -fondamentale de toutes les vertus réelles envers les croyances qui, -dans l'enfance de l'humanité, avaient été longtemps indispensables à -leur stimulation permanente. Outre ces cas particuliers graduellement -multipliés, une exacte analyse eût aisément prouvé que, même chez -le vulgaire, surtout pendant la troisième phase moderne, les -faibles convictions religieuses qui s'y conservaient encore étaient -habituellement dépourvues de toute efficacité essentielle pour -l'ensemble de la conduite morale, abstraction faite d'ailleurs des -graves discordes, domestiques, civiles, et nationales, dont elles -étaient devenues le principe évident. Mais, malgré ces divers -enseignemens, on sait combien de telles prétentions doivent longtemps -survivre aux situations qui les motivaient, envers des phénomènes aussi -complexes, et sous l'impulsion de tant d'intérêts attachés à leur -ascendant continu. En considérant l'ensemble de l'évolution humaine, -il n'y a pas, d'après notre théorie historique, de vertu quelconque -qui, pour se convertir en habitude suffisante, n'ait eu primitivement -besoin d'une sanction religieuse, que la progression intellectuelle -et morale a fait ensuite éliminer sans danger, à mesure que la saine -appréciation des influences réelles a rendu superflus les stimulans -chimériques. C'est pourquoi toutes les phases sociales ont retenti, -comme aujourd'hui, de déclamations rétrogrades sur la prétendue -dépravation que l'humanité allait inévitablement subir d'après -l'imprudente suppression de telle ou telle croyance superstitieuse: il -suffit encore de parcourir les diverses civilisations contemporaines -pour retrouver l'équivalent de ces vains regrets, même envers les -cas que les plus croyans regardent, chez les peuples avancés, comme -nécessairement étrangers à toute considération théologique. Quoique, -par exemple, la propreté y soit certainement devenue depuis longtemps -indépendante des motifs religieux, et simplement rattachée à des -convenances réelles, privées ou publiques, tous les brames persistent -cependant à ériger en nécessité absolue son invariable liaison à -leurs prescriptions théologiques. Plusieurs siècles après l'essor -universel du christianisme, un grand nombre d'hommes d'état et même -beaucoup de philosophes continuaient à déplorer gravement l'imminente -démoralisation qu'ils concevaient attachée à la chute des superstitions -polythéiques. Sans que les clameurs modernes soient, au fond, plus -raisonnables, il est donc facile de sentir ainsi l'extrême importance -d'une grande manifestation nationale qui constaterait enfin, d'une -manière directe et décisive, l'actif développement des plus hautes -vertus chez une population devenue essentiellement étrangère, et même -profondément antipathique, aux diverses croyances théologiques. Or, tel -est l'éminent service dont l'émancipation humaine sera éternellement -redevable à l'énergique démonstration historique spontanément fournie -par la révolution française. En voyant alors, non-seulement parmi -les chefs, mais chez les moindres citoyens, tant de courage, soit -guerrier, soit même civil, tant d'admirables dévouemens patriotiques, -tant d'actes, même obscurs, d'un noble désintéressement, surtout -pendant la durée totale de la grande défense républicaine, tandis -que toutes les anciennes croyances étaient avilies ou persécutées, -il est certainement impossible, à tout observateur judicieux, de ne -pas sentir profondément l'inanité radicale du principe rétrograde -relatif à l'immuable nécessité morale des opinions religieuses. Cette -grande expérience ne laisse pas seulement à l'esprit théologique la -ressource, d'ailleurs évidemment illusoire, de rattacher à un vague -déisme tant d'énergiques résultats: outre que les demi-convictions -propres à cette vaine doctrine sont, par leur nature, trop confuses et -trop chancelantes pour comporter de tels effets, il est directement -sensible que, à cette époque, la plupart des citoyens actifs, soit dans -l'armée, soit dans la nation, étaient presque aussi indifférens au -déisme moderne qu'à tout autre système religieux; car le déisme légal -devint ensuite, comme je l'ai montré, le vrai commencement historique -de la réaction rétrograde, et procéda surtout, aussi bien que tous les -degrés ultérieurs de cette réaction, de vues purement politiques, fort -étrangères et souvent opposées aux principaux instincts populaires. -Tel est le nouvel aspect général sous lequel on doit concevoir -l'ensemble de la crise révolutionnaire comme ayant spécialement -complété l'irrévocable décadence de tout régime théologique, en ôtant -radicalement aux doctrines religieuses les attributions morales dont un -opiniâtre préjugé semblait leur assurer à jamais le privilége exclusif. - -Les diverses considérations précédentes concourent, en résumé, à -montrer le catholicisme, que nous avons vu si longtemps présider à -l'évolution moderne, comme devenu finalement étranger à la société -actuelle, où il ne peut plus figurer qu'à titre d'imposante ruine -historique, pour empêcher le monde de perdre tout sentiment actif -d'une véritable organisation spirituelle, et pour en indiquer aux -philosophes les vraies conditions fondamentales. Encore ce double -office extrême est-il aussi très imparfaitement rempli désormais, soit -d'après l'irrationnelle appréciation qui transporte à un admirable -organisme politique la juste réprobation maintenant attachée à la -philosophie théologique sur laquelle il avait dû malheureusement -reposer, soit aussi en vertu de l'infériorité mentale d'un clergé -de plus en plus recruté parmi les natures inférieures, et qui perd -rapidement le digne sentiment de son ancienne mission sociale, dont -une étude approfondie du moyen âge peut seule fournir aujourd'hui -une suffisante connaissance aux penseurs qui voudraient y puiser -convenablement d'heureuses indications générales[17]. Quoique tout -vrai philosophe doive profondément regretter la stérilité sociale de -cette grande construction, ces deux genres de motifs ne permettent -guère d'espérer qu'une sage transformation, conforme à l'esprit de la -régénération finale, puisse l'y utiliser réellement comme moyen de -transition; le principal obstacle, à cet égard, résultera surtout de -l'aveugle antipathie du sacerdoce contre toute philosophie vraiment -positive, et de sa puérile obstination à chercher, dans de vaines -intrigues, la chimérique restauration de son antique ascendant. -Il est malheureusement beaucoup plus vraisemblable que ce noble -édifice politique est destiné, par l'irrévocable caducité de ses -fondemens intellectuels, à une entière démolition, de même que l'ordre -polythéique antérieur, en laissant seulement l'impérissable souvenir -des immenses services de tous genres qui y rattachent historiquement -l'ensemble de l'évolution humaine, et des perfectionnemens essentiels -qu'il a introduits dans la théorie fondamentale de l'organisme social, -suivant la juste appréciation spéciale du volume précédent. - - Note 17: Cette irrévocable dégénération intérieure du clergé - catholique, par suite de la discordance fondamentale de sa - philosophie avec l'ensemble de la civilisation actuelle, est - alors devenue spécialement sensible en ce que les efforts - mémorables, quoique rétrogrades, tentés, à cette époque, - pour recomposer la théorie générale du catholicisme, et - qui n'auront eu d'autre utilité permanente que d'en mieux - caractériser le système historique, furent essentiellement - dus à des penseurs étrangers à l'église: tel fut surtout - l'éminent de Maistre, celui de tous les philosophes modernes - qui a jusqu'ici le plus complétement apprécié ce grand - organisme. Parmi les différens prêtres qui ont suivi ses - traces, le seul qui l'ait fait avec un véritable talent, - toutefois bien plus littéraire que philosophique, longtemps - célébré comme le plus ferme appui de la restauration - catholique, a finalement témoigné, par une scandaleuse - conversion révolutionnaire, l'extrême fragilité des - convictions que peuvent maintenant produire des doctrines - caduques, qu'un aveugle empirisme s'obstine vainement à - présenter encore comme les seules garanties solides de - l'ordre intellectuel et moral, tandis que, en réalité, le - moindre choc des passions suffit aujourd'hui à les ébranler - radicalement chez leurs principaux organes. - -Considérant maintenant le progrès actuel de la décomposition politique -relativement à l'organisme temporel, il est aisé de reconnaître que, -malgré le développement exceptionnel d'une prodigieuse activité -guerrière, le cours graduel de la crise révolutionnaire n'a pas -moins concouru à compléter, en général, l'irrévocable décadence du -régime militaire que celle du système théologique lui-même. D'abord, -le mode nécessaire suivant lequel dut s'accomplir la grande défense -républicaine détermina simultanément l'irrévocable déconsidération -de l'ancienne caste militaire, ainsi radicalement privée de sa seule -attribution caractéristique, et même la cessation correspondante du -prestige jadis inhérent, malgré l'institution décisive des armées -permanentes, à la spécialité d'une telle profession, où les citoyens -les moins préparés surpassèrent alors, après un rapide apprentissage, -les maîtres les plus expérimentés. Cette épreuve décisive, heureusement -accomplie au milieu des plus défavorables circonstances, fit donc -sentir que, pour une simple activité défensive, seule vraiment -compatible avec l'esprit pacifique de la sociabilité moderne, toute -tribu guerrière, et même toute grave préoccupation continue des -sollicitudes militaires, étaient désormais devenues essentiellement -inutiles, sous l'impulsion patriotique d'une véritable détermination -populaire, sans laquelle d'ailleurs la plus habile tactique serait, -à cet égard, radicalement insuffisante, comme le prouva ensuite trop -clairement la triste contre-épreuve amenée par la tyrannie rétrograde -de Bonaparte. D'autres exemples nationaux établirent bientôt, d'une -manière non moins expressive, et suivant des conditions analogues, que -cette consolante vérité politique est également applicable à toutes les -populations actuelles, et qu'elle résulte nécessairement du système -fondamental de notre civilisation. - -En second lieu, la nature même de la guerre révolutionnaire dut -aussitôt mettre un terme irrévocable à la dernière série de guerres -systématiques qui avait surtout caractérisé, comme je l'ai expliqué -au chapitre précédent, la troisième phase moderne, et qui tendait à -perpétuer l'activité militaire en la destinant au service politique -de l'activité industrielle, désormais prépondérante: cet ancien -esprit ne put alors persister qu'en Angleterre, où il était même -profondément modifié par de graves sollicitudes sociales. On doit, -à cet égard, soigneusement remarquer, à cette époque, la décadence -presque universelle du régime colonial, fondé sous la seconde phase, -et que l'irrévocable séparation des principales colonies détruisit -essentiellement après trois siècles, de manière à prévenir tout -renouvellement sérieux des guerres importantes qu'il avait auparavant -suscitées: l'Angleterre seule dut aussi offrir, à ce sujet, une -exception spéciale et probablement passagère, que les autres nations -européennes ne pouvaient ni ne devaient troubler, dans l'intérêt -commun de la grande république occidentale, éminemment compatible -avec une telle anomalie, correspondante à des besoins et à des -aptitudes qui ne sauraient ailleurs exister encore au même degré. -L'heureuse révolution américaine avait d'abord fourni à cette scission -nécessaire à la fois un signal décisif et un appui fondamental; -mais son accomplissement dut ensuite résulter des préoccupations -exclusives propres aux diverses métropoles par une suite plus ou -moins directe de la crise révolutionnaire. C'est ainsi que disparut -alors essentiellement, dans l'ensemble de la république européenne, -la dernière source générale des guerres modernes. J'ai d'ailleurs -suffisamment expliqué déjà comment, en un temps où l'esprit militaire -se subordonnait profondément à un but social, une immense aberration -guerrière avait été naturellement déterminée par un irrésistible -entraînement, dont le retour est certainement impossible, malgré -tous les efforts quelconques, depuis que les guerres de principes, -qui seules restaient supposables, ont été radicalement contenues par -une suffisante extension occidentale de l'agitation révolutionnaire, -ainsi devenue, pour l'Europe actuelle, un gage assuré de tranquillité -provisoire, en consumant, d'une manière continue, toute la sollicitude -des gouvernemens et toute l'activité de leurs nombreuses armées à -prévenir péniblement les perturbations intérieures. Quelque précaire -que doive sembler une telle garantie, elle est cependant de nature à -durer jusqu'à ce qu'une véritable réorganisation intellectuelle et -morale vienne partout instituer spontanément une sécurité directe -et permanente, en réformant à jamais des mœurs et des opinions qui -constituent les derniers vestiges du régime initial de l'humanité, et -en faisant uniformément prévaloir désormais la paisible préoccupation -journalière des divers perfectionnemens sociaux, soit européens, soit -nationaux, sous la commune inspiration d'une doctrine universelle, -interprétée par un même pouvoir spirituel, comme je l'indiquerai -spécialement ci-après. Nous avons, il est vrai, précédemment remarqué -l'introduction spontanée d'un dangereux sophisme, qu'on s'efforce -aujourd'hui de consolider, et qui tendrait à conserver indéfiniment -l'activité militaire, en assignant aux invasions successives la -spécieuse destination d'établir directement, dans l'intérêt final de la -civilisation universelle, la prépondérance matérielle des populations -les plus avancées sur celles qui le sont moins. Dans le déplorable état -présent de la philosophie politique, qui permet l'ascendant éphémère -de toute aberration quelconque, une telle tendance a certainement -beaucoup de gravité, comme source de perturbation universelle; -logiquement poursuivie, elle aboutirait, sans doute, après avoir motivé -l'oppression mutuelle des nations, à précipiter les unes sur les autres -les diverses cités, d'après leur inégale progression sociale; et, -sans aller jusqu'à cette rigoureuse extension, qui doit certainement -toujours rester idéale, c'est, en effet, sur un tel prétexte qu'on -a prétendu fonder l'odieuse justification de l'esclavage colonial, -suivant l'incontestable supériorité de la race blanche. Mais, quelques -graves désordres que puisse momentanément susciter un pareil sophisme, -l'instinct caractéristique de la sociabilité moderne doit certainement -dissiper toute irrationnelle inquiétude qui tendrait à y voir, même -seulement pour un prochain avenir, une nouvelle source de guerres -générales, entièrement incompatibles avec les plus persévérantes -dispositions de toutes les populations civilisées. Avant la formation -et la propagation de la saine philosophie politique, la rectitude -populaire aura d'ailleurs, sans doute, suffisamment apprécié, quoique -d'après un empirisme confus, cette grossière imitation rétrograde de -la grande politique romaine, que nous avons vue, en sens inverse, -essentiellement destinée, sous des conditions sociales radicalement -opposées à celles du milieu moderne, à comprimer partout, excepté chez -un peuple unique, l'essor imminent de la vie militaire, que cette vaine -parodie stimulerait, au contraire, simultanément chez des nations dès -longtemps livrées à une activité éminemment pacifique. - -La décadence fondamentale du régime et de l'esprit militaires s'est -partout continuée spontanément, pendant ce dernier demi-siècle, au -milieu des plus spécieuses manifestations contraires, sous un troisième -aspect général, non moins caractéristique que les deux précédens, -par une grande innovation universelle, dont la haute signification -historique est encore trop peu comprise, et qui constitue certainement -la plus profonde modification que l'institution moderne des armées -soldées et permanentes ait pu encore éprouver depuis son origine au -XIVe siècle. On conçoit qu'il s'agit du recrutement forcé, -d'abord établi en France pour suffire aux immenses besoins de notre -défense révolutionnaire ainsi qu'aux exigences plus durables de -l'aberration guerrière qui lui succéda, et ensuite universellement -adopté ailleurs pour consolider suffisamment les diverses résistances -nationales. Cette mémorable innovation, qui, depuis la paix, a partout -survécu aux nécessités initiales, constitue évidemment, par sa nature, -un témoignage spontané des dispositions anti-militaires propres aux -populations modernes, où l'on trouve encore des officiers vraiment -volontaires, mais plus ou trop peu de soldats. En même temps, elle -concourt directement à détruire les mœurs et l'activité guerrières, -en faisant cesser essentiellement la spécialité primitive d'une telle -profession, et en composant les armées d'une masse radicalement -antipathique à la vie militaire, devenue pour elle un fardeau purement -temporaire, qui n'est habituellement supporté, par chacun de ceux -qui le subissent, que dans la prévision constante d'une prochaine et -inévitable libération personnelle. Il est d'ailleurs à craindre que, -sous l'extension croissante des opinions et des habitudes anarchiques, -un service aussi onéreux ne finisse, malgré son évidente importance, -par déterminer, chez la classe, déjà si grevée à tant d'autres titres, -sur laquelle retombe son poids principal, d'énergiques résistances plus -ou moins explicites, qui rendraient bientôt impossible la prolongation -réelle de l'extension inusitée que les armées ont partout conservée -depuis la paix universelle. Quoi qu'il en soit d'une telle prévision, -on ne saurait douter que le recours normal à une telle ressource -nécessaire ne caractérise spontanément, soit comme symptôme, soit -même comme principe, la pleine décadence finale du système militaire, -désormais essentiellement réduit à un office subalterne, quoique -indispensable, dans le mécanisme fondamental de la sociabilité moderne. - -D'après ces trois ordres de considérations générales, tous les -esprits vraiment philosophiques doivent aisément reconnaître, avec -une parfaite satisfaction, à la fois intellectuelle et morale, que -l'époque est enfin venue où la guerre sérieuse et durable doit -totalement disparaître chez l'élite de l'humanité. Le vague et -confus pressentiment de ce grand résultat social inspirait, depuis -trois siècles, de nobles utopies caractéristiques, qui, malgré leur -insuffisante rationnalité, n'eussent point excité tant de frivoles -dédains, si l'on eût senti davantage que, comme je l'ai expliqué au -cinquante-quatrième chapitre, de telles conceptions, quand elles -sont vraiment spontanées et convenablement persistantes, annoncent -toujours, par une anticipation plutôt affective que mentale, un -véritable besoin capital, et une certaine création correspondante, -quelque imparfaite qu'en doive être ainsi la double appréciation -primitive. Nous voyons ici, en effet, cette heureuse conséquence finale -se réaliser spontanément, après les plus terribles orages, comme une -suite nécessaire de l'ensemble de la situation fondamentale propre -aux populations modernes, qui a successivement épuisé tous les divers -motifs généraux de guerres importantes, pendant qu'elle détruisait peu -à peu toutes les conditions principales d'un puissant essor militaire. -La profonde paix européenne qui, malgré tant d'irrationnelles -prévisions et de vicieuses tentatives, persiste maintenant à un degré -déjà sans exemple dans l'ensemble de l'histoire moderne, constitue -certainement un admirable phénomène qui, si nous n'y étions pas -plongés, paraîtrait à tous éminemment décisif pour l'avénement final -d'une ère pleinement pacifique. Quelque sommaires qu'aient dû être, à -ce sujet, les indications précédentes, elles sont à la fois tellement -irrécusables et tellement liées à toute notre élaboration historique, -qu'elles contribueront, j'espère, à rassurer les bons esprits sur -le maintien nécessaire d'une paix indispensable, à tous égards, à -l'évolution actuelle de l'élite de l'humanité, et qui ne saurait -éprouver aujourd'hui de perturbation grave, quoique momentanée, que -si de vaines agitations intérieures venaient permettre, en France, -la prépondérance passagère de funestes impulsions systématiques, que -le seul pressentiment de ces dangereux effets suffirait d'ailleurs -à rendre antipathiques aux populations actuelles, où prédominent -assurément d'opiniâtres dispositions pacifiques, quelquefois -dissimulées sous des démonstrations éphémères, dues à des inspirations -anti-progressives. - -Malgré l'incontestable réalité d'une telle appréciation générale, le -vaste appareil militaire conservé, chez tous les peuples européens, -avec presque autant d'extension qu'avant la paix universelle, -semblerait d'abord annoncer l'imminence d'une disposition opposée, si -un examen plus approfondi de la situation fondamentale n'expliquait -aussitôt cette apparente anomalie, en la rattachant directement, -d'après l'ensemble de ce chapitre, aux nécessités communes d'une crise -révolutionnaire maintenant plus ou moins étendue à toute la république -occidentale. L'active participation des armées proprement dites au -maintien continu de l'ordre public, qui jadis ne leur offrait qu'une -destination accessoire et passagère, constitue désormais, au contraire, -partout et de plus en plus, leur attribution principale et constante, -en vertu des graves perturbations intestines qui peuvent ainsi -continuellement survenir chez les diverses populations avancées, et -d'où doivent d'ailleurs fréquemment résulter de véritables inquiétudes -extérieures, quoique, au fond, cette uniforme agitation intérieure -garantisse, comme je l'ai ci-dessus indiqué, l'impossibilité des chocs -nationaux. Dans un état de profond désordre intellectuel et moral, -qui doit rendre toujours imminente l'anarchie matérielle, il faut bien -que les moyens de répression acquièrent une intensité correspondante à -celle des tendances insurrectionnelles, afin qu'un ordre indispensable -protége suffisamment le vrai progrès social contre l'effort continu -d'ambitions mal dirigées liguées par des conceptions vicieuses. -Cette nécessité nouvelle a été jusqu'ici commune à toutes les formes -successives de la crise révolutionnaire, et l'on peut d'avance -assurer qu'elle ne sera pas moins sentie chez tous les gouvernemens -quelconques qui pourraient survenir, jusqu'à ce que la réorganisation -intellectuelle et morale vienne mettre à ce besoin exceptionnel un -terme définitif, dont la réalisation ne saurait être prochaine, -soit d'après les difficultés et la lenteur d'une telle opération, -d'abord philosophique, puis politique, soit à raison de l'égoïsme et -de l'aveuglement qui partout devront l'entraver, sous la déplorable -prépondérance universelle d'un esprit profondément dispersif, viciant -aujourd'hui les plus saines intelligences. Tel est le mode général -suivant lequel la même époque, destinée à voir essentiellement -disparaître à jamais la guerre proprement dite, a développé, pour les -armées modernes, transformées en une sorte de grande maréchaussée -politique, une dernière mission sociale, dont l'importance n'est -point contestable, et dont la durée, quoique nécessairement limitée, -suivant la condition précédente, doit être, par sa nature, beaucoup -plus prolongée qu'on ne l'imagine en un temps où cette attribution -finale n'est encore réellement qu'au début de son principal exercice. -Cette situation réelle n'est pas aujourd'hui suffisamment comprise, -parce que les faits politiques ne peuvent, sans une théorie vraiment -positive, être convenablement aperçus qu'après une longue persistance; -outre qu'un reste d'influence des mœurs et des opinions anciennes -s'oppose ici spécialement à une exacte appréciation générale: de là -résulte, pour les gouvernemens actuels, le fréquent recours à des -artifices peu convenables et souvent dangereux, tendant à motiver, -auprès des peuples, sur la prétendue imminence d'une guerre impossible, -le maintien d'un vaste appareil militaire, qu'on n'ose pas justifier -directement d'après sa vraie destination nécessaire. Mais une telle -mission sociale étant assurément très-avouable, en un temps où, comme -je l'ai montré ci-dessus, le pouvoir central lui-même n'a pas, au fond, -d'autre principal office provisoire, son importance prolongée doit -bientôt conduire à la reconnaître directement et avec franchise, afin -d'y adapter régulièrement les nombreux organes qui doivent y concourir; -car, leur position équivoque les expose aujourd'hui à de périlleuses -séductions, d'après un désordre général d'opinions et d'habitudes dont -l'influence s'étend ainsi, au delà des exigences fondamentales, sur -ceux-là même qui en doivent réprimer les plus grands effets matériels. - -La décadence continue du régime et de l'esprit guerriers ne peut donc -frapper aujourd'hui la profession militaire d'une déchéance sociale -aucunement équivalente à celle qui, d'après l'irrévocable déclin de la -philosophie théologique, menace désormais la corporation sacerdotale, -chez laquelle on ne saurait espérer, avec quelque vraisemblance, une -transformation assez profonde pour permettre sa fusion réelle dans -l'organisation finale de l'humanité, où la classe spéculative doit -avoir un tout autre caractère. Depuis l'entière dissolution de la -caste militaire, commencée au XIVe siècle, par l'institution -fondamentale des armées modernes, et complétée, surtout en France, -sous l'influence révolutionnaire, comme je l'ai expliqué, aucun -grand obstacle ne peut plus empêcher la milice actuelle de prendre -convenablement les mœurs et l'esprit qui doivent correspondre à sa -nouvelle destination sociale. Tout profond regret d'un passé, où ce -qui est désormais accessoire fut si longtemps principal, peut être, -en effet, malgré une récente imitation passagère de cette antique -situation, radicalement écarté aujourd'hui chez une classe qui doit -conserver un digne sentiment de son utilité permanente, et qui -peut d'ailleurs justement s'enorgueillir, en un temps d'anarchie, -d'un instinct organique dont le meilleur type temporel se trouvera -toujours dans son admirable hiérarchie; outre les heureuses ressources -secondaires que présente sa dernière constitution pour faciliter le -développement intellectuel et social de nos populations, en utilisant -convenablement un indispensable sacrifice temporaire. Malgré la -solidarité fondamentale qui dut exister jadis entre l'esprit guerrier -et l'esprit religieux, il ne faut jamais oublier que, dès son origine, -l'institution des armées permanentes fut partout érigée dans des vues -radicalement critiques, afin d'assurer l'avénement de la dictature -temporelle autant contre la puissance sacerdotale que contre la -force féodale. Aussi les guerriers modernes se distinguèrent-ils -presque toujours de ceux du moyen âge, et encore davantage de ceux -de l'antiquité, par une tendance plus ou moins prononcée vers une -émancipation théologique qui excita souvent les impuissantes -réclamations du clergé. Bonaparte lui-même, malgré son ascendant sur -l'armée, fut obligé d'y tolérer une pleine indépendance spirituelle, -qui, politiquement appréciée, eût alors suffi pour juger une vaine -utopie rétrograde, nécessairement fondée sur la combinaison permanente -de deux élémens devenus évidemment inconciliables: on sait assez -d'ailleurs que les efforts insensés de ses débiles successeurs -n'aboutirent, en général, qu'à mieux développer une telle antipathie. -Enfin, la netteté et la précision des spéculations militaires doivent -tendre, par leur nature, à favoriser aujourd'hui, chez ceux qui -s'y livrent, l'essor de l'esprit positif; comme l'ont confirmé, -depuis trois siècles, tant d'heureux exemples d'une utile alliance -entre les recherches scientifiques et les études guerrières, dont -l'affinité spontanée a déterminé jusqu'ici les plus importantes -créations spéciales pour l'éducation positive. C'est ainsi que des -antipathies communes et de pareilles sympathies ont de plus en plus -tendu, surtout en France, à faire profondément pénétrer chez les -armées l'instinct progressif qui caractérise les populations modernes; -tandis que l'immobilité nécessaire de la classe sacerdotale a dû la -rendre finalement presque étrangère à la sociabilité actuelle. Telle -est la cause générale d'une différence essentielle, qu'il importait -ici d'expliquer sommairement, entre les destinées prochaines des deux -élémens principaux de l'ancien système politique, dont l'uniforme -décomposition, à la fois temporelle et spirituelle, n'est d'ailleurs -nullement altérée par cette indispensable distinction; puisque -c'est seulement une profonde transformation spontanée qui permet à -l'élément militaire, par contraste avec l'élément théologique, une -véritable incorporation au mouvement final de la société moderne, où -son office politique devra se réduire ensuite peu à peu, à mesure -que l'ordre normal s'établira, à des services journaliers dont la -nécessité ne saurait jamais cesser entièrement, quel que puisse être -l'accomplissement ultérieur de la régénération morale. - -Après avoir ainsi suffisamment apprécié l'éminente influence propre -au dernier demi-siècle pour compléter irrévocablement la grande -progression négative des cinq siècles antérieurs, il nous reste à juger -aussi l'extension simultanée de la progression positive, en considérant -successivement les quatre évolutions partielles dont nous l'avons vue -composée dans la dernière leçon, afin de caractériser à la fois ses -résultats effectifs et ses lacunes essentielles, quant à leur commune -relation à la réorganisation finale. - -Envers la plus fondamentale de ces évolutions solidaires, il serait -certainement superflu, sous l'un et l'autre aspect, d'insister ici sur -une appréciation désormais évidente à tous les observateurs judicieux, -et qui ne peut constituer, à tous égards, qu'un simple prolongement -général de celle du chapitre précédent, particulièrement rappelé en ce -qui s'y rapporte à la troisième phase moderne. On conçoit aisément, en -effet, combien la prépondérance sociale de l'élément industriel devait -être augmentée et consolidée par une crise révolutionnaire qui achevait -la démolition séculaire de l'ancienne hiérarchie, et qui dès lors -plaçait naturellement en première ligne l'élévation temporelle fondée -sur la richesse, dont l'influence est même ainsi devenue évidemment -exorbitante, en vertu de l'anarchie intellectuelle et morale. -Nécessairement troublée par la guerre, cette inévitable transformation -a dû se développer rapidement depuis la paix, et se consolider ensuite -sous l'impulsion de la mémorable secousse qui a marqué le véritable -terme historique de la grande réaction rétrograde. Le progrès technique -de l'industrie devait d'ailleurs suivre spontanément son progrès -social. Aussi est-ce alors qu'il faut placer l'essor principal du -mouvement caractéristique dont j'ai d'avance indiqué le début général -vers le milieu de la troisième phase moderne, où nous l'avons vu -consister surtout en une large application des agens mécaniques, -dont l'emploi, de plus en plus systématique, essentiellement fondé -sur l'introduction d'un puissant moteur universel, a déjà réalisé, -pendant le dernier demi-siècle, tant d'heureux perfectionnemens, que -va compléter désormais l'admirable rénovation qui commence à s'opérer -partout dans la locomotion artificielle, fluviale, terrestre, ou même -maritime. Chacun sait d'ailleurs aujourd'hui combien la relation de -plus en plus intime entre la science et l'industrie a profondément -contribué à tous ces progrès, quoique son influence mentale n'ait pas -été le plus souvent aussi favorable, d'après la funeste altération -qu'elle tend à imprimer momentanément au caractère philosophique de -la science réelle, comme je l'expliquerai ci-dessous. Enfin, c'est -surtout alors que, suivant la juste remarque de divers observateurs, -celle de toutes les classes industrielles qui est la plus susceptible, -à raison de sa généralité supérieure, de s'élever habituellement à -quelques vues vraiment politiques, a commencé à développer son essor -caractéristique, et à régulariser ses rapports élémentaires avec -chacune des autres branches, sous l'impulsion primitive du système de -crédit public, naturellement résulté partout de l'inévitable extension -simultanée des dépenses nationales. - -Conjointement avec ces importans progrès, on doit malheureusement noter -aussi la gravité croissante des différentes lacunes fondamentales -signalées, à la fin du chapitre précédent, comme nécessairement propres -à l'ensemble de l'évolution industrielle, d'après la spécialité -empirique et dispersive qui devait y présider jusqu'ici. Quant à -l'isolement de l'industrie agricole, malgré les heureuses conséquences -de la crise révolutionnaire, surtout en France, pour améliorer la -condition générale des agriculteurs, on ne peut douter qu'il n'ait été -finalement aggravé, par suite de la préoccupation trop exclusive qu'a -dû alors inspirer l'essor plus rapide et plus décisif de l'industrie -manufacturière et de l'industrie commerciale, qui, à mesure qu'elles se -sont élevées dans la hiérarchie sociale, ont dû, comme dans le passé, -s'écarter davantage de la première, dont l'ascension ne pouvait être, -à beaucoup près, autant accélérée. Toutefois, la plus incontestable -et la plus dangereuse de ces récentes aggravations des vices radicaux -inhérens jusqu'ici au mouvement industriel, consiste assurément dans -l'opposition plus profonde qui s'est établie entre les intérêts -respectifs des entrepreneurs et des travailleurs, dont le déplorable -antagonisme montre aujourd'hui combien l'industrie moderne est encore -essentiellement éloignée d'une véritable organisation, puisque sa -marche ne peut s'accomplir sans tendre à devenir oppressive pour la -majeure partie de ceux dont le concours y est le plus indispensable. -Ce nœud fondamental de la sociabilité industrielle est alors devenu -spécialement caractéristique par la grande extension universelle de -l'usage continu des agens mécaniques, sans lesquels l'essor pratique -correspondant eût été évidemment impossible. On ne saurait douter que -la propagation simultanée des dispositions anarchiques, surtout d'après -de folles prédications utopiques, n'ait beaucoup contribué, comme -je l'ai précédemment expliqué, à envenimer cette fatale séparation, -en tendant à détacher radicalement les ouvriers de leurs véritables -chefs naturels, pour les placer sous la direction démagogique des -rhéteurs et des sophistes les plus étrangers aux saines habitudes -laborieuses. Mais, quelle que soit, à cet égard, l'influence permanente -de cette cause inévitable, dont l'action funeste est aujourd'hui -trop évidente, je ne dois pas hésiter à signaler ici cette scission -croissante entre les têtes et les bras, comme devant être beaucoup plus -reprochée à l'incapacité politique, à l'incurie sociale, et surtout -à l'aveugle égoïsme des entrepreneurs qu'aux exigences démesurées -des travailleurs. Outre que les premiers n'ont jusqu'ici nullement -profité de leur ascendant social pour tenter de garantir les seconds -contre la séduction des utopies anarchiques par l'organisation -positive d'une large éducation populaire, dont ils semblent, au -contraire, irrationnellement redouter l'extension indispensable, ils -ont évidemment succombé à leur ancienne tendance à se substituer aux -chefs féodaux, dont ils convoitaient la chute nécessaire, sans hériter -pareillement de leur antique générosité envers les inférieurs. J'ai -déjà indiqué la comparaison générale entre l'organisme guerrier et le -mécanisme industriel comme éminemment propre, par sa nature, à faire -rapidement saisir, chez l'industrie moderne, l'absence de toute morale -spéciale, imposant des devoirs, non-seulement aux ouvriers, mais aussi -aux chefs, et obligeant ceux-ci à une sollicitude permanente envers -leurs associés subalternes, convenablement équivalente à l'admirable -solidarité des divers intérêts militaires. Cette immense lacune se -fait de nos jours plus profondément sentir, d'abord par une tendance -trop fréquente des hauts fonctionnaires industriels à utiliser -leur influence politique pour s'attribuer, au détriment du public, -d'importans monopoles, et ensuite, par une disposition plus directe -et plus générale, à abuser de l'inévitable puissance des capitaux, -pour faire presque toujours dominer les prétentions des entrepreneurs -sur celles des travailleurs, dans leur antagonisme journalier, dont -la nature, encore exclusivement matérielle, n'est pas même réglée -d'après une véritable équité, puisque la législation interdit aux -uns les coalitions qu'elle permet ou tolère chez les autres. Sans -insister davantage sur d'aussi pénibles considérations, dont la réalité -est malheureusement irrécusable, il faut surtout remarquer, à cet -égard, l'aveuglement doctoral de la métaphysique économique qui, en -présence de pareils conflits, ose couvrir son impuissance organique -d'une irrationnelle déclaration sur la prétendue nécessité de livrer -indéfiniment l'industrie moderne à sa seule spontanéité désordonnée. -Toutefois, on doit également reconnaître qu'une telle opinion -indique, d'une manière indirecte et confuse, le vague pressentiment -de l'insuffisance radicale des mesures politiques proprement dites, -c'est-à -dire temporelles, pour le dénouement continu de cette immense -difficulté sociale qui, par sa nature, doit en effet dépendre surtout -d'une véritable réorganisation intellectuelle et morale, réglant enfin, -dans un esprit d'ensemble, les devoirs respectifs des diverses classes -industrielles, sous la constante surveillance impartiale d'un pouvoir -spirituel unanimement respecté, comme j'aurai lieu de l'indiquer -spécialement ci-après. - -Les remarques du chapitre précédent sur le caractère général de -l'évolution esthétique pendant la troisième phase moderne, nous -dispensent essentiellement, à ce sujet, de toute nouvelle appréciation -pour le dernier demi-siècle, qui n'a pu offrir, sous ce rapport, -qu'une simple extension spontanée de la marche antérieure, sans aucune -modification radicale. Seulement la direction unanime des esprits vers -les spéculations politiques et la tendance universelle à une entière -régénération ont dû faire alors plus vivement sentir, quoique sous -les inspirations absolues d'une métaphysique anti-historique, les -lacunes fondamentales de l'art moderne quant au défaut de principe -philosophique et de destination sociale, ainsi que l'irrévocable -caducité du régime factice qui en avait provisoirement tenu lieu sous -la seconde phase, d'après l'imitation exclusive des types antiques, -comme je l'ai suffisamment expliqué. Mais les impuissans efforts tentés -jusqu'ici, surtout en France, pour dégager l'art de cette stérile -situation, n'ont abouti qu'à mieux caractériser, auprès des juges -impartiaux, la relation nécessaire qui subordonne directement une telle -réformation au suffisant accomplissement ultérieur d'une véritable -réorganisation sociale, d'abord intellectuelle et puis morale: car, -l'impulsion prolongée d'une philosophie radicalement négative n'a -conduit ainsi tant de prétendus rénovateurs qu'à constituer, en tous -genres, une sorte de dévergondage esthétique, où le désordre même des -compositions devient un mérite trop souvent destiné à dispenser de -tout autre, et qui n'a finalement produit encore aucune œuvre vraiment -durable, susceptible de justifier tant d'orgueilleuses récriminations -contre l'évidente insuffisance du système classique proprement dit. Ces -vaines dissertations portent clairement l'empreinte universelle de la -métaphysique dominante, disposant partout à prendre la forme pour le -fond, et des discussions pour des constructions. Toutefois, malgré une -décomposition sociale qui interdit à l'art tout large exercice spontané -et toute profonde efficacité générale, d'immortelles créations, -essentiellement indépendantes de cette stérile poétique, ont alors -constaté, pour chaque genre principal, que les facultés esthétiques -de l'humanité ne pouvaient réellement s'éteindre, même dans le milieu -le plus défavorable. Un éminent poète, envers lequel l'aristocratie -britannique, qui pouvait s'en honorer, aima mieux, par d'odieuses -persécutions, constater, aux yeux de l'Europe, son esprit éminemment -rétrograde, sut profondément saisir l'appréciation esthétique de -l'état négatif et flottant de la société actuelle, que d'impuissans -imitateurs ont depuis voulu reproduire, sans comprendre que, par -sa nature anti-poétique, cette situation transitoire ne pouvait -comporter qu'une seule fois, et chez un tel génie, une énergique -idéalisation. En même temps, le genre de compositions le mieux -adapté à la civilisation moderne, d'où nous l'avons vu spontanément -sortir, continue à manifester son originalité et sa popularité par un -mémorable perfectionnement général, consistant surtout en une heureuse -alliance historique de la vie privée, jusqu'alors seule abstraitement -envisagée, à la vie publique qui, à chaque âge social, en modifie -nécessairement le caractère fondamental. C'est ainsi que, d'après un -choix judicieux de phases sociales bien déterminées et convenablement -éloignées, l'immortel auteur d'_Ivanhoë_, de _Quentin Durward_, des -_Puritains_, etc., a produit tant d'éminens chefs-d'œuvre, si avidement -accueillis dans toute la république européenne, quoique principalement -consacrés à caractériser la civilisation protestante; tandis que -notre civilisation catholique a trouvé ensuite une seule digne -représentation poétique dans l'admirable composition de _I Promessi -sposi_, dont l'illustre auteur, trop peu apprécié encore, figurera, -sans doute, aux yeux d'une impartiale postérité, parmi les plus nobles -génies esthétiques des temps modernes. Une telle voie épique est -probablement destinée, par son indépendance naturelle, à déterminer -ultérieurement la rénovation graduelle propre à l'ensemble de l'art -moderne, quand la nature fondamentale de notre sociabilité pourra se -manifester enfin d'une manière à la fois assez énergique et assez fixe -pour devenir esthétiquement appréciable, sous l'essor direct de la -réorganisation spirituelle. Il serait d'ailleurs superflu d'indiquer -ici comment les autres beaux-arts ont, en général, honorablement -soutenu, pendant ce dernier demi-siècle, leur éclat antérieur, sans -toutefois recevoir aucune amélioration capitale, si ce n'est pour -la musique, surtout dramatique, dont le caractère général est alors -devenu, en Italie et dans l'Allemagne catholique, plus élevé et plus -complet. La crise révolutionnaire a spontanément constaté, avec une -énergie non équivoque, par un témoignage impérissable, la puissance -esthétique nécessairement propre à tout grand mouvement social, même -purement temporaire, en faisant inopinément émaner d'une nation aussi -peu musicale que l'est assurément jusqu'ici la nôtre, le type le plus -parfait de la musique politique, dans cet hymne admirable qui tant de -fois stimula le généreux patriotisme de nos héroïques défenseurs. - -Quoique l'évolution scientifique n'ait pu certainement, encore plus -que les deux précédentes, offrir alors qu'une simple continuation -générale du mouvement antérieur, sans aucune impulsion vraiment -nouvelle, cependant sa nature plus profondément progressive, et surtout -son importance sociale prépondérante, comme première base directe -de la réorganisation spirituelle, nous obligent ici à considérer de -plus près, soit ses derniers progrès essentiels, soit principalement -la déplorable extension simultanée des graves aberrations qui, -sous l'empirique ascendant d'une spécialité dispersive, y menacent -aujourd'hui d'imprimer un caractère hautement rétrograde aux seules -doctrines d'où puisse désormais sortir un vrai principe de régénération -universelle, d'abord mentale, ensuite morale, et enfin politique. - -Dans les sciences mathématiques, outre le complément naturel des -travaux essentiels de la troisième phase moderne pour la construction -finale de la mécanique céleste, on remarque alors la création capitale -de l'immortel Fourier, étendant l'analyse, avec une si heureuse -rationnalité, à un nouvel ordre fondamental de phénomènes généraux, -par l'étude des lois abstraites de l'équilibre et du mouvement des -températures. Relativement à la pure analyse, au milieu des nombreuses -intégrations accomplies sous l'impulsion prolongée d'Euler, on -distingue surtout, comme éminemment originale, la conception du même -Fourier sur la résolution des équations, utilement poursuivie, et -même accessoirement améliorée, par divers géomètres, auxquels on -peut d'ailleurs reprocher une sorte d'injuste concert contre cette -idée-mère, dont ils tentent vainement de dissimuler la vraie source. -La géométrie est alors essentiellement agrandie, comme je l'ai -exprimé dans le premier volume de ce Traité, par la grande pensée -de Monge sur la théorie générale des familles de surfaces, jusqu'à -présent si peu comprise du vulgaire mathématique, et peut-être même -trop imparfaitement appréciée de son illustre auteur, Lagrange seul -paraissant en avoir dignement pressenti la haute portée philosophique, -qui ne peut être pleinement conçue que d'un point de vue plus élevé, -comme première base de la géométrie comparée, ainsi que j'ai vainement -essayé de l'indiquer à des esprits que je croyais mieux disposés à -saisir une telle ouverture. En même temps, l'incomparable Lagrange -perfectionne l'ensemble de la mécanique rationnelle, en lui imprimant -à jamais, par une admirable unité, la plus parfaite rationnalité dont -elle soit susceptible. Mais, cette immense création ne doit pas être -appréciée isolément, et se lie directement à l'effort général de son -auteur pour constituer enfin une véritable philosophie mathématique, -fondée sur la rénovation préalable de l'analyse transcendante; comme le -montre cette composition sans exemple où Lagrange a ainsi entrepris de -régénérer, dans un même esprit, toutes les grandes conceptions, d'abord -de l'analyse, ensuite de la géométrie, et enfin de la mécanique. -Quoique cette systématisation prématurée n'ait pu suffisamment réussir, -et malgré que la plupart des géomètres, déjà dominés par une aveugle -spécialisation, n'en aient pas suffisamment saisi la pensée, c'est là -cependant ce qui, sans doute, auprès d'une postérité convenablement -préparée, honorera le plus cette époque mathématique, en plaçant tout -à fait à part le génie éminemment philosophique de Lagrange, le seul -géomètre qui ait dignement aperçu l'alliance ultérieure de l'esprit -historique avec l'esprit scientifique, destinée à caractériser la plus -haute perfection des spéculations positives, comme je l'ai indiqué au -tome quatrième, et comme je l'établirai spécialement dans les chapitres -qui vont terminer ce Traité. - -Quoique la pure astronomie, ou la géométrie céleste, ne pût désormais -comporter que des progrès secondaires, comparativement à la lumière -supérieure émanée de la mécanique céleste, on y remarque alors -cependant d'intéressantes extensions, par la découverte d'Uranus et -de ses satellites, et ensuite par celle des quatre petites planètes -entre Mars et Jupiter: toutefois, les curieuses observations de cette -époque sur les nébuleuses et les étoiles doubles, ont eu le grave -inconvénient de suggérer envers une prétendue astronomie sidérale de -vagues espérances indéfinies, incompatibles, comme je l'ai établi, avec -la saine philosophie astronomique. - -La physique proprement dite, outre les nouvelles ressources -fondamentales qu'elle reçoit alors de l'analyse mathématique, trop -souvent viciée d'ailleurs par une tendance prépondérante vers des -hypothèses anti-philosophiques, s'enrichit d'une foule d'importantes -notions expérimentales dans presque toutes ses branches principales, -et surtout en optique et en électrologie, par les grands travaux -successifs, d'une part, de Malus, de Fresnel, et d'Young; d'une -autre part, de Volta, d'Œrsted, et d'Ampère. Au milieu du spectacle -peu rationnel que présente la démolition, d'ailleurs évidemment -nécessaire, de la belle théorie de Lavoisier, la chimie reçoit, pendant -ce mémorable demi-siècle, un double perfectionnement essentiel, dont -j'ai tâché de faire convenablement apprécier la nature et la marche, -soit par la formation graduelle de sa doctrine numérique, soit par -la série générale de ses études électriques. Mais, quels que soient -alors les importans progrès des diverses parties fondamentales de la -philosophie inorganique et ceux même de la science mathématique, cette -grande époque scientifique sera surtout caractérisée finalement par -la création décisive de la philosophie biologique, aux yeux de tous -ceux qui considèrent suffisamment le véritable ensemble de l'évolution -mentale, dont une telle formation devait achever de constituer le -caractère pleinement positif, tandis que, sous un autre aspect, cet -indispensable complément rapprochait directement la science moderne de -sa plus haute destination sociale. - -J'ai déjà assez expliqué, au tome troisième, l'esprit général, et -même la marche nécessaire, de cette élaboration capitale, pour devoir -ici me borner à rappeler au lecteur cette appréciation spéciale et -directe, presque aussi historique que scientifique, où les trois -aspects essentiels, anatomique, taxonomique et physiologique, propres -à toutes les spéculations biologiques, ont été séparément examinés, -après une suffisante considération de leur intime connexité permanente. -Une telle explication préalable nous dispense maintenant d'envisager -à part, même historiquement, soit la double conception fondamentale -du grand Bichat sur le dualisme vital et surtout sur la théorie des -tissus, soit les immortels efforts successifs de Vicq-d'Azyr, de -Lamarck, et de l'école allemande, pour constituer directement la -hiérarchie animale, enfin pleinement systématisée par les pensées et -les travaux, éminemment philosophiques, de notre éminent Blainville, -l'esprit le plus rationnel, à ma connaissance, dont puisse s'honorer le -monde scientifique actuel. À l'ensemble de cette élaboration, première -base nécessaire de toute la biologie, le lecteur sait d'avance que la -même époque a bientôt ajouté l'heureuse rénovation due au génie de -Gall, qui, par une impulsion vraiment décisive, malgré d'inévitables -aberrations secondaires, a fait définitivement entrer, dans le -domaine de la philosophie naturelle, l'étude générale des plus hautes -fonctions individuelles, enlevant ainsi sans retour à la philosophie -théologico-métaphysique la seule attribution essentielle qui lui -fût restée après ses diverses pertes modernes, sauf toutefois les -spéculations sociales, envers lesquelles d'ailleurs cette indispensable -révolution constituait évidemment la dernière préparation capitale de -la régénération finale que j'ose directement tenter dans ce Traité. -Enfin, pour mieux caractériser ce grand essor initial de la saine -philosophie organique, il importe de n'y pas oublier historiquement -l'effort important, quoique prématuré, par lequel l'audacieux génie de -Broussais entreprit déjà de fonder la vraie philosophie pathologique, -avec d'insuffisans matériaux, et surtout d'après des conceptions -biologiques trop peu étendues ou trop mal approfondies; ce qui ne doit -toutefois nullement conduire à méconnaître, soit l'éminent mérite, -soit même la haute utilité, de cette grande tentative, envers laquelle -un dédain passager, non moins irrationnel qu'injuste, a remplacé un -enthousiasme exagéré. Directement considéré dans son vaste ensemble, -cet admirable mouvement biologique propre au dernier demi-siècle a -certainement contribué, encore plus qu'aucune autre partie simultanée -de l'évolution scientifique, au progrès fondamental de l'esprit -humain: non-seulement, sous l'aspect scientifique proprement dit, -en établissant toutes les bases essentielles d'une étude pleinement -philosophique de l'homme, susceptible de préparer enfin celle de la -société; mais surtout, comme je l'ai d'avance indiqué au chapitre -précédent, sous le rapport purement logique, en constituant la partie -de la philosophie naturelle où, d'après l'intime solidarité évidente -des divers phénomènes, l'esprit synthétique doit finalement prévaloir -sur l'esprit analytique, de manière à développer spontanément la -disposition mentale la plus nécessaire aux spéculations sociologiques, -par une influence active et continue que les tendances dispersives -de la philosophie inorganique ne sauraient désormais neutraliser, -quelle que soit d'ailleurs la puissance actuelle d'une vicieuse -imitation provisoire, d'abord inévitable, et même, à certains égards, -indispensable. C'est principalement ainsi que le mouvement scientifique -se trouvait alors, par sa nature, quoique à l'insu de ses divers -coopérateurs spéciaux, profondément lié à l'immense crise politique -qui poursuivait prématurément la régénération sociale, avant que la -seule base philosophique susceptible de lui fournir un solide fondement -rationnel pût sortir convenablement d'une telle préparation abstraite. - -Pendant que s'accomplissaient ces divers progrès spéculatifs, -l'influence sociale de la science recevait partout de notables -accroissemens, tendant tous à mieux incorporer l'élément scientifique -au système fondamental de la sociabilité moderne. Au milieu des plus -grands orages politiques, surgissent alors d'importans établissemens -destinés à propager l'instruction scientifique, quoiqu'en lui -conservant toujours un caractère de spécialité, déjà toutefois beaucoup -moins prononcé. En même temps, dans toutes les parties de la grande -république européenne, mais surtout en France, on voit croître sans -cesse l'introduction usuelle des conditions scientifiques parmi les -obligations préparatoires de professions très-multipliées; les pouvoirs -les moins favorables à la réorganisation finale sont ainsi spontanément -conduits à envisager de plus en plus les connaissances réelles comme -d'indispensables garanties pratiques d'un ordre régulier et stable. -Outre les nouveaux services spéciaux alors si heureusement rendus par -la science à l'industrie, et sur lesquels il serait assurément superflu -d'insister ici, il faut distinguer, à cette époque, une opération plus -générale, où la science a marqué, d'une manière non moins honorable -que salutaire, sa profonde influence sur la vie sociale actuelle, -en présidant à l'institution d'un admirable système de mesures -universelles, aussi noblement exécuté que sagement conçu, et qui, émané -de la France révolutionnaire, tend à dominer aujourd'hui chez toutes -les populations avancées[18]. Indépendamment de son évidente utilité -directe, cette mémorable intervention du véritable esprit spéculatif -dans le règlement d'un ordre de relations humaines où il semblait -d'abord si étranger, est éminemment propre à faire déjà pressentir -les améliorations capitales que devra retirer ultérieurement, à tant -d'autres égards, l'existence moderne, d'une judicieuse rationalisation -de ses actes les plus pratiques, quand l'influence scientifique -convenablement généralisée aura suffisamment pénétré dans toute -l'économie élémentaire de nos sociétés régénérées. - - Note 18: L'institution générale de cette grande opération - présente d'ailleurs, sous le point de vue social, un - caractère fort remarquable et trop peu apprécié, par une - constante sollicitude, non moins généreuse que rationnelle, à - en écarter, autant que possible, tout attribut de nationalité - qui aurait pu entraver son universelle propagation - ultérieure. Quoique la plupart des états européens n'aient - répondu que d'une manière tardive et insuffisante au noble - appel que la France leur avait, dès l'origine, solennellement - adressé à ce sujet, l'équitable postérité n'oubliera point - que cette importante rénovation fut toujours conçue et - accomplie en vue d'une destination directement commune à - l'ensemble des populations civilisées, indistinctement - invitées, pour ce motif spécial, à une coopération régulière, - malgré la guerre la plus active, par l'éminente assemblée qui - dirigeait alors la crise révolutionnaire. - -Après avoir sommairement caractérisé les admirables progrès de la -science réelle pendant le dernier demi-siècle, il importe beaucoup -d'apprécier avec soin les vicieuses tendances, soit mentales, -soit même morales, qui s'y sont également développées de plus en -plus, sous l'exagération croissante d'un esprit de spécialité -dispersive, graduellement détourné de sa destination provisoire, par -l'empirisme et l'égoïsme combinés de la classe mal instituée qui -devait servir d'organe imparfait à cette indispensable évolution -préliminaire. Quoique, en général, cette classe, sauf un très-petit -nombre d'éminentes exceptions individuelles, me soit aujourd'hui -personnellement hostile, comme l'a trop prouvé sa conduite oppressive -envers moi, je voudrais pouvoir supprimer ou adoucir ce pénible examen, -s'il ne formait évidemment un élément nécessaire de mon élaboration -finale, où il doit surtout indiquer combien les savans actuels sont -radicalement éloignés des idées et des mœurs sans lesquelles ils -resteraient toujours indignes de la haute destination sociale que -leur réserve spontanément la vraie nature générale de la civilisation -moderne. Plus la science réelle doit maintenant devenir la principale -base intellectuelle de la régénération finale, plus il devient -indispensable d'y signaler, et même d'y flétrir, les préjugés et -les passions qui constituent désormais le plus dangereux obstacle à -l'accomplissement effectif de cette grande mission philosophique. - -Un fréquent contraste historique a dès longtemps montré que la -principale opposition à l'élévation politique d'une classe quelconque -provient presque toujours des aveugles résistances intérieures, -individuelles et même collectives, qui s'y développent spontanément, -à cause des pénibles conditions préalables, mentales ou morales, -qu'exige inévitablement une telle ascension chez tous ceux qui -doivent y participer. Le grand Hildebrand, par exemple, poussant -définitivement le clergé catholique à la tête de la société européenne, -ne rencontra jamais, en réalité, de plus redoutables adversaires -que chez la corporation sacerdotale, alors bien plus choquée de la -difficile réformation spirituelle qu'exigeait d'abord un tel triomphe, -que touchée d'un ascendant dont la plupart de ses membres avaient -peu d'espoir de jouir personnellement. Il ne faut donc pas s'étonner -ni s'alarmer aujourd'hui de la déplorable antipathie des passions et -des préjugés scientifiques contre une transformation fondamentale, -sans laquelle la science moderne ne saurait obtenir la véritable -influence politique qui lui est prochainement réservée, sous les -conditions convenables, par l'évolution générale de l'humanité, et que -désire même secrètement, quoique d'une manière vague et incohérente, -l'instinct confus des savants actuels; car, désormais, ce n'est -plus d'ambition qu'ils manquent ordinairement, mais de portée et -d'élévation. L'admirable perfection partielle que manifeste, à tant -d'égards, le système de nos connaissances positives, doit fréquemment -produire une profonde illusion sur la valeur réelle de la plupart de -ces coopérateurs successifs, dont chacun n'a presque jamais contribué -que pour une part minime et facile à cette formation collective et -graduelle qui caractérise une telle élaboration plus qu'aucune autre -construction humaine. D'ailleurs, le public ignore souvent que, d'après -une spécialisation empirique, conduisant à une excessive restriction -intellectuelle, chaque savant dont il honore justement le mérite -particulier ne pourrait offrir, sous tout autre aspect mental, même -scientifique, qu'une inqualifiable médiocrité: les rares observateurs -qui reconnaissent cette monstrueuse inégalité, sont même disposés -aujourd'hui, par une vicieuse théorie métaphysique de la nature -humaine, à y voir complaisamment une nouvelle preuve d'une irrésistible -vocation. L'appréciation générale du système théologique, surtout dans -sa perfection catholique, nous a montré hautement, contre l'opinion -vulgaire, combien le clergé y était réellement supérieur à la religion: -or, la science moderne nous présente un contraste exactement inverse; -car, jusqu'ici, les docteurs y sont, d'ordinaire, très-inférieurs à -la doctrine. Mais il convient maintenant de caractériser directement -les principales aberrations temporaires, d'abord intellectuelles, -ensuite morales, qui rendent aujourd'hui les savans généralement -impropres et même hostiles à une réorganisation spirituelle dont la -science, convenablement systématisée, peut seule fournir enfin la base -rationnelle, comme le prouve clairement l'ensemble de notre élaboration -sociologique. - -En complétant, dans la leçon précédente, une explication historique -commencée au cinquante-troisième chapitre, j'ai déjà suffisamment -établi la nécessité provisoire du régime de spécialité scientifique, -après l'indispensable séparation qui détacha la science moderne de -la mémorable philosophie scolastique propre à la fin du moyen âge. -Nous avons ainsi reconnu que, la formation des diverses sciences -fondamentales ayant été inévitablement successive, suivant la -complication croissante de leurs phénomènes respectifs, l'esprit -positif n'aurait pu, en chaque cas principal, développer convenablement -ses vrais attributs caractéristiques, sans cette institution partielle -et exclusive des différens ordres de spéculations abstraites. Mais, -la destination propre de ce régime initial indiquait, en même temps, -sa nature passagère, en limitant son office essentiel au seul âge -préliminaire où la positivité rationnelle n'aurait point encore pénétré -dans toutes les grandes catégories élémentaires; ce qui la bornait -réellement aux dix-septième et dix-huitième siècles, suivant nos -explications antérieures. Les deux éternels législateurs primitifs de -la philosophie positive, Bacon et surtout Descartes, avaient dignement -pressenti combien devait être purement provisoire cet ascendant -préalable du génie analytique sur le génie synthétique: et, sous leur -puissante impulsion, les savans, plus rationnels, de ces deux siècles -poursuivirent, en effet, presque toujours leurs importans travaux -partiels, en y voyant d'indispensables matériaux pour la construction -ultérieure d'un véritable système philosophique, quelque vague et -imparfaite notion qu'ils dussent alors s'en former. Si cette tendance -spontanée avait pu être pleinement motivée, cette marche préparatoire -aurait évidemment cessé aussitôt que l'avénement décisif de la grande -science biologique, étendue même aux fonctions intellectuelles et -morales, en aurait doublement marqué le terme nécessaire, pendant le -demi-siècle auquel ce chapitre est consacré, soit en complétant ainsi -le système fondamental de la philosophie naturelle, sous la seule -réserve d'une prochaine adjonction inévitable des études sociales, -soit en constituant un ordre de spéculations où, par la nature des -phénomènes, l'esprit d'ensemble doit ordinairement prévaloir sur -l'esprit de détail. Mais, au contraire, les habitudes dispersives -précédemment contractées ont aujourd'hui poussé le régime préliminaire -de la spécialité scientifique jusqu'à la plus désastreuse exagération, -dogmatiquement justifiée par de vains sophismes métaphysiques, qui -s'efforcent de lui imprimer une consécration absolue et indéfinie, à -l'époque même où, par le suffisant accomplissement de sa destination -temporaire, il devrait faire place au régime définitif de la généralité -rationnelle, devenu maintenant indispensable à notre principal besoin, -à la fois mental et social. Suivant ces empiriques prétentions, il -semblerait que l'économie élémentaire de l'entendement humain est -désormais radicalement changée, et qu'il n'y faut plus reconnaître, -comme auparavant, deux genres, ou plutôt deux degrés, d'esprit, -l'un analytique, l'autre synthétique, également indispensables aux -spéculations pleinement positives, et qui doivent tour à tour dominer -l'évolution intellectuelle, individuelle ou collective, selon les -exigences propres à chaque âge: le premier plus apte à saisir partout -les différences, le second les ressemblances; l'un tendant toujours -à diviser, l'autre à coordonner; et, par suite, le premier destiné -surtout à l'élaboration des matériaux, le second à la construction des -édifices. Anarchiquement ameutés contre ce dualisme fondamental, les -maçons actuels ne veulent plus souffrir d'architectes! - -Sous cette vicieuse prolongation, un régime d'abord indispensable -devient désormais directement contraire à sa propre destination, -en interdisant la conception totale de ce même esprit positif dont -il pouvait seul permettre la formation partielle. L'ensemble de ce -Traité nous a, en effet, pleinement démontré la réalité du principe -fondamental, posé, dès le début, sur la nécessité, non-seulement -d'un exercice scientifique quelconque pour développer convenablement -un tel esprit, mais aussi de l'extension graduelle de cette étude à -tous les divers ordres essentiels de phénomènes, suivant leur vraie -hiérarchie naturelle, afin de connaître suffisamment les différens -attributs généraux de la positivité rationnelle, qui ne sauraient être -simultanément caractérisés par une science unique, qu'après que toutes -les autres ont fait dignement apprécier chacun d'eux. Or, selon cette -évidente condition, la déplorable organisation actuelle du travail -scientifique s'oppose immédiatement à ce que la philosophie positive -soit réellement comprise par personne, puisque chaque section de savans -n'en connaît que des fragmens isolés, dont aucun ne saurait suffire à -une conception vraiment décisive: ce qui doit inévitablement maintenir -partout la stérile prépondérance passive de l'ancienne philosophie -théologico-métaphysique, excepté, chez chaque intelligence, envers -un seul ordre d'idées dont la réaction spontanée ne saurait avoir, à -cet égard, qu'une simple efficacité critique, sans pouvoir aucunement -remplacer cette antique constitution philosophique. Cette étrange -situation, où chaque savant offre un si funeste contraste entre la -nature avancée de certaines conceptions partielles et la honteuse -vulgarité de toutes les autres, se manifeste habituellement par -l'institution radicalement contradictoire des académies actuelles, -qui, malgré leur vaine prétention de laisser toujours prévaloir les -conditions d'aptitude, sont ainsi nécessairement conduites, dans leurs -délibérations ordinaires, soit qu'il s'agisse d'un choix personnel ou -d'une mesure générale, à soumettre toutes les décisions quelconques à -une majorité scientifique essentiellement incompétente, dont l'aveugle -instinct doit rarement résister aux préjugés et même aux passions des -diverses coteries régnantes[19]. Le morcellement caractéristique de -ces corporations, image fidèle et suite nécessaire de leur dispersion -mentale, y augmente beaucoup ces graves inconvéniens naturels, en y -facilitant l'ascendant des médiocrités si souvent envieuses de toute -élévation philosophique dont elles se sentent incapables. Depuis que -le milieu social, d'où cherchent vainement à s'isoler ces compagnies -arriérées, offre partout l'active poursuite, jusqu'ici trop illusoire, -de généralités nouvelles, en harmonie avec le besoin fondamental -d'une situation sans exemple, il est profondément déplorable que -la science réelle, seule destinée à fournir le principe de cette -grande solution, soit à tel point dégradée par l'impuissance ou -l'égarement de ses interprètes, qu'elle semble aujourd'hui prescrire -le rétrécissement intellectuel, et condamner aveuglément tout effort -quelconque de généralisation. La prépondérance spirituelle semble -dès lors devoir appartenir à ceux qui se font un facile mérite d'une -restriction systématique de vues et de travaux, le plus souvent due à -leur infériorité personnelle ou à l'insuffisance de leur éducation. -Aujourd'hui, l'ingénieux philosophe qui a tant contribué à la juste -illustration des savans serait certainement repoussé d'une corporation -où sa mémoire est à peine l'objet de la dédaigneuse reconnaissance -d'une foule d'esprits incapables d'apprécier sa haute valeur. -Pareillement, le grand Buffon, dont cette même académie était jadis -si fière, n'y pourrait maintenant trouver place, à moins que ses -expériences sur le refroidissement des métaux ou sur la cohésion -des bois n'y obtinssent grâce pour des conceptions générales qui ne -pourraient se formuler par aucun mémoire proprement dit, quoiqu'elles -aient ensuite secrètement fourni à d'autres la base réelle de beaucoup -de travaux retentissans: c'est, comme on sait, au sein de cette -assemblée, que, sous l'envieuse impulsion de Cuvier, on a tenté, avec -une sorte de succès passager, de réduire cet éminent penseur au seul -mérite littéraire. - - Note 19: En suivant avec attention les actes officiels de - l'Académie des Sciences de Paris et de nos autres corps - savans, depuis que leurs attributions sociales ont reçu - toute l'extension effective qu'elles offrent aujourd'hui, il - est aisé d'y reconnaître presque toujours, indépendamment - des mauvaises passions dont je caractériserai ci-après - l'intervention spontanée, la déplorable influence permanente - de la spécialité dispersive et du rétrécissement intellectuel - dont ces corporations se glorifient si aveuglément. La - vicieuse prépondérance continue de l'esprit de détail sur - l'esprit d'ensemble a rendu les savans actuels tellement - incapables d'aucune espèce de gouvernement quelconque, - même scientifique, que, comme je l'ai indiqué à la fin du - quarante-sixième chapitre, tout homme sensé, étranger à la - science, mais habitué aux affaires générales, aboutirait - ordinairement à de meilleurs choix et concevrait de plus - sages mesures que ne peuvent le faire maintenant ces - compagnies spéciales, d'où émanent communément, pour nos - principales institutions de haut enseignement, tant de - nominations désastreuses et tant de mesures absurdes. - -Relativement à ces inconvéniens généraux, il existe, entre les diverses -classes de savans, une profonde inégalité nécessaire, d'après le -degré d'indépendance et de simplicité des phénomènes respectifs. -Suivant notre hiérarchie fondamentale, les géomètres, à raison de -l'abstraction supérieure de leurs études, naturellement affranchies -de toute subordination préalable envers aucune branche directe de la -philosophie naturelle, doivent être communément les plus exposés aux -dangers d'une spécialisation empirique, dont le principe leur est -surtout dû. Aussi est-ce chez eux que le véritable esprit positif est, -au fond, le plus méconnu, malgré sa source nécessairement mathématique, -comme je l'ai fait assez sentir dans les deux premiers volumes de ce -Traité. Toute leur philosophie générale se borne aujourd'hui à rêver -vaguement, pour un lointain et confus avenir, une chimérique extension -universelle de leur analyse aux divers phénomènes quelconques, d'après -une vaine unité scientifique toujours fondée sur l'irrationnelle -prépondérance d'un des fluides métaphysiques dont ils maintiennent si -déplorablement l'usage; le caractère absolu de l'antique philosophie -s'est certainement plus conservé chez eux que parmi les autres savans, -par suite d'une plus grande restriction mentale. Au contraire, les -biologistes, occupés de spéculations nécessairement dépendantes de tout -le reste de la philosophie naturelle, et relatives à un sujet où toute -décomposition artificielle rappelle spontanément une indispensable -combinaison ultérieure, d'après l'intime solidarité continue des -phénomènes correspondans, seraient naturellement les moins livrés aux -aberrations dispersives, et les mieux disposés au régime vraiment -philosophique, si leur éducation était aujourd'hui en suffisante -harmonie avec leur destination, et si une servile imitation ne les -entraînait encore à transporter trop aveuglément, dans leurs travaux -ordinaires, des conceptions et des habitudes essentiellement propres -aux études inorganiques. Toutefois, leur inévitable antagonisme, -quoique jusqu'ici trop subalterne, contribue déjà très-utilement à -contenir, bien que faiblement, la déplorable tendance scientifique qui -résulterait maintenant d'un entier ascendant des géomètres. Ce conflit -nécessaire menace constamment les académies actuelles d'une prochaine -dissolution spontanée, parce que leur nature se rapporte surtout à un -âge préparatoire où la philosophie inorganique, qui devait permettre -la prépondérance de l'esprit de détail, était seule florissante: elle -ne pourra rester longtemps compatible avec le développement rationnel -d'une science où l'esprit d'ensemble doit évidemment prévaloir. Aussi -peut-on noter que la formation systématique de la biologie, principale -création scientifique de ce dernier demi-siècle, a été bien plus -entravée que secondée par les corporations savantes, et surtout par -la plus puissante d'entre elles, l'illustre Académie de Paris, qui -ne sut point s'emparer du grand Bichat[20], qui s'unit honteusement -à Bonaparte afin de persécuter Gall, et qui méconnut si radicalement -la valeur de Broussais; sans parler du déplorable ascendant qu'y -exerça trop longtemps le brillant mais superficiel Cuvier contre les -admirables efforts de Lamarck, et ensuite de Blainville, pour fonder la -saine philosophie biologique, dont le vrai sentiment est certainement -bien plus complet et plus commun, même aujourd'hui, hors de cette -compagnie que dans son sein[21]. - - Note 20: On a vainement tenté de pallier une telle exclusion - d'après la mort prématurée de Bichat, enlevé pendant sa - trente-deuxième année. Mais l'admirable précocité de son beau - génie fut encore plus exceptionnelle, et méritait bien une - glorieuse dérogation spéciale à des usages qui, d'ailleurs, - soit avant lui, soit surtout après, ont souvent fléchi en - faveur d'admissions plus hâtives, et certes moins éminentes, - décernées à des mérites mieux appréciés d'une compagnie où - dominent les géomètres. Il n'est pas inutile de remarquer, en - outre, qu'aucune solennelle manifestation n'est ensuite venue - offrir à la postérité, au sujet de Bichat, la digne imitation - des nobles regrets qui ont tant honoré l'Académie Française à - l'égard de Molière. - - Note 21: Malgré l'appréciation plus facile que trouve - ordinairement le mérite étranger, on a vu pareillement - l'illustre Oken, que ses vicieuses inspirations métaphysiques - n'empêcheront jamais d'être regardé comme l'un des - principaux fondateurs de la vraie philosophie biologique, - dédaigneusement écarté même de l'affiliation subalterne - que cette académie accorde si aisément, quoique cette - insuffisante justice y fût noblement réclamée par le plus - digne émule de ce grand biologiste. - -La seule justification spécieuse que des esprits consciencieux aient -quelquefois essayée en faveur de cet irrationnel régime, dont je ne -puis ici qu'indiquer sommairement les principaux désastres, consiste -à présenter aujourd'hui la spécialisation exclusive comme l'unique -garantie possible de la positivité des spéculations, en considérant -l'accueil régulier des généralités comme devant aussitôt donner accès à -toutes les conceptions vagues et illusoires qui pullulent maintenant. -Mais cet étrange motif, fort semblable aux maximes politiques tendant à -interdire totalement la parole ou la presse, à cause des évidens abus -qu'on en peut faire, ne contient réellement, au fond, qu'une naïve -confirmation involontaire de l'impuissance philosophique désormais -propre à nos compagnies savantes, que l'on proclame ainsi radicalement -incapables de distinguer assez les généralités vicieuses d'avec celles -qui seraient bien conçues; en sorte que, de peur de laisser pénétrer -les unes, il faille indistinctement repousser aussi les autres. Une -appréciation plus judicieuse fait sentir, au contraire, que l'anarchie -philosophique actuelle, systématiquement prolongée par cette stupide -résistance académique, constitue la principale cause des dangers -intellectuels contre lesquels on cherche justement, mais en vain, des -garanties permanentes, qui ne sauraient admettre d'efficacité réelle -qu'en reposant enfin sur la construction directe d'une véritable -philosophie, dont la science, dignement généralisée, peut seule -fournir la base positive. Bien loin que le régime dispersif suffise à -défendre la raison publique de l'imminente invasion du charlatanisme -universel, il lui fournit de nouvelles et nombreuses ressources, -qui, pour être d'une autre espèce que celles relatives à l'abus -des généralités, ne sont, à vrai dire, ni moins étendues, ni moins -accessibles, et doivent certes devenir aujourd'hui plus dangereuses -encore d'après l'aveugle confiance maintenant accordée, dans la science -comme dans l'industrie, à toute spécialité quelconque, souvent aussi -trompeuse chez la première que chez la seconde. On conçoit aisément, -en effet, quels immenses moyens doivent ainsi trouver les demi-portées -intellectuelles afin d'usurper une indigne prépondérance par une -habile réserve scientifique, fondée sur certaines améliorations -secondaires, et souvent même illusoires, qui, après quelques années -d'une facile élaboration routinière, autorisent indéfiniment tant -d'esprits vulgaires à repousser, avec un inqualifiable dédain, les -plus éminentes spéculations philosophiques[22]. Tout lecteur bien -préparé trouvera facilement, au sein des plus célèbres académies -actuelles, des occasions trop multipliées d'apprécier les désastreuses -ressources que présente à de telles usurpations notre déplorable régime -scientifique; surtout lorsque, à une adroite affiliation à quelque -coterie puissante, on peut joindre, avec une certaine opportunité, du -moins apparente, l'usage spécieux du langage algébrique, si souvent -employé de nos jours, comme je l'ai hautement signalé, à déguiser la -médiocrité intellectuelle sous la prétendue profondeur que semble -annoncer encore une langue trop peu répandue jusqu'ici pour que le seul -mérite de la parler, dans un style d'ailleurs quelconque, ne doive pas -provisoirement tenir lieu d'une vraie supériorité mentale, en un temps -où le public ignore combien elle est susceptible, comme toute autre, -et même davantage, de dégénérer en un verbiage vide d'idées. Jusque -chez les juges spéciaux dont la compétence est le moins contestable, -ces vicieuses habitudes dispersives s'opposent fréquemment, sans -excepter les questions mathématiques, à une saine appréciation -comparative des diverses valeurs réelles, si ce n'est après une longue -expérience tardive, qui n'empêche point d'injustes prééminences. C'est -ainsi, pour me borner à un seul grand exemple historique, dont les -analogues seraient faciles à multiplier, que, chez la plupart des -géomètres, l'habile charlatanisme de Laplace éclipsa longtemps la -noble spontanéité de Lagrange, malgré l'immense distance inverse que -l'équitable postérité commence à mettre entre l'incomparable génie du -second et le talent spécial du premier. L'insuffisance radicale du -mode habituel d'appréciation scientifique est surtout marquée, dans ce -célèbre contraste mathématique, par l'étrange réputation philosophique -qu'était parvenu à se faire, d'après un pompeux verbiage, l'un des -géomètres les moins réellement philosophes qui aient jamais existé; -tandis que le caractère profondément philosophique, qui distingue -assurément les principales conceptions de Lagrange, ne lui valut -jamais aucune application d'un titre qu'il n'ambitionnait pas, et dont -ceux qui l'accordaient avec un tel discernement étaient incapables de -comprendre la vraie signification fondamentale. - - Note 22: Si une telle indication générale pouvait être ici - prolongée jusqu'à la discussion personnelle, il serait - facile, par un examen impartial et approfondi de la - composition actuelle des diverses corporations savantes, - sans excepter la plus éminente d'entre elles, de constater - que le régime de la spécialité dispersive, bien loin de - tendre, comme on le suppose, à en exclure les médiocrités - ambitieuses, y est, au contraire, de sa nature, surtout - aujourd'hui, très-favorable à leur intronisation; car, - sauf un fort petit nombre d'heureuses exceptions, ces - compagnies sont désormais essentiellement composées de - chétives intelligences, qui, malgré leur bruyante importance - passagère, n'ont dû leur élévation officielle qu'à des - titres beaucoup plus spécieux que réels, et dont les noms - ne devront certainement laisser aucune trace durable dans - l'histoire véritable de notre évolution mentale, où leur - entière omission ne saurait occasionner, sous aucun aspect, - la moindre lacune appréciable pour la filiation effective - des différens progrès scientifiques. Mais cette application - individuelle, que le lecteur suffisamment informé peut du - reste ébaucher sans difficulté, serait évidemment contraire - à l'esprit et à la destination de ce Traité; quoiqu'elle - puisse, en d'autres circonstances, devenir opportune, et - même indispensable, si une résistance trop aveugle ou trop - malveillante m'obligeait un jour à pousser ailleurs ma - démonstration principale jusqu'à ce degré de particularité, - auquel je suis d'avance tout préparé, quels qu'en puissent - être les dangers. - -Tous ces vices généraux du régime scientifique actuel ont spontanément -trouvé, pendant le dernier demi-siècle, une commune manifestation -permanente, par suite même de la nouvelle importance sociale que cette -époque a dû procurer aux savans, et qui a fait simultanément ressortir -leur insuffisance mentale et l'infériorité morale correspondante: car, -chez la classe spéculative, l'élévation de l'âme et la générosité des -sentimens peuvent difficilement se développer sans la généralité des -pensées, d'après l'affinité naturelle qui doit y exister entre les -vues étroites ou dispersives et les penchans égoïstes. Sous la seconde -phase moderne, et encore plus sous la troisième, l'encouragement -systématique des sciences, caractérisé au chapitre précédent, s'était -habituellement exercé suivant un mode très-judicieux, en heureuse -harmonie, soit avec les conditions de la situation contemporaine, -soit avec les besoins de l'avenir immédiat; il consistait, comme on -sait, à gratifier les savans de pensions suffisantes pour permettre -le libre cours de leurs travaux, mais en évitant soigneusement de -leur conférer aucune attribution active. Or, depuis le début de la -crise révolutionnaire, et principalement aujourd'hui, une générosité -irréfléchie a entraîné les divers gouvernemens, surtout en France, -à changer avant le temps ce système provisoire, pour lui substituer -déjà le seul régime qui puisse définitivement persister, en fondant -désormais une existence plus indépendante sur la juste rémunération -de fonctions directement utiles; sans examiner si les savans actuels -étaient, en réalité, assez préparés à une transformation aussi -désirable. Comme l'éducation constitue nécessairement la principale -destination élémentaire de tout pouvoir spirituel, on a dû ainsi -livrer de plus en plus aux corporations savantes, non l'éducation -générale où elles ne pouvaient encore prétendre aucunement, mais -les diverses institutions de haut enseignement spécial, qui avaient -été successivement établies pour plusieurs professions publiques, -et qui furent alors beaucoup agrandies. Toutefois, par cela même -que l'éducation caractérise, en un cas quelconque, le premier degré -du gouvernement intellectuel et moral, elle exige impérieusement -cet esprit d'ensemble sans lequel aucun gouvernement ne saurait -remplir son office, fût-ce sous les plus simples aspects. Il était -donc aisé de prévoir que les habitudes dispersives de la spécialité -scientifique rendraient les académies actuelles essentiellement -impropres aux importantes attributions sociales qui leur étaient ainsi -prématurément conférées: car, la première condition réelle de tout -pouvoir spirituel consiste assurément en une philosophie pleinement -générale, quelle qu'en soit la nature; et jusqu'ici les savans n'en ont -évidemment aucune qui leur soit propre. Quoique, réunis, ils possèdent -les fragmens épars et incohérens, mais infiniment précieux, de la -seule philosophie durable qui puisse aujourd'hui s'établir, ils ne -savent pas l'y voir, et s'opposent aveuglément à ce que d'autres l'y -cherchent. Cette épreuve permanente peut donc être maintenant utilisée -pour mettre dans tout son jour l'inaptitude sociale des corps savans -actuels, même envers les fonctions auxquelles ils doivent sembler -le mieux préparés: on doit ainsi convenablement apprécier l'intime -réalité des obligations philosophiques indispensables à l'avénement -ultérieur d'une véritable organisation spirituelle, même seulement -partielle. Mais on eût difficilement prévu, avant cette irrécusable -expérience, jusqu'à quel déplorable degré l'égoïsme s'y joindrait à -l'empirisme pour constater directement la tendance anti-progressive -qui caractérise nécessairement, en un cas quelconque, tout régime -purement provisoire, lorsque, après avoir dépassé l'âge de son heureuse -efficacité temporaire, il est appliqué, dans un nouveau milieu, à une -destination incompatible avec ses dispositions initiales. Ce grave -résultat est aujourd'hui, en France, suffisamment accompli, et sa -manifestation directe importe beaucoup à la netteté des conclusions -générales propres à ma grande démonstration historique, afin de faire -mieux ressortir la principale condition, à la fois intellectuelle et -morale, d'une régénération spirituelle dont la vraie nature est encore -très-peu comprise. Je dois donc compléter cette indispensable critique -d'une vicieuse organisation scientifique, en osant ici signaler sans -détour, quoique sommairement, une dégénération vraiment décisive, dont -les effets immédiats sont d'ailleurs très-pernicieux déjà à d'importans -services publics; quelque nouvelle ardeur que cette loyale appréciation -doive nécessairement procurer aux puissantes antipathies spontanément -liguées contre moi. - -En conférant à notre Académie des Sciences le choix des professeurs -destinés, dans les diverses chaires spéciales, au plus haut -enseignement scientifique, la généreuse confiance du gouvernement -français n'avait institué aucune précaution légale contre les abus que -cette illustre compagnie pourrait faire un jour d'une telle attribution -permanente, au profit exclusif de ses propres membres. Peut-être même -avait-on présumé que, chez une corporation où un long usage porte -chaque académicien à s'abstenir de concourir avec les autres savans -quant aux divers prix scientifiques qu'elle est appelée à décerner, -ce respect naturel pour les conditions scrupuleuses d'un impartial -jugement déterminerait spontanément, envers un concours beaucoup -plus important à tous égards, une pareille observance des garanties -ordinaires d'une véritable équité, sans exiger des prescriptions -formelles qui auraient pu sembler injurieuses à la délicatesse -personnelle de tant d'hommes recommandables. Mais on avait ainsi -méconnu la dangereuse tentation à laquelle on exposait dès lors, en un -temps d'anarchie morale, un corps où les natures vulgaires avaient déjà -trop de facilité à pénétrer, et où d'ailleurs la dispersion mentale -devait d'abord empêcher sincèrement une suffisante distinction entre -la capacité académique proprement dite, telle que la caractérisent -encore nos habitudes transitoires, et la capacité vraiment didactique, -toujours liée nécessairement à des conditions philosophiques; -c'est-à -dire entre l'esprit de détail et l'esprit d'ensemble, ou -entre le régime analytique et le régime synthétique, si mal comparés -jusqu'ici, surtout chez les savans[23]. Primitivement entraînée -par cette inévitable illusion, suite naturelle d'une spécialisation -empirique, cette compagnie a finalement abusé de cette nouvelle -mission publique, au profit, de plus en plus exclusif, de ses propres -membres, qui forment désormais une sorte de ligue permanente, à la -fois spontanée et systématique, pour se garantir les uns aux autres, -contre tout rival étranger, non-seulement la possession d'honorables -sinécures, juste équivalent des anciennes pensions, mais aussi et -surtout le monopole universel du haut enseignement scientifique, -quelle que pût être, en chaque cas, leur inaptitude notoire à -d'importantes fonctions actives, même en contraste avec la supériorité -la mieux constatée de leurs concurrens extérieurs. Le monde savant a -déjà suffisamment compris, en France, cette déplorable dégénération; -puisque l'expérience y a fait maintenant reconnaître l'impossibilité -totale de lutter heureusement contre aucun académicien, dans les -diverses nominations ainsi confiées à cette corporation, auprès de -laquelle la plus éminente aptitude à l'enseignement, spécialement -confirmée par de longs et utiles services, vient, en effet, toujours -échouer devant les plus étranges prétentions du moindre producteur de -Mémoires une fois parvenu à y pénétrer sous des titres quelconques, -parmi lesquels néanmoins l'Académie répugnerait à introduire désormais -aucune condition didactique directement relative à des fonctions dont -la qualité académique confère cependant aujourd'hui l'investiture -privilégiée. Outre la dangereuse tendance d'un tel régime à confier -souvent d'importans offices publics à des hommes profondément -incapables de s'en acquitter convenablement, on conçoit aisément -le funeste découragement qu'il doit produire parmi les professeurs -français; puisque les plus dignes fonctionnaires ne peuvent plus -espérer d'accès aux diverses chaires du haut enseignement scientifique, -si ce n'est envers les postes trop improductifs ou trop pénibles pour -tenter aucun académicien. - - Note 23: Afin de mieux marquer ici combien est aujourd'hui - profondément enracinée, chez cette célèbre compagnie, - cette désastreuse confusion philosophique, je crois devoir - signaler brièvement un fait particulier, qui, par l'ensemble - de ses circonstances, me paraît, à cet égard, tellement - caractéristique, que, malgré que le cas me soit personnel, - le lecteur me saura gré, sans doute, de l'avoir spécialement - rappelé, en m'y bornant d'ailleurs à ce qui l'érige en - symptôme réel de l'esprit dominant. - - Ma dernière candidature, mentionnée dans la préface de ce - volume, pour la chaire mathématique que j'avais, par intérim, - activement occupée à l'École Polytechnique, m'avait conduit - à adresser à l'Académie des Sciences de Paris, le 3 août - 1840, une lettre uniquement destinée à établir, en général, - la distinction rationnelle entre les élections purement - académiques et les élections essentiellement didactiques, - spécialement indispensable en une telle occasion; d'où je - concluais que des traités et des leçons devaient alors - constituer des titres plus décisifs que de simples Mémoires - de détail, dont la considération eût, au contraire, dû - prévaloir, s'il se fût agi d'une admission à l'Académie, tant - que durera sa constitution actuelle. La lecture officielle de - cette lettre, toute philosophique, écrite avec des ménagemens - que sa publication immédiate fit bientôt apprécier, avait - été expressément demandée par un membre (M. de Blainville), - suivant une formelle disposition réglementaire, qui, sous - cette seule condition préalable, oblige l'Académie à entendre - textuellement toute semblable communication. Ce corps devait - assurément être touché de l'honorable confiance que je lui - témoignais en lui soumettant une telle discussion, quoique - à l'occasion d'une concurrence personnelle avec l'un de ses - membres; ce qui semblait d'ailleurs devoir mieux assurer, à - mon égard, pour une lutte aussi périlleuse, le scrupuleux - accomplissement des garanties protectrices, alors devenues - non moins nécessaires à l'honneur de la compagnie qu'à - ma propre sécurité. Néanmoins, dès les premières phrases - de cette lecture obligatoire, M. Thenard osa demander sa - suppression totale; appuyé par M. Alexandre Brongniart, il - obtint bientôt cette mesure exceptionnelle, sans que le - président (M. Poncelet) adressât à une majorité inattentive - aucune remontrance quelconque sur une pareille violation - du règlement académique: la voix loyale et courageuse de - M. de Blainville fut la seule qui réclamât à la fois au - nom de l'équité, de la convenance et de la vraie dignité. - Le contraste décisif d'un tel accueil avec la paisible - admission, quatre ans auparavant, d'une lettre toute - semblable, soit pour le fond, soit pour la forme, ne permet - pas d'attribuer cette étrange différence à d'autre motif - réel, sinon que, en 1836, je ne m'étais trouvé en concurrence - avec aucun académicien; car mes titres spéciaux étaient - d'ailleurs devenus, en 1840, beaucoup plus incontestables, - d'après la manière dont j'avais provisoirement rempli les - fonctions que je venais ainsi réclamer, selon l'irrécusable - témoignage de l'illustre Dulong, qui, comme directeur des - études de l'École Polytechnique, y avait personnellement - suivi mes leçons. Au reste, cette mesure, à la fois ignoble - et puérile, où une puissante corporation se ruait sur un - seul homme pour étouffer, au profit d'un de ses membres, - une juste discussion, excita aussitôt, partout ailleurs - qu'au sein d'une compagnie probablement entraînée par une - manœuvre concertée, l'indignation la plus unanime, soit parmi - le public scientifique, soit chez la presse périodique, - qui, sans aucune distinction de parti, sut alors remplir - spontanément sa noble mission protectrice contre les préjugés - et les passions de tous les pouvoirs aveuglés ou arriérés. - - Pour compléter cette observation, en y montrant combien - les meilleurs esprits sont déjà dominés par la déplorable - tendance qu'elle révèle, je dois ajouter que l'un des plus - éminens académiciens, M. Poinsot, qui, entre les géomètres - français vivans, est assurément le moins éloigné du véritable - état philosophique, et qui d'ailleurs affecta toujours - envers moi une stérile bienveillance, n'osa point, en ce cas - décisif, appuyer de sa juste autorité la voix indépendante - de son énergique collègue, afin d'épargner à sa corporation - l'inévitable réprobation publique qui s'attache à toute - iniquité constatée. Outre que cet illustre savant était - personnellement convaincu de la supériorité de mes droits, - il m'avait expressément écrit qu'il soutiendrait, en cas de - contestation, la lecture officielle de ma lettre, dont il - avait eu préalablement connaissance. Cet ingénieux géomètre, - toujours si disert et si incisif quand sa personnalité est - mise en jeu, préféra donc violer un engagement formel, - pour s'associer, par un lâche silence, à cette turpitude - académique, plutôt que de paraître blâmer, envers un de ses - confrères, le funeste monopole maintenant usurpé par sa - compagnie au préjudice de toute capacité extérieure. Tous - ceux de mes lecteurs qui auront remarqué, dans les deux - premiers volumes de ce Traité, l'éclatante justice que je - me suis plu à rendre au mérite trop peu apprécié de cet - éminent académicien, regretteront sans doute avec moi que - son caractère ne soit point au niveau de son intelligence, - quoique son âge avancé, et le juste ascendant dont il jouit - dussent spécialement faciliter l'indépendance de sa conduite; - ce qui montre combien est désormais profondément enracinée, - chez nos savans, la dangereuse aberration, à la fois morale - et mentale, inhérente à une prolongation exagérée de - l'anarchie philosophique. - -L'intime dégénération indiquée par de tels symptômes confirme l'état -purement provisoire d'une classe spéculative où l'actif sentiment -du devoir a dû s'affaiblir au même degré que le véritable esprit -d'ensemble, et chez laquelle on remarque, en effet, aujourd'hui, encore -plus que partout ailleurs, une systématique prépondérance de la morale -métaphysique fondée sur l'intérêt personnel. Bientôt, peut-être, la -science elle-même en sera profondément atteinte, soit parce qu'une -trop avide concurrence menace d'y déterminer, chez des natures trop -inférieures, une altération volontaire de la véracité des observations, -soit à cause de la surexcitation qu'une cupidité croissante est -exposée à y recevoir des relations plus directes et plus actives -entre les spéculations scientifiques et les opérations industrielles. -C'est ainsi que s'annonce, à tous égards, la fin prochaine du régime -préliminaire. Il ne saurait désormais entraver longtemps l'impulsion -décisive destinée à régénérer la science moderne par une indispensable -généralisation, qui, sans compromettre sa positivité, et même en -la consolidant beaucoup, organisera enfin sa suffisante harmonie -avec les principaux besoins de notre situation fondamentale. Aussi, -en terminant cette pénible mais inévitable digression, qui pouvait -seule faire énergiquement sentir combien la régénération spirituelle -exige préalablement une rénovation philosophique, à la fois morale -et mentale, pouvons-nous résumer entièrement l'ensemble d'une telle -appréciation, en considérant historiquement les savans proprement -dits comme une classe essentiellement équivoque, destinée à une -prochaine élimination, en tant qu'intermédiaires entre les ingénieurs -et les philosophes, sans avoir nettement aucun de ces deux caractères -tranchés, puisqu'ils se rapprochent des uns par la spécialité de leurs -travaux, et des autres par l'abstraction de leurs spéculations[24]. - - Note 24: On peut même aisément reconnaître aujourd'hui - que, par suite de ce caractère bâtard et de cette fausse - position, nos corps savans remplissent désormais presque - aussi mal les fonctions des ingénieurs que celles des - philosophes. C'est ce que témoignent clairement, par exemple, - les consultations technologiques journellement émanées - de l'Académie des Sciences de Paris, où l'on voit trop - souvent prôner de vicieuses innovations pratiques d'après - d'insuffisantes considérations théoriques, appuyées de petits - essais insignifians, guère plus décisifs, d'ordinaire, que - les expériences agricoles si justement ridiculisées. De - telles décisions ne rencontrent encore habituellement qu'une - aveugle vénération chez un public incompétent, jusqu'à ce - que l'application en ait tardivement dévoilé la légèreté. - Mais quand elles pourront être convenablement assujetties à - une véritable discussion, on ne tardera pas à comprendre que - ces corporations équivoques ne se font, en général, aucune - idée juste des conditions essentielles propres à garantir la - sagesse et la stabilité de leurs jugemens technologiques, - et que leurs attributions actuelles à cet égard seraient - certainement beaucoup mieux exercées par une compagnie - franchement formée de purs ingénieurs judicieusement choisis. - -Ces deux élémens hétérogènes coexistent confusément aujourd'hui -dans la constitution empirique de nos académies; mais ils tendront -évidemment à s'y séparer de plus en plus, soit par l'extension -croissante d'un mouvement industriel devenu plus rationnel, soit à -mesure que le besoin d'une véritable réorganisation spirituelle sera -mieux compris. La majeure partie des savans actuels ira se fondre parmi -les purs ingénieurs, pour former une active corporation franchement -destinée, sans aucune vaine diversion spéculative, à diriger -l'ensemble de l'action de l'homme sur le monde extérieur, d'après -des conceptions spécialement adaptées à une telle fin. Mais les plus -éminens d'entre eux deviendront, sans doute, le noyau d'une véritable -classe philosophique, directement réservée aujourd'hui à conduire la -régénération intellectuelle et morale des sociétés modernes, sous -l'impulsion permanente d'une commune doctrine positive, instituant -une éducation scientifique vraiment générale, à laquelle serait -toujours rationnellement subordonnée toute indispensable répartition -ultérieure des divers travaux contemplatifs, en déterminant, à chaque -époque, l'importance variable que l'ensemble de la situation humaine -doit assigner à chaque catégorie abstraite, et, par suite, accordant -maintenant la plus haute prépondérance aux études sociales, jusqu'à -ce que la régénération finale soit suffisamment avancée[25]. Quant à -ceux des savans actuels, ou plutôt de leurs successeurs immédiats, -qui seraient incapables de s'élever habituellement à la généralité -philosophique, et qui cependant dédaigneraient l'utile office spécial -des ingénieurs, il resteront nécessairement, comme tous les êtres -équivoques, en dehors de toute hiérarchie régulière, tant qu'ils -n'auront pu s'investir convenablement d'un vrai caractère social, soit -spéculatif, soit actif. Mais cette exclusion naturelle n'empêchera -d'ailleurs aucunement, pendant cette inévitable transition, la juste -appréciation continue de leurs propres travaux. Quoique leur étrange -prépondérance actuelle doive alors entièrement cesser, ils trouveront -chez les véritables philosophes plus d'équité qu'ils n'en montrent -aujourd'hui envers eux: parce que la saine généralité fait dignement -sentir le prix de toute utile spécialité, quelque rétrécie qu'elle -puisse être; tandis que celle-ci, par sa restriction même, inspire -l'aversion de toute conception vraiment complète, c'est-à -dire -générale. Nulle politique normale ne saurait, en effet, assigner -d'office réellement fondamental à des esprits radicalement disparates, -dédaignant l'industrie, méconnaissant les beaux-arts, ne pouvant même -entre eux ni se comprendre, ni s'estimer, parce que chacun d'eux veut -tout ramener au sujet exclusif de son étroite préoccupation, enfin -tous incapables, dans les opérations d'ensemble de la vie sociale, de -prendre aucune délibération qui leur soit propre, faute d'une doctrine -commune, et seulement aptes à fournir à une direction supérieure de -précieux renseignemens partiels. On conçoit ainsi le secret instinct -personnel qui, malgré de vaines démonstrations, pousse maintenant -ces natures bâtardes et incomplètes à désirer involontairement la -conservation indéfinie de la philosophie théologico-métaphysique, -dont l'impuissance sociale leur permet aujourd'hui, outre le facile -mérite d'une opposition banale, la prolongation effective de leur -propre ascendant mental, qui serait, au contraire, incompatible avec -l'active suprématie d'une philosophie vraiment positive, assignant -à chacun, suivant une irrésistible rationnalité, sa fonction et son -rang. Ces motifs peuvent aisément expliquer la profonde antipathie -qu'inspirent aujourd'hui à ces étranges chefs provisoires de notre -évolution mentale tous ceux qui, comme moi, s'efforcent d'instituer -enfin, d'après des conceptions suffisamment générales, un véritable -gouvernement intellectuel, d'autant plus redouté que sa positivité le -rendrait plus efficace contre toutes les influences usurpées[26]. - - Note 25: Quelque inévitable que doive sembler, assurément, - d'après nos explications antérieures, la prochaine décadence - du régime dispersif propre aux académies scientifiques - actuelles, et caractérisé par leur morcellement empirique, - le remplacement définitif de ces corporations provisoires - par des académies vraiment philosophiques est encore loin - d'être immédiatement réalisable, faute d'un suffisant - développement et d'une convenable propagation du véritable - esprit philosophique. Chez la plus illustre de ces compagnies - (l'Académie des Sciences de Paris), il n'existe peut-être - aujourd'hui qu'un seul membre qui satisfît dignement aux - conditions philosophiques, comme ayant seul judicieusement - médité sur la marche réelle de l'esprit humain. Dans une - telle situation, ces corporations pourraient, sans changer - encore radicalement leur constitution initiale, prolonger - et consolider utilement leur existence incomplète, par - l'introduction d'une section nouvelle et prépondérante, - spécialement consacrée à la physique sociale et à la - philosophie positive; la juste suprématie rationnelle de - cette section complémentaire étant d'ailleurs régulièrement - marquée par son privilége exclusif de fournir toujours - le président annuel et le secrétaire perpétuel de - l'Académie, ainsi que par la participation déterminée aux - délibérations partielles de chacune des autres sections. - Malgré que cette institution intermédiaire fût certainement - insuffisante pour l'entière régénération de nos Académies, - elle pourrait heureusement préparer la transition finale - de la constitution scientifique à la vraie constitution - philosophique. Toutefois, l'empirisme et l'égoïsme dont - le déplorable concours domine de plus en plus aujourd'hui - chez de telles compagnies, les pousseront plutôt à écarter - de toutes leurs forces un expédient aussi salutaire, qui - désormais ne pourrait guère y être introduit que par la - sage énergie d'un pouvoir supérieur, dont l'intervention - convenable est, à cet égard, très-peu vraisemblable. Il est - malheureusement beaucoup plus probable que la déconsidération - croissante, à la fois intellectuelle et morale, dont ces - corps sont aujourd'hui menacés, par une suite nécessaire du - rétrécissement graduel de leurs vues et de la corruption - progressive de leur conduite, détermineront, au contraire, - leur suppression universelle, hâtée sans doute par - l'inévitable accroissement de leurs dissensions intestines, - avant le temps où de véritables corporations philosophiques - pourront enfin s'élever à leur place. - - Note 26: Les libres réunions scientifiques qui, depuis - quelques années, commencent à se former temporairement sur - les divers points principaux de la république européenne, et - où le caractère cosmopolite de la science moderne surmonte - si honorablement tout esprit de nationalité, peuvent être - regardées, à beaucoup d'égards, comme un témoignage spontané - d'un sentiment vague mais réel de l'insuffisance actuelle, - à la fois mentale et sociale, de nos Académies officielles. - Quoique ces rassemblemens périodiques ne puissent constituer - jusqu'ici, à vrai dire, que d'heureuses occasions d'un noble - divertissement, ils pourront ultérieurement faciliter la - réorganisation scientifique dont ils indiquent confusément - le besoin instinctif, quand l'apparition d'une véritable - philosophie aura permis enfin d'apprécier convenablement, - soit la nature propre de cette nouvelle nécessité, soit le - mode effectif de régénération. - -L'appréciation que nous venons de terminer doit actuellement faire -comprendre aussi la sagacité révolutionnaire qui, sous le principal -degré de la grande crise politique, avait disposé l'énergie progressive -à ne pas excepter les plus estimables compagnies savantes de -l'universelle suppression des corporations antérieures, dont l'esprit -devait être, en effet, dans les cas même les plus favorables, plus ou -moins opposé à la régénération finale. Nous venons de le constater, -de la manière la plus décisive, envers une illustre académie qui, -après tant d'éminens services partiels, constitue maintenant un -puissant obstacle, d'abord intellectuel, et même ensuite moral, -à toute véritable organisation spirituelle, par cela seul qu'elle -consacre directement l'anarchique prépondérance de l'esprit de -détail sur l'esprit d'ensemble, sans lequel ne saurait surgir une -construction devenue aujourd'hui le premier besoin social. Toutefois, -les illusions métaphysiques propres à l'unique philosophie qui pût -alors diriger, avaient dû, à cet égard, ainsi qu'à tout autre, faire -prendre une destruction pour une fondation, sans penser que ce qu'il -fallait surtout changer, comme étant désormais radicalement nuisible, -ce n'était point seulement la constitution légale de ces anciennes -corporations, mais le vicieux régime mental dont elles n'offraient -qu'une inévitable expression, et sur lequel les mesures politiques -ne pouvaient avoir aucune action radicale. Aussi cette suppression -prématurée, d'ailleurs si injustement flétrie, qui ne favorisait pas -réellement la réorganisation spirituelle, en un temps où elle était -encore totalement impossible, fut-elle bientôt suivie d'une facile -restauration provisoire, parce qu'elle compromettait inutilement -d'importans services partiels. Mais cet inévitable rétablissement, -accompagné d'un surcroît essentiel d'attributions sociales, a mis en -pleine évidence ultérieure, comme je viens de le montrer, l'entière -impuissance politique de la classe scientifique actuelle, et même -sa dégénération morale, d'après la vicieuse prolongation d'un -régime mental purement provisoire, dont la destination propre était -suffisamment accomplie, et qui pourtant n'a jamais été plus absolument -prôné que depuis que, par une abusive extension, il est vraiment devenu -beaucoup plus rétrograde que progressif. Enfin, je ne dois pas négliger -de faire ici ressortir spécialement de cette importante et difficile -appréciation, si contraire aux habitudes régnantes, un précieux -enseignement social, qui ne pourrait, en aucun autre cas, recevoir -spontanément une confirmation aussi décisive. Car, en quelques mains -que les vicissitudes naturelles de notre orageuse situation puissent -faire successivement passer le pouvoir central, une telle expérience -m'autorise pleinement, sans doute, à lui recommander d'avance, avec -les plus vives instances, au nom des premiers intérêts sociaux, de -ne jamais se désaisir volontairement, même d'après les plus spécieux -motifs, des attributions générales qui lui restent encore. Elles ne -sauraient être livrées à des organes partiels sans que cette imprudente -abdication ne doive gravement entraver une réorganisation fondamentale -déjà assez embarrassée, outre son extrême difficulté spontanée, par -l'ensemble des vicieuses tendances inhérentes au double mouvement -antérieur, aussi bien positif que négatif, soit d'après une spécialité -dispersive ou une critique dissolvante, dont les déplorables effets -politiques sont d'ailleurs maintenant fort analogues, malgré la -diversité d'origine. - -Après avoir convenablement apprécié la progression générale du dernier -demi-siècle, quant au prolongement de celle de nos quatre évolutions -élémentaires qui a maintenant le plus d'importance directe pour la -régénération finale, il ne nous reste plus, afin de compléter l'examen -de cette époque extrême, de manière à terminer enfin notre grande -élaboration historique, qu'à y considérer sommairement le cours -simultané de l'évolution philosophique proprement dite, relative -au quatrième élément préparatoire de la sociabilité moderne. Par -l'inévitable persistance de l'impuissante situation où nous l'avons vu -nécessairement amené sous la seconde phase, cet élément préliminaire, -qui devait sembler propre à compenser la profonde atteinte temporaire -que le mouvement scientifique apportait à l'esprit d'ensemble, n'a -réellement tendu, au contraire, qu'à consacrer dogmatiquement cette -fatale déviation, en s'efforçant aussi de l'étendre servilement au -sujet qui la repousse le plus. - -Suivant les explications du chapitre précédent, à mesure que -la science, aux seizième et dix-septième siècles, se séparait -irrévocablement d'une philosophie caduque, sans pouvoir encore devenir -la base d'aucune autre, la philosophie, de son côté, s'isolant -toujours davantage de l'évolution scientifique qu'elle dirigeait -dès la troisième phase du moyen âge, se restreignait exclusivement -à la vaine élaboration immédiate des théories morales et sociales, -désormais conçues indépendamment de toute relation permanente aux -seules études qui pussent leur fournir des fondemens réels, soit pour -la méthode ou pour la doctrine. Depuis l'accomplissement de cette -indispensable séparation, il n'a pu, à vrai dire, exister jusqu'ici -aucun véritable philosophe, si, ce qui n'est pas contestable, ce -titre suppose nécessairement, comme attribut caractéristique, la -prépondérance habituelle de l'esprit d'ensemble, quelle qu'en soit -d'ailleurs la nature ou la direction, théologique, métaphysique -ou positive. En ce sens, seul rigoureux, le grand Leibnitz aurait -effectivement constitué le dernier philosophe moderne; puisque personne -après lui, pas même l'illustre Kant, malgré son admirable puissance -logique, n'a convenablement rempli encore les conditions de la -généralité philosophique, en suffisante harmonie avec l'état avancé -de l'évolution mentale. Si la philosophie de l'énergique de Maistre a -pu ensuite, à sa manière, sembler vraiment complète, c'est uniquement -parce que son caractère rétrograde, qui ne lui permettait qu'un office -purement historique, devait, en effet, la dispenser spontanément de -la difficile obligation de correspondre simultanément aux divers -besoins hétérogènes, en apparence contradictoires et néanmoins -également impérieux, qui sont propres à la sociabilité moderne. Aussi, -sauf quelques heureux pressentimens exceptionnels d'une prochaine -rénovation, ce dernier demi-siècle n'a-t-il pu essentiellement offrir, -sous ce rapport, qu'une stérile consécration dogmatique d'une telle -situation transitoire, bien loin de tendre à la conduire vers sa -véritable issue finale. Néanmoins, comme cette vaine tentative est -très propre à caractériser une prétendue philosophie, qui, à défaut de -toute autre, doit aujourd'hui rester spécieuse pour beaucoup d'esprits -vaguement pénétrés du premier besoin de notre temps, il n'est pas -inutile d'en indiquer ici rapidement la saine appréciation historique. - -J'ai démontré, aux quarantième et cinquante-unième chapitres, que le -véritable esprit général de la philosophie primitive, seule encore -existante malgré des modifications de plus en plus destructives, -consiste principalement à concevoir l'étude de l'homme, surtout -intellectuel et moral, comme entièrement indépendante de celle du -monde extérieur, à laquelle, au contraire, elle servirait toujours de -base primordiale, en contraste fondamental avec la vraie philosophie -définitive. Pour mieux consolider ce caractère commun à toutes les -doctrines théologico-métaphysiques, d'une manière plus conforme aux -nouvelles prédilections de l'esprit humain, la métaphysique moderne, -depuis que la science, affranchie de sa tutelle, développait rapidement -la merveilleuse puissance de la méthode positive, voulut aussi, par une -étrange inconséquence, que la théologie antérieure eût certainement -évitée, justifier sa propre marche d'après un principe logique -équivalent à celui de la science elle-même, dont elle comprenait de -moins en moins les conditions réelles. Cette tendance spontanée, -graduellement prononcée à partir de Locke, a finalement abouti, de -nos jours, chez les diverses écoles métaphysiques, sous des formes -d'ailleurs adaptées à leurs divergences, à consacrer dogmatiquement cet -isolement caractéristique et cette priorité décisive des spéculations -morales, en représentant désormais cette prétendue philosophie comme -fondée, autant que la science elle-même, sur un ensemble de faits -observés. Il a suffi pour cela d'imaginer, parallèlement à la véritable -observation, toujours nécessairement extérieure à l'observateur, -cette fameuse _observation intérieure_, qui n'en peut être que la -vaine parodie, et suivant laquelle, dans une situation ridiculement -contradictoire, notre intelligence se contemplerait elle-même -pendant l'exécution habituelle de ses propres actes. Voilà ce qui se -formulait doctoralement, tandis que Gall incorporait, d'une manière -irrévocable, l'étude des fonctions cérébrales au domaine positif -de la science réelle! On sait assez à quelle stérile agitation ce -principe illusoire a conduit nécessairement la métaphysique actuelle, -qui nous offre partout le spectacle journalier des plus ambitieuses -prétentions philosophiques aboutissant enfin à produire, sur -l'ancienne philosophie, grecque ou scolastique, des traductions et -des commentaires, où l'on ne peut même trouver le plus souvent aucune -judicieuse appréciation historique des doctrines correspondantes, faute -de toute saine théorie fondamentale relativement à l'évolution réelle -de l'esprit humain. - -Cette sophistique parodie du régime scientifique, d'abord limitée -au seul principe logique, s'est ensuite étendue aussi à la marche -générale. La plus servile irrationnalité a fait aveuglément transporter -aux études morales et sociales la spécialité caractéristique des études -scientifiques proprement dites, au temps même où cette spécialité, -longtemps indispensable à la philosophie inorganique d'où elle émanait, -était déjà parvenue, comme nous l'avons vu ci-dessus, au terme naturel -de son office provisoire. Une philosophie vraiment digne de ce nom, -eût alors, conformément à sa destination normale, sagement averti les -savans, et surtout les biologistes, de l'immense déviation logique -à laquelle ils s'exposaient ainsi de plus en plus en étendant, par -une imitation routinière, à la science des corps vivans, où tous -les aspects sont radicalement solidaires, un mode d'élaboration qui -n'avait pu provisoirement convenir qu'à l'égard des corps inertes. -Mais, au lieu de cela, arguer d'un tel entraînement spontané, pour -l'aggraver encore davantage en l'appliquant systématiquement à -l'étude qui avait toujours été conçue comme exigeant le plus, par sa -nature, une indispensable unité permanente; c'est ce qui constitue, -à mes yeux, l'un des plus mémorables exemples historiques d'une -désastreuse fascination métaphysique, et en même temps un témoignage -décisif de la profonde impuissance philosophique propre aux auteurs -quelconques d'une aussi stupide aberration. Quand on crut organiser -enfin la corporation spéculative, en réunissant périodiquement, -dans un même local, et sous un même titre, des classes radicalement -hétérogènes, qui ne sauraient encore ni se comprendre ni s'estimer -les unes les autres, l'inconcevable aveuglement que je viens de -signaler se manifesta directement, de la manière la moins équivoque, -par l'irrationnel dépècement de la science morale et politique entre -les diverses coteries d'une académie métaphysique, d'après la servile -imitation du morcellement provisoire inhérent aux académies positives. -Heureusement, Bonaparte, quoique dans une intention rétrograde, -détruisit bientôt cette étrange institution, qui ne pouvait réellement -servir qu'à concentrer les influences métaphysiques, en un temps où, -leur office temporaire étant suffisamment accompli, elles devaient -désormais entraver profondément toute véritable réorganisation. -Quand un ministre métaphysicien, progressif et organisateur à sa -manière, a récemment restauré cette vaine congrégation, il y a -fidèlement reproduit ce fractionnement sophistique, que l'état plus -avancé de l'évolution mentale permettait certes d'apprécier alors -convenablement, mais qui est, en effet, très propre à gêner l'essor -des conceptions vraiment philosophiques, en ameutant officiellement, -contre leur unité caractéristique, des tendances à tout autre égard -discordantes[27]. Chacun connaît d'ailleurs l'étrange complément -spécial que cet homme d'état a ensuite ajouté, pour l'histoire, à -cette irrationnelle décomposition, dans ce que ses flatteurs ont osé -qualifier d'organisation normale des études historiques. On ne saurait -aujourd'hui comment nommer ce dernier égarement, si, en réalité, une -telle innovation n'était surtout destinée à instituer, envers la presse -périodique, un misérable expédient de corruption permanente. - - Note 27: Si une pareille institution était sérieusement - discutable, il serait curieux, par exemple, d'y remarquer - comment tout esprit qui aurait aujourd'hui dignement - satisfait à la plus importante condition logique, en - réunissant convenablement le point de vue philosophique et - le point de vue historique, se trouverait, à ce titre même, - naturellement exclu d'une Académie que son organisation - dispersive et ses habitudes irrationnelles disposeraient - toujours à lui préférer spontanément, soit un philosophe - étranger aux méditations historiques, soit un historien - dépourvu d'études philosophiques. - -Tels sont, en général, les symptômes vraiment décisifs par lesquels -l'évolution philosophique proprement dite, depuis que l'évolution -scientifique s'en est complétement séparée, a dû être finalement -conduite, au dix-neuvième siècle, à constater directement son extrême -caducité nécessaire, soit d'après une consécration sophistique de -son stérile isolement, soit en brisant l'indispensable unité des -conceptions sociales. Néanmoins, quoiqu'un instinct confus de la -profonde discordance avec l'esprit et les besoins de notre temps -l'ait déjà radicalement discréditée aux yeux de la raison publique, -l'influence politique que conserve encore évidemment cette prétendue -philosophie, à défaut de toute concurrence réelle, est bien propre à -vérifier l'urgence et le pouvoir de la généralité mentale, dont la -plus vaine apparence suffit aujourd'hui à maintenir provisoirement -la puissance pratique d'une doctrine universellement déconsidérée, -qui n'a plus d'autre office effectif que d'entretenir imparfaitement, -au milieu de la plus active dispersion, un vague sentiment de la -concentration intellectuelle. Mais, quand l'inévitable apparition d'une -vraie philosophie, émanée enfin de la science réelle, aura suffisamment -enlevé à la métaphysique actuelle le seul privilége qui puisse lui -attacher maintenant des esprits consciencieux, cet unique vestige -de son antique prépondérance disparaîtra spontanément, sans exiger -probablement aucune discussion directe, sauf le contraste décisif -qui ressortira nécessairement des applications respectives. Alors -se dissipera totalement le grand schisme préparatoire consommé, par -Aristote et Platon, entre la philosophie naturelle et la philosophie -morale, dont l'indispensable séparation provisoire, radicalement -modifiée par Descartes, est aujourd'hui parvenue à son dernier âge, -après avoir convenablement rempli sa destination préliminaire. -L'unité mentale, vainement poursuivie avant le temps sous la noble -impulsion scolastique, résultera irrévocablement de la convergence -journalière entre une science devenue philosophique et une philosophie -devenue scientifique; l'étude de l'homme moral et social obtiendra, -sans résistance, le juste ascendant normal qui lui appartient dans -le système de nos spéculations, parce que, cessant d'être hostile -à l'actif développement des contemplations les plus simples et les -plus parfaites, elle y puisera nécessairement sa première base -rationnelle, pour y réfléchir ensuite de lumineuses indications -générales, suivant les explications fondamentales du tome quatrième, -bientôt directement consolidées dans les trois chapitres qui vont -résumer et compléter ce Traité. Cette prochaine rénovation sera sans -doute secondée avec ardeur par beaucoup de jeunes intelligences, -qui, sincèrement philosophiques, s'égarent aujourd'hui, faute d'un -plus digne aliment, aux stériles contemplations d'une irrationnelle -métaphysique, dont les déceptions, vaguement appréciées, aboutissent -trop souvent à déterminer, à l'âge de l'égoïsme, une inévitable -corruption, en dissipant le sentiment du devoir en même temps que -l'esprit d'ensemble, d'après leur intime connexité naturelle. Il -serait oiseux d'ailleurs d'examiner si, dans ce mouvement final, les -savans s'élèveront à la philosophie, ou si les philosophes reviendront -à la science. On peut seulement assurer que, chez l'une et l'autre -de ces deux classes actuelles, cette indispensable transformation -réciproque éprouvera l'active résistance d'une majorité étroite et -intéressée. D'heureuses exceptions individuelles viendront toutefois, -des deux parts, former le noyau spontané de la nouvelle corporation -spirituelle, dès lors indifféremment qualifiée de scientifique ou -philosophique, sous la commune prépondérance permanente d'une éducation -générale, qui fera naturellement cesser toute vicieuse opposition de -forces intellectuelles, en organisant rationnellement l'indispensable -distribution continue de l'ensemble du travail spéculatif. - -L'appréciation historique que nous venons de terminer envers le dernier -demi-siècle, et qui, en conséquence, complète enfin notre examen -général du passé humain, nous a toujours conduits à concevoir, à tous -égards, le temps actuel comme l'époque nécessaire où l'accomplissement -direct de la grande rénovation philosophique, projetée par Bacon et -Descartes, doit déterminer la réorganisation spirituelle des sociétés -modernes, destinée ensuite à présider à la régénération politique de -l'humanité. Tout est maintenant disposé, au fond, malgré beaucoup -d'obstacles personnels, pour permettre, autant que pour exiger, cette -élaboration fondamentale. Une crise salutaire a pleinement dévoilé -l'irrévocable caducité de l'ancien système social, et convenablement -signalé les obligations essentielles d'un nouvel organisme, en faisant -aussi ressortir à jamais l'insuffisance organique de la métaphysique -négative qui avait dû diriger la transition révolutionnaire des -cinq siècles antérieurs: la dictature temporelle, provisoirement -résultée de la décomposition politique, s'est spontanément dissoute, -en livrant au libre cours des tentatives philosophiques l'empire -intellectuel et moral, qu'elle renonce désormais à régir, pour se -réserver exclusivement au maintien de l'ordre matériel, de plus en plus -incompatible avec le développement de l'anarchie spirituelle: enfin, -la science a manifesté simultanément son aptitude ultérieure à servir -de base à la philosophie, et son impuissance actuelle à en dispenser; -tandis que l'antique philosophie parvenait à son extrême décrépitude, -en ne laissant d'autre issue mentale que d'après une généralisation -puisée dans la science réelle. J'ai osé, après tant de vains efforts, -entreprendre directement cette dernière opération décisive, qui peut -seule satisfaire à la fois aux conditions d'ordre et aux besoins de -progrès, en tendant à substituer graduellement un mouvement soutenu -et déterminé à une vague et anarchique agitation. C'est maintenant -aux vrais penseurs à juger si ma théorie fondamentale de l'évolution -humaine, dont je viens d'achever l'explication historique, contient, -en effet, le principe essentiel de cette grande solution, sauf à mieux -régulariser son application ultérieure. Mais, avant de passer aux -conclusions philosophiques de l'ensemble de ce Traité, qui doivent -caractériser immédiatement la concentration finale de la philosophie -positive, il est indispensable de procéder à un dernier éclaircissement -général de la nouvelle philosophie politique successivement élaborée -dans les diverses parties de mon appréciation dynamique, en -considérant, d'une manière plus spéciale et plus directe que je n'ai pu -le faire jusqu'ici, la nature propre de la réorganisation spirituelle, -où nous venons de voir converger le passé, et d'où devra procéder -l'avenir. - -Afin que cette explication définitive puisse acquérir toute la clarté -et la rationnalité nécessaires, en se présentant explicitement comme -une déduction rigoureuse de notre étude générale du passé humain, il -faut d'abord résumer, le plus sommairement possible, l'ensemble de la -grande élaboration historique, commencée au début du volume précédent, -et que le chapitre actuel vient enfin de conduire jusqu'à son terme -extrême. Un tel résumé, destiné surtout à faciliter la conception -usuelle de cet enchaînement fondamental, sera d'ailleurs fort utile -pour mieux diriger une seconde lecture, sans laquelle une appréciation -aussi difficile et aussi neuve ne saurait être suffisamment jugeable -aujourd'hui, même par les lecteurs le plus heureusement préparés. Cette -opération est spécialement convenable envers les temps modernes, où -un indispensable artifice sociologique a dû nous conduire à étudier -séparément les deux mouvemens simultanés de décomposition politique et -de recomposition élémentaire, dont l'intime connexité permanente, qu'il -importe tant de bien saisir, n'a pu ainsi devenir assez directement -évidente, avec quelque soin que je me sois constamment efforcé de la -caractériser à tous égards. - -Toujours guidés par les principes logiques posés au tome quatrième, -sur l'extension générale de la méthode positive à l'étude rationnelle -des phénomènes sociaux, nous avons graduellement appliqué, à -l'ensemble du passé, ma loi fondamentale de l'évolution humaine, à -la fois mentale et sociale, démontrée à la fin de ce même volume, -et consistant dans le passage nécessaire et universel de l'humanité -par trois états successifs, l'état théologique préparatoire, l'état -métaphysique transitoire, et l'état positif final. Le judicieux usage -de cette seule loi nous a directement permis d'expliquer, d'une -manière vraiment scientifique, toutes les grandes phases historiques, -considérées comme les principaux degrés consécutifs de cet invariable -développement, de façon à bien apprécier le véritable caractère général -propre à chacune d'elles, son émanation naturelle de la précédente, -et sa tendance spontanée vers la suivante: d'où résulte enfin, pour -la première fois, la conception usuelle d'une liaison homogène et -continue dans la suite entière des temps antérieurs, depuis le premier -essor de l'intelligence et de la sociabilité jusqu'à l'état présent de -l'élite de l'humanité. Quelque immense que doive d'abord sembler un -tel intervalle, nous l'avons vu essentiellement rempli par les deux -premiers degrés de l'évolution fondamentale, qui constituent seulement -l'ensemble de l'éducation préliminaire, intellectuelle, morale et -politique, propre à notre espèce, dont l'état définitif n'a pu être -jusqu'ici suffisamment ébauché que relativement à la préparation, -partielle, isolée, et empirique, de ses divers élémens principaux. -Mais du moins avons-nous reconnu, d'une manière irrécusable, que, -chez les populations les plus avancées, ce lent et pénible préambule -de l'humanité, caractérisé par la prépondérance de l'imagination sur -la raison et de l'activité guerrière sur l'activité pacifique, est -désormais totalement accompli; puisque nous avons pu suivre, dans toute -son étendue, la vie théologique et militaire, en considérant d'abord -son premier développement spontané, ensuite sa plus complète extension -mentale ou sociale, et enfin son irrévocable décadence, déterminée, par -l'accroissement continu de l'influence métaphysique, sous l'impulsion -graduelle de l'essor positif. Ces trois phases principales de notre -passé ont exactement correspondu aux trois formes générales qu'affecte -successivement l'esprit théologique, nécessairement fétichique dans -son élan initial, polythéique au temps de sa plus grande splendeur, et -monothéique pendant son inévitable déclin. L'élaboration historique -devait donc ici surtout consister à apprécier exactement le mode -propre de participation de chacun de ces trois âges consécutifs à la -destination générale, strictement indispensable, quoique seulement -provisoire, qui, suivant notre théorie dynamique, appartient -inévitablement à l'état théologique dans l'évolution fondamentale de -l'humanité, où cette philosophie primitive, maigre ses éminens dangers, -peut seule, en vertu de l'admirable spontanéité qui la caractérise, -déterminer le premier éveil des diverses facultés intellectuelles, -morales et politiques, qui constituent la prééminence de notre espèce, -et diriger ensuite leur développement continu jusqu'à ce que l'état -définitif commence à y devenir possible. - -Quelque imparfait que soit, à tous égards, le fétichisme, d'abord -essentiellement analogue à l'état mental des animaux supérieurs, nous -avons reconnu que sa spontanéité, plus directe et plus irrésistible, -lui procure nécessairement le privilége exclusif d'arracher -l'intelligence et la sociabilité à leur torpeur initiale. Constituant, -par sa nature, le fond invariable de toute philosophie théologique, -son essor primordial s'est présenté à notre appréciation historique -comme la véritable époque de la plus entière prépondérance individuelle -de l'esprit religieux, alors nullement entravé par l'esprit positif, -et encore étranger aux modifications dissolvantes de la métaphysique: -aussi l'empire intellectuel du principe théologique nous a-t-il -réellement offert, malgré de spécieuses apparences, un décroissement -continu et accéléré pendant tout le reste de la vie religieuse. Nous -avons reconnu, à tous égards, l'aptitude spontanée de ce régime -fétichique à diriger la première ébauche du développement humain, -soit industriel, soit esthétique, soit même scientifique, malgré son -inévitable tendance ultérieure à l'entraver profondément, par suite -d'une exorbitante prolongation. Même sous l'aspect social, nous y -avons apprécié les germes primordiaux de l'organisme antique, soit -d'après l'exercice primitif de l'activité militaire, soit en vertu de -la disposition naturelle à l'hérédité des professions, qui a conduit -ensuite à l'extension politique du gouvernement domestique. Toutefois, -la nature de cette religion primitive devant y retarder beaucoup -l'institution d'un culte régulier, dirigé par un sacerdoce vraiment -distinct, les propriétés sociales de la philosophie théologique, liées -surtout à l'existence permanente d'une véritable classe sacerdotale, -y devaient être d'abord essentiellement dissimulées. C'est pourquoi -nous avons dû attacher une haute importance à la division de l'âge -fétichique en deux phases principales, successivement caractérisées, -l'une par le fétichisme proprement dit, l'autre par l'astrolâtrie, où -cette philosophie initiale reçoit enfin une extension prépondérante -aux corps les plus généraux et les plus inaccessibles. Dès lors -parvenu à la plus entière perfection dont il fût susceptible, -le régime fétichique, commençant à déterminer le développement -d'un vrai sacerdoce, a comporté réellement une haute efficacité -politique, en permettant à l'ordre naissant des sociétés humaines -d'acquérir une extension indispensable et une consistance durable, -d'après l'essor d'un système d'opinions suffisamment communes et du -principe de subordination inhérent à la consécration religieuse: le -passage, ordinairement simultané, de l'existence nomade à l'existence -sédentaire, vient spontanément fortifier cette double influence -sociale. Mais une telle phase est nécessairement très-voisine de -l'avénement décisif du polythéisme proprement dit, vers lequel -l'astrolâtrie constitue, de sa nature, une inévitable transition. Par -cette grande révolution théologique, le principe religieux subit déjà -une modification très-profonde, jusqu'ici mal appréciée; l'activité -divine primordiale, résultant de l'assimilation spontanée de tous -les phénomènes quelconques aux actes humains, y est directement -retirée aux êtres réels pour devenir désormais l'attribut exclusif -des êtres purement fictifs, dès lors susceptibles d'élimination -graduelle, sous l'impulsion ultérieure de la raison humaine, dont -l'essor naturel est ainsi notablement encouragé. Malgré la haute -difficulté mentale d'une telle transformation, la plus profonde que -dussent éprouver les spéculations théologiques dans l'ensemble de -leur durée, la prépondérance croissante des habitudes astrolâtriques -la détermine, d'une manière presque imperceptible, en temps opportun, -quand un suffisant essor de l'esprit d'observation a fait naître -le besoin d'imprimer aux conceptions religieuses un premier degré -de généralisation, de concentration, et de simplification, dont -l'accomplissement commence à manifester l'intervention nécessaire de -l'esprit métaphysique, substituant déjà ses entités caractéristiques -aux divinités matérielles ainsi écartées. - -Comparé à toutes les autres phases théologiques, le polythéisme nous -a offert, sous des circonstances suffisamment favorables, de telles -propriétés, mentales ou sociales, que nous avons dû, contrairement aux -habitudes modernes, regarder ce second âge comme la principale époque -de la vie religieuse: soit quant à la plénitude d'ascendant dont un tel -système est spontanément susceptible en un temps où l'assujettissement -général des phénomènes naturels à des lois invariables n'est -encore nullement senti; soit par son aptitude exclusive à réaliser -convenablement la plus importante destination du régime préliminaire, -doublement indispensable à la sociabilité humaine. L'impulsion -décisive qu'il a directement imprimée à l'imagination a rendu son -empire longtemps favorable à l'essor intellectuel, qui, après la -première excitation, devenait, à tous égards, incompatible avec la -prolongation de l'état fétichique. Il exerce d'abord une heureuse -influence sur le développement industriel, que le fétichisme avait dû -profondément entraver par l'immédiate consécration de la matière: les -faciles ressources qu'il présente pour une certaine explication des -divers phénomènes, adaptée à cette enfance de la raison humaine, le -rendent même susceptible de seconder alors les faibles commencemens -de l'évolution scientifique, malgré son imperfection spéciale à cet -égard: mais sa principale propriété mentale devait surtout consister -à diriger l'éducation esthétique de l'humanité, qui ne pouvait -autrement s'accomplir. Sous l'aspect social, outre son indispensable -participation à l'établissement primitif d'un ordre régulier et stable -propre à consolider la civilisation naissante, le polythéisme devait -exclusivement présider à l'immense opération politique par laquelle -la sociabilité antique a préparé la sociabilité moderne en utilisant -l'exercice spontané de l'activité militaire. Quelque variées qu'aient -dû être les formes de ce régime polythéique, nous l'avons toujours vu -caractérisé par deux institutions fondamentales naturellement connexes: -d'une part, l'esclavage des travailleurs, longtemps nécessaire à -l'essor du système de conquête, et même à la première formation des -habitudes industrielles; d'une autre part, la concentration habituelle -des deux puissances appelées depuis temporelle et spirituelle, chez -les mêmes chefs, sans laquelle l'action directrice n'aurait pu -alors obtenir la plénitude d'autorité convenable à sa destination -essentielle. L'aspect moral, le plus défavorable à un tel régime, doit -d'ailleurs y être apprécié relativement au point de vue politique, -suivant le génie de toute l'antiquité, où les exigences politiques -ont constamment dirigé même les progrès successifs qui s'y sont -réalisés dans la morale personnelle, domestique ou sociale. Pour -bien connaître la nature de cette principale phase théologique, et -déterminer sa participation nécessaire à l'évolution fondamentale de -l'humanité, nous avons dû y distinguer d'abord deux états généraux, -l'un essentiellement théocratique, l'autre éminemment militaire. Dans -le premier système, caractérisé par le régime des castes, l'imitation -constitue directement, à l'exemple de l'organisme domestique, le -souverain principe de toute éducation. La sociabilité humaine -manifeste toujours spontanément une tendance initiale vers une telle -organisation, régularisée par la prépondérance de la caste sacerdotale, -unique dépositaire des connaissances quelconques: fondement nécessaire -de l'économie ancienne, malgré ses modifications diverses, ce -principe hiérarchique a même prolongé son influence décroissante -jusqu'aux temps les plus modernes; quoique, chez les populations les -plus avancées, la royauté en constitue aujourd'hui le seul vestige -essentiel. Cet ordre primitif, éminemment conservateur, était, à tous -égards, pleinement adapté aux principaux besoins de la civilisation -naissante, dont il pouvait seul consolider les premiers pas: destiné -à ébaucher l'essor spéculatif, par suite d'une première séparation -permanente entre la théorie et la pratique, il était surtout propre à -seconder longtemps le développement industriel, par sa préoccupation -continue des applications immédiates. Mais, après avoir toujours -présidé aux divers progrès originaires de l'humanité, ce régime a dû -peu à peu devenir profondément stationnaire, de manière à déterminer -une dégradante immobilité, quand sa tendance caractéristique n'a -pu être suffisamment neutralisée, et surtout chez la race jaune. -Quoique toute issue n'y puisse être fermée au mouvement social, -nous avons cependant reconnu que, sauf l'indispensable initiation -empruntée à ce premier système polythéique, l'évolution fondamentale -de l'élite de l'humanité a dû s'accomplir, suivant une voie beaucoup -plus rapide, par l'ascendant, longtemps progressif, du polythéisme -militaire, successivement réalisé sous les deux formes générales -qui lui sont propres, l'une essentiellement intellectuelle, l'autre -éminemment politique, et mutuellement solidaires dans leur influence -finale sur l'ensemble du passé humain. La première, qui caractérise -la civilisation grecque, s'est développée quand les circonstances -locales et sociales, exerçant une assez grande stimulation directe -vers l'essor continu de l'activité militaire pour interdire le régime -purement théocratique, ont néanmoins opposé d'insurmontables obstacles -à l'établissement régulier du système de conquête, de manière à -constituer spontanément une heureuse contradiction permanente, qui a -dû refouler vers la culture intellectuelle une libre énergie cérébrale -dénuée d'une suffisante destination politique. C'est d'un tel contraste -social que devait alors dépendre la principale évolution mentale, -non-seulement esthétique, mais surtout scientifique et philosophique, -compatible avec la vie préliminaire de l'humanité, et qui seule -pouvait préparer les précieux fondemens de sa vie définitive. La -libre culture spéculative, ainsi constituée en dehors de l'économie -ancienne, se manifeste alors par la première apparition caractéristique -du génie positif, quoique borné nécessairement aux plus simples -conceptions mathématiques, auparavant réduites aux plus grossières -destinations pratiques. Ce premier exercice scientifique des sentimens -abstraits de l'évidence et de l'harmonie, quelque limité qu'en dût être -d'abord le domaine, suffit pour déterminer une importante réaction -philosophique, qui, immédiatement favorable à la seule métaphysique, -n'en devait pas moins annoncer de loin l'inévitable avénement de la -philosophie positive, en assurant la prochaine élimination de la -théologie prépondérante. Accomplissant la facile démolition mentale -du polythéisme, la métaphysique s'empare essentiellement, dès cette -époque, de l'étude du monde extérieur; mais l'impuissance organique qui -lui est propre neutralise ses vains efforts pour établir l'universelle -domination philosophique de ses entités caractéristiques; en sorte -que, sans pouvoir enlever à la théologie l'empire des conceptions -morales et sociales, elle l'y réduit cependant à la simplification -monothéique, bien plus voisine d'une désuétude totale. Par là se -trouve irrévocablement rompue l'antique unité de notre système mental, -jusqu'alors uniformément théologique, et qui n'a pu retrouver encore -une équivalente homogénéité, dont l'ascendant final de l'esprit -positif pourra seul fournir le principe inébranlable. Ainsi surgit -cette étrange division philosophique, ou plutôt ce long antagonisme -provisoire, qui a dominé jusqu'à nos jours le développement général -de l'esprit humain, employant déjà simultanément deux philosophies -incompatibles: l'une _naturelle_, dès lors parvenue à l'état -métaphysique; l'autre _morale_, demeurée essentiellement théologique, -d'après la complication supérieure de ses phénomènes, combinée avec -les nécessités de sa destination sociale. Tandis que celle-ci, plus -active, poursuivait immédiatement la fondation du régime monothéique, -l'autre, plus spéculative, préparait indirectement l'essor ultérieur -de la philosophie positive. L'institution naissante de cette double -élaboration est bientôt suivie du premier développement caractéristique -du second mode, essentiellement politique, propre au polythéisme -militaire, et par lequel il devait si pleinement réaliser, dans la -civilisation romaine, la principale destination sociale du régime -préliminaire de l'humanité. Il ne pouvait exister d'autre moyen -primitif de procurer à la société humaine une indispensable extension, -et en même temps d'y comprimer intérieurement une stérile ardeur -guerrière incompatible avec l'essor suffisant de la vie laborieuse, -que d'après l'incorporation graduelle des populations civilisées à -une seule nation conquérante. Cette assimilation nécessaire, base -essentielle de tous les progrès ultérieurs chez l'élite de l'humanité, -constitua, sous les conditions convenables, la destination permanente, -d'abord spontanée, puis systématique, d'une admirable politique, -poursuivant toujours sa haute mission sans se laisser distraire par -aucune diversion quelconque, et avec une concentration continue -d'efforts de tous genres, qui demeurera toujours le type le plus -éminent de l'homogénéité sociale, ultérieurement impossible à un -tel degré, faute d'un but équivalent. L'opération romaine pouvait -d'ailleurs seule consolider les résultats sociaux de l'élaboration -grecque, dont la propagation et l'application étaient autrement -impossibles. Mais quand ces deux grandes productions du polythéisme -progressif purent être suffisamment combinées, le commun régime -polythéique, déjà mentalement discrédité, marcha directement vers une -irrévocable décadence, par cela même que le convenable développement -du système de conquête faisait nécessairement cesser son principal -office provisoire pour l'évolution fondamentale de l'humanité, qui -alors ne pouvait plus trouver d'issue essentielle que dans le régime -monothéique, dont cette double influence préparait aussi l'avénement -spontané. Le mouvement philosophique avait déjà rendu cette extrême -phase religieuse seule susceptible, quoique passagèrement, d'une -suffisante stabilité intellectuelle, tandis que l'extension politique -de la société humaine manifestait l'aptitude exclusive du monothéisme à -rallier sous un culte commun des populations séparées par des religions -nationales devenues sans objet, et chez lesquelles devait alors surgir -le besoin continu d'une morale vraiment universelle, dont l'élaboration -lui était évidemment réservée. Sous un autre aspect, cette même -extension tendait à constater graduellement l'impossibilité de -maintenir, sur un aussi vaste territoire, la concentration habituelle -des deux puissances, primitivement relative au régime d'une seule -ville; pendant que l'existence purement spéculative des philosophes, -dont l'action sociale était constamment extérieure à l'ordre légal, -constituait le germe évident d'un pouvoir spirituel indépendant du -pouvoir temporel. - -Résultat nécessaire de ce double mouvement mental et social, le -régime monothéique vint constituer, au moyen âge, la dernière phase -suffisamment durable de l'état préliminaire de l'humanité, pendant -que l'ancienne concentration politique aboutissait à une dispersion -graduelle, accélérée par d'inévitables invasions, et rendant plus -indispensables le lieu spirituel qui pouvait seul maintenir, et -même étendre, l'assimilation universelle. Le système primordial -subit alors, à tous égards, une intime modification générale, indice -spontané d'une irrévocable décadence, soit par la simplification -et la réduction de la philosophie théologique, livrant désormais -à l'esprit rationnel une partie de plus en plus grande du domaine -primitif de l'esprit religieux; soit par la transformation naturelle de -l'activité conquérante en activité essentiellement défensive; soit par -l'altération profonde qu'apportait à l'organisme antique l'admirable -séparation dès lors instituée entre les deux puissances élémentaires; -soit aussi par l'ébranlement décisif que recevait le principe des -castes d'après la suppression catholique de l'hérédité antérieure -du sacerdoce. Mais, avant son extinction graduelle, l'organisme -théologique et militaire, ainsi radicalement modifié, devait épuiser -enfin ses éminentes propriétés civilisatrices, en déterminant, chez -l'élite de l'humanité, une dernière préparation indispensable à sa -vie définitive, et qui devait consister, d'une part, dans le premier -établissement social de la morale universelle, d'une autre part, dans -l'évolution directe, quoique nécessairement partielle et empirique, des -divers élémens propres à la sociabilité moderne. Cette double opération -capitale, qui fit alors justement surgir le premier sentiment -instinctif de la progression humaine, dut être surtout dirigée par le -système catholique, dont la formation successive constitue jusqu'ici -le chef-d'œuvre politique de la sagesse humaine, d'autant plus digne -d'une éternelle admiration, qu'il était ainsi forcé d'employer une -philosophie extrêmement imparfaite, toujours essentiellement appuyée -sur la considération vague et indirecte de la vie future, dont -l'économie ancienne n'avait fait qu'un usage secondaire. Quoique la -division fondamentale des deux puissances, d'abord empiriquement -établie d'après l'irrésistible tendance de la nouvelle situation -sociale, ait dû être profondément entravée, et même bientôt compromise, -par les graves imperfections de la théologie dirigeante, nous y -avons cependant reconnu le plus grand perfectionnement qu'ait encore -éprouvé la saine théorie générale de l'organisme social, envisagé -comme destiné à l'ensemble de notre race. Malgré son existence -passagère, cette tentative anticipée, trop supérieure, à tous égards, -à l'état social correspondant, n'en a pas moins réalisé suffisamment -un résultat vraiment fondamental, base impérissable de tous les -progrès ultérieurs, en constituant enfin l'indispensable indépendance -de la morale envers la politique, tellement convenable aux nouveaux -besoins de l'humanité, qu'elle a dû essentiellement résister ensuite -à l'entière décadence de la philosophie théologique qui lui servait -de principe intellectuel, en restant dès lors de plus en plus exposée -à des perturbations funestes mais momentanées. Quant à l'aptitude -temporaire de ce régime monothéique à seconder directement la première -élaboration décisive des élémens définitifs de la sociabilité -humaine, elle résultait nécessairement de sa tendance générale à -transformer, et ensuite à supprimer l'esclavage antique, de manière à -permettre le libre essor de la vie industrielle, principal attribut -de l'existence moderne: sous le rapport spéculatif, il devait d'abord -favoriser spontanément l'universelle propagation, et même l'extension -graduelle, de l'évolution scientifique, tant qu'elle pouvait conserver -envers le monothéisme une harmonie que le polythéisme n'avait pu -longtemps admettre; en outre, l'évolution esthétique, quoique la moins -encouragée par un tel système, devait y trouver naturellement une -dissémination graduelle, et surtout une libre incorporation sociale, -très-supérieures à ce que l'antiquité avait habituellement réalisé. -L'exacte appréciation historique des divers résultats essentiels -propres à cette grande transition humaine, nous a conduits à y -distinguer deux époques principales, dont la première, s'étendant du -début du cinquième siècle à la fin du septième, est caractérisée, à -tous égards, par l'établissement initial de la nouvelle société, à -l'issue des invasions, et n'accomplit d'autre élaboration immédiate -que la transformation universelle de l'esclavage en servage, première -source nécessaire de l'entière émancipation personnelle. Mais la -phase suivante, où le régime monothéique a développé enfin ses vrais -attributs, soit par l'indépendance régulière du pouvoir spirituel, soit -par la prépondérance de l'organisation défensive destinée à contenir -suffisamment le système d'invasion, a dû ensuite être subdivisée en -deux périodes, chacune composée aussi d'environ trois siècles, selon -que l'activité féodale dut être dirigée d'abord contre les sauvages -polythéistes du nord, et ensuite contre l'irruption du monothéisme -musulman. Dans la première, l'organisme, soit spirituel, soit temporel, -propre au moyen âge, tend directement vers sa constitution définitive, -mais sans pouvoir encore l'y réaliser suffisamment: la libération -individuelle, à la suite d'une convenable initiation à la vie -laborieuse, s'accomplit essentiellement chez les habitans des villes, -désormais appelés à développer de plus en plus la nouvelle activité -industrielle; les langues modernes s'élaborent rapidement, à mesure -que l'humanité s'éloigne définitivement de la sociabilité antique, -et préparent ainsi un essor esthétique vraiment original; l'élément -scientifique et philosophique, extérieur à la société ancienne, -commence à s'incorporer directement à la société nouvelle. La dernière -époque est le temps de la plus grande splendeur du régime monothéique, -parvenu enfin à sa pleine maturité, par une suffisante indépendance -politique du pouvoir spirituel, et par l'entière constitution de la -hiérarchie féodale. Cet énergique organisme accomplit alors directement -son plus noble office temporaire, soit en faisant convenablement -prévaloir la morale sur la politique, de manière à ébaucher le -développement décisif du sentiment universel de la dignité humaine, -soit en préservant l'élite de l'humanité de l'oppressive domination -de l'islamisme. Sous sa tutélaire prépondérance, l'industrie urbaine, -bientôt consolidée par un indispensable affranchissement collectif, -conduisant rapidement à l'entière abolition de la servitude rurale, -tend graduellement à régénérer l'existence temporelle de l'homme, -dès lors amené, dans tout le monde civilisé, à la vie définitive la -plus conforme à sa nature habituelle, malgré une haute répugnance -primitive, enfin surmontée par une suffisante préparation. L'ensemble -de la situation encourage alors spontanément l'évolution esthétique, -qui, dans tous les beaux-arts, manifeste partout une marche à la fois -originale et populaire, à laquelle cependant l'instabilité radicale -d'un tel état social devait bientôt interdire un développement -convenable. En même temps, l'esprit scientifique et philosophique, dont -l'activité, quoique toujours continue, avait dû être beaucoup ralentie, -tant que l'élaboration sociale du catholicisme avait dû justement -absorber les plus hautes intelligences, recevait naturellement une -impulsion croissante depuis que le système catholique était ainsi -pleinement réalisé: il constituait déjà une rivalité de plus en -plus dangereuse envers l'esprit purement religieux, qui, par la -mémorable transaction scolastique, est obligé d'abandonner aussi à la -métaphysique le domaine moral; de manière à organiser passagèrement, -dans notre système mental, une certaine unité ontologique, dont la -nature éminemment précaire est aussitôt annoncée par le succès de la -conception, radicalement contradictoire, d'un gouvernement providentiel -subordonné à des lois immuables, concession involontaire mais décisive -de l'esprit théologique à l'esprit positif. Malgré ces éminentes -propriétés diverses du régime monothéique, son ascendant général -devait néanmoins cesser après le suffisant accomplissement de la -mission nécessairement temporaire qui lui appartenait dans l'ensemble -de l'évolution humaine, et dont la juste prépondérance avait pu seule -contenir jusqu'alors les germes de décomposition spontanée inhérens à -un tel système. Sous l'aspect politique, l'indépendance du pouvoir -spirituel, qui en constituait le principal caractère, y devait être -finalement incompatible, soit avec l'esprit de concentration absolue, -inséparable de l'activité militaire, restée dominante quoique passée -à l'état défensif, soit même avec la nature, non moins despotique, -propre à toute autorité religieuse; d'où résultait sans cesse un -imminent conflit entre deux tendances également perturbatrices d'un -tel organisme, flottant toujours entre la théocratie et l'empire. -Dans l'ordre mental, une théologie qui, dès sa première élaboration -historique, n'avait pu s'incorporer le mouvement intellectuel, déjà -dirigé par une métaphysique implicitement hostile, ne pouvait éviter -d'en être enfin discréditée quand elle aurait suffisamment réalisé, par -l'établissement incontesté de la morale universelle, la haute mission -sociale qui avait pu seule faire longtemps oublier son infériorité -philosophique, désormais de plus en plus antipathique à l'esprit -humain, alors pressé de poursuivre son libre développement spéculatif, -bientôt inconciliable avec toute théologie quelconque. Nous avons -reconnu que l'ensemble de ce mémorable régime transitoire devait, -à tous égards, après le temps de son principal ascendant, devenir -graduellement incompatible avec les divers progrès que lui-même avait -d'abord ébauchés. C'est ainsi qu'a nécessairement commencé l'état -essentiellement métaphysique, qui, pendant les cinq siècles qui nous -séparent du moyen âge proprement dit, devait graduellement réaliser, -par une double série d'opérations simultanées et solidaires, les unes -négatives, les autres positives, la dernière transition indispensable à -l'avénement direct du régime final de l'humanité, soit en effectuant -la démolition progressive du système théologique et militaire, soit -en élaborant la préparation décisive des nouveaux élémens sociaux. -L'impuissance organique propre à la métaphysique obligeait d'ailleurs -ce double mouvement à s'accomplir sous la haute prépondérance -politique, inévitable quoique toujours décroissante, de l'ancien -organisme, que l'irrévocable transformation subie au moyen âge rendait, -à tous égards, de plus en plus modifiable. - -Pour apprécier convenablement cette importante progression, à la fois -révolutionnaire et régénératrice, particulière à l'Europe occidentale, -comme l'initiation catholique et féodale d'où elle dérivait, nous -avons dû y distinguer d'abord deux époques successives, selon que la -décomposition générale et la recomposition partielle y présentent un -caractère purement spontané ou essentiellement systématique. Dans la -première, s'étendant du début du XIVe siècle à la fin du -XVe, l'irréparable dissolution du régime ancien s'accomplit -naturellement d'après le seul antagonisme de ses élémens principaux; -le pouvoir temporel annulle socialement le pouvoir spirituel, soit -en détruisant l'autorité européenne des papes, soit ensuite en -brisant l'unité de la hiérarchie catholique par la nationalisation -des divers clergés: en même temps, le conflit permanent des deux -élémens généraux du pouvoir temporel, l'un local, l'autre central, se -développe de manière à tendre rapidement vers l'entière prépondérance -de l'un d'eux. Pendant que toutes les forces politiques concourent -ainsi à démolir instinctivement l'organisme monothéique, les nouveaux -élémens sociaux, coopérant seulement à ces luttes comme simples -auxiliaires, s'efforcent surtout de les utiliser pour l'accélération -de leur propre essor partiel, dont la réaction nécessaire seconde -éminemment le mouvement de décomposition. La vie industrielle s'étend -et se consolide, de manière à soustraire irrévocablement la masse -des populations civilisées à la prépondérance des mœurs militaires -et des liens féodaux, et en faisant aussi ressortir naturellement -l'inaptitude croissante de la morale purement théologique à régler -une sociabilité qu'elle n'avait pu suffisamment pressentir: l'essor -esthétique, sous l'impulsion acquise au moyen âge, parvient bientôt à -un mémorable élan, déjà instinctivement hostile à l'ordre ancien, mais -promptement entravé par l'incohérence et l'instabilité de la situation -sociale, qui fait naître le besoin d'une direction artificielle et -précaire, fondée sur une servile imitation de l'antiquité: l'évolution -scientifique, suivant encore la direction scolastique, enrichit et -agrandit silencieusement le domaine de la philosophie naturelle, -d'après l'heureuse stimulation continue émanée des conceptions, alors -éminemment progressives, de l'astrologie et de l'alchimie, mais en -demeurant ainsi compatible avec la prépondérance philosophique de -l'esprit métaphysique, auquel la présidence du mouvement critique -procurait momentanément une importante destination sociale. Quand -la désorganisation spontanée, surtout spirituelle, est suffisamment -avancée, elle passe nécessairement à l'état systématique, par -l'avénement naturel des principes émanés de la nouvelle situation -sociale, et dont l'indispensable réaction générale était destinée à -poursuivre les conséquences révolutionnaires des luttes antérieures -jusqu'à l'entière démolition du régime ancien, de manière à dévoiler -directement la tendance instinctive de la sociabilité moderne vers une -régénération totale, évidemment impossible sans une telle préparation -négative. C'est alors aussi que le développement continu des nouveaux -élémens sociaux devient régulièrement assujetti à des encouragemens -de plus en plus systématiques, qui ne pouvaient être habituels avant -que la concentration temporelle fût convenablement réalisée. Notre -appréciation historique a dû partager l'ensemble de cette double -progression systématique, jusqu'au début de la grande révolution -française, en deux phases très-distinctes, qui se succèdent vers le -milieu du XVIIe siècle: elles sont caractérisées, dans la -série négative, par les dénominations de protestante et déiste, suivant -que l'esprit critique y contient l'action dissolvante du principe du -libre examen individuel entre des limites qui semblent compatibles avec -l'existence indéfinie de l'ancien organisme, ou bien étend ensuite sa -démolition métaphysique jusqu'à rendre logiquement impossible cette -existence contradictoire: ces deux phases présentent d'ailleurs des -différences exactement équivalentes, quoique moins apparentes, dans -la série positive. La première, politiquement envisagée, commence par -l'universelle consécration dogmatique, sous des formes nécessairement -diverses mais pareillement décisives, de l'entière subalternisation -du pouvoir spirituel envers le pouvoir temporel, d'après l'essor, -direct ou indirect, de l'esprit protestant: elle aboutit à la -mémorable dictature de l'un des deux élémens temporels, auquel l'autre -s'est enfin servilement subordonné. Cette issue, aussi passagère -qu'inévitable, nous a nécessairement offert deux modes très-différens, -selon que la prépondérance devait appartenir à l'élément monarchique -ou à l'élément aristocratique, distinction ordinairement liée à la -prééminence respective du catholicisme ou du protestantisme; le -premier cas ayant dû être, finalement, par sa nature, beaucoup plus -favorable que le second, soit à l'irrévocable démolition du régime -ancien, soit à l'avénement décisif du nouvel état social. Nous avons -d'ailleurs reconnu que l'une ou l'autre dictature avait spontanément -développé, à partir de son entière installation, un caractère politique -essentiellement rétrograde, naturellement contenu pendant les luttes -antérieures, et consistant en une tendance plus ou moins prononcée -à reconstruire sous sa tutelle l'ancienne constitution sociale, ou -du moins à arrêter sa dissolution ultérieure, tout en secondant, -par une irrésistible inconséquence, le développement continu de la -sociabilité moderne: cet esprit rétrograde du pouvoir dirigeant, -ou plutôt résistant, était d'ailleurs, dans une telle situation, -indispensable à l'ordre, comme l'esprit révolutionnaire du mouvement -social l'était simultanément au progrès. Pendant que s'accomplissait -cette extrême transformation du régime monothéique, l'évolution -industrielle, directement accélérée par une protection systématique, -qui toutefois la subordonnait encore aux inspirations militaires, -marchait rapidement à l'entière possession temporelle de la société -européenne: l'évolution esthétique, pareillement encouragée, faisait -partout surgir, à tous égards, malgré les entraves d'une situation -confuse et mobile, d'éternels témoignages de l'entière conservation, -et même de l'extension réelle, des facultés poétiques et artistiques -de l'humanité, désormais appelées à une influence sociale de plus en -plus intime et universelle: l'évolution scientifique, parvenue, dans -le domaine inorganique, et surtout mathématique, à l'éclat le plus -caractéristique, commence à manifester directement l'incompatibilité -déjà radicale de l'esprit positif avec la prépondérance de l'ancienne -philosophie, principalement par suite des éminentes découvertes qui -renouvellent totalement le système des notions astronomiques, ainsi -toujours destiné à déterminer les grandes transitions mentales, comme -dans les passages antérieurs du fétichisme au polythéisme et de -celui-ci au monothéisme: enfin, sous cette irrésistible impulsion, -une crise vraiment décisive s'opère bientôt dans l'évolution purement -philosophique, d'après l'heureuse émancipation fondamentale de l'esprit -positif envers l'esprit métaphysique, qui aboutit au compromis, -évidemment provisoire, institué par Descartes, dernière modification du -partage primordial organisé par Aristote et Platon entre la philosophie -naturelle et la philosophie morale, répartition déjà altérée, au -profit de la métaphysique, par la scolastique du moyen âge; la méthode -positive entre alors irrévocablement en possession exclusive de -l'étude entière du monde extérieur, en réduisant l'ancienne méthode -à l'étude, aussi restreinte que possible, de l'intelligence et de la -sociabilité, où elle ne pouvait plus maintenir longtemps une suprématie -devenue profondément stérile. Tout cet ensemble d'opérations critiques -et organiques amène nécessairement la phase finale de la double -progression préparatoire propre aux sociétés modernes, où l'ébranlement -philosophique porte enfin une atteinte irréparable aux bases les plus -essentielles de l'ancienne économie, de manière à rendre irrécusable -la nécessité d'une rénovation totale: toutefois l'inconséquence -métaphysique, graduellement développée à mesure que les vues vraiment -générales étaient radicalement entravées par l'essor exorbitant de -l'esprit de détail, continue à rêver la régénération sociale comme -fondée sur la conservation contradictoire des impuissans débris du -régime antique; vaine solution, correspondante au besoin de repousser -à peu de frais le reproche, de plus en plus imminent, d'une tendance -uniquement négative, qui, en réalité, ne pouvait immédiatement conduire -qu'à une entière anarchie intellectuelle et morale, en détruisant, -sans pouvoir encore les remplacer, les fragiles fondemens spirituels -de l'ordre social. En même temps, le progrès continu de l'évolution -industrielle obtient spontanément de la dictature temporelle la plus -extrême concession pratique compatible avec l'existence de l'ancien -système, qui dès lors subordonne volontairement sa propre activité -militaire aux succès industriels, partout érigés en but essentiel de -la politique européenne: l'évolution esthétique, malgré sa stérilité -positive, et l'évolution scientifique, dont l'éclat se maintient, -obtiennent alors un ascendant analogue; elles commencent à s'affranchir -de toute protection facultative, et s'incorporent profondément à -la sociabilité moderne, en exerçant une influence croissante sur -l'éducation universelle. Tandis que ces trois évolutions simultanées -devenaient, à tous égards, essentiellement incompatibles avec le régime -primitif, les vices radicaux inhérens à la spécialité exclusive qui -avait dirigé, depuis la fin du moyen âge, leur commun développement -empirique, manifestaient aussi une inévitable extension, qui tendait -à y entraver radicalement tout grand progrès ultérieur: soit par les -collisions de plus en plus graves, que le défaut de coordination -systématique suscitait au sein de l'industrie; soit par l'impuissant -désordre que l'absence de direction générale faisait naître dans l'art -moderne, depuis que l'artifice du régime classique avait été, sous la -phase précédente, essentiellement épuisé; soit par les abus inhérens -à l'irrationnelle dispersion de la culture scientifique, surtout -depuis que son extension décisive au monde organique devait signaler -l'imminent danger d'un esprit trop analytique. À ces divers titres, -il devenait dès lors graduellement évident que la progression moderne -exigeait désormais l'élaboration directe d'une réorganisation totale, -quoiqu'une vaine métaphysique persistât à préconiser dogmatiquement -l'empirisme et l'individualité. - -En cet état final de la double évolution européenne, une immense -crise sociale, aussi indispensable qu'inévitable, fut nécessairement -déterminée chez la nation où cette marche commune avait dû acquérir -la plus complète efficacité politique, et qui, par l'ensemble de ses -antécédens, était hautement destinée au périlleux honneur de cette -salutaire initiative, spontanément profitable à tout le reste de la -grande république occidentale, dont le développement, essentiellement -homogène, manifestait, depuis le moyen âge, une solidarité permanente. -Pour caractériser suffisamment le besoin d'une rénovation totale, -ce mouvement décisif dut d'abord enlever tous les divers débris du -système ancien, sans excepter le pouvoir central autour duquel ils -s'étaient graduellement ralliés, et qui, de sa nature, tendait -toujours à leur imminente restauration, profondément antipathique -à la civilisation moderne. Néanmoins, malgré ce préambule négatif, -la destination principale de cette grande révolution devait être au -fond essentiellement organique, puisque, loin d'avoir pour but la -démolition de l'ancienne économie, elle en était, au contraire, le -résultat nécessaire. Mais la marche empirique et le caractère spécial -de la progression positive n'ayant pu encore faire convenablement -ressortir sa véritable tendance politique, l'absence provisoire de -toutes conceptions vraiment générales propres à conduire une telle -opération fit inévitablement conférer la présidence philosophique -de la réorganisation sociale à cette même métaphysique qui avait -antérieurement dirigé le mouvement critique, quoique le seul office -dont elle fût susceptible se trouvât alors suffisamment accompli. -Cette illusion fondamentale, aussi naturelle que déplorable, a dû -jusqu'ici réduire la pensée révolutionnaire à une indication vague, et -cependant irrécusable, des conditions essentielles de la régénération -finale, dont le principe reste indéterminé. En même temps, le triomphe -politique de la métaphysique négative a fait universellement éclater, -par une expérience ineffaçable quoique passagère, sa profonde -inaptitude à rien organiser, et sa tendance finalement hostile aux -divers élémens caractéristiques de la sociabilité moderne. Cette -double insuffisance de la philosophie dirigeante conduisit bientôt -naturellement, faute d'une doctrine vraiment organique, à concevoir la -coordination sociale comme exclusivement fondée sur une restauration -graduelle du système théologique et militaire, dont la vaine -résurrection fut surtout secondée par le développement exceptionnel -d'une immense activité guerrière, détournée peu à peu de sa noble -destination révolutionnaire. Mais le développement même de cette -réaction rétrograde, librement parvenue jusqu'à sa plus funeste -intensité, sans avoir pu néanmoins rien établir de durable, fit à -jamais ressortir son entière incompatibilité avec l'état mental ou -social des populations modernes. Le cours général des événemens propres -au dernier demi-siècle a donc spontanément concouru à démontrer, par -l'irrécusable contraste de deux expériences également décisives, que -les conditions de l'ordre, autant que celles du progrès, ne peuvent -désormais obtenir une réalisation suffisante que par l'essor direct -d'une véritable réorganisation. Jusqu'à cet indispensable avénement, -l'ensemble de la situation politique flottera nécessairement, comme -avant la crise, entre la tendance plus ou moins rétrograde d'un pouvoir -qui ne peut concevoir l'ordre que dans le type ancien, et l'instinct -plus ou moins anarchique d'une société qui n'imagine encore qu'un -progrès purement négatif; seulement ces deux grands enseignemens -pratiques ont désormais, de part et d'autre, beaucoup amorti les -passions correspondantes, en signalant l'inanité commune de ces -espérances opposées. Depuis que cette position, précaire et dangereuse -mais provisoirement inévitable, a pu suffisamment développer tous ses -caractères essentiels, l'action dirigeante, ou plutôt résistante, s'y -est spontanément conformée, en instituant ou sanctionnant une sorte de -partage régulier entre ces deux impulsions contradictoires. L'ancienne -dictature temporelle, nécessairement dissoute par la décomposition -forcée du pouvoir central, a reconnu enfin son entière impuissance pour -diriger la réorganisation spirituelle, et s'est exclusivement proposé -le maintien permanent de l'ordre purement matériel, dont la difficulté -croissante doit absorber de plus en plus ses efforts principaux: le -gouvernement intellectuel et moral a été entièrement abandonné à la -concurrence illimitée des libres tentatives philosophiques. Quelque -périlleuse que soit évidemment une telle consécration politique de -l'anarchie spirituelle avec laquelle on s'efforce de concilier l'ordre -temporel, il y faut voir, non-seulement la conséquence inévitable de -l'absence de tous principes propres à servir de base unanime à une -vraie discipline mentale, mais aussi la condition indispensable de leur -avénement ultérieur, qui ne peut ainsi être gravement entravé désormais -que par l'incapacité des philosophes occupés à leur recherche. Pendant -que se développait cette situation sans exemple, les nouveaux élémens -sociaux continuaient spontanément, avec le même caractère que sous la -phase précédente, leurs diverses évolutions partielles, accélérées -seulement par les conséquences naturelles de la crise politique; -et leur essor respectif tendait de plus en plus à faire nettement -ressortir le besoin commun d'une véritable coordination générale, sans -laquelle leur progrès futur ne saurait trouver une issue suffisante. -L'élan industriel parvenait au point de rendre hautement irrécusable -le besoin de régulariser, entre les entrepreneurs et les travailleurs, -une indispensable harmonie, à laquelle leur libre antagonisme naturel -a cessé de pouvoir offrir des garanties suffisantes. Dans l'évolution -scientifique, l'extension définitive de la méthode positive à l'étude -de corps vivans, y compris les phénomènes intellectuels et moraux de la -vie individuelle, tendait à manifester directement les vices croissans -d'une spécialisation dispersive, devenue plus étroite et plus empirique -au temps même où la marche de l'esprit humain demandait davantage le -remplacement du régime analytique préliminaire par un régime final -essentiellement synthétique, unique moyen de contenir l'influence -délétère d'une anarchie philosophique qui menace de compromettre -gravement l'avenir des sciences, en y faisant prévaloir des recherches -aveugles et puériles; ainsi, quand toutes les nécessités principales -exigeaient, chez les hautes intelligences, un libre développement de -l'esprit d'ensemble, seul susceptible de conduire à une indispensable -solution, il était partout instinctivement entravé par l'irrationnelle -prépondérance de l'esprit de détail. Ce déplorable contraste ressort -surtout aujourd'hui, chez la nation toujours placée à la tête du -grand mouvement européen, de l'aveugle opposition, à la fois mentale -et morale, des savans actuels à toute généralisation de la méthode -positive, dont l'entière extension philosophique constitue pourtant la -principale condition logique d'une véritable réorganisation. - -D'après ce résumé général, notre appréciation historique de l'ensemble -du passé humain constitue évidemment une vérification décisive de la -théorie fondamentale d'évolution que j'ai fondée, et qui, j'ose le -dire, est désormais aussi pleinement démontrée qu'aucune autre loi -essentielle de la philosophie naturelle. À partir des moindres ébauches -de civilisation jusqu'à la situation présente des populations les plus -avancées, cette théorie nous a expliqué, sans inconséquence comme sans -passion, le vrai caractère de toutes les grandes phases de l'humanité, -la participation propre de chacune d'elles à l'éternelle élaboration -commune, et leur exacte filiation nécessaire, de manière à introduire -enfin une unité parfaite et une rigoureuse continuité dans cet immense -spectacle, où l'on voit d'ordinaire tant de confusion et d'incohérence. -Une loi qui a pu suffisamment remplir de telles conditions, ne peut -plus passer pour un simple jeu de l'esprit philosophique, et contient -certainement l'expression abstraite de la réalité générale. Elle peut -donc être maintenant employée, avec une sécurité rationnelle, à lier -l'ensemble de l'avenir à celui du passé, malgré la perpétuelle variété -qui caractérise la succession sociale, dont la marche essentielle, -sans être nullement périodique, se trouve cependant ainsi ramenée à -une règle constante, qui, presque imperceptible dans l'étude isolée -d'une phase trop circonscrite, devient hautement irrécusable quand on -examine la progression totale. Or, l'usage graduel de cette grande loi -nous a finalement conduits à déterminer, à l'abri de tout arbitraire, -la tendance générale de la civilisation actuelle, en marquant, avec une -précision rigoureuse, le pas déjà atteint par l'évolution fondamentale; -d'où résulte aussitôt l'indication nécessaire de la direction qu'il -faut imprimer au mouvement systématique, afin de le faire exactement -converger avec le mouvement spontané. Nous avons clairement reconnu -que l'élite de l'humanité, après avoir essentiellement épuisé toutes -les phases successives de la vie théologique, et même les divers -degrés de la transition métaphysique, touche maintenant à l'avénement -direct de la vie pleinement positive, dont les principaux élémens -ont déjà suffisamment reçu leur élaboration partielle, et n'attendent -plus que leur coordination générale pour constituer naturellement un -nouveau système social, plus homogène et plus stable que ne put jamais -l'être le système théologique propre à la sociabilité préliminaire. -Cette indispensable coordination doit être, par sa nature, d'abord -intellectuelle, ensuite morale, et enfin politique; puisque la -révolution qu'il s'agit de consommer provient, en dernière analyse, de -la tendance nécessaire de l'esprit humain à remplacer finalement la -méthode philosophique convenable à son enfance par celle qui convient -à sa maturité. Toute tentative qui ne remonterait pas jusqu'à cette -source logique serait radicalement impuissante contre le désordre -actuel, qui, sans aucun doute, est, avant tout, mental. Mais, sous -cet aspect fondamental, la simple connaissance de la loi d'évolution -devient elle-même aussitôt le principe général d'une telle solution, -en établissant spontanément une entière harmonie dans le système total -de notre entendement, par l'universelle prépondérance ainsi procurée -à la méthode positive, d'après son extension directe et irrévocable -à l'étude rationnelle des phénomènes sociaux, les seuls aujourd'hui -qui, chez les esprits les plus avancés, n'y aient point encore été -suffisamment ramenés. En second lieu, cet extrême accomplissement -de l'évolution intellectuelle tend nécessairement à faire désormais -prévaloir le véritable esprit d'ensemble, et, par suite, le vrai -sentiment du devoir, qui s'y trouve, de sa nature, étroitement lié, -de manière à conduire naturellement à la régénération morale. Les -règles morales ne sont aujourd'hui dangereusement ébranlées qu'en -vertu de leur adhérence exclusive aux conceptions théologiques -justement discréditées; elles reprendront une irrésistible vigueur -quand elles seront convenablement rattachées à des notions positives -généralement respectées. Sous l'aspect politique enfin, il est -pareillement incontestable que cette intime rénovation des doctrines -sociales ne saurait s'accomplir sans faire graduellement surgir, de -son exécution même, au sein de l'anarchie actuelle, une nouvelle -autorité spirituelle, qui, après avoir discipliné les intelligences et -reconstruit les mœurs, deviendra paisiblement, dans toute l'étendue -de l'occident européen, la première base essentielle du régime final -de l'humanité. C'est ainsi que la même conception philosophique qui, -appliquée à notre situation, y dévoile aussitôt la vraie nature du -problème fondamental, fournit spontanément, à tous égards, le principe -général de la véritable solution, et en caractérise aussi la marche -nécessaire. - -Rien ne saurait donc être plus préjudiciable au principal besoin de -la civilisation moderne que cette fatale illusion métaphysique qui, -malgré leur incompatibilité radicale, fait aujourd'hui concourir tous -les partis et toutes les écoles à repousser, avec un aveugle dédain, -tous les grands travaux théoriques relatifs aux spéculations sociales, -pour n'accorder d'attention sérieuse et de confiance réelle qu'aux -diverses combinaisons pratiques destinées à l'immédiate élaboration -des institutions politiques proprement dites, abstraction faite du -désordre intellectuel et moral. Tant que ce désordre élémentaire n'aura -pas été suffisamment dissipé par la seule voie conforme à sa nature, -aucune institution durable ne saurait devenir possible, faute de base -solide; notre état social ne comportera que des mesures politiques plus -ou moins provisoires, principalement destinées à garantir le maintien, -de plus en plus difficile, d'un ordre matériel toujours indispensable, -contre l'essor croissant des ambitions déréglées, partout excitées -d'après la diffusion et l'extension graduelles de l'anarchie -spirituelle; pour remplir cet office continu, les gouvernemens, quelle -que soit leur forme, continueront d'ailleurs, de toute nécessité, à ne -pouvoir essentiellement compter, comme aujourd'hui, que sur un vaste -système de corruption, assisté, au besoin, d'une force répressive. -Jusqu'à ce que la réorganisation mentale, et, par suite, morale, -soit convenablement développée, l'élaboration philosophique aura -donc nécessairement beaucoup plus d'importance que l'action purement -politique, quant à la régénération finale des sociétés modernes. Ce -que les philosophes pourront attendre, à cet égard, des gouvernemens -judicieux, ce sera surtout de ne point troubler, par une intervention -mal conçue, cette opération fondamentale, et, plus tard, d'en faciliter -l'application graduelle. Sous cet aspect capital, on doit reconnaître -que, de tous les pouvoirs successivement prépondérans depuis le début -de la crise finale, la Convention française est encore le seul qui, -du moins pendant sa phase ascensionnelle ci-dessus définie, ait eu, -malgré d'immenses obstacles, le véritable instinct de sa position, -comme l'indique sa tendance caractéristique vers des créations vraiment -progressives et pourtant toujours provisoires; toutes les autres -puissances politiques ont cru bâtir pour l'éternité, même dans leurs -constructions les plus éphémères. - -Au sujet de cette grande réorganisation spirituelle, premier besoin de -notre époque, les deux volumes précédens m'ont fourni l'occasion de -diverses explications incidentes, essentiellement propres à prévenir -ou à dissiper toute crainte puérile sur la vaine prétention à fonder -ainsi, au profit de l'une des classes existantes, une domination -équivalente à celle du sacerdoce catholique au moyen âge. La discussion -directe et approfondie de ce chapitre sur les vices intellectuels et -moraux qui rendent d'ordinaire les savans actuels profondément indignes -d'aucune haute mission sociale, par leur double défaut caractéristique -de pensées générales et de sentimens élevés, ne saurait d'ailleurs, à -cet égard, laisser subsister la moindre incertitude chez les juges de -bonne foi, en constatant l'entière incapacité politique de la seule -classe au triomphe de laquelle ma conception sociale pût d'abord -sembler destinée, comme possédant seule, à mes yeux, quoique d'une -manière partielle, empirique, et finalement très-insuffisante, le -principe logique de la vraie solution philosophique. Rien de ce qui est -aujourd'hui classé ne peut être susceptible d'incorporation directe au -système final, dont tous les élémens spontanés doivent préalablement -subir une intime régénération intellectuelle et morale, conforme à la -doctrine fondamentale qu'il s'agit précisément d'élaborer. Ainsi, le -pouvoir spirituel futur, première base d'une véritable réorganisation, -résidera dans une classe entièrement nouvelle, sans analogie à -aucune de celles qui existent, et originairement composée de membres -indifféremment issus, suivant leur propre vocation individuelle, de -tous les ordres quelconques de la société actuelle, le contingent -scientifique n'y devant même nullement prédominer, d'après l'aperçu -le plus probable. L'avénement graduel de cette salutaire corporation -sera d'ailleurs essentiellement spontané, puisque son ascendant social -ne peut nécessairement résulter que de l'assentiment volontaire des -intelligences aux nouvelles doctrines successivement élaborées: en -sorte qu'une telle autorité n'est pas plus susceptible, par sa nature, -de décret que d'interdiction. Son établissement devant donc surgir peu -à peu de l'exécution même de son œuvre fondamentale, toute spéculation -détaillée sur les formes propres à sa constitution ultérieure, serait -aujourd'hui aussi puérile qu'incertaine, quoique la pernicieuse -influence des habitudes métaphysiques doive encore faire excuser ces -vaines préoccupations. Puisque l'action sociale d'un tel pouvoir doit -inévitablement, comme celle de la puissance catholique, précéder -son organisation légale, il ne peut donc être ici question que de -caractériser sommairement sa destination nécessaire dans le système -final de la sociabilité moderne, afin surtout de signaler suffisamment -son aptitude spontanée à agir directement, avec une heureuse -efficacité, sur la situation générale, par le seul accomplissement -des travaux philosophiques qui détermineront sa formation graduelle, -longtemps avant qu'il puisse être regardé comme régulièrement constitué. - -Toute explication méthodique sur la théorie élémentaire des deux -puissances, et même sur son application spéciale à la civilisation -actuelle, doit évidemment être renvoyée à mon Traité ultérieur de -philosophie politique: sauf l'utilité provisoire que le lecteur -peut retirer, à cet égard, de mon ancien travail déjà rappelé au -cinquante-quatrième chapitre. Quelle que fût aujourd'hui l'importance -de ces démonstrations au sujet d'un principe si fondamental et -pourtant si contraire à des préjugés encore presque universels, -elles seraient assurément incompatibles avec l'extension déjà trop -grande qu'a successivement acquise cet ouvrage. Mais la suite des -conceptions, d'abord logiques, puis scientifiques, propres aux deux -volumes précédens, doit avoir graduellement transporté le lecteur -attentif à un point de vue tel, qu'aucun bon esprit ne saurait plus -maintenant conserver, en général, d'incertitude grave relativement à -la nécessité accélérée, dans toute civilisation suffisamment avancée, -d'un pouvoir spirituel entièrement distinct et indépendant du pouvoir -temporel, et destiné à régir les opinions et les mœurs pendant que -l'autre s'applique seulement aux actes accomplis. Puisque nous avons -reconnu, en principe, que l'évolution humaine est surtout caractérisée -par une influence toujours croissante de la vie spéculative sur -la vie active, quoique celle-ci conserve sans cesse l'ascendant -effectif, il serait certainement contradictoire de supposer que la -partie contemplative de l'homme doit être à jamais privée de culture -propre et de direction distincte dans l'état social où l'intelligence -aura le plus d'essor habituel, au sein même des classes les plus -inférieures, tandis que cette séparation a déjà régulièrement existé, -au moyen âge, dans une civilisation plus rapprochée, à tous égards, de -l'enfance de l'humanité. En un temps où tous les bons esprits admettent -communément la nécessité d'une division permanente entre la théorie et -la pratique, pour le perfectionnement simultané de toutes deux, envers -les moindres sujets de nos efforts, pourrait-on hésiter à étendre -ce salutaire principe aux opérations les plus difficiles et les plus -importantes, quand un tel progrès y est enfin devenu suffisamment -réalisable? Or, sous l'aspect purement mental, la séparation des deux -puissances n'est, au fond, que la manifestation extérieure d'une -telle distinction entre la science et l'art, transportée jusqu'aux -idées sociales, et dès lors entièrement systématisée. Il y aurait -donc, à cet égard, une immense rétrogradation, tendant directement -à l'intime dégradation de notre intelligence, si l'on persistait -indéfiniment à laisser, en ce sens, la société moderne au-dessous de -celle du moyen âge, en y reconstituant à dessein la confusion antique, -sans la situation qui l'avait rendue alors inévitable, et sans les -motifs qui la rendaient indispensable, suivant la théorie historique -du cinquante-troisième chapitre. Mais le retour à la barbarie serait -ainsi encore plus prononcé sous le rapport moral. Je crois avoir -suffisamment caractérisé, au cinquante-quatrième chapitre, le pas -vraiment fondamental que l'admirable effort du catholicisme parvint -à accomplir, ou du moins à ébaucher, malgré tant d'obstacles de tous -genres, dans le développement essentiel de la sociabilité humaine, en -affranchissant la morale de l'étroite subordination où la tenait jusque -alors la politique, pour l'élever enfin à l'entière suprématie sociale -convenable à sa nature, et sans laquelle elle ne pouvait acquérir ni -la pureté ni l'universalité indispensables à l'extension finale de -notre civilisation. Cette sublime opération, encore si peu comprise -du vulgaire philosophique, constitue certainement, par sa nature, la -première base rationnelle de toute notre éducation morale, en plaçant -les lois immuables relatives aux besoins les plus intimes et les plus -généraux de l'humanité, à l'abri des inspirations variables émanées -des intérêts les plus secondaires et les plus particuliers. Or, il -n'est pas douteux que cette indispensable coordination n'aurait, -à la longue, aucune consistance réelle sous l'imminent conflit de -nos aveugles passions, si, reposant seulement sur une doctrine -abstraite, elle n'était point vivifiée et consolidée par l'active -intervention permanente d'un pouvoir moral entièrement distinct et -suffisamment indépendant du pouvoir politique proprement dit: comme ne -le confirment que trop les graves atteintes qu'elle a éprouvées, et -qu'elle subit encore journellement, par suite de la désorganisation -spirituelle, quoique sa profonde harmonie avec la nature de la -civilisation moderne l'ait jusqu'ici spontanément préservée de toute -attaque dogmatique, malgré la chute de la philosophie catholique -qui en avait dû être l'organe primitif, ainsi que je l'ai rappelé -ci-dessus. Nos constitutions métaphysiques elles-mêmes, au milieu de -leur confusion caractéristique entre les deux ordres d'attributions, -ont involontairement sanctionné cette condition essentielle de notre -sociabilité, sans y avoir toutefois convenablement satisfait, par -ces remarquables déclarations préalables, destinées à instituer, -jusque chez les moindres citoyens, un contrôle général des mesures -politiques quelconques; faible image et équivalent très-imparfait des -moyens énergiques que l'organisme catholique procurait naturellement -à chaque croyant pour résister à toute injonction légale contraire -à la morale établie, en évitant néanmoins de s'insurger ainsi -contre une économie régulièrement fondée sur une telle séparation -continue. Depuis que l'humanité a dépassé l'âge préliminaire propre -à la civilisation humaine, cette grande division est donc devenue, -à tous égards, le principe social de l'élévation intellectuelle et -de la dignité morale. Sans doute, la progression moderne, après sa -première impulsion catholique et féodale, a dû, comme je l'ai expliqué, -bientôt devenir radicalement hostile à l'ordre catholique, où, par -l'extrême imperfection de sa base théologique, qui ne pouvait ni -ne devait prévaloir plus longtemps, une organisation, jusqu'alors -éminemment progressive, tendait désormais à dégénérer directement -en une dégradante théocratie. Mais cet antagonisme nécessaire, dont -l'office temporaire est maintenant accompli, ne doit pas laisser -indéfiniment dominer les préjugés révolutionnaires propres à son -développement, et dont l'empire trop prolongé est maintenant aussi -contraire à l'élan final de notre sociabilité qu'il fut auparavant -indispensable à sa dernière préparation. Au reste, tandis que la -nature de la civilisation moderne prescrit la division rationnelle -des deux puissances élémentaires comme une condition fondamentale de -son essor régulier, elle tend, encore plus évidemment, malgré toute -vaine opposition systématique, à la réaliser de plus en plus comme une -irrésistible conséquence de son cours spontané. Dans l'état social -du moyen âge, nous avons reconnu qu'une telle séparation avait eu, à -beaucoup d'égards, un caractère forcé, qui a dû accessoirement influer -sur son imparfaite consistance, en tant qu'opposée au génie éminemment -absolu de l'activité militaire, alors encore prépondérante, malgré -sa transformation capitale. Rien d'équivalent n'est possible sous -l'ascendant, déjà pleinement irrévocable et désormais de plus en plus -complet, de la vie industrielle propre aux temps modernes, et dont -la nature doit, au contraire, y empêcher directement toute confusion -réelle entre la puissance spéculative et la puissance active, qui n'y -sauraient certainement jamais résider, à un haut degré, chez les mêmes -organes, fût-ce envers les plus simples opérations partielles, et, à -fortiori, quant aux plus hautes entreprises sociales. La diversité -nécessaire des mœurs respectives n'est pas, au fond, moins incompatible -avec une semblable concentration politique que l'évidente distinction -des capacités. Quoique les caractères particuliers aux différentes -classes modernes soient encore loin, sans doute, d'être suffisamment -prononcés, il est pourtant irrécusable, malgré la vicieuse identité -que d'irrationnelles dispositions tendent aujourd'hui à établir entre -leurs habitudes, que la supériorité de richesse, principal résultat -spontané de la prééminence industrielle, ne conférera jamais des -droits sérieux à la suprême décision des questions humaines; de même, -quelle que soit aujourd'hui la honteuse ardeur de tant d'artistes, -encore plus choquante chez les savans, pour rivaliser de fortune avec -les chefs industriels, il n'est certes nullement à craindre que les -carrières esthétiques ou scientifiques puissent désormais conduire au -plus haut ascendant pécuniaire: la généreuse imprévoyance pratique -naturellement propre aux uns, quand il y a vocation réelle, est -assurément incompatible, en général, avec la scrupuleuse sollicitude -usuelle qu'exigent les succès des autres. Une secte éphémère, sans -portée comme sans moralité, instituant, sur la confusion systématique -des deux puissances, une dogmatisation rétrograde, a voulu, de nos -jours, tenter de prendre la richesse pour l'unique base du classement -social, en y concevant la seule récompense homogène de tous les -services quelconques. Mais ses vains efforts n'ont essentiellement -abouti qu'à faire mieux sentir à tous les bons esprits et à toutes les -âmes élevées que, dans l'économie moderne, les opérations d'une utilité -immédiate et matérielle constitueront indéfiniment, de toute nécessité, -la principale source des richesses, quelles que puissent être les -améliorations ultérieures de l'état social; tandis que les divers -travaux spéculatifs, susceptibles d'une appréciation moins évidente, -en vertu de leur destination plus indirecte et plus lointaine, quoique -leur efficacité finale soit réellement très-supérieure, sont destinés, -par leur nature, à trouver surtout, en une vénération prépondérante, -leur juste rémunération sociale: en sorte qu'il serait aussi chimérique -que désastreux de vouloir habituellement réunir les plus hauts -degrés de fortune et de considération. Enfin, pour terminer cette -discussion préliminaire par une observation irrésistible, il faut -remarquer que les vraies nécessités sociales doivent se manifester -toujours, d'une manière plus ou moins saisissable, chez ceux-là -même qui tentent de les éluder: aussi, malgré la profonde anarchie -des intelligences, existe-t-il véritablement aujourd'hui une sorte -de pouvoir spirituel spontané, disséminé parmi les littérateurs et -les métaphysiciens qui, par un enseignement journalier, soit oral, -soit surtout écrit, dirigent, au sein des divers partis existans, -l'application sociale des doctrines en circulation. L'irrégularité -d'une telle puissance ne l'empêche point de faire hautement sentir -son action effective, et d'une manière souvent très-déplorable à -beaucoup d'égards, quoique d'ailleurs provisoirement nécessaire; les -plus systématiques adversaires de la séparation des deux autorités -élémentaires ne sont certes pas les moins servilement soumis à son -ascendant habituel. Toute la question se réduirait donc, au fond, -sous cet aspect, à décider si les populations modernes, au lieu d'une -véritable organisation spirituelle, fondée sur une sérieuse élaboration -philosophique de l'ensemble des conceptions humaines, et assujettie à -des conditions rationnellement déterminées, doivent être indéfiniment -conduites par des organes presque toujours aussi dépourvus de toutes -connaissances réelles qu'étrangers à toutes convictions profondes, et -qui, au nom d'une déplorable facilité à soutenir, avec un spécieux -éclat, toutes les thèses quelconques, viennent s'ériger, sans aucune -garantie mentale ni morale, en guides spéculatifs de l'humanité: -il serait ici superflu d'insister davantage à ce sujet. Mieux on -approfondira une telle discussion, plus on sentira que la civilisation -moderne doit, par sa nature, offrir le principal développement de -cette division fondamentale des deux puissances, qui ne put être que -très-imparfaitement ébauchée au moyen âge, vu la double inaptitude de -l'état social correspondant et de la philosophie alors prépondérante: -l'essor croissant de notre sociabilité tend nécessairement, à tous -égards, à rendre le gouvernement humain de plus en plus moral et -de moins en moins politique. En même temps que la réorganisation -spirituelle est aujourd'hui la plus urgente, elle est aussi, malgré les -hautes difficultés qui lui sont propres, la plus complétement préparée, -chez l'élite de l'humanité, d'après l'ensemble des divers antécédens. -D'une part, les gouvernemens actuels, renonçant désormais à diriger -une telle opération, tendent, par cela même, à conférer cette haute -attribution, avec une suffisante liberté, à l'élaboration philosophique -qui se montrera digne d'y présider; d'une autre part, les populations, -radicalement désabusées des illusions métaphysiques, comprennent de -plus en plus, sous l'impulsion spontanée d'un demi-siècle d'expériences -décisives, que tout le progrès social compatible avec les doctrines -vulgaires est enfin essentiellement épuisé, et qu'aucune importante -fondation politique ne saurait maintenant surgir sans reposer d'abord -sur une philosophie vraiment nouvelle. À l'un et à l'autre titre, -on peut assurer que, du moins en France, où doit nécessairement -commencer la régénération finale, cette double condition préalable est -aujourd'hui tellement remplie, que le déplorable retard qu'éprouve -encore cette grande tâche du XIXe siècle doit être déjà imputé -surtout à la profonde incapacité des philosophes qui l'ont entreprise -jusqu'ici. - -Quand cette opération fondamentale aura reçu un développement assez -caractéristique pour en faire partout sentir la vraie tendance -générale, et longtemps avant qu'elle ait pu effectivement parvenir à sa -pleine maturité sociale, elle commencera spontanément à exercer, soit -sur les esprits les plus actifs, soit sur la masse des intelligences, -une double influence graduelle très-favorable au retour universel d'une -harmonie durable, en indiquant aux uns une voie pleinement légitime de -haute satisfaction politique, et aux autres la marche la plus conforme -à une sage réalisation de leurs vœux principaux. Sous le premier -aspect, j'ai déjà suffisamment établi, en principe, au sujet de -l'avénement catholique, que le prétendu règne de l'esprit, d'abord rêvé -par la métaphysique grecque, constitue, suivant l'immuable nature de la -sociabilité humaine, une conception aussi dangereuse que chimérique, -non moins contraire aux conditions du progrès qu'à celles de l'ordre, -et qui, si elle pouvait réellement prévaloir, ne tendrait, malgré -de spécieuses apparences, qu'à organiser une dégradante immobilité, -analogue à celle des théocraties proprement dites, en livrant l'empire -du monde à de médiocres intelligences, dès lors habituellement -privées à la fois de frein et de stimulation (_voyez_ le début de -la cinquante-quatrième leçon)[28]. Or, cette fallacieuse utopie, -naturellement écartée tant que le régime du moyen âge put procurer -aux ambitions spirituelles une convenable satisfaction, dut ensuite -reparaître spontanément, avec un nouvel attrait, sous la prépondérance -croissante de la philosophie métaphysique d'où elle émanait, quand la -décomposition politique du catholicisme parut rétablir, au profit des -chefs temporels, l'antique confusion des deux pouvoirs élémentaires. -Dès cette époque, on peut assurer que, dans tout l'occident européen, -presque tous les esprits actifs, sauf un très-petit nombre d'éminentes -exceptions dues à l'instinct du vrai génie philosophique, ont été -plus ou moins animés, souvent à leur insu, d'une secrète tendance -insurrectionnelle contre l'ensemble de l'ordre existant, qui cessait -ainsi de leur offrir une position légale. À mesure que le mouvement -négatif s'accomplissait, cette opposition croissante devait, par une -réaction inévitable, et, à certains égards, indispensable, exciter -les ambitions spirituelles à la poursuite de plus en plus active des -grandeurs temporelles, alors seules constituées: cette influence devait -se développer à peu près également, soit dans les états protestans, -où la confusion des deux puissances était solennellement consacrée, -soit chez les nations catholiques, où la suprématie temporelle -n'était pas, au fond, moins réelle, et où d'ailleurs l'abaissement -simultané des barrières aristocratiques devait éminemment favoriser -de telles prétentions. Il serait superflu d'expliquer combien la -grande crise finale a dû, surtout en France, stimuler spontanément ces -irrationnelles espérances, qui désormais ne reconnaissent plus, en -principe, aucune limite nécessaire. Sans doute, ce dérèglement presque -universel des ambitions philosophiques ne saurait altérer la nature -de la civilisation moderne, d'après laquelle ces folles tentatives, à -jamais privées du point d'appui religieux, viendront toujours échouer -contre l'ascendant inébranlable de la prépondérance matérielle, -désormais mesurée surtout par la supériorité de richesse, et par suite -de plus en plus inhérente à la prééminence industrielle. Mais l'essor -croissant de ces vicieux efforts n'en fomente pas moins, au sein des -sociétés actuelles, une source permanente d'intime perturbation. -Ce principe universel de désordre est aujourd'hui d'autant plus -dangereux, qu'il semble plus rationnel, puisqu'il paraît reposer sur la -tendance incontestable de la civilisation à augmenter continuellement -l'influence sociale de l'intelligence; d'où l'esprit vague et absolu -de la philosophie politique généralement admise peut conclure, d'une -manière très-captieuse, la concentration finale du gouvernement -humain, à la fois spéculatif et actif, chez les hautes capacités -mentales, conformément à l'utopie grecque. Une éminente rationnalité, -combinée avec une moralité peu commune, suffit à peine pour préserver -maintenant notre vaine intelligence d'une telle illusion philosophique, -qui désormais domine secrètement la plupart des esprits occupés de -questions sociales. La secte pernicieuse ci-dessus indiquée n'a fait, -à cet égard, que formuler hautement, avec la plus ignoble exagération, -le rêve presque unanime des ambitions spéculatives. Sans aller jusqu'à -une telle issue, cette commune disposition exerce journellement une -influence très-appréciable sur ceux-là même qui repoussent le plus -sincèrement une pareille aberration, dont personne aujourd'hui n'ose -directement aborder la discussion rationnelle: il serait donc superflu -d'en signaler davantage l'imminent danger. Or, le principe fondamental -de la séparation systématique des deux pouvoirs offre certainement le -seul moyen général propre à dissiper suffisamment cette grande source -de désordre social, en accordant une satisfaction régulière à ce que -cette confuse tendance renferme, au fond, de pleinement légitime. -La saine théorie élémentaire de l'organisme social, instinctivement -ébauchée au moyen âge, interdisant à l'intelligence la suprême -direction immédiate des affaires humaines, destine l'esprit à lutter -constamment, selon sa nature, pour modifier de plus en plus le règne -nécessaire de la prépondérance matérielle, en l'assujettissant au -respect continu des lois morales de l'harmonie universelle, dont -toute activité pratique, soit privée, soit même publique, tend -toujours à s'écarter spontanément, faute de vues assez élevées et de -sentimens assez généreux. Ainsi conçue, la légitime suprématie sociale -n'appartient, à proprement parler, ni à la force, ni à la raison, mais -à la morale, dominant également les actes de l'une et les conseils -de l'autre: telle est du moins la limite idéale dont la réalité doit -graduellement s'approcher, quoique sans pouvoir jamais l'atteindre -rigoureusement, comme envers un type quelconque. Dès lors, l'esprit -peut enfin abandonner sincèrement sa vaine prétention à gouverner -le monde par le prétendu droit de la capacité; car l'ordre régulier -lui assigne exclusivement un noble office permanent, aussi propre à -entretenir son heureuse activité qu'à récompenser ses éminens services. -La nature nettement déterminée de ces fonctions, essentiellement -relatives à l'éducation et à l'influence consultative qui en résulte -dans la vie active, suivant le principe posé au cinquante-quatrième -chapitre, les conditions exactement définies imposées à leur exercice, -et la résistance continue qu'il rencontre inévitablement, tendent -d'ailleurs à contenir spontanément cette autorité spirituelle, -toujours fondée sur un libre assentiment, entre les limites générales -susceptibles d'en prévenir ou d'en rectifier les abus essentiels, au -moyen des précautions convenables. C'est ainsi que la réorganisation -philosophique des sociétés modernes constitue nécessairement la seule -transformation durable propre à rendre désormais éminemment salutaire -l'action radicalement perturbatrice qu'exerce l'intelligence sur notre -système politique, où elle ne peut échapper à une injuste exclusion -qu'en aspirant à une domination vicieuse. Par leur aveugle antipathie -contre toute séparation régulière des deux puissances, les hommes -d'état tendent donc eux-mêmes à prolonger indéfiniment les embarras, -de plus en plus graves, que leur causent aujourd'hui les confuses -prétentions politiques de la capacité. On peut assurer que ces funestes -conflits resteront nécessairement inextricables tant qu'on n'aura point -établi une division fondamentale entre les fonctions spirituelles et -les fonctions temporelles: jusqu'alors, l'harmonie sociale continuera -d'être profondément troublée par des tentatives opposées, mais -également vicieuses, pour transporter aux unes les conditions et les -garanties exclusivement convenables aux autres. - - Note 28: Cette dangereuse utopie grecque est tellement en - harmonie avec l'ensemble des aberrations propres à la grande - transition moderne, que la théorie fondamentale que j'ai - établie à ce sujet, au 54e chapitre, doit maintenant choquer - beaucoup les préjugés et les passions de presque tous ceux - qui s'occupent des hautes spéculations sociales. Malgré cet - inévitable obstacle, j'ai déjà la précieuse satisfaction - de voir un tel jugement complétement adopté par l'un des - penseurs les plus éminens et les plus indépendans dont - l'Angleterre puisse aujourd'hui s'honorer (M. Mill). En - m'annonçant cette puissante adhésion à l'un des principes - les plus décisifs de ma nouvelle philosophie politique, M. - Mill a été spontanément conduit, dans la familiarité de notre - heureux commerce épistolaire, à qualifier cette chimère - perturbatrice d'après un terme si pleinement caractéristique, - que j'ai cru devoir me faire autoriser à le rendre public. - La dénomination de _pédantocratie_ me semble, en effet, - très-propre à résumer désormais l'appréciation positive - d'une tendance sociale qui ne saurait jamais, comme je l'ai - démontré, réellement aboutir qu'à instituer, au nom de la - capacité, la domination, profondément oppressive à tous - égards, et surtout mentalement, des médiocrités ambitieuses - dont la valeur philosophique se réduit essentiellement à - une vaine érudition; à l'exemple du régime chinois, plus - stationnaire qu'aucun autre, et pourtant le plus rapproché - d'un pareil type, suivant la judicieuse remarque de M. - Mill. Si cet important sujet détermine ultérieurement une - véritable discussion, je ne doute pas qu'une telle formule, - convenablement employée, n'y contribue beaucoup à l'éclaircir - et à la simplifier, en y dirigeant mieux l'attention sur le - vrai caractère politique de cette désastreuse aberration - philosophique, que j'ai été obligé, faute de cette expression - spéciale, de qualifier par des locutions trop composées. - -À cette heureuse influence permanente de la grande élaboration -philosophique sur la marche actuelle des esprits actifs, correspond -naturellement, sous le second aspect ci-dessus indiqué, une influence -équivalente sur la disposition sociale de la masse des intelligences. -Il résulte, en effet, de la confusion existante entre l'ordre -spirituel et l'ordre temporel, une tendance générale, aujourd'hui -profondément désastreuse, à chercher toujours, dans les institutions -politiques proprement dites, la solution exclusive des difficultés -quelconques relatives à notre situation. Cette disposition populaire, -graduellement développée en Europe pendant les cinq siècles qui ont -suivi la désorganisation spontanée du système catholique, à mesure que -s'accomplissait la concentration temporelle, est maintenant parvenue à -sa plus déplorable intensité, d'après l'active stimulation directement -entretenue par les nombreuses tentatives de constitutions métaphysiques -propres au dernier demi-siècle. Une telle tendance vulgaire peut seule -fournir un point d'appui vraiment redoutable aux prétentions déréglées -de l'intelligence à la domination universelle: car, sans une pareille -illusion sur l'efficacité absolue des mesures purement politiques, -l'agitation métaphysique ne pourrait déterminer les masses à seconder -suffisamment ses efforts perturbateurs. Ainsi, pendant que la nouvelle -impulsion philosophique écartera spontanément la dangereuse utopie -du règne de l'esprit, en ouvrant régulièrement à la capacité mentale -une large issue sociale, elle dissipera, d'une autre part, non moins -naturellement, la sorte d'hallucination correspondante, en imprimant -aux justes réclamations populaires la direction, bien plus souvent -morale que politique, convenable à leur vraie destination. On ne peut -douter, en effet, que les principaux griefs légitimement signalés -par les masses actuelles contre un régime où leurs besoins généraux -sont si peu consultés, ne se rapportent surtout à une rénovation -totale des opinions et des mœurs, sans que les institutions directes -puissent, au fond, nullement suffire à leur indispensable réparation. -Cette appréciation est particulièrement incontestable, comme j'aurai -bientôt lieu de l'indiquer plus spécialement, envers les graves -abus inhérens aujourd'hui à l'inégalité nécessaire des richesses, -et qui constituent le plus dangereux argument des agitateurs ou des -utopistes: car ces vices tirent certainement leur plus déplorable -intensité de notre désordre intellectuel et moral, bien davantage que -de l'imperfection des mesures politiques, dont l'influence réelle est, -à cet égard, fort limitée dans le système de la sociabilité moderne, -à moins d'une anarchique subversion, aussi destructive du progrès que -de l'ordre. L'essor philosophique destiné à élaborer graduellement -la réorganisation spirituelle est donc susceptible, sous ce rapport -capital, et sous beaucoup d'autres analogues, d'exercer immédiatement, -vu l'état présent des populations modernes, une action rationnelle -très-importante, directement propre à faciliter le retour universel -d'une harmonie durable. Mais il faut savoir que cette heureuse aptitude -ne pourrait être suffisamment réalisable, si cette sage réformation -des tendances actuelles ne se présentait pas spontanément comme -aussi liée aux conditions du progrès qu'à celles de l'ordre: car la -nouvelle prédication philosophique, quelque judicieuse qu'elle pût -être, resterait essentiellement dépourvue d'efficacité populaire, -si, en signalant la nature éminemment morale de tels embarras -sociaux, et leur indépendance essentielle des institutions proprement -dites, elle ne faisait en même temps apercevoir leur vraie solution -générale, d'après l'uniforme assujettissement de toutes les classes -quelconques aux devoirs moraux attachés à leurs positions respectives, -sous l'active impulsion continue d'une autorité spirituelle assez -énergique et assez indépendante pour assurer le maintien usuel d'une -telle discipline universelle. Sans cette indispensable coïncidence, -d'ailleurs évidemment inhérente à la véritable élaboration -régénératrice, l'instinct des masses ne saurait accueillir un -semblable enseignement, où il verrait alors, en effet, une source de -déceptions, destinée à amortir les efforts d'amélioration réelle, au -lieu de leur imprimer une direction plus salutaire. On ne peut donc -méconnaître l'influence nécessaire de l'essor philosophique relatif à -la réorganisation spirituelle, pour réformer graduellement, d'après une -saine appréciation des diverses difficultés sociales, des dispositions -populaires éminemment perturbatrices, qui fournissent aujourd'hui -le principal aliment des illusions et des jongleries politiques. En -général, cette nouvelle philosophie tendra de plus en plus à remplacer -spontanément, dans les débats actuels, la discussion vague et orageuse -des _droits_ par la détermination calme et rigoureuse des _devoirs_ -respectifs. Le premier point de vue, critique et métaphysique, -a dû prévaloir tant que la réaction négative contre l'ancienne -économie n'a pas été suffisamment accomplie; le second, au contraire, -essentiellement organique et positif, doit, à son tour, présider à la -régénération finale: car l'un est, au fond, purement individuel, et -l'autre directement social. Au lieu de faire consister politiquement -les devoirs particuliers dans le respect des droits universels, on -concevra donc, en sens inverse, les droits de chacun comme résultant -des devoirs des autres envers lui: ce qui, sans doute, n'est -nullement équivalent; puisque cette distinction générale représente -alternativement la prépondérance sociale de l'esprit métaphysique ou -de l'esprit positif: l'un conduisant à une morale presque passive, où -domine l'égoïsme; l'autre à une morale profondément active, dirigée -par la charité. Cette transformation radicale des habitudes actuelles -dérivera nécessairement de la priorité systématiquement accordée -à la réorganisation spirituelle sur la réorganisation temporelle, -comme étant à la fois plus urgente et mieux préparée. L'opiniâtre -résistance des hommes d'état à la séparation fondamentale des deux -puissances est donc, sous ce second aspect, tout autant que sous le -premier, directement contradictoire à leurs vaines récriminations -contre la tendance exclusive des vœux populaires vers les solutions -purement politiques: quelque fondées que soient souvent leurs plaintes -à ce sujet, elles ne sauraient avoir d'efficacité, tant qu'eux-mêmes -repousseront aveuglément le seul moyen général de réformer ces -habitudes irréfléchies, résultat inévitable de la dictature temporelle, -sans altérer l'indispensable manifestation des besoins universels, dès -lors assurés, au contraire, d'une meilleure satisfaction. - -Tels sont, en aperçu, les services immédiats, aussi éminens -qu'irrécusables, propres à la grande élaboration philosophique -destinée à déterminer graduellement la réorganisation spirituelle des -sociétés modernes. Par cette double influence préliminaire sur la -raison publique, la nouvelle puissance morale, avant sa constitution -régulière, fera spontanément, dès sa naissance, l'épreuve décisive de -son action sociale, en faisant universellement prévaloir la disposition -d'esprit nécessaire à sa marche ultérieure. Sa tendance directe étant -ainsi assez indiquée, il ne me reste plus qu'à apprécier sommairement, -d'après les bases historiques déjà posées, d'abord et surtout la -nature générale de ses attributions finales, et, par suite, le -caractère essentiel de son autorité normale, pour achever de dissiper -suffisamment les inquiétudes peu rationnelles, mais fort excusables, -qu'inspire aujourd'hui la seule pensée d'un nouveau pouvoir spirituel, -vu les profondes aberrations qui, à raison même des habitudes actuelles -de confusion politique, ont si souvent conduit, à ce sujet, à des -conceptions essentiellement théocratiques, justement antipathiques à la -sociabilité moderne. - -Sous l'un et l'autre aspect, la comparaison avec la puissance -catholique propre au moyen âge se présente naturellement, comme -relative au seul antécédent réel d'une telle organisation, dont -l'action sociale serait ainsi, dans son ensemble, immédiatement -indiquée. Mais, quoique ce rapprochement soit, en effet, susceptible -d'une véritable utilité, quand il est convenablement dirigé, son -usage exige toujours des précautions essentielles, sans lesquelles -il conduirait souvent à de fausses appréciations, en vertu de -l'intime diversité des situations respectives, et surtout à raison du -principe purement théologique sur lequel reposait l'ancien organisme -spirituel, où la véritable destination politique était nécessairement -subordonnée à un but personnel imaginaire, que nous avons vu altérer -profondément, à beaucoup d'égards, l'exercice et le caractère de -l'autorité spéculative. C'est seulement à ceux qui, d'après nos -précédentes explications historiques, sauront écarter suffisamment -le point de vue religieux, pour envisager uniquement l'office social -du clergé catholique, qu'une judicieuse application de ce procédé -comparatif pourra devenir vraiment utile comme moyen empirique de -faciliter les déterminations et de les préciser davantage: car, il est -d'ailleurs certain que tout ce qui, dans la vie réelle, comportait, -au moyen âge, l'action spirituelle, donnera lieu pareillement à une -équivalente intervention du nouveau pouvoir, dont l'ascendant habituel -sera même, à divers titres, plus immédiat et plus complet; sauf les -distinctions nécessaires, de mode ou de degré, qui correspondent à la -différence radicale des deux philosophies et des deux civilisations. -Toutefois, sans renoncer à cette ressource spontanée, qui devra -surtout ultérieurement seconder les développemens réservés à mon -Traité spécial, notre double appréciation sommaire doit ici conserver -essentiellement la forme directe et abstraite, afin de prévenir, autant -que possible, toute vicieuse interprétation. - -J'ai déjà posé, au cinquante-quatrième chapitre, le principe général, -aussi rigoureux qu'incontestable, qui détermine rationnellement la -séparation fondamentale entre les attributions respectives du pouvoir -spirituel et du pouvoir temporel, et d'après lequel les hommes sages -des deux classes s'efforceront de résoudre suffisamment les conflits -plus ou moins graves que la fatale discordance de nos passions, aussi -inévitable dans l'avenir que dans le passé, soulèvera un jour entre -les deux puissances, malgré l'amélioration réelle de la sociabilité -humaine. Ce principe consiste à regarder l'autorité spirituelle comme -devant être, par sa nature, finalement décisive en tout ce qui concerne -l'_éducation_, soit spéciale, soit surtout générale, et seulement -consultative en tout ce qui se rapporte à l'_action_, soit privée, -soit même publique, où son intervention habituelle n'a jamais d'autre -objet que de rappeler suffisamment, en chaque cas, les règles de -conduite primitivement établies: l'autorité temporelle, au contraire, -entièrement souveraine quant à l'action, au point de pouvoir, sous sa -responsabilité des résultats, suivre une marche opposée aux conseils -correspondans, ne peut exercer, à son tour, sur l'éducation, qu'une -simple influence consultative, bornée à y solliciter la révision -ou la modification partielle des préceptes que la pratique lui -semblerait condamner. Ainsi, l'organisation fondamentale, et ensuite -l'application journalière, d'un système universel d'éducation positive, -non-seulement intellectuelle, mais aussi et surtout morale, constituera -l'attribution caractéristique du pouvoir spirituel moderne, dont une -telle élaboration graduelle pourra seule développer convenablement -le génie propre et l'ascendant social. C'est principalement pour -servir de base générale à un tel système que devra être préalablement -coordonnée la philosophie positive proprement dite, dont j'ai osé, le -premier, concevoir et ébaucher le véritable ensemble, destiné à fournir -désormais à l'entendement humain un point d'appui fondamental par une -suite homogène et hiérarchique de notions positives, à la fois logiques -et scientifiques, sur tous les ordres essentiels de phénomènes, -depuis les moindres phénomènes mathématiques, source initiale de la -positivité rationnelle, jusqu'aux plus éminens phénomènes moraux et -sociaux, terme indispensable de sa pleine maturité. Si, d'une part, -l'éducation moderne, jusqu'ici vague et flottante comme la sociabilité -correspondante, ne saurait être vraiment constituée sans un pareil -fondement philosophique, il n'est pas moins certain, en sens inverse, -que, sans cette grande destination, cette coordination préliminaire -n'aurait point un caractère assez nettement déterminé pour contenir -suffisamment les divagations dispersives propres à la science -actuelle. Afin que cette salutaire connexité conserve toute l'énergie -convenable, en un temps où l'esprit d'ensemble est encore si rare et -où les conditions en sont si peu comprises, il importera même de ne -jamais oublier que ce système d'éducation positive est nécessairement -destiné à l'usage direct et continu, non d'aucune classe exclusive, -quelque vaste qu'on la suppose, mais de l'entière universalité des -populations, dans toute l'étendue de la république européenne. C'est -au catholicisme, comme je l'ai expliqué, que l'humanité a dû, au moyen -âge, le premier établissement d'une éducation vraiment universelle, -qui, quelque imparfaite qu'en dût être l'ébauche, présentait déjà , -malgré d'inévitables diversités de degré, un fond essentiellement -homogène, toujours commun aux moindres et aux plus éminens chrétiens: -il serait donc étrange, à tous égards, de concevoir une institution -moins générale pour une civilisation plus avancée. Sous ce rapport, les -dogmes révolutionnaires relatifs à l'égalité d'instruction contiennent, -à leur manière, depuis la décadence nécessaire de l'organisation -catholique, un certain pressentiment confus du véritable avenir social, -sauf les graves inconvéniens ordinairement inhérens à la nature vague -et absolue des conceptions métaphysiques, qui, en tous genres, devaient -précéder et préparer les conceptions positives. Rien n'est plus propre, -sans doute, à caractériser profondément l'anarchie actuelle, que la -honteuse incurie avec laquelle les classes supérieures considèrent -habituellement aujourd'hui cette absence totale d'éducation populaire, -dont la prolongation exagérée menace pourtant d'exercer sur leur -sort prochain une effroyable réaction. Ainsi, la première condition -essentielle de l'éducation positive, à la fois intellectuelle et -morale, envisagée comme la base nécessaire d'une vraie réorganisation -sociale, doit certainement consister dans sa rigoureuse universalité. -Malgré d'inévitables différences de degré, aussi salutaires que -spontanées, correspondantes aux inégalités d'aptitude et de loisir, -c'est d'ailleurs une grave erreur philosophique, aujourd'hui trop -fréquente, que de rattacher à ces distinctions naturelles des -diversités nécessaires, soit dans le plan, soit dans la marche, -de cette commune initiation. L'invariable homogénéité de l'esprit -humain, non-seulement parmi les divers rangs sociaux, mais même chez -les différentes natures personnelles, fera toujours comprendre, à -tous ceux qui ne se borneront pas à une superficielle appréciation, -que, sauf les cas d'anomalie, ces modifications ne sauraient -finalement influer que sur le développement plus ou moins étendu -d'un système toujours identique: l'expérience catholique a depuis -longtemps sanctionné cette indication rationnelle, en ce qui concerne -l'éducation générale, puisque l'instruction religieuse était, au fond, -pareillement conçue et dirigée pour toutes les classes quelconques, -quoique plus ou moins détaillée ou approfondie: de nos jours même, -l'instruction spéciale, seule régularisée, pourra montrer aux juges -compétens que la meilleure institution d'une étude quelconque ne peut -offrir, à tous ces titres, que de simples variétés d'extension d'un -mode constamment semblable. Au reste, ce n'est point ici le lieu de -m'expliquer convenablement sur la véritable nature fondamentale de -l'éducation positive, à la fois industrielle, esthétique, scientifique -et philosophique, où l'essor moral correspondra sans cesse au progrès -intellectuel: l'importance prépondérante et la difficulté supérieure -d'un tel sujet me détermineront à y consacrer plus tard un Traité -exclusif, que j'annoncerai plus distinctement à la fin de ce dernier -volume. Il me suffit ici d'avoir expressément signalé l'universalité -caractéristique de ce système primordial, autour duquel se ramifieront -ensuite spontanément les divers appendices particuliers relatifs à la -préparation directe aux différentes conditions sociales. C'est surtout -ainsi que l'esprit scientifique actuel, perdant enfin sa spécialité -empirique, sera invinciblement poussé à une indispensable généralité -rationnelle, présidant à une saine répartition finale de l'élaboration -spéculative: car un tel but rendra pleinement irrécusable le besoin de -condenser et de coordonner les principales branches de la philosophie -naturelle, qui, devant toutes fournir un contingent essentiel à la -doctrine commune, ne sauraient conserver une incohérence et une -dispersion évidemment incompatibles avec cette grande destination -sociale, comme je l'expliquerai davantage au soixantième chapitre. -Quand les savans auront suffisamment compris que la vie active exige -habituellement l'emploi simultané des diverses notions positives que -chacun d'eux isole de toutes les autres, ils comprendront sans doute -que leur ascension politique suppose nécessairement la généralisation -préalable de leurs conceptions ordinaires, et, par conséquent, -l'entière réformation philosophique de leurs dispositions actuelles. -Car les populations modernes ne pourront jamais reconnaître pour -chefs spirituels des hommes qui, malgré une véritable supériorité -envers une faible partie de nos connaissances, sont le plus souvent -au-dessous du vulgaire relativement à tout le reste du domaine réel -de la raison humaine; sans parler d'ailleurs de l'infériorité morale -qui doit fréquemment accompagner aujourd'hui cette sorte d'automatisme -spéculatif: cette pleine généralité constitue tellement la première -condition de l'autorité spirituelle, que sa seule influence, même -à l'état le plus imparfait, préserve aujourd'hui d'une entière -désuétude sociale l'esprit théologico-métaphysique, quoique désormais -profondément antipathique à la raison moderne. Tandis que, par une -telle élaboration, l'esprit positif acquerra spontanément le dernier -attribut essentiel qui lui manque encore, cette grande destination -achèvera aussi de le purifier suffisamment, en y faisant hautement -prévaloir le génie spéculatif, sans pouvoir cependant oublier jamais -le but social. Nous avons, en effet, précédemment remarqué, même -envers les sciences les plus avancées, que le caractère scientifique -actuel flotte presque toujours entre l'essor abstrait et l'application -partielle, de manière à n'être le plus souvent ni franchement -spéculatif ni véritablement actif, comme le confirme clairement la -constitution équivoque des corporations savantes, où domine un vicieux -mélange des attributions technologiques avec les travaux scientifiques, -et dont la plupart des membres sont, en réalité, bien plutôt de -simples ingénieurs que de vrais savans. Cette confusion radicale est -aujourd'hui évidemment liée au défaut de généralité, qui, dissimulant -la haute destination philosophique de l'esprit positif, ne permet de -motiver son utilité finale que sur des services secondaires, aussi -spéciaux que les habitudes théoriques correspondantes. Mais il est -clair que cette tendance, convenable seulement à l'enfance de la -science moderne, constitue maintenant un nouvel obstacle essentiel à la -systématisation de la philosophie positive, qui, dans l'ordre normal -de l'humanité, ne devra considérer d'autre application immédiate que -la direction intellectuelle et morale des populations civilisées; -application nécessaire, n'offrant rien d'éventuel ni d'isolé, et dont -l'influence continue, loin de pouvoir altérer la pureté ou la dignité -du caractère spéculatif, tendra à lui imprimer plus de généralité et -d'élévation, aussi bien que plus d'unité et de consistance[29]. Ainsi, -sous tous les aspects importans, la grande élaboration philosophique -destinée à la fondation du système final de l'éducation positive, -exercera nécessairement, sur les esprits qui l'accompliront, une -heureuse réaction immédiate, indispensable à la dernière préparation -mentale de la nouvelle puissance spirituelle, dont les élémens actuels -sont encore si imparfaits: c'est surtout pour ce motif que je devais -ici expressément signaler cette attribution caractéristique. En même -temps, l'homogénéité de vues et l'identité de but, établies par -une telle destination sociale, conduiront spontanément les divers -philosophes positifs à former peu à peu une véritable corporation -européenne, de manière à prévenir ou à dissiper les imminentes -dissensions actuellement inhérentes à l'anarchie scientifique, qui -décompose toujours ce qu'on appelle improprement aujourd'hui les corps -savans en une multitude de coteries, aussi précaires qu'étroites, -mutuellement ennemies, et seulement disposées à de honteuses coalitions -passagères pour protéger à tout prix les intérêts de chaque membre -contre toute rivalité extérieure. - - Note 29: Quelque nécessaire que soit cette séparation - préalable des vrais savans, s'élevant enfin à l'état - philosophique, d'avec les ingénieurs proprement dits, on - peut assurer que les corporations savantes s'y opposeront de - tout leur pouvoir, craignant de perdre ainsi l'un de leurs - principaux titres actuels à la considération publique: et - cette opposition ne constitue pas l'un des moindres motifs - qui feraient désirer, surtout en France, la prochaine - suppression de ces compagnies arriérées, maintenant dominées - à tant d'égards par un esprit contraire aux principaux - besoins de notre temps. Toutefois les hautes nécessités - philosophiques seront, à ce sujet, heureusement secondées par - l'essor spontané de la classe des ingénieurs, à mesure que - le mouvement industriel deviendra plus systématique: car, - lorsque cette classe aura suffisamment développé son propre - caractère, elle s'affranchira bientôt, sans doute, d'une - orgueilleuse tutelle scientifique, émanée d'hommes qui, à - raison même de leur direction équivoque, doivent, au fond, - offrir le plus souvent une faible capacité technologique, - dont les véritables ingénieurs, au temps de leur émancipation - mentale, feront aisément ressortir l'insuffisance sociale. - -Cette élaboration fondamentale de l'éducation positive sera -principalement caractérisée par la systématisation finale de la morale -humaine, qui, dès lors affranchie de toute conception théologique, -reposera directement, d'une manière inébranlable, sur l'ensemble -de la philosophie positive, comme je l'indiquerai davantage au -soixantième chapitre. Dans l'économie générale d'une telle éducation, -de saines habitudes soigneusement entretenues, sous la direction des -préjugés convenables, seront destinées, dès l'enfance, à l'actif -développement de l'instinct social et du sentiment du devoir; pour -être définitivement rationnalisés, en temps opportun, d'après -la connaissance réelle de notre nature et des principales lois, -statiques ou dynamiques, de notre sociabilité: de manière à établir -solidement d'abord les obligations universelles de l'homme civilisé, -successivement envisagé quant à son existence personnelle, domestique -ou sociale, et ensuite leurs différentes modifications régulières -suivant les diverses situations essentielles propres à la civilisation -moderne. Vainement l'impuissance organique, commune à toutes les écoles -métaphysiques, les fait-elle aujourd'hui spontanément concourir, -malgré leurs innombrables divergences, à sanctionner indifféremment -la prétention exclusive des doctrines théologiques à constituer la -morale: l'expérience décisive des trois derniers siècles a pleinement -constaté, surtout depuis le début de la grande crise révolutionnaire, -que ce mode indirect, quoique indispensable à l'état préliminaire de -l'humanité, n'est plus désormais, sous aucun rapport, convenable à -sa maturité, qui le rend à la fois impossible et inutile. Nous avons -historiquement reconnu que l'application effective de ce procédé -primitif avait toujours subi un décroissement spontané, correspondant à -celui de la philosophie d'où il émanait, à mesure que l'intelligence et -la sociabilité de notre espèce, simultanément développées, ont permis -l'appréciation vulgaire des règles morales d'après l'ensemble de leur -influence réelle sur l'individu et sur la société: le catholicisme -surtout a livré à la raison humaine beaucoup d'utiles prescriptions, -personnelles où collectives, antérieurement soumises à la sanction -religieuse, et que les philosophes anciens avaient cru ne pouvoir -jamais s'y soustraire. Or, cette double désuétude croissante est -maintenant parvenue à son dernier terme, sans aucun espoir de retour, -comme l'a prouvé notre élaboration dynamique. La dispersion indéfinie -des croyances religieuses, irrévocablement abandonnées aux divagations -individuelles, empêche désormais de rien établir de stable sur d'aussi -vains fondemens[30]. Dans l'état présent de la raison humaine, le -degré d'unité théologique indispensable à l'efficacité morale de ces -doctrines supposerait évidemment un vaste système d'hypocrisie, dont la -suffisante réalisation est heureusement impossible, et qui d'ailleurs -serait, par sa nature, beaucoup plus nuisible à la moralité universelle -que cette fragile assistance ne pourrait jamais lui devenir utile. Sous -un autre aspect, les conditions politiques relatives à l'indépendance -du sacerdoce, et sans lesquelles, comme je l'ai établi, la philosophie -religieuse, même sincèrement conservée, ne saurait en obtenir une -véritable efficacité morale, sont désormais encore plus complétement -repoussées que les conditions purement intellectuelles, chez les -esprits même où l'ancienne foi s'est jusqu'ici le moins altérée. Quelle -inconséquence philosophique pourrait surtout être comparée à celle -de nos déistes, rêvant aujourd'hui l'exclusive consécration de la -morale par une religion sans révélation, sans culte, et sans clergé! -L'analyse approfondie du catholicisme nous a démontré les conditions, -tant mentales que sociales, indispensables au suffisant accomplissement -de son office moral, et la suite de l'appréciation historique nous a -expliqué comment cinq siècles d'une active élaboration révolutionnaire, -plus ou moins commune à toutes les classes quelconques de la société -moderne, ont graduellement déterminé l'irrévocable destruction des -unes et des autres. Une vicieuse préoccupation systématique peut seule -aujourd'hui faire persister des esprits philosophiques à regarder la -morale comme devant toujours reposer sur les conceptions théologiques, -puisqu'il est évident que la moralité humaine a essentiellement résisté -jusqu'ici à la profonde impuissance pratique des croyances religieuses, -malgré l'absence désastreuse de toute autre organisation spirituelle: -cette indépendance effective est même parvenue au point que des -observateurs d'une faible portée, mais d'une incontestable loyauté, -en ont osé conclure l'inutilité radicale de tout enseignement moral -régulier. Plusieurs témoignages décisifs nous ont d'ailleurs indiqué -déjà que l'adhérence trop prolongée des règles morales à la doctrine -théologique est maintenant devenue directement contraire à leur -efficacité, en faisant, quoiqu'à tort, rejaillir sur elles l'inévitable -discrédit, mental et social, qui s'attache irrévocablement à une -philosophie depuis longtemps rétrograde. Cette empirique solidarité -constitue même désormais un obstacle général à l'actif développement de -la moralité moderne, en ce qu'une telle illusion empêche de procéder -convenablement à aucune élaboration rationnelle, contre laquelle, au -reste, d'ignobles déclamateurs religieux, catholiques, protestans, ou -déistes, s'efforcent de soulever d'avance des imputations calomnieuses, -comme pour fermer à l'envi toute issue réelle à l'anarchie actuelle. -Dans l'état présent de l'élite de l'humanité, l'esprit positif -est certainement le seul qui, dignement systématisé, puisse à la -fois produire de véritables convictions morales, aussi stables -qu'universelles, et permettre l'essor d'une autorité spirituelle assez -indépendante pour en régulariser l'application sociale. En même temps, -la philosophie positive, comme je l'ai déjà noté, faisant directement -prévaloir la connaissance réelle de l'ensemble de la nature humaine, -peut seule présider au plein développement ultérieur du sentiment -social, qui n'a jamais pu être cultivé jusqu'ici que d'une manière -fort indirecte, et même, à beaucoup d'égards, contradictoire, sous les -inspirations d'une philosophie théologique qui, de toute nécessité, -imprimait communément à tous les actes moraux le caractère d'un égoïsme -exorbitant quoique chimérique, ensuite imité par la désastreuse -théorie métaphysique de l'intérêt personnel. Les sentimens humains -n'étant pas suffisamment développables sans un exercice direct et -soutenu, la morale positive, qui prescrira la pratique habituelle du -bien en avertissant avec franchise qu'il n'en peut résulter souvent -d'autre récompense certaine qu'une inévitable satisfaction intérieure, -devra finalement devenir beaucoup plus favorable à l'essor actif des -affections bienveillantes, que les doctrines suivant lesquelles le -dénouement même était toujours rattaché à de vrais calculs personnels, -dont l'exclusive préoccupation comprimait trop aisément l'insuffisante -protestation de nos instincts généreux. Mais, quelque irrécusables que -soient déjà ces diverses propriétés morales de la philosophie positive, -une aveugle routine, entretenue par d'énergiques intérêts, continuera, -malgré l'évidence rationnelle, à méconnaître essentiellement la -possibilité de systématiser la morale sans aucune intervention -religieuse, jusqu'à ce que la suffisante réalisation d'une telle -transformation vienne dissiper, à ce sujet, toute vaine controverse. -C'est pourquoi aucune autre partie quelconque de la grande élaboration -philosophique ne saurait avoir une importance aussi décisive pour -déterminer la régénération finale de la société moderne. L'humanité -ne saurait être envisagée comme vraiment sortie de l'état d'enfance, -tant que ses principales règles de conduite, au lieu d'être uniquement -puisées dans une juste appréciation de sa nature et de sa condition, -continueront à reposer essentiellement sur des fictions étrangères. - - Note 30: Chez les déistes qui dissertent le plus aujourd'hui - sur l'exclusive consécration religieuse des règles morales, - ces divagations métaphysiques sont déjà parvenues au point - d'altérer profondément le dogme même de la vie future, où, - par un puéril raffinement de sensibilité réelle ou affectée, - la plupart d'entre eux ont supprimé les peines éternelles, en - conservant toutefois les récompenses; conception assurément - très-propre à consolider la moralité de ceux qui repoussent - toute base positive! Une telle monstruosité ne constitue - pourtant que l'extrême développement d'une disposition - caractéristique de l'esprit protestant, que nous avons vu, - dès les premiers progrès de la désorganisation théologique, - toujours tendre spontanément à diminuer de plus en plus la - salutaire sévérité de l'ancienne morale religieuse. Les - principales aberrations morales propres à notre temps se - rattachent certainement à une vague religiosité métaphysique, - et ne peuvent être le plus souvent reprochées aux esprits - pleinement affranchis de toute philosophie théologique, - malgré les graves lacunes qui résultent encore chez eux du - défaut habituel de doctrine régulière. - -Dans l'élaboration systématique de l'éducation positive, je dois enfin -signaler rapidement une dernière propriété essentielle, spécialement -incontestable, par laquelle ce grand travail, caractérisant la -destination européenne de la nouvelle autorité spirituelle, satisfera -déjà à l'une des principales exigences de la situation actuelle. -Notre analyse historique a clairement expliqué, conformément à -l'observation directe, pourquoi la crise sociale, quoique ayant dû -commencer en France, est désormais radicalement commune à tous les -peuples de l'Europe occidentale, qui, après avoir plus ou moins -subi l'incorporation romaine, furent surtout suffisamment soumis à -l'initiation catholique et féodale, en sorte que leur commun essor -ultérieur a toujours présenté jusqu'ici une véritable solidarité, -à la fois positive et négative. Rien n'est assurément plus propre -qu'une telle synergie à faire convenablement ressortir la profonde -insuffisance de la philosophie métaphysique qui dirige encore les -tentatives politiques, puisque, malgré cette irrécusable parité, il -ne s'agit partout que d'essais purement nationaux, où la communauté -occidentale est essentiellement oubliée. Cette lacune caractéristique -subsistera nécessairement tant que le principe fondamental de la -séparation des deux puissances continuera d'être méconnu, par une -abusive prolongation de l'esprit temporaire qui devait seulement -convenir aux cinq siècles de la transition négative: car la confusion -sociale entre le gouvernement moral et le gouvernement politique -suppose et prolonge l'isolement exceptionnel de ces différens peuples, -dont la réunion ne pourrait ainsi résulter que de l'oppressive -prépondérance de l'un d'entre eux. Malgré l'intime connexité de leur -civilisation homogène, les cinq grandes nations énumérées au début -de ce volume, qui composent aujourd'hui l'élite de l'humanité, ne -sauraient être, sans une intolérable tyrannie, désormais heureusement -impossible, habituellement assujetties à un même empire temporel: -et cependant l'extension croissante de leurs contacts journaliers -exigerait déjà l'intervention normale d'une autorité vraiment -commune, correspondante à l'ensemble de leurs affinités réelles. -Or, tel est, maintenant comme au moyen âge, l'éminent privilége -de la puissance spirituelle, qui, liant spontanément ces diverses -populations par une même éducation fondamentale, est seule susceptible -d'y obtenir régulièrement un libre assentiment unanime. C'est ainsi -que l'élaboration philosophique d'une telle éducation commencera -inévitablement à imprimer aussitôt à la grande solution sociale le -caractère européen indispensable à son efficacité. Pour bien comprendre -la vraie nature de cette condition nécessaire, il importe beaucoup -d'écarter les tendances vagues et absolues d'une vaine philanthropie -métaphysique, et de restreindre cette synergie aux populations qui en -sont déjà , quoiqu'à divers degrés, suffisamment susceptibles, d'après -l'ensemble de leurs antécédens; sous la seule réserve de l'extension -ultérieure d'un tel organisme social, au delà même de la race blanche, -à mesure que le reste de notre espèce aura convenablement satisfait -aux obligations préliminaires d'une pareille assimilation. Tout en -consolidant les liens universels partout inhérens à l'identité radicale -de la nature humaine, la nouvelle philosophie sociale, dont l'esprit -est éminemment relatif, introduira bientôt une distinction familière -entre les nations positives et les peuples restés encore théologiques -ou même métaphysiques; comme, au moyen âge, le même attribut qui -réunissait les diverses populations catholiques les séparait aussi -de celles demeurées à l'état polythéique ou fétichique: il n'y aura, -sous ce rapport, de différence essentielle entre les deux cas que la -destination plus étendue finalement propre à l'organisation moderne, -et la tendance plus conciliante d'une doctrine qui rattache toutes les -situations quelconques de l'humanité à une même évolution fondamentale. -La conception immédiate d'une trop grande extension conduirait à -dénaturer profondément la réorganisation sociale, qui ne saurait -avoir aucun caractère suffisamment prononcé s'il y fallait d'abord -embrasser des civilisations trop inégales ou trop discordantes et -dépourvues de solidarité antérieure. Dans l'exacte mesure résultée de -notre appréciation historique, se trouvent convenablement réunis les -avantages opposés d'une variété assez étendue pour exciter aujourd'hui -à la généralisation des pensées politiques, et d'une homogénéité assez -complète pour que leur nature puisse rester nettement déterminée. -Ainsi, l'obligation d'étendre la régénération moderne à l'ensemble -de l'occident européen fournit évidemment une confirmation décisive -de la nécessité, déjà établie, de concevoir la réorganisation -temporelle, propre à chaque nation, comme précédée et dirigée par -une réorganisation spirituelle, seule commune à tous les élémens -de la grande république occidentale. En même temps, l'élaboration -philosophique destinée à fonder le système final de l'éducation -positive constitue spontanément le meilleur moyen de satisfaire -convenablement à cet impérieux besoin de notre situation sociale, en -appelant les diverses nationalités actuelles à une œuvre vraiment -identique, sous la direction d'une classe spéculative partout homogène, -habituellement animée, non d'un stérile cosmopolitisme, mais d'un actif -patriotisme européen. - -L'attribution fondamentale dont nous avons enfin ébauché suffisamment -l'appréciation caractéristique, comprend assurément, par sa nature, -sans aucune concentration factice, l'ensemble des fonctions propres -au pouvoir spirituel, pour tous les esprits qui, accoutumés à bien -généraliser, sauront l'envisager dans son entière extension. Mais, sous -l'irrationnelle prépondérance des habitudes métaphysiques, ma pensée -ne pourrait être, à ce sujet, pleinement saisie, si je n'ajoutais -ici un rapide éclaircissement supplémentaire, expressément relatif -à l'indispensable complément et aux suites inévitables de ce grand -office social, à la fois national et européen. En un temps où il -n'existe, à proprement parler, aucune véritable éducation, si ce n'est -spontanée, et où il n'y a de régularisé qu'une instruction plus ou -moins spéciale, conçue et dirigée d'une manière très-peu philosophique, -même dans les cas les moins défavorables, l'étude approfondie du -passé peut seule faire sentir toute la portée politique d'une telle -attribution convenablement réalisée. Il est d'abord évident que cette -opération initiale ne serait pas suffisamment accomplie, si le pouvoir -correspondant n'organisait pas, pour l'ensemble de la vie active, -une sorte de prolongement universel, destiné à empêcher, autant que -possible, que le mouvement spécial ne fasse oublier ou méconnaître -les principes généraux, dont la notion primitive a besoin d'être -convenablement reproduite aux époques périodiquement consacrées à -l'existence spéculative. Ce besoin devant être d'autant plus impérieux -qu'il concerne des conceptions plus compliquées, c'est surtout envers -les doctrines morales et sociales qu'il importe le plus d'y satisfaire, -sous peine d'une déplorable insuffisance pratique de l'éducation -primordiale. De là résulte, pour le pouvoir spirituel, non-seulement la -nécessité d'exercer toujours une haute surveillance sur le mouvement -spontané de l'esprit humain, afin d'y rappeler les considérations -d'ensemble, mais principalement l'obligation d'instituer, à la -judicieuse imitation du catholicisme, un système d'habitudes à la fois -publiques et privées, propres à ranimer énergiquement le sentiment -soutenu de la solidarité sociale. Comme ce sentiment ne saurait être -assez complet sans celui de la continuité historique propre à notre -espèce, la philosophie positive devra développer l'un de ses plus -précieux attributs politiques, en présidant à l'organisation d'un vaste -système de commémoration universelle, dont le catholicisme ne put -réaliser qu'une faible ébauche, vu l'esprit trop étroit et trop absolu -de la philosophie correspondante, impuissante à concevoir suffisamment -l'ensemble du passé social. Un tel système, destiné à glorifier, -par tous les moyens convenables, les diverses phases successives -de l'évolution humaine, et les principaux promoteurs des progrès -respectifs, uniformément appréciés d'après la saine théorie dynamique -de l'humanité, pourra d'ailleurs être assez heureusement combiné pour -offrir spontanément une haute utilité intellectuelle, en popularisant -la connaissance générale de cette marche fondamentale. Quoique ces -diverses indications ne puissent être ici plus développées, j'espère -qu'elles attireront suffisamment l'attention du lecteur judicieux -sur les fonctions complémentaires de la corporation spéculative[31]. -Relativement à l'influence sociale qui résulte nécessairement de -l'attribution initiale, l'expérience actuelle n'en peut guère fournir -la notion familière, puisque l'instruction spéciale, de nos jours -improprement qualifiée d'éducation, ne laisse aucune forte impression -morale d'où puisse dériver l'autorité ultérieure des instituteurs -primitifs, dont le souvenir est bientôt effacé par les impulsions -actives. Mais une éducation réelle, suffisamment conforme à sa -destination sociale, devra naturellement disposer les individus et -les classes à une confiance générale envers la corporation qui l'aura -dirigée, de manière à lui conférer une haute intervention consultative -dans toutes les opérations usuelles, soit privées, soit publiques, -afin d'y mieux assurer la judicieuse application journalière des -principes établis pendant la durée de l'initiation, et dont aucun -autre organe ne pourrait aussi bien concevoir la saine interprétation. -Par cela même, cette éminente autorité, toujours placée au vrai point -de vue d'ensemble, et animée d'une impartialité sans indifférence, -exercera spontanément un haut arbitrage, plus ou moins susceptible -de régularisation, dans les divers conflits inévitables déterminés -par le mouvement social, et qu'il serait ordinairement impossible de -soumettre à une plus sage appréciation. Cet office accessoire prendra -surtout une grande importance envers les relations internationales, -qui, ne pouvant être soumises à aucune autorité temporelle, resteraient -abandonnées à un insuffisant antagonisme, si, d'une autre part, -elles ne tombaient ainsi, mieux qu'au moyen âge, sous la compétence -directe de la puissance spirituelle, seule assez générale pour être -partout librement respectée: d'où résultera un système diplomatique -entièrement nouveau, ou plutôt la cessation graduelle de l'interrègne, -très-imparfait, mais indispensable, institué par la diplomatie afin de -faciliter la grande transition européenne, suivant les explications -historiques du cinquante-cinquième chapitre. Sans doute, les grands -conflits militaires, dont Bonaparte dut diriger le dernier essor, sont -désormais essentiellement terminés entre les différens élémens de la -république européenne; mais l'esprit de divergence, plus difficile à -contenir à mesure que les rapports se généralisent davantage, saura -bien y trouver de nouvelles formes, qui, sans être aussi désastreuses, -exigeront néanmoins l'énergique intervention du pouvoir modérateur. -Cette même activité industrielle, dont l'universelle prépondérance -est si propre à consolider de plus en plus l'état pacifique de cette -grande communauté, y pousse, d'une autre part, les diverses cupidités -nationales à des luttes indéfinies, par une commune disposition à des -monopoles antisociaux, que les vaines prédications de la métaphysique -économique ne sauraient contenir suffisamment. Quoique l'uniforme -établissement de l'éducation positive doive déjà essentiellement -modérer cette vicieuse tendance, en atténuant l'importance exagérée que -l'anarchie spirituelle confère maintenant au point de vue pratique, -cette influence spontanée ne saurait suffire contre un tel danger, si -cette commune organisation ne devait aussi faire naturellement surgir -une puissance directement antipathique à ces déplorables collisions. -Mais il est clair que la même autorité qui, dans l'éducation proprement -dite, aura convenablement fondé la morale des peuples comme celle des -individus et des classes, deviendra nécessairement susceptible, d'après -cet ascendant universel, d'y subordonner, autant que possible, dans -la vie active, les divergences particulières, tant nationales que -personnelles. - - Note 31: Si une appréciation plus détaillée était ici - possible, il faudrait convenablement signaler, parmi ces - fonctions complémentaires, une attribution fort étendue, - source nécessaire d'une grande influence ultérieure pour le - pouvoir spirituel, considéré comme juge naturel du suffisant - accomplissement des diverses conditions d'éducation, les unes - générales, les autres spéciales, propres aux différentes - carrières sociales, d'après un sage système d'examens - publics dont il n'existe encore qu'une ébauche partielle et - imparfaite, mais qui, sous le régime positif, devra recevoir - un vaste développement usuel. - -Après avoir ainsi défini la nature générale des attributions propres -au nouveau pouvoir spirituel, et de l'influence nécessaire qui en -dérive, il devient aisé de compléter cette sommaire appréciation, -en procédant à l'examen rapide du caractère social de l'autorité -correspondante, surtout par comparaison, ou plutôt par contraste, -avec celui de l'autorité catholique au moyen âge. Tandis que la -puissance temporelle dépend finalement d'une certaine prépondérance -matérielle, de force ou de richesse, dont l'inévitable empire est -souvent subi à regret, l'autorité spirituelle, à la fois plus douce et -plus intime, repose toujours sur une confiance spontanément accordée -à la supériorité intellectuelle et morale; elle suppose préalablement -un libre assentiment continu, de conviction ou de persuasion, à une -commune doctrine fondamentale, qui règle simultanément l'exercice et -les conditions d'un tel ascendant, que la cessation de cette foi ruine -aussitôt. Mais la nature philosophique de cette doctrine doit affecter -profondément ces caractères élémentaires, pareillement applicables à -tous les modes possibles du gouvernement moral. La foi théologique, -toujours liée à une révélation quelconque, à laquelle le croyant ne -saurait participer, est assurément d'une tout autre espèce que la foi -positive, toujours subordonnée à une véritable démonstration, dont -l'examen est permis à chacun sous des conditions déterminées, quoique -l'une et l'autre résultent également de cette universelle aptitude à -la confiance, sans laquelle aucune société réelle ne saurait jamais -subsister. J'ai déjà suffisamment assigné, au chapitre précédent, -les caractères propres à la foi nouvelle, en appréciant sa principale -manifestation historique. Or, il en résulte évidemment que l'autorité -positive est, de sa nature, essentiellement relative, comme l'esprit -de la philosophie correspondante: nul ne pouvant tout savoir, ni -tout juger, le crédit ainsi obtenu par le plus éminent penseur offre -nécessairement, quoique plus étendu, une parfaite analogie avec celui -que lui-même accorde, à son tour, sur certains sujets, à la plus humble -intelligence. La terrible domination absolue que l'homme a pu exercer -sur l'homme, pendant l'enfance de l'humanité, au nom d'une puissance -illimitée, appliquée à des intérêts dont la prépondérance tendait à -interdire toute délibération, est heureusement à jamais éteinte, avec -l'état mental d'où elle émanait: et, de cette émancipation décisive, -pourra seulement découler le libre essor universel de notre dignité et -de notre énergie. Mais, quoique la foi positive ne puisse être aussi -intense, à beaucoup près, que la foi théologique, l'expérience des -trois derniers siècles a déjà montré que, par elle-même, sans aucune -organisation régulière, elle peut désormais déterminer spontanément -une suffisante convergence sur des sujets convenablement élaborés. -L'universelle admission des principales notions scientifiques, malgré -leur fréquente oppositions aux croyances religieuses, nous permet -d'entrevoir de quelle irrésistible prépondérance sera susceptible, dans -la virilité de la raison humaine, la force logique des démonstrations -véritables, surtout quand son extension usuelle aux considérations -morales et sociales lui aura procuré toute l'énergie qu'elle comporte, -et dont son défaut actuel de généralité doit profondément neutraliser -l'essor. Une telle aptitude fondamentale est loin, sans doute, de -dispenser d'une véritable régularisation de la foi positive dans le -système de l'éducation universelle: cette discipline est surtout -indispensable envers les notions les plus complexes, où l'assentiment -unanime est pourtant beaucoup plus essentiel, pour réagir suffisamment -contre les illusions et l'entraînement des passions. Toutefois il -est clair que si la foi nouvelle ne comporte point la même plénitude -d'ascendant que l'ancienne, la nature de la philosophie et de la -sociabilité correspondantes ne l'exigent pas non plus: puisqu'il -s'agit d'un état mental qui, disposant spontanément à la convergence, -permet d'organiser une véritable unité spirituelle, sans supposer -la rigoureuse compression permanente que l'état théologique avait -dû laborieusement établir pour prévenir, autant que possible, les -profondes discordances propres à une philosophie aussi vague et -arbitraire qu'absolue, outre que les intérêts réels sont bien plus -disciplinables que les intérêts chimériques. Il existe donc, à -cet égard, une suffisante harmonie générale entre le besoin et la -possibilité d'une discipline régulière chez les intelligences modernes; -du moins quand le régime théologico-métaphysique, devenu éminemment -perturbateur, y aura totalement cessé. Ces considérations tendent -à dissiper spontanément les fâcheuses inquiétudes théocratiques -que soulève aujourd'hui toute pensée quelconque de réorganisation -spirituelle; puisque la nature philosophique du nouveau gouvernement -moral ne lui permet nullement de comporter des usurpations équivalentes -à celles de l'autorité théologique. Néanmoins, il ne faut pas croire, -par une exagération inverse, que ce régime positif ne soit pas, à sa -manière, susceptible de graves abus, inhérens à l'infirmité de notre -nature mentale et affective; leur suffisante répression exigera même -certainement une constante surveillance sociale, qui, à la vérité, ne -saurait manquer. La science réelle ne se montre que trop aujourd'hui -compatible avec le charlatanisme, surtout chez les géomètres, dont le -langage mystérieux peut si aisément dissimuler, auprès du vulgaire, une -profonde médiocrité intellectuelle; et les savans sont d'ailleurs tout -aussi disposés à l'oppression que les prêtres ont jamais pu l'être, -quoiqu'ils n'en puissent heureusement obtenir jamais les mêmes moyens. -Ainsi, l'esprit universel de critique sociale, spontanément introduit -par le régime monothéique du moyen âge, comme une suite nécessaire -de la séparation des deux puissances, suivant les explications du -cinquante-quatrième chapitre, doit surtout remplir un office continu -dans le système final de la sociabilité moderne. La désastreuse -prépondérance que cet esprit exerce aujourd'hui n'empêche pas qu'il ne -devienne susceptible d'une heureuse efficacité ultérieure, quand il -sera, au contraire, convenablement subordonné à l'esprit organique, -et régulièrement appliqué à contenir, autant que possible, les abus -propres au nouveau régime. Sans doute, l'universelle propagation -des connaissances réelles constituera spontanément la plus solide -garantie contre le charlatanisme scientifique: car, lorsque, par -exemple, le langage algébrique sera, au degré élémentaire, devenu -vraiment vulgaire, le mérite de le parler ne dispensera plus de toute -autre qualité plus essentielle. Mais ce correctif nécessaire ne -saurait pourtant suffire, si la nature du régime positif ne devait en -même temps développer aussi une continuelle surveillance critique, -qui, loin de tendre, comme aujourd'hui, à la subversion du système, -concourra régulièrement, au contraire, à en consolider l'harmonie, -parce qu'elle résultera directement de sa constitution fondamentale, -d'après laquelle l'autorité spirituelle sera toujours légitimement -soumise, soit dans son origine, soit dans sa destination, à des -conditions de capacité et de moralité, rigoureusement déterminées, -dont le principe, universellement proclamé, pourra toujours être -invoqué à l'appui de tout reproche convenablement motivé. Ces -conditions initiales doivent être surtout intellectuelles, tandis que -les conditions finales seront principalement morales. Les premières -se rapportent à l'ensemble des difficiles préparations, à la fois -logiques et scientifiques, qui doivent garantir l'aptitude rationnelle -des membres de la corporation spéculative, à laquelle si peu de nos -académiciens seraient vraiment dignes d'être agrégés. Le même principe -de discipline intellectuelle que cette corporation aura communément -employé, pour interdire la discussion aux esprits incompétens, pourra -évidemment être tourné contre ses propres fonctionnaires, lorsqu'ils -n'auront pas convenablement satisfait aux obligations correspondantes, -bien plus étendues et plus impérieuses à leur égard qu'envers les -simples fidèles. Quant aux autres conditions, moins senties mais -aussi nécessaires, elles concernent directement l'exercice continu de -l'autorité spirituelle, qui, dans tous ses actes, doit être évidemment -soumise à l'ensemble des sévères prescriptions morales qu'elle-même -aura régulièrement imposées à chacun au nom de tous. Depuis que le -catholicisme a noblement proclamé l'entière suprématie sociale de la -morale, non-seulement sur la force, mais même sur l'intelligence, par -suite de la séparation fondamentale des deux pouvoirs, le plus chétif -croyant a dû acquérir, d'après cette règle universelle, un droit -légitime de remontrance convenable envers toute autorité quelconque -qui en aurait enfreint les communes obligations, sans excepter même -l'autorité spirituelle, plus spécialement obligée, au contraire, à les -respecter. Si une telle faculté a pleinement existé sous le régime -monothéique, malgré la tendance fortement théocratique inhérente -au principe religieux, elle doit être, à plus forte raison, mieux -compatible encore avec la nature du régime positif, où tout devient -nécessairement discutable sous les conditions convenables; outre que -les prescriptions, générales ou spéciales, de la morale positive seront -beaucoup plus précises et moins irrécusables que ne pouvaient l'être -celles de la morale religieuse. Tous ceux qui aspireront alors au -gouvernement spirituel de l'humanité sauront ou apprendront bientôt -qu'une profonde moralité n'est pas moins indispensable qu'une haute -capacité pour cette grande destination: le discrédit universel qui -atteindra rapidement ceux qui dédaigneront ou méconnaîtront cette -alliance nécessaire, montrera que la société moderne, dont la foi ne -saurait être aveugle, ne supporte pas longtemps l'oppressive prétention -de nos habiles à dominer le monde sans lui rendre réellement aucun -service continu. - -L'ensemble des considérations qui ont suivi le résumé final de -notre élaboration historique constitue maintenant ici une suffisante -détermination générale du but, de la nature et du caractère propres à -la grande réorganisation spirituelle qui doit nécessairement commencer -et diriger la régénération totale vers laquelle nous avons vu, chez -l'élite de l'humanité, directement converger de plus en plus, dès le -moyen âge, le cours permanent de tous les divers mouvemens sociaux. -Quant à la réorganisation temporelle consécutive, dont l'étude du -passé nous a déjà nettement indiqué l'esprit essentiel, il est clair, -d'après nos explications antérieures, que son appréciation directe et -spéciale, aujourd'hui trop prématurée pour comporter la précision et la -rigueur convenables, ne pourrait actuellement offrir qu'une dangereuse -concession à de vicieuses habitudes politiques, qu'il s'agit, avant -tout, de réformer; car nous avons hautement reconnu que la fondation -du nouveau système social avorterait, de toute nécessité, tant qu'elle -ne serait pas d'abord entreprise seulement dans l'ordre spirituel ou -européen, et que le point de vue temporel ou national conserverait -encore sa prépondérance empirique. Mais, sans méconnaître jamais -cette grande prescription logique, je crois maintenant devoir arrêter -directement l'attention du lecteur sur le vrai principe général de -la coordination élémentaire propre à l'économie finale des sociétés -modernes; puisque la notion fondamentale d'un tel classement deviendra -naturellement indispensable au nouveau pouvoir spirituel pour se former -une idée suffisamment nette du milieu social correspondant, afin d'y -adapter convenablement l'ensemble de l'éducation positive, dont le but -politique resterait autrement trop peu déterminé. Or, d'un autre côté, -ce principe hiérarchique, posé dès le début de ce Traité, a reçu depuis -une confirmation pleinement décisive par l'extension graduelle qu'il a -spontanément acquise dans le cours entier des cinq volumes précédens; -en sorte que nous n'avons plus ici qu'à ébaucher sommairement son -appréciation directe, pour faire suffisamment concevoir sa destination -universelle, comme je l'ai annoncé aux cinquantième et cinquante-unième -chapitres; en renvoyant d'ailleurs au Traité spécial de philosophie -politique, déjà promis à tant d'autres titres, des explications -développées qui seraient actuellement déplacées. - -Avant de procéder immédiatement à cette importante indication, il -faut d'abord écarter entièrement la distinction vulgaire entre les -deux sortes de fonctions respectivement qualifiées de publiques et -privées. Cette division empirique, propre à nos mœurs transitoires, -constituerait, en effet, un obstacle insurmontable à toute saine -conception du classement social, par l'impossibilité de ramener -cette vaine démarcation à aucune vue rationnelle. Dans toute société -vraiment constituée, chaque membre peut et doit être envisagé comme un -véritable fonctionnaire public, en tant que son activité particulière -concourt à l'économie générale suivant une destination régulière, -dont l'utilité est universellement sentie: sauf l'existence oisive ou -purement négative, toujours de plus en plus exceptionnelle, et que la -sociabilité moderne fera bientôt disparaître essentiellement. Il n'en -saurait être autrement qu'aux époques de grande transition, lorsqu'une -civilisation se développe sous une autre antérieure et hétérogène: -car alors les nouveaux élémens sociaux, quoique éminemment actifs, -ne pouvant être rationnellement annexés à l'ordre normal envers -lequel ils sont étrangers, et souvent hostiles, doivent, en effet, se -présenter comme uniquement relatifs à des impulsions individuelles, -dont la convergence finale n'est pas encore assez appréciable. Nous -avons historiquement reconnu, au cinquante-troisième chapitre, que -la distinction dont il s'agit fut totalement incompatible avec le -régime théocratique, ainsi qu'on le voit encore chez les peuples -où ce régime initial a suffisamment persisté, surtout dans l'Inde, -principal type à cet égard, et où le plus humble artisan offre, à un -degré très-prononcé, un véritable caractère public. La même remarque, -quoique moins saillante, reste applicable aussi à l'ordre grec, et -principalement à l'ordre romain, beaucoup mieux caractérisé; mais -il faut, en ce nouveau cas, n'avoir égard qu'à la population libre, -dont tous les membres avaient habituellement une évidente destination -militaire, les uns comme capitaines, les autres comme soldats, suivant -une distinction toujours essentiellement héréditaire, émanée du système -précédent. Avec une pareille restriction, cette observation s'étend -encore au régime du moyen âge, du moins tant que son génie propre a pu -demeurer suffisamment prononcé: tous les hommes libres y présentaient -toujours un certain caractère politique, irrécusable jusque chez le -moindre chevalier, sauf les inégalités de degré et les intermittences -d'activité. C'est seulement à la fin de cette époque intermédiaire, -quand la grande transition a directement commencé, surtout d'après -l'essor industriel succédant partout à l'abolition de la servitude, -que l'on voit spontanément surgir une distinction usuelle entre les -professions publiques et les professions privées, suivant qu'elles se -rapportaient ou aux fonctions normales de l'ordre antérieur, subsistant -quoique déclinant, ou aux opérations essentiellement partielles et -empiriques des nouveaux élémens sociaux, dont nul ne pouvait alors -apercevoir la tendance nécessaire vers une autre économie générale. -Une telle distinction dut ensuite se développer de plus en plus, à -mesure que s'accomplissait le double mouvement préparatoire, à la -fois négatif et positif, que nous avons reconnu propre à l'évolution -moderne; en sorte que l'histoire totale de cette notion temporaire -représente spontanément, à sa manière, notre appréciation de l'ensemble -du passé; coïncidence qui, sans doute, n'a rien de fortuit, et qui -doit pareillement se reproduire à tout autre égard, si notre théorie -historique est la fidèle expression générale de la réalité sociale. -Toutefois la plus complète intensité d'une semblable démarcation doit -se rapporter véritablement à la seconde des trois phases successives -que nous a présentées cet âge transitoire, pendant que le régime ancien -conservait, en apparence, toute sa prépondérance politique; car, sous -la phase suivante, où l'essor industriel a pris assez d'importance -pour que les gouvernemens européens commencent à y subordonner -directement leurs combinaisons pratiques, la tendance spontanée de -l'évolution moderne vers une nouvelle coordination sociale devient -déjà graduellement appréciable, au point d'imprimer aux grandes -existences industrielles un caractère public de plus en plus prononcé. -Enfin, depuis le début de la crise finale, ce changement est devenu -tellement tranché qu'il indique une inévitable inversion de la -disposition antérieure dans le nouvel état de société, caractérisé -non-seulement quant à l'ordre spirituel, ce qui est évident, mais -aussi quant à l'ordre temporel, par l'extinction presque totale du -genre d'activité qui constituait d'abord les professions publiques, -et par la prépondérance normale des fonctions jadis privées; le -gouvernement proprement dit, sous l'un et l'autre aspect, n'étant -dès lors, comme autrefois en sens contraire, qu'une application plus -complète et plus générale de la destination habituelle. Néanmoins la -distinction temporaire que nous apprécions persistera nécessairement, -à un certain degré, jusqu'à ce que la conception fondamentale du -nouveau système social soit devenue assez nette et assez familière -pour développer un sentiment élémentaire d'utilité publique, d'abord -parmi les chefs des divers travaux humains, et même ensuite chez les -moindres coopérateurs. La dignité qui anime encore le plus obscur -soldat dans l'exercice de ses plus modestes fonctions n'est point, -sans doute, particulière à l'ordre militaire; elle convient également -à tout ce qui est systématisé; elle ennoblira un jour les plus simples -professions actuelles, quand l'éducation positive, faisant partout -prévaloir une juste notion générale de la sociabilité moderne, aura pu -rendre suffisamment appréciable à tous la participation continue de -chaque activité partielle à l'économie commune. Ainsi, la cessation -vulgaire de la division encore existante entre les professions privées -et les professions publiques dépend nécessairement de la régénération -universelle des idées et des mœurs modernes. Mais, en vertu même de -cette intime connexité, les vrais philosophes, dont les conceptions -doivent toujours devancer, à un certain degré, la raison commune, -ne sauraient aujourd'hui se représenter convenablement l'ensemble -du nouveau système social, s'ils ne s'affranchissent préalablement -d'une telle distinction, propre seulement à l'âge transitoire. Ils -devront donc concevoir désormais comme publiques toutes les fonctions -qualifiées actuellement de privées, après avoir d'abord judicieusement -écarté de l'économie finale, suivant les indications de la saine -théorie historique, les diverses fonctions destinées à disparaître -essentiellement. En conséquence, nous supposerons ici éliminé tout ce -qui se rapporte aux divers débris quelconques de l'état préliminaire, -non-seulement théologique, mais même métaphysique; quoique ces derniers -soient aujourd'hui beaucoup plus bruyans, ils ne sont pas, au fond, -plus vivaces. D'après une telle préparation, l'économie moderne ne -présentant plus que des élémens homogènes, dont la convergence est -nettement appréciable, il devient possible de concevoir l'ensemble -de la hiérarchie sociale, qui restera inintelligible tant qu'on -s'efforcera d'y combiner irrationnellement les classes vraiment -ascendantes avec les classes inévitablement descendantes. Le lecteur -doit maintenant comprendre l'importance philosophique de l'explication -préalable que nous venons d'achever. Quoique cette élévation finale -des professions privées à la dignité de fonctions publiques ne doive, -sans doute, rien changer d'essentiel au mode actuel de leur exercice -spécial, elle transformera profondément leur esprit général, et devra -même affecter beaucoup leurs conditions usuelles. Tandis que, d'une -part, une telle appréciation normale développera, chez tous les rangs -quelconques de la société positive, un noble sentiment personnel de -valeur sociale, elle y fera, d'une autre part, sentir la nécessité -permanente d'une certaine discipline systématique, naturellement -incompatible avec le caractère purement individuel, et tendant à -garantir les obligations, soit préliminaires, soit continues, propres -à chaque carrière. En un mot, ce simple changement constituera -spontanément un symptôme universel de la régénération moderne. - -Le principe essentiel de la nouvelle coordination sociale, dont je dois -maintenant indiquer l'appréciation directe, a été d'abord destiné, -au commencement de ce Traité (_voyez_ la deuxième leçon), à établir -la vraie hiérarchie des sciences fondamentales, d'après le degré de -généralité et d'abstraction de leur sujet propre, suivant la nature -des phénomènes correspondans: telle fut aussi, dans mon évolution -personnelle, la première source de cette conception philosophique. Nous -avons ensuite reconnu, sans aucune vaine prévention systématique, que -la même loi logique fournissait spontanément la meilleure distribution -intérieure de chaque partie successive de la philosophie inorganique. -En s'étendant à la philosophie biologique, elle y a pris un caractère -plus actif, plus rapproché de sa destination sociale: passant de -l'ordre des idées et des phénomènes à l'ordre réel des êtres eux-mêmes, -ce principe taxonomique, convenablement appliqué, est aussi devenu -apte à représenter exactement la véritable coordination naturelle -maintenant établie par les zoologistes rationnels pour l'ensemble de -la série animale. Par une dernière extension, nous y avons directement -rattaché, au cinquantième chapitre, la base essentielle de toute -la statique sociale: et, enfin, l'élaboration dynamique de la leçon -précédente vient d'y puiser la détermination de l'ordre général des -diverses évolutions élémentaires propres à la sociabilité moderne. -Une suite aussi décisive d'applications capitales, érige désormais, -j'ose le dire, un tel principe philosophique en loi fondamentale -de toute hiérarchie quelconque: l'universalité nécessaire des lois -logiques explique d'ailleurs naturellement cet ensemble de coïncidences -successives, qui ne devaient, sans doute, rien offrir de fortuit. -Ainsi, dans chaque société régulière, quelles qu'en puissent être -la nature et la destination, les diverses activités partielles se -subordonnent toujours entre elles suivant le degré de généralité et -d'abstraction propre à leur caractère habituel. Cette règle nécessaire -ne sera jamais démentie par l'exacte appréciation des divers cas réels; -pourvu que, suivant son esprit, on ne l'applique qu'à un véritable -système, d'ailleurs quelconque, formé d'élémens homogènes, convergeant -tous vers une destination commune, au lieu de l'incohérente coexistence -d'activités discordantes. La société antique, soit théocratique, soit -militaire, la seule, comme nous l'avons vu, qui ait pu jusqu'ici -être pleinement systématisée, a toujours offert une coordination -évidemment conforme à ce principe universel, dont la notion sociale -ne saurait être aujourd'hui mieux éclaircie que d'après ce type -caractéristique, considéré même dans les faibles vestiges que notre -civilisation en conserve encore; surtout dans l'organisme militaire, -resté, sous ce rapport, plus nettement appréciable qu'aucun autre, -et où la hiérarchie nécessaire qui subordonne constamment les agens -moins généraux à de plus généraux devient tellement prononcée qu'elle -demeure même profondément indiquée par les qualifications usuelles. -Il serait donc ici superflu de prouver expressément que la société -nouvelle, une fois parvenue à l'état d'homogénéité et de consistance -convenable à sa nature, ne saurait comporter d'autre classification -normale, appliquée seulement à des élémens d'un autre ordre; ainsi que -l'annoncent directement les divers classemens partiels qui s'y sont -déjà spontanément réalisés, pendant le cours de la grande transition -moderne. En conséquence, la véritable difficulté philosophique se -réduit essentiellement, à ce sujet, à bien apprécier les différens -degrés de généralité ou, ce qui revient au même, d'abstraction, -inhérens aux différentes fonctions de l'organisme positif. Or, par une -anticipation indispensable, cette opération a été presque entièrement -accomplie, quoiqu'à une autre fin, dès le début de ce volume; et -les volumes précédens avaient spontanément amené les principales -indications propres à compléter une telle explication, du moins en la -bornant au degré de développement que nous ne devons point dépasser -ici: en sorte qu'il ne nous reste plus, sous ce rapport, qu'à combiner -directement ces différentes notions, pour en faire suffisamment -ressortir la conception rationnelle de l'économie finale. - -Considérée du point de vue le plus philosophique, la progression -sociale s'est d'abord présentée à nous, dans son ensemble, au -cinquante-unième chapitre, comme une sorte de prolongement nécessaire -de la série animale, où les êtres sont d'autant plus élevés qu'ils se -rapprochent davantage du type humain, tandis que, d'une autre part, -l'évolution humaine est surtout caractérisée par sa tendance constante -à faire de plus en plus prévaloir les divers attributs essentiels -qui distinguent l'humanité proprement dite de la simple animalité. -Quoique l'ordre dynamique, dont les degrés sont beaucoup plus tranchés, -dût être éminemment propre à fonder une telle conception, elle doit -évidemment convenir aussi à l'ordre statique, d'après l'intime -connexité, directement établie au quarante-huitième chapitre, entre les -lois d'harmonie et les lois de succession, pour l'étude rationnelle -des phénomènes sociaux. Ainsi la hiérarchie sociale doit pareillement -offrir, en principe, une extension spontanée de l'échelle animale: -en sorte que les caractères qui y séparent les diverses classes -doivent être, avec une moindre intensité, essentiellement analogues -à ceux qui distinguent les différens degrés d'animalité. Telle est -la première base inébranlable que la philosophie positive fournira -naturellement à la subordination sociale, dès lors scientifiquement -rattachée au même titre fondamental d'où l'homme conclut justement sa -propre supériorité sur tous les autres animaux. La dignité animale est -essentiellement mesurée par l'ascendant du système nerveux, principal -siége de l'animalité, et la dignité sociale par la prépondérance plus -ou moins prononcée des plus éminentes facultés propres à ce système; -quoique la vie purement organique, fond primitif de toute existence, -doive d'ailleurs, en l'un et l'autre cas, toujours rester plus ou moins -dominante, comme je l'ai expliqué en son lieu. D'après la tendance -spontanée à l'universelle application du type humain, qui caractérise -nécessairement, suivant notre théorie, la philosophie initiale, les -idées de hiérarchie ont dû être d'abord tirées constamment de l'ordre -intérieur des sociétés humaines pour être ensuite transportées à divers -autres sujets. La philosophie finale, qui d'abord, au contraire, -procède surtout du monde à l'homme, puisera désormais, en sens inverse, -les notions de subordination dans l'appréciation directe de l'ordre -extérieur, plus simple, mieux tranché et plus fixe, afin que leur -extension sociale puisse logiquement contenir l'influence dissolvante -de l'esprit sophistique, dont l'essor accompagne malheureusement le -progrès naturel de notre intelligence. C'est ainsi que la science et -la théologie, considérant l'homme, l'une comme le premier des animaux, -l'autre comme le dernier des anges, conduisent, sous ce rapport, -suivant des voies opposées, à des résultats essentiellement équivalens, -quoique d'une stabilité fort inégale, d'après la commune prépondérance -nécessaire, rationnelle ou instinctive, réelle ou chimérique, d'un même -type fondamental. On ne saurait donc contester l'éminente aptitude de -la philosophie positive à consolider spontanément les saines idées de -subordination sociale en les liant profondément, par des nuances moins -tranchées et plus délicates, mais non moins réelles, au même principe -universel qui, dans l'échelle générale des êtres vivans, place d'abord -la vie animale proprement dite au-dessus de la simple vie organique, et -ensuite constitue la série successive des divers degrés essentiels de -l'animalité. - -Une première application de cette théorie hiérarchique à l'ensemble -de la nouvelle économie sociale, conduit à y concevoir la classe -spéculative au-dessus de la masse active, comme je l'ai précédemment -établi: puisque la première offre certainement un essor plus complet -des facultés de généralisation et d'abstraction qui distinguent le plus -la nature humaine; à moins qu'une insuffisante moralité n'y vienne -paralyser la spiritualité, ce qui, en temps normal, ne peut constituer -que des anomalies purement individuelles, dont la répression possible -deviendra l'objet continu d'une sage discipline. Quand la séparation -fondamentale des deux puissances élémentaires fut d'abord introduite -dans l'organisme social par le régime monothéique du moyen âge, il ne -faut pas croire que la supériorité légale du clergé relativement à tous -les autres ordres résultât uniquement, ni même principalement, de son -caractère religieux. Elle dérivait surtout d'un principe plus profond -et plus universel, suivant la tendance involontaire de l'appréciation -humaine vers la prééminence spéculative. L'accroissement effectif de -cette tendance constante, malgré la décadence continue des influences -purement religieuses, montre clairement qu'elle est plus désintéressée -qu'on n'a coutume de le supposer, et qu'elle indique directement une -disposition spontanée de notre intelligence à estimer davantage les -conceptions les plus générales. Mais, par cela même, cette première -subordination ne pourra devenir irrévocablement réalisable, dans -l'économie positive, que lorsque les élémens actuels de la nouvelle -classe spéculative seront enfin suffisamment dégagés de la spécialité -dispersive qui, après avoir été indispensable à leur préparation, -constitue aujourd'hui le principal obstacle à leur installation -sociale, certainement impossible sans leur propre systématisation -préalable[32]. Quand la régénération philosophique aura convenablement -ramené ces divers élémens à une véritable unité, d'ailleurs pleinement -compatible avec une saine répartition intérieure, correspondante à la -diversité secondaire des besoins et des aptitudes, alors seulement -cette classe obtiendra réellement l'éminente position que comporte -sa nature, et dont sa présente situation ne peut donner qu'une -très-faible idée. Une superficielle appréciation pourrait d'abord -faire envisager cette prééminence nécessaire de la dignité spéculative -comme contraire à notre principe fondamental de la séparation des deux -puissances; mais les explications du cinquante-quatrième chapitre, -suffisamment complétées ci-dessus, préviendront, j'espère, chez -tout lecteur judicieux, une aussi grave inconséquence; puisque nous -avons directement reconnu que, dans la sociabilité moderne, la -considération et la puissance étaient nécessairement distribuées selon -des lois tellement différentes, que leurs degrés supérieurs s'excluent -essentiellement. Or il s'agit ici de l'ordre de dignité, et non de -l'ordre de pouvoir, du rang occupé dans l'estime universelle et non -de l'influence directe exercée sur les actes réels. Bien loin que -la prééminence nécessaire de la classe spéculative sous le premier -aspect puisse aucunement altérer l'indispensable séparation des deux -puissances, c'est par là , au contraire, que cette division doit être -suffisamment consolidée: car, si celle des deux forces positives qui -est inévitablement inférieure en ascendant temporel, l'était aussi -en considération sociale, une telle pondération serait aussitôt -détruite, par l'entière dégradation de l'autorité spirituelle. C'est -précisément de l'opposition naturelle de ces deux sortes de suprématie -que résultera entre les deux pouvoirs un état normal de rivalité -générale, heureusement incompatible avec le despotisme prolongé d'aucun -d'eux, et qui, malgré sa tendance inévitable à susciter quelquefois -de graves conflits, n'en constituera pas moins, comme je l'ai montré, -la principale source régulière du mouvement politique. Du reste, en -se reportant au principe philosophique de notre théorie hiérarchique, -il est clair que la même conception scientifique qui établit la -dignité supérieure de la classe spéculative, indique directement la -prépondérance pratique du pouvoir actif en la rattachant à l'ascendant -nécessaire de la vie organique proprement dite chez les plus éminentes -natures animales, sans excepter la nature humaine, même parvenue à son -plus noble développement social, suivant les explications décisives des -quarantième et cinquante-unième chapitres. - - Note 32: Dans leur dédain stupide pour toute philosophie - générale, la plupart des savans actuels, surtout en France, - ne comprennent pas, à cet égard, que leur aveugle antipathie - est en réalité nécessairement contraire au juste sentiment de - dignité sociale que leur inspire spontanément le caractère - spéculatif. Il est pourtant sensible que si cette opposition - rétrograde à l'essor de tout esprit philosophique pouvait - effectivement prévaloir, les praticiens viendraient bientôt, - sous la même impulsion plus prolongée, discréditer à leur - tour l'esprit scientifique proprement dit. Le régime de - la spécialité, naturellement lié à la prépondérance des - applications directes, conduirait nécessairement les simples - ingénieurs à éliminer les vrais savans, aux mêmes titres - que ceux-ci proclament aujourd'hui contre les véritables - philosophes. Arguant avec raison de la généralité supérieure - de leurs conceptions habituelles pour légitimer leur - prééminence mentale sur les praticiens, comment ces savans - ne comprennent-ils pas que des vues encore plus générales - doivent assurer à l'esprit philosophique, sous la seule - condition d'une suffisante positivité, une supériorité - non moins légitime sur l'esprit scientifique actuel? - L'inconséquence évidente d'une telle disposition ne peut - s'expliquer réellement que par l'influence d'un déplorable - empirisme, spontanément rattaché à des instincts égoïstes que - j'ai déjà suffisamment caractérisés. - -Nous avons ainsi suffisamment apprécié la principale division sociale, -celle qui correspond aux deux modes les plus distincts de l'existence -humaine, et qui régularise les deux manières les plus différentes de -classer les hommes, selon la capacité ou selon la puissance. Il devient -dès lors facile de caractériser, d'après le même principe hiérarchique, -la plus importante subdivision de chacune de ces deux grandes classes, -déjà indiquée d'ailleurs, quoiqu'à une autre fin, au début de ce -volume. Quant à la classe spéculative, elle se décompose évidemment -en deux très-distinctes, suivant les deux directions fort différentes -qu'y prend le commun esprit contemplatif, tantôt philosophique ou -scientifique, tantôt esthétique ou poétique. Malgré la similitude -essentielle de mœurs et d'opinions qui doit rapprocher spontanément ces -deux natures contemplatives, en les séparant nettement de la nature -active, leur évidente diversité n'en constitue pas moins une nouvelle -application irrécusable de notre théorie de coordination. Quelle que -soit l'importance sociale des beaux-arts, comme je l'ai soigneusement -expliqué aux cinquante-troisième et cinquante-sixième chapitres, et -quoique l'avenir leur réserve une éminente mission, que j'indiquerai -directement à la fin de ce volume, il n'est pas douteux que le point de -vue esthétique ne soit moins général et moins abstrait que le point de -vue scientifique ou philosophique. Celui-ci est immédiatement relatif -aux conceptions fondamentales destinées à diriger l'exercice universel -de la raison humaine; tandis que l'autre se rapporte seulement aux -facultés d'expression, qui ne sauraient jamais occuper le premier rang -dans notre système mental: en sorte que, chez la classe philosophique, -le type humain s'approche nécessairement davantage de sa perfection -caractéristique, par un essor supérieur des facultés d'abstraire, -de généraliser et de coordonner, qui constituent certainement la -principale prééminence de l'humanité sur l'animalité. Le principe -biologique de notre hiérarchie sociale représente directement cette -inégalité nécessaire entre les deux classes spirituelles: car si, -en descendant l'échelle animale, les aptitudes industrielles sont -celles qui, à raison de leur dignité inférieure, persistent le plus -longtemps, on voit aussi les aptitudes esthétiques, sans se prolonger, -à beaucoup près, autant, disparaître néanmoins plus tard que les -aptitudes scientifiques, lesquelles, appréciées suivant leur attribut -essentiel d'une certaine prévision des phénomènes, cessent ainsi bien -plus promptement que toutes les autres, en témoignage incontestable de -leur universelle suprématie. Pour la classe active ou pratique, qui -nécessairement embrasse l'immense majorité, son développement plus -complet et plus prononcé a déjà dû rendre ses divisions essentielles -encore plus tranchées et mieux appréciables; en sorte que, à leur -égard, la théorie hiérarchique n'a guère qu'à rationnaliser les -distinctions consacrées jusqu'ici par l'usage spontané. Il faut, à cet -effet, y considérer d'abord la principale décomposition de l'activité -industrielle, suivant qu'elle se borne à la production proprement -dite, ou qu'elle se rapporte à la transmission des produits: le -second cas est évidemment supérieur au premier quant à l'abstraction -des opérations et à la généralité des rapports; aussi est-il plus -exclusivement propre à l'humanité. On doit ensuite subdiviser chacun -d'eux selon que la production concerne la simple formation des -matériaux ou leur élaboration directe, et que la transmission est -immédiatement relative aux produits mêmes ou seulement à leurs signes -représentatifs: il est clair que, des deux parts, le dernier ordre -industriel présente un caractère plus général et plus abstrait que le -précédent, conformément à notre règle constante de classement. Ces deux -décompositions successives constituent spontanément la vraie hiérarchie -industrielle, en plaçant au premier rang les banquiers, à raison de la -généralité et de l'abstraction supérieures de leurs opérations propres, -ensuite les commerçans proprement dits, puis les manufacturiers, et -enfin les agriculteurs, dont les travaux sont nécessairement plus -concrets et les relations plus spéciales que chez les trois autres -classes pratiques. - -À cette coordination fondamentale de la nouvelle économie sociale, -il serait ici déplacé d'ajouter aucune subdivision plus secondaire, -soit spéculative, soit active; outre que des distinctions trop -multipliées, quelle qu'en fût l'homogénéité, offriraient d'abord le -grave inconvénient d'altérer ou de dissimuler l'unité nécessaire -des classes correspondantes. Quand le progrès de la réorganisation -positive en aura suffisamment indiqué la nécessité, il sera facile de -les déterminer graduellement par l'application plus prolongée du même -principe hiérarchique, sans qu'il convienne de trop anticiper, à cet -égard, sur les besoins successifs. C'est pourquoi je m'abstiens à -dessein de combiner ici les diverses indications spontanément obtenues -dans les volumes précédens quant à la décomposition rationnelle de -l'ordre spéculatif, soit scientifique, soit même esthétique, afin -d'éviter toute discussion prématurée, qui pourrait faire oublier ou -méconnaître la principale considération. Je dois seulement, envers le -premier, rappeler directement la remarque déjà mentionnée, au début de -ce volume, sur la distinction provisoire entre l'esprit scientifique -proprement dit et l'esprit vraiment philosophique. Tout en appliquant -cette distinction dans notre élaboration dynamique, qui sans cela -eût été confuse, j'ai soigneusement averti qu'elle ne pouvait avoir -qu'une simple destination historique, pour la partie de la transition -moderne où ces deux esprits ont été, en effet, exceptionnellement -séparés; mais qu'une telle division devait être radicalement écartée -pour la conception statique de l'ordre final, dont elle empêcherait -directement l'appréciation rationnelle, comme reposant sur une vicieuse -opposition entre des facultés essentiellement identiques, sauf les -inégalités de degré. Quoique j'aie eu ci-dessus implicitement égard à -cette indispensable condition, son importance me détermine cependant, -afin de prévenir toute incertitude, à en formuler ici une dernière -expression directe, en indiquant que, à l'état positif, la science et -la philosophie, ainsi qu'elles doivent être conçues l'une et l'autre, -seront désormais entièrement confondues; en sorte que le reste de ce -volume emploiera indifféremment l'une ou l'autre dénomination. - -Envers les subdivisions ultérieures de la hiérarchie positive, la -seule considération vraiment essentielle qu'il faille signaler ici, -consiste en ce qu'elles émaneront toujours du même principe fondamental -qui vient de nous fournir les distinctions primordiales, de façon à -maintenir constamment l'unité nécessaire du classement social. Pour -caractériser nettement une telle uniformité, il suffira de l'étendre -directement à la plus extrême subordination industrielle, celle qui, -dans chaque espèce de travaux, existe entre l'entrepreneur proprement -dit et l'opérateur immédiat. Or cette coordination, la plus élémentaire -de toutes, et qui, par suite, comporte, surtout aujourd'hui, les plus -dangereuses collisions, à raison de la continuité et de l'intimité des -contacts, se rattache évidemment à notre principe hiérarchique; puisque -le caractère propre de l'entrepreneur est certainement plus général -et plus abstrait que celui du simple ouvrier, dont l'action et la -responsabilité sont moins étendues. Ainsi cette dernière subordination, -si importante à consolider, n'est assurément, en elle-même, ni -plus arbitraire, ni moins immuable qu'aucune des autres: à l'état -normal, elle ne constitue pas davantage un abus de la force ou de la -richesse, et repose sur les mêmes titres que les relations les moins -contestées. Quoi qu'il en soit, il n'est plus douteux que le principe -propre à expliquer ainsi, conformément aux indications spontanées de -la raison publique, à la fois les cas les plus généraux et les plus -particuliers, s'adaptera sans effort à une pareille appréciation des -divers cas intermédiaires, aussitôt que l'application sociale l'exigera -véritablement, malgré qu'on doive maintenant écarter, à ce sujet, toute -vicieuse anticipation. - -Par une facile combinaison des différentes indications qui précèdent, -chacun peut désormais concevoir spontanément une première esquisse -rationnelle de l'ensemble de l'économie positive, régulièrement -disposé en une seule série statique, ordonnée suivant la généralité -et l'abstraction toujours décroissantes du caractère social -correspondant, et destinée à servir de base ultérieure à toute saine -spéculation quelconque sur l'harmonie finale des sociétés modernes. -La subordination normale qui en résulte sera naturellement consolidée -d'après son intime homogénéité; puisque, dans une telle hiérarchie, -chaque classe ne peut méconnaître la dignité supérieure des précédentes -qu'en altérant aussitôt son propre titre essentiel envers les -suivantes, vu l'uniformité constante du principe de coordination: les -classes même les plus inférieures ne sauraient oublier que ce principe -coïncide nécessairement avec celui qui, plus largement appliqué, -légitime la supériorité de l'homme envers tous les autres animaux: on -voit, en outre, d'après les explications du cinquantième chapitre, que -ce même principe hiérarchique, étendu jusqu'à l'ordre domestique, y -comprend la véritable loi de la subordination des sexes. - -En imposant régulièrement des obligations morales d'autant plus -étendues et plus sévères à mesure que les influences sociales -deviennent plus générales, la commune éducation fondamentale, -ultérieurement complétée par des institutions convenables, tendra -directement à contenir d'ailleurs, autant que possible, les abus -inhérens à ces inégalités nécessaires. Mais, en outre, la série -statique, considérée en sens inverse, offre, par sa nature, une -compensation inévitable, quoique insuffisante, directement propre -à neutraliser d'exorbitantes prétentions; car, à mesure que les -opérations sociales deviennent ainsi plus particulières et plus -concrètes, leur utilité réelle devient aussi, de toute nécessité, plus -directe et moins contestable, et par suite mieux assurée; en même -temps, l'existence est plus indépendante[33] et la responsabilité -moins étendue, en raison des relations plus circonscrites et d'une -correspondance plus immédiate aux besoins les plus indispensables: -en sorte que, si les premiers rangs s'honorent justement d'une -coopération plus éminente et plus difficile, les derniers s'attribuent -légitimement, à leur tour, un office plus certain et plus urgent; -en restreignant suffisamment leurs désirs, ceux-ci pourraient -provisoirement subsister par eux-mêmes, sans dénaturer leur caractère -essentiel, tandis que les autres ne le pourraient aucunement. Outre -les garanties naturelles qu'une telle opposition fournit directement -à l'harmonie sociale, elle est évidemment très-favorable au bonheur -privé, qui, une fois qu'est suffisamment consolidée la satisfaction -des principales nécessités, dépend surtout d'une moindre sollicitude -habituelle, du moins dans les cas, de plus en plus communs désormais, -où le caractère individuel est assez conforme à la condition sociale; -de façon que les derniers rangs des populations positives pourront, à -cet égard, tirer d'importantes ressources de l'heureuse insouciance -qui leur est propre, et qui constituerait, au contraire, un grave -défaut chez des classes plus élevées. Il est clair d'ailleurs que -ces différentes tendances élémentaires de la nouvelle économie ne -pourront obtenir une pleine efficacité sociale que lorsque le système -fondamental de l'éducation universelle aura convenablement développé -les mœurs et les attributs qui doivent y distinguer les divers -ordres, et dont la confusion actuelle ne saurait offrir aucune idée: -mais, à raison même d'une telle corrélation, je devais ici indiquer -sommairement tous ces aperçus, afin de mieux signaler les conditions -essentielles de la grande élaboration philosophique qui doit servir de -base à l'éducation positive. - - Note 33: Au sujet de cette indépendance croissante, - il importe ici de résoudre sommairement une objection - très-naturelle, suscitée par l'apparente contradiction - d'une telle remarque avec une autre notion plus essentielle - établie, dès le début de ce Traité, envers la hiérarchie - scientifique, première source philosophique de notre théorie - actuelle du classement universel: car nous avons alors - reconnu (_voyez_ la deuxième leçon) que l'indépendance des - spéculations humaines augmentait nécessairement avec leur - généralité, tandis qu'ici nous voyons les opérations sociales - devenir spontanément plus indépendantes à mesure qu'elles - sont plus particulières. Mais l'opposition est facile à - expliquer, en ayant suffisamment égard à la différence - inévitable entre la vie spéculative et la vie active. Dans - l'ordre théorique, où le but n'est que de penser, il est - clair que les conceptions les plus abstraites doivent le - moins dépendre de toutes les autres, qui leur sont, au - contraire, essentiellement subordonnées. Il n'en peut plus - être ainsi dans l'ordre pratique, où il faut surtout exister - et agir, ce qui doit ériger l'actualité des opérations - en principale condition de leur indépendance, dès lors - croissante quand les fonctions deviennent plus concrètes - et moins générales. Cette marche inverse des deux séries - positives sous un aspect aussi important ne constitue donc - aucune contradiction véritable: elle signale seulement un - nouveau motif essentiel de comprendre combien est réelle et - indispensable notre distinction fondamentale entre les deux - modes principaux de la vie sociale; distinction sans laquelle - il serait impossible, à tous égards, d'établir aucune exacte - appréciation de l'ensemble de l'économie moderne. - -Considérée quant aux degrés successifs de la prépondérance matérielle, -désormais mesurée surtout par la richesse, notre série statique -présente nécessairement des résultats opposés, selon qu'on y envisage -l'ordre spéculatif ou l'ordre actif; car, dans le premier, cette -prépondérance diminue, tandis que, dans le second, elle augmente, -en suivant, de part et d'autre, la hiérarchie ascendante. En effet, -les lois naturelles du mouvement des richesses, si mal appréciées -jusqu'ici par la métaphysique économique, font à la fois dépendre un -tel ascendant de deux conditions très-distinctes, qui, dans leur plus -grande intensité respective, sont directement opposées, l'extension -plus générale et l'utilité plus directe des diverses coopérations -sociales. Tant que les travaux humains, en se généralisant, restent -néanmoins assez concrets pour que leur utilité demeure immédiatement -appréciable à la raison commune, il n'est pas douteux que cette -extension tend, par elle-même, à procurer une plus haute rétribution -spéciale des services rendus. Mais quand cet office social, devenu -trop abstrait, ne comporte qu'une appréciation indirecte, lointaine et -confuse, il est également incontestable que, malgré l'accroissement -réel de son utilité finale, à raison d'une généralité supérieure, -il procurera nécessairement une moindre richesse, par suite de -l'insuffisante estimation privée d'une coopération dont l'influence -partielle ne saurait plus comporter aucune exacte analyse usuelle. -C'est sur l'oubli d'une telle opposition que repose directement -le dangereux sophisme d'après lequel on prétendrait aujourd'hui, -d'une manière plus ou moins explicite, ériger la richesse en mesure -universelle et exclusive de la participation sociale, sans distinguer, -à cet égard, entre l'ordre spéculatif et l'ordre actif; sophisme -éminemment perturbateur, qui tend à bouleverser l'économie moderne, -en étendant au premier ordre la loi qui ne convient qu'au second. Si, -par exemple, la coopération finale, même purement industrielle, des -grandes découvertes astronomiques qui ont tant perfectionné l'art -nautique, pouvait être suffisamment appréciée dans chaque expédition -particulière, il est sensible qu'aucune fortune actuelle ne pourrait -donner une idée de la monstrueuse accumulation de richesses qui se -serait ainsi déjà réalisée chez les héritiers temporels d'un Kepler, -d'un Newton, etc., fixât-on même leur rétribution partielle au taux -le plus minime. Rien n'est plus propre que de telles hypothèses à -manifester l'absurdité du prétendu principe relatif à la rémunération -uniformément pécuniaire de tous les services réels, en faisant -comprendre que l'utilité la plus étendue, en tant que trop lointaine -et trop diffuse par une suite nécessaire de sa généralité supérieure, -ne saurait trouver sa juste récompense que dans une plus haute -considération sociale. Cette distinction est tellement nécessaire -que, même chez la classe spéculative, l'ordre esthétique, à raison -d'une plus facile appréciation privée, quoique son utilité finale soit -certainement moindre, comporte naturellement une plus grande extension -de richesses que l'ordre scientifique, dont l'existence serait -presque impossible sans l'intervention continue de la sollicitude -publique; malgré que certains économistes aient sérieusement -proposé d'abandonner aux seuls intérêts particuliers la protection -habituelle des travaux les plus abstraits. D'après l'ensemble des -considérations précédentes, il est clair que le principal ascendant -pécuniaire doit résider vers le milieu de la hiérarchie totale, chez -la classe des banquiers, naturellement placée à la tête du mouvement -industriel, et dont les opérations ordinaires, sans cesser d'admettre -une exacte appréciation directe, offrent précisément le degré de -généralité le plus convenable à l'accumulation des capitaux. Or, -en même temps, ces caractères essentiels, envisagés sous un nouvel -aspect, tendent spontanément à rendre cette classe réellement digne -d'une telle prépondérance temporelle; du moins, comme envers toutes -les autres, quand son éducation propre sera en suffisante harmonie, -intellectuelle et morale, avec sa destination sociale; car l'habitude -d'entreprises plus abstraites et plus étendues, devant y développer -davantage l'esprit d'ensemble, y suscite une plus grande aptitude aux -combinaisons politiques que dans tout le reste de l'ordre pratique; en -sorte que là surtout se trouvera placé le principal siége ultérieur du -pouvoir temporel proprement dit. Il faut d'ailleurs noter, à ce sujet, -que cette classe sera toujours, par sa nature, la moins nombreuse des -classes industrielles; car, en général, la hiérarchie positive doit -nécessairement offrir une croissante extension numérique, à mesure que -les travaux, devenus plus particuliers et plus urgens, admettent et -exigent à la fois des agens plus multipliés. - -Envisagée sous un autre aspect, l'appréciation précédente conduit -naturellement à compléter l'explication générale par laquelle nous -avons dû préparer cette sommaire détermination de la hiérarchie -positive; car le caractère public que l'économie nouvelle imprimera -nécessairement aux fonctions qualifiées aujourd'hui de privées ne -doit influer essentiellement que sur la manière de concevoir leur -commune destination sociale, et n'affectera nullement le mode effectif -de leur accomplissement, comme je l'ai déjà indiqué. À mesure que -l'intelligence et la sociabilité se développent à la fois, l'activité -individuelle devient susceptible de saisir spontanément, et, par suite, -d'administrer convenablement des relations d'autant plus étendues: -en sorte que l'exécution spéciale des diverses opérations publiques -peut être de plus en plus confiée à l'industrie privée, quand elles -offrent des avantages assez directs et assez prochains, sans qu'une -telle modification administrative doive d'ailleurs altérer, en aucune -manière, la conception, toujours éminemment sociale, ni, par suite, -l'indispensable discipline, des travaux correspondans. Mais il est -clair que, sous cet aspect, les diverses fonctions de l'organisme -positif doivent offrir des différences essentielles, suivant leur -généralité et leur actualité fort inégales. Toutes celles de l'ordre -actif, même les plus éminentes, pourront être finalement livrées sans -danger au jeu naturel des impulsions individuelles, convenablement -préparées par une sage éducation: en y réservant toujours la haute -intervention facultative de la direction centrale, il importera -beaucoup d'y éviter les abus de l'esprit réglementaire, qui tendrait -à étouffer une salutaire spontanéité, source directe des plus heureux -progrès, à l'égard d'offices alors suffisamment appréciables à la -raison commune. Dans l'ordre spéculatif, au contraire, une efficacité -sociale trop détournée, trop lointaine, et, par suite, trop peu sentie -du vulgaire, sans être pourtant moins réelle ni moins intense, -doit nécessairement conduire, quoiqu'en n'y dédaignant pas l'appui -secondaire de l'estimation privée, à y placer directement les divers -travaux habituels sous la protection normale de la munificence -publique: ce qui fera davantage ressortir le caractère politique de -ces fonctions, à mesure qu'elles deviendront plus générales et plus -abstraites, et dès lors moins susceptibles d'appréciation individuelle. -Tel est le seul sens régulier suivant lequel la distinction des -professions en privées et publiques devra continuer à subsister, mais -toujours subordonnée directement à la notion fondamentale d'une commune -destination sociale. - -D'après l'ensemble de notre élaboration sociologique, il serait -assurément superflu d'ajouter ici aucune explication directe sur la -composition nécessairement mobile des diverses classes quelconques -de la hiérarchie positive. L'éducation universelle est, sous ce -rapport, éminemment propre, sans exciter une ambition perturbatrice, à -placer chacun dans la condition la plus convenable à ses principales -aptitudes, en quelque rang que sa naissance l'ait jeté. Cette heureuse -influence, beaucoup plus dépendante, par sa nature, des mÅ“urs publiques -que des institutions politiques, exige deux conditions opposées, -mais également indispensables, dont l'accomplissement continu doit -d'ailleurs ne porter aucune atteinte aux bases essentielles de -l'économie générale: il faut, d'une part, que l'accès de toute carrière -sociale reste constamment ouvert à de justes prétentions individuelles, -et que cependant, d'une autre part, l'exclusion des indignes y demeure -sans cesse praticable; d'après la commune appréciation des garanties -normales, à la fois intellectuelles et morales, que l'éducation -fondamentale aura spécialement formulées pour chaque cas important. -Sans doute, après que la confusion actuelle aura suffisamment abouti à -un premier classement régulier, de telles mutations, quoique toujours -possibles, et même réellement accomplies, devront ensuite devenir -essentiellement exceptionnelles, en tant que fortement neutralisées par -la tendance naturelle à l'hérédité des professions: puisque la plupart -des hommes ne sauraient avoir, en réalité, de vocations déterminées, -et que, en même temps, la plupart des fonctions sociales n'en exigent -pas; ce qui conservera nécessairement à l'imitation domestique une -grande efficacité habituelle, sauf les cas très-rares d'une véritable -prédisposition. L'éducation rationnelle constituera d'ailleurs la plus -puissante garantie contre la direction oppressive que pourrait faire -craindre cette tendance héréditaire, dès lors spontanément contenue, -par les mÅ“urs autant que par les lois, entre les limites générales où -elle devra exercer ordinairement une influence également salutaire sur -l'ordre public et sur le bonheur privé. Il serait, du reste, évidemment -chimérique de redouter la transformation ultérieure des classes en -castes, dans une économie entièrement dégagée du principe théologique; -car il est clair que les castes n'ont jamais pu exister solidement sans -une véritable consécration religieuse. L'élite de l'humanité a depuis -longtemps passé la dernière phase sociale suffisamment compatible -avec le régime des castes, dont l'extrême vestige tend certainement -à disparaître aujourd'hui chez la population la plus avancée, comme -je l'ai assez indiqué. Il ne faut pas que des terreurs puériles -deviennent, à cet égard, l'occasion ou le prétexte d'une opposition -indéfinie à toute vraie classification sociale, quand la prépondérance -de l'esprit positif, toujours accessible, par sa nature, à une sage -discussion, devra spontanément dissiper les inquiétudes qu'entretient -encore, sous ce rapport, le caractère vague et absolu des conceptions -théologico-métaphysiques. - -Ayant maintenant assez caractérisé la théorie hiérarchique propre -au système final de l'éducation universelle, il ne nous reste plus -ici, pour avoir enfin apprécié suffisamment la grande réorganisation -spirituelle des sociétés modernes, qu'à y considérer, d'une manière -sommaire mais directe, un dernier attribut essentiel, en indiquant -convenablement son intime solidarité avec les justes réclamations -sociales propres aux classes inférieures. Il faut, à cet effet, -signaler successivement la principale influence d'une telle connexité, -soit sur la masse populaire, soit sur la classe spéculative. - -Un pouvoir spirituel quelconque doit être, par sa nature, -essentiellement populaire: puisque, sa mission caractéristique -consistant surtout à faire, autant que possible, directement prévaloir -la morale universelle dans l'ensemble du mouvement social, son devoir -le plus étendu se rapporte à la constante protection des classes les -plus nombreuses, habituellement plus exposées à l'oppression, et avec -lesquelles l'éducation commune lui fait davantage entretenir des -contacts journaliers. Rien ne pouvait mieux témoigner l'irrévocable -décadence de la puissance catholique, que de la voir graduellement -abandonner, pendant le cours de la grande transition moderne, cette -double fonction continue d'éclairer et de défendre le peuple, qui, -au moyen âge, l'avait si noblement occupée: son intime répugnance -envers l'instruction populaire, et sa prédilection spontanée pour -les intérêts aristocratiques, constituent aujourd'hui les signes -les moins équivoques du caractère profondément rétrograde de cette -corporation déchue, depuis longtemps absorbée par le soin de plus en -plus difficile de sa propre conservation. Pareillement, les chétives -autorités spirituelles émanées du protestantisme ont toujours manifesté -involontairement la nullité sociale inhérente, dès le début, à leur -défaut radical d'indépendance, d'après leur commune inaptitude à la -protection normale des classes inférieures. De même, enfin, l'empirisme -et l'égoïsme qui rétrécissent aujourd'hui les vues et les sentimens -chez les divers élémens spéculatifs propres à la société moderne, et -qui les rendent encore indignes de tout véritable ascendant social, -ne sauraient être, sous l'aspect politique, mieux caractérisés que -par les étranges inclinations aristocratiques de tant de savans et -d'artistes, qui, oubliant leur origine prolétaire, dédaigneraient -de consacrer à l'instruction et à la défense du peuple l'influence -qu'ils ont déjà obtenue, et qu'ils emploieraient plus volontiers à -consolider des prétentions oppressives. Sans insister davantage à cet -égard, il est d'abord évident que, dans l'état normal de l'économie -finale, la puissance spirituelle sera spontanément liée à la masse -populaire par des sympathies communes, tenant à une certaine similitude -de situation pratique et à des habitudes équivalentes d'imprévoyance -matérielle, ainsi que par des intérêts analogues envers les chefs -temporels, maîtres nécessaires des principales richesses. Mais il -faut surtout remarquer l'intime efficacité populaire de l'autorité -spéculative, soit à raison de son office fondamental pour l'éducation -universelle, soit ensuite d'après l'intervention régulière que, suivant -nos indications antérieures, elle devra toujours exercer au milieu des -divers conflits sociaux, afin d'y développer convenablement l'influence -modératrice habituellement inhérente à l'élévation de ses vues et à la -générosité de ses inclinations. Sous l'un et l'autre aspect, quoique -l'éminente destination d'un tel pouvoir ne doive, sans doute, jamais -prendre aucun caractère exclusif, incompatible avec son impartialité -nécessaire, il est néanmoins évident que sa principale sollicitude -sera dirigée habituellement vers les classes inférieures, qui, d'une -part, ont beaucoup plus besoin d'une éducation publique à laquelle -leurs moyens privés ne sauraient suppléer, et qui, d'une autre part, -sont bien plus exposées aux lésions journalières. Longtemps avant que -l'organisation spirituelle puisse être suffisamment constituée, ces -diverses tendances fondamentales comporteront une véritable efficacité -sociale, comme je l'ai déjà expliqué à d'autres égards, par l'influence -immédiate de la grande élaboration philosophique que nous avons vue -devoir préparer directement la régénération finale. D'un côté, une -noble ardeur privée, à laquelle les gouvernemens européens ne voudront -ni ne pourront s'opposer, entraînera spontanément la plupart des -esprits spéculatifs à faciliter déjà la systématisation ultérieure -de l'éducation universelle en consacrant une partie de leur activité -continue à une sage propagation de l'instruction positive, soit -scientifique, soit esthétique, chez les classes maintenant dépourvues -de toute culture mentale, et dont l'essor intellectuel peut être -beaucoup plus développé qu'on ne le suppose sous la seule intervention -de ces efforts volontaires, antérieurs à tout établissement régulier; -du moins quand un juste sentiment du principal besoin de la société -actuelle aura partout suscité le zèle convenable[34]. Même avec les -élémens très-imparfaits qui existent aujourd'hui, et sans aucune -active assistance du pouvoir, cette opération préalable pourrait être -bientôt poussée au point, surtout en France, d'imprimer aux justes -réclamations populaires une consistance philosophique et une dignité -morale directement propres à déterminer enfin une attention sérieuse -et durable chez les classes prépondérantes. Le principal obstacle -serait, à cet égard, certainement levé si les esprits convenablement -spéculatifs étaient animés de véritables convictions philosophiques, -susceptibles d'y dissiper l'empirisme et d'y refouler l'égoïsme. Sous -le second aspect mentionné ci-dessus, les heureux effets populaires -de l'élaboration philosophique, quoique moins aisément appréciables, -et devant exiger ici plus d'explications que les précédens, ne seront -assurément ni moins réels, ni moins étendus, ni moins nécessaires, -soit qu'ils consistent à éclairer convenablement le peuple sur ses -vrais intérêts, soit qu'ils se rapportent à leur défense immédiate -auprès des classes dirigeantes. D'abord, en faisant prévaloir la -réorganisation spirituelle, et dissipant sans retour les illusions -relatives à l'efficacité illimitée des institutions proprement dites, -la philosophie positive imprimera graduellement aux vÅ“ux populaires la -direction permanente la plus favorable à leur satisfaction normale, -comme je l'ai déjà indiqué en général, par cela seul qu'elle fera -justement apprécier la supériorité réelle des solutions essentiellement -morales sur les solutions purement politiques. Les dispositions -populaires, perdant ainsi tout caractère anarchique, cesseront à la -fois de fournir aux jongleurs et aux utopistes un dangereux moyen de -perturbation sociale, et d'offrir aux classes supérieures un motif -ou un prétexte d'ajourner indéfiniment toute large transaction. Il -suffit ici de signaler distinctement une telle influence philosophique -relativement aux questions les plus orageuses, au sujet desquelles -on s'efforce aujourd'hui de développer, chez les prolétaires, des -sentimens envieux et des conceptions chimériques, aussi incompatibles -avec leur propre bonheur qu'avec l'harmonie générale. Après avoir -expliqué les lois naturelles qui, dans le système de la sociabilité -moderne, doivent déterminer l'indispensable concentration des -richesses parmi les chefs industriels, la philosophie positive fera -sentir qu'il importe peu aux intérêts populaires en quelles mains se -trouvent habituellement les capitaux, pourvu que leur emploi normal -soit nécessairement utile à la masse sociale. Or, cette condition -essentielle dépend bien davantage, par sa nature, des moyens moraux que -des mesures politiques. Des vues étroites et des passions haineuses -auraient beau instituer légalement, contre l'accumulation spontanée -des capitaux, de laborieuses entraves, au risque de paralyser -directement toute véritable activité sociale, il est clair que ces -procédés tyranniques comporteraient beaucoup moins d'efficacité réelle -que la réprobation universelle, appliquée par la morale positive -à tout usage trop égoïste des richesses possédées; réprobation -d'autant plus irrésistible que ceux-là même qui devraient la subir -n'en pourraient récuser le principe, inculqué à tous par la commune -éducation fondamentale, comme l'a montré le catholicisme, au temps de -sa prépondérance. Une appréciation analogue convient également à tous -les divers dangers plus ou moins inséparables de l'état de propriété, -et envers chacun desquels, après avoir écarté les exagérations -vulgaires, la philosophie positive démontrera toujours que leur -répression possible dépend surtout des opinions et des mÅ“urs, dont la -souveraine influence peut seule, sans aucune perturbation, diriger -graduellement vers le bonheur commun les dispositions émanées des -situations les plus susceptibles d'abus. On ne saurait donc méconnaître -l'aptitude caractéristique de la nouvelle action philosophique à -réformer utilement les tendances populaires d'après une judicieuse -analyse des principales difficultés sociales, et par une salutaire -transformation des questions de droit en questions de devoir, ainsi que -je l'ai indiqué. Mais, en signalant au peuple la nature essentiellement -morale de ses plus graves réclamations, la même philosophie fera -nécessairement sentir aussi aux classes supérieures le poids d'une -telle appréciation, en leur imposant avec énergie, au nom de principes -qui ne sont plus ouvertement contestables, les grandes obligations -morales inhérentes à leur position: en sorte que, par exemple, au sujet -de la propriété, les riches se considéreront moralement comme les -dépositaires nécessaires des capitaux publics, dont l'emploi effectif, -sans pouvoir jamais entraîner aucune responsabilité politique, sauf -quelques cas exceptionnels d'extrême aberration, n'en doit pas moins -rester toujours assujetti à une scrupuleuse discussion morale, -nécessairement accessible à tous sous les conditions convenables, et -dont l'autorité spirituelle constituera ultérieurement l'organe normal. -D'après une étude approfondie de l'évolution moderne, la philosophie -positive montrera que, depuis l'abolition de la servitude personnelle, -les masses prolétaires ne sont point encore, abstraction faite de toute -déclamation anarchique, véritablement incorporées au système social; -que la puissance du capital, d'abord moyen naturel d'émancipation -et ensuite d'indépendance, est maintenant devenue exorbitante dans -les transactions journalières; quelque juste prépondérance qu'elle -y doive nécessairement exercer, à raison d'une généralité et d'une -responsabilité supérieures, suivant la saine théorie hiérarchique. -En un mot, cette philosophie fera comprendre que les relations -industrielles, au lieu de rester livrées à un dangereux empirisme ou -à un antagonisme oppressif, doivent être systématisées suivant les -lois morales de l'harmonie universelle. Les devoirs populaires ainsi -imposés aux classes supérieures ne seront pas réglés par le principe -chrétien de l'aumône, qui, sans devoir jamais perdre son importance -secondaire, ne peut plus comporter aucune haute destination sociale, -d'après l'universelle amélioration réalisée à la fois, pendant le cours -de la transition moderne, dans la condition et la dignité humaines. -Ces devoirs nécessaires se formuleront surtout par l'obligation -fondamentale, soit individuelle, soit collective, de procurer à tous, -d'après les voies convenables, d'abord l'éducation, et ensuite le -travail, seules conditions permanentes que doivent avoir en vue les -justes réclamations sociales des prolétaires: leur prépondérance -générale devra d'ailleurs influer beaucoup sur la judicieuse -détermination ultérieure des salaires journaliers, sans qu'il convienne -aujourd'hui de soulever, à ce sujet, des discussions trop prématurées -pour n'être pas dangereuses. Il serait également intempestif de vouloir -maintenant apprécier jusqu'à quel point la plus grossière partie de -cette double obligation universelle sera plus tard susceptible d'être -spécialement fortifiée par les institutions politiques: l'essentiel est -de savoir que le principe en doit rester éminemment moral, sous peine à -la fois d'inefficacité et de perturbation, ce que je crois avoir ici -rendu suffisamment incontestable. - - Note 34: Une telle conviction, chez moi très-profonde et - fort ancienne, m'a fait attacher un intérêt soutenu au - cours populaire d'astronomie que je professe gratuitement, - depuis douze ans, à la municipalité du 3e arrondissement - de Paris, quoique les officieuses remontrances ne m'aient - certes pas manqué sur l'inutilité de cet enseignement - pour la classe que j'y ai surtout en vue, comme sur les - dérangemens personnels qu'il peut m'occasionner. Le choix - d'un sujet éminemment philosophique, son éloignement - spontané de toute grave préoccupation matérielle chez une - population non-maritime, et sa destination immédiate aux - classes inférieures, sans qu'aucune autre soit d'ailleurs - exclue, caractérisent assez la tendance directe et avouée - de cette opération à l'universelle propagation sociale de - l'esprit positif. Si quelques-uns de mes lecteurs ont déjà - remarqué ma constante persévérance à cet égard, ils doivent - maintenant apprécier l'intime solidarité d'un tel effort - avec l'ensemble de mon entreprise philosophique, dont la - pensée fondamentale imprimera toujours nécessairement à mes - travaux quelconques son impérieuse unité. J'ai voulu, par cet - exemple, donner, autant qu'il est en moi, le signal anticipé - de cette combinaison directe entre la puissance spéculative - et la force populaire, qui doit ultérieurement déterminer - la réorganisation politique, quand la raison publique sera - convenablement préparée. - -Tels sont, en aperçu, les éminens services que la grande cause -populaire doit immédiatement retirer de l'élaboration philosophique -destinée à préparer la réorganisation spirituelle des sociétés modernes -par la fondation graduelle du système universel de l'éducation -positive. Mais, quelle que soit leur extrême importance, on peut -assurer, en sens inverse, que la réaction nécessaire de cette intime -alliance sur la réalisation sociale de la nouvelle philosophie doit -être, par sa nature, d'un ordre encore plus élevé; en sorte que, dans -une telle combinaison, le peuple rendra aux philosophes plus même -qu'il n'en aura reçu. En considérant d'abord l'économie finale, il est -clair que l'adhésion populaire y constituera habituellement la plus -sûre garantie du pouvoir spirituel contre les tentatives oppressives -du pouvoir temporel. Quoique l'organisme positif soit nécessairement -affranchi de nombreuses causes perturbatrices propres à l'organisme -théologique du moyen âge, il ne faut pas croire néanmoins que les -graves collisions politiques, inhérentes au jeu naturel des passions -humaines, y doivent devenir ordinairement impossibles; seulement leur -caractère général sera profondément modifié. Si, malgré l'ascendant -religieux, la puissance catholique fut, comme nous l'avons vu, au -temps même de son plus grand triomphe, tant exposée aux usurpations -temporelles, on doit sentir, en général, que la spiritualité positive -n'en saurait être essentiellement préservée, malgré la nature beaucoup -plus conciliante de la nouvelle activité pratique et l'influence -plus prononcée de l'intelligence sur la conduite. La dépendance -matérielle, plus ou moins inévitable, de la corporation spéculative -envers les chefs temporels, principaux dispensateurs de la richesse, -fournira régulièrement à ceux-ci un moyen continu de développer à -son égard les orgueilleuses dispositions spontanément inspirées -par la prééminence pécuniaire, et qui d'ailleurs pourront alors -être souvent aigries par l'injuste dédain des théoriciens envers -les praticiens. Or, la masse populaire, également liée à ces deux -puissances, à l'une pour l'éducation fondamentale et l'assistance -morale, à l'autre pour le travail journalier et les secours matériels, -deviendra naturellement, beaucoup plus encore qu'au moyen âge, -le régulateur final de leurs principaux conflits, dont l'issue -effective dépendra toujours de la direction que suivra sa coopération -politique. Afin de compléter cette indication, il faut remarquer que -si, dans l'économie positive, davantage même que dans l'économie -catholique, les usurpations politiques doivent être à la fois bien -plus dangereuses et plus imminentes chez le pouvoir temporel que chez -le pouvoir spirituel, la pondération populaire devra, suivant une -compensation spontanée, favoriser communément l'autorité spirituelle, -avec laquelle les prolétaires ne sauraient avoir habituellement -que d'heureuses relations, tandis que leurs contacts journaliers -avec les chefs pratiques sont toujours plus ou moins altérés par -les sentimens d'envie que suscite trop souvent une supériorité de -richesse qui doit rarement sembler assez motivée. C'est seulement -au temps de son inévitable décadence que la puissance catholique a -vu, par un renversement décisif des dispositions antérieures, les -affections populaires se tourner de préférence vers ses antagonistes -temporels. De cet aperçu directement relatif à l'ordre normal, nous -pouvons aisément passer à une appréciation analogue, aujourd'hui plus -importante à caractériser, envers l'époque prochaine de sa préparation -graduelle. Si, en effet, l'assistance populaire, surtout morale, -et quelquefois politique, doit être envisagée comme habituellement -indispensable à la nouvelle autorité spirituelle, supposée réellement -parvenue à sa pleine installation sociale, à plus forte raison doit-on -penser qu'un tel appui lui sera nécessaire pour y arriver, puisque -les obstacles seront essentiellement les mêmes, et seulement plus -énergiques, envers cet avénement primitif qu'à l'égard du développement -ultérieur. C'est d'abord la judicieuse défense permanente des intérêts -populaires auprès des classes supérieures qui pourra seule procurer -directement, aux yeux de celles-ci, une sérieuse importance à l'action -philosophique, jusqu'alors en butte à l'aveugle dédain des hommes -d'état. Quand la nouvelle force spéculative aura convenablement -surgi, les grandes collisions pratiques, que l'absence totale de -systématisation industrielle doit désormais multiplier et aggraver de -plus en plus, constitueront, sans doute, les principales occasions -de son propre développement social, en faisant immédiatement sentir -à toutes les classes l'utilité croissante de son active intervention -morale, seule susceptible de tempérer suffisamment l'antagonisme -matériel, et de modifier habituellement les sentimens opposés d'envie -ou de dédain qu'il inspire de part ou d'autre. Les classes les -plus disposées aujourd'hui à ne reconnaître d'ascendant réel qu'à -la richesse seront alors amenées par des expériences décisives, et -peut-être fort douloureuses, à implorer la protection nécessaire de -cette même puissance spirituelle qu'elles regardent maintenant comme -essentiellement chimérique. Tous les motifs précédemment indiqués -pour faire comprendre que, dans le système normal de la sociabilité -moderne, l'autorité spéculative deviendra naturellement, en vertu de -l'élévation de ses vues et de l'impartialité de son caractère, le -principal arbitre des divers conflits pratiques, sont applicables, avec -bien plus d'énergie, pour constater son aptitude à pacifier les débats -analogues, mais beaucoup plus graves, que doit susciter l'anarchie -actuelle. Aussitôt que cette nouvelle influence philosophique sera -suffisamment développée, on peut assurer que son intervention morale -sera spontanément invoquée de tous côtés, à partir de l'époque -très-prochaine où le besoin croissant d'un tel modérateur ne pourra -plus être contesté. C'est ainsi que s'établira graduellement, en -raison des services rendus, un pouvoir qui, par sa nature, ne saurait -convenablement reposer que sur une libre adhésion universelle. En -considérant aujourd'hui, sous l'aspect le plus général, cette réaction -fondamentale de la cause populaire sur l'avénement de la réorganisation -spirituelle, on concevra facilement que la situation actuelle ne -comporte aucune autre impulsion réelle susceptible d'entraîner -suffisamment la société vers cette issue nécessaire. Les débats, de -plus en plus misérables, qui s'agitent maintenant à grand bruit parmi -les classes supérieures, tendent naturellement à écarter les esprits de -toute véritable réorganisation sociale, pour réduire de plus en plus -la politique officielle à des luttes personnelles, aussi stériles que -perturbatrices. Abstraction faite des intérêts populaires proprement -dits, on ne trouve plus, en effet, que des ambitions pleinement -compatibles avec la conservation indéfinie de l'organisme putréfié que -la décomposition moderne nous a transmis, pourvu que la direction leur -en soit livrée; en même temps, les habitudes métaphysiques, entretenues -par ces conflits constitutionnels, rendent les intelligences -radicalement incapables de s'élever à la conception d'aucun autre -système social. On peut donc affirmer aujourd'hui que rien de -fondamental ne saurait être entrepris dans la sphère, de plus en plus -étroite, de la politique légale; et, en ce sens, tous ceux qui tentent, -même aveuglément, d'en sortir, exercent partiellement une utile -influence, qui n'est pas entièrement annulée par leurs aberrations trop -fréquentes. Mieux on analysera cette situation, plus on se convaincra -que le point de vue populaire est désormais le seul qui puisse -spontanément offrir à la fois assez de grandeur et de netteté pour -placer convenablement les esprits actuels dans une direction vraiment -organique, suffisamment conforme aux indications philosophiques -résultées d'une saine appréciation de l'ensemble du passé humain. Les -vaines substitutions de personnes, ministérielles ou même royales, -qui préoccupent tant les divers partis actuels, doivent naturellement -devenir très-indifférentes au peuple, dont les propres intérêts sociaux -n'en sauraient être aucunement affectés; il en est à peu près ainsi, -au fond, des débats, en apparence plus graves, quoique réellement -analogues, relatifs à l'exercice actif de ce qu'on appelle les droits -politiques, pour lesquels les prolétaires modernes éprouveront -toujours fort peu d'attrait, malgré les artifices journaliers d'une -excitation métaphysique. Assurer convenablement à tous le travail -et l'éducation, comme je l'ai indiqué, constituera toujours le -seul objet essentiel de la politique populaire proprement dite: or -ce grand but, fort étranger aux combinaisons et aux discussions -constitutionnelles, ne saurait être suffisamment réalisé, d'après -nos explications antérieures, que par une véritable réorganisation, -d'abord et surtout spirituelle, ensuite et accessoirement temporelle. -Tel est donc le lien fondamental que l'ensemble de la situation -moderne institue spontanément entre les besoins populaires et les -tendances philosophiques, et d'après lequel le vrai point de vue -social prévaudra graduellement à mesure que l'active intervention des -réclamations prolétaires viendra caractériser de plus en plus le grand -problème politique. Aucune autre classe actuelle ne saurait être, par -l'influence instinctive de sa position naturelle, aussi bien disposée -que le peuple à marcher directement vers la régénération finale. En -même temps, les bons esprits populaires, quand les circonstances les -ont suffisamment cultivés, surtout en France, où tout doit aujourd'hui -commencer, pleinement affranchis de toute philosophie théologique, -et chez lesquels la philosophie métaphysique n'a pu s'enraciner -profondément, par suite même du défaut d'éducation régulière, doivent -être réellement moins éloignés d'ordinaire du régime positif que les -intelligences laborieusement préparées par une vicieuse instruction -de mots et d'entités, ou même que la plupart des entendemens absorbés -par des spécialités trop étroites et trop mal conçues. Quoique les -illusions métaphysiques inhérentes à la politique moderne exercent -encore sur la raison populaire une déplorable influence, ci-dessus -soigneusement appréciée, elles y ont cependant moins d'empire habituel -que parmi les autres classes actives de la société actuelle. Aussi, -quand la philosophie positive aura pu suffisamment pénétrer chez nos -prolétaires, je ne doute pas qu'elle n'y trouve rapidement un plus -heureux accueil que partout ailleurs. On conçoit ainsi comment, outre -les inspirations démagogiques propres à la métaphysique négative, et -l'urgente stimulation des plus impérieuses circonstances, l'admirable -instinct progressif qui caractérisa notre grande assemblée républicaine -y avait directement conduit les meilleurs esprits, même spéculatifs, -à concevoir la cause populaire proprement dite comme le but essentiel -de la vraie politique révolutionnaire. Si l'on considère, enfin, cette -heureuse impulsion populaire quant à sa réaction nécessaire sur les -dispositions actuelles, mentales et morales, des classes supérieures, -il sera facile de reconnaître combien elle est indispensable pour y -développer une convenable appréciation de la situation fondamentale. -Chez ces classes, partout plus ou moins viciées aujourd'hui par -l'empirisme métaphysique et par l'égoïsme aristocratique, l'antagonisme -populaire est seul susceptible de susciter assez énergiquement des vues -élevées et des sentimens généreux. Dans les douloureuses collisions -que nous prépare nécessairement l'anarchie actuelle, sous l'excitation -spontanée de passions haineuses et d'utopies subversives, les vrais -philosophes qui les auront prévues seront déjà préparés à y faire -convenablement ressortir les grandes leçons sociales qu'elles doivent -offrir à tous, en montrant ainsi aux uns et aux autres l'insuffisance -inévitable des mesures purement politiques pour la juste destination -qu'ils ont respectivement en vue, les uns quant au progrès, les autres -quant à l'ordre, dont la commune réalisation doit maintenant dépendre -d'une réorganisation totale, d'abord et surtout spirituelle. La fatale -infirmité de notre nature, soit intellectuelle, soit affective, -oblige peut-être à regarder aujourd'hui ces tristes conflits comme -seuls susceptibles de faire suffisamment pénétrer partout, et surtout -chez les classes dirigeantes, une conviction aussi indispensable, et -pourtant aussi opposée à l'ensemble des habitudes et des inclinations -actuellement dominantes. On peut, du moins, assurer que, si ces orages -sont réellement évitables, ce ne saurait être que d'après un vaste -développement systématique de la véritable action philosophique, dont -l'avénement social est, au contraire, aveuglément repoussé, de nos -jours, par les hommes d'état de tous les partis. Bonaparte a laissé -misérablement échapper la plus heureuse occasion possible de préparer -ainsi l'avenir: il est peu probable qu'il surgisse désormais aucune -autorité temporelle, soit personnelle, soit collective, propre à -réparer suffisamment, sous ce rapport, cette immense aberration, que -l'histoire déplorera un jour comme la plus funeste, sans doute, à -l'ensemble de l'évolution moderne. - -Quelque sommaires qu'aient dû être ici de telles indications, j'espère -cependant les avoir assez caractérisées pour faire convenablement -apercevoir à tous les esprits vraiment philosophiques la profonde -solidarité qui rattache nécessairement l'une à l'autre l'élaboration -systématique de la philosophie positive et l'avénement social de la -cause populaire, de manière à constituer spontanément une heureuse -et irrésistible alliance entre une grande pensée et une grande -force. Je ne pouvais assurément terminer par une explication plus -décisive l'appréciation générale de la réorganisation spirituelle, -que l'ensemble du passé nous a graduellement conduits à concevoir -aujourd'hui comme la seule issue possible des sociétés modernes, et qui -se trouve maintenant examinée sous tous les divers aspects essentiels -dont elle était susceptible; sauf les développemens ultérieurs que -pourra seul admettre, à cet égard, ainsi qu'à tant d'autres, le Traité -spécial déjà promis. - -Si les opinions et les habitudes actuelles n'étaient point aussi -éloignées de l'état mental que suppose une telle conception, elle -pourrait espérer partout un accueil favorable, puisqu'elle est, par sa -nature, également apte à la satisfaction simultanée des besoins opposés -d'ordre et de progrès, dont l'exclusive préoccupation caractérise -maintenant le principal antagonisme social. Toute notre vaste -élaboration, d'abord logique, puis scientifique, de la philosophie -sociale, désormais complète enfin dans son institution fondamentale, -a, j'ose le dire, pleinement confirmé, sous ce double aspect, les -indications initiales propres au premier chapitre du tome quatrième, et -dont il suffit ici de rappeler sommairement l'accomplissement décisif. - -D'abord, quant à l'ordre, aucun des divers efforts politiques tentés, -à grands frais, depuis le début de la crise finale, ne pouvait sans -doute comporter autant d'efficacité sociale que la simple opération -philosophique qui, prenant le désordre actuel à la source primitive -que découvre la marche historique de la décomposition moderne, -entreprend directement, par la seule voie convenable, de réorganiser -les opinions, pour passer ensuite aux mÅ“urs, et finalement aux -institutions. À cette solution vraiment radicale pourrait-on comparer -les tentatives contradictoires, quoique provisoirement indispensables, -vainement destinées à concilier la discipline matérielle avec -l'anarchie intellectuelle et morale? Nous avons spécialement reconnu, -à beaucoup d'égards importans, que l'esprit positif est aujourd'hui le -seul apte à contenir et à dissiper l'essor métaphysique des utopies -subversives; tandis que l'esprit théologique, auquel les illusions de -l'empirisme conservent encore une désastreuse confiance, compromet -depuis longtemps les grandes notions sociales, soit publiques, soit -même privées, laissées sous son impuissante tutelle; outre sa tendance -directement perturbatrice, par suite d'une libre divagation religieuse, -que l'entière désuétude d'un tel régime mental peut seule empêcher -aujourd'hui. Indépendamment de ces discussions partielles, la nouvelle -philosophie politique, appréciant non-seulement les doctrines, mais -d'abord et surtout les méthodes, transforme complétement à la fois -la position des questions actuelles, la manière de les traiter, et -les conditions préalables de leur élaboration; elle constitue ainsi -spontanément une triple source générale de garanties logiques pour -l'ordre fondamental. Faisant directement prévaloir enfin l'esprit -d'ensemble sur l'esprit de détail, et, par suite, le sentiment -du devoir sur le sentiment du droit, elle démontre la nature -essentiellement morale des principales difficultés sociales; et, par -cela seul, elle tend à dissiper partout, comme je l'ai récemment -expliqué, une cause féconde d'illusions, de désappointemens, et même -de perturbations. Analysant avec précision l'insuffisance évidente -de la métaphysique dominante, elle substitue toujours le point de -vue relatif au point de vue absolu, et fait sentir que le seul -moyen de juger sainement, sous un aspect quelconque, l'état actuel, -consiste à y voir constamment un résultat nécessaire de l'ensemble du -passé, dont elle caractérise les diverses phases essentielles, sans -plus de partialité que d'inconséquence, comme les différens degrés -successifs d'une même évolution fondamentale, où le type humain se -développe, à tous égards, de plus en plus: ce qui fait aussitôt cesser -la prépondérance sociale de l'instinct critique. Enfin, appréciant -l'inanité radicale des études ontologiques ou littéraires par -lesquelles on se prépare communément aux recherches sociales, elle fait -irrécusablement ressortir de la position même de la sociologie, dans la -vraie hiérarchie des spéculations positives, les difficiles conditions, -à la fois scientifiques et logiques, rigoureusement propres à une -semblable élaboration: d'où résulte immédiatement l'exclusion motivée -d'une foule d'esprits incompétens, et la concentration spontanée de -ces hautes méditations parmi les rares intelligences susceptibles -d'y procéder convenablement. Certes, si de telles propriétés, aussi -incontestables qu'éminentes, ne sont pas senties par les hommes d'état -qui cherchent sincèrement un moyen efficace de contenir aujourd'hui -l'esprit de désordre, il faut qu'un déplorable empirisme leur ait ôté -toute aptitude rationnelle à saisir le résultat général de nos grandes -expériences contemporaines, qui, à cet égard, montrent, selon tant -de voies décisives, que les aberrations métaphysiques ne sauraient -être victorieusement combattues par les procédés théologiques, et -que dès lors les conceptions positives sont seules susceptibles d'en -triompher réellement. Or quel sacrifice véritable ce nouveau régime -mental exige-t-il, chez nos gouvernemens européens, pour développer -convenablement tous les moyens de haute discipline intellectuelle qui -le caractérisent? Aucun autre, assurément, que de renoncer enfin, -avec une pleine franchise, à l'espoir, de plus en plus chimérique, -de la conservation indéfinie d'un antique organisme dont tous les -liens essentiels sont déjà putréfiés parmi les populations les plus -avancées, et dont la vaine restauration, au lieu d'être vraiment -favorable à l'ordre fondamental, constitue désormais une source féconde -de graves perturbations, et entretient seule le crédit populaire -de la métaphysique négative. Car, à cela près, en un temps où la -politique des gouvernemens doit être, par l'imminence croissante de -la situation, de plus en plus circonscrite à des effets prochains, -que leur importe, au fond, que, dans un avenir inévitable, mais -qui ne saurait être immédiat, il ne doive rien rester de l'ancien -système politique, pourvu que la grande élaboration philosophique qui -préparera graduellement la rénovation finale tende nécessairement aussi -à dissiper leurs justes inquiétudes sur une imminente dissolution -sociale, et même à consolider, chez les possesseurs actuels, tous les -pouvoirs quelconques qui auront convenablement reconnu le sens général -du mouvement moderne? Si l'homme était suffisamment accessible aux -impulsions intellectuelles, une telle transformation n'offrirait, sans -doute, aucune invraisemblance. Tout s'y réduirait, en effet, pour -les hommes d'état, à décider s'il vaut mieux traiter habituellement -avec des passions ou avec des convictions: or le choix ne saurait être -incertain chez ceux qui ont en vue un véritable but social, quelque -attrait que doive inspirer vulgairement le premier mode à ceux qui ne -poursuivent qu'une simple satisfaction personnelle. L'école positive -présentera donc, par sa nature, des points de contact partiels, mais -très-importans, aux esprits sincères de l'école stationnaire, et -dès lors aussi à ceux même de l'école rétrograde. Envers les plus -systématiques de ceux-ci, et surtout en Italie, la nouvelle philosophie -politique aura d'ailleurs l'éminent privilége de pouvoir seule faire -convenablement revivre aujourd'hui les nobles conceptions du moyen âge -sur la théorie universelle de l'organisme social d'après la séparation -fondamentale des deux puissances élémentaires. - -Quant à l'école révolutionnaire, où réside encore exclusivement -l'esprit de progrès, malgré son caractère essentiellement négatif, -les habitudes métaphysiques y constitueront l'unique obstacle à une -suffisante appréciation de l'aptitude nécessaire de la philosophie -positive à déterminer réellement, suivant une marche graduelle mais -directe, la régénération totale si énergiquement signalée, avec -autant de netteté que pouvaient alors en comporter le milieu social -et la théorie dominante, par la grande assemblée d'où provient la -vraie physionomie de la crise finale. D'après notre analyse générale -du développement successif de cette crise décisive jusqu'à l'époque -actuelle, il est évident que la progression révolutionnaire ne peut -plus maintenant faire aucun pas important sans changer totalement -les doctrines qui l'ont d'abord dirigée, et dont l'expérience la plus -irrécusable a hautement constaté la profonde impuissance organique. -Radicalement paralysées par une inévitable inconséquence, ces doctrines -ont même à peine la force désormais de contenir suffisamment l'action -rétrograde dans toute l'étendue de la république européenne: elles sont -logiquement conduites partout à reconnaître les principes essentiels -de l'ancien système social, tout en lui déniant ses plus importantes -conditions d'existence. L'impossibilité croissante d'une vie purement -négative, et le besoin de plus en plus senti d'une reconstruction -quelconque, ont, en effet, poussé aujourd'hui l'esprit métaphysique -qui dirige encore l'école révolutionnaire, même la plus avancée, à -satisfaire vainement à ces exigences irrésistibles en formulant à la -hâte un simulacre d'organisation fondé sur une vague résurrection -des croyances religieuses et de l'ardeur guerrière, systématiquement -privées toutefois de leurs principaux appuis antérieurs: en sorte -que la grande crise de l'humanité aboutirait finalement à un simple -changement dans les formes politiques; sauf quelques utopies -antisociales, qui ne sont point ouvertement avouées jusqu'ici. Or -notre glorieuse assemblée républicaine, en commençant ses travaux par -l'indispensable abolition de la royauté, ne prétendit point ériger -en véritable construction une simple ruine: elle voulut seulement -caractériser ainsi l'irrévocable condition d'abandonner totalement le -système ancien, afin de procéder à une rénovation complète; ce qui -exigeait, en effet, comme je l'ai expliqué, la suppression du pouvoir -autour duquel s'étaient spontanément ralliés, en France, tous les -divers débris du régime déchu; mais ce point de départ ne fut pas alors -proclamé comme une solution. Si aujourd'hui, au contraire, prenant le -moyen pour le but, la vaine reproduction d'un tel préambule ne devait -aboutir qu'à restaurer l'esprit théologique et l'activité militaire -par une étrange intronisation simultanée du déisme et de la guerre, -il n'est pas douteux que l'ordre actuel, malgré tous ses vices, -serait, au fond, beaucoup plus rapproché qu'un tel républicanisme de -la véritable issue propre à la crise finale, sans offrir d'ailleurs -le grave danger de dissimuler la nature profondément transitoire de -la situation générale. Un contraste aussi décisif doit désormais -rendre pleinement irrécusable, chez les hommes vraiment progressifs, -la nécessité de confier à l'esprit positif la suprême direction -ultérieure du mouvement révolutionnaire, qu'il peut seul conduire -maintenant à sa destination essentielle. Mais, en renonçant ainsi à la -métaphysique négative qui la neutralise aujourd'hui, et dont le vice -radical constitue maintenant, par un antagonisme nécessaire, l'unique -valeur sociale de l'école rétrograde, l'école révolutionnaire ne sera -nullement obligée, suivant l'ensemble de nos explications antérieures, -d'abandonner aussi les dogmes salutaires dont elle est justement -préoccupée, et qui, longtemps encore, formuleront d'indispensables -conditions générales de la progression sociale; car j'ai suffisamment -prouvé, envers chaque cas important, que la philosophie positive est -spontanément susceptible, sans aucune inconséquence, de s'incorporer -réellement ces diverses notions, en transformant seulement leur -caractère actuel, de l'absolu au relatif: de manière à y montrer -autant de prescriptions sociales propres à la grande transition -moderne et destinées à persister, quoique désormais subordonnées à des -conceptions directement organiques, jusqu'à son entier accomplissement; -soit afin d'opérer l'élimination totale du système ancien, soit -pour permettre l'élaboration graduelle du nouvel ordre. Or cette -transformation générale, qui auparavant eût été prématurée et même -dangereuse, loin d'amortir aujourd'hui l'énergie effective de ces -principes révolutionnaires, doit, au contraire, l'augmenter beaucoup, -en comportant une application plus hardie que quand leur nature -absolue y devait faire toujours redouter une extension anarchique: -une destination rationnellement caractérisée, et une durée nettement -circonscrite, leur procureront, entre les limites convenables, sans -aucune tendance subversive, une plénitude d'activité maintenant -impossible, depuis que le besoin d'organiser a dû devenir prépondérant. -Les démolitions plus ou moins importantes qui restent encore à opérer, -et que j'ai fait suffisamment pressentir, s'accompliraient dès lors, -sous l'ascendant de l'esprit positif, avec un libre aveu direct de -la nature purement négative de ces mesures provisoires, destinées à -écarter tous les divers débris de l'ordre ancien qui feraient vraiment -obstacle à l'ordre nouveau. C'est ainsi, par exemple, que la marche -générale de la réorganisation spirituelle exigera certainement, -surtout en France, l'entière abolition préalable du vain simulacre -d'éducation publique que le passé nous a transmis, et de l'étrange -corporation universitaire qui s'y rattache, comme constituant désormais -les principales sources d'une pernicieuse influence métaphysique, -incompatible avec la véritable régénération moderne; outre que la -seule existence de cet appareil décrépit tend à dissimuler la nécessité -d'un vrai système d'éducation universelle. Les gouvernemens européens, -de plus en plus disposés aujourd'hui à se dépouiller de toutes leurs -attributions spirituelles pour se consacrer exclusivement au maintien, -de plus en plus difficile, de l'ordre matériel, s'empresseront sans -doute d'accorder une suppression qui ne leur sera pas demandée au nom -d'un principe antisocial sur la liberté absolue et indéfinie de tout -enseignement quelconque, mais comme une mesure préliminaire destinée, -au contraire, à accélérer, sous ce rapport capital, le retour d'un -ordre vraiment normal: ce qui distinguera profondément, à cet égard, -les franches réclamations de l'école positive des prétentions mal -dissimulées de l'école rétrograde actuelle. Chacun peut étendre -aisément une pareille appréciation à beaucoup d'autres démolitions -analogues, quoique moins importantes, envers lesquelles il sera non -moins facile de reconnaître clairement que la philosophie positive, -en transformant, à sa manière, les conceptions critiques, dès lors -pleinement réhabilitées, n'en diminue nullement l'efficacité sociale. -J'ai d'ailleurs suffisamment expliqué ci-dessus comment l'esprit -critique universel, convenablement subordonné à l'esprit organique, -conservera toujours une active destination normale dans l'économie -définitive des sociétés modernes. Mais, d'après les mêmes motifs, à un -degré supérieur d'énergie, il est clair que, sous la même condition -fondamentale, cette activité critique doit trouver aujourd'hui une -application, aussi utile qu'étendue, pour préparer accessoirement la -réorganisation positive, soit en aidant à ruiner l'ascendant actuel -des métaphysiciens et des légistes, organes antérieurs du mouvement -transitoire, devenus aujourd'hui les principaux obstacles à la solution -finale; soit en secondant la régénération graduelle des nouveaux -élémens sociaux, spirituels ou temporels, par une judicieuse censure -des vices essentiels, intellectuels ou moraux, qui les rendent encore -indignes d'une véritable suprématie politique. - -Cette double appréciation représente la nouvelle philosophie comme -ayant déjà spontanément rempli la condition fondamentale, formulée dès -le début de mon élaboration sociologique, pour la conciliation décisive -des deux aspects, normalement inséparables, aujourd'hui vicieusement -opposés, propres au grand problème social. Sans effort, et sans -inconséquence, l'école positive se montrera toujours plus organique que -l'école rétrograde, et plus progressive que l'école révolutionnaire, de -manière à pouvoir être indifféremment qualifiée d'après l'un ou l'autre -attribut élémentaire. Tendant à réunir ou à dissiper tous les partis -actuels par la satisfaction simultanée de leurs vÅ“ux légitimes, cette -école peut justement espérer aujourd'hui de trouver quelques adhésions -isolées chez toutes les classes quelconques, soit ascendantes, soit -même descendantes. Jusque dans la corporation sacerdotale, ceux de -ses membres qui sentent assez profondément l'importance sociale de -l'ordre spirituel, pour être fortement choqués de la dégradation -politique où il est tombé depuis longtemps sous l'ascendant exclusif -de la puissance matérielle, pourraient apprécier la valeur directe des -efforts philosophiques ainsi destinés à le relever dignement, si leur -intelligence pouvait assez s'affranchir du régime théologique pour -rattacher une telle destination à des conceptions d'une autre nature, -sauf la discussion d'efficacité, désormais bientôt terminée. La classe -militaire pourrait aussi comprendre que, tout en consacrant la moderne -extinction normale de l'activité guerrière, dont le grand office -social est pleinement accompli, l'école positive justifie directement -l'importante destination temporaire que doivent maintenant conserver -les armées pour assurer le maintien indispensable de l'ordre matériel, -pendant toute la durée de l'élaboration universelle qui doit dissiper -l'anarchie intellectuelle et morale. Il serait assurément superflu de -signaler les sympathies que devrait exciter, chez les intelligences -vraiment scientifiques ou esthétiques, une philosophie qui, sous la -condition nécessaire d'une préalable réformation générale de vues et -de sentimens, les pousserait ultérieurement au gouvernement spirituel -de l'humanité. Quant aux chefs industriels, dont elle sanctionnerait -convenablement la future prééminence temporelle, et qu'elle seule -pourrait garantir des graves collisions populaires que leur prépare -l'anarchie actuelle, elle en devrait attendre le plus favorable -accueil, si leurs dispositions intellectuelles et morales étaient en -suffisante harmonie avec la dignité réelle de leur situation sociale. -Enfin j'ai récemment expliqué les divers motifs fondamentaux qui -doivent spécialement engager l'école positive à compter principalement -sur l'adhésion des prolétaires, aussitôt que le contact mutuel aura pu -suffisamment s'établir. Il faut, en outre, considérer que, même chez -les classes équivoques propres à la période transitoire, et destinées -ou à disparaître ou à redevenir subalternes, la nouvelle philosophie -peut encore trouver d'importantes adhésions privées, d'après l'heureux -exercice secondaire qu'elle doit fournir spontanément à leur activité -caractéristique. Ainsi, les philosophes métaphysiciens, justement -choqués aujourd'hui de l'exorbitante prépondérance des travaux de -détail, et sentant convenablement la dignité supérieure des conceptions -vraiment générales, pourraient saisir la valeur d'une école seule -apte maintenant à rétablir le règne normal de l'esprit d'ensemble, -enfin parvenu à une indispensable positivité, qui, facile à développer -désormais chez les intelligences fortement organisées, affranchira -les véritables philosophes de l'irrationnel dédain du vulgaire des -savans actuels, dès lors jugés suivant leur faible portée intrinsèque, -dépouillée d'un spécieux entourage, que l'école positive peut seule -apprécier. Pareillement, les littérateurs, et même les avocats, qui -auront suffisamment admis la nouvelle direction philosophique, pourront -y trouver une féconde alimentation de l'activité secondaire qui leur -est propre, d'après la versatilité, dès lors heureuse, inhérente à -leur défaut caractéristique de convictions profondes, et qui leur -permettra d'adapter leurs talens d'exposition et de discussion, soit -à l'universelle diffusion de la philosophie positive, soit à l'utile -censure initiale que j'y ai déjà signalée, et dont je pourrais, au -besoin, leur indiquer de nombreuses et importantes applications, aussi -neuves qu'incisives, qui leur permettraient de mesurer, à leur tour, -d'orgueilleuses prétentions scientifiques, que les plus audacieux -d'entre eux n'osent aujourd'hui contempler qu'avec un aveugle respect. - -Malgré toutes ces grandes et incontestables relations avec les -différens partis et les diverses classes de la société actuelle, je -n'ai pas dissimulé que l'école positive ne doit d'abord compter nulle -part sur une adhésion collective, parce que chacun sera beaucoup plus -choqué, à l'origine, des atteintes nécessaires ainsi apportées à ses -préjugés et à ses passions, que satisfait de la réalisation finale -dès lors assurée à ses vÅ“ux légitimes. Elle ne doit pas même espérer, -au début, l'active coopération de notre jeunesse, dont la portion la -plus saine et la mieux préparée est déjà gravement viciée, en général, -par l'empirisme et l'égoïsme inhérens à l'anarchie universelle, et -que tout concourt à développer. Il faut donc s'attendre à trouver -obstacle, pour la nouvelle philosophie politique, chez tout ce qui est -aujourd'hui classé, à un titre quelconque; elle n'obtiendra longtemps -que des adhésions purement individuelles, indifféremment issues de -tous les rangs sociaux. Mais on peut assurer d'avance que de tels -appuis ne manqueront pas à une école aussi évidemment apte à tout -concilier sans rien compromettre. La philosophie négative du siècle -dernier, malgré sa tendance essentiellement anarchique, trouva partout -d'actifs protecteurs, jusque parmi les rois, parce qu'elle était alors -en suffisante harmonie avec les besoins immédiats de l'évolution -moderne. Serait-il téméraire d'espérer un accueil équivalent pour la -philosophie positive du dix-neuvième siècle, directement destinée à -rétablir une situation vraiment normale chez l'élite de l'humanité, -et seule susceptible d'abréger ou d'adoucir, autant que possible, les -grandes collisions que nous réserve encore l'anarchie intellectuelle -et morale, graduellement aggravée par son inévitable diffusion? - -Dans tout le cours de mon appréciation historique, et dans les -conclusions politiques que je viens d'en tirer, je me suis -scrupuleusement conformé à la grande prescription logique que j'avais -d'abord formulée, au début du volume précédent, en ne considérant -essentiellement qu'une seule série sociale, toujours formée par -l'enchaînement réel des civilisations les plus avancées; restriction -sans laquelle j'ose assurer qu'il eût été impossible de découvrir la -véritable marche générale de l'évolution fondamentale. Maintenant -que la détermination de cette marche a vraiment constitué enfin la -sociologie comme une dernière branche principale de la philosophie -naturelle, il y aura lieu, quand cette nouvelle science sera -suffisamment installée, à poursuivre d'importantes spéculations, -jusqu'alors prématurées, sur la progression sociale des différentes -populations qui, par divers obstacles assignables, ont dû rester plus -ou moins en arrière du grand mouvement que nous avons étudié. Le but -final de cette élaboration supplémentaire sera de fournir la base -rationnelle de l'action collective que devra exercer ultérieurement -l'élite actuelle de l'humanité pour accélérer et faciliter l'essor de -ces civilisations secondaires, de manière à tendre systématiquement -vers l'unité sociale de l'ensemble de notre espèce: de même que -l'opération principale nous a définitivement conduits ci-dessus à -concevoir le mode général suivant lequel les peuples avancés doivent -aujourd'hui développer leur propre essor commun. Malgré l'identité -nécessaire que doit partout offrir la véritable évolution humaine, ses -phases successives peuvent cependant s'accomplir avec une rapidité -et une facilité fort inégales; et il n'est pas possible que l'exacte -connaissance antérieure de cette progression fondamentale, obtenue -d'après le lent et douloureux mouvement des populations d'élite, ne -doive, à cet égard, comporter beaucoup d'efficacité: en sorte que, -par une inévitable compensation, les civilisations arriérées, dès -lors rationnellement développables sous cette heureuse direction, -puissent atteindre promptement le niveau universel, au lieu de rester -indéfiniment livrées à l'empirisme spontané dont notre marche originale -n'avait pu s'affranchir jusqu'ici. Ainsi, quelle que doive être -aujourd'hui, envers les sociétés les plus avancées, l'éminente utilité -pratique des saines études sociologiques, cette heureuse aptitude de -la vraie philosophie aura nécessairement, dans l'avenir, encore plus -d'importance et d'étendue au sujet des populations retardées. Le passé -ne peut, à cet égard, nous fournir aucune juste mesure générale; parce -qu'aucune influence réellement semblable ne pouvait s'y manifester, -par suite du caractère toujours absolu de la philosophie dirigeante, -qui poussait seulement les peuples à s'imposer mutuellement l'aveugle -imitation routinière de leurs sociabilités respectives: tandis que le -caractère essentiellement relatif de la philosophie positive permettra -de modifier judicieusement les applications de la théorie fondamentale -suivant les convenances propres à chaque cas, après y avoir d'abord -exactement déterminé jusqu'à quel degré et par quelles voies les phases -analogues de l'évolution typique sont alors susceptibles d'amélioration -effective. Par là , les relations croissantes des populations d'élite -avec le reste de l'humanité seront enfin directement subordonnées à -d'actifs sentimens d'une fraternité vraiment universelle, au lieu de -rester essentiellement dominées par un orgueil féroce ou une ignoble -cupidité. Mais les philosophes doivent aujourd'hui soigneusement éviter -les séductions spontanées de cette heureuse perspective, qui promet -à leur activité rationnelle une aussi vaste application ultérieure. -Jusqu'à ce que la réorganisation positive soit suffisamment avancée, -il importe beaucoup, comme je l'ai ci-dessus expliqué, que leur -élaboration systématique demeure toujours exclusivement concentrée sur -la majorité de la race blanche, composant l'avant-garde de l'humanité, -suivant l'exacte définition sociologique que j'ai directement formulée -au début de ce volume, et qui comprend seulement les cinq grandes -nations de l'occident européen. Autant nous avons reconnu nécessaire -d'imprimer désormais à toutes les hautes spéculations politiques -l'entière extension indiquée par ces limites, en deçà desquelles -le point de vue social resterait maintenant privé de sa généralité -caractéristique; autant nous avons jugé indispensable aujourd'hui de -s'y renfermer habituellement, sous peine de ne point suffisamment -éliminer l'esprit vague et absolu de l'ancienne philosophie, et, par -suite, de manière à interdire inévitablement toute solution vraiment -radicale. Cette restriction me semble tellement capitale, que j'ai -cru devoir la reproduire expressément à la fin comme au début de mon -élaboration sociologique. La pratique en sera d'autant plus convenable -que, tant que l'occident européen ne sera pas suffisamment réorganisé, -il ne saurait réellement exercer aucune grande et heureuse action -collective sur le reste de l'humanité; outre l'imminent danger d'une -telle diversion prématurée pour y dénaturer ou y troubler gravement -cette indispensable régénération, point d'appui ultérieur de toute -notre espèce. Sagement préoccupée de cette opération décisive, la -population occidentale devra longtemps éviter toute large intervention -politique, du moins active, dans l'évolution spontanée de l'Asie, -et même dans celle de l'orient européen: sauf, bien entendu, les -précautions que pourraient exiger le maintien nécessaire de la paix -générale, ou l'extension naturelle des relations industrielles; mais -sans jamais seconder les efforts spontanés que tente aujourd'hui -l'esprit militaire pour retarder son inévitable extinction, en se -rattachant, par de spécieux sophismes, à un dangereux prosélytisme -social, comme je l'ai ci-dessus expliqué. - -Malgré l'homogénéité fondamentale de la population d'élite à l'ensemble -de laquelle la grande élaboration philosophique propre au dix-neuvième -siècle doit être directement destinée, il existe nécessairement des -différences essentielles entre les cinq nations principales qui la -composent, quant aux obstacles et aux ressources que doit y trouver -la régénération positive, dont toutes les phases importantes doivent -pourtant, par la nature d'une telle rénovation, s'y accomplir -simultanément. Notre théorie historique, en faisant spontanément -ressortir cette connexité nécessaire, permet aussi d'apprécier -exactement cette diversité secondaire, qu'il importe maintenant de -caractériser rapidement, afin de terminer mon opération sociologique -par un juste aperçu comparatif de l'accueil réservé à la nouvelle -philosophie politique chez ces diverses nationalités; complément -naturel de la comparaison que je viens d'indiquer pour les différentes -classes modernes. La double évolution, à la fois négative et positive, -solidairement accomplie, pendant les cinq siècles antérieurs, dans -toute l'étendue de cette république occidentale, nous fournit, d'après -les deux chapitres précédens, une base pleinement irrécusable pour -cette détermination délicate, d'où toute vaine inspiration locale -doit être soigneusement bannie: la concordance de ces deux séries -simultanées doit surtout devenir, à cet égard, le principe décisif -d'une entière conviction philosophique, qui doit d'ailleurs être -naturellement fort avancée déjà par ces deux chapitres, où j'ai -directement établi, à ce sujet, la distinction la plus générale, -qu'il s'agit seulement ici de compléter brièvement, sous ma réserve -accoutumée des développemens ultérieurs, incompatibles avec les limites -et même avec la destination de ce Traité. - -Tous ces divers moyens essentiels d'appréciation comparative concourent -évidemment, suivant nos indications antérieures, à représenter -aujourd'hui la France comme le siége nécessaire de la principale -élaboration sociale. Nous avons vu le commun mouvement de décomposition -politique s'y opérer toujours, depuis le quatorzième siècle, d'une -manière plus complète et plus décisive qu'en aucun autre cas, même -pendant sa période spontanée, et, à plus forte raison, à partir de sa -systématisation, dont la dernière phase, quoique destinée immédiatement -à l'ensemble de notre occident, dut être d'abord essentiellement -française, ainsi que la crise finale qu'elle détermina nécessairement. -Il serait certes superflu de prouver ici que le régime ancien, -soit spirituel, soit temporel, est maintenant beaucoup plus déchu -en France que partout ailleurs. Quant à la progression positive, -l'évolution scientifique, et même aussi l'évolution esthétique, sans -y être, au fond, plus avancées, y ont certainement obtenu un plus -grand ascendant social; ce qui importe surtout à notre comparaison -actuelle. Pareillement, l'évolution industrielle, quoique n'y pouvant -encore offrir le plus large développement spécial, y a nécessairement -amené déjà la nouvelle puissance temporelle beaucoup plus près d'une -véritable suprématie politique. Enfin, l'unité nationale, condition -si capitale de cette grande initiative européenne, y est assurément -plus complète et plus inébranlable qu'en aucun autre cas. J'ai assez -expliqué comment un admirable instinct politique, malgré la tendance -dissolvante de la métaphysique dirigeante, avait soigneusement -maintenu, pendant la crise révolutionnaire, ce précieux résultat de -l'ensemble de notre passé, dès lors même notablement consolidé par un -plus vaste développement de la subordination spontanée de tous les -foyers français envers le centre parisien. Au reste, la prédilection -décisive qui, dans l'Europe entière, depuis l'heureux avénement de la -paix universelle, dispose de plus en plus, non-seulement les artistes, -les savans et les philosophes, mais la plupart des hommes cultivés, à -voir dans Paris une sorte de patrie commune, doit certainement dissiper -toute grave incertitude sur la perpétuité nécessaire de cette noble -initiative, si chèrement acquise. - -Malgré le défaut de nationalité, l'ensemble de tous les autres -caractères me semble devoir déterminer, contrairement à l'opinion -commune, à concevoir l'Italie comme étant, après la France, le pays -le mieux disposé à la régénération positive. L'esprit militaire y -est peut-être plus radicalement éteint que partout ailleurs; et -cette même lacune, funeste à d'autres égards, dont j'ai expliqué, au -cinquante-quatrième chapitre, la cause nécessaire, n'est sans doute pas -étrangère à une telle préparation négative. Quoique la conservation -du catholicisme n'y ait pu être aussi avantageuse qu'en France au -plein essor original de l'ébranlement philosophique, la compression -rétrograde, assez intense pour préserver les populations contre toute -grave extension de la métaphysique protestante ou même déiste, n'a pu -cependant y empêcher ensuite, chez la plupart des esprits cultivés, -une entière émancipation théologique, aujourd'hui mal dissimulée. En -outre, cette influence générale, dont j'ai tant signalé les propriétés -essentielles pour les deux dernières phases de l'évolution moderne, -a spécialement réservé à la population italienne la transmission -naturelle de ce qui, dans les anciennes habitudes catholiques, est -susceptible d'incorporation aux nouvelles mÅ“urs positives, relativement -à la division fondamentale des deux puissances élémentaires, dont le -véritable instinct ne peut maintenant se trouver que là suffisamment -familier. L'évolution scientifique et l'évolution industrielle, -quoique presqu'aussi avancées qu'en France, y ont pourtant obtenu -une prépondérance sociale beaucoup moindre, par suite d'une moindre -extinction populaire de l'esprit religieux et aristocratique: mais -elles y sont, au fond, plus rapprochées de leur ascendant final que -chez tout le reste de la communauté occidentale. Il serait assurément -superflu d'y mentionner l'admirable développement de l'évolution -esthétique, qui, plus complète et plus universelle que partout -ailleurs, y a si heureusement réalisé sa propriété caractéristique -d'entretenir, chez les plus vulgaires intelligences, l'éveil -fondamental de la vie spéculative. Quoique le défaut de nationalité -dût évidemment y interdire une initiative politique si hautement -réservée à la France, son influence est loin d'y empêcher une intime -et rapide propagation du mouvement original. Convenablement appréciée -par les bons esprits italiens, d'après l'ensemble de la saine théorie -historique, cette lacune pourra même y déterminer une excitation plus -prononcée à la réorganisation spirituelle: soit qu'on envisage le -catholicisme, suivant l'indication spéciale du cinquante-quatrième -chapitre, comme la cause essentielle d'une telle anomalie; soit que -l'impossibilité de constituer l'unité italienne fasse plus directement -sentir l'importance supérieure de l'unité européenne, qui ne peut être -obtenue que par la régénération intellectuelle et morale, et dont -l'avénement pourra seul faire spontanément cesser, au profit commun -de l'ordre et du progrès, des tentatives également chimériques et -perturbatrices. - -Envisagée dans toute l'étendue de la définition sociologique indiquée -au début de ce volume, la population allemande me paraît être, tout -compensé, après les deux précédentes, la mieux disposée aujourd'hui, -en résultat final de son évolution antérieure, à la réorganisation -positive. L'esprit militaire ou féodal, et même, malgré les apparences, -l'esprit religieux, quoique y étant moins déchus qu'en Italie, n'y -sont pas cependant aussi dangereusement incorporés qu'en Angleterre -au mouvement général de la société moderne. Outre que la prépondérance -politique du protestantisme y est beaucoup moins intime et moins -universelle, elle n'y a pas empêché, là où il a le plus prévalu, que -la grande concentration temporelle propre à la transition moderne -n'y aboutît aussi, par une heureuse anomalie que j'ai signalée, -au mode essentiellement monarchique, que nous avons reconnu si -préférable, à tous égards, au mode aristocratique exceptionnel, -éminemment particulier à l'Angleterre, et dont la seule Suède offre -l'équivalent germanique, toutefois très-altéré. La plus dangereuse -influence qui distingue cette population est certainement celle de -l'esprit métaphysique, qui s'y trouve aujourd'hui plus répandu et -plus dominant que partout ailleurs, et dont la désastreuse activité -y entretient une mystique prédilection pour les conceptions vagues -et absolues, directement contraire à toute vraie réorganisation -sociale. Mais cet esprit, inhérent à l'élaboration protestante est, -par cela même, beaucoup moins prononcé dans l'Allemagne catholique; et -d'ailleurs il est déjà partout en pleine décroissance. À cela près, -l'évolution germanique est aujourd'hui, pour l'ordre spéculatif de -la progression positive, soit esthétique, soit même scientifique, -plus complète et plus universelle qu'en Angleterre, surtout quant à -l'ascendant social qui s'y rattache. Il est même évident, comme je -l'ai noté au trente-sixième chapitre, que l'activité supérieure de -l'esprit philosophique, malgré son caractère encore essentiellement -métaphysique, entretient en Allemagne une précieuse disposition -aux méditations générales, maintenant propre à y compenser plus -qu'ailleurs les tendances dispersives de nos spécialités scientifiques. -L'évolution industrielle, sans y être matériellement aussi développée -qu'en Angleterre, y est pourtant moins éloignée de sa principale -destination sociale, parce que son essor y a été plus indépendant de -la suprématie aristocratique. Enfin, quoique le défaut de nationalité, -résultant surtout du protestantisme, y offre un tout autre caractère -qu'en Italie, il y comporte cependant une équivalente stimulation à -la régénération positive: soit qu'un tel vÅ“u doive y conduire à mieux -sentir la nécessité de renoncer enfin à la philosophie théologique, -désormais principal obstacle à la réunion; soit, comme en Italie, en -faisant apprécier davantage la réorganisation spirituelle, spontanément -commune à l'ensemble de l'occident européen. - -Diverses explications incidentes, dans les deux chapitres précédens, -ont déjà dû spécialement disposer à comprendre, d'après la saine -appréciation de l'ensemble de l'évolution moderne, que la population -anglaise, malgré tous ses avantages réels, est aujourd'hui moins -préparée à une telle solution qu'aucune autre branche de la grande -famille occidentale, sauf la seule Espagne, exceptionnellement -retardée. L'esprit féodal et l'esprit théologique, par la profonde -modification qu'ils y ont graduellement subie, y ont conservé plus -qu'ailleurs une dangereuse consistance politique, qui, longtemps -compatible avec les évolutions partielles, y constitue maintenant -un puissant obstacle à la réorganisation finale. C'est là que le -système rétrograde, ou du moins fortement stationnaire, a pu être -le plus complétement organisé, au spirituel et au temporel. Jamais, -par exemple, la prépondérance du jésuitisme n'a pu réaliser, sur -le continent, l'institution d'une hypocrisie légale aussi hostile -à l'émancipation humaine que celle dont la constitution anglicane, -dirigée par l'oligarchie britannique, nous offre encore l'exemple -journalier. La compensation matérielle, par laquelle un tel régime -a tenté de s'incorporer à l'évolution moderne, en excitant d'abord -un développement plus parfait de l'activité industrielle, y est -finalement devenue, à beaucoup d'égards importans, une source directe -d'entraves politiques: soit en prolongeant l'ascendant social d'une -aristocratie, ainsi placée à la tête du mouvement pratique, où elle -maintient la haute intervention du principe militaire; soit en -viciant les habitudes mentales de l'ensemble de la population, par -une prépondérance exorbitante du point de vue concret et de l'utilité -immédiate; soit, enfin, en corrompant directement les mÅ“urs nationales -d'après l'ascendant universel d'un intraitable orgueil et d'une -cupidité effrénée, tendant à isoler profondément le peuple anglais -de tout le reste de la famille occidentale. Nous avons reconnu que, -par une suite nécessaire, la double évolution spéculative y avait -été notablement altérée, non-seulement dans l'ordre scientifique, -malgré les immenses progrès qui s'y sont individuellement accomplis, -mais aussi dans l'ordre esthétique, resté encore si imparfait, sauf -l'admirable essor spontané du premier des beaux-arts: l'incorporation -sociale de l'un et de l'autre élément y est surtout moins avancée -que chez les trois autres nations. Toutefois ces divers dangers -caractéristiques, qui doivent gravement entraver, en Angleterre, la -commune régénération positive, parce qu'ils y affectent directement la -masse sociale, n'empêchent pas que, par une imparfaite compensation, -la coopération fondamentale à cette Å“uvre finale n'y doive être -immédiatement fort active et très-importante de la part des esprits -d'élite, qui, par l'ensemble d'une telle situation, y sont déjà plus -préparés que partout ailleurs, excepté en France. D'abord, leur -position même les préserve plus facilement de la dangereuse illusion -politique qui, dans le reste de notre occident, vicie aujourd'hui les -meilleures intelligences, en disposant à regarder comme une solution -finale la vaine imitation universelle du régime transitoire propre à -l'Angleterre, et dont l'insuffisance radicale y est assurément beaucoup -mieux sentie maintenant qu'elle ne peut l'être sur le continent. -Ensuite, la prépondérance exorbitante de l'esprit pratique y a du moins -cet avantage, que, lorsqu'elle n'empêche pas, chez les intelligences -convenablement organisées, l'essor continu des méditations générales, -elle leur imprime involontairement un caractère de netteté et de -réalité qui ne saurait ordinairement exister, à un pareil degré, -en Allemagne, ou même en Italie. Par suite, enfin, de la moindre -importance sociale des corporations scientifiques, les savans, plus -isolés, y doivent d'ailleurs offrir aujourd'hui une originalité plus -réelle, et une plus grande aptitude à s'affranchir des tendances -dispersives propres au régime de spécialité, dont l'indispensable -transformation philosophique y trouvera probablement moins d'obstacles -qu'en France. - -Le retard spécial que durent éprouver, en Espagne, les deux dernières -phases de l'évolution moderne, tant positive que négative, est, de -nos jours, trop généralement apprécié pour qu'il faille motiver -expressément ici le rang extrême que nous assignons à cette énergique -population, malgré ses éminens caractères, quant à sa préparation -directe à la réorganisation finale. Quoique le système rétrograde -n'y ait pu réellement obtenir une consistance aussi durable qu'en -Angleterre, il y a pourtant exercé, sous une direction moins habile, -une compression immédiate beaucoup plus intense; au point d'y -entraver profondément l'essor partiel des nouveaux élémens sociaux, -non-seulement scientifique ou philosophique, mais aussi esthétique, -et même industriel. La conservation exagérée du catholicisme n'y a pu -devenir aussi avantageuse qu'en Italie au plein développement ultérieur -de l'émancipation mentale, ni au maintien des habitudes politiques -du moyen âge sur la séparation des deux puissances. Sous ce dernier -aspect surtout, l'esprit catholique y a été gravement altéré, par -suite d'une incorporation trop intime au système de gouvernement; de -manière à susciter plutôt de vicieuses tendances théocratiques que de -saines dispositions à la coordination rationnelle entre le pouvoir -moral et le pouvoir politique. Mais cette appréciation comparative ne -doit jamais faire oublier l'irrécusable nécessité de comprendre aussi -cet élément capital de la république occidentale dans la conception -et dans la direction de la réorganisation commune, où la solidarité -antérieure constitue le principe irrésistible de la connexité future; -quoique d'ailleurs cette inévitable condition puisse spécialement -devenir une source d'embarras, soit philosophiques, soit politiques. -L'admirable résistance du peuple espagnol à l'oppressive invasion de -Bonaparte suffirait assurément pour y constater une énergie morale et -une ténacité politique qui, là plus qu'ailleurs, résident surtout dans -les masses populaires, et qui garantissent leur aptitude ultérieure -au régime final, quand le ralentissement antérieur y aura pu être -suffisamment compensé par les voies convenables. - -D'après cette sommaire appréciation de l'inégale préparation de la -régénération positive chez les cinq grandes populations qui doivent -y participer à la fois, mais à divers degrés et sous divers modes, -il importe beaucoup que l'élaboration philosophique destinée à -la déterminer graduellement soit instituée de manière à toujours -manifester cette commune extension occidentale, en s'adaptant toutefois -assez heureusement aux convenances de chaque cas pour convertir, -autant que possible, ces inévitables différences en nouveaux moyens -d'accomplissement, par une judicieuse combinaison des qualités -essentielles propres à chacun de ces élémens nationaux. Afin de -mieux remplir cette condition capitale, il conviendrait de placer -expressément, dès l'origine, cette élaboration fondamentale sous -l'active direction d'une association universelle, d'abord très-peu -nombreuse, mais ultérieurement réservée, par de sages affiliations -successives, à un vaste développement, et dont la dénomination -caractéristique de _Comité positif occidental_ indiquerait sa -destination à conduire, dans toute l'étendue de la grande famille -européenne, la réorganisation spirituelle appréciée, et même ébauchée, -d'après l'ensemble de ce Traité[35]. Cette association philosophique, -indifféremment issue, chez ces diverses nations, de tous les rangs -sociaux, soit pour l'élaboration directe, soit pour l'efficacité -des travaux, tendrait ouvertement à systématiser les attributions -intellectuelles et morales désormais abandonnées de plus en plus par -les gouvernemens européens, et déjà livrées, du moins en France, à -la libre concurrence des penseurs indépendans. Si j'ai suffisamment -caractérisé la nature et l'étendue de la réorganisation spirituelle, -fondée sur l'essor direct de la vraie philosophie moderne, on doit -sentir quelle immense activité devrait, à tous égards, développer -partout cette sorte de concile permanent de l'église positive: soit -pour accomplir une vaste élaboration mentale, où toutes les conceptions -humaines doivent être assujetties à une indispensable rénovation; -soit pour en faciliter la marche rationnelle par l'institution de -colléges philosophiques, propres à lui préparer directement de dignes -coopérateurs; soit pour en seconder la réalisation graduelle par -l'universelle propagation d'une sage instruction positive, à la fois -scientifique et esthétique; soit, enfin, pour en régulariser peu à peu -l'application pratique par un judicieux enseignement journalier, tant -oral qu'écrit, et même par une convenable intervention philosophique -au milieu des divers conflits politiques naturellement résultés de -l'influence prolongée des anciens moteurs sociaux. - - Note 35: Malgré le petit nombre des membres qui doivent - primitivement former ce haut comité, et qui, par aperçu, ne - me paraît pas devoir maintenant excéder trente, il importe - que sa composition primitive représente expressément une - telle coopération, proportion gardée d'ailleurs de l'aptitude - nationale correspondante, soit collective, soit personnelle. - D'après les indications précédentes, on y pourrait, par - exemple, admettre huit Français, sept Anglais, six Italiens, - cinq Allemands et quatre Espagnols. Sans attacher aucune - vaine gravité à de tels chiffres, j'insiste seulement pour - qu'aucune des cinq nations combinées n'y ait la majorité - numérique, et que le contingent corresponde autant que - possible à la participation réelle. La France et l'Angleterre - constituant évidemment les deux cas les plus opposés, c'est - leur combinaison qui doit nécessairement offrir l'importance - la plus décisive dans la formation initiale d'une telle - association. Ce comité siégerait d'ailleurs naturellement à - Paris, mais en évitant de s'assujettir à aucune résidence - invariable. - - -Malgré l'inévitable longueur de ce chapitre final, les principales -conclusions sociales déduites de l'appréciation fondamentale de -l'ensemble du passé humain n'y ont pu être que sommairement indiquées, -sous la réserve des développemens ultérieurs propres au Traité spécial -que j'ai promis. J'espère néanmoins y avoir assez caractérisé la -nouvelle philosophie politique, immédiatement destinée à conduire -enfin vers son but nécessaire l'immense révolution où nous sommes -directement plongés depuis un demi-siècle, et qui doit, à tous égards, -constituer la crise la plus décisive de l'évolution humaine. Par une -telle détermination, j'ai finalement accompli la grande élaboration -philosophique, commencée avec le tome quatrième, pour l'entière -rénovation des spéculations sociales, et dans laquelle je crois avoir -ainsi dépassé non-seulement l'engagement initial pris au début de -ce Traité, mais même les promesses plus rigoureuses que contenait -la première partie de mon opération sociologique. En un temps où -toutes les convictions morales et politiques sont essentiellement -flottantes, faute d'une base mentale suffisante, j'ai directement -posé les fondemens rationnels de nouvelles convictions vraiment -stables, susceptibles d'efficacité contre les passions discordantes, -soit privées, soit publiques. Quand les considérations pratiques ont -partout usurpé une exorbitante prépondérance, j'ai relevé la dignité -philosophique et constitué la réalité sociale des saines spéculations -théoriques, en établissant, entre les unes et les autres, une -subordination systématique sans laquelle il est impossible désormais -de s'élever, en politique, à rien de grand ni de stable. À l'époque -où l'intelligence humaine, sous le régime empirique d'une spécialité -dispersive, menace de se consumer en travaux de détail de plus en plus -misérables et de plus en plus éloignés de toute haute destination -sociale, j'ai osé proclamer et même ébaucher le règne prochain de -l'esprit d'ensemble, seul propre à faire universellement prévaloir -le vrai sentiment du devoir. Ce triple but a été atteint par la -fondation d'une science nouvelle, la dernière et la plus importante de -toutes, sans laquelle le système de la véritable philosophie moderne -ne saurait avoir ni unité ni consistance, et qui, je ne crains pas -de l'assurer, quoique ne pouvant encore trouver sa place dans la -constitution routinière et arriérée de nos académies scientifiques, -n'en a pas moins, dès son origine actuelle, autant de positivité et -plus de rationnalité qu'aucune des sciences antérieures déjà jugées par -ce Traité. Quelle que doive être l'importance des progrès ultérieurs -réservés à la sociologie, ils offriront nécessairement beaucoup moins -de difficultés que cette création fondamentale: non-seulement parce -que la méthode y est ainsi assez caractérisée pour apprendre désormais -à retirer, d'une étude plus détaillée du passé, des indications plus -précises de l'avenir; mais aussi parce que les conclusions générales -ici obtenues, outre qu'elles sont, par la nature du sujet, les plus -essentielles, serviront de guide universel aux appréciations plus -spéciales. - -Une telle fondation scientifique complétant enfin le système -élémentaire de la philosophie naturelle préparée par Aristote, annoncée -par les scolastiques du moyen âge, et directement conçue, quant à -son esprit général, par Bacon et Descartes, il ne me reste plus -maintenant, pour avoir atteint, autant que possible, le but principal -de ce Traité, qu'à y caractériser sommairement la coordination finale -de cette philosophie positive dont tous les élémens essentiels, soit -logiques, soit scientifiques, ont été successivement l'objet propre -des six parties de notre élaboration hiérarchique, depuis les plus -simples conceptions mathématiques jusqu'aux plus éminentes spéculations -sociales. Telle sera la destination des trois chapitres complémentaires -qui vont ici être consacrés, d'abord à la méthode, ensuite à la -doctrine, et enfin à la future harmonie générale de la philosophie -positive, suivant l'annonce contenue au tableau synoptique initial, -publié, il y a douze ans, avec le premier volume de ce Traité. - - - - -CINQUANTE-HUITIÈME LEÇON. - - Appréciation finale de l'ensemble de la méthode positive. - - -L'élaboration fondamentale que j'ai, le premier, osé entreprendre, -se trouvant enfin suffisamment accomplie, même dans sa partie la -plus nouvelle, la plus importante et la plus difficile, il faut -désormais envisager la succession hiérarchique des six éléments -essentiels qui en ont dû composer le vaste ensemble, depuis les plus -simples spéculations mathématiques jusqu'aux plus hautes conceptions -sociales, comme ayant été surtout destinée à élever graduellement notre -intelligence au point de vue définitif de la philosophie positive, -dont le véritable esprit général ne pouvait être autrement dévoilé. -Nous avons ainsi systématiquement réalisé une évolution individuelle -radicalement conforme à l'évolution nécessaire de l'humanité, que -l'on peut maintenant, pour plus de facilité, se borner, sans aucun -grave inconvénient, à considérer ici à partir de l'impulsion décisive -déterminée par la double action, philosophique et scientifique, -émanée de Bacon et de Descartes conjointement avec Kepler et Galilée. -Cette indispensable préparation constituait évidemment le seul moyen -pleinement efficace d'apprécier directement, soit quant à la méthode, -ou quant à la doctrine, le vrai caractère propre à chacune des phases -principales de la positivité rationnelle. En outre, l'homogénéité -continue de ces diverses déterminations partielles nous a spontanément -manifesté leur convergence croissante vers une même philosophie -finale, dont la nature et la destination n'ont jamais pu être encore -suffisamment comprises, par une suite inévitable de l'extension trop -incomplète et de la culture trop dispersive qui devaient jusqu'ici -distinguer son essor préliminaire, de façon à dissimuler profondément -à la plupart de ses actifs promoteurs la tendance nécessaire de -l'ensemble des spéculations modernes. Pour caractériser convenablement -cette philosophie, ainsi successivement appréciée quant à tous ses -élémens indispensables, il ne nous reste donc plus, en résultat -spontané de notre opération totale, qu'à indiquer, d'une manière -sommaire mais directe, dans cette leçon et dans la suivante, la -coordination définitive de ses différentes conceptions essentielles, -d'abord logiques, puis scientifiques d'après un principe d'unité -réellement susceptible d'une telle efficacité, afin de pouvoir ensuite -signaler rapidement, dans un dernier chapitre, la véritable activité -normale, à la fois mentale et sociale, ultérieurement réservée au -système qui doit devenir la base usuelle du régime spirituel de -l'humanité, enfin parvenue, par tant de douloureux efforts, à sa pleine -virilité. - -Au chapitre précédent, les conséquences générales de l'étude -approfondie du passé nous ont spécialement démontré l'inévitable -urgence d'une pareille unité philosophique, comme constituant -désormais la première condition fondamentale de la réorganisation -intellectuelle et morale des populations les plus avancées. Mais, en -outre, les esprits même qui, vicieusement contemplatifs, ne seraient -pas aujourd'hui assez touchés de cette immense nécessité sociale, -pourraient, en s'élevant au point de vue convenable, directement -apprécier aussi, sous le simple aspect spéculatif, l'irrécusable -réalité de ce besoin universel si évidemment propre aux temps actuels, -où l'irrationnelle dispersion des travaux scientifiques menace -désormais d'altérer profondément les principaux résultats de l'ensemble -des efforts antérieurs, en faisant bientôt dégénérer la plupart des -recherches partielles en tentatives stériles et incohérentes, qui, de -plus en plus dépourvues de but réel et de direction déterminée, ne -pourraient enfin conserver qu'une activité spontanément destructive, -aveuglément tournée contre cette harmonie progressive où l'on doit voir -sans doute le plus précieux attribut de la vraie positivité moderne. -Jusque dans les sciences les plus simples, et par suite les moins -imparfaites, il ne faut pas croire que les notions d'une certaine -généralité puissent isolément résister toujours à cet essor désordonné -des divagations individuelles que tend maintenant à développer avec -rapidité la déplorable anarchie philosophique dont tant d'intelligences -étroites ou égarées se glorifient si étrangement aujourd'hui, et qui -ne tarderait pas à devenir aussi contraire à la probité des opérations -spéculatives qu'à leur rationnalité. Toutes nos conceptions abstraites, -y compris même les mieux établies, ne sauraient finalement persister -sans une suffisante solidarité mutuelle. Sous l'abusive prolongation -d'un inévitable interrègne philosophique, la même analyse dissolvante, -qui semble aujourd'hui essentiellement bornée aux idées politiques et -morales, où elle s'oppose spécialement, en vertu de leur complication -supérieure, à une indispensable réorganisation, s'étendrait bientôt, -de toute nécessité, d'après l'unité fondamentale de notre entendement, -à tous les autres ordres de spéculations, de manière à ne laisser -intactes, en chaque genre quelconque, que les vérités les plus -grossières et les moins précieuses, comme l'indiquent déjà , dans le -monde scientifique actuel, par une première extension de cette funeste -situation, tant de graves divergences et d'aberrations capitales sur -beaucoup d'importans sujets. En un mot, si l'esprit positif, dont -l'empirique spécialité a maintenant cessé de correspondre aux besoins -temporaires d'une évolution préparatoire, devait rester indéfiniment -privé de toute systématisation usuelle, un tel désordre reproduirait -inévitablement, chez les modernes, sauf la diversité des formes, -l'équivalent essentiel de cette honteuse dégradation mentale que -détermina jadis, parmi les populations grecques de l'antiquité et du -moyen âge, le libre essor des divagations théologico-métaphysiques. -Ceux donc qui persistent à n'attribuer à la moderne évolution -scientifique d'autre réaction philosophique que la simple dissolution -de l'antique régime intellectuel, sans y vouloir chercher de nouvelles -bases générales d'une discipline plus parfaite et plus durable, tendent -nécessairement, à leur insu, vers la destruction sophistique de ces -mêmes acquisitions partielles auxquelles ils attachent une importance -très-légitime, quoique trop exclusive, et qui, dans la pensée des -premiers fondateurs de la philosophie positive, étaient, au contraire, -principalement destinées, comme nous l'avons historiquement reconnu, -à permettre enfin la réorganisation totale du système spéculatif, -d'après une indispensable préparation graduelle, à la fois logique -et scientifique, aujourd'hui suffisamment accomplie. Depuis que la -spécialisation empirique a essentiellement perdu son office temporaire, -par l'extension décisive de l'esprit positif à tous les ordres -principaux de phénomènes naturels, elle oppose de puissans obstacles -à tous les grands progrès scientifiques, et même elle compromet -gravement la conservation réelle des résultats antérieurs. Telle est, -au fond, la première cause générale de l'état flottant où se trouvent -aujourd'hui, suivant notre appréciation directe, la plupart des -conceptions biologiques, surtout chez la nation où la double évolution -moderne, tant négative que positive, a été la plus complète. Mais -cette désastreuse influence n'est marquée davantage dans les études -organiques qu'en vertu de leur complication supérieure et de leur -besoin plus prononcé d'unité directrice; la prolongation ultérieure de -l'anarchie scientifique produirait nécessairement des ravages analogues -dans les études inorganiques, y compris les études mathématiques, -que le régime actuel tend déjà visiblement à réduire de plus en -plus à la stérile accumulation d'incohérens détails, sous l'aveugle -impulsion d'une avide concurrence, dont l'essor déréglé promet de -faciles triomphes aux médiocrités ambitieuses. Ainsi, même abstraction -faite des hautes exigences sociales que nous avons vu prescrire -impérieusement la systématisation finale de la vraie philosophie -moderne, le simple intérêt des sciences suffirait aujourd'hui pour -en démontrer l'urgence, en y signalant le seul moyen général de -consolider suffisamment l'admirable évolution spéculative ébauchée -pendant les deux derniers siècles. - -Cette indispensable coordination devient maintenant une heureuse -conséquence spontanée du plan fondamental qui caractérise ce Traité, -où le développement continu de la positivité rationnelle, dans -ma propre intelligence comme dans celle du lecteur attentif, a -été nécessairement assujetti, suivant la hiérarchie naturelle des -phénomènes correspondans, à une succession toujours homogène d'états de -plus en plus complets, dont chacun embrasse essentiellement tous les -précédens, en sorte que le dernier d'entre eux, relatif aux conceptions -les plus complexes que puisse aborder l'esprit humain, constitue -aussitôt la liaison universelle et définitive des diverses spéculations -positives. Aussi, malgré l'importance et la difficulté intrinsèques -des résultats généraux propres à ces trois chapitres extrêmes, leur -facile établissement nous offrira-t-il enfin la juste récompense d'une -lente et pénible élaboration, qui n'avait jamais pu jusqu'ici être -convenablement instituée. - -Une véritable unité philosophique exigeant certainement l'entière -prépondérance normale de l'un des élémens spéculatifs sur tous les -autres, la question principale se réduit donc ici à déterminer -directement quel est celui qui doit finalement prévaloir, non plus -pour l'essor préparatoire du génie positif, mais pour son actif -développement systématique, parmi les six points de vue fondamentaux, -mathématique, astronomique, physique, chimique, biologique, et enfin -sociologique, que nous avons successivement appréciés, et à l'ensemble -desquels se rapportent inévitablement toutes les spéculations réelles. -Or la constitution même de notre hiérarchie scientifique démontre -aussitôt qu'une telle prééminence mentale n'a jamais pu appartenir -qu'au premier ou au dernier de ces six élémens philosophiques: car -eux seuls, évidemment, sont susceptibles d'universalité nécessaire, -l'un par la destination, l'autre par l'origine de leurs conceptions -respectives. La philosophie mathématique, d'où nous pouvons -momentanément nous dispenser de séparer la philosophie astronomique, -qui n'en est, à vrai dire, qu'une manifestation décisive, présente -d'abord des titres irrécusables à la suprématie rationnelle, en vertu -de l'incontestable extension des lois géométriques et mécaniques à tous -les ordres possibles de phénomènes naturels. Sous un autre aspect, -la philosophie sociologique, d'où nous pouvons pareillement cesser -d'isoler la philosophie biologique, qui lui sert de base immédiate, -doit aujourd'hui directement aspirer à la souveraineté intellectuelle, -sauf l'indispensable condition, que j'ose dire désormais suffisamment -accomplie, d'une véritable positivité; puisque toutes nos spéculations -quelconques peuvent être réellement envisagées comme autant de -résultats nécessaires de l'évolution spéculative de l'humanité, suivant -les explications spéciales du quarante-neuvième chapitre. Quant au -couple intermédiaire, formé par la philosophie physico-chimique, sa -nature propre le rend assurément trop éloigné à la fois du point de -départ et du but convenables à l'ensemble de l'élaboration positive, -pour qu'il doive jamais prétendre, dans ce grand conflit mental, à -aucune autre influence essentielle que celle de seconder puissamment -l'une ou l'autre de ces deux impulsions rivales, dont il subit -inévitablement l'action simultanée. - -La principale question philosophique étant ainsi réduite à reconnaître -maintenant, dans l'économie finale du système positif, l'entière -prépondérance rationnelle, soit de l'esprit mathématique, soit de -l'esprit sociologique, notre théorie générale de l'évolution humaine, -spécialement en ce qui concerne l'appréciation historique de la -progression moderne, nous permet aisément d'établir, sans aucune grave -incertitude, que si le premier a dû nécessairement prévaloir pendant -la longue éducation préliminaire qu'exigeait, en chaque genre, l'éveil -successif d'une positivité durable, le dernier est, au contraire, -seul susceptible, à tous égards, de diriger désormais, avec une -véritable efficacité, l'essor universel et continu des spéculations -réelles. Cette distinction fondamentale, qui constitue la première et -la plus importante de nos conclusions générales, contient à la fois -l'explication et le dénouement du déplorable antagonisme, jusqu'à -présent insoluble, incessamment développé, depuis trois siècles, entre -le génie scientifique et le génie philosophique, dont les justes -prétentions respectives, d'une part à la positivité, d'une autre part à -la généralité, doivent être ainsi définitivement conciliées, pour que -l'état normal de l'humanité pensante puisse convenablement reposer sur -la satisfaction continue de ces deux besoins également irrécusables. -Pendant que la science poursuivait vainement, sous l'impulsion -mathématique, une systématisation chimérique, la philosophie élevait -d'impuissantes réclamations métaphysiques contre le funeste abandon du -point de vue humain. Jusqu'à ce que l'évolution totale de l'humanité -ait été ramenée à de véritables lois naturelles, ce qui, j'ose le dire, -n'a jamais existé encore ailleurs que dans ce Traité, l'esprit moderne, -qui devait d'abord être principalement avide de positivité, ne pouvait -accueillir suffisamment les protestations relatives au besoin permanent -de généralité, parce que, malgré leur légitimité implicite, elles se -rattachaient alors inévitablement à un régime caduc, d'où il fallait -avant tout irrévocablement sortir. Mais l'extension homogène du vrai -caractère positif à tous les ordres essentiels de spéculation réelle -doit maintenant permettre aux conceptions sociologiques de reprendre -enfin l'ascendant universel qui appartient régulièrement à leur nature, -et qui n'avait dû leur échapper provisoirement, depuis la dernière -période du moyen âge, que par l'exigence temporaire des conditions -primordiales propres à l'évolution positive. - -Dans chacune des six parties essentielles de ce Traité, la science -mathématique a été tellement recommandée comme la première source -fondamentale, aussi bien pour l'individu que pour l'espèce, de toute -positivité rationnelle, qu'on ne saurait sans doute me soupçonner -aucunement de méconnaître jamais sa véritable influence philosophique, -qui, après m'avoir si heureusement fourni, dès ma première jeunesse, -le point de départ le plus convenable à l'ensemble de mes longues -méditations, m'a spontanément offert ensuite, par un commerce -intime et journalier, le meilleur moyen de restaurer toujours les -forces élémentaires de mon intelligence. Mais, d'une autre part, -nous avons continuellement reconnu, avec la même certitude, que les -conceptions mathématiques sont, par leur nature, essentiellement -impuissantes à diriger la formation d'une philosophie réelle et -complète, susceptible d'une active universalité. Cependant, toutes les -nombreuses tentatives entreprises depuis trois siècles pour constituer -une nouvelle philosophie, propre à remplacer enfin la philosophie -théologico-métaphysique, ont dû être, comme je viens de l'expliquer, -et ont été, en effet, toujours essentiellement conçues d'après un -tel principe, employé sous des formes plus ou moins explicites. Le -seul de ces efforts prématurés qui mérite véritablement un éternel -souvenir, à raison des services indispensables, quoique passagers, -qu'il a certainement rendus, consiste sans doute dans la grande -construction cartésienne, qui, très-supérieure, sous les principaux -aspects, à celles qu'on a voulu ensuite lui substituer, en a d'ailleurs -spontanément fourni le type général. Or cette mémorable conception, -qui érigeait la géométrie et la mécanique en fondemens directs de -la science universelle, a heureusement présidé, pendant un siècle, -malgré ses immenses inconvéniens, au premier essor décisif de la -positivité rationnelle dans les diverses branches essentielles de -la philosophie inorganique. Mais, outre que les études morales et -sociales y avaient été, dès l'origine, systématiquement écartées, -ce qui suffisait assurément pour constater le défaut radical de -véritable universalité propre à un tel point de vue, il est clair que -son extension forcée aux plus simples spéculations biologiques y a -finalement exercé une influence perturbatrice, dont elles ne sont pas -même aujourd'hui assez dégagées, quoiqu'elle fût d'abord inévitable, et -même indispensable, pour y neutraliser alors l'esprit métaphysique, -comme je l'ai spécialement expliqué en son lieu. Quels qu'aient été, -depuis cet ébranlement initial, les immenses progrès des théories -mathématiques, ils ne pouvaient nullement améliorer la nature d'un -tel principe philosophique, sauf le perfectionnement spécial de ses -applications secondaires; en sorte que les tentatives ultérieures ont -été réellement encore plus vicieuses. Le sentiment confus de leur -impuissance nécessaire et de leur inopportunité croissante les a -d'ailleurs fait abandonner peu à peu à des esprits inférieurs: ils ont, -en général, transporté dans l'ordre des phénomènes physico-chimiques -le point de départ de leurs conceptions universelles, contrairement -aux conditions fondamentales d'une telle opération, qui assignaient -aux spéculations astronomiques la présidence exclusive de tout système -semblable, comme l'avait si bien compris le premier fondateur. Malgré -l'inévitable discrédit dont ces essais chimériques ont été de plus en -plus frappés, ils correspondent tellement, quoique d'une manière fort -insuffisante, au besoin fondamental de liaison universelle qu'éprouvent -intimement les intelligences modernes, et que cette voie semble seule -jusqu'ici pouvoir satisfaire, que les philosophes proprement dits -ont été souvent entraînés, même de nos jours, à quitter le point de -vue moral et social, unique source de leur force spontanée, pour -suivre de pareils projets, à l'envi des géomètres et des physiciens, -sans pouvoir être aussi excusables par l'influence habituelle d'une -instruction trop spéciale, dont l'absence a toutefois très-peu altéré, -d'ordinaire, le mérite comparatif de leurs efforts en ce genre. Ainsi, -l'inactivité actuelle d'une telle tendance, en résultat purement -empirique des nombreux échecs antérieurs, n'indique point que nos -savans aient réellement abandonné un pareil principe philosophique, -dont l'application ultérieure, d'après des découvertes physiques -inattendues ou de nouveaux progrès mathématiques, n'a pu encore cesser -de constituer leur utopie favorite: l'instinct vague et passager de -son inanité radicale, loin de les exciter à la recherche d'un lien -plus efficace, ne fait jusqu'ici qu'augmenter presque toujours leur -irrationnelle répugnance contre toute autre systématisation quelconque, -et même leur dédain trop fréquent envers les parties de la philosophie -naturelle dont la complication supérieure exclut essentiellement -tout espoir d'y étendre jamais l'empire effectif des conceptions -géométriques et mécaniques. Pour sortir enfin de cette stérile et -dangereuse situation, qui entrave radicalement l'essor définitif, à -la fois mental et social, de la saine philosophie moderne, il devient -donc indispensable d'examiner directement la grande question du -mode fondamental suivant lequel doit s'opérer désormais la liaison -universelle des spéculations positives: or la forme la plus rapide -et la plus décisive de cette discussion finale consiste évidemment -dans une comparaison immédiate entre les deux marches opposées, l'une -mathématique, l'autre sociologique, seules vraiment susceptibles de -rivaliser à cet égard. - -Quoique les titres philosophiques de l'esprit mathématique soient -sans doute principalement relatifs à la méthode, on ne saurait douter -néanmoins que, si la véritable logique scientifique y a nécessairement -trouvé son essor primordial, elle n'a pu développer suffisamment -ses divers caractères essentiels que par son extension ultérieure -à des études de plus en plus complexes, jusqu'à ce que, par des -modifications de plus en plus profondes, elle ait finalement embrassé -les spéculations les plus difficiles, qui, vu leur dépendance naturelle -de toutes les autres, exigent inévitablement la combinaison permanente -de tous les moyens antérieurs, outre ceux qui leur sont spécialement -propres. Si donc on supposait toutes les diverses classes de savans -positifs convenablement élevées suivant les inégales exigences -rationnelles de leurs destinations respectives, les sociologistes -vraiment dignes de ce nom seraient les seuls qui pussent être regardés -comme ayant une connaissance complète de la méthode positive, dont -les géomètres, au contraire, d'après l'indépendance même de leurs -travaux, auraient naturellement la notion la plus imparfaite, -précisément parce qu'ils ne la concevraient qu'à l'état rudimentaire, -tandis que les autres en auraient seuls suivi l'évolution totale. Les -vices métaphysiques que nous ont spécialement offert, dans les deux -premiers volumes de ce Traité, la plupart des grandes spéculations -mathématiques, sont loin de tenir uniquement à l'ancienneté de leur -formation, en un temps où l'antique philosophie conservait partout une -suprématie dont la science la plus abstraite ne pouvait suffisamment -s'affranchir. Ils résultent surtout de l'isolement exclusif qui -distingue aujourd'hui ces conceptions élémentaires, sur lesquelles -les parties supérieures de la philosophie naturelle n'ont pu encore -exercer une réaction logique indispensable à leur pleine maturité. -Aucun attribut fondamental ne saurait mieux définir l'esprit positif, -comme je l'ai tant établi, que la substitution universelle d'un point -de vue convenablement relatif au point de vue nécessairement absolu de -la philosophie théologico-métaphysique. Or ce caractère principal est -assurément trop peu marqué jusqu'ici dans les notions mathématiques, -où l'extrême facilité des déductions, souvent réduites à une sorte -de mécanisme technique, fait si fréquemment illusion sur la vraie -portée de nos connaissances, surtout pour l'application aux phénomènes -naturels, qui nous a présenté, sous une telle influence, beaucoup -d'irrécusables exemples d'une tendance vicieuse vers des enquêtes -radicalement inaccessibles à la raison humaine, et d'une puérile -obstination à substituer indûment l'argumentation à l'observation. Les -saines spéculations sociologiques, au contraire, où le point de vue -historique obtient spontanément une prépondérance intime et continue, -doivent offrir, par leur nature, la plus complète manifestation -possible de cet attribut essentiel de la vraie positivité rationnelle. -Pour tous ceux qui ont convenablement apprécié la profonde nécessité -de rendre la véritable philosophie moderne principalement historique, -cette incontestable considération suffirait à démontrer irrévocablement -l'entière prééminence philosophique de l'esprit sociologique. Il -faut reconnaître, en outre, sous un autre aspect fondamental, que -le sentiment universel de l'invariabilité des lois naturelles doit -être habituellement trop peu développé par les études mathématiques, -quoiqu'il y ait nécessairement puisé son premier essor systématique, -parce que l'extrême simplicité des phénomènes géométriques, et même -mécaniques, dont les lois y sont seules essentiellement appréciées, -permet difficilement une pleine et active généralisation de cette -grande notion philosophique, malgré la précieuse consolidation que -doit lui procurer son extension réelle aux événemens célestes. Aussi -a-t-on pu, à cet égard, remarquer en tout temps, et sans excepter -notre siècle, jusque chez d'éminens géomètres, une assez profonde -inconséquence pour faire communément supposer dépourvus de lois -constantes tous les phénomènes un peu compliqués, surtout quand -l'action humaine y intervient à un degré quelconque; au point de -susciter enfin une branche spéciale de l'analyse mathématique, le -prétendu calcul des chances, que la raison publique flétrira bientôt -comme une honteuse aberration scientifique, directement incompatible -avec toute vraie positivité, tandis que le vulgaire de nos algébristes, -après un siècle de stériles travaux, ose encore attendre le -perfectionnement des études les plus importantes et les plus difficiles -de l'absurde utopie logique dont une telle conception forme la base -principale. Les autres sciences fondamentales n'offrent maintenant, -sous ce rapport, aucune équivalente monstruosité philosophique, et -nous avons vu leur succession régulière présenter une manifestation -de plus en plus décisive de l'invariabilité des lois naturelles. -Mais la science sociologique est certainement la seule qui puisse -développer un tel principe dans toute sa plénitude rationnelle, de -manière à lui procurer une irrésistible efficacité, en l'étendant -directement aux événemens les plus complexes, ainsi soustraits enfin à -la ténébreuse suprématie de l'esprit théologico-métaphysique, auquel -la transaction cartésienne avait été forcée de réserver encore cette -extrême attribution, seul vestige, désormais effacé, de son ancienne -toute-puissance. Sous quelque autre aspect capital qu'on examine la -méthode positive, une juste appréciation comparative, dont ce Traité -contient exactement tous les élémens essentiels, fera toujours, j'ose -le dire, finalement ressortir la haute supériorité logique du point -de vue sociologique sur le point de vue mathématique. Vu l'unité -fondamentale de cette méthode, tous les procédés généraux qui la -composent se retrouvent sans doute nécessairement, sauf la diversité -des formes, dans chacune des six sciences principales. L'incontestable -privilége que possèdent, à cet égard, les études mathématiques, -tient seulement à l'extrême simplicité de leur sujet propre, qui, -devant offrir d'heureuses ressources pour y multiplier et y prolonger -davantage les déductions rigoureuses, présente inévitablement des -exemples spontanés de tous les artifices que notre intelligence puisse -jamais employer. Mais, en vertu même de cette excessive simplification, -les plus puissans de ces moyens logiques ne sauraient être par -là suffisamment définis, et ne deviennent vraiment appréciables, -comme je l'ai souvent montré, que lorsque les parties supérieures -de la philosophie naturelle en ont fait convenablement saisir la -principale destination, d'après une estimation directe des difficultés -essentielles qui en exigent le développement. Quoique, une fois ainsi -caractérisés, ils puissent devenir mieux connus en les retrouvant -ensuite implicitement appliqués déjà dans certaines spéculations -mathématiques où il eût été auparavant impossible de les distinguer -réellement, il faut convenir que cette sorte de vérification -uniforme doit être ordinairement plus utile à la science mathématique -elle-même, par une lumineuse réaction philosophique, qu'à celle d'où -émane la manifestation effective. On le voit surtout pour la méthode -comparative propre à la biologie, et, encore davantage, pour la méthode -historique propre à la sociologie: la honteuse ignorance de presque -tous les géomètres quant à ces deux modes transcendans d'investigation -rationnelle, qui constituent les plus éminentes créations logiques -de notre intelligence, en présence des plus hautes difficultés -scientifiques, témoigne assez clairement que la notion réelle n'en a -pas été fournie par les études mathématiques, bien qu'elles en puissent -offrir spontanément, comme je l'ai montré en son lieu, quelques -exemples véritables, d'ailleurs inutiles, et même inintelligibles, à -tous ceux qui n'auraient pas puisé une telle connaissance à sa source -vraiment originale. - -La prééminence philosophique de l'esprit sociologique sur l'esprit -mathématique, suivant leur aptitude respective à une active -universalité, est encore plus spécialement évidente sous le rapport -scientifique proprement dit, que sous le simple rapport logique; en -sorte qu'elle peut être ici rapidement motivée. Quoique le point de -vue géométrique et mécanique soit, de toute nécessité, abstraitement -universel, comme je l'ai hautement établi, en ce sens que les lois -de l'étendue et du mouvement doivent exercer une première influence -élémentaire sur tous les phénomènes quelconques, on sait que les -indications spéciales qui en résultent, quelque précieuses qu'elles -puissent être, ne sauraient jamais, fût-ce dans les cas les plus -simples, dispenser aucunement de l'étude directe du sujet, qui doit -toujours rester prépondérante, sous peine de conduire, par l'abus -du raisonnement, soit à de stériles travaux, soit même à de graves -aberrations, dont la physique actuelle nous a offert d'irrécusables -exemples, tous clairement relatifs à une irrationnelle suprématie du -mode mathématique, aspirant à gouverner les recherches qu'il peut -seulement seconder. Ces indications, constamment insuffisantes à un -degré quelconque, deviennent, en outre, de plus en plus vagues et -imparfaites à mesure que la philosophie naturelle étudie des phénomènes -plus compliqués. Néanmoins, même envers le cas le plus extrême, j'ai, -le premier, démontré la nécessité d'y prendre d'abord en sérieuse -considération sociologique l'ensemble des lois géométriques et -mécaniques, surtout en ne les séparant pas de leur grande manifestation -astronomique. Mais, malgré l'indispensable lumière qu'elles doivent -ainsi répandre sur le préambule élémentaire de ces hautes spéculations, -leur impuissance radicale à diriger effectivement de semblables -recherches devient alors tellement évidente, que les phénomènes -sociaux, et même moraux, ont été, dès l'origine, systématiquement -exclus dans l'unique tentative vraiment puissante pour constituer une -philosophie générale sous la seule impulsion mathématique, c'est-à -dire -l'effort du grand Descartes, qui, à la vérité, ne se faisait aucune -grave illusion sur la nature précaire et la destination provisoire -d'une semblable construction. Les plus simples phénomènes de la vie -animale n'ont pu alors comporter, à un faible degré, la pénible -extension d'un pareil mode philosophique que d'après l'insoutenable -hypothèse d'automatisme, à laquelle Descartes avait été forcément -conduit par les exigences fondamentales de cette vicieuse direction, -dont le prolongement ultérieur n'a nullement produit, à cet égard, de -meilleurs expédiens, et a seulement fini par déterminer habituellement, -chez ceux qui ne conçoivent pas d'autre philosophie, une sorte de -répugnance involontaire envers les sciences naturelles où elle ne -peut suffisamment prévaloir. Aussi l'esprit mathématique a-t-il -aujourd'hui, sinon en principe, du moins en fait, essentiellement -réduit ses prétentions directrices à la seule philosophie inorganique, -en ne concevant même que très-confusément l'incorporation effective -du domaine chimique dans un vague et lointain avenir: ce qui est -certainement fort loin de l'universalité qu'on poursuivait d'abord, et -ce qui surtout semble consacrer indéfiniment la suprématie provisoire -que Descartes avait dû laisser à l'ancienne philosophie à l'égard des -études morales ou politiques; en sorte que la situation fondamentale -de l'esprit humain n'aurait ainsi fait aucun progrès général depuis -deux siècles, au milieu de la plus intime agitation sociale: tout -espoir d'une véritable organisation mentale, soit progressive, soit -rétrograde, serait dès lors irrévocablement perdu, par l'éternelle -coexistence de deux tendances radicalement incompatibles. Bornée au -monde inorganique, la suprématie mathématique, quoiqu'elle y doive -être beaucoup moins nuisible, n'y saurait d'ailleurs subsister que -passagèrement, jusqu'au temps, très-prochain sans doute, où, suivant -les exigences rationnelles de leur science, les vrais physiciens seront -suffisamment préparés, d'après une éducation convenable, dont ce -Traité a indiqué la nature et le plan, à diriger par eux-mêmes, comme -je les en ai tant pressés, l'usage permanent d'un puissant instrument -logique, qu'ils peuvent seuls sagement appliquer à chaque destination -spéciale, et qui est souvent devenu, de nos jours, une source de -graves embarras par suite d'une administration, nécessairement plus ou -moins aveugle, laissée encore à des géomètres qui n'en peuvent assez -comprendre le but ni les conditions. Les lois les plus générales de -la nature inerte devant nous être éternellement inconnues, d'après -notre inévitable ignorance des faits cosmiques proprement dits, -l'esprit mathématique ne peut le plus souvent dominer les questions -physiques qu'à l'aide de ces hypothèses profondément chimériques sur -le mode essentiel de production des phénomènes, où j'ai si pleinement -signalé l'une des plus dangereuses aberrations que puisse produire, -dans la science moderne, la déplorable absence provisoire de toute -vraie discipline philosophique; puisque les efforts scientifiques -prennent ainsi une direction entièrement contraire aux prescriptions -fondamentales de la méthode positive, en abordant des problèmes -radicalement insolubles, de manière à reproduire finalement, sous un -imposant appareil, le caractère vague et arbitraire de l'ancienne -philosophie. Or on doit reconnaître que cette désastreuse altération -de la positivité rationnelle n'est essentiellement maintenue, dans la -physique actuelle, que par la vicieuse prépondérance des géomètres: -car les véritables physiciens, justement stimulés par un dédain, -souvent très-déplacé, envers l'observation directe, seraient déjà -assez disposés spontanément à sentir l'inanité et les inconvéniens -des fluides fantastiques pour tenter aujourd'hui de débarrasser -enfin leurs théories de ce vain échafaudage métaphysique, s'ils -pouvaient se soustraire à l'ascendant algébrique, qui ne saurait se -passer d'une telle base. Suivant ces appréciations successives, cette -prétendue philosophie mathématique qui semblait, il y a deux siècles, -devoir indéfiniment dominer l'ensemble des spéculations humaines, se -trouvera donc bientôt réduite, en réalité, à ne présider, hors de sa -propre sphère, qu'aux seules études astronomiques, dont la direction -générale paraît lui appartenir légitimement, vu la nature, évidemment -géométrique ou mécanique, de tous les problèmes correspondans. Mais, -afin de pousser cette analyse, à la fois historique et dogmatique, -jusqu'à sa véritable conclusion, il faut remarquer, en outre, envers ce -dernier cas, que la prépondérance des géomètres en astronomie, quoique -bien moins vicieuse qu'en aucune autre excursion, présente, même alors, -un caractère forcé et précaire, relatif à une situation passagère, trop -facile à modifier pour devoir subsister encore longtemps; car, quelque -capitale que doive être l'influence mathématique dans les études -célestes, qui lui ont toujours offert le plus convenable exercice, -cependant l'état normal, en astronomie comme en physique, consiste -assurément dans l'administration continue de cet admirable instrument -intellectuel, aussi bien que des simples instrumens matériels, par -ceux-là même qui en comprennent suffisamment la destination spéciale, -et non par ceux qui en connaissent seulement la structure; ce qui, -en l'un et l'autre cas, exige uniquement une meilleure éducation -scientifique, plus aisée, du reste, aux astronomes qu'aux physiciens, -suivant nos explications directes. Depuis le développement, d'ailleurs -si récent, de la mécanique céleste, les astronomes proprement dits, -tels que les Bradley, les Mayer, les Lacaille, les Herschell, les -Delambre, les Olbers, etc., ont souvent souffert de l'irrationnelle -présomption des géomètres, qui, par un sentiment exagéré de la portée -effective des prévisions dynamiques envers des phénomènes qu'ils ont -trop peu étudiés, croient habituellement pouvoir y réduire le rôle des -observateurs à la détermination subalterne de quelques coefficiens; -ce qui a plus d'une fois entravé déjà les découvertes réelles. Ainsi, -tout porte à croire que l'ascendant fondamental de l'esprit purement -mathématique dans le système de la philosophie naturelle, bien loin de -devoir augmenter désormais, comme on le suppose communément, éprouvera -nécessairement un rapide et irrévocable décroissement, jusqu'à ce que, -sous l'essor ultérieur d'une éducation convenablement rationnelle pour -la classe spéculative, la suprématie normale en soit renfermée entre -les limites philosophiques du vrai domaine mathématique, à la fois -abstrait et concret, tel que ce Traité l'a directement circonscrit. -On peut assurer que le projet d'une philosophie générale dominée par -les conceptions mathématiques sera de plus en plus regardé comme une -vicieuse utopie métaphysique, dont une suffisante expérience a déjà -hautement démontré l'impossibilité, et dont l'influence effective, -au lieu de seconder aujourd'hui l'essor naturel des connaissances -réelles, l'entrave désormais radicalement, depuis l'extension -décisive de l'esprit positif à toutes les branches essentielles de la -science inorganique. Ces irrationnelles tentatives, qui indiquent -une si fausse appréciation de la destination et de la portée de -l'entendement humain, n'ont obtenu provisoirement une véritable -importance philosophique que par leur solidarité passagère avec les -besoins intellectuels de la grande transition moderne, qui ne pouvait -d'abord procéder autrement à l'irrévocable extinction de l'ancienne -philosophie; mais l'entier accomplissement mental d'une telle -révolution, par la formation définitive de la science sociologique, -livrera bientôt à leur profonde inanité naturelle des aberrations -philosophiques ainsi privées de toute justification plausible. - -D'après l'ensemble de ces considérations, j'ai pu, dans la grande -alternative que nous examinons, démontrer suffisamment, du moins par -exclusion, sous le rapport scientifique, comme je l'avais déjà fait -sous le rapport logique, la prééminence philosophique de l'esprit -sociologique, sans avoir même besoin de faire directement contraster -sa haute aptitude spontanée à diriger les méditations vraiment -universelles avec cette impuissance nécessaire si évidemment propre, -à cet égard, à l'esprit mathématique. Ayant, j'ose le dire, créé, et -jusqu'ici seul cultivé cette nouvelle science fondamentale, envers -laquelle toutes les autres ne doivent être finalement regardées que -comme d'indispensables préliminaires graduels, il ne m'appartient pas -de signaler ici l'importance et la fécondité de ses diverses réactions -générales sur le perfectionnement essentiel des différentes sciences -antérieures, auxquelles la sociologie, si elle est convenablement -étudiée par quelques éminentes intelligences, rendra bientôt des -services plus qu'équivalens à ceux qu'elle en a reçus pour son -avénement initial. Une aussi récente formation ne saurait d'ailleurs -permettre que ces exemples spéciaux, encore trop peu variés et surtout -trop peu développés, soient aujourd'hui équitablement appréciables, -sous l'ascendant unanime d'habitudes mentales plus ou moins contraires: -en sorte que c'est principalement _à priori_, suivant une juste notion -de la nature nécessaire des saines recherches philosophiques, qu'on -doit maintenant établir l'inévitable suprématie rationnelle de l'esprit -sociologique sur tout autre mode, ou plutôt degré, du véritable esprit -scientifique; mais aussi les motifs directs de ce genre sont tellement -irrécusables, qu'ils doivent aisément déterminer l'intime assentiment -de tous les juges compétens et bien préparés. - -Les diverses spéculations humaines ne sauraient évidemment comporter, -en réalité, d'autre point de vue pleinement universel que le point de -vue humain, ou, plus exactement, social, le seul qui soit susceptible -de se reproduire spontanément, d'une manière plus ou moins explicite, -dans un exercice quelconque de notre intelligence, aussi bien quand -elle se borne à contempler le monde extérieur que lorsqu'elle s'occupe -immédiatement de l'homme. Ainsi, pour concevoir, en principe, les -droits légitimes de l'esprit sociologique à l'entière suprématie -philosophique, il suffit, suivant les explications spéciales indiquées -à la fin du quarante-neuvième chapitre, d'envisager toutes nos -conceptions, même positives, comme autant de résultats nécessaires -d'une suite de phases déterminées propres à notre évolution mentale, -à la fois personnelle et collective, s'accomplissant selon des -lois invariables, les unes statiques, les autres dynamiques, que -l'observation rationnelle, soit de l'individu, soit surtout de -l'espèce, peut suffisamment dévoiler. Depuis que les philosophes ont -commencé à méditer profondément sur les phénomènes intellectuels, ils -ont dû constamment sentir, à un degré quelconque, malgré les ténèbres -et les illusions de l'état métaphysique, l'inévitable réalité de ces -lois fondamentales; car leur existence, conformément à la lumineuse -réflexion de Tracy, est toujours implicitement supposée dans chacune -de nos études, où aucune conclusion ne serait possible si la formation -et la variation de nos opinions normales n'étaient pas radicalement -assujetties à un ordre régulier, essentiellement indépendant de notre -volonté, et dont l'altération pathologique n'est d'ailleurs nullement -arbitraire. Mais, outre la difficulté transcendante d'un tel sujet et -sa vicieuse investigation jusqu'ici, l'intelligence humaine n'étant, -en effet, développable que par la société, il est clair, en vertu de -l'intime solidarité continue tant démontrée, au tome quatrième, entre -tous les phénomènes sociaux, que nulle découverte réelle et décisive ne -pouvait être obtenue, à cet égard, jusqu'à ce que l'évolution totale de -l'humanité eût été convenablement ramenée à une conception d'ensemble, -ce qui n'est devenu vraiment possible que de nos jours, et se trouve -accompli, pour la première fois, ou du moins suffisamment ébauché dans -ce Traité. Quelque imparfaite que doive être encore une étude aussi -compliquée et aussi récente, cependant notre élaboration historique ne -permettant plus maintenant de méconnaître l'exactitude et l'efficacité -de ma théorie fondamentale sur la marche simultanée de l'esprit humain -et de la société, la philosophie sociologique se trouve ainsi déjà -munie d'un premier principe général propre à diriger son intervention -naissante, aussi bien scientifique que logique, dans toutes les parties -essentielles du système spéculatif, que cette universelle présidence, -dont la rationnalité est assurément incontestable, peut seule ramener -enfin à une véritable unité, susceptible de consolider et d'accélérer -le progrès de toutes les spéculations positives, que la prétendue unité -mathématique tendait, au contraire, à entraver profondément. La réalité -et la fécondité de cette nouvelle philosophie générale seraient, ce -me semble, suffisamment vérifiées par l'existence même de ce Traité, -où, pour la première fois, les diverses sciences ont pu être utilement -assujetties à un point de vue commun, en respectant néanmoins la juste -indépendance de chacune d'elles et en raffermissant, au lieu de les -altérer, leurs vrais caractères respectifs, sous l'inspiration continue -d'une pensée unique, consistant toujours dans ma loi fondamentale des -trois états spéculatifs, complétée, dès le début, par mon indispensable -conception de la vraie hiérarchie scientifique. Si la brièveté de la -vie et les graves difficultés de ma situation personnelle me permettent -suffisamment la paisible exécution graduelle de tous les grands travaux -que j'ai longuement préparés, je parviendrai, j'espère, à rendre -la possibilité et l'importance d'une telle réaction philosophique -irrécusables à ceux-là même qui la repoussent le plus aujourd'hui, -en l'appliquant directement, d'une manière spéciale, à l'ensemble -des conceptions mathématiques, alors définitivement ramenées à une -véritable systématisation. Dès ce moment, les lecteurs convenablement -disposés doivent apprécier, en ce Traité, malgré l'inévitable rapidité -de mes sommaires indications, les nouvelles lumières fondamentales que -ce nouvel esprit universel, spontanément constitué par la création de -la sociologie, peut immédiatement répandre sur chacune des sciences -antérieures, fort au delà , j'ose le dire, des promesses initiales -formulées, il y a douze ans, dans mes deux premiers chapitres. En -me bornant ici à rappeler seulement ce qui concerne les études -inorganiques, où une telle intervention philosophique est maintenant le -plus contestée, j'indiquerai: 1° l'importante conception du dualisme -facultatif, destinée à perfectionner toutes les hautes spéculations -chimiques, en y dénouant spontanément d'intimes difficultés, qui -semblent actuellement insurmontables; 2° en physique, la fondation -de la saine théorie générale des hypothèses scientifiques, dont -l'ignorance entrave profondément le progrès de cette belle science, -en y altérant gravement la positivité des principales notions; 3° en -astronomie, la juste appréciation finale de la prétendue astronomie -sidérale, et la réduction nécessaire de nos véritables recherches à -notre propre monde; 4° enfin, même en mathématique, la rectification -capitale des bases essentielles de la mécanique rationnelle, du -système total des conceptions géométriques, et des premiers fondemens -de l'analyse, soit ordinaire, soit surtout transcendante. Or toutes -ces diverses améliorations, tendant toujours à consolider le vrai -caractère propre à chaque science en même temps qu'à perfectionner -sa marche rationnelle, sont certainement dues, d'une manière plus ou -moins directe, à l'universelle prépondérance du haut point de vue -historique que la sociologie m'a fourni, et qui peut seul permettre de -dominer constamment l'élaboration, à la fois statique et dynamique, -des questions relatives à la constitution respective des différentes -parties de la philosophie naturelle. - -Le choix du principe philosophique susceptible d'établir enfin une -véritable unité parmi toutes les spéculations positives, ne présente -donc plus maintenant aucune grave incertitude: c'est uniquement de -l'ascendant sociologique que doit résulter entre nos connaissances -réelles une coordination stable et féconde aussi bien que spontanée et -complète; tandis que la suprématie mathématique ne saurait produire -qu'une liaison précaire et stérile en même temps que forcée et -insuffisante, toujours fondée sur de vagues et chimériques hypothèses, -radicalement contraires aux conditions fondamentales de la positivité -rationnelle, au lieu de constituer une simple conséquence générale -des rapports effectifs manifestés par le commun développement -scientifique, conformément à la nature spéciale de chaque branche. -Comme la constitution variable de la classe contemplative représente -nécessairement, à chaque époque, la situation correspondante de -l'esprit humain, les rudimens incomplets de nouvelles corporations -spéculatives qui se sont développés pendant les trois derniers siècles, -sous l'imparfaite impulsion d'un positivisme naissant, ont jusqu'ici de -plus en plus transporté aux géomètres une prépondérance qui, jusqu'à la -fin du moyen âge, était restée toujours inhérente, suivant les divers -modes contemporains, aux études morales et sociales. Le terme naturel -de cette anomalie provisoire, relative aux besoins indispensables -mais temporaires de la grande transition moderne, est maintenant -arrivé; puisque, d'après le passage des théories sociologiques à -l'état vraiment positif, rien ne s'oppose plus désormais à ce que -le point de vue humain reprenne à jamais l'ascendant normal qui lui -appartient naturellement dans l'ensemble des spéculations humaines, -où les nécessités scientifiques sont dès lors en pleine harmonie -avec les nécessités logiques qui avaient d'abord déterminé une telle -inversion exceptionnelle. Seulement, la nouvelle philosophie générale -doit s'attendre ainsi, outre les entraves intellectuelles tenant aux -préjugés et aux habitudes propres à ce long interrègne, à devoir lutter -avec persévérance contre les passions et les intérêts d'une classe -qui, quoique peu nombreuse, a dû devenir aujourd'hui très-puissante, -surtout chez la nation que nous avons reconnue, à tant d'égards, -destinée à conserver longtemps encore la principale initiative de la -rénovation finale. Tel est surtout le motif pour lequel ces compagnies -célèbres, nécessairement dominées par les géomètres, suivant les -conditions naturelles de leur institution provisoire, après avoir été -justement regardées, dans les deux derniers siècles, comme placées -à la tête du mouvement mental, constituent désormais, suivant les -explications directes du chapitre précédent, un puissant obstacle -à l'entier accomplissement de l'évolution philosophique dont ce -progrès ne pouvait être que le préambule, en vertu de leur empirique -obstination à consacrer indéfiniment une marche exceptionnelle, déjà -parvenue à son extrême limite depuis le commencement de l'immense crise -révolutionnaire où nous sommes plongés. Mais, malgré la gravité de ces -obstacles, qui, quoique peu apparens, sont peut-être, au fond, les plus -redoutables, du moins en France, parce qu'ils émanent spontanément -du même milieu intellectuel qui a dû exclusivement fournir le vrai -point de départ de la philosophie nouvelle, celle-ci, outre l'empire -fondamental, irrésistible à la longue, de ses propriétés logiques et -scientifiques, doit d'ailleurs trouver d'utiles auxiliaires jusqu'au -sein de ces corporations arriérées, par suite des vices radicaux de -leur incohérente constitution. La domination spéculative des géomètres -est nécessairement plus ou moins oppressive, parce qu'elle est -naturellement aveugle, en vertu de l'entière indépendance de leurs -travaux, qui, à raison de leur simplicité et de leur abstraction -supérieures, n'exigeant aucune préparation hétérogène, doivent presque -toujours rendre ces savans profondément étrangers à l'esprit et aux -conditions de toutes les autres études positives; d'où résultent -involontairement des chocs, et par suite des résistances, d'autant plus -intenses qu'il s'agit de sciences plus élevées dans notre hiérarchie -générale. Ces intimes divergences académiques peuvent même s'aggraver -assez, comme je l'ai indiqué au chapitre précédent, pour déterminer -vraisemblablement la dissolution spontanée de ces agrégations mal -cimentées, ou, ce qui serait équivalent, leur décomposition effective -en compagnies partielles, déjà annoncée, dès le début de ce siècle, -par la division trop peu comprise que l'avénement propre de la -philosophie biologique a régulièrement déterminée dans la nature, -jusqu'alors unique et toujours purement mathématique, du principal -organe permanent de la plus illustre corporation savante. Quoique, par -une évidente nécessité, le joug des géomètres doive être spécialement -intolérable aux biologistes, il est, à divers moindres degrés, -implicitement onéreux désormais à toutes les autres classes de savans, -d'après l'action inégale mais commune du même principe perturbateur, -l'irrationnelle prétention des études inférieures à diriger les études -supérieures, la tendance du point de vue le plus simple et le plus -incomplet à prévaloir constamment sur le plus complexe et le plus -étendu. Or, ces discordances inévitables, qui doivent aujourd'hui -s'accroître rapidement, à mesure que la constitution provisoire du -mouvement scientifique pendant les deux derniers siècles devient -plus évidemment contradictoire aux nouveaux besoins essentiels de la -situation fondamentale, seront très-propres à faciliter spontanément, -dans le monde savant, l'accès final de la vraie philosophie, soit -parce qu'elle offrira de puissans secours aux parties les plus lésées, -soit en faisant sentir à tous son aptitude exclusive à prévenir ou à -réparer une imminente dislocation. En un mot, cet esprit d'ensemble, -maintenant si rare et si décrié, que les saines spéculations -sociologiques peuvent seules convenablement développer, sera dès lors, -au contraire, universellement invoqué pour mettre un terme définitif -aux perturbations de plus en plus graves que doit bientôt déterminer -l'essor insurmontable de notre anarchie scientifique; manifestant -ainsi, au sein de la classe contemplative, par un indispensable -préambule, l'universelle destination organique qu'il devra réaliser -ensuite sur la grande scène politique. L'intime dépendance nécessaire, -à la fois logique et scientifique, qui caractérise la sociologie envers -chacune des sciences antérieures, et que représente énergiquement la -constitution que je lui ai imposée, l'irrécusable légitimité de son -intervention rationnelle parmi toutes les autres spéculations réelles, -ne tarderont pas à faire aisément accepter son ascendant continu, assez -spontané pour ne pas devenir oppressif, et même toujours disposé à -seconder activement l'essor naturel du véritable génie propre à chaque -science, au lieu de l'entraver par les exigences pédantesques d'une -homogénéité factice et stérile. - -Quelques lecteurs, habituellement placés au point de vue philosophique, -mais trop étrangers aux conditions difficiles d'une pleine positivité, -trouveront sans doute que j'aurais dû moins insister ici sur la -démonstration directe d'un droit permanent d'universelle prééminence -spéculative, tellement inhérent à la nature des études sociales qu'il -ne semble pas d'abord susceptible d'aucune contestation sérieuse. -Mais une plus exacte connaissance de la vraie situation fondamentale -des intelligences modernes, et une plus profonde appréciation du -dessein général de ce Traité, les convaincront bientôt que, dans -l'état où j'ai maintenant conduit l'avénement final d'une nouvelle -philosophie, cette question restait la seule importante à décider, -puisque, tous les élémens de cette grande formation étant désormais -établis et caractérisés, et même successivement introduits selon leurs -affinités réelles, leur systématisation spontanée se réduisait dès -lors à déterminer rationnellement celui dont la commune prépondérance -doit constituer aussitôt l'active unité d'un tel organisme. En second -lieu, la principale difficulté philosophique consiste certainement -aujourd'hui à concilier radicalement les deux besoins essentiels -de positivité et de généralité, qui, quoique également impérieux, -sont néanmoins assez diversement sentis pour sembler communément -incompatibles, comme, sous l'aspect politique, les conditions -du progrès et celles de l'ordre, auxquelles chacun d'eux paraît -exclusivement correspondre, bien que, au fond, les unes et les autres -dépendent réellement de tous deux. Or, après avoir enfin positivé -l'élément intellectuel le plus général, il fallait bien discuter -directement la chimérique généralisation de l'élément le plus -spontanément positif, afin de faire irrévocablement cesser la seule -alternative que comportât la question, en démontrant l'impuissance -finale de la voie philosophique qu'avaient dû involontairement -adopter les intelligences les plus avancées, depuis que l'esprit -positif, d'abord nécessairement trop borné, avait tendu, par son -extension graduelle, à un ascendant universel, sous l'énergique -impulsion cartésienne. Quelque absurde que soit, en lui-même, ce mode -mathématique, il méritait encore d'être sérieusement examiné, parce -qu'il a dû sembler jusqu'ici le seul propre à offrir des garanties -de positivité, quoique véritablement très-insuffisantes. Avant cette -indispensable appréciation finale, on n'aurait pu le dédaigner -entièrement sans s'exposer, par cela seul, à maintenir involontairement -la vaine suprématie officielle de la philosophie caduque d'où -l'entendement humain veut et doit enfin se dégager irrévocablement. -Entre le mode mathématique propre aux deux derniers siècles et -l'ancien mode théologico-métaphysique, j'ai réalisé, dans l'ensemble -de ce Traité, par la création de la sociologie, un nouveau mode -philosophique, satisfaisant à la fois et complétement aux conditions -que chacun d'eux avait exclusivement en vue sans les remplir -suffisamment. La première et la plus importante de mes conclusions -générales devait donc consister, sans doute, à constater directement, -d'après une sommaire discussion comparative, cette réalisation -décisive, si vainement cherchée jusqu'ici. Tous ceux qui connaissent -bien les esprits auxquels s'adresse surtout une telle démonstration, -loin de la regarder comme trop étendue, regretteront avec moi que les -limites indispensables de cet ouvrage, déjà très-dépassées, ne m'aient -pas permis de l'y développer assez pour déterminer une véritable -conviction chez la plupart de ces intelligences vicieusement spéciales, -où un précieux sentiment de la positivité élémentaire doit faire -provisoirement excuser un vulgaire dédain de la vraie généralité. - -Dans cette discussion finale, j'ai dû m'assujettir scrupuleusement, -suivant les conditions générales établies au début de ce Traité, -à toujours déduire mes preuves de l'exclusive considération des -sciences fondamentales ou abstraites, dont l'ensemble constitue ce -que j'ai nommé, d'après Bacon, la philosophie première, destinée -à fournir la base universelle des spéculations quelconques. Mais, -en cas de contestation sérieuse, la démonstration actuelle, outre -ses développemens ultérieurs, pourrait être puissamment fortifiée -par une convenable adjonction des motifs essentiels relatifs à la -science concrète, et même à la contemplation esthétique; car ce mode -sociologique, pour l'organisation de la philosophie positive, favorise -spontanément leur essor respectif, auquel la persistance du mode -mathématique serait directement contraire. - -Sous le premier aspect, il ne faut jamais oublier que, si la science -abstraite a dû être d'abord le sujet exclusif ou très-prépondérant des -grands travaux spéculatifs, elle doit cependant être constituée de -manière à devenir ensuite le fondement naturel de la science concrète, -qui, jusqu'ici, n'a pu acquérir, en aucun genre, aucune véritable -rationalité, parce que tous les élémens philosophiques, dont la -combinaison doit présider à sa formation, n'étaient point encore assez -caractérisés, comme je l'ai expliqué dès la deuxième leçon. Or rien ne -serait sans doute plus opposé à cette grande élaboration ultérieure -que l'universelle prépondérance de l'esprit purement mathématique, -qui, poussant l'abstraction au plus haut degré, même envers les plus -simples phénomènes, et faisant toujours prévaloir le régime le plus -analytique, est nécessairement incompatible avec cette réalité et -cette concentration qui doivent inévitablement distinguer les études -directement consacrées à l'existence effective des divers êtres, -où les habitudes minutieuses et dispersives de la science actuelle -seraient radicalement inadmissibles. Au contraire, quoiqu'il importe -beaucoup, comme j'ai tâché de le faire sentir, de conserver d'abord -aux spéculations sociologiques le caractère abstrait que je me suis -attaché à leur imprimer pendant tout le cours de l'opération historique -terminée dans ce volume, il est clair que, par la complication -supérieure de leur sujet, et par les vues d'ensemble qu'elles exigent -continuellement, elles doivent spontanément développer les dispositions -mentales les plus convenables à la culture rationnelle de l'histoire -naturelle proprement dite, dont le vrai génie, éminemment humain et -synthétique, si admirablement personnifié chez notre grand Buffon, -sympathise nécessairement bien davantage, à ce double titre, avec le -génie propre de la sociologie qu'avec celui d'aucune autre science -fondamentale, sans en excepter la biologie elle-même. Les intérêts -généraux des saines études concrètes exigent donc certainement que la -présidence normale de la philosophie abstraite appartienne finalement -à la science où les inévitables inconvéniens d'un état d'abstraction -d'abord indispensable, sont naturellement atténués, autant que -possible, en vertu de la réalité plus complète du point de vue -habituel; des recherches qui demanderont continuellement l'application -combinée de tous les divers ordres de notions scientifiques ne -sauraient être convenablement dirigées que sous l'universel ascendant -de l'esprit sociologique, seul susceptible d'organiser activement une -telle combinaison. - -Ces mêmes caractères corrélatifs de la sociologie, d'être la moins -abstraite et la moins analytique de toutes les sciences fondamentales, -de faire spontanément prévaloir les idées d'ensemble et le véritable -point de vue humain, manifestent également, sous le second aspect -ci-dessus indiqué, sa haute aptitude exclusive à constituer aussi, -quand le temps sera venu, la transition nécessaire de la philosophie -scientifique, alors à la fois abstraite et concrète, à la philosophie -esthétique, qui doit y trouver toujours sa base rationnelle. Tout -autre mode d'organisation de la philosophie première, fût-il -d'ailleurs suffisamment réalisable, serait assurément impropre à -régulariser cette intime subordination générale du sentiment du beau -à la connaissance du vrai. Le caractère profondément synthétique qui -distingue surtout la contemplation esthétique, toujours relative -aux émotions de l'homme, dans les cas même qui semblent le plus -s'en éloigner, ne saurait la rendre pleinement compatible qu'avec le -genre d'esprit scientifique le mieux disposé à l'unité, comme étant -le plus empreint d'humanité. On doit reconnaître, à ce sujet, que la -tendance anti-esthétique empiriquement reprochée à la philosophie -positive y tient essentiellement à la vicieuse suprématie que l'esprit -mathématique y exerce de plus en plus depuis trois siècles; en ce -sens, les plaintes ordinaires, quoique irrationnellement absolues, -sont loin d'être dépourvues de fondement actuel: car rien ne doit être -aussi évidemment contraire à toute heureuse appréciation esthétique -que les habitudes dispersives développées, chez les géomètres, par -des études qui comportent spontanément un morcellement presque -indéfini, et la disposition routinière qui en résulte trop souvent à -argumenter quand il faudrait sentir. Mais, en passant désormais d'une -vaine et stérile unité mathématique à une véritable et féconde unité -sociologique, cette nouvelle philosophie se montrera finalement, -j'ose l'assurer, encore plus favorable à l'essor continu de tous les -beaux-arts que la philosophie théologico-métaphysique, envisagée -même à l'état polythéique, que nous avons vu constituer, surtout à -cet égard, sa pleine maturité; j'indiquerai sommairement, au dernier -chapitre de ce Traité, l'explication directe et spéciale de cette -réaction fondamentale. En ce moment, il suffit de remarquer, pour faire -convenablement pressentir une semblable tendance, que l'esprit positif, -qui, sous la présidence mathématique, avait dû rester entièrement -étranger aux considérations esthétiques, se trouve, au contraire, -naturellement forcé de se les incorporer profondément, aussitôt -que, parvenu enfin au degré sociologique, comme il l'est dans cet -ouvrage, il entreprend de découvrir les véritables lois générales de -l'évolution humaine, dont l'évolution esthétique constitue l'un des -principaux élémens; cette étude étant d'ailleurs toujours subordonnée -à l'irrécusable solidarité, à la fois logique et scientifique, qui -rend essentiellement inséparables tous les divers aspects d'un tel -sujet. Rien, sans doute, n'est plus propre qu'une pareille élaboration -historique à faire spontanément apprécier la relation directe qui -doit toujours subordonner le sentiment de la perfection idéale à la -notion de l'existence réelle; en écartant désormais tout intermédiaire -surhumain, la philosophie sociologique établira habituellement, entre -le point de vue esthétique et le point de vue scientifique, une -irrévocable harmonie, éminemment utile à leur perfectionnement mutuel, -en même temps qu'indispensable à leur commune destination sociale. - -Le seul ordre d'idées qui paraisse devoir nécessairement souffrir de -cet avénement prochain de l'esprit sociologique, au lieu de l'esprit -mathématique, à la présidence générale de la philosophie naturelle, -c'est celui des applications industrielles, qui, devant surtout -dépendre de la connaissance du monde inorganique, d'abord sous l'aspect -géométrico-mécanique, et ensuite sous le rapport physico-chimique, -semblent exposées à une sorte d'abandon funeste, dès que cette étude -n'occupe plus le premier rang parmi les spéculations scientifiques. -Mais d'abord il y aurait, au fond, peu d'inconvéniens réels, même -pratiques, à faire aujourd'hui subir un certain ralentissement -effectif à un genre de combinaisons qui a pris maintenant une -exorbitante prépondérance, et dont l'extrême facilité caractéristique, -aussi bien que l'intime connexité avec les plus vulgaires penchans, -menacent d'absorber tous les autres modes plus nobles de l'activité -humaine. On ne saurait craindre d'ailleurs, dans le milieu actuel, -que cette diminution, résultat nécessaire de l'essor croissant des -sentimens et des pensées propres à la réorganisation finale des -sociétés modernes, soit jamais poussée au point de déterminer, à cet -égard, aucune négligence vraiment dangereuse, et, si cette fâcheuse -influence était possible, la philosophie nouvelle, toujours placée, -par sa nature, au vrai point de vue d'ensemble, la rectifierait -suffisamment: le gouvernement des sociologistes, ne pouvant être -aveugle comme celui des géomètres, ne saurait produire, même sous -l'ascendant des plus actives préoccupations philosophiques, aucune -déconsidération des travaux mathématiques qui soit, à beaucoup près, -comparable au stupide dédain que l'esprit mathématique inspire trop -souvent, de nos jours, pour les études sociales. En second lieu, -le véritable perfectionnement industriel dépend désormais bien -davantage du judicieux emploi permanent, très-imparfait jusqu'ici, -des divers moyens déjà acquis que de l'accumulation désordonnée de -moyens nouveaux; en sorte que la prépondérance des considérations -générales, loin d'y être inopportune, y devient, au contraire, de -plus en plus désirable, pour contenir, par une tendance sagement -synthétique, les tentatives superficielles et incohérentes d'un fol -entraînement analytique: ainsi, sous ce rapport, le régime sociologique -est finalement plus favorable que le régime mathématique à l'utile -développement des améliorations matérielles. Trop d'occasions décisives -s'offrent maintenant de vérifier combien l'esprit mathématique actuel -est ordinairement impropre à diriger convenablement les opérations -industrielles, parce que tout gouvernement effectif, même en ce -cas élémentaire, exige principalement une continuelle appréciation -d'ensemble, fort peu compatible avec les habitudes étroites et -dispersives si fréquemment déterminées jusqu'ici par un ordre de -spéculations où l'on s'attache essentiellement à poursuivre très-loin -chaque considération isolée, quelque secondaire qu'elle puisse être, -sans s'inquiéter beaucoup de la pondération finale des divers motifs -influens. Il importe, en troisième lieu, de reconnaître, à ce sujet, -que l'élaboration ultérieure du nouveau corps de doctrine, destiné à -systématiser l'action rationnelle de l'homme sur la nature, ne saurait -être dignement accomplie que sous l'inspiration permanente de la -philosophie sociologique, seule apte, comme envers la science concrète -et la théorie esthétique, à instituer réellement la combinaison -très-complexe des divers aspects scientifiques exigée par la nature de -ce grand travail, dont les conditions et les difficultés sont encore à -peine entrevues chez nos ingénieurs. J'ai déjà indiqué, dès le début -de ce Traité (_voyez_ la deuxième leçon), le vrai principe de cette -importante relation; mais l'intime conviction de sa haute nécessité, -afin de régulariser suffisamment l'harmonie fondamentale entre la -contemplation et l'action, m'a d'ailleurs déterminé depuis longtemps à -consacrer plus tard, si je le puis, un ouvrage spécial au développement -direct d'une telle application de la nouvelle philosophie générale. - -Ainsi, la triple élaboration ultérieure, d'abord concrète, ensuite -esthétique, et enfin technique, que doit aujourd'hui savoir diriger -toute véritable philosophie, confirmerait au besoin la démonstration -pleinement décisive directement résultée ci-dessus de l'ensemble -des motifs purement abstraits pour constater, à tant d'égards, la -prééminence normale qui doit désormais appartenir irrévocablement -à l'esprit sociologique dans le système entier des spéculations -positives, à jamais affranchies de la vaine domination provisoire de -l'esprit mathématique. Toute l'économie de cet ouvrage, surtout dans -ces trois derniers volumes, a fait, du reste, assez connaître sous -quelles difficiles conditions mentales cette indispensable suprématie -est inévitablement acquise. Chacun des nouveaux philosophes devra -d'abord s'assujettir systématiquement, comme je l'ai fait moi-même -spontanément, à une lente et pénible préparation rationnelle, à -la fois scientifique et logique, fondée sur l'étude hiérarchique -des diverses branches essentielles de la philosophie naturelle, et -destinée à permettre la saine élaboration spéciale des lois statiques -et dynamiques propres à la sociabilité humaine. Sans la force et la -constance qu'exige l'entier accomplissement d'une telle initiation, nul -ne doit prétendre, surtout de nos jours, à un ascendant philosophique -qui suppose nécessairement une exacte connexité permanente entre -le mouvement général et les divers progrès spéciaux, et qui sera -naturellement trop contesté pour qu'aucune grave insuffisance de ses -vraies conditions puisse rester inaperçue ou impunie. L'illusoire -prépondérance des géomètres est d'une acquisition beaucoup plus facile, -puisqu'elle ne demande pas la moindre préparation étrangère à leurs -propres études, que leur simplicité caractéristique rend d'ailleurs -aisément accessibles aujourd'hui à tant de médiocres intelligences, -au prix de quelques années d'application régulière. Mais aussi -l'ascendant sociologique comportera-t-il une active réalité que n'a pu -jamais obtenir l'ambition mathématique, qui, malgré ses prétentions à -l'universalité scientifique, a presque toujours exercé, pendant les -deux derniers siècles, une suprématie plus apparente qu'effective, -quoique le plus souvent perturbatrice, par une suite nécessaire de son -intime irrationnalité. - -Cet avénement spontané d'une véritable unité, désormais assez -constatée, dans le système entier de la philosophie positive, -étant maintenant envisagé du point de vue le plus élevé, à la fois -historique et dogmatique, vient heureusement dissiper enfin le fatal -antagonisme mental qui, depuis vingt siècles, s'oppose de plus en plus -à l'état pleinement normal de la raison humaine, où les conceptions -relatives à l'homme et celles propres au monde extérieur ont toujours -semblé jusqu'ici radicalement inconciliables, tandis que notre -solution philosophique les combine irrévocablement, en assignant à -chaque classe la juste influence générale, soit scientifique, soit -logique, qui convient à sa propre nature, sans jamais altérer ainsi -l'harmonie fondamentale. Nous avons directement reconnu, d'abord au -quarantième chapitre et puis surtout au cinquante et unième, que -l'antipathie graduellement développée entre l'esprit théologique et -l'esprit positif ne pouvait avoir, à l'origine, d'autre principe -essentiel que la simple inversion mutuelle de l'ordre suivant lequel -devaient se succéder ces deux genres de spéculations, respectivement -complémentaires, dont chacun tend plus ou moins à dominer l'autre: -l'ensemble de notre élaboration historique a fait ensuite hautement -ressortir l'intime réalité d'une telle appréciation. La préférence -spontanée qu'a dû primitivement acquérir la considération de -l'homme, alors seule applicable à l'uniforme explication du monde -extérieur, a déterminé, dans la situation correspondante, le caractère -nécessairement théologique de la philosophie initiale: au contraire, -les notions positives, qui, par une influence continue, explicite ou -implicite, ont ultérieurement suscité l'altération toujours croissante -de ce système primordial, devaient exclusivement émaner des plus -simples études inorganiques, et spécialement de l'astronomie; quoique -l'esprit métaphysique, agent naturel de ces modifications successives, -en ait souvent dissimulé la véritable source, en se croyant créateur -quand il n'était qu'organe. Cet antagonisme élémentaire a réellement -présidé, d'après le cinquante-deuxième chapitre, à la transformation -du fétichisme en polythéisme, préparée par l'astrolâtrie; mais sa -tendance n'a pu devenir distinctement appréciable que dans le passage -du polythéisme au monothéisme, où, pour la première fois, l'évolution -philosophique a dû exiger une vraie discussion. Alors, nous avons -vu, au cinquante-troisième chapitre, la science inorganique, sous -une apparence systématique due à l'uniforme prépondérance de la -grande entité métaphysique, s'élever directement, en vertu de sa -supériorité mentale, contre l'ancienne unité théologique, dès lors -intellectuellement dissoute, quoique son aptitude sociale, opposée -à l'insuffisance radicale de cette rivale, dût prolonger longtemps -encore son ascendant politique: ainsi surgit, entre la philosophie -naturelle et la philosophie morale, ce conflit fondamental qui, depuis -Aristote et Platon, a dominé l'ensemble de l'évolution humaine, et dont -l'élite de l'humanité subit maintenant la dernière influence, comme -l'a montré tout le cours de notre opération historique. La troisième -phase du moyen âge nous a fait voir, au cinquante-sixième chapitre, ce -long antagonisme recevant, dans la mémorable transaction scolastique, -une profonde modification, premier symptôme décisif de l'irrévocable -décadence de la philosophie initiale, dont l'efficacité sociale venait -d'être essentiellement épuisée en constituant le catholicisme, et que -les exigences, désormais prépondérantes, du progrès intellectuel, -obligeaient à sanctionner, par une incorporation forcée, les -prétentions politiques de la philosophie métaphysique, auparavant -extérieure au système catholique. Dès lors régulièrement associée à -une intronisation précaire, quoique sa participation dût tendre à y -devenir de plus en plus exclusive, la profonde impuissance organique -de celle-ci n'a jamais pu lui permettre d'éliminer entièrement les -conceptions purement théologiques, seule base normale de son autorité -générale, et dont elle a dû s'efforcer, au contraire, de maintenir -l'empire ultérieur contre l'imminente invasion de l'esprit positif, -qui, à partir de cette époque, devait graduellement développer sa -commune incompatibilité avec ces deux modes, l'un principal, l'autre -accessoire, de l'antique système mental. Quand l'essor continu des -connaissances réelles, surtout astronomiques, eut enfin déterminé -cette inévitable collision, le célèbre compromis cartésien vint -caractériser une situation bien plus évidemment provisoire que la -précédente, en proclamant la suprématie directe et définitive de la -méthode positive dans toute l'étendue de la philosophie naturelle, -sous l'unique réserve d'une vaine présidence laissée encore à -la méthode théologico-métaphysique envers les études morales et -sociales; brisant ainsi à jamais la fragile unité métaphysique -instituée au XIIIe siècle. Cette incohérente position, qui a -persisté jusqu'ici, ne comporte certainement d'autre issue, d'après -l'ensemble de ma théorie historique, que l'universelle prépondérance -de la positivité rationnelle, désormais seule susceptible d'un -véritable ascendant général: autrement il faudrait désespérer de la -systématisation mentale, et, par suite aussi, de la réorganisation -sociale, soit progressive, soit même rétrograde. Mais les impuissantes -tentatives opérées, pendant les deux derniers siècles, pour constituer -une véritable philosophie positive sous l'impulsion mathématique, -devaient cependant disposer la raison publique à regarder cette -exclusive solution comme essentiellement impossible. Dans cette -douloureuse perplexité, l'extension finale de l'esprit positif aux -spéculations morales et sociales, suffisamment accomplie par ce -Traité, vient spontanément dénouer une difficulté fondamentale, de -toute autre manière inextricable, en assurant une large satisfaction -normale aux conditions, dès lors intimement solidaires, de l'ordre et -du progrès, soit intellectuels, soit politiques. Ainsi se trouvent -essentiellement conciliées désormais, en ce qu'elles renfermaient -de légitime, les prétentions opposées soulevées, de part et d'autre, -pendant les luttes philosophiques propres à la grande transition -moderne, dont les diverses aberrations temporaires sont à la fois -expliquées et éliminées. La positivité, que l'impulsion mathématique -avait justement en vue d'introduire, quoique par une marche vicieuse, -dans toutes les spéculations réelles, y est irrévocablement établie; -tandis que la généralité, dont la résistance théologico-métaphysique -stipulait, avec raison mais sans force, les indispensables garanties, -y devient nécessairement plus complète qu'elle n'a jamais pu l'être -auparavant. Par là disparaît enfin la déplorable opposition qui, -depuis l'évolution grecque, semblait rendre le progrès intellectuel -contradictoire au progrès moral, et qui, en effet, à partir de la -transaction scolastique, pendant que les exigences mentales prévalaient -graduellement, a fait de plus en plus négliger l'appréciation -des besoins moraux; ainsi que le témoigne encore trop souvent la -situation actuelle des peuples avancés, où l'éducation de l'individu, -reflet nécessaire de celle de l'espèce, est surtout dirigée vers -l'essor intellectuel, sans s'inquiéter guère du développement moral. -Quoique l'on doive regarder cette funeste division comme ayant été -essentiellement inhérente à la nature propre de la transition moderne, -elle en a certainement constitué la plus douloureuse condition: et -cette grave considération contribuera sans doute à faire convenablement -respecter, malgré les déclamations rétrogrades des diverses écoles -théologico-métaphysiques, la seule philosophie qui puisse aujourd'hui -résoudre effectivement ce désastreux antagonisme. Nous avons reconnu, -au chapitre précédent, qu'entre la souveraineté spontanée de la force -et la prétendue suprématie de l'intelligence, cette philosophie finale -tend à réaliser directement l'universelle prépondérance de la morale, -que l'admirable tentative du catholicisme avait, au moyen âge, si -noblement proclamée, mais sans pouvoir constituer suffisamment son -avénement normal, alors inévitablement subordonné à une philosophie -déjà implicitement caduque, dont l'ascendant politique exigeait -depuis longtemps que l'évolution mentale se séparât provisoirement -de l'évolution morale. Les propriétés morales inhérentes à la grande -conception de Dieu ne sauraient être, sans doute, convenablement -remplacées par celles que comporte la vague entité de la Nature; mais -elles sont, au contraire, nécessairement inférieures, en intensité -comme en stabilité, à celles qui caractériseront l'inaltérable notion -de l'Humanité, présidant enfin, après ce double effort préparatoire, -à la satisfaction combinée de tous nos besoins essentiels, soit -intellectuels, soit sociaux, dans la pleine maturité de notre organisme -collectif. Cette entière prépondérance normale de la morale devient -désormais non moins indispensable à l'efficacité intellectuelle de -l'évolution mentale qu'à sa destination sociale: car l'indifférence -pour les conditions morales, loin d'être encore motivée par l'urgence -supérieure des conditions intellectuelles, constitue maintenant un -obstacle croissant à leur réalisation continue, en altérant directement -la sincérité et la dignité des efforts spéculatifs, qui tendent -aujourd'hui à dégénérer de plus en plus en instrumens d'ambition -personnelle, de manière à étouffer graduellement jusqu'au germe des -vrais progrès scientifiques. - -Pour ne laisser aucune grave incertitude sur ce nÅ“ud, fondamental -de la philosophie positive, il importe aujourd'hui de dissiper -directement, chez tous les bons esprits, la dernière source essentielle -des illusions métaphysiques, en faisant spécialement ressortir la -véritable nature du point de vue humain, qui, de toute nécessité, -doit être éminemment social, et pas seulement individuel: car, sous -le rapport statique aussi bien que sous l'aspect dynamique, l'homme -proprement dit n'est, au fond, qu'une pure abstraction; il n'y a de -réel que l'humanité, surtout dans l'ordre intellectuel et moral. Or la -philosophie pleinement théologique, soit polythéique, soit monothéique, -est jusqu'ici la seule, à vrai dire, qui ait effectivement satisfait, -à sa manière, à cette évidente condition générale; et c'est surtout à -cet égard que, malgré son extrême caducité, elle n'a pu être encore -suffisamment remplacée. La métaphysique, ancienne, scolastique, ou -moderne, n'a jamais osé s'élever au-dessus du simple point de vue -individuel, dont elle s'est efforcée, surtout depuis la transaction -cartésienne, de consacrer dogmatiquement la prépondérance absolue, -comme l'indique journellement son langage caractéristique, rappelant -toujours des pensées d'isolement et de concentration personnelle, -qui, malgré de vaines prétentions morales, doivent le plus souvent -développer des sentimens d'égoïsme. Il en est essentiellement de -même, dans l'ordre positif, quoique sous une meilleure forme, pour -l'évolution mentale qui, d'abord surgie des études mathématiques et -astronomiques, a graduellement tenté, pendant les deux derniers -siècles, de constituer une philosophie vraiment nouvelle. En effet, -quand la profonde insuffisance philosophique de l'esprit mathématique -est devenue pleinement irrécusable, l'esprit biologique proprement -dit, dont la positivité rationnelle commençait alors à prendre un -essor décisif, s'est efforcé, à son tour, de devenir la base directe -et principale de la coordination positive, qui, depuis la fin du -XVIIIe siècle, n'a pas cessé d'être ainsi conçue par les -savans les plus avancés, comme le témoignent surtout les illustres -exemples de Cabanis et de Gall. Ce nouvel effort, dogmatiquement -apprécié au quarante-neuvième chapitre, indiquait, sans doute, un -véritable progrès, en ce qu'il transportait le centre moderne de la -généralisation mentale beaucoup plus près de son siége réel; mais, sauf -son utilité passagère, à titre d'intermédiaire d'abord indispensable, -ce progrès, radicalement insuffisant, ne saurait directement conduire -qu'à une stérile utopie fondée sur une vicieuse exagération des -relations nécessaires entre la biologie et la sociologie, et tendrait -finalement à éterniser l'antique régime intellectuel, en empêchant -le développement propre des saines spéculations sociales, qu'elle -tente vainement d'ériger en simple corollaire naturel des études -biologiques. De quelque manière, soit métaphysique, soit même positive, -que se trouve instituée la science de l'individu, elle doit être, -sans doute, isolément impuissante à construire aucune philosophie -générale, parce qu'elle reste encore étrangère à l'unique point de -vue susceptible d'une véritable universalité. C'est, au contraire, -de l'ascendant sociologique que la biologie, comme toutes les autres -sciences préliminaires, quoique par une correspondance plus directe et -plus étendue, doit exclusivement attendre la consolidation effective -de sa propre constitution, scientifique ou logique, jusqu'à présent si -incertaine. Séparément envisagée, l'évolution individuelle de l'esprit -humain ne peut vraiment dévoiler aucune loi essentielle; elle ne -saurait même fournir de précieuses indications ou des vérifications -importantes que lorsque son exploration rationnelle est dirigée et -interprétée par les inspirations émanées de l'évolution totale de -l'humanité, seule à la fois assez réelle et assez complète pour -manifester suffisamment la véritable marche de notre intelligence: -l'exécution même de ce Traité l'a, j'ose le dire, pleinement démontré; -car, quelque utilité que j'y aie souvent tirée de la considération -de l'individu, c'est évidemment à l'étude directe de l'espèce que -j'ai dû, non-seulement d'abord la pensée fondamentale de ma théorie -philosophique, mais ensuite aussi son développement caractéristique. - -Ainsi, la phase biologique ne constitue réellement qu'un dernier -préambule indispensable, comme l'avaient été auparavant les phases -physico-chimique et astronomique, dans l'essor général de l'esprit -positif, qui, spontanément issu des simples études mathématiques, a -graduellement tendu, pendant les deux derniers siècles, à régénérer -toutes nos conceptions élémentaires. Tant qu'il ne s'est point élevé -jusqu'au degré sociologique, seul terme naturel de son éducation -décisive, il n'a pu suffisamment parvenir à des vues vraiment -d'ensemble, propres à lui conférer le droit et le pouvoir de -constituer enfin une véritable philosophie moderne, dont l'ascendant -normal remplace à jamais l'antique régime mental: mais aussi, quand -cette condition finale est convenablement remplie, rien ne saurait -empêcher une rénovation fondamentale qui, ardemment désirée et -longuement préparée, soit par la plupart des hautes intelligences, -soit par les vÅ“ux et les dispositions de la raison publique, trouvera -même d'involontaires coopérateurs chez ses plus systématiques -adversaires, suivant le privilége ordinaire des révolutions directement -relatives à la méthode. Cette extrême préparation étant maintenant -accomplie, son exacte appréciation générale ressort aisément de sa -judicieuse confrontation au grand programme initial si puissamment -formulé par Descartes et Bacon, dont les principales espérances -philosophiques se trouvent ainsi pleinement consolidées, malgré -la sorte d'incompatibilité qui semblait d'abord exister entre les -tendances respectives de ces deux éminens législateurs. Nous avons, en -effet, reconnu, au cinquante-sixième chapitre, que Descartes s'était -systématiquement interdit les études sociales, pour concentrer son -effort sur les spéculations inorganiques, où il sentait profondément -que devait d'abord s'élaborer la méthode universelle, destinée ensuite -à régénérer nécessairement l'ensemble de la raison humaine; tandis -que, au contraire, Bacon avait surtout en vue la rénovation des -théories sociales, à laquelle il voulait immédiatement rapporter le -perfectionnement des sciences naturelles, comme on put le constater -nettement chez le grand Hobbes, type essentiel de cette école: en -sorte que ces deux élaborations, mutuellement complémentaires, -accordaient, l'une aux besoins intellectuels, l'autre aux besoins -politiques, une prépondérance trop exclusive, qui devait les rendre -pareillement provisoires, quoique très-diversement efficaces, -selon nos explications antérieures. Pendant que la conception de -Descartes dirigeait, dans la science inorganique, l'essor décisif de -la positivité rationnelle, la pensée de Hobbes, après avoir indiqué -les premiers germes si méconnus de la véritable science sociale, -présidait à l'indispensable ébranlement négatif, sans lequel la -commune destination philosophique de cette double évolution ne pouvait -être convenablement appréciée. Ainsi s'est réalisée spontanément la -convergence nécessaire de ces deux ordres de travaux coexistans, -dont l'un devait préparer la vraie position générale de la question -finale, et l'autre élaborer la seule voie logique qui pût conduire à -sa solution réelle. Mon effort philosophique résulte essentiellement -de l'intime combinaison de ces deux évolutions préliminaires, -déterminée, sous la lumineuse impulsion de la grande crise sociale, -par l'extension simultanée de l'esprit positif aux spéculations les -plus rapprochées des études politiques. On voit que cette nouvelle -opération consiste surtout à compléter la double opération initiale de -Descartes et de Bacon, en satisfaisant à la fois aux deux conditions, -également indispensables, mais jusqu'alors trop peu conciliables, entre -lesquelles avaient dû se partager les deux principales écoles destinées -à préparer graduellement l'avénement définitif de la philosophie -positive. - -Pour avoir convenablement apprécié l'aptitude nécessaire de cette -philosophie à une telle satisfaction combinée des justes exigences -respectivement inspirées par les spéculations inorganiques et par les -études humaines, il ne nous reste plus qu'à considérer directement -envers l'avenir une conciliation ci-dessus envisagée quant au passé -et au présent. Sous ce dernier aspect, l'ensemble de ce Traité -dispense spontanément de toute discussion relative aux inquiétudes -qu'inspirerait l'universelle prépondérance de l'esprit sociologique -sur l'altération ou le découragement des diverses branches de la -science des corps bruts, et surtout des théories mathématiques: car -ces craintes seraient évidemment chimériques, au sujet d'un principe -philosophique qui, par sa nature, aussi bien que par son origine, ne -peut établir l'indispensable ascendant d'un tel point de vue sans -faire invinciblement ressortir, de la même démonstration, comme on a -pu le remarquer précédemment, son intime subordination, scientifique -et logique, initiale et permanente, à tous les autres points de vue -positifs, qui, en vertu de leur moindre complication, lui constituent -successivement autant de préambules inévitables, dont aucun ne saurait -être gravement négligé sans qu'une pareille suprématie ne fût aussitôt -compromise. La déplorable institution actuelle des études morales et -politiques, isolées de toutes les connaissances réelles, et dominées -par les entités métaphysiques, pourrait, en effet, justifier de -semblables alarmes, si la profonde stérilité qui en résulte, malgré -l'intérêt majeur du sujet, ne les dissipait suffisamment. Mais il -serait, sans doute, aussi injuste qu'absurde, chez les savans, de -redouter les mêmes dangers de la part d'un régime tout opposé, -qui, maintenant toujours une intime connexité entre les diverses -spéculations positives, est si propre, au contraire, à faire mieux -ressortir chaque véritable élaboration scientifique, quelque éloignée -qu'elle puisse être de l'étude dont la prépondérance continue est -aussi indispensable à l'harmonie mentale qu'à l'efficacité sociale. Il -faut seulement reconnaître, à ce sujet, que les travaux sans portée -et sans conscience, source facile de tant de réputations usurpées, -qu'encouragent de plus en plus aujourd'hui le rétrécissement et la -dispersion propres à notre déplorable anarchie philosophique, seront -alors constamment soumis à une sévère discipline rationnelle, dont les -vrais amis des sciences doivent certes désirer déjà l'indispensable -avénement, seul apte à contenir de graves et imminentes perturbations. -Si, d'ailleurs, comme on n'en saurait douter, une préoccupation -spéciale, fondée sur les plus puissans motifs, doit justement tourner, -de nos jours, les plus hautes capacités scientifiques, ainsi que -la principale attention publique, vers les études sociologiques, -jusqu'à ce que la réorganisation moderne soit assez avancée pour -être essentiellement laissée à son cours spontané, il n'y a rien là -que de pleinement conforme à l'inévitable prépondérance qu'obtient -naturellement, à chaque époque, la direction intellectuelle la plus -convenable aux besoins correspondans de l'humanité. Quant à la -légitime influence continue des diverses sciences sur l'ensemble de -l'éducation individuelle, privée ou commune, l'esprit de la nouvelle -philosophie doit aussitôt dissiper, à cet égard, encore plus facilement -que sous l'aspect précédent, toute inquiétude sérieuse. En effet la -théorie sociologique pose immédiatement en principe, à ce sujet, que -l'éducation de l'individu doit essentiellement reproduire celle de -l'espèce, au moins dans chacune de ses grandes phases successives, -d'après l'évidente similitude d'origine, de nature, et de terminaison, -malgré l'immense inégalité de vitesse. Ainsi, les mêmes motifs -fondamentaux, soit scientifiques, soit logiques, qui, dans le pénible -essor de l'humanité, ont exclusivement conféré aux plus simples études -inorganiques l'élaboration primitive de la positivité rationnelle, -imposent, non moins évidemment, une pareille marche à chaque évolution -personnelle, sous peine d'un inévitable avortement, non-seulement -en cas de grave négligence de l'un quelconque des divers élémens -essentiels, mais aussi par suite de toute forte perturbation de -l'ordre nécessaire de leur succession hiérarchique. Directement établi -au début de cet ouvrage, ce grand principe, à la fois historique et -dogmatique, de la logique positive a été ensuite constamment vérifié -à tous les différens degrés de la longue préparation philosophique à -laquelle j'ai dû assujettir graduellement le lecteur, comme moi-même, -et dont l'ensemble n'en constitue, à vrai dire, qu'une rigide -application continue. Les spéculations mathématiques conserveront -donc éternellement, pour l'individu, l'inaltérable privilége qu'elles -ont temporairement exercé pour l'espèce, de fournir exclusivement le -berceau spontané de la positivité rationnelle: les justes exigences -des géomètres obtiendront toujours, à cet égard, une indestructible -autorité, dont aucune supériorité personnelle ne saurait jamais -s'affranchir entièrement, et que consacrera de plus en plus la raison -publique, à mesure qu'elle sentira mieux les premiers besoins de -l'esprit humain. Mais, complétant cet indispensable principe, on -n'oubliera pas qu'un berceau ne saurait être un trône, et que le plus -simple degré de l'élaboration positive ne peut aucunement dispenser de -poursuivre ses modifications successives envers les différens ordres -de phénomènes jusqu'à ce que leur complication croissante ait enfin -conduit, l'individu comme l'espèce, au seul point de vue vraiment -universel, unique terme, en l'un et l'autre cas, de toute véritable -éducation. - -Tels sont les divers genres de considérations qui concourent à -démontrer l'heureuse aptitude de la philosophie positive à établir, -sans aucune inconséquence, une conciliation définitive entre les deux -voies intellectuelles, jusqu'ici radicalement antipathiques, qui -procèdent à l'enchaînement de nos différentes spéculations, en partant, -soit du monde extérieur, soit de l'homme lui-même. En réduisant leurs -prétentions opposées à ce qu'elles contiennent de légitime et de -permanent, l'une dirige toujours l'essor fondamental du véritable -esprit philosophique, l'autre maintient sans cesse le seul principe -de liaison propre à constituer une véritable unité mentale. Par là se -trouve enfin dissipé irrévocablement le grand antagonisme logique qui, -depuis Aristote et Platon, domine l'ensemble de l'évolution humaine, à -la fois intellectuelle et sociale, et qui, après avoir été longtemps -indispensable à ce double mouvement préparatoire, devient maintenant le -plus puissant obstacle à l'accomplissement décisif de sa destination -finale, dont l'âge est désormais arrivé. - -La discussion difficile et variée que nous venons d'achever était ici -nécessaire pour manifester suffisamment l'unité fondamentale que la -création de la sociologie vient aujourd'hui constituer spontanément -dans le système entier de la vraie philosophie moderne. Après cette -démonstration décisive, qui caractérise pleinement l'esprit général -propre à une telle philosophie, les autres conclusions essentielles -relatives à son appréciation logique doivent aisément ressortir de -l'ensemble de ce Traité, en considérant maintenant, d'une manière -sommaire mais directe, d'abord la nature et la destination, ensuite -l'institution et le développement de la méthode positive, enfin -complète et dès lors indivisible; afin que ses divers attributs -essentiels, jusqu'ici purement spontanés, acquièrent désormais une -consistance convenablement systématique, sous l'uniforme prépondérance -du point de vue sociologique. - - -Envers chacun des différens ordres de phénomènes, nous avons -spécialement reconnu que la philosophie positive se distingue -surtout de l'ancienne philosophie, théologique ou métaphysique, par -sa tendance constante à écarter comme nécessairement vaine toute -recherche quelconque des causes proprement dites, soit premières, -soit finales, pour se borner à étudier les relations invariables qui -constituent les lois effectives de tous les événemens observables, -ainsi susceptibles d'être rationnellement prévus les uns d'après -les autres. Tant que les effets naturels restent attribués à des -volontés surhumaines, les spéculations relatives à l'origine et à la -destination des divers êtres doivent seules paraître dignes d'occuper -sérieusement notre intelligence, dont elles pouvaient seules, il est -vrai, stimuler suffisamment le premier essor contemplatif. Mais, sous -l'inévitable décadence ultérieure de l'esprit religieux, à mesure -que notre activité mentale trouve un meilleur aliment continu, ces -questions inaccessibles sont graduellement abandonnées, et finalement -jugées vides de sens pour nous, qui ne saurions réellement connaître -que les faits appréciables à notre organisme, sans jamais pouvoir -obtenir aucune notion sur la nature intime d'aucun être, ni sur le -mode essentiel de production d'aucun phénomène. Quoique cette pleine -maturité de la raison humaine soit encore trop récente, et même fort -incomplète aujourd'hui, jusque chez les plus saines intelligences, elle -a été ici constituée enfin relativement à toutes les classes possibles -de conceptions élémentaires, y compris les plus compliquées et les -plus universelles: d'ailleurs, l'unanime prépondérance maintenant -obtenue par un tel régime logique dans les études les plus simples -et les plus parfaites montrait déjà clairement que son insuffisante -extension actuelle à des sujets où il doit naturellement devenir plus -indispensable, n'est qu'une conséquence passagère de l'enfance plus -prolongée des spéculations les plus difficiles. - -Cette notion générale de la vraie nature des recherches positives -quelconques nous a spontanément conduits, d'après une juste -appréciation des conditions essentielles propres à chaque cas -scientifique, à déterminer partout les attributions respectives de -l'observation et du raisonnement, de manière à éviter également les -deux écueils opposés de l'empirisme et du mysticisme, entre lesquels -doivent constamment cheminer les connaissances réelles. D'une part, -nous avons ainsi consacré la maxime, devenue, depuis Bacon, si -heureusement vulgaire, sur la nécessité continue de prendre les faits -observés pour base, directe ou indirecte, mais toujours seule décisive, -de toute saine spéculation: au point que, comme je l'écrivais, en -1825, dans un travail déjà cité, «Toute proposition qui n'est pas -finalement réductible à la simple énonciation d'un fait, ou particulier -ou général, ne saurait offrir aucun sens réel et intelligible». Mais, -d'une autre part, nous avons pareillement écarté les irrationnelles -dispositions, aujourd'hui trop communes, qui réduiraient la science -à une stérile accumulation de faits incohérens; car nous avons -reconnu, en tous genres, que la véritable science, appréciée -d'après cette prévision rationnelle qui caractérise sa principale -supériorité envers la pure érudition, se compose essentiellement de -lois, et non de faits, quoique ceux-ci soient indispensables à leur -établissement et à leur sanction: en sorte qu'aucun fait isolé ne -saurait être vraiment incorporé à la science, jusqu'à ce qu'il ait été -convenablement lié à quelque autre notion, au moins à l'aide d'une -judicieuse hypothèse. Outre que les saines indications théoriques -doivent souvent contrôler et rectifier d'imparfaites observations, -il est clair que l'esprit positif, sans méconnaître jamais la -prépondérance nécessaire de la réalité directement constatée, tend -toujours à agrandir, autant que possible, le domaine rationnel aux -dépens du domaine expérimental, en substituant de plus en plus la -prévision des phénomènes à leur exploration immédiate: le progrès -scientifique consiste principalement à diminuer graduellement le -nombre des lois distinctes et indépendantes, en étendant sans cesse -les liaisons. Toutefois l'insuffisante éducation des savans actuels -nous a donné lieu de signaler, à ce sujet, surtout chez les géomètres, -une aberration trop commune, radicalement funeste à la véritable -rationnalité, par suite d'une vicieuse exagération qui dispose à -chercher partout, d'après de vaines hypothèses, une chimérique unité. -Le nombre des lois vraiment irréductibles est nécessairement beaucoup -plus considérable que ne l'indiquent ces dangereuses illusions, -fondées sur une fausse appréciation de notre puissance mentale et des -difficultés scientifiques. Une telle unité d'explication constitue -non-seulement une absurde utopie envers l'ensemble total de nos -diverses connaissances réelles, mais elle restera même toujours -impossible à réaliser dans l'intérieur de chaque science fondamentale, -isolément envisagée: la branche la plus simple de la philosophie -naturelle constitue seule, à cet égard, une exception trop légèrement -érigée en type universel, et qui d'ailleurs est fort incomplète, -puisque la théorie de la gravitation n'établit aucune liaison générale -entre la plupart des données élémentaires relatives aux divers astres -de notre monde. Cette tendance abusive vers une systématisation -illusoire s'explique aisément d'après les dispositions d'esprit qui ont -dû présider, pendant les deux derniers siècles, à l'essor successif -des sciences préliminaires, jusqu'à l'avénement de la science finale -dans ce Traité; car un pareil effort devait alors, sous de vicieuses -inspirations mathématiques, sembler seul propre à procurer au système -des connaissances positives une indispensable homogénéité. Mais la -prolongation d'une telle aberration serait désormais inexcusable, -maintenant que toute intelligence vraiment philosophique peut -directement concevoir, par l'universalité nécessaire du point de vue -sociologique, l'unique moyen de constituer spontanément cette liaison -fondamentale, sans entraver le génie propre de chaque science sous -une concentration factice et oppressive. Ainsi, quoique d'heureuses -généralisations doivent toujours diminuer le nombre des lois naturelles -vraiment indépendantes, il ne faut jamais oublier qu'un tel progrès ne -saurait avoir de valeur durable qu'en restant constamment subordonné -à la réalité des conceptions, et il serait d'ailleurs peu judicieux -d'espérer que nos efforts puissent un jour pousser cette importante -réduction aussi loin, à beaucoup près, qu'on le suppose encore -communément, d'après une appréciation, nécessairement très-imparfaite, -du premier essor de la positivité rationnelle dans les plus simples -études préliminaires. - -Sous un autre aspect non moins important, et jusqu'ici trop méconnu, -la vraie nature des spéculations positives nous a souvent conduits à -vérifier, en tous genres, l'heureux accord fondamental de la saine -contemplation philosophique avec la marche spontanée de la raison -publique. Le régime théologico-métaphysique, plaçant directement -l'esprit humain à la prétendue source des explications universelles, -a profondément imprimé aux habitudes spéculatives un vain caractère -d'élévation chimérique qui les isole radicalement des modestes allures -de la sagesse vulgaire, et qui n'est encore que très-imparfaitement -rectifié d'après l'essor insuffisant d'une positivité purement -partielle. Tandis que la raison commune se bornait à saisir, dans -l'observation judicieuse des divers événemens, quelques relations -naturelles propres à diriger les plus indispensables prévisions -pratiques, l'ambition philosophique, dédaignant de tels succès, -attendait d'une lumière surhumaine la solution illusoire des plus -impénétrables mystères. Mais, au contraire, la saine philosophie, -substituant partout la recherche des lois effectives à celle des -causes essentielles, combine intimement ses plus hautes spéculations -avec les plus simples notions populaires, de manière à constituer -enfin, sauf la seule inégalité du degré, une profonde identité -mentale, qui ne permet plus habituellement à la classe contemplative -un orgueilleux isolement de la masse active: car chacun conçoit ainsi -désormais qu'il s'agit, de part et d'autre, de questions radicalement -semblables, finalement relatives aux mêmes sujets, élaborées par des -procédés analogues, et toujours accessibles à toutes les intelligences -convenablement préparées, sans exiger aucune mystérieuse initiation. -Tout ce Traité concourt naturellement à démontrer, à cet égard, -d'après les confirmations les plus décisives et les plus variées, que -le véritable esprit philosophique consiste uniquement en une simple -extension méthodique du bon sens vulgaire à tous les sujets accessibles -à la raison humaine, puisqu'on ne saurait douter que, dans un genre -quelconque, les inspirations spontanées de la sagesse pratique n'aient -seules déterminé graduellement la transformation radicale des antiques -habitudes spéculatives, en rappelant toujours les contemplations -humaines à leur vraie destination et aux conditions essentielles de -leur réalité. La méthode positive est nécessairement, comme la méthode -théologique ou métaphysique, l'Å“uvre continue de l'humanité tout -entière, sans aucun inventeur spécial; et ses principaux caractères -sont déjà nettement appréciables dès les premières recherches usuelles -dirigées vers un but suffisamment déterminé. Prenant toujours pour -type fondamental cette sagesse spontanée, constamment recommandée -par des succès journaliers, la saine philosophie s'est réellement -bornée ensuite à la généraliser et à la systématiser, en l'étendant -convenablement aux diverses spéculations abstraites, qu'elle a ainsi -successivement régénérées, soit quant à la nature des questions, -soit quant au mode de solution. Comme nos observations individuelles -conservent nécessairement un certain caractère de personnalité, qui -doit être soigneusement écarté de toute contemplation régulière, c'est -essentiellement à la raison publique qu'il appartient de déterminer, -en un cas quelconque, sous une forme plus ou moins explicite, le champ -général de la véritable exploration scientifique, qui ne saurait jamais -porter que sur les impressions communes à tous les hommes, abstraction -faite des nuances, même normales, particulières à chaque observateur. -Il est, en outre, incontestable que l'exploration vulgaire, quoique -purement spontanée, fournit toujours le vrai point de départ de toutes -les spéculations positives, dont il serait autrement impossible de -comprendre ni l'essor initial ni l'unanime propagation finale. Nous -avons, en effet, constamment reconnu que les faits les plus communs -sont aussi, en tous genres, les plus importans; à tel point qu'une -attention prépondérante accordée à des phénomènes extraordinaires -constitue maintenant, auprès de tous les bons esprits, un des signes -les moins équivoques de l'imperfection des études scientifiques; -nous avons pareillement constaté que les plus puissans artifices -de la positivité rationnelle résultent primitivement de l'heureuse -systématisation de certains procédés logiques naturellement émanés -de la sagesse usuelle. Aussi rien n'est-il plus contraire, en un -cas quelconque, à la véritable philosophie, que l'élaboration -dogmatique, non moins stérile que puérile, des premiers principes de -nos connaissances réelles, qui, essentiellement dérivés de l'essor -spontané de la raison humaine, ne sauraient, par cela même, jamais -donner lieu à aucun traité judicieux. Tel est, entre autres exemples, -l'un des motifs généraux les plus propres à vérifier et à expliquer la -profonde inanité nécessairement inhérente à la prétendue psychologie -moderne; car, outre l'absurde hallucination qui caractérise son mode -spécial d'exploration intérieure, elle se propose surtout d'accomplir, -envers les phénomènes les plus compliqués, ce degré inopportun -d'analyse élémentaire que l'on s'est accordé à éliminer des plus -simples études, sans qu'elle ait pu seulement conduire cette vaine -investigation jusqu'au niveau des notions inspirées de tout temps, à -cet égard, par l'expérience vulgaire. Enfin, outre le point de départ, -la raison publique doit aussi établir le but général des spéculations -positives, toujours finalement dirigées vers les prévisions relatives -aux besoins universels: c'est ainsi que l'immortel fondateur de la -vraie science astronomique en avait immédiatement apprécié l'ensemble -total comme devant surtout fournir la détermination rationnelle des -longitudes, quoiqu'une telle destination ne pût devenir suffisamment -réalisable que vingt siècles après Hipparque. Il ne peut donc y -avoir d'essentiellement propre aux philosophes, dans l'élaboration -positive, que l'institution et le développement des divers procédés -intermédiaires susceptibles de lier convenablement les deux termes -extrêmes spontanément indiqués par la sagesse universelle. Toute la -supériorité réelle du véritable esprit philosophique sur le bons -sens vulgaire résulte d'une application spéciale et continue aux -spéculations communes, en partant avec prudence du degré initial, et -après les avoir ramenées à un état normal de judicieuse abstraction, -sans lequel ne sauraient s'accomplir cette généralisation et cette -coordination qui constituent la principale valeur des saines théories -scientifiques: car, ce qui manque surtout aux intelligences ordinaires, -c'est moins la justesse et la pénétration propres à dévoiler d'heureux -rapprochemens partiels, que l'aptitude à généraliser des relations -abstraites et à établir entre nos différentes notions une parfaite -cohérence logique, dont la plupart des hommes sont trop peu touchés, -comme le témoigne leur facile résignation à la coexistence prolongée -des conceptions les plus contradictoires. Ainsi, d'après ces divers -motifs, on ne peut se former une juste idée de l'ensemble effectif -des études positives qu'en y voyant, soit dans le passé, soit dans -l'avenir, le résultat continu d'une immense élaboration générale, à la -fois spontanée et systématique, à laquelle participe nécessairement -plus ou moins l'humanité tout entière, seulement devancée par la classe -spécialement contemplative. Malgré la spontanéité primitive que nous -a tant présentée la philosophie théologique, son essor graduel a dû -être surtout attribué aux lumières surnaturelles de quelques organes -privilégiés, sans aucune active coopération de la raison publique: en -sorte que cette adjonction normale de la masse pensante à l'association -scientifique constitue certainement l'un des caractères distinctifs de -la philosophie positive, dont il fallait ici convenablement signaler -une propriété trop mal appréciée, qui, mieux qu'aucune autre, peut -déjà indiquer à quelle intime et familière incorporation sociale est -ultérieurement réservé un système spéculatif toujours conçu comme une -simple extension de la commune sagesse. On vérifie ainsi de nouveau -que le point de vue sociologique est désormais, en tous genres, le -seul vraiment philosophique; et chacun sent par là combien doit être -impuissante ou vicieuse toute étude relative à la marche de notre -intelligence quand on y procède essentiellement du point de vue -individuel, encore plus faux à cet égard que sous tout autre aspect -humain. - -D'après notre appréciation générale de la vraie nature des spéculations -positives, soit spontanées, soit systématiques, il est clair que le -principe fondamental de la saine philosophie consiste nécessairement -dans l'assujettissement continu de tous les phénomènes quelconques, -inorganiques ou organiques, physiques ou moraux, individuels ou -sociaux, à des lois rigoureusement invariables, sans lesquelles, -toute prévision rationnelle étant évidemment impossible, la -science réelle demeurerait bornée à une stérile érudition. Quoique -nous ayons vu les premiers germes de ce grand principe coexister -implicitement avec l'exercice primordial de la raison humaine, -qui, en aucun temps, n'a pu être entièrement soumise au régime -théologique, nous avons cependant reconnu que son essor décisif a -dû être beaucoup plus tardif que ne le fait aujourd'hui supposer -une heureuse vulgarisation, résultat final de vingt siècles de -pénible élaboration. Pendant la longue enfance de l'humanité, les -phénomènes, partiels ou secondaires, envers lesquels on n'a jamais pu -méconnaître l'existence de certaines règles constantes, constituent -assurément une simple exception, dont l'importance spéculative est -loin de correspondre à son utilité pratique, et qui d'ailleurs est -alors fréquemment altérée par l'arbitraire intervention des volontés -dirigeantes. Un tel essor n'a pu vraiment surgir qu'envers les plus -simples conceptions géométriques, et d'abord même numériques, qui, -vu leur abstraction supérieure et leur apparente inutilité, avaient -dû être spontanément soustraites à l'empire explicite et spécial des -croyances théologiques: il n'a pu ensuite acquérir une véritable -valeur philosophique qu'en s'étendant graduellement aux contemplations -astronomiques, si naturellement destinées jusqu'ici, comme je l'ai -montré, à annoncer, dans leurs principales phases logiques, les -plus grandes révolutions mentales de l'humanité. Malgré l'extrême -imperfection de cette première extension capitale, alors bornée à la -seule géométrie céleste, tandis que la mécanique céleste devait rester -longtemps encore à l'état purement théologique, sa réaction générale, -développée par de puissantes analogies métaphysiques, a néanmoins -constitué, au fond, d'après notre théorie historique, le principal -motif intellectuel de cette importante réduction du polythéisme en -monothéisme, qui a commencé l'inévitable décadence chronique de la -philosophie initiale. Toutefois c'est seulement sous l'ascendant -universel d'une telle concentration religieuse que le principe des -lois invariables a pu d'abord acquérir directement une véritable et -active popularité, surtout quand il a pu être introduit, pendant la -dernière phase du moyen âge, dans les spéculations physico-chimiques, -à l'aide des conceptions alchimiques et astrologiques, suivant les -explications du cinquante-sixième chapitre. La grande transaction -scolastique a dès lors consacré cette puissance naissante, en faisant -désormais prévaloir cette célèbre notion transitoire qui subordonne -à des règles constantes le développement effectif de la volonté -directrice, ainsi spontanément éliminée de tous les phénomènes où de -telles règles ont pu être successivement découvertes. Cet ingénieux -artifice a protégé jusqu'ici tout l'essor ultérieur du principe -positif, qui, après avoir graduellement obtenu, pendant les deux -derniers siècles, une prépondérance incontestée envers les différentes -études inorganiques, a finalement prévalu aussi, de nos jours, dans la -science de l'homme individuel, même intellectuel et moral. Néanmoins -l'intime connexité d'une telle science, surtout sous ce dernier -aspect, avec celle du développement social, n'a pu permettre que -l'invariabilité des lois naturelles y fût suffisamment sentie, soit -chez la masse pensante, soit même chez les organes spéculatifs, tant -que l'évolution totale de l'humanité n'était pas encore assujettie à -une semblable élimination directe des volontés providentielles, ce -qui n'a été réellement accompli que par ce Traité. C'est seulement -d'après cette ébauche successive des lois effectives envers tous les -ordres essentiels de phénomènes, que ce principe fondamental peut -obtenir assez d'ascendant pour devenir la base directe et exclusive -d'une philosophie vraiment nouvelle, vu l'irrésistible puissance des -analogies, dès lors pleinement rationnelles, qui font concevoir à tous -les bons esprits la vérification ultérieure d'une pareille hypothèse -envers les phénomènes où elle n'a pu jusqu'ici être spécialement -confirmée, malgré leur évidente prépondérance numérique. Tant que -cette condition, aussi difficile qu'indispensable, n'était pas -suffisamment remplie, surtout envers les phénomènes qui absorbent -justement aujourd'hui l'attention universelle, il fallait peu compter -sur la faible puissance d'une vague argumentation métaphysique, qui -avait prématurément tenté d'établir à priori l'existence générale -des lois naturelles, sans pouvoir en signaler aucun germe décisif -dans les cas les plus importans; ce qui certainement ne permettait -pas d'y combattre avec succès l'énergique entraînement des habitudes -antérieures. Mais, au contraire, cette détermination naissante des -lois propres aux événemens les plus complexes et les plus intéressans, -quelque imparfaite qu'elle doive être encore, ne laissera plus -subsister désormais aucun doute raisonnable quant à l'entière -généralité d'un tel principe, dont l'ascendant philosophique, dès lors -pleinement secondé par la tendance naturelle de l'esprit moderne vers -cet état normal, deviendra bientôt irrésistible auprès de tous les -hommes sensés. Dans cette nouvelle situation, l'influence prolongée -des croyances monothéiques, qui avaient d'abord tant facilité ce -grand mouvement logique, surtout depuis la modification scolastique, -constitue réellement aujourd'hui le seul obstacle essentiel à la -plénitude de son accomplissement universel, en conservant toujours -la possibilité d'une arbitraire intervention qui vienne brusquement -changer, sous un aspect quelconque, l'ordre fondamental. Sans une telle -arrière-pensée continue, nécessairement inhérente à toute philosophie -théologique, même réduite à sa plus extrême simplification, la raison -moderne aurait déjà entièrement cédé à la conviction spontanée que doit -produire, à ce sujet, le cours journalier d'une foule d'événemens de -tous genres régulièrement accomplis selon nos prévisions rationnelles. -Toutefois la découverte naissante des lois sociologiques doit aussi -dissiper naturellement cette extrême opposition d'une philosophie -expirante, en ôtant directement aux explications providentielles -l'unique domaine important qui leur fût effectivement resté depuis -la transaction cartésienne. C'est ainsi que la création finale de la -sociologie pouvait seule à la fois compléter et consolider aujourd'hui -la grande révolution mentale graduellement déterminée, à cet égard, par -les diverses sciences préliminaires. En même temps, cette fondation -décisive, qui institue spontanément le nouveau système philosophique, -perfectionne beaucoup la notion générale des lois naturelles envers -tous les phénomènes antérieurs, en assurant à ces différentes lois une -indépendance directe suffisamment conforme au vrai génie des études -correspondantes. Sous la vicieuse impulsion mathématique qui avait -dû présider, pendant les deux derniers siècles, au premier essor -philosophique de l'esprit positif, ce principe fondamental ne semblait -être, dans les sciences supérieures, qu'une conséquence détournée, de -plus en plus éloignée et de moins en moins énergique, des inspirations -émanées des sciences inférieures: tandis que maintenant sa réalisation -immédiate en un cas évidemment inaccessible à l'empire des conceptions -mathématiques doit naturellement réagir sur tous les autres, en y -faisant uniformément sentir que chaque ordre essentiel de phénomènes -a nécessairement ses lois propres, outre celles qui résultent de -ses relations véritables avec les ordres moins compliqués et plus -généraux, suivant les règles de la saine hiérarchie scientifique. Les -hautes spéculations sociologiques pouvaient donc seules développer -convenablement et conduire enfin jusqu'à sa pleine maturité le -sentiment universel des lois invariables, d'abord inspiré par les -simples théories mathématiques, désormais philosophiquement réduites à -leur domaine normal. - -Considérées maintenant quant à leur nature scientifique, ces lois, -quoique toujours également aptes à la prévision rationnelle qui -les caractérise nécessairement, donnent lieu, en général, à une -distinction importante, utilement appliquée dans toutes les parties -de ce Traité, selon que les relations ainsi consacrées ont pour objet -la similitude ou la succession des phénomènes correspondans. Nos -explications positives se réduisent constamment, en effet, à lier -entre eux les divers phénomènes, tantôt comme semblables, tantôt -comme successifs, sans que nous puissions d'ailleurs rien constater -réellement, à cet égard, au delà du fait invariable d'une telle -similitude, ou d'une telle succession, dont la source et le mode -doivent rester à jamais impénétrables. La connaissance effective de -ces analogies ou de ces filiations suffit pleinement pour atteindre -le véritable but de toute saine contemplation de la nature; puisque -les phénomènes peuvent être dès lors, d'une part éclaircis, d'une -autre part prévus, les uns d'après les autres: on sait, du reste, que -cette prévision peut indifféremment s'appliquer au présent, ou même au -passé, aussi bien qu'à l'avenir, en conservant toujours un caractère -identique, consistant à connaître les événemens indépendamment de -leur observation directe, et seulement en vertu de leurs relations -mutuelles. Cette distinction générale entre les lois d'assimilation -et les lois de succession a été surtout employée dans ce Traité -sous une autre forme plus usuelle, d'ailleurs essentiellement -équivalente, en y distinguant l'étude statique et l'étude dynamique -d'un sujet quelconque, envisagé, tantôt quant à l'existence, tantôt -quant à l'activité. En attachant trop d'importance aux dénominations -habituelles, on croirait d'abord émanée de la science mathématique -une considération logique qui n'a pu y être convenablement étendue -que par une sorte de réaction philosophique: il est clair que les -expressions caractéristiques pouvaient être également empruntées à -l'art musical, qui fournit, à cet égard, encore plus naturellement, -une heureuse comparaison, d'après un pareil contraste élémentaire de -l'harmonie à la mélodie. Abstraction faite de toute formule, c'est -assurément en mathématique que cette importante distinction est, au -contraire, le moins prononcée, puisqu'elle ne saurait aucunement y -convenir à la géométrie proprement dite, où il ne s'agit jamais que de -relations de coexistence, et qui cependant constitue, à tous égards, -la principale partie du domaine mathématique: elle ne commence à -s'appliquer que dans la mécanique, d'où dérivent les termes consacrés, -mais dont l'essor scientifique a été beaucoup trop tardif pour avoir -pu réellement inspirer une telle notion. Graduellement développée par -les parties supérieures de la philosophie naturelle, l'étude des corps -vivans, d'où elle est évidemment émanée, peut seule en manifester -suffisamment les vrais caractères, d'après la distinction spontanée -entre l'organisation et la vie. Toutefois son établissement ne peut -être complété que dans la science sociologique, qui, manifestant -au plus haut degré une telle division, y ajoute naturellement une -haute destination pratique, en la faisant exactement correspondre au -contraste élémentaire des idées d'ordre aux idées de progrès. - -Appréciées, enfin, quant à leur institution logique, les lois réelles -nous ont offert une autre distinction générale, selon que leur source -essentielle est expérimentale ou rationnelle. Quoiqu'un vain orgueil -dogmatique ait souvent tenté de flétrir la première voie par une -injuste accusation d'empirisme, qui, au fond, conviendrait fréquemment -davantage à la seconde, puisque le raisonnement peut devenir, en -certains cas, tout aussi routinier que l'observation est supposée -l'être, nous avons reconnu que cette diversité nécessaire n'influe -aucunement ni sur la certitude, ni sur l'utilité, ni même sur la -vraie dignité philosophique des lois correspondantes, pourvu qu'elles -soient, de part et d'autre, suffisamment constatées, et d'ailleurs -toujours établies d'après le mode le plus convenable à la nature du -sujet. Chacune des six sciences fondamentales nous a présenté d'éminens -exemples de ces deux marches opposées, mutuellement complémentaires; -malgré les préjugés de nos géomètres, il n'y a certes pas moins de -vrai génie scientifique dans la découverte de Kepler que dans celle -de Newton: il est d'ailleurs évident que les lois initiales de la -mécanique rationnelle, et celles même de la géométrie, reposent -uniquement sur une judicieuse observation, trop souvent troublée par -une vicieuse argumentation. On sait, du reste, que la perfection -logique, qu'il faut constamment avoir en vue, sans qu'elle soit -toujours réalisable, consiste surtout, sous cet aspect, à confirmer -pleinement par l'une de ces voies ce qui a dû être trouvé par l'autre: -cependant chaque science renferme assurément plusieurs notions -essentielles qui ne peuvent résulter que d'un seul des deux procédés, -sans être, à ce titre, moins certaines, quand toutes les conditions -ont été convenablement remplies. Les avantages respectifs de ces deux -modes varient beaucoup suivant la nature des cas scientifiques: il -faut, autant que possible, préférer habituellement la déduction pour -les recherches spéciales, et réserver l'induction pour les seules -lois fondamentales, afin de mieux constituer la systématisation -positive. Si l'abus de la seconde tend directement à faire dégénérer -la science en une confuse accumulation de lois incohérentes, il -est pareillement incontestable que l'emploi exagéré de la première -altère nécessairement l'utilité, la netteté, et même la réalité de -nos spéculations quelconques. Quant aux ressources comparatives que -possèdent, à ce double titre, les différentes sciences fondamentales, -elles sont certainement beaucoup moins inégales que ne l'indique -vulgairement une fausse appréciation philosophique, maintenant inspirée -surtout par d'orgueilleux préjugés mathématiques. D'une part, en effet, -les sciences supérieures, d'après l'excessive complication de leurs -phénomènes, présentant plus de difficultés à la déduction, semblent -moins accessibles à la voie rationnelle que ne doivent l'être les -sciences inférieures, où l'extrême simplicité du sujet permet aisément -de prolonger davantage l'argumentation positive. Mais, en même temps, -la dépendance nécessaire des études les plus complexes envers les -plus générales, suivant notre théorie hiérarchique, doit naturellement -procurer, dans les premières, quand elles sont convenablement cultivées -par des intelligences vraiment dignes de cette haute mission, une -importance bien plus capitale aux considérations à priori dérivées -des sciences antérieures, et dont la judicieuse introduction conduit -alors à rendre essentiellement déductives la plupart des notions -fondamentales, qui ne peuvent être qu'inductives dans les sciences -plus isolées. Quoique une telle compensation soit loin de suffire, et -que les diverses sciences ne puissent néanmoins, comme je l'ai tant -expliqué, comporter une égale perfection, elles peuvent toutefois -devenir ainsi essentiellement équivalentes, soit en positivité, soit -même en rationnalité: une juste comparaison ne saurait, à cet égard, -uniquement reposer sur l'appréciation effective de notre état présent, -trop rapproché de l'essor initial des études les plus difficiles, qui -sont encore si imparfaitement instituées, tandis que les plus faciles -ont acquis depuis longtemps un caractère beaucoup moins éloigné de leur -vraie constitution finale. Il faut d'ailleurs, à ce sujet, considérer -aussi, en sens inverse, que cette formation plus récente des sciences -supérieures ne leur est pas entièrement désavantageuse, puisqu'elle y -doit naturellement permettre un plus libre et plus complet ascendant -du véritable esprit philosophique, en ne développant les habitudes -mentales correspondantes que lorsque l'éducation générale de la -raison humaine est réellement plus avancée; outre que la position -encyclopédique d'un tel ordre de spéculations y doit susciter -spontanément un sentiment plus étendu et plus réel de l'ensemble de -la méthode positive. Tous les penseurs qui sauront assez s'affranchir -de nos préjugés scientifiques pour établir, à ces divers titres, une -judicieuse comparaison philosophique entre les deux termes extrêmes de -la vraie hiérarchie spéculative, reconnaîtront finalement, j'ose le -dire, d'après un sage examen respectif, que la science sociologique, -quoique créée seulement par ce Traité, peut déjà rivaliser, non de -précision et de fécondité, mais de positivité et de rationnalité, -avec la science mathématique elle-même, soit par une plus parfaite -émancipation de toute influence métaphysique, soit surtout en vertu -d'une solidarité plus satisfaisante, dans une étude dont l'immensité et -la difficulté n'empêchent pas la réduction spontanée à une véritable -unité, comme je crois l'avoir suffisamment constaté en déduisant d'une -seule loi fondamentale l'explication générale de chacune des grandes -phases successives propres à l'ensemble de l'évolution humaine. Si l'on -a convenablement égard aux diversités nécessaires, on trouvera que les -sciences préliminaires n'offrent, sous ce rapport, rien de vraiment -comparable, sauf la parfaite systématisation accomplie par Lagrange -dans la théorie de l'équilibre et du mouvement, relativement à un sujet -bien moins difficile et beaucoup mieux préparé; ce qui doit manifester -l'aptitude naturelle de la science finale à une coordination plus -complète, malgré sa fondation récente, et nonobstant la complication -transcendante de ses phénomènes, par la seule efficacité de sa position -normale à l'extrémité supérieure de la véritable échelle encyclopédique. - -Cette appréciation fondamentale de la philosophie positive comme ayant -toujours pour objet l'étude des lois invariables, soit d'harmonie, -soit de succession, à la fois expérimentales et rationnelles, -propres aux divers ordres de phénomènes, nous a partout conduits -à faire spécialement ressortir les deux caractères corrélatifs, -l'un logique, l'autre scientifique, qui, en un sujet quelconque, -distinguent le plus profondément une telle manière de philosopher. -Le premier consiste surtout dans la prépondérance nécessaire et -universelle, mais d'ailleurs directe ou indirecte, de l'observation -sur l'imagination, contrairement au régime philosophique initial. -Tant que l'état franchement théologique a suffisamment persisté, -c'est-à -dire jusqu'au plein ascendant du monothéisme, les enquêtes -inaccessibles dont l'esprit humain était habituellement préoccupé se -trouvaient nécessairement dirigées par des révélations plus ou moins -explicites, où l'imagination avait seule essentiellement part, sans que -l'observation y pût même exercer aucun contrôle capital et continu, -puisque le sentiment général de l'existence des lois naturelles n'avait -alors acquis aucune consistance rationnelle. En passant à l'état -éminemment métaphysique, qui a commencé à prévaloir aussitôt après -l'entier développement social du monothéisme, l'imagination pure n'est -plus souveraine, mais la véritable observation ne l'est pas encore; -c'est l'argumentation proprement dite qui domine l'ensemble du régime -philosophique, où le raisonnement s'exerce, non sur des fictions, ni -sur des réalités, mais sur de simples entités. Dans cette situation -transitoire, la nature des principales recherches n'ayant pas changé, -et la marche étant seulement transformée, d'équivalentes considérations -à priori, indépendantes de toute observation, continuent à diriger les -hautes spéculations, quoique sous une forme plus abstraite, pendant -que s'accumulent les faits secondaires destinés à permettre ensuite -une meilleure alimentation mentale. L'exorbitante prolongation de ce -régime vague et équivoque constitue le plus grand danger propre au -développement de la raison moderne, qui ne peut plus sérieusement -redouter les fictions théologiques, tandis qu'elle peut être, au -contraire, fort entravée, à tous égards, par ces entités métaphysiques, -dont l'empire, moins consistant, mais plus spécieux, présente une -apparence de rationnalité susceptible de séduire les intelligences -qu'un convenable exercice positif n'a pas suffisamment raffermies. -Nous avons constaté, même en mathématique, surtout envers la théorie -du mouvement, combien l'abus du raisonnement, symptôme invariable -d'une telle transition, y a longtemps empêché la connaissance des -plus importantes vérités scientifiques, et altère encore gravement -leur appréciation habituelle. L'ensemble de la méthode positive est -si mal compris des savans actuels, par suite d'une culture trop -dispersive, qu'il n'est, malheureusement, pas superflu de signaler -directement aujourd'hui la prépondérance continue de l'observation -sur l'imagination comme le principal caractère logique de la saine -philosophie moderne, en tant que dirigeant nos recherches, non -vers les causes essentielles, mais vers les lois effectives, des -divers phénomènes naturels: car, sans être désormais immédiatement -contesté, ce principe fondamental reste souvent méconnu dans les -travaux spéciaux. Quoique les différens ordres de spéculations réelles -accordent, sans doute, à l'imagination une haute participation active, -nous l'y avons cependant toujours vue nécessairement subordonnée -à l'observation, c'est-à -dire constamment employée à créer ou à -perfectionner les moyens de liaison entre les faits constatés; mais -le point de départ ni la direction ne sauraient, en aucun cas, lui -appartenir. Même quand nous procédons vraiment à priori, il est clair -que les considérations générales qui nous guident ont été primitivement -fondées, soit dans la science correspondante, soit dans une autre, sur -la simple observation, seule source de leur réalité et aussi de leur -fécondité. Voir pour prévoir, tel est le caractère permanent de la -véritable science; tout prévoir sans avoir rien vu, ne peut constituer -qu'une absurde utopie métaphysique, encore trop poursuivie. - -À cette appréciation logique correspond naturellement, sous l'aspect -scientifique, la substitution nécessaire du relatif à l'absolu, -comme constituant aujourd'hui l'attribut le plus décisif du vrai -génie philosophique. Dans toutes les parties actuelles de la -philosophie naturelle, nous avons toujours vu cette grande et heureuse -transformation résulter spontanément d'un essor suffisant de la -positivité rationnelle; et nous l'avons ensuite étendue irrévocablement -au seul ordre essentiel de phénomènes qui ne l'eût pas encore -manifestée. En résultat commun de cette double élaboration, il ne reste -donc plus ici qu'à caractériser sommairement le profond contraste -général qui existe directement, à ce sujet, entre la philosophie -pleinement positive et l'ancienne philosophie théologico-métaphysique. -Celle-ci, en effet dans les diverses phases qu'elle a dû successivement -offrir, et même à l'état métaphysique le moins éloigné de l'état -positif, conserve sans cesse cette tendance invincible aux notions -absolues qui doit naturellement convenir à toute recherche quelconque -de la cause proprement dite et du mode essentiel de production des -divers phénomènes. Rien ne pouvant mieux caractériser les natures -vraiment éminentes que leurs efforts instinctifs pour surmonter -spontanément une vicieuse direction fondamentale, le plus grand des -métaphysiciens modernes, l'illustre Kant, a noblement mérité une -éternelle admiration en tentant, le premier, d'échapper directement -à l'absolu philosophique par sa célèbre conception de la double -réalité, à la fois objective et subjective, qui indique un si juste -sentiment de la saine philosophie. Mais cet heureux aperçu, privé de -toute active consistance scientifique, par suite du stérile isolement -où la métaphysique se trouvait partout radicalement placée depuis -la transaction cartésienne, suivant les explications directes du -cinquante-sixième chapitre, ne pouvait aucunement suffire à instituer -une philosophie vraiment relative: aussi l'absolu, que ce puissant -penseur avait, à certains égards, implicitement contenu, n'a pas tardé -à reprendre naturellement, chez ses divers successeurs, son ancienne -prépondérance, même plus dogmatiquement formulée, et que peut seul -détruire l'ascendant final de l'esprit philosophique graduellement -émané de l'évolution scientifique proprement dite. Or, rien de vraiment -décisif n'était possible à cet égard, tant que cette évolution n'était -pas convenablement étendue jusqu'aux spéculations sociales, soit parce -qu'elle restait encore trop incomplète, soit surtout parce qu'elle -n'affectait pas les seules conceptions pleinement universelles. Mais -cette condition finale étant désormais suffisamment réalisée par ce -Traité, l'irrévocable décadence de toute philosophie absolue ne peut -plus être aucunement empêchée, en un siècle dont l'esprit dominant -est d'ailleurs si contraire à son antique ascendant, même chez les -populations où la déplorable influence mentale du protestantisme -a dû gravement entraver l'essor de la philosophie positive, en -prolongeant et aggravant spécialement la transition métaphysique. -D'abord, l'ensemble des études inorganiques nous a clairement démontré, -à tous égards, que toutes les notions sur le monde extérieur, où -l'homme n'intervient que comme spectateur de phénomènes indépendans -de lui, sont essentiellement relatives, comme nous l'avons surtout -remarqué envers celle qui semblait le plus justement devoir conserver -un caractère absolu, c'est-à -dire la pesanteur. Ensuite, la saine -philosophie biologique nous a fait sentir, en restant au point de vue -élémentaire de l'homme individuel, que les opérations mêmes de notre -intelligence, en qualité de phénomènes vitaux, sont inévitablement -subordonnées, comme tous les autres phénomènes humains, à cette -relation fondamentale entre l'organisme et le milieu, dont le dualisme -constitue, à tous égards, la vie, suivant les explications directes -du quarantième chapitre, spécialement complétées, sous ce rapport, -au quarante-cinquième. Ainsi, toutes nos connaissances réelles sont -nécessairement relatives, d'une part au milieu en tant que susceptible -d'agir sur nous, et d'une autre part à l'organisme en tant que sensible -à cette action: en sorte que l'inertie de l'un ou l'insensibilité de -l'autre suppriment aussitôt ce commerce continu d'où dépend toute -notion effective; ce qui est surtout sensible dans les cas où la -communication s'opère par une seule voie, comme je l'ai noté, en -philosophie astronomique, envers les astres obscurs, ou chez les -individus aveugles. Toutes nos spéculations quelconques sont donc -à la fois profondément affectées, aussi bien que tous les autres -phénomènes de la vie, par la constitution extérieure qui règle le -mode d'action, et par la constitution intérieure qui en détermine le -résultat personnel, sans que nous puissions jamais établir, en chaque -cas, une exacte appréciation partielle de l'influence uniquement -propre à chacun de ces deux inséparables élémens de nos impressions -et de nos pensées. C'est à l'équivalent très-imparfait de cette -conception biologique que Kant était seulement parvenu, à sa manière, -avec les divers inconvéniens graves, quant à la netteté et surtout à -l'efficacité, qui restaient inhérens à sa marche métaphysique. Mais un -tel pas, même mieux accompli, ne saurait évidemment suffire, puisqu'il -ne concerne qu'une appréciation purement statique de l'intelligence -individuelle; ce qui constitue un point de vue beaucoup trop éloigné de -la réalité philosophique pour pouvoir déterminer, à cet égard, aucune -révolution décisive. Il était donc indispensable de s'élever enfin -directement jusqu'à la saine appréciation dynamique de l'intelligence -collective de l'humanité, convenablement envisagée dans l'ensemble de -son développement continu; ce qui doit certainement caractériser à ce -sujet le seul état vraiment normal, désormais atteint dans ce Traité -par la création de la sociologie, d'où dépend aujourd'hui l'entière -élimination de l'absolu. C'est uniquement alors que l'indication -biologique se trouve complétée et fécondée, en faisant sentir que, -dans le grand dualisme élémentaire entre l'intelligence et le milieu, -le premier terme est nécessairement assujetti aussi à des phases -successives, et surtout en dévoilant la loi fondamentale de cette -évolution spontanée. Ainsi l'aperçu statique montrait seulement que nos -conceptions seraient modifiées si notre organisation changeait, autant -que par l'altération du milieu; mais comme, en réalité, ce changement -organique est purement fictif, l'absolu n'était qu'imparfaitement -ôté, puisque l'immuable semblait rester. Notre théorie dynamique, -au contraire, prend directement en considération prépondérante le -développement graduel auquel est évidemment assujettie, sans aucune -transformation d'organisme, l'évolution intellectuelle de l'humanité, -et dont l'influence continue n'avait pu être écartée que d'après -une vicieuse abstraction métaphysique, constituant tout au plus un -degré transitoire, mais entièrement incompatible avec l'état normal -des conclusions philosophiques. Ce dernier effort est donc seul -susceptible d'une pleine et active efficacité contre la philosophie -absolue: s'il était possible que je me fusse mépris sur la véritable -loi de la grande évolution humaine, il n'en pourrait résulter -rationnellement que la nécessité d'établir une meilleure doctrine -sociologique, et je n'en aurais pas moins irrévocablement constitué, à -ce sujet, l'unique méthode susceptible de conduire à la connaissance -positive de l'esprit humain, désormais envisagé dans l'ensemble de ses -conditions nécessaires, et non dans la situation vague et chimérique à -laquelle s'est toujours arrêtée la marche métaphysique. La prétendue -immuabilité mentale étant ainsi écartée, la philosophie relative se -trouve directement constituée; car nous avons été conduits par là à -concevoir habituellement, en tous genres, les théories successives -comme des approximations croissantes d'une réalité qui ne saurait -jamais être rigoureusement appréciée, la meilleure théorie étant -toujours, à chaque époque, celle qui représente le mieux l'ensemble -des observations correspondantes, suivant la tendance spontanée, -aujourd'hui heureusement familière aux bons esprits scientifiques, à -laquelle la philosophie sociologique se borne à ajouter une complète -généralisation, et dès lors une consécration dogmatique. - -En même temps, cette appréciation finale doit spontanément dissiper -les craintes sérieuses qu'avait dû souvent inspirer jusqu'ici une -élimination prématurée et mal conçue de l'absolu philosophique, -d'après d'insuffisans aperçus métaphysiques, qui, si leur influence -pratique n'eût pas été essentiellement contenue par la rectitude -naturelle de la raison commune, pouvaient conduire aux plus dangereuses -aberrations, en ôtant toute consistance à nos opinions quelconques, -ainsi livrées, en apparence, à des fluctuations arbitraires et -indéfinies, sans aucun principe de fixité. D'abord, sous l'aspect -statique, il est certain que plusieurs écoles ont vicieusement exagéré -l'influence nécessaire des diversités organiques sur les conceptions -mentales, en rapportant au mode les variations toujours bornées au -degré. Si l'on considère l'ensemble des organismes possibles, soit -effectifs, soit même fictifs, on reconnaît aisément que, quoique le -monde ne doive pas sans doute être entièrement identique pour tous -les animaux, les connaissances réelles propres aux diverses races ont -cependant un fond essentiellement commun, qui est seulement plus -ou moins apprécié par des entendemens plus ou moins parfaits mais -radicalement homogènes. Cette conformité nécessaire est incontestable -pour la partie expérimentale de chaque notion, puisque nos impressions -personnelles n'y servent surtout que d'intermédiaires indispensables -à la manifestation des rapports externes; et elle est assurément -encore plus évidente pour la partie purement rationnelle, puisque les -diverses intelligences ne sauraient aucunement différer quant à la -nature élémentaire des déductions ou des combinaisons, malgré leur -aptitude très-inégale à les former ou à les prolonger. On ne pourrait -méconnaître cette universalité fondamentale des lois intellectuelles, -sans être pareillement conduit à nier aussi celle de toutes les autres -lois biologiques, aujourd'hui scientifiquement établie. Ainsi, le -monde réel est, sans doute, moins bien connu, sauf à quelques égards -secondaires, par les autres animaux, même les plus élevés, que par -notre espèce, comme il pourrait l'être encore mieux par des êtres -plus parfaits, que l'on imaginerait propres à faire des observations -plus complètes ou plus exactes et des raisonnemens plus généraux ou -plus suivis: mais, en tous ces cas, le sujet des études et le fond -des conceptions restent nécessairement identiques, quelle que puisse -être la diversité des degrés, toujours analogue à celle que nous -apercevons journellement chez les différens hommes, et seulement -beaucoup plus prononcée; les maladies mentales elles-mêmes n'altèrent -pas essentiellement cette identité nécessaire. En second lieu, sous -l'aspect dynamique, il est clair que les variations continues des -opinions humaines, selon les temps ou suivant les lieux, n'affectent -pas davantage une telle uniformité radicale, puisque nous connaissons -maintenant la loi fondamentale d'évolution à laquelle est assujetti -le cours, en apparence arbitraire, de ces diverses mutations. Le -spectacle de ces grands changemens n'a pu faire croire à l'incertitude -totale de nos connaissances quelconques que par suite même de la -prépondérance, jusqu'ici plus ou moins persistante, d'une philosophie -essentiellement absolue, qui ne permettait pas de concevoir la vérité -sans l'immuabilité. Une autre conséquence, plus fréquente et non moins -funeste, de ce vicieux régime intellectuel, se trouve pareillement -dissipée par la philosophie positive, toujours sagement relative, sous -l'ascendant universel de l'esprit sociologique: c'est la tendance, -aujourd'hui si commune, surtout chez les hommes éclairés, à une -absurde exagération de la supériorité propre à la raison moderne, -en interprétant la plupart des opinions antérieures de l'humanité -comme l'indice d'une sorte d'état chronique d'aliénation mentale qui -aurait persisté jusqu'à ces derniers siècles, sans que d'ailleurs on -s'inquiète davantage de motiver sa cessation que son origine. Cette -irrationnelle disposition, principal fondement logique des conceptions -purement révolutionnaires, et qui empêche directement toute saine -appréciation de l'ensemble de l'évolution humaine, a été spontanément -rectifiée, dans ce Traité, d'après l'élaboration historique qui nous -a constamment représenté, au contraire, non-seulement les théories -successives de chaque science réelle, mais même les croyances -monothéiques, polythéiques, ou fétichiques, les plus opposées à -nos lumières actuelles, comme ayant toujours constitué, au temps -de leur avénement, et ensuite pour une certaine durée, le meilleur -système compatible avec l'âge correspondant du développement humain, -c'est-à -dire la moins imparfaite approximation qui fût alors possible -de cette vérité fondamentale dont nous sommes seulement plus rapprochés -aujourd'hui, quoique notre nature, ni aucune autre quelconque, n'y -puisse jamais rigoureusement parvenir. La saine philosophie, restituant -enfin à notre intelligence ce mouvement normal sans lequel, à aucun -égard, on ne saurait concevoir la vie, explique donc le cours général -des opinions humaines pendant les diverses phases successives qui -devaient préparer notre virilité mentale, d'après le même principe -nécessaire d'une harmonie croissante entre les conceptions et les -observations, qui nous fait journellement sentir la réalité progressive -de nos différentes notions positives, depuis que la recherche des -lois commence à prévaloir sur celle des causes. C'est ainsi que -l'esprit sociologique pouvait seul constituer une philosophie -éminemment relative, en rendant toujours prépondérante la considération -universelle d'une évolution fondamentale, assujettie à une marche -déterminée, et dominant, à chaque époque, l'ensemble de nos pensées -quelconques; de manière à permettre désormais de concilier suffisamment -les plus antipathiques systèmes en rapportant chacun à la situation -correspondante, sans jamais compromettre cependant l'indispensable -énergie du jugement final par les dangereuses inconséquences d'un -vain éclectisme, qui aspire si étrangement à conduire aujourd'hui -le mouvement intellectuel, tandis que lui-même, dépourvu de toute -direction générale, oscille constamment jusqu'ici entre l'absolu et -l'arbitraire, également consacrés dans ses irrationnelles abstractions. -Le spectacle des grandes variations dogmatiques, encore si dangereux -à contempler pour tant d'intelligences mal affermies, est dès lors -irrévocablement converti, d'après une judicieuse appréciation -historique, en source directe et continue de l'harmonie la plus durable -et la plus étendue. - -Après avoir suffisamment caractérisé, sous les divers aspects -essentiels, la vraie nature générale de la philosophie positive, il -faut maintenant compléter cette détermination fondamentale par un -examen plus immédiat de sa destination permanente, successivement -considérée, soit dans l'individu, soit surtout dans l'espèce, d'abord -quant à la vie spéculative, ensuite quant à la vie active. - -L'office théorique de la philosophie positive consiste principalement, -en ce qui concerne l'individu, à satisfaire spontanément au double -besoin élémentaire qu'éprouve toujours notre intelligence d'étendre -et de lier, autant que possible, ses connaissances réelles. Ces deux -indispensables conditions ont dû être très-imparfaitement remplies, -et d'ailleurs rester vicieusement antipathiques, tant qu'a prévalu -la philosophie théologico-métaphysique, par une suite nécessaire -de son caractère absolu, qui ne permettait la consistance qu'avec -l'immobilité. Quoique la liaison établie entre nos conceptions sous -l'ascendant arbitraire des volontés ou des entités fût assurément -très-vague et fort peu stable, elle n'en tendait pas moins à empêcher -directement leur extension, en posant d'avance l'uniforme explication -apparente de tous les cas imaginables; et elle y eût apporté, en -effet, un obstacle insurmontable, si un tel régime mental avait -jamais pu être rigoureusement universel: mais, tandis que cet esprit -initial dominait dans toutes les hautes spéculations, les spéculations -secondaires, relatives aux questions les plus usuelles, étaient -nécessairement d'une autre nature, et présentaient, envers certains -phénomènes de tous genres, cette première ébauche spontanée des lois -effectives, sans laquelle l'homme, encore plus qu'aucun autre animal, -ne pourrait nullement diriger sa conduite journalière; et c'est ce qui -a permis ensuite, comme je l'ai rappelé ci-dessus, le développement -continu des études réelles, d'après l'essor graduel de cette positivité -vulgaire, d'abord accessoire, spéciale, et incohérente. Au contraire, -la philosophie positive ne saurait être mieux caractérisée que par -son aptitude naturelle à concilier directement et de plus en plus -ces deux besoins, jusqu'alors si opposés, de liaison et d'extension, -en tirant de la liaison même de nos connaissances réelles le plus -puissant moyen de déterminer leur extension, et, réciproquement, en -faisant servir chaque extension accomplie à perfectionner la liaison -antérieure. Malgré les grandes difficultés que présente souvent cette -double réaction, surtout quand l'introduction de nouveaux faits -semble devoir profondément troubler la coordination établie, une -longue expérience, maintenant assez complète pour être pleinement -décisive, démontre déjà irrécusablement cette éminente propriété de la -philosophie relative, toujours disposée à subordonner les conceptions -aux réalités. C'est ainsi que la vraie philosophie moderne, dès sa plus -intime et plus abstraite appréciation logique, se montre directement -destinée à satisfaire spontanément aux deux faces inséparables du grand -problème humain, en garantissant à la fois l'ordre et le progrès, -alternativement sacrifiés l'un à l'autre dans les divers états de -l'ancienne philosophie. D'après une telle identité nécessaire, la -fonction fondamentale de la saine philosophie peut être utilement -réduite, pour plus de simplicité, à constituer, autant que possible, -l'harmonie générale de notre système intellectuel, afin de mieux -formuler ainsi la prééminence normale que doivent toujours conserver, -malgré cette heureuse convergence naturelle, les besoins relatifs à -l'existence sur ceux propres au mouvement, aussi bien chez l'espèce que -chez l'individu, sauf les phases exceptionnelles où, en l'un et l'autre -cas, cette disposition habituelle semble temporairement intervertie. -Le caractère éminemment relatif du véritable esprit philosophique doit -conduire à regarder cette entière cohérence logique comme constituant, -à chaque époque, le témoignage le plus décisif de la réalité de nos -conceptions, puisque leur correspondance avec nos observations est -dès lors directement garantie, et que par là nous sommes assurés -d'être aussi près de la vérité que le comporte l'état correspondant de -l'évolution humaine. Or, toute prévision rationnelle consistant, au -fond, à passer régulièrement d'une notion à une autre, en vertu de leur -liaison mutuelle, on voit ainsi comment une telle prévision, devient -nécessairement le critérium le plus certain d'une vraie positivité, en -manifestant la destination essentielle de cette harmonie fondamentale, -qui fait spontanément résulter l'extension de nos connaissances de -leur saine coordination générale. Quoique ces besoins intellectuels -doivent assurément être, en eux-mêmes, peu prononcés d'ordinaire, vu -la faible énergie des fonctions spéculatives dans l'ensemble de notre -imparfait organisme, ils y sont cependant beaucoup plus vifs que ne -le fait d'abord supposer la longue résignation de l'esprit humain à -supporter, sans aucune répugnance apparente, le régime philosophique -le moins propre à y satisfaire convenablement: car nous savons que, -loin d'indiquer aucun choix, une telle disposition est une suite -inévitable de la marche originale de l'évolution mentale. À un degré -quelconque de cette lente préparation spontanée, si une heureuse -communication extérieure parvient à introduire avant le temps les -conceptions positives, l'avide empressement avec lequel elles sont -partout accueillies montre assez que l'attachement primitif de notre -intelligence aux explications théologiques ou métaphysiques était -seulement dû à l'impossibilité évidente d'une meilleure alimentation, -et n'avait aucunement altéré l'intime sentiment de nos vrais appétits -cérébraux, comme le témoigne une expérience journalière, soit -individuelle, soit même collective. Il faut d'ailleurs reconnaître -que la faiblesse de notre entendement constitue un nouveau motif de -la prédilection involontaire pour les connaissances réelles, du moins -aussitôt que leur essor suffisamment avancé peut lui procurer un -précieux soulagement, en lui faisant retrouver, dans les relations -générales, cette constance et cette continuité que ne sauraient lui -offrir les phénomènes particuliers, et qui posent un terme, toujours -ardemment désiré, à ses pénibles hésitations. Mais, quelle que soit, -quant à l'individu, la haute importance d'un tel office spéculatif, -c'est surtout envers l'espèce que sa destination doit devenir vraiment -fondamentale, en constituant la base logique de l'association -humaine. L'aptitude spontanée de la philosophie positive à établir -une exacte harmonie dans le système total de chaque entendement isolé -se développe alors par une application plus vaste et plus décisive, -afin de déterminer une indispensable convergence chez les diverses -intelligences: c'est toujours, au fond, en l'un et l'autre cas, la -même propriété élémentaire, avec une inégale activité, qui n'influe -essentiellement que sur la rapidité du succès. D'après la similitude -nécessaire entre l'organisme individuel et l'organisme collectif, on -peut assurer, en principe, que, à chaque degré quelconque de la commune -évolution, toute philosophie qui aura pu constituer une véritable -cohérence logique chez un esprit unique, se montre, par cela seul, -susceptible de rallier ultérieurement la masse entière des penseurs. -C'est surtout ainsi que les grands génies philosophiques deviennent -spontanément les guides intellectuels de l'humanité, comme subissant -les premiers chaque révolution mentale, dont une telle manifestation -devance et facilite plus ou moins l'avénement naturel. Sensible jusque -dans l'état théologico-métaphysique, malgré les immenses divagations -qu'il comporte, cette intime solidarité doit être à la fois plus -directe, plus complète, et plus irrésistible, dans l'état positif, où, -comme nous l'avons déjà rappelé, toutes les intelligences spéculent -sur un fond commun, soumis à leur appréciation, mais soustrait à leur -ascendant, et procèdent, suivant une marche toujours homogène, d'après -un même point de départ, à des recherches finalement identiques: -leur inégalité effective, d'ailleurs si irrationnellement exagérée -par l'orgueil scientifique, ne peut réellement affecter que l'époque -du succès, qui, une fois accompli en un seul cerveau, ne saurait -plus être convenablement observé chez tous les autres. Inversement -appliqué, cet important principe doit faire pareillement sentir qu'une -telle adhésion spontanée, graduellement unanime, confirme autant la -réalité des nouvelles conceptions que leur opportunité, d'après la -coïncidence nécessaire que la philosophie relative démontre entre ces -deux conditions fondamentales; car deux appareils aussi compliqués -que le sont, à tant d'égards, deux cerveaux humains, ne sauraient -évidemment manifester longtemps, dans leur allure originale, une -marche suffisamment conforme, sans qu'une telle coïncidence ne doive -constituer aussitôt une indication presque certaine de la commune -correspondance de leurs conceptions simultanées au sujet extérieur de -cette double contemplation; comme nous le supposons habituellement, -et avec raison, envers des mécanismes infiniment plus simples. D'une -autre part, nulle intelligence partielle ne saurait s'isoler assez de -la masse pensante pour n'être pas essentiellement entraînée par la -convergence publique. On le confirmerait au besoin d'après l'exemple -exceptionnel des réunions d'aliénés, qui, malgré leur discordance -caractéristique, exercent toujours une déplorable influence sur l'état -mental des plus éminens médecins exposés à leur action journalière, -en vertu de la seule aptitude de toute énergique conviction, même -erronée, à troubler spontanément toute opinion contraire, quelque bien -fondée qu'elle puisse être. Aucun profond penseur n'oubliera donc -jamais que tous les hommes doivent être regardés comme naturellement -collaborateurs pour découvrir la vérité autant que pour l'utiliser. -Quelle que soit la juste hardiesse du génie vraiment destiné à devancer -la commune sagesse, son isolement absolu serait nécessairement aussi -irrationnel qu'immoral. L'état d'abstraction indispensable aux grands -efforts intellectuels expose à tant de graves aberrations, soit par -négligence, soit même par illusion, qu'aucun bon esprit ne doit -dédaigner ce précieux contrôle permanent de la raison publique, si -propre à consolider et à rectifier sa marche particulière, toujours -plus ou moins aventureuse, jusqu'à ce qu'il ait suffisamment mérité -cet assentiment universel, objet final de ses travaux. Une fois -accomplie, cette convergence spéculative constitue, à son tour, la -première condition élémentaire de toute véritable association, qui -exige, par sa nature, l'indispensable réunion permanente d'un suffisant -concours d'intérêts, non-seulement avec une convenable conformité de -sentimens, mais aussi, et avant tout, avec une communauté essentielle -d'opinions: sans ce triple fondement indivisible, aucune société -quelconque, depuis la famille jusqu'à l'espèce, ne saurait être ni -active, ni durable. Les haines profondes toujours suscitées par de -graves dissidences intellectuelles, et qui, sous d'autres formes, ne -seraient pas moins prononcées dans l'état positif, si ces divergences -y pouvaient être aussi complètes, indiquent assez que, malgré le -peu d'énergie intrinsèque que notre nature accorde directement aux -impulsions purement mentales, leur réaction nécessaire sur l'ensemble -de notre conduite, soit individuelle, soit surtout collective, -exige évidemment que la sociabilité humaine repose d'abord sur leur -universelle coïncidence. Il serait sans doute superflu de faire ici -spécialement ressortir, à cet égard, la supériorité spontanée de la -philosophie positive, en un temps où de vaines prétentions surannées -ne sauraient empêcher la raison publique de sentir profondément que, -depuis plusieurs siècles, l'ancienne philosophie, soit théologique, -soit métaphysique, loin de constituer encore la seule source d'harmonie -générale qui dût être primitivement possible quoique extrêmement -imparfaite, est réellement devenue, chez l'élite de l'humanité, un -principe très-actif d'intime perturbation, à la fois personnelle, -domestique et sociale. Le cours graduel de l'évolution moderne a -désormais irrécusablement signalé dans l'esprit positif l'unique -base finale d'une vraie communion intellectuelle, susceptible d'une -consistance et d'une extension dont le passé ne saurait fournir aucune -juste mesure. Telle est donc, tant pour l'espèce que pour l'individu, -la destination fondamentale de la méthode positive, envisagée seulement -quant à notre vie spéculative, comme principe spontané de cohérence -logique et d'harmonie unanime. - -Sans quitter le point de vue abstrait, seul convenable à ce Traité, -nous avons fréquemment reconnu, dans ses diverses parties successives, -combien cette importante appréciation est puissamment fortifiée par une -suffisante considération générale des besoins intellectuels directement -relatifs à la vie active, suivant la distinction ci-dessus indiquée, -quoiqu'il n'en puisse résulter aucun motif essentiellement nouveau. -C'est surtout comme base nécessaire de toute action rationnelle -que la science réelle a été jusqu'ici universellement goûtée; et -cette attribution permanente conservera toujours une valeur vraiment -fondamentale, d'après l'indispensable stimulation qui en résulte -spontanément, soit pour neutraliser à chaque instant l'inertie native -de notre intelligence, soit pour imprimer à ses efforts une direction -mieux déterminée. Toutes les parties de la philosophie naturelle nous -ont montré, avec une pleine évidence, que le premier essor de la -positivité rationnelle a été partout provoqué par les exigences de -l'application, beaucoup plus impérieuses et plus précises que celles -de la pure spéculation. Néanmoins il demeure incontestable que, si -cet essor n'eût pas été, à un certain degré, spontané, d'après les -seules tendances mentales, il n'aurait jamais pu s'accomplir, puisque -l'heureuse aptitude pratique des théories positives ne saurait devenir -sensible qu'en résultat d'une suffisante culture, avant laquelle les -chimères théologico-métaphysiques ont dû longtemps sembler bien plus -propres à la satisfaction des plus ardens désirs correspondans à -l'enfance de l'humanité. Mais, malgré cette indispensable appréciation, -sans laquelle on exagérerait vicieusement l'influence spéculative -des besoins actifs, comme on y est aujourd'hui trop disposé, il est -certain qu'aussitôt qu'une telle relation a pu s'établir en quelques -cas importants, elle a exercé une influence capitale et toujours -croissante sur le développement du véritable esprit philosophique, en -faisant spontanément ressortir, mieux que par aucune autre comparaison, -l'inanité radicale du régime des volontés ou des entités, finalement -reconnu impuissant à diriger l'action réelle de l'homme sur la nature. -Quoique un sentiment imparfait de cette grande destination tende -quelquefois à trop restreindre les hautes spéculations scientifiques, -sa juste notion devient cependant aussi favorable à la pleine -rationnalité de nos conceptions qu'à leur entière positivité, quand -on a suffisamment compris l'intime connexité qui lie les moindres -problèmes pratiques aux plus éminentes recherches théoriques; comme le -témoignent, par exemple, depuis si longtemps, tous les arts relatifs à -l'astronomie. La prévision systématique, qui constitue, à tous égards, -le principal caractère de la science réelle, acquiert surtout ainsi -une valeur fondamentale, en tant que base nécessaire de toute action -rationnelle: rien ne saurait mieux montrer que les efforts spéculatifs -restent essentiellement stériles tant que ce but décisif n'a pu être -atteint. Suivant nos explications précédentes, l'intelligence humaine -éprouve sans doute, indépendamment de toute application active, et -par une pure impulsion mentale, le besoin direct de connaître les -phénomènes et de les lier: mais cette double tendance est assurément -trop peu prononcée, sauf chez quelques organismes exceptionnels, pour -faire universellement prévaloir un sévère régime philosophique, qui -choque, à beaucoup d'égards, les inclinations initiales de l'humanité; -ou, du moins, son avénement spontané eût été extrêmement retardé, si -les exigences pratiques ne l'avaient nécessairement très-accéléré. Une -insuffisante analyse des effets généraux de l'étonnement ferait d'abord -attribuer une bien plus grande intensité à ces besoins spéculatifs; car -rien n'égale peut-être, chez l'homme normal, la profonde perturbation -subitement déterminée quelquefois, dans l'appareil cérébral, et -ensuite dans tout le reste de l'économie, par la seule apparence -d'une grave et brusque infraction à l'ordre accoutumé des divers -phénomènes naturels: mais une plus complète appréciation montre alors -que le principal trouble est dû aux inquiétudes pratiques, directes ou -indirectes, que suggère naturellement une telle pensée, en détruisant -les règles constantes qui servaient de base à notre conduite effective; -on a souvent occasion de reconnaître que le renversement des lois -extérieures exciterait à peine, au contraire, une légère attention, -s'il n'affectait que des événements étrangers à notre existence, -quoiqu'il pût être, en lui-même, infiniment plus prononcé. Sans -insister davantage sur une explication aussi peu contestable, il faut -surtout remarquer ici, à ce sujet, l'extension capitale que la création -de la sociologie, complétant enfin le système de la philosophie -naturelle, vient aujourd'hui procurer spontanément à cette relation -fondamentale entre la spéculation et l'action, qui désormais embrassera -directement tous les cas possibles. Quoique très-imparfaitement -constituée jusqu'ici, par suite même du défaut d'ensemble propre -à l'évolution moderne, la subordination rationnelle de l'art à la -science a cependant reçu un commencement d'organisation, suivant -l'ordre naturel de cette progression commune, d'abord quant aux arts -mathématiques, soit géométriques, soit mécaniques, ensuite envers les -arts physico-chimiques, et puis, de nos jours, relativement aux arts -biologiques, soit hygiéniques, soit thérapeutiques. Mais il restait -à l'étendre aussi à l'art le plus difficile et le plus important, -l'art politique proprement dit, dont le dédaigneux isolement de toute -théorie quelconque ne peut tenir essentiellement, comme dans les -autres cas antérieurs, qu'à l'inanité radicale des seules théories -qui y aient encore été appliquées, et cessera nécessairement, au -moins autant qu'ailleurs, quand la raison publique aura suffisamment -senti que les phénomènes correspondans sont déjà ramenés aussi à de -véritables lois naturelles, susceptibles de fournir habituellement -d'heureuses indications pratiques. Dès lors complétée enfin, et, par -suite, convenablement systématisée, la relation générale de la science -à l'art deviendra de plus en plus une source directe et féconde de -précieuse stimulation philosophique, également propre à accroître nos -connaissances réelles et à perfectionner leur caractère, soit quant à -la positivité ou à la rationnalité. - -Cette destination fondamentale, à la fois spéculative et active, -de la philosophie positive achève de faire apprécier sa véritable -nature, en déterminant mieux la direction de ses efforts, et même le -genre ou le degré de précision convenable à ses diverses recherches, -suivant les vraies exigences de chaque cas spécial. Dans l'évolution -préliminaire de l'humanité, où rien ne pouvait fournir de telles -indications générales, l'esprit positif n'aurait pu acquérir un essor -suffisant s'il ne s'était indistinctement appliqué à tout ce qui lui -devenait accessible: mais cet aveugle instinct ne saurait indéfiniment -prévaloir; la virilité de la raison humaine le remplacera bientôt par -une sage discipline philosophique, fondée sur une juste notion de -l'ensemble de notre condition, et facilement acceptée du véritable -génie scientifique, sous l'utile impulsion continue de la sagesse -vulgaire, toujours tendant à prévenir toute vaine déperdition de -nos forces intellectuelles. Sous une judicieuse organisation des -travaux théoriques, les hautes capacités, dès lors indifféremment -qualifiées de scientifiques ou de philosophiques, seront constamment -disponibles, d'après une éducation vraiment rationnelle, pour -transporter aisément leurs efforts aux sujets qui réclameront, à -chaque époque, la principale attention, au lieu de se consumer en -recherches profondément puériles, par suite d'une spécialisation -empirique, comme on le voit si souvent aujourd'hui, surtout chez les -géomètres, encore moins aptes que tous nos autres savans à un heureux -déplacement d'activité. Le plus vaste champ étant toujours ouvert, -dans l'ensemble de la philosophie, à des recherches nécessairement -importantes, les tentatives incohérentes ou stériles pourront être -sévèrement condamnées, sans qu'aucune intelligence soit exposée à -manquer d'une suffisante alimentation. Cette appréciation philosophique -doit, en outre, limiter essentiellement, en chaque genre, soit pour -les observations, ou pour les déductions, le degré convenable de -précision habituelle, au delà duquel l'exploration scientifique -dégénère inévitablement, par une trop minutieuse analyse, en une -curiosité toujours vaine, et quelquefois même gravement perturbatrice. -Il faut reconnaître, en effet, suivant l'esprit relatif de la -saine philosophie, que les lois naturelles, véritable objet de nos -recherches, ne sauraient demeurer rigoureusement compatibles, en aucun -cas, avec une investigation trop détaillée; il serait, par exemple, -impossible de maintenir, en thermologie, aucune règle fixe, si on y -explorait communément les phénomènes avec ces thermomètres métalliques -auxquels les physiciens ont eu le bon sens de renoncer tacitement, et -dont la susceptibilité exagérée dévoilait d'immenses et perpétuelles -oscillations dans des mouvemens de température que nous supposons, et -avec raison, continus. Quand même la prétendue psychologie moderne -ne devrait pas être déjà radicalement condamnée, ainsi que je l'ai -pleinement démontré, soit par sa vicieuse institution du sujet, soit -par l'évidente absurdité de son mode principal d'exploration, on voit -ainsi combien elle serait nécessairement vaine, en tant que directement -destinée à poursuivre, envers les phénomènes les plus compliqués, un -genre d'analyse élémentaire dont l'équivalent a été sagement écarté des -études les plus simples, comme chimérique et perturbateur. La relation -fondamentale de la spéculation à l'action est surtout très-propre à -déterminer convenablement cette limite essentielle de précision dans -chaque genre de recherches; car les cas les plus décisifs indiquent -clairement, à cet égard, surtout en astronomie, que nos saines théories -ne sauraient vraiment dépasser avec succès l'exactitude réclamée par -les besoins pratiques. Quoique de tels principes généraux ne puissent -plus être directement contestés aujourd'hui, l'anarchie scientifique -actuelle témoigne journellement combien une sage discipline -philosophique devient désormais indispensable, à ce sujet, afin de -prévenir l'active désorganisation dont le système des connaissances -positives est maintenant menacé, sous l'irrationnel essor d'une puérile -curiosité, stimulée par une avide ambition. D'éclatans exemples ont -déjà montré qu'on peut obtenir aujourd'hui, en philosophie naturelle, -d'éphémères triomphes, aussi faciles que désastreux, en se bornant -à détruire, d'après une investigation trop minutieuse, les lois -précédemment établies, sans aucune substitution quelconque de nouvelles -règles; en sorte qu'une aveugle appréciation académique entraîne -à récompenser expressément une conduite que tout véritable régime -spéculatif frapperait nécessairement d'une sévère réprobation. Cette -déplorable tendance, désormais évidemment croissante, doit faire sentir -combien il devient urgent, dans l'intérêt permanent des vrais progrès -théoriques, soit généraux, soit même spéciaux, de faire convenablement -cesser l'absolu philosophique et la dispersion scientifique, double -condition naturelle de cette activité dissolvante. Quand les -spéculations positives seront judicieusement rapportées à l'ensemble -de leur destination, une sage pondération journalière contiendra -l'essor déréglé des travaux particuliers, de manière à concilier, -autant que possible, par répression ou par concession, suivant les -exigences propres à chaque cas, les deux besoins, quelquefois opposés, -mais toujours également légitimes, de la coordination totale et de -l'amélioration partielle. - -En considérant sous un dernier aspect l'influence fondamentale d'une -telle destination, suivant l'esprit de la philosophie relative, nous -avons partout reconnu qu'elle détermine spontanément le genre de -liberté resté facultatif pour notre intelligence, et dont nous devons -savoir user, sans aucun vain scrupule, afin de satisfaire, entre -les limites convenables, nos justes inclinations mentales, toujours -dirigées, avec une prédilection instinctive, vers la simplicité, la -continuité et la généralité des conceptions, tout en respectant -constamment la réalité des lois extérieures, en tant qu'elle nous -est accessible. Cette importante appréciation, encore trop méconnue, -même chez les meilleurs esprits, n'a donc plus besoin que d'être ici -directement systématisée. Quoique, de toutes les créations de l'homme, -les Å“uvres scientifiques soient nécessairement celles où ses propres -convenances peuvent être le moins consultées, parce que nos travaux -s'y rapportent directement à une réalité extérieure, essentiellement -indépendante de nous, il faut pourtant reconnaître que nos inclinations -peuvent les modifier légitimement, à un moindre degré, mais au même -titre, que dans les Å“uvres d'art, soit technique, soit esthétique, -afin de les mieux adapter à leur destination fondamentale, toujours -finalement relative à l'humanité. À cet effet, il faut distinguer, -en chaque genre d'études, deux cas essentiels, selon qu'il s'agit de -recherches ou indéfiniment inaccessibles, quoique de nature positive, -ou seulement prématurées, et sur lesquelles cependant, pour mieux fixer -nos spéculations, notre intelligence, répugnant à une trop grande -indétermination, a besoin de formuler une opinion actuelle. Il est -clair, en principe, que, dans l'un et l'autre cas, il est pleinement -légitime, quand on n'aspire plus à l'absolu, de former les suppositions -les plus propres à faciliter notre marche mentale, sous la double -condition permanente de ne choquer aucune notion antérieure, et d'être -toujours disposé à modifier ces artifices aussitôt que l'observation -viendrait à l'exiger. En considérant d'abord le premier cas, il faut -reconnaître qu'après avoir sévèrement écarté tous les vains problèmes -théologico-métaphysiques relatifs à la chimérique détermination des -causes proprement dites, soit premières, soit finales, chacune de nos -sciences réelles, judicieusement réduite à la seule recherche des -lois effectives, renferme encore d'importantes questions naturelles, -que l'esprit humain ne saurait certainement résoudre jamais, et qui -méritent cependant d'être qualifiées de positives, parce qu'on peut -concevoir qu'elles deviendraient accessibles à une intelligence -mieux organisée, apte à une exploration plus complète ou à de plus -puissantes déductions. Une juste appréciation, souvent très-délicate, -du vrai génie de chaque science doit seule alors présider au choix -des artifices correspondans, afin que l'usage d'une telle liberté -spéculative seconde l'essor des connaissances effectives, au lieu de -l'entraver. On peut, à cet égard, indiquer, comme modèle, l'hypothèse, -spontanément adoptée en physique, sur la constitution moléculaire des -corps, pourvu toutefois qu'on ne lui attribue jamais une vicieuse -réalité, et qu'on s'abstienne de l'étendre à des sujets qui la -repoussent, par exemple aux études biologiques, double condition -trop rarement remplie aujourd'hui. Je dois citer encore, à ce sujet, -à titre de premier résultat d'une application systématique d'un tel -principe philosophique, l'artifice fondamental du dualisme, que j'ai -proposé, en chimie, pour y faciliter essentiellement toutes les -hautes spéculations. Quant au second cas, c'est-à -dire envers les -recherches qui ne sont que prématurées, il rentre évidemment dans la -théorie générale des hypothèses proprement dites, que j'ai déduite, -au vingt-huitième chapitre, de la même philosophie relative, par une -opération, à la fois historique et dogmatique, souvent confirmée -depuis. En conservant toujours le degré de précision compatible avec -la nature des recherches correspondantes, on ne saurait douter que -l'institution de l'hypothèse la plus simple qui puisse satisfaire à -l'ensemble des observations actuelles ne soit, pour notre intelligence, -non-seulement un droit très-légitime, mais même un véritable devoir, -impérieusement prescrit par la destination fondamentale de nos -efforts spéculatifs. L'évolution scientifique est, à la vérité, plus -rapprochée d'une situation vraiment normale sous ce rapport que sous -le précédent: mais on peut assurer que, à l'un et à l'autre titre, la -vaine prépondérance de l'absolu métaphysique, et le sentiment trop -imparfait de la méthode positive par suite du régime dispersif, ont -empêché jusqu'ici de réaliser les principaux résultats que comporte -cette précieuse faculté pour améliorer radicalement, en tous genres, -la culture permanente des vraies connaissances humaines. Ainsi, le -point de vue le plus philosophique conduit finalement, à ce sujet, à -concevoir l'étude des lois naturelles comme destinée à nous représenter -le monde extérieur, en satisfaisant aux inclinations essentielles -de notre intelligence, autant que le comporte le degré d'exactitude -commandé, à cet égard, par l'ensemble de nos besoins pratiques. Nos -lois statiques correspondent à cette prédilection instinctive pour -l'ordre et l'harmonie, dont l'esprit humain est tellement animé que, -si elle n'était pas sagement contenue, elle entraînerait souvent aux -plus vicieux rapprochemens; nos lois dynamiques s'accordent avec -notre tendance irrésistible à croire constamment, même d'après trois -observations seulement, à la perpétuité des retours déjà constatés, -suivant une impulsion spontanée que nous devons aussi réprimer -fréquemment pour maintenir l'indispensable réalité de nos conceptions. - -Ayant désormais suffisamment examiné la nature et la destination -de la méthode positive, il ne nous reste plus, afin d'en compléter -l'appréciation systématique, qu'à considérer maintenant son institution -fondamentale et son développement graduel. - -D'après l'unité nécessaire de notre intelligence, et l'identité -continue de sa marche générale dans tous les sujets quelconques qui lui -sont réellement accessibles, on ne saurait douter que la philosophie -positive ne doive finalement embrasser, beaucoup plus complétement -qu'il n'a pu l'être encore, l'ensemble total de notre activité mentale, -en comprenant un jour, non-seulement toute la science humaine, mais -aussi tout l'art humain, soit esthétique, soit technique, comme je -l'indiquerai plus explicitement au soixantième chapitre. Néanmoins, -quoique, suivant la juste recommandation de Bacon, cette entière -coordination finale ne doive être jamais oubliée, il faut, avant tout, -reconnaître que l'institution systématique de la méthode fondamentale -exige aujourd'hui la consécration dogmatique de la double division -préalable qui a dû toujours présider jusqu'ici à son développement -spontané, d'abord entre la spéculation et l'action, ensuite entre la -contemplation scientifique et la contemplation esthétique: nous avons -vu ces deux séparations successives remonter historiquement jusqu'à -l'époque polythéique, qui a ébauché la première pendant la phase -théocratique, et la seconde sous le régime grec, l'une et l'autre ayant -été depuis continuellement développée, malgré l'importance croissante -des relations mutuelles. - -Sous le premier aspect, chacune des six parties essentielles de ce -Traité nous a pleinement représenté l'indépendance de la théorie -envers la pratique comme la condition primordiale de l'évolution -mentale relativement à tous les ordres de conceptions élémentaires, -qui n'eussent pu surgir aucunement si le point de vue théorique -était resté adhérent au point de vue pratique. Mais, en outre, -nous avons également constaté que, quelle que doive être un jour -l'heureuse organisation de leurs vraies relations, elle ne doit jamais -altérer leur spontanéité respective, de plus en plus indispensable -à leur commun développement, nécessairement incompatible avec toute -oppressive subordination de l'un à l'autre. L'esprit théorique ne -peut s'élever habituellement à la généralité de vues qui constitue -sa principale valeur, à la fois intellectuelle et sociale, qu'en se -plaçant dans un état continu d'abstraction analytique, qui saisit -ce que les divers cas effectifs ont de semblable en écartant leurs -diversités caractéristiques, et qui, par cela même, est toujours plus -ou moins opposé à la réalité proprement dite. Au contraire, l'esprit -pratique, en vertu de sa spécialité nécessaire, est, en chaque cas, -le seul réel et complet, mais aussi le moins propre à l'extension des -rapports. Si l'on a justement remarqué que l'entière domination du -second tendrait à étouffer directement une progression intellectuelle -déjà trop peu énergique dans notre imparfaite économie, il faudrait -également sentir que l'ascendant universel du premier ne serait pas, -au fond, moins funeste à leur destination commune, en empêchant de -conduire aucune opération active jusqu'à une suffisante consommation. -Quoique l'orgueil scientifique ou philosophique ait souvent rêvé -l'entière systématisation des travaux pratiques en s'affranchissant -de toute culture directe et spontanée, il est évident qu'un tel -projet repose sur la plus absurde exagération de la vraie portée de -nos moyens théoriques, dont la puissance apparente suppose toujours -qu'on a préalablement réduit les questions à un état abstrait trop -éloigné de l'état concret pour suffire jamais aux justes exigences de -la pratique; comme le témoigne surtout, dans les cas même les plus -favorables, l'impuissance journalière des théories mathématiques envers -les moindres travaux techniques. Les habitudes mentales contractées -sous le régime de l'absolu théologico-métaphysique inspirent encore -certainement, à la plupart des penseurs actuels, une opinion -très-vicieuse de la puissance et de la destination des considérations -à priori, qui, sagement instituées et judicieusement employées, -comportent, sans doute, une heureuse efficacité finale, d'après les -indications indispensables par lesquelles l'étude de la nature doit -éclairer notre action rationnelle, mais sous la condition nécessaire -que l'esprit pratique ne cessera jamais de présider à l'ensemble, -souvent très-complexe, de chaque opération concrète, en comprenant -seulement les données scientifiques parmi les élémens préalables de -ses combinaisons spéciales. Toute subordination de la pratique envers -la théorie qui dépasserait habituellement une telle mesure exposerait -bientôt à de graves et universelles perturbations. Au reste, nous avons -heureusement reconnu que la nature de la civilisation moderne tend -spontanément à contenir, à cet égard, les grands conflits mutuels, en -développant de plus en plus une telle division; ce qui d'ailleurs est -bien loin d'indiquer l'inutilité d'une coordination systématique, et -en montre seulement l'avénement naturel. La fondation de la sociologie -vient aujourd'hui compléter, à ce sujet, l'ensemble des garanties -antérieures, en constituant enfin convenablement une semblable -décomposition dans le cas le plus fondamental, où elle n'avait pu -jusqu'ici donner lieu qu'à une ébauche insuffisante et précaire, sous -l'impulsion imparfaite et prématurée du catholicisme. On doit donc -regarder la prépondérance philosophique de l'esprit sociologique comme -l'influence la plus propre à consolider rationnellement cette condition -primordiale, toujours indispensable à l'institution systématique de -la méthode positive, et que l'organisme positif mettra sans cesse en -pleine évidence, puisqu'elle y deviendra, d'après le dernier chapitre, -la première base de son principal caractère politique. - -Quoique la division entre les deux sortes de contemplations, -scientifique et esthétique, soit, au fond, moins prononcée que celle -entre la spéculation et l'action, elle est cependant beaucoup moins -contestée, à raison de sa nature bien plus purement intellectuelle -et presque entièrement affranchie des inspirations passionnées dont -l'énergique impulsion aggrave le plus les rivalités précédentes. Aux -temps même où l'imagination dominait en philosophie, l'esprit poétique, -sans altérer aucunement son heureuse et indispensable spontanéité, -a constamment reconnu sa subordination nécessaire envers l'esprit -philosophique proprement dit, d'après la relation fondamentale qui -rattache, même instinctivement, en tous genres, le sentiment du beau -à la connaissance du vrai, et qui, par suite, assujettit toujours -l'idéalité esthétique à l'ensemble des conditions essentielles -généralement admises, à chaque époque, pour la réalité scientifique. -Lorsqu'une éducation vraiment rationnelle, à beaucoup d'égards commune, -aura rendu les deux sortes de capacités également dignes de participer, -suivant une juste harmonie, au gouvernement spirituel de l'humanité, -conformément aux indications du chapitre précédent, leur combinaison -deviendra sans doute beaucoup plus intime, surtout dans l'existence -pratique, qu'elle n'a jamais pu l'être jusqu'ici depuis leur séparation -primitive du tronc théocratique. En retour de l'indispensable fondement -universel que le génie scientifique doit fournir au génie esthétique, -celui-ci, outre son heureuse aptitude exclusive à instituer à la fois -la plus précieuse diversion mentale et la plus douce stimulation -morale, devra même réagir sur l'autre, par une influence plus directe -et plus intime, à peine soupçonnée aujourd'hui, afin de perfectionner, -à divers égards, secondaires mais intéressans, son propre caractère -philosophique. Quand l'esprit relatif de la vraie philosophie moderne -aura convenablement prévalu, tous les penseurs comprendront, ce que le -règne de l'absolu empêche maintenant de sentir, que les convenances -purement esthétiques doivent avoir une certaine part légitime dans -l'usage continu du genre de liberté resté facultatif pour notre -intelligence par la nature essentielle des véritables recherches -scientifiques. Avant tout, sans doute, comme je l'ai ci-dessus -expliqué, une telle liberté doit être employée de manière à faciliter -le plus possible la marche ultérieure de nos conceptions réelles, en -satisfaisant convenablement à nos plus éminentes inclinations mentales. -Mais cette condition primordiale laissera partout subsister encore une -notable indétermination, dont il conviendra de gratifier directement -nos besoins d'idéalité, en embellissant nos pensées scientifiques, sans -nuire aucunement à leur réalité essentielle. Cette intime réaction -modérée de l'esprit esthétique sur l'esprit scientifique pourra -même, outre une heureuse satisfaction immédiate, ou, si l'on veut, -en vertu d'une telle satisfaction, faciliter beaucoup l'évolution -générale de la positivité rationnelle. Toutefois cette connexité -élémentaire, quelle qu'en puisse être l'importance ultérieure, ne -fera certainement jamais disparaître la différence fondamentale qui -existe nécessairement entre des tendances aussi diverses, dont la plus -abstraite et la plus générale devra toujours mentalement prévaloir, -dans l'intérêt commun de leur destination finale, comme l'ensemble de -notre élaboration sociologique l'a pleinement démontré, surtout en -appréciant directement, au chapitre précédent, la vraie nature générale -de la hiérarchie positive. - -À ces deux séparations successives, de la spéculation d'avec l'action, -et de la réalité d'avec l'idéalité, que leur spontanéité nécessaire -a dû faire en tout temps plus ou moins sentir, il faut enfin ajouter -une troisième décomposition préalable, d'institution essentiellement -moderne, et qui, beaucoup moins évidente, est cependant tout aussi -indispensable à la véritable constitution systématique de la méthode -positive. Il s'agit de la division vraiment capitale que j'ai établie, -dès le début de ce Traité, entre la science abstraite et la science -concrète, et qui depuis nous a constamment fourni une source féconde -de lumineuses indications philosophiques, surtout en ce qui concerne -la saine physique sociale. Le grand Bacon a, le premier, senti, -quoique très-confusément, mais avec toute la généralité convenable, -que ce qu'il a justement nommé la _philosophie première_, en tant que -destinée à former la base primordiale de tout le système intellectuel, -ne pouvait résulter que d'une étude, essentiellement abstraite et -analytique, des divers phénomènes élémentaires dont la combinaison -variée constitue l'existence effective des différens êtres naturels, -afin de saisir les lois fondamentales propres à chaque ordre essentiel -d'événemens, directement considéré en lui-même, sous un aspect général, -isolément des êtres qui en fournissent la manifestation indispensable. -Sans qu'une telle division ait jamais été jusqu'ici suffisamment -appréciée, ni même comprise, elle a néanmoins implicitement présidé, -au milieu de graves fluctuations, à l'évolution scientifique des deux -derniers siècles, suivant le privilége naturel de toute institution -réelle, c'est-à -dire d'après l'impossibilité de procéder autrement. -Car nous avons partout reconnu, d'abord en principe, puis en fait, -que la science concrète, ou l'histoire naturelle proprement dite, -ne pouvait, en aucun genre, être rationnellement abordée, tant que -la science abstraite n'avait pas été suffisamment ébauchée envers -tous les ordres successifs de phénomènes élémentaires, dont chaque -élaboration concrète exige, par sa nature, l'entière combinaison -permanente. Or, cette condition n'a été réellement accomplie que de -nos jours, et, j'ose le dire, seulement dans ce Traité, où se trouve -constituée pour la première fois la dernière et la plus importante -de ces sciences fondamentales: en sorte qu'il faut peu s'étonner si -les grandes spéculations scientifiques développées depuis Bacon ont -été essentiellement abstraites, d'après l'impuissance nécessaire des -spéculations concrètes quelquefois entreprises dans cet intervalle. -Ainsi, cette observance forcée et empirique du précepte baconien ne -rendait nullement superflue la démonstration rationnelle que j'ai -dû en établir d'après cette expérience décisive, qui permettait -d'apprécier toute la portée de l'heureux aperçu dû à cet éminent -philosophe. Quoique la création de la sociologie, complétant et -systématisant la philosophie première, doive bientôt permettre de -traiter convenablement les questions concrètes, comme je l'indiquerai -directement au soixantième chapitre, il importe beaucoup de sentir -que l'institution fondamentale de la méthode positive ne doit jamais -cesser de reposer sur une telle séparation, sans laquelle les deux -autres ci-dessus appréciées resteraient nécessairement insuffisantes. -Cette indispensable division constitue, en réalité, le plus puissant -et le plus délicat de tous les artifices généraux qu'exige, par sa -nature, l'élaboration spéculative du système positif. Une judicieuse -abstraction graduelle a seule permis et peut seule maintenir l'essor -continu du véritable esprit philosophique, en écartant d'abord les -exigences pratiques, ensuite les impressions esthétiques, et enfin -les conditions concrètes, pour organiser peu à peu le point de vue -le plus simple, le plus général et le plus élevé, au delà duquel -on ne saurait réduire davantage l'appréciation rationnelle sans -tomber aussitôt dans une vaine ontologie. Si le troisième degré -d'abstraction, essentiellement fondé sur les mêmes motifs logiques que -les deux précédens, n'était pas venu en compléter, en temps opportun, -l'heureuse efficacité, on peut assurer que la philosophie positive -serait encore demeurée impossible. Envers les plus simples phénomènes, -et même en astronomie, nous avons pleinement reconnu qu'aucune loi -vraiment générale ne pouvait être établie, tant que les corps restaient -considérés dans l'ensemble de leur existence concrète, dont il fallait, -avant tout, détacher, par une judicieuse analyse, le principal -phénomène, pour l'assujettir isolément à une lumineuse appréciation -abstraite, susceptible de réagir ultérieurement avec succès sur l'étude -même des réalités les plus complexes, comme l'esprit mathématique en -avait spontanément fourni le premier exemple, dès l'évolution grecque, -à l'égard des spéculations purement géométriques. Mais c'est surtout -aux saines théories sociologiques, en vertu de leur complication -transcendante, que ce grand précepte logique devait être éminemment -applicable: il y constituait aujourd'hui la principale condition de -l'établissement d'une véritable rationnalité, qu'aurait indéfiniment -empêché une dangereuse érudition, si je n'avais osé, suivant une marche -déjà pleinement éprouvée, écarter toute perturbation concrète, afin -de saisir, dans sa plus grande simplicité réelle, la règle naturelle -du mouvement fondamental, laissant à dessein aux travaux ultérieurs -le soin d'y ramener convenablement les anomalies apparentes, qui, si -l'opération normale n'a pas avorté, ne sauraient manquer d'y rentrer -suffisamment, ainsi qu'en astronomie. Or, les mêmes motifs essentiels -qui ont déterminé d'abord une telle institution logique doivent en -prescrire ensuite le maintien continu, comme envers les deux divisions -antérieures, dont celle-ci n'est, à vrai dire, que l'indispensable -complément: car, sans cet artifice permanent, la confusion des vues -et l'incohérence des spéculations, que l'évolution moderne a eu tant -de peine à écarter ainsi dans les diverses branches de la philosophie -naturelle, ne tarderaient pas à redevenir partout imminentes, sous -l'aveugle ascendant de l'esprit de détail. Si le point de vue théorique -se trouve par là plus éloigné, en effet, du point de vue pratique, -cette inévitable compensation d'une généralité supérieure constitue -seulement une puissante considération nouvelle qui doit faire mieux -ressortir la haute nécessité de la décomposition fondamentale, à -la fois politique et philosophique, tant recommandée, au chapitre -précédent, comme la base universelle de la véritable réorganisation -moderne. - -Tels sont les trois degrés généraux d'abstraction successive dont -l'intime combinaison finale détermine l'institution graduelle, d'abord -spontanée, puis systématique, de la méthode positive, conformément à -l'ensemble de sa nature et de sa destination. Quant au développement -effectif des principaux procédés qui lui sont propres, il n'est -aucunement susceptible d'être étudié avec fruit séparément des études -essentielles où ils ont pris naissance, et qui peuvent seules en -manifester suffisamment le vrai caractère, comme nous l'ont si souvent -démontré les diverses parties de ce Traité. Cette méthode fondamentale -ne résultant, à vrai dire, suivant nos explications antérieures, -que d'une heureuse extension philosophique de la sagesse vulgaire -aux diverses spéculations abstraites, il est clair que ses premiers -fondemens, coïncidant de toute nécessité avec ceux du simple bon sens, -ne sauraient comporter réellement aucune utile explication dogmatique. -Il n'y a vraiment lieu d'expliquer, à cet égard, que la manière de -surmonter les différentes difficultés spéciales qui empêchent d'abord -d'étendre ainsi la raison commune de l'humanité à des recherches -qu'elle n'avait jamais osé poursuivre aussi loin: or cette appréciation -successive serait assurément insignifiante et même inintelligible, si -on l'isolait entièrement des cas scientifiques correspondans. Cette -vicieuse abstraction logique ne saurait conduire, même dans l'hypothèse -la plus favorable, comme une expérience trop prolongée l'a pleinement -confirmé, qu'à la vaine reproduction d'adages incontestables, mais -stériles ou puérils, qui ne peuvent jamais dépasser essentiellement -les indications spontanées qu'un suffisant exercice développe -ordinairement chez tous les bons esprits, indépendamment de toute -culture systématique. En appréciant d'une manière approfondie les -grandes règles logiques de Descartes, ou les préceptes, équivalens -quoique moins précis, de Bacon, ainsi que les aphorismes plus spéciaux -formulés ensuite par Pascal et enfin par Newton, il est aisé d'y -reconnaître la simple consécration dogmatique des maximes émanées de -la sagesse vulgaire, et déjà naturellement étendues aux spéculations -abstraites dans les études géométriques. Leur efficacité historique, -pleinement conforme à la principale intention de ces éminens penseurs, -a surtout consisté, soit à mieux caractériser la profonde inanité des -anciennes formalités logiques, toujours relatives à une tout autre -manière de philosopher, soit à représenter directement la nouvelle -méthode philosophique comme une heureuse extension de la raison -commune, ainsi érigée en arbitre final de tous les cas douteux. À -titre de règles de conduite, elles sont nécessairement impuissantes à -diriger, en général, nos efforts intellectuels, abstraction faite des -études positives qui spécifient leur application réelle, et qui seules -même peuvent manifester suffisamment leur véritable esprit; isolées de -cette indispensable explication, elles ne pourraient, en elles-mêmes, -préserver aucunement des plus graves aberrations. Si l'on a justement -remarqué quelquefois la plus scrupuleuse observance des préceptes -poétiques dans les plus vicieuses compositions, on pourrait sans doute -étendre encore davantage une semblable observation aux opérations -logiques. Il est évident, en principe, qu'aucun art proprement dit, -pas plus l'art de penser que celui d'écrire, de parler, de marcher, de -lire, etc., n'est susceptible d'un enseignement vraiment dogmatique; -il ne peut jamais être appris qu'en résultat spontané d'un judicieux -exercice suffisamment prolongé. L'art de raisonner est certainement -moins que tout autre à l'abri d'une telle prescription, puisque, en -vertu de son universalité caractéristique, sa propre systématisation -directe ne pourrait reposer sur aucune base antérieure: en sorte que, -par exemple, rien ne saurait être plus irrationnel que la moderne -institution française, si étrangement qualifiée de _normale_ par un -naïf orgueil métaphysique, où l'on se propose directement d'enseigner -dogmatiquement l'art même de l'enseignement, sans être nullement choqué -du cercle profondément vicieux qui résulte aussitôt d'une pareille -prétention. Toutes les aberrations de ce genre constituent, en réalité, -autant de vestiges inaperçus de l'antique régime philosophique, -fondé sur la recherche absolue des premiers principes, et dont le -ténébreux ascendant s'exerce encore, à tant d'égards, faute d'une -vraie réorganisation mentale, sur les esprits même qui s'en croient -aujourd'hui le plus affranchis. Si, comme je l'ai ci-dessus remarqué, -l'élaboration dogmatique des notions les plus élémentaires est partout -déplacée, puisque leur essor doit nécessairement émaner toujours d'une -évolution spontanée, essentiellement commune à tous les hommes sensés, -cette maxime fondamentale, déjà unanimement admise, sous une forme plus -ou moins explicite, envers les moindres sujets de nos spéculations -réelles, doit sans doute, à bien plus forte raison, s'étendre aussi aux -études logiques proprement dites, à l'égard desquelles cette vicieuse -systématisation doit être nécessairement encore plus vaine et plus -stérile. - -D'après ces motifs évidens, le point de vue logique et le point de -vue scientifique doivent donc être finalement considérés comme deux -aspects corrélatifs et indivisibles sous lesquels il faut constamment -envisager chacune de nos théories positives, sans que l'un soit, en -réalité, plus susceptible que l'autre d'une appréciation abstraite -et générale, indépendante de toute manifestation déterminée. Cette -condition nécessaire du véritable esprit philosophique a été -spontanément observée dans les diverses parties de ce Traité, où -l'éducation logique a toujours coexisté avec l'éducation scientifique, -leur enchaînement continu étant tel d'ailleurs que les résultats -scientifiques d'une science se transforment souvent en moyens -logiques pour une autre, surtout postérieure; ce qui rend manifeste -l'impossibilité réelle de toute semblable séparation. Après avoir -ainsi apprécié la composition générale de la méthode positive par -la seule voie qui pût en procurer une connaissance réelle, il ne -nous reste plus ici, envers un tel développement, qu'à caractériser -directement la coordination systématique des principales phases -successives qu'il nous a naturellement présentées. Il faut, comme on -sait, distinguer, à cet effet, entre le degré initial ou mathématique -et le degré final ou sociologique, trois phases intermédiaires: d'une -part le degré astronomique complétant le premier, d'une autre part le -degré biologique préparant le dernier, et enfin, au milieu précis de -la grande évolution logique, le degré physico-chimique, constituant -l'indispensable transition du régime mental le plus convenable aux -études inorganiques à celui qui doit prévaloir dans l'ensemble des -spéculations organiques. Telles sont les cinq phases consécutives -naturellement propres à l'essor graduel de la positivité rationnelle, -et dont il ne s'agit plus maintenant que d'apprécier systématiquement, -d'après notre élaboration totale, la destination respective et la -succession nécessaire. - -Les graves aberrations philosophiques dont l'esprit mathématique est -devenu la source croissante, par suite d'une irrationnelle exagération, -ne sauraient jamais altérer sa propriété fondamentale de constituer -nécessairement, pour l'individu comme pour l'espèce, la première base -normale de toute saine éducation logique. Cet invariable privilége -résulte évidemment de la nature propre du sujet le plus simple, -le plus abstrait et le plus général, ainsi que le mieux dégagé de -toute passion perturbatrice. Aucune supériorité personnelle ne peut -entièrement dispenser notre faible intelligence de recourir à un tel -exercice initial, pour s'y former un premier type inaltérable de -positivité rationnelle, susceptible ensuite de résister suffisamment -aux divers motifs spontanés de divagation continue: et même, après -avoir convenablement rempli cette condition préliminaire, l'esprit -le mieux organisé éprouvera encore, pendant l'essor total de sa -propre activité, le besoin instinctif de venir souvent retremper ses -forces élémentaires dans cette salutaire contemplation des notions -les plus parfaites et les plus purement spéculatives, indépendamment -d'ailleurs des indications nécessaires qu'elles fournissent plus -ou moins à toutes les autres études positives. Une trop fréquente -expérience démontre clairement que, faute d'une pareille base, -d'éminens penseurs peuvent être entraînés, sous l'influence inaperçue -d'une médiocre passion habituelle, aux plus grossières aberrations sur -les questions qui leur sont le plus spécialement familières, quand -le sujet en est un peu complexe. Si, comme on n'en saurait douter, -le perfectionnement continu de la nature humaine, individuelle ou -collective, consiste surtout à faire convenablement prévaloir, autant -que possible, les influences purement intellectuelles, l'éducation -mathématique constitue certainement la première condition d'un -tel progrès, en donnant la meilleure impulsion initiale à l'essor -élémentaire de l'esprit positif, dans les études les mieux garanties -de toute perturbation mentale. Quoique, par leur nature, elles -doivent manifester nécessairement, sous des formes plus ou moins -distinctes, chacun des divers procédés généraux, aussi bien inductifs -que déductifs, qui composent essentiellement la méthode positive, il -n'y a néanmoins de pleinement développé, d'après un exercice vraiment -caractéristique, que l'art fondamental du raisonnement, dont tous -les artifices quelconques, depuis les plus spontanés jusqu'aux plus -sublimes, y sont continuellement appliqués avec beaucoup plus de -variété et de fécondité que partout ailleurs: au contraire, l'art -de l'observation, qui pourtant y trouve sa première destination -scientifique, n'y est pas employé, même en mécanique, d'une manière -assez prononcée pour y recevoir une suffisante manifestation. La partie -la plus générale et la plus abstraite des études mathématiques peut -être, en effet, directement envisagée, dans son vaste ensemble, comme -une sorte d'immense accumulation de moyens logiques tout préparés pour -les besoins ultérieurs de déduction et de coordination des divers cas -scientifiques qui pourront permettre le convenable accomplissement des -conditions préliminaires sans lesquelles cette puissance rationnelle -devient inévitablement illusoire. Toutefois, vu la répugnance naturelle -de l'esprit humain envers les spéculations trop abstraites, à raison de -leur trop grande indétermination, et malgré leur simplicité supérieure, -c'est la géométrie proprement dite, encore plus que la pure analyse, -qui, suivant l'appréciation instinctive indiquée par l'expression -la plus usitée, constituera toujours, sous l'aspect logique, la -principale des trois grandes branches de la science mathématique, -la mieux adaptée à la première élaboration de la méthode positive. -La pensée fondamentale de Descartes, qui a directement institué la -philosophie mathématique, en commençant à y organiser la relation -générale de l'abstrait au concret, a définitivement placé dans la -géométrie le centre essentiel des conceptions mathématiques, puisque -toutes les spéculations analytiques y trouvent spontanément la plus -vaste alimentation et la plus heureuse destination, et aussi, par une -réaction nécessaire, une source puissante de lumineuses indications, -en retour de l'admirable généralité qu'elles seules pouvaient procurer -aux spéculations géométriques. Au contraire, la mécanique, quoique -plus importante encore que la géométrie, sous le rapport scientifique, -n'a point, à beaucoup près, la même valeur logique, en vertu de -sa complication supérieure, qui n'y saurait permettre autant de -facilité aux déductions sans altérer gravement la réalité du sujet: -l'analyse en a souvent reçu d'utiles impulsions secondaires, mais -jamais des lumières directes. En passant des spéculations géométriques -aux spéculations dynamiques, notre intelligence sent profondément -qu'elle est près de toucher aux vraies limites générales de l'esprit -mathématique, d'après l'extrême difficulté qu'elle éprouve à y traiter, -d'une manière pleinement satisfaisante, les questions les plus simples -en apparence, même sans sortir des systèmes solides, et surtout quant à -la théorie des rotations. - -Mais, quel que soit l'indispensable office logique de l'éducation -mathématique, comme constituant la première phase essentielle de -l'initiation positive, ce début nécessaire offre naturellement, outre -son inévitable insuffisance, de si graves inconvéniens, que tout -entendement qui s'y est exclusivement borné doit être, en réalité, -très-imparfaitement dressé pour la destination fondamentale de la -raison humaine, sauf l'aptitude secondaire à quelques applications -spéciales. Par suite même de l'heureuse priorité historique inhérente à -sa moindre complication, cette science préliminaire reste aujourd'hui -profondément imprégnée des vicieuses inspirations métaphysiques -dont l'ascendant a dû longtemps dominer son développement, et qui -trop souvent y altèrent la positivité des conceptions, surtout -en accordant aux signes une irrationnelle prépondérance. Suivant -une appréciation plus intime et plus permanente, il est clair que -l'extrême extension que la simplicité du sujet y permet à l'emploi -continu des déductions tend à déterminer des habitudes fort opposées -aux vraies prescriptions de la méthode universelle envers toutes les -spéculations plus complexes, en inspirant une très-fausse idée de la -portée réelle de notre intelligence, et disposant à substituer indûment -l'argumentation à l'observation, par l'abus des considérations à -priori, fréquemment fondées sur les plus vaines hypothèses physiques, -pourvu qu'elles s'adaptent commodément à l'élaboration algébrique. -Non-seulement une telle éducation est peu propre, en elle-même, à -développer convenablement l'esprit d'observation rationnelle, qui doit -prévaloir dans presque tout le reste de la philosophie naturelle; -mais nous avons d'ailleurs reconnu que, lorsqu'elle est exclusive, -elle entrave directement son essor, et conduit à méconnaître jusqu'à -sa participation nécessaire aux théories géométriques et mécaniques. -Ainsi, quoique le premier sentiment systématique des lois invariables -ait dû résulter des spéculations mathématiques, leur prépondérance -logique tend certainement aujourd'hui à constituer un régime -mental très-peu convenable à la véritable étude de la nature, et -maintient même directement, à divers égards essentiels, l'ancien -esprit philosophique, surtout en paraissant consacrer les recherches -absolues. L'excessive extension des conséquences y faisant perdre de -vue le point de départ, on y oublie aisément que les spéculations -mathématiques, comme toutes les autres, émanent d'abord de la raison -commune, dont les sages indications générales n'y sauraient perdre, -en aucun cas, leur droit nécessaire à diriger et à contrôler partout -l'usage habituel, si souvent immodéré, des divers procédés spéciaux, -uniquement institués pour perfectionner ces notions spontanées et -jamais pour en dispenser. Enfin la culture exclusivement mathématique -inspire nécessairement d'aveugles prétentions à l'universelle -domination spéculative, dont le début de ce chapitre a suffisamment -apprécié le double danger fondamental, soit à raison des obstacles -qu'elle oppose à la formation d'une véritable philosophie positive, -soit en vertu de la vicieuse compression qu'elle exerce sur la plupart -des études réelles. À ces divers titres, il est aisé de sentir que, -lorsque ce degré initial de la saine éducation logique est pris pour -le degré final, il fait prévaloir, en dernier résultat usuel, des -habitudes beaucoup plus contraires que favorables au vrai régime -philosophique, comme l'indique journellement l'imperfection, bien -plus prononcée chez les géomètres que chez tous les autres savans, -des qualités directement relatives, non à certaines études spéciales, -mais à l'ensemble de la raison humaine. Il n'y a pas d'enseignement -scientifique aussi peu rationnel, d'ordinaire, que l'enseignement -mathématique, d'après la faible importance qu'on y attache à l'esprit -général de la science, profondément voilé sous d'innombrables détails; -par un motif semblable, les progrès du premier ordre, ceux qui ont -immédiatement perfectionné la philosophie de la science, dans les plus -éminentes conceptions de Descartes, de Leibnitz, de Lagrange même, y -sont encore très-imparfaitement appréciés, et souvent moins estimés -que les découvertes secondaires. Quant à l'efficacité finale d'une -telle éducation pour la maturité mentale, une expérience journalière -ne témoigne que trop sa profonde impuissance à préserver suffisamment -des plus grossières aberrations générales, soit la masse des esprits -qui la reçoivent, soit même ses principaux organes spéciaux. Toutes les -utopies antisociales qu'enfante notre déplorable anarchie spirituelle -ont trouvé de nombreux et actifs partisans chez les classes les mieux -dominées par une éducation mathématique. En second lieu, tandis que les -savans voués aux études supérieures ont depuis longtemps cessé, par -exemple, d'accorder aucune confiance aux conceptions astrologiques, on -voit, au contraire, de nos jours, des géomètres fort recommandables -donner quelquefois le triste spectacle d'une foi beaucoup plus -absurde envers des sujets qui leur sont étrangers, d'après un vicieux -sentiment de leur position spéculative, qui les entraîne, à leur -insu, à s'ériger en arbitres de questions qu'ils ne peuvent nullement -comprendre, au point de laisser souvent succomber leur superbe raison -sous les illusions et les jongleries magnétiques ou homéopathiques. -Quand une saine philosophie aura suffisamment prévalu, on sentira -partout que la première phase de la logique positive, loin de pouvoir -aucunement dispenser des suivantes, doit attendre, sur le sujet propre -de ses opérations spéciales, d'importantes lumières générales dues à -l'heureuse réaction mentale que détermine nécessairement l'ensemble des -autres degrés, et sans lesquelles la logique mathématique elle-même ne -saurait être complétement appréciable. - -Tous ces inconvéniens essentiels de l'éducation mathématique proprement -dite font aussitôt ressortir la nécessité immédiate d'une autre phase -générale, où la méthode positive trouve, dans le système des études -astronomiques, un second degré de développement, naturellement lié -au degré initial, dont il constitue le complément indispensable, -et, en même temps, le plus heureux correctif. Faute de direction -philosophique, le génie propre de cette seconde science fondamentale, -surtout depuis l'extension, d'ailleurs si capitale, de la mécanique -céleste, reste aujourd'hui profondément dissimulé, comme je l'ai noté -ci-dessus, sous l'application nécessaire des notions et des procédés -mathématiques, qui pourtant, ainsi qu'en tout autre cas, y devraient -être toujours subordonnés, au contraire, à une telle destination. -Néanmoins, en écartant autant que possible cette grave altération -actuelle, nous avons reconnu que ce second degré de l'initiation -positive est, au fond, beaucoup plus distinct du premier qu'on ne le -pense communément. Sans doute il ne s'y agit encore que de phénomènes -purement géométriques ou mécaniques, déjà abstraitement considérés en -mathématique, d'où résulte une transition pleinement naturelle; mais -les difficultés essentielles de leur investigation, aussi bien que -son importance spéciale, y impriment à l'ensemble de leur étude un -caractère très-différent, soit logique, soit scientifique. Quoique -l'observation serve nécessairement, même en géométrie, de première -base, explicite ou implicite, aux raisonnemens mathématiques, sauf les -déductions purement logiques de la simple analyse, son office, trop -spontané, y est pourtant si peu prononcé, comparativement à l'immense -extension des conséquences, qu'il n'y saurait être suffisamment -appréciable. C'est donc en astronomie que doit commencer l'essor -distinct et direct de l'esprit d'observation; c'est là que le plus -simple et le plus général des quatre modes essentiels que nous a -successivement offerts l'art d'observer trouve naturellement son -développement le plus pur et le plus caractéristique, en manifestant, -dans la situation la plus défavorable, toute la portée scientifique -dont est susceptible un sens isolé, à la vérité le plus intellectuel -de tous. Pendant que les conditions du sujet y attirent nécessairement -une attention continue sur les moyens d'exploration immédiate, elles -y font également sentir l'intervention plus indispensable et plus -élémentaire des procédés rationnels qui doivent y diriger en tant -de cas une exploration beaucoup plus indirecte qu'en aucune autre -science naturelle, et à laquelle s'adapte spontanément la simplicité -supérieure des recherches correspondantes. Si, sous l'aspect -scientifique, l'astronomie est justement regardée comme la partie la -plus fondamentale du système des connaissances inorganiques, elle -mérite aussi, sous l'aspect logique, de rester le type le plus parfait -de l'étude générale de la nature. D'une part, nous l'avons toujours -vue, historiquement, influer davantage qu'aucune autre science sur -le cours fondamental des spéculations humaines, qui a jusqu'ici dû -surtout consister à modifier graduellement la philosophie initiale par -des conceptions émanées de l'étude du monde extérieur. En même temps, -nous l'avons reconnue, dogmatiquement, la plus propre à caractériser -pleinement la positivité rationnelle, autant que le comporte l'extrême -simplicité de ses recherches réelles. C'est là que, dans l'avenir -comme dans le passé, la raison humaine doit constamment trouver le -premier sentiment philosophique des lois naturelles; c'est là qu'il -faut d'abord apprendre en quoi consiste la saine explication d'un -phénomène quelconque, soit par similitude, soit par enchaînement. Rien -n'est aussi propre que l'ensemble de sa marche, à la fois historique -et dogmatique, à manifester dignement cette harmonie progressive entre -nos conceptions et nos observations, qui constitue, en tous genres, le -caractère essentiel des vraies connaissances humaines. Nous l'avons -vue également destinée à indiquer spontanément, par l'application -la plus décisive, la saine théorie générale des hypothèses vraiment -scientifiques, si indispensable à toutes les parties de la philosophie -naturelle, et pourtant si souvent méconnue jusqu'ici, faute d'une -telle appréciation initiale. On sait, en outre, que sa rationnalité -n'est pas moins satisfaisante que sa positivité, puisqu'elle nous -offre le premier et le plus parfait exemple, d'ailleurs jusqu'ici -unique, de cette rigoureuse unité philosophique que nous devons -toujours avoir en vue dans chaque ordre de spéculations réelles, et -que tous doivent finalement comporter, pourvu qu'on n'y cherche pas -une précision spéciale incompatible avec la complication croissante -des phénomènes, comme je crois en avoir suffisamment ébauché ici -la réalisation directe envers les plus difficiles études. Enfin, -nulle autre science ne saurait manifester, avec une aussi familière -évidence, cette prévision rationnelle qui constitue, à tous égards, le -principal caractère permanent de nos théories positives. Abstraction -faite des vicieuses inspirations dues à une exorbitante prépondérance -de l'esprit purement mathématique, les principales imperfections -philosophiques de l'astronomie actuelle résultent essentiellement d'une -trop vague appréciation générale de ses véritables recherches, dont -nous avons reconnu que la nature n'est point encore assez sagement -circonscrite, ni quant à l'objet, ni surtout quant au sujet; d'où -dérive, à divers égards, un reste de tendance aux notions absolues, -toutefois moins prononcé déjà qu'en aucune autre science, et d'ailleurs -facile à dissiper sous l'ascendant ultérieur d'une meilleure éducation -scientifique. L'ensemble de notre appréciation démontre donc que, -contrairement aux préjugés régnans, qui placent les géomètres au-dessus -des astronomes, la phase astronomique constitue en elle-même, dans -l'essor fondamental de la logique positive, un degré bien plus avancé, -sous tous les aspects essentiels, et beaucoup plus rapproché du -véritable état philosophique, que ne le comportait la simple initiation -mathématique. - -À cette seconde phase générale de la positivité rationnelle, succède -nécessairement la phase physico-chimique, qui doit y trouver à la fois -son type logique et sa base scientifique, afin de compléter l'étude -abstraite du monde extérieur, en cherchant les lois de tous les -phénomènes appréciables qui composent l'existence inorganique. Pour -diminuer autant que possible le nombre effectif des degrés différens -propres à la grande évolution logique, en n'y distinguant que ceux -caractérisés par une extension capitale des moyens élémentaires -d'investigations, j'ai cru devoir maintenant réunir les études -chimiques aux études purement physiques, quoique j'aie dû les en -séparer soigneusement dans le cours de ce Traité, et que je doive même -ne pas confondre, au chapitre suivant, leur appréciation scientifique. -Nous savons, en effet, que la chimie applique essentiellement, avec -une moindre perfection, la méthode générale d'exploration développée -par la physique: la seule attribution logique qui lui appartienne -exclusivement consiste à cultiver spontanément l'art des nomenclatures -systématiques; or, quelle que soit l'importance réelle de cet heureux -artifice, elle ne me semble pas exiger ici une séparation qui -rendrait moins facile à saisir la marche fondamentale de l'éducation -positive, d'ailleurs aisée à compléter ensuite, sous ce rapport, -d'après notre examen antérieur de l'une et l'autre science. Cette -double étude fondamentale constitue nécessairement, à tous égards, -le lien naturel, aussi bien logique que scientifique, entre les deux -termes extrêmes de nos spéculations réelles; car si, d'une part, elle -complète l'étude du monde et prépare celle de l'homme, ou plutôt de -l'humanité, d'une autre part, la complication de son sujet propre -est pareillement intermédiaire, et correspond à un état moyen de -l'investigation positive. La nature plus complexe des phénomènes exige -alors que, à tous les artifices du raisonnement mathématique, viennent -se joindre, non-seulement toutes les ressources de l'exploration -astronomique, étendue même à tous nos sens, mais aussi et surtout -un nouveau mode essentiel de l'art d'observer, propre à fournir des -déterminations plus décisives quoique moins directes, et parfaitement -adapté au véritable esprit des recherches correspondantes, en passant -de l'observation proprement dite à l'expérimentation. D'après -l'ensemble de ce Traité, c'est là , et spécialement en physique, que la -saine philosophie placera toujours le règne essentiel de la méthode -expérimentale, qui n'était auparavant ni possible ni nécessaire, et -qui devient ensuite insuffisante ou même illusoire. Conjointement -avec cette nouvelle puissance investigatrice, une heureuse conception -élémentaire, jusqu'alors peu prononcée, vient achever de donner à -ce troisième degré fondamental de l'esprit positif une physionomie -pleinement caractéristique, par l'important artifice logique qui -constitue la théorie corpusculaire ou atomistique. Parfaitement -convenable à des phénomènes qui doivent nécessairement appartenir aux -moindres particules, puisqu'ils constituent l'existence permanente de -toute matière, cette indispensable conception est d'ailleurs aussi -essentiellement bornée à de telles études que l'expérimentation -correspondante. Quand les conditions préalables, à la fois logiques -et scientifiques, propres à leur vraie position encyclopédique, y -seront enfin suffisamment remplies, il n'est pas douteux que cette -troisième phase essentielle de la positivité rationnelle devra -être habituellement jugée aussi supérieure à la phase astronomique -que celle-ci l'est, au fond, à la phase purement mathématique, -comme rapprochant davantage notre intelligence d'un état vraiment -philosophique. Mais nous avons eu trop d'occasions de reconnaître -l'extrême imperfection actuelle de son institution ordinaire, flottant -encore si souvent entre un stérile empirisme et un mysticisme -oppressif, soit métaphysique, soit algébrique. Des hypothèses -radicalement contraires au véritable esprit scientifique continuent -à y exercer, surtout sous le vicieux ascendant des géomètres, une -déplorable prépondérance qui y altère gravement la positivité de -presque toutes les notions, sans rien ajouter à leur rationnalité -effective, quoiqu'une judicieuse imitation du type astronomique dût -aujourd'hui suffire pour y rectifier cette désastreuse aberration -logique qui y maintient, à divers égards essentiels, l'empire de -l'absolu. Nous avons d'ailleurs reconnu que la nature, à la fois bien -plus variée et beaucoup plus compliquée, d'un tel ordre de recherches -ne saurait jamais y permettre, même sous un meilleur régime mental, ni -une précision, ni une coordination comparables à celles que comportent -les théories célestes. Mais ces diverses imperfections, passagères ou -permanentes, n'empêchent pas néanmoins que le sentiment général des -lois naturelles n'y reçoive certainement une extension aussi évidente -qu'indispensable, en s'appliquant ainsi directement aux phénomènes les -plus complexes de l'existence inorganique. - -En passant de la nature inerte à la nature vivante, d'abord même -purement individuelle, nous y avons vu la méthode positive s'élever -nécessairement à une nouvelle élaboration fondamentale, bien plus -distincte encore de ses trois évolutions antérieures que celles-ci -ne l'étaient déjà les unes des autres, et qui rendra cette nouvelle -science, conformément à sa vraie position encyclopédique, aussi -essentiellement supérieure aux précédentes par sa plénitude logique que -par son importance scientifique, dès que les conditions générales, à -la vérité plus difficiles, convenables à sa culture rationnelle seront -enfin suffisamment remplies. Jusqu'alors le sujet des recherches avait -comporté un morcellement presque indéfini, longtemps indispensable à -l'essor décisif de la positivité préliminaire, qui, sous l'ascendant -métaphysique, ne pouvait trop circonscrire son exercice initial. -Mais, dans les études biologiques, où tous les divers phénomènes -sont évidemment caractérisés par leur intime solidarité continue, -aucune opération analytique ne saurait jamais être conçue que comme -le préambule plus ou moins nécessaire d'une détermination finalement -synthétique; en continuant toutefois à y maintenir convenablement la -division générale entre la science abstraite et la science concrète, -toujours pareillement obligatoire, quoique dès lors plus délicate, à -raison même du moindre intervalle de l'abstrait au concret. La nature -du sujet commence donc ici à exiger une modification radicale du régime -scientifique antérieur, et tend déjà à faire graduellement prévaloir -l'esprit d'ensemble sur l'esprit de détail jusque là prépondérant; de -manière à rapprocher notablement notre intelligence de son véritable -état normal. Cette intime connexité des phénomènes détermine alors -le développement très-prononcé du grand principe spontané des -conditions d'existence, plus ou moins inhérent à toutes les parties -quelconques de la philosophie naturelle, où il doit toujours lier -l'appréciation dynamique à l'appréciation statique, mais, par cela -même, spécialement convenable aux spéculations biologiques, où ces -deux sortes d'appréciation sont à la fois plus nettement distinctes et -plus évidemment corrélatives: nous y avons vu sa judicieuse application -remplir avec beaucoup d'avantage le seul office élémentaire qui pût -sembler y motiver, à un certain degré, le maintien continu d'une -philosophie théologique. Néanmoins ce qui caractérise le mieux cette -quatrième phase essentielle de la logique positive, c'est assurément -l'extension capitale qu'y reçoit l'art général d'observer, alors -augmenté d'un nouveau mode fondamental, pleinement conforme à la -nature de ces nouvelles recherches. À tous les principaux artifices du -raisonnement mathématique, seulement dépouillé d'un langage spécial -qui ne convient qu'aux plus simples sujets, à l'ensemble des moyens -d'exploration qui constituent l'observation proprement dite, et aux -diverses ressources de la méthode expérimentale, alors surtout employée -sous la forme spontanée d'analyse pathologique, la complication même -des phénomènes vient déterminer l'adjonction prépondérante d'un -procédé supérieur d'investigation rationnelle, en développant la -méthode comparative, jusqu'alors très-accessoire et peu distincte, -mais destinée ici à constituer le plus puissant instrument logique -applicable à de telles spéculations. Nous avons pleinement reconnu -que ce mode transcendant, encore si mal compris de la plupart des -savans, ne saurait être convenablement apprécié qu'avec l'institution -correspondante de la vraie théorie des classifications, qui appartient, -au même titre, à la biologie, où, scientifiquement envisagée, elle -doit résumer les principaux résultats des comparaisons antérieures, -tandis que, logiquement, elle y dirige aussi l'élaboration des nouveaux -rapprochemens. Cette double création fondamentale, si éminemment propre -à une telle science, doit surtout prévaloir dans la juste appréciation -de sa vraie dignité logique, qui ne saurait être équitablement -jugée d'après son extrême imperfection actuelle, suite nécessaire, -soit d'une formation plus récente, à raison même de sa complication -supérieure, soit d'un moindre accomplissement des conditions préalables -qu'exige sa culture rationnelle. Si le sentiment général des lois -naturelles ne pouvait d'abord être systématiquement développé que par -les études inorganiques, sa pleine efficacité ne devait certainement -devenir décisive que d'après son extension directe aux spéculations -biologiques, dont la nature est si propre à montrer l'inanité des -notions absolues, en manifestant l'immense variété des divers systèmes -d'existence. Toutefois, quelle que soit, à tous égards, l'intime -prééminence philosophique de cette quatrième phase fondamentale propre -à la grande évolution logique, cette science, quoique intrinsèquement -supérieure aux précédentes, reste, comme elles, purement préliminaire, -mais à un bien moindre degré, en tant que beaucoup plus rapprochée de -la science vraiment finale, suivant notre théorie hiérarchique. Cette -insuffisance nécessaire y devient bientôt appréciable quand on quitte -les études biologiques les plus élémentaires, presque adhérentes aux -études physico-chimiques, et relatives aux phénomènes généraux de -la vie organique proprement dite. Après avoir d'abord passé ainsi à -la science de l'animalité, si l'on y aborde enfin les plus hautes -spéculations positives, en s'élevant directement jusqu'aux fonctions -morales et intellectuelles de l'appareil cérébral, on ne tarde -point à sentir l'inévitable irrationnalité d'une telle constitution -scientifique: car le cas le plus décisif, surtout à cet égard, n'y -saurait être convenablement traité qu'en subordonnant son étude à la -science ultérieure du développement social, suivant l'ensemble des -motifs déjà indiqués dans ce chapitre pour démontrer l'impossibilité -radicale d'une satisfaisante appréciation de notre nature mentale tant -qu'on reste au point de vue individuel, alors essentiellement stérile, -de quelque manière qu'il puisse être institué. - -L'évolution fondamentale de la méthode positive demeure donc -nécessairement incomplète jusqu'à ce qu'elle s'étende suffisamment à -la seule étude vraiment finale, l'étude de l'humanité, envers laquelle -toutes les autres, même celle de l'homme proprement dit, ne sauraient -constituer que d'indispensables préambules, et qui est spontanément -destinée à exercer sur elles une universelle prépondérance normale, -aussi bien logique que scientifique, comme nous l'avons ci-dessus -reconnu. D'abord, c'est uniquement ainsi que le sentiment général -des lois naturelles peut acquérir un développement décisif, en -s'appliquant enfin au cas où l'irrévocable élimination des volontés -arbitraires et des entités chimériques présente à la fois le plus -d'importance et de difficulté. En même temps, rien ne saurait être -plus propre à éteindre entièrement l'antique absolu philosophique, -qu'une étude directement instituée pour dévoiler les lois générales -de la variation continue des opinions humaines. Nous avons souvent -constaté qu'une telle science comporte plus qu'aucune autre l'emploi -capital, aussi légitime qu'étendu, des considérations à priori, -soit d'après sa vraie position encyclopédique qui la fait dépendre -de toutes les sciences préliminaires, soit en vertu de la parfaite -unité qui caractérise naturellement son sujet, soit à raison de -l'entière plénitude de ses moyens logiques. Sa récente formation et -sa complication supérieure ne sauraient l'empêcher d'être bientôt -jugée, par tous les véritables connaisseurs, la plus rationnelle -de toutes les sciences réelles, eu égard au degré de précision -compatible avec la nature des phénomènes, puisque les spéculations -les plus difficiles et les plus variées s'y trouvent spontanément -rattachées à une seule théorie fondamentale. Mais, ce qu'il y faut -surtout remarquer ici, c'est l'extension essentielle des moyens -d'investigation, alors nécessitée par les nouvelles exigences du -sujet le plus complexe que l'esprit humain puisse aborder, et en -même temps déterminée par le caractère distinctif des recherches -correspondantes. Outre l'aptitude aux déductions, développée sous la -phase mathématique, la puissance de l'exploration directe que manifeste -la phase astronomique, l'appréciation expérimentale propre à la phase -physico-chimique, et enfin la méthode comparative, émanée de la phase -biologique, les difficultés caractéristiques des études sociologiques y -réclament encore l'emploi continu et prépondérant d'un nouveau procédé -fondamental, sans lequel l'accumulation de toutes les ressources -précédentes y deviendrait presque toujours insuffisante et même souvent -illusoire. Cet indispensable complément de la logique positive consiste -dans le mode historique proprement dit, constituant l'investigation, -non par simple comparaison, mais par filiation graduelle. L'ensemble -de ce Traité a tellement caractérisé cette nouvelle méthode, la plus -transcendante de toutes, qu'il serait entièrement superflu de rappeler -ici son appréciation générale, d'abord résultée, au tome quatrième, -d'une explication dogmatique, et ensuite confirmée, dans les deux -autres volumes, d'après une application décisive. Nous avons d'ailleurs -pleinement reconnu, au début de ce chapitre, l'ascendant nécessaire -qu'elle doit désormais exercer sur tous les modes quelconques -d'investigation positive, afin d'utiliser les éminentes indications -que sa judicieuse intervention pourra toujours fournir, et qui -perfectionneront partout l'emploi régulier de nos forces mentales. -C'est ainsi que, au seul point de vue scientifique qui puisse être -réellement universel, correspond naturellement la seule voie logique -qui comporte aussi une véritable et active universalité; d'où résulte -aussitôt, à ce double titre, l'unique situation normale que la raison -humaine doive finalement chercher. Pour déterminer suffisamment cet -état définitif, il ne resterait plus ici qu'à considérer spécialement -la réaction nécessaire que cette phase extrême ou sociologique de -la méthode positive doit inégalement exercer sur toutes les phases -préliminaires, et principalement sur la phase initiale ou mathématique, -afin d'imprimer à chacun de ces degrés toujours indispensables le -vrai caractère permanent qui convient à sa nature, et que ne pouvait -suffisamment manifester chaque phase successive, tant qu'elle devait -rester conçue isolément. Mais cette nouvelle élaboration, maintenant -prématurée, excéderait beaucoup les limites naturelles et même la -destination propre de ce Traité, où j'ai dû me borner à constituer -directement le véritable système de la philosophie positive, en dernier -résultat de la préparation graduellement accomplie en tous genres -depuis Bacon et Descartes, sans devoir encore aborder essentiellement -sa construction effective, réservée surtout à un prochain avenir. - -Telles sont les cinq phases principales nécessairement inhérentes à -l'essor fondamental de la méthode positive, et dont l'indispensable -succession élève peu à peu l'esprit scientifique proprement dit à la -dignité finale d'esprit vraiment philosophique, en dissipant à jamais -la distinction provisoire qui devait subsister entre eux tant que -l'évolution préliminaire du génie moderne n'était pas suffisamment -opérée. Si l'on considère avec soin de quel misérable état théorique -la raison humaine est inévitablement partie, on cessera d'être -surpris qu'il lui ait fallu tout ce long et pénible enfantement pour -étendre convenablement à ses spéculations abstraites et générales -ce même régime mental que la sagesse vulgaire emploie spontanément -dans ses actes partiels et pratiques. Quoique rien ne puisse jamais -dispenser notre faible intelligence de reproduire constamment cette -succession naturelle, où réside la principale efficacité de notre -développement philosophique, il est clair qu'une pareille éducation -ultérieure, soit individuelle, soit même collective, pouvant désormais -devenir systématique, tandis qu'elle a dû jusqu'ici rester purement -instinctive, sera susceptible d'un accomplissement beaucoup plus rapide -et plus facile, mais d'ailleurs essentiellement équivalent, que je -m'estime heureux d'avoir ainsi préparé à tous mes successeurs, par le -laborieux ensemble de mon évolution originale. - - -Un tel examen de l'institution générale et de la formation graduelle -convenables à la méthode positive, complète ici son appréciation -finale, déjà accomplie quant à sa nature et à sa destination, après -la détermination fondamentale de son unité nécessaire. L'ensemble de -ce chapitre peut donc être envisagé comme constituant aujourd'hui -une sorte d'équivalent spontané du discours initial de Descartes -sur la méthode, sauf les diversités essentielles qui résultent de -la nouvelle situation de la raison moderne et des nouveaux besoins -correspondans. Tandis que Descartes devait surtout avoir en vue -l'évolution préliminaire qui, pendant les deux derniers siècles, -était destinée à préparer successivement l'ascendant décisif de la -positivité rationnelle, j'ai dû, au contraire, apprécier ici l'entier -accomplissement effectif d'un tel préambule, afin de déterminer -directement la constitution finale de la saine philosophie, en -harmonie nécessaire avec une haute destination sociale, que Descartes -avait justement écartée, mais que Bacon avait déjà essentiellement -pressentie. Ainsi, ce chapitre concernait naturellement la partie -la plus difficile et la plus importante de tout le travail relatif -à nos conclusions générales, d'après la prépondérance constante des -besoins logiques sur les besoins scientifiques, surtout en un temps -où, la doctrine devant être encore fort peu avancée, la principale -élaboration philosophique doit consister à instituer complétement la -méthode. Toutefois, pour que notre opération extrême puisse atteindre -suffisamment son but général, il faut, en outre, consacrer le chapitre -suivant à une rapide appréciation scientifique, correspondante à -cette appréciation logique, et oser même caractériser enfin, dans un -dernier chapitre, l'action totale que doit ultérieurement exercer la -philosophie positive, dès lors pleinement constituée. - - - - -CINQUANTE-NEUVIÈME LEÇON. - - Appréciation philosophique de l'ensemble des résultats propres - à l'élaboration préliminaire de la doctrine positive. - - -Toutes les parties de ce Traité nous ont directement représenté chaque -branche essentielle de la philosophie naturelle comme étant encore, -à beaucoup d'égards, dans un état purement provisoire, désormais -suffisamment expliqué par l'appréciation logique que nous venons -d'accomplir, puisque la méthode fondamentale ne pouvait elle-même -être convenablement développée que d'après son extension décisive aux -phénomènes les plus complexes et les plus importans, réalisée seulement -ici. Malgré la haute valeur spéciale de diverses notions partielles, -les sciences ont été jusqu'à présent cultivées d'une manière trop -peu philosophique pour avoir pu atteindre une situation vraiment -normale, en sorte que l'élaboration finale de la doctrine positive -doit être maintenant très-peu avancée, sans excepter les études les -plus simples et les plus anciennes. La destination systématique de -l'évolution scientifique propre aux trois derniers siècles a donc -surtout consisté dans la formation graduelle de la méthode positive, -appréciée au chapitre précédent. C'est uniquement d'après le suffisant -accomplissement de cette opération fondamentale que pourra désormais -commencer directement l'essor final de la véritable science, enfin -parvenue à une judicieuse unité, sous l'ascendant continu du seul -point de vue vraiment universel. Ainsi, nos conclusions scientifiques -ne sauraient maintenant avoir ni la même importance, ni, par suite, -la même extension, que nos conclusions logiques, puisqu'elles se -rapportent à un système de connaissances à peine ébauché aujourd'hui. -Néanmoins notre principale appréciation philosophique, accomplie dans -la leçon précédente, ne serait pas suffisamment complète, si nous -ne consacrions pas le chapitre actuel à caractériser directement, -autant que le comporte l'élaboration préliminaire, la nature propre et -l'enchaînement général des diverses études abstraites que nous avons -successivement examinées, en les considérant désormais comme autant -d'élémens nécessaires d'un seul corps de doctrine, suivant le principe -établi précédemment. - -D'un tel point de vue philosophique, nous avons toujours reconnu -que, du moins pour l'ensemble de l'évolution humaine, il existe -spontanément, à tous égards, une harmonie essentielle entre nos -connaissances réelles et nos besoins effectifs. Les connaissances -qui nous sont nécessairement interdites en chaque genre y sont aussi -celles qui n'auraient d'autre efficacité que de satisfaire une vaine -curiosité. Nous ne devons vraiment chercher à connaître que les lois -des phénomènes susceptibles d'exercer sur l'humanité une influence -quelconque; or une telle action, quelque indirecte qu'elle puisse -être, constitue aussitôt une base d'appréciation positive, dont la -suffisante réalisation peut seulement suivre quelquefois de très-loin -la manifestation des besoins correspondans, surtout par suite de -l'imparfaite institution du système de nos recherches, jusqu'ici à -peine ébauché. En considérant l'ensemble de cette élaboration, on voit -qu'elle doit embrasser, d'une part, l'humanité elle-même, envisagée -sous tous les aspects propres à son existence et à son activité; d'une -autre part, le milieu général, dont l'influence permanente domine -l'accomplissement spontané d'une pareille évolution. Or ce n'est pas -seulement en vertu des nécessités logiques, appréciées au chapitre -précédent, que l'étude de cette économie extérieure doit précéder et -préparer celle de notre propre économie, afin d'élaborer d'abord la -méthode fondamentale dans les seuls cas assez simples pour en permettre -convenablement l'essor initial. Il faut aussi reconnaître maintenant, -à ce sujet, que des motifs purement scientifiques prescrivent, d'une -manière non moins irrécusable, la même marche philosophique. Nous -devons, en effet, préalablement étudier une économie naturelle à -laquelle sont nécessairement subordonnées toutes nos conditions -d'existence, et qui se compose de phénomènes essentiellement -indépendans de notre action, sauf les modifications secondaires -qu'elle y détermine, et qui ne sauraient devenir convenablement -appréciables sans une telle connaissance antérieure. Mais, en outre, à -ne considérer même que l'étude propre de notre organisme, individuel -ou collectif, elle a besoin de reposer d'abord sur une semblable -élaboration, destinée à nous dévoiler les lois des phénomènes les plus -fondamentaux, inévitablement communs à tous les êtres quelconques, -et qui ne peuvent être suffisamment connus que par l'examen des cas -où ils existent isolés de nos complications vitales. C'est ainsi que -l'unité finale de la science humaine se concilie spontanément avec sa -décomposition rationnelle en deux études principales, l'une relative à -l'existence inorganique ou générale, l'autre à l'existence organique -ou spéciale, dont la première constitue l'indispensable préambule -de la seconde, où une plus noble activité vient seulement modifier -les phénomènes universels. En considérant sous le même aspect les -trois modes essentiels, d'abord mathématique ou astronomique, ensuite -physique, et enfin chimique, que présente l'existence inorganique, et -pareillement les deux modes, individuel et social, qui sont propres à -l'existence organique, leur succession totale constituera désormais -une série scientifique parfaitement correspondante à la série logique -du chapitre précédent; elle conduira aussi naturellement à l'état -normal de la vraie philosophie, d'après les cinq degrés consécutifs -de complication et de réalité que doit offrir l'existence finale, et -dont la dignité graduelle résulte de leur spécialité croissante. Notre -appréciation actuelle ne saurait avoir d'autre objet principal que de -caractériser convenablement cette nouvelle application générale de la -conception fondamentale établie, au début de ce Traité, relativement à -la véritable hiérarchie encyclopédique. - -Le mode le plus simple et le plus universel de l'existence inorganique -consiste nécessairement dans l'existence mathématique, d'abord -géométrique, puis mécanique, seule appréciable en chacun des cas, -très-nombreux et fort importans, où notre investigation ne peut reposer -que sur l'exploration visuelle. Tel est le motif scientifique qui, -indépendamment des motifs logiques déjà examinés, érige spontanément -l'ensemble des études mathématiques en premier élément fondamental -de la philosophie positive. Sous ce second aspect, cette science -primordiale doit être ici considérée abstraction faite des théories -analytiques qui constituent, sans doute, ses plus puissantes -ressources, mais qui, en elles-mêmes, à titre de simple instrument -de déduction ou de coordination, ne sauraient directement contenir -aucune connaissance réelle, quelque précieuse, et même indispensable, -que doive devenir ensuite leur application rationnelle. C'est, en -effet, dans un sens purement logique que nous avons toujours reconnu à -l'analyse mathématique une importance vraiment propre et prépondérante, -comme offrant, par sa nature, l'exercice le plus fécond et le plus -décisif de l'art élémentaire du raisonnement positif, d'après -l'admirable facilité que l'extrême simplicité du sujet y présente -pour multiplier et varier les conséquences pleinement rigoureuses: -aucune autre étude, même mathématique, ne saurait aussi nettement -caractériser l'aptitude déductive de l'esprit humain. Mais l'éducation -scientifique proprement dite, seul objet du chapitre actuel, n'y peut -trouver, au contraire, d'autre grand résultat direct que le premier -développement systématique du sentiment fondamental des lois logiques, -sans lesquelles on ne concevrait jamais les lois physiques: c'est -ainsi que les spéculations numériques, source nécessaire de cette -analyse, ont historiquement fourni la plus ancienne manifestation -des idées générales d'ordre et d'harmonie, graduellement étendues -ensuite aux sujets les plus complexes. À cela près, il est clair que -la science mathématique se compose surtout de la géométrie et de la -mécanique, qu'on peut regarder comme directement relatives aux notions -primordiales, l'une de toute existence, l'autre de toute activité, du -moins quand on fait subir à nos diverses conceptions réelles la plus -extrême décomposition élémentaire, d'ailleurs souvent inopportune et -quelquefois perturbatrice; car tous les phénomènes quelconques seraient -abstraitement réductibles, dans l'ordre statique, à de simples rapports -de grandeur, de forme, ou de situation, et, dans l'ordre dynamique, -à de purs mouvemens, partiels ou généraux; sauf à juger sagement la -convenance effective d'une telle réduction philosophique. L'ascendant -oppressif que les géomètres ont tendu à exercer, pendant les deux -derniers siècles, sur toutes les parties de la philosophie naturelle, -correspond seulement à une fausse appréciation de ce principe -incontestable, tendant à dénaturer la plupart de nos conceptions -réelles d'après une vicieuse analyse, nécessairement contraire à la -nature de tous les phénomènes un peu compliqués. Mais, sans aller -jusqu'à cette abusive simplification, l'universalité spéculative de -cette double étude primordiale reste néanmoins évidente, puisqu'une -telle existence mathématique doit se retrouver spontanément dans tout -autre mode plus composé et plus élevé, bien qu'elle n'y constitue -pas l'unique élément, ni même le principal. Nous savons, en outre, -que la géométrie doit être abstraitement jugée encore plus générale -que la mécanique, puisque l'existence pourrait être rigoureusement -conçue sans aucune activité, comme, par exemple, envers des astres -réellement immobiles, auxquels la géométrie pourrait seule convenir. -Quoique cette séparation ne puisse être accomplie que dans des cas -insignifians pour nous, il demeure certain que la géométrie constitue, -par sa nature, l'étude mathématique la plus propre à développer -convenablement le premier sentiment élémentaire des lois d'harmonie, -qui n'y sont jamais troublées par aucun mélange avec les lois de -succession. Malgré ces attributs caractéristiques, il faut néanmoins -regarder finalement la théorie du mouvement comme constituant, sous -le rapport scientifique proprement dit, encore plus que la théorie de -l'étendue, la principale branche de la mathématique, en vertu de ses -relations plus directes et plus complètes avec tout le reste de la -philosophie naturelle. Cette prépondérance est d'autant plus convenable -que les spéculations mécaniques se compliquent toujours, par leur -nature, de certaines considérations géométriques: or cette intime -connexité, d'où résultent leur difficulté supérieure et leur moindre -perfection logique, constitue aussi leur réalité plus prononcée, et -leur permet de représenter suffisamment l'ensemble de l'existence -mathématique, dont une telle concentration peut ici faciliter -l'appréciation philosophique. Nous savons que ce préambule universel -de la philosophie naturelle compose aujourd'hui avec sa manifestation -astronomique, la seule partie de la science inorganique qui soit -essentiellement parvenue à la vraie constitution normale qui convient à -sa nature. Aussi dois-je attacher beaucoup de prix à faire suffisamment -ressortir, au sujet des lois primordiales sur lesquelles repose cette -constitution, leur coïncidence spontanée avec les lois fondamentales -qui semblent jusqu'ici propres à la seule existence organique, afin -de signaler sommairement, par la corrélation directe des deux cas -extrêmes, la tendance nécessaire de nos diverses connaissances réelles -à une véritable unité scientifique, en harmonie avec leur unité logique -déjà reconnue au chapitre précédent. Les notions intermédiaires, -c'est-à -dire celles de l'ordre physico-chimique, confirmeront sans -doute, à leur manière, une telle convergence, quand leur vrai caractère -philosophique aura pu être convenablement établi d'après une culture -plus rationnelle. - -Nous avons d'abord reconnu spécialement en philosophie mathématique -(_voyez_ surtout la quinzième leçon), contrairement à l'opinion -commune, que, la théorie abstraite du mouvement et de l'équilibre -étant entièrement indépendante de la nature des moteurs, les lois -physiques qui lui servent de base, et par suite aussi toutes leurs -conséquences générales, sont nécessairement applicables aux phénomènes -mécaniques des corps vivans comme en tout autre cas quelconque, sauf -la précision des déterminations, incompatible avec la complication -des appareils, et nous avons ensuite constaté spécialement, en -philosophie biologique (_voyez_ surtout la quarante-quatrième -leçon), qu'une semblable application y devait, en effet, diriger -la première étude de la mécanique animale, statique ou dynamique, -radicalement inintelligible sans un pareil fondement. Mais il s'agit -ici d'une appréciation plus élevée et beaucoup moins sentie jusqu'à -présent, qui, d'après une suffisante généralisation de ces trois lois -fondamentales, leur assure une véritable universalité philosophique -en les faisant convenir finalement à tous les phénomènes possibles, -et particulièrement à ceux de la nature vivante, soit individuelle, -soit même sociale, ainsi qu'il est maintenant aisé de l'expliquer -envers chacune d'elles. Quant à la première, si mal qualifiée de loi -d'inertie, et que je me suis borné à désigner historiquement par le -nom de Kepler à qui nous la devons, il suffit de l'envisager, sous -son aspect réel, comme loi de persistance mécanique, pour y voir -aussitôt un simple cas particulier de la tendance spontanée de tous -les phénomènes naturels à persévérer indéfiniment dans leur état -quelconque s'il ne survient aucune influence perturbatrice, tendance -alors spécialement constatée à l'égard des phénomènes les plus -simples et les plus généraux. J'ai déjà fait sentir, en biologie, à -la fin du quarante-quatrième chapitre, que la vraie théorie générale -de l'habitude ne pouvait comporter au fond aucun autre principe -philosophique, seulement modifié par l'intermittence caractéristique -des phénomènes correspondans. Une remarque analogue convient encore -davantage à la sociologie, où, d'après la complication supérieure -de l'organisme collectif, la vie sociale, à la fois beaucoup plus -durable et moins rapide que la vie individuelle, fait si hautement -ressortir la tendance opiniâtre de tout système politique à se -perpétuer spontanément. Nous avons aussi noté en physique, au sujet -de l'acoustique, certains phénomènes trop peu étudiés qui manifestent -pareillement, jusque dans les moindres modifications moléculaires, une -disposition à la reproduction des actes, qu'on supposait mal à propos -particulière aux corps vivans, et dont l'identité fondamentale avec -la persistance mécanique considérée ici devient alors spécialement -évidente. Ainsi, sous ce premier aspect, il est désormais impossible -de méconnaître la subordination nécessaire de tous les divers effets -naturels à quelques lois vraiment universelles, modifiées seulement -dans leur manifestation réelle, suivant les conditions propres à -chaque cas. Il en est certainement de même pour notre seconde loi du -mouvement, celle de Galilée, relative à la conciliation spontanée -de tout mouvement commun avec les différens mouvemens particuliers. -Non-seulement elle convient éminemment aux phénomènes mécaniques de -la vie animale, dont l'existence serait directement contradictoire -sans une telle loi, mais aussi, philosophiquement généralisée, elle -devient pareillement applicable à tous les phénomènes quelconques, -organiques ou inorganiques. On peut, en effet, toujours constater -en tout système l'indépendance fondamentale des diverses relations -mutuelles, actives ou passives, envers toute action exactement commune -aux différentes parties, quels qu'en soient d'ailleurs le genre et -le degré. Les études biologiques offrent la vérification continue de -cette loi universelle, aussi bien pour les phénomènes de sensibilité -que pour ceux de contractilité; puisque, nos impressions étant -purement comparatives, notre appréciation des différences partielles -n'est jamais troublée par aucune influence générale et uniforme. Son -extension naturelle à la sociologie n'est pas moins incontestable: -car, si le progrès social tend à altérer l'ordre intérieur d'un -système politique, c'est uniquement, comme en mécanique, parce que le -mouvement n'y saurait être suffisamment commun aux diverses parties, -dont l'économie mutuelle ne serait, au contraire, nullement affectée -par une progression beaucoup plus rapide, à laquelle tous les élémens -participeraient avec une égale énergie. Une étude plus philosophique -des actes physico-chimiques montrera sans doute que la même loi s'y -applique aussi aux différens phénomènes qui n'y doivent pas être -regardés comme purement mécaniques, ainsi que l'indiquent déjà , par -exemple, les effets thermométriques, uniquement dus aux inégalités -mutuelles. Quant à notre troisième loi fondamentale du mouvement, celle -que j'ai dû attribuer à Newton, et qui consiste dans l'équivalence -constante entre la réaction et l'action, son universalité nécessaire -est encore plus sensible que pour les deux autres: c'est la seule -en effet dont jusqu'ici on ait quelquefois entrevu, quoique d'une -manière très-confuse et fort insuffisante, l'extension spontanée à -toute économie naturelle. Pourvu que l'on conçoive toujours la nature -et la mesure des réactions suivant le véritable esprit des phénomènes -correspondans, il n'est pas douteux qu'une telle équivalence ne -puisse être aussi réellement observée envers les effets physiques, -chimiques, biologiques, et même politiques, qu'à l'égard des simples -effets mécaniques, du moins en ne cherchant partout que le degré de -précision compatible avec les conditions du sujet. Outre la mutualité -évidemment inhérente à toutes les actions réelles, il faut d'ailleurs -reconnaître que l'estimation générale des réactions mécaniques, -d'après la combinaison des masses et des vitesses, trouve partout une -appréciation analogue. Si Berthollet a rendu sensible l'influence -chimique de la masse, jusqu'alors essentiellement méconnue, une -discussion équivalente manifesterait aussi nettement son influence -biologique ou politique. L'intime solidarité continue qui caractérise -les phénomènes vitaux, et encore davantage les phénomènes sociaux, -où tous les aspects se montrent spontanément connexes, est surtout -très-propre à nous familiariser avec l'universalité effective de cette -troisième loi du mouvement, ainsi étendue désormais à tout changement -quelconque. Chacune des trois grandes lois naturelles sur lesquelles -nous avons reconnu, malgré les graves aberrations philosophiques des -géomètres actuels, que repose nécessairement l'ensemble de la mécanique -rationnelle, n'est donc au fond que la manifestation mécanique -d'une loi générale, pareillement applicable à tous les phénomènes -possibles. En outre, afin de mieux caractériser ce rapprochement -capital, il importe maintenant de l'étendre aussi, non sans doute aux -principales conséquences ultérieures d'une telle doctrine initiale, où -la spécialité du sujet doit se trouver trop prononcée pour comporter -aucune utile comparaison, mais seulement à la notion essentielle qui -y constitue le lien nécessaire des diverses spéculations. On conçoit -qu'il s'agit du célèbre principe général d'après lequel d'Alembert -a profondément rattaché les questions de mouvement aux questions -d'équilibre. Soit qu'on l'envisage, suivant ma proposition, comme -une heureuse généralisation de la troisième loi du mouvement, soit -qu'on persiste à y voir une notion pleinement distincte, on pourra -toujours sentir sa conformité spontanée avec une conception vraiment -universelle, pareillement destinée à lier, dans un sujet quelconque, -l'appréciation dynamique à l'appréciation statique, en considérant -que les lois d'harmonie correspondantes doivent être sans cesse -maintenues au milieu des phénomènes de succession. La sociologie nous -a naturellement offert l'application la plus décisive, quoique le plus -souvent implicite, de cette importante relation générale, parce que -ces deux aspects élémentaires y sont à la fois plus prononcés et plus -solidaires qu'en aucun autre cas. Si les lois d'existence pouvaient -toujours être suffisamment connues, je ne doute pas qu'on n'y pût ainsi -ramener partout, comme en mécanique, toutes les questions d'activité. -Mais, lors même que la complication du sujet oblige au contraire à -procéder en sens inverse, c'est encore au fond d'après une pareille -conception de convergence nécessaire entre l'appréciation statique et -l'appréciation dynamique: ce principe universel est seulement employé -alors sous un nouveau mode conforme à la nature des phénomènes, et -dont les spéculations sociologiques nous ont fréquemment présenté -d'importans exemples. - -Les diverses lois fondamentales de la mécanique rationnelle ne -constituent donc, à tous égards, que la première manifestation -philosophique de certaines lois générales, nécessairement applicables à -l'économie naturelle d'un genre quelconque de phénomènes. Quoiqu'elles -dussent être d'abord dévoilées envers le sujet le plus simple et -le plus commun, on voit qu'elles pourraient aussi être conçues -comme émanant des parties les plus élevées et les plus spéciales -de la philosophie abstraite, qui seules en font apercevoir le vrai -caractère d'universalité. Loin qu'elles soient réellement dues à -l'esprit mathématique, il est clair que son vicieux ascendant s'oppose -directement aujourd'hui à leur saine appréciation philosophique, soit -en spécialisant trop leur interprétation mécanique, soit surtout en -s'efforçant vainement d'y substituer une argumentation sophistique à -la judicieuse observation qui constitue exclusivement leur réalité, -suivant les explications directes du tome premier. Cette importante -conception résulte donc ici d'une première réaction scientifique de -l'esprit positif propre aux études organiques, et surtout caractérisé -par les spéculations sociologiques, sur les notions fondamentales qui -ont semblé jusqu'à présent particulières aux études inorganiques. -Toute sa valeur philosophique tient, en effet, à l'identité spontanée -que nous avons ainsi établie entre les lois initiales des deux ordres -extrêmes de phénomènes naturels, dont le rapprochement général -n'avait jamais été tenté que d'après une décomposition inopportune -et perturbatrice des effets les plus complexes en simples mouvemens -moléculaires, qui tendait aussitôt à détruire radicalement les -plus éminentes contemplations. Ainsi, l'indication précédente est -finalement destinée à signaler ici, dans le seul cas compatible -avec l'extrême imperfection de la science actuelle, le premier type -essentiel du nouveau caractère d'universalité que devront prendre les -principales notions positives sous l'ascendant normal du véritable -esprit philosophique, directement apprécié au chapitre précédent. -C'est pourquoi j'ai cru devoir insister spécialement à cet égard, afin -d'utiliser convenablement une occasion d'autant plus précieuse que -le reste de notre appréciation scientifique n'en saurait aujourd'hui -reproduire l'équivalent. Pour le cas qui nous l'a fournie, les -lois universelles que nous avons reconnues sont, par leur nature, -pleinement suffisantes, puisque la théorie abstraite du mouvement et -de l'équilibre n'exige certainement aucune autre base réelle: quel -qu'en soit ensuite l'immense développement spécial, nous savons qu'il -ne constitue qu'un simple système de conséquences logiques de ces -notions fondamentales, élaborées surtout d'après un judicieux emploi de -l'instrument analytique. Mais, envers tout autre sujet plus complexe, -ces lois générales sont assurément bien loin de suffire à diriger -convenablement nos diverses spéculations réelles. On peut seulement -garantir que leur sage application y fournira toujours de précieuses -indications scientifiques, parce que de telles lois y doivent -constamment dominer les différentes lois plus spéciales relatives -aux autres modes abstraits d'existence et d'activité, organiques ou -inorganiques. Quant à ces dernières lois distinctes, qui resteront -sans cesse indispensables, et dont le nombre effectif demeurera -longtemps très-considérable, on est ainsi conduit à espérer que les -plus importantes d'entre elles seront un jour pareillement investies, -bien qu'à un moindre degré, d'un semblable caractère d'universalité, -correspondant à l'étendue naturelle des phénomènes respectifs. Mais, -sans attendre cette concentration ultérieure, les explications -précédentes autorisent déjà à concevoir le système entier de nos -connaissances réelles, même dans son imperfection actuelle, comme -susceptible, à certains égards, d'une véritable unité scientifique, -indépendamment de la grande unité logique constituée au chapitre -précédent, quoiqu'en harmonie avec elle. - -Après avoir abstraitement apprécié l'existence mathématique, à la fois -géométrique et mécanique, l'esprit positif doit compléter une telle -élaboration initiale en l'appliquant convenablement au cas naturel le -plus important, par l'étude générale des phénomènes astronomiques. -Si la première appréciation était d'abord évidemment indispensable -pour déterminer les lois essentielles de la plus simple existence -inorganique, nécessairement commune à tous les êtres quelconques, la -seconde ne le devient pas moins ensuite pour caractériser le milieu -universel, dont l'ascendant continu domine inévitablement le cours -élémentaire de tous les autres phénomènes. Cette nouvelle opération -scientifique doit, au premier aspect, sembler contraire à notre -grand précepte baconien sur la nature essentiellement abstraite -des spéculations propres à la philosophie première; car les vraies -notions astronomiques ne diffèrent, en effet, des notions purement -mathématiques que par leur restriction spéciale au cas céleste. -Mais cette infraction apparente, dont le motif serait d'ailleurs -irrécusable, n'est pas, au fond, plus réelle que celle, déjà examinée -au trente-sixième chapitre, qui incorpore à la chimie abstraite -l'analyse fondamentale de l'air et de l'eau, au même titre essentiel -de milieu général où s'accomplissent tous les phénomènes ultérieurs, -sans que pour cela l'appréciation devienne vraiment concrète. Il est -clair, en effet, que, dans les études astronomiques, les phénomènes -géométriques et mécaniques restent toujours abstraitement considérés, -comme si les corps correspondans n'en pouvaient pas comporter d'autres; -tandis que le caractère propre de toute théorie concrète consiste -surtout dans la combinaison directe et permanente des divers modes -inhérents à chaque existence totale. En passant au cas céleste, les -spéculations mathématiques n'altèrent donc pas essentiellement leur -nature abstraite, et ne font que se développer davantage sur un exemple -capital, que son extrême importance oblige à spécialiser ainsi, et -dont les difficultés caractéristiques constituent même la principale -destination scientifique de l'ensemble des études mathématiques, aussi -bien que sa plus heureuse stimulation logique. Cette application -décisive exerce d'ailleurs une réaction nécessaire éminemment propre -à faire dignement apprécier la réalité et la portée des notions -mathématiques, dont le vrai caractère philosophique ne saurait être -convenablement senti par ceux qui n'ont pas accordé une attention -suffisante à une telle manifestation. Il serait superflu d'insister -ici sur la lumineuse confirmation qu'y reçoivent spécialement les lois -universelles que nous venons de remarquer. C'est surtout en cette -partie prépondérante de la philosophie inorganique que l'humanité -développera toujours le premier sentiment systématique d'une économie -nécessaire, spontanément émanée des relations invariables propres aux -phénomènes correspondans, et dont l'ascendant fondamental, radicalement -soustrait à notre influence, doit servir de règle permanente à notre -conduite effective. Quelque extension indispensable que ce sentiment -initial doive ensuite acquérir graduellement envers les phénomènes plus -compliqués, c'est à une telle source qu'il faudra sans cesse remonter -pour en apprécier suffisamment l'énergie et la pureté: notre éducation -individuelle maintiendra certainement, à cet égard, sur une moindre -échelle, la haute influence philosophique que les études astronomiques -ont nécessairement exercée dans notre éducation collective. Toutefois -l'ascendant scientifique du vrai point de vue humain, c'est-à -dire -social, y doit spécialement conserver sa destination universelle, afin -de garantir la pleine rationnalité des études correspondantes; car, -du point de vue purement céleste, l'astronomie positive semblerait -constituer une science très-peu satisfaisante, d'après notre ignorance -radicale des lois vraiment cosmiques, et la restriction nécessaire de -nos recherches effectives au seul monde dont nous faisons partie. Mais, -au contraire, le véritable esprit philosophique explique aussitôt et -justifie pleinement cette restriction fondamentale, rationnellement -motivée désormais par la vérification toujours nouvelle de l'entière -indépendance des phénomènes intérieurs de notre monde, les seuls -qui doivent réellement nous intéresser, et que nous pouvons aussi -connaître parfaitement, envers les phénomènes plus généraux relatifs à -l'action mutuelle, essentiellement inaccessible, des divers systèmes -solaires. Une telle indépendance, qui offre d'ailleurs la plus haute -manifestation possible de la seconde loi universelle remarquée -ci-dessus, fait directement sentir l'inanité nécessaire des tentatives -irrationnelles sur la prétendue astronomie sidérale, qui constituent -aujourd'hui la seule grave aberration scientifique propre aux études -célestes. À la vérité, l'astronomie nous offre aussi déjà , à certains -égards, la première vérification importante des empiétemens abusifs -que présentent ensuite, au plus haut degré, les parties supérieures -de la philosophie naturelle, d'après le caractère essentiellement -empirique qu'a dû jusqu'à présent affecter l'élaboration préliminaire -de la science réelle, dont les diverses branches principales se -sont développées à l'aveugle imitation les unes des autres, et, par -suite, sous l'ascendant plus ou moins direct de l'esprit purement -mathématique. Mais nous avons reconnu, au chapitre précédent, que cet -inévitable ascendant provisoire ne saurait produire, en astronomie, -les mêmes dangers scientifiques que partout ailleurs, puisqu'il y est -pleinement conforme à la vraie nature des recherches, et seulement -contraire à une judicieuse administration logique, qui y exigerait, -comme en tout autre cas, la subordination continue de l'instrument à -l'usage. - -En passant de l'existence purement mathématique, manifestée surtout -dans l'ordre astronomique, à l'existence physique proprement dite, on -commence à sentir la progression fondamentale que tout le reste de la -philosophie naturelle caractérisera de plus en plus, en appréciant -une nouvelle activité spontanée, plus spéciale, plus complexe, et -plus éminente, qui modifie essentiellement l'activité antérieure, -plus simple et plus générale. Quoique tous les phénomènes vraiment -physiques soient nécessairement communs à tous les corps quelconques, -sauf l'unique inégalité des degrés, leur manifestation exige toujours -un concours de circonstances plus ou moins composé, qui ne saurait -jamais être rigoureusement continu. Parmi les cinq grandes catégories -que nous avons dû y distinguer, la première, relative à la pesanteur, -nous a seule offert une véritable généralité mathématique; aussi -constitue-t-elle la transition pleinement naturelle de l'astronomie -à la physique: toutes les autres nous ont présenté une spécialité -croissante, d'après laquelle nous les avons surtout classées. Outre -la nécessité directe de cette nouvelle étude fondamentale pour -connaître une partie aussi essentielle de l'existence inorganique, -elle compose, conjointement avec la chimie, le couple scientifique -intermédiaire, destiné, dans le système total de la philosophie -première, à lier le couple initial mathématico-astronomique au -couple final biologico-sociologique. Son importance philosophique -devient, sous ce rapport, facile à sentir, en général, en supposant -un moment qu'une telle transition n'existât pas; car il serait -aussitôt impossible de concevoir réellement l'unité de la science -humaine, ainsi formée de deux élémens radicalement hétérogènes, entre -lesquels aucune relation permanente ne saurait être instituée, quand -même on admettrait d'ailleurs qu'une pareille lacune permît encore -l'essor suffisant de l'esprit positif, ce qui serait certainement -contradictoire à la marche inévitable de notre éducation logique, -établie au chapitre précédent. Mais cet élément intermédiaire, -naturellement adhérent, par une extrémité, aux notions astronomiques, -et, par l'autre, aux notions biologiques, vient procurer spontanément -à notre intelligence l'heureuse faculté de parcourir graduellement -le système entier de la philosophie abstraite, en parvenant, suivant -une succession presque insensible, des plus simples spéculations -mathématiques aux plus hautes contemplations sociologiques. Toutefois -la même position encyclopédique qui confère évidemment à un tel couple -scientifique cette indispensable attribution y devient, à d'autres -égards, une source non moins nécessaire de difficultés fondamentales, -qui influeront toujours beaucoup sur l'imperfection relative de cette -double étude, dont le sujet propre ne saurait offrir ni l'admirable -simplicité du couple initial, ni la solidarité caractéristique du -couple final. Quand toutes les parties de la science réelle seront -enfin convenablement cultivées, il y a lieu de croire que, par -ce motif, ces spéculations moyennes devront être, tout compensé, -finalement jugées plus imparfaites, non-seulement que les premières, -ce qui est déjà bien reconnu, mais aussi que les dernières, du moins -aux yeux de ceux qui n'attacheront point une importance exagérée à la -précision des déterminations, et qui apprécieront surtout l'harmonie -des conceptions. En nous bornant d'abord à la physique, beaucoup -plus avancée d'ailleurs que la chimie, il ne faut pas que l'immense -accumulation actuelle de précieuses notions spéciales y dissimule -l'extrême imperfection que nous avons constatée, à tant d'égards -essentiels, dans son caractère philosophique, et qui tient, sous -divers aspects, à sa propre nature, quoiqu'elle soit, sans doute, -fort aggravée par une vicieuse institution, qui pourrait désormais -être suffisamment rectifiée. Cette science offre, en premier lieu, le -grave inconvénient d'être inévitablement composée de parties plus ou -moins hétérogènes, beaucoup plus distinctes les unes des autres que ne -le sont entre elles la géométrie et la mécanique, et bien davantage -surtout que les diverses branches principales de la biologie ou de -la sociologie. Malgré d'heureuses relations binaires, l'importante -fusion opérée de nos jours des notions magnétiques parmi les notions -électriques ne doit faire nullement espérer que cette multiplicité -scientifique soit jamais réductible à une véritable unité, même sous -la vaine intervention des vagues hypothèses métaphysiques qui altèrent -encore profondément la positivité des conceptions physiques. Il y a -plutôt lieu de penser, au contraire, qu'une plus complète appréciation -de l'existence inorganique augmentera ultérieurement le nombre de -ces élémens irréductibles, que nous avons maintenant fixé à cinq; car -cette diversité ne doit pas seulement correspondre à celle des modes -ainsi étudiés, mais aussi à celle de nos propres moyens organiques -d'exploration élémentaire. Or, parmi les cinq branches actuelles de -la physique, deux s'adressent chacune à un seul de nos sens, l'une à -l'ouïe, l'autre à la vue; et celles-là ne sauraient assurément jamais -coïncider, malgré les chimériques espérances suscitées quelquefois par -de vicieux rapprochemens, sous l'ascendant sophistique d'hypothèses -antiscientifiques: les trois autres se rapportent également à la vue -et au toucher, et cependant, malgré cette affinité organique, personne -n'oserait aujourd'hui regarder la thermologie ou l'électrologie comme -réellement susceptible de fusion ultérieure avec la barologie, ni même -entre elles, quelque incontestables que soient, à certains égards, -leurs relations naturelles. Le nombre effectif de nos sens extérieurs -n'est pas d'ailleurs maintenant à l'abri de toute grave incertitude -scientifique, d'après l'état d'enfance où se trouve encore toute -la théorie des sensations, si déplorablement abandonnée jusqu'ici -aux seuls métaphysiciens: une appréciation vraiment rationnelle, -à la fois anatomique et physiologique, conduirait sans doute, par -exemple, à distinguer entre eux les deux sentimens de chaleur et de -pression, aujourd'hui vaguement confondus, avec plusieurs autres -peut-être, dans le sens du tact, qui, malgré sa classique réputation -de netteté, semble destiné en quelque sorte à recueillir toutes les -attributions dont le siége spécial n'est pas clairement déterminé. -Quoi qu'il en soit à cet égard, il reste incontestable que deux -de nos sens, l'odorat et le goût, très-employés en chimie, n'ont -encore, dans la physique, aucune application essentielle: cependant -on doit penser que chacun d'eux, et surtout le premier, aurait déjà -suscité un département distinct, si notre organisation nerveuse -avait été, sous ce rapport, aussi parfaite que celle de beaucoup -d'autres animaux supérieurs; de même, réciproquement, que l'optique -et l'acoustique seraient probablement encore inconnues si notre -vision et notre audition étaient au niveau de notre olfaction. Le -mode d'existence inorganique spécialement appréciable à l'odorat -semble, en effet, n'être pas moins distinct, par sa nature, de ceux -qui correspondent aux deux autres sens que ceux-là ne le sont entre -eux; comme le confirme surtout la persistance très-prépondérante de -l'olfaction dans l'ensemble de la série animale. Malgré les obstacles -inévitables que notre imperfection organique doit toujours apporter à -l'essor de la branche correspondante de la physique, une exploration -plus artificielle pourrait sans doute indirectement parvenir à les -surmonter assez pour donner lieu à une telle extension scientifique: -d'ailleurs il ne nous serait peut-être pas impossible d'instituer, à -cet effet, avec les plus intelligens des animaux qui nous surpassent -sous ce rapport, une sorte d'association contemplative, équivalente à -l'utile association active, militaire ou industrielle, dont le même -sens a dès longtemps fourni le motif spontané. Ainsi, le nombre des -élémens vraiment irréductibles dont la physique générale doit être -composée n'est pas même encore rationnellement fixé. Quand il aura -été convenablement déterminé, de manière à écarter essentiellement -toute vicieuse concentration, en prévenant toutefois une scission -spéculative qui ne serait pas moins contraire au véritable esprit -de cette étude nécessairement multiple, l'influence philosophique -pourra plus aisément améliorer la constitution scientifique de chaque -branche principale. Envers les parties même les plus avancées, nous -avons reconnu que cette constitution est loin d'être aujourd'hui -suffisamment définie; elle flotte encore presque toujours entre -l'impulsion quasi-métaphysique de géomètres trop peu disposés à -la saine appréciation des théories physiques, et la résistance -empirique de physiciens trop étrangers à une judicieuse initiation -mathématique. Les abus essentiels de l'esprit mathématique offrent -ici plus de dangers que partout ailleurs, parce que leur introduction -y est nécessairement beaucoup plus directe et leur conservation plus -spécieuse qu'en aucune autre science plus compliquée, d'après la -nature purement géométrique ou mécanique qu'on ne saurait contester à -un grand nombre de spéculations physiques, quoique la plupart aient -réellement un tout autre caractère. Chaque science fondamentale ayant -eu à se défendre des envahissemens de la précédente, dont l'ascendant, -à la fois logique et scientifique, y a dû spontanément présider à -l'essor initial de la positivité rationnelle, c'est surtout aux -physiciens qu'il appartient aujourd'hui, dans l'institution finale de -nos spéculations réelles, de contenir suffisamment, d'après de saines -inspirations philosophiques, l'aveugle instinct qui entraîne encore -les géomètres à exercer, sur l'ensemble des études naturelles, une -domination stérile et oppressive. La perturbation radicale à laquelle -la physique est ainsi plus complétement exposée qu'aucune autre -science, m'a déterminé à y rapporter la discussion générale, d'ailleurs -universellement applicable, des vicieuses hypothèses qui continuent -à y altérer profondément la réalité des conceptions principales. -Nous avons, en effet, reconnu que les fluides métaphysiques n'y -sont aujourd'hui maintenus qu'afin de permettre d'y envisager tous -les phénomènes quelconques, contre leur nature évidente, comme -exclusivement mécaniques. Or, cette uniforme représentation ne saurait -être pleinement convenable qu'envers la seule barologie, où nous -savons d'ailleurs que, de même qu'en astronomie, mais à un plus haut -degré, l'heureuse application de l'esprit mathématique n'a pu être -encore suffisamment accomplie, faute pareillement de sa judicieuse -subordination au véritable esprit de la physique, qui ne pourra y -prévaloir convenablement que d'après l'indispensable rénovation de -notre éducation scientifique. Mais, quelles que soient, à ces divers -titres, les graves imperfections de la physique actuelle, les unes -directement inhérentes à sa propre nature, les autres seulement -relatives à une vicieuse culture, elles n'empêchent pas que sa vraie -constitution philosophique ne soit déjà assez appréciable pour -permettre d'établir, entre ses diverses branches effectives, et sous la -réserve ultérieure de branches nouvelles, une succession hiérarchique -pleinement conforme à sa véritable position encyclopédique. Une telle -classification, toujours fondée sur le même principe essentiel de la -généralité décroissante que nous avons vue partout prévaloir, est sans -doute destinée à remédier suffisamment aux inconvéniens spontanés de -la multiplicité scientifique nécessairement propre à la physique, en -y instituant une transition graduelle des spéculations barologiques -presque adhérentes à l'astronomie, aux spéculations électrologiques les -plus voisines de la chimie. - -Quoique nous ayons dû, au chapitre précédent, pour faciliter -l'appréciation de l'ensemble de l'évolution logique, réunir -essentiellement la phase chimique à la phase physique, il convient -ici de considérer séparément le second élément du couple scientifique -moyen, comme plus spécialement propre à conduire au couple supérieur -ou final, tandis que le premier émanait plus naturellement du couple -inférieur ou initial. Il s'agit alors du mode le plus intime et -le plus complet de l'existence inorganique, que l'esprit humain a -eu tant de peine à distinguer suffisamment, sous ce rapport, de -l'existence vraiment organique. L'activité matérielle s'y élève à un -degré évidemment supérieur, qui modifie profondément le système des -phénomènes antérieurs. Sans que ce nouvel ordre d'effets naturels cesse -réellement de nous offrir la généralité inorganique, elle y a toutefois -gravement décru. Outre le concours beaucoup plus complexe, et par suite -plus rare, des circonstances indispensables à leur production, ces -phénomènes présentent nécessairement, entre les diverses substances, -des différences essentielles, qui ne sont plus réductibles, comme en -physique, à de simples inégalités d'énergie, sauf d'après les vagues -hypothèses générales qu'une vicieuse impulsion mathématique y a -quelquefois indirectement suscitées, et que leur évidente stérilité y -rend peu dangereuses. C'est surtout ici que se développe, dans toute -sa plénitude, la tendance constante que nous avons remarquée parmi -les divers ordres de phénomènes à devenir de plus en plus modifiables -à mesure que leur complication et leur spécialité augmentent. Les -phénomènes purement physiques en avaient sans doute offert la première -manifestation, puisqu'un tel caractère y avait nécessairement motivé -l'introduction spontanée de la méthode expérimentale proprement dite. -Mais, quoique cette méthode soit, au fond, moins satisfaisante en -chimie, par la difficulté supérieure des recherches, la faculté de -modifier y est naturellement bien plus complète, puisqu'elle s'étend -alors jusqu'à l'intime composition moléculaire. La modification -pourrait, il est vrai, être encore plus prononcée dans l'ordre des -actions vitales, en tant que plus compliquées et plus spéciales; mais, -par cela même qu'elle y serait souvent poussée jusqu'à la suspension -totale ou même l'entière suppression de phénomènes beaucoup plus -précaires, elle n'y saurait présenter autant d'utilité réelle. Aussi la -chimie constituera-t-elle toujours, et de plus en plus, la principale -base de notre puissance matérielle. Sous l'aspect spéculatif, la double -destination fondamentale des études inorganiques y est spécialement -évidente, soit pour achever d'apprécier l'existence universelle -en ce qu'elle peut offrir de plus intime, soit pour compléter la -connaissance du milieu général dans sa plus immédiate influence sur -l'organisme. À l'un et l'autre titre, l'importance scientifique de -la chimie est assurément incontestable, comme constituant, par sa -nature, l'indispensable transition des spéculations inorganiques -aux spéculations organiques: le caractère d'élément moyen, qui lui -est commun avec la physique, s'y trouve spontanément beaucoup plus -prononcé. On y sent aussi, sous un autre aspect essentiel, l'approche -des études biologiques, en voyant alors augmenter notablement l'intime -solidarité naturelle propre à l'ensemble du sujet scientifique, si -insuffisante en physique, et même, au fond, en mathématique. Mais, par -une nouvelle conséquence de la complication supérieure, sa culture plus -récente et plus imparfaite laisse aujourd'hui la chimie beaucoup plus -éloignée encore que la physique elle-même de la vraie constitution -scientifique qui convient à sa position encyclopédique, au point que -nous y avons souvent reconnu des traces très-prononcées de la plus -grossière métaphysique. Sa nature intermédiaire la destine, sans -doute, à faire convenablement pénétrer, dans le système des études -inorganiques, l'esprit d'ensemble spontanément développé par les études -organiques, avec la méthode comparative et la théorie taxonomique qui -leur sont propres, et que j'ai tant représentées comme éminemment -aptes à perfectionner directement les spéculations chimiques. Là donc -devraient déjà se trouver le terme actuel de l'ascendant préliminaire -du régime analytique, et le commencement naturel de la prépondérance -finale que doit partout obtenir le régime synthétique. Jusqu'ici, au -contraire, cette science, après avoir trop aveuglément détruit la -systématisation provisoire que la belle théorie du grand Lavoisier lui -avait si heureusement imposée, et qui n'a pu encore être convenablement -remplacée, se trouve plus abandonnée qu'aucune autre à l'irrationnelle -activité de l'esprit de détail, qui l'encombre journellement -d'une stérile accumulation de faits incohérens. Si l'essor de la -doctrine numérique tend à y maintenir désormais un certain degré de -rationnalité, ce n'est qu'en y écartant davantage le principal sujet -scientifique, outre les spéculations hasardées que suscite souvent -cette conception incomplète et insuffisante, d'où émane d'ailleurs -une disposition, déjà trop commune, à dissimuler le vide réel des -idées sous un facile verbiage hiéroglyphique, à l'imitation des abus -algébriques. Aucune autre science n'exige aussi impérieusement, à -tous égards, l'intervention directrice d'une saine philosophie, pour -y discipliner un aveugle empirisme, dont tout le caractère théorique -s'y réduirait bientôt, sans un tel ascendant normal, à l'impuissant -appareil des nomenclatures et des notations techniques. Ce n'est -plus ici de l'invasion mathématique qu'il faut surtout préserver la -vraie constitution scientifique: ce danger, trop détourné, cesse -d'y être assez redoutable; il sera d'ailleurs naturellement contenu -déjà par la physique, qui s'y trouve bien autrement exposée, comme -on l'a vu ci-dessus. Mais la chimie a principalement besoin d'être -judicieusement garantie contre la vicieuse domination de la physique -elle-même, première source directe de sa positivité rationnelle, -et à travers laquelle s'y introduirait, au reste, l'ascendant -mathématique. Par une aberration philosophique essentiellement -analogue à celle qui voudrait réduire l'existence physique à la seule -existence géométrique ou mécanique, beaucoup d'esprits distingués sont -maintenant entraînés à ne voir que de simples effets physiques dans -les phénomènes chimiques les mieux caractérisés. Une tendance aussi -radicalement contraire au progrès général de la chimie y est d'autant -plus dangereuse qu'elle repose en partie sur l'incontestable affinité -des deux sciences fondamentales les plus voisines l'une de l'autre, -d'après une irrationnelle exagération de la haute efficacité chimique -qui appartient évidemment aux diverses actions physiques, y compris -même peut-être les vibrations sonores convenablement explorées. Cette -intime perturbation n'y sera suffisamment contenue, comme partout -ailleurs, mais d'après des motifs encore plus urgens, que par la -prépondérance normale du véritable esprit philosophique, présidant -à l'universelle régénération de l'esprit scientifique actuel. Mais, -quelle que soit encore, à tant de titres, l'extrême imperfection, à la -fois scientifique et logique, des études chimiques, où la prévision -rationnelle, qui caractérise surtout la véritable science, n'est -presque jamais possible aujourd'hui qu'à certains égards secondaires, -leur état présent n'en a pas moins déjà développé irrévocablement le -sentiment fondamental des lois naturelles envers les phénomènes les -plus compliqués de l'existence inorganique, qui furent si longtemps -regardés comme spécialement régis par de mystérieuses influences -et susceptibles d'arbitraires variations. On parvient alors à -sentir nettement l'ensemble de la constitution propre à la science -préliminaire de la nature morte, depuis son origine astronomique -jusqu'à sa terminaison chimique, profondément liées par l'interposition -spontanée de la physique. - -Après avoir ainsi fondé cette moitié de la philosophie première qui -devait d'abord être spécialement analytique, l'esprit positif s'est -enfin élevé directement à celle dont le caractère a dû toujours être -essentiellement synthétique, malgré les graves aberrations, à la -fois scientifiques et logiques, qu'y entretient encore une servile -imitation de l'élaboration préalable qui lui a nécessairement fourni -sa base initiale. Suivant une formule justement célèbre, cette étude de -l'homme et de l'humanité a été constamment regardée comme constituant, -par sa nature, la principale science, celle qui doit surtout attirer -et l'attention normale des hautes intelligences et la sollicitude -continue de la raison publique. La destination simplement préliminaire -des spéculations antérieures est même tellement sentie, que leur -ensemble n'a jamais pu être qualifié qu'à l'aide d'expressions purement -négatives, inorganique, inerte, etc., qui ne les définissent que par -leur contraste spontané avec cette étude finale, objet prépondérant -de toutes nos contemplations directes. Quoique nous ayons pleinement -reconnu que les exigences initiales de la grande évolution logique -avaient obligé l'esprit humain, pendant les deux derniers siècles, -à s'occuper surtout de ces sciences préparatoires, seules propres, -d'après leur simplicité supérieure, à consolider suffisamment l'essor -fondamental de la positivité rationnelle, il est clair que cette -marche exceptionnelle ne pouvait toujours prévaloir, et que son terme -naturel a été posé, dans notre siècle, par la formation décisive de -la philosophie biologique. Toutefois, tant que l'extension graduelle -de l'esprit positif n'a pas été convenablement poussée jusqu'aux -phénomènes sociaux, il était impossible que l'impulsion perturbatrice, -provenue des sciences inférieures, fût, en biologie, réellement -contenue, parce qu'elle n'y pouvait être directement combattue que sous -les vicieuses inspirations de la philosophie théologico-métaphysique, -dont il fallait, avant tout, détruire alors l'antique ascendant -mental. C'est pourquoi les biologistes judicieux n'ont désormais aucun -intérêt véritable à repousser l'universelle prépondérance spéculative -du point de vue sociologique, où ils doivent voir, au contraire, le -seul moyen de garantir suffisamment l'indépendance et la dignité de -leurs propres études contre les prétentions opposées, mais également -oppressives, des physiciens et des métaphysiciens. Malgré que la -distinction scientifique entre l'existence individuelle et l'existence -sociale ne soit réellement assez prononcée que dans notre seule espèce, -elle exige néanmoins, comme je l'ai tant démontré, l'indispensable -décomposition de la philosophie organique en deux sciences distinctes, -quoique intimement liées, l'une biologique, l'autre sociologique, -puisque la considération humaine est évidemment celle qui doit y -prévaloir, et à laquelle doivent toujours être essentiellement -rapportées toutes les autres appréciations vitales. Quelque importante -réaction que la seconde étude doive ultérieurement exercer sur la -première, il est d'ailleurs sensible que la sociologie doit d'abord -reposer sur la biologie, afin de connaître l'agent nécessaire des -phénomènes qui lui sont propres, après avoir apprécié le milieu où il -doit se développer, avant d'examiner sa marche effective. Nous avons -surtout constaté que cette division fondamentale des deux sciences -organiques résulte spontanément d'une dernière application générale du -principe incontestable que nous avons partout employé pour construire -graduellement la hiérarchie scientifique. - -En passant des études inorganiques aux études purement biologiques, -on sent, avec une énergique évidence, que l'existence matérielle -éprouve alors un immense accroissement nouveau, très-supérieur aux -deux degrés essentiels d'extension successive qu'elle avait déjà -reçus, en s'élevant d'abord du simple état mathématique ou astronomique -à l'état physique proprement dit, et même ensuite de celui-ci à la -complication de l'état chimique. Toutefois le conflit exceptionnel qui -a dû exister en biologie entre les besoins logiques et les besoins -scientifiques pendant tout le cours de l'évolution préparatoire propre -aux deux derniers siècles, y a opposé de tels obstacles à la convenable -appréciation philosophique d'une telle diversité, qu'il en est résulté -la difficulté la plus fondamentale que la constitution normale de cette -grande science eût nécessairement à surmonter. La tendance générale -des sciences inférieures à dominer les supérieures, d'après leur -antériorité nécessaire, était ici encore plus puissante qu'envers les -deux cas précédens, puisque les phénomènes vitaux sont certainement, en -grande partie, mécaniques, physiques, et surtout chimiques: ce qu'ils -offrent de réellement propre, outre la différence des appareils, est -d'abord d'une détermination trop difficile pour ne pas rendre longtemps -spécieuse la légitimité d'une semblable domination, d'où semblait -alors dépendre l'introduction décisive de l'esprit positif dans ces -éminentes spéculations. Mais ce qui a dû le plus aggraver et prolonger -cette intime perturbation, c'est que, pour résister à cette énergique -impulsion physico-chimique, et d'abord même mathématique, réclamant, -au nom de la positivité, l'empire de la biologie, les droits de la -rationnalité, de l'indépendance et de la dignité des études vitales -n'ont pu être longtemps soutenus qu'en y maintenant le ténébreux -ascendant de l'esprit métaphysique, et même finalement théologique. -L'antique régime mental est devenu tellement antipathique à la raison -moderne, que depuis trois siècles nous l'avons vu, à beaucoup d'égards, -compromettre de plus en plus tout ce qui reste essentiellement placé -sous sa vaine protection, dont la dangereuse persistance donne à la -plus indispensable résistance le caractère inévitable d'une vraie -rétrogradation, aussi bien dans l'ordre scientifique que dans l'ordre -politique, également intéressés désormais à reposer sur une autre -base philosophique, propre à concilier spontanément les conditions du -progrès et celles de la conservation, qui, à partir des spéculations -biologiques, semblent jusqu'ici radicalement incompatibles, tandis -qu'elles convergent déjà suffisamment dans la partie préliminaire de -la philosophie abstraite. Cette situation contradictoire a dû faire -provisoirement accueillir en biologie toutes les conceptions qui -paraissaient suffisamment susceptibles d'y détruire enfin, comme dans -les sciences inférieures, l'ascendant métaphysique, quelque opposées -qu'elles fussent d'ailleurs à la nature effective des phénomènes. -Rien ne saurait être plus caractéristique, à cet égard, que l'étrange -prépondérance conservée pendant plus d'un siècle par la célèbre -aberration biologique de Descartes sur l'automatisme animal, dont le -grand Buffon lui-même ne put jamais s'affranchir pleinement, quoique -ses propres méditations dussent lui en manifester spécialement la -profonde absurdité: quels que fussent sans doute à ses yeux les graves -dangers de la domination mathématique, elle lui paraissait encore, -et avec raison, préférable à la tutelle théologico-métaphysique, -puisqu'il ne pouvait alors exister de meilleure alternative. Quelque -oppressif que dût être un tel antagonisme pour l'essor fondamental -du véritable esprit biologique, nous avons apprécié comment il s'est -finalement ouvert une issue décisive par la combinaison spontanée -de deux conceptions indispensables, l'une physiologique, l'autre -anatomique, qui ont si dignement immortalisé l'incomparable Bichat. -La première consiste dans cette célèbre distinction élémentaire entre -la vie organique ou végétative et la vie animale proprement dite, -qui, malgré de vicieuses exagérations initiales, sera de plus en plus -appréciée, comme le fondement primordial de la saine philosophie -biologique. C'est sous son inspiration, en effet, que l'on a pu enfin -dénouer suffisamment la difficulté primitive, d'après une satisfaisante -appréciation de la part légitime qu'il fallait accorder en biologie aux -prétentions physico-chimiques, ainsi reconnues pleinement rationnelles -en tout ce qui concerne les simples phénomènes de végétabilité, -base nécessaire de toute existence vitale; tandis que la double -propriété qui caractérise l'animalité était radicalement irréductible -aux qualités inorganiques, et présiderait désormais à un ordre de -phénomènes entièrement distinct, sans aucune analogie fondamentale -avec les actes inférieurs. Toutefois une telle répartition n'autorise -nullement les physiciens et les chimistes à dominer directement -le premier ordre d'études biologiques; quelque indispensable qu'y -soit la sage application continue de la doctrine inorganique, c'est -exclusivement aux biologistes qu'il appartient de la diriger toujours, -puisqu'ils en peuvent seuls comprendre suffisamment les conditions -et la destination. Les motifs d'une telle discipline sont évidemment -analogues à ceux des semblables prescriptions déjà considérées envers -les trois cas antérieurs d'intervention scientifique des théories -inférieures dans les théories supérieures: mais ils ont ici beaucoup -plus d'énergie, d'après l'extrême influence que doit exercer la nature -propre des appareils vitaux sur les actes physico-chimiques qui y -constituent la pure végétabilité, même quand elle peut y être étudiée -séparément de toute animalité, ce qui d'ailleurs est si rarement -possible. Quant à la conception anatomique, en harmonie, d'abord -simplement spontanée, aujourd'hui pleinement systématique, avec cette -conception physiologique, elle résulte de la grande théorie des -tissus élémentaires, où nous avons reconnu le véritable équivalent -philosophique pour la biologie de l'office rempli, en physico-chimie, -par la théorie moléculaire, dont l'application biologique est -essentiellement contraire à la nature des phénomènes. Cette notion -statique, convenablement élaborée, a pu seule, en effet, procurer à la -notion dynamique des deux vies une pleine consistance scientifique, -en permettant d'assigner à chacun de ces modes d'existence un siége -fondamental qui pût être nettement distingué, même dans les plus -éminens organismes. Mais, quelle que soit la puissance intrinsèque -de cette double conception, elle n'eût jamais acquis une suffisante -prépondérance, ni même un caractère assez complet, si elle fût -toujours restée relative à l'homme, comme elle l'était exclusivement -pour son immortel créateur. Quoique l'homme soit certainement, à tous -égards, l'objet essentiel de la biologie, nous avons cependant reconnu -que cette grande étude ne pouvait à aucun titre devenir vraiment -rationnelle tant qu'elle demeurait bornée directement à l'organisme -le plus complexe, dont l'appréciation ne saurait, sous aucun aspect, -être abordée avec un succès décisif sans être constamment dominée -par l'admirable méthode comparative que la nature de tels phénomènes -y a si heureusement ménagée pour surmonter les immenses difficultés -de ces hautes recherches, d'après une lumineuse transition graduelle -entre les divers degrés successifs d'organisation ou de vie. Or ce -principe fondamental de la logique biologique est surtout applicable à -la distinction statique et dynamique entre les deux modes élémentaires -de l'activité vitale, qui se trouvent ainsi nettement caractérisés par -les divers types essentiels de la hiérarchie organique. Mais, en sens -inverse, la construction finale d'une telle hiérarchie devait aussi -dépendre directement de cette conception préalable, puisque la pure -végétabilité ne saurait comporter entre les différens êtres que de -simples inégalités d'énergie, comme les propriétés physico-chimiques, -sans pouvoir admettre cette diversité graduelle de modes successifs -qui peut devenir la base d'une véritable série, et qui est évidemment -propre à la seule animalité, dont les degrés de plénitude anatomique ou -physiologique offrent en effet une nombreuse suite de nuances fortement -tranchées, susceptibles de diriger convenablement les spéculations -taxonomiques. C'est surtout à raison de cette intime connexité que -nous avons vu la fondation directe de la saine philosophie biologique -être surtout déterminée par l'établissement décisif de la hiérarchie -animale, sous la puissante élaboration d'abord de Lamarck, ensuite -d'Oken, et enfin de Blainville. Une telle création constituera de plus -en plus non-seulement le principal instrument logique, mais aussi la -pensée prépondérante de toutes les hautes contemplations biologiques, -parce que le point de vue anatomique et le point de vue physiologique -y viennent nécessairement converger, à tous égards, avec le point -de vue taxonomique. La notion fondamentale de l'organisme, d'abord -absorbée par celle du milieu, seule préalablement appréciable, a -ainsi pris enfin l'activité directe qui convient à sa nature, d'après -la considération habituelle d'une longue succession de systèmes -vitaux de plus en plus complexes, dont l'existence, de plus en plus -éminente, modifie toujours davantage l'existence universelle, et -devient aussi de plus en plus susceptible de se modifier elle-même, -conformément à l'ensemble des exigences extérieures. Quoique les idées -systématiques d'ordre et d'harmonie aient dû primitivement résulter -des études inorganiques, à raison de leur simplicité supérieure, les -idées de classement et de hiérarchie, qui en constituent sans doute -la plus haute manifestation, ne pouvaient certainement émaner que -des études biologiques, d'où elles doivent finalement s'étendre aux -spéculations sociales qui en avaient originairement fourni le type -spontané, et qui, en effet, les renverront ultérieurement partout -avec une irrésistible énergie. Malgré les immenses lacunes de la -biologie actuelle, où la position des diverses questions essentielles -est seule aujourd'hui pleinement appréciable, sans qu'aucune d'elles -soit encore effectivement résolue, nous avons donc pu regarder cette -grande science comme ayant déjà pris, au moins chez ses plus éminens -interprètes, le vrai caractère général qui convient à sa propre -nature; ce qui est pleinement compatible avec l'extrême imperfection -des détails dans une étude où, d'après l'intime solidarité du sujet, -l'esprit d'ensemble doit essentiellement prévaloir. Par suite -d'un tel caractère, quelque peu avancé que doive être jusqu'ici un -genre de spéculations positives aussi difficile et aussi récent, sa -constitution scientifique n'en est pas moins maintenant, aux yeux des -vrais connaisseurs, plus rationnelle que celle des diverses sciences -antérieures, aveuglément livrées à la dispersion empirique qui devait -distinguer leur élaboration préliminaire. La notion fondamentale de la -spontanéité vitale se développant, à divers degrés déterminés, entre -les limites générales correspondantes à l'inévitable accomplissement -continu des lois élémentaires de l'existence universelle, y est -désormais irrévocablement établie d'après la grande conception -hiérarchique qui domine l'ensemble des idées biologiques. Toutefois -les obstacles journaliers qu'éprouve encore, au sein même de la -science, cette indispensable conception, et la persistance opiniâtre -du conflit initial, quoique très-heureusement atténué, entre les -prétentions opposées de l'école physico-chimique et de l'école -théologico-métaphysique, prouvent clairement qu'une telle constitution -scientifique n'est pas suffisamment complète. On doit sans doute -attribuer à cet égard beaucoup d'influence à l'extrême insuffisance -de l'éducation habituelle qui précède aujourd'hui une culture aussi -difficile, suivant les explications du quarantième chapitre. Il est -incontestable, en effet, que les biologistes ne pourront jamais -s'affranchir de l'irrationnelle invasion de diverses sciences -inorganiques qu'autant qu'ils se les seront d'abord rendues assez -familières pour en incorporer convenablement la judicieuse application -simultanée au système de leurs études propres; cette irrécusable -obligation résulte ici des mêmes motifs essentiels, devenus seulement -plus énergiques, qui ont déjà imposé aux autres classes de savans -de semblables conditions logiques, comme unique moyen de contenir -les empiétemens abusifs des études inférieures sur les supérieures. -Mais, outre cette considération temporaire, il faut reconnaître, -d'après une plus profonde appréciation, que la biologie ne saurait -être complétement constituée sans l'intervention prépondérante de -la sociologie; car, tandis que, par son extrémité inférieure, elle -touche à la science inorganique dans l'étude élémentaire de la vie -végétative, elle adhère, par son extrémité supérieure, à la science -finale du développement social, dans l'étude transcendante de la vie -intellectuelle et morale. Or, comme je l'ai expliqué au chapitre -précédent, cette dernière étude, sans laquelle la connaissance -biologique de l'homme est radicalement insuffisante, ne saurait être -convenablement instituée du seul point de vue individuel, et elle exige -l'indispensable considération d'un essor collectif qui en lui-même ne -saurait être scindé: en sorte que, malgré l'éminent mérite et l'utilité -capitale que nous avons dû tant reconnaître dans l'immortelle tentative -de Gall, sa faible efficacité jusqu'ici ne doit pas être uniquement -attribuée, ni même principalement, à ses imperfections radicales, ni au -peu de portée de ceux qui l'ont poursuivie, mais surtout à la vicieuse -constitution d'un travail où la biologie devrait se subordonner -judicieusement à la sociologie, loin de pouvoir l'y dominer. Cette voie -étant aujourd'hui la seule ouverte à l'esprit théologico-métaphysique -pour maintenir en biologie son antique domination, il est aisé de -sentir combien l'entière prépondérance de la positivité rationnelle -s'y trouve profondément liée à la fondation de la science sociale, sans -laquelle toutes les conceptions déjà élaborées n'y pourraient jamais -acquérir une pleine efficacité, ni même une véritable stabilité. Une -telle influence philosophique n'est pas moins propre, en sens inverse, -à garantir irrévocablement les études vitales contre l'invasion opposée -de l'esprit mathématique, premier moteur des usurpations inorganiques, -en faisant prévaloir une science où il ne saurait évidemment espérer -aucun accès réel, sauf dans les absurdes utopies fondées sur le -prétendu calcul des chances, désormais trop ridicules pour être -vraiment dangereuses. On conçoit d'ailleurs que ces deux offices -sont spontanément connexes, puisque l'école théologico-métaphysique -ne peut aujourd'hui conserver en biologie une certaine valeur qu'à -raison de son insuffisante résistance aux tendances subversives de -l'école physico-chimique, d'abord destinée elle-même à y lutter contre -l'ascendant oppressif de l'ancienne philosophie. En biologie, comme en -politique, une même conception doit aujourd'hui pleinement satisfaire -à la fois aux conditions de l'ordre et à celles du progrès, au fond -nécessairement identiques. - -La seule science qui puisse être vraiment finale, et envers -laquelle la biologie elle-même ne constitue qu'un dernier préambule -indispensable, résulte donc maintenant de l'extrême accroissement -fondamental qu'éprouve l'existence réelle en s'élevant de l'organisme -individuel à l'organisme collectif. Quoique d'une autre nature que -les trois précédentes, cette complication définitive n'est pas moins -prononcée que celles déjà éprouvées en passant d'abord du degré -mathématique initial au degré physique proprement dit, ensuite de -celui-ci au chimique, et même enfin du degré chimique au plus simple -degré biologique: elle est d'ailleurs toujours en harmonie avec la -généralité décroissante des phénomènes successifs. D'après l'expansion -continue et la perpétuité presque indéfinie qui caractérisent le nouvel -organisme, ce cas diffère tellement du précédent, malgré l'homogénéité -nécessaire de leurs élémens, qu'il est vraiment impossible de ne l'en -pas séparer profondément, surtout quand on considère directement -cette extension totale de l'association humaine à l'ensemble de notre -espèce, que la civilisation moderne a eu toujours en vue, quelque -éloignée qu'en doive être encore la suffisante réalisation. Sous -l'aspect logique, nous avons reconnu que la méthode fondamentale reçoit -alors sa plus éminente élaboration par l'introduction spontanée du -mode historique proprement dit, parfaitement adapté à la nature d'un -sujet où la filiation graduelle doit constituer de plus en plus le -principal moyen d'investigation, qui, quoique nécessairement dérivé -du mode comparatif propre à la biologie, en doit néanmoins être -radicalement distingué, à titre de transformation transcendante. Or -l'indispensable séparation des deux études organiques n'est certes -pas moins caractérisée dans l'ordre purement scientifique, d'après -l'évidente impossibilité de jamais déduire les phénomènes successifs -de l'évolution sociale, indépendamment de leur propre observation -directe, d'après la seule connaissance des lois individuelles; car -chacun de ces divers degrés ne peut d'abord être positivement rattaché -qu'au degré immédiatement antérieur, quoique leur ensemble doive -constamment rester, à tous égards, en harmonie fondamentale avec le -système des notions biologiques. Nous savons d'ailleurs, suivant la -remarque précédente, que ces théories elles-mêmes ne peuvent isolément -suffire à leur plus haute destination individuelle, sans l'assistance -supérieure des notions sociologiques. Il importait donc, en constituant -la sociologie, de faire convenablement sentir l'indispensable nécessité -de cette séparation fondamentale, où réside maintenant, à mon gré, -pour les esprits les plus avancés, la principale difficulté, à la -fois scientifique et logique, d'une telle constitution, parce que -la tendance générale des études inférieures à absorber spontanément -les supérieures, en vertu de leur positivité antérieure, et d'après -leurs relations naturelles, ne pouvait jamais être plus spécieuse -assurément que dans ce cas extrême, où presque aucun des éminens -penseurs de notre siècle n'a pu, en effet, éviter cette grande -aberration. Une discussion décisive nous a donc ainsi conduits à -satisfaire systématiquement aux éternelles conditions d'originalité -et de prééminence des spéculations sociales, que la résistance -théologico-métaphysique n'a pu que maintenir instinctivement d'une -manière fort insuffisante, depuis que la méthode positive a commencé -à prévaloir de plus en plus dans la moderne évolution mentale. C'est -au nom même de la positivité et de la rationnalité que nous avons -directement réclamé, et même déterminé la convenable reconstruction -d'un ascendant philosophique, toujours indispensable, qu'on n'ose -pourtant motiver de nos jours que sur les seules exigences pratiques. -Mais cette réorganisation normale ne pouvait être vraiment consolidée -qu'en faisant aussitôt cesser, d'une autre part, le stérile et -irrationnel isolement où les diverses écoles théologico-métaphysiques, -sans exception des moins arriérées, s'accordaient, depuis deux -siècles, au milieu de leurs intimes divergences, à placer constamment -le système des études morales et politiques envers l'ensemble de la -philosophie naturelle. Or cette seconde condition générale, non moins -inévitable que la première, a été complétement remplie, d'après une -exacte convergence des besoins scientifiques avec les besoins logiques, -prescrivant également désormais la subordination fondamentale de la -science finale à chacune des sciences préliminaires, sur lesquelles -sa réaction philosophique doit ensuite redevenir prépondérante. -Aussi devais-je attacher beaucoup de prix à signaler, autant que -possible, les liaisons directes qui résultent, à cet égard, de la -nature des études respectives, vu la double nécessité continue de -connaître préalablement, d'une part, le milieu, d'une autre part, -l'agent de l'évolution sociale. La position encyclopédique assignée -à la sociologie, dès le début de ce Traité, par notre hiérarchie -scientifique, et qui résume exactement l'ensemble de ses conditions et -de ses relations, s'est donc trouvée ensuite spécialement confirmée -en une foule d'occasions, même indépendamment de l'irrécusable -obligation logique d'une telle marche successive pour élever la méthode -positive jusqu'à sa phase sociologique, suivant les explications du -chapitre précédent. Mais, quelle que soit l'importance réelle des -indispensables notions ainsi transportées d'abord des études purement -inorganiques dans cette science finale, c'est aux études biologiques -que doit surtout appartenir, d'après la nature des sujets respectifs, -un tel office scientifique, après que les tendances primitives aux -empiétemens irrationnels y ont été suffisamment contenues. À tous les -degrés de l'échelle sociologique, et sous tous les rapports statiques -ou dynamiques, la biologie fournit nécessairement, sur la nature -humaine, autant qu'elle peut être connue par la seule considération de -l'individu, des notions fondamentales qui doivent toujours contrôler -les indications directes de l'exploration sociologique, et souvent -même les rectifier ou les perfectionner. Mais, en outre, dans la -partie inférieure de la série, sans descendre d'ailleurs jusqu'à -l'état initial, où les déductions biologiques peuvent seules nous -guider, il est clair que la biologie, quoique toujours dominée, comme -dans tous les cas antérieurs de ce genre, par l'esprit sociologique, -doit faire spécialement connaître cette association élémentaire, -intermédiaire spontané entre l'existence purement individuelle et -l'existence pleinement sociale, qui résulte de l'existence domestique -proprement dite, plus ou moins commune à tous les animaux supérieurs, -et qui constitue, dans notre espèce, la véritable base primordiale du -plus vaste organisme collectif. Toutefois l'élaboration originale de -cette nouvelle science a dû être essentiellement dynamique, en sorte -que les lois d'harmonie y ont été presque toujours implicitement -considérées parmi les lois de succession, dont l'appréciation distincte -pouvait seule constituer aujourd'hui la physique sociale. Aussi sa -plus haute connexité scientifique avec la biologie consiste-t-elle -maintenant dans la liaison fondamentale que j'ai établie entre la -série sociologique et la série biologique, et qui permet d'envisager -philosophiquement la première comme un simple prolongement graduel -de la seconde, quoique les termes de l'une soient surtout coexistans -et ceux de l'autre surtout successifs. Sauf cette unique différence -générale, qui ne saurait interdire l'enchaînement des deux séries, nous -avons, en effet, reconnu que le caractère essentiel de l'évolution -humaine résulte nécessairement de la prépondérance toujours croissante -des mêmes attributs supérieurs qui placent l'homme à la tête de la -hiérarchie animale, où ils dirigent aussi l'appréciation rationnelle -des principaux degrés d'animalité. On parvient ainsi à concevoir -l'immense système organique comme liant réellement la moindre -existence végétative à la plus noble existence sociale, par une -longue progression intermédiaire de modes d'existence de plus en plus -élevés, dont la succession, quoique nécessairement discontinue, n'en -est pas moins essentiellement homogène. Enfin, le principe d'un tel -enchaînement consistant, au fond, dans la généralité décroissante des -phénomènes prépondérans, cette double série organique se rattache -spontanément à l'unique série rudimentaire que puisse nous offrir -la nature inorganique, où, en effet, les trois degrés principaux, -d'abord mathématique ou astronomique, ensuite physique, et enfin -chimique, propres à l'existence universelle, présentent déjà une -succession relative au même principe, que j'ai dès lors osé ériger -au cinquante-septième chapitre, après tant de hautes vérifications -dynamiques et statiques, en loi fondamentale de toute taxonomie -positive. La direction nécessaire de l'ensemble du mouvement humain, -à la fois individuel et social, étant ainsi scientifiquement -déterminée, il ne restait plus, pour constituer la sociologie, qu'à en -caractériser aussi la marche générale. C'est ce que j'ai accompli, -au tome quatrième, par ma loi fondamentale d'évolution, qui, avec -cette loi hiérarchique, établit, j'ose le dire, un véritable système -philosophique, dont les deux élémens principaux sont spontanément -solidaires. Dans cette conception dynamique, la sociologie se rattache -profondément à la biologie, puisque l'état initial de l'humanité y -coïncide essentiellement avec celui où leur imperfection organique -retient les animaux supérieurs, chez lesquels l'essor spéculatif -ne dépasse jamais ce fétichisme primordial d'où l'homme lui-même -n'aurait pu sortir sans l'énergique impulsion du développement -collectif. La similitude est encore plus évidente quant à l'existence -active. Après avoir ainsi constitué la théorie sociologique, il -fallait, pour la rendre vraiment jugeable, constater directement sa -réalité fondamentale, en osant l'appliquer convenablement à la saine -appréciation générale, historique quoique abstraite, de la grande -progression, à la fois mentale et sociale, qui, depuis quarante -siècles, élève continuellement l'élite de l'humanité. Tel a été l'objet -de l'élaboration décisive qui a exigé la totalité du volume précédent -et la majeure partie de celui-ci. Comme le vaste ensemble en a été, au -cinquante-septième chapitre, spécialement résumé, il serait superflu -d'y revenir maintenant. Il suffit ici de rappeler que cette irrécusable -épreuve, sous laquelle ont radicalement succombé toutes les conceptions -historiques proposées jusqu'ici, a finalement démontré la réalité -essentielle de ma théorie dynamique, par cela même que chaque phase -importante de la grande évolution y a trouvé spontanément, outre la -filiation nécessaire, l'explication générale de son propre caractère -et la juste appréciation de sa participation indispensable au résultat -commun; de manière à toujours permettre de glorifier convenablement, -sans aucune inconséquence, les services rendus successivement par -les influences les plus opposées. Une semblable aptitude à rendre, -par exemple, une égale et complète justice à l'état monothéique et à -l'état polythéique, avec une pareille indifférence personnelle envers -chacun d'eux, n'était, sans doute, possible que par suite même du -salutaire ébranlement qui a déterminé la crise finale propre à l'élite -de l'humanité, d'après l'ensemble du double mouvement moderne. Sans -une telle préparation, à la fois politique et philosophique, aucun -esprit n'aurait pu s'affranchir assez complétement et de l'antique -philosophie et des préjugés critiques développés pendant sa longue -décadence pour introduire, en un semblable sujet, cette disposition -pleinement scientifique, indispensable aux moindres spéculations, mais -beaucoup plus nécessaire, et pourtant bien plus difficile, envers -les études les plus transcendantes et aussi les plus passionnées que -l'esprit humain puisse aborder. Ainsi, les mêmes conditions générales -qui exigeaient aujourd'hui cette élaboration décisive, devaient, sous -un autre aspect, la seconder spécialement. Son efficacité pratique est -d'ailleurs inséparable de sa réalité théorique, puisque le présent y -est profondément rattaché enfin, sous tous les aspects possibles, à -l'ensemble du passé humain, de manière à mettre également en évidence -la marche antérieure et la tendance ultérieure de chaque phénomène -important: d'où résulte enfin, dans le cas politique, la possibilité -d'une relation normale entre la science et l'art, déjà ébauchée -envers les cas plus simples, à mesure que s'est accompli l'essor -préliminaire de la sociabilité moderne. Quelque peu avancée que doive -être encore cette nouvelle science, on peut donc la regarder comme -ayant déjà suffisamment rempli toutes les conditions essentielles de -son institution initiale, en sorte qu'il ne restera plus désormais -qu'à poursuivre convenablement son développement spécial. La nature -du sujet, où la solidarité est beaucoup plus complète que partout -ailleurs, lui assure spontanément, dès sa naissance, en compensation -nécessaire de sa complication plus grande, une rationnalité supérieure -à celle de toutes les sciences préliminaires, y compris même la -biologie, en y établissant aussitôt l'ascendant normal de l'esprit -d'ensemble, qui, d'une telle source, doit bientôt se répandre sur -toutes les parties antérieures de la philosophie abstraite, afin -d'y réparer peu à peu les désastres du régime dispersif propre à -l'élaboration préparatoire des connaissances réelles. - - -D'après l'appréciation scientifique que nous venons de terminer, la -grande appréciation logique du chapitre précédent se trouve donc -suffisamment complétée. Malgré l'état peu satisfaisant de presque -toutes les doctrines spéciales, sauf, à quelques égards, dans les -sciences inférieures, on peut cependant juger désormais essentiellement -accomplie la longue et difficile préparation mentale qui, depuis -la mémorable impulsion initiale de Descartes et de Bacon, devait -graduellement amener l'avénement final de la vraie philosophie moderne. -Tous les élémens indispensables destinés à concourir à sa formation -sont maintenant assez développés pour que le véritable caractère, à -la fois scientifique et logique, propre à chacun d'eux, soit déjà -pleinement appréciable, quoique jusqu'ici très-imparfaitement réalisé. -En même temps, le lien nécessaire de leur systématisation directe est -spontanément résulté de l'extension successive de l'esprit positif -à des spéculations de plus en plus éminentes, dont les dernières, -relatives aux phénomènes les plus complexes et les plus importans, -réunissent, par leur nature, toutes les grandes conditions de -l'ascendant philosophique. La création décisive de la sociologie -complète l'essor fondamental de la méthode positive, et constitue -le seul point de vue susceptible d'une véritable universalité, de -manière à réagir convenablement sur toutes les études antérieures, afin -de garantir leur convergence normale sans altérer leur originalité -continue. Sous un tel ascendant, nos diverses connaissances réelles -pourront donc former enfin un vrai système, assujetti, dans son -entière étendue et dans son expansion graduelle, à une même hiérarchie -et à une commune évolution, ce qui n'est certainement possible par -aucune autre voie. D'une autre part, l'indispensable harmonie entre -la spéculation et l'action est ainsi pleinement établie, puisque les -diverses nécessités mentales, soit logiques, soit scientifiques, -concourent alors, avec une remarquable spontanéité, à conférer la -présidence philosophique aux conceptions que la raison publique a -toujours justement regardées comme devant universellement prévaloir, -et qui n'avaient passagèrement perdu cet invariable privilége que par -suite des besoins exceptionnels propres à la situation profondément -contradictoire qui caractérise l'ensemble de la grande transition -moderne. Le bon sens, au nom duquel réclamaient surtout, il y a deux -siècles, les fondateurs de la philosophie positive, revient donc -aujourd'hui, convenablement systématisé, présider à son installation -finale, pour diriger ensuite à jamais son application normale, après -que toutes les aberrations générales du génie spécial auront été -suffisamment rectifiées. Enfin, la morale, dont les exigences directes -étaient implicitement méconnues pendant l'élaboration préliminaire, -recouvre aussitôt ses droits éternels par suite de la suprématie -mentale du point de vue social, rétablissant, avec une énergique -efficacité, le règne continu de l'esprit d'ensemble, auquel le vrai -sentiment du devoir reste toujours profondément lié. Dans les deux -derniers siècles, l'ascendant scientifique a pu longtemps appartenir -à l'impulsion, essentiellement mathématique, émanée des sciences -inférieures, sans aucun grave danger immédiat pour les conditions -naturelles de la moralité, tant que les besoins sociaux n'étaient -pas encore redevenus directement prépondérans. Tout en écartant -spontanément les contemplations sociales, afin de se restreindre -d'abord aux études préliminaires où la positivité rationnelle était -plus aisément développable, l'instinct spéculatif pouvait alors -être soutenu par ce juste sentiment de l'harmonie fondamentale -de nos efforts privés avec la commune destination, qui nous rend -spécialement accessibles aux inspirations morales. Mais il n'en -est plus ainsi depuis que la crise finale a mis en haute évidence -l'urgence universelle des nécessités politiques. Dès lors, cet esprit -scientifique, qui, d'après l'inévitable conviction de son impuissance -radicale envers les plus nobles spéculations, tend à inspirer, à leur -égard, une désastreuse indifférence, devient nécessairement de plus en -plus immoral, en conduisant presque toujours à l'égoïsme systématique, -que l'ascendant familier des vues d'ensemble peut seul aujourd'hui -convenablement guérir. Cette intime perturbation, d'autant plus -dangereuse qu'elle corrompt directement la première source mentale de -la régénération humaine, est spontanément dissipée par la prépondérance -philosophique de l'esprit sociologique. Le type fondamental de -l'évolution humaine, aussi bien individuelle que collective, y est, -en effet, scientifiquement représenté comme consistant toujours -dans l'ascendant croissant de notre humanité sur notre animalité, -d'après la double suprématie de l'intelligence sur les penchans, et -de l'instinct sympathique sur l'instinct personnel. Ainsi ressort -directement, de l'ensemble même du vrai développement spéculatif, -l'universelle domination de la morale, autant du moins que le comporte -notre imparfaite nature. Il serait assurément superflu de signaler -ici davantage l'aptitude morale d'une philosophie qui développe -systématiquement, au plus haut degré possible, le sentiment fondamental -de la solidarité et de la continuité sociales, en même temps que la -notion générale de l'ordre spontané que l'économie totale du monde -réel érige, à tous égards, en base nécessaire de notre conduite, soit -privée, soit publique. - -Pour achever de caractériser cette nouvelle philosophie générale, -il ne nous reste plus enfin, après avoir suffisamment considéré sa -constitution propre, à la fois scientifique et logique, qu'à indiquer, -au chapitre suivant, la nature de son action ultérieure, d'abord -mentale, puis sociale, en tant du moins qu'une telle détermination peut -aujourd'hui reposer sur une base vraiment rationnelle, suivant notre -théorie de l'évolution humaine, ainsi poussée jusqu'à sa plus extrême -application actuelle. - - - - -SOIXANTIÈME ET DERNIÈRE LEÇON. - - Appréciation sommaire de l'action finale propre à la philosophie - positive. - - -Aucune des précédentes révolutions de l'humanité, même la plus grande -de toutes, relative au passage décisif de l'organisme polythéique de -l'antiquité au régime monothéique du moyen âge, n'a pu modifier aussi -profondément l'ensemble de l'existence humaine, à la fois individuelle -et sociale, que devra le faire, dans un prochain avenir, l'avénement -nécessaire de l'état pleinement positif, où nous avons reconnu -consister, à tous égards, la seule issue possible de l'immense crise -finale qui, depuis un demi-siècle, agite si intimement les populations -d'élite. Ce terme naturel des divers mouvemens antérieurs est enfin -tellement préparé, que son accomplissement définitif ne dépend plus -essentiellement désormais que de l'essor direct et systématique de la -philosophie correspondante. La seconde moitié du cinquante-septième -chapitre a été surtout consacrée à faire spécialement apprécier la -grande élaboration politique qui doit constituer, dans le siècle -actuel, le principal caractère d'une telle philosophie, dont -l'influence immédiate se trouve ainsi convenablement signalée. Il -ne nous reste donc plus ici qu'à indiquer sommairement, sous un -aspect plus général, l'action normale que devra finalement exercer le -nouveau régime philosophique, quand son universel ascendant aura pu -être suffisamment réalisé. Nous devons, à cet effet, le considérer -successivement envers chacun des modes essentiels de l'existence -humaine, d'abord mentale, puis sociale. Relativement à celle-ci, il -faudra séparément examiner l'ordre purement moral et ensuite l'ordre -politique proprement dit. Quant à la première, elle présente, non moins -naturellement, deux points de vue très-distincts, l'un scientifique, -l'autre esthétique. Mais, ce dernier étant surtout destiné à réfléter -spontanément l'ensemble des divers aspects humains, aussi bien sociaux -qu'intellectuels, l'indication qui s'y rapporte sera mieux placée -à la fin de cette appréciation totale. Telles sont donc les quatre -classes de considérations générales, d'abord scientifiques ou plutôt -rationnelles, ensuite morales, puis politiques, et enfin esthétiques, -d'après lesquelles nous devons, dans ce chapitre extrême, achever -rapidement de caractériser la grande régénération philosophique qui a -toujours constitué l'objet essentiel de ce Traité. - -La principale propriété intellectuelle de l'état positif consistera -certainement en son aptitude spontanée à déterminer et à maintenir une -entière cohérence mentale, qui n'a pu encore exister jamais à un pareil -degré, même chez les esprits les mieux organisés et les plus avancés. -Sans doute le régime polythéique, qui dut former, à tous égards, la -phase la plus importante de notre préparation théologique, offrit -longtemps, comme je l'ai expliqué, une sorte d'unité spéculative, -d'après la nature uniformément religieuse que présentaient alors -toutes les grandes conceptions humaines, du moins avant que la -métaphysique dissolvante eût acquis une extension décisive. Mais, -quoique notre intelligence n'ait pu ensuite retrouver une harmonie -aucunement équivalente, cette consistance initiale, outre sa moindre -stabilité, ne pouvait même être aussi complète, à beaucoup près, -que celle qui résultera nécessairement de l'universel ascendant de -l'esprit positif; car, aux époques les plus arriérées, la positivité -spontanée des notions les plus particulières et les plus usuelles -a dû toujours altérer involontairement, en chaque genre, la pureté -théologique des spéculations générales, tandis que le nouveau régime -doit, au contraire, imprimer à toutes nos conceptions quelconques, -depuis les plus élémentaires jusqu'aux plus transcendantes, un -caractère pleinement positif, sans le moindre mélange indispensable -d'aucune philosophie hétérogène. Il serait d'ailleurs superflu de -faire expressément ressortir la supériorité naturelle de cette -harmonie finale sur l'équilibre précaire et incomplet que nous avons -vu exister, pendant quelques siècles, sous la prépondérance provisoire -de la métaphysique scolastique, après l'entier ascendant du système -monothéique, et avant que la philosophie positive eût commencé à se -manifester distinctement. La situation profondément contradictoire -propre à la transition actuelle, où les meilleurs esprits sont -habituellement soumis à trois régimes incompatibles, permet encore -moins de concevoir directement aujourd'hui cette prochaine unité, à -la fois scientifique et logique. On ne peut s'en former une juste -idée qu'en y voyant surtout, d'après la double appréciation de nos -deux derniers chapitres, l'extension totale et définitive de ce bon -sens fondamental qui, longtemps borné à des opérations partielles et -pratiques, s'est ensuite graduellement emparé des diverses parties du -domaine spéculatif, de manière à déterminer enfin l'entière rénovation -de la raison humaine, ou plutôt son ascendant décisif sur la pure -imagination. Alors notre intelligence, faisant à jamais prévaloir, -envers les plus hautes recherches, cette même sagesse universelle que -les exigences de la vie active nous rendent spontanément familière -à l'égard des plus simples sujets, aura systématiquement renoncé -partout à la détermination chimérique des causes essentielles et de la -nature intime des phénomènes, pour se livrer exclusivement à l'étude -progressive de leurs lois effectives, dans l'intention permanente, -d'ailleurs spéciale ou générale, d'y puiser les moyens d'améliorer le -plus possible l'ensemble de notre existence réelle, soit privée, soit -publique. Le caractère purement relatif de toutes nos connaissances -étant ainsi habituellement reconnu, nos théories quelconques, sous -la commune prépondérance naturelle du point de vue social, seront -toujours uniquement destinées à constituer, envers une réalité qui -ne saurait jamais être absolument dévoilée, des approximations aussi -satisfaisantes que puisse le comporter, à chaque époque, l'état -correspondant de la grande évolution humaine. Cette universelle -appréciation logique sera d'ailleurs en pleine harmonie scientifique -avec le sentiment fondamental d'un ordre spontané, essentiellement -indépendant de nous, même envers nos propres phénomènes, individuels -ou collectifs, et sur lequel notre intervention ne saurait jamais -exercer que des modifications simplement secondaires, mais, du reste, -infiniment précieuses, comme formant la principale base de notre -puissance effective. On ne peut aujourd'hui comprendre suffisamment -combien un tel sentiment doit enfin dominer notre intelligence: soit -parce que la pensée involontaire des perturbations continues, au -moins virtuelles, nécessairement rappelées par un reste quelconque -de croyance théologique, empêche encore la plupart des bons esprits -d'éprouver complétement l'irrésistible conviction que tend à produire, -à tous égards, la régularité journalière du spectacle extérieur; soit -aussi parce que cette invariabilité des lois naturelles n'est pas -jusqu'ici convenablement reconnue à l'égard des événemens les plus -complexes, dont l'attention publique est justement préoccupée. La -puissance ultérieure de cette grande notion, à la fois transcendante -et vulgaire, ne saurait être actuellement aperçue que des entendemens -assez avancés pour se trouver maintenant, à l'un et à l'autre titre, -convenablement approchés de cette situation normale, que d'ailleurs -tout homme sensé regarde déjà comme évidemment inévitable. Enfin -un troisième attribut élémentaire, en même temps scientifique et -logique, qui est également propre au véritable esprit positif, -devra pareillement contribuer beaucoup à accélérer alors l'heureux -essor de nos saines spéculations, d'après un judicieux usage de la -liberté fondamentale que la nature et la destination des théories -réelles laissent nécessairement à notre intelligence, et qui est, -en tout genre, beaucoup plus étendue que les tendances absolues -n'ont pu jusqu'ici permettre de le soupçonner. À ces divers titres -essentiels, notre situation transitoire est encore si peu conforme à -cette prochaine terminaison, qu'on ne peut aujourd'hui directement -mesurer l'importance et la rapidité des progrès qui seront ainsi -obtenus: nous ne pouvons, en chaque cas, que les apprécier vaguement -d'après ceux déjà réalisés, depuis trois siècles, sous un régime -mental extrêmement imparfait, et même, à certains égards, radicalement -vicieux, qui continue à occasionner l'inévitable déperdition de la -plupart des efforts intellectuels. Toutes les sciences, même les -plus avancées, étant jusqu'ici à peine sorties de l'enfance, il est -impossible qu'une culture sagement systématique, où les moindres forces -seront directement appliquées à la commune élaboration, n'y détermine -promptement un essor très-supérieur à celui qu'y pouvait permettre -un empirisme dispersif, impuissant à s'affranchir suffisamment de la -tutelle métaphysique, et même théologique, dont leur état présent -nous a offert tant de traces capitales. Pour préciser davantage -cette indication générale, il faut considérer séparément la parfaite -harmonie mentale qui appartient à l'état positif, d'abord envers les -spéculations abstraites, ensuite quant aux études concrètes, et enfin -relativement aux notions pratiques. - -Sous le premier aspect, seul pleinement appréciable jusqu'ici, toutes -les parties de ce Traité ont fait directement ressortir combien chaque -classe de connaissances réelles doit hautement s'améliorer, quand -une marche vraiment rationnelle y remplacera enfin l'élaboration -purement préliminaire, dont les deux chapitres précédens ont -suffisamment caractérisé les diverses imperfections essentielles, -soit scientifiques, soit logiques. Le régime final devant être, à -cet égard, principalement distingué par l'intime solidarité des -différentes branches de la philosophie abstraite, il suffit ici de -signaler sommairement la double influence fondamentale d'une telle -connexité, comme devant garantir pleinement la juste indépendance de -chaque science, et consolider entièrement les notions correspondantes. -Quand l'ascendant normal de l'esprit sociologique aura partout remplacé -convenablement la vaine présidence scientifique, provisoirement laissée -à l'esprit mathématique, dès lors réduit à son domaine naturel, la -prépondérance spontanée d'une science qui dépend de toutes les autres, -et qui cependant ne saurait jamais être absorbée par aucune d'elles, -assurera nécessairement le libre essor de chacune, conformément à -son génie propre, et à l'abri de toute irrationnelle invasion, sans -altérer néanmoins son concours permanent à l'harmonie universelle, que -cette légitime originalité de chaque élément philosophique rendra, au -contraire, plus intime et plus stable. Au lieu de chercher aveuglément -une stérile unité scientifique, aussi oppressive que chimérique, dans -la vicieuse réduction de tous les phénomènes quelconques à un seul -ordre de lois, l'esprit humain regardera finalement les diverses -classes d'événements comme ayant leurs lois spéciales, d'ailleurs -inévitablement convergentes, et même, à quelques égards, analogues; -l'harmonie la plus satisfaisante résultera spontanément entre elles, -d'abord de leur commun assujettissement continu à une même méthode -fondamentale, ensuite de leur tendance uniforme et solidaire vers -une même destination essentielle, et enfin de leur subordination -simultanée à une même évolution générale. Quoique ce régime définitif -doive évidemment augmenter beaucoup l'indépendance et la dignité de -toutes les sciences quelconques, l'étude des corps vivans est pourtant -celle qui en devra naturellement retirer le plus d'avantages, comme -ayant dû être jusqu'ici la plus exposée à de désastreux empiétemens, -contre lesquels elle ne semble pouvoir trouver de garanties effectives -que sous la protection, encore plus dangereuse, et néanmoins fort -insuffisante, des conceptions théologico-métaphysiques. Le déplorable -conflit qui résulte, en biologie, d'une telle opposition, constitue -aujourd'hui la seule influence sérieuse qu'ait pu encore conserver -l'ancien antagonisme philosophique entre le matérialisme et le -spiritualisme. Car ces deux tendances inverses, mais également -vicieuses, que leur intime corrélation destine à disparaître -simultanément sous la prépondérance finale du véritable esprit positif, -ne représentent, au fond, l'une que la disposition naturelle des -sciences inférieures à absorber abusivement les supérieures, l'autre -que l'entraînement spontané de celles-ci à supposer le maintien de -leur juste dignité, toujours lié à la ténébreuse conservation de -l'antique philosophie: double aberration qui n'a plus maintenant de -gravité profonde qu'envers les études biologiques, où elle cédera -nécessairement à l'heureuse aptitude directe de la philosophie -finale pour régler convenablement chaque constitution scientifique, -à la fois sans oppression et sans anarchie. Si l'on considère, en -second lieu, la coordination intérieure de chaque science, la même -discipline philosophique y doit ultérieurement garantir, en vertu -de son universalité caractéristique, l'indispensable consolidation -des diverses conceptions essentielles contre l'imminente dissolution -dont les menace aujourd'hui, en tous genres, l'essor déréglé des -impulsions spéciales. Dans les sciences même les plus avancées, -d'irrécusables symptômes annoncent déjà l'impérieuse nécessité de -contenir ainsi les perturbations radicales qu'y doit susciter de plus -en plus la tendance croissante des médiocrités ambitieuses à obtenir -de faciles succès par l'anarchique démolition des doctrines qu'on y -suppose les mieux établies, et qui cependant ne sauraient, en aucun -cas, être suffisamment affermies que d'après leur commune adhérence -au système général de la vraie philosophie abstraite. Ainsi que le -précédent, ce nouveau besoin essentiel, quoique partout appréciable, -doit se faire spécialement sentir pour les études biologiques, que -leur complication supérieure et leur formation plus tardive doivent -davantage exposer aux controverses destructives, mais que leur plus -intime connexité avec la science dirigeante devra naturellement -rendre aussi mieux accessible à sa salutaire protection. En signalant -ici seulement l'exemple le plus décisif, la déplorable hésitation -scientifique que conservent encore tant d'esprits éclairés au sujet -de la grande conception de la hiérarchie animale, sans laquelle toute -véritable philosophie biologique serait assurément impossible, se -trouvera spontanément dissipée à jamais, quand le régime final aura -fait suffisamment reconnaître la liaison nécessaire d'une telle notion, -soit avec l'ensemble de la constitution spéculative, soit même avec -le principe général du classement social, comme je l'ai spécialement -expliqué. Jusqu'envers les cas où les notions établies comporteraient, -en effet, d'incontestables rectifications partielles, une sage -discipline philosophique saura toujours maintenir une juste pondération -rationnelle entre les exigences, quelquefois opposées, de la liaison -et de l'exactitude; tandis que le régime dispersif sacrifie trop -aveuglément aujourd'hui les premières aux dernières, d'ailleurs souvent -plus spécieuses que réelles. - -Quoique la marche nécessaire de l'élaboration préliminaire, fidèlement -reproduite dans l'ensemble de ce Traité, y ait dû faire justement -prévaloir la formation graduelle de la science abstraite, dont Bacon -avait si bien pressenti l'indispensable priorité, il est clair, -suivant les indications spéciales de l'avant-dernier chapitre, que -la construction directe de la science concrète devra naturellement -constituer l'une des principales attributions permanentes du nouvel -esprit philosophique, sans l'ascendant duquel ne pourrait certainement -se développer une étude qui exige inévitablement l'intime combinaison -continue des divers points de vue scientifiques. Une telle étude doit -être, à tous égards, comme l'indique déjà sa dénomination la plus -usitée, éminemment historique, en tant que relative à l'appréciation -effective de l'existence successive propre aux différens êtres réels. -Outre l'éclatante lumière qu'elle fera spontanément rejaillir sur -les lois élémentaires des divers modes d'activité, et les précieuses -indications pratiques dont elle sera, par sa nature, la source -immédiate, je dois y signaler ici, surtout envers les phénomènes les -plus complexes et les plus élevés, une importante détermination, -qui ne saurait être autrement obtenue, et dont il faut regarder la -réaction philosophique comme spécialement indispensable à la pleine -consolidation du nouveau régime mental, où l'entière élimination de -l'absolu ne pourrait, sans cela, être suffisamment assurée. Il s'agit -de la fixation, aujourd'hui trop prématurée, mais alors directement -accessible, de la véritable durée générale assignée, par l'ensemble de -l'économie réelle, à chacune des principales existences naturelles, et -entre autres à l'évolution ascensionnelle de l'humanité. Quoique cette -grande évolution, qui commence à peine à se dégager aujourd'hui d'un -lent essor préparatoire, doive certainement rester encore à l'état -progressif pendant une longue suite de siècles, au delà desquels il -serait sans doute aussi déplacé qu'irrationnel de spéculer maintenant, -il importe cependant beaucoup au développement ultérieur du vrai génie -philosophique de reconnaître déjà , en principe, le plus nettement -possible, que l'organisme collectif est nécessairement assujetti, -comme l'organisme individuel, à un inévitable déclin spontané, même -indépendamment des altérations insurmontables du milieu général. -Vainement argue-t-on, pour détourner cette fatale assimilation, -d'une prétendue différence radicale entre les deux cas, tenant au -rajeunissement continu que l'on suppose indéfiniment propre au -premier; car, il est clair que le second n'y est pas, au fond, moins -disposé, d'après l'introduction permanente de nouveaux élémens, qui -n'y cesse qu'avec la vie, et qui pourtant n'y empêche pas la mort, -quand la décomposition croissante l'emporte enfin sur la recomposition -décroissante. Sauf l'immense inégalité des durées, relative à l'étendue -comparative des deux organismes et à la vitesse respective de leur -développement, rien ne saurait assurément empêcher la vie collective -de l'humanité d'offrir naturellement une semblable destinée, dont la -perspective philosophique, tout en dissipant radicalement les illusions -métaphysiques sur la perfectibilité indéfinie, ne doit pas davantage -décourager les énergiques tentatives d'une judicieuse amélioration -que ne le fait habituellement, aux yeux de tous les hommes sensés, en -un cas beaucoup moins favorable, la pleine certitude d'une inévitable -destruction, même quand elle est très-prochaine. La saine philosophie -devra, ce me semble, peu regretter l'insuffisante coopération de ceux -qui n'auraient pas désormais le courage de concourir activement à la -longue ascension de l'humanité sans la stimulation artificielle de ces -chimériques espérances, dont l'influence tend directement aujourd'hui -à prolonger, sous d'autres formes, la ténébreuse prépondérance de -l'antique philosophie absolue. Il serait d'ailleurs évidemment oiseux -de s'arrêter maintenant, en aucune manière, à la détermination -prématurée du caractère extrême que devra prendre, dans un avenir -très-lointain, le véritable esprit philosophique, toujours disposé -à reconnaître, sans aucun vain désespoir, toute destinée clairement -inévitable, quand l'âge du déclin deviendra prochain, afin d'en adoucir -convenablement l'amertume naturelle, en y soutenant noblement la -dignité humaine. Ce n'est point à ceux qui sortent à peine de l'enfance -qu'il appartient déjà de préparer leur vieillesse: cette prétendue -sagesse conviendrait certainement encore moins pour la vie collective -que pour la vie individuelle. - -Si l'on considère enfin l'influence normale du nouveau régime mental -quant à l'élaboration rationnelle des connaissances pratiques, il -serait ici superflu de faire expressément ressortir son heureuse -aptitude à constituer spontanément la plus intime harmonie permanente -entre le point de vue actif et le point de vue spéculatif, dès lors -toujours subordonnés à un même esprit philosophique, après l'entière -cessation de l'opposition radicale que l'antique philosophie avait -nécessairement établie entre eux. D'un côté, en effet, l'essor -pratique, plus ou moins comprimé jusqu'ici par de superstitieux -scrupules, ou détourné par de chimériques espérances, devra être -directement stimulé d'après l'universel ascendant de la positivité -rationnelle, qui soumettra toutes les opérations usuelles à une -lumineuse appréciation systématique. Mais, en sens inverse, l'extension -technique n'aura pas moins d'efficacité pour faire unanimement -apprécier l'immense supériorité du vrai régime scientifique sur la -vaine constitution antérieure des diverses spéculations humaines. Le -sentiment de l'action et celui de la prévision étant ainsi mutuellement -solidaires, d'après leur commune subordination au principe fondamental -des lois naturelles, il n'est pas douteux qu'une telle connexité devra -beaucoup contribuer à populariser et à consolider, par une application -continue, la nouvelle philosophie, où chacun reconnaîtra directement -l'uniforme réalisation d'une même marche générale envers tous les -sujets quelconques accessibles à notre intelligence. Ces diverses -influences nécessaires seront surtout caractérisées dans l'essor -ultérieur des deux arts les plus difficiles et les plus importans, -l'art médical et l'art politique, aujourd'hui à peine ébauchés, d'après -l'état d'enfance des théories correspondantes, et qui seront alors -promptement rationnalisés, sous la puissante impulsion d'une véritable -unité philosophique, quand toutefois les études concrètes auront été -suffisamment instituées. Puisque les phénomènes les plus complexes -sont aussi les plus modifiables, c'est à eux que doit naturellement -se rapporter la principale appréciation de la vraie relation générale -entre la spéculation et l'action. Ainsi se manifestera directement, à -tous égards, la solidarité mutuelle qui doit intimement unir l'activité -pratique et le régime mental les plus convenables à la vraie nature -humaine, après leur entier affranchissement des impulsions étrangères -qui, longtemps indispensables à leur essor initial, entravent désormais -leur double progrès et leur rapprochement décisif. - -Telles sont, en aperçu très-sommaire, les diverses propriétés -essentielles que devra spontanément développer l'esprit positif, -enfin parvenu, par suite de sa dernière extension fondamentale, à sa -pleine universalité caractéristique, et que dissimule profondément -aujourd'hui la désastreuse prolongation de sa dispersion préliminaire. -Il faut maintenant apprécier, avec une équivalente rapidité, la haute -aptitude, encore plus méconnue, et pourtant encore plus décisive, de la -philosophie positive pour consolider et perfectionner, à tous égards, -la moralité humaine. - -Nous avons eu déjà , dans les deux chapitres précédens, quelques -occasions de reconnaître suffisamment la fatale scission qui s'est -naturellement développée, pendant tout le cours de la grande transition -moderne, entre les besoins intellectuels et les besoins moraux, -et d'après laquelle on est aujourd'hui involontairement disposé à -craindre que le régime le plus convenable aux uns ne puisse également -satisfaire aux autres. Pour dissiper cette funeste prévention, qui -tend directement à neutraliser l'activité régénératrice, il suffit -de remarquer que ce dangereux antagonisme dut seulement constituer -un résultat inévitable, très-douloureux sans doute, mais purement -provisoire, de la situation contradictoire qui devait caractériser -une telle évolution préliminaire, où la rénovation mentale n'était -d'abord exécutable qu'envers les études supérieures, en écartant, -comme trop compliquées, les questions morales, qui semblaient -ainsi devoir indéfiniment adhérer à l'antique philosophie, dont ce -mouvement préalable était surtout destiné à détruire l'ascendant -devenu profondément oppressif, avant de pouvoir le remplacer par -une systématisation plus complète et plus durable. Mais l'extension -finale de la positivité rationnelle aux plus éminentes spéculations -fait désormais cesser spontanément cette désastreuse opposition, -en conférant directement au point de vue social la plus heureuse -prépondérance normale, aussi bien logique et scientifique que morale et -politique, comme les deux derniers chapitres l'ont pleinement démontré. -Sous ce nouveau régime philosophique, l'esprit positif développera -rapidement son aptitude essentielle à traiter de telles questions, où -les conceptions théologiques et métaphysiques ne peuvent plus offrir -maintenant que des dangers toujours croissans, en faisant rejaillir -sur les doctrines les plus importantes l'incertitude et le discrédit -qui s'attacheront inévitablement de plus en plus à une philosophie dès -longtemps caduque, envers laquelle l'absence actuelle de toute autre -systématisation contient à peine la juste antipathie de la raison -moderne. - -Depuis que l'intervention métaphysique a définitivement rompu l'unité -théologique, en s'efforçant vainement de la remplacer, sa profonde -impuissance organique a dû se trouver passagèrement dissimulée par -l'ardeur même de la grande lutte critique, qui, à défaut de vrais -principes moraux, suscitait une impulsion commune, propre à refouler, -à un certain degré, l'égoïsme spontané. Mais, l'opération négative -étant aujourd'hui, sous tous les aspects essentiels, aussi accomplie -qu'elle puisse l'être jusqu'à la rénovation directe, l'inévitable -affaissement des passions purement révolutionnaires, faute d'une -suffisante destination, commence à mettre en pleine évidence la -fragilité croissante des fondemens métaphysiques, incapables de -résister utilement à la moindre perturbation. Les convictions -profondes, que la théologie a laissé détruire, et que la métaphysique -n'a pu ranimer, ne peuvent donc plus être établies désormais, en -morale comme partout ailleurs, que d'après l'universelle prépondérance -de l'esprit positif, quand il y sera enfin convenablement appliqué, -dans l'élaboration finale des théories sociales. Il serait assurément -superflu d'ailleurs d'insister ici sur la tendance éminemment morale -propre à l'ascendant scientifique du point de vue social et à la -suprématie logique des conceptions d'ensemble, qui, suivant nos -explications antérieures, devront constituer le double caractère -final de la philosophie pleinement positive. Dans l'universelle -fluctuation inhérente à l'anarchie actuelle, où, faute de principes -suffisans, les plus indispensables notions peuvent être ouvertement -contestées, rien ne saurait donner une juste idée de l'énergie et de -la ténacité que devront acquérir, à tous égards, les règles morales, -lorsqu'elles pourront ainsi reposer convenablement sur une irrécusable -appréciation de l'influence réelle, directe ou indirecte, spéciale ou -générale, que l'existence humaine, soit privée, soit publique, doit -habituellement recevoir de nos actes et de nos tendances quelconques, -successivement jugés d'après l'ensemble des lois de notre nature, à la -fois individuelle et sociale. Cette détermination positive ne laissera -plus aucun accès essentiel à ces faciles subterfuges par lesquels tant -de sincères croyans éludent journellement, à leurs propres yeux comme -à ceux d'autrui, la rigueur des prescriptions morales, depuis que les -doctrines religieuses ont partout perdu leur principale efficacité -sociale, sous l'irrévocable décadence du pouvoir correspondant. -L'intime sentiment de l'ordre fondamental doit alors acquérir, à tous -égards, d'après la convergence nécessaire de tout le développement -spéculatif, une intensité susceptible de persister spontanément au -milieu des plus orageuses perturbations. Pendant que la parfaite unité -mentale qui caractérise l'état positif déterminera ainsi, chez chacun -des esprits convenablement cultivés, d'actives convictions morales, -elle constituera, non moins inévitablement, de puissans préjugés -publics, en développant, à ce sujet, une plénitude d'assentiment qui -n'a pu jamais exister au même degré, et dont l'irrésistible ascendant -continu sera destiné à suppléer à l'insuffisance des efforts privés, -en cas de culture trop imparfaite ou d'entraînement trop énergique. -J'ai d'ailleurs assez expliqué d'avance, surtout au cinquante-septième -chapitre, que cette double efficacité morale de la philosophie -finale ne suppose pas seulement l'influence directe et spontanée -des doctrines correspondantes, qui, quel qu'en doive être le pouvoir -spéculatif, suffiraient rarement à contenir les stimulations vicieuses, -vu la faible intensité des impulsions purement intellectuelles dans -l'ensemble de notre économie. Nous avons pleinement reconnu que, sous -le régime le plus favorable, de tels résultats exigeront, en outre, -par leur nature, d'abord l'action fondamentale d'un système convenable -d'éducation universelle, et même ensuite l'intervention continue -d'une sage discipline, à la fois privée et publique, émanée du même -pouvoir moral qui aura dirigé cette commune initiation. On oublie trop -aujourd'hui cette indispensable considération dans les comparaisons -superficielles et prématurées, si souvent injustes, et quelquefois -malveillantes, que l'on tente d'établir de la morale positive, à -peine mentalement ébauchée, et encore dépourvue de toute institution -régulière, avec la morale religieuse, complétement developpée par une -élaboration séculaire, et dès longtemps assistée de tout l'appareil -social qu'exigeait son application. - -L'influence ultérieure de la philosophie positive n'étant donc, à -cet égard, maintenant appréciable que relativement aux doctrines -elles-mêmes, indépendamment des institutions correspondantes, il -importe, pour en faciliter l'appréciation sommaire, d'y distinguer ici -rapidement chacun des trois degrés nécessaires que nous avons reconnus, -au cinquantième chapitre, propres à la morale universelle, d'abord -personnelle, puis domestique, et enfin sociale. - -Sous le premier aspect, la morale positive, convenablement organisée, -comportera certainement beaucoup plus d'efficacité pratique que -n'a pu jamais en obtenir, même à l'état monothéique, la morale -religieuse, malgré les puissans moyens dont elle a disposé. Outre -que l'appréciation individuelle de chaque système de conduite est, -en ce cas, plus directe et plus facile, ce degré initial sera dès -lors habituellement envisagé sous son aspect véritable, non plus -seulement quant à son utilité privée, mais comme base primordiale de -tout le développement moral, et, à ce titre, radicalement soustrait à -l'arbitrage de la prudence personnelle, pour être désormais pleinement -incorporé à l'ensemble des prescriptions publiques. Les anciens -n'ont pu obtenir un tel résultat, quoiqu'ils en eussent pressenti -l'importance, et le catholicisme lui-même ne l'a pas suffisamment -réalisé, par une conséquence inévitable de la prépondérance toujours -accordée à un but imaginaire. En exagérant les dangers momentanés d'une -franche renonciation à toute espérance chimérique, on a trop méconnu -jusqu'ici les avantages permanens que doit produire, sous une sage -direction philosophique, la concentration finale des efforts humains -sur la vie réelle, soit individuelle, soit surtout collective, dont -l'homme est ainsi directement poussé à améliorer le plus possible -l'économie totale, d'après l'ensemble des moyens qui lui sont propres, -et parmi lesquels les règles morales occupent certainement le premier -rang, comme immédiatement destinées à permettre ce concours universel -où réside évidemment notre principale puissance. Si cette inévitable -restriction tend, à certains égards, à diminuer spontanément une -prévoyance immodérée, en faisant mieux sentir le prix de l'actualité, -cette influence, facile à régler, peut elle-même utilement consolider -l'harmonie commune, en détournant davantage de toute excessive -accumulation. Une saine appréciation de notre nature, où d'abord -prédominent nécessairement les penchans vicieux ou abusifs, rendra -vulgaire l'obligation unanime d'exercer, sur nos diverses inclinations, -une sage discipline continue, destinée à les stimuler et à les -contenir suivant leurs tendances respectives. Enfin, la conception -fondamentale, à la fois scientifique et morale, de la vraie situation -générale de l'homme, comme chef spontané de l'économie réelle, fera -toujours nettement ressortir la nécessité de développer sans cesse, -par un judicieux exercice, les nobles attributs, non moins affectifs -qu'intellectuels, qui nous placent à la tête de la hiérarchie vivante. -Le juste orgueil que devra susciter le sentiment continu d'une telle -prééminence, surtout succédant à l'infériorité tant consacrée de -l'homme envers les anges, ne saurait d'ailleurs déterminer aucune -dangereuse apathie, puisque le même principe rappellera toujours un -type de perfection réelle, au-dessous duquel il sera trop aisé de -sentir que nous resterons constamment, quoique nos efforts persévérans -puissent nous en rapprocher de plus en plus. Il en résultera seulement -une noble audace à développer en tous sens la grandeur de l'homme, à -l'abri de toute terreur oppressive, et sans reconnaître jamais d'autres -limites que celles que nous impose l'irrésistible ensemble de l'ordre -réel, qu'il faut d'ailleurs chercher à modifier le plus possible à -notre avantage, d'après son exacte appréciation continue. - -Quant à la morale domestique, une comparaison décisive fera sans -doute bientôt apprécier la supériorité spontanée de la philosophie -positive, seule apte désormais, d'après les explications spéciales -du cinquantième chapitre, à refréner convenablement les dangereuses -aberrations que la métaphysique a suscitées, sans que la théologie -pût les contenir. Peut-être fallait-il que l'anarchie actuelle fût -poussée jusqu'à ces intimes perturbations, pour rendre pleinement -irrécusable la nécessité de constituer enfin l'ensemble des notions -morales sur une nouvelle base intellectuelle, seule propre à résister -suffisamment aux discussions corrosives, et même à les écarter -irrévocablement, en manifestant directement l'immuable réalité de la -subordination fondamentale qui constitue l'économie élémentaire des -sociétés humaines. C'est, en effet, envers l'union domestique, où -l'appréciation sociologique se confond presque avec l'appréciation -biologique, qu'on fera le plus aisément sentir combien les rapports -sociaux sont profondément naturels, puisqu'ils se rattachent ainsi -au mode d'existence propre à toute la partie supérieure de la -hiérarchie animale, dont l'humanité offre simplement le plus complet -développement, en harmonie avec son universelle prééminence. Une -judicieuse application du principe uniforme de classement, d'abord -abstrait, ensuite concret, propre à la philosophie positive, -consolidera d'ailleurs cette subordination élémentaire, en la liant -intimement à l'ensemble de la constitution spéculative, comme je l'ai -noté au cinquante-septième chapitre. Enfin l'étude approfondie de -l'évolution humaine, sous cet aspect capital, démontrera pleinement, -suivant nos indications historiques, que les diversités naturelles sur -lesquelles repose une telle économie sont de plus en plus développées -par le progrès commun, qui fait mieux tendre chaque élément vers -l'existence la plus conforme à son vrai caractère et la plus convenable -à l'harmonie générale. Pendant que l'esprit positif consolidera -systématiquement les grandes notions morales qui se rapportent à -ce premier degré d'association, il fera directement ressortir la -prépondérance croissante de la vie domestique pour l'immense majorité -de l'humanité, à mesure que la sociabilité moderne se rapproche -davantage de son état normal. L'enchaînement naturel qui, sauf quelques -rares anomalies individuelles, érige toujours, et à tous égards, -l'existence domestique en préambule indispensable de l'existence -sociale, sera donc ainsi finalement garanti contre toute sophistique -altération. - -Appréciée, en troisième lieu, envers la morale sociale proprement -dite, la philosophie positive y développera, encore plus évidemment -que dans les deux autres cas, sa haute aptitude organique. Ni la -philosophie métaphysique, qui consacre spontanément l'égoïsme, ni -même la philosophie théologique, qui subordonne la vie réelle à une -destination chimérique, n'ont jamais pu faire directement ressortir le -point de vue social comme le fera, par sa nature, cette philosophie -nouvelle, qui le prend nécessairement pour base universelle de la -systématisation finale. Ces deux régimes antérieurs étaient si peu -propres à permettre l'essor des affections purement bienveillantes -et pleinement désintéressées, qu'ils ont souvent conduit à en nier -dogmatiquement l'existence, l'un d'après de vaines subtilités -scolastiques, et l'autre sous l'ascendant inévitable des préoccupations -continues relatives au salut personnel. Aucun sentiment quelconque -n'étant pleinement développable sans un exercice spécial et permanent, -surtout s'il est naturellement peu prononcé, on doit donc regarder -le sens moral, dont le degré social constitue seulement la plus -complète manifestation, comme ayant été jusqu'ici imparfaitement -ébauché par une culture indirecte et factice, dont j'ai d'ailleurs -suffisamment apprécié la nécessité préliminaire. Quand une véritable -éducation aura convenablement familiarisé les esprits modernes avec -les notions de solidarité et de perpétuité que suggère spontanément, -en tant de cas, la contemplation positive de l'évolution sociale, on -sentira profondément l'intime supériorité morale d'une philosophie qui -rattache directement chacun de nous à l'existence totale de l'humanité, -envisagée dans l'ensemble des temps et des lieux: la religion, -au contraire, ne pouvait, au fond, reconnaître que des individus -passagèrement réunis, tous absorbés par une destination purement -personnelle, et dont la vaine association finale, vaguement reléguée au -ciel, ne devait offrir à l'imagination humaine qu'un type radicalement -stérile, faute d'aucun but saisissable. La restriction même de toutes -nos espérances à la vie réelle, individuelle ou collective, peut -aisément fournir, sous une sage direction philosophique, de nouveaux -moyens de mieux lier l'essor privé à la marche universelle, dont la -considération graduellement prépondérante constituera dès lors la seule -voie propre à satisfaire autant que possible ce besoin d'éternité -toujours inhérent à notre nature. Par exemple, le respect scrupuleux -pour la vie de l'homme, qui a toujours augmenté à mesure que notre -sociabilité s'est développée, ne peut certainement que s'accroître -beaucoup d'après l'extinction générale d'un espoir chimérique, dont la -préoccupation continue dispose si aisément à déprécier, aux yeux de -tous, chaque existence présente, toujours si accessoire en comparaison -de la perspective finale. Malgré les déclamations rétrogrades des -diverses écoles religieuses, la philosophie positive, convenablement -étendue jusqu'aux phénomènes sociaux qui doivent caractériser sa -principale attribution, se présente donc, à tous égards, comme plus -apte qu'aucune autre à seconder l'essor naturel de la sociabilité -humaine. Le véritable esprit philosophique n'étant, au fond, que le bon -sens pleinement systématisé, on peut même assurer que, du moins sous -sa forme spontanée, il maintient seul essentiellement, depuis plus de -trois siècles, l'harmonie générale contre les perturbations dogmatiques -inspirées ou tolérées par l'ancienne philosophie, dont les divagations -théologico-métaphysiques eussent déjà bouleversé toute l'économie -moderne, si la résistance instinctive de la raison vulgaire n'en avait -implicitement contenu la désastreuse application sociale, quoique les -effets en soient d'ailleurs trop sensibles, par suite de l'incohérence -naturelle de cette insuffisante opposition pratique, qui n'intervient -jamais qu'envers les désordres très-prononcés, sans pouvoir en arrêter -le renouvellement toujours imminent en faisant enfin cesser l'anarchie -mentale d'où ils proviennent nécessairement. - -D'après cette triple aptitude fondamentale, la morale positive tendra -de plus en plus à représenter familièrement le bonheur de chacun -comme surtout attaché au plus complet essor des actes bienveillans et -des émotions sympathiques envers l'ensemble de notre espèce, et même -ensuite, par une indispensable extension graduelle, à l'égard de tous -les êtres sensibles qui nous sont subordonnés, proportionnellement -d'ailleurs à leur dignité animale et à leur utilité sociale. Son -efficacité continue sera d'autant plus assurée qu'elle pourra -toujours s'adapter spontanément, avec une pleine opportunité, et sans -aucune inconséquence, aux exigences variables de chaque cas spécial, -individuel ou social, suivant la nature éminemment relative de la -nouvelle philosophie: tandis que l'immobilité nécessaire de la morale -religieuse devait, aux temps même de son principal ascendant, lui ôter -presque toute sa force au sujet des situations qui, développées après -sa constitution initiale, n'y avaient pu être suffisamment prévues. -Avant que l'avenir ait dignement réalisé l'essor universel de ces -éminens attributs moraux propres à la philosophie positive, c'est aux -vrais philosophes, précurseurs naturels de l'humanité, qu'il appartient -déjà de les constater hautement, aux yeux de tous, par la supériorité -soutenue de leur conduite effective, personnelle, domestique et -sociale, contrairement à la pernicieuse maxime métaphysique qui -voudrait aujourd'hui dogmatiquement interdire toute publique -appréciation de la vie privée. C'est ainsi que d'irrécusables exemples -devront manifester d'avance la possibilité continue de développer -désormais, d'après les seuls motifs humains, un sentiment assez complet -de la morale universelle pour déterminer spontanément, en chaque cas, -soit une invincible répugnance envers toute violation réelle, soit une -irrésistible impulsion au plus actif dévouement continu. - -Après avoir sommairement caractérisé l'action mentale et l'action -morale que doit ultérieurement exercer la philosophie positive, il -faut maintenant procéder à une pareille appréciation envers l'action -politique qui constituera toujours sa principale destination. Mais la -considération implicite d'un tel sujet dans toute la seconde moitié de -ce Traité, où le passé a été sans cesse contemplé en vue de l'avenir, -et les conclusions explicites du cinquante-septième chapitre pour -l'avenir le plus immédiat, doivent ici nous réduire, sous ce rapport, à -l'indication la plus décisive, relative à cette division fondamentale -entre l'organisme spirituel ou théorique et l'organisme temporel ou -pratique, dont nous avons assez examiné déjà l'avénement initial; en -sorte qu'il ne nous reste qu'à juger rapidement son développement -normal et son application permanente. - -La tentative prématurée du catholicisme au moyen âge, malgré son -éminent mérite et son admirable efficacité que je crois avoir -dignement appréciés, n'a pu réellement que marquer, à cet égard, -le but nécessaire de la civilisation moderne par une impression -ineffaçable, quoique très-imparfaite, sans ébaucher suffisamment une -solution politique qui devait dépendre d'une tout autre philosophie et -se rapporter à une tout autre sociabilité. Comme toutes les grandes -notions sociales placées jusqu'ici sous l'insuffisante protection -du monothéisme, cette conception fondamentale a dû être d'ailleurs, -pendant les cinq siècles de la double transition, de plus en plus -discréditée, à raison de sa pernicieuse adhérence à des doctrines -arriérées, alors devenues profondément oppressives. On voit, au -contraire, l'utopie pédantocratique, transmise par la métaphysique -grecque à la métaphysique moderne, acquérir, en même temps, un -ascendant croissant, dont l'influence profondément perturbatrice est -enfin devenue aujourd'hui directement jugeable. Il n'existe donc -encore essentiellement, à ce sujet, qu'un sentiment fondamental, -vague et incomplet, mais spontané et indestructible, des exigences -politiques inhérentes à la nature de la civilisation actuelle, qui -assigne, en tous genres, une certaine participation distincte à -la puissance matérielle et à la puissance intellectuelle, dont la -séparation et la coordination, jusqu'ici entièrement confuses, sont -surtout réservées à l'avenir. Leur équilibre passager n'est résulté, -au moyen âge, que d'un antagonisme purement empirique, tenant à -l'essor du système monothéique sous une sociabilité antérieure, qu'il -ne pouvait réellement que modifier, quoique son instinct absolu -l'entraînât à la dominer entièrement, comme l'a montré, au terme de -cette grande phase, sa tendance directement théocratique, que les -chefs temporels ont enfin heureusement neutralisée. Quelque haute -utilité que l'évolution humaine ait alors retirée d'une première -consécration de l'indépendance fondamentale de la morale envers la -politique, l'avenir devra certainement reprendre l'ensemble de la -constitution moderne à partir même de cette opération initiale, qui -en détermine l'esprit général; car l'élaboration catholique ne put la -concevoir et la conduire que d'une manière extrêmement insuffisante, -et, à beaucoup d'égards, vicieuse, vu l'inaptitude radicale de la -philosophie correspondante. Ce n'est point, en effet, d'après une -saine appréciation systématique, à la fois mentale et sociale, encore -essentiellement impossible, que le catholicisme ébaucha la séparation -nécessaire entre les règles universelles de la conduite humaine, -soit privée, soit publique, et leurs applications mobiles aux divers -cas spéciaux. Une telle division ne put être alors instituée que -suivant l'opposition mystique entre les intérêts célestes et les -intérêts terrestres, comme le rappellent aujourd'hui les dénominations -usitées. Si l'instinct vulgaire de la nouvelle situation sociale, -et l'inévitable prépondérance des impulsions pratiques, n'avaient -spontanément dirigé vers sa destination politique un moyen logique -aussi imparfait, les sociétés modernes eussent été ainsi converties -en stériles thébaïdes, où la vaine préoccupation du salut personnel -aurait essentiellement absorbé toute considération réelle. Aussi, -quand le point de vue terrestre eut finalement prévalu sur le point de -vue céleste, l'indépendance de la morale envers la politique, malgré -son intime harmonie avec la nature de la civilisation moderne, comme -je l'ai assez expliqué aux cinquante-quatrième et cinquante-septième -chapitres, dut se trouver spéculativement très-compromise, parce -qu'elle n'avait alors, au fond, aucune base rationnelle, susceptible de -résister suffisamment aux divagations révolutionnaires. Devant ainsi -reprendre, dès ses premiers fondemens, l'ensemble de cette opération -décisive, dont le passé ne peut réellement fournir aucun type, l'avenir -positif en accomplira d'abord la rectification essentielle, d'après -une juste appréciation du cours entier de l'évolution humaine; car -le principe chrétien poussait certainement l'indépendance de la -morale jusqu'à un vicieux isolement, aussi funeste qu'irrationnel. -En constituant partout la prépondérance directe, à la fois logique -et scientifique, du point de vue social, la philosophie positive ne -saurait certainement la méconnaître jamais envers la morale elle-même, -qui doit en offrir toujours la principale application, et où, jusqu'au -cas purement individuel, tout doit être sans cesse rapporté, non à -l'homme, mais à l'humanité. On peut évidemment étendre aux lois -morales la remarque essentielle déjà indiquée, aux deux chapitres -précédens, envers les lois intellectuelles, comme étant, par leur -nature, aussi bien les unes que les autres, beaucoup mieux appréciables -dans l'organisme collectif que dans l'organisme individuel. Quoique -le type fondamental du perfectionnement humain soit nécessairement -identique pour l'individu et pour l'espèce, il doit être néanmoins bien -plus complétement caractérisé d'après l'examen de l'évolution sociale -que suivant l'évolution personnelle. Il est donc certain que la morale -proprement dite ne cessera jamais, à ce double titre, de rattacher à la -politique convenablement envisagée son point de départ général. Leur -division nécessaire ne résultera désormais, comme je l'ai expliqué, -que de l'institution systématique d'une décomposition intérieure -entre les vues théoriques et les vues pratiques, indispensable à leur -commune destination. Nous pouvons, à ce sujet, résumer déjà l'ensemble -des conditions ultérieures propres au principal office politique de -la philosophie positive, en concevant sa sagesse systématique comme -devant enfin concilier les attributs opposés que la sagesse spontanée -de l'humanité manifesta successivement dans l'antiquité et au moyen -âge. Car, si le régime monothéique eut le mérite de proclamer enfin, -quoique avec trop peu de succès, la légitime indépendance de la -morale, ou plutôt sa dignité supérieure, il y avait sans doute une -tendance éminemment sociale au fond de son antique subordination -envers la politique, quoique le régime polythéique l'eût poussée -jusqu'à une pernicieuse confusion, d'ailleurs impossible à éviter -alors, et même indispensable à la concentration militaire, suivant -nos explications historiques. La seule antiquité a pu réellement -offrir jusqu'ici un système politique complet, comportant une entière -homogénéité, et susceptible de conserver, pendant une longue existence, -un caractère essentiellement identique: il n'a pu s'instituer depuis -que des transitions plus ou moins chroniques, d'abord au moyen âge, -et ensuite sous l'initiation moderne. Or, cet organisme polythéique -a présenté, comme on l'a vu, deux modes pleinement distincts, -quoique intimement combinés: l'un conservateur et stationnaire, -sous l'ascendant théocratique; l'autre actif et progressif, sous -l'impulsion militaire. Le grand effort politique tenté prématurément -au moyen âge, et que l'avenir pourra seul réaliser, consiste surtout -à concilier radicalement, dans un milieu, avec un but et d'après un -principe d'ailleurs très-différens, les propriétés opposées de ces deux -régimes, dont l'un conférait au pouvoir théorique et l'autre au pouvoir -pratique l'universelle prépondérance sociale. Cette conciliation -fondamentale reposera directement, comme je l'ai expliqué, sur la -distinction systématique entre les justes exigences respectives de -l'éducation et de l'action. Mais, en instituant convenablement cette -répartition décisive, sans laquelle la politique moderne ne peut -plus faire aucun pas capital, il importe extrêmement, suivant la -doctrine du cinquante-quatrième chapitre, spécialement complétée au -cinquante-septième, d'y conserver scrupuleusement à la pratique la -suprême direction journalière des opérations, où l'autorité théorique -doit toujours rester purement consultative, sous peine d'imminentes -perturbations pédantocratiques. Quoique l'irrévocable élimination -des influences religieuses doive heureusement empêcher désormais la -profonde oppression que put jadis déterminer le déréglement initial des -ambitions spéculatives, nous avons reconnu combien leurs irrationnelles -prétentions peuvent encore susciter de graves désordres, dont la -réaction ou même l'inquiétude tendent maintenant d'ailleurs à interdire -aux exigences théoriques toute légitime satisfaction politique, d'où -l'aveugle instinct d'une indispensable résistance pratique craindrait -aujourd'hui de voir sortir un essor subversif qu'elle ne pourrait -plus contenir. Malgré les hautes difficultés, à la fois mentales et -sociales, que présentera certainement une telle pondération, première -base nécessaire de l'organisme positif, l'économie élémentaire des -sociétés modernes en indique néanmoins déjà l'ébauche spontanée dans la -relation journalière entre l'art et la science, qu'il s'agit ainsi, au -fond, de constituer définitivement, en l'étendant jusqu'aux opérations -les plus importantes et les plus difficiles, sous l'inspiration -générale d'une saine philosophie, toujours attentive à l'ensemble -des rapports humains. L'inévitable imperfection que doit encore -présenter ce type naturel ne saurait l'empêcher de fournir réellement -aujourd'hui de précieuses indications sur la correspondance ultérieure -entre la théorie et la pratique, en politique comme partout ailleurs, -suivant la tendance caractéristique de l'esprit positif à toujours -rattacher chaque appréciation systématique à une première manifestation -instinctive. On reconnaît ainsi, en même temps, et la nécessité -permanente d'une juste indépendance de la théorie, sans laquelle son -propre essor, et par suite celui de la pratique, seraient profondément -entravés, et son impuissance radicale à diriger les opérations réelles, -où la sagesse pratique doit seule présider à l'emploi continu des -lumières spéculatives. Si la longue expérience propre à l'élaboration -moderne a spontanément consacré, par une multitude de vérifications -journalières, cette double situation dans les cas les plus simples, -des motifs parfaitement analogues doivent, à bien plus forte raison, -en faire sentir l'impérieux besoin envers les plus compliqués. En -systématisant enfin l'universelle suprématie mentale du bon sens, la -philosophie positive tendra, sous ce rapport, à dissiper directement -les illusions politiques des ambitions spéculatives, tenant encore à -l'influence inaperçue de la nature mystique et absolue des théories -initiales, inspirant, pour l'instinct pratique, un profond dédain; -tandis que désormais une juste appréciation mutuelle pourra ressortir -du sentiment unanime relatif à l'identité d'origine, à la conformité de -marche, et à la communauté de destination, qui existent nécessairement -entre les deux modes également indispensables de la sagesse humaine, -dont le progrès dépend surtout de leur intime convergence. L'art -politique, qui, par sa nature, appelle toujours l'involontaire -coopération de tous les efforts individuels, est éminemment propre, -à raison même de sa complication transcendante, à faire dignement -apprécier aujourd'hui la haute valeur spontanée de la sagesse pratique, -qui s'y est jusqu'ici montrée ordinairement très-supérieure à la -sagesse théorique, sous l'heureuse impulsion, il est vrai, d'une -situation générale dont l'influence effective est à la fois beaucoup -plus irrésistible et plus déterminée que ne le supposent encore de -vaines doctrines métaphysiques. On doit, à ce sujet, reconnaître, -en principe universel, que plus l'art devient éminent, plus il -importe, d'une part, que la théorie y soit nettement séparée de la -pratique, et, d'une autre part, que celle-ci conserve toujours la -direction effective de chaque opération. Mieux on approfondira l'étude -positive de la politique, surtout moderne, et même actuelle, mieux -on sentira combien les mesures spontanément émanées de la situation -y surpassent habituellement, non-seulement envers le présent, mais -aussi quant à l'avenir, les superbes inspirations de théories mal -établies. Quoiqu'une telle différence doive sans doute beaucoup -diminuer désormais sous une meilleure institution des spéculations -sociales, l'intérêt commun n'y cessera jamais d'exiger la prépondérance -journalière du pouvoir pratique ou matériel, pourvu qu'il sache enfin -respecter convenablement la juste indépendance du pouvoir théorique -ou intellectuel, et reconnaître aussi, comme en tout autre cas, la -nécessité permanente de comprendre les indications abstraites parmi -les élémens réguliers de chaque détermination concrète: ce qu'aucun -véritable homme d'état n'osera certainement contester, aussitôt que -les théoriciens auront, de leur côté, suffisamment manifesté le -caractère scientifique et l'attitude politique convenables à leur vraie -destination sociale. Comme l'ensemble de ce Traité tend, par sa nature, -à constituer directement la nouvelle puissance spirituelle, j'y devais, -en le terminant, spécialement rappeler, dans une vue d'avenir, les -prescriptions rationnelles destinées à prévenir, autant que possible, -l'empiétement abusif du gouvernement moral sur le gouvernement -politique, et sans lesquelles on ne saurait dissiper suffisamment -les justes préventions instinctives qui s'opposent aujourd'hui à -cet indispensable avénement, où j'ai directement montré la première -condition sociale de la régénération finale. - -En caractérisant, au cinquante-septième chapitre, l'élaboration -initiale d'un tel avénement, j'ai dû insister sur la nécessité de la -restreindre d'abord aux seules populations de l'Europe occidentale, -exactement définie au début de ce volume, afin de mieux garantir sa -netteté et son originalité contre la tendance vague et confuse des -habitudes spéculatives actuelles. Mais, en considérant ici l'état -final, j'y dois nécessairement avoir en vue l'extension ultérieure -de l'organisme positif, d'abord à l'ensemble de la race blanche, et -même ensuite à la totalité de notre espèce, convenablement préparée. -Toutefois l'aptitude naturelle de la philosophie positive à permettre -une association spirituelle beaucoup plus vaste que n'a jamais pu -le comporter la philosophie antérieure, est déjà tellement évidente -qu'il serait heureusement superflu de la faire spécialement ressortir. -La même propriété fondamentale qui, individuellement considérée, -destine l'esprit positif à constituer une harmonie mentale jusqu'alors -impossible, l'appelle aussi, dans l'application collective, à -déterminer non moins nécessairement une communion intellectuelle et -morale à la fois plus complète, plus étendue et plus stable qu'aucune -communion religieuse. Malgré la vaine consécration qu'une aveugle -routine persiste encore à accorder aux prétentions surannées de la -philosophie théologique, c'est, à tous égards, sous son inspiration -spontanée, directe ou indirecte, que l'occident européen s'est -décomposé depuis cinq siècles en nationalités indépendantes, dont -la solidarité élémentaire, surtout due à leur commune évolution -positive, ne saurait être systématisée que sous l'essor direct de la -rénovation totale. Le cas européen étant par sa nature beaucoup plus -propre que le cas national à faire convenablement apprécier la vraie -constitution spirituelle, elle devra ensuite acquérir un nouveau degré -de consistance et d'efficacité d'après chaque nouvelle extension de -l'organisme positif, ainsi devenu de plus en plus moral et de moins -en moins politique, sans que la puissance pratique y puisse pour -cela jamais perdre son active prépondérance. Suivant une réaction -nécessaire, cette inévitable progression ne sera pas moins favorable -à la juste liberté qu'à l'ordre indispensable; car, à mesure que -l'association intellectuelle et morale se consolidera en s'étendant, la -concentration temporelle, sans laquelle aujourd'hui la désagrégation -serait évidemment imminente, diminuera spontanément faute d'urgence, de -manière à permettre à chaque élément politique une spécialité d'essor -qui maintenant exposerait à une désastreuse anarchie, dont les dangers -seraient certainement beaucoup plus graves que les divers inconvéniens -actuels d'une excessive centralisation pratique. - -Quant aux conflits essentiels que l'inévitable discordance des -passions humaines déterminera spontanément, malgré les plus sages -mesures, dans l'ensemble de l'économie positive, comme en tout autre -système antérieur, mais avec un caractère moins orageux et une moins -opiniâtre ténacité, ils ont dû être d'avance suffisamment considérés -au cinquante-septième chapitre, puisque leur principale intensité -sera surtout relative à l'institution initiale du nouveau régime, -bien davantage qu'à son développement normal; en sorte que je puis -ici renvoyer essentiellement, sous ce rapport, à cette appréciation -anticipée, caractéristique quoique sommaire. C'est, en effet, à un -prochain avenir qu'appartient nécessairement le désastreux essor des -grandes luttes intestines inhérentes à notre anarchie mentale et -morale, dont les graves conséquences matérielles commencent déjà à -devenir partout imminentes, d'abord au sujet des relations élémentaires -entre les entrepreneurs et les travailleurs, et même ensuite, par une -influence moins aperçue, qui sera seulement un peu plus tardive, pour -l'attitude mutuelle des villes et des campagnes. En un mot, il n'y a -de vraiment systématisé aujourd'hui que ce qui est essentiellement -destiné à disparaître: or tout ce qui n'est point encore systématisé, -c'est-à -dire tout ce qui a vie, doit engendrer d'inévitables collisions -qui ne sauraient être suffisamment prévenues ni même contenues d'après -le lent essor d'une systématisation très-difficile, que repousse -d'ailleurs le concours spontané des tendances les plus contraires, -quoique son propre avénement soit toutefois pleinement naturel. Dans -cette orageuse situation, la philosophie positive devra trouver -la première épreuve décisive de son efficacité politique, en même -temps qu'une irrésistible stimulation à son indispensable ascendant -social, unique voie de satisfaction régulière dès lors laissée à tous -les vÅ“ux légitimes, relatifs à l'ordre ou au progrès qu'elle seule -peut réellement concilier. Quand cette pénible introduction sera -suffisamment accomplie, les difficultés continues, propres à l'action -normale du nouveau régime, présenteront, quoique de même espèce, une -intensité beaucoup moindre, et se résoudront d'une semblable manière; -en sorte qu'il serait ici superflu de s'y arrêter spécialement. - -Par des motifs analogues, nous sommes également dispensés -d'insister encore sur l'intime solidarité spontanée, reconnue au -cinquante-septième chapitre, entre les tendances philosophiques et -les impulsions populaires. Après avoir essentiellement déterminé -l'avénement politique de l'économie positive, cette puissante affinité -mutuelle en deviendra naturellement le plus solide appui permanent. -La même philosophie qui aura fait systématiquement reconnaître la -suprématie mentale de la raison commune, fera pareillement admettre, -sans aucun danger d'anarchie, la prépondérance sociale des vrais -besoins populaires, en constituant de plus en plus l'universel -ascendant de la morale, dominant à la fois les inspirations -scientifiques et les déterminations politiques. - -C'est ainsi qu'après de grands orages passagers, dus surtout à une -extrême inégalité d'essor entre les exigences pratiques et les -satisfactions théoriques, la philosophie positive, politiquement -appliquée, conduira nécessairement l'humanité au système social le plus -convenable à sa nature, et qui surpassera beaucoup en homogénéité, en -extension et en stabilité tout ce que le passé put jamais offrir. - -Tandis que cette triple élaboration simultanée des opinions, des -mÅ“urs et des institutions finalement propres à la sociabilité moderne -s'accomplira graduellement sous l'impulsion naturelle des événemens -les plus décisifs, la philosophie positive manifestera spontanément -une quatrième aptitude fondamentale, complémentaire de toutes -les autres, et moins soupçonnée aujourd'hui qu'aucune d'elles, -en développant de plus en plus la vraie constitution esthétique -correspondante à notre civilisation, et si vainement cherchée depuis -cinq siècles. On se formerait une notion très-insuffisante de cette -nouvelle propriété ultérieure de l'esprit positif, en la réduisant à -la seule systématisation de la philosophie générale des beaux-arts, -incidemment annoncée au cinquante-huitième chapitre. Quelle que doive -être, à beaucoup d'égards, la haute importance d'une telle opération -philosophique, jusqu'ici essentiellement impossible et même trop -prématurée aujourd'hui, comme cependant les meilleures poétiques -doivent sans doute fort peu suffire à faire surgir de véritables -poètes, il n'y aurait pas lieu certainement à considérer ici l'action -esthétique de la philosophie finale, si par sa nature elle ne devait -avoir un tout autre caractère essentiel, plus éminent et plus efficace, -à la fois mental et social. - -En étudiant la marche générale de l'évolution humaine, j'ai -fait suffisamment ressortir, surtout aux cinquante-troisième et -cinquante-sixième chapitres, la destination fondamentale, soit -statique, soit dynamique, propre à la vie esthétique dans l'ensemble de -notre existence, individuelle ou collective, où son heureuse influence, -intermédiaire entre la tendance spéculative et l'impulsion active, doit -toujours charmer et améliorer les êtres les plus vulgaires et aussi les -plus éminens, en élevant les uns et adoucissant les autres. Sous cet -aspect élémentaire, qui deviendra de plus en plus appréciable à mesure -que se développera la nouvelle philosophie, les beaux-arts doivent -évidemment beaucoup gagner à l'avénement final du régime positif, qui -les incorpore dignement à l'économie sociale, à laquelle ils sont -jusqu'ici restés essentiellement extérieurs. Nous avons d'ailleurs -reconnu, au cinquante-huitième chapitre, combien l'universelle -prépondérance du point de vue humain et l'ascendant correspondant de -l'esprit d'ensemble doivent être profondément favorables à l'essor -général des dispositions esthétiques, soit dans ce degré modéré qui -suffit à déterminer un véritable goût, soit même dans cette intensité -privilégiée qui constitue une vocation réelle. Enfin, l'appréciation -historique nous avait déjà manifesté, chez les anciens et chez les -modernes, la double condition sociale indispensable à la plénitude -d'un tel développement, qui exige nécessairement une sociabilité -progressive, à la fois fortement caractérisée et profondément stable. -D'après ces divers motifs, dont le poids ne peut qu'augmenter, tous -les bons esprits sentiront bientôt, malgré des préjugés qui n'ont -réellement de force qu'envers l'élaboration préliminaire, les éminentes -ressources esthétiques propres à notre véritable avenir. - -Les diverses conditions mentales et sociales d'un essor actif des -beaux-arts n'ont pu jusqu'ici, comme je l'ai expliqué, se trouver -convenablement réunies que sous le régime polythéique de l'antiquité, -où il se rapportait surtout à une vie publique très-prononcée et -très-durable, caractérisée par l'énergique développement de l'existence -militaire, dont l'idéalisation est, à tous égards, essentiellement -épuisée. Mais il n'en saurait être ainsi de l'activité laborieuse et -pacifique propre à la civilisation moderne, et qui, jusqu'ici à peine -ébauchée, n'a pu être encore esthétiquement appréciée, faute de la -direction philosophique et de la consistance politique convenables -à sa nature: en sorte que l'art moderne, aussi bien que la science -et l'industrie elle-même, loin d'avoir déjà vieilli, n'est pas, au -fond, suffisamment formé, parce qu'il n'a pu se dégager assez du -type antique, qui, malgré son évidente inopportunité, n'a pas perdu, -sous ce rapport, la prépondérance provisoire que dut lui procurer -notre longue transition. Les admirables productions des cinq derniers -siècles ont constaté, sans doute, de la manière la plus irrécusable, -contre de vains préjugés, l'inaltérable conservation spontanée des -facultés esthétiques de l'humanité, et même leur accroissement continu, -malgré le milieu le plus défavorable. Cependant leur ensemble ne doit -être regardé, comparativement à l'avenir, que comme constituant une -simple préparation naturelle, dont la portion la plus originale et -la plus populaire a dû être ordinairement réduite à la vie privée, -faute de trouver dans la vie publique une convenable alimentation. -À mesure qu'un prochain avenir développera enfin le vrai caractère -intellectuel, moral et politique, propre à l'existence moderne, on -peut assurer que cette nouvelle vie trouvera bientôt une idéalisation -continue. Le double sentiment du vrai et du bon n'y saurait devenir -nettement prononcé, sans que le sentiment du beau, qui n'est, en -tout genre, que l'instinct de la perfection rapidement appréciée, -ne doive aussi partout surgir: en sorte que cette dernière action -générale de la philosophie positive est, par sa nature, intimement -liée à chacune des trois qui viennent d'être examinées. En outre, -la régénération systématique de toutes les conceptions humaines -fournira certainement de nouveaux moyens philosophiques à l'essor -esthétique, ainsi déjà assuré d'un but éminent et d'une stimulation -continue. Pour mieux sentir cette importante appréciation, il faut -d'abord franchement reconnaître que la philosophie théologique, -d'après l'universelle application spontanée du type humain, qui -constitue son véritable esprit élémentaire, devait être longtemps -favorable à l'élan direct de l'imagination. Mais cette aptitude -initiale était certainement bornée à l'état polythéique, ainsi que -je l'ai assez expliqué: le déclin monothéique l'a fait tellement -cesser, qu'elle n'a pu se maintenir que d'après l'étrange expédient -qui, au milieu du plus fervent christianisme, vint spécialement -prolonger, à cet effet, l'ascendant contradictoire de la principale -époque religieuse. On peut donc regarder la conception de la -divinité, ou plutôt des dieux, comme étant depuis longtemps encore -plus radicalement impuissante sous l'aspect esthétique qu'elle ne -l'est certainement devenue sous le point de vue intellectuel et même -enfin social. Quant à la vaine entité de la Nature, par laquelle la -métaphysique a tenté de remplacer cette croyance initiale, sa profonde -stérilité organique est assurément aussi évidente en poésie qu'en -philosophie et en politique. Il faut peu s'étonner que le sentiment -confus de cette double lacune ait souvent conduit à regarder les -sources mentales de l'art comme étant essentiellement taries chez -ceux qui, ne trouvant point en eux-mêmes une assez intime conviction -de l'indestructible spontanéité de la vie esthétique, y doivent -exagérer l'importance des impulsions intellectuelles, dont ils ont -fait d'ailleurs une appréciation très-insuffisante. Faute d'avoir -aperçu le côté positif de l'évolution moderne aussi nettement que son -côté négatif, seul compris jusqu'ici, une superficielle observation -détermine trop fréquemment, à cet égard, ainsi qu'à tout autre, une -sorte de désespoir philosophique, parmi les esprits assez avancés -pour sentir d'ailleurs suffisamment l'impossibilité radicale d'une -véritable restauration du passé. Mais l'ensemble de la saine théorie -historique nous a toujours, au contraire, évidemment manifesté, même -à ce titre spécial, la marche croissante de la fondation, solidaire -avec celle de la démolition. Le principal résultat philosophique de -cette double progression consiste dans la convergence spontanée de -toutes les conceptions modernes vers la grande notion de l'Humanité, -dont l'active prépondérance finale doit, en tous sens, remplacer -l'antique coordination théologico-métaphysique. Or cette nouvelle -unité mentale, nécessairement plus complète et plus durable qu'aucune -autre, suivant nos dernières explications, comportera certainement, -sans aucun artifice, une immense aptitude esthétique, quand elle aura -convenablement prévalu. Une telle efficacité spéciale devra être -bientôt supérieure à celle qu'a pu jamais montrer la philosophie -théologique, même dans sa splendeur polythéique; car, si l'art, -qui partout voit ou cherche l'homme, a dû, à ce titre, longtemps -sympathiser avec la philosophie initiale qui lui en offrait, à tous -égards, la pensée fictive, il devra finalement bien mieux s'adapter -à une doctrine fondamentale substituant, à cette représentation -chimérique et indirecte, la notion effective et immédiate de la -prépondérance humaine envers tous les sujets de nos spéculations -habituelles, dès lors circonscrites à l'ordre réel, primitivement -inconnu. Il y a certainement, pour ceux qui sauront l'apprécier, -une source inépuisable de nouvelle grandeur poétique dans la -conception positive de l'homme comme le chef suprême de l'économie -naturelle, qu'il modifie sans cesse à son avantage, d'après une sage -hardiesse, pleinement affranchie de tout vain scrupule et de toute -terreur oppressive, et ne reconnaissant d'autres limites générales -que celles relatives à l'ensemble des lois positives dévoilées -par notre active intelligence: tandis que jusqu'alors l'humanité -restait, au contraire, passivement assujettie, à tous égards, à une -arbitraire direction extérieure, d'où devaient toujours dépendre ses -entreprises quelconques. L'action de l'homme sur la nature, d'ailleurs -si imparfaite encore, n'a pu se manifester suffisamment que chez -les modernes, en résultat final d'une pénible évolution sociale, -longtemps après que l'essor esthétique correspondant à la philosophie -initiale devait être essentiellement épuisé: en sorte qu'elle n'a -pu comporter aucune idéalisation. À l'irrationnelle imitation de la -poésie antique, l'art moderne a continué à chanter la merveilleuse -sagesse de la nature, même depuis que la science réelle a directement -constaté, sous tous les aspects importans, l'extrême imperfection de -cet ordre si vanté. Quand la fascination théologique ou métaphysique -n'empêche point un vrai jugement, chacun sent aujourd'hui que les -ouvrages humains, depuis les simples appareils mécaniques jusqu'aux -sublimes constructions politiques, sont, en général, très-supérieurs, -soit en convenance, soit en simplicité, à tout ce que peut offrir -de plus parfait l'économie qu'il ne dirige pas, et où la grandeur -des masses constitue seule ordinairement la principale cause des -admirations antérieures. C'est donc à chanter les prodiges de l'homme, -sa conquête de la nature, les merveilles de sa sociabilité, que le -vrai génie esthétique trouvera surtout désormais, sous l'active -impulsion de l'esprit positif, une source féconde d'inspirations -neuves et puissantes, susceptibles d'une popularité qui n'eut jamais -d'équivalent, parce qu'elles seront en pleine harmonie, soit avec -le noble instinct de notre supériorité fondamentale, soit avec -l'ensemble de nos convictions rationnelles. Le plus éminent poète -de notre siècle, le grand Byron, qui a jusqu'ici, à sa manière, -mieux pressenti que personne la vraie nature générale de l'existence -moderne, à la fois mentale et morale, a seul tenté spontanément cette -audacieuse régénération poétique, unique issue de l'art actuel. -Sans doute la saine philosophie n'était point alors assez avancée -pour permettre à son génie d'apprécier suffisamment, dans notre -situation fondamentale, rien au delà de l'aspect purement négatif, -qu'il a d'ailleurs admirablement idéalisé, comme je l'ai noté au -cinquante-septième chapitre. Mais le profond mérite de ses immortelles -compositions, et leur immense succès immédiat, malgré de vaines -antipathies nationales, chez toutes les populations d'élite, ont déjà -rendu irrécusable, soit la puissance esthétique propre à la nouvelle -sociabilité, soit la tendance universelle vers une telle rénovation. -Tous les esprits vraiment philosophiques peuvent donc comprendre -maintenant que l'avénement nécessaire de la réorganisation universelle -procurera spontanément à l'art moderne en même temps une inépuisable -alimentation, par le spectacle général des merveilles humaines, et une -éminente destination sociale, pour faire mieux apprécier l'économie -finale. Quoique la philosophie dogmatique doive toujours présider -à l'élaboration directe des divers types, intellectuels ou moraux, -qu'exigera la nouvelle organisation spirituelle, la participation -esthétique deviendra cependant indispensable, soit à leur active -propagation, soit même à leur dernière préparation; en sorte que l'art -retrouvera ainsi, dans l'avenir positif, un important office politique, -essentiellement équivalent, sauf la diversité des régimes, à celui que -le passé polythéique lui avait conféré, et qui depuis s'était effacé -sous la sombre domination monothéique. Nous devons évidemment écarter -ici toute indication générale relative aux nouveaux moyens d'une -exécution esthétique qui ne saurait être assez prochaine pour comporter -utilement aucune semblable appréciation actuelle. Mais, en évitant, -à ce sujet, les discussions prématurées et déplacées, il convient -pourtant d'annoncer déjà que l'obligation fondamentale nécessairement -imposée à l'art moderne, comme à la science et à l'industrie, de -subordonner toutes ses conceptions à l'ensemble des lois réelles, ne -tendra nullement à lui ravir la précieuse ressource des êtres fictifs, -et le contraindra seulement à lui imprimer une nouvelle direction, -conforme à celle que ce puissant artifice logique recevra aussi -sous ces deux autres aspects universels. J'ai, par exemple, signalé -d'avance, au quarantième chapitre, l'utile emploi scientifique, et même -logique, que la saine philosophie biologique pourra désormais retirer -de la convenable introduction d'organismes imaginaires, d'ailleurs -en pleine harmonie avec toutes les notions vitales: quand l'esprit -positif aura suffisamment prévalu, je ne doute pas qu'un tel procédé, -essentiellement analogue à la marche actuelle des géomètres en beaucoup -de cas importans, ne puisse vraiment faciliter, en biologie, l'essor -des conceptions judicieusement systématiques. Or, il est clair que le -but et les conditions de l'art doivent y permettre une application bien -plus étendue de semblables moyens, dont l'usage théorique deviendrait -aisément abusif. Chacun sent d'ailleurs que leur emploi esthétique -devra principalement se rapporter à l'organisme humain, supposé -modifié, soit en mal, soit surtout en bien, de manière à augmenter -convenablement les effets d'art, sans cependant jamais violer les lois -fondamentales de la réalité. - -Dans cette rapide appréciation de l'action esthétique propre à la -philosophie positive, j'ai dû me borner à considérer explicitement -le premier de tous les beaux-arts, celui qui, par sa plénitude et -sa généralité supérieures, a toujours dominé l'ensemble de leur -développement. Mais il est évident que cette régénération de l'art -moderne ne saurait être limitée à la seule poésie, d'où elle s'étendra -nécessairement aux quatre autres moyens fondamentaux d'expression -idéale, suivant l'ordre indiqué par leur hiérarchie naturelle, signalée -au cinquante-troisième chapitre. Ainsi, l'esprit positif, qui, tant -qu'il est resté à sa phase mathématique initiale, a dû sembler mériter -les reproches habituels de tendance antiesthétique, que lui adresse -encore injustement une appréciation routinière, deviendra finalement, -au contraire, d'après son entière systématisation sociologique, la -principale base d'une organisation esthétique non moins indispensable -que la rénovation mentale et sociale dont elle est nécessairement -inséparable. - -Cette triple élaboration positive, toujours dominée par un même -principe fondamental, conduira donc certainement l'humanité au -régime universel le plus conforme à sa nature, où tous nos attributs -caractéristiques trouveront habituellement à la fois la plus parfaite -consolidation respective, la plus complète harmonie mutuelle, et -le plus libre essor commun. Immédiatement destinée à l'ensemble de -l'occident européen, les cinq élémens essentiels de cette noble élite -de notre espèce y apporteront chacun l'indispensable participation -continue de son génie propre, annonçant déjà , par un tel concours, -leur intime combinaison ultérieure. Sous la salutaire prépondérance, -également philosophique et politique, assurée à l'esprit français -d'après l'ensemble de la transition moderne, l'esprit anglais y fera -puissamment sentir sa prédilection caractéristique pour la réalité -et l'utilité, l'esprit allemand y appliquera son aptitude native aux -généralisations systématiques, l'esprit italien y fera convenablement -pénétrer son admirable spontanéité esthétique, enfin l'esprit espagnol -y introduira son double sentiment familier de la dignité personnelle et -de la fraternité universelle. - - * * * * * - -En achevant ici cette rapide indication générale de l'action définitive -propre à la philosophie positive que je me suis efforcé de constituer -par l'ensemble de ce Traité, j'ai donc enfin terminé complétement -la longue et difficile opération que j'ai osé concevoir et exécuter -pour renouveler convenablement aujourd'hui la grande impulsion -philosophique de Bacon et Descartes, qui, ayant dû se rapporter surtout -à l'élaboration préliminaire de la positivité rationnelle, devait -se trouver essentiellement épuisée depuis que, d'après le suffisant -accomplissement d'une telle préparation, l'esprit humain était conduit -à aborder directement la rénovation finale, qui n'avait pu être d'abord -que confusément entrevue, et qui maintenant devait correspondre aux -irrécusables exigences d'une situation sans exemple, où l'intervention -philosophique doit radicalement dissiper une anarchie toujours -imminente, en transformant l'agitation révolutionnaire en activité -organique. Dans le cours d'un travail que les embarras de ma position -ont fait durer douze ans, mon intelligence, à l'âge de la pleine -ardeur, a nécessairement marché, en reproduisant personnellement, avec -une fidélité spontanée, selon mon plan primitif, les principales phases -successives de cette moderne évolution mentale. Mais cet inévitable -progrès a toujours été, j'ose le dire, entièrement homogène, comme -chaque lecteur peut maintenant s'en convaincre d'après le parfait -accord de ces trois chapitres extrêmes de conclusions générales avec -les deux premiers chapitres d'introduction fondamentale: la longue -élaboration intermédiaire est d'ailleurs restée constamment conforme -aux conditions scrupuleuses d'une exacte continuité, à la fois logique -et scientifique. Un simple rapprochement entre la table totale des -matières et le tableau synoptique initial pourra même aisément rappeler -ci-dessous que le plan originaire n'a jamais subi aucune altération -réelle, au moins quant à l'ordre des diverses parties, dont l'extension -proportionnelle a seule éprouvé un accroissement imprévu envers la -science finale que j'avais à créer, et qui, en conséquence, ne pouvait -d'abord être aussi précisément mesurée que les différentes sciences -préliminaires déjà constituées. Même en ayant égard à cette unique -exception, tous les bons esprits reconnaîtront, j'espère, que, dans -cette appréciation systématique de tous les élémens essentiels propres -à la philosophie fondamentale, chacun d'eux a reçu spontanément le -développement effectif que méritait, au fond, sa véritable importance -philosophique. - -Par cette universelle élaboration, mon intelligence, aussi -complétement dégagée de toute métaphysique que de toute théologie, -se trouve donc parvenue enfin à l'état pleinement positif, où elle -tente d'attirer tous les penseurs énergiques, pour y construire en -commun la systématisation finale de la raison moderne. Il me reste -maintenant à annoncer ici la part personnelle que je me propose de -prendre ultérieurement à cette construction directe, après l'avoir -convenablement instituée dans le Traité que je viens d'achever, et -qui devient désormais le simple point de départ général de tous les -travaux réservés à mon âge d'entière maturité. En indiquant ces quatre -ouvrages essentiels, je vais les mentionner suivant l'ordre où je -les ai successivement conçus, dès la première origine de ce Traité -fondamental, mais en avertissant déjà que je ne m'engage nullement -à le suivre, et que je me réserve, à cet égard, toute la liberté -d'exécution que me procure désormais la base universelle que je viens -de poser, et dont je puis toujours, sans aucune inconséquence, varier -à mon gré l'application spéciale, soit d'après les exigences plus ou -moins éventuelles du grand mouvement philosophique, soit même selon -les seules convenances de ma situation personnelle: tandis qu'il ne -pouvait en être ainsi auparavant, vu l'inflexible nécessité de suivre -scrupuleusement, à tout prix, l'ordre unique qui correspondait à une -telle fondation, en écartant avec une invariable opiniâtreté les -divers conseils irrationnels qu'une sollicitude peu judicieuse m'avait -souvent donnés jadis sur le morcellement arbitraire de la composition -actuelle. Au reste, je terminerai cette indication par la discussion -rapide du meilleur ordre d'une telle élaboration, étant d'ailleurs -très-disposé maintenant à accueillir avec reconnaissance les réflexions -que pourraient m'adresser à ce sujet tous ceux qui, ayant suffisamment -compris la nature et la portée de cette nouvelle philosophie, -s'intéressent aujourd'hui à son essor ultérieur. - -Deux de ces ouvrages seront directement destinés à consolider -méthodiquement le nouveau système philosophique; les deux autres se -rapporteront surtout à son application générale. - -Quant aux premiers, il faut reconnaître que, dans ce Traité original, -je devais essentiellement apprécier chaque élément fondamental de -la systématisation finale en restant, autant que possible, dans la -situation d'esprit conforme à sa constitution actuelle, afin de -m'élever ainsi successivement, en même temps que le lecteur, avec -une pleine sécurité et une efficacité mieux assurée, jusqu'à l'état -définitif que j'avais d'abord aperçu, mais qui ne pouvait être -suffisamment caractérisé que par cet essor graduel, reproduction -spontanée, suivant le précepte cartésien, de l'ensemble de l'évolution -moderne. Or, quels que dussent être les avantages essentiels de cette -marche à posteriori, sans laquelle mon but eût été certainement -manqué, il en résulte nécessairement que les diverses philosophies -spéciales, d'après lesquelles je crois avoir enfin fondé la vraie -philosophie générale, ne sauraient avoir ici leur véritable caractère -définitif, qui ne peut maintenant s'établir que sous l'universelle -intervention normale de la nouvelle unité philosophique, régénérant -ainsi, à son tour, tous les élémens qui ont dû concourir à sa propre -formation. Cette réaction nécessaire, qui, convenablement accomplie, -constituera directement, au moins dans l'ordre abstrait, l'état -final de la systématisation positive, exigerait donc, par sa nature, -autant de Traités philosophiquement spéciaux, tous dominés par -l'esprit sociologique, qu'il existe réellement de différentes sciences -fondamentales. Mais l'évidente impossibilité d'exécuter dignement cette -entière élaboration pendant le peu de vie qui me reste, même quand le -temps m'y serait désormais mieux ménagé, m'a d'avance déterminé à me -restreindre, à cet égard, aux deux termes extrêmes, qui doivent être, -en effet, les plus décisifs, et qui d'ailleurs me sont plus familiers: -ce qui me conduira donc à systématiser méthodiquement, d'une part, la -philosophie mathématique, d'une autre part, la philosophie politique; -laissant ainsi à mes divers successeurs ou collègues à constituer -semblablement les quatre philosophies intermédiaires, astronomique, -physique, chimique et biologique. - -La philosophie mathématique sera l'objet direct d'un ouvrage spécial -en deux volumes, dont le premier se rapportera naturellement à la -mathématique abstraite, ou analyse proprement dite, et le second à -la mathématique concrète, spontanément décomposée en géométrie et -mécanique, suivant les principes ici établis. Quand j'ai composé, il -y a douze ans, le tome premier du Traité actuel, j'avais encore une -opinion beaucoup trop favorable de la portée philosophique propre aux -géomètres de notre siècle; en sorte que j'y ai dû croire suffisamment -indiquées plusieurs vues importantes de philosophie mathématique, -qui sont au contraire restées jusqu'ici complétement inaperçues, -faute d'avoir été assez distinctement caractérisées pour des esprits -maintenant parvenus, à force de dispersion empirique, à un degré de -rétrécissement dont j'avais moi-même d'abord une trop faible idée avant -une telle épreuve, quoique je sois forcé de vivre au milieu d'eux. -Ainsi, outre le motif fondamental ci-dessus indiqué, qui m'impose -l'obligation directe de construire spécialement, d'après mon point -de vue actuel, une vraie philosophie mathématique, on voit que des -considérations passagères, mais aujourd'hui fort importantes, doivent -me faire mieux sentir le besoin d'accomplir une portion aussi décisive -de la construction générale. - -Envers le second ouvrage, uniquement consacré à la philosophie -politique, il a été ici si souvent indiqué, depuis le début du tome -quatrième, qu'il serait maintenant superflu d'en signaler expressément -la destination et l'urgence. Il se composera de quatre volumes, -dont le premier traitera de la méthode sociologique, le second de -la statique sociale, le troisième de la dynamique sociale, et le -dernier de l'application générale d'une telle doctrine. Tous ceux -qui auront convenablement apprécié ma création de la sociologie -dans la seconde moitié de ce Traité sentiront aisément, d'après mes -nombreux avis incidents, qu'elle ne rend nullement superflue cette -nouvelle composition, à laquelle se trouve seulement ainsi préparée une -base indispensable. Ayant ici consacré deux volumes à l'élaboration -originale de la sociologie dynamique, on doit d'abord craindre -qu'un seul ne puisse pas me suffire ultérieurement pour sa propre -construction finale: mais il faut considérer que j'ai été forcé de -mêler, à beaucoup d'égards, à l'étude purement dynamique que je devais -avoir surtout en vue, des discussions spontanées relatives à la partie -statique, et même à la méthode, qui auront été alors suffisamment -constituées d'avance; en sorte que, d'après l'ensemble des préparations -antérieures, ce volume unique suffira, j'espère, à l'appréciation -abstraite de l'évolution sociale. Cet ouvrage est, ce me semble, par -sa nature, le plus important de tous ceux qui me restent à exécuter; -puisque le Traité actuel ayant finalement abouti à l'universelle -prépondérance mentale, à la fois logique et scientifique, du point de -vue social, on ne saurait, à tous égards, plus directement coopérer à -l'installation finale de la nouvelle philosophie qu'en élaborant l'état -normal de la science correspondante, quand même les hautes nécessités -pratiques ne commanderaient pas évidemment une telle construction -spéciale. - -Passant maintenant aux deux ouvrages relatifs à l'application générale -du nouveau système philosophique, je dois d'abord annoncer, en -troisième lieu, un Traité fondamental sur l'éducation positive, qui, -d'après la maturité actuelle de mes idées, me semble réductible à -un seul volume. Ce grand sujet n'a pu encore être abordé chez les -modernes d'une manière convenablement systématique, puisque la marche -générale de l'éducation individuelle ne peut être, à tous égards, -suffisamment appréciée que d'après sa conformité nécessaire avec -l'évolution collective, seule immédiatement jugeable, suivant les -explications directes du cinquante-huitième chapitre. Mais, la vraie -théorie de cette évolution fondamentale étant maintenant établie, on -peut enfin traiter aussi de l'éducation proprement dite. D'une autre -part, la destination sociale d'un tel travail est ici nettement posée -d'avance, en même temps que son principe philosophique, comme devant -constituer la première base universelle de la régénération politique, -dont l'inévitable avénement se trouve déjà démontré et caractérisé. -Ce troisième ouvrage dérive donc, de la manière la plus naturelle, -du Traité actuel. Quant à sa haute importance, elle ne saurait être -douteuse, surtout à cause de l'organisation positive de la morale, -qui constituera la principale partie d'une telle élaboration, et -qui doit aujourd'hui déterminer avec le plus d'efficacité l'entière -élimination de la philosophie théologique, dont la domination surannée -entrave encore, à tant d'égards, malgré sa propre impuissance, l'essor -fondamental de la pensée et de la sociabilité modernes. - -Enfin, le quatrième ouvrage, également formé d'un seul volume, -consistera en un Traité systématique de l'action de l'homme sur -la nature, qui n'a jamais été, à ma connaissance, rationnellement -appréciée dans son ensemble. Malgré l'intérêt propre de ce vaste sujet, -il n'y saurait être conçu que dans son institution philosophique; -puisque son élaboration spéciale exigerait évidemment, d'après mes -principes encyclopédiques, la construction préalable de la science -concrète, encore essentiellement prématurée. En cet état, il est aisé -de concevoir l'intime connexité de cette dernière composition avec le -Traité fondamental: car son principal objet consistera à organiser -directement la vraie relation finale qui doit exister, à tous égards, -entre la science et l'art. La fluctuation radicale qui persiste encore -à ce sujet, surtout envers les cas les plus importans, et qui suscite -ou maintient tant de vicieux conflits élémentaires où la théorie et la -pratique sont également compromises, caractérise certainement l'une -des plus intimes difficultés de la situation moderne. Il est donc aisé -de sentir aussi l'importance spéciale d'un ouvrage destiné surtout à -dissiper directement ces obstacles intellectuels à l'établissement -durable de l'harmonie la plus décisive entre les deux élémens -nécessaires de l'organisme positif. - -D'après cette indication successive, le lecteur voit maintenant -que, comme je l'ai annoncé ci-dessus, l'ensemble de mon élaboration -ultérieure peut indifféremment affecter un ordre quelconque envers -ces quatre ouvrages essentiels, puisque chacun d'eux se rapporte -directement à la pensée fondamentale dont je viens d'achever la -constitution originale, et au plein ascendant de laquelle tous sont -réellement indispensables. Si j'étais certain de pouvoir l'accomplir -entièrement, malgré la brièveté de ma vie et les graves embarras d'une -position que la préface de ce volume a suffisamment caractérisée, je -serais encore disposé à conduire cette exécution suivant l'exposition -précédente, comme je l'ai projeté il y a vingt ans, en arrêtant déjà -la conception et la destination de ces divers travaux philosophiques, -tous incidemment promis, quoique avec une inégale insistance, dans -ce Traité: ce serait peut-être l'ordre le plus efficace, au moins -finalement, pour le progrès général de la raison publique. Mais, une -telle sécurité étant fort loin d'exister chez moi, je serai sans -doute conduit à exécuter d'abord, pendant les quatre ou cinq années -qui vont suivre, le second de ces ouvrages, comme étant à la fois -le plus étendu et le plus décisif. Le quatrième est assurément le -moins urgent, quelle qu'en soit la haute utilité; et le troisième n'a -probablement pas autant besoin que le second d'une exécution immédiate -à laquelle le public actuel est d'ailleurs moins préparé. D'une autre -part, quelque éminent avantage logique que dût offrir aujourd'hui -l'apparition directe du premier Traité, pour attirer aussitôt à la -grande élaboration philosophique des esprits qui s'arrêtent maintenant -au premier degré de l'initiation scientifique, son ajournement n'offre -peut-être aucun grave inconvénient réel; puisque les géomètres actuels -semblent peu mériter d'ordinaire qu'on s'occupe tant de les élever -méthodiquement à la dignité philosophique, que le mouvement universel -les forcera bientôt de rechercher. - -Telle est l'indication générale par laquelle j'ai cru devoir terminer -enfin ce grand ouvrage, qui doit aussi constituer désormais une simple -introduction fondamentale aux divers travaux essentiels du reste de -ma carrière spéculative, si je n'y suis pas trop entravé d'après -l'état, à la fois subalterne et précaire, où, suivant les douloureuses -explications de ma préface, se trouve encore, au milieu de ma -quarante-cinquième année, ma laborieuse existence personnelle, toujours -exposée jusqu'ici, malgré le scrupuleux accomplissement continu de mes -divers devoirs spéciaux, à être inopinément bouleversée sous l'aveugle -ou malveillante impulsion des préjugés et des passions propres à notre -déplorable régime scientifique. - - -FIN DU TOME SIXIÈME ET DERNIER. - - - - -TABLE GÉNÉRALE -DES MATIÈRES -CONTENUES -DANS LES SIX VOLUMES DE CE TRAITÉ[36]. - - Note 36: D'après les motifs indiqués à la fin de la Préface, - j'ai cru devoir ici noter exactement l'époque et la durée de - chacune des parties successives de cette longue composition, - dont les diverses vicissitudes deviendront ainsi plus - aisément appréciables. - - - TOME PREMIER, - CONTENANT - LES PRÉLIMINAIRES GÉNÉRAUX ET LA PHILOSOPHIE - MATHÉMATIQUE. - - (Tout ce premier volume a été écrit dans le premier semestre de 1830.) - - Pages. - - DÉDICACE V - - AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR VI - - Tableau synoptique de l'ensemble du Cours de philosophie - positive 1 - - 1re Leçon. Exposition du but de ce cours, ou considérations - générales sur la nature et la destination de la - philosophie positive 1 - - 2e Leçon. Exposition du plan de ce cours, ou considérations - générales sur la hiérarchie fondamentale des - sciences positives 57 - - 3e Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble - de la science mathématique 117 - - 4e Leçon. Vue générale de l'analyse mathématique 165 - - 5e Leçon. Considérations générales sur le calcul des - fonctions directes 197 - - 6e Leçon. Exposition comparative des divers points de - vue généraux sous lesquels on peut envisager le - calcul des fonctions indirectes 225 - - 7e Leçon. Tableau général du calcul des fonctions indirectes 273 - - 8e Leçon. Considérations générales sur le calcul des - variations 315 - - 9e Leçon. Considérations générales sur le calcul aux - différences finies 337 - - 10e Leçon. Vue générale de la géométrie 349 - - 11e Leçon. Considérations générales sur la géométrie - _spéciale_ ou _préliminaire_ 397 - - 12e Leçon. Conception fondamentale de la géométrie - _générale_ ou _analytique_ 429 - - 13e Leçon. De la géométrie générale à deux dimensions 469 - - 14e Leçon. De la géométrie générale à trois dimensions 511 - - 15e Leçon. Considérations philosophiques sur les principes - fondamentaux de la mécanique rationnelle 539 - - 16e Leçon. Vue générale de la statique 587 - - 17e Leçon. Vue générale de la dynamique 647 - - 18e Leçon. Considérations philosophiques sur les théorèmes - généraux de mécanique rationnelle 691 - - - TOME DEUXIÈME, - CONTENANT - LA PHILOSOPHIE ASTRONOMIQUE ET LA PHILOSOPHIE PHYSIQUE. - - (L'une a été écrite dans le mois de septembre 1834, et - l'autre dans le premier trimestre de 1835.) - - 19e Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble - de la science astronomique 7 - - 20e Leçon. Considérations générales sur les méthodes - d'observation en astronomie 47 - - 21e Leçon. Considérations générales sur les phénomènes - géométriques élémentaires des corps célestes 93 - - 22e Leçon. Considérations générales sur le mouvement - de la Terre 139 - - 23e Leçon. Considérations générales sur les lois de Kepler, - et sur leur application à l'étude géométrique des - mouvemens célestes 179 - - 24e Leçon. Considérations fondamentales sur la loi de la - gravitation 219 - - 25e Leçon. Considérations générales sur la statique céleste 261 - - 26e Leçon. Considérations générales sur la dynamique - céleste 301 - - 27e Leçon. Considérations générales sur l'astronomie - sidérale et sur la cosmogonie positive 351 - - 28e Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble - de la physique 389 - - 29e Leçon. Considérations générales sur la barologie 465 - - 30e Leçon. Considérations générales sur la thermologie - physique 507 - - 31e Leçon. Considérations générales sur la thermologie - mathématique 549 - - 32e Leçon. Considérations générales sur l'acoustique 595 - - 33e Leçon. Considérations générales sur l'optique 637 - - 34e Leçon. Considérations générales sur l'électrologie 677 - - - TOME TROISIÈME, - CONTENANT - LA PHILOSOPHIE CHIMIQUE ET LA PHILOSOPHIE BIOLOGIQUE. - - (La philosophie chimique a été écrite dans le mois de - septembre 1835.) - - 35e Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble - de la chimie 7 - - 36e Leçon. Considérations générales sur la chimie proprement - dite ou _inorganique_ 79 - - 37e Leçon. Examen philosophique de la doctrine chimique - des proportions définies 133 - - 38e Leçon. Examen philosophique de la théorie électro-chimique 179 - - 39e Leçon. Considérations générales sur la chimie dite - _organique_ 227 - - 40e Leçon. (_Écrite du 1er au 30 janvier 1836._) - Considérations philosophiques sur l'ensemble de la - science biologique 269 - - 41e Leçon. (_Écrite du 1er au 6 août 1836._) Considérations - générales sur la philosophie anatomique 487 - - 42e Leçon. (_Écrite du 9 au 15 août 1836._) Considérations - générales sur la philosophie biotaxique 537 - - 43e Leçon. (_Écrite du 20 novembre au 15 décembre - 1837._) Considérations philosophiques sur l'étude - générale de la vie végétative ou _organique_ 609 - - 44e Leçon. (_Écrite du 17 au 22 décembre 1837._) - Considérations philosophiques sur l'étude générale de la - vie _animale_ proprement dite 693 - - 45e Leçon. (_Écrite du 24 au 31 décembre 1837._) - Considérations générales sur l'étude positive des fonctions - intellectuelles et morales, ou cérébrales 761 - - - TOME QUATRIÈME, - CONTENANT - LA PARTIE DOGMATIQUE DE LA PHILOSOPHIE SOCIALE. - - (Tout ce quatrième volume a été écrit, avec très-peu - d'interruption, du 1er mars au 1er juillet 1839.) - - AVIS DE L'ÉDITEUR V - - AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR VII - - 46e Leçon. Considérations politiques préliminaires sur - la nécessité et l'opportunité de la _physique sociale_, - d'après l'analyse fondamentale de l'état politique actuel 1 - - 47e Leçon. Appréciation sommaire des principales tentatives - philosophiques entreprises jusqu'ici pour constituer la - science sociale 225 - - 48e Leçon. Caractères fondamentaux de la méthode positive - dans l'étude rationnelle des phénomènes sociaux 287 - - 49e Leçon. Relations nécessaires de la physique sociale - avec les autres branches fondamentales de la philosophie - positive 471 - - 50e Leçon. Considérations préliminaires sur la statique - sociale, ou théorie générale de l'ordre spontané des - sociétés humaines 537 - - 51e Leçon. Lois fondamentales de la dynamique sociale, - ou théorie générale du progrès naturel de l'humanité 623 - - - TOME CINQUIÈME, - CONTENANT - LA PARTIE HISTORIQUE DE LA PHILOSOPHIE SOCIALE, EN TOUT CE QUI - CONCERNE L'ÉTAT THÉOLOGIQUE ET L'ÉTAT MÉTAPHYSIQUE. - - 52e Leçon. (_Écrite du 21 avril au 2 mai 1840._) Réduction - préalable de l'ensemble de l'élaboration historique. - --Considérations générales sur le premier état théologique - de l'humanité: âge du fétichisme. Ébauche spontanée du - régime théologique et militaire 1 - - 53e Leçon. (_Écrite du 7 au 30 mai 1840._) Appréciation - générale du principal état théologique de l'humanité: - âge du polythéisme. Développement graduel - du régime théologique et militaire 115 - - 54e Leçon. (_Écrite du 15 juin au 2 juillet 1840._) - Appréciation générale du dernier état théologique de - l'humanité: âge du monothéisme. Modification radicale - du régime théologique et militaire 297 - - 55e Leçon. (_Écrite du 10 janvier au 26 février 1841._) - Appréciation générale de l'état métaphysique des sociétés - modernes: époque critique, ou âge de transition - révolutionnaire. Désorganisation croissante, d'abord - spontanée et ensuite systématique, de l'ensemble du régime - théologique et militaire 492 - - - TOME SIXIÈME ET DERNIER, - CONTENANT - LE COMPLÉMENT DE LA PARTIE HISTORIQUE DE LA PHILOSOPHIE SOCIALE, - ET LES CONCLUSIONS GÉNÉRALES. - - EXTRAIT DU JUGEMENT rendu le 29 décembre 1842 PAR LE TRIBUNAL - DE COMMERCE DE PARIS III - - AVIS DE L'ÉDITEUR IV - - PRÉFACE PERSONNELLE (_Écrite du 17 au 19 juillet 1842._) V - - 56e Leçon. (_Écrite du 20 mai au 17 juin 1841._) Appréciation - générale du développement fondamental des divers élémens - propres à l'état positif de l'humanité: âge de la spécialité, - ou époque provisoire, caractérisée par l'universelle - prépondérance de l'esprit de détail sur l'esprit d'ensemble. - Convergence progressive des principales évolutions spontanées - de la société moderne vers l'organisation finale d'un régime - rationnel et pacifique 1 - - 57e Leçon. (_La partie historique de cette Leçon a été écrite - du 25 juin au 14 juillet 1841, et la partie dogmatique du 23 - décembre 1841 au 15 janvier 1842._) Appréciation générale - de la portion déjà accomplie de la révolution française ou - européenne.--Détermination rationnelle de la tendance finale - des sociétés modernes, d'après l'ensemble du passé humain: - état pleinement positif, ou âge de la généralité, caractérisé - par une nouvelle prépondérance normale de l'esprit d'ensemble - sur l'esprit de détail 344 - - 58e Leçon. (_Écrite du 17 mai au 16 juin 1842._) Appréciation - finale de l'ensemble de la méthode positive 645 - - 59e Leçon. (_Écrite du 23 au 28 juin 1842._) Appréciation - philosophique de l'ensemble des résultats propres à - l'élaboration préliminaire de la doctrine positive 786 - - 60e et dernière Leçon. (_Écrite du 9 au 13 juillet 1842._) - Appréciation générale de l'action finale propre à la - philosophie positive 839 - - -FIN DE LA TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES. - - * * * * * - - Corrections. - - Note 1: «inpudemment» remplacé par «impudemment» (qui lui furent - ensuite impudemment attribuées). - Page 63: au lieu de «de plus en pacifique» il faut sans doute lire - «de plus en plus pacifique». - Page 112: «irrationelle» remplacé par «irrationnelle» (loin de - justifier l'irrationnelle surprise). - Page 161: «pure-rement» remplacé par «purement» (en travaux purement - préparatoires). - Page 296: «public» remplacé par «publique» (ce que d'abord la raison - publique jugeait impie). - Page 307: «hapitre» remplacé par «chapitre» (au quarante-cinquième - chapitre). - Page 308: «Mallebranche» remplacé par «Malebranche» (quand - Malebranche s'en fut exclusivement emparé). - Page 413: «Histo-toriquement» remplacé par «Historiquement» - (Historiquement envisagée, cette nouvelle prépondérance). - Page 413: «un» remplacé par «une» (une telle rénovation préalable). - Page 415: «plongé» remplacé par «plongée» (où demeure plongée, depuis - un demi-siècle, l'élite de l'humanité). - Page 434: inséré «l'» (de ceux de l'antiquité). - Page 478: «posivité» remplacé par «positivité» (sa positivité le - rendrait plus efficace). - Page 536: «dis-discussion» remplacé par «discussion» (la discussion - rationnelle). - Page 565: «corrrespondante» remplacé par «correspondante» (l'esprit - de la philosophie correspondante). - Page 599: «et et» remplacé par «et» (continue d'éclairer et de - défendre). - Page 599: «un» remplacé par «une» (une certaine similitude). - Page 644: inséré «y» (il y a douze ans). - Page 645: «le» remplacé par «la» (la plus importante et la plus - difficile). - Page 649: «le» remplacé par «la» (a été la plus complète). - Page 675: inséré «ai» (la constitution que je lui ai imposée). - Page 701: «rationellement» remplacé par «rationnellement» - (susceptibles d'être rationnellement prévus). - Page 734: «l'évolu-lution» remplacé par «l'évolution» (l'état - correspondant de l'évolution humaine). - Page 771: «offert» remplacé par «offerts» (quatre modes essentiels - que nous a successivement offerts). - Page 791: «tendante» remplacé par «tendant» (ce principe - incontestable, tendant à dénaturer). - Page 853: «tout» remplacé par «toute» (toute autre systématisation). - - - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Cours de philosophie positive, vol. 6/6, by -Auguste Comte - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE POSITIVE, VOL 6 *** - -***** This file should be named 50786-0.txt or 50786-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/0/7/8/50786/ - -Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Hans -Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at -http://www.pgdp.net (This file was produced from images -generously made available by the Bibliothèque nationale -de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Cours de philosophie positive, vol. 6/6 - -Author: Auguste Comte - -Release Date: December 28, 2015 [EBook #50786] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE POSITIVE, VOL 6 *** - - - - -Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Hans -Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at -http://www.pgdp.net (This file was produced from images -generously made available by the Bibliothèque nationale -de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) - - - - - - -</pre> - - -<hr class="full" /> - -<p class="noind sansrf"><a href="#au_lecteur">Au lecteur</a></p> - -<p class="noind sansrf"><a href="#Page_XXXIX">Table des matières du sixième volume</a></p> - -<p class="noind sansrf"><a href="#Page_897">Table générale des six volumes</a></p> - -<h1>COURS<br /> -<span class="cs6">DE</span><br /> -<b>PHILOSOPHIE POSITIVE.</b></h1> - -<p class="sep6 cent">SE TROUVE AUSSI:</p> - -<p class="edlist">À TOULOUSE, chez <i>Charpentier</i>.</p> - -<hr class="small3" /> - -<p class="edlist">À LEIPZIG, chez <i>Michelsen</i>,</p> - -<p class="edlist">À LONDRES, chez <i>Duleau et C<sup>ie</sup></i>,</p> - -<p class="edlist">À VIENNE, chez <i>Rohrmann</i>,</p> - -<table class="edlist" summary="Éditeurs à Turin"> -<tr> - <td rowspan="2">À TURIN, chez <span class="cs20">{</span></td> - <td><i>Pic</i>,</td> -</tr> -<tr> - <td><i>Bocca</i>,</td> -</tr> -</table> - -<p class="edlist">À SAINT-PÉTERSBOURG, chez <i>Graff</i>.</p> - -<div style="width: 9em; float: right; border-top: solid 1px; margin: 4em 0 1em auto;"> -<div class="cs6 ralign">IMPRIMERIE DE BACHELIER,<br /> -rue du Jardinet, n<sup>o</sup> 12.</div> -</div> - -<div class="npage"> -<p class="sep4 cent cs20 esp">COURS<br /> -<span class="cs5">DE</span><br /> -PHILOSOPHIE POSITIVE,</p> - -<p class="cent"><b>PAR M. AUGUSTE COMTE,</b><br /> -<span class="cs6">ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE, RÉPÉTITEUR D'ANALYSE TRANSCENDANTE<br /> -ET DE MÉCANIQUE RATIONNELLE À CETTE ÉCOLE,<br /> -ET EXAMINATEUR DES CANDIDATS QUI S'Y DESTINENT.</span></p> - -<div class="figcenter"> - <img src="images/filet-100.jpg" alt="" title="" width="100" height="8" /> -</div> - -<p class="cent esp"><span class="cs12"><b>TOME SIXIÈME ET DERNIER,</b></span><br /> -<span class="cs6">CONTENANT</span><br /> -LE COMPLÉMENT DE LA PHILOSOPHIE SOCIALE,<br /> -<span class="cs5">ET LES CONCLUSIONS GÉNÉRALES.</span></p> - -<div class="figcenter2"> - <img src="images/filet-300.jpg" alt="" title="" width="300" height="17" /> -</div> - -<p class="cent"><span class="cs16">PARIS,</span><br /> -BACHELIER, IMPRIMEUR-LIBRAIRE<br /> -<span class="cs5">POUR LES SCIENCES,</span><br /> -<span class="cs7">QUAI DES AUGUSTINS, N<sup>o</sup> 55.</span></p> - -<hr class="small3" /> - -<p class="cent"><b>1842</b></p> -</div> - -<div id="Page_III" class="npage"> -<p class="cent cs16 esp">EXTRAIT DU JUGEMENT<br /> -<span class="cs5">rendu le 29 décembre 1842</span><br /> -PAR LE TRIBUNAL DE COMMERCE<br /> -DE PARIS,</p> - -<p class="hang"><i>Sur l'action intentée par</i> <span class="smcap">M. Auguste COMTE</span> <i>contre</i> M. BACHELIER, -<i>au sujet de l'<b>Avis de l'éditeur</b> placé par ce libraire en tête du -tome 6<sup>e</sup> et dernier du</i> <span class="smcap">Cours de philosophie positive</span>.</p> - -<hr class="small" /> - -<hr class="light" /> - -<p>Attendu que, dans cet <i>Avis</i>, M. Bachelier ne s'est pas borné à récuser d'avance -la solidarité des assertions de l'auteur, mais qu'il y a ajouté des expressions inconvenantes -envers M. Comte; que ledit avis n'a point été préalablement communiqué -à M. Comte, lequel n'en a eu connaissance que par la publication de son volume;</p> -</div> - -<p>Attendu qu'un éditeur ne peut faire arbitrairement, dans un ouvrage qu'il -publie, aucune addition ni suppression sans le consentement formel de l'auteur; -et que les usages constants de la librairie s'opposent à ce qu'une portion quelconque -d'une publication soit mise sous presse sans que l'éditeur ait d'abord -obtenu le <i>bon à tirer</i> de l'auteur;</p> - -<p>Attendu que, dans la position respective où se trouvent ainsi les parties, tous -rapports de confiance mutuelle deviennent désormais impossibles;</p> - -<p>Par ces motifs, le Tribunal ordonne:</p> - -<p>1<sup>o</sup> Que Bachelier sera tenu de supprimer, dans tous les exemplaires non -écoulés, le carton intitulé <i>Avis de l'éditeur</i>, placé avant la préface du 6<sup>me</sup> volume -de la <i>Philosophie positive</i>, et ce dans les huit jours du présent jugement, -sous peine de cinquante francs de dommages-intérêts pour chaque jour de retard, -à quoi Bachelier serait contraint par toutes les voies de droit et même par -corps;</p> - -<p>2<sup>o</sup> Que les conventions primitivement arrêtées entre les parties sont dès ce -moment résiliées, en ce qui touche le droit exclusif réservé à Bachelier de publier -les éditions subséquentes dudit ouvrage, à la seule charge par l'auteur de n'en -point émettre une nouvelle édition avant l'épuisement de la première;</p> - -<p>3<sup>o</sup> Condamne Bachelier à tous les dépens, même au coût de l'enregistrement du -présent jugement.</p> - -<div id="Page_IV" class="npage"> -<hr class="double" /> - -<p class="cent cs16">AVIS DE L'ÉDITEUR.</p> - -<hr class="small" /> - -<p>Au moment de mettre sous presse la Préface de ce volume, -je me suis aperçu que l'auteur y injurie M. Arago. -Ceux qui savent combien je dois de reconnaissance au -Secrétaire de l'Académie des Sciences et du Bureau des -Longitudes comprendront que j'aie demandé <i>catégoriquement</i> -la suppression d'un passage qui blessait tous mes -sentiments. M. Comte s'y est <i>refusé</i>. Dès ce moment je -n'avais qu'un parti à prendre, celui de ne pas prêter mon -concours à la publication de ce 6<sup>e</sup> volume. M. Arago, à qui -j'ai communiqué cette résolution, m'a forcé d'y renoncer.</p> -</div> - -<p>«Ne vous inquiétez pas, m'a-t-il dit, des attaques de -M. Comte. Si elles en valent la peine, j'y répondrai. La -portion du public que ces discussions intéressent sait -d'ailleurs très-bien que la mauvaise humeur du <i>philosophe</i> -date tout juste de l'époque où M. Sturm fut nommé professeur -d'analyse à l'École Polytechnique. Or, avoir conseillé, -dans le cercle restreint de mon influence, de préférer -un illustre géomètre au concurrent chez lequel je -ne voyais de titres mathématiques d'aucune sorte, ni -grands ni petits, c'est un acte de ma vie dont je ne saurais -me repentir.»</p> - -<p>Malgré les incitations si libérales de M. Arago, j'ai cru -ne devoir publier cet ouvrage qu'en y joignant une note explicative -du débat qui s'est élevé entre M. Comte et moi.</p> - -<p class="cs7">Paris, 16 août 1842.</p> - -<p class="ralign">BACHELIER, <span class="cs7">LIBRAIRE-ÉDITEUR</span>.</p> - - -<div id="Page_V" class="npage"> - -<div class="figcenter"> - <img src="images/filet-600.jpg" alt="" title="" width="100%" height="13" /> -</div> - -<p class="sep2 cent cs16">PRÉFACE PERSONNELLE.</p> - -<hr class="small" /> - -<p>En publiant enfin le dernier volume de ce Traité, je -crois aujourd'hui devoir exposer, à tous ceux qui ont -bien voulu m'accorder aussi longtemps une attention -persévérante, l'explication générale des motifs, essentiellement -personnels, qui ont prolongé pendant douze ans -cette nouvelle élaboration philosophique. Une telle exposition -est ici d'autant plus convenable, que des obstacles -analogues pourront également entraver ou retarder -les divers travaux ultérieurs que j'annonce en terminant -l'ouvrage actuel. Comme le titre même de cette préface -exceptionnelle rappelle expressément sa destination principale, -les lecteurs qui voudront immédiatement poursuivre -le grand sujet étudié dans le tome précédent pourront -la passer sans aucun inconvénient, sauf à y revenir -ensuite, si son objet propre les intéresse suffisamment.</p> -</div> - -<p>La longue durée de l'élaboration que j'achève aujourd'hui -pourrait d'abord être imputée à la suspension forcée -qu'elle éprouva, aussitôt après la publication du -tome premier, par suite de la crise industrielle qu'occasionna -la mémorable secousse politique de 1830. Ainsi -contraint de chercher un nouvel éditeur, je dus interrompre, -pendant quatre ans environ, une composition -qui, suivant ma nature et mes habitudes, ne pouvait -être jamais écrite qu'en vue d'une impression immédiate. -Une seconde cause de retard dut résulter ensuite de l'extension -très-prononcée qu'acquit graduellement mon -<span class="pagenum cs7">VI</span> -opération philosophique, sans que l'esprit ni le plan en -éprouvassent d'ailleurs la moindre altération quelconque. -Ceux de mes lecteurs qui n'auront pas oublié l'annonce -initiale pourront maintenant se convaincre, soit d'après -l'accroissement du nombre des volumes, soit en vertu -de leur ampleur supérieure, que l'étendue effective de -ce Traité est réellement plus que double de ce qui avait -été originairement promis. Mais, quelle qu'ait dû être -l'influence évidente de ces deux motifs de retard, elle -n'eût véritablement abouti qu'à prolonger jusqu'en 1836 -un travail que j'avais d'abord espéré terminer en 1832. -Si donc, au lieu de ces six années, mon œuvre en a finalement -exigé douze, il faut surtout l'attribuer aux -graves obstacles inhérens à ma situation personnelle. Or, -je n'en puis faire suffisamment apprécier la portée essentielle, -soit passée, soit future, qu'en appelant ici une -attention directe, quoique sommaire, sur une existence -privée où je m'efforcerai, d'ailleurs, de caractériser, -autant que possible, son intime connexité avec l'état -général de la raison humaine au dix-neuvième siècle. -Du reste, il a toujours paru convenable que le fondateur -d'une nouvelle philosophie fît directement connaître au -public l'ensemble de sa marche spéculative et même -aussi de sa position individuelle.</p> - -<p>Issu, au midi de notre France, d'une famille éminemment -catholique et monarchique, élevé d'ailleurs dans -l'un de ces lycées où Bonaparte s'efforçait vainement de -restaurer, à grands frais, l'antique prépondérance mentale -du régime théologico-métaphysique, j'avais à peine -atteint ma quatorzième année que, parcourant spontanément -tous les degrés essentiels de l'esprit révolutionnaire, -<span class="pagenum cs7">VII</span> -j'éprouvais déjà le besoin fondamental d'une régénération -universelle, à la fois politique et philosophique, -sous l'active impulsion de la crise salutaire dont la principale -phase avait précédé ma naissance, et dont l'irrésistible -ascendant était sur moi d'autant plus assuré, que, pleinement -conforme à ma propre nature, il se trouvait alors -partout comprimé autour de moi. La lumineuse influence -d'une familière initiation mathématique, heureusement -développée à l'École Polytechnique, me fit bientôt pressentir -instinctivement la seule voie intellectuelle qui pût -réellement conduire à cette grande rénovation. Ayant -promptement compris l'insuffisance radicale d'une instruction -scientifique bornée à la première phase de la -positivité rationnelle, étendue seulement jusqu'à l'ensemble -des études inorganiques, j'éprouvai ensuite, -avant même d'avoir quitté ce noble établissement révolutionnaire, -le besoin d'appliquer aux spéculations vitales -et sociales la nouvelle manière de philosopher que -j'y avais apprise envers les plus simples sujets. Pendant -que, à cet effet, je complétais spontanément, surtout -en biologie et en histoire, à travers beaucoup d'obstacles -matériels, mon indispensable préparation, le sentiment graduel -de la vraie hiérarchie encyclopédique -commençait à se développer chez moi, ainsi que l'instinct -croissant d'une harmonie finale entre mes tendances -intellectuelles et mes tendances politiques, d'abord essentiellement -indépendantes, quoique toujours également -impérieuses<a name="FNanchor_1" id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>. Cet équilibre décisif résulta enfin, -<span class="pagenum cs7">VIII</span> -en 1822, de la découverte fondamentale qui me conduisit, -dès l'âge de vingt-quatre ans, à une véritable unité mentale -et même sociale, ensuite de plus en plus développée -et consolidée sous l'inspiration continue de ma grande loi -relative à l'ensemble de l'évolution humaine, individuelle -ou collective: elle fut directement appliquée, en 1825 -<span class="pagenum cs7">IX</span> -et 1826, à la réorganisation politique, dans les essais -déjà cités souvent en ce Traité, et que je retirerai ultérieurement -du recueil hétérogène où ils restent encore -égarés. Une telle harmonie philosophique ne put être -toutefois pleinement constituée que d'après la première -exécution, commencée en 1826, et réalisée en 1829, de -<span class="pagenum cs7">X</span> -l'élaboration orale qui a suscité l'élaboration écrite que -je termine maintenant pour la systématisation finale de -la philosophie positive, graduellement préparée par mes -divers prédécesseurs depuis Descartes et Bacon<a name="FNanchor_2" id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_1" id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label"><b>Note 1</b>:</span></a> -A cette époque, et quand j'étais parvenu à sentir à la fois la -portée et l'insuffisance de la grande tentative de Condorcet, mon -évolution spontanée fut profondément troublée pendant quelques années, -sans cependant être jamais déviée ni suspendue, par une liaison -funeste avec un écrivain fort ingénieux, mais très-superficiel, dont la -nature propre, beaucoup plus active que spéculative, était assurément -peu philosophique, et ne comportait réellement d'autre mobile essentiel -qu'une immense ambition personnelle (le célèbre M. de Saint-Simon). -Il avait, de son côté, déjà senti, à sa manière, le besoin d'une -régénération sociale fondée sur une rénovation mentale, quelque vague -et incohérente notion qu'il se formât d'ailleurs de l'une et de l'autre, -d'après la profonde irrationnalité de son éducation générale. Cette coïncidence -devint pour lui, à mon égard, la base d'une désastreuse influence, -qui détourna longtemps une partie notable de mon activité -philosophique vers de vaines tentatives d'action politique directe; -quoique, du reste, il en soit résulté chez moi, outre une plus vive excitation -à une publicité immédiate et peut-être même prématurée, une -attention plus décisive à l'efficacité sociale du développement industriel, -sur laquelle toutefois j'avais été auparavant éveillé par les doctrines -économiques, premier fondement réel de la direction qui caractérisait -surtout M. de Saint-Simon. Une telle conformité apparente, -quoique très-incomplète en effet, constitua aussi, après notre rupture, -le motif ou le prétexte des envieuses insinuations dirigées contre l'originalité -de mes premiers travaux en philosophie politique, en attribuant -une importance factice à une vicieuse qualification que m'avait -inspirée, en 1824, une générosité fort mal entendue, ainsi étrangement -récompensée, et que ne portait point, deux ans auparavant, la -première édition de l'écrit correspondant. L'ensemble de mon essor -ultérieur a depuis longtemps écarté spontanément ces vaines récriminations -contre un philosophe qui a souvent, j'ose le dire, accordé, à -chacun de ses divers prédécesseurs, fort au-delà de ce qu'il en avait -véritablement tiré, d'après la double tendance qui m'entraîne, soit à -éviter des détails indifférens au public en rapportant la valeur totale -de chaque conception à celui qui en a manifesté le premier germe distinct, -lors même que la saine appréciation et la réalisation principale -m'en sont essentiellement dues, soit à montrer, autant que possible, -les racines antérieures qui peuvent donner plus de force à mes propres -pensées.</p> - -<p class="snote">Quoique ce célèbre personnage ait, à mon égard, indignement -abusé du facile ascendant individuel que devait lui procurer mon extrême -jeunesse sur une nature profondément disposée à l'enthousiasme -politique et philosophique, je dois cependant profiter d'une telle occasion -pour venger ici sa mémoire des graves imputations que doivent -inspirer, à tous les hommes sensés et à toutes les âmes pures, les honteuses -aberrations éphémères qu'on a osé introduire sous son nom -après sa mort. S'il eût vécu quelques années de plus, son absence totale -de vraies convictions et son entraînement presque irrésistible vers -les bruyans succès immédiats eussent peut-être égaré sa vieillesse fort -au-delà des bornes qu'il avait toujours spéculativement respectées. -Mais, quoi qu'il en soit d'une telle conjecture, je puis directement assurer -que, pendant six années environ d'une intime liaison, je ne lui ai -pas entendu proclamer une seule fois aucune de ces maximes profondément -subversives de toute sociabilité élémentaire qui lui furent ensuite -<ins id="cor_1" title="inpudemment">impudemment</ins> attribuées par des jongleurs qu'il n'avait jamais -connus. J'ai pu seulement observer en lui, après l'affaiblissement résulté -d'une fatale impression physique, cette tendance banale vers une -vague religiosité, qui dérive aujourd'hui si fréquemment du sentiment -secret de l'impuissance philosophique, chez ceux qui entreprennent -la réorganisation sociale sans y être convenablement préparés -par leur propre rénovation mentale.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_2" id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label"><b>Note 2</b>:</span></a> -L'essor initial de cette opération orale fut douloureusement interrompu, -au printemps de 1826, par une crise cérébrale, résultée -du fatal concours de grandes peines morales avec de violens excès de -travail. Sagement livrée à son cours spontané, cette crise eût sans -doute bientôt rétabli l'état normal, comme la suite le montra clairement. -Mais une sollicitude trop timide et trop irréfléchie, d'ailleurs si -naturelle en de tels cas, détermina malheureusement la désastreuse -intervention d'une médication empirique, dans l'établissement particulier -du fameux Esquirol, où le plus absurde traitement me conduisit -rapidement à une aliénation très-caractérisée. Après que la -médecine m'eut enfin heureusement déclaré incurable, la puissance -intrinsèque de mon organisation, assistée d'affectueux soins domestiques, -triompha naturellement, en quelques semaines, au commencement -de l'hiver suivant, de la maladie, et surtout des remèdes. Ce -succès essentiellement spontané se trouvait, dix-huit mois après, tellement -consolidé que, en août 1828, appréciant, dans un journal, -le célèbre ouvrage de Broussais sur l'irritation et la folie, j'utilisais -déjà philosophiquement les lumières personnelles que cette triste expérience -venait de me procurer si chèrement envers ce grand sujet. -Le lecteur sait assez d'ailleurs comment je constatai irrécusablement, -l'année suivante, que ce terrible épisode n'avait nullement altéré la -parfaite continuité de mon essor mental, en accomplissant jusqu'au -bout l'élaboration orale ainsi interrompue trois ans auparavant, et qui -a ensuite fait naître le Traité que j'achève aujourd'hui.</p> - -<p class="snote">Je crois être maintenant assez connu pour qu'on n'impute point à -de vaines préoccupations personnelles la confidence hardie que je viens -d'adresser à tous ceux qui sauront l'apprécier. En un temps où l'anarchie -morale comporte, chez des natures inférieures, le recours aux -plus indignes moyens, sous l'excitation passagère ou permanente des -antipathies individuelles ou collectives, j'ai cru devoir me garantir -d'avance, par cette franche exposition, contre les insinuation infâmes -que pourraient ainsi secrètement susciter les animosités diverses que -soulèvera de plus en plus l'essor de ma nouvelle philosophie, et auxquelles -ce dernier volume doit surtout imprimer spontanément une -dangereuse impulsion. Cette juste prévision reposa déjà sur le honteux -emploi de semblables machinations, auxquelles recourut vainement, -en 1838, pour satisfaire envers moi d'ignobles ressentimens privés, -un puissant personnage scientifique, dont le nom doit ici figurer enfin, -en digne punition unique d'une telle conduite, le fameux géomètre -Poisson. On n'a pas d'ailleurs oublié que, quelques années auparavant, -un moyen analogue avait aussi été employé en vain, dans le -monde savant, quoique avec une intention beaucoup moins haineuse, -afin de ruiner le crédit intellectuel de l'illustre navigateur qu'une récente -catastrophe vient d'enlever à la France. Par ces deux exemples -incontestables du déplorable égarement pratique où peut conduire le -jeu naturel de nos passions, même scientifiques, le lecteur comprendra, -j'espère, le motif et la portée d'une explication où l'on aurait pu, sans -cela, soupçonner l'influence d'inquiétudes exagérées, que la malveillance -eût même tenté peut-être d'ériger en symptômes indirects d'une -certaine persistance actuelle de l'accident qui en est l'objet.</p> - -<p class="sep1">Dès l'origine de mon essor philosophique, dénué de -toute fortune personnelle, même future, j'ai eu le bonheur -de comprendre que mon existence matérielle devait -directement reposer sur des occupations professionnelles -indépendantes de mes travaux spéculatifs, dont le succès -<span class="pagenum cs7">XI</span> -serait, par leur nature, trop lointain et trop incomplet -pour jamais suffire à consolider ma position privée. Afin -toutefois que cette nécessite continue tendît, autant que -possible, à développer ma vocation principale, sans jamais -pouvoir l'altérer, je choisis spontanément, à cet -effet, en 1816, l'enseignement mathématique, envers -lequel mon aptitude spéciale avait été, j'ose le dire, déjà -remarquée, pendant que j'étudiais à l'École Polytechnique, -aussi bien par mes chefs que par mes camarades. -<span class="pagenum cs7">XII</span> -Cet enseignement a sans cesse constitué, depuis cette -époque, dans ses divers degrés, et sous tous ses modes, -mon unique moyen d'existence. Mais quoique, pendant -ces vingt-six années, mon élaboration philosophique -n'ait jamais troublé, en aucune manière, ces devoirs -spéciaux, toujours aussi scrupuleusement accomplis que -si je m'en fusse exclusivement occupé, elle a essentiellement -empêché, d'après ma discordance involontaire avec -le milieu où j'étais forcé de vivre, que ces longs et constans -services m'aient procuré jusqu'ici la juste récompense -personnelle qui en fût naturellement résultée pour -tout autre professeur uniquement livré, même avec moins -de zèle et de succès, à de telles opérations. Les travaux -transcendans, qui semblaient devoir rehausser le mérite -de mes occupations professionnelles, ont constitué, au -contraire, la principale cause des graves injustices que -j'ai subies dans cette carrière, soit en vertu de la répugnance -qu'ils inspiraient aux diverses influences dominantes, -soit surtout par suite de la basse envie que je -suscitais secrètement autour de moi, en remplissant, -avec une supériorité généralement reconnue, des fonctions -qui, de ma part, étaient ainsi évidemment accessoires. -Quoique je sois jusqu'ici le seul philosophe qui -n'ait fait, ni dans ses écrits, ni dans sa conduite, aucune -concession contraire à ses convictions, l'état présent de -la raison publique commence déjà réellement à permettre, -du moins en France, une telle plénitude de la dignité -spéculative; mais elle n'est pas encore suffisamment -exempte de dangers personnels. Toujours résolu à maintenir -entièrement intacte, à tout prix, mon indépendance -philosophique, j'ai été sans cesse rigoureusement -<span class="pagenum cs7">XIII</span> -écarté des diverses branches de notre instruction publique, -par les velléités rétrogrades et l'esprit tracassier -du déplorable gouvernement dont l'heureuse secousse -de 1830 nous a délivrés à jamais. Ainsi réduit -exclusivement aux pénibles ressources de l'enseignement -privé, il a longtemps été pour moi encore plus -précaire et moins efficace qu'envers tout autre, soit -à raison d'une vie essentiellement solitaire qui me tenait -éloigné des relations utiles, soit d'après le peu de sympathie -que je trouvais chez les divers personnages qui -pouvaient le plus appuyer une telle situation. Jusqu'à -une époque très-rapprochée, mon existence a toujours -reposé sur un enseignement quotidien prolongé ordinairement -pendant six ou huit heures. C'est au milieu de -ces entraves qu'a été exécutée la première moitié de ce -Traité; le lecteur doit maintenant s'en expliquer la lenteur -spéciale de publication. Il y a seulement dix ans que -je fus introduit enfin à l'École Polytechnique, dans le -grade le plus subalterne, sous les généreux auspices -spontanés d'un géomètre fort recommandable (feu M. Navier), -dont la rare élévation morale honorait notre -monde scientifique, et dont l'esprit, quoique trop exclusivement -mathématique, avait pourtant su discerner, -à un certain degré, ma valeur caractéristique. Dès lors -directement devenue mieux appréciable, mon aptitude à -l'enseignement fut ensuite solennellement constatée, sur -ce grand théâtre, d'après l'épreuve décisive qui résulta, -en 1836, de l'obligation naturelle où je me trouvai d'y -occuper, par intérim, la principale chaire mathématique. -Mais, malgré cette irrécusable démonstration, que la -noble sollicitude de mes élèves et de mon chef essentiel -<span class="pagenum cs7">XIV</span> -(l'illustre Dulong) a fait, j'ose le dire, soit alors, soit -depuis, retentir avec éclat dans le monde savant, les -antipathies scientifiques, spontanément développées à -mesure que je perçais davantage, se sont jusqu'ici activement -opposées à la juste rémunération de mes services -spéciaux. On a cru jusqu'à présent, et on croira sans -doute longtemps encore, m'avoir suffisamment récompensé -en ajoutant, depuis cinq ans, à mon office précaire -et subalterne dans l'enseignement polytechnique, des -fonctions plus importantes, mais également temporaires, -relatives au jugement initial des candidats. Cette double -attribution est d'ailleurs, suivant la coutume française, -tellement peu rétribuée, que je suis obligé, pour suffire -aux nécessités de ma position, d'y joindre au dehors un -actif enseignement quotidien, dans l'un des principaux -établissemens spécialement destinés à la préparation -polytechnique. Il résulte de ces triples fonctions mathématiques -un tel enchaînement d'obligations journalières -que, depuis six ans, je n'ai pu trouver vingt jours consécutifs -de suspension totale, susceptibles d'être pleinement -consacrés ou à un véritable repos ou à l'exclusive -poursuite de mes travaux philosophiques. Cette nouvelle -phase de ma position personnelle ne m'a donc réellement -procuré d'autre amélioration essentielle que de m'avoir -laissé un peu plus de temps pour ma grande élaboration, -en me dispensant désormais de tout enseignement individuel. -Aussi ai-je pu exécuter la seconde moitié de ce -Traité, malgré sa difficulté et son extension supérieures, -beaucoup plus rapidement que la première, en composant, -depuis cette heureuse modification, un volume -environ chaque année. Mais les pénibles entraves qu'un -<span class="pagenum cs7">XV</span> -tel assujettissement continu doit encore apporter directement -à mon essor ultérieur sont surtout aggravées par -le caractère profondément précaire qui, d'après d'absurdes -réglemens, distingue aujourd'hui cette laborieuse -existence<a name="FNanchor_3" id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>. La double réélection annuelle à laquelle -je suis ainsi soumis ne constituerait peut-être, envers -tout autre, qu'une simple formalité, d'ailleurs choquante. -Quant à moi, elle peut, à tout instant, devenir -beaucoup plus grave, en fournissant un point d'appui -<span class="pagenum cs7">XVI</span> -légal aux injustes animosités que j'ai involontairement -soulevées, et que le cours naturel de mes travaux doit -directement augmenter, surtout d'après l'action nécessaire -du volume actuel. En tant que répétiteur, mon sort -est subordonné, chaque année, non-seulement aux diverses -impulsions d'une corporation mal disposée à mon -égard, mais aussi à la délicatesse ou à la circonspection -d'un ennemi reconnu, dont la conduite antérieure est -fort loin de garantir, en ce qui me concerne, son équité -ultérieure. Comme examinateur, je suis pareillement exposé -<span class="pagenum cs7">XVII</span> -à la réaction annuelle, soit des différentes passions -que doit spontanément susciter le juste exercice de mon -autorité, soit même des vaines utopies spéciales que peut -suggérer à chacun de mes seigneurs officiels le mode -d'accomplissement d'un tel office: des récriminations -pédantesques qui, quoique collectives, n'en étaient pas -moins inconvenantes et même ridicules, m'ont déjà -formellement averti de l'imminente gravité que pourrait, -envers moi, acquérir inopinément un tel joug. À ce -double titre, mes amis et mes ennemis savent également -aujourd'hui que, parvenue à sa quarante-cinquième -année, ma laborieuse existence personnelle peut encore -être brusquement bouleversée, malgré le scrupuleux accomplissement -continu de tous mes devoirs professionnels, -d'après une suffisante coalition momentanée des diverses -antipathies qui s'opposent à mon légitime essor. C'est -afin de sortir, autant qu'il est en mon pouvoir, de cette -intolérable situation, que j'ai cru devoir, par cette préface, -provoquer, à mon égard, une crise décisive, dont -le péril, quelque réel qu'il puisse être, est, à mon sens, -moins funeste que la perspective continue d'une imminente -oppression.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_3" id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label"><b>Note 3</b>:</span></a> -Notre École Polytechnique est essentiellement régie, en tout ce -qui concerne l'enseignement, par un conseil formé principalement -de tous les professeurs quelconques, y compris les maîtres de dessin, -de français et d'allemand, en exceptant seulement ceux qui dirigent -les exercices non obligatoires, comme l'escrime, la danse et la musique. -Depuis dix ou douze ans, cette corporation a graduellement acquis -une grande prépondérance, en se faisant attribuer, à titre de compétence, -la nomination exclusive ou la présentation décisive aux -divers offices polytechniques, par suite de la confiance irréfléchie que -sa composition caractéristique a dû inspirer de plus en plus à un pouvoir -trop disposé à sacrifier, en général, sa juste suprématie effective -aux impérieuses exigences des préjugés actuels. Ce nouvel ascendant a -aussi tendu sans cesse à rendre essentiellement amovibles, en les assujettissant -à une réélection annuelle, tous les emplois quelconques -autres que ceux occupés ou convoités par les membres du conseil dirigeant, -et sans même excepter les fonctions qui, de leur nature, réclament -le plus évidemment une pleine indépendance légale, afin de -résister suffisamment à l'antagonisme continu d'une foule de passions -spontanément convergentes contre leur plus légitime exercice, comme -sont surtout mes difficiles devoirs d'examinateur préalable. Envers -l'office didactique accessoire rempli par ce qu'on appelle improprement -les <i>répétiteurs</i>, les ombrageuses prétentions d'une telle domination -ont été poussées au point que, depuis l'ordonnance de 1832, chacun -d'eux peut être directement repoussé au seul gré personnel du professeur -correspondant: en sorte que la prévoyance législative de nos savans -n'a pu s'élever jusqu'à comprendre la dangereuse autorité qu'ils accordaient -ainsi aux plus injustes animosités que pourrait susciter une rivalité -individuelle alors trop naturelle pour ne devoir pas être fréquente, -on plutôt presque habituelle.</p> - -<p class="snote">D'aussi absurdes institutions sont sans doute très-propres à vérifier -spécialement ce que j'ai tant de fois établi, en principe, surtout dans -ce dernier volume, sur la profonde incapacité qui caractérise les savans -actuels en matière quelconque de gouvernement, même scientifique. -L'administrateur le plus étranger aux études spéculatives n'eût -certainement jamais adopté spontanément des règles si radicalement -contraires a cette connaissance usuelle de l'homme et de la société -qui distingue naturellement la classe administrative, et qui, même à -l'état empirique, constitue toujours, au fond, dans la vie réelle, notre -plus précieuse acquisition. Vainement donc nos savans voudraient-ils -aujourd'hui renvoyer à l'administration la responsabilité exclusive de -mesures aussi choquantes pour tous les hommes sensés: il est clair que -le pouvoir n'a eu, à ce sujet, d'autre tort essentiel que de céder, -avec trop de condescendance, à l'aveugle impulsion des préjugés et -des ambitions scientifiques. Toute personne bien informée sait même -maintenant que les dispositions irrationnelles et oppressives adoptées -depuis dix ans a l'École Polytechnique émanent surtout de la désastreuse -influence exercée par M. Arago, fidèle organe spontané des -passions et des aberrations propres à la classe qu'il domine si déplorablement -aujourd'hui.</p> - -<p class="sep1">Pour mieux caractériser, surtout quant à l'avenir, une -telle appréciation personnelle, il me reste maintenant à -la rattacher convenablement à la position nécessaire où -me place directement l'ensemble de mon élaboration -philosophique envers chacune des trois influences générales, -théologique, métaphysique et scientifique, qui -se disputent ou se partagent encore l'empire intellectuel.</p> - -<p>Il serait certes superflu d'indiquer ici expressément -<span class="pagenum cs7">XVIII</span> -que je ne devrai jamais attendre que d'actives persécutions, -d'ailleurs patentes ou secrètes, de la part du parti -théologique, avec lequel, quelque complète justice que -j'aie sincèrement rendue à son antique prépondérance, -ma philosophie ne comporte réellement aucune conciliation -essentielle, à moins d'une entière transformation -sacerdotale, sur laquelle il ne faut pas compter. Dès mon -adolescence, j'ai péniblement senti le poids personnel de -cet inévitable antagonisme, première source générale -des difficultés actuelles de ma situation. C'est, en effet, -sous les inspirations rétrogrades de l'école théologique -que fut surtout accompli, pendant la célèbre réaction -de 1816, le funeste licenciement qui brisa ou troubla -tant d'existences à l'École Polytechnique, et sans lequel -j'eusse naturellement obtenu seize ans plus tôt, suivant -les heureuses coutumes de cet établissement, la modeste -position que j'ai commencé seulement à y occuper en 1832; -ce qui eût assurément changé tout le cours ultérieur de ma -vie matérielle. Une exception formelle, émanée de la même -origine, vint ensuite me soustraire personnellement à la -réparation partielle qui compensa, quelque temps après, -pour mes camarades, cette proscription générale. Le -lecteur sait déjà que le prolongement continu de cette -oppressive influence m'interdit surtout l'instruction publique, -et me réduisit à la pénible ressource de l'enseignement -privé. À mesure que mon essor mental s'est -définitivement caractérisé par l'apparition successive des -divers volumes de ce Traité, une inévitable déchéance -officielle n'a pas empêché envers moi les malveillantes -manifestations de ce parti incorrigible, qui, depuis cinq -siècles, se sentant de plus en plus incapable de soutenir -<span class="pagenum cs7">XIX</span> -aucune véritable discussion, aspire toujours, même dans -l'impuissance, à exterminer ou à avilir ses divers adversaires -philosophiques. Malgré sa circonspection accoutumée, -la cour de Rome a récemment fulminé, contre un -ouvrage qui n'était pas achevé, une de ces ridicules censures -qui ont désormais perdu jusqu'à l'étrange pouvoir, -subsistant encore au siècle dernier, d'exciter à lire les -ouvrages qui en sont l'objet, et envers lesquels le public -actuel ne daigne pas même s'informer d'une telle proscription. -Au début de la présente année, à l'occasion de -la réouverture habituelle du cours populaire d'astronomie -que je professe gratuitement depuis douze ans, les -plus ignobles organes de cette école, dans le vain espoir -d'un prochain triomphe, ont osé demander hautement, -à un pouvoir qui ne leur est plus dévoué, la destruction -directe de tous mes moyens actuels d'existence, pour -avoir systématiquement proclamé la nécessité et la possibilité -de rendre enfin la morale pleinement indépendante -de toute croyance religieuse, d'après l'universel -ascendant de l'esprit positif, enfin directement érigé en -unique base solide de toutes les notions humaines.</p> - -<p>Envers le parti métaphysique, soit gouvernant, soit -aspirant, ma position nécessaire, quoique relative à une -collision moins prononcée, est, au fond, encore plus dangereuse -pour moi, à cause de la grande prépondérance -qu'il exerce aujourd'hui, à tous égards, en France. Plus -éclairé et plus souple que le précédent, ce parti équivoque -sent confusément que, depuis Descartes et Bacon, -l'essor graduel de la philosophie positive a été surtout -dirigé spontanément contre sa domination transitoire, -non moins intéressée aujourd'hui que les prétentions -<span class="pagenum cs7">XX</span> -purement théologiques à empêcher, à tout prix, l'installation -sociale de la vraie philosophie moderne. En -considérant d'abord la portion de cette école qui règne -maintenant, je puis aisément signaler, chez son plus -éminent organe, un exemple très-caractéristique de sa -disposition instinctive à me tenir, autant que possible, -non sans doute dans l'oppression sacerdotale, mais dans -une profonde obscurité personnelle, à la fois mentale -et sociale. Ayant été, dès mon premier essor philosophique, -individuellement apprécié, à certains égards, -en 1824 et 1825, par M. Guizot, je lui ait fait l'honneur, -il y a dix ans, lors de son principal avénement politique, -de m'écarter une seule fois envers lui de la règle constante -que je me suis prescrite de jamais rien demander aux -divers pouvoirs actuels en dehors de ce qui m'est strictement -dû d'après les usages établis. Quelques ouvertures -de sa part me conduisirent alors à lui proposer de créer, -au Collége de France, une chaire directement consacrée -à l'histoire générale des sciences positives, que seul encore -je pourrais remplir de nos jours, et à laquelle -j'eusse spontanément donné un caractère convenablement -relatif à l'ascendant scientifique et logique de la nouvelle -philosophie. Or, après diverses tergiversations, M. Guizot, -qui a fondé, là et ailleurs, pour ses adhérens ou ses -flatteurs, tant de chaires inutiles ou même nuisibles, -fut bientôt entraîné, par ses rancunes métaphysiques, -à écarter définitivement une innovation qui pouvait honorer -sa mémoire, et dont il avait d'abord semblé comprendre -la valeur naturelle. Je fus même ensuite obligé -de publier, dans deux journaux, en octobre 1833, avec -quelques commentaires spéciaux, la note philosophique -<span class="pagenum cs7">XXI</span> -que j'avais dû composer à ce sujet, afin d'empêcher au -moins que cette proposition, qui, en effet, est ainsi -restée ultérieurement intacte, ne se trouvât finalement -gaspillée au profit de quelque courtisan. Quant à la partie -de l'école métaphysique qui constitue aujourd'hui ce -qu'on appelle vulgairement l'opposition, et dont la principale -influence réside dans la presse périodique, ses -dispositions envers moi sont, sans doute, assez caractérisées -par l'étrange silence que ses divers organes, quotidiens -ou mensuels, ont unanimement gardé, pendant -douze ans, pour la première fois peut-être, envers -ma publication philosophique. C'est jusqu'ici seulement -en Angleterre, du moins à ma connaissance, que -ce Traité a donné lieu à un sérieux examen, par la consciencieuse -appréciation dont un illustre physicien (sir -David Brewster) honora, en 1838, dans la célèbre revue -d'Édimbourg, mes deux premiers volumes, quoiqu'il -eût d'ailleurs assez peu compris l'ensemble de mon opération -philosophique, malgré l'admission formelle de -ma loi fondamentale, pour regarder un tel préambule -comme constituant mon principal objet. Sauf cette unique -discussion, ainsi plutôt scientifique que vraiment -philosophique, ce long travail n'a jamais été même annoncé -dans aucun journal de quelque importance, sans -que l'on puisse assurément attribuer une telle réserve -au sentiment personnel d'une insuffisance d'instruction -préalable qui n'empêche pas l'essor habituel des jugemens -les plus tranchés. Quoique quelques organes -avancés aient dû, à ce sujet, attendre naturellement la -fin d'une élaboration qui n'est, en effet, pleinement jugeable que -dans son ensemble total, on ne peut douter -<span class="pagenum cs7">XXII</span> -que ce silence exceptionnel ne soit surtout dû à la -répugnance involontaire avec laquelle les métaphysiciens, -qui dominent partout la presse périodique, voient -aujourd'hui surgir une philosophie supérieure à leur -influence, et qui tend directement à faire cesser leur -prépondérance actuelle, sous l'inflexible prescription -continue de rigoureuses conditions mentales, à la fois -logiques et scientifiques, qu'ils se sentent incapables de -remplir suffisamment.</p> - -<p>Considérons enfin la troisième classe spéculative, celle -qui seule constitue aujourd'hui le germe très-imparfait -mais direct de la vraie spiritualité moderne. Là se trouvent -ceux à qui j'ai fait l'honneur de demander à gagner -honnêtement mon pain, parce qu'ils sont de ma famille -intellectuelle: tandis que je n'ai jamais rien dû attendre -des deux autres catégories, comme m'étant essentiellement -étrangères et même involontairement hostiles, sauf -l'unique exception personnelle dont j'avais si mal à propos -honoré M. Guizot. Afin d'apprécier convenablement -à leur égard ma situation naturelle, il y faut distinguer -avec soin les deux écoles, spontanément antagonistes, qui -s'y partagent, quoique très-inégalement jusqu'ici, l'empire -général de la positivité rationnelle: l'école mathématique -proprement dite, dominant encore, sans contestation -sérieuse, l'ensemble des études inorganiques, et -l'école biologique, luttant faiblement aujourd'hui pour -maintenir, contre l'irrationnel ascendant de la première, -l'indépendance et la dignité des études organiques. En -tant que celle-ci me comprend, elle m'est, au fond, plus, -favorable qu'hostile, parce qu'elle sent confusément que -mon action philosophique tend directement à la dégager -<span class="pagenum cs7">XXIII</span> -de l'oppression des géomètres. J'y ai trouvé non-seulement -mon plus complet appréciateur scientifique, dans -la personne de mon éminent ami M. de Blainville, mais -aussi de nombreux et honorables adhérens, dont le concours -constate mieux une telle sympathie collective. -Malheureusement ce n'est pas de cette classe, comme on -sait, que dépend mon existence personnelle. Or, quant -aux géomètres, sous la domination desquels je suis naturellement -forcé de vivre, les indications précédentes ont -assez fait pressentir ce que je dois attendre d'une classe -scientifique dont l'ensemble de mon opération philosophique, -soit mentale, soit sociale, détruit nécessairement -la suprématie provisoire, graduellement développée pendant -le cours de la longue élaboration préliminaire propre -aux deux derniers siècles, comme l'expliquent spécialement -les trois chapitres extrêmes de ce volume final.</p> - -<p>Pour mieux caractériser cette inévitable opposition -instinctive, il me suffit ici de signaler convenablement -l'expérience pleinement décisive qui s'accomplit, à mon -détriment, en 1840, lors d'une nouvelle vacance de la -principale chaire mathématique de l'École Polytechnique, -que j'avais occupée, par intérim, quatre ans auparavant, -avec une supériorité généralement reconnue, même de -mes ennemis, et que je ne cesserai jamais, à ce titre, de regarder -comme ma propriété légitime, quoiqu'une violente -iniquité m'en ait dépouillé jusqu'ici avec l'appareil des -formalités légales. L'illustre Dulong, en sa qualité de -directeur des études de cet établissement, y avait personnellement -suivi ces mémorables leçons qui m'avaient -hautement conquis sa consciencieuse estime, malgré sa -disposition antérieure à partager involontairement envers -<span class="pagenum cs7">XXIV</span> -moi les préventions routinières de nos coteries scientifiques: -c'est sous le récent souvenir de cette éminente -approbation que se fit une telle élection, où son suffrage -eût certainement garanti mon succès, sans la mort prématurée -qui a privé le monde savant de cette rare combinaison -d'une haute capacité avec une moralité équivalente. -En même temps, une noble jeunesse, que je n'ai jamais -flattée, j'ose le dire, mais qui connaît mon dévouement -continu à ses besoins légitimes, manifestant, à sa -manière, son heureux concours spontané avec l'appréciation -de son ancien chef, honora ma candidature par une -généreuse démarche exceptionnelle, dont j'ai été jusqu'à -présent le seul objet, et pour laquelle je lui offre ici la -faible expression de mon éternelle reconnaissance, dans -la personne collective de ses successeurs actuels, envers -lesquels l'intime solidarité de nos diverses générations -polytechniques autorise pleinement une telle substitution -continue. Le lecteur sait peut-être que des députations -spéciales furent alors adressées par les élèves à tous -les votans quelconques, afin de leur témoigner convenablement -le désir unanime qu'une épreuve irrécusable -avait inspiré en ma faveur à tous ceux qui avaient pu en -sentir l'effet général. À cette convergence décisive, et -peut-être inouïe, entre les supérieurs et les inférieurs, -se joignaient d'ailleurs, à mon avantage, toutes les considérations -accessoires relatives aux règles ordinaires, qu'il -a fallu simultanément violer pour m'exclure: une incontestable -ancienneté, d'honorables services spéciaux, et la -convenance reconnue de recruter, autant que possible, -les professeurs de cette grande école parmi ses anciens -élèves, à moins d'insuffisance réelle. Si tout autre que -<span class="pagenum cs7">XXV</span> -moi eût réuni un tel ensemble de titres, son triomphe -eût été certain. Mais les antipathies géométriques, spécialement -concentrées à l'Académie des Sciences de Paris, -ne pouvaient ainsi laisser irrévocablement surgir celui -qui, connaissant le véritable esprit de nos diverses coteries -scientifiques, et d'ailleurs peu effrayé de leur antagonisme, -même concerté, aurait directement tendu, dans -un tel office, à donner à la haute instruction mathématique -la direction la plus conforme à sa véritable destination -pour le système général de l'évolution positive. Les -honteux moyens qui déterminèrent mon exclusion furent -alors en pleine harmonie avec l'évidente iniquité -du projet. Comme les meneurs académiques devaient -naturellement craindre le vote spontané du Conseil de -l'École, où mes ennemis et mes amis croyaient également -d'abord que la majorité m'était assurée, et auquel l'usage -accordait à ce sujet une priorité naturelle, ils profitèrent -habilement contre moi de l'occasion facile à prévoir que -leur offrit la discussion philosophique que je cherchai à -engager directement, auprès de la classe essentiellement -saine de cette académie, par la lettre de candidature -dont je parle, à une autre fin, au second chapitre de ce -volume. On sait assez comment la lecture officielle de cette -lettre fut expressément refusée, en dépit d'une formelle -disposition du règlement académique<a name="FNanchor_4" id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>. Après cette -<span class="pagenum cs7">XXVI</span> -première violence, il fut ensuite aisé à la Commission spéciale -d'établir, par une nouvelle infraction de tous les -usages et de toutes les convenances, une liste de candidature -où je n'étais pas même nommé, comme ne méritant -sans doute aucune discussion. Le profond mépris personnel -que je renvoie solennellement ici à chacun de -ceux qui prirent une active participation volontaire à cette -dernière indignité académique, ne m'empêche pas d'ailleurs -de sentir qu'elle eut au fond peu d'influence sur le -résultat, puisqu'elle suivit le vote effectif du Conseil polytechnique, -déjà tourné contre moi par la réaction -presque irrésistible de la turpitude initiale. En un mot, -les meneurs d'une telle intrigue n'oublièrent rien pour -indiquer d'avance à ce Conseil que, s'il voulait réaliser sa -première disposition en ma faveur, il aurait à soutenir une -lutte redoutable contre une corporation plus puissante, -qui se montrait ainsi disposée à maintenir à tout prix, en -cette grave occurrence, le monopole habituel des hautes -positions didactiques, dont l'ensemble de sa conduite -prouve depuis longtemps qu'elle regarde chacun de ses -membres comme le possesseur légitime, quelle que puisse -être son inaptitude réelle. On devait aisément s'attendre -que le Conseil n'oserait engager envers l'académie une -collision aussi inégale. C'est ainsi que fut accomplie, avec -<span class="pagenum cs7">XXVII</span> -un concert apparent des deux votes essentiels, une injustice -pleinement caractérisée, dont le poids naturel empêchera -toujours sans doute envers moi toute convenable -réparation, malgré la composition mobile du corps spécial -qui s'en rendit l'instrument passif, d'après la fixité -naturelle de la puissante compagnie qui en fut le principal -moteur, et où d'ailleurs les antipathies que j'inspire -doivent être continuellement rajeunies, parce qu'elles -tiennent directement, soit à la situation générale de l'esprit -humain au <span class="cs7">XIX</span><sup>e</sup> siècle, soit au caractère fondamental -de ma nouvelle philosophie.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_4" id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label"><b>Note 4</b>:</span></a> -Celui des deux secrétaires perpétuels qui rendit compte de la séance -du 3 août 1840 sentit tellement, sans doute, la turpitude de cette violence -académique, ainsi accomplie contre moi au profit personnel de -l'un de ses confrères, qu'il tenta vainement de la représenter comme -une sorte d'ajournement, motivé par je ne sais quelle autre urgence -plus immédiate. Mais, si cette jésuitique exposition eût été vraiment -fidèle, l'Académie eût distinctement réservé, pour la lecture de ma -lettre, une séance ultérieure, tandis qu'il n'en fut jamais question ensuite. -Comme il importe beaucoup à la morale publique que l'actif -accomplissement volontaire des mauvaises actions, individuelles ou -collectives, ne puisse, en aucun cas, éluder une inflexible responsabilité, -j'ai cru devoir ici spécialement rectifier cette officieuse erreur.</p> - -<p class="sep1">Après cette triple appréciation des tendances diversement -hostiles qui doivent faire spontanément converger -contre mon essor légitime toutes les classes antagonistes -entre lesquelles est aujourd'hui partagé l'empire intellectuel, -il serait assurément superflu de faire ici autant -ressortir leur commune disposition à me priver accessoirement -des différentes récompenses honorifiques qui -dépendent de leur arbitrage, quels que puissent jamais -être, à cet égard, mes droits naturels. Quand M. Guizot -eut attaché son nom à la dangereuse restauration d'une -académie heureusement supprimée par Bonaparte, la -plupart de mes amis, et même de mes ennemis, pensèrent -qu'on ne pouvait se dispenser, ne fût-ce que d'après -mes travaux originaires en philosophie politique, -de m'introduire directement dans une compagnie où, -à défaut de toute véritable unité mentale, on s'efforçait -de réunir tous ceux qui, à un titre quelconque, et par -les voies les plus inconciliables, avaient semblé coopérer -au perfectionnement des études morales et sociales. -Presque seul alors je compris que, quelque opposition -<span class="pagenum cs7">XXVIII</span> -mutuelle qui dût, en effet, exister entre ces diverses -tendances spéculatives, leur commune nature métaphysique -les réunirait toujours contre moi. C'est donc précisément -en qualité de fondateur d'une nouvelle philosophie -générale, à la fois historique et dogmatique, que -je resterai constamment en dehors, sans aucune discussion -possible, d'une corporation instituée pour ranimer, en -les centralisant, les influences ontologiques, auxquelles -je m'efforce de substituer enfin l'universelle prépondérance -de l'esprit positif. Dans un autre cas, une illusion -analogue m'avait d'abord, comme je l'ai franchement -avoué au tome quatrième, conduit moi-même à compter -sur l'appui, au moins moral, de la classe scientifique, -qui semblait devoir prendre un vif intérêt direct à l'extension -décisive de la positivité rationnelle. C'était l'erreur -naturelle de la jeunesse, disposée à penser que -les sciences sont habituellement cultivées en vertu d'une -vraie vocation, et que les généreuses tendances spéculatives -y prédominent sur les vicieuses impulsions actives. -Mais, d'après les explications précédentes, celui qui a -directement fondé une science nouvelle, la plus difficile -et la plus importante de toutes, et qui, en même temps, -a spécialement perfectionné la philosophie de chacune -des sciences antérieures, sera nécessairement toujours -repoussé de ce qu'on appelle improprement l'Académie -des Sciences, quand même il pourrait se résoudre à en -solliciter l'entrée, ce qu'il ne fera certainement jamais, -depuis les indignités qu'on s'y est permis envers lui. Il -laissera donc, sans aucun regret, cet honneur, de plus -en plus banal, à la foule de ceux qui accomplissent aujourd'hui, -d'une manière presque machinale, ces prétendus -<span class="pagenum cs7">XXIX</span> -travaux scientifiques dont, le plus souvent, -l'esprit humain ne saurait conserver, après dix ans, la -moindre trace, malgré l'ambitieuse dénomination qui -les décore spécialement d'une chimérique éternité.</p> - -<p>Pour achever d'apprécier la tendance profondément -naturelle de l'influence scientifique à se réunir aujourd'hui, -contre mon essor philosophique, à l'influence -métaphysique, et même à l'influence théologique, il faut -enfin remarquer, d'après une exacte analyse de notre -situation mentale, que, malgré leur antagonisme naturel, -la première, en tant que dominée encore par les -géomètres, doit être, au fond, beaucoup moins éloignée -qu'elle ne le semble de transiger habituellement avec -les deux autres, au détriment de la raison publique. -Depuis que la rénovation finale des théories morales et -sociales constitue directement, dans l'immense révolution -où nous vivons, la nécessité prépondérante, la -présidence scientifique laissée jusqu'ici à l'esprit mathématique -tend à devenir presque aussi rétrograde que le -sont déjà les impulsions métaphysiques et les résistances -théologiques, comme l'expliqueront spécialement les -trois derniers chapitres de ce Traité. Le sentiment secret -de leur inévitable impuissance envers ces spéculations -transcendantes dispose involontairement les géomètres -actuels à en empêcher, autant que possible, l'essor décisif, -d'où résulterait nécessairement leur propre déchéance -scientifique, et leur réduction normale à l'office modeste, -quoique indispensable, que leur assigne évidemment la -vraie hiérarchie encyclopédique. Après avoir jeté, comme -un leurre, au vulgaire philosophique, leur absurde et -dangereuse utopie relative à la prétendue régénération -<span class="pagenum cs7">XXX</span> -ultérieure des conceptions sociales d'après leur vaine -théorie des chances, dont tout homme sensé fera bientôt -justice, ils se contentent donc essentiellement d'exploiter -à l'aise les bénéfices personnels que la grande -transaction moderne assure spontanément à ceux qu'on -a dû regarder jusqu'ici comme les plus fidèles organes -de l'esprit positif, bien qu'ils n'en puissent vraiment -représenter que l'état rudimentaire. Quant aux besoins -fondamentaux inhérens à notre situation intellectuelle, -ils n'intéressent aucunement la plupart des géomètres, qui -sont, au contraire, secrètement entraînés à en empêcher -la satisfaction finale. Leur opposition, plus apparente -que réelle, à la prépondérance métaphysique, ou même -théologique, tend depuis longtemps à se réduire à ce qui -est strictement nécessaire pour garantir les droits directs -de la science, surtout mathématique, aux profits généraux -de l'exploitation spéculative. Or ce but est certes -suffisamment atteint aujourd'hui, où le pouvoir a trop -généreusement abandonné aux savans eux-mêmes, surtout -en France, la répartition effective des diverses -récompenses scientifiques. Ceux qui, avec une audace -apparente, attaquent chaque jour la liste civile de la -royauté, sont, d'ordinaire, humblement prosternés -devant la liste civile de la science, au point de n'oser, -par exemple, se permettre aucune critique envers les -frais monstrueux qu'occasionne maintenant la seule -composition d'un almanach très-imparfait. Tous les intérêts -mathématiques étant ainsi garantis, les géomètres -consentent volontiers à laisser à la métaphysique, et -même à la théologie, l'antique possession du domaine -moral et politique, où ils ne sauraient avoir aucune -<span class="pagenum cs7">XXXI</span> -prétention sérieuse. D'un autre côté, la demi-intelligence -que l'entraînement contemporain fait aujourd'hui -pénétrer jusque dans la théologie, disposerait peut-être -celle-ci, en cas d'un triomphe momentané, d'ailleurs -presque impossible, à mieux respecter désormais les -ambitions géométriques, pourvu que, suivant leur tendance -spontanée, elles l'aidassent suffisamment à contenir -le véritable essor systématique des spéculations -biologiques, seules études préliminaires où la lutte fondamentale -reste encore pendante, à beaucoup d'égards, -entre l'esprit positif et l'ancien esprit philosophique. -Cependant les craintes naturelles que doit suggérer -l'instinct aveuglément rétrograde de la puissance théologique -conduiraient, sans doute, les géomètres à voir -avec regret le retour éphémère de son ascendant oppressif, -où ils redouteraient, à leur propre égard, une source -d'exclusion. Mais la situation actuelle, où domine -l'influence métaphysique, plus souple et moins ténébreuse, -quoique, au fond, seule vraiment dangereuse -aujourd'hui, convient beaucoup à l'ensemble de leurs -dispositions présentes, tant morales que mentales, parce -qu'elle empêche une solution qui leur répugne, tout en -leur assurant les nombreux avantages personnels d'un -facile ascendant scientifique. Aussi est-ce surtout à prolonger, -autant que possible, cet état profondément -contradictoire, en écartant, de toutes leurs forces, une -vraie rénovation spéculative, que nos géomètres s'attacheront -de plus en plus, sans s'inquiéter d'ailleurs, en -aucune manière, des graves dangers sociaux que doit -nécessairement offrir cette prolongation artificielle de -l'interrègne spirituel. Le lecteur peut ainsi concevoir -<span class="pagenum cs7">XXXII</span> -déjà que la résistance spontanée du milieu scientifique -actuel à mon action philosophique n'offre rien d'essentiellement -fortuit ou personnel, et qu'elle se développera -désormais, avec une énergie croissante, soit à mon -égard, soit envers mes collègues ou mes successeurs, à -mesure que la nouvelle philosophie tendra directement -vers son inévitable ascendant final: l'ensemble de ce -volume ne laissera plus aucun doute sur l'intime réalité -de mes prévisions à ce sujet.</p> - -<p>D'après une telle appréciation générale de la corrélation -nécessaire qui lie aujourd'hui ma position privée à -la situation fondamentale du monde intellectuel, chacun -doit maintenant sentir combien cette préface était vraiment -indispensable pour placer directement, par un -appel décisif, la suite entière des grands travaux ultérieurs -annoncés à la fin de ce volume, sous le noble -patronage d'une opinion publique, non-seulement française, -mais aussi européenne, qui constitue mon unique -refuge, et qui jusqu'ici n'a jamais failli à mes justes réclamations. -Ceux qui trouveraient commode de continuer -à m'opprimer sans me permettre la plainte, vont probablement -se récrier beaucoup contre le caractère insolite -de cette sorte de manifeste, dont ils redouteront l'efficacité. -Quelques amis sincères, trop timides ou trop -superficiels, craindront, à leur tour, que cette lutte dangereuse, -en apparence si inégale, ne détermine contre -moi la funeste réaction de puissantes animosités, sous le -jeu desquelles je suis immédiatement placé. Mais, dans -les conflits intellectuels, où le nombre a naturellement -peu d'importance, une intime combinaison de la raison -avec la morale constitue la principale force, d'après laquelle -<span class="pagenum cs7">XXXIII</span> -un seul esprit supérieur a quelquefois vaincu, -même pendant sa vie, une multitude académique. Ici, -d'ailleurs, j'ose assurer d'avance que je ne serai pas seul -contre cette masse aveugle et passionnée. Quelque solitaire -que soit mon existence, je sais que l'élite du public -européen a déjà nettement témoigné, surtout en Angleterre -et en Allemagne, par ses plus éminens précurseurs, -son indignation spontanée contre les entraves personnelles -qu'éprouve mon essor légitime, quoique ces nobles -sympathies reposent encore sur une insuffisante connaissance -de mes embarras privés. Les lecteurs les plus étrangers -aux débats que cette préface a caractérisés comprendront -aisément que les trois premiers volumes de ce -Traité, tous relatifs aux diverses sciences existantes, constatent -évidemment une haute aptitude didactique, -quand même elle n'eût pas été directement démontrée -par le concours spontané des expériences les plus décisives: -ils apprendront avec surprise qu'on ait osé me -refuser jusqu'ici, à ce sujet, une satisfaction méritée, -si pleinement conforme à l'ensemble de ma double carrière, -spéciale ou générale.</p> - -<p>Tous ceux qui auront suffisamment apprécié les justes -plaintes que je viens d'exposer sur ma situation personnelle -sentiront, sans incertitude, ce que je dois ici -hautement demander, en transportant désormais sous -les yeux du public des luttes jusqu'ici contenues dans -l'ombre des conciliabules scientifiques. Je n'exige nullement -que mon existence privée soit changée ni même -élargie, mais seulement à la fois adoucie et consolidée. -Son état présent, s'il était moins pénible et moins précaire, -suffirait à mes besoins essentiels, et même à mes -<span class="pagenum cs7">XXXIV</span> -goûts principaux. Quant aux prévoyances de la vieillesse, -si jamais il y a lieu, la nation française saura sans -doute y pourvoir spontanément. Mais je demande surtout -que mes ressources matérielles ne soient pas livrées -chaque année au despotique arbitrage des préjugés et -des passions que mon essor philosophique doit naturellement -combattre avec une infatigable énergie, comme -constituant désormais le principal obstacle à la rénovation -intellectuelle, condition fondamentale de la régénération -sociale. Or, à cet égard, sans attendre ni solliciter -directement aucune rectification réglementaire, la -crise que je viens de provoquer ainsi dans ma situation -personnelle va nécessairement, quoi qu'on fasse, devenir -pleinement décisive en l'un ou l'autre sens; car, si, malgré -cette loyale manifestation publique, les prochaines -réélections annuelles confirment, sans aucune difficulté, -ma double position polytechnique, je serai, par cela -seul, suffisamment autorisé à regarder, d'un aveu unanime, -cette formalité, d'ailleurs absurde, comme ayant -cessé enfin d'offrir envers moi aucun danger essentiel: elle -ne permettra plus à personne d'oser m'offrir, presqu'à -titre de grâce, cette confirmation périodique, qui ne sera -plus vraiment facultative. Au cas contraire, je sais assez -ce qui me resterait à faire pour que la suite de mon élaboration -philosophique souffrît le moins possible de cette -infâme iniquité finale.</p> - -<p class="sep2">Le but de cette préface étant ainsi convenablement -atteint, je crois devoir utiliser l'occasion qu'elle me -fournit d'indiquer sommairement, suivant la coutume, -aux lecteurs les plus attentifs, quelques renseignemens -<span class="pagenum cs7">XXXV</span> -accessoires sur le mode invariable de préparation et -d'exécution qui a présidé à la longue composition que ce -volume termine, afin de faciliter une équitable appréciation, -en se plaçant mieux dans les conditions de l'auteur.</p> - -<p>J'ai toujours pensé que, chez les philosophes modernes, -nécessairement moins libres, à cet égard, que -ceux de l'antiquité, la lecture nuisait beaucoup à la méditation, -en altérant à la fois son originalité et son -homogénéité. En conséquence, après avoir, dans ma -première jeunesse, rapidement amassé tous les matériaux -qui me paraissaient convenir à la grande élaboration -dont je sentais déjà l'esprit fondamental, je me suis, -depuis vingt ans au moins, imposé, à titre d'hygiène -cérébrale, l'obligation, quelquefois gênante, mais plus -souvent heureuse, de ne jamais faire aucune lecture qui -puisse offrir une importante relation, même indirecte, -au sujet quelconque dont je m'occupe actuellement, -sauf à ajourner judicieusement, selon ce principe, les nouvelles -acquisitions extérieures que je jugerais utiles. Ce -régime sévère a constamment dirigé l'entière exécution de -ce Traité, où il a assuré la netteté, l'énergie, et la consistance -de mes diverses conceptions, quoiqu'il y ait pu, -en certains cas secondaires, déterminer, envers les sciences -constituées, une appréciation trop peu conforme à -leur état récent, aux yeux de ceux qui chercheraient en -cet ouvrage, contre mes formelles explications initiales, -de véritables spécialités, autres que celles qui concernent -la science finale du développement social, que je devais y -fonder<a name="FNanchor_5" id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>. Quand je suis parvenu à cette seconde et principale -<span class="pagenum cs7">XXXVI</span> -moitié de mon élaboration totale, j'ai senti que la -rigueur de mon principe hygiénique, dont une longue -expérience m'avait pleinement confirmé l'heureuse efficacité, -m'obligeait pareillement désormais à m'interdire -scrupuleusement toute lecture quelconque de journaux -politiques ou philosophiques, soit quotidiens, soit -mensuels, etc. Aussi, depuis plus de quatre ans, n'ai-je -pas lu réellement un seul journal, sauf la publication -hebdomadaire de l'Académie des Sciences de Paris: encore -me borné-je souvent à la table des matières de cette fastidieuse -compilation, qui dégénère de plus en plus -en étalage habituel de nos moindres vanités académiques. -Je voudrais pouvoir ici faire suffisamment -sentir à tous les vrais philosophes combien un tel régime -mental, d'ailleurs en pleine harmonie avec ma vie solitaire, -peut aujourd'hui contribuer, en politique, à faciliter -l'élévation des vues et l'impartialité des sentimens, -en faisant mieux ressortir le véritable ensemble des -événemens, que doit dissimuler profondément l'irrationnelle -importance naturellement attachée, soit par la -<span class="pagenum cs7">XXXVII</span> -presse périodique, soit par la tribune parlementaire, à -chaque considération journalière.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_5" id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label"><b>Note 5</b>:</span></a> -Même envers cette science finale, on a pu aisément reconnaître -que, suivant ce régime constant, j'y ai toujours réduit autant que possible -mes lectures préparatoires. Je n'ai jamais lu, en aucune langue, -ni Vico, ni Kant, ni Herder, ni Hegel, etc.; je ne connais leurs divers -ouvrages que d'après quelques relations indirectes et certains extraits -fort insuffisans. Quels que puissent être les inconvéniens réels de cette -négligence volontaire, je suis convaincu qu'elle a beaucoup contribué -à la pureté et à l'harmonie de ma philosophie sociale. Mais, cette philosophie -étant enfin irrévocablement constituée, je me propose d'apprendre -prochainement, à ma manière, la langue allemande, pour -mieux apprécier les relations nécessaires de ma nouvelle unité mentale -avec les efforts systématiques des principales écoles germaniques.</p> - -<p class="sep1">Quant au mode d'exécution des diverses portions de -ce Traité, il me suffit d'indiquer que les embarras d'une -situation personnelle, dont le lecteur connaît maintenant -toute la gravité, ont dû m'obliger à y apporter -toujours la plus grande célérité partielle, sans laquelle -mon entreprise philosophique fût ainsi restée essentiellement -impraticable. Pour mesurer, autant que possible, -cette vitesse effective, j'ai cru devoir, dans la table générale -des matières, placée à la fin de ce volume, noter -brièvement l'époque et la durée de chacune des treize -élaborations distinctes qui ont constitué, à des intervalles -très-inégaux, le vaste ensemble de ma composition. -A cette indication caractéristique, je dois d'avance -ajouter ici que, pressé par le temps, je n'ai jamais pu -récrire aucune partie quelconque de ce long travail, qui -a toujours été imprimé sur mon brouillon original, -dont la transcription eût au moins doublé la durée de -mon exécution. Heureusement que, peu disposé, de ma -nature, à rien écrire avant une pleine maturité, ce premier -jet s'est trouvé constamment assez net pour permettre -aisément, sans la moindre réclamation, l'opération typographique, -que je n'ai d'ailleurs ralentie par aucun -remaniement ultérieur. Ces divers renseignemens secondaires -pourront, j'espère, susciter quelque indulgence -pour les imperfections littéraires d'une telle composition.</p> - -<p class="sep2">En terminant cette préface inusitée, que ma position -exceptionnelle rendait, j'ose le dire, indispensable, je -<span class="pagenum cs7">XXXVIII</span> -dois rassurer d'avance tous ceux qui s'intéressent à la -plénitude et à la pureté de mon essor ultérieur, en leur -déclarant enfin que je ne laisserai jamais prendre à personne -le funeste pouvoir de troubler, par aucune vaine -polémique, une haute élaboration philosophique, déjà -assez entravée naturellement, soit d'après la brièveté de -ma vie, soit en vertu des graves exigences de ma situation -personnelle. Ayant ici suffisamment exposé des -explications qu'il fallait une fois présenter, rien ne pourra -me déterminer à répondre aux récriminations quelconques -que ce volume extrême va sans doute soulever. -Je connais toute la valeur de l'initiative philosophique, -et je saurais la maintenir avec énergie, quand même ma -vie profondément solitaire ne me préserverait pas spontanément, -à cet égard, des tentations ordinaires.</p> - -<p class="ralign cs8">Paris, le 19 juillet 1842.</p> - -<div id="Page_XXXIX" class="npage"> - -<div class="figcenter"> - <img src="images/filet-600.jpg" alt="" title="" width="100%" height="13" /> -</div> - -<h2 id="toc">TABLE DES MATIÈRES<br /> -<span class="cs5">CONTENUES</span><br /> -<span class="cs8">DANS LE TOME SIXIÈME ET DERNIER.</span></h2> - -<hr class="small" /> - -<table class="tabmat" summary="Table des matières"> -<tr> - <td class="tdr" colspan="2">Pages.</td> -</tr> - -<tr> - <td class="tdl"><span class="smcap"><a href="#Page_III">Extrait du jugement</a></span> - rendu le 29 décembre 1842 <span class="smcap">par le Tribunal de commerce - de Paris</span></td> - <td class="tdr"><span class="cs7"><a href="#Page_III">III</a></span></td> -</tr><tr> - <td class="tdl"><span class="smcap"><a href="#Page_IV">Avis de l'éditeur</a></span></td> - <td class="tdr"><span class="cs7"><a href="#Page_IV">IV</a></span></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl"><span class="smcap"><a href="#Page_V">Préface personnelle</a></span></td> - <td class="tdr"><span class="cs7"><a href="#Page_V">V</a></span></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl"><a href="#Page_1">56<sup>e</sup> Leçon</a>. Appréciation générale du développement fondamental - des divers élémens propres à l'état positif de l'humanité: - âge de la spécialité, ou époque provisoire, caractérisée par - l'universelle prépondérance de l'esprit de détail sur l'esprit - d'ensemble. Convergence progressive des principales évolutions - spontanées de la société moderne vers l'organisation - finale d'un régime rationnel et pacifique</td> - <td class="tdr"><a href="#Page_1">1</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl"><a href="#Page_344">57<sup>e</sup> Leçon</a>. Appréciation générale de la portion déjà accomplie - de la révolution française ou européenne.—Détermination - rationnelle de la tendance finale des sociétés modernes, d'après - l'ensemble du passé humain: état pleinement positif, - ou âge de la généralité, caractérisé par une nouvelle prépondérance - normale de l'esprit d'ensemble sur l'esprit de - détail</td> - <td class="tdr"><a href="#Page_344">344</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl"><a href="#Page_645">58<sup>e</sup> Leçon</a>. Appréciation finale de l'ensemble de la méthode - positive</td> - <td class="tdr"><a href="#Page_645">645</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl"><a href="#Page_786">59<sup>e</sup> Leçon</a>. Appréciation philosophique de l'ensemble des résultats - propres à l'élaboration préliminaire de la doctrine positive</td> - <td class="tdr"><a href="#Page_786">786</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl"><a href="#Page_839">60<sup>e</sup> et dernière Leçon</a>. Appréciation générale de l'action finale - propre à la philosophie positive</td> - <td class="tdr"><a href="#Page_839">839</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl"><a href="#Page_897"><span class="smcap">Table générale des matières</span></a> contenues dans - les six volumes de ce Traité</td> - <td class="tdr"><a href="#Page_897">897</a></td> -</tr> -</table> - -<hr class="small" /> - -</div> - -<div id="Page_1" class="npage"> - -<p class="sep4 cent cs16 esp">COURS<br /> -<span class="cs5">DE</span><br /> -PHILOSOPHIE POSITIVE.</p> - -<div class="figcenter2"> - <img src="images/filet-600.jpg" alt="" title="" width="100%" height="13" /> -</div> - -<h2 class="nobreak">CINQUANTE-SIXIÈME LEÇON.</h2> - -<p class="hang cs8">Appréciation générale du développement fondamental propre -aux divers élémens essentiels de l'état positif de l'humanité: -âge de la spécialité, ou époque provisoire, caractérisée par -l'universelle prépondérance de l'esprit de détail sur l'esprit -d'ensemble. Convergence progressive des principales évolutions -spontanées de la société moderne vers l'organisation -finale d'un régime rationnel et pacifique.</p> - -<div class="figcenter"> - <img src="images/filet-100.jpg" alt="" title="" width="100" height="8" /> -</div> - -<p>L'ensemble du régime monothéique propre -au moyen-âge a été représenté, au cinquante-quatrième -chapitre, comme nécessairement investi, -par sa nature, d'une double destination, -temporaire mais indispensable, pour l'évolution -fondamentale de l'humanité: d'une part, -le développement général de ses conséquences -politiques devait déterminer graduellement la -désorganisation radicale du système théologique -et militaire, déjà parvenu ainsi à son extrême -<span class="pagenum" id="Page_2">2</span> -phase principale; d'une autre part, le cours simultané -de ses effets intellectuels devait enfin -permettre l'essor décisif des nouveaux élémens -sociaux, bases ultérieures d'une organisation directement -conforme à la civilisation moderne. -Sous le premier aspect, qu'il fallait d'abord expliquer, -nous avons suffisamment apprécié, dans -la dernière leçon du volume précédent, l'enchaînement -historique des suites essentielles de ce -mémorable régime transitoire pendant les cinq -siècles qui ont succédé au temps de sa plus grande -splendeur: en sorte que la considération, pénible -quoique inévitable, du mouvement de décomposition, -peut désormais être heureusement écartée. -Il nous reste donc maintenant, envers cette -même période préliminaire qui a dû sembler jusqu'ici -purement révolutionnaire, à y poursuivre rationnellement -l'analyse générale, plus consolante -et non moins décisive, de cet unanime mouvement -instinctif de réorganisation, encore si mal -jugé, qui, par la convergence spontanée des diverses -évolutions partielles, préparait alors graduellement -la société moderne à un système entièrement -nouveau, seul susceptible de remplacer -enfin l'ordre caduc dont l'irrévocable démolition -s'accomplissait simultanément. C'est seulement -après cette seconde appréciation fondamentale, -<span class="pagenum" id="Page_3">3</span> -sujet propre de la leçon actuelle, que nous pourrons -convenablement terminer notre grande élaboration -historique dans un dernier chapitre -consacré à l'examen direct de l'immense crise -sociale qui, depuis un demi-siècle, tourmente -l'élite de l'humanité, et dont le vrai caractère essentiel -ne saurait être pleinement conçu que sous -l'inspiration d'une théorie déjà suffisamment éprouvée -et éclairée par une explication satisfaisante de -l'ensemble du passé humain. En vertu même de -sa nouveauté, une telle analyse philosophique du -mouvement élémentaire de recomposition propre -à la civilisation moderne se trouvera presque -toujours spontanément affranchie de ces discussions -explicatives qui ont été si indispensables, -au chapitre précédent, afin d'y faire prédominer -de saines conceptions historiques sur les notions -irrationnelles qui obscurcissent aujourd'hui l'étude -ordinaire du mouvement de décomposition: -ce qui peut heureusement nous permettre de -procéder ici avec plus de rapidité, quoique la -multiplicité des aspects organiques partiels, profondément -distincts et indépendans malgré leur -convergence et leur solidarité nécessaires, doive -cependant entraîner à des développemens assez -étendus pour que chacun d'eux puisse être utilement -jugé, outre que nous devrons soigneusement -<span class="pagenum" id="Page_4">4</span> -apprécier, envers les principales phases organiques, -leur correspondance nécessaire avec les -phases critiques simultanées.</p> - -</div> - -<p class="sep2">Il faudrait, avant tout, déterminer rationnellement -le point de départ général le plus convenable -à cette nouvelle élaboration historique, si -d'avance une telle origine n'avait été suffisamment -établie au chapitre précédent, d'après sa remarquable -coïncidence effective avec celle alors assignée -à l'époque révolutionnaire. Mais nos explications -antérieures sur la nécessité philosophique -d'avancer d'environ deux siècles le terme normal -du moyen-âge et le début réel de l'histoire moderne, -communément placés aujourd'hui à la fin -du quinzième siècle, sont certainement encore -plus décisives pour la série organique que pour la -série critique, sans qu'il convienne ici d'insister -spécialement à cet égard. On serait même d'abord -disposé, d'après l'ensemble des observations, à -faire davantage remonter l'origine générale du -mouvement de recomposition, qui semblerait -devoir être reportée jusqu'au commencement du -douzième siècle, si l'on négligeait une indispensable -distinction historique entre la formation primitive -des classes nouvelles et la première manifestation -réelle, nécessairement très postérieure, -<span class="pagenum" id="Page_5">5</span> -de leur tendance sociale à constituer graduellement -les élémens spontanés d'un régime essentiellement -différent. En ne perdant jamais de vue cette évidente -prescription logique, chacun peut aisément -reconnaître que, sous tous les rapports essentiels, -l'ouverture du quatorzième siècle représente la -véritable époque où le travail organique des sociétés -actuelles a commencé à devenir suffisamment -caractéristique, comme nous l'avons déjà -tant constaté pour leur activité critique. Par une -coïncidence trop peu sentie, les divers symptômes -principaux de notre civilisation concourent spontanément -à ériger cette ère mémorable en origine -réelle de l'ensemble de l'histoire moderne. Rien -n'est assurément moins douteux quant à l'essor -industriel, alors socialement caractérisé d'après -l'universelle admission légale des communes -parmi les élémens généraux et permanens du système -politique, non-seulement en Italie, où, par -une précocité spéciale, un tel progrès avait dû -s'accomplir longtemps auparavant, mais aussi -dans tout le reste de l'occident européen, sous les -divers noms équivalens respectivement consacrés -en Angleterre, en France, en Allemagne, et en -Espagne: ce symptôme normal et permanent est -d'ailleurs pleinement confirmé par un autre grand -témoignage historique, non moins universel et -<span class="pagenum" id="Page_6">6</span> -non moins décisif, quoique violent et passager, -quand on considère ces immenses insurrections -spontanées qui, dans presque tous ces pays, et -surtout en France et en Angleterre, manifestèrent, -avec tant d'énergie, pendant la seconde moitié -de ce siècle, la puissance naissante des classes -laborieuses contre les pouvoirs qui leur étaient, -en chaque lieu, spécialement antipathiques. Cette -même époque a vu d'ailleurs pareillement commencer, -en Italie, la grande institution des armées -soldées, qui, non moins importante, -comme je l'expliquerai, pour la série organique -que pour la série critique, marque une phase si -prononcée de la vie industrielle propre aux peuples -modernes. Enfin, outre les indices évidens -d'un développement général de l'activité commerciale, -on voit alors coïncider diverses innovations -capitales destinées à caractériser une ère -nouvelle, entre autres l'usage actif de la boussole -et l'introduction des armes à feu. La réalité d'un -tel point de départ est pareillement irrécusable -pour l'essor esthétique des sociétés actuelles, qui, -par une filiation continue, remonte certainement -jusqu'à cet admirable élan poétique de Dante et -de Pétrarque, au-delà duquel il est habituellement -inutile de reporter aujourd'hui l'analyse -historique, si ce n'est afin d'en expliquer d'abord -<span class="pagenum" id="Page_7">7</span> -l'avénement graduel: une appréciation équivalente -s'applique aussi, quoique avec moins d'éclat, -à tous les autres beaux-arts, et surtout à la peinture, -ainsi qu'à la musique. Quoique le mouvement -scientifique n'ait pu manifester aussi promptement -son véritable caractère, on doit néanmoins -reconnaître également cette grande époque -comme celle où, en résultat d'une mémorable -préparation antérieure, l'ensemble de la philosophie -naturelle a partout commencé, sous des -formes correspondantes aux opinions dominantes, -à devenir l'objet spécial d'une culture active et -permanente; ainsi que le témoignent clairement, -outre la nouvelle importance qu'acquièrent alors -les études astronomiques dans les divers foyers -intellectuels de l'Europe occidentale, le puissant -intérêt qui déjà s'attache assidûment aux explorations -chimiques, et même l'ébauche décisive -des saines observations anatomiques, jusque-là si -imparfaitement instituées. Enfin, l'essor philosophique -proprement dit, bien qu'ayant dû être, -par sa nature, encore plus tardif, représente -aussi dès lors, malgré son état nécessairement -métaphysique, et d'après plusieurs symptômes -rattachés à l'impulsion préalable de la scolastique, -la tendance progressive de l'esprit humain vers -une rénovation fondamentale, dont je signalerai -<span class="pagenum" id="Page_8">8</span> -plus tard l'un des principaux indices précurseurs -dans la direction, vraiment caractéristique, que -prend, à cette époque, la mémorable controverse -entre les réalistes et les nominalistes. Ainsi, le -début du quatorzième siècle constitue certainement, -à tous égards, le vrai point de départ général -de la quadruple série organique suivant laquelle -nous devons apprécier ici le développement -élémentaire propre à la civilisation moderne: en -tant du moins que d'exactes déterminations chronologiques -peuvent être suffisamment compatibles -avec la nature essentielle des saines spéculations -sociologiques, toujours relatives à des phénomènes -de filiation collective, encore plus assujétis que -ceux de la vie individuelle à la continuité nécessaire -d'une longue suite de modifications presque -insensibles, antipathique à toute précision -numérique, qui n'y saurait comporter d'office -rationnel qu'à titre d'un indispensable artifice logique -destiné à prévenir, autant que possible, la -divagation des pensées et des discussions, conformément -aux principes établis dans la quarante-huitième -leçon.</p> - -<p>En considérant directement cette remarquable -coïncidence historique entre le mouvement organique -et le mouvement critique quant à l'époque -initiale qu'il convient désormais de leur assigner -<span class="pagenum" id="Page_9">9</span> -régulièrement, il est aisé d'expliquer une telle -conformité d'après la théorie du volume précédent -sur l'ensemble du moyen-âge. Il est d'abord évident, -vu la connexité fondamentale des deux -mouvemens, que l'essor spécial des nouveaux -élémens sociaux ne pouvait se manifester d'une -manière suffisamment distincte que quand la décomposition -spontanée de l'ancien système politique -aurait commencé à devenir irrécusable; -puisque jusque alors les forces propres à la civilisation -moderne restaient nécessairement contenues -dans une trop grande subalternité, malgré la -protection, constante mais dédaigneuse, exercée -à leur égard par les divers pouvoirs prépondérans, -et qui ne pouvait acquérir une importance -décisive avant que ceux-ci, dans leurs -grandes luttes naturelles, eussent à l'envi provoqué -l'introduction auxiliaire de ces puissances naissantes, -dont l'influence propre devait, réciproquement, -tant développer une telle désorganisation. -En outre, une appréciation plus directe et plus -intime montrera facilement, suivant les principes -historiques du cinquante-quatrième chapitre, que -l'identité effective des points de départ convenables -aux deux séries résulte naturellement de leur -commune subordination aux mêmes causes essentielles, -successivement envisagées sous l'un et l'autre -<span class="pagenum" id="Page_10">10</span> -aspect. Car, la leçon précédente a pleinement démontré -que, d'après le caractère éminemment -transitoire inhérent à la constitution catholique et -féodale, sa décomposition spontanée devait immédiatement -succéder à l'époque de sa plus grande -splendeur, aussitôt que, par le suffisant accomplissement -de leur indispensable office temporaire -pour l'ensemble de l'évolution humaine, ses divers -élémens généraux auraient perdu, comme je -l'ai expliqué, le but principal de leur activité -normale, en même temps que le seul frein capable -de contenir jusqu'alors leur antipathie réciproque. -Or, considérées d'une autre manière, ces mêmes -conditions fondamentales conduisent, non moins -nécessairement, à assigner une pareille époque -initiale au mouvement naturel de recomposition -partielle. Quand l'admirable système de guerres -défensives propre au moyen-âge a été enfin assez -réalisé pour ôter désormais à l'activité militaire -toute grande destination permanente, il est clair -que l'énergie pratique a dû spontanément se reporter -de plus en plus sur le mouvement industriel -déjà naissant, seul susceptible dès lors d'offrir -habituellement au monde civilisé un large et -intéressant exercice des facultés communément -prépondérantes. Pareillement, dans l'ordre spirituel, -après le libre et plein développement, pendant -<span class="pagenum" id="Page_11">11</span> -les douzième et treizième siècles, de tout -l'ascendant politique que pouvait jamais obtenir -la philosophie monothéique, l'essor théologique -avait sans doute irrévocablement perdu la propriété -d'inspirer un attrait suffisant aux puissantes -intelligences, auxquelles les diverses carrières -scientifiques et esthétiques devaient dorénavant -présenter, d'une manière de plus en plus exclusive, -l'unique destination digne de leur pur dévouement -continu. À tous égards, en un mot, les -deux mouvemens co-existans, organique et critique, -également issus de l'état social particulier -au moyen-âge, devaient nécessairement commencer -à la fois dès que ce régime intermédiaire -aurait convenablement rempli sa mission spéciale -dans la marche fondamentale de l'humanité: ce -qui achève d'écarter, de notre préalable détermination -chronologique, toute apparence accidentelle -ou empirique, d'après l'exacte concordance -des principes avec les faits.</p> - -<p>Un tel point de départ général étant maintenant -aussi incontestable pour cette série positive -qu'il l'était déjà pour la série négative du chapitre -précédent, sauf les vérifications implicites que lui -procurera naturellement la suite de notre analyse -historique, nous devons compléter cet indispensable -préambule en caractérisant, à son tour, -<span class="pagenum" id="Page_12">12</span> -l'ordre rationnel qu'il convient d'établir ici entre -les quatre évolutions simultanées dont se compose -surtout le grand travail spontané de recomposition -élémentaire propre à la civilisation moderne -pendant tout le cours des cinq derniers siècles.</p> - -<p>Il serait actuellement prématuré d'établir systématiquement -la vraie coordination fondamentale -des nouveaux élémens sociaux, suivant l'ensemble -effectif de leurs relations normales. Cette -grande question de statique sociale, dont le principe -essentiel a été surtout indiqué dans les deux -derniers chapitres du tome quatrième, ne pourra -être convenablement approfondie que dans le -Traité spécial de philosophie politique dont j'ai -déjà eu tant d'occasions de signaler la destination -ultérieure. Toutefois, une telle appréciation deviendra -inévitablement, au chapitre suivant, le -sujet naturel d'une première ébauche, directe -quoique sommaire, afin d'y caractériser suffisamment -la loi philosophique de la hiérarchie finale -de l'humanité. Mais, ici, sans la considérer autrement -que sous l'aspect purement dynamique -propre à notre élaboration historique, nous devons -seulement y rattacher d'avance l'enchaînement -général de nos principales évolutions élémentaires, -en vertu du dogme fondamental, -expliqué au quarante-huitième chapitre, sur la -<span class="pagenum" id="Page_13">13</span> -conformité nécessaire entre l'ordre des harmonies -et l'ordre des successions, dans toute étude vraiment -rationnelle des phénomènes sociaux.</p> - -<p>Ces divers développemens élémentaires de la -civilisation moderne ont toujours résulté jusque ici -d'autant de séries partielles d'efforts spontanés et -directs, sans aucun sentiment usuel ni de leurs -relations mutuelles ni de la régénération finale -vers laquelle tendait nécessairement leur commune -convergence effective: en sorte que cet essor empirique -des différens modes fondamentaux de l'activité -humaine a été constamment caractérisé par -un instinct plus ou moins prononcé d'aveugle -spécialité exclusive, comme la suite de ce chapitre -le constatera clairement pour chacun des cas principaux. -Mais, quoique profondément méconnue, -l'intime connexité de ces différentes évolutions -simultanées n'en a pas moins exercé naturellement, -sur leur accomplissement continu, son inévitable -influence secrète, dont il s'agit maintenant -d'indiquer le principe universel, qui doit être essentiellement -conforme à celui des relations statiques, -et d'après lequel se trouvera aussitôt déterminé -l'ordre historique que nous devrons -ensuite maintenir entre ces appréciations distinctes. -Or, ce principe fondamental d'une telle -subordination nécessaire se réduit réellement à -<span class="pagenum" id="Page_14">14</span> -l'entière extension philosophique, à la fois intellectuelle -et sociale, de la loi hiérarchique, établie -dès le début de ce Traité, et depuis constamment -appliquée dans tout le cours de l'ouvrage, relativement -à la classification rationnelle des diverses -sciences essentielles d'après la généralité et la -simplicité successivement croissantes ou décroissantes -de leurs phénomènes respectifs. Cette base -universelle de coordination naturelle n'est point, -en elle-même, effectivement limitée au seul enchaînement -des conceptions purement spéculatives: -nécessairement applicable aussi à tous les -divers modes positifs de l'activité humaine, non -moins pratique que théorique, individuelle ou -collective, elle aura finalement pour destination -usuelle de déterminer, par l'ensemble de ses déductions, -le caractère constant du classement -social, tant spontané que systématique, propre à -l'état définitif de l'humanité; comme je l'expliquerai -directement au chapitre suivant par une -sommaire exposition statique, à laquelle je ne fais -ici qu'emprunter, par une anticipation forcée, -une indication dynamique, indispensable au -cours actuel de notre élaboration historique.</p> - -<p>Malgré la variété presque indéfinie et l'extrême -incohérence qui semblent d'abord régner entre -les divers élémens de la civilisation positive, d'après -<span class="pagenum" id="Page_15">15</span> -l'esprit de spécialité et de division qui devait -présider jusqu'ici à leur évolution préalable, nous -devons donc concevoir le système total des travaux -humains disposé en une grande série linéaire, -comprenant depuis les moindres opérations matérielles -jusqu'aux plus sublimes spéculations esthétiques, -scientifiques, ou philosophiques, et -dont la succession ascendante présente un accroissement -continu de généralité et d'abstraction -dans le point de vue normal correspondant à -chaque genre d'occupations habituelles, tandis -que la progression descendante y offre, par suite, -l'arrangement inverse des différentes professions -selon la complication graduelle de leur destination -immédiate et l'utilité de plus en plus directe -de leurs actes journaliers. Dans l'économie normale -d'un tel ensemble, les premiers rangs de -cette immense hiérarchie sont caractérisés par -une participation plus éminente et plus étendue, -mais moins complète, plus détournée, moins -certaine même, et qui en effet avorte souvent: les -rangs inférieurs, au contraire, par la plénitude, -la soudaineté, et l'évidence propres à leurs irrécusables -services, compensent ordinairement ce -que leur nature offre de plus subalterne et de plus -restreint. Comparées sous l'aspect individuel, ces -diverses classes doivent manifester spontanément -<span class="pagenum" id="Page_16">16</span> -une prépondérance de plus en plus prononcée -des nobles facultés qui distinguent le mieux l'humanité; -puisque l'abstraction et la généralité -croissantes des pensées habituelles, ainsi que -l'aptitude correspondante à poursuivre plus loin -leurs combinaisons rationnelles, constituent assurément -les principaux symptômes de la supériorité -de l'homme sur tous les autres animaux: -pourvu du moins que l'évolution effective de cette -prééminence intellectuelle ne soit pas finalement -neutralisée, d'après une trop grande imperfection -morale, suivant une anomalie organique heureusement -très peu fréquente. A cette inégalité mentale, -correspondent naturellement, sous l'aspect -social, une concentration plus complète et une -solidarité plus intime, à mesure qu'on s'élève à -des travaux accessibles, en vertu de leur difficulté -plus grande, à de moins nombreux coopérateurs, -en même temps que leur convenable accomplissement -n'exige, en effet, qu'une moindre -multiplicité d'organes, suivant la portée plus -étendue de leur activité respective: d'où doit résulter, -d'ordinaire, à raison de relations plus fréquentes, -un développement plus vaste, quoique -moins intense, de la sociabilité universelle, qui, -au contraire, dans la hiérarchie descendante, -tend de plus en plus à se réduire presque à la -<span class="pagenum" id="Page_17">17</span> -seule vie domestique, alors, il est vrai, plus précieuse -et mieux goûtée.</p> - -<p>Quoique cette hiérarchie positive soit, de sa -nature, essentiellement unique, et présente, entre -ses innombrables élémens, une succession pour -ainsi dire continue, donnant lieu à des transitions -presque insensibles, son unité nécessaire ne -l'empêche point de comporter, et même d'exiger, -des divisions rationnelles, fondées sur le groupement -régulier des divers modes d'activité d'après -l'ensemble de leurs affinités réelles, à la manière -de la hiérarchie animale, dont une telle classification, -considérée du point de vue le plus philosophique, -ne constitue, au fond, qu'une sorte de -prolongement spécial, comme je l'expliquerai au -chapitre suivant. La première et la plus importante -de ces décompositions successives, résulte -de cette distinction fondamentale entre la vie active -et la vie spéculative, que, sous les noms consacrés -d'ordre temporel et d'ordre spirituel, nous -avons, jusqu'à présent, tant appliquée à l'état -préliminaire de l'humanité, envisagé surtout dans -sa dernière phase, et que nous reconnaîtrons -bientôt devoir appartenir encore davantage à l'état -définitif; ce qui nous dispense d'insister expressément -ici sur un principe aussi évident, -déjà devenu spontanément familier à tout lecteur -<span class="pagenum" id="Page_18">18</span> -attentif des deux volumes précédens. Dans son -emploi essentiel, il serait habituellement inutile -d'avoir égard à aucune subdivision, si ce n'est -quelquefois à la plus générale, et seulement même -d'une manière accessoire, en ce qui concerne le -premier de ces deux systèmes partiels, qui sera -toujours collectivement désigné, comme je n'ai -cessé de le faire dès l'origine de cet ouvrage, -d'après l'indispensable dénomination maintenant -affectée, par tous les esprits philosophiques, à exprimer -directement l'ensemble de l'action de -l'homme sur la nature, depuis qu'un tel ensemble -commence à être envisagé d'une manière -un peu rationnelle. Mais il est, au contraire, -strictement nécessaire de décomposer constamment -le système purement spéculatif en deux autres radicalement -distincts, malgré leurs attributs communs -et leur uniforme destination finale, selon -que la spéculation y prend le caractère esthétique -ou le caractère scientifique: sans qu'il faille assurément -insister davantage ici, soit pour expliquer -aujourd'hui une telle division, soit même pour -en faire immédiatement apprécier l'extrême importance, -à la fois mentale et sociale, qui ressortira -d'ailleurs spontanément de notre élaboration -ultérieure. Par la combinaison rationnelle de ces -deux décompositions successives, on aboutit donc -<span class="pagenum" id="Page_19">19</span> -habituellement au partage systématique de l'ensemble -de la hiérarchie positive propre à la civilisation -moderne en trois ordres fondamentaux: -l'ordre industriel ou pratique, l'ordre esthétique -ou poétique, et l'ordre scientifique ou philosophique, -ainsi disposés dans le sens normal de la -série ascendante, d'une manière essentiellement -conforme à leurs principales relations caractéristiques.</p> - -<p>Également indispensables dans leurs destinations -respectives, et d'ailleurs pareillement spontanés, -ces trois grands élémens directs du régime -final de l'humanité représentent à la fois des besoins -aussi universels quoique très inégalement -prononcés, et des aptitudes uniformément communes -malgré leur diverse intensité. Ils correspondent -aux trois aspects généraux sous lesquels -l'homme peut envisager positivement chaque -sujet quelconque, successivement considéré comme -<i>bon</i>, quant à l'utilité réelle que notre sage intervention -peut en retirer pour la meilleure satisfaction -de nos besoins privés ou publics, ensuite -comme <i>beau</i>, relativement aux sentimens de perfection -idéale que sa contemplation peut nous suggérer, -et enfin comme <i>vrai</i>, eu égard à ses relations -effectives avec l'ensemble des phénomènes -appréciables, abstraction faite alors de toute -<span class="pagenum" id="Page_20">20</span> -application quelconque aux intérêts ou aux émotions -de l'homme. C'est selon cet ordre ascendant -que s'établit communément leur succession effective -chez les natures vulgaires, où la vie mentale -est presque effacée sous l'exorbitante prépondérance -de la vie affective, sauf quelques rares et -courts élans des tendances spéculatives qui caractérisent -toujours notre espèce: l'ordre descendant -est évidemment, au contraire, le plus rationnel, -et celui qui tend constamment à prévaloir, à mesure -que l'intelligence acquiert graduellement -plus d'empire dans l'évolution humaine, individuelle -ou sociale. D'après la théorie fondamentale -établie, au dernier chapitre du tome troisième, -sur la vraie constitution générale de -l'organisme cérébral, on voit même qu'une telle -hiérarchie se rattache directement à un immuable -principe anatomique, d'après la diversité nécessaire -des siéges organiques respectivement propres -aux facultés que chacun de ces trois genres essentiels -d'activité doit spécialement exiger. Quoique -les trois régions principales du cerveau, la postérieure, -la moyenne, et l'antérieure, agissent -sans doute synergiquement dans toute opération -humaine de quelque importance, industrielle, esthétique, -ou scientifique, on peut néanmoins regarder -aujourd'hui comme vraiment démontré, d'après -<span class="pagenum" id="Page_21">21</span> -la lumineuse élaboration biologique due au génie -de Gall, sauf toute vaine localisation partielle, -que l'homme vulgaire est surtout poussé à la poursuite -habituelle de l'immédiate utilité pratique -par la prépondérance de l'ensemble des énergiques -penchants relatifs à la première région; -que l'activité spéciale des sentimens propres à la -seconde région dispose directement d'heureux -naturels à la conception instinctive d'une perfection -idéale, et que, enfin, sous l'impulsion suffisante -des facultés caractéristiques de la troisième -région, se manifeste la prédilection spontanée -de quelques organisations supérieures pour la recherche -persévérante de la pure vérité abstraite. -À quelques égards que l'on compare ces trois -sortes de tendances, j'ose assurer qu'une judicieuse -appréciation confirmera finalement la réalité nécessaire -des divers motifs hiérarchiques précédemment -indiqués, envers le principe général de la -classification positive, soit en ce qui concerne la -généralité et l'abstraction des diverses pensées habituelles, -ou l'efficacité plus indirecte et plus -lointaine, en même temps que plus étendue, des -travaux respectifs, ou enfin leur concentration -correspondante chez des classes moins nombreuses: -de manière à retrouver toujours l'élément esthétique -comme essentiellement intermédiaire entre -<span class="pagenum" id="Page_22">22</span> -l'élément industriel et l'élément scientifique, participant -à la fois de leur double nature, nonobstant -d'ailleurs les évidentes relations directes entre -ces deux ordres extrêmes. Telle est la série fondamentale -qui doit, à mes yeux, constituer désormais -l'immuable base rationnelle de toute saine -analyse statique, et par suite aussi dynamique, -propre à la civilisation moderne.</p> - -<p>Pour l'usage purement historique auquel nous -destinons, dans la leçon actuelle, cette classification -générale, il est indispensable d'y ajouter ici -une dernière subdivision principale, dont le caractère -essentiel, beaucoup moins normal que celui -de la double décomposition précédente, ne comporte -réellement qu'une simple application provisoire, -convenable surtout à l'évolution préliminaire -accomplie depuis le <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle, et qui -devra cesser aussitôt que le grand mouvement -de régénération universelle aura enfin directement -commencé à devenir vraiment systématique. -On a pu remarquer ci-dessus que, envers -le plus abstrait et le plus indirect des nouveaux -élémens sociaux, j'ai employé indifféremment -les qualifications de scientifique ou philosophique, -qui, à mon gré, sont, par leur nature, radicalement -équivalentes, et dont la diversité passagère, -encore trop réelle aujourd'hui, tend certainement -<span class="pagenum" id="Page_23">23</span> -à disparaître, à mesure que la science devient -plus philosophique et la philosophie plus scientifique: -ce qui, dans un inévitable et prochain avenir, -réduira véritablement l'ensemble fondamental -de la hiérarchie sociale à la triple série dont -je viens d'esquisser le principe. Mais cette heureuse -tendance n'étant point jusque ici suffisamment -prépondérante, notre analyse historique de -la dernière préparation sociale chez l'élite de l'humanité -n'aurait point tout le degré nécessaire -d'exactitude, de clarté et de précision, si nous -n'y distinguions pas, conformément à la nature -d'un tel passé, entre l'ordre simplement scientifique -et l'ordre philosophique proprement dit, -en classant provisoirement celui-ci, en vertu de -sa généralité supérieure et de sa prééminence -mentale et sociale, comme un quatrième et dernier -élément essentiel de notre hiérarchie ascendante; -quoique l'irrationnalité intrinsèque d'une -telle subdivision passagère exige de grandes précautions -logiques pour ne pas altérer gravement, -dans l'application habituelle, la pureté et l'efficacité -de la progression totale. Cette fâcheuse obligation -transitoire résulte directement, d'une part, de l'esprit -de spécialité plus ou moins exclusive qui devait, -jusqu'à notre siècle, inévitablement présider -au développement des sciences réelles, et qu'une -<span class="pagenum" id="Page_24">24</span> -aveugle routine prolonge si abusivement aujourd'hui, -comme je l'expliquerai en son lieu; d'une -autre part, elle tient aussi au caractère vague et -équivoque conservé, malgré ses modifications successives, -par une philosophie, encore essentiellement -métaphysique, que son défaut actuel de positivité -ne permettrait pas même d'incorporer -effectivement parmi les nouveaux élémens sociaux, -si cette imperfection radicale n'était point évidemment -parvenue de nos jours à la dernière phase qui -devait précéder, à cet égard, une entière rénovation -finale. En un mot, notre époque continue, -sous ce rapport capital, à subir l'empire expirant -de cette célèbre division qui, suivant les explications -directes du cinquante-troisième chapitre, -fut instituée, vingt siècles auparavant, par les -écoles grecques, entre la philosophie naturelle, -surtout relative au monde inorganique, et la philosophie -morale, immédiatement appliquée à -l'homme et à la société: division qui, malgré sa -profonde irrationnalité abstraite, constitue, comme -je l'ai établi, un expédient fondamental longtemps -indispensable à l'évolution intellectuelle de l'humanité, -et dont notre siècle n'est sans doute destiné -à déterminer l'extinction totale qu'autant -que la science, enfin complétée et systématisée, -devra s'y confondre graduellement avec une philosophie -<span class="pagenum" id="Page_25">25</span> -émanée de son propre sein, ainsi que la -suite de ce volume le rendra, j'espère, incontestable. -Cette séparation provisoire a dû être éminemment -prononcée pendant tout le cours des -cinq derniers siècles, en vertu de l'essor correspondant -de la philosophie naturelle proprement -dite, et des transformations consécutives de la -philosophie morale. Tel est donc le motif insurmontable -qui, pour l'analyse historique de cette -phase préparatoire de la civilisation moderne, nous -oblige finalement à concevoir ici la hiérarchie positive -comme si elle était réellement composée de -quatre élémens essentiels, industriel, esthétique, -scientifique, et philosophique, au lieu des trois -établis ci-dessus. Mais, en subissant convenablement -une pareille condition, il ne faudrait jamais -oublier que, sous peine de conduire à de fausses -appréciations statiques, et même dynamiques, -l'usage limité de cette altération provisoire doit -être constamment réglé suivant l'esprit des explications -précédentes, par un sentiment très délicat -de sa vraie destination sociologique, à laquelle, -malgré mes scrupuleux efforts, je crains peut-être -de n'avoir pas toujours été suffisamment fidèle.</p> - -<p>L'ordre statique fondamental ainsi sommairement -établi entre les nouveaux élémens sociaux -détermine aussitôt la loi la plus générale de leur -<span class="pagenum" id="Page_26">26</span> -développement commun, en fixant immédiatement, -par une coïncidence nécessaire, l'ordre dynamique -de ces quatre évolutions partielles, dont -l'inévitable simultanéité permanente ne pouvait -neutraliser l'inégale rapidité naturelle. Chacun -peut aisément reconnaître, en effet, en reproduisant -dynamiquement les considérations ci-dessus -indiquées statiquement, que les mêmes motifs qui -règlent l'harmonie normale s'appliquent, d'une -manière aussi directe et aussi énergique, à la succession -spontanée, toujours accomplie historiquement -suivant la hiérarchie, soit ascendante, soit -descendante, que nous venons de définir. Une -appréciation plus spéciale conduit ensuite à constater -que, dans l'évolution préparatoire dont nous -instituons l'étude rationnelle, la filiation a dû être -jusque ici essentiellement ascendante; la progression -inverse, qui commence à devenir prépondérante, -n'ayant pu encore exercer qu'une influence -secondaire, quoique également nécessaire, ultérieurement -analysée.</p> - -<p>D'après la seule définition d'une telle hiérarchie -sociale, désormais envisagée dynamiquement, il est -sans doute évident que l'essor de chacun des élémens -principaux tend à provoquer spontanément -celui des divers autres, soit que l'impulsion se -propage du plus général au moins général, ou -<span class="pagenum" id="Page_27">27</span> -bien en sens contraire. Il est heureusement inutile -aujourd'hui de s'arrêter ici à faire expressément -ressortir l'influence réciproque, de direction et -d'excitation, qui se développe continuellement -sous nos yeux entre l'évolution scientifique et l'évolution -industrielle: la suite de notre élaboration -historique en caractérisera d'ailleurs naturellement -les grandes conséquences sociales. Mais l'intime -connexité de l'évolution esthétique avec chacune -des deux évolutions extrêmes est jusqu'à présent -appréciée d'une manière beaucoup moins -convenable, sans toutefois qu'elle soit, au fond, -plus douteuse, du point de vue pleinement philosophique -propre à ce Traité. Car, la théorie positive -de la nature humaine montre clairement -que, dans l'ensemble de notre éducation normale, -individuelle ou sociale, l'essor esthétique doit -graduellement succéder à l'essor pratique ou industriel, -et préparer ensuite l'essor scientifique -ou philosophique; comme j'aurai lieu d'ailleurs de -l'expliquer directement ci-dessous. Quand, au -contraire, la progression commune s'accomplit en -sens inverse, suivant une marche exceptionnelle -ci-après caractérisée, on comprend aussi, quoique -moins spontanément, soit la tendance de l'activité -scientifique à provoquer, à titre d'indispensable -diversion mentale, une certaine activité esthétique, -<span class="pagenum" id="Page_28">28</span> -soit surtout l'heureuse réaction exercée -par l'essor esthétique sur le perfectionnement industriel. -Ainsi, la réalité dynamique de notre hiérarchie -fondamentale est, en principe général, -aussi incontestable, à tous égards, que sa primitive -réalité statique.</p> - -<p>L'unique hésitation qui puisse d'abord entraver -ici son usage historique, résulte d'une première -incertitude inévitable sur le sens effectif, -ascendant ou descendant, de l'ordre principal des -quatre évolutions partielles, lorsqu'on néglige -la distinction préalable, déjà employée ci-dessus -quant à l'époque initiale, entre l'ébauche -primordiale de chaque développement et son incorporation -directe au système propre de la civilisation -moderne. Mais, en ayant convenablement -égard à cette indispensable différence, il ne -peut, ce me semble, rester maintenant aucune incertitude -sur le sens, essentiellement ascendant, -d'une telle série historique, pendant le cours total -des cinq siècles écoulés depuis que cette civilisation -a commencé à manifester le caractère vraiment -distinct des nouveaux élémens sociaux. Car, -il est assurément incontestable que l'essor industriel -des sociétés modernes devait constituer leur premier -contraste général, et encore même aujourd'hui -le plus décisif, envers celles de l'antiquité. Quelle -<span class="pagenum" id="Page_29">29</span> -que soit évidemment l'extrême importance sociale -de l'évolution esthétique et de l'évolution scientifique, -outre qu'elles ont dû être, chez les modernes, -constamment postérieures à l'évolution -industrielle, on ne peut douter qu'elles ne caractérisent -jusque ici notre civilisation beaucoup moins -profondément que celle-ci, directement relative à -un élément étranger à l'ancienne économie sociale, -et en même temps le plus populaire de tous; -tandis que les deux autres développemens, sans -être, à beaucoup près, aussi profondément incorporés -au régime antique qu'ils le sont à l'état -moderne, y avaient été néanmoins poussés à un -degré fort remarquable. C'est, à tous égards, la -prédominance graduelle de la vie industrielle sur -la vie militaire, par suite de l'entière abolition de -l'esclavage primitif des classes laborieuses, qui -distingue le mieux l'ensemble des populations -composant aujourd'hui l'élite de l'humanité; c'est -aussi la première source générale de tous leurs -autres attributs essentiels, et le principal moteur -universel du mode d'éducation sociale qui leur -est propre. L'éveil mental que cette activité pratique -y a provoqué et maintenu, à un certain -degré, par une influence inévitable et continue, -jusque chez les classes les plus inférieures, ainsi -que l'aisance relative dès lors uniformément répandue, -<span class="pagenum" id="Page_30">30</span> -y ont ensuite naturellement amené un -développement esthétique plus désintéressé, dont -l'active propagation n'avait jamais pu être aussi -étendue sous aucun des trois modes essentiels -que nous avons distingués, au cinquante-troisième -chapitre, dans le régime polythéique de -l'antiquité. D'un point de vue secondaire, mais -plus spécial, on voit d'ailleurs que le perfectionnement -graduel de l'essor industriel l'élève spontanément, -par une suite de transitions presque -insensibles, jusqu'à l'essor purement esthétique, -surtout en ce qui concerne les arts géométriques. -Quant à l'influence nécessaire de cette même évolution -industrielle pour imprimer ensuite à l'esprit -scientifique des modernes cette positivité -fondamentale qui le caractérise, et qui a ultérieurement -transformé aussi l'esprit philosophique -proprement dit, elle est certes tellement -évidente, en principe, que nous n'avons aucun -besoin de nous y arrêter ici, jusqu'à ce que le -cours naturel de notre élaboration historique nous -conduise à en apprécier directement les conséquences -générales. On ne saurait donc méconnaître -la direction radicalement ascendante de l'évolution, -essentiellement empirique, propre au premier -essor fondamental des nouveaux élémens sociaux, -dont la hiérarchie normale ne pourra se développer -<span class="pagenum" id="Page_31">31</span> -librement suivant la marche descendante, -seule pleinement rationnelle, qu'après le suffisant -accomplissement d'une systématisation directe, -jusque ici à peine entrevue, et qui suppose l'ascendant -final de la philosophie positive chez tous les -esprits actifs.</p> - -<p>Il ne peut, à cet égard, rester quelque embarras -historique que relativement à l'ordre respectif des -deux évolutions esthétique et scientifique, qui -toutes deux constamment postérieures à l'évolution -industrielle, semblent n'avoir pas observé -entre elles une loi de succession aussi fixe, quoique -d'ailleurs, dans la plupart des cas, la première -ait été, conformément à cette règle générale, -évidemment antérieure: l'exemple capital de -l'Allemagne donne surtout de la gravité à une -telle objection, puisque l'essor scientifique paraît -y avoir, au contraire, notablement précédé le -principal essor esthétique, par un concours de -causes exceptionnelles qui mériterait une saine -analyse spéciale, du reste incompatible avec la -nature abstraite de notre élaboration sociologique. -Mais, pour dissiper ici convenablement l'incertitude -qu'une semblable anomalie pourrait jeter sur -l'ordre dynamique que nous venons d'établir, il -suffit de considérer l'irrécusable nécessité philosophique -d'apprécier simultanément l'essor direct -<span class="pagenum" id="Page_32">32</span> -de la civilisation moderne, non chez une seule -nation, même très étendue, mais chez tous les -peuples qui ont réellement participé au mouvement -fondamental de l'Europe occidentale; c'est-à-dire -(afin d'en faire, une fois pour toutes, l'indispensable -énumération), l'Italie, la France, -l'Angleterre, l'Allemagne, et l'Espagne<a name="FNanchor_6" id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>. Ces -cinq grandes nations, dont Charlemagne a si dignement -<span class="pagenum" id="Page_33">33</span> -achevé de constituer l'imposante synergie, -peuvent être regardées, dès le milieu du -moyen-âge, comme constituant, à beaucoup d'égards -essentiels, malgré d'immenses diversités, -un peuple vraiment unique, intégralement soumis -alors au régime catholique et féodal, et depuis -généralement assujéti à toutes les transformations -successives, soit critiques, soit surtout organiques, -que la destinée ultérieure d'un tel régime devait -graduellement déterminer chez cette avant-garde -de notre espèce. Par une semblable considération, -d'ailleurs si importante, en général, pour circonscrire -convenablement la véritable extension -du théâtre permanent de la phase sociale que -nous apprécions, on résout aussitôt la difficulté -précédente, en faisant clairement ressortir que, -dans ce mode rationnel d'observation historique, -l'essor scientifique se présente, suivant l'ordre naturel -ci-dessus établi, comme certainement postérieur -à l'essor esthétique. Rien n'est surtout -plus évident quant à l'Italie, dont la civilisation -a, sous tous les rapports essentiels, tant précédé -et si longtemps guidé celle de tout le reste de -la grande république occidentale, et où l'on voit -si nettement l'essor esthétique succéder peu à peu -à l'essor industriel, et préparer ensuite graduellement -l'essor scientifique ou philosophique, d'après -<span class="pagenum" id="Page_34">34</span> -l'heureuse propriété qui le caractérise d'exciter -spontanément l'éveil spéculatif jusque chez les -plus vulgaires intelligences.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_6" id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label"><b>Note 6</b>:</span></a> -Comme tout le reste de notre élaboration historique devra naturellement -contenir de fréquentes allusions, soit explicites, soit plus -souvent implicites, à une telle circonscription territoriale, il convient -ici d'avertir directement, pour prévenir toute interprétation équivoque -ou incomplète, que, afin de ne pas trop multiplier le nombre de ces -élémens européens, je suppose toujours essentiellement annexé à chacun -d'eux l'ensemble de ses appendices naturels. Ainsi, dans cette définition -historique de l'Angleterre, j'y comprends, non-seulement l'Écosse, -et même d'Irlande, suivant un usage déjà familier, mais aussi, -à beaucoup d'égards, l'Union américaine elle-même, dont la civilisation, -essentiellement dépourvue d'originalité, ne fut surtout, jusqu'à -notre siècle, qu'une simple expansion directe de la civilisation -anglaise, modifiée par des circonstances locales et sociales. Par des -motifs équivalens d'affinité politique, je joins pareillement, d'ordinaire, -à l'Allemagne proprement dite, d'une part la Hollande, et -même la Flandre, d'une autre part les îles danoises et même la péninsule -scandinave, ainsi que la Pologne, extrêmes limites boréale et -orientale de notre synergie européenne. Enfin, il serait superflu de prévenir -que, sous la seule dénomination d'Espagne, on doit entendre -habituellement ici l'ensemble de la presqu'île ibérique. Des subdivisions -plus détaillées seraient contraires à la nature essentiellement abstraite -de notre opération sociologique, où une telle énumération ne saurait -avoir d'autre destination principale que de prévenir le vague et la confusion -des idées relatives à la vérification effective de ma théorie fondamentale -de l'évolution humaine.</p> - -<p class="sep1">Si, au lieu d'envisager le développement direct -des modernes élémens sociaux, qui, je ne -saurais trop le rappeler, constitue le seul objet -de notre appréciation actuelle, on voulait étudier, -dans l'ensemble du passé humain, la première -origine successive de leurs évolutions respectives, -on trouverait, au contraire, une marche -nécessairement inverse; puisque la civilisation -ancienne, toujours issue, comme je l'ai montré au -cinquante-troisième chapitre, d'un état essentiellement -théocratique, avait d'abord procédé du -principe le plus général qui fût alors applicable -aux relations humaines, pour descendre graduellement -aux applications particulières, tandis que -la civilisation moderne a dû commencer par les -moindres rapports pratiques. C'est ainsi que le -génie purement philosophique a été, chez les anciens, -le premier développé, sous la forme nécessairement -théologique seule possible à un tel -âge; ensuite le génie scientifique, avec un caractère -analogue, après sa séparation du tronc commun -de la théocratie; et enfin le génie esthétique, -longtemps simple auxiliaire de l'action -théocratique; le génie industriel y étant d'ailleurs, -<span class="pagenum" id="Page_35">35</span> -par les conditions fondamentales de toute l'économie -antique, constamment étouffé sous l'esclavage -systématique des travailleurs, afin de laisser -à l'activité pratique la direction guerrière -qu'elle devait primitivement manifester. Une -marche semblable, du général au particulier, ou -de l'abstrait au concret, n'a surgi jusqu'à présent, -dans l'essor propre de la civilisation moderne, -que d'une manière secondaire, qui ne -pourra devenir principale, avec une rationnalité -bien supérieure à celle de la marche antique, que -d'après la systématisation totale qui tend aujourd'hui -à résulter de l'ensemble de cette évolution -préparatoire. Mais la considération permanente -d'une telle marche n'en est pas moins, quoique -purement accessoire, indispensable à signaler -déjà, même envers un tel passé, parce que son -influence, pareillement spontanée, a essentiellement -dominé, comme je l'expliquerai bientôt, le -développement intérieur de chacun des grands -élémens sociaux, décomposé dans les diverses activités -partielles dont il représente l'agglomération -naturelle: en sorte que l'ordre ascendant et l'ordre -descendant de la hiérarchie positive ont, en résumé, -pareillement concouru, d'une manière déterminée, -à régler l'évolution organique des cinq -derniers siècles, l'un pour la progression générale, -<span class="pagenum" id="Page_36">36</span> -et l'autre pour chacune des trois progressions -spéciales, où le sentiment systématique plus restreint -avait pu devenir suffisamment usuel. Un -tel mode d'évolution représenterait la marche naturelle -d'une société idéale, dont l'enfance serait -supposée convenablement préservée de la théologie -et de la guerre: il tend aujourd'hui à se reproduire -communément, dans un cas plus réel quoique -plus restreint, pour l'ensemble de l'éducation -individuelle, en tant du moins que spontanée, -où l'activité esthétique succède graduellement à -l'activité industrielle, et prépare progressivement -l'activité scientifique ou philosophique.</p> - -<p>Après ce double préambule indispensable, -où l'époque initiale et ensuite l'ordre de succession -de notre série positive ont été enfin convenablement -appréciés, procédons directement à -l'examen général de chacune des quatre évolutions -essentielles, en commençant, suivant l'explication -précédente, par l'évolution industrielle, -principale base nécessaire du grand mouvement -de recomposition élémentaire qui a jusque ici caractérisé -la société moderne.</p> - -<p>Il faut d'abord expliquer comment ce nouvel -élément social, essentiellement étranger à l'antiquité, -a naturellement surgi, en temps opportun, -de ce mémorable état transitoire dominé par l'organisme -<span class="pagenum" id="Page_37">37</span> -catholique et féodal, qu'une étude impartiale -et approfondie représente, à tous égards, -non moins dans la progression organique que dans -la progression critique, comme la vraie source générale -de notre civilisation occidentale. Cette heureuse -transformation, la plus fondamentale que -l'humanité ait encore éprouvée, et qui, chez l'ensemble -des populations réparties sur le vaste -théâtre du moyen-âge, a remplacé enfin, suivant -une marche graduelle mais irrévocable, la vie -guerrière par la vie industrielle, a été jusque ici -assez sainement jugée quant à ses résultats essentiels, -quoique d'une manière étroite et insuffisante; -tandis que, au contraire, son accomplissement -nécessaire n'a guère donné lieu qu'à des -théories radicalement vicieuses, où l'on attribue -presque toujours une irrationnelle importance à -des causes purement accessoires, hors de toute -juste proportion avec l'immensité d'un tel phénomène, -faute d'en avoir directement saisi le véritable -principe universel. Les plus sages tentatives -appartiennent incontestablement, à cet égard, à -ces illustres écrivains qui, au siècle dernier, ont si -dignement immortalisé la noble école écossaise: -et cependant aucun d'entre eux, sans même excepter -le loyal et judicieux Robertson, n'a pu -s'affranchir assez des aveugles préjugés alors inspirés -<span class="pagenum" id="Page_38">38</span> -par la philosophie négative, soit protestante, -soit déiste, pour s'élever au degré d'impartialité -historique susceptible de faire sentir, au moins -empiriquement, à d'aussi bons esprits, l'impulsion -prépondérante, directement émanée, à cette -fin, de l'ensemble du régime propre au moyen-âge.</p> - -<p>En appliquant ici, sous ce rapport, les principes -établis d'avance, dans l'avant-dernier chapitre -du volume précédent, sur la tendance nécessaire, -à la fois temporelle et spirituelle, d'une telle organisation -vers l'affranchissement et l'élévation -des classes laborieuses, il faut d'abord rappeler -que, d'ordinaire, on est loin d'apprécier convenablement -la haute importance de la transition primordiale -ainsi partout réalisée par la substitution -du servage proprement dit à l'esclavage antique: -modification où les juges les plus prévenus ne sauraient -assurément méconnaître ni l'influence -normale du catholicisme, imposant, avec une énergique -autorité permanente, d'universelles obligations -morales, ni la conversion spontanée du -système conquérant en système défensif, qui caractérise -l'état féodal. Ce grand changement doit -être envisagé, ce me semble, comme constituant, -dès l'origine du moyen-âge, un certain degré -primitif d'incorporation directe de la population -<span class="pagenum" id="Page_39">39</span> -agricole à la société générale, où jusque alors elle -n'avait presque figuré qu'à la manière des animaux -domestiques: puisque le cultivateur, ainsi fixé -désormais à la terre, en un temps où les possessions -territoriales tendaient vers une profonde stabilité, -a dû commencer aussitôt, quelque chétive -et précaire que fût son existence naissante, à acquérir -de véritables droits sociaux, ne fût-ce que -le plus élémentaire de tous, celui de former une -famille proprement dite; ce qui, auparavant impossible, -est alors naturellement résulté, d'ordinaire, -de cette nouvelle situation, sous l'opiniâtre -impulsion catholique. Une telle amélioration, -base nécessaire de toutes les phases ultérieures -d'émancipation civile, me paraît conduire, contre -une opinion presque unanime aujourd'hui, à placer -dans les campagnes le siége initial de l'affranchissement -populaire, du moins quand on veut -analyser ce grand phénomène social jusque dans -ses premiers élémens historiques: il se rattache -par-là, d'une manière directe et spontanée, soit à -la prédilection instinctive des chefs féodaux pour -la vie agricole, d'après leur passion caractéristique -d'indépendance habituelle, soit aussi au noble -spectacle permanent si fréquemment offert par -tant d'ordres monastiques, surtout au début du -moyen-âge, en consacrant les mains les plus vénérées -<span class="pagenum" id="Page_40">40</span> -à des travaux toujours avilis précédemment<a name="FNanchor_7" id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>. -Aussi la condition rurale semble-t-elle -avoir été primitivement moins malheureuse que -celle de la plupart des villes, sauf quelques grands -centres, alors très rares, mais dont la considération -est fort importante, comme point d'appui -naturel des principaux efforts ultérieurs. On ne -peut douter que l'ensemble du régime propre au -moyen-âge ne tendît d'abord puissamment à l'uniforme -dissémination de la population, même -dans les plus défavorables localités, par une influence -intérieure analogue à l'action si prononcée -qu'il exerçait au dehors, en interdisant les invasions -régulières, pour établir des populations sédentaires -dans les plus stériles contrées de l'Europe. -Il est incontestable, en effet, que les systèmes de -grands travaux publics destinés, sur tant de points, -à améliorer un séjour, dont les inconvéniens naturels -<span class="pagenum" id="Page_41">41</span> -cessaient ainsi graduellement de pouvoir -être éludés à l'aide d'une hostile émigration, remontent -essentiellement jusqu'à ces temps, si irrationnellement -dédaignés, où la miraculeuse existence -de Venise, et surtout de la Hollande, ont -commencé à devenir possibles, en vertu d'opiniâtres -efforts sagement organisés, auprès desquels -les plus fastueuses opérations antiques doivent assurément -paraître fort secondaires.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_7" id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label"><b>Note 7</b>:</span></a> -Un estimable historien de l'Italie (Denina) a judicieusement rattaché -à cette double influence générale le mémorable mouvement spontané, -si mal apprécié d'ordinaire, qui, pendant les sixième et septième -siècles, tendit à réparer énergiquement, surtout en Italie, l'action désastreuse -que les meilleurs temps du régime romain avaient dû exercer -sur l'agriculture et sur la population, par suite de la concentration d'immenses -domaines chez d'indolens propriétaires, habituellement concentrés -au loin, et dont la sollicitude accidentelle, aussi nuisible que leur -incurie journalière, n'aboutissait presque jamais qu'à y opérer, à grands -frais, de stériles embellissemens.</p> - -<p class="sep1">L'influence initiale du régime catholique et -féodal a donc partout établi, au moins autant -dans les campagnes que dans les villes, ce premier -degré élémentaire d'émancipation populaire, -qui, impropre, par sa nature, à constituer une -condition vraiment stable, ne pouvait évidemment -que précéder et préparer universellement une -irrévocable abolition de tout esclavage personnel. -Dans l'étude très imparfaite de cette intéressante -progression, on a presque toujours confondu cet -affranchissement individuel avec la formation collective -des communes industrielles, nécessairement -plus ou moins postérieure, et sur laquelle l'attention -s'est trop exclusivement fixée; en sorte que -la phase intermédiaire qui a aussitôt suivi l'entière -institution du servage constitue encore la portion -la plus obscure et la plus mal conçue de toute -l'histoire du moyen-âge. C'est alors cependant que, -<span class="pagenum" id="Page_42">42</span> -suivant une marche nécessaire, que notre théorie -sociologique a déjà distinctement caractérisée en -principe, s'est opérée graduellement, dans tout -l'occident européen, une seconde transformation -élémentaire, qui, par l'ensemble de ses conséquences -nécessaires, marque directement la différence -la plus décisive entre la sociabilité moderne -et celle de l'antiquité. On peut regarder, en effet, -cette deuxième période, composée d'environ trois -siècles, depuis le début du huitième siècle jusque -vers celui du onzième, comme l'époque d'une -dernière préparation indispensable à cette vie industrielle -dont le développement universel devait -suivre immédiatement l'uniforme abolition de la -servitude populaire. Car, suivant les explications -fondamentales du volume précédent, l'institution -primordiale de l'esclavage permanent des travailleurs -avait eu, par sa nature, un double but nécessaire: -en permettant, d'une part, à l'activité -militaire un essor suffisant pour accomplir convenablement -sa grande destination préliminaire dans -l'ensemble de l'évolution sociale, comme je l'ai -pleinement démontré; et en organisant, d'une -autre part, le seul moyen général d'éducation -qui, par une invincible prépondérance, pût primitivement -surmonter, chez la masse des hommes, -l'antipathie radicale que leur inspire d'abord -<span class="pagenum" id="Page_43">43</span> -l'habitude continue d'un travail régulier. Or, il -faut maintenant reconnaître, à ce sujet, que le -système de servitude qui convenait le mieux sous -le premier aspect ne pouvait pas être aussi le plus -efficace sous le second; en sorte que, malgré l'évidente -simultanéité de ces deux ordres d'effets -spontanés, ces deux opérations préalables, également -indispensables au développement humain, -ne pouvaient être pleinement réalisées que l'une -après l'autre. La première avait été dignement accomplie -sous le régime romain, d'après le mode -de servitude arbitraire et indéfinie qui devait le -moins troubler le libre essor extérieur de la classe -guerrière, peu compatible, au contraire, avec la -sollicitude continue qu'eût exigé chez elle le servage -proprement dit: tandis que, d'une autre -part, l'esclavage antique était certainement beaucoup -trop éloigné de la vraie situation industrielle -pour y pouvoir conduire sans une longue transition -spéciale, malgré les nombreux affranchissemens -privés, si multipliés surtout depuis l'abaissement -de l'aristocratie sénatoriale, et qui ne -pouvaient produire aucune émancipation décisive, -au milieu d'une continuelle affluence étrangère -de nouveaux esclaves. Quand ensuite, avec l'état -féodal, le système militaire, enfin devenu essentiellement -défensif, a fait généralement prévaloir -<span class="pagenum" id="Page_44">44</span> -le nouveau genre d'assujettissement personnel, -correspondant à l'habituelle dispersion des chefs -parmi les populations soumises, l'initiation directe -des inférieurs à la vie purement industrielle -a dès lors commencé à recevoir spontanément -une organisation régulière, auparavant impossible, -en offrant à chaque serf un point de départ -nettement déterminé, d'où, suivant une marche -uniforme, très lente mais légitime, il pouvait toujours -espérer de s'élever peu à peu à une véritable -indépendance individuelle, dont le principe -était d'ailleurs, dès l'origine du moyen-âge, partout -implicitement consacré par la morale catholique. -On conçoit, au reste, que les conditions de -rachat, le plus souvent très modérées, communément -imposées à une telle libération, outre la -juste et utile indemnité qu'elles tendaient à régulariser, -constituaient surtout, en réalité, comme -l'ont déjà entrevu quelques philosophes, une garantie -usuelle de la pleine efficacité d'un semblable -progrès, en constatant que l'affranchi avait suffisamment -contracté les habitudes élémentaires de -modération et de prévoyance qui permettaient -de livrer désormais à sa seule responsabilité la direction -journalière de sa propre conduite, sans -aucun danger permanent, ni pour lui-même, ni -pour la société: préparation évidemment indispensable -<span class="pagenum" id="Page_45">45</span> -à la destination finale d'une semblable -transition, et à laquelle cependant on peut assurer -que l'esclave ancien était ordinairement impropre, -tandis que le serf du moyen-âge y était -spontanément disposé de plus en plus, soit dans -les campagnes, soit encore mieux dans les villes, -par l'ensemble de l'état social correspondant.</p> - -<p>Telle est, en général, l'influence temporelle propre -à la seconde époque de ce régime sur l'accomplissement -graduel, et presque continu, de cette -dernière phase préliminaire, destinée à précéder -immédiatement l'entière émancipation personnelle. -Quant à son influence spirituelle, elle y est -assurément trop évidente pour exiger ici aucune -explication spéciale. Dès l'origine du servage, en -faisant pleinement participer tous les inférieurs à -la même religion que les supérieurs quelconques, -et, par conséquent, au degré commun d'éducation -fondamentale, au moins morale, qui en -résultait nécessairement, il est clair que non-seulement -le catholicisme avait partout établi une -sanction permanente pour les droits élémentaires -des serfs, et imposé envers eux des obligations -régulières; mais aussi qu'il avait toujours -spontanément proclamé, d'une manière plus ou -moins explicite, l'affranchissement volontaire -comme un véritable devoir chrétien, à mesure -<span class="pagenum" id="Page_46">46</span> -que la population manifestait à la fois sa tendance -et son aptitude à la liberté. La célèbre bulle d'Alexandre -III, sur l'abolition générale de l'esclavage -dans la chrétienté, ne fut assurément qu'une -simple consécration systématique, qui semble -d'ailleurs un peu tardive, d'un usage qui, depuis -plusieurs siècles, avait graduellement tendu, sous -l'impulsion catholique, à devenir universel et irrévocable. -À partir même du <span class="cs7">VI</span><sup>e</sup> siècle, et d'après -la première influence du catholicisme sur les nouveaux -chefs temporels, on voit la pratique des -affranchissemens personnels, accordés quelquefois -simultanément à tous les habitans d'une localité -considérable, croître successivement avec -assez de rapidité pour que l'histoire signale encore -çà et là divers cas exceptionnels où cette -généreuse sollicitude, trop dédaigneuse des conditions -rigoureuses d'une lente évolution sociale, -avait indiscrètement devancé les besoins et les -désirs de ceux-là même qui en étaient l'objet. La -touchante cérémonie, alors habituellement destinée -à de semblables concessions, constitue un -naïf témoignage, soit de leur grande multiplicité, -soit de la participation fondamentale et continue -de l'influence catholique. Il faut surtout noter -ici, sous ce rapport, qu'une telle influence ne tenait -point uniquement, ni même principalement, -<span class="pagenum" id="Page_47">47</span> -à l'esprit général de la morale religieuse, qui, -malgré des doctrines abstraitement équivalentes, -est loin d'avoir obtenu ailleurs la même efficacité; -cette salutaire impulsion a été surtout -réalisée par l'admirable organisation du catholicisme, -sans l'action persévérante de laquelle de -vagues prescriptions morales auraient été, à cet -égard, radicalement insuffisantes. Outre l'antipathie -fondamentale envers tout régime de castes -chez un clergé célibataire, qui alors se recrutait -indistinctement à tous les degrés de l'échelle sociale, -et d'abord même spécialement parmi les -rangs inférieurs, il convient aussi de signaler déjà -la tendance instinctive de la politique sacerdotale -à protéger activement l'essor universel des classes -laborieuses, au sein desquelles sa propre domination -devait ensuite trouver longtemps le plus -ferme point d'appui; quoique cette dernière cause -n'ait pu exercer beaucoup d'empire que sous la -période immédiatement suivante, après la suffisante -extension de l'affranchissement personnel, -dont l'avénement primitif a été surtout encouragé -par le système catholique en vertu des motifs plus -désintéressés que je viens de rappeler sommairement.</p> - -<p>Ce mémorable concours d'impulsions nécessaires, -temporelles et spirituelles, qui avait ainsi organisé -<span class="pagenum" id="Page_48">48</span> -spontanément une transition, lente mais continue, -du servage primordial à l'universelle abolition -de tout esclavage individuel, a dû réaliser ce grand -résultat beaucoup plus promptement dans les -villes que dans les campagnes. J'ai représenté ci-dessus -la condition générale de la population agricole -comme ayant été naturellement, à l'origine -de cette phase, moins onéreuse que celle de la -population manufacturière et commerciale des -bourgs ou des villes; ce qui d'ailleurs se rattache -évidemment aussi aux impressions prolongées du -régime antérieur, soit romain, soit barbare, où -l'industrie agricole, d'après son irrécusable importance, -auprès même des juges les plus grossiers, -était la seule qui n'eût pas toujours été -complétement avilie par les préjugés militaires. -Sous ce rapport, l'évolution industrielle a donc -réellement commencé dans le sens ascendant de -notre hiérarchie positive, comme la théorie précédemment -établie l'a démontré pour l'ensemble -de la progression moderne. Mais le mouvement -inverse n'a pas tardé à prévaloir de plus en plus -pendant le cours de cette même phase, pour conserver -jusqu'à nos jours sa prépondérance spontanée, -et souvent avec une dangereuse exagération. -La dissémination des populations agricoles, -et la nature plus empirique de leurs travaux journaliers, -<span class="pagenum" id="Page_49">49</span> -devaient notablement y retarder la tendance -et l'aptitude à l'entière émancipation personnelle, -ainsi que la faculté d'y parvenir. Si, d'une -part, la résidence familière des chefs féodaux au -milieu d'elles devait d'abord y adoucir habituellement -les rigueurs de la servitude, cette relation -plus directe, outre que, par cela même, elle -pouvait souvent éloigner le désir continu de la -libération, devait surtout en rendre ensuite l'accès -plus difficile, quand les maîtres voulaient -réellement l'empêcher. On conçoit d'ailleurs, sans -aucune explication nouvelle, que l'impulsion spirituelle, -ci-dessus caractérisée, avait nécessairement, -dans ce cas, une énergie beaucoup moindre. -Aussi est-ce principalement par la grande et -heureuse réaction continue spontanément émanée -des villes, quand l'établissement des communes y -eut permis un plein développement industriel que, -pendant le <span class="cs7">XII</span><sup>e</sup> siècle et surtout le <span class="cs7">XIII</span><sup>e</sup>, les cultivateurs -se sont trouvés peu à peu affranchis sur tous -les points importans de l'occident européen: sous -ce rapport, je dois me borner à renvoyer directement -le lecteur à la lumineuse explication présentée -par Adam Smith d'après l'aperçu de Hume; -quoique ces deux éminens penseurs, suivant l'esprit -de la philosophie contemporaine, y aient -beaucoup trop négligé l'ensemble des influences -<span class="pagenum" id="Page_50">50</span> -sociales propres au régime antérieur, et d'où serait, -sans doute, dérivée plus tard une telle émancipation, -dont les causes signalées par eux n'ont pu -que hâter notablement l'avénement nécessaire.</p> - -<p>Si l'on applique en sens inverse les différentes -indications précédentes, il sera facile de reconnaître -directement que la libération personnelle -devait naturellement commencer dans les villes -et les bourgs, où le servage universel, toujours -pareillement caractérisé par l'adhérence à la localité, -était d'abord plus onéreux, par suite même -de l'éloignement habituel du maître, qui livrait -ordinairement la multitude à l'oppressive domination -d'un agent subalterne. Outre qu'un tel -motif devait spontanément stimuler davantage le -besoin de libération, l'agglomération permanente -de ces populations leur en facilitait les voies. -Mais il faut surtout considérer, à ce sujet, une -cause plus profonde et plus universelle, quoique -essentiellement méconnue jusque ici, qui rattache -nécessairement cette inégalité capitale, entre l'évolution -des villes et celle des campagnes, à la -nature propre de leurs travaux respectifs, d'après -un simple prolongement rationnel du principe -philosophique sur lequel j'ai fondé ci-dessus l'ensemble -de la hiérarchie positive. Il est clair, en -effet, que ce principe vraiment fondamental, d'abord -<span class="pagenum" id="Page_51">51</span> -appliqué à l'étude statique de la seule hiérarchie -industrielle, conduit à y distinguer, suivant -une heureuse conformité spontanée avec -l'appréciation instinctive de la raison vulgaire, -dans l'ordre graduellement ascendant, les trois -grandes industries générales, agricole, manufacturière, -et enfin commerciale, dont la comparaison -essentielle donne lieu, bien qu'à un degré -nécessairement beaucoup moindre, à des différences -de même nature que celles que nous avons -déjà caractérisées entre les trois principaux élémens -de la civilisation moderne, comme je l'expliquerai -directement au chapitre suivant. Or, en -considérant maintenant cette série partielle sous -l'aspect essentiellement dynamique propre à notre -élaboration historique, on voit ainsi que la nature -plus abstraite et plus indirecte de l'industrie des -villes, l'éducation plus spéciale qu'elle exige, la -moindre multiplicité de ses agens, leur concert plus -facile et même habituellement indispensable à -leurs travaux, et enfin la liberté plus grande que -supposent leurs opérations usuelles, constituent -un irrésistible ensemble de causes spontanées et -permanentes pour expliquer aussitôt la libération -plus hâtive des classes correspondantes, sans qu'il -convienne assurément d'insister ici davantage sur -une telle indication philosophique, dont je dois -<span class="pagenum" id="Page_52">52</span> -laisser au lecteur le développement immédiat. -Toutefois, afin de faciliter ce travail, je crois devoir -ajouter, en précisant plus spécialement l'indication, -que mon Traité ultérieur de philosophie -politique soumettra directement au même -ordre essentiel de succession les diverses industries -urbaines, comparativement envisagées dans -leurs évolutions respectives, en démontrant que, -par une suite plus éloignée, mais non moins nécessaire, -de ces mêmes différences élémentaires, -le mouvement d'émancipation personnelle a d'abord -prévalu dans l'industrie commerciale, plutôt -que dans l'industrie manufacturière. Enfin, en procédant -aussi à un troisième degré d'analyse historique, -on trouverait encore que le commerce le -plus anciennement affranchi dut être alors celui -dont les opérations sont les plus abstraites et les plus -indirectes, c'est-à-dire le commerce des valeurs -proprement dites, dont les agens primitifs n'étaient -que de simples changeurs, graduellement -transformés en opulens banquiers, d'abord habituellement -juifs, et, à ce titre même, soustraits -à un servage régulier qui les eût incorporés à la -société chrétienne; ce qui n'empêchait point, malgré -de trop fréquentes extorsions, qu'ils ne fussent -systématiquement encouragés par l'ensemble -du régime initial du moyen-âge, et surtout par -<span class="pagenum" id="Page_53">53</span> -la politique catholique, qui a toujours tendu à -faciliter autant que possible leur essor industriel, -constamment plus libre à Rome qu'en aucun autre -lieu de la chrétienté. L'ensemble de l'histoire industrielle -du moyen-âge doit déjà suffire ici pour -indiquer spontanément au lecteur éclairé la lumineuse -vérification que cette loi nécessaire reçoit, -au milieu de perturbations plus apparentes -que réelles, surtout par la précocité plus spéciale, -qui, dans la précocité générale de l'Italie, distingue -si hautement, même avant l'admirable Florence, -les cités maritimes, et par suite principalement -marchandes, telles que Gênes, Pise, etc., -et, à leur tête, à tous égards, la merveilleuse Venise, -dont l'existence ne pouvait être qu'essentiellement -commerciale, sauf le mélange de mœurs -militaires qui s'allie naturellement à la vie maritime, -et qui devait même faciliter alors la transition -de la civilisation ancienne à la moderne: une -pareille différence se remarque aussi, sur l'Océan, -entre les divers élémens de la grande ligue anséatique, -ainsi que dans la Flandre; on sait d'ailleurs -que la prospérité industrielle naissante de -la France et de l'Angleterre tira directement sa -plus grande impulsion initiale des nombreux et -importans établissemens qu'y formèrent, au -<span class="cs7">XIII</span><sup>e</sup> siècle, les industriels italiens et anséatiques, -<span class="pagenum" id="Page_54">54</span> -d'abord à titre de simples comptoirs, devenus ensuite -de vastes entrepôts réels, et finalement transformés -en manufactures capitales.</p> - -<p>Je devais ici m'arrêter particulièrement à la -difficile appréciation de cette seconde phase essentielle -du mouvement général d'émancipation -qui a donné naissance à l'élément le plus caractéristique -des sociétés modernes; car, quoique encore -purement préliminaire, cette phase est, au fond, -la plus importante, et, en outre, la plus méconnue; -son analyse, à la fois historique et rationnelle, nous -permettra d'ailleurs de procéder plus rapidement -à tout le reste d'un tel travail, désormais relatif -à un passé mieux exploré. La phase immédiatement -suivante comprend l'évolution collective si -célèbre sous le nom d'affranchissement des communes, -et qui, malgré d'innombrables études, partiellement -intéressantes, est jusque ici irrationnellement -jugée, non-seulement parce qu'on n'y -conçoit pas assez la participation fondamentale -du régime catholique et féodal, en accordant trop -d'influence à des causes accidentelles ou accessoires, -mais surtout parce qu'on la considère trop -isolément de la précédente, dont elle ne put être, -à vrai dire, que le complément naturel, non -moins inévitable qu'indispensable. Quand on envisage -principalement, suivant l'usage dominant, -<span class="pagenum" id="Page_55">55</span> -la lutte politique des grandes masses sociales, l'ère -des communes constitue, en effet, un véritable -point de départ, au delà duquel il serait habituellement -inutile de remonter, comme ayant -directement introduit un nouveau poids dans les -conflits historiques. Mais lorsque, au contraire, -suivant l'esprit de notre élaboration actuelle, on -étudie surtout le mouvement, pour ainsi dire moléculaire, -qui a graduellement tendu, à partir du -moyen-âge, à la régénération sociale de l'élite de -l'humanité, il n'est pas douteux, ce me semble, -que cette importante transformation n'a fait que -compléter spontanément le travail intestin d'émancipation -personnelle propre à la phase ci-dessus -examinée, en y ajoutant le degré d'indépendance -politique alors nécessaire à sa pleine -réalisation, et qui toutefois, loin de caractériser -suffisamment l'évolution fondamentale, en a quelquefois -gravement détourné ultérieurement la direction -essentielle, comme j'aurai lieu de l'indiquer -spécialement ci-après. Car, en se reportant -à l'explication précédente de la libération plus -hâtive des habitans des villes, on voit aisément que -les mêmes motifs généraux exigeaient nécessairement, -eu égard à l'état social correspondant, que -la liberté individuelle y fût prochainement accompagnée -d'une certaine liberté collective, sans -<span class="pagenum" id="Page_56">56</span> -laquelle l'activité industrielle n'aurait pu assurément, -à cette époque, prendre aucun essor vraiment -décisif. D'un autre côté, ces influences -spontanées tendaient simultanément à réaliser -une telle condition de développement, avec le -surcroît naturel de rapidité qui devait résulter -déjà du premier élan de l'industrie naissante pour -surmonter la résistance, d'ailleurs communément -très faible, de pouvoirs guère plus disposés et -moins capables de s'opposer à l'indépendance qu'à -l'affranchissement, en un temps où l'une était universellement -jugée plus ou moins inséparable de -l'autre. Aussi l'établissement des communes succéda-t-il -presque aussitôt à la libération urbaine, -tellement qu'une scrupuleuse analyse historique -peut à peine assigner la première moitié du <span class="cs7">XI</span><sup>e</sup> -siècle comme constituant, en général, l'intervalle -effectif entre la fin du mouvement individuel et -l'origine du mouvement collectif. Il est clair que -l'ensemble du régime propre au moyen-âge tendait -spontanément à seconder partout un tel progrès, -indépendamment de toutes les circonstances, -plus ou moins fortuites, qui n'ont pu influer que -sur son inégale rapidité. Malgré d'inévitables conflits -ultérieurs, d'abord impossibles à prévoir, l'organisme -féodal, par sa nature éminemment dispersive, -devait se prêter sans répugnance à -<span class="pagenum" id="Page_57">57</span> -l'admission primitive des communautés industrielles -parmi les nombreux élémens dont sa hiérarchie -était composée; sans devoir redouter alors -aucune dangereuse rivalité, sociale ou politique, -chez ces forces naissantes où les deux principaux -pouvoirs temporels ne durent longtemps, au contraire, -que chercher, à l'envi, d'utiles auxiliaires -dans leurs luttes intestines. L'organisme catholique -était évidemment encore plus favorable à un -tel essor, même abstraction faite de toute impulsion -chrétienne, puisque la politique sacerdotale -y voyait nécessairement un important moyen de -consolider sa domination, en secondant, et souvent -en provoquant, l'élévation de ces nouvelles -classes dont elle ne devait attendre ordinairement -qu'une respectueuse reconnaissance, en un temps -si éloigné encore de toute émancipation mentale -des masses populaires.</p> - -<p>Pour achever ici de fixer suffisamment les principales -notions relatives à la naissance universelle -de l'élément industriel, il convient d'ajouter, quant -aux époques, que le mouvement total d'émancipation -personnelle, depuis l'entière institution du -servage jusqu'à la pleine abolition de tout esclavage, -même agricole, a essentiellement coïncidé -avec l'admirable système de grandes guerres défensives -par lequel, au moyen-âge, l'activité militaire, -<span class="pagenum" id="Page_58">58</span> -sous l'inspiration catholique, a si dignement -rempli sa dernière mission préparatoire dans l'évolution -fondamentale de l'humanité, suivant les -explications du volume précédent. Les deux -phases générales que nous venons d'apprécier dans -ce mouvement préliminaire, correspondent, avec -une remarquable exactitude, dont le lecteur éclairé -se rendra aisément raison d'après les principes précédemment -posés, aux deux séries d'opérations déjà -distinguées dans ce vaste enchaînement protecteur: -car, la phase de libération personnelle s'est accomplie -pendant la durée des expéditions directement -défensives, commençant à Charles Martel -et finissant à l'établissement occidental des Normands; -la phase consécutive d'établissement des -communes industrielles, y compris ses conséquences -naturelles, suivant la théorie de Hume et d'Adam -Smith, pour l'affranchissement final des campagnes, -s'est surtout opérée conjointement avec -la grande lutte des croisades contre l'imminente -invasion de l'oppressif monothéisme musulman.</p> - -<p>En contemplant, avec une haute impartialité -philosophique, cette noble portion du passé humain, -où, à travers tant d'obstacles essentiels, la -progression sociale a reçu une accélération beaucoup -plus prononcée qu'en aucun autre âge antérieur, -il est vraiment impossible de n'être point choqué -<span class="pagenum" id="Page_59">59</span> -de la profonde irrationnalité des préjugés révolutionnaires -qui empêchent encore habituellement -tant de bons esprits d'apercevoir, dans cette évolution -décisive, l'éclatante participation fondamentale -de l'ensemble du régime politique correspondant. -Deux observations générales, dont -l'exactitude est aussi irrécusable que leur conclusion -est irrésistible, devraient pourtant suffire pour -dissiper, à cet égard, tout aveuglement préalable, -si les haines théologiques, protestantes ou déistes, -pouvaient être convenablement accessibles aux pures -inspirations rationnelles. La première consiste -à remarquer que l'entière extension territoriale -d'une telle émancipation élémentaire est précisément -circonscrite par les mêmes limites essentielles -que celle de l'organisme catholique et féodal; c'est-à-dire -dans l'occident européen, défini au début -de ce chapitre, et dont toutes les parties principales -ont participé, avec une mémorable solidarité, -à ce mouvement fondamental, sauf l'inégale -rapidité naturellement due à la diverse installation -locale de ce régime, ainsi qu'à sa destination -défensive plus ou moins intense et prolongée: ces -différences ont d'ailleurs été alors beaucoup moins -prononcées qu'elles ne le devinrent ultérieurement -soit en vertu d'un mouvement plus avancé, soit -aussi par la moindre énergie du lien catholique. -<span class="pagenum" id="Page_60">60</span> -En sens inverse, on ne trouve réellement rien d'équivalent -hors d'une telle sphère, ni sous le régime -monothéique musulman, ni même sous le -monothéisme bizantin, malgré son illusoire conformité -théologique, essentiellement neutralisée -par le défaut radical d'accomplissement des principales -conditions politiques assignées, au cinquante-quatrième -chapitre, à l'efficacité sociale -du catholicisme. Quoique plus restreinte, la seconde -observation n'est pas, sans doute, moins -décisive, puisqu'elle consiste à reconnaître, d'après -l'évidente convergence de tous les témoignages -historiques, que le mouvement d'émancipation -préalable, soit personnelle, soit collective, s'est -accompli avec le plus de rapidité et de facilité là -même où la puissance prépondérante d'un tel organisme -exerçait l'ascendant le plus direct et le -plus complet, c'est-à-dire en Italie, où personne -ne saurait contester, surtout à cet égard, une éclatante -précocité spéciale. Les causes, trop exclusivement -temporelles, qu'on a coutume d'assigner -à cette mémorable accélération, d'après l'affaiblissement -caractéristique du pouvoir impérial, ne suffisent -certainement point à son explication; outre -que, suivant la théorie du volume précédent, ce -défaut continu de concentration est essentiellement -dû à l'action italienne du catholicisme, on -<span class="pagenum" id="Page_61">61</span> -reconnaît d'ailleurs plus directement une telle influence -dans la permanente sollicitude des papes -pour dissiper les haines aveugles qui s'opposaient -alors avec tant d'énergie à la coalition naissante -des communautés industrielles, dont la politique -habituelle fut si longtemps dirigée surtout par les -principaux ordres religieux. Enfin, quant à ce qui -concerne plus particulièrement l'impulsion purement -féodale, on voit aussi s'élever, sous la protection -impériale, à l'autre extrémité du système -occidental, les célèbres villes anséatiques, dont la -correspondance permanente avec les villes italiennes, -par l'intermédiaire normal des villes flamandes, -vint bientôt compléter, au moyen-âge, la -constitution générale du grand mouvement industriel, -comprenant, d'une part, tout le bassin, même -oriental, de la Méditerranée, et par suite s'étendant -aux principales parties de l'Orient, sans excepter -les plus lointaines; d'une autre part, l'Océan -européen, et dès lors tout le nord de l'Europe: -de manière à former un ensemble habituel de -relations européennes beaucoup plus vaste que -celui des plus beaux temps de la domination romaine.</p> - -<p>Cette partie de notre appréciation actuelle était -essentiellement la seule qui, par sa nature, dût -exiger ici une véritable discussion, comme étant -<span class="pagenum" id="Page_62">62</span> -en opposition radicale avec les fausses conceptions -qui, malgré d'utiles modifications partielles, prévalent -encore envers l'ensemble de cette époque. -Aussi ai-je cru devoir, pour la plus importante évolution -élémentaire des sociétés modernes, spécialement -rectifier d'abord une aberration fondamentale, -qui, rompant tout à coup, dans le nœud le -plus décisif, la continuité nécessaire de la progression -humaine, empêche directement toute liaison -vraiment philosophique du mouvement moderne -au mouvement ancien. Je n'ai donc point hésité -à témoigner franchement ici, au nom de tous les -esprits pleinement émancipés, non moins affranchis -de la métaphysique que de la théologie, les -sentimens profonds de respectueuse reconnaissance -que méritera toujours des vrais philosophes -l'immortel souvenir d'un régime auquel notre civilisation -actuelle doit, à tous égards, son impulsion -initiale, quoique, par sa nature, il soit ensuite -inévitablement devenu incompatible avec la tendance -finale de l'humanité.</p> - -<p>L'introduction sociale de l'élément industriel -étant ainsi convenablement rattachée désormais -à l'ensemble antérieur du passé humain, nous -pourrons maintenant procéder avec plus de rapidité -à la juste appréciation générale de son essor -ultérieur. Toutefois, afin d'éclairer, et même d'abréger, -<span class="pagenum" id="Page_63">63</span> -une telle analyse, il convient d'abord de -nous arrêter encore à juger directement le vrai -caractère fondamental propre à ce nouveau moteur -de l'humanité. On sent qu'il ne saurait être ici -question d'aucune vaine apologie philosophique, -surtout envers une puissance sociale qui, certes, -n'en a désormais aucun besoin, puisque, au contraire, -son ascendant réel tend, de nos jours, à -devenir beaucoup trop exclusif, comme je l'expliquerai -au chapitre suivant: il s'agit seulement -d'indiquer, d'une manière abstraite, les principaux -attributs normaux de ce nouvel élément, sans négliger -de signaler déjà les vices essentiels qui l'ont -également distingué jusqu'à présent.</p> - -<p>En considérant successivement, à ce sujet, les -divers aspects élémentaires de la sociabilité, on -reconnaît d'abord, avec une pleine évidence, que, -sous le rapport individuel, la grande transformation -qui vient d'être expliquée constitue la plus -profonde révolution temporelle que l'humanité pût -éprouver, puisqu'elle a directement tendu à changer -irrévocablement le mode normal de l'existence -humaine, jusque alors éminemment guerrière, dès -lors de plus en <ins id="cor_2" title="il faut sans doute lire 'plus pacifique'">pacifique</ins>, chez la majorité croissante -des populations civilisées. Si, douze siècles auparavant, -on avait annoncé aux philosophes grecs -cette abolition universelle de l'esclavage, et ce -<span class="pagenum" id="Page_64">64</span> -commun assujettissement volontaire de l'homme -libre au travail alors servile, dans une nombreuse -et puissante population, les plus hardis et les plus -généreux penseurs n'auraient certes nullement -hésité à proclamer l'absurdité d'une utopie dont -rien ne leur indiquait le fondement; n'ayant pu -d'ailleurs reconnaître encore que, suivant le cours -naturel des mutations sociales, les changemens -spontanés et graduels finissent toujours par dépasser -beaucoup les plus audacieuses spéculations primitives. -Par cette immense régénération, l'humanité -a réellement terminé son âge préliminaire, et -commencé son âge définitif, en ce qui concerne -l'existence pratique, qui dès lors a été directement -constituée en harmonie durable et croissante avec -l'ensemble réel de notre nature normale. Car, malgré -l'irrécusable instinct qui d'abord entraîne -l'homme à la vie guerrière, en lui faisant repousser -la vie laborieuse, celle-ci n'en devient pas moins -finalement, après une suffisante préparation, la -mieux adaptée à notre organisation morale, comme -plus convenable au libre et plein développement -de nos principales dispositions de tout genre; indépendamment -de son évidente propriété exclusive -de comporter et même de provoquer la simultanéité -la plus étendus, tandis que, dans l'essor militaire, -l'activité des uns suppose ou détermine la -<span class="pagenum" id="Page_65">65</span> -compression nécessaire des autres, suivant les -explications du cinquante-unième chapitre. La -confuse appréciation qui domine encore à ce sujet -tient surtout à l'esprit absolu de la philosophie politique -actuelle, consacrant à jamais ce qui s'applique -uniquement à l'état initial de l'humanité. -On ne peut reconnaître, sous ce rapport, d'autre -condition vraiment permanente que l'insurmontable -prépondérance naturelle, chez presque tous -les hommes, de la vie active sur la vie spéculative, -comme l'indique aujourd'hui la saine théorie fondamentale -de l'organisme cérébral. Mais le mode -propre de cette activité pratique nécessairement -dominante n'est certainement pas invariable, -quoique ses variations essentielles soient assujetties -à une marche régulière, représentée par notre loi -d'évolution humaine, conformément à l'expérience -la plus décisive.</p> - -<p>La conception la plus philosophique, et aussi la -plus noble, de l'ensemble de cette évolution, consiste, -suivant les principes établis à la fin du tome -quatrième, à y mesurer surtout le progrès d'après -l'ascendant graduel des facultés caractéristiques de -l'humanité sur les tendances fondamentales de -notre animalité: en sorte que la série sociale se -présente rationnellement comme un prolongement -spécial de la grande série animale. Or, selon cette -<span class="pagenum" id="Page_66">66</span> -règle générale, la prédominance, commencée au -moyen-âge, de la vie industrielle sur la vie guerrière, -a directement tendu à élever d'un degré le -type primitif de l'homme social, du moins chez -l'ensemble de notre race. En considérant d'abord, -sous cet aspect, conformément à la théorie du cinquantième -chapitre, le principal des deux attributs -fondamentaux de notre nature, il est clair que l'usage -normal de l'intelligence pour la conduite -pratique est communément plus prononcé dans la -vie industrielle des modernes que dans la vie militaire -des anciens, en comparant judicieusement -des organismes équivalens, pareillement placés -dans les deux hiérarchies: j'écarte d'ailleurs à dessein, -comme trop disproportionnée, la comparaison -avec la vie militaire actuelle, à cause de l'automatisme -spécial qu'y subissent nécessairement les -inférieurs. L'émancipation des classes laborieuses -a vulgairement organisé, pour les intelligences modernes, -l'exercice continu le mieux adapté à la médiocrité -mentale qui caractérise inévitablement -l'immense majorité de notre espèce: des questions -claires et concrètes, dont la faible étendue est très -nettement circonscrite, susceptibles de solution -directe ou prochaine, exigeant une attention persévérante -et néanmoins facile, et toujours relatives -à des occupations immédiatement stimulées par -<span class="pagenum" id="Page_67">67</span> -les plus chers intérêts pratiques de l'homme civilisé, -aspirant surtout désormais à l'aisance et à l'indépendance, -qui dès lors ont tendu de plus en plus -à devenir partout la récompense presque assurée -d'une sage application au travail. Quant à l'influence -habituelle de l'instinct social sur l'instinct -personnel, qui constitue le second attribut essentiel -de l'humanité, elle a été certainement augmentée, -au moins virtuellement, dans l'existence -industrielle des modernes, enfin devenue directement -compatible avec une bienveillance vraiment -universelle, puisque chacun peut y considérer réellement -ses opérations journalières comme immédiatement -destinées à l'utilité commune autant -qu'à son propre avantage; tandis que l'ancien -mode d'existence développait nécessairement les -passions haineuses, au milieu même du plus noble -dévouement. À la vérité, le rétrécissement mental -inhérent à une excessive spécialisation du travail, -et la stimulation de l'égoïsme par la préoccupation -trop exclusive des intérêts privés, ont directement -tendu jusqu'ici à neutraliser beaucoup ces heureuses -propriétés intellectuelles et morales: mais, -en ce qu'ils offrent aujourd'hui d'exorbitant, ces -graves inconvéniens naturels propres à l'essor industriel -tiennent surtout à ce qu'il n'a pu être encore -que simplement spontané, sans avoir convenablement -<span class="pagenum" id="Page_68">68</span> -reçu la systématisation rationnelle qui -lui appartient, comme l'établira la suite de notre -appréciation historique. L'oubli d'une telle lacune -fait souvent tomber dans une grande injustice involontaire -les partisans spéculatifs de l'activité militaire, -dont les incontestables qualités sociales -doivent être essentiellement attribuées à la puissante -organisation si longtemps élaborée pour elle, -et dont l'équivalent industriel n'existe encore aucunement. -Qu'est-ce primitivement, en effet, que -l'ardeur guerrière, considérée isolément de toute -discipline morale, et abstraction faite de toute -destination sociale? Rien autre chose, au fond, -qu'une combinaison spontanée de l'aversion naturelle -du travail avec l'instinct d'une domination -brutale; d'où il résulte habituellement une impulsion -plus nuisible, et non moins ignoble, que -celle tant reprochée aux cupidités industrielles. -Ainsi les immenses services communément retirés -de la régularisation convenable d'un tel mobile, -par cela seul que, chez les moindres agens, il a -été profondément investi d'un caractère habituel -d'utilité publique, devraient conduire à penser -aussi que, chez les modernes, un mobile plus -utile et non moins actif serait pareillement susceptible -de voir suffisamment atténués, sous une -sage systématisation permanente, les vices spéciaux -<span class="pagenum" id="Page_69">69</span> -qui altèrent si gravement aujourd'hui son -efficacité intellectuelle et morale, presque entièrement -abandonnée jusqu'ici à l'aveugle direction -des tendances privées, comme je l'expliquerai ultérieurement. -Mais cette lacune fondamentale n'a -pas cependant empêché, depuis le moyen-âge, -de constater réellement, à un certain degré, l'aptitude -croissante de la vie industrielle à provoquer -spontanément, même chez les derniers rangs de -la société européenne, un essor mental et sympathique -qui n'y pouvait auparavant être à beaucoup -près autant développé.</p> - -<p>Quant à l'influence élémentaire de cette grande -transformation sur les relations domestiques, elle -a d'abord été immense en ce sens que les douces -émotions de la famille sont ainsi devenues enfin -communément accessibles à la classe la plus nombreuse, -qui n'y pouvait jusque alors prétendre que -d'une manière très précaire et fort insuffisante, -même après l'incontestable amélioration déterminée, -sous ce rapport, au début du moyen-âge, par -la substitution générale du servage à l'esclavage. -C'est donc là seulement qu'a pu commencer la -pleine manifestation directe de la destination -finale de presque tous les hommes civilisés -à une vie principalement domestique, qui, au -contraire, chez les anciens, avait été, d'une part, -<span class="pagenum" id="Page_70">70</span> -radicalement interdite aux esclaves, et, d'ailleurs -peu goûtée même de la caste libre, habituellement -entraînée par les bruyantes émotions -de la place publique et des champs de bataille. -On voit, en second lieu, que le nouveau mode -d'existence a naturellement amélioré le double -caractère essentiel des relations de famille, soit -en y assimilant davantage les occupations ordinaires -des deux sexes, jusque alors trop discordantes -pour comporter des mœurs suffisamment -communes, soit aussi en y diminuant l'antique -dépendance trop absolue des enfants envers les -parents. Sous l'un et l'autre aspect, il est clair -que la tendance spontanée des habitudes industrielles -a directement concouru avec l'action systématique -de la morale catholique, à laquelle un -enthousiasme irréfléchi a quelquefois attribué ainsi -d'heureux effets qui en étaient réellement indépendans, -quoique, de nos jours, la méprise soit -bien plus souvent inverse, par suite d'une irrationnelle -antipathie. Toutefois, à ce double titre, -il est d'ailleurs incontestable que le défaut radical -de systématisation industrielle a beaucoup neutralisé -jusqu'ici, comme sous les rapports ci-dessus -appréciés, les propriétés virtuelles d'une semblable -transformation sociale, que ses détracteurs spéculatifs -ont pu même accuser, d'une manière spécieuse, -<span class="pagenum" id="Page_71">71</span> -de tendre, au contraire, à l'intime dissolution -des liens domestiques, d'ailleurs rêvée aussi -par quelques-uns de ses plus aveugles prôneurs. On -pourrait craindre, par exemple, quant à la relation -principale, qu'un essor industriel désordonné -ne dût finalement altérer l'indispensable subordination -des sexes, en procurant habituellement aux -femmes une existence trop indépendante, si une -appréciation mieux approfondie ne représentait -une telle influence comme étant nécessairement -plus que compensée par une tendance populaire, -bien plus énergique et plus constante, à faire passer, -au contraire, chez les hommes beaucoup de -professions d'abord exercées par les femmes, de -façon à réduire de plus en plus celles-ci à leur destination -éminemment domestique, en ne leur laissant -guère que les carrières pleinement compatibles -avec elle, suivant la marche fondamentale -de l'évolution humaine à cet égard, directement -caractérisée au cinquante-quatrième chapitre.</p> - -<p>Après avoir suffisamment indiqué la réaction -élémentaire de l'affranchissement industriel, d'abord -sur l'amélioration individuelle du caractère -humain, et ensuite sur le perfectionnement de la -constitution domestique, il nous reste surtout à -considérer abstraitement ses propriétés directement -sociales, suivant leur généralité croissante, -<span class="pagenum" id="Page_72">72</span> -afin que son universelle efficacité pour préparer -spontanément la régénération temporelle des sociétés -modernes puisse être ensuite convenablement -appréciée, à partir de l'ère décisive précédemment -déterminée.</p> - -<p>Il est d'abord évident que l'évolution industrielle -a nécessairement tendu à compléter, chez -les modernes, l'irrévocable abolition du régime -des castes, en instituant, envers l'antique ascendant -de la naissance, la rivalité progressive de la -richesse acquise par le travail. Nous avons reconnu, -dans le volume précédent, comment l'organisme -catholique avait, au moyen-âge, dignement -commencé cet ébranlement décisif, par cela -seul qu'il avait radicalement supprimé l'hérédité -du sacerdoce, et fondé la hiérarchie spirituelle sur -le principe de la capacité. Or, le mouvement industriel -est venu ensuite réaliser aussi, à sa manière, -jusque pour les moindres fonctions sociales, -une transformation équivalente à celle ainsi imprimée -aux plus éminentes. Cette influence n'a pu -être essentiellement neutralisée par ce qui a dû -subsister de la tendance naturelle à l'hérédité des -professions, qui, malgré son décroissement continu, -se fera nécessairement toujours sentir à un -degré quelconque, mais dont l'insuffisante opposition -devait dès lors céder de plus en plus, d'une -<span class="pagenum" id="Page_73">73</span> -part, parmi les classes inférieures de la nouvelle hiérarchie, -à l'essor continu de ce même instinct d'amélioration -universelle qui avait déterminé l'émancipation -primordiale, et, d'une autre part, dans -les premiers rangs, à l'impossibilité si connue de -conserver chez les mêmes familles les grandes fortunes -commerciales ou manufacturières. Si l'on -combine une telle propriété avec la spécialisation -croissante des occupations humaines, non moins -inhérente à la vie industrielle, on pourra concevoir -l'action permanente de la civilisation moderne -pour perfectionner, par les seules voies temporelles, -l'ensemble du classement social, en -comportant désormais une plus exacte harmonie -journalière entre les aptitudes et les destinations. -En même temps, il n'est pas douteux que la liaison -normale de l'intérêt privé à l'intérêt public a -été dès lors directement perfectionnée par l'influence -continue de cette merveilleuse économie -instinctive des sociétés actuelles, qu'on admirerait -sans doute profondément si, au lieu d'y être -habituellement plongé, on l'envisageait seulement -dans la lointaine perspective d'une romanesque -utopie, où l'on verrait, abstraction faite du mobile, -chaque individu constamment appliqué, avec -la plus active sollicitude, à imaginer et à réaliser -de nouvelles manières de servir la communauté; -<span class="pagenum" id="Page_74">74</span> -les moindres opérations privées tendant ainsi à -s'anoblir de plus en plus en acquérant spontanément -le caractère de fonctions publiques, sans -qu'on puisse désormais établir nettement une -ligne générale de démarcation entre les unes et -les autres, jadis si profondément séparées. Quelle -que soit encore, à tous égards, la profonde imperfection -d'un tel ordre, d'après son défaut radical -de systématisation rationnelle, la convenable -appréciation de ces résultats usuels est bien propre -à faire sentir l'absurdité historique de ces déclamations -illusoires sur la richesse et sur le luxe, -qui, chez tant de prétendus philosophes ou moralistes -modernes, ne sont surtout qu'un vain retentissement -scolastique des fausses notions sociales -que notre vicieuse éducation puise encore exclusivement -dans le type antique. À la vérité, tous ces -heureux résultats dérivent essentiellement de calculs -personnels, où ne se manifeste que trop l'action -primitive des instincts de ruse et de cupidité -propres à des esclaves émancipés: mais on peut -assurer, à cet égard, que toutes les récriminations -réelles qui ne se rapporteraient point à l'absence -actuelle de régularisation générale resteraient purement -relatives à l'invincible défectuosité de la -nature humaine, où la prépondérance habituelle -des impulsions individuelles ne laisse, à cet égard, -<span class="pagenum" id="Page_75">75</span> -d'autre variation possible que celle d'un mobile -privé plus ou moins accessible aux inspirations de -l'instinct social: or, l'amour du pillage serait-il -donc plus moral, ou même plus noble, que l'amour -du gain?</p> - -<p>Quant à l'influence abstraite de l'évolution industrielle -sur le caractère essentiel des transactions -sociales, il serait superflu de faire spécialement -ressortir sa tendance pratique à faire graduellement -prévaloir le principe de la conciliation des -intérêts, sur l'esprit, d'abord hostile, ensuite litigieux, -qui dominait jusque alors dans les opérations -privées. La législation indépendante et spontanée -qui, au moyen-âge, devait appartenir aux communautés -industrielles, quoiqu'elle ait dû ensuite -disparaître essentiellement, comme je l'expliquerai -ci-dessous, pour permettre la formation des -grandes unités politiques, nous a laissé un précieux -témoignage permanent de cette disposition primitive -par l'heureuse institution des réglemens et -des tribunaux de commerce, d'abord élaborée sous -les sages inspirations des négocians anséatiques, et -dont la marche journalière nous offre un contraste -si décisif avec celle des autres juridictions, malgré -que l'intervention ultérieure des légistes y ait certainement -tendu à altérer beaucoup ses qualités primordiales. -Je crois devoir insister davantage sur -<span class="pagenum" id="Page_76">76</span> -l'indication sommaire d'un autre attribut élémentaire -de l'esprit industriel, considéré, sous un aspect -beaucoup moins senti et encore plus capital, relativement -à son mode habituel de discipline sociale. -D'après l'aversion primitive de l'homme pour la vie -laborieuse, on eût, sans doute, difficilement prévu -que le désir d'un travail permanent constituerait -un jour le principal vœu ordinaire de la majorité -des hommes libres, tellement que la concession ou -le refus du travail y deviendrait la base usuelle de -l'action disciplinaire, préventive ou même coercitive, -indispensable à l'économie générale, en -écartant de plus en plus tout usage direct de la -force proprement dite. Cette nouvelle tendance, -si évidemment propre aux sociétés industrielles, -a sans doute besoin, comme toutes celles précédemment -signalées, et même à un plus haut degré, -d'être enfin convenablement régularisée: mais -son influence croissante n'en a pas moins déjà -réalisé, depuis le moyen-âge, une notable amélioration -universelle, dont l'importance sera dignement -appréciée par quiconque voudra, sous ce -rapport, judicieusement comparer le principe industriel -au principe militaire, où la douleur et la -mort sanctionnent finalement toute subordination. -Dans les abus même les plus déplorables que puisse -engendrer un vicieux ascendant de la richesse, -<span class="pagenum" id="Page_77">77</span> -lorsqu'il semblerait que cette transformation s'est -réduite, pour ainsi dire, à remplacer le droit de -tuer par celui d'empêcher l'existence, on pourrait -encore constater que le despotisme industriel -se montre nécessairement moins oppressif et plus -indirect que le despotisme militaire, de manière -à comporter beaucoup plus de moyens de l'adoucir -ou de l'éluder; outre qu'un sentiment plus net et -plus actif du besoin réciproque de coopération, -ainsi que des mœurs plus conciliantes, doivent -éloigner davantage d'aussi extrêmes conflits.</p> - -<p>Enfin, si l'on envisage l'action élémentaire de -l'évolution industrielle pour modifier les plus -vastes relations sociales, il serait assurément inutile -d'insister ici sur sa tendance fondamentale, -déjà si prononcée au moyen-âge, à lier directement -tous les peuples, malgré les diverses causes -quelconques, même religieuses, d'antipathie nationale. -Non-seulement l'absence si regrettable de -toute vraie systématisation progressive n'a pu -neutraliser jusqu'ici l'énergie spontanée de cet -instinct caractéristique: mais sa manifestation -continue a même surmonté les efforts les plus actifs -d'une puissante systématisation rétrograde; -comme le montre surtout l'exemple de l'Angleterre, -où l'esprit d'égoïsme national habilement -stimulé n'a pu parvenir, dans les cas même le plus -<span class="pagenum" id="Page_78">78</span> -favorables à son influence, à contenir entièrement, -envers les nations rivales, l'essor journalier -des dispositions pacifiques inhérentes à l'existence -temporelle des sociétés modernes. Quelles qu'aient -dû être les propriétés primitives de l'esprit militaire -pour l'extension graduelle des associations -humaines, comme je l'ai soigneusement expliqué, -il est clair que sa puissance est, à cet égard, nécessairement -limitée, et qu'elle avait essentiellement -épuisé tout le développement dont elle était -susceptible, sous le régime initial qui, dès le -moyen-âge, a graduellement tendu vers son entière -et irrévocable abolition, pour laisser agir désormais, -dans l'esprit industriel convenablement -systématisé, une aptitude exclusive à permettre -enfin l'assimilation totale de l'humanité.</p> - -<p>Cette sommaire appréciation des principaux -attributs élémentaires du nouveau moteur temporel, -était indispensable ici afin de caractériser -nettement le profond changement que sa prépondérance -croissante a dû graduellement imprimer -au mode primordial de sociabilité. En reprenant -maintenant le cours direct de notre élaboration -historique, pour analyser, à partir du <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle, -l'essor continu de la puissance industrielle, nous -devons d'abord exactement déterminer l'ensemble -de sa position nécessaire envers les anciens -<span class="pagenum" id="Page_79">79</span> -pouvoirs sociaux, et la direction correspondante -de son développement ultérieur. Dans tout ce -mouvement élémentaire de recomposition temporelle, -nous devrons désormais considérer essentiellement -l'industrie urbaine, qui en est restée -jusqu'ici le principal siége, par une conséquence -plus éloignée des mêmes différences fondamentales -ci-dessus signalées pour expliquer d'abord l'émancipation -plus tardive de l'industrie rurale, dont -l'évolution sociale est encore si arriérée.</p> - -<p>La politique spontanée que l'heureux instinct -des classes laborieuses leur a presque toujours -inspirée, dès leur plein affranchissement au moyen-âge, -a été surtout distinguée, sauf les déviations -passagères ou locales, par ces deux attributs permanents, -suite nécessaire de la situation générale: -elle a eu pour caractère propre la spécialité, -et pour condition indispensable la liberté; c'est-à-dire -que l'ambition prépondérante des nouvelles -forces a été concentrée vers leur développement -industriel, en s'abstenant de prendre réellement, -à la haute gestion des affaires publiques, aucune -autre part ordinaire que celle qui se rattachait à -une telle destination, dont l'accomplissement ne -pouvait alors faire naître d'autre grand besoin -politique que celui d'un essor suffisamment libre -des facultés industrielles. C'est, en effet, comme -<span class="pagenum" id="Page_80">80</span> -seule garantie efficace de cette liberté élémentaire, -dans l'état social propre au moyen-âge, que l'indépendance -primitive des communautés urbaines -conserva si longtemps une importance vraiment -fondamentale, malgré les graves aberrations qu'elle -pouvait susciter. Il faut attribuer aussi la même -destination essentielle à l'existence, d'abord si tutélaire, -quoique ultérieurement oppressive, de ces -corporations plus spéciales qui, dans chaque -communauté urbaine, unissaient plus particulièrement -les citoyens de chaque profession, et sans -lesquelles la sécurité du travail individuel eût été -alors si souvent compromise, outre leur utile influence -morale, plus prolongée, pour seconder -l'intime développement des mœurs industrielles, -en concourant à prévenir l'inconstance naturelle -qui pouvait pousser à des changemens de carrière -trop désordonnés, surtout en un temps où -le nouveau mode d'existence n'avait pu être encore -suffisamment apprécié.</p> - -<p>Telle est la véritable origine générale de la passion -caractéristique des modernes pour cette liberté -universelle et continue, suite naturelle et complément -nécessaire de l'émancipation personnelle, -afin d'assurer à chacun l'essor convenable de -son activité normale: l'instinct vulgaire l'a ordinairement -mieux appréciée jusqu'ici que la -<span class="pagenum" id="Page_81">81</span> -raison spéculative, qui, par un vicieux rapprochement, -s'efforçait toujours de la subordonner -à cette liberté politique particulière aux anciens, -où l'esclavage des travailleurs constituait l'indispensable -condition d'une turbulente participation -de la caste guerrière à la direction journalière de -ses affaires communes. Or, l'esprit féodal était évidemment -très favorable à la satisfaction spontanée -de ce besoin capital, qui ne pouvait d'abord -donner lieu à aucun conflit habituel. Quand -l'élan industriel a pu ainsi commencer, ses résultats -naturels ont ensuite graduellement développé, -envers les divers pouvoirs prépondérans, un -moyen d'action de plus en plus irrésistible, par -l'entraînement involontaire des ennemis les plus -systématiques de l'industrie moderne vers les nouvelles -jouissances, de commodité et surtout de -vanité, inhérentes à son cours permanent. Ce -n'est pas seulement de nos jours que, chez les -classes les plus opposées aux suites sociales de -l'évolution industrielle, les plus opiniâtres conservateurs -n'ont pu cependant se résigner à renoncer -aux satisfactions privées qu'elle procure habituellement, -et dont la douce influence journalière -étouffe spontanément chaque germe sérieux de -réaction rétrograde: une pareille inconséquence, -et une semblable diversion, ont certainement -<span class="pagenum" id="Page_82">82</span> -existé aussi, quoique à un moindre degré, aux -temps même les plus rapprochés de l'affranchissement -primordial, dont les grands effets ultérieurs -ne pouvaient d'ailleurs être nullement -prévus. Ainsi, la politique initiale des classes laborieuses, -par cela même qu'elle était exclusivement -industrielle, reposait sur une base certaine -et inébranlable: sa sagesse instinctive était, en -réalité, bien supérieure à celle des plans péniblement -conçus alors par tant d'ambitieux spéculatifs -qui s'efforçaient, au contraire, de provoquer, au -sein des villes, une activité principalement politique, -qui eût détourné leurs travaux naissans, et -attiré sur elles l'unanime réprobation des pouvoirs -prépondérans. On doit donc, contre l'opinion commune, -regarder comme éminemment salutaire au -véritable essor social du nouvel élément temporel -la compression générale que l'ensemble du régime -militaire et théologique exerçait d'abord nécessairement -sur lui, pourvu que, suivant l'influence -la plus ordinaire, ce frein fondamental, assez -puissant pour maintenir les forces nouvelles en -état de subalternité politique, ne pût acquérir une -intensité susceptible d'entraver leur développement -spécial. Cette situation naturelle, dont la -durée indéfinie eût été sans doute fort désastreuse, -et d'ailleurs heureusement impossible, était, à -<span class="pagenum" id="Page_83">83</span> -l'origine, tellement indispensable à l'intime élaboration -des mœurs industrielles, que lorsque des -circonstances exceptionnelles ont empêché une -telle résistance de devenir suffisamment puissante, -l'essor industriel en a été profondément troublé, -par son déplorable mélange avec une tendance -vraiment rétrograde vers le système de domination -guerrière, le seul qui pût encore satisfaire la -vaine ambition politique des cités trop indépendantes, -en un temps si voisin de l'entière prépondérance -temporelle des mœurs militaires. Une -semblable nécessité a été surtout tristement marquée -dans les funestes animosités mutuelles et -dans les cruelles agitations intestines par lesquelles -la plupart des villes italiennes, sauf la sage Venise, -où avait pu prévaloir bientôt une heureuse combinaison, -compensèrent si douloureusement, au -<span class="cs7">XIII</span><sup>e</sup> et au <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle, les avantages primitifs -que leur précoce émancipation avait retirés d'une -moindre compression politique, jusqu'à ce que -leur orageuse indépendance eût partout abouti -à la suprématie d'une famille locale, d'abord -féodale en Lombardie, ensuite industrielle en -Toscane. On voit aussi que les principales villes -suisses durent plus tard à une cause semblable les -abus caractéristiques inhérens à leur domination -trop oppressive sur les campagnes environnantes, -<span class="pagenum" id="Page_84">84</span> -qui semblaient n'avoir fait que changer de maîtres. -Sous ce rapport capital, les cités anséatiques, -quoique placées, comme celles de l'Italie, dans un -milieu trop peu concentré, avaient une situation -beaucoup plus favorable; et, en effet, à raison -même des obstacles naturellement apportés à leur -essor politique, elles échappèrent heureusement -à ces stériles perturbations de la vie industrielle, -qui s'y développa aussi purement, et néanmoins -plus rapidement, qu'au sein des grandes organisations -féodales, comme celles de la France et de -l'Angleterre. C'est ainsi que, dans l'ensemble de -l'occident européen, les entraves générales que le -régime correspondant semble avoir d'abord présentées -au nouvel élément temporel constituaient, -en réalité, à l'origine, des conditions essentiellement -propres à son évolution normale. Si, au -début de ce chapitre, j'ai paru attacher, pour la -détermination de l'époque initiale, une haute -importance à l'admission primitive des classes laborieuses -dans les diverses assemblées nationales, -ce n'est point à raison de l'influence, très peu -profonde en effet, qu'une telle élévation politique -put exercer immédiatement sur leur propre essor -social; c'est surtout comme offrant un irrécusable -symptôme de la puissance universelle qu'elles -avaient déjà acquise.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_85">85</span> -Après avoir ainsi apprécié la situation primitive -de l'élément industriel envers l'ensemble de -l'ancien organisme, il convient aussi de caractériser -sommairement sa relation spéciale avec chacun -des principaux pouvoirs correspondants.</p> - -<p>Quant à la puissance catholique, il est évident -que l'essor industriel devait alors y recevoir un -accueil particulièrement favorable, par sa double -conformité spontanée, soit avec l'esprit général de -la constitution spirituelle, soit avec les besoins -propres de la force ecclésiastique dans son antagonisme -politique, comme je l'ai précédemment -indiqué. Mais il importe de noter ici que cette utile -convergence, d'abord inhérente à la vraie destination -sociale du pouvoir spirituel, y était, dès -l'origine, notablement altérée par d'inévitables -oppositions tenant à cette nature malheureusement -théologique de la philosophie correspondante, -que nous avons déjà vue tant neutraliser, -à d'autres égards, les attributs essentiels du gouvernement -moral. Cette restriction ne se rapporte -point même à la tendance anti-théologique nécessairement -propre à l'industrie convenablement -développée, quand elle a enfin largement manifesté -son vrai caractère philosophique par une -grande action permanente de l'humanité sur le -monde extérieur, comme je l'ai indiqué, en principe, -<span class="pagenum" id="Page_86">86</span> -au dernier chapitre du tome quatrième: ce -conflit nécessaire n'a pu se faire sentir qu'en un -temps trop postérieur pour devoir être maintenant -considéré. Abstraction faite de cette opposition -radicale, qui sera ensuite appréciée, je dois déjà -signaler ici le contraste fondamental que l'essor -unanime d'une ardente activité industrielle ne -pouvait manquer d'offrir bientôt avec l'exclusive -préoccupation chrétienne du salut éternel, nécessairement -imposée par la doctrine religieuse, -dont l'inaptitude pratique à diriger la nouvelle -existence des populations civilisées devait ainsi -devenir de plus en plus sensible. L'esprit absolu, -et par suite immobile, inévitablement propre à -une telle doctrine, ne pouvait d'ailleurs lui permettre, -sans se dénaturer, aucune modification -morale convenable à une situation sociale qui -n'avait pu être suffisamment prévue dans l'élaboration -primordiale du catholicisme, dès lors réduit -à n'y intervenir que par des prescriptions -trop vagues et trop imparfaites, souvent même -assez incompatibles avec la réalité pour devenir -directement contraires aux plus évidentes conditions -normales de la vie industrielle. C'est ainsi, -par exemple, que, dès l'origine, les irrationnelles -déclamations du clergé contre l'intérêt des capitaux, -quoique ayant pu d'abord tempérer une -<span class="pagenum" id="Page_87">87</span> -ignoble cupidité, n'ont pas tardé à devenir doublement -nuisibles aux opérations industrielles, -soit en y entravant d'indispensables transactions, -soit en y provoquant indirectement d'exorbitantes -extorsions. Ne fût-ce qu'à ce titre, il est -évident que l'esprit industriel devait promptement -se trouver, dans la pratique, en conflit habituel -avec l'esprit catholique, qui, même aujourd'hui, -n'a pu encore parvenir, malgré tant de -laborieuses spéculations théologiques, à établir -aucune théorie unanime du prêt à intérêt, au -sujet duquel il a donc fallu que l'industrie moderne -se trouvât constituée en journalière contravention -chrétienne, de manière à constater hautement -l'insuffisance pratique d'une morale -religieuse inaccessible aux plus irrécusables inspirations -de la sagesse vulgaire.</p> - -<p>Un tel ordre de considérations explique aisément -pourquoi les classes laborieuses, tout en accueillant -avec respect l'utile intervention du -clergé dans leurs affaires générales, devaient -éprouver cependant une prédilection instinctive -envers les divers élémens du pouvoir temporel, -d'où leur paisible activité continue ne pouvait -craindre ordinairement aucune grave opposition -systématique. Malgré l'inévitable rivalité sociale -qui devait ultérieurement surgir entre l'aristocratie -<span class="pagenum" id="Page_88">88</span> -industrielle et l'aristocratie nobiliaire, -après que celle-ci eut suffisamment perdu la supériorité -militaire qui la caractérisait, il est clair -que, longtemps trop subalternes pour oser tenter -une telle concurrence, même à la faveur des plus -grandes richesses, les travailleurs devaient d'abord, -en général, considérer surtout les nobles, soit -comme offrant, par leur luxe, un indispensable -stimulant à la production journalière, soit aussi -comme constituant, par la supériorité naturelle -de leur éducation morale, les meilleurs types -du perfectionnement individuel. Sous l'un et -l'autre aspect, il n'est pas douteux que les mœurs -féodales, même abstraction faite de l'utilité propre -à leur mission guerrière, ont exercé pendant plusieurs -siècles une heureuse influence sur le développement -fondamental de l'industrie moderne. -La production directe des objets destinés au plus -grand nombre n'a pu constituer que beaucoup plus -tard un aliment suffisant à l'activité commerciale -ou manufacturière; et, quoique, de nos jours, ce -progrès soit enfin heureusement accompli, il n'altère -encore que trop rarement la tendance naturelle -des améliorations industrielles à s'adresser -d'abord aux fortunes supérieures, jusque dans les -cas où leur principale extension dépend davantage -d'une entière vulgarisation ultérieure. Pareillement, -<span class="pagenum" id="Page_89">89</span> -sous le second point de vue, il est clair que -la supériorité sociale et la richesse héréditaire devaient -ordinairement tendre à entretenir, chez les -classes féodales, une généralité de vues et une générosité -de sentimens, difficilement compatibles -avec la préoccupation spéciale d'une laborieuse économie, -et qui devaient naturellement paraître, aux -classes industrielles, de dignes sujets d'imitation. -À ce double titre, les grandes fortunes patrimoniales -constitueront certainement toujours, même -après la plus sage régénération sociale, la source -d'une influence considérable, qui, dignement -systématisée, est susceptible d'ailleurs des plus -heureux résultats pour l'amélioration universelle -de la condition humaine: qu'on juge donc quelle -devait être leur importance en des temps si voisins -du premier essor industriel!</p> - -<p>Mais, quelque avantageuses que pussent être, -en général, les relations normales des classes laborieuses -avec l'élément local de l'ancien organisme -temporel, jusqu'à l'avénement ultérieur -d'une rivalité plus ou moins directe, on conçoit -encore mieux que leurs principales sympathies sociales -devaient presque toujours se tourner avec -prédilection vers l'élément central, même indépendamment -des motifs spéciaux de solidarité -politique qui, dans le cas le plus fréquent, devaient -<span class="pagenum" id="Page_90">90</span> -leur faire préférer la royauté à la noblesse. -Car, chez le pouvoir royal, l'industrie trouvait -alors évidemment réalisées au plus haut degré les -conditions précédentes de son affinité primitive -pour la puissance féodale, et spontanément dépouillées, -de part et d'autre, en vertu d'une élévation -supérieure, de toute source habituelle de -graves collisions; sauf les charges pécuniaires, qui -ne pouvaient d'abord paraître fort onéreuses à -des populations judicieusement disposées, par un -long usage antérieur, à regarder comme éminemment -favorable la faculté de convertir ainsi leurs -divers embarras sociaux. Aussi cette prédilection -spéciale envers la royauté s'est-elle fait sentir là -même où les classes industrielles, comme je l'expliquerai -ci-dessous, ont été exceptionnellement -conduites à se liguer contre elle avec la noblesse, -surtout en Angleterre, où une telle tendance permanente -a beaucoup ralenti la décadence naturelle -du pouvoir royal.</p> - -<p>Telle était donc, en général, au <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle, la -situation fondamentale du nouvel élément temporel, -soit relativement à l'ensemble de l'ancien -organisme européen, soit à l'égard de ses diverses -branches principales. La politique spéciale qui en -résultait spontanément pour les classes laborieuses -se trouva d'abord, dans les pays les plus précoces, -<span class="pagenum" id="Page_91">91</span> -et surtout en Italie, sous la direction naturelle -des influences, ecclésiastique ou nobiliaire, qui -avaient été disposées ou contraintes à s'incorporer -suffisamment aux communautés industrielles, où -l'on distingue alors, d'une manière si éclatante, -la haute intervention primitive, ordinairement si -heureuse, des nouveaux ordres religieux, et ensuite -l'importance plus durable de quelques grandes -familles féodales, habilement résignées à fonder -leur agrandissement sur une pareille assimilation. -Mais, sans cesser totalement de subir l'action permanente -de ces deux élémens étrangers, les intérêts -sociaux de l'industrie durent spontanément -tomber peu à peu sous l'uniforme direction des -légistes, d'autant plus exclusive que les cités -étaient plus indépendantes, par suite d'une incorporation -beaucoup plus complète; si nettement -marquée, par exemple, dans cette curieuse classification -industrielle qui formait la base de la constitution -florentine, où les avocats et les notaires -figuraient à la tête de ce qu'on y nommait les -grands arts. On conçoit aisément, en effet, l'ascendant -familier qu'avait dû spontanément acquérir, -chez de telles populations, une classe -dont les intérêts étaient alors, quoique radicalement -hétérogènes, intimement unis aux leurs, et qui -seule y pouvait posséder l'habitude normale d'une -<span class="pagenum" id="Page_92">92</span> -certaine généralité dans les conceptions sociales. -C'est ainsi que les légistes, déjà naturellement investis, -suivant les explications du chapitre précédent, -de la direction temporelle du mouvement -de décomposition, ont pareillement obtenu d'ordinaire -la principale influence dans la partie correspondante -de la progression organique; de manière -à rester encore, à beaucoup d'égards, sous -l'un et l'autre aspect, les déplorables chefs de -l'ensemble du mouvement politique actuel. Quelque -désastreuse qu'ait dû ensuite devenir leur influence -politique, il ne faut pas oublier que, à -cette époque initiale, elle n'était pas moins indispensable -qu'inévitable, aussi bien pour la progression -organique que nous l'avons déjà reconnu -pour la progression critique: puisque, malgré les -vices permanens qui lui sont propres, cette classe -était alors seule capable, d'ordinaire, de discuter -suffisamment avec les anciens pouvoirs les intérêts -généraux de la politique industrielle; en même -temps, les classes laborieuses pouvaient ainsi développer -plus librement leur activité caractéristique, -dont une vaine agitation politique eût alors -gravement troublé l'essor spontané, principale -base ultérieure de leur ascendant social.</p> - -<p>Ayant désormais suffisamment analysé, quant -à l'évolution fondamentale du nouvel élément -<span class="pagenum" id="Page_93">93</span> -temporel, d'abord son origine essentielle, ensuite -son caractère propre, et enfin sa situation générale -envers le milieu politique correspondant, il -ne nous reste plus ici, pour compléter cette appréciation -historique du principal moteur des sociétés -modernes, qu'à y caractériser sommairement -son développement universel pendant la -mémorable période des cinq siècles qui ont suivi -son essor initial, selon la marche indiquée au début -de ce chapitre.</p> - -<p>En étudiant, dans la leçon précédente, le cours -simultané du mouvement révolutionnaire, nous -avons été spontanément conduits, sans aucune -résolution antérieure, et par la seule tendance -directe de l'ensemble des événemens, à partager -successivement cette grande époque préparatoire -en trois phases consécutives, suivant l'état plus ou -moins avancé de la décomposition politique: la fin -du <span class="cs7">XV</span><sup>e</sup> siècle servant à séparer les temps où la dissolution, -spirituelle et temporelle, était surtout -spontanée, de ceux où elle est devenue graduellement -systématique; et, pour ce dernier âge, le milieu -environ du <span class="cs7">XVII</span><sup>e</sup> siècle divisant le règne direct -de la philosophie négative en critique protestante, -purement préliminaire, et critique déiste, seule -décisive: d'où résultent finalement trois périodes -peu inégales, comprenant à peu près, la première -<span class="pagenum" id="Page_94">94</span> -six générations, la seconde cinq, et la dernière -quatre, du moins en arrêtant celle-ci, -comme nous avons dû le faire, au début de la -révolution française. Or, la rationnalité fondamentale -d'une telle distribution générale de notre -passé immédiat va maintenant recevoir la plus -heureuse et la moins équivoque confirmation, -en ce que le même ordre doit naturellement présider -ici à l'examen philosophique du mouvement -élémentaire de recomposition temporelle, dont les -progrès principaux correspondent, en effet, avec -une remarquable convergence, à ces divers degrés -nécessaires du mouvement de décomposition. -Comme cette concordance essentielle doit évidemment -résulter, à priori, de la connexité naturelle -des deux séries, sa vérification propre devra réciproquement -rendre hautement incontestable à tous -les bons esprits l'obligation de procéder désormais -à toute saine appréciation des temps modernes -d'après la nouvelle division que j'ai été conduit -ainsi à établir, et qui seule, j'ose l'assurer, peut -soutenir convenablement l'épreuve décisive d'une -suffisante conformité entre la progression critique -et la progression organique, dont le concours permanent -constitue, à mes yeux, pour un tel âge, -le vrai criterium de la rationnalité historique.</p> - -<p>La première phase, que, dans la série négative, -<span class="pagenum" id="Page_95">95</span> -nous avons jugée, à tant d'égards, la plus -capitale, conserve certainement la même supériorité -fondamentale dans notre série positive, -malgré les préventions ordinaires en l'un et l'autre -cas. C'est, en effet, pendant les deux siècles environ -relatifs à la principale décomposition spontanée -du régime catholique et féodal d'après les -luttes intestines de ses élémens essentiels, que -l'industrie a réellement commencé à établir son -irrévocable ascendant élémentaire, de manière à -manifester déjà le vrai caractère pratique de la civilisation -moderne. On conçoit même aisément -que cette dissolution croissante de l'ordre ancien, -et sa tendance continue vers la dictature temporelle -qui en devait provisoirement résulter, suivant -la théorie du chapitre précédent, devaient être -éminemment favorables à l'évolution industrielle, -que les divers pouvoirs s'efforçaient à l'envi de seconder, -soit d'après une sympathie directe, essentiellement -commune à tous, par suite de l'esprit -catholique et féodal, si longtemps protecteur -de l'industrie naissante, soit en vertu des motifs -politiques qui devaient plus spécialement disposer -l'élément temporel, tendant alors vers un ascendant -très contesté, à se ménager l'appui de forces -nouvelles, dont la haute importance sociale était -déjà pleinement irrécusable. En sens inverse, il -<span class="pagenum" id="Page_96">96</span> -n'est pas douteux que l'extension et la consolidation -de la vie industrielle ont alors directement -commencé à seconder activement l'intime dissolution -naturelle de l'ancienne constitution sociale, -en tendant de plus en plus, surtout au sein des -villes, et par suite aussi, quoiqu'à un moindre -degré, jusque parmi les campagnes, à ruiner radicalement -l'antique subordination journalière qui -lui rattachait auparavant la majorité des classes -inférieures. Les grandes cités, principal foyer, en -tout temps, et surtout chez les modernes, de la -civilisation humaine, comme le rappelle si heureusement -une étymologie expressive, remontent -essentiellement jusqu'à cette phase capitale, avant -laquelle l'importance de Londres, d'Amsterdam, -etc., et même de Paris, était encore si faible. Quoique -les causes purement politiques aient dû beaucoup -influer sur un tel phénomène, il est, au -fond, principalement résulté, dès lors comme -aujourd'hui, de l'essor industriel, qui a surtout -imprimé à ces divers centres européens ce caractère -fondamental de bienveillante solidarité mutuelle -envers les populations moins condensées, si -différent du superbe esprit de domination universelle, -propre, dans l'antiquité, aux rares chefs-lieux -de l'activité militaire.</p> - -<p>Parmi les nombreuses institutions qui, à cette -<span class="pagenum" id="Page_97">97</span> -époque, témoignent évidemment de la prépondérance -naissante de la vie industrielle sur la vie -militaire, je dois me borner ici à signaler spécialement -celle qui, soit comme symptôme, soit -comme cause, fut assurément la plus décisive de -toutes, l'établissement universel des armées soldées, -d'abord temporaires au début de cette -phase, et partout permanentes vers sa fin. J'en ai -déjà suffisamment indiqué, au chapitre précédent, -la haute portée pour accélérer notablement la dissolution -spontanée de l'ancien ordre temporel: -nous ne devons l'envisager maintenant que relativement -à son influence vraiment fondamentale -sur le mouvement industriel. En voyant naître, -en Italie, cette grande innovation, au commencement -du <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle, d'abord à Venise, ensuite -à Florence, chacun peut aisément constater son -origine essentiellement industrielle, pareillement -sensible aussi dans son extension ultérieure à tout -le reste de notre occident, et qui partout devenait -une manifestation non équivoque de l'antipathie -croissante des nouvelles populations pour les -mœurs militaires, ainsi concentrées désormais -chez une minorité spéciale, dont la proportion -n'a pas, en général, cessé de décroître, malgré -l'agrandissement numérique des armées modernes. -Quant à la réaction organique d'une telle institution -<span class="pagenum" id="Page_98">98</span> -suffisamment développée, il est clair que sans -elle l'essor universel de la vie industrielle n'aurait -pu devenir convenablement décisif, par le mélange -d'habitudes guerrières qui eût continué à -en altérer la pure efficacité morale au sein des -populations européennes. Ce préambule était -surtout indispensable pour que les classes inférieures -pussent enfin être irrévocablement soustraites -à la subordination féodale, et désormais -pleinement rattachées, comme aujourd'hui, aux -chefs naturels de leurs travaux journaliers; tandis -que, d'une autre part, l'essor industriel tendait -aussi à ruiner essentiellement la grande influence -populaire que procurait au clergé son vaste système -de charités publiques, dès lors de plus en -plus secondaire vis-à-vis des voies nouvelles, non -moins supérieures en importance qu'en moralité, -que l'industrie commençait à ouvrir spontanément -à l'amélioration universelle des conditions -temporelles. La double influence ainsi exercée -pour l'organisation élémentaire du travail européen -était, à cette époque, d'autant plus assurée -que la rareté naturelle des ouvriers, et spécialement -de ceux doués de quelque habileté, y -rendait leur situation relative bien plus favorable -que de nos jours. En un mot, sous quelque aspect -industriel qu'on étudie cette phase mémorable, -<span class="pagenum" id="Page_99">99</span> -on y trouvera clairement le premier germe social -des divers progrès qui ont ensuite caractérisé, -avec tant d'éclat, les deux phases postérieures. -On y voit même, dès le début, l'ébauche primitive, -distincte quoique imparfaite, du vrai système -de crédit public, si justement regardé aujourd'hui -comme l'un des principes fondamentaux -de la constitution industrielle, mais auquel on -suppose communément une source beaucoup trop -récente; car il remonte certainement aux efforts -de Florence et de Venise vers le milieu du <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> -siècle, bientôt suivis de la vaste organisation de -la banque de Gênes, long-temps avant que la -Hollande, et ensuite l'Angleterre, pussent acquérir -une grande importance financière.</p> - -<p>Si, après cette sommaire appréciation de ce que -l'essor social de l'industrie offre alors d'essentiellement -uniforme en tout notre occident, on considère -les principales différences qui, sous ce rapport, -devaient distinguer les divers élémens -généraux de la république européenne, on trouve -encore qu'elles s'accordent spontanément avec -celles que le chapitre précédent a pleinement caractérisées -quant au mouvement simultané de décomposition -temporelle, suivant qu'il a tendu vers -l'irrévocable prépondérance du pouvoir central -ou du pouvoir local. On voit, en effet, dans cet -<span class="pagenum" id="Page_100">100</span> -immense conflit décisif entre la royauté et la noblesse, -l'industrie, partout sollicitée des deux -côtés, se prononcer, le plus souvent, d'après l'admirable -sentiment de la situation qui avait jusque -alors caractérisé sa politique instinctive, pour -celle des deux puissances qui avait été primitivement -la plus faible, mais qui devait ensuite obtenir -l'ascendant final, si utilement secondé par un -tel secours. Sans aucun calcul systématique, cette -sagesse spontanée résultait évidemment de la prédilection -spéciale que les classes laborieuses devaient -graduellement concevoir pour celui des -deux pouvoirs antagonistes qui, à raison de son infériorité -primordiale, devait être le mieux disposé -à s'assurer leur assistance par des services convenables. -C'est ainsi surtout que, diversement déterminée -par un esprit identique, la force industrielle, -en France, contracta avec la royauté la -plus intime alliance politique; tandis que, au -contraire, en Angleterre, elle se ligua contre le -trône avec l'aristocratie féodale, malgré la sympathie -naturelle, ci-dessus expliquée, qui, là comme -en tout autre milieu, l'attirait en sens inverse. -Une telle diversité ne devait recevoir son développement -actif que sous les deux autres phases, où -elle a tant concouru à constituer les différences -fondamentales entre l'industrie française et l'industrie -<span class="pagenum" id="Page_101">101</span> -anglaise, la première tendant surtout à -une centralisation systématique, la seconde à des -ligues spontanées mais partielles, suivant la propre -nature des élémens féodaux qu'elles choisirent -pour contracter cette longue confraternité politique. -Quoique devant ainsi me borner maintenant -à signaler la véritable origine historique de -ces importans attributs, je dois d'ailleurs noter -ici que, dans notre série positive actuelle, comme -dans la série négative du chapitre précédent, le -cas français a été essentiellement normal, et commun -à la majeure partie de la république européenne; -pendant que le cas anglais a été, au -contraire, éminemment exceptionnel, mais réalisé -cependant, à un moindre degré, chez quelques -autres populations occidentales, ainsi que je -l'ai indiqué envers le mouvement critique. Il est -clair, en effet, que le premier mode d'évolution -temporelle est nécessairement de beaucoup le plus -favorable à l'ascendant social de l'industrie moderne, -dont le principal antagoniste universel -était naturellement la noblesse, au triomphe politique -de laquelle le second mode l'obligeait irrationnellement -à concourir elle-même. L'influence -spontanée de l'une et l'autre marche sur l'éducation -mentale de la puissance industrielle conduit -aussi à de pareilles conclusions, en montrant que -<span class="pagenum" id="Page_102">102</span> -la voie exceptionnelle, ou anglaise, devait tendre -à fortifier, par une telle alliance, les habitudes -de spécialité dispersive dont la prépondérance -constituait nécessairement, sous l'aspect intellectuel, -le vice universel de l'évolution industrielle; -pendant que la voie normale, ou française, tendait, -au contraire, à corriger spontanément, à un -certain degré, cet inconvénient fondamental, -d'après les habitudes émanées d'une direction politique -plus élevée et plus systématique, susceptibles -de mieux préparer les classes nouvelles à -l'ultérieure conception rationnelle d'une véritable -organisation générale, encore si confusément soupçonnée -jusqu'ici. Vers la fin même de la phase que -nous considérons, cette grave différence me semble -déjà réellement caractérisée sous plusieurs rapports -intéressans, et surtout par une grande institution -centrale, qui a si heureusement influé dès -lors sur l'ensemble de l'essor industriel: on conçoit -qu'il s'agit de la création des postes, alors émanée -de la royauté française, et par laquelle l'illustre -Louis XI a commencé à marquer l'utile intervention -d'une influence générale dans le système de -l'industrie européenne; tandis que l'esprit anglais -a souvent poussé la défiance nationale envers -toute direction centrale jusqu'à repousser directement, -comme on sait, l'organisation d'une police -<span class="pagenum" id="Page_103">103</span> -assez étendue pour garantir la sécurité des -grandes villes britanniques, où cette importante -amélioration a été si spécialement tardive.</p> - -<p>En considérant enfin cette phase capitale sous -un point de vue plus particulier, on y trouve aussi -l'esprit fondamental de la civilisation moderne profondément -empreint, jusque dans la nature technologique -des grandes inventions qui ont alors -influé sur les destinées ultérieures de l'humanité. -J'ai indiqué, en principe, à la fin de la cinquante-quatrième -leçon, que les procédés modernes se distinguaient -essentiellement de ceux que les anciens -employaient à des usages équivalens, par la tendance -croissante à y substituer les divers agens -extérieurs à l'action physique de la force humaine; -et j'ai rattaché cette différence capitale à l'émancipation -personnelle qui, chez les modernes, a -rendu l'agent humain beaucoup plus précieux, -tandis que l'esclavage antique, permettant de -prodiguer l'activité musculaire de l'homme, repoussait -toute large application ordinaire des forces -naturelles. Les derniers siècles du moyen-âge s'étaient -déjà illustrés, à cet égard, par diverses créations -importantes, dont l'usage journalier devrait -nous faire mieux sentir la barbarie du préjugé -philosophique qui attribue une ténébreuse tendance -aux temps mémorables où l'humanité en fut -<span class="pagenum" id="Page_104">104</span> -gratifiée. Toutefois, c'est surtout dans la troisième -phase moderne que ce grand caractère de notre industrie -a dû se développer convenablement, comme -je l'expliquerai en son lieu. Mais il est néanmoins -nécessaire de le remarquer déjà envers notre première -phase, où les conditions fondamentales de -la société moderne me paraissent avoir déterminé -surtout trois inventions capitales, dont une irrationnelle -appréciation attribue jusqu'ici l'origine -à des causes purement accidentelles, tandis que, -au contraire, aucun avénement industriel ne me -semble avoir été mieux préparé par le système des -influences contemporaines: il s'agit d'abord de la -boussole, ensuite des armes à feu, et enfin de l'imprimerie.</p> - -<p>Quoique l'invention primitive de la boussole -ait certainement précédé, d'environ deux siècles, -les temps que nous examinons, c'est cependant -au <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle qu'il en faut rapporter le perfectionnement -suffisant, et surtout l'usage actif. Ce lent -progrès est lui-même très propre à indiquer que -la vraie source rationnelle s'en trouvait, au fond, -dans l'ensemble de la nouvelle situation sociale, -qui poussait déjà, avec une énergie continue, à -l'extension et à l'amélioration de la navigation -européenne, en imposant toujours d'ailleurs une -économie, de plus en plus indispensable, des forces -<span class="pagenum" id="Page_105">105</span> -physiques de l'homme. Serait-il donc étrange que -de telles nécessités eussent graduellement inspiré -le perfectionnement successif, et même la recherche -initiale, d'une pareille découverte, en un -temps où la philosophie naturelle commençait -déjà à être activement cultivée? Quand on a vu, -de nos jours, tant d'esprits superficiels attribuer -aussi au seul hasard la belle observation originale -de M. Œrsted sur l'influence mutuelle de la pile -voltaïque et de l'aiguille aimantée, comme je l'ai -signalé dans le second volume de ce Traité, on doit -assurément se défier de l'irrationnelle présomption -qui a vulgairement supposé à la boussole une -origine purement accidentelle, spécialement démentie -d'ailleurs par de précieuses indications -historiques, directement relatives aux plus anciennes -ébauches de théorie, grossière mais progressive, -dont les phénomènes magnétiques ont -été l'objet au moyen-âge.</p> - -<p>Une pareille rectification des préjugés ordinaires -est encore plus sensible et plus importante envers -l'invention, ou plutôt peut-être l'introduction -usuelle<a name="FNanchor_8" id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>, des armes à feu, où tout esprit vraiment -<span class="pagenum" id="Page_106">106</span> -philosophique aurait dû, ce me semble, saisir -déjà l'influence fondamentale de la nouvelle -situation sociale, poussant, d'une manière directe -et puissante, à perfectionner assez les procédés -militaires pour que de paisibles populations industrielles -pussent enfin lutter réellement contre les -tentatives oppressives de la caste guerrière, sans -altérer habituellement leurs travaux par un long -et pénible apprentissage, qui devait même être le -plus souvent insuffisant contre les récens progrès -de l'armure féodale. La découverte chimique de -la poudre à canon est, par sa nature, d'une telle -facilité, qu'on devrait bien plutôt s'étonner si elle -avait plus longtemps résisté aux nombreux efforts -qu'une telle stimulation permanente devait partout -<span class="pagenum" id="Page_107">107</span> -susciter à cet égard, en un temps où l'ardeur -scientifique était d'ailleurs déjà vivement éveillée, -surtout quant aux mélanges explosifs. Il faut noter, -en outre, qu'un tel changement se rattachait -alors, par sa nature, à l'institution naissante des -armées soldées, où les rois et les villes avaient -tant d'intérêt à mettre un petit nombre de guerriers -d'élite en état de triompher d'une puissante -coalition féodale. Sans m'arrêter aucunement ici -aux irrationnelles exagérations relatives à cette invention, -dont l'importance sociale est toutefois -incontestable, j'y dois signaler deux nouvelles -considérations capitales, tendant à rectifier, à ce -sujet, la commune opinion des philosophes. La -première, déjà indiquée, en principe, au cinquante-troisième -chapitre, consiste à remarquer qu'un tel -progrès n'indique nullement, chez les modernes, -une recrudescence imprévue de l'esprit militaire, -dont les guerriers d'alors déploraient, au contraire, -avec une si juste naïveté, qu'il eût notablement -accéléré le décroissement universel. Toute convenable -appréciation comparative établira clairement, -en général, que, nonobstant cette grande -innovation, l'industrie militaire des anciens était, -eu égard aux temps et aux moyens, très supérieure -à la nôtre, par suite de l'importance beaucoup -plus fondamentale que la guerre devait avoir -<span class="pagenum" id="Page_108">108</span> -habituellement chez eux. Aujourd'hui surtout, il -est clair que les procédés militaires sont infiniment -au-dessous de la puissante extension que nos connaissances -et nos ressources permettraient d'imprimer -rapidement à l'ensemble des appareils -destructifs, si les nations modernes pouvaient jamais -subir, sous ce rapport, par une situation exceptionnelle, -une stimulation, même passagère, -équivalente à celle qui sollicitait communément -les peuples anciens. L'autre rectification se rapporte -à la confusion historique où l'on tombe fréquemment -en attribuant à l'introduction des -armes à feu plusieurs conséquences sociales réellement -dues à l'institution simultanée des soldats -permanens: c'est ainsi que d'éminens philosophes, -et surtout Adam Smith, ont expliqué la tendance -des guerres modernes à se placer de plus en plus -sous la dépendance de l'essor industriel, par suite -de l'énorme accroissement des frais militaires. Or, -cette incontestable extension de dépenses publiques -me semble dérivée, au contraire, de la substitution -croissante des troupes soldées à des armées -volontaires et gratuites; transformation qui -eût certainement produit un tel résultat, quand -même la nature des armes n'aurait pas été changée: -comme l'indique aisément une judicieuse -comparaison entre les frais respectifs des deux -<span class="pagenum" id="Page_109">109</span> -systèmes, d'où peut-être on devrait plutôt conclure -que les nouveaux procédés procurèrent -d'abord une véritable économie totale. Enfin, je -dois surtout signaler ici, sur cet important sujet, -une conséquence très heureuse, et néanmoins -inaperçue jusqu'à présent, de cette grande révolution -militaire, qui, en imprimant à l'art de la -guerre un caractère de plus en plus scientifique, a -directement tendu à intéresser tous les pouvoirs à -l'actif développement continu de la philosophie -naturelle, et même à sa propagation sociale, par -de nombreux établissemens spéciaux, dont l'utile -création eût été, sans doute, bien plus tardive sans -une telle solidarité, que j'ai d'ailleurs déjà signalée, -en terminant le tome quatrième, comme tendant -aussi à rapprocher l'esprit militaire des convenances -fondamentales de la civilisation moderne, -par la positivité rationnelle qu'il a ainsi tendu à -acquérir de plus en plus.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_8" id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label"><b>Note 8</b>:</span></a> -Un philosophe militaire, que j'ai déjà cité dans une note de la -cinquante-troisième leçon, a pensé, de nos jours, que la poudre avait -toujours été connue depuis l'antique domination des théocraties orientales, -et que son emploi, jamais totalement abandonné, avait seulement -été étendu, sous de nouvelles formes, à des usages militaires plus -considérables, par les hardis explorateurs de la fin du moyen-âge. Cette -hypothèse ne serait certes nullement contraire à mon appréciation historique, -en prouvant que cette pratique avait pris une grande importance -aux temps précis où les besoins sociaux en avaient dû solliciter -l'extension. Quant à sa vraisemblance intrinsèque, l'auteur la fondait sur -la notoire nitrification spontanée de la surface du sol en beaucoup de -lieux de l'Égypte, de l'Inde, et même de la Chine, où sans exiger, en -effet, de grandes connaissances chimiques, la sagesse sacerdotale l'aurait -aisément appliquée à consolider la domination théocratique; comme il -tentait de le prouver par les ingénieuses ressources qu'il tirait naturellement -de sa vaste érudition spéciale, appuyée surtout de nombreux -passages bibliques, d'où il croyait pouvoir conclure l'usage prolongé -des mélanges explosifs enseignés à Moïse par les prêtres égyptiens.</p> - -<p class="sep1">Une semblable appréciation historique est plus -indispensable encore et non moins évidente envers -la troisième grande invention technologique -ci-dessus indiquée, communément restée jusqu'ici -le sujet, pour ainsi dire obligé, d'une admiration -ridiculement déclamatoire, incompatible avec -tout véritable examen philosophique, par suite -d'une irrationnelle exagération qui, sans tenir -<span class="pagenum" id="Page_110">110</span> -aucun compte essentiel de la civilisation antérieure, -dispose à rattacher surtout à l'art typographique -l'ensemble d'un mouvement progressif où il n'a -pu utilement intervenir qu'à titre de puissant -moyen matériel de propagation universelle, et -par suite aussi de consolidation indirecte. Autant, -et même davantage que les deux précédentes, -cette innovation capitale, dont l'importance -n'exige assurément aucune explication nouvelle, -fut un résultat nécessaire de la situation naissante -des sociétés modernes, source spontanée, à cet -égard, d'une profonde stimulation permanente, -graduellement développée depuis trois siècles, surtout -en conséquence de l'essor industriel succédant -à l'émancipation personnelle. Dans cette antiquité -trop vantée, où, en vertu de l'esclavage et de la -guerre, les productions de l'esprit humain ne -pouvaient jamais trouver qu'un petit nombre de -lecteurs d'élite, le mode naturel de propagation -des écrits était, sans doute, pleinement suffisant -pour correspondre aux besoins normaux, et même -pour satisfaire quelquefois à des nécessités extraordinaires. -Il en fut tout autrement au moyen-âge, -où l'immense extension d'un puissant clergé -européen, naturellement poussé à la lecture, -quelques reproches qu'aient pu ultérieurement -mériter sa paresse et son ignorance, devait tant -<span class="pagenum" id="Page_111">111</span> -exciter un intime désir continu de rendre les -transcriptions plus économiques et plus rapides. -Quand l'essor de la scolastique, après l'entière -ascension politique du catholicisme, fut venu, -comme je l'ai expliqué, imprimer directement -une énergie nouvelle au mouvement intellectuel, -cette nécessité devait évidemment faire naître, à -cet égard, une inquiète sollicitude permanente, -en un temps où d'avides auditeurs affluaient habituellement -par milliers dans les principales universités -de l'Europe, comme on le voit déjà partout -au douzième siècle, où la multiplication des -exemplaires avait dû acquérir une extension que -les anciens n'avaient jamais pu connaître. Mais -l'entière abolition du servage, et le développement -simultané d'une activité industrielle de plus en -plus répandue, durent ensuite rendre un tel besoin -plus irrésistible encore, et surtout bien plus -universel, à mesure que l'aisance croissante devait -multiplier les lecteurs, pendant que l'industrie -tendait à propager, jusqu'aux derniers rangs sociaux, -le désir et même l'obligation d'une certaine -instruction écrite, à laquelle la parole ne pouvait -plus convenablement suppléer: il serait d'ailleurs -superflu d'insister, à cet égard, sur le puissant -concours spontané de l'essor mental simultané, -esthétique, scientifique et philosophique, qui -<span class="pagenum" id="Page_112">112</span> -caractérisait aussi cette première phase de révolution -moderne, comme je l'expliquerai bientôt. -Ainsi, en aucun cas antérieur, des exigences sociales -nettement prononcées n'avaient pu, sans -doute, susciter et maintenir une tendance spéciale -vers un nouvel art, autant que dut le faire -alors la situation fondamentale de l'élite de l'humanité -relativement à la typographie. Or, d'un -autre côté, quelle qu'en soit réellement la difficulté -technologique, très supérieure, ce me semble, à -celle de l'invention ci-dessus appréciée, il n'est -pas douteux que l'industrie moderne avait déjà -hautement manifesté depuis longtemps, par plusieurs -créations importantes, son aptitude caractéristique -à substituer les procédés mécaniques à -l'usage direct des agens humains, conformément -au principe rappelé plus haut. Quelques siècles -auparavant, le plus indispensable préambule de -l'art typographique avait été suffisamment réalisé -par l'heureuse innovation du papier, premier résultat -évident de la tendance croissante à faciliter -les transcriptions. D'après un tel ensemble de -considérations, une appréciation vraiment philosophique, -loin de justifier l'<ins id="cor_3" title="irrationelle">irrationnelle</ins> surprise -qu'inspire ordinairement une découverte si poursuivie -et tant préparée, conduirait bien plutôt à -rechercher soigneusement pourquoi elle fut aussi -<span class="pagenum" id="Page_113">113</span> -tardive, ce qui exigerait une discussion trop spéciale -pour être ici convenablement placée; quoique -déjà notre théorie antérieure indique spontanément -les actives controverses contemporaines -sur la nationalisation des divers clergés européens, -afin de consolider la suprématie naissante du pouvoir -temporel, comme ayant dû alors exciter, chez -toutes les classes, et surtout en Allemagne, un -sentiment encore plus vif du besoin de perfectionner -la propagation des livres. En terminant -cet examen sommaire, je crois d'ailleurs devoir signaler, -au sujet de l'imprimerie, une importante -considération historique, inaperçue jusqu'ici, en -indiquant l'utile solidarité permanente que l'essor -intellectuel a dès lors directement contractée avec -la marche d'un nouvel art, destiné à acquérir -bientôt une grande portée industrielle, et dont les -intérêts, de plus en plus respectés par des pouvoirs -protecteurs du travail, ont si heureusement -forcé, en tant d'occasions, la plus ombrageuse -politique à tolérer la libre circulation des écrits, -et par suite même à favoriser leur production, afin -de ne point tarir une source de richesse publique, -désormais de plus en plus précieuse. Ce motif universel, -qui eut d'abord tant de poids en Hollande, -sous les deux autres phases générales de l'évolution -moderne, dut exercer aussi, quoique à un -<span class="pagenum" id="Page_114">114</span> -moindre degré, une notable influence ultérieure -dans tout le reste de la république européenne, -où il contribue souvent encore à contenir les velléités -rétrogrades inspirées aux gouvernemens -par les abus de la presse, indistinctement accessible, -de sa nature, aux plus viles et aux plus nobles -inspirations mentales, en vertu des conditions -d'existence propres à notre anarchie spirituelle.</p> - -<p>Telle est donc, en général, la saine explication -historique des trois inventions fondamentales qui -devaient le mieux caractériser la première époque -essentielle du développement industriel. Malgré -leur juste célébrité, on voit ainsi qu'elles durent -surtout résulter spontanément de la nouvelle situation -sociale; parce qu'aucune d'elles, même -la dernière, n'offrait alors une assez grande difficulté -technologique pour échapper longtemps à -une persévérante succession d'efforts intelligens, -convenablement stimulés par d'impérieuses exigences -journalières. Si, comme on l'a tant répété, -l'ébauche directe de ces trois arts fut réellement -beaucoup plus ancienne chez certaines populations -de l'orient asiatique, sans y avoir cependant -déterminé aucun des immenses résultats sociaux -qu'une irrationnelle appréciation attribue vulgairement -à leur unique influence, une telle coïncidence -ne pourrait assurément que confirmer, à -<span class="pagenum" id="Page_115">115</span> -tous égards, l'ensemble de notre explication. -Envers des découvertes aussi capitales, et encore -aussi mal jugées, j'ai cru devoir m'écarter une -seule fois de l'indispensable généralité qui doit -habituellement caractériser notre élaboration historique: -heureux si cette opération exceptionnelle -peut offrir un exemple décisif de la vive lumière -philosophique que répandrait, sur l'histoire rationnelle -des arts, l'usage convenable de la saine -théorie fondamentale propre à l'évolution totale -de l'humanité, conformément aux principes logiques -du tome quatrième quant à l'intime solidarité -nécessaire entre les divers aspects quelconques -du mouvement humain. Mais il est clair -que, dans tout le reste de notre analyse dynamique, -les autres grandes créations de l'industrie -moderne ne doivent nullement donner lieu à un -semblable examen spécial, quels que puissent -être leur mérite et leur importance, dont l'appréciation -sociale devra être réservée pour le Traité -ultérieur que j'ai fréquemment indiqué.</p> - -<p>Afin de compléter convenablement l'examen -général de cette première phase essentielle de l'évolution -industrielle, il semblerait d'abord nécessaire -d'envisager ici les deux immenses découvertes -géographiques qui en ont tant illustré la fin, s'il -n'était pas évident que toute leur influence réelle -<span class="pagenum" id="Page_116">116</span> -appartient exclusivement à la phase suivante, par -là directement rattachée, sous l'aspect qui nous -occupe, à celle que nous venons d'étudier. Je -dois donc, à cet égard, me borner maintenant à -indiquer l'incontestable enchaînement qui devait -faire des deux immortelles expéditions de Colomb -et de Gama un résultat spontané de l'ensemble du -mouvement propre à cette époque fondamentale. -Or, cette filiation nécessaire repose évidemment -sur la tendance naturelle de l'industrie moderne -à explorer, en temps opportun, la surface totale -du globe, d'après les saines notions universellement -répandues, depuis l'école d'Alexandrie, -sur sa figure générale, aussitôt que l'usage actif -de la boussole aurait permis d'audacieuses tentatives -maritimes, et que l'essor unanime du commerce -européen aurait suffisamment poussé à lui -chercher de nouveaux champs; tandis que, d'une -autre part, la concentration naissante du pouvoir -temporel aurait rendu possible l'accumulation des -diverses ressources indispensables au succès final de -ces aventureuses excursions, qui durent être alors -essentiellement interdites, par exemple, aux principales -puissances italiennes, malgré leur haute -supériorité navale, par une inévitable conséquence -de leurs luttes destructives, suivant la juste remarque -de plusieurs historiens italiens. Si, comme -<span class="pagenum" id="Page_117">117</span> -il est vraisemblable, quelques siècles auparavant, -de hardis pirates scandinaves avaient réellement -visité le nord de l'Amérique, ces courses stériles -ne font que mieux ressortir combien il est certain -que rien d'essentiel ne put être fortuit -dans l'issue favorable de la mémorable opération -de Colomb; en vérifiant plus nettement que sa -valeur sociale devait surtout tenir à son intime -solidarité avec l'ensemble de la civilisation contemporaine, -qui, pendant le cours presque entier -du <span class="cs7">XV</span><sup>e</sup> siècle, avait déjà spécialement préparé ce -grand résultat définitif, par des essais toujours -croissans d'heureuse navigation atlantique, graduellement -suivis d'utiles établissemens européens.</p> - -<p>Telles sont donc, enfin, les principales considérations -que je devais sommairement indiquer ici -sur l'appréciation philosophique propre à cette -phase fondamentale du mouvement élémentaire -de recomposition temporelle. Intégralement considérée, -sa marche nous a évidemment présenté, -non-seulement une connexité nécessaire, que j'ai -suffisamment expliquée, avec celle du mouvement -simultané de décomposition du régime ancien, -mais aussi envers elle une notable conformité de -caractère, en vertu de leur mémorable spontanéité -commune, encore très peu altérée par aucune -<span class="pagenum" id="Page_118">118</span> -influence systématique. La suite de notre analyse -dynamique va confirmer ce rapprochement continu, -si propre à faire hautement ressortir la rationnalité -effective de notre théorie historique, en -montrant toujours que la systématisation graduelle -de la progression positive coïncidera pareillement -désormais avec celle de la progression -négative, étudiée dans la leçon précédente.</p> - -<p>Dès la seconde phase générale de l'évolution -moderne, c'est-à-dire pendant le développement -du protestantisme, depuis le commencement du -<span class="cs7">XVI</span><sup>e</sup> siècle jusque vers le milieu du <span class="cs7">XVII</span><sup>e</sup>, on remarque, -en effet, sous des formes diverses mais équivalentes, -chez les différens peuples de l'occident -européen, une nouvelle tendance croissante à la régularisation -du mouvement industriel, à mesure que -le mouvement révolutionnaire se subordonnait aussi -davantage à une philosophie directement critique. -Auparavant, les gouvernemens avaient dû surtout -envisager l'essor naissant des classes laborieuses, à -partir de l'entière émancipation personnelle, -comme introduisant désormais une puissante intervention -auxiliaire au milieu des grandes luttes -intestines qui devaient alors constituer la principale -préoccupation ordinaire des pouvoirs ultérieurement -destinés à la prépondérance: en sorte -que toutes leurs vues systématiques se réduisaient -<span class="pagenum" id="Page_119">119</span> -essentiellement, sous ce rapport, à se ménager -habituellement, par des concessions convenables, -une aussi précieuse assistance, sans qu'il fût encore -possible de donner suite à aucune importante -combinaison de politique industrielle, tant que -la concentration temporelle ne pouvait être suffisamment -réalisée. Mais, au contraire, sous la -phase que nous commençons maintenant à examiner, -cette centralisation nécessaire était déjà -assez avancée partout pour rendre de plus en plus -superflue l'ancienne coopération spéciale des -nouvelles forces sociales aux principaux conflits -politiques: en même temps, les gouvernemens -modernes, par là naturellement élevés à un point -de vue plus général, devaient graduellement tenter -de subordonner à quelques conceptions d'ensemble -le mouvement industriel, qui jusque alors -avait dû être éminemment spontané, et dont les -services antérieurs avaient irrévocablement établi -la haute importance politique. Pour compléter ce -principe d'appréciation, adapté à la nature de -toute cette seconde phase, il faut enfin ajouter -que, dans cette tendance naissante à l'encouragement -systématique de l'industrie, la dictature -temporelle, monarchique ou aristocratique, ne -pouvait encore être dirigée, même à son insu, par -les impulsions philosophiques sur la prépondérance -<span class="pagenum" id="Page_120">120</span> -pratique de l'industrie, qui ont exercé tant -d'empire pendant la troisième et dernière phase -de l'évolution préparatoire des sociétés modernes, -comme je l'expliquerai en son lieu: au <span class="cs7">XVI</span><sup>e</sup> siècle, -et même au <span class="cs7">XVII</span><sup>e</sup>, la guerre n'avait point cessé -d'être regardée comme le principal but des gouvernemens; -seulement ils avaient définitivement -reconnu la nécessité de favoriser, autant que possible, -le développement industriel, à titre de base -désormais indispensable de la puissance militaire; -ce qui était assurément le seul progrès alors réalisable -dans les pensées fondamentales des hommes -d'état. On voit donc ainsi de plus en plus que -notre intime correspondance continue entre la -marche générale du mouvement organique et celle -du mouvement critique ne tient point à une vaine -prédilection scientifique pour une stérile symétrie -abstraite, mais qu'elle ressort véritablement d'une -saine appréciation de l'ensemble des faits historiques, -qui nous montrent ici les deux progressions -comme devenues simultanément systématiques, -et même à un premier degré commun.</p> - -<p>Cette systématisation naissante nous a présenté, -dans la série négative, une distinction vraiment -fondamentale, suivant la nature, monarchique ou -aristocratique, de la dictature temporelle qui en -devait être partout, à la fin de cette seconde -<span class="pagenum" id="Page_121">121</span> -phase, la conséquence nécessaire. Il est clair que -la même division se reproduit ici, de la manière -la plus directe, d'après la différence générale, ci-dessus -expliquée, entre les deux modes essentiels -de coalition politique du nouvel élément social -avec les divers pouvoirs anciens, pendant la phase -précédente, qui fut, à tous égards, le vrai principe -de celle-ci. On conçoit, en effet, comme je -l'ai déjà indiqué par anticipation, que la tendance -à la systématisation politique de l'industrie a dû -présenter un caractère pratique fort distinct, suivant -que cette action régulatrice a été dirigée par -la force centrale ou la force locale du régime féodal. -Dans l'un et l'autre cas, une telle régularisation -a, sans doute, également exigé d'abord l'indispensable -sacrifice de l'ancienne indépendance -propre aux principales cités industrielles, et qui, -longtemps nécessaire à leur essor spécial, ne constituait -plus alors qu'un dangereux obstacle à la -formation des grandes unités nationales, si importante -à tous les progrès ultérieurs, même purement -industriels: en sorte que l'industrie devait -réellement beaucoup plus gagner, en dernier lieu, -à cette grande concentration politique, qu'elle ne -pouvait perdre par la suppression de ces immunités -locales, déjà dégénérées presque partout, depuis -la cessation naturelle d'une plus noble -<span class="pagenum" id="Page_122">122</span> -destination permanente, en motifs continus d'une -stérile rivalité mutuelle; aussi cette absorption -préliminaire, destinée à incorporer irrévocablement -chaque foyer industriel à un organisme plus -général, s'accomplit-elle presque sans réclamation, -au commencement de cette époque. Toutefois, -la diversité des deux modes essentiels a dû -présenter, sous ce rapport, des différences considérables, -encore très sensibles aujourd'hui; puisque -la constitution primitive des communautés -industrielles devait inévitablement laisser beaucoup -plus de traces là où cette concentration nouvelle -était présidée par une dictature essentiellement -aristocratique; tandis que les anciens -priviléges urbains devaient naturellement s'effacer -bien davantage quand l'incorporation était, -au contraire, dominée par l'action plus systématique -de la royauté. Depuis cette première influence, -la différence nécessaire entre ces deux marches n'a -pas cessé de se faire pareillement sentir jusqu'à la -fin de cette phase, et même encore plus peut-être -sous la suivante, en offrant, de part et d'autre, -des avantages et des inconvéniens propres à chaque -cas, et qui, sans être, à beaucoup près, finalement -équivalens, expliquent néanmoins suffisamment -les diverses prédilections nationales qui s'y -sont attachées, suivant la nature essentielle des -<span class="pagenum" id="Page_123">123</span> -situations correspondantes. Le mode français, ou -monarchique, que, sans aucune puérile inspiration -patriotique, j'ai dû ci-dessus qualifier de normal, -était évidemment le plus propre, par la prédominance -directe de l'action centrale, à préparer -l'industrie à une véritable organisation ultérieure, -assez affranchie des impulsions locales pour devenir -enfin, suivant l'heureux caractère fondamental -du nouvel élément social, pleinement compatible -avec l'essor simultané de toute la république européenne, -en réduisant l'instinct de nationalité à -constituer habituellement la source salutaire d'une -sage émulation. A la fin de notre seconde phase, -la dictature temporelle avait ainsi marqué, en -France, son vrai caractère naturel, par le bel ensemble -d'opérations qui a si justement immortalisé -l'admirable ministère du grand Colbert, tendant, -avec une si noble efficacité, à développer à la fois -les trois élémens essentiels de la civilisation moderne, -d'après un judicieux mélange de direction -et d'encouragement, et en même temps à ébaucher -aussi la régularisation directe de leurs rapports -partiels: ce qui, eu égard au siècle, constituait -certainement un type administratif dont l'équivalent -n'a jusqu'ici été jamais reproduit, en aucun -lieu. Mais il est clair aussi que l'inévitable rétrogradation -des inclinations monarchiques vers -<span class="pagenum" id="Page_124">124</span> -une noblesse essentiellement antipathique à l'industrie, -selon les explications du chapitre précédent, -devait, en sens inverse, hautement manifester, -pendant la génération suivante, comme je -le montrerai bientôt, les imperfections radicales -d'une telle politique, qui, même en ce cas, ne -pouvait alors, sauf l'utile impulsion qui en est -immédiatement résultée, donner lieu qu'à une -insuffisante indication provisoire de ce que la réorganisation -finale des sociétés modernes pourra -seule convenablement réaliser. En renversant l'une -et l'autre appréciation, on trouvera aisément ce -qui convient au mode exceptionnel, ou anglais, -que j'ai dû désigner surtout d'après le cas le plus -favorable à son entière application, quoique d'ailleurs -il se soit d'abord développé en Hollande, -pendant la phase que nous examinons; malgré -l'influence préparatoire du règne d'Élisabeth, c'est, -en effet, sous la direction de Cromwell, que cette -autre marche industrielle a seulement commencé -à manifester, en Angleterre, son caractère propre. -Ses avantages essentiels résultent surtout de l'intime -solidarité ainsi régularisée entre l'élément industriel -et l'élément féodal, par la participation -habituelle, quelquefois active, mais le plus souvent -passive, de la noblesse aux opérations industrielles, -dont l'essor journalier reçoit dès-lors -<span class="pagenum" id="Page_125">125</span> -partiellement un utile encouragement continu chez -la classe prépondérante, type naturel de l'imitation -universelle, et source continue des plus puissans -capitaux. Cette combinaison permanente, -qui, trois siècles auparavant, avait fondé la prospérité -spéciale de Venise, offre, sans doute, d'importantes -propriétés directes, incompatibles avec -le stupide dédain de l'aristocratie française pour -les classes laborieuses. Mais, outre qu'on est aujourd'hui -trop porté à exagérer de tels avantages, -qui n'ont pas empêché la décadence de l'industrie -vénitienne, il faut surtout noter ici que cette seconde -marche, malgré sa spécieuse supériorité -partielle et immédiate, est bien moins favorable -que la première à l'avénement final d'une véritable -organisation industrielle, ainsi doublement -éloignée, soit par la prépondérance qu'y acquiert -nécessairement l'esprit de détail sur l'esprit d'ensemble, -et qui s'y combine avec un instinct plus -puissant de nationalité égoïste, soit aussi par le -prolongement spécial qui en résulte pour la suprématie -sociale de l'élément féodal le plus opposé à -toute franche abolition intégrale du régime ancien.</p> - -<p>Enfin, cette double appréciation comparative -a besoin d'être complétée, en principe, en observant -que, d'après le chapitre précédent, la -<span class="pagenum" id="Page_126">126</span> -distinction européenne de ces deux modes a été, en -général, conforme à la répartition territoriale -entre le catholicisme et le protestantisme, à la -fin de la phase que nous examinons. La Prusse -me semble seule offrir, à cet égard, une importante -exception, qui, dans une histoire concrète, -aurait mérité une analyse spéciale, afin d'expliquer -la conciliation anomale qui s'y est établie -entre la suprématie légale du protestantisme et -l'ascendant réel de la royauté. Il est aisé de concevoir, -en général, que, sous l'aspect qui nous -occupe, chacune de ces deux situations spirituelles -a dû notablement fortifier l'influence nécessaire -de la situation temporelle correspondante. -Le caractère profondément rétrograde que la décadence -du catholicisme lui imprimait alors spontanément, -comme je l'ai expliqué, devait, en -effet, spécialement développer, à cette époque, -la tendance anti-industrielle propre à tout esprit -théologique; d'où résulte certainement l'une -des principales causes de l'infériorité relative qui, -sans aucune rétrogradation réelle, a dû dès-lors -distinguer, dans l'active concurrence industrielle -des divers élémens européens, les populations où -l'ascendant catholique a trop persisté, et même -celles qui avaient été si longtemps le siége principal -de l'industrie moderne, pendant que le -<span class="pagenum" id="Page_127">127</span> -catholicisme était encore progressif. Sans doute -l'esprit protestant, en tant que pareillement théologique, -n'est pas, au fond, plus favorable à l'évolution -systématique de l'industrie humaine, à -laquelle même, s'il pouvait indéfiniment prévaloir, -il deviendrait finalement beaucoup plus contraire, -comme une foule d'exemples ont pu déjà -l'indiquer, par son défaut caractéristique de toute -vraie discipline religieuse, qui, ouvrant une libre -carrière au cours spontané des aberrations individuelles, -détruit radicalement, à cet égard comme -à tout autre, les avantages sociaux inhérens à -l'aptitude fondamentale de la sagesse sacerdotale -pour tempérer, dans la pratique, l'extrême imperfection -d'une telle philosophie, suivant nos explications -antérieures. Toutefois, à raison même -de son action négative, l'influence protestante a -dû provisoirement seconder, chez les populations -correspondantes, l'essor graduel de l'industrie, -tant qu'il devait surtout dépendre du plus libre -développement possible de l'activité personnelle, -ainsi que l'expérience l'a démontré, aux temps -que nous considérons, en plaçant dans la Hollande -le principal foyer de l'industrie européenne, -transporté ensuite en Angleterre sous la troisième -phase. Mais les nations protestantes sont probablement -destinées à compenser ultérieurement, -<span class="pagenum" id="Page_128">128</span> -même à cet égard, cette supériorité passagère, -par les obstacles spéciaux qu'une plus intime -prépondérance du point de vue pratique et des -instincts personnels doit y opposer nécessairement -à l'avénement final d'une vraie réorganisation -européenne.</p> - -<p>L'universelle systématisation politique qui, -pendant notre seconde phase, a commencé à caractériser -l'évolution industrielle, jusque alors essentiellement -spontanée, et les différences fondamentales -que présentent, sous ce rapport, ses -deux modes généraux de réalisation historique, -me paraissent fidèlement caractérisées dans la plus -large extension que put alors recevoir l'essor industriel, -par la fondation naissante du système -colonial, préparée sous la phase précédente, et -qui a tant influé sur la suivante. Sans revenir assurément -aux dissertations déclamatoires du siècle -dernier relativement à l'avantage ou au danger -final de cette vaste opération pour l'ensemble de -l'humanité, ce qui constitue une question aussi -oiseuse qu'insoluble, il serait intéressant d'examiner -s'il en est définitivement résulté une accélération -ou un retard pour l'évolution totale, à la -fois négative et positive, des sociétés modernes. -Or, à cet égard, il semble d'abord que la nouvelle -destination capitale ainsi ouverte à l'esprit -<span class="pagenum" id="Page_129">129</span> -guerrier, sur la terre et sur la mer, et l'importante -recrudescence pareillement imprimée à l'esprit -religieux, comme mieux adapté à la civilisation -de populations arriérées, ont tendu directement à -prolonger la durée générale du régime militaire -et théologique, et, par suite, à éloigner spécialement -la réorganisation finale. Mais, en premier -lieu, l'entière extension que le système des relations -humaines a dès lors tendu à recevoir graduellement, -a dû faire mieux comprendre la vraie -nature philosophique d'une telle régénération, en -la montrant comme finalement destinée à l'ensemble -de l'humanité; ce qui devait mettre en -plus haute évidence l'insuffisance radicale d'une -politique conduite alors, en tant d'occasions, à -détruire systématiquement les races humaines, -dans l'impuissance de les assimiler. En second -lieu, par une influence plus directe et plus prochaine, -l'active stimulation nouvelle que ce grand -événement européen a dû partout imprimer à -l'industrie, a certainement augmenté beaucoup -son importance sociale et même politique: en -sorte que, tout compensé, l'évolution moderne -en a, ce me semble, éprouvé nécessairement une -accélération réelle, dont toutefois on se forme -communément une opinion très exagérée. Quoi -qu'il en soit, cette comparaison est ici destinée -<span class="pagenum" id="Page_130">130</span> -surtout à faire mieux ressortir l'indication philosophique -des effets les plus généraux de cette expansion -fondamentale, à la fois symptôme et -agent, direct ou indirect, de l'essor universel de -l'industrie moderne. Pour en apprécier dignement -l'action nécessaire, il faut ajouter aussi que, -suivant la judicieuse remarque des principaux -philosophes de l'école écossaise, l'influence s'en -est fait pareillement sentir, et peut-être d'une -manière encore plus heureuse, surtout pour l'Allemagne, -dans les parties de la république européenne -qui, par divers motifs, et principalement -à raison de leur situation géographique, -ont dû spécialement rester presque étrangères à -l'ensemble du mouvement colonial.</p> - -<p>Considéré maintenant dans sa principale diversité, -ce mouvement a dû prendre nécessairement -un caractère fort distinct, suivant qu'il a été -dirigé par la politique monarchique et catholique -ou par la dictature aristocratique et protestante, -conformément à la division ci-dessus expliquée. -Dans ce dernier cas, la nature du mode correspondant -y a fait prédominer surtout l'activité individuelle, -simplement secondée par l'égoïsme national, -dont la systématisation croissante y fut -souvent poussée jusqu'aux plus monstrueuses -aberrations pratiques; comme l'indiquent, par -<span class="pagenum" id="Page_131">131</span> -exemple, les destructions méthodiques que l'avidité -hollandaise exerça si longtemps sur les productions -trop universelles de l'archipel équatorial. -Quant au premier cas, dont l'appréciation ordinaire -est beaucoup moins satisfaisante, j'y dois -principalement signaler ici le caractère, bien plus -politique qu'industriel, que présente, à mes yeux, -sa plus vaste réalisation. Or, en considérant l'ensemble -du système colonial de l'Espagne et même -du Portugal<a name="FNanchor_9" id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>, si différent de celui de la -<span class="pagenum" id="Page_132">132</span> -Hollande et de l'Angleterre, on y reconnaît d'abord, -avec une pleine évidence, la profonde concentration -systématique propre à la nature, monarchique -et catholique, du pouvoir dirigeant. Mais, par un -examen mieux approfondi, on trouve, ce me -semble, que ce système fut surtout conçu comme -un indispensable complément de la politique -hautement rétrograde alors organisée par la royauté -espagnole, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent; -car il offrait habituellement à une telle -politique la double propriété essentielle d'accorder -à la noblesse et au sacerdoce une large satisfaction -personnelle, et d'ouvrir une issue capitale -à un essor industriel dont l'inquiète activité intérieure -s'était déjà montrée hostile au régime -correspondant, qui, malgré ses précautions solennelles -contre toute émancipation sociale, n'aurait -pu certainement conserver si longtemps une déplorable -consistance, s'il n'avait présenté, aux diverses -classes actives, une semblable compensation -normale: en sorte que, comme quelques -<span class="pagenum" id="Page_133">133</span> -philosophes l'ont soupçonné, il n'est guère douteux -que, pour cette énergique nation, l'expansion -coloniale n'ait finalement contribué à ralentir -gravement l'évolution fondamentale.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_9" id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label"><b>Note 9</b>:</span></a> -La comparaison générale de ces deux grandes colonisations catholiques -a donné lieu, de la part de l'illustre de Maistre, à une très -belle observation historique sur le contraste mémorable que présente -l'absence prolongée de tout profond conflit colonial entre deux nations -aussi naturellement rivales, avec l'acharnement continu des nations -protestantes au sujet de colonies beaucoup moins précieuses. Mais les -préoccupations systématiques de cet éminent philosophe l'ont conduit à -faire trop exclusivement dépendre cette incontestable différence de -l'heureuse influence du catholicisme pour contenir d'imminentes animosités, -d'après le principe d'équitable répartition coloniale, entre les -deux populations de la péninsule ibérique, judicieusement posé par la -célèbre bulle d'Alexandre VI. Sans méconnaître l'importance réelle -d'une telle explication, que j'ai moi-même citée autrefois, je pense -qu'elle est défectueuse en ce sens qu'on y néglige totalement une cause -générale, beaucoup plus puissante à mon gré, dérivée du système politique -caractérisé dans le texte. C'est surtout, à mes yeux, parce que -la colonisation n'avait point, en ce cas, une destination essentiellement -industrielle, que ces conflits ont pu être évités d'après la commune -prépondérance de la politique rétrograde, dont les intérêts identiques -devaient habituellement absorber les motifs secondaires de rivalité nationale, -quand d'ailleurs ces motifs devaient être naturellement -atténués par l'immensité du champ ainsi respectivement ouvert à l'expansion -coloniale des deux populations. Le catholicisme n'aurait alors -exercé, à cet égard, d'influence fondamentale, que comme principale -base nécessaire d'une telle politique, indépendamment de tout respect -spécial pour aucune décision papale.</p> - -<p class="sep1">Je ne crois pas devoir terminer une telle indication, -sans fournir ici ma sincère participation -spéciale à l'unanime réprobation philosophique -que devra toujours mériter la monstrueuse aberration -sociale par laquelle l'avidité européenne -ternit alors le légitime éclat de ce grand mouvement. -Trois siècles après l'entière émancipation -personnelle, le catholicisme en décadence est conduit -à sanctionner, et même à provoquer, non-seulement -l'extermination primitive de races entières, -mais surtout l'institution permanente d'un -esclavage infiniment plus dangereux que celui -dont il avait si noblement concouru à réaliser -l'abolition totale. En établissant, surtout au cinquante-troisième -chapitre, la vraie théorie sociologique -de l'esclavage, envisagé, soit comme base -normale du premier régime politique, soit comme -indispensable condition de l'ensemble du développement -humain, j'ai déjà suffisamment flétri -d'avance cette honteuse anomalie, en montrant -spécialement, à ce sujet, que les institutions convenables -à la sociabilité militaire devaient être -antipathiques à la sociabilité industrielle, -<span class="pagenum" id="Page_134">134</span> -nécessairement fondée sur l'affranchissement universel, -et dans laquelle, au contraire, l'esclavage colonial -tendait alors à introduire une situation également -dégradante pour le maître et pour le sujet, dont -l'activité homogène devait être, en général, pareillement -énervée, tandis que, chez les anciens, -la diverse nature des destinations avait comporté, -et même excité, à un certain degré, la simultanéité -d'essor. La réaction nécessaire de cette immense -aberration, malgré son application lointaine, sur -les parties correspondantes de la population européenne, -devait y favoriser indirectement l'esprit -de rétrogradation ou d'immobilité sociale, en y interdisant -l'entière extension philosophique des -généreux principes élémentaires propres à l'évolution -moderne; puisque leurs plus actifs défenseurs -se sont ainsi fréquemment trouvés, contradictoirement -à de fastueuses démonstrations -philanthropiques, personnellement intéressés au -maintien de la plus oppressive politique. Sous ce -rapport, les nations protestantes devaient être encore -plus vicieusement affectées que les peuples -catholiques, où l'action sacerdotale, quoique très -affaiblie, a noblement tenté de réparer, par une -utile intervention journalière, sa déplorable participation -primitive à une telle monstruosité sociale; -pendant que, dans les colonies protestantes, -<span class="pagenum" id="Page_135">135</span> -l'anarchie spirituelle légalement consacrée devait -habituellement laisser un libre cours à l'oppression -privée, sauf l'inerte opposition de quelques -vains réglemens temporels, ordinairement formés, -ou du moins appliqués, par les oppresseurs eux-mêmes. -Relativement à cette commune anomalie -européenne, j'aime à noter ici que la France eut, -dès l'origine, le bonheur de trouver la situation la -moins défavorable, parmi les puissances coloniales: -ayant pris au mouvement de colonisation une assez -grande part directe pour en retirer continuellement -une importante stimulation industrielle, -sans s'y être toutefois assez engagée pour en faire -essentiellement dépendre son essor pratique; évitant -ainsi que son avenir social pût jamais être -gravement entravé par l'influence rétrograde nécessairement -émanée de cette désastreuse institution<a name="FNanchor_10" id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>, -dont les avides promoteurs devaient par -<span class="pagenum" id="Page_136">136</span> -là recevoir ultérieurement la juste punition naturellement -dérivée, à cet égard, de l'ensemble des -lois fondamentales propres à la sociabilité humaine.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_10" id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label"><b>Note 10</b>:</span></a> -Un spécieux prosélytisme social, le plus souvent aveugle, et presque -toujours indiscret, a fréquemment tendu, surtout de nos jours, -lors même qu'il était pleinement sincère, à faire gravement méconnaître, -à cet égard, l'ensemble des influences réelles, en représentant cette -odieuse institution et l'infâme trafic correspondant comme une source -d'améliorations effectives pour la malheureuse race qui en était l'objet, -et dont la situation spontanée paraissait encore plus déplorable que -la condition nouvelle où elle était ainsi transportée artificiellement. Ce -cas constitue, ce me semble, le premier exemple capital de l'active application -d'un sophisme très dangereux qui, fondé sur une entière -ignorance des lois fondamentales propres à la succession, nécessairement -graduelle, des diverses phases essentielles de la sociabilité humaine, -peut devenir, chez les modernes, un principe habituel de pernicieuses -perturbations, en conduisant à dénaturer profondément, par une irrationnelle -intervention violente, la marche originale des civilisations -arriérées. On peut dire, en effet, que, par suite de sa spontanéité, l'esclavage -indigène auquel on soustrait ainsi les nègres constitue, dans -leur état social, une situation vraiment susceptible de devenir progressive -pour les vainqueurs et les vaincus, comme elle le fut dans l'antiquité; -tandis que, par une telle transplantation factice, malgré les -améliorations individuelles dont elle semble accompagnée, on altère, -de la manière la plus funeste, la progression naturelle de ces populations -africaines. Ces phénomènes sont trop compliqués, et les lois en -sont trop peu connues encore, pour qu'il puisse déjà convenir à l'élite -de l'humanité de s'efforcer, par une sage intervention active, de hâter -réellement l'évolution spontanée des races les moins avancées, sans y -déterminer artificiellement des perturbations beaucoup plus dangereuses -que les vices mêmes auxquels un zèle irréfléchi voudrait apporter un -remède inopportun et illusoire. A l'avenir seul pourra dignement appartenir -cette noble mission, d'après une suffisante réalisation européenne -de notre régénération mentale et sociale, comme je l'indiquerai -directement au chapitre suivant.</p> - -<p class="sep1">Pour compléter ici l'appréciation fondamentale -de l'évolution industrielle, il ne nous reste donc -plus qu'à considérer maintenant sa nouvelle -marche générale pendant la troisième phase préparatoire -de la société moderne, depuis l'expulsion -légale des calvinistes français et le triomphe -<span class="pagenum" id="Page_137">137</span> -politique de l'aristocratie anglicane, jusqu'au début -de la révolution française; période déjà caractérisée, -dans la progression négative du chapitre -précédent, par l'ascendant croissant du déisme -proprement dit, dernière suite nécessaire du protestantisme -antérieur. Or, l'ensemble de cette -époque, d'après une judicieuse comparaison historique -entre le mouvement de décomposition -politique et le mouvement correspondant de recomposition -élémentaire, confirme encore, avec -une pleine évidence, l'exactitude de notre théorie -sur leur systématisation toujours simultanée, si -clairement établie envers la phase que nous venons -d'examiner. Car, tandis que le mouvement -révolutionnaire se subordonnait alors graduellement -à une philosophie négative plus directe et -plus complète, le mouvement organique éprouvait -une semblable transformation, en vertu d'un -notable progrès européen dans la régularisation -politique de l'essor industriel, commencée pendant -l'époque précédente. Sous la seconde phase, -nous avons vu l'industrie devenir partout l'objet -permanent d'actifs encouragemens systématiques, -mais seulement comme base de la supériorité -guerrière qui restait toujours le but principal de la -politique, sans que la prédilection croissante des -populations modernes pour la vie industrielle pût -<span class="pagenum" id="Page_138">138</span> -encore se propager jusqu'à des pouvoirs essentiellement -militaires. Mais, aux temps plus avancés -dont nous commençons l'appréciation, cette -connexité, désormais consacrée, subit peu à peu -une inversion très remarquable, qu'on doit regarder -comme le plus grand progrès qui pût -être, à cet égard, compatible avec la nature du -régime ancien, et au-delà duquel il est impossible -de rien réaliser autrement que par l'avénement -direct de la réorganisation finale; ce qui confirme -clairement que cette troisième phase constitue, -sous ce rapport, l'extrême préparation temporelle -imposée aux sociétés modernes d'après la loi fondamentale -de l'évolution humaine. Alors commence, -en effet, une dernière série militaire, celle -des guerres commerciales, où, par une tendance, -d'abord spontanée et bientôt systématique, -l'esprit guerrier, pour se conserver une active destination -permanente, se subordonne de plus en -plus à l'esprit industriel, auparavant si subalterne, -et tente de s'incorporer désormais intimement à la -nouvelle économie sociale, en manifestant son -aptitude spéciale, soit à conquérir, pour chaque -peuple, d'utiles établissemens, soit à détruire à -son profit les principales sources d'une dangereuse -concurrence étrangère. Malgré les déplorables -luttes suscitées par une telle politique entre les -<span class="pagenum" id="Page_139">139</span> -divers élémens essentiels de la grande république -européenne, elle n'en doit pas moins être primitivement -envisagée, dans son ensemble, comme -un véritable progrès, en tant que double témoignage -irrécusable de la décadence naturelle de -l'activité militaire et de la prépondérance décisive -de l'activité industrielle, ainsi nécessairement proclamée, -dans l'ordre temporel, à la fois le principe -et le but de la civilisation moderne. Or, tel fut -certainement, pendant la majeure partie de cette -seconde phase, le nouveau caractère de la politique -active, soit que la dictature temporelle qui -la dirigeait fût monarchique et catholique, ou bien -aristocratique et protestante, suivant notre distinction -ordinaire. Cette importante transformation -était déjà très sensible dans les grandes guerres -européennes qui ont lié le commencement de la -phase déiste à celui de la phase protestante: -quoique, d'après les explications du chapitre précédent, -elles se rapportassent encore principalement -à l'antagonisme universel entre le catholicisme et -le protestantisme, les vues industrielles y exercèrent -évidemment une grande influence pratique. -Toutefois, c'est seulement au <span class="cs7">XVIII</span><sup>e</sup> siècle que cette -subordination nouvelle de l'action militaire à l'essor -industriel est devenue pleinement décisive -dans presque toute l'étendue de l'occident européen: -<span class="pagenum" id="Page_140">140</span> -le système colonial, fondé sous la phase -précédente, a dû être d'ailleurs la source la plus -puissante d'un tel ordre de conflits.</p> - -<p>Notre distinction fondamentale entre les deux -systèmes de politique industrielle correspondans -aux deux modes essentiels de dictature temporelle, -trouve encore, à cet égard, une large et indispensable -application naturelle. Malgré les efforts -évidens et prolongés de la royauté pour -imprimer à la politique française ce nouveau caractère, -il ne pouvait jamais y acquérir une profonde -consistance, soit en vertu des obstacles -spéciaux que la situation de la France, au centre -de la république occidentale, devait opposer à la -prépondérance de l'égoïsme national que suppose -ou qu'exige une telle conduite; soit d'après le généreux -instinct de sociabilité universelle propre à -cette population, en vertu des mœurs résultées, -depuis Charlemagne, de l'ensemble de ses antécédens; -soit par l'influence plus générale de l'esprit -catholique, encore actif chez les rois, et -directement contraire à cet audacieux isolement -mercantile qui poussait activement à la dissolution -violente de l'organisme européen; soit enfin à -raison de l'ascendant mental qu'obtenait alors une -philosophie purement négative mais nécessairement -cosmopolite, au sein des populations -<span class="pagenum" id="Page_141">141</span> -immédiatement passées du catholicisme aux doctrines -pleinement révolutionnaires, en évitant heureusement -la halte protestante, comme on l'a vu au -chapitre précédent. Par le simple renversement -de tous ces divers motifs essentiels, on concevra -aisément pourquoi cette nouvelle politique industrielle -a dû recevoir en Angleterre son principal -développement systématique, sous l'active direction -permanente d'une dictature aristocratique, -naturellement plus propre qu'aucune dictature -monarchique à la persévérante continuité d'habiles -efforts partiels indispensable aux succès soutenu -d'une telle conduite nationale, spécialement -en vertu de l'intime solidarité antérieure qui liait -directement les intérêts matériels et moraux de -cette caste avec l'essor de plus en plus étendu des -classes laborieuses placées sous son antique patronage. -Quelle que soit aujourd'hui l'exorbitante -prépondérance du point de vue purement temporel, -les autres nations européennes ne devraient -certes nullement regretter la supériorité provisoire -que devait ainsi offrir, depuis le siècle dernier, la -prospérité d'un peuple nécessairement unique, -au risque d'entraver ensuite profondément tout -son avenir social: soit en y prolongeant inévitablement -la prépondérance du régime militaire et -théologique, dangereusement incorporé dès-lors -<span class="pagenum" id="Page_142">142</span> -à son évolution industrielle; soit surtout en tendant -à exercer sur lui-même une plus grande dépravation -morale, par un plus libre ascendant -continu d'une insatiable cupidité, et par une -plus pernicieuse compression de toute généreuse -sympathie nationale.</p> - -<p>Après avoir suffisamment caractérisé la haute -importance systématique que, pendant cette troisième -phase, la politique industrielle acquiert -chez tous les peuples européens, il faut apprécier -aussi le développement simultané de l'organisation -intérieure correspondante.</p> - -<p>Dès l'origine de cette période, la prééminence -spontanée de la vie industrielle devenait déjà -très sensible parmi tous les rangs sociaux, par la -prédilection croissante que manifestaient partout -les hommes les plus actifs et les plus énergiques -pour un mode d'existence qui s'adapte si bien à -l'infinie variété des inclinations humaines. En -sens inverse de la répartition primitive des professions, -la carrière militaire tendit alors de plus en -plus, surtout chez les classes inférieures, à devenir -le refuge des natures les moins pourvues d'aptitude -ou de persévérance. Pendant la seconde des -quatre générations qui composent cette phase, le -mémorable mouvement occasionné, en France, -par les opérations de la banque de Law, vint -<span class="pagenum" id="Page_143">143</span> -hautement dévoiler que la cupidité tant reprochée au -nouvel élément temporel, loin de lui être exclusivement -propre, caractérisait désormais, avec -non moins d'énergie, une caste dont le superbe -dédain pour la vie industrielle ne prouvait plus -réellement que son incurable aversion du travail -régulier. Dès lors une expérience continue a de -plus en plus témoigné, chez toutes les nations catholiques, -où la dictature temporelle avait dû être -essentiellement monarchique, que, depuis son asservissement -total envers la royauté, si peu honorablement -subi dès le début de cette époque, -comme je l'ai expliqué au chapitre précédent, la -noblesse avait aussi perdu irrévocablement, en général, -jusqu'à cette supériorité de sentimens sociaux -et d'éducation morale qui lui avait encore -conservé, sous la phase précédente, une haute -utilité indirecte, à titre de type spontané, même -après la cessation de sa principale activité militaire, -devenue essentiellement perturbatrice: cet -oubli simultané de sa dignité et de ses devoirs ne -pouvait d'ailleurs être aucunement compensé par -son active participation spéciale à la propagation -ultérieure de la philosophie négative. Cette dégradation -devait être alors nécessairement beaucoup -moindre dans les pays protestans, et principalement -en Angleterre, où, par la nature aristocratique -<span class="pagenum" id="Page_144">144</span> -de la dictature temporelle, la noblesse, activement -incorporée au mouvement industriel, -gardait une prépondérance politique susceptible -de contrebalancer, et surtout de dissimuler, sa propre -dégénération morale, sans que son véritable -esprit y fût resté, au fond, plus généreux, et -quoiqu'il dût même être, à certains égards, plus -altéré par une hypocrisie systématique, profondément -inhérente, suivant nos explications antérieures, -à son système général de gouvernement, -bien plus habile, mais non moins rétrograde, que -celui de la royauté. Néanmoins, cet ascendant -prolongé de l'aristocratie, malgré sa tendance nécessaire -à retarder spécialement une vraie réorganisation -sociale, devait alors utilement influer sur -une plus parfaite élaboration des mœurs industrielles, -ailleurs dépourvues désormais de toute -direction supérieure avant que leur développement -spontané y pût être encore suffisamment avancé.</p> - -<p>Pendant qu'elle étendait ainsi sa prépondérance -sociale, l'industrie moderne complétait aussi son -organisation élémentaire par un double essor intérieur -qu'il importe ici de caractériser sommairement. -D'une part, on voit alors se développer -partout le système de crédit public, que nous -avons vu ébauché, sous la première phase, par -les cités italiennes et même anséatiques, mais qui -<span class="pagenum" id="Page_145">145</span> -ne pouvait acquérir une haute importance que -quand l'essor industriel aurait été, dans les principaux -états, intimement lié, d'abord comme -moyen, et surtout ensuite comme but, à l'ensemble -de la politique européenne. Quoiqu'un tel système, -déjà établi en Hollande, et alors plus -étendu encore en Angleterre, n'ait pu produire -que de nos jours ses plus puissans effets, j'en devais -cependant signaler ici la première extension -décisive. Car, par la formation spontanée des -grandes compagnies financières, il en est immédiatement -résulté l'installation définitive de la classe -des banquiers à la tête de la hiérarchie industrielle, -en vertu de la généralité supérieure de ses vues habituelles, -conformément au principe de classement -posé au début de ce chapitre. Malgré qu'il -eût historiquement commencé l'évolution élémentaire, -cet ordre de commerçans n'était point encore -convenablement incorporé à l'ensemble de -l'économie industrielle: aussi son avénement à la -vraie situation générale convenable à sa nature, -doit être regardé comme ayant procuré à un tel -organisme un complément indispensable, puisque -cet élément y est spécialement destiné à lier plus -intimement tous les autres, par l'universalité spontanée -de son action propre et directe, ainsi que je -l'expliquerai directement au chapitre suivant.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_146">146</span> -Sous un autre aspect, la constitution industrielle -recevait en même temps un perfectionnement -non moins fondamental, par un commencement -de régularisation systématique des -relations générales entre la science et l'industrie. -Partis des points les plus opposés, l'un des plus -lointaines spéculations abstraites, l'autre des plus -immédiates inspirations pratiques, ces deux élémens -caractéristiques de l'état positif étaient déjà, -vers la fin de la phase précédente, assez développés -respectivement pour que le grand Colbert dût -ébaucher directement l'organisation de l'évidente -solidarité continue désormais manifestée par leur -essor commun. Néanmoins, c'est surtout au -<span class="cs7">XVIII</span><sup>e</sup> siècle que cette connexité nécessaire, si -longtemps bornée presque à l'art nautique et à -l'art médical, devait s'étendre suffisamment, non-seulement -au système entier des arts géométriques -et mécaniques, mais aussi à celui, plus -complexe et plus imparfait, des arts physiques -et chimiques, qui en ont dès lors tant profité. -Ces relations deviennent, dès cette époque, assez -étendues et assez permanentes pour susciter -spontanément une classe très remarquable, jusqu'ici -peu nombreuse, quoique destinée à un grand -essor ultérieur, la classe des ingénieurs proprement -dits, spécialement apte au réglement -<span class="pagenum" id="Page_147">147</span> -journalier de ces rapports indispensables; sans que -toutefois son vrai caractère intermédiaire ait pu -être, même aujourd'hui, convenablement établi, -faute des doctrines correspondantes, comme je -l'ai abstraitement expliqué au second chapitre -du premier volume de ce Traité. Son développement -initial s'est alors opéré, surtout en France -et en Angleterre, selon la nature propre à chacune -des deux voies opposées respectivement -suivies, dès l'origine, par l'ensemble de l'évolution -industrielle: c'est-à-dire, d'après la prépondérance, -d'un côté, d'une direction centrale, et, -de l'autre, des tendances partielles; avec les -avantages et les inconvéniens inhérens à chaque -mode, l'un susceptible de mieux préparer à une -véritable organisation finale du travail universel, -l'autre faisant mieux ressortir les merveilles d'un -libre instinct privé, seulement secondé par -d'heureuses associations volontaires.</p> - -<p>Enfin, par une suite spontanée de son progrès -intérieur, l'industrie moderne commence alors -à manifester directement son grand caractère -philosophique, jusque alors trop peu prononcé, -quoique toujours appréciable à une scrupuleuse -analyse historique; elle tend désormais à se présenter -de plus en plus comme immédiatement -destinée à réaliser l'action systématique de -<span class="pagenum" id="Page_148">148</span> -l'humanité sur le monde extérieur, d'après une suffisante -connaissance des lois naturelles. Deux inventions -capitales, d'abord celle de la machine -à vapeur dès le début de cette troisième époque, -et ensuite celle des aérostats vers sa fin, doivent -être surtout signalées comme ayant spécialement -concouru à l'universelle propagation d'une telle -conception, l'une par ses puissans résultats actuels, -et l'autre par les espérances, hardies mais -légitimes, qu'elle devait partout soulever. L'ensemble -des diverses impressions de ce genre autorise -pleinement à remarquer que, si, sous la -seconde phase, l'esprit théologique avait été spontanément -conduit à dévoiler hautement sa tendance -anti-industrielle, ainsi que je l'ai expliqué, -réciproquement, sous cette phase nouvelle, l'esprit -industriel fut amené, non moins naturellement, -à caractériser nettement la tendance -anti-théologique qui lui appartient irrévocablement -après un essor suffisant. Non-seulement, -en effet, toute grande action volontaire de -l'homme sur le monde suppose nécessairement la -subordination réelle des phénomènes à des lois -invariables, finalement incompatibles avec aucune -véritable activité providentielle; d'où résulte une -inévitable participation indirecte de l'essor industriel -à l'influence irréligieuse de l'esprit -<span class="pagenum" id="Page_149">149</span> -vraiment scientifique, comme je l'ai tant établi dans -les diverses parties de ce Traité. Mais, outre ce -concours spontané, dont la popularité spéciale -indique assez la haute portée sociale, il est clair -que l'industrie, une fois convenablement développée, -a son mode propre et direct de tendre à -l'entière extinction des croyances théologiques -quelconques, indépendamment de son efficacité -continue contre la préoccupation dominante du -salut éternel, déjà très sensible, au moyen âge, -aussitôt après l'émancipation initiale. Car, en -principe, toute intervention active de l'homme -pour altérer à son profit l'économie naturelle du -monde réel constitue nécessairement un injurieux -attentat contre la perfection infinie de l'ordre divin. -La nature propre du polythéisme lui fournissait -directement de nombreux moyens spéciaux -pour éluder suffisamment un tel antagonisme, -comme je l'ai expliqué au cinquante-troisième -chapitre. Au contraire, sous le monothéisme, -l'inévitable hypothèse de l'optimisme providentiel -devait finalement développer ce fatal conflit, aussitôt -que le caractère sacerdotal ne serait plus -assez progressif pour contenir dignement les vicieuses -inspirations de la théologie, et que l'essor -industriel aurait acquis assez d'extension pour -constituer, à cet égard, une opposition prononcée. -<span class="pagenum" id="Page_150">150</span> -Le monothéisme musulman était parvenu, presque -dès sa naissance, à ce désastreux antagonisme, par -cela même que, conservant la grande concentration -politique propre au régime polythéique, il avait -toujours été radicalement privé de cette heureuse -division catholique qui faisait réellement la principale -valeur sociale du régime monothéique. -Quoique l'admirable organisation du catholicisme -ait ainsi ajourné spontanément cette inévitable -collision jusqu'aux temps où, vu la décadence -très avancée du système théologique, elle ne pouvait -plus compromettre gravement l'évolution industrielle -de l'élite de l'humanité, un tel ajournement -devait, en sens inverse, rendre le conflit final -plus profondément nuisible à l'esprit religieux, -désormais devenu de plus en plus, pendant cette -troisième phase, directement incompatible, même -aux yeux les moins clairvoyans, avec une large -extension de l'action rationnelle de l'homme sur -la nature. C'est ainsi que cette phase vraiment -extrême dans l'évolution préliminaire de la société -moderne, aussi bien pour la progression positive -que pour la progression négative, a graduellement -amené l'élément industriel à se trouver dès-lors -involontairement constitué en hostilité radicale et -continue, d'ailleurs ouverte ou latente, envers les -divers pouvoirs, théologiques et militaires, dont la -<span class="pagenum" id="Page_151">151</span> -tutélaire prépondérance avait été longtemps indispensable -à son essor initial: d'où résulte, en général, -que tout le développement préparatoire dont il était -susceptible sous le régime ancien était désormais -essentiellement accompli; et que, par conséquent, -sa tendance ultérieure devait être spontanément dirigée -vers une entière réorganisation politique. On -voit donc, en résumé, comment, à cette époque, l'influence -mentale, directe quoique accessoire, propre -au mouvement industriel, a instinctivement secondé, -par une action spéciale éminemment populaire, -l'ébranlement décisif alors immédiatement dirigé -contre l'ensemble de la philosophie théologique.</p> - -<p>Telle est enfin, la saine appréciation historique -des divers caractères successifs de l'évolution -industrielle pendant les trois phases essentielles -de la civilisation moderne. Après son -origine, au moyen-âge, sous la tutelle catholique -et féodale, ce grand mouvement temporel a dû -suivre, dans sa première phase, une marche purement -spontanée, seulement secondée par d'heureuses -alliances naturelles avec les divers pouvoirs -anciens; il a été, durant la seconde phase, systématiquement -assujéti, par les différens gouvernemens -européens, à d'actifs encouragemens continus, -comme moyen fondamental de suprématie -politique; pendant la phase suivante, il a été -<span class="pagenum" id="Page_152">152</span> -finalement érigé en but permanent de la politique -européenne, qui partout a mis la guerre à son -service régulier: son essor social, de plus en plus -prépondérant, a été ainsi conduit graduellement -à ne pouvoir plus avancer autrement que par l'avénement -final du système politique correspondant. -Quoique cette tendance extrême ne doive -être appréciée que dans la leçon suivante, il convenait -cependant d'en indiquer ici la filiation -nécessaire, afin que les bons esprits puissent déjà -sentir pleinement l'intime réalité de la nouvelle -philosophie politique que je m'efforce de fonder. -Rattachant ainsi l'un à l'autre les trois âges principaux -de l'histoire moderne, de manière à montrer -chaque phase comme naissant de la précédente -et produisant la suivante, notre élaboration -actuelle complète, par une explication décisive, -la liaison fondamentale précédemment établie -entre l'évolution moderne et l'évolution ancienne, -par l'intermédiaire de l'évolution transitoire -propre au moyen-âge; instituant dès-lors une indissoluble -solidarité effective entre tous les divers -degrés du développement humain, dont on -pourra désormais concevoir nettement la parfaite -continuité, en remontant aisément des moindres -phénomènes actuels aux actes les plus antiques de -la sociabilité humaine.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_153">153</span> -Il nous reste maintenant à accomplir, mais -beaucoup plus sommairement, une équivalente -appréciation pour le triple mouvement intellectuel, -esthétique, scientifique, et philosophique, -qui préparait simultanément une réorganisation -spirituelle susceptible de fournir ultérieurement -une base rationnelle à la réorganisation temporelle -dont nous venons d'examiner la préparation -élémentaire. Outre les fausses notions qu'une irrationnelle -analyse historique y avait multiplié davantage, -cette première élaboration organique devait -nous offrir des difficultés plus complexes et -exiger des explications plus étendues, en vertu -de l'importance prépondérante de l'évolution industrielle, -sur laquelle devait reposer nécessairement -la constitution propre de la société moderne; -tandis que le nouvel essor spirituel, toujours restreint -à une classe très limitée, n'y a pu, au contraire, -exercer encore qu'une simple influence -modificatrice, destinée seulement à devenir -active et principale dans un prochain avenir. -Chacune de ces trois évolutions partielles ne doit -d'ailleurs, par la nature de notre opération dynamique, -être ici nullement considérée quant à -son histoire spéciale, quelque profond intérêt -qu'elle y pût offrir, mais uniquement sous son aspect -social, où son action immédiate ne se présente -<span class="pagenum" id="Page_154">154</span> -jusqu'à présent que comme purement accessoire, -et n'acquiert vraiment d'importance majeure qu'à -raison des germes nécessaires d'un puissant ascendant -ultérieur. Ainsi que nous l'avons fait -envers l'évolution principale, il nous suffira donc, -pour chaque élément spirituel, d'apprécier successivement, -d'abord sa première émanation historique -sous la tutelle du régime propre au moyen-âge, -ensuite son vrai caractère essentiel relativement -à la société moderne, et enfin sa marche graduelle -pendant les trois phases que nous avons établies -depuis le <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle. D'après l'ordre fondamental -expliqué au début de ce chapitre, nous devons commencer -ce travail complémentaire par l'examen -sommaire de l'évolution esthétique, la plus rapprochée, -à tous égards, de l'évolution industrielle.</p> - -<p>Les facultés esthétiques étant, par leur nature, -essentiellement destinées à l'idéale représentation -sympathique des divers sentimens qui caractérisent -la nature humaine, personnelle, domestique, -ou sociale, leur essor spécial, quelque ascendant -qu'on lui suppose, ne saurait jamais suffire à définir -réellement la civilisation correspondante. -Quoique la sociabilité moderne leur réserve nécessairement -une activité et une extension très -supérieures à celles que pouvaient permettre -les phases sociales antérieures, comme je -<span class="pagenum" id="Page_155">155</span> -l'expliquerai bientôt, contrairement aux opinions ordinaires, -il est clair néanmoins que leur énergique -manifestation a dû toujours être indistinctement -mêlée aux situations quelconques de l'humanité, -sous l'unique condition indispensable que l'état -respectif fût à la fois assez prononcé et assez stable. -Aussi est-ce la seule, parmi les différentes évolutions -élémentaires étudiées dans ce chapitre, qui -puisse être envisagée comme pleinement commune -à la société militaire et théologique ainsi -qu'à la société industrielle et positive: d'où résulte -évidemment un nouveau motif spécial pour que -nous devions ici moins appliquer notre analyse -historique à un tel élément général qu'à ceux qui -constituent directement les vrais caractères distinctifs -de la civilisation moderne, où nous devons -seulement apprécier le mode fondamental d'incorporation -de l'élément esthétique, et les nouvelles -propriétés qu'il y a naturellement développées.</p> - -<p>D'après cette remarque préalable, sur l'issue permanente -que les beaux-arts doivent spontanément -trouver dans tous les âges de l'humanité, on conçoit -d'abord, relativement à la première des trois -questions posées ci-dessus, combien il serait impossible, -en principe, que leur essor ne se fût point fait -jour dans un état social aussi fortement prononcé -que celui du moyen-âge, où il importe maintenant -<span class="pagenum" id="Page_156">156</span> -de montrer la véritable source nécessaire de l'évolution -esthétique des sociétés modernes. Or, il -est aisé de reconnaître, à tous égards, que, si le -régime féodal et catholique avait pu comporter -une stabilité suffisante, il était, par sa nature, -beaucoup plus favorable à un tel développement -qu'aucun des régimes antérieurs. Car, les mœurs -féodales avaient d'abord imprimé aux sentimens -d'indépendance personnelle une énergie habituelle -jusque alors inconnue: en même temps, la vie -domestique y avait été surtout communément -embellie et étendue, fort au-delà de ce qui avait -été possible chez les anciens, principalement en -vertu des heureux changemens survenus dans la -condition des femmes: enfin, l'activité collective, -quand elle y put être convenablement exercée, y -devait certes constituer une source non moins -puissante d'inspirations poétiques et artistiques, -d'après le nouvel attrait moral que devait offrir -le grand système de guerres défensives propre à -cette mémorable phase de l'humanité. Il est évident -que tous ces éminens attributs n'étaient -nullement accidentels, et qu'ils résultaient alors -nécessairement de la situation féodale régularisée -par l'esprit catholique, spécialement à l'aide de -la division fondamentale des deux pouvoirs, qui -constituait le principal caractère politique d'un -<span class="pagenum" id="Page_157">157</span> -tel état social, suivant nos explications antérieures. -Quant à l'influence particulière du catholicisme, -elle se marque, à cet égard, d'une manière encore -moins contestable: soit par le degré initial d'activité -spéculative que nous l'avons vu développer -directement chez toutes les classes, et qui devait -y permettre à l'action esthétique une universalité -jusque alors impossible; soit par la destination permanente -que son culte fournissait immédiatement -à chacun des beaux-arts, et qui érigea si longtemps -de nombreuses cathédrales en autant de -véritables musées, où la musique, la peinture, -la sculpture et l'architecture trouvaient spontanément -une heureuse consécration; soit enfin -par les ressources si variées de son organisation -intérieure pour offrir de puissans moyens continus -d'encouragement individuel. Toutefois, il faut -reconnaître, sous ce rapport, que ces importantes -propriétés étaient surtout inhérentes à l'admirable -perfection de la constitution catholique, socialement -envisagée, abstraction faite de la philosophie -théologique qui lui servait inévitablement de base -rationnelle, et dont l'influence a tant neutralisé, -comme nous l'avons constaté, les heureuses tendances -propres à un tel organisme. Car, malgré -l'aptitude spéciale que nous reconnaîtrons bientôt -au monothéisme pour favoriser spontanément le -<span class="pagenum" id="Page_158">158</span> -premier essor scientifique des modernes, il n'en -pouvait être nullement ainsi relativement à l'essor -esthétique, qui devait être certes peu compatible -avec le caractère à la fois vague, abstrait et inflexible, -des croyances monothéiques: cette antipathie, -d'ailleurs peu contestée aujourd'hui, a été -d'avance suffisamment appréciée par contraste, en -expliquant, au cinquante-troisième chapitre, les -éminentes propriétés esthétiques du polythéisme, -directement émanées, au contraire, de la doctrine -elle-même, bien plus que du régime correspondant. -Mais cette opposition naturelle n'a pu, en réalité, -longtemps retarder, au moyen-âge, l'essor des -beaux-arts, si puissamment stimulé par l'ensemble -de la situation sociale; elle y a seulement nécessité -une mémorable inconséquence habituelle, -avidement accueillie des croyans même les plus -timorés, en conduisant le génie esthétique à consacrer, -par une sorte de foi idéale, la perpétuité -fictive du polythéisme antique, soit grec ou romain, -soit scandinave, soit arabe. Quoique, par -l'indispensable doctrine des êtres surnaturels intermédiaires, -le monothéisme chrétien, presque autant -que le monothéisme musulman, se prêtât -aisément à un tel expédient poétique, il est néanmoins -incontestable que cette inévitable incohérence -a dû constituer, chez les modernes, l'une -<span class="pagenum" id="Page_159">159</span> -des principales causes de la moindre énergie des -impressions esthétiques, d'abord tant que les doctrines -religieuses y ont conservé un véritable ascendant, -et même ensuite, quand les esprits -avancés y ont été presque aussi affranchis du monothéisme -que du polythéisme. Ce conflit fondamental -se fera nécessairement toujours sentir, à -un degré quelconque, surtout chez les classes auxquelles -les beaux-arts sont plus spécialement destinés, -jusqu'aux temps, encore éloignés mais certains, -où l'évolution esthétique pourra directement -reposer sur la propagation familière d'une philosophie -pleinement positive, comme je l'expliquerai -en terminant ce volume. Mais on a trop confondu -la tendance réelle de cet antagonisme logique à -neutraliser les grands effets esthétiques, avec une -chimérique opposition à l'essor des beaux-arts, -et surtout avec une prétendue infériorité de ceux -qui les ont si heureusement cultivés sous une telle -influence permanente.</p> - -<p>Stimulée par l'ensemble des causes essentielles -que nous venons d'apprécier, l'évolution esthétique -dut se manifester, au moyen-âge, aussitôt -que la situation sociale put commencer à le permettre, -c'est-à-dire quand l'organisme catholique -et féodal fut enfin suffisamment parvenu à sa -constitution propre: l'avénement universel de la -<span class="pagenum" id="Page_160">160</span> -chevalerie en marque naturellement l'époque initiale, -par l'heureuse excitation nouvelle qui en -devait spécialement résulter; mais c'est nécessairement -aux croisades que se rapporte son principal -développement, ainsi directement alimenté, pendant -deux siècles, par ce noble essor collectif de -l'énergie européenne. Tous les témoignages historiques -constatent de la manière la plus décisive, -l'unanime empressement que montrèrent alors, -avec une naïveté si expressive, les diverses classes -quelconques de la société européenne pour un -genre d'activité mentale si bien caractérisé par ce -doux privilége de charmer presque également les -esprits les plus opposés, soit en offrant aux uns -l'exercice intellectuel le mieux adapté à la faible -portée de leur entendement, soit en présentant -aux autres la plus salutaire diversion qui puisse -procurer un repos sans apathie. Ces dispositions -favorables étaient même tellement inspirées par -la nature d'un régime irrationnellement qualifié -de ténébreux, qu'elles furent, en général, plus -fortement prononcées là où ce régime avait pu se -réaliser plus complétement, c'est-à-dire en France -et en Angleterre, où l'essor naissant des beaux-arts -excita longtemps une admiration bien supérieure, -soit en énergie, soit en universalité, à -l'ardeur tant célébrée de quelques rares populations -<span class="pagenum" id="Page_161">161</span> -antiques pour les chefs-d'œuvre correspondans. -Quelle que dût être bientôt, à cet égard, -l'éclatante prépondérance de l'Italie, on doit, en -effet, remarquer, comme Dante l'a noblement -proclamé, que sa première évolution esthétique -fut d'abord précédée et préparée, au moyen-âge, -par celle de la France méridionale: or, cette incontestable -diversité historique me semble devoir être -surtout attribuée à la moindre consistance de -l'ordre féodal en Italie, malgré l'action plus spécialement -favorable que le catholicisme y devait -exercer sur le développement initial des beaux-arts.</p> - -<p>Cet essor spontané dut être longtemps entravé -par une lente et difficile opération préliminaire, -dont l'indispensable accomplissement devait précéder, -de toute nécessité, l'élan direct du génie -poétique: on conçoit qu'il s'agit de l'élaboration -fondamentale des langues modernes, où l'on doit -voir, à mon gré, une première intervention universelle -des facultés esthétiques. Quoique un tel -préambule ne pût laisser, à cet égard, de résultats -immédiats, leur absence effective n'indique certainement -pas la stérilité radicale des efforts primitifs -longtemps consumés ainsi en travaux <ins id="cor_4" title="pure-rement">purement</ins> -préparatoires, mais d'une importance -capitale pour l'ensemble de l'évolution ultérieure, -<span class="pagenum" id="Page_162">162</span> -qu'une ingrate appréciation isole trop souvent de -ces premiers germes nécessaires. Les langues résultent -surtout, comme on sait, d'une lente élaboration -populaire, où se manifestent toujours -profondément les divers caractères essentiels de -la civilisation correspondante: cela est surtout -évident quant aux langues modernes, où la prédominance -croissante de la vie industrielle et l'ascendant -graduel d'une rationnalité positive sont si -fidèlement prononcés. Mais cette origine vulgaire -n'empêche nullement le concours nécessaire de -l'influence plus régulière spontanément émanée -des esprits d'élite, et sans laquelle un tel travail -universel ne saurait acquérir ni la stabilité, ni -même la cohérence indispensables à sa destination -finale. Or, dans cette intervention permanente du -génie spécial pour la sanction et la révision de -l'élaboration populaire fondamentale, aussitôt que -celle-ci est suffisamment avancée, il importe de -reconnaître, en général, que, malgré l'inévitable -participation simultanée de nos divers modes quelconques -d'activité mentale, l'opération dépend -surtout, par sa nature, des facultés esthétiques -proprement dites, comme étant à la fois les moins -inertes chez la plupart des intelligences, et celles -dont l'exercice exige davantage le perfectionnement -de la langue commune. Cette propriété -<span class="pagenum" id="Page_163">163</span> -nécessaire devient encore plus évidente quand il s'agit, -non de la création spontanée d'une langue -originale, mais de la transformation radicale d'un -langage antérieur, par suite d'un nouvel état social. -Quelque activité que le génie philosophique -et le génie scientifique aient pu manifester au -moyen-âge, comme nous l'apprécierons bientôt, -ils y ont assurément fort peu contribué l'un et -l'autre à la fondation générale des langues modernes. -Malgré les avantages essentiels que chacun -d'eux a ultérieurement retirés de la supériorité logique -propre aux nouveaux idiomes, le long usage -que tous deux firent du latin, après qu'il eut entièrement -cessé d'être vulgaire, confirme assez -leur répugnance et leur inaptitude naturelles à -diriger l'élaboration du langage usuel. C'était donc -à des facultés moins abstraites, moins générales et -moins éminentes, mais aussi plus intimes, plus -populaires et plus actives, que devait nécessairement -appartenir cette indispensable opération. Essentiellement -destiné à la représentation universelle -et énergique des pensées et des affections -inhérentes à la vie réelle et commune, jamais le -génie esthétique n'a pu convenablement parler -une langue morte, ni même étrangère, quelque -facilité exceptionnelle qu'aient pu procurer, à cet -égard, des habitudes artificielles. On conçoit donc -<span class="pagenum" id="Page_164">164</span> -aisément comment son activité spéciale a dû être, -au moyen-âge, si longtemps occupée surtout d'accélérer -et de régulariser la formation spontanée -des langues modernes, qui doit être principalement -rapportée aux efforts assidus de ces mêmes -facultés auxquelles une superficielle appréciation -attribue une sorte de léthargie séculaire, aux temps -même où elles posaient ainsi les fondemens généraux -des monumens les plus caractéristiques de -notre sociabilité européenne. Le retard inévitable -qui en devait résulter pour l'essor direct des productions -esthétiques, n'affectait sans doute immédiatement -que l'art poétique proprement dit, et -accessoirement l'art musical: mais les trois autres -beaux-arts devaient aussi en être indirectement -entravés, quoique à un degré beaucoup moindre, -d'après leurs relations fondamentales avec l'art le -plus universel, conformément à la hiérarchie esthétique -indiquée, en principe, au cinquante-troisième -chapitre; ce qui explique essentiellement -les principaux modes historiques de l'évolution -esthétique propre au moyen-âge.</p> - -<p>En considérant directement la mémorable -spontanéité d'une telle évolution, on ne saurait -méconnaître la réalité de notre explication générale -sur son émanation nécessaire du milieu social -correspondant. On doit taxer, sans doute, -<span class="pagenum" id="Page_165">165</span> -d'irrationnelle exagération les reproches ordinaires -sur l'entier abandon des ouvrages anciens, -dont la lecture assidue, au moins quant aux auteurs -romains, ne pouvait certainement cesser -en un temps où le latin constituait encore le -langage spécial de la principale hiérarchie européenne. -Toutefois, il est certain que les plus beaux -siècles du moyen-âge durent offrir, à cet égard, -après la première ébauche des langues modernes, -une heureuse désuétude naturelle, sauf les besoins -permanens du clergé, en vertu d'un instinct -confus de l'incompatibilité de la nouvelle évolution -esthétique avec l'admiration trop exclusive -des chefs-d'œuvre relatifs à un système de sociabilité -dès lors à jamais éteint. Quels que fussent -alors, sous le rapport du goût, les inconvéniens -réels d'une semblable disposition, elle présentait -d'abord l'avantage beaucoup plus essentiel de -mieux garantir l'originalité et la popularité de cet -essor naissant. Il faut d'ailleurs noter qu'une telle -tendance était, au moyen-âge, intimement liée -au préjugé universel, si justement établi par le -catholicisme, sur la prééminence fondamentale -du nouvel état social comparé à l'ancien. Cette -relation naturelle a même ultérieurement contribué, -en sens inverse, à la résurrection de la -littérature ancienne, où tant d'esprits cultivés -<span class="pagenum" id="Page_166">166</span> -cherchaient, à leur insu, une sorte de protestation -indirecte contre l'esprit catholique, aussitôt -qu'il eut cessé d'être suffisamment progressif. -Quoi qu'il en soit, la spontanéité primitive d'une -telle évolution esthétique avait certainement besoin -d'être consolidée par son entière indépendance -de celle qu'avait inspirée une tout autre -situation sociale. C'est ainsi, par exemple, que, -d'après le trop grand ascendant que devait spécialement -conserver, en Italie, l'imitation des -monumens romains, cette belle partie de la république -européenne, longtemps si supérieure -aux autres dans presque tous les beaux-arts, n'a -point offert, au moyen-âge, la même prépondérance -relativement à l'architecture, dont le principal -essor caractéristique dut alors s'accomplir -chez des populations où les influences catholiques -et féodales avaient plus exclusivement prévalu; -ce qui permettait d'y ériger des édifices plus profondément -adaptés à l'ensemble de la civilisation -dont ils étaient destinés à éterniser, sous la forme -la plus sensible, l'imposant souvenir. En tous -genres, l'intime spontanéité de cette mémorable -évolution initiale n'est pas moins marquée par -l'originalité de ses productions et par leur naïve -conformité avec la situation sociale correspondante -que par l'indépendance de sa marche -<span class="pagenum" id="Page_167">167</span> -affranchie de toute imitation servile. On le voit surtout -pour l'essor poétique, alors si directement -consacré, d'une part, à l'expression, fidèle quoique -idéale, des mœurs chevaleresques, et, d'une -autre part, à l'heureuse indication de la prépondérance -caractéristique qu'obtenait de plus en -plus la vie domestique dans le système habituel -de l'existence moderne. Sous l'un et l'autre aspect, -il faut principalement remarquer, à cette -époque, l'ébauche primordiale d'un genre de -compositions essentiellement inconnu à l'antiquité, -parce qu'il se rapporte éminemment à la -vie privée, si peu développée chez les anciens, -et que la vie publique n'y intervient qu'en vertu -de sa réaction nécessaire sur celle-ci. Cette sorte -d'épopée domestique, ultérieurement destinée à -de si admirables progrès, comme je l'indiquerai -ci-dessous, et qui constitue certainement la nouvelle -espèce de productions la mieux adaptée jusqu'ici -à la nature propre de la civilisation moderne, -remonte évidemment jusqu'à cette évolution -initiale, dont une servile admiration de -l'antique littérature a fait trop oublier ensuite -les ingénieux essais originaux: la dénomination -vulgaire, malgré son impropriété actuelle, conserve -directement le souvenir continu de cette -incontestable filiation historique.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_168">168</span> -Tel est l'ensemble d'explications préliminaires -qui indique l'état social du moyen-âge comme -constituant, à tous égards, le berceau nécessaire -de la grande évolution esthétique des sociétés modernes. -Si les éminens attributs qui caractérisent, -sous ce rapport, cette mémorable situation, n'ont -pu être, en réalité, assez développés pour que -leur appréciation générale n'exigeât pas aujourd'hui -une discussion approfondie, cela tient surtout -à la nature essentiellement transitoire qui, -d'après nos démonstrations antérieures, devait -nécessairement distinguer ce degré de la progression -humaine. L'essor esthétique ne suppose pas -seulement un état social assez fortement caractérisé -pour comporter une idéalisation énergique: -il demande, en outre, que cet état quelconque -soit assez stable pour permettre spontanément, -entre l'interprète et le spectateur, cette intime -harmonie préalable sans laquelle l'action des -beaux-arts ne saurait obtenir habituellement une -pleine efficacité. Or, ces deux conditions fondamentales, -naturellement réunies chez les anciens, -n'ont jamais pu l'être depuis à un degré suffisant, -même au moyen-âge, et ne pourront retrouver -leur concours normal que sous l'ascendant ultérieur -de la régénération positive réservée à notre siècle, -comme je l'indiquerai spécialement à la fin de ce -<span class="pagenum" id="Page_169">169</span> -dernier volume. Nous avons, en effet, pleinement -reconnu que le moyen-âge constitue, à tous -égards, une immense transition, qui, sous les divers -aspects principaux, n'est pas encore totalement -terminée; et c'est là seulement qu'il faut -chercher la véritable explication historique de l'incontestable -disproportion générale qui se fait alors -si déplorablement sentir entre les faibles résultats -permanens de l'essor esthétique et l'énergie de -son activité originale, si bien secondée par un empressement -universel. Cette mémorable anomalie -est irrationnellement appréciée dans les deux -écoles opposées qui se disputent aujourd'hui l'empire -des beaux-arts: les uns n'y ayant vu qu'un chimérique -témoignage d'un inexplicable décroissement -des facultés esthétiques de l'humanité; les -autres l'ayant exclusivement attribuée à la servile -imitation ultérieure des chefs-d'œuvre de l'antiquité. -Quoique cette dernière considération ne -soit pas aussi vaine que la première, on y prend -cependant un effet pour une cause, et surtout on -y accorde une importance fort exagérée à une influence -purement secondaire: car, si la situation -catholique et féodale avait pu et dû comporter -une véritable stabilité, comparable à celle de l'ordre -grec ou romain, sa prépondérance spontanée -eût aisément contenu l'espèce de rétrogradation -<span class="pagenum" id="Page_170">170</span> -esthétique que tendit à produire ensuite une prédilection -trop exclusive pour les modèles antiques. -Ainsi, la source essentielle de cette singulière hésitation -sociale qui caractérise l'art moderne, et -qui a tant neutralisé jusqu'ici l'universalité nécessaire -de son influence continue, après sa première -évolution si ferme, si originale, et si populaire, au -moyen-âge, doit être directement cherchée dans -l'inévitable instabilité de l'état social correspondant, -suscitant toujours de nouvelles transitions -successives. Une profonde et persévérante élaboration -esthétique était certainement impossible -chez des populations où chaque siècle, et quelquefois -même chaque génération, modifiait assez -notablement la sociabilité antérieure pour que -chaque situation déterminée eût déjà essentiellement -cessé avant que le poète ou l'artiste eussent -pu y contracter suffisamment l'intime pénétration -spontanée indispensable à l'action des beaux-arts. -C'est ainsi, par exemple, que l'esprit des -croisades, si favorable à la plus puissante poésie, -avait irrévocablement disparu quand les langues -modernes ont pu être assez formées pour en permettre -la pleine idéalisation: tandis que, chez les -anciens, chaque mode effectif de sociabilité avait -été tellement durable, que le génie esthétique -pouvait ressentir et retrouver, après plusieurs -<span class="pagenum" id="Page_171">171</span> -siècles, des passions et des affections populaires essentiellement -identiques à celles dont il voulait -retracer l'empire antérieur. L'avenir seul pourra -replacer l'humanité, et d'une manière même bien -supérieure, dans ces conditions normales de stabilité -active, sans lesquelles l'action des beaux-arts -ne saurait obtenir l'entière efficacité sociale -convenable à sa nature.</p> - -<p>Quoique forcé de me borner ici à l'indication -sommaire de ces diverses explications, j'espère en -avoir assez caractérisé l'esprit général, d'ailleurs -pleinement conforme à l'ensemble de ma théorie -fondamentale de l'évolution humaine, pour que le -lecteur, suffisamment préparé, puisse utilement -prolonger l'application spéciale de ce principe -historique, qui montre l'état social du moyen-âge -comme étant à la fois la source nécessaire, soit de -l'ensemble du développement esthétique propre -à la civilisation moderne, soit des imperfections -caractéristiques qu'il devait offrir; sans supposer -aucune diminution réelle des facultés esthétiques -de l'humanité, et en tendant, au contraire, à -faire mieux ressortir l'énergie intrinsèque d'un essor -effectif qui, malgré de tels obstacles, a réalisé -tant d'admirables résultats, ainsi que je l'avais -signalé d'avance au <a href="#Page_344">cinquante-septième</a> chapitre. -Afin de faciliter davantage cette élaboration -<span class="pagenum" id="Page_172">172</span> -ultérieure, je crois devoir ici distinctement indiquer -la division rationnelle que j'ai toujours spontanément -suivie, dans ce volume et dans le précédent, -pour l'histoire universelle du moyen-âge, et qui, -spécialement vérifiée ci-dessus quant à l'évolution -industrielle, n'est pas moins convenable envers -l'évolution esthétique, ou relativement à toute -autre préparation essentielle, soit positive, soit -même négative, de la civilisation moderne. Elle -consiste, en comprenant le moyen-âge proprement -dit entre le début du <span class="cs7">V</span><sup>e</sup> siècle et la fin -du <span class="cs7">XIII</span><sup>e</sup>, comme je l'ai suffisamment démontré, -à partager cette mémorable transition de neuf -siècles en trois phases naturelles, qui se trouvent -être à peu près de même durée: la première, se -terminant avec le <span class="cs7">VII</span><sup>e</sup> siècle, représente l'établissement -fondamental, contenant, d'une manière -très-confuse mais appréciable, tous les véritables -germes essentiels des divers mouvemens ultérieurs; -la seconde, prolongée jusqu'à la fin du -<span class="cs7">X</span><sup>e</sup> siècle, correspond à l'essor graduel de la constitution -catholique et féodale, extérieurement caractérisé -par le premier grand système de guerres -défensives, dirigé surtout, d'après nos explications -antérieures, contre les sauvages polythéistes du -nord; enfin la troisième, directement relative à -la plus grande splendeur de cet organisme -<span class="pagenum" id="Page_173">173</span> -transitoire, comprend l'admirable défense du monothéisme -occidental contre l'invasion, alors seule -redoutable, du monothéisme oriental; opération -vraiment finale, bientôt suivie de l'irrévocable -dissolution spontanée d'un système désormais -privé de sa destination fondamentale, et de l'évolution -simultanée des nouveaux élémens sociaux, -secrètement élaborés sous sa tutélaire prépondérance -européenne. Dans la série industrielle, nous -avons vu ces trois phases successives présenter naturellement, -l'une l'universelle substitution préalable -du servage à l'esclavage, l'autre l'émancipation -personnelle des classes urbaines, et la dernière -le premier élan industriel des villes, accompagné -de l'entière abolition de la servitude rurale: dans -la série esthétique, nous venons d'y reconnaître, -avec non moins d'évidence, d'abord l'ébauche -primitive d'une nouvelle sociabilité, destinée à -renouveler l'action générale des facultés esthétiques, -ensuite leur indispensable application préliminaire -à la formation des langues modernes, -et enfin leur développement direct, suivant la nature -propre de la civilisation correspondante; tous -les autres aspects quelconques du mouvement humain -donneront lieu, j'ose l'assurer, à des vérifications -équivalentes, que je dois maintenant me -dispenser de spécifier formellement. Leur -<span class="pagenum" id="Page_174">174</span> -concours nécessaire conduit spontanément à concevoir -l'admirable règne de l'incomparable Charlemagne, -placé près du milieu de la seconde phase, -presque équidistant des deux termes extrêmes, qui -rattachent immédiatement le moyen-âge, l'un à l'évolution -ancienne, l'autre à l'évolution moderne, -comme l'époque la plus décisive, où l'esprit du -régime transitoire commence à manifester pleinement -ses différens attributs essentiels, et où les -divers élémens principaux de la civilisation ultérieure -reçoivent aussi, à tous égards, la plus heureuse -stimulation initiale. Quoique un tel classement -des temps ait toujours implicitement dirigé -mon appréciation historique du moyen-âge, la -nature éminemment abstraite de notre élaboration -dynamique ne me permettait point de le faire -directement présider à son accomplissement, qui -eût alors exigé des explications concrètes incompatibles -avec les limites et la destination de cet ouvrage. -J'ai cru cependant devoir en indiquer finalement -la conception explicite, à l'usage des -philosophes qui voudraient ultérieurement appliquer -ma théorie fondamentale à l'étude spéciale -et méthodique de cette grande transition, dont -le cours graduel offre ainsi spontanément, sans -aucune vaine préoccupation systématique, une -distribution ternaire, analogue, sauf la durée, à -<span class="pagenum" id="Page_175">175</span> -celle que nous avons toujours reconnue, d'abord -pour les principaux états de l'ensemble du développement -humain, ensuite pour les modes successifs -de l'évolution ancienne, et enfin pour les -degrés consécutifs propres à l'évolution moderne: -ce qui présente partout à l'esprit des intervalles -susceptibles de permettre l'essor habituel des considérations -générales, indispensable à l'efficacité -sociale de notre philosophie historique, qui n'est -point destinée, je ne saurais trop le rappeler, à un -stérile étalage académique, mais à fournir réellement -une base rationnelle à l'active coordination -des efforts directement relatifs à la régénération -finale de l'humanité.</p> - -<p>Après avoir suffisamment expliqué comment -l'essor esthétique des sociétés modernes est naturellement -émané de l'état social constitué au -moyen-âge, il devient aisé de procéder à la seconde -partie générale d'un tel examen, en appréciant -les principaux caractères propres au -nouvel élément ainsi introduit dans le système de -notre civilisation, et sa situation nécessaire envers -les anciens pouvoirs à l'époque initiale du <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> -siècle. Ces deux déterminations connexes ne peuvent, -en effet, résulter que de l'influence prépondérante -des causes ci-dessus signalées, combinée -avec l'extension naissante de la vie industrielle, -<span class="pagenum" id="Page_176">176</span> -qui tendait dès-lors à changer le mode primitif -de sociabilité; en sorte qu'il ne nous reste surtout -qu'à saisir la relation fondamentale de cette modification -décisive avec l'ensemble du mouvement -déjà imprimé aux beaux-arts par les impulsions -catholiques et féodales.</p> - -<p>L'intime affinité mutuelle que témoigne toute -l'histoire moderne entre l'essor industriel et l'essor -esthétique, a pour principe évident, suivant la -théorie hiérarchique indiquée au préambule de -ce chapitre, la double tendance nécessaire de l'évolution -industrielle à développer spontanément, -jusque chez les dernières classes, un premier degré -habituel d'activité mentale, sans lequel l'action -des beaux-arts ne saurait être comprise, et -en même temps l'aisance et la sécurité qui peuvent -seules disposer à goûter convenablement les nobles -jouissances correspondantes. Dans la marche -naturelle de l'éducation humaine, individuelle ou -collective, l'exercice intellectuel est d'abord déterminé -communément par l'impulsion pratique -des besoins les plus grossiers mais les plus urgens, -dont la satisfaction suffisante permet ensuite -l'heureuse efficacité continue de l'impulsion, plus -élevée mais moins énergique, qui dérive des facultés -esthétiques. Celles-ci, d'après le doux mélange -de pensées et d'émotions qui les caractérise si -<span class="pagenum" id="Page_177">177</span> -exclusivement, constituent réellement, vu l'extrême -imperfection de notre économie cérébrale, les -seules facultés mentales assez prononcées, chez la -plupart des hommes, pour que leur activité régulière -puisse devenir une source de véritables -jouissances; tandis que les facultés scientifiques -ou philosophiques, plus éminentes encore, mais -beaucoup moins développées, ne déterminent le -plus souvent, comme on sait, qu'une fatigue -bientôt insupportable, excepté chez le très petit -nombre d'hommes vraiment destinés à la contemplation -abstraite. Il est donc aisé de concevoir -l'office fondamental de l'essor esthétique, constituant -la transition normale de la vie active à la -vie spéculative. Par une appréciation plus précise, -cet essor intermédiaire me semble devoir essentiellement -caractériser le degré habituel d'exercice -mental auquel s'arrêterait communément l'humanité -si, d'après un milieu plus favorable, ou en -vertu d'une organisation moins exigeante, elle était -affranchie des obligations continues relatives aux -besoins physiques: comme l'indique assez la tendance -commune des situations sociales les moins -éloignées d'une telle supposition idéale. Quoi qu'il -en soit, la relation élémentaire de la vie esthétique -à la vie pratique est certainement devenue beaucoup -plus directe, plus complète, et surtout plus -<span class="pagenum" id="Page_178">178</span> -universelle, depuis la substitution graduelle de -l'existence industrielle à l'existence militaire, -suivant les motifs déjà indiqués. Tant que l'esclavage -et la guerre ont caractérisé l'économie -sociale, il est clair que les beaux-arts ne pouvaient -réellement acquérir une profonde popularité, et -ne devaient être ordinairement goûtés, même -parmi les hommes libres, que chez les classes supérieures: -le seul cas différent, beaucoup trop -vanté d'ailleurs, ne se rapporte historiquement -qu'à une médiocre partie de la population grecque, -qu'un ensemble de circonstances locales et sociales, -éminemment exceptionnel sans être aucunement -arbitraire, avait prédestiné, comme je l'ai expliqué, -à cette heureuse anomalie: partout ailleurs, -chez les sociétés guerrières de l'antiquité, il n'y -avait de vraiment populaires que les jeux sanglans -qui retraçaient à ces peuples grossiers le souvenir -de leur activité chérie. Il est clair, au contraire, -que l'évolution industrielle propre à la fin -du moyen-âge a spontanément consolidé, sous ce -rapport, la salutaire influence des mœurs catholiques -et féodales, en tendant à faire habituellement -pénétrer, jusque chez les plus humbles -familles, les dispositions élémentaires les plus favorables -à l'action des beaux-arts, dont les productions -devaient désormais s'adresser à un public -<span class="pagenum" id="Page_179">179</span> -à la fois beaucoup plus nombreux et beaucoup -mieux préparé. C'est ainsi que le génie esthétique, -destiné surtout aux masses, et qui s'amoindrit, -de toute nécessité, dans les sphères privilégiées, -a pu s'incorporer à la sociabilité moderne d'une -manière bien plus intime qu'il ne pouvait l'être -ordinairement à celle de l'antiquité, où, même sous -l'accueil le plus favorable, il était presque toujours -traité comme un élément essentiellement étranger -à l'ensemble de la constitution sociale. Si cette -connexité plus profonde n'a pas été encore suffisamment -manifestée, il faut l'attribuer à l'état -purement rudimentaire de tout ce qui concerne -l'organisme moderne, où l'absence totale de systématisation -rationnelle a tant neutralisé jusqu'ici, à -tous égards, les propriétés les plus caractéristiques.</p> - -<p>Considérée maintenant en sens inverse, cette -relation élémentaire entre l'essor esthétique et -l'essor industriel se présente surtout comme -heureusement destinée à constituer, chez les -modernes, le plus puissant correctif naturel de ce -déplorable rétrécissement, à la fois mental et moral, -que tend à produire communément l'exorbitante -prépondérance de l'activité industrielle -dans l'ensemble de l'existence humaine. Sous ce -rapport fondamental, l'éducation esthétique commence -spontanément, avec la plus universelle -<span class="pagenum" id="Page_180">180</span> -efficacité, ce que l'éducation scientifique et philosophique -peut seule convenablement achever; de -manière à pouvoir un jour, sous l'influence d'une -sage régularisation, avantageusement combler la -grave lacune qui résulte provisoirement, à cet -égard, de l'inévitable désuétude des usages religieux, -quant à la continuelle diversion intellectuelle -qu'exige incontestablement, à un certain -degré, la vie purement pratique, pour ne pas dégénérer -en une stupide et égoïste préoccupation. -Dans les diverses parties principales de la grande -république européenne constituée au moyen-âge, -l'évolution esthétique, suivant toujours de près -l'évolution industrielle, a plus ou moins tendu à -en tempérer les dangers essentiels, en développant -partout une activité mentale plus générale -et plus désintéressée que celle qu'exigeaient les -travaux journaliers, et en sollicitant directement, -suivant son heureuse nature, l'exercice simultané -des affections les plus bienveillantes, par des -jouissances d'autant plus vives qu'elles sont plus -unanimes. Quelles que soient, à cet égard, les -éminentes propriétés de l'évolution scientifique -ou philosophique, elle aura constamment, auprès -des masses, une efficacité beaucoup moindre, en -vertu de son intensité et surtout de sa popularité -très inférieures, même après les plus grandes -<span class="pagenum" id="Page_181">181</span> -améliorations que doive ultérieurement recevoir -le système général de l'éducation humaine, individuelle -ou sociale. À la vérité, des philosophes peu -sensibles aux beaux-arts ont souvent accusé, d'une -manière très spécieuse, principalement au sujet -de l'Italie, le développement excessif de la vie -esthétique de tendre à entraver la progression sociale -en inspirant trop d'attachement à des jouissances -momentanément incompatibles avec une -indispensable agitation politique. Mais, excepté -les anomalies individuelles, où la préoccupation -esthétique peut, en effet, être quelquefois poussée -jusqu'à déterminer une sorte de dégradation mentale -et morale, il est clair que, dans les cas réels, -son influence sur l'ensemble des populations, lors -même qu'elle a dû sembler exagérée, n'a contribué -le plus souvent qu'à empêcher une prépondérance -bien plus dangereuse de la vie matérielle, -et à y entretenir une certaine ardeur spéculative, -susceptible de recevoir un jour une plus importante -destination. Enfin, sous un aspect plus spécial, -on doit évidemment regarder le développement -des beaux-arts comme ayant même été, à -beaucoup d'égards, directement lié au perfectionnement -technique des opérations industrielles, -qui ne peuvent, en effet, recevoir toutes les améliorations -habituelles dont elles sont réellement -<span class="pagenum" id="Page_182">182</span> -susceptibles, chez les nations où le sentiment -d'une perfection idéale n'est pas, en tout genre, -suffisamment cultivé. Cela est surtout sensible -quant aux arts nombreux qui se rapportent à la -forme extérieure, et qui, à ce titre, se rattachent -nécessairement à l'architecture, à la sculpture, -et même à la peinture, par une foule de -nuances intermédiaires, constituant une gradation -presque insensible, où il devient quelquefois -impossible d'assigner une exacte séparation entre -le point de vue vraiment esthétique et le point de -vue purement industriel. L'expérience universelle -a tellement constaté, sous ce rapport, la -supériorité technique des populations améliorées -par les beaux-arts, que cette considération est -souvent devenue l'un des principaux motifs des -gouvernemens modernes pour encourager directement -la propagation de l'éducation esthétique, -alors justement envisagée comme une puissante -garantie ultérieure de succès industriel, dans l'utile -concurrence commerciale des différens peuples -européens.</p> - -<p>Par les divers motifs ci-dessus indiqués, il est -donc évident que la prépondérance naissante de -la vie industrielle à la fin du moyen-âge, bien -loin d'être défavorable à l'évolution esthétique -déjà déterminée par l'ensemble de la situation -<span class="pagenum" id="Page_183">183</span> -antérieure, tendait, au contraire, à lui procurer finalement -une popularité et une consistance qu'elle -n'aurait pu autrement obtenir au même degré, en -la rattachant désormais, de la manière la plus -intime, au progrès de l'existence moderne. Toutefois, -pendant les cinq siècles qui nous séparent -du moyen-âge, cet ascendant graduel a dû provisoirement -influer, d'une manière indirecte, -sur le caractère vague et indécis précédemment -attribué à l'art moderne, en augmentant l'instabilité -et accélérant la décadence du régime sous -lequel il avait dû surgir. Si l'état catholique et -féodal avait pu persister réellement, il n'est pas -douteux, à mes yeux, que l'essor esthétique des -douzième et treizième siècles aurait acquis, par -son éminente homogénéité, une importance et -une profondeur bien supérieures à tout ce qui a -pu exister depuis, surtout quant à l'efficacité populaire, -vrai critérium des beaux-arts. Par la transition -rapide, et souvent violente, qui devait s'accomplir -dans le cours de cette grande période -révolutionnaire, et à laquelle la progression industrielle -a si puissamment concouru, le génie -esthétique a nécessairement manqué de direction -générale et de destination sociale. Entre l'ancienne -sociabilité expirante, et la nouvelle trop -peu caractérisée encore, il n'a pu assez nettement -<span class="pagenum" id="Page_184">184</span> -sentir ni ce qu'il devait surtout idéaliser, ni sur -quelles sympathies universelles il devait principalement -reposer. Telle est, au fond, la cause -progressive de cette spécialité exclusive qui a jusqu'ici -caractérisé l'art moderne, comme l'industrie, -et comme la science aussi, faute d'une généralité -réellement prépondérante. Bien loin d'être -dégénéré, le génie esthétique est certainement devenu -plus étendu, plus varié, et plus complet -même, qu'il n'avait jamais pu l'être dans l'antiquité: -mais, malgré ses éminentes propriétés intrinsèques, -son efficacité devait être alors beaucoup -moindre, dans un milieu social qui n'a pu -encore lui offrir ni la netteté ni la fixité indispensables -à son libre essor. Obligé de reproduire les -émotions religieuses pendant que la foi s'éteignait, -et de représenter les mœurs guerrières à des populations -de plus en plus livrées à une activité pacifique, -sa situation radicalement contradictoire a -dû non-seulement nuire à la réalité fondamentale -de ses effets extérieurs, mais à celle même de ses -propres impressions intérieures, jusqu'aux temps -encore lointains où la régénération finale de l'humanité -viendra lui offrir le milieu le plus favorable -à son plein développement, par suite d'une homogénéité -et d'une stabilité qui n'ont pu jamais -exister au même degré, comme je l'indiquerai -<span class="pagenum" id="Page_185">185</span> -plus distinctement à la fin de ce volume. Ainsi -privé nécessairement, pendant la grande transition -que nous étudions, de toute vraie direction philosophique, -et dépourvu de toute large destination -sociale, l'art moderne n'a pu être essentiellement -animé que par l'instinct fondamental qui pousse -involontairement à une activité continue les plus -énergiques facultés de notre intelligence: les organisations -éminemment esthétiques ont dû alors, -comme on dit aujourd'hui, cultiver l'art pour l'art -lui-même; ou, suivant le langage, plus humble mais -équivalent, employé par le grand Corneille, ne se -proposer habituellement d'autre but réel que de -divertir le public. Néanmoins, malgré cet inévitable -isolement provisoire, en considérant de plus -près l'ensemble de cette évolution esthétique, on y -peut discerner presque toujours, depuis son origine -jusqu'à présent, une certaine tendance sociale -plus ou moins prononcée; mais elle est purement -critique, et par suite peu compatible avec l'éminente -nature d'un tel développement, où la négation -ne peut jamais avoir qu'une importance fort -accessoire. C'est seulement par là que l'art moderne -a pris communément une part directe à -notre mouvement social. On conçoit, en effet, -que, dans la double progression, à la fois négative -et positive, qui devait constituer ce mouvement -<span class="pagenum" id="Page_186">186</span> -préliminaire, le premier aspect, seul suffisamment -appréciable, pouvait seul convenir aux beaux-arts, -quelque imparfaite excitation qu'ils y pussent -trouver; tandis que le second, à peine saisissable -aujourd'hui à la plus haute contention philosophique, -ne pouvait assurément leur fournir aucun -aliment immédiat, quoique finalement destiné à -leur imprimer en temps opportun, la plus puissante -stimulation continue: en sorte que, dans -ce long intervalle, toutes les fois que la philosophie -esthétique a voulu réellement prendre un -caractère organique, elle n'a pu aboutir, comme -la philosophie politique elle-même, qu'à de vains -regrets sur l'irrévocable dissolution de l'ordre ancien, -suivis de déplorables récriminations sur la -prétendue dégénération de l'humanité. C'est ainsi -qu'on explique aisément, en général, la tendance -critique qui, à toutes les époques de l'art moderne, -s'est nettement prononcée, sous des formes d'ailleurs -très variées, même chez les plus éminens -génies, surtout poétiques, quoique, dans une situation -vraiment normale, la critique ne doive -certainement convenir qu'à des intelligences secondaires, -principalement quant aux beaux-arts. -Une telle tendance devait d'ailleurs, d'après cette -appréciation historique, suivre naturellement la -marche correspondante de la grande progression -<span class="pagenum" id="Page_187">187</span> -négative; c'est-à-dire, d'après la théorie du chapitre -précédent, être d'abord et principalement -dirigée contre l'organisme catholique, dont la disposition, -désormais oppressive et rétrograde, devait -commencer, vers la fin du moyen-âge, à soulever -spécialement les antipathies esthétiques, comme -l'indiquent alors si naïvement tant d'éclatants -exemples<a name="FNanchor_11" id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>. Tout en concourant instinctivement -à sanctionner ainsi l'ascendant universel du pouvoir -temporel sur le pouvoir spirituel, l'essor esthétique -devait aussi participer, quoique à un -degré beaucoup moindre, au triomphe graduel -de celui des deux élémens temporels que -<span class="pagenum" id="Page_188">188</span> -l'ensemble des influences nationales destinait, en -chaque pays, à la dictature finale, suivant la distinction -fondamentale que j'ai tant appliquée: -ce qui a notablement contribué à déterminer les -principales différences que la marche des beaux-arts -devait offrir chez les divers peuples européens, -pendant les deux dernières phases de l'évolution -moderne, comme je l'indiquerai ci-dessous.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_11" id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label"><b>Note 11</b>:</span></a> -D'après une appréciation plus spéciale, qui doit être renvoyée au -Traité ultérieur que j'ai annoncé, il sera aisé d'établir que cette opposition, -d'abord peu sensible dans la plupart des arts, auxquels le catholicisme -procurait, par sa nature, une alimentation longtemps suffisante, -devait être surtout prononcée dans l'art le plus universel, dont -la marche détermine nécessairement tôt ou tard celle de tous les autres, -et auquel le système catholique ne pouvait fournir qu'une trop imparfaite -satisfaction, essentiellement bornée au genre lyrique, soit pour -les chants religieux, soit pour les poésies mystiques, dont le livre de -l'<i>Imitation</i> nous offre un type si éminent. Les deux principales formes -propres à l'art poétique, surtout chez les modernes, échappaient nécessairement -à la direction catholique, et devaient, par suite, lui devenir -particulièrement hostiles; cette tendance, incontestable, dès l'origine, -quant aux compositions épiques, est bientôt non moins réelle, et encore -plus décisive, envers les compositions dramatiques, malgré les -vains efforts du clergé afin de subordonner à la foi chrétienne leur essor -initial.</p> - -<p class="sep1">En terminant cette sommaire appréciation historique -des propriétés et du caractère social de -l'élément esthétique, il serait superflu d'établir -directement que, comme l'ensemble d'influences -d'où il émanait, son essor devait être essentiellement -commun, sauf de simples inégalités de degré, -à toutes les parties de la grande république -occidentale. Nous devons seulement, sous ce -rapport, indiquer un nouvel attribut social d'une -telle évolution, qui à dû spontanément exercer la -plus heureuse influence pour resserrer les liens de -cette immense communauté, alors poussée, à -tant d'égards, vers un démembrement direct, par -suite de la désorganisation catholique et féodale. -On a pu, sans doute, accuser quelquefois les -beaux-arts de tendre, au contraire, à susciter de -déplorables antipathies nationales, en vertu même -de leur plus intime incorporation au développement -<span class="pagenum" id="Page_189">189</span> -propre de chaque population. Mais cette -influence partielle et secondaire est certainement -plus que compensée par la vive prédilection universelle -que doivent inspirer, en général, les éminentes -productions esthétiques envers les peuples -d'où elles émanent; du moins quand l'amour de -l'art est vraiment développé, au lieu de servir -seulement de masque à de puériles vanités nationales. -À cet égard, outre l'influence commune, -chacun des beaux-arts a eu son mode spécial de -stimuler directement la sympathie permanente -des peuples européens, surtout en excitant à des -déplacemens journellement utiles à la consolidation -de cette heureuse harmonie. La poésie elle-même, -dont les compositions étrangères pouvaient -être immédiatement goûtées au loin, tendait au -même but par une influence encore plus efficace, -et surtout plus générale, en obligeant partout à -l'étude mutuelle des principales langues modernes, -sans laquelle ces divers chefs-d'œuvre eussent -été si imparfaitement appréciables: d'où est -résulté, par exemple, l'une des plus puissantes -causes spontanées de la précieuse universalité -graduellement acquise à la langue française. Il -est clair qu'un tel privilége appartient spécialement -aux productions esthétiques: les facultés -scientifiques ou philosophiques, à raison de leur -<span class="pagenum" id="Page_190">190</span> -généralité et de leur abstraction supérieures, peuvent -transmettre suffisamment leur action indépendamment -du langage; en sorte que les mêmes -attributs essentiels qui les ont d'abord privées, -comme je l'ai indiqué, de toute importante participation -à la formation des langues modernes -les ont également empêchées ensuite de concourir -notablement à leur propagation respective.</p> - -<p>Ayant désormais assez caractérisé, soit l'avénement -initial de l'évolution esthétique propre à -la civilisation moderne, soit l'ensemble de ses -principaux attributs, il ne nous reste plus qu'à -considérer sommairement la marche historique -du nouvel élément social pendant les trois phases -consécutives de la double progression préparatoire -commencée au quatorzième siècle.</p> - -<p>L'ensemble de cet examen présente, de la manière -la plus naturelle, une nouvelle vérification -générale de la distinction fondamentale établie -entre ces trois phases, dans la leçon précédente, -d'après l'analyse du mouvement de décomposition, -et déjà pleinement confirmée, à l'égard du -mouvement organique, par l'étude de l'évolution -industrielle, appréciée dans la première moitié -de la leçon actuelle. On ne peut douter, en effet, -que la marche de l'élément esthétique n'ait été -tour à tour, aussi bien que celle de l'élément -<span class="pagenum" id="Page_191">191</span> -industriel, essentiellement spontanée pendant notre -première phase, stimulée, pendant la seconde, -comme moyen d'influence, par des encouragemens -plus ou moins systématiques, et enfin directement -érigée, sous la troisième, en but partiel de la -politique moderne. Devant ici soigneusement écarter -toute appréciation concrète incompatible avec -la nature et les limites de cet ouvrage, quel que pût -être, à ce sujet, l'intérêt philosophique de plusieurs -discussions capitales jusqu'ici très mal conduites, -mais dont l'élaboration doit être laissée au lecteur -assez pénétré de ma théorie historique pour l'y -appliquer convenablement, il faut nous réduire -à l'explication très sommaire du caractère abstrait -propre à chacune de ces trois époques, considérées -surtout quant à l'incorporation définitive de -l'élément esthétique au système de la civilisation -moderne, ce qui constitue toujours le but principal -de notre opération dynamique.</p> - -<p>Quoique, sous la première phase, comme sous -les deux autres, l'évolution esthétique ait été, en -réalité, plus ou moins relative à tous les divers -beaux-arts, et plus ou moins commune aux différens -états de la république européenne, c'est -néanmoins pour la poésie uniquement, et dans la -seule Italie, qu'il en est resté des productions -pleinement caractéristiques et vraiment -<span class="pagenum" id="Page_192">192</span> -impérissables, surtout par les sublimes inspirations de -Dante et les douces émotions de Pétrarque. On voit -alors, conformément à notre théorie, le mouvement -esthétique suivre spontanément le mouvement -industriel, en vertu des mêmes causes de précocité -spéciale, de manière à constituer, pour l'Italie, -une antériorité d'environ deux siècles sur le reste -de l'occident, comme le montrent aussi tous les -autres aspects quelconques du développement européen. -L'évidente spontanéité de ce premier élan -est spécialement prononcée quant à la plus éminente -élaboration, qui ne fut pas même encouragée -par les sympathies qu'elle devait le plus -naturellement exciter. Du reste, l'unanime admiration, -non-seulement italienne, mais européenne, -bientôt inspirée par cette immense création, vint -hautement constater sa parfaite harmonie avec -l'état correspondant des populations civilisées, -quoique cette tardive justice n'ait pu être personnellement -appliquée qu'à d'heureux successeurs: -c'était Dante que l'instinct confus de la reconnaissance -universelle couronnait réellement sous -le célèbre laurier de Pétrarque, alors seulement -connu par ses poésies latines justement oubliées -aujourd'hui. Tous les caractères essentiels précédemment -attribués à l'art moderne, d'après la -nature du milieu social correspondant, se vérifient -<span class="pagenum" id="Page_193">193</span> -clairement pendant cette première phase, -sans qu'il soit nécessaire de l'indiquer expressément. -La tendance critique y est très prononcée, -surtout dans le poème de Dante, dominé par une -métaphysique très peu favorable à l'esprit vraiment -catholique: cette opposition ne résulte pas seulement -des attaques formelles contre les papes et le -clergé, quoiqu'elles y soient très graves et fort multipliées; -elle ressort bien plus profondément de la -conception même d'une telle composition, où les -droits suprêmes d'apothéose et de damnation sont -audacieusement usurpés, de façon à constituer une -sorte de sacrilége fondamental, qui eût été certainement -impossible, deux siècles auparavant, -sous le plein ascendant du catholicisme. Quant à -l'ordre temporel, l'antagonisme du mouvement -esthétique est alors, sans doute, beaucoup moins -appréciable, parce qu'il n'y pouvait encore être -aucunement direct: mais il se fait déjà sentir, -d'une manière indirecte, d'après l'inévitable influence -d'un tel essor pour fonder d'éminentes -réputations personnelles, indépendantes, et bientôt -émules, de la supériorité héréditaire.</p> - -<p>Vers le milieu de cette première phase, l'évolution -esthétique propre à la civilisation moderne, -et qui d'abord avait principalement obéi à l'impulsion -spontanée du milieu social correspondant, -<span class="pagenum" id="Page_194">194</span> -commence à subir une altération notable, vainement -qualifiée de régénération des beaux-arts, et -qui, à beaucoup d'égards, constituait bien plutôt -une sorte de tendance rétrograde, en inspirant -une admiration trop servile et trop exclusive pour -les chefs-d'œuvre de l'antiquité, relatifs à un tout -autre système de sociabilité. Quoique cette influence -n'ait dû surtout s'exercer que sous la seconde -phase, c'est ici néanmoins qu'il convient -d'en indiquer le caractère historique, puisque -c'est alors qu'elle a réellement pris naissance: elle -me semble même s'être déjà fait sentir, d'une manière -négative il est vrai, mais d'autant plus fâcheuse, -pendant la dernière moitié de la phase -que nous considérons; en y neutralisant l'élan -que semblait devoir imprimer partout l'admirable -essor poétique du quatorzième siècle, avec lequel -le siècle suivant forme, même en Italie, un contraste -si déplorable et si imprévu, auquel les controverses -religieuses ont, sans doute, gravement -concouru, mais qui a peut-être dépendu bien davantage -de cette nouvelle ardeur immodérée pour -les productions grecques et latines, tendant à -éteindre les plus précieuses des qualités esthétiques, -l'originalité et la popularité. Une telle altération -se manifeste immédiatement dans l'architecture, -qui, malgré les grands progrès que n'a -<span class="pagenum" id="Page_195">195</span> -cessé de faire sa partie technique et usuelle, n'a -pu produire, depuis le quinzième siècle, et, en -partie, à cause de cette vicieuse prédilection, des -monumens vraiment comparables, sous le point -de vue esthétique, aux admirables cathédrales du -moyen-âge. En ce sens, l'appréciation générale -de l'école romantique actuelle ne pêche surtout -que par une irrationnelle exagération historique, -comme je l'ai ci-dessus indiqué: mais ses récriminations -sont loin d'être dépourvues de fondemens -réels. Toutefois, il ne faut pas oublier, à ce -sujet, que, suivant notre explication antérieure, -cette servile imitation de l'antiquité n'a pu que -développer secondairement, et non déterminer en -effet, le caractère vague et indécis inhérent à l'art -moderne, par une suite nécessaire de la confusion -et de l'instabilité de l'état social correspondant: -les productions anciennes, qui, au fond, ne furent -jamais véritablement perdues ni oubliées, surtout -quant à l'architecture et à la sculpture, n'avaient -point cependant altéré l'énergique spontanéité de -l'évolution esthétique commencée au moyen-âge, -tant que l'organisme catholique et féodal avait -conservé sa pleine vigueur. Ainsi, l'avénement -ultérieur de cette altération, d'ailleurs inévitable, -ne peut réellement prouver que l'extinction -graduelle de toute direction philosophique -<span class="pagenum" id="Page_196">196</span> -et de toute destination sociale, naturellement -opérée dans les beaux-arts, sous l'accomplissement -simultané de la décomposition spontanée -propre à cette première phase de la civilisation -moderne, et déjà très sentie pendant sa seconde -moitié: c'est là principalement ce qui a empêché -l'impulsion antérieure de résister suffisamment à -l'influence perturbatrice qu'elle avait jusque alors -facilement surmontée. Une appréciation plus approfondie -conduit même, ce me semble, à reconnaître -que l'imitation plus ou moins servile de -l'art antique dut bientôt, par une réaction nécessaire, -devenir, pour l'art moderne, un moyen -factice de suppléer provisoirement, quoique d'une -manière très imparfaite, à cette lacune fondamentale, -que le progrès de la transition révolutionnaire -devait rendre de plus en plus funeste à la -marche des beaux-arts, jusqu'à ce que la progression -positive ait, sous ce rapport, convenablement -réparé les dangers inséparables de la progression -négative, ce qui certainement n'a pu encore avoir -lieu. Ne pouvant trouver autour de lui une sociabilité -assez caractérisée et assez fixe, l'art moderne -s'est naturellement imbu de la sociabilité antique, -autant que pouvait le permettre une idéale contemplation, -guidée par l'ensemble des monumens -de tous genres: c'est à ce milieu abstrait que le -<span class="pagenum" id="Page_197">197</span> -génie esthétique devait tenter d'appliquer plus ou -moins heureusement les impressions hétérogènes -qu'il recevait spontanément du milieu réel d'où il -ne pouvait, malgré ses efforts assidus, parvenir à -s'isoler. Quels que dussent être évidemment l'insuffisance -et les dangers d'un tel expédient provisoire, -il importe de reconnaître qu'il fut alors -strictement indispensable, afin d'éviter, à cet -égard, une anarchie totale, qui eût été, sans -doute, bien autrement funeste à la marche de l'art -moderne: aussi voit-on les plus puissans esprits, -non-seulement Pétrarque et Boccace, mais le -grand Dante lui-même, qu'on ne peut certes -soupçonner aucunement de servilité routinière, -alors occupés, avec une ardente sollicitude, à recommander -constamment l'étude approfondie de -l'antiquité, comme base fondamentale du développement -esthétique, ce qui n'avait, à cette époque, -d'autre tort essentiel que d'ériger en principe -absolu et indéfini une simple mesure temporaire, -d'après l'esprit général de la philosophie métaphysique -dont l'ascendant dominait encore toutes -les intelligences. La saine appréciation historique -d'une telle nécessité ne peut seulement qu'augmenter -beaucoup, par une admiration réfléchie, -la profonde vénération que devront toujours nous -inspirer les éminens chefs-d'œuvre créés, pendant -<span class="pagenum" id="Page_198">198</span> -la seconde phase, au milieu de tant d'entraves, et -avec des moyens aussi imparfaits, si propres à -susciter l'heureuse conviction expérimentale d'une -certaine extension réelle dans les facultés esthétiques -de l'humanité, ultérieurement destinées à -une plus complète manifestation, sous l'accomplissement -convenable des grandes conditions sociales -réservées à notre prochain avenir, comme je -l'indiquerai à la fin de cet ouvrage. Mais, pour -compléter l'explication précédente, il faut ajouter -ici que ce régime provisoire, ainsi naturellement -imposé, au <span class="cs7">XV</span><sup>e</sup> siècle, à la marche générale de -l'art moderne, devait alors déterminer, outre l'altération -du mouvement antérieur, une inévitable -suspension, qui explique la mémorable anomalie -ci-dessus signalée envers ce siècle, où l'éminent -essor du siècle précédent semblait, au contraire, -devoir faire présager un grand développement -esthétique. On conçoit aisément, en effet, qu'à -un système de composition aussi factice, il fallait -également préparer, pendant quelques générations, -un public qui ne le fût pas moins; car, en perdant -sa grossière originalité du moyen-âge, l'art perdait -pareillement, de toute nécessité, la naïve popularité -qui en était la récompense spontanée, et qui -n'a pu encore être retrouvée à un pareil degré, -dans les cas même les plus favorables. Quoique sa -<span class="pagenum" id="Page_199">199</span> -nature générale le destine surtout aux masses, -l'art moderne était alors forcé, par une exception -inévitable, de s'adresser spécialement à des auditeurs -privilégiés, qu'une laborieuse éducation aurait -préalablement placés aussi, bien qu'à un -moindre degré, dans des conditions esthétiques -analogues à celles des artistes eux-mêmes, et sans -lesquelles n'aurait pu exister, entre l'état passif des -uns et l'état actif des autres, cette harmonie indispensable -à toute action des beaux-arts. Dans -l'ordre pleinement normal, une telle harmonie -s'établit partout sans effort, d'une manière bien -plus intime, d'après la prépondérance commune -du milieu social qui pénètre constamment à la -fois l'interprète et le spectateur; mais, sous cette -anomalie provisoire, elle devait, au contraire, -exiger une longue et difficile préparation. C'est -seulement quand cette préparation artificielle a -été convenablement accomplie, chez un public -spécial suffisamment nombreux, par suite de la -propagation spontanée de l'éducation fondée sur -l'étude des langues anciennes, que l'évolution -esthétique a pu directement reprendre son cours -jusque alors suspendu, et graduellement produire, -pendant la seconde phase, l'admirable mouvement -universel qui nous reste maintenant à caractériser, -comme le seul résultat capital dont fût susceptible, -<span class="pagenum" id="Page_200">200</span> -par sa nature exceptionnelle, le régime temporaire -que nous venons d'apprécier. Du reste, ce régime -devait nécessairement s'étendre à tous les divers -beaux-arts, mais suivant des degrés très inégaux: -son influence la plus directe et la plus puissante -dut se rapporter à l'art le plus général, auquel -tous les autres subordonnent plus ou moins leurs -inspirations primitives; quant aux quatre autres, -la sculpture et l'architecture durent y être beaucoup -plus complétement assujéties que la peinture -et surtout la musique, dont l'évolution dut -être ainsi plus tardive et plus originale, sous la -seule impulsion initiale du moyen-âge, simplement -modifiée par l'action indirecte que devait -exercer, à cet égard, la marche effective de la -poésie elle-même. Enfin, quoique ce régime esthétique -ait d'abord été plus ou moins commun aux -cinq élémens principaux de la république occidentale, -son développement ultérieur y devait offrir -des différences capitales, dont les plus importantes -se trouveront naturellement caractérisées -ci-après.</p> - -<p>Pendant la seconde phase, il est évident que -l'essor général des beaux-arts, jusque alors essentiellement -spontané, est partout stimulé, comme -celui de l'industrie elle-même, par les encouragemens -de plus en plus systématiques des divers -<span class="pagenum" id="Page_201">201</span> -gouvernemens européens, depuis que le progrès -général du mouvement révolutionnaire y avait -suffisamment avancé la concentration temporelle, -sans laquelle cette nouvelle marche ne pouvait -avoir une vraie stabilité. L'art devait alors trouver, -sous ce rapport, un double avantage sur la science, -dont la marche éprouvait simultanément une -semblable transformation: car, en même temps -qu'il devait inspirer des sympathies bien plus vives -et plus communes, son développement ne pouvait -exciter aucune inquiétude politique chez les pouvoirs -les plus ombrageux; c'est surtout, par exemple, -d'après ce dernier motif, que les papes, déjà dégénérés -en simples princes italiens, tandis qu'ils favorisaient -très médiocrement les sciences, étaient -presque toujours les plus zélés protecteurs des arts, -à l'appréciation desquels l'ensemble de leur éducation -et de leurs habitudes devait les disposer -personnellement. Toutefois, c'est principalement -comme moyen d'influence et de considération, -beaucoup plus que par suite d'un sentiment réel, -que les beaux-arts furent alors encouragés, même -par des princes qui n'éprouvaient, à ce sujet, -aucun penchant individuel, mais qui sentaient le -prix de la consécration ultérieure et de la popularité -immédiate ainsi obtenues: aussi plusieurs souverains, -entre autres François I<sup>er</sup> au début de cette -<span class="pagenum" id="Page_202">202</span> -phase et Louis XIV à la fin, se sont-ils alors distingués, -malgré leur médiocrité mentale, pour avoir, -outre ces motifs généraux, ressenti, à cet égard, -quelques inclinations privées. Quelle qu'ait dû -être l'efficacité réelle de ce système d'encouragement -en quelques cas fort importans, cependant -sa valeur essentielle doit être ici surtout appréciée -en y voyant un irrécusable symptôme de la -puissance sociale que l'art commençait à acquérir -parmi les diverses populations modernes, dont les -sympathies universelles constituaient la source ordinaire -d'une telle politique, qui, sous un autre -aspect, ne pouvait être finalement aussi utile à -l'essor esthétique, dont elle tendait à altérer gravement -l'originalité, qu'elle l'était certainement à -l'essor industriel.</p> - -<p>Notre distinction fondamentale entre les deux -modes politiques suivant lesquels s'est alors accomplie -la désorganisation systématique, à la fois -spirituelle et temporelle, chez les différens peuples -européens, n'est pas moins caractéristique pour -l'évolution esthétique que pour l'évolution industrielle: -car, les principales diversités alors si marquées -dans la marche des beaux-arts sont surtout -déterminées, aussi bien que leurs suites ultérieures, -par nos deux systèmes généraux de dictature -temporelle, l'un monarchique et catholique, -<span class="pagenum" id="Page_203">203</span> -l'autre aristocratique et protestant. Suivant la remarque -très judicieuse de quelques philosophes -italiens, il n'est pas douteux que l'abolition du -culte catholique a dû alors exercer, dans une -grande partie de l'Europe, une influence très défavorable -au développement esthétique, surtout -en ce qui concerne la musique, la peinture, et -même la sculpture, dont la commune imperfection -contraste si tristement, en Angleterre, avec -l'admirable essor de la poésie; toutefois, une telle -appréciation attache trop d'importance à l'influence -spirituelle, tandis que les causes politiques -ont été, ce me semble, prépondérantes. -Quoi qu'il en soit, le premier mode de dictature -temporelle était certainement, pour l'élément esthétique, -comme je l'ai déjà expliqué pour l'élément -industriel, de beaucoup le plus favorable, -par sa nature, à une intime assimilation sociale, -ce qui doit constituer ici notre considération principale: -cela devait, en effet, résulter de l'impulsion -plus homogène et plus complète émanée d'un -pouvoir plus central et plus élevé, dont l'ascendant -protecteur devait incorporer bien davantage -l'encouragement continu de tous les beaux-arts -au système général de la politique moderne, alors -nettement caractérisé, sous ce rapport, par la -fondation des académies poétiques ou artistiques, -<span class="pagenum" id="Page_204">204</span> -qui, nées spontanément en Italie, acquirent bientôt, -en France, sous Richelieu et sous Louis XIV, -une importance très supérieure. Dans l'autre -mode, au contraire, la prépondérance de la force -locale devait essentiellement livrer les beaux-arts à -la pénible et insuffisante ressource des protections -privées, chez des populations où d'ailleurs le protestantisme -tendait, à tant d'égards, à neutraliser -l'éducation esthétique commencée au moyen-âge: -aussi, sans les triomphes passagers d'Élisabeth, et -surtout de Cromwell, sur l'aristocratie nationale, -les admirables génies de Shakespeare et de Milton -ne nous eussent probablement jamais fourni deux -des témoignages les plus décisifs contre la prétendue -dégénération moderne des facultés esthétiques -de l'humanité. Toutefois, il faut reconnaître -que, par une compensation très insuffisante, la nature -plus défavorable d'un tel milieu social, d'ailleurs -propre à augmenter notre profonde vénération -pour les énergiques vocations qui s'y sont fait -jour, tendait indirectement à mieux garantir l'originalité, -souvent altérée, sous le premier régime, -par des encouragemens excessifs ou mal appliqués. -Mais les dangers intellectuels d'un tel abus n'ont -pas empêché que, même en ce cas, le mode français -ne fût plus favorable, sous l'aspect social, -soit à la propagation graduelle de la vie esthétique -<span class="pagenum" id="Page_205">205</span> -chez les populations modernes, soit à l'incorporation -croissante de la classe correspondante -parmi les élémens essentiels d'une réorganisation -finale.</p> - -<p>Envisagée d'un point de vue plus spécial, cette -grande distinction politique me paraît propre à -indiquer la principale source historique de la mémorable -anomalie qui a soustrait alors le système -dramatique anglais, surtout pour la tragédie, à la -commune prépondérance primitive ci-dessus attribuée -à l'imitation de l'art antique. Les modernes -ont, en général, radicalement perfectionné la division -fondamentale de la poésie dramatique, en y -faisant de plus en plus correspondre les deux ordres -de poèmes, l'un à la vie publique, l'autre à la -vie privée: tandis que, dans la tragédie grecque, -malgré la célèbre intervention du chœur, il n'y -avait ordinairement de politique que la nature des -familles dont on y retraçait les passions et les catastrophes, -toujours éminemment domestiques; ce qui -était inévitable chez des populations qui ne pouvaient -concevoir d'autre état social que le leur. Or, -la tragédie moderne ayant pris ainsi un plus éminent -caractère historique, comme tendant à nous -retracer les divers modes antérieurs de la sociabilité -humaine, son essor a suivi deux marches très -différentes, suivant que le milieu politique où elle -<span class="pagenum" id="Page_206">206</span> -s'est développée a déterminé sa direction spéciale -vers la société ancienne ou vers celle du moyen-âge. -La dictature monarchique devait naturellement -répugner, en France, aux souvenirs du -moyen-âge, où la royauté était ordinairement si -faible et l'aristocratie si puissante; les impressions -populaires étant d'ailleurs spontanément conformes -à une telle disposition, il est clair que l'ensemble -des influences sociales y concourait à fortifier -la tendance naturelle du système esthétique -précédemment expliqué à la reproduction exclusive -des grandes scènes de l'antiquité. C'est ainsi -que Corneille, choisissant, avec une parfaite sagacité, -ce que le monde ancien pouvait offrir à la -fois de mieux connu et de plus fortement caractérisé, -fut conduit à consacrer son admirable -génie à l'immortelle idéalisation des principales -phases de la société romaine<a name="FNanchor_12" id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a>, depuis son -<span class="pagenum" id="Page_207">207</span> -origine jusqu'à son déclin. En Angleterre, au contraire, -où, par le triomphe de l'aristocratie, le -régime féodal avait été réellement beaucoup moins -altéré, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent, -les sympathies communes de la classe prépondérante -et d'une nation longtemps heureuse -de son patronage, devaient tendre à conserver spécialement -les derniers souvenirs du moyen-âge, -seuls susceptibles d'une véritable popularité, si -puissamment stimulée par le grand Shakespeare, -dont les énergiques tableaux ne seront jamais neutralisés -par les vices essentiels d'un système de -composition fondé sur une insuffisante appréciation -des conditions respectivement propres à la -poésie épique et à la poésie dramatique: il est d'ailleurs -évident que ce résultat a dû être beaucoup -fortifié par l'isolement caractéristique qui, dès l'origine -de cette phase protestante, distingue de plus -en plus l'ensemble de la politique anglaise, et qui -devait pousser davantage au choix presque exclusif -de sujets nationaux. À la vérité, on voit, en même -temps, se développer aussi, en Espagne, sous -l'ascendant royal et catholique, un art dramatique -<span class="pagenum" id="Page_208">208</span> -essentiellement analogue au précédent, et même -encore plus éloigné de toute imitation antique; -mais cette seconde anomalie, loin d'être opposée -à notre explication, la confirme radicalement: -car, dans ce cas, d'autres influences ont déterminé -une pareille prédilection nationale pour les -traditions du moyen-âge, en vertu même de l'intime -incorporation du catholicisme à la politique -correspondante. Si l'esprit catholique avait pu -conserver alors autant d'empire chez les autres -peuples préservés du protestantisme, son entraînement -naturel vers les temps de sa plus grande -splendeur eût certainement empêché partout la -tendance poétique vers l'antiquité, toujours plus -ou moins liée d'ailleurs à l'instinct universel d'émancipation -religieuse. On conçoit aisément que -cette impulsion catholique devait être alors plus -décisive, à cet égard, pour l'Espagne, que l'impulsion -féodale correspondante ne pouvait l'être pour -l'Angleterre, où elle était directement combattue -par l'esprit du protestantisme, quoique la nature -anti-esthétique de celui-ci ne fût pas d'ailleurs -favorable au système d'art adopté en Italie et en -France. Je me borne ici à l'indication très sommaire -d'un tel ordre d'explications, que j'ai jugé propre à -faire mieux ressortir la nouvelle lumière générale -que la saine théorie de l'évolution sociale peut -<span class="pagenum" id="Page_209">209</span> -répandre sur l'étude spéciale du développement -historique de l'art moderne, de manière à dissiper -spontanément une foule d'appréciations illusoires -ou irrationnelles.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_12" id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label"><b>Note 12</b>:</span></a> -Quand Racine, après s'être longtemps borné à peindre trop abstraitement, -sous des noms presque arbitraires, nos principales passions -élémentaires, comprit enfin dignement cette destination plus élevée et -plus complète que Corneille venait d'assigner irrévocablement à la -tragédie moderne, et qu'il voulut consacrer aussi la pleine maturité -de son génie à la vraie tragédie historique, son heureux instinct lui fit -sentir que cette immense élaboration de Corneille avait désormais essentiellement -épuisé l'idéalisation dramatique du monde romain. C'est -pourquoi, conduit à remonter vers une sociabilité encore plus antique, -il tenta, dans son dernier et principal chef-d'œuvre, une admirable -appréciation poétique des principaux attributs propres au régime théocratique, -considéré du moins dans son type le plus connu quoique le -moins caractéristique.</p> - -<p class="sep1">Pour que cette indication soit suffisamment -complète, il faut toutefois ajouter que cette mémorable -diversité poétique, d'ailleurs évidemment -provisoire, comme l'ensemble des causes qui -l'ont produite, a dû seulement affecter les compositions -relatives à la vie publique; tandis que -celles destinées à retracer la vie privée ne pouvaient, -par leur nature, se rapporter qu'à la seule -civilisation moderne, et se trouvaient, en conséquence, -partout essentiellement soustraites au système -esthétique artificiel fondé sur l'imitation de -l'antiquité, si ce n'est quant au mode secondaire -d'exécution. Aussi ce dernier ordre de poèmes, soit -épiques, soit dramatiques, sans exiger certes ni plus -de force, ni plus d'invention, devait-il spontanément -offrir une originalité plus complète et obtenir -une popularité plus réelle et plus étendue; -car il était, de toute nécessité, le mieux adapté -jusqu'ici à la nature des sociétés modernes, dont -la vie publique ne pouvait fournir à l'art une -base assez nette et assez fixe, comme je l'ai précédemment -expliqué. C'est ainsi qu'on conçoit -aisément pourquoi Cervantes et Molière furent -<span class="pagenum" id="Page_210">210</span> -alors, de même qu'aujourd'hui, presque également -goûtés chez les divers peuples européens, -pendant que l'admiration de Corneille et celle de -Shakespeare y devaient sembler profondément -inconciliables. Jusqu'à ce que la réorganisation -finale ait suffisamment développé le caractère -propre de notre sociabilité, enfin dégagée de tout -mélange contradictoire, la vie publique ne saurait -y donner lieu, dans l'ordre le plus élevé des -compositions poétiques, à une expression convenablement -prononcée, ni dramatique, ni même -épique. Aucun éminent génie esthétique ne l'a -réellement tenté pour le premier genre; et les -puissans efforts relatifs au second, tout en faisant -hautement ressortir l'admirable supériorité -de leurs immortels auteurs, n'ont que mieux -constaté l'impossibilité d'un tel succès, dans la -situation transitoire des sociétés modernes. On -doit en écarter le merveilleux poème d'Arioste, -comme bien plus relatif, en effet, à la vie privée -qu'à la vie publique. Quant à l'œuvre de Tasse, -il suffirait de remarquer son étrange coïncidence -avec le succès universel d'une composition principalement -destinée à effacer, par le ridicule le -plus irrésistible, le dernier souvenir populaire de -cette même chevalerie dont la gloire y était immortalisée. -Rien n'est assurément plus propre -<span class="pagenum" id="Page_211">211</span> -qu'un tel rapprochement historique à faire nettement -sentir que la nouvelle situation sociale ne -permettait plus le plein succès de semblables -sujets, les plus beaux néanmoins que le berceau -général de la civilisation moderne pût, évidemment, -offrir au génie poétique: tandis que, chez -les anciens, les chants d'Homère retrouvaient -encore, après dix siècles, dans presque toute -leur intensité, les dispositions populaires relatives -aux premières luttes de la Grèce contre l'Asie. -Un pareil contraste n'est pas moins sensible envers -l'œuvre du grand Milton, s'efforçant d'idéaliser -les principes de la foi chrétienne, au temps -même où elle s'éteignait irrévocablement autour -de lui chez les esprits les plus avancés. Sans pouvoir -réaliser suffisamment un résultat esthétique -radicalement incompatible avec la transition révolutionnaire -des sociétés modernes, ces immortels -essais n'ont prouvé, de la manière la plus -décisive, que la pleine conservation, et même -l'extension intrinsèque, des facultés poétiques de -l'humanité.</p> - -<p>L'ensemble de l'admirable essor que nous venons -d'apprécier confirme hautement l'accroissement -notable, pendant tout le cours de cette seconde -phase, du caractère éminemment critique, -déjà sensible sous la phase précédente, et même -<span class="pagenum" id="Page_212">212</span> -dès l'origine, au moyen-âge, d'une telle évolution, -surtout envers l'organisme catholique, principale -base de l'ordre antérieur. D'abord, dans un état -aussi avancé de la progression négative, le mouvement -esthétique devait partout concourir involontairement -à l'ébranlement universel, par cela -seul qu'il tendait à développer, chez toutes les -classes quelconques de la société européenne, un -premier degré habituel d'activité mentale, dont les -suites n'y pouvaient dès lors être que radicalement -contraires à la conservation du régime ancien: ce -qui faisait, à cette époque, participer spontanément -à l'élaboration critique même les poètes et -les artistes les plus dévoués aux antiques doctrines, -comme je l'ai déjà indiqué au chapitre précédent. -Mais, en outre, presque tous les organes éminens -de ce grand mouvement esthétique ont alors manifesté, -sous des formes équivalentes quoique -très variées, en Italie, en Espagne, en France, et -en Angleterre, une active coopération volontaire -aux principales attaques systématiques contre -la constitution catholique et féodale. La poésie -dramatique, en général, y était, pour ainsi dire, -forcée par suite de l'anathème sacerdotal dont le -théâtre avait été frappé, quand l'église eut été -contrainte de renoncer à l'espoir, si unanime au -quinzième siècle, d'en conserver la direction -<span class="pagenum" id="Page_213">213</span> -prépondérante. Toutefois, cette opposition devait -être plus profondément marquée, surtout -en France, dans la comédie, d'après son aptitude -spéciale à refléter l'instinct moderne. Rien n'est -plus sensible, en effet, chez notre incomparable -Molière, exerçant à la fois son irrésistible critique, -avec le plus heureux sentiment de l'ensemble de -la situation sociale, contre l'esprit catholique et -l'esprit féodal, sans épargner davantage l'esprit -métaphysique, et en ne négligeant pas d'ailleurs -de rectifier, par une salutaire censure, chez les -diverses classes ascendantes, les aberrations inséparables -d'une progression purement empirique, -contrairement à leur vraie destination sociale. -Cette éminente magistrature morale fut activement -protégée contre les rancunes sacerdotales et -nobiliaires par l'instinct confus qui, dans la jeunesse -de Louis XIV, lui fit spontanément soupçonner -la tendance momentanée d'une telle critique -à seconder l'établissement simultané de la -dictature royale. Quelle que soit la source réelle -d'une semblable protection, elle n'en méritera pas -moins toujours, par l'importance de ses effets, la -reconnaissance de la postérité: il est d'ailleurs sensible -que rien d'équivalent n'aurait pu s'accomplir -sous la dictature aristocratique.</p> - -<p>Tel est donc le vrai caractère général de cette -<span class="pagenum" id="Page_214">214</span> -seconde phase, principale époque, à tous égards, -de l'universelle évolution esthétique des sociétés -modernes, jusqu'à l'avénement ultérieur de leur -réorganisation finale. Il ne nous reste plus enfin qu'à -apprécier maintenant la singulière transformation -de ce mouvement pendant la troisième phase essentielle -de la transition révolutionnaire, parvenue -à l'état purement déiste, qui devait constituer le -dernier terme naturel de la philosophie négative. -Nous devrons principalement y saisir comment cette -modification nécessaire a finalement déterminé, -surtout en France, siége fondamental de l'ébranlement, -une incorporation encore plus intime de -l'élément esthétique à la sociabilité moderne.</p> - -<p>Sous cet aspect capital, cette nouvelle phase se -distingue partout de la précédente par le caractère -plus élevé et plus décisif qu'y prend de plus en -plus l'encouragement systématique des beaux-arts, -comme celui de l'industrie, tandis que la progression -négative devenait aussi plus complète et plus -irrévocable. Jusque alors, en effet, la protection -de l'art n'était point, pour les gouvernemens modernes, -un véritable devoir, mais un simple calcul -facultatif, dans le seul intérêt de leur gloire -ou de leur popularité, ainsi que je l'ai expliqué ci-dessus. -Pendant la troisième phase, au contraire, -l'admirable développement esthétique qui venait de -<span class="pagenum" id="Page_215">215</span> -s'accomplir avait tellement augmenté l'importance -sociale de l'art, son essor continu était devenu -tellement nécessaire aux populations modernes, -que les pouvoirs dirigeants durent universellement -reconnaître désormais l'obligation permanente de -le seconder par d'actifs encouragemens réguliers, -dont le cours journalier ne procédât plus d'aucune -générosité personnelle, mais d'une juste sollicitude -publique. En même temps, la propagation -croissante de la vie esthétique chez les diverses -classes de la société européenne, tendait directement -à consolider l'indépendance sociale des -poètes et des artistes, en leur assurant, bien plus -qu'aux savans, une existence affranchie de toute -protection quelconque; l'heureuse nature de leurs -productions devant les rendre habituellement -susceptibles d'une appréciation à la fois plus complète, -plus immédiate, et plus vulgaire. L'institution -des journaux, qui commençait alors à -prendre une importance réelle, quoique encore -purement littéraire, vint déjà seconder cet ensemble -de dispositions naissantes, en fournissant à -de jeunes talens une honorable situation, bientôt -destinée à une si large extension, et dans laquelle -l'illustre Bayle avait d'abord trouvé, vers -la fin de la phase précédente, un heureux refuge -contre les divers genres de persécution -<span class="pagenum" id="Page_216">216</span> -théologique: il est d'ailleurs évident que, par son influence -indirecte, comme puissant moyen de vulgarisation -universelle, cette innovation capitale -devait tendre à la consolidation sociale de tous les -beaux-arts, malgré qu'elle semblât exclusivement -destinée au seul art poétique.</p> - -<p>Tandis que l'élément esthétique obtenait ainsi -naturellement, dans son incorporation finale à -notre sociabilité, plus d'indépendance et plus -d'ascendant, son essor spécial subissait nécessairement -une mémorable altération, jusqu'ici trop -confusément appréciée, d'après l'inévitable épuisement -du régime artificiel et précaire sous la -prépondérance duquel avait dû s'accomplir l'admirable -évolution propre à la phase précédente. La -subordination systématique des plus grandes compositions -modernes à l'imitation de l'antiquité, -constitue, évidemment, un principe trop factice, -trop contraire à l'originalité et à la popularité dont -les beaux-arts ont surtout besoin, pour comporter -une longue durée effective, comme je l'ai ci-dessus -expliqué, malgré le prolongement des causes politiques -d'où était surtout dérivé son empire provisoire, -et qui d'ailleurs ne pouvaient plus avoir, à -cet égard, autant d'influence, à mesure que le -progrès même de la transition révolutionnaire tendait -davantage à écarter les obstacles qui -<span class="pagenum" id="Page_217">217</span> -empêchaient d'apprécier le vrai caractère fondamental -du nouvel état social. Quoique ce caractère fût, -sans doute, encore très vaguement entrevu, et -presque toujours mal apprécié, cependant l'instinct -spontané de la situation devait graduellement -développer d'universelles répugnances contre l'imitation -esthétique de l'antiquité, d'où le génie -moderne venait assurément de tirer tout ce qu'elle -pouvait fournir de véritablement capital, par d'immortels -chefs-d'œuvre, dont l'influence croissante, -en propageant le goût des beaux-arts, devait naturellement -mieux manifester la nécessité d'une -marche nouvelle, susceptible de produire habituellement -des impressions plus complètes et plus unanimes. -Aussi, dès le début de cette troisième phase, -voit-on s'élever, surtout en France, où ce régime -provisoire avait le plus prévalu, une disposition très -prononcée à son irrévocable extinction, toujours -poursuivie ensuite sous diverses formes, mais jusqu'ici -sans aucun autre succès possible qu'une -sorte d'anarchie esthétique, destinée à persister -jusqu'à ce qu'un sentiment assez net de la réorganisation -finale puisse enfin commencer à fournir -à l'art moderne la direction et la destination qui -doivent constituer son état normal. Cette tendance -initiale à l'émancipation poétique, déjà marquée -par quelques essais directs de composition -<span class="pagenum" id="Page_218">218</span> -indépendante, est alors principalement caractérisée -par cette grande discussion sur la comparaison -entre les anciens et les modernes, qui est devenue, -à tant d'égards, un véritable événement dans -l'histoire générale de l'esprit humain, comme je -l'indiquerai de nouveau au sujet de l'évolution -philosophique. Une telle controverse, heureusement -étendue, par les défenseurs des modernes, -à tous les aspects du mouvement mental, devait -achever, en effet, de discréditer radicalement l'ancien -régime esthétique, chez le public impartial, -étranger aux controverses littéraires, et jugeant -seulement d'après l'instinct naturel de l'harmonie -nécessaire entre les conceptions poétiques et les -sympathies sociales qu'elles doivent émouvoir. -Pendant tout le reste de cette phase, l'absence -d'aucune autre régularisation suffisante a pu seule, -surtout en poésie, conserver à ce système d'art -une vaine existence passive, malgré son évidente -caducité, tant constatée par son impuissance à -inspirer de nouveaux chefs-d'œuvre. Mais le -système inverse, précédemment apprécié comme -anomalie propre à l'Angleterre et à l'Espagne, -subit alors pareillement, d'une manière non moins -décisive, une décadence simultanée, caractérisée -par une équivalente stérilité, d'après l'inévitable -éloignement graduel des populations modernes, -<span class="pagenum" id="Page_219">219</span> -même dans ces deux pays, pour les souvenirs sociaux -du moyen-âge, jusqu'à ce que la régénération -philosophique ait partout ramené les esprits, -sous ce rapport, à une juste appréciation historique, -sans susciter aucune dangereuse inclination rétrograde. -Ce double déclin nécessaire dans l'ordre -le plus élevé des productions esthétiques explique -aisément pourquoi cette époque n'offre, en effet, -de véritable progrès poétique qu'à l'égard des compositions -relatives à la vie privée, et, à ce titre, -essentiellement soustraites au régime fondé sur -l'imitation de l'antiquité, comme je l'ai ci-dessus -indiqué: encore ce progrès ne s'étend-il point aux -compositions dramatiques, où Molière est certainement -resté jusqu'ici sans émule, malgré d'heureuses -tentatives secondaires. Quant aux productions -destinées à la représentation épique des -mœurs privées, et qui constituent encore le genre -à la fois le plus original et le plus étendu des -créations littéraires propres à la société moderne, -on voit alors surgir, parmi beaucoup d'estimables -témoignages de l'universelle spontanéité d'un tel -essor, les admirables chefs-d'œuvre de Lesage et -de Fielding, qui suffiraient seuls à prouver que la -médiocrité des autres travaux contemporains n'indique -aucune dégénération réelle dans les facultés -poétiques de l'humanité. Relativement aux arts -<span class="pagenum" id="Page_220">220</span> -plus spéciaux, cette phase est nettement caractérisée -par l'évolution décisive de la musique dramatique, -surtout en Italie et en Allemagne, qui -doit tant influer, par sa nature, sur la profonde incorporation -populaire de la vie esthétique au système -général de l'existence moderne.</p> - -<p>Il serait assurément superflu d'insister ici sur -l'inévitable accroissement, pendant toute cette -troisième période, du caractère critique déjà signalé -dans le mouvement esthétique de l'époque -précédente, et qui devait toujours se développer -davantage à mesure que la désorganisation de l'ancien -régime politique devenait plus systématique -et plus irrévocable. Mais il faut, à ce sujet, convenablement -apprécier l'importante transformation -que cette coopération plus active et plus -complète à l'ébranlement philosophique du siècle -dernier a naturellement déterminée dans l'ensemble -de l'évolution élémentaire que nous achevons -d'examiner. D'abord, cette relation a exercé -sur l'art une haute influence provisoire, en lui -procurant spontanément, à un certain degré, une -direction générale et une destination sociale, qui -ne pouvaient alors autrement exister. Malgré les -graves dangers esthétiques d'une philosophie purement -négative, dont les inspirations passagères -tendaient à neutraliser la vérité fondamentale des -<span class="pagenum" id="Page_221">221</span> -conceptions poétiques, la caducité nécessaire du -régime antérieur devait procurer à cette impulsion -très imparfaite une valeur véritable quoique -temporaire, qui subsistera plus ou moins jusqu'à -l'avénement ultérieur d'une systématisation positive, -correspondante à la réorganisation finale. -Cette intime alliance fut alors naturellement personnifiée -chez l'illustre poète placé à la tête de -l'ébranlement philosophique, à la propagation -duquel il consacra, avec tant de succès, l'admirable -variété de son talent, sans jamais hésiter, -suivant son but principal, à sacrifier les convenances -esthétiques aux intérêts, même momentanés, -de l'élaboration négative. Quoique profondément -funeste au développement propre de l'art, ce dernier -régime provisoire a été néanmoins nécessaire -pour achever, sous le rapport social, l'évolution -préparatoire du nouvel élément, ainsi directement -incorporé désormais au grand mouvement -politique des sociétés modernes, où il ne pouvait -d'abord s'agréger autrement. C'est par là que les -poètes et les artistes, à peine affranchis des protections -personnelles au début de cette phase, -sont alors rapidement parvenus à être en quelque -sorte érigés spontanément, à beaucoup d'égards, -en chefs spirituels des populations modernes contre -le système de résistance rétrograde qu'elles -<span class="pagenum" id="Page_222">222</span> -tendaient à détruire irrévocablement: car, les facilités -propres à une élaboration purement négative, -déjà dogmatiquement préparée, comme je -l'ai expliqué, par les métaphysiciens antérieurs, -permettaient, en effet, à des intelligences bien -plus esthétiques que philosophiques, de s'emparer, -contre leur nature, de la direction journalière -d'un tel mouvement, où elles trouvaient -une source d'activité que l'art proprement dit ne -pouvait momentanément leur offrir, et en même -temps une heureuse extension des habitudes critiques -déjà contractées sous la phase précédente. -Mais les suites ultérieures de cette étrange confusion -ne devaient pas être moins funestes à la société -moderne qu'à l'art lui-même, aussitôt que -la transition révolutionnaire serait assez avancée -pour permettre, et même pour exiger, l'ascendant -immédiat du mouvement de réorganisation positive. -Car, la classe équivoque des littérateurs, -issue d'une telle transformation, et malheureusement -dès-lors investie jusqu'ici de la suprême direction -spirituelle de l'ébranlement social, tend -à éloigner spontanément la régénération finale, par -son inclination naturelle à prolonger abusivement -le règne de l'esprit critique, seul susceptible de -maintenir sa prépondérance sociale, comme je -l'expliquerai spécialement au chapitre suivant. -<span class="pagenum" id="Page_223">223</span> -Quoi qu'il en soit, le véritable terme nécessaire de -la préparation sociale propre à l'élément esthétique -n'en est ainsi que plus hautement caractérisé, -puisque son irrévocable incorporation à la sociabilité -moderne s'est trouvée poussée, par cette -exagération temporaire, au-delà même de la destination -normale la plus conforme à sa nature -fondamentale.</p> - -<p>L'ensemble de l'appréciation historique que -nous venons d'accomplir montre donc que l'évolution -esthétique, depuis son origine au moyen-âge, -jusqu'à la fin de la dernière phase essentielle -de la double transition moderne, est graduellement -parvenue au point de ne pouvoir plus recevoir -de nouveaux développemens autrement que -par l'élaboration directe de la réorganisation universelle, -comme nous l'avions déjà reconnu pour -l'évolution industrielle, base principale de notre -état social. Nous devons maintenant procéder à -une équivalente démonstration envers l'évolution -scientifique proprement dite, et ensuite quant à l'évolution -purement philosophique, en tant qu'elles -peuvent être distinguées provisoirement l'une de -l'autre, suivant nos explications préliminaires: ce -qui doit enfin conduire à faire spontanément sortir, -de leur commune terminaison, le vrai principe immédiat -de la systématisation spirituelle, et, par -<span class="pagenum" id="Page_224">224</span> -suite, temporelle, qui ne saurait trouver ailleurs -aucune base suffisante.</p> - -<p>Parmi les diverses aptitudes fondamentales de -notre intelligence, les facultés scientifiques et -philosophiques sont assurément, chez presque -tous les hommes, les moins énergiques de toutes, -comme je l'ai directement expliqué au quarante-cinquième -chapitre et au cinquantième, en caractérisant -l'imperfection de notre constitution -cérébrale: aussi leur influence immédiate sur la -vie réelle, soit privée, soit publique, est-elle ordinairement -beaucoup moindre que celle des facultés -esthétiques, à leur tour surpassées, à cet -égard, par les facultés industrielles ou pratiques, -dont l'activité continue, à la fois plus facile et plus -urgente, doit être communément prépondérante. -Mais, malgré cette moindre énergie naturelle, -l'esprit scientifique ou philosophique finit, de -toute nécessité, par obtenir indirectement le principal -empire dans l'ensemble de l'évolution humaine, -soit individuelle, soit surtout sociale, d'après -son éminente destination relativement aux -conceptions générales sur lesquelles repose tout -le système de nos idées quelconques à l'égard du -monde extérieur et de l'homme lui-même: l'extrême -lenteur des grands changemens qui s'y -rapportent, confirme simultanément leur -<span class="pagenum" id="Page_225">225</span> -importance et leur difficulté supérieures, quoiqu'elle ait -souvent dissimulé la réalité d'un ascendant élémentaire -que sa propre permanence devait rendre -moins appréciable. Nous avons pleinement reconnu -que toute la civilisation ancienne dépendait inévitablement -du premier essor spéculatif de l'humanité, -caractérisé par une spontanéité parfaite, et -aboutissant à une philosophie purement théologique, -qui n'a pu ensuite que se modifier de plus -en plus, en tendant vers son irrévocable extinction, -sans toutefois pouvoir encore être suffisamment -remplacée. Il s'agit maintenant d'expliquer -comment, à partir du moyen-âge, véritable -source, à tous égards, des grandes transformations -ultérieures, l'esprit humain, après avoir essentiellement -épuisé les plus hautes applications -sociales que comportât cette philosophie primitive, -a dès-lors commencé à tendre directement, -quoique avec un instinct très confus de sa marche -nécessaire, vers la suprématie finale d'une philosophie -radicalement différente, et même opposée, -destinée à constituer la base rationnelle d'une -réorganisation vraiment durable, seule conforme -à la nature propre de la civilisation moderne. -Or, cette grande évolution philosophique a nécessairement -continué à dépendre de plus en plus -de l'évolution scientifique proprement dite, dont -<span class="pagenum" id="Page_226">226</span> -nous avons apprécié, au cinquante-troisième chapitre, -le mémorable développement initial, et -qui déjà avait secrètement déterminé la dégénération -croissante de l'esprit purement théologique -en esprit métaphysique, uniquement apte à préparer -l'ascendant universel de l'esprit franchement -positif. L'intime connexité de ces deux évolutions -simultanées n'empêche pas que notre appréciation -historique ne doive provisoirement les traiter -comme distinctes, suivant nos explications préliminaires, -jusqu'aux temps prochains où le génie -philosophique et le génie scientifique auront suffisamment -accompli leur essor préparatoire, en -acquérant enfin, l'un la pleine positivité, l'autre -l'entière généralité, qui leur manquent encore, -et dont ce Traité est directement destiné à organiser -l'indispensable combinaison normale, seule -base possible de la régénération sociale. Dans cette -séparation transitoire de deux progressions que -leur nature commune appelle certainement à se -confondre bientôt d'une manière irrévocable, il -convient évidemment d'examiner d'abord le mouvement -scientifique, sans lequel le mouvement -philosophique resterait essentiellement inintelligible, -malgré la réaction effective, jusqu'ici très -secondaire, du second sur le premier: d'où résulte, -à leur égard, la confirmation spéciale de -<span class="pagenum" id="Page_227">227</span> -l'ordre général établi, au préambule de ce chapitre, -entre les quatre aspects partiels propres à -la grande série positive que nous achevons d'étudier. -Malgré l'importance prépondérante de cette -double appréciation finale, il est clair que nous -sommes d'avance heureusement dispensés de nous -y arrêter autant qu'envers les deux autres évolutions -déjà considérées, puisque les trois premiers -volumes de ce Traité ont été directement consacrés, -non-seulement à caractériser pleinement, sous -tous les rapports fondamentaux, le véritable esprit -scientifique et l'esprit philosophique correspondant, -mais aussi à expliquer suffisamment, -par une anticipation naturelle, la vraie filiation -historique des principales conceptions scientifiques, -ainsi que leur influence graduelle, à la fois -positive et négative, sur l'éducation philosophique -de l'humanité: ce qui ne nous laisse plus à accomplir -ici d'autre opération essentielle que la -seule coordination générale de ces diverses vues -historiques, alors nécessairement isolées, en écartant -d'ailleurs, comme pour les deux premières -progressions, tout ce qui pourrait dégénérer en -histoire concrète ou spéciale de la science ou de la -philosophie, également incompatible avec la nature -et la destination de notre élaboration dynamique, -aussi bien qu'avec ses limites indispensables.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_228">228</span> -De même que pour les deux cas précédens, il -faut d'abord apprécier l'origine de la moderne évolution -scientifique, au sein du régime monothéique -propre au moyen-âge, aussitôt que l'entier développement -de l'organisme catholique et féodal put -y permettre le libre essor continu d'une activité -philosophique qui n'avait jamais été réellement -suspendue, mais dont le cours général avait dû être -longtemps ralenti par les justes préoccupations -politiques qui, pendant les deux phases antérieures, -dirigeaient surtout les plus éminens esprits -vers l'élaboration, bien plus urgente, du -nouvel état social. Quoique cette progression fût -nécessairement liée au développement initial de -la philosophie naturelle dans l'ancienne Grèce, -ce n'est pourtant pas sans raison qu'elle est habituellement -traitée comme directe, non-seulement -à cause de cette mémorable recrudescence après -un ralentissement très prolongé, mais principalement -en vertu des caractères beaucoup plus décisifs -qu'elle dut alors manifester de plus en plus: -pourvu toutefois que ces différences fondamentales -ne fassent jamais négliger l'inévitable enchaînement -qui rattachera toujours les découvertes des -Kepler et des Newton à celles des Hipparque et -des Archimède.</p> - -<p>J'ai suffisamment expliqué, au cinquante-troisième -<span class="pagenum" id="Page_229">229</span> -chapitre, comment le premier essor scientifique -avait spontanément déterminé, il y a plus -de vingt siècles, cette division capitale, entre la -philosophie naturelle et la philosophie morale, -dont l'ascendant provisoire devait diriger jusqu'à -nos jours la marche générale de l'esprit humain; -en permettant à la plus simple des deux branches -une vie assez indépendante de l'existence propre -à la plus compliquée, pour que l'une pût librement -parcourir les divers degrés de l'état métaphysique, -tandis que les nécessités sociales, encore -plus que sa difficulté supérieure, retiendraient -davantage l'autre à l'état purement théologique, -désormais parvenu toutefois à sa dernière phase -essentielle. D'après cette séparation primitive, -nous avons ensuite reconnu comment la philosophie -naturelle avait dû rester, non-seulement -étrangère, mais extérieure à l'organisation finale -du monothéisme catholique, qui, forcé plus tard -de se l'incorporer, tendit dès-lors à se dénaturer -irrévocablement, par ce célèbre compromis qui -constitue la scolastique proprement dite, où la -théologie se rend profondément dépendante de la -métaphysique, comme je l'indiquerai spécialement -au sujet de l'évolution philosophique. Cette -extrême modification de l'esprit religieux dut être -heureusement décisive pour l'évolution scientifique, -<span class="pagenum" id="Page_230">230</span> -désormais protégée directement par l'ensemble -des doctrines dominantes, du moins jusqu'à -l'époque, alors encore éloignée, où son -caractère anti-théologique serait suffisamment -développé. Mais, abstraction faite de l'influence -scolastique, et avant même qu'elle pût devenir -pleinement distincte, il n'est pas douteux que le -catholicisme devait exercer spontanément une -action immédiate et continue pour seconder, par -une utile stimulation, l'essor universel de la philosophie -naturelle, en commençant aussi à l'incorporer -profondément au système de la sociabilité -moderne, d'après une tendance encore plus -directe et plus complète que celle ci-dessus expliquée -pour l'essor esthétique, laquelle résultait -surtout de l'organisation, et non de la doctrine, -tandis que l'autre était également inhérente à -toutes deux.</p> - -<p>Nous avons, en effet, reconnu, dans le volume -précédent, combien le passage du polythéisme -au monothéisme, devait être, en général, spontanément -favorable, soit au développement propre -de l'esprit scientifique, soit à son influence habituelle -sur le système commun des opinions humaines. -Tel était le caractère éminemment transitoire -de la philosophie monothéique, phase -vraiment extrême de la philosophie théologique, -<span class="pagenum" id="Page_231">231</span> -que, loin d'interdire directement, comme le polythéisme, -l'étude spéciale de la nature, elle devait -d'abord y attirer, à un certain degré, les -contemplations universelles, pour l'appréciation -détaillée de l'optimisme providentiel. Le polythéisme -avait rattaché tous les phénomènes principaux -à des explications si particulières et si -précises, que chaque tentative d'analyse physique -tendait nécessairement à susciter un conflit immédiat -envers la formule religieuse correspondante: -après même que, sous un tel régime mental et -social, cette incompatibilité radicale se fut développée -au point de pousser spontanément les penseurs -à un monothéisme plus ou moins explicite, -l'esprit d'investigation n'y resta pas moins profondément -entravé par les justes craintes que devait -inspirer l'opposition vulgaire, rendue plus redoutable -par l'intime confusion entre la religion et la -politique; en sorte que l'essor scientifique avait -toujours été essentiellement extérieur à la société -ancienne, malgré les encouragemens exceptionnels -qu'il y avait heureusement reçus. Au contraire, -le monothéisme, réduisant les diverses explications -religieuses à une vague et uniforme intervention -divine, admettait, et même invitait, les -scrutateurs de la nature à explorer assidûment -les détails des phénomènes, et même à dévoiler -<span class="pagenum" id="Page_232">232</span> -leurs lois secondaires, d'abord envisagées comme -autant de manifestations de la suprême sagesse, -dont la considération fondamentale établissait -d'ailleurs immédiatement une première liaison générale, -alors très précieuse quoique fort imparfaite, -entre les différentes parties quelconques de -la science naissante: c'est ainsi que, par une utile -réaction nécessaire, le monothéisme, primitivement -résulté de l'élan initial de l'esprit scientifique, -devenait maintenant indispensable à son -second âge, soit pour ses progrès spéciaux, soit -surtout pour sa propagation universelle, dès lors -possible à un certain degré. Ces importantes propriétés -temporaires sont tellement inhérentes au -monothéisme, qu'on les trouve aussi, moins prononcées -toutefois, dans le monothéisme arabe, -dont le premier ascendant fut si favorable à la -culture des sciences: mais le monothéisme catholique, -par l'éminente supériorité de son organisation -caractéristique, devait exercer, à cet égard, -chez une population mieux préparée, une influence -à la fois bien plus profonde et beaucoup -plus durable<a name="FNanchor_13" id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a>. Son esprit est, sous ce rapport, -<span class="pagenum" id="Page_233">233</span> -directement indiqué par sa mémorable tendance -continue, si mal appréciée jusqu'à présent, à restreindre -autant que possible toute spéciale intervention -surnaturelle, pour faire prévaloir de plus -en plus les explications rationnelles, ainsi que je -l'ai établi au cinquante-quatrième chapitre, quant -aux miracles, aux prophéties, aux visions, etc., -restes inévitables du régime polythéique, trop -conservés, au contraire, par l'islamisme. Il serait -d'ailleurs superflu de s'arrêter ici à faire expressément -ressortir l'évidente influence que devait -d'abord exercer l'organisation catholique, même -avant sa pleine consolidation politique, sur le développement -effectif et l'universelle propagation -de l'activité scientifique: soit en excitant partout -un premier degré de vie spéculative, et déterminant -aussi quelques habitudes populaires de -<span class="pagenum" id="Page_234">234</span> -discussion rationnelle, de manière à stimuler les -moindres germes individuels d'aptitude contemplative, -et à disposer, en même temps, les plus -vulgaires intelligences à goûter une certaine instruction -abstraite; soit en fondant directement sa -propre hiérarchie sur le principe de la capacité -spirituelle, dont l'ascendant général permettait -alors à tout éminent penseur d'ambitionner sans -extravagance jusqu'à la plus haute dignité européenne, -comme tant d'éclatans exemples l'ont -constaté au moyen-âge; soit, enfin, par les immenses -facilités qu'elle offrait naturellement à -l'existence mentale, et qui devaient conserver -beaucoup de valeur, surtout en Italie, même après -que la décadence spontanée du catholicisme aurait -essentiellement éteint ses autres propriétés scientifiques. -Aussi, dès la seconde phase du moyen-âge, -quand le nouvel état social commence à acquérir -quelque consistance, les mémorables -efforts de Charlemagne, et ensuite d'Alfred, -pour activer et pour répandre la culture des -sciences, viennent-ils manifester, de la manière -la plus décisive, la tendance nécessaire de l'esprit -catholique, déjà indiquée, sous la phase précédente, -par la constante sollicitude des papes pour -la conservation des connaissances antérieures, -accompagnée de quelques améliorations -<span class="pagenum" id="Page_235">235</span> -secondaires. Cette seconde phase n'était pas même terminée -lorsque, par exemple, le savant Gerbert, devenu -pape, fit servir son pouvoir à l'établissement -général du nouveau mode de notation arithmétique, -dont l'élaboration graduelle, pendant les -trois siècles précédens, était enfin achevée, -quoique cette innovation capitale n'ait dû, par -sa nature, devenir vraiment usuelle que longtemps -après, quand l'essor universel de la vie industrielle -aurait fait assez énergiquement sentir la -nécessité de simplifier et d'abréger les calculs les -plus communs. Le système normal de l'éducation -que recevaient alors, non-seulement tous les ecclésiastiques, -mais aussi une foule de laïques, -témoigne clairement cette tendance permanente -du catholicisme, à l'état ascendant, vers la culture -scientifique: car, si le <i lang="la" xml:lang="la">trivium</i>, auquel s'arrêtait -la masse des élèves, était, comme aujourd'hui, -purement littéraire et métaphysique, il -est clair que tous les esprits distingués allaient -habituellement jusqu'au <i lang="la" xml:lang="la">quadrivium</i>, directement -consacré aux études mathématiques et astronomiques. -Toutefois, il faut reconnaître que, en -vertu des hautes préoccupations politiques, à la -fois spirituelles et temporelles, que j'ai suffisamment -expliquées comme nécessairement propres -à la seconde période du moyen-âge, les principaux -<span class="pagenum" id="Page_236">236</span> -progrès scientifiques n'y durent point être -dirigés par le monothéisme catholique, qu'absorbaient -justement des soins bien plus importans, -mais par le monothéisme arabe, si heureusement -destiné, pendant ces trois siècles, à cet indispensable -relai, et dont l'ascendant présida aux utiles -améliorations qui s'introduisirent dans les anciennes -connaissances mathématiques et astronomiques, -surtout d'après l'essor distinct de l'algèbre, -et la féconde extension de la trigonométrie, -double progrès qu'exigeaient hautement les besoins -croissans de la géométrie céleste. On conçoit -aisément aussi que, sous la première phase, la -profonde perturbation habituellement résultée -des grandes invasions occidentales avait dû faire -provisoirement dépendre du monothéisme byzantin -la principale culture scientifique. C'était donc -seulement à la troisième phase que devait appartenir -la manifestation pleinement décisive des -éminentes propriétés du catholicisme pour l'essor -initial de la moderne évolution scientifique, après -ces deux utiles fonctions temporaires successivement -remplies par les deux autres monothéismes, -auxquels leur vicieuse organisation ne pouvait permettre -de rester vraiment progressifs aussi longtemps, -à beaucoup près, que l'a été le monothéisme -catholique, quoique cette même imperfection -<span class="pagenum" id="Page_237">237</span> -leur eût d'abord procuré une marche plus rapide, -en les dispensant tous deux de la longue et pénible -élaboration intérieure qui avait été indispensable -au catholicisme afin d'établir, entre les deux pouvoirs -élémentaires, cette division fondamentale, -où nous avons reconnu, à tous égards, la première -base nécessaire des plus grands progrès ultérieurs.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_13" id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label"><b>Note 13</b>:</span></a> -Il n'est pas inutile de remarquer ici que chacun des deux monothéismes -a, dès son origine, heureusement institué une liaison spéciale -et continue de son culte essentiel à la seule science naturelle qui -fût alors possible, l'un par la relation de sa principale fête aux -mouvemens du soleil et de la lune, l'autre par l'orientation fixe imposée aux -attitudes d'adoration: ce qui, des deux parts, exigeait nécessairement -une certaine culture permanente des études astronomiques. Cette stimulation -directe, évidemment bien plus profonde et plus complète -dans le premier cas que dans le second, est très propre à faire nettement -ressortir l'irrationnelle injustice du dédain superficiel qui a conduit -tant d'historiens modernes à regarder l'astronomie comme totalement -négligée à certaines époques du moyen-âge, tandis que les besoins -même du culte chrétien ne pouvaient cesser d'inspirer une active sollicitude -pour la conservation et le progrès des deux principales parties -de la géométrie céleste.</p> - -<p class="sep1">Tant que ces sollicitudes politiques avaient dû -justement prévaloir, c'est-à-dire, jusqu'à l'entière -ascension de l'organisme catholique et féodal pendant -le onzième siècle, l'essor scientifique, alors -nécessairement rattaché à la doctrine d'Aristote, -n'avait pu être encouragé que par les heureuses -dispositions spontanées que nous venons d'apprécier, -mais qui ne pouvaient encore neutraliser suffisamment -l'ancienne antipathie fondamentale -entre la philosophie naturelle, devenue métaphysique, -et la philosophie morale, restée théologique. -Mais, quand la pleine réalisation de cette grande -création politique eut enfin essentiellement épuisé -l'aptitude constituante de celle-ci, l'autre, dont -l'impuissance organique cessait ainsi de maintenir -la subalternité primitive, dut alors, à son -tour, tendre directement vers la prépondérance -spirituelle, comme seule apte à diriger activement -le mouvement mental, qui dès-lors succédait au -mouvement social. Cette lutte inévitable dut se -<span class="pagenum" id="Page_238">238</span> -terminer bientôt par l'avénement universel de la -scolastique, qui constituait l'ascendant décisif de -l'esprit métaphysique proprement dit sur l'esprit -purement théologique, et qui préparait nécessairement -le triomphe ultérieur de l'esprit positif, -par cela même que l'étude du monde extérieur -commençait ainsi à dominer l'étude immédiate -de l'homme, comme je l'ai indiqué à la fin du -cinquante-quatrième chapitre. La consécration -solennelle qui s'attacha dès lors à l'autorité d'Aristote, -fut à la fois le signe éclatant de cette -mémorable transformation, et la condition indispensable -de sa durée, puisque cet expédient pouvait -seul contenir, même très-imparfaitement, les -divagations illimitées que devait susciter une telle -philosophie activement cultivée. Cette grande -révolution intellectuelle, dont la portée est encore -trop peu comprise, a déjà été assignée, dans la -leçon précédente, comme la principale origine de -la décomposition spontanée propre à la philosophie -catholique: or, son efficacité positive ne fut pas -moins réelle que son activité négative; car, c'est -d'elle que dérive certainement l'accélération toujours -croissante dès lors imprimée à l'évolution -scientifique. Par là, en effet, celle-ci se trouve -enfin directement incorporée, pour la première -fois, à la sociabilité humaine, d'après son intime -<span class="pagenum" id="Page_239">239</span> -connexité antérieure avec le système philosophique -ainsi devenu dominant, et dont elle-même -devait ensuite tendre à déterminer l'élimination -finale, après quatre ou cinq siècles de préparation -graduelle, selon nos explications ultérieures. -Cette nouvelle progression scientifique, dès lors -plus ou moins perpétuée jusqu'à nos jours, se manifeste -bientôt, non-seulement par une active -culture des connaissances grecques et arabes, mais -surtout par la création, à la fois en Orient et en -Occident, de la chimie, où l'investigation fondamentale -de la nature faisait un pas vraiment capital, -en s'étendant désormais à un ordre de phénomènes -destiné à constituer le nœud principal -de la philosophie naturelle, comme lien général -entre les études organiques et les études inorganiques, -suivant les notions établies dans le troisième -volume de ce Traité. La science commence -déjà tellement à exciter la principale sollicitude -des plus éminens penseurs, que cette ardeur naissante -est même poussée jusqu'à des tentatives -beaucoup trop prématurées pour comporter encore -aucun succès soutenu, quoiqu'elles dussent -offrir d'énergiques témoignages de la transformation -mentale, et même, à certains égards, quelques -précieuses indications ultérieures: telles sont, -par exemple, les heureuses conjectures où le -<span class="pagenum" id="Page_240">240</span> -grand Albert déposa les premiers germes historiques -de la saine physiologie cérébrale. Enfin, -l'harmonie fondamentale de ce nouvel essor intellectuel -avec la vraie situation générale des esprits -actifs, se trouve évidemment caractérisée, de la manière -la plus décisive, par l'empressement continu -qui attirait des milliers d'auditeurs aux leçons des -grandes universités européennes, pendant la dernière -phase du moyen-âge: car, cette influence -mémorable, très supérieure à celle des plus célèbres -écoles grecques, ne s'attachait pas seulement -aux controverses métaphysiques proprement dites; -le développement naissant de la philosophie naturelle -y avait certainement une grande part, -en un temps où la prépondérance de l'organisation -spirituelle entretenait une ardeur spéculative -peut-être plus vive et surtout plus pure -que celle qui existe aujourd'hui sous l'ascendant -momentané des seules inspirations temporelles.</p> - -<p>Les diverses sciences étaient alors trop peu -étendues, et surtout leur véritable esprit était encore -trop peu développé, pour nécessiter déjà la -spécialisation croissante qui devait ultérieurement -décomposer la philosophie naturelle, et qui, après -avoir provisoirement rendu des services vraiment -fondamentaux, présente aujourd'hui tant d'entraves -aux plus indispensables progrès de notre -<span class="pagenum" id="Page_241">241</span> -intelligence et de notre sociabilité, comme je l'expliquerai -bientôt. À cette mémorable époque, -l'uniforme assujétissement des principales conceptions -humaines au pur régime des entités scolastiques, -directement liées entre elles par la -grande entité générale de la <i>nature</i>, établissait -une certaine harmonie mentale, à la fois scientifique -et logique, qui n'avait pu encore exister au -même degré, si ce n'est sous l'ascendant universel -du polythéisme antique, et qui ne pourra être -désormais retrouvée que d'après l'entière organisation -de la philosophie positive, jusqu'ici purement -rudimentaire. Quoique cette union incomplète -et artificielle, où l'esprit métaphysique -s'efforçait de combiner la théologie avec la science, -ne comportât certainement aucune stabilité, elle -n'en offrait pas moins dès-lors les avantages essentiels -toujours inhérens à de semblables tentatives, -et qui se manifestèrent déjà, d'une manière éminente, -par la direction vraiment encyclopédique -des hautes spéculations abstraites, profondément -marquée surtout chez l'admirable moine Roger -Bacon, dont la plupart des savans actuels, si dédaigneux -du moyen-âge, seraient assurément incapables, -je ne dis point d'écrire, mais seulement de -lire, la grande composition, à cause de l'immense -variété des vues qui s'y trouvent sur tous les -<span class="pagenum" id="Page_242">242</span> -divers ordres de phénomènes. Ainsi, la conception -scolastique du <span class="cs7">XIII</span><sup>e</sup> siècle, en commençant l'incorporation -directe de l'élément scientifique au -système de la société moderne, avait aussi donné, -à sa manière, une image, anticipée mais expressive, -de l'esprit d'unité et de rationnalité qui devra finalement -diriger la culture normale de la science -réelle, quand son évolution préliminaire sera suffisamment -accomplie. L'isolement de l'esprit scientifique -dans l'antiquité, après la séparation fondamentale -entre la philosophie naturelle et la -philosophie morale, n'avait certainement pu tenir -à l'extension des connaissances réelles, alors bien -moindre qu'au moyen-âge, mais à l'antipathie -primitive des deux philosophies, et surtout à leur -commune incompatibilité avec le milieu polythéique -où s'accomplissaient simultanément -leurs évolutions respectives. Quand la transaction -scolastique eut enfin agrégé l'une d'elles à la suprématie -sociale longuement conquise par l'autre, -ce premier isolement devait spontanément cesser, -jusqu'à ce que l'essor caractéristique de l'esprit -positif vînt bientôt déterminer son irrévocable -éloignement de toutes deux, et, par suite, sa -propre spécialisation provisoire.</p> - -<p>Cette première systématisation scientifique, -aussi précaire qu'imparfaite, et cependant la plus -<span class="pagenum" id="Page_243">243</span> -satisfaisante que permît l'époque, s'accomplit -principalement d'après deux conceptions générales -qu'il importe ici d'apprécier sommairement, -comme servant de base, l'une à l'astrologie, l'autre -à l'alchimie, si longtemps prépondérantes. On se -forme aujourd'hui de très vicieuses notions de ces -deux mémorables doctrines, en les enveloppant, -d'après une superficielle critique, dans le dédain -confus qui s'attache indistinctement à tout l'incohérent -assemblage de ce qu'on a nommé, depuis -le <span class="cs7">XVII</span><sup>e</sup> siècle, les sciences occultes. Pour éclairer -cette vague appréciation par une analyse vraiment -philosophique, il suffit de remarquer que cette -aveugle flétrissure s'attache à la fois à des croyances -purement rétrogrades, héritage transformé des -superstitions polythéiques ou même fétichiques, -et à des conceptions éminemment progressives, -dont le vice essentiel ne résultait alors que d'une -extension trop audacieuse de l'esprit positif, avant -que la philosophie théologique pût être suffisamment -éliminée: la magie, entre autres, est dans le -premier cas; mais l'astrologie et l'alchimie sont, -au contraire, dans le second, quoique les haines -religieuses aient souvent tourné contre elles cette -étrange confusion vulgaire, quand la secrète antipathie -entre la science et la théologie devint -enfin manifeste.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_244">244</span> -Sans doute, l'astrologie du moyen-âge, malgré -son éminente supériorité envers l'astrologie antique, -dont on ne sait plus la distinguer, retient, -comme celle-ci, mais à un degré beaucoup moindre, -une certaine influence fondamentale de l'état, -encore nécessairement théologique à tant d'égards, -de la philosophie dominante, même après la -grande transformation scolastique: car elle suppose -toujours l'univers subordonné à l'homme, ou -du moins disposé pour lui; ce qui constitue le -principal caractère philosophique de l'esprit théologique, -dont la découverte du mouvement de la -Terre a pu seule directement commencer l'ébranlement -décisif, ainsi que je l'ai expliqué dans le -second volume de ce Traité (<i>voyez</i> la vingt-deuxième -leçon). Néanmoins, à cela près, il n'est -pas douteux, sous un autre aspect, que cette doctrine -reposait aussi sur une disposition très progressive, -et seulement trop hasardée, à subordonner -tous les phénomènes quelconques à d'invariables -lois naturelles, comme la qualification normale -d'astrologie <i>judiciaire</i> le rappelait directement. -L'analyse scientifique était alors beaucoup trop -imparfaite pour que l'esprit humain pût assigner -aux phénomènes astronomiques leur vraie position -rationnelle dans l'ensemble de la physique, -ce que tant de savans actuels seraient même -<span class="pagenum" id="Page_245">245</span> -incapables d'établir méthodiquement; en sorte que -aucun principe ne pouvait encore contenir l'exagération -idéale attribuée aux influences célestes. -Dans une telle situation, il convenait certainement -que notre intelligence, s'appuyant sur les -seuls phénomènes dont elle eût ébauché déjà les -lois effectives, tentât d'y ramener directement tous -les autres phénomènes quelconques, même humains -et sociaux. Aucune marche scientifique ne -pouvait assurément être alors plus rationnelle: -la seule universalité de cette tendance, aussi bien -que son opiniâtre persévérance jusqu'à l'avant-dernier -siècle, suffiraient à indiquer son harmonie -nécessaire, sociale autant que mentale, avec -l'ensemble de la situation correspondante. Les -savans qui la condamnent aujourd'hui d'une manière -absolue, sans en comprendre la destination -historique, tombent eux-mêmes journellement -dans une aberration fort analogue, et peut-être -plus vicieuse encore, surtout moins excusable, -quoique heureusement moins susceptible d'activité, -en rêvant, par exemple, la future explication -de tous les phénomènes biologiques, même -cérébraux, d'après des influences électriques ou -magnétiques, ce qui constitue, comme on sait, -l'utopie favorite de presque tous les physiciens actuels, -par suite des hypothèses fantastiques que -<span class="pagenum" id="Page_246">246</span> -j'ai tant combattues. Enfin, considérée quant à -son action nécessaire sur l'éducation universelle -de la raison humaine, l'astrologie judiciaire du -moyen-âge a certainement rendu le plus éminent -service, pendant les quatre ou cinq siècles de son -ascendant réel, dont il reste encore tant de traces, -en faisant activement pénétrer partout un premier -sentiment fondamental de la subordination des -phénomènes quelconques à des lois invariables, -qui les rendent susceptibles de prévision rationnelle: -car, une fois qu'on admettait les chimériques -principes relatifs aux influx et aux pronostics, -les prédictions astrologiques avaient -habituellement un caractère aussi scientifique que -les calculs astronomiques d'où elles résultaient.</p> - -<p>Une semblable appréciation s'applique également -à l'alchimie, d'ailleurs intimement liée à -l'astrologie, comme je l'ai noté au premier chapitre -du tome troisième: toutefois, sa conception -générale devait être moins philosophique, d'après -la nature plus compliquée et l'état moins avancé -des études correspondantes, alors à peine ébauchées. -Sa rationnalité primitive n'est pas plus équivoque, -en se reportant à la situation correspondante -des connaissances chimiques. J'ai expliqué, -en effet, au sujet de la chimie, que les spéculations -relatives aux phénomènes de composition -<span class="pagenum" id="Page_247">247</span> -et de décomposition, radicalement impossibles -tant que l'antique philosophie n'avait admis qu'un -seul principe, n'avaient pu trouver une première -base que dans la doctrine d'Aristote sur les quatre -élémens. Or, ces élémens étaient, par leur nature, -essentiellement communs à presque toutes les -substances effectives, réelles ou même artificielles; -en sorte que, tant que cette doctrine a prévalu, -la fameuse transmutation des métaux ne -devait pas être jugée plus chimérique que les transformations -journalières accomplies par les chimistes -actuels entre les diverses matières végétales ou -animales, d'après l'identité fondamentale de leurs -premiers principes. Ainsi, en jugeant l'alchimie, -on oublie trop aujourd'hui que l'absurdité des -audacieuses espérances qu'elle suscitait n'a pu -être vraiment démontrée que depuis les découvertes -capitales propres à la seconde moitié du -siècle dernier. Il est d'ailleurs évident que l'alchimie -tendait aussi heureusement que l'astrologie -vers l'universelle propagation active du principe -fondamental de toute philosophie positive, l'invariable -subordination de tous les phénomènes à -des lois naturelles, ainsi étendu des grands effets -généraux aux moindres opérations particulières. -Car, sans méconnaître la haute influence -de l'esprit théologique sur les illusions des -<span class="pagenum" id="Page_248">248</span> -alchimistes, on ne peut douter que leur admirable -persévérance pratique ne supposât nécessairement, -et par suite ne rappelât avec énergie, une telle -invariabilité: si le vague espoir d'une sorte de -miracle contribuait presque toujours à soutenir -leur courage contre des désappointemens journaliers, -en même temps la permanence des lois -physiques pouvait seule les engager à poursuivre -leur but autrement que par la prière, le jeûne, et -les autres expédiens religieux.</p> - -<p>Je devais ici m'arrêter spécialement à cette -double appréciation philosophique de la partie la -plus importante et la plus méconnue de l'évolution -scientifique propre au moyen-âge, envisagée -soit quant au progrès spécial de l'esprit positif, -soit quant à son intime incorporation à la sociabilité -moderne. Sous l'un et l'autre aspect, j'espère -que ces indications sommaires feront enfin -rendre une véritable justice historique à deux immenses -séries de travaux, qui ont tant et si longtemps -contribué au développement de la raison -humaine, malgré les graves aberrations qu'elles -ont suscitées. En succédant nécessairement aux -astrologues et aux alchimistes du moyen-âge, les -savans modernes n'ont pas seulement trouvé la -science déjà ébauchée par l'utile persévérance -de ces hardis précurseurs; mais, ce qui était plus -<span class="pagenum" id="Page_249">249</span> -difficile encore, et non moins indispensable, ils -ont aussi trouvé suffisamment établi l'indispensable -principe général de l'invariabilité des lois -naturelles: son admission populaire n'aurait pu -certainement être déterminée par une influence -plus active et plus profonde, dont nous recueillons -les heureux résultats, en oubliant trop leur source -nécessaire. L'action morale de ces deux grandes -conceptions provisoires, qu'une irrationnelle ingratitude -fait exclusivement qualifier d'aberrations, -ne fut pas d'ailleurs moins favorable que leur action -mentale à l'éducation préliminaire de la société -moderne. Car, tandis que l'astrologie tendait -à inspirer habituellement une haute idée de la -sagesse humaine, d'après les prévisions relatives -aux lois les plus simples et les plus générales, -l'alchimie relevait avec énergie le digne sentiment -de notre puissance réelle, déprimé par les croyances -théologiques, en nous inspirant d'audacieuses espérances -sur notre active intervention dans les -phénomènes les plus susceptibles d'une modification -avantageuse.</p> - -<p>Telle est l'appréciation fondamentale de l'origine -nécessaire de la moderne évolution scientifique, -au sein du régime monothéique propre au -moyen-âge, et considéré surtout dans sa dernière -phase. Il était superflu d'y indiquer expressément -<span class="pagenum" id="Page_250">250</span> -l'heureuse influence secondaire évidemment exercée, -à cet égard, par l'évolution industrielle et -ensuite par l'évolution esthétique, qui avaient dû -précéder ce premier essor scientifique, auquel -l'une assignait spontanément une relation directe -et permanente avec les travaux journaliers, et -pour lequel l'autre préparait les plus vulgaires intelligences -par un indispensable éveil spéculatif. -D'après ce point de départ général, qui seul devait -nous offrir une véritable difficulté, à cause des funestes -préjugés dont il est encore l'objet chez les -meilleurs esprits actuels, nous pouvons aisément -accomplir, autant que l'exige notre but principal, -l'examen rapide de cette progression capitale, -pendant les trois phases successives que nous -avons établies, à tant d'égards, dans l'histoire moderne, -et qui vont ici continuer à se distinguer -entre elles suivant des principes fort analogues à -ceux déjà employés pour les autres progressions.</p> - -<p>Sous la première phase, en effet, la marche de -la science est, en général, comme celle de l'industrie, -et celle de l'art, essentiellement spontanée, -c'est-à-dire qu'elle résulte surtout d'un simple -prolongement naturel des principales influences -initiales que nous venons de voir constituées au -moyen-âge, sans aucune intervention importante -des encouragemens spéciaux qui furent -<span class="pagenum" id="Page_251">251</span> -ensuite organisés. C'est alors que l'on peut le mieux -apprécier la haute utilité des chimères astrologiques -et des illusions alchimiques pour soutenir -la nouvelle classe spéculative jusqu'à cet établissement -ultérieur: aussi tel est l'aspect grossier sous -lequel seulement ont été quelquefois appréciées -l'astrologie et l'alchimie, dont la haute influence -mentale est encore totalement méconnue. Tandis -que l'esprit métaphysique, désormais rappelé à sa -nature critique, dont la scolastique l'avait momentanément -écarté, n'était essentiellement préoccupé -que des luttes décisives des rois contre les -papes, où il devait trouver la plus convenable -alimentation, la science, placée sous sa dangereuse -tutelle, eût été presque abandonnée, si déjà -le régime antérieur ne l'avait profondément liée, -par ce double attrait, au système de l'existence -moderne. Pour bien sentir une telle nécessité, il -faut observer que la philosophie naturelle, alors -trop imparfaite, ne pouvait encore se recommander -par ces grandes applications pratiques qui lui -rattachent aujourd'hui les plus grossiers intérêts: -en outre, la faible énergie des facultés scientifiques -chez presque tous les hommes ne lui permettait -point de compter sur les heureuses sympathies -personnelles que l'art a seul le privilége -d'exciter suffisamment, et que ne pouvaient -<span class="pagenum" id="Page_252">252</span> -assurément éprouver alors tant de chefs dont l'esprit -se contentait aisément des explications théologiques, -ou du moins métaphysiques. Les princes -capables, comme Charlemagne et le grand Frédéric, -de goûter réellement les sciences, sont nécessairement -très rares, tandis que les inclinations -esthétiques de François I<sup>er</sup> et de Louis XIV doivent -être beaucoup plus communes. Ainsi, les -astronomes et les chimistes ne pouvaient, à cette -époque, être convenablement accueillis qu'à titre -d'astrologues et d'alchimistes, puisqu'ils ne devaient -d'ailleurs trouver que de très faibles ressources -dans les universités, qui n'étaient, par leur -nature, pleinement favorables qu'à l'esprit purement -métaphysique, dont l'esprit scientifique -tendait déjà à se séparer nettement. Cette influence -propre et directe était alors d'autant plus nécessaire -aux savans, que le catholicisme, devenu peu -à peu rétrograde, comme je l'ai expliqué, à mesure -que s'accomplissait sa décomposition politique, -commençait à manifester son antipathie -finale pour l'essor scientifique qu'il avait d'abord -tant secondé, et dont désormais il craignait justement -l'action irreligieuse sur tous les esprits actifs: -beaucoup d'exemples ont assurément prouvé -à quelle désastreuse oppression la science aurait été -ainsi exposée, en un temps où la décadence -<span class="pagenum" id="Page_253">253</span> -européenne du catholicisme n'empêchait point encore -son grand ascendant intérieur, si les conceptions -astrologiques et alchimiques ne lui avaient -assuré partout, et au sein même du clergé, d'actives -protections individuelles.</p> - -<p>Quant au progrès spéculatif, il ne peut, à cette -époque, donner lieu à aucun mouvement capital -dans les connaissances déjà ébauchées. La chimie -devait rester longtemps encore à l'état préliminaire -d'acquisition des matériaux, qui continuèrent -à s'accumuler rapidement: l'astronomie seule, -et la géométrie qui lui restait adhérente, pouvaient -sembler susceptibles d'améliorations plus décisives; -mais, au fond, la première n'avait pas suffisamment -épuisé les ressources que comportait l'artifice -des épicycles pour prolonger la durée de -l'antique hypothèse des mouvemens circulaires et -uniformes, dont l'irrévocable élimination était -réservée à la phase suivante, et la seconde était -arrêtée, par l'inévitable imperfection de l'algèbre, -au simple prolongement de l'ancien esprit géométrique, -caractérisé par la spécialité des recherches -et des méthodes, en attendant la grande révolution -cartésienne. Aussi le principal perfectionnement -dut-il alors consister, à l'un et l'autre titre, -dans l'extension simultanée de l'algèbre naissante -et de la trigonométrie, enfin complétée par l'usage -<span class="pagenum" id="Page_254">254</span> -des tangentes, et dans l'utile impulsion qui s'ensuivit -pour l'astronomie, commençant dès lors à -préférer habituellement les calculs aux procédés -graphiques, en même temps que les observations, -soit angulaires, soit surtout horaires, devenaient -également plus précises. C'est pendant cette première -phase que se développe le plus complétement -la puissante stimulation scientifique propre -aux conceptions astrologiques, qui, par leur nature, -proposaient continuellement aux travaux -astronomiques le but le plus étendu et le plus décisif, -en faisant directement prévaloir, au plus -haut degré, la détermination des aspects binaires, -ternaires, et même quaternaires, où se trouve le -plus parfait criterium des théories célestes, puisqu'elle -exige le perfectionnement simultané des -études relatives aux divers astres correspondans, -comme je l'ai expliqué au vingt-troisième chapitre: -l'utile excitation primitive que le catholicisme -avait, à cet égard, spécialement procurée pour le -calcul des fêtes mobiles, était certainement très -faible en comparaison de cet énergique aiguillon -permanent.</p> - -<p>L'unique accroissement fondamental qu'éprouve, -à cette époque, la philosophie naturelle, -résulte de l'essor direct de l'anatomie, qui, précédemment -réduite à d'insuffisantes explorations -<span class="pagenum" id="Page_255">255</span> -animales, put enfin reposer, à partir seulement du -<span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle, sur une série de dissections humaines, -jusque alors trop entravées par les préjugés religieux, -suivant la juste remarque de Vicq-d'Azyr. -Quoique cette première ébauche dût être nécessairement -encore plus imparfaite que celle -des recherches chimiques, elle n'en avait pas -moins déjà une haute importance, en complétant -le système naissant de la science moderne, commençant -ainsi à s'étendre de l'étude de l'univers à -celle de l'homme lui-même, par l'interposition -naturelle de la physique moléculaire. Cette extension -nécessaire n'était pas moins essentielle, -sous le rapport social, pour consolider l'existence -de la nouvelle classe spéculative, en y agrégeant -spontanément la corporation des médecins, qui, -de leur subalternité presque servile chez les anciens, -s'étaient déjà élevés, au moyen-âge, à une -puissante influence privée, bientôt rivale de l'influence -sacerdotale. Malgré les graves obstacles -que l'adhérence trop intime et trop prolongée de -la science biologique à l'art médical oppose, de -nos jours, à leur perfectionnement respectif, suivant -les explications de la quarantième leçon, -cette inévitable confusion n'en était pas moins -d'abord indispensable pour assurer la continuité -des travaux anatomiques avant l'érection d'aucun -<span class="pagenum" id="Page_256">256</span> -établissement théorique. On sait d'ailleurs comment -les conceptions astrologiques et alchimiques -étaient intimement liées à des conceptions analogues, -douées, à tous égards, des mêmes avantages -provisoires, envers cette troisième branche -fondamentale de la philosophie naturelle, dont -l'essor naissant dut être si longtemps soutenu par -l'énergique chimère d'une médication universelle, -tendant aussi, soit à introduire spécialement le -principe de l'invariabilité des lois physiques dans -les phénomènes les plus compliqués, soit à suggérer -d'audacieuses espérances sur l'action rationnelle -de l'homme pour modifier utilement son -propre organisme: double aspect sous lequel commençait -à se manifester dès-lors, comme relativement -aux deux autres ordres de phénomènes, -l'incompatibilité radicale entre l'esprit scientifique -et l'esprit religieux<a name="FNanchor_14" id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a>.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_14" id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label"><b>Note 14</b>:</span></a> -Cette incompatibilité est déjà, sous ce rapport, nettement formulée -par un fameux adage latin sur l'impiété des médecins, devenu presque -proverbial vers la fin de cette première phase, suivant la judicieuse -observation de Barthez.</p> - -<p class="sep1">Dans la progression scientifique, comme dans -la progression esthétique, la seconde phase constitue -certainement la période la plus décisive de -l'évolution moderne, surtout à cause de -<span class="pagenum" id="Page_257">257</span> -l'admirable mouvement qui, de Copernic à Newton, a -posé les bases définitives du vrai système des connaissances -astronomiques, bientôt devenu le type -fondamental de l'ensemble de la philosophie naturelle. -Conformément à ce que nous avons reconnu -pour les deux autres progressions positives, nous y -voyons aussi l'essor scientifique, jusque alors essentiellement -spontané, commencer à recevoir habituellement -des divers gouvernemens européens des -encouragemens plus ou moins systématiques, graduellement -déterminés, soit par l'ascendant spéculatif -directement résulté du développement antérieur, -soit par l'aptitude pratique que cet exercice -préliminaire avait déjà suffisamment annoncée, et -d'après laquelle le nouvel art de la guerre, aussi bien -que la marche rapide de l'industrie, devaient alors -solliciter activement le progrès des doctrines mathématiques -et chimiques. Toutefois, en vertu des motifs -ci-dessus indiqués, ce système de protection se -forme bien plus lentement que celui des beaux-arts, -et c'est seulement vers la fin de cette nouvelle phase -qu'il s'établit d'une manière vraiment convenable, -surtout en France et en Angleterre, reposant -sur l'importante création des académies -scientifiques, dont la principale influence devait -donc se rapporter à la phase suivante. Mais, -quelque imparfaits que fussent d'abord ces -<span class="pagenum" id="Page_258">258</span> -encouragemens, l'influence effective n'en était pas -moins très précieuse, pour soutenir la science -naissante dans la crise vraiment décisive qui allait -résulter de son inévitable conflit avec le système -entier de l'ancienne philosophie théologico-métaphysique, -d'où elle devait alors se dégager irrévocablement. -La nature de cette lutte indispensable -indique d'ailleurs clairement que la science -n'y pouvait être, en général, utilement protégée -que par les seuls pouvoirs temporels, spontanément -étrangers aux graves animosités abstraites -du pouvoir spirituel, soit théologique, soit même -métaphysique, dont il fallait subir le redoutable -antagonisme: en sorte que, comme l'art, et comme -l'industrie, la science avait aussi, d'une manière encore -plus directe peut-être, un haut intérêt spécial -à l'établissement de la grande dictature temporelle, -monarchique ou aristocratique, dont la -consolidation graduelle constituait la destination -la plus immédiate du mouvement politique propre -à cette seconde phase. Aucune autre progression -élémentaire ne peut aussi clairement indiquer que -si, par une hypothèse heureusement contradictoire, -la concentration politique avait pu, au contraire, -s'accomplir au profit du pouvoir spirituel, -déjà devenu essentiellement rétrograde, l'évolution -moderne eût été radicalement impraticable.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_259">259</span> -Notre comparaison fondamentale des deux principaux -systèmes de dictature temporelle indique -encore très nettement, sous ce nouvel et dernier -aspect, la supériorité essentielle du mode normal -ou français, sur le mode exceptionnel ou anglais, -en vertu de motifs fort analogues à ceux précédemment -indiqués envers les beaux-arts, et seulement -ici plus prononcés. Car, la science ne pouvant -ordinairement inspirer aux grands un véritable -attrait intellectuel, devait bien moins -compter que l'art sur les encouragemens aristocratiques, -tandis que la suprématie d'un pouvoir -central devait lui être habituellement beaucoup -plus favorable, outre que cette centralisation pouvait -utilement contenir, à un certain degré, une trop -grande dispersion ultérieure des spécialités scientifiques, -qu'il serait aujourd'hui si important de -régler. On ne saurait douter que les spéculations -abstraites, dont la science doit être essentiellement -composée, n'aient dû suivre, en général, un cours -plus libre et plus élevé sous la dictature monarchique -que sous la dictature aristocratique, dont -l'influence, surtout en Angleterre, a trop tendu -à subordonner les recherches scientifiques aux -considérations pratiques. Enfin, le premier mode -devait être, par sa nature, beaucoup plus favorable -que le second à l'incorporation finale de -<span class="pagenum" id="Page_260">260</span> -l'évolution scientifique au système de la politique -moderne, et tendait aussi à mieux assurer sa propagation -graduelle chez toutes les classes, en lui -procurant plus d'influence sur l'éducation générale. -Toutefois, l'autre système devait être, pour -la science, comme pour l'art, plus favorable à -la spontanéité des vocations et à l'originalité des -travaux, par suite même d'un moindre encouragement -et d'une direction moins homogène. Il -faut aussi noter que les graves inconvéniens qui -lui sont propres, aujourd'hui généralement -avoués, ne devaient se développer principalement -que sous la troisième phase, comme je l'expliquerai -bientôt. Pendant la seconde, ils furent heureusement -compensés par la première influence de -l'esprit protestant, qui, sans être, au fond, nullement -favorable aux recherches spéculatives, -d'après sa préoccupation caractéristique des conditions -temporelles, et sans être d'ailleurs plus -compatible que l'esprit catholique contemporain -avec la tendance finale de l'évolution scientifique, -constituait alors, d'après son principe -révolutionnaire du libre examen individuel, un -état de demi-indépendance mentale très avantageux -à l'essor correspondant de la philosophie -naturelle, dont les grandes découvertes astronomiques -durent, à cette époque, s'accomplir -<span class="pagenum" id="Page_261">261</span> -surtout chez des populations protestantes. On voit, -en sens inverse, là où la nouvelle politique -rétrograde du catholicisme put prendre un véritable -ascendant, cette évolution éprouver bientôt -un funeste ralentissement, dont la cause n'est -pas équivoque, particulièrement en Espagne, -malgré les germes très précieux que le moyen-âge -y avait développés.</p> - -<p>Cet admirable mouvement spéculatif, déterminé, -à travers beaucoup d'obstacles, par un très -petit nombre d'hommes de génie, dans un milieu -convenablement préparé, présente, en général, -deux progressions très distinctes, mais intimement -solidaires, l'une purement scientifique, ou -positive, composée des découvertes capitales en -mathématiques et en astronomie, l'autre essentiellement -philosophique, et presque toujours négative, -relative aux efforts, d'abord spontanés, ensuite -systématiques, de l'esprit scientifique contre -la tutelle théologico-métaphysique, devenue alors -vraiment oppressive; cette seconde progression, -que nous devrons reprendre au sujet de l'évolution -philosophique proprement dite, ne doit -être ici considérée que comme indispensable à la -première. Or, celle-ci, à laquelle l'Allemagne, -l'Italie, la France et l'Angleterre prirent chacune -une si noble part, offre pour centre principal -<span class="pagenum" id="Page_262">262</span> -l'investigation vraiment fondamentale due -au génie du grand Kepler, et qui, préparée par -la découverte initiale de Copernic et par l'utile -élaboration de Tycho-Brahé, constitue enfin le -vrai système de la géométrie céleste; tandis que, -sous un autre aspect, devenue la source nécessaire -de la mécanique céleste, elle se lie spontanément -à la découverte finale de Newton, d'après -la création préalable de la théorie mathématique -du mouvement par Galilée, indispensablement -suivi d'Huyghens. Entre ces deux séries, dont -l'enchaînement est direct, l'ordre historique interpose -naturellement l'immense révolution mathématique -opérée par Descartes, et qui, intimement -liée à son entreprise philosophique, -vient aboutir, vers la fin de cette seconde phase, -à la sublime découverte analytique de Leibnitz, -sans laquelle le résultat newtonien n'aurait pu -suffisamment devenir le principe actif de l'éminente -opération réservée à la phase suivante pour -le développement final de la mécanique céleste. -Chacune des deux premières séries offre une filiation -historique assez évidente désormais pour -qu'il soit inutile d'y insister ici: il est clair que -la découverte du mouvement de la terre, et -l'exacte révision de toutes les données astronomiques, -ne permettaient plus de conserver, avec -<span class="pagenum" id="Page_263">263</span> -l'expédient caduque des épicycles, l'antique hypothèse -des mouvemens circulaires et uniformes, -enfin directement remplacée par l'heureuse législation -de Kepler, dernier résultat capital que comportât -l'application de l'ancienne géométrie; d'un -autre côté, ce principe ne pouvait conduire à la -théorie de la gravitation sans la fondation de la -doctrine abstraite du mouvement curviligne, soit -libre, soit forcé; mais aussi, d'après une telle -base, il amenait nécessairement à cette loi générale, -dont l'invention, ainsi préparée, n'eût pas -échappé, sans doute, à Jacques Bernoulli, par -exemple, si Newton l'eût manquée. L'autre série, -bien plus relative à la méthode qu'à la science, -et par cela même encore plus éminente, doit être -naturellement beaucoup moins appréciée du vulgaire -des géomètres, aujourd'hui si éloignés d'une -disposition vraiment rationnelle envers les principales -parties de l'histoire mathématique, et qui -ne sentent d'ordinaire que les seuls résultats; c'est -pourquoi une indication plus directe n'y sera pas -sans importance. Préparée par l'indispensable généralisation -de l'algèbre, due au génie original -de Viète, la conception fondamentale de Descartes -sur la géométrie analytique a constitué, ce -me semble, la principale création de la philosophie -mathématique, qui, ouvrant à la fois à la -<span class="pagenum" id="Page_264">264</span> -géométrie le champ le plus étendu, et à l'analyse -la plus heureuse destination, organisait enfin -la relation élémentaire de l'abstrait au concret, -sans laquelle les recherches mathématiques tendent -à une incohérente et stérile activité: aucune -idée mère ne devait autant influer sur l'ensemble -des progrès ultérieurs. Sa tendance nécessaire à -déterminer la création de l'analyse infinitésimale -me paraît spécialement incontestable: car, en -obligeant désormais à traiter sous un point de -vue commun la théorie des courbes quelconques, -elle a directement conduit aussi à généraliser abstraitement -les vues primordiales d'Archimède, -soit quant aux tangentes, soit surtout quant aux -quadratures; or, les efforts graduellement tentés -à ce sujet ne pouvaient aboutir qu'à l'admirable -invention de Leibnitz, si heureusement provoquée, -pendant la génération intermédiaire, par -les lumineux essais de Wallis et de Fermat.</p> - -<p>Quoique absorbé par toutes ces éminentes opérations, -l'esprit scientifique dut soutenir, vers le -second tiers de cette phase, une lutte vraiment -décisive contre l'ensemble de la philosophie dominante. -Les découvertes astronomiques de Copernic -et de Kepler, et même celles de Tycho-Brahé -sur les comètes, étaient trop directement -contraires à la nature de cette philosophie, ou -<span class="pagenum" id="Page_265">265</span> -même à ses dogmes formels, pour qu'un tel conflit -pût être longtemps évité, et la science y devait -enfin combattre, non-seulement la théologie, -mais encore davantage la métaphysique, plus active -et plus ombrageuse. Cet antagonisme est déjà -manifesté, au <span class="cs7">XVI</span><sup>e</sup> siècle, par d'éclatans symptômes, -et surtout par la mémorable hardiesse de -Ramus, dont la tragique destinée montrait assez -que les haines métaphysiques n'étaient pas moins -redoutables que les haines théologiques. J'ai assez -indiqué, au vingt-deuxième chapitre, les caractères -essentiels qui devaient réserver la découverte -capitale du double mouvement de notre planète -à devenir le sujet immédiat de la discussion -principale, quand le grand Galilée eut enfin levé -le seul obstacle rationnel qui s'opposât à sa propagation -universelle, tant entravée au siècle précédent, -et que l'esprit théologico-métaphysique -devait désormais redouter comme nécessairement -imminente. L'odieuse persécution qui s'y rattache -consacrera toujours le souvenir populaire de la -première collision directe de la science moderne -avec l'ancienne philosophie. On doit, en effet, regarder -cette époque comme celle où le principe -fondamental de l'invariabilité des lois physiques -a commencé à se montrer incompatible avec les -conceptions théologiques, dont l'influence -<span class="pagenum" id="Page_266">266</span> -constituait dès lors le seul obstacle essentiel à l'entière -admission de cet indispensable principe, parce -qu'elle seule neutralisait, à cet égard, l'énergique -entraînement spontanément produit par une -longue expérience unanime, comme je l'expliquerai -davantage au sujet de l'évolution philosophique. -C'est aussi à l'appréciation directe de -cette évolution qu'il convient évidemment de -renvoyer la considération historique des admirables -tentatives contemporaines de Bacon, et -surtout de Descartes, pour proclamer enfin les -caractères essentiels de l'esprit positif, par opposition -à l'esprit métaphysico-théologique.</p> - -<p>Je dois cependant signaler ici, comme directement -relative à la progression scientifique, l'audacieuse -conception de Descartes sur le mécanisme -général de l'univers. Car, en se reportant convenablement -à la situation correspondante de l'esprit -humain, il sera facile de reconnaître que -son ascendant temporaire, à peine étendu pleinement -à deux générations, et sur la perpétuité -duquel Descartes ne s'était fait probablement -aucune grave illusion, dut être provisoirement -indispensable à l'avénement ultérieur de la saine -mécanique céleste, alors silencieusement préparée -par les travaux d'Huyghens, complétant ceux -de Galilée. On a vu, en effet, au vingt-huitième -<span class="pagenum" id="Page_267">267</span> -chapitre, relativement à la théorie fondamentale -des hypothèses, que, dans le passage définitif de -l'état métaphysique à l'état vraiment positif, l'éducation -préliminaire de la raison humaine exige, -comme une dernière transition, rapide mais inévitable, -surtout envers les plus importantes conceptions, -ce régime intermédiaire, où l'intelligence, -avant de renoncer franchement aux questions -inaccessibles et aux notions absolues de -la philosophie primitive, s'efforce d'assujétir ces -vains problèmes à d'illusoires tentatives de solution -positive, fondées sur la substitution des -fluides imaginaires aux entités chimériques, et -dont toute l'efficacité réelle se réduit à disposer -enfin notre entendement à la seule habitude -rationnelle des lois invariables propres -aux phénomènes correspondans. Toutes les parties -essentielles de la philosophie naturelle, sauf -l'astronomie convenablement conçue, nous offrent -encore, par suite de l'éducation anti-philosophique -des savans actuels, de trop profonds vestiges -d'une semblable disposition, pour qu'on -doive s'étonner qu'elle ait dû alors se manifester -d'abord au sujet des phénomènes célestes, suivant -les explications des trois premiers volumes de ce -Traité.</p> - -<p>Cette sommaire appréciation historique de -<span class="pagenum" id="Page_268">268</span> -l'évolution scientifique propre à la seconde phase -devait être ici réduite aux grands progrès mathématiques -et astronomiques qui en ont principalement -caractérisé l'ensemble. Toutefois, le dernier -tiers de cette mémorable période offre une nouvelle -extension fondamentale de la philosophie naturelle, -par les travaux vraiment créateurs de -Galilée sur la barologie, suivis de tant d'heureuses -découvertes secondaires, et par d'équivalentes -créations ultérieures en acoustique et en -optique. En un temps où l'on ne savait encore s'étonner -que des effets les plus exceptionnels, rien -n'est surtout plus admirable, rien ne peut mieux -caractériser la destination de la science moderne -à régénérer les moindres notions élémentaires, -que la découverte décisive due au génie du grand -Galilée, dévoilant enfin, suivant la juste appréciation -de Lagrange, les lois profondément inconnues -des plus vulgaires phénomènes, dont l'étude, -à la fois rattachée à la géométrie et à -l'astronomie, est si légitimement regardée comme -le véritable berceau de la physique proprement -dite. C'est alors que se trouve constituée, entre les -astronomes et les chimistes, une nouvelle classe -indispensable, spécialement destinée à développer -le génie de l'expérimentation, d'après une -conception corpusculaire très heureusement -<span class="pagenum" id="Page_269">269</span> -adaptée à la nature des phénomènes correspondans, -quoique son irrationnelle extension absolue -puisse devenir ailleurs très dangereuse aux véritables -progrès scientifiques, comme je l'ai expliqué -au quarante-unième chapitre: mais ces inconvéniens, -alors très éloignés, n'empêchaient nullement -ni l'utilité immédiate et spéciale d'une telle -doctrine, ni même son efficacité générale et continue -contre le vain régime des entités. En considérant -aussi la division spontanée qui s'établit simultanément, -d'après la rapide extension des -deux sciences, entre les purs géomètres et les -simples astronomes, jusque alors investis de l'un -et l'autre caractère, on reconnaîtra que l'organisation -générale du travail scientifique, surtout -envers la philosophie inorganique, seule alors -vraiment active, s'effectue déjà sur le même plan -qu'aujourd'hui, comme le montre clairement le -peu de changement survenu jusqu'ici dans la -constitution provisoire des académies, quoiqu'il y -ait tout lieu de la croire désormais essentiellement -épuisée, ainsi que je l'indiquerai bientôt. -Quant aux autres branches fondamentales de la -philosophie naturelle, il est clair, suivant ma -théorie hiérarchique, que la chimie, et surtout -l'anatomie, n'avaient encore pu sortir de l'état -purement préliminaire, destiné à la seule -<span class="pagenum" id="Page_270">270</span> -accumulation des matériaux, quelle qu'ait dû être la -haute importance ultérieure des nouveaux faits -dont elles s'enrichirent alors, et principalement -des immortelles découvertes de Harvey sur la circulation -et sur la génération, qui imprimèrent -aussitôt une si active impulsion aux observations -physiologiques, jusque alors si imparfaites, sans -que toutefois le temps fût venu de les incorporer -à aucune véritable doctrine biologique. L'étrange -hypothèse de Descartes sur l'automatisme des animaux -montre assez quelle était alors la vraie situation -des idées physiologiques, désormais ballotées -entre d'insuffisantes explications mécaniques et -de vaines conceptions ontologiques, sans pouvoir -trouver une base rationnelle qui leur fût réellement -propre.</p> - -<p>En terminant cette rapide appréciation historique, -il ne faut pas négliger de signaler sommairement -cette seconde phase de l'évolution -scientifique comme étant celle où l'esprit positif -devait commencer à manifester en même temps -son vrai caractère social et sa prépondérance populaire. -L'heureuse disposition croissante des -populations modernes à accorder leur confiance -aux doctrines fondées sur des démonstrations -réelles, quoique opposées à d'antiques croyances, -est déjà hautement constatée, vers la fin de cette -<span class="pagenum" id="Page_271">271</span> -période, par l'universelle adoption du double -mouvement de la Terre, un siècle avant que la -papauté, d'après une inconséquence superflue, -en eût enfin toléré solennellement l'admission -chrétienne. C'est ainsi que l'irrévocable dissolution -graduelle de l'ancienne discipline spirituelle -était partout accompagnée déjà d'une sorte de -foi nouvelle, germe élémentaire d'une réorganisation -ultérieure, et spontanément déterminée, -sans aucune intervention spéciale, soit par la suffisante -vérification des prévisions scientifiques, -soit même par la seule concordance de tous les -juges compétens, chez les esprits qui, par divers -motifs quelconques, ne pouvaient directement -apprécier la validité des démonstrations fondamentales, -et dont la confiance n'était pas cependant -plus aveugle, en principe, que celle des différens -savans les uns pour les autres, quoique son -exercice dût être plus étendu, à raison du moindre -accomplissement des conditions logiques d'une -émancipation active, toujours accessible à quiconque -voudrait la mériter. De telles habitudes, -incessamment développées, témoignaient dès-lors -clairement que l'anarchie provisoire des intelligences -sur les doctrines morales et sociales ne tenait, -au fond, à aucun chimérique amour du désordre -perpétuel, mais uniquement au défaut de -<span class="pagenum" id="Page_272">272</span> -conceptions susceptibles de remplir suffisamment -les obligations de positivité rationnelle, sans lesquelles -l'esprit moderne était justement résolu à -refuser désormais son assentiment volontaire. -Cette aptitude nécessaire de la nouvelle autorité -mentale à déterminer spontanément la convergence -à la fois la plus stable et la plus étendue, se -montre déjà certainement bien plus propre encore -à l'action scientifique qu'à l'action esthétique; -puisque celle-ci, malgré son efficacité plus -énergique et plus immédiate, est gravement entravée -par les différences de langues et de mœurs, -tandis que l'autre, en vertu de la généralité et de -l'abstraction supérieures des conceptions élémentaires -qui s'y rapportent, permet évidemment -la plus vaste communion intellectuelle. -On pouvait assurément prévoir, dès la fin de -cette phase, que la foi positive comporterait un -jour une universalité beaucoup plus complète -et plus fixe que celle de la foi monothéique aux -plus beaux temps du catholicisme, dont la circonscription -territoriale avait dû être, comme je -l'ai fait voir, gravement restreinte par la nature -vague et discordante des idées théologiques, où -l'unité n'a jamais pu s'établir, et surtout durer, -sans l'assistance continue d'une certaine -compression artificielle, essentiellement inutile -<span class="pagenum" id="Page_273">273</span> -à l'unité scientifique, toujours fondée sur la puissance -spontanée de la démonstration, nécessairement -irrésistible à la longue, quoique d'abord -très peu active. En un temps où les divergences -nationales étaient encore très énergiques, surtout -depuis la dissolution générale du lien catholique, -l'institution des académies vient déjà offrir un -irrécusable témoignage de la tendance cosmopolite -propre à l'esprit scientifique, par le noble -usage qui s'introduit partout d'y admettre des -membres étrangers, de manière à présenter la -nouvelle classe spéculative comme éminemment -européenne: cet heureux caractère est alors plus -spécialement prononcé en France, où, depuis -Charlemagne, le génie étranger avait toujours -reçu un généreux accueil, et quelquefois même, -par une injuste délicatesse, au détriment du génie -national. Quant à l'influence de l'évolution scientifique -sur l'éducation générale, elle commence -alors à s'y manifester nettement, malgré la conservation -du système d'éducation organisé, sous -l'impulsion scolastique, dans la dernière phase -du moyen-âge, et qui subsiste encore aujourd'hui -avec de simples modifications accessoires, qui n'en -changent pas l'esprit: on voit dès lors, en effet, -ainsi qu'on l'a vu depuis à un degré plus avancé, -le <i lang="la" xml:lang="la">quadrivium</i> acquérir une importance croissante -<span class="pagenum" id="Page_274">274</span> -aux dépens du <i lang="la" xml:lang="la">trivium</i>; et ce progrès eût même -été déjà plus sensible si le cours officiel de ces -changemens graduels n'avait fait que suivre fidèlement -la marche presque unanime des mœurs -et des opinions, au lieu d'être souvent dirigé par -des vues systématiques sur la nécessité de maintenir -artificiellement l'ancienne éducation, jugée -indispensable à l'ensemble de la politique rétrograde, -qui commençait à dominer partout d'une -manière plus ou moins prononcée, comme je l'ai -expliqué<a name="FNanchor_15" id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a>.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_15" id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label"><b>Note 15</b>:</span></a> -Les mémorables efforts des Jésuites, afin de s'emparer alors de -l'évolution scientifique, ont certainement beaucoup concouru à cette -propagation des études positives, sans que ces vains projets pussent -d'ailleurs offrir aucun danger fondamental, en un temps où l'incompatibilité -mutuelle entre la science et la théologie était déjà trop prononcée -pour ne pas rendre nécessairement illusoires ces tentatives d'absorption. -Aussi, malgré les grandes facilités individuelles que cette -puissante corporation pouvait présenter à l'existence spéculative, toute -l'habileté de sa tactique n'y a pu réellement jamais produire ou agréger -un seul homme de génie, parce qu'aucun éminent penseur ne voulait -subordonner son indépendance mentale à une politique où la science -était nécessairement subalternisée. Ce n'est pas que la science ne puisse, -et même ne doive, se lier finalement à des vues vraiment politiques: -mais il faut que leur caractère soit large et leur destination éminemment -populaire, au lieu de se rapporter à des intérêts partiels et anti-sociaux; -il faut enfin, que la politique y soit directement relative au -propre essor de l'esprit positif, quand il sera assez complétement formé -pour mériter d'être habituellement envisagé comme le régulateur mental -des sociétés modernes; ce qui n'est point encore, à beaucoup près, -suffisamment possible, surtout à défaut de la généralité convenable.</p> - -<p class="sep1"><span class="pagenum" id="Page_275">275</span> -Pendant la troisième phase, l'élément scientifique, -désormais intimement incorporé à la -sociabilité moderne, reçoit un accroissement fondamental -de puissance sociale parfaitement analogue -à celui que nous avons apprécié envers -l'élément esthétique, et même encore mieux caractérisé, -à cause d'une nature plus évidemment -progressive. Jusque alors la science avait reçu, -comme l'art, des encouragemens facultatifs, -quoique déjà systématiques, entraînant toujours -une sorte d'obligation personnelle; maintenant, -au contraire, d'après le grand éclat résulté de -l'admirable mouvement propre à la phase précédente, -l'active protection des sciences devenait, -pour tous les gouvernemens occidentaux, un véritable -devoir, généralement reconnu, et dont -la négligence eût entraîné un blâme universel, -sans que son accomplissement normal dût exiger -habituellement aucune gratitude individuelle, sauf -la reconnaissance générale toujours due à l'état. -En même temps, les relations croissantes de la philosophie -naturelle, surtout inorganique, soit avec -l'ensemble des procédés militaires, soit avec l'essor -industriel, devenu le principal objet de la politique -européenne, déterminent, à cette époque, -une grande extension dans l'influence sociale des -sciences, soit par la création d'écoles spéciales où -<span class="pagenum" id="Page_276">276</span> -l'éducation scientifique commence à dominer, -soit par l'institution plus ou moins rationnelle de -la nouvelle classe directement destinée à la réalisation -permanente des rapports essentiels entre -la théorie et la pratique. Aussi, quoique les savans, -par l'appréciation plus difficile, plus lente, -et moins populaire, de leurs travaux propres, ne -pussent ordinairement prétendre à l'heureuse indépendance -privée que les poètes et les artistes -commençaient alors à obtenir partout, cependant -leur nombre beaucoup moindre, et leur coopération -plus nécessaire à l'utilité publique, tendaient -déjà à une équivalente consolidation de -leur existence sociale.</p> - -<p>Dans cette nouvelle situation, plus ou moins -commune à toutes les parties de la grande république -européenne, on voit se développer au plus -haut degré, quant à l'évolution scientifique, les -différences essentielles ci-dessus caractérisées, à -tant d'autres égards, entre les deux systèmes -principaux de dictature temporelle; de manière -à manifester complétement la supériorité naturelle -du mode monarchique sur le mode aristocratique, -auparavant neutralisée par les influences -spirituelles, comme je l'ai expliqué. Subitement -entraîné du catholicisme à une philosophie pleinement -négative, en évitant heureusement la -<span class="pagenum" id="Page_277">277</span> -transition protestante, l'esprit français retient, -du moins en partie, de l'ancienne éducation catholique, -l'instinct de contemplation et de généralité -qu'elle avait spontanément développé, et -qui tendait à contenir alors la prépondérance -trop exclusive des considérations pratiques; en -même temps, sa nouvelle éducation révolutionnaire -lui inspire la hardiesse et l'indépendance -devenues indispensables au libre essor de la philosophie -naturelle, dès lors incompatible avec l'ascendant -rétrograde du catholicisme chez les autres -peuples préservés du protestantisme: en sorte -que tous les avantages propres à la protection monarchique -durent alors se réaliser directement, et -assurer désormais à la France la principale impulsion -scientifique, qui, dans la phase précédente, -avait successivement appartenu aussi à -l'Allemagne, à l'Italie, et à l'Angleterre, sauf la -seule prépondérance passagère du mouvement -cartésien. Dans le mode inverse, la dictature aristocratique -particulière à l'Angleterre y laisse les -savans essentiellement assujétis à la dépendance -des protections privées, pendant que l'exorbitante -préoccupation nationale des intérêts industriels -n'y permet guère d'apprécier que les découvertes -spéculatives immédiatement susceptibles d'applications -matérielles; en même temps, l'esprit -<span class="pagenum" id="Page_278">278</span> -protestant, dont la première influence révolutionnaire -avait, sous la phase précédente, favorisé -d'abord l'évolution scientifique, alors définitivement -incorporé au gouvernement, manifeste nécessairement -son antipathie théologique contre -l'entière extension du génie positif, après avoir, -au début de cette troisième phase, tristement signalé -cette influence, en ternissant, par d'absurdes -rêveries, la vieillesse du grand Newton. -L'exclusive nationalité qui dès lors caractérise la -politique anglaise, fait déjà sentir, jusque sur le -développement des sciences, sa déplorable influence, -en disposant à n'adopter activement que -les méthodes et les découvertes indigènes; comme -on le voit clairement, envers les sciences mathématiques -elles-mêmes, malgré leur universalité -plus éclatante, soit par la répugnance à l'introduction -usuelle de la géométrie analytique, encore aujourd'hui -trop peu familière aux écoles anglaises, -soit par l'obstination analogue contre l'emploi des -formes et des notations purement infinitésimales, -si justement préférées partout ailleurs<a name="FNanchor_16" id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a>. Ces -<span class="pagenum" id="Page_279">279</span> -irrationnelles dispositions sont d'autant plus choquantes -qu'elles forment un étrange contraste avec -l'admiration exagérée dont la France était dès lors -saisie pour le génie de Newton, par suite de la réaction -nécessaire contre l'hypothèse des tourbillons, -en faveur de la loi de la gravitation; on sait comment -cette transformation conduisit, et concourt -aujourd'hui, à méconnaître, avec une sorte d'ingratitude -nationale, l'éminente supériorité de -notre incomparable Descartes, dont le génie, à la -fois scientifique et philosophique, n'a réellement -<span class="pagenum" id="Page_280">280</span> -trouvé ensuite d'autres dignes rivaux que le grand -Leibnitz, et de nos jours l'immortel Lagrange, -si peu compris encore du vulgaire des géomètres.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_16" id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label"><b>Note 16</b>:</span></a> -Au début de cette phase, cette tendance irrationnelle et ombrageuse -me semble fortement marquée dans la célèbre controverse à -laquelle donna lieu, entre l'Angleterre et l'Allemagne, la priorité -d'invention de l'analyse infinitésimale. Cette longue querelle, déjà si -bien sentie par Fontenelle, et ensuite si bien jugée par Lagrange, dont -l'éminente décision, aussi impartiale que rationnelle, ne trouve plus -aucune opposition quelconque, offrit pendant presque tout son cours, -un mémorable contraste entre la rectitude et la loyauté de Leibnitz -ainsi que de la plupart de ses partisans, et les injustes subtilités de la -polémique anglaise. La conduite de Newton, en cette grave occasion, -fut assurément très peu honorable: puisque, d'un seul mot, il pouvait -terminer cette scandaleuse discussion, en se déclarant personnellement -convaincu, comme il ne pouvait manquer de l'être, de la parfaite -originalité de Leibnitz, la sienne n'étant pas d'ailleurs contestée: or, -ce mot, pressé de le dire, il ne le prononça jamais, en évitant toutefois, -par un silence trop prudent, qu'on pût lui reprocher formellement -aucune articulation contraire. J'espère que cette juste improbation -ne sera point attribuée à de vaines préventions nationales, dont je -me suis montré, j'ose le dire, pleinement affranchi, comme l'ont noblement -signalé les illustres critiques d'Édimbourg, dans leur bienveillant -examen des deux premiers volumes de ce Traité, en juillet 1838: -d'ailleurs, pour une controverse où la France était parfaitement désintéressée, -il serait difficile, ce me semble, de soupçonner l'impartialité -historique d'un Français jugeant, après plus d'un siècle, une discussion -scientifique entre l'Angleterre et l'Allemagne.</p> - -<p class="sep1">Quant au mouvement scientifique propre à cette -troisième phase, sans pouvoir offrir une originalité -aussi fondamentale que sous la phase précédente, -il présente cependant une éminente portée, bien -supérieure à celle du mouvement esthétique correspondant, -et qui laissera toujours subsister des -créations capitales, dues à des penseurs nullement -inférieurs à leurs prédécesseurs, quoique appliqués -à des difficultés d'une autre nature. En considérant -d'abord, suivant notre hiérarchie, les -sciences mathématiques, par lesquelles, en effet, -s'établit le mieux la filiation des deux phases, on y -doit distinguer deux principales séries de progrès: -l'une, relative au principe newtonien, pour la -construction graduelle de la mécanique céleste, et -qui donne lieu naturellement à l'essor des diverses -théories essentielles de la mécanique rationnelle; -l'autre, d'ailleurs intimement liée à celle-ci, remonte -à l'impulsion analytique de Leibnitz, émanée -de la grande révolution cartésienne, et détermine -l'admirable développement de l'analyse -mathématique, ordinaire ou transcendante, tendant -à généraliser et à coordonner toutes les conceptions -géométriques et mécaniques. Dans la -<span class="pagenum" id="Page_281">281</span> -première série, Maclaurin, et surtout Clairaut, -établissent d'abord, au sujet de la figure des planètes, -la théorie générale de l'équilibre des -fluides, pendant que Daniel Bernoulli construit -suffisamment la théorie des marées; ensuite, d'Alembert -et Euler, relativement à la précession -des équinoxes, complètent la dynamique des solides, -en constituant la difficile théorie du mouvement -de rotation, en même temps que le -premier fonde, d'après son immortel principe, -le système analytique de l'hydrodynamique, déjà -ébauchée par Daniel Bernoulli; enfin, Lagrange -et Laplace complètent la théorie fondamentale -des perturbations, avant que le premier se consacrât -surtout aux éminens travaux de philosophie -mathématique qui devaient le mieux caractériser -son puissant génie, comme je l'indiquerai au chapitre -suivant. La seconde série est essentiellement -dominée par la grande figure d'Euler, dévouant -sa longue vie et son infatigable activité à -l'extension systématique de l'analyse mathématique, -et à développer l'uniforme coordination -que sa prépondérance devait introduire dans l'ensemble -de la géométrie et de la mécanique, où -jusque alors son intervention avait été secondaire -ou passagère: succession à jamais mémorable de -spéculations abstraites, où l'analyse développe -<span class="pagenum" id="Page_282">282</span> -enfin toute sa puissante fécondité, sans dégénérer -en un dangereux verbiage, tendant à dissimuler, -sous des formes trop respectées, une profonde -stérilité mentale, ainsi qu'on l'a vu depuis très -fréquemment, par suite de l'esprit antiphilosophique -qui distingue aujourd'hui la plupart des -géomètres. En considérant l'ensemble de ce double -mouvement mathématique, on ne peut s'empêcher -de noter comment l'Angleterre y trouva la juste -punition de l'étroite nationalité scientifique qu'elle -avait tenté de se constituer, suivant les deux exclusions -connexes ci-dessus signalées: car, il en -résulta directement que, même pour la première -progression, les savans anglais ne purent prendre -en général, sauf le seul Maclaurin, qu'une part -très secondaire à l'élaboration systématique de la -théorie newtonienne, dont le développement et -la coordination analytique durent presque uniquement -appartenir à la France, à l'Allemagne, -et enfin à l'Italie, si dignement représentée par -le grand Lagrange.</p> - -<p>L'ensemble de la physique proprement dite, -ébauché, sous la phase précédente, surtout par -la création des deux branches qui se rattachent à -l'astronomie, c'est-à-dire la barologie et l'optique, -se complète alors par l'élaboration scientifique de -la thermologie et de l'électrologie, qui la lient -<span class="pagenum" id="Page_283">283</span> -directement à la chimie: la première branche, en -effet, commence alors à se dégager du vain régime -des entités chimériques et des fluides imaginaires, -d'après la lumineuse découverte de Black sur les -changemens d'état; la seconde, d'abord popularisée -par les ingénieux travaux de Franklin, acquiert -ensuite une certaine rationalité par les -judicieuses recherches de Coulomb, avant d'avoir -été altérée par l'abus de l'analyse mathématique. -Quant à l'astronomie pure, réduite à la géométrie -céleste, elle perd nécessairement la prépondérance -fondamentale qu'elle avait dû conserver jusque -alors, par suite de la systématisation de la mécanique -céleste, tendant à suggérer à priori les principales -lois relatives aux perturbations du mouvement -elliptique: aussi, parmi beaucoup d'illustres -observateurs, l'astronomie ne compte-t-elle alors -qu'un seul homme d'un vrai génie, le grand -Bradley, dont l'admirable élaboration sur l'aberration -de la lumière constitue certainement -le plus beau travail dont cette science puisse s'honorer -depuis Kepler.</p> - -<p>Malgré le juste éclat de ces divers ordres de -travaux scientifiques, on doit regarder, ce me -semble, la création de la véritable chimie comme -surtout destinée à caractériser cette phase avec -plus d'originalité qu'aucune autre évolution -<span class="pagenum" id="Page_284">284</span> -quelconque. Jusque alors bornée à une mystérieuse -accumulation de faits, dominée par les entités alchimiques, -la chimie, vers le milieu de cette période, -subit une transformation mémorable, -quoique purement provisoire, qui me semble fort -analogue à la préparation philosophique que l'hypothèse -des tourbillons avait opérée, un siècle auparavant, -pour la mécanique céleste: tel est l'office -préliminaire, aujourd'hui trop méconnu, de la -célèbre conception de Stahl, précédée de la tentative -trop mécanique de Boërhaave, et déterminant -une marche beaucoup plus rationnelle dans -l'ensemble des recherches chimiques, surtout -entre les mains de Bergmann et ensuite de Schéele. -Préparée, sous cette influence transitoire, par les -expériences capitales de Priestley et de Cavendish, -l'élaboration décisive du grand Lavoisier vint enfin -élever la chimie au rang des véritables sciences, -d'après une théorie admirablement conçue, -quoique une exploration plus étendue dût bientôt -lui ravir un ascendant, dont l'éminente rationnalité -n'est pas encore, à beaucoup près, dignement -remplacée. Aussi intermédiaire, à divers -égards, quant à la méthode que quant à la doctrine, -entre la philosophie purement inorganique et la -philosophie vraiment organique, cette nouvelle -science vient heureusement compléter l'ensemble -<span class="pagenum" id="Page_285">285</span> -de l'étude fondamentale du monde extérieur par -l'institution normale d'un ordre de spéculations -physiques sur lequel l'esprit mathématique proprement -dit ne peut réellement exercer aucun -empire immédiat, si ce n'est à titre d'éducation: -ce qui a heureusement érigé dès lors, même quant -à la nature morte, un puissant abri contre l'imminente -invasion d'un tel esprit, qui, après avoir -nécessairement fondé la philosophie naturelle, -tend, par une irrationnelle exagération, à en altérer -radicalement l'essor ultérieur, jusqu'à ce -que la construction finale d'une philosophie -pleinement positive vienne directement contenir -cette dangereuse intervention, en réduisant, autant -que possible, l'esprit purement mathématique -à sa vraie destination, comme je l'ai expliqué -dans les trois premiers volumes de ce Traité.</p> - -<p>Quoique la grande science biologique n'ait pu recevoir -que de nos jours sa vraie constitution rationnelle, -encore si imparfaite et si chancelante, il importe -de signaler, pendant cette troisième phase, -l'admirable mouvement préparatoire dont elle devient -alors l'objet, en résultat général des divers -essais isolés propres aux deux phases précédentes. -Les trois aspects essentiels, taxonomique, anatomique, -et physiologique, dont la combinaison permanente -caractérise ses spéculations fondamentales, y -<span class="pagenum" id="Page_286">286</span> -donnèrent lieu à d'éminentes élaborations indépendantes, -essentiellement provisoires par cela même -qu'elles n'étaient point dirigées d'après des principes -communs, mais destinées à faire enfin dignement -ressortir le véritable esprit de chacun -d'eux: nettement dévoilé, pour le premier, par -les admirables conceptions du grand Linné succédant -aux heureuses inspirations de Bernard de -Jussieu; quant au second, par la suite des analyses -comparatives de Daubenton, ultérieurement -rationnalisée suivant les vues générales de Vicq-d'Azyr; -et enfin, pour le troisième, par l'exploration -fondamentale de Haller, suivie de -l'ingénieuse expérimentation de Spallanzani. -Conjointement à cette triple préparation, le -génie, éminemment synthétique et concret, de -notre grand Buffon caractérisait avec énergie les -principales relations encyclopédiques propres à -la science des corps vivans, et faisait surtout -sentir l'intime solidarité qui la distingue, en -même temps que sa haute destination morale et -sociale, spécialement signalée d'ailleurs par les -utiles indications secondaires de Georges Leroy -et de Charles Bonnet: toutefois, en relevant dignement -la mémoire scientifique et philosophique -de Buffon, que d'envieux détracteurs ont tenté -de réduire au simple mérite littéraire, l'impartiale -<span class="pagenum" id="Page_287">287</span> -postérité n'oubliera jamais son aveugle obstination -à méconnaître l'importance capitale des conceptions -taxonomiques, dont les travaux de son -illustre émule suédois pouvaient si bien lui manifester -la vraie nature et l'indispensable destination. -Au reste, rien de définitif, en philosophie -biologique, ne pouvait encore sortir d'une -époque où, non-seulement la hiérarchie animale -n'était entrevue que d'une manière vague et empirique, -mais où même la notion élémentaire de -l'état vital restait radicalement confuse et incertaine, -puisque, des deux élémens inséparables -du dualisme fondamental qui le constitue, le -plus caractéristique et le plus varié était alors -totalement subordonné à l'autre, dont l'influence -plus simple devait être mieux saisissable; ce qui -donna lieu à tant d'irrationnelles exagérations -sur la prépondérance absolue des milieux biologiques, -comme si l'organisme était à la fois purement passif -et indéfiniment modifiable: cette -vicieuse tendance, si prononcée chez tous les -penseurs du siècle dernier, conduisit spécialement -Montesquieu à ses célèbres aberrations sur l'action -sociale des climats. Néanmoins, il importait -de signaler ici la première élaboration vraiment -scientifique de la philosophie organique, qui, -outre son extrême importance directe, est si -<span class="pagenum" id="Page_288">288</span> -heureusement destinée, de sa nature, à mettre -enfin un terme indispensable à l'esprit de spécialité -dispersive émané de la philosophie inorganique, -dont le sujet inerte comporte une décomposition -presque illimitée, tandis que l'étude de -la vie pousse nécessairement à la régénération -de l'esprit d'ensemble, par l'indivisible connexité -de ses divers aspects, dont la division provisoire -et artificielle ne peut longtemps dissimuler la -nécessité finale de leur coordination nécessaire. -Quoique l'imitation trop servile du régime logique -propre aux sciences déjà formées, ait dû -d'abord engager naturellement les diverses spéculations -biologiques dans une marche trop peu -conforme à leurs vraies conditions caractéristiques, -il n'est pas douteux cependant que leur développement -ultérieur devait finir par dévoiler spontanément -une obligation aussi fondamentale, de manière -à modifier convenablement le mode primitif, -comme on commence à l'apercevoir aujourd'hui, -sans que toutefois une transformation aussi contraire -à la prépondérance actuelle de la philosophie -inorganique puisse être suffisamment réalisée autrement -que sous l'ascendant général de la vraie -philosophie positive, dont j'ai osé, le premier, entreprendre -enfin la construction directe, d'après -l'ensemble des différens matériaux antérieurs.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_289">289</span> -En appréciant, au cinquante-troisième chapitre, -la première apparition du véritable génie -scientifique, à la fois spéculatif et abstrait, par -les spéculations mathématiques des Grecs, j'ai -convenablement expliqué pourquoi il avait dû -être d'abord éminemment spécial, comme surgissant -dans un milieu, philosophique et social, -profondément hétérogène à sa nature, laquelle -n'aurait pu recevoir son développement caractéristique -sans l'indispensable isolement continu -des contemplations devenues positives envers -toutes celles qui restaient théologiques ou même -métaphysiques. Or, les diverses branches fondamentales -de la philosophie naturelle n'ayant pu -passer simultanément à l'état positif, et leur essor -initial ayant dû s'opérer, à de longs intervalles, -suivant la loi hiérarchique établie au début de -ce Traité, il est clair que cette même nécessité -primitive devait toujours subsister, quoique avec -une intensité décroissante, jusqu'à ce que tous -les aspects élémentaires eussent ainsi été successivement -assujettis à une positivité rationnelle, ce -qui n'existe point encore envers les études sociales, -excepté dans cet ouvrage. L'esprit de -spécialité, devenu de plus en plus dispersif à -mesure que la philosophie inorganique s'était -décomposée, restait donc en suffisante harmonie -<span class="pagenum" id="Page_290">290</span> -avec les principaux besoins de l'évolution mentale -sous la phase que nous achevons d'apprécier: -toutefois, son office, évidemment provisoire, était -déjà très voisin de son entier accomplissement; -et son influence, qui, d'après l'anarchie philosophique, -s'exagérait à l'instant où elle aurait dû -décroître, commençait alors à devenir dangereuse, -suivant l'explication précédente, en tendant -à imprimer à la culture naissante de la -philosophie organique une impulsion trop exclusivement -analytique, contraire à sa nature et à -sa destination. Néanmoins, ces aberrations, seulement -imminentes, ne pouvaient se développer -que plus tard, et ne produisaient encore que des -inconvéniens secondaires; en sorte que cette -époque peut être envisagée comme le plus bel -âge de l'esprit de spécialité scientifique, personnifié -par la constitution des académies, dont les -membres n'étaient point alors parvenus à oublier -entièrement la conception fondamentale de Bacon -et de Descartes, où l'analyse spéciale n'était envisagée -que comme une préparation nécessaire à une -synthèse générale, toujours présente aux savans de -la seconde phase, quelque lointaine que dût leur -sembler sa réalisation ultérieure. La tendance dispersive -des travaux de détail fut, à cette époque, -très heureusement contenue par l'active impulsion -<span class="pagenum" id="Page_291">291</span> -générale qui déterminait spontanément les savans, -comme les artistes, et d'une manière même -plus efficace quoique moins explicite, à seconder -le grand ébranlement philosophique propre au -siècle dernier, et dont la direction anti-théologique -devait tant sympathiser avec l'instinct -scientifique: j'ai assez expliqué la puissante consistance -mentale que cette indispensable opération -révolutionnaire dut recevoir d'une telle -assistance permanente, hautement caractérisée -surtout chez l'éminent géomètre qui fut l'un des -chefs principaux de cette élaboration dissolvante. -Malgré sa nature purement négative, qui la -rendait assurément peu susceptible de constituer -aucune liaison solide, l'influence provisoire de -cette philosophie, en vertu de sa seule généralité, -quelque imparfaite qu'elle dût être, servit réellement, -à cette époque, à empêcher l'esprit -scientifique de perdre totalement de vue les considérations -d'ensemble, qu'on affectait, au contraire, -de reproduire sans cesse, d'après des -aperçus plus ou moins superficiels. Par cette -réaction temporaire, où cette philosophie transitoire -rendait à la science l'équivalent des services -qu'elle en recevait, les savans trouvèrent alors, -comme les artistes, outre une immédiate destination -sociale, qui les incorporait davantage au -<span class="pagenum" id="Page_292">292</span> -mouvement universel, une sorte de supplément -momentané à l'absence de toute vraie direction -systématique; tandis que, de nos jours, l'irrationnelle -prolongation de cette situation mentale, -maintenant trop arriérée, n'aboutit, au contraire, -chez les uns et les autres, qu'à justifier ordinairement -leur déplorable aversion de toute idée -générale.</p> - -<p>Après avoir suffisamment caractérisé l'ensemble -du développement scientifique depuis le moyen-âge, -il ne nous reste plus maintenant, pour -compléter enfin notre indispensable appréciation -de la progression moderne, qu'à y considérer -sommairement le mouvement élémentaire de recomposition -sous un quatrième et dernier aspect -général, quant à l'évolution philosophique proprement -dite, en tant que provisoirement distincte -de l'évolution purement scientifique correspondante, -jusqu'à ce que l'esprit scientifique -et l'esprit philosophique, essentiellement identiques -au fond, aient acquis, l'un la généralité, -l'autre la positivité, qui leur manquent encore. -Mais, malgré la nécessité historique de cette distinction -transitoire, il est clair que notre appréciation -de la progression scientifique doit nous -permettre d'abréger beaucoup celle de la progression -philosophique, dont les diverses phases -<span class="pagenum" id="Page_293">293</span> -ont toujours été déterminées par celles de la première, -à partir de la division fondamentale, organisée -dans les écoles grecques, entre la philosophie -naturelle devenue métaphysique, et la -philosophie morale restée théologique, comme -je l'ai tant expliqué. En outre, d'après la fusion -provisoire opérée entre ces deux philosophies, sous -l'ascendant métaphysique de la scolastique proprement -dite, pendant la dernière période du -moyen-âge, nous avons reconnu que l'esprit scientifique -et ce nouvel esprit philosophique étaient -restés essentiellement unis jusqu'à la fin de la première -partie de l'évolution moderne: en sorte que -nous n'avons plus réellement à considérer le mouvement -philosophique que sous les deux autres -phases, où il s'est de plus en plus isolé du mouvement -scientifique, jusqu'à ce que celui-ci ait -rempli les conditions qui doivent lui procurer -une entière suprématie, par une convenable -prépondérance prochaine de l'esprit d'ensemble -sur l'esprit de détail, tous deux enfin devenus -également positifs. Néanmoins, pour que cette -appréciation puisse être suffisamment caractéristique, -il faut d'abord revenir brièvement sur ce -point de départ, dont l'importance historique -est encore trop peu comprise, afin de mieux déterminer -la vraie nature de cette philosophie -<span class="pagenum" id="Page_294">294</span> -transitoire que, dans le cours des trois derniers -siècles, la science devait toujours tendre à annuler -graduellement.</p> - -<p>La grande transaction scolastique avait réalisé -autant que possible, le triomphe social de l'esprit -métaphysique, dont la profonde impuissance organique -s'est trouvée ainsi dissimulée, pendant -quelques siècles, d'après son intime incorporation -à l'ensemble de la constitution catholique, laquelle, -par ses éminentes propriétés politiques, -lui rendit certes un large équivalent de l'assistance -mentale qu'elle en reçut provisoirement. -Dès lors, en effet, la philosophie métaphysique, -toujours bornée auparavant à l'étude du monde -inorganique, compléta son domaine fondamental, -en étendant aussi ses entités caractéristiques à -l'homme moral et social; ce qui produisit, comme -je l'ai noté, un état, très précaire mais fort remarquable, -d'apparente homogénéité intellectuelle, -qui n'avait jamais pu exister encore depuis le partage -primordial opéré sous la première décadence -du polythéisme. En acceptant ainsi le dangereux -secours de la raison, la foi monothéique commençait -à se dénaturer d'une manière irrévocable, -aussitôt que, cessant de reposer exclusivement -sur la spontanéité universelle, liée à une révélation -directe et continue, elle subit la protection -<span class="pagenum" id="Page_295">295</span> -des démonstrations, nécessairement susceptibles -de controverse permanente et même de réfutation -ultérieure, qui composaient la doctrine nouvelle -que, par une étrange incohérence, on qualifiait -déjà de théologie naturelle. Cette dénomination -historique caractérise très heureusement la conciliation -passagère qu'on avait ainsi tenté d'organiser -entre la raison et la foi, et qui ne pouvait -réellement aboutir qu'à l'absorption totale de la -seconde sous la première: car, elle représente le -dualisme contradictoire alors établi entre l'ancienne -notion de Dieu et la nouvelle entité de la -Nature, centres respectifs des deux philosophies -théologique et métaphysique. L'imminent antagonisme -de ces deux conceptions générales semblait -alors devoir être suffisamment contenu par -le principe fondamental qui, sous l'influence inaperçue -de l'instinct positif, les subordonnait l'une -et l'autre à la nouvelle hypothèse d'un Dieu créateur -primordial de lois invariables, qu'il s'était -aussitôt interdit de jamais changer, et dont l'application -spéciale et continue était irrévocablement -confiée à la Nature; ce qui constitue assurément -une fiction fort analogue à celle des publicistes -actuels sur la royauté constitutionnelle. Cette -étrange combinaison, où l'on tentait de concilier -le principe théologique avec le principe positif, -<span class="pagenum" id="Page_296">296</span> -porte l'empreinte caractéristique de l'esprit métaphysique -qui l'avait élaborée, et qui s'y était évidemment -ménagé la plus belle part, en faisant -désormais de la Nature l'objet des contemplations -et même des adorations journalières, sauf la stérile -vénération réservée à la majestueuse inertie -de la divinité suprême, solennellement réduite à -une vague intervention initiale, où la pensée devait -de moins en moins remonter. Jamais le bon -sens vulgaire n'a pu réellement admettre ces subtilités -doctorales, qui neutralisaient radicalement -toutes les idées de volonté arbitraire et d'action -permanente, sans lesquelles les croyances théologiques -ne sauraient conserver leur véritable caractère -fondamental: aussi doit-on peu s'étonner -que l'instinct populaire poursuivît alors tant de -docteurs de l'accusation d'athéisme; puisque la -doctrine transitoire, ainsi qualifiée ultérieurement, -n'a pu consister au fond qu'à pousser jusqu'à -l'entière intronisation de la Nature cette première -restriction scolastique de la conception -monothéique, comme je l'ai expliqué au chapitre -précédent. Suivant une inversion vraiment décisive, -témoignage direct de l'irrévocable décadence -de toute théologie, ce que d'abord la raison <ins id="cor_5" title="public">publique</ins> -jugeait impie, semble constituer maintenant -la disposition la plus religieuse, qu'on s'épuise -<span class="pagenum" id="Page_297">297</span> -vainement à produire par de nombreuses démonstrations, -où j'ai montré l'une des principales -causes historiques de la dissolution mentale du -monothéisme. On voit donc que le compromis -scolastique n'avait effectivement constitué qu'une -situation profondément contradictoire, dont la -stabilité était impossible, quoique son influence, -d'ailleurs inévitable, ait été longtemps indispensable -au développement fondamental de l'évolution -scientifique, selon nos explications antérieures.</p> - -<p>Aucune discussion spéciale ne peut mieux caractériser -cette tendance générale que la grande -controverse scolastique entre les réalistes et les -nominalistes, si activement prolongée sous la première -phase moderne, et dont l'ensemble marque -très nettement la haute supériorité de la métaphysique -du moyen-âge sur celle de l'antiquité, -où l'action naissante de l'esprit positif était nécessairement -beaucoup moindre. La marche progressive -de ce long débat mesure en effet, avec beaucoup -d'exactitude, l'accroissement continu de -l'influence philosophique propre à l'évolution -scientifique, dont l'essor graduel devait spontanément -déterminer l'ascendant croissant du nominalisme -sur le réalisme: car, sous ces formes qui -semblent aujourd'hui si vaines, commençait alors -<span class="pagenum" id="Page_298">298</span> -secrètement la lutte inévitable de l'esprit positif -contre l'esprit métaphysique, dont le principal -caractère consiste directement à personnifier des -abstractions qui ne sauraient avoir, hors de notre -intelligence, qu'une simple existence nominale. -Jamais les écoles grecques n'avaient, assurément, -pu offrir une contestation aussi élevée, ni surtout -aussi décisive, soit pour ruiner enfin le régime -des entités, soit même pour faire déjà soupçonner -la nature éminemment relative de la vraie philosophie. -Quoi qu'il en soit, il reste évident que l'esprit -métaphysique et l'esprit positif, presque -aussitôt après leur triomphe combiné sur l'esprit -monothéique, dernière modification possible de -l'esprit religieux, commençaient ainsi à tendre -vers une irrévocable séparation, qui ne pouvait -aboutir qu'à l'entier ascendant du second sur le -premier.</p> - -<p>Pendant la première phase de l'évolution moderne, -nous avons vu, d'un côté, la métaphysique -occupée surtout de seconder par son action -critique l'heureuse insurrection du pouvoir temporel -contre la constitution catholique, tandis -que, de son côté, la science naissante se livrait -principalement à l'accumulation préalable des diverses -observations, sous les inspirations astrologiques -et alchimiques: en sorte que, malgré -<span class="pagenum" id="Page_299">299</span> -leur divergence croissante, aucun grave conflit ne -pouvait directement surgir entre elles. Mais il n'en -devait plus être ainsi quand, sous la seconde -phase, l'ébranlement protestant eut mis, même -chez les peuples restés nominalement catholiques, -la philosophie métaphysique en possession presque -exclusive, ou du moins prépondérante, de l'autorité -spirituelle qu'elle avait toujours convoitée; -en même temps que l'esprit scientifique commençait -à manifester son vrai caractère fondamental, -par la convergence graduelle de son élaboration -spontanée vers des découvertes décisives, pleinement -incompatibles avec l'ensemble de l'ancienne philosophie, -aussi bien métaphysique que -théologique. On voit par là comment l'admirable -mouvement astronomique du <span class="cs7">XVI</span><sup>e</sup> siècle dût nécessairement -y conduire enfin la science à une opposition -directe envers la métaphysique, succédant -partout, sous des formes diverses mais équivalentes, -à la théologie proprement dite, dont elle -tendait dès lors à reconstruire, à son profit, l'antique -domination, à la fois mentale et sociale. Par -la nature même d'un tel antagonisme, il devait -d'abord être gravement défavorable à la science, -comme le prouvent alors tant de tristes exemples, -analogues à ceux de Cardan, de Ramus, etc. -Mais l'évolution logique proprement dite est celle -<span class="pagenum" id="Page_300">300</span> -de toutes qui peut le moins être efficacement contenue, -soit parce que la portée n'en peut être ordinairement -comprise que lorsque son essor est assez -développé pour surmonter spontanément tous -les obstacles, soit en vertu de l'assistance involontaire -qu'elle doit naturellement trouver chez ceux-là -même qui prétendent lui opposer des entraves -systématiques. C'est pourquoi la persévérance, -d'ailleurs mutuellement inévitable, de ce conflit -décisif, y détermina nécessairement, dans le premier -tiers du <span class="cs7">XVII</span><sup>e</sup> siècle, l'irrévocable décadence -du régime des entités, dès lors accomplie envers -les phénomènes généraux du monde extérieur, et -par suite plus ou moins imminente relativement à -tous les autres, à mesure qu'ils deviendraient suffisamment -accessibles à la positivité rationnelle.</p> - -<p>Tous les élémens principaux de la république -européenne, sauf la seule Espagne, alors engourdie -par la politique rétrograde, prirent une part -capitale à cet immense débat, qui constituait enfin -la première apparition caractéristique de la -philosophie définitive, et qui, par suite, devait -exercer une influence fondamentale sur l'ensemble -des destinées ultérieures de l'humanité. L'Allemagne -avait doublement déterminé, au siècle précédent, -cette crise décisive, soit par l'ébranlement -protestant, soit surtout par les belles découvertes -<span class="pagenum" id="Page_301">301</span> -astronomiques de Copernic, de Tycho-Brahé, et -enfin du grand Kepler: mais, absorbée par les -luttes religieuses, elle n'y put activement concourir. -Au contraire, l'Angleterre, l'Italie et la -France fournirent chacune à cette noble élaboration -un éminent coopérateur, en y faisant participer -trois immortels philosophes, dont les génies -très divers y étaient également indispensables, -Bacon, Galilée et Descartes, que la plus lointaine -postérité proclamera toujours les premiers fondateurs -immédiats de la philosophie positive; puisque -chacun d'eux en a déjà dignement senti le vrai -caractère, suffisamment compris les conditions -nécessaires, et convenablement prévu l'ascendant -final. Comme l'action de Galilée, inséparable de -ses admirables découvertes, appartient essentiellement -à l'évolution scientifique proprement dite, -il serait superflu de revenir maintenant sur cette -belle série de travaux qui, tandis qu'on définissait -ailleurs, par une discussion directe, l'esprit général -de la nouvelle manière de philosopher, se -bornait à la caractériser activement, par une -extension décisive, sans laquelle les préceptes -abstraits eussent été trop vaguement appréciables. -Quant aux travaux directement philosophiques de -Bacon et de Descartes, également dirigés contre -l'ancienne philosophie, et pareillement destinés à -<span class="pagenum" id="Page_302">302</span> -constituer la nouvelle, leurs différences essentielles -présentent à la fois une remarquable harmonie, -soit avec la nature propre de chaque philosophe, -soit avec celle du milieu social correspondant. -Chacun d'eux établit, sans doute, avec une irrésistible -énergie, la nécessité d'abandonner irrévocablement -l'ancien régime mental; tous deux s'accordent -spontanément à faire nettement ressortir -les attributs élémentaires du régime nouveau; -enfin, tous deux proclament hautement la destination -purement provisoire de l'analyse spéciale -qu'ils prescrivent impérieusement, mais dont ils -signalent déjà l'indispensable tendance ultérieure -vers une synthèse générale, aujourd'hui si déplorablement -oubliée, à l'époque même que la marche -nécessaire de l'évolution humaine assigne si clairement -à son élaboration directe. Malgré cette conformité -fondamentale, l'indispensable concours -philosophique de Bacon et de Descartes ne pouvait -nullement dissimuler l'extrême diversité que -l'organisation, l'éducation, et la situation avaient -nécessairement établie entre eux. D'une nature -plus active, mais moins rationnelle, et, à tous -égards, moins éminente, préparé par une éducation -vague et incohérente, soumis ensuite à l'influence -permanente d'un milieu essentiellement -pratique, où la spéculation était étroitement -<span class="pagenum" id="Page_303">303</span> -subordonnée à l'application, Bacon n'a qu'imparfaitement -caractérisé le véritable esprit scientifique, -qui, dans ses préceptes, flotte si souvent -entre l'empirisme et la métaphysique, surtout envers -l'étude du monde extérieur, base immuable -de toute la philosophie naturelle; tandis que Descartes, -aussi grand géomètre que profond philosophe, -appréciant la positivité à sa vraie source -initiale, en pose avec bien plus de fermeté et de -précision les conditions essentielles, dans cet admirable -discours où, en retraçant naïvement son -évolution individuelle, il décrit, à son insu, la -marche générale de la raison humaine; cette appréciation -concise sera toujours relue avec fruit, -même après que la diffuse élaboration de Bacon -n'offrira plus qu'un simple intérêt historique. -Mais, sous un autre aspect fondamental, quant -à l'étude de l'homme et de la société, Bacon présente, -à son tour, une incontestable supériorité -sur Descartes, qui, en constituant, aussi bien que -l'époque le comportait, la philosophie inorganique, -semble abandonner indéfiniment à l'ancienne méthode -le domaine moral et social; pendant que -Bacon a surtout en vue l'indispensable rénovation -de cette seconde moitié du système philosophique, -qu'il ose même concevoir déjà comme finalement -destinée à la régénération totale de l'humanité: -<span class="pagenum" id="Page_304">304</span> -différence qu'il faut attribuer, soit à la diversité -de leurs génies, l'un plus sensible à la rationnalité, -l'autre à l'utilité, soit à ce que la position du -premier devait lui faire mieux apprécier qu'au -second l'état radicalement révolutionnaire de l'Europe -moderne; double distinction alors correspondante -à celle entre le catholicisme et le protestantisme. -On doit toutefois noter, à ce sujet, que -l'école cartésienne a spontanément tendu à corriger -les imperfections de son chef, dont la métaphysique -n'a certainement jamais obtenu, en -France, l'ascendant qu'y prenait sa théorie corpusculaire; -au lieu que l'école baconienne a bientôt -tendu, en Angleterre, et même ailleurs, à -restreindre les hautes inspirations sociales de son -fondateur, pour exagérer, au contraire, ses inconvéniens -abstraits, en laissant trop souvent dégénérer -l'esprit d'observation en une sorte de stérile -empirisme, trop aisément accessible à une patiente -médiocrité. Aussi, quand les savans actuels veulent -donner une certaine apparence philosophique -au déplorable esprit de spécialité exclusive qui -domine parmi eux, on peut remarquer qu'ils affectent -partout de s'appuyer sur Bacon, et non sur -Descartes, dont ils ont déprécié même la mémoire -scientifique; quoique les préceptes du premier ne -soient cependant pas moins contraires, au fond -<span class="pagenum" id="Page_305">305</span> -que les conceptions du second à cette irrationnelle -disposition, directement opposée au but commun -que ces deux grands philosophes ont également -proclamé.</p> - -<p>Quelle que fût, dans l'évolution générale de l'humanité, -l'importance vraiment fondamentale de ces -deux élaborations convergentes, il est néanmoins -évident que, ni séparées, ni même réunies, elles ne -pouvaient aucunement suffire, soit pour la doctrine, -soit seulement pour la méthode, à constituer réellement -la philosophie positive, dont le véritable esprit -ne pouvait alors être suffisamment caractérisé que -par les études géométriques ou astronomiques, et -commençait à peine à s'étendre aussi aux plus simples -théories de la physique proprement dite, sans -même embrasser déjà l'ensemble élémentaire de -la science inorganique, puisque la chimie n'y devait -être convenablement assujétie que vers la fin -de la phase suivante. On comprend surtout combien -l'avénement, encore moins préparé, de la -science biologique était, à cet égard, profondément -indispensable, comme seul apte à faire dignement -apprécier la nouvelle manière de philosopher -sous les aspects les plus nécessaires à son -extension finale aux conceptions morales et sociales, -suivant le noble but indiqué par Bacon. Cette -grande impulsion ne pouvait donc que signaler -<span class="pagenum" id="Page_306">306</span> -suffisamment l'introduction décisive d'une philosophie -nouvelle, montrer vaguement le terme général -de son essor initial, et faire imparfaitement -pressentir les conditions principales de sa préparation -graduelle pendant les deux siècles qui devaient -précéder son élaboration d'ensemble: ni -l'un ni l'autre des deux illustres fondateurs n'avait -alors en vue qu'un développement provisoire, -destiné à rendre successivement positifs tous les -divers élémens essentiels des spéculations humaines, -afin de permettre ultérieurement une systématisation -définitive, dont aucun d'eux ne supposait -réellement la possibilité immédiate, quelque -confusément qu'il en dût concevoir la nature et -la destination. La situation fondamentale de l'esprit -humain restait donc encore nécessairement -transitoire, jusqu'à l'évolution décisive de la -science chimique, et surtout de la science biologique. -Pour tout cet intervalle, il n'y avait vraiment -lieu qu'à modifier, par un dernier amendement -général, le partage primordial organisé par -Aristote et Platon entre la philosophie naturelle -et la philosophie morale, en faisant avancer chacune -d'elles d'une phase dans le développement -élémentaire dont la loi sert de base à tout ce Traité, -mais en continuant à laisser entre elles une divergence -non moins radicale, et même bien plus -<span class="pagenum" id="Page_307">307</span> -prononcée; puisque la première, désormais passée à -l'état positif, devait être beaucoup plus contradictoire -envers la seconde, devenue purement métaphysique, -que lorsque celle-ci était théologique et -l'autre métaphysique, comme à l'origine de cette -indispensable séparation provisoire: ce qui devait -faire aisément prévoir le peu de durée d'une transaction -aussi incohérente, malgré sa nécessité actuelle. -Descartes, appréciant une telle situation -avec plus de profondeur et de netteté que son illustre -collègue, entreprit directement de régulariser -cette nouvelle répartition, où il étendit le -domaine positif autant qu'on pouvait l'oser alors, -en y faisant rentrer jusqu'à l'étude intellectuelle et -morale des animaux, d'après sa célèbre hypothèse -d'automatisme, dont j'ai spécialement indiqué, au -quarante-cinquième <ins id="cor_6" title="hapitre">chapitre</ins>, l'office momentané, -sans en dissimuler l'inévitable danger; il ne laissa -à la métaphysique que le seul domaine qui ne pût -encore lui être ôté, en la réduisant à l'étude isolée -de l'homme moral et de la société. Mais, en coordonnant -ces attributions extrêmes de l'ancienne -philosophie, son génie éminemment systématique -l'emporta à leur donner trop d'importance, en -tentant de leur imprimer une rationnalité plus -consistante qu'il ne convenait à la dernière fonction -provisoire d'une doctrine prête à s'éteindre -<span class="pagenum" id="Page_308">308</span> -sous la prochaine extension simultanée de l'évolution -scientifique et de l'ébranlement révolutionnaire: -aussi cette seconde partie de son élaboration -philosophique, beaucoup moins en harmonie -avec l'état fondamental des esprits, n'eut-elle -point, à beaucoup près, surtout en France, l'éclatant -succès de la première, même quand <ins id="cor_7" title="Mallebranche">Malebranche</ins> -s'en fut exclusivement emparé. Quant à -Bacon, qui n'avait en vue aucun partage méthodique, -et qui, au contraire, poursuivait surtout la -régénération des études morales et sociales, il était -spontanément préservé de toute semblable déviation: -mais cependant la haute impossibilité, bientôt -constatée, de rendre déjà positives ces deux -parties extrêmes du système philosophique, dut -nécessairement conduire son école à reconnaître -également, d'une manière plus ou moins explicite, -le besoin provisoire de la répartition établie, -ou plutôt modifiée, par Descartes, en évitant ainsi -toutefois de lui attribuer, en général, une aussi -vicieuse consistance. La recherche prématurée -d'une unité encore impossible ne pouvait alors -aboutir certainement qu'à tout replacer sous l'uniforme -domination d'une métaphysique plus ou -moins prononcée, comme le montrèrent avec tant -d'évidence, à la fin de cette phase, ou au commencement -de la suivante, les vains efforts, -<span class="pagenum" id="Page_309">309</span> -presque simultanés, de Malebranche et de Leibnitz, -pour établir une entière coordination philosophique, -l'un d'après sa fameuse prémotion physique, -l'autre par sa célèbre conception des monades. -Quoique la seconde tentative fût d'ailleurs beaucoup -plus progressive que l'autre, en tant -que fondée sur un principe beaucoup moins théologique, -toutes deux furent cependant également -impuissantes à dissoudre réellement la répartition -fondamentale, quelque contradictoire, et par suite -provisoire qu'elle dût justement sembler déjà: ce -qui peut faire spécialement sentir combien devait -être profonde une telle nécessité transitoire, contre -laquelle a ainsi échoué l'énergique génie du grand -Leibnitz.</p> - -<p>Tel était donc le premier résultat général de -la haute impulsion philosophique imprimée par -Bacon et par Descartes, sous l'influence spontanée -de l'évolution scientifique: l'esprit positif, -ayant enfin conquis son émancipation partielle, -devenait seul maître de la philosophie naturelle -proprement dite; l'esprit métaphysique, dès lors -essentiellement isolé, exerçait sur la philosophie -morale sa vaine domination provisoire, dont le -terme naturel était déjà appréciable: par là s'est -trouvée irrévocablement dissoute la systématisation -passagère qu'avait établie, à la fin du moyen-âge, -<span class="pagenum" id="Page_310">310</span> -l'uniforme assujettissement des diverses conceptions -humaines au pur régime des entités. -Dès ce moment, il n'a pu réellement exister aucune -philosophie quelconque, jusqu'à la tentative -directe que j'ai entreprise dans cet ouvrage pour -l'organisation totale de la philosophie positive, -dont tous les élémens principaux m'ont paru assez -élaborés désormais pour que sa construction finale -devînt possible, d'après l'extrême extension que je -m'efforce de lui donner, en y faisant rentrer les -études sociales, comme Gall y a suffisamment ramené -les études morales: et, si j'échoue, l'interrègne -philosophique se prolongera nécessairement -jusqu'à une plus heureuse élaboration ultérieure. -Car, pendant tout cet intervalle d'environ deux -siècles, l'esprit d'ensemble, qui doit essentiellement -caractériser toute philosophie digne de ce -nom, quelles qu'en soient la nature et la destination, -n'a pu véritablement se trouver nulle part; -pas plus chez ceux qui, continuant à s'appeler -philosophes, entreprenaient désormais la vaine -appréciation directe des phénomènes les plus spéciaux -et les plus compliqués, sans la fonder sur -celle des phénomènes les plus simples et les plus -généraux, que chez les savans eux-mêmes qui, -faisant ouvertement profession d'une spécialité -alors indispensable, devaient borner leurs -<span class="pagenum" id="Page_311">311</span> -recherches préparatoires à l'analyse partielle d'un -seul ordre de phénomènes. Par suite d'un tel -isolement, la métaphysique a dû perdre rapidement -le crédit universel qu'elle avait jusque alors -conservé, et qui tenait essentiellement à son intime -solidarité antérieure avec l'évolution scientifique, -depuis la séparation grecque entre le domaine -métaphysique et le domaine théologique. -En même temps, les plus éminens penseurs s'étant -naturellement tournés vers les sciences, -sauf un très petit nombre d'immortelles exceptions, -la philosophie proprement dite, qui, au -fond, cessait ainsi d'exiger de graves études préparatoires, -dès lors sans consistance mentale -entre la science et la théologie, a dû bientôt tomber -aux mains des simples littérateurs, qui, en -l'appliquant à la démolition radicale de l'ancienne -organisation spirituelle, lui ont heureusement -procuré, sous la troisième phase, une destination -sociale susceptible de dissimuler momentanément -sa profonde caducité intrinsèque, comme je l'ai -suffisamment expliqué. Quant à son activité -propre et directe, elle s'est dès lors nécessairement -consumée, comme aujourd'hui, en une -vaine et fastidieuse reproduction des principales -aberrations, soit intellectuelles, soit politiques, qui -avaient agité les anciennes écoles grecques, les unes -<span class="pagenum" id="Page_312">312</span> -plus théologiques, les autres plus ontologiques, -mais toutes presque également vicieuses, et surtout -pareillement ambitieuses de la chimérique -théocratie métaphysique que j'ai suffisamment -appréciée, et dont on vit alors, par suite d'une -semblable direction mentale, se renouveler, chez -la plupart de ces philosophes incomplets, l'espoir -plus ou moins explicite. Les deux cas ont -même dû offrir cette grave différence que les controverses -antiques avaient naturellement abouti à -la systématisation monothéique, dont l'importance, -surtout sociale, était assurément fondamentale, -quoique purement transitoire; tandis -que ces discussions modernes n'étaient réellement -susceptibles d'aucune issue et ne pouvaient servir -qu'à empêcher que les élaborations partielles dont -l'humanité était alors justement préoccupée n'y -fissent perdre totalement le souvenir de l'esprit -d'ensemble, qu'il faut, à tout prix, toujours maintenir -sous une forme quelconque, même seulement -spécieuse, afin de conserver l'indispensable -continuité de l'évolution générale. Il serait -donc superflu d'examiner ici les principales différences -européennes d'un mouvement métaphysique -partout devenu désormais essentiellement -étranger à la marche nécessaire du développement -humain. Chacun sait d'ailleurs que ces -<span class="pagenum" id="Page_313">313</span> -différences ont surtout consisté dans les diverses -manières d'envisager l'essor abstrait de notre entendement, -où les uns ont seulement apprécié -les conditions extérieures, tandis que les autres -en établissaient exclusivement les conditions intérieures: -ce qui a constitué deux systèmes, ou -plutôt deux modes, également irrationnels et chimériques, -par cela même qu'ils séparaient les -deux notions de milieu et d'organisme, dont la -combinaison permanente constitue la base indispensable -de toute saine spéculation biologique, -aussi bien envers les phénomènes intellectuels et -moraux que relativement à tous les autres, comme -je l'ai pleinement démontré aux quarantième et -quarante-cinquième chapitres: cette vaine séparation -n'était, au reste, qu'une inexcusable reproduction -de l'antique rivalité qui avait divisé -jadis les écoles opposées d'Aristote et de Platon, -et que la scolastique avait, au moyen-âge, heureusement -suspendue. Toutefois, il est juste de -noter que le premier ordre d'aberrations était, par -sa nature, moins écarté que le second de la -marche vraiment normale, puisque, dans l'étude -préparatoire de tout sujet biologique, l'influence -du milieu devait naturellement être appréciée -avant celle de l'organisme, suivant la tendance -constante de la véritable philosophie, passant -<span class="pagenum" id="Page_314">314</span> -toujours du monde à l'homme, afin de procéder -sans cesse du plus simple au plus complexe: j'ai -ci-dessus remarqué, en effet, que cette vicieuse -disposition à s'occuper presque exclusivement des -influences extérieures s'étendait alors à toutes les -études physiologiques, sans exception des moins -difficiles; ce qui doit historiquement atténuer les -torts primitifs d'une telle métaphysique, en indiquant, -malgré la gravité de ses dangers ultérieurs, -qu'elle était alors moins éloignée que sa -rivale de la vraie direction positive. Quant à la répartition -européenne de ces deux ordres d'erreurs, -elle me semble avoir dû finalement correspondre, -en général, à la division entre le catholicisme et -le protestantisme, d'après les motifs essentiels -qui nous ont expliqué, au chapitre précédent, la -destination naturelle des pays catholiques, et surtout -de la France, à devenir, sous la troisième -phase, le principal siége de l'élaboration négative, -dirigée par un esprit métaphysique nécessairement -plus critique et dès lors plus rapproché -de l'esprit positif; tandis que, chez les populations -protestantes, l'esprit métaphysique, désormais profondément -incorporé au gouvernement, avait dû -remonter davantage vers l'état purement théologique, -et, par suite, procéder, au contraire, plus -explicitement de l'homme au monde, en considérant -<span class="pagenum" id="Page_315">315</span> -surtout, dans l'essor mental, les conditions -intérieures, quelque vicieuse que dût être d'ailleurs -cette étude, ainsi séparée de toute notion -réelle de l'organisme humain. Ces tendances respectives -à l'aristotélisme ou au platonisme avaient -dû toutefois être précédées, en Angleterre, d'une -mémorable exception, que j'ai déjà suffisamment -appréciée, relativement à l'école passagère de -Hobbes, suivi de Locke, laquelle, sous l'impulsion -baconienne pour la régénération directe -des études morales et sociales, avait dû entreprendre -d'abord une critique radicale, et par conséquent -aristotélique, dont le développement, et -surtout la propagation, devaient ensuite s'opérer -ailleurs.</p> - -<p>Avant de quitter cette seconde phase, aussi -décisive pour l'évolution philosophique que pour -l'évolution scientifique, j'y dois sommairement -signaler les premiers germes essentiels de la rénovation -finale de la philosophie politique, que -Hobbes et Bossuet me semblent avoir directement -préparée, vers la fin de cette mémorable période, -dont le début avait été marqué, sous ce rapport, -par quelques heureux essais partiels de Machiavel, -afin de rattacher à des causes purement naturelles -l'explication de certains phénomènes politiques, -quoique son énergique sagacité ait été -<span class="pagenum" id="Page_316">316</span> -essentiellement neutralisée par une appréciation -radicalement vicieuse de la sociabilité moderne, -qu'il ne put jamais distinguer suffisamment de -l'ancienne. La célèbre conception politique de -Hobbes sur l'état de guerre primordial et sur le -prétendu règne de la force, a presque toujours -été gravement méconnue jusqu'ici, d'après les -injustes antipathies indiquées au chapitre précédent; -mais, en l'étudiant d'une manière convenablement -approfondie, on sentira que, eu égard -aux temps, elle a constitué, sous l'obscurité des -formes métaphysiques, un puissant aperçu primordial, -à la fois statique et dynamique, de la -prépondérance fondamentale des influences temporelles -dans l'ensemble permanent des conditions -sociales inhérentes à l'imparfaite nature de -l'humanité; et, en second lieu, de l'état nécessairement -militaire des sociétés primitives. En se -rappelant l'active consécration contemporaine -des fictions métaphysiques sur l'état de nature et -le contrat social, on sentira, j'espère, l'éminente -valeur de ce double aperçu, qui déjà tendait à introduire -énergiquement la réalité au milieu de ces -hypothèses fantastiques. Quant à la participation -de notre grand Bossuet à cette préparation initiale -de la saine philosophie politique, elle est plus évidente -et moins contestée, surtout d'après son -<span class="pagenum" id="Page_317">317</span> -admirable élaboration historique, où, pour la première -fois, l'esprit humain tentait de concevoir -les phénomènes politiques comme réellement assujettis, -soit dans leur coexistence, soit dans leur -succession, à certaines lois invariables, dont l'usage -rationnel pût permettre, à divers égards, -de les déterminer les uns par les autres. Malgré -que l'inévitable prépondérance du principe théologique -ait dû profondément altérer une conception -aussi avancée, elle n'a pu dissimuler son -éminente valeur, ni même empêcher son heureuse -influence ultérieure sur le perfectionnement universel -des études historiques sous la phase suivante; -on sent, au reste, qu'elle ne pouvait naître alors -qu'au sein du catholicisme, dont elle constitue la -dernière inspiration capitale, puisque l'instinct -négatif empêchait ailleurs toute juste appréciation -quelconque de l'ensemble de l'évolution humaine. -Il n'est pas inutile de noter, en outre, -que la destination spéciale de cette immortelle -composition concourait spontanément à mieux -caractériser sa nature, en présentant directement -l'histoire systématique comme la base nécessaire -de l'éducation politique.</p> - -<p>Cet examen complet de la seconde phase de -l'évolution philosophique était ici particulièrement -indispensable pour expliquer convenablement -<span class="pagenum" id="Page_318">318</span> -la formation historique d'une situation très -peu comprise, et qui cependant n'a pu encore -subir aucun changement essentiel; mais ce travail -même nous dispense d'insister beaucoup sur -la troisième phase, qui, sous ce rapport, ne dut -être, à tous égards, qu'une simple extension de la -précédente. Dans l'ordre moral, on y remarque -surtout l'heureuse tendance de l'école écossaise, -d'après l'indépendance spéculative plus prononcée -que lui procuraient à la fois son état d'opposition -presbytérienne au sein de l'organisme anglican, -et son défaut même de principes propres -au milieu des vaines controverses sur l'exclusive -appréciation des conditions extérieures ou intérieures -de l'essor mental. Car cette école, dont -toute la valeur était due à l'éminent mérite des -penseurs qui s'y trouvaient alors rapprochés sans -aucune liaison vraiment systématique, put, à cette -époque, utilement tenter de rectifier les graves -aberrations critiques de l'école française, quoique -son inconsistance caractéristique ne pût aucunement -lui permettre d'en arrêter le cours inévitable, -qui n'a pu être vraiment contenu, comme je -l'ai montré au quarante-cinquième chapitre, que -par l'avénement ultérieur de la saine physiologie -cérébrale. Sous l'aspect purement mental, l'un -des principaux membres de cette illustre -<span class="pagenum" id="Page_319">319</span> -association, le judicieux Hume, par une élaboration -plus originale sur la théorie de la causalité, entreprend -avec hardiesse, mais avec les inconvéniens -inséparables de la scission générale entre la science -et la philosophie, d'ébaucher directement le vrai -caractère des conceptions positives. Malgré toutes -ses graves imperfections, ce travail constitue, à mon -gré, le seul pas capital qu'ait fait l'esprit humain -vers la juste appréciation directe de la nature -purement relative propre à la saine philosophie, -depuis la grande controverse entre les réalistes et -les nominalistes, où j'ai ci-dessus indiqué le premier -germe historique de cette détermination -fondamentale. On doit aussi noter, à cet égard, -le concours spontané des ingénieux aperçus de -son immortel ami Adam Smith sur l'histoire générale -des sciences, et surtout de l'astronomie, -où il s'approche peut-être encore davantage du -vrai sentiment de la positivité rationnelle; je me -plais à consigner ici l'expression de ma reconnaissance -spéciale pour ces deux éminens penseurs, -dont l'influence fut très utile à ma première éducation -philosophique, avant que j'eusse découvert -la grande loi qui en a nécessairement dirigé tout -le cours ultérieur.</p> - -<p>Quant à la préparation graduelle de la saine -philosophie politique, ébauchée, sous la seconde -<span class="pagenum" id="Page_320">320</span> -phase, par Hobbes et par Bossuet, comme je -viens de l'expliquer, on doit d'abord remarquer -l'heureuse amélioration qui commence, au siècle -dernier, à s'introduire partout dans les compositions -historiques, où la marche fondamentale -du développement social devient de plus en plus -le but spontané des plus célèbres productions; -autant du moins que peut le permettre l'absence -irréparable de toute théorie d'évolution, dont -l'usage élèvera nécessairement à la dignité scientifique -des travaux restés jusqu'ici essentiellement -littéraires, malgré ces utiles modifications, où -l'école écossaise s'est tant distinguée. Il serait injuste -d'oublier, à ce sujet, l'élaboration bien plus -modeste, mais encore plus indispensable, des -utiles et ingénieux érudits qui, sous la seconde -phase, et surtout sous la troisième, dévouèrent -leur infatigable activité à l'éclaircissement partiel -des principaux points de l'histoire antérieure, -dans tant d'intéressans mémoires de notre ancienne -Académie des inscriptions, dans l'importante -collection du judicieux Muratori, etc. Trop -dédaignés aujourd'hui de nos savans, dont la -marche spéciale est, toutefois, en beaucoup d'occasions, -encore moins rationnelle, ces estimables -travaux figurent, à mes yeux, pour la préparation -de la sociologie positive, comme les -<span class="pagenum" id="Page_321">321</span> -accumulations analogues de matériaux provisoires, -sous la première phase, et même sous la seconde, -pour la formation ultérieure de la chimie et de -la biologie: c'est uniquement grâce aux lumineuses -indications, directes ou indirectes, qui -en sont naturellement dérivées, que la sociologie -peut maintenant commencer à sortir enfin de -cet état préliminaire, où toutes les autres sciences -avaient déjà passé, et s'élever convenablement -à la positivité systématique que je m'efforce de -lui imprimer ici.</p> - -<p>Malgré l'incontestable utilité de ces diverses -améliorations, la seule conception capitale qu'on -doive regarder comme réellement propre à cette -troisième phase consiste dans la grande notion -du progrès humain, qui, sous l'ascendant même -de l'élaboration négative, prépare directement le -principe d'une vraie réorganisation mentale, -comme je l'ai expliqué au quarante-septième et au -quarante-huitième chapitre. Son premier germe -devait spontanément ressortir, même dès la seconde -phase, de l'ensemble de l'évolution scientifique, -qui, plus clairement qu'aucune autre, suggère -l'idée d'une vraie progression, dont les termes se -succèdent par une irrécusable filiation nécessaire. -Aussi, avant la fin de cette phase, Pascal avait-il -réellement formulé, le premier, la conception -<span class="pagenum" id="Page_322">322</span> -philosophique du progrès humain, sous la secrète -impulsion naturelle de l'histoire générale -des sciences mathématiques. Toutefois, cette heureuse -innovation ne pouvait aucunement fructifier -tant que sa vérification effective restait bornée -à une seule évolution partielle, quelle qu'en -fût de plus en plus l'extrême importance: puisqu'il -faut au moins deux cas pour s'élever, par -leur rapprochement, à une généralisation durable, -même envers les plus simples sujets de nos -spéculations quelconques; et, en outre, un troisième -cas devient toujours indispensable pour -confirmer la comparaison primitive. La première -de ces deux conditions logiques était, à la vérité, -facilement remplie d'après l'évidente conformité -de la progression industrielle avec la progression -scientifique; mais il restait à satisfaire à l'autre condition, -en vérifiant une telle convergence par une -convenable appréciation de la troisième évolution -élémentaire. Car, suivant une étrange coïncidence, -l'évolution morale et politique, qui présentait, -au fond, la plus irrésistible confirmation, -et qui, en effet, au moyen-âge, avait inspiré au -catholicisme l'ébauche imparfaite de cette notion -fondamentale, ne pouvait plus être employée -alors à une semblable démonstration, d'après -l'inévitable ascendant provisoire du mouvement -<span class="pagenum" id="Page_323">323</span> -de décomposition, qui, dès le <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle, disposait -de plus en plus toutes les classes de -la société européenne à concevoir comme une -période de rétrogradation les temps qui, au contraire, -ont été le plus profondément caractérisés -par le perfectionnement universel de la sociabilité -humaine, ainsi que je crois l'avoir pleinement -établi désormais. On comprend dès lors quelle -devait être, au début de la troisième phase, l'importance -vraiment décisive de la grande controverse, -si heureusement agrandie et rationalisée -à la fois par l'éminent Fontenelle et le judicieux -Perrault, à l'occasion de l'aveugle obstination de -certains classiques français à méconnaître le mérite -général de la moderne évolution esthétique -comparée à l'ancienne. L'appréciation extrêmement -délicate d'une telle comparaison, suivant -nos explications antérieures, provoquait nécessairement -une discussion très approfondie, où -tendaient successivement à s'introduire tous les -principaux aspects sociaux, malgré les efforts continus -de Boileau et de ses coopérateurs pour restreindre -une contestation philosophique dont ils -se sentaient radicalement incapables de soutenir -dignement l'extension inévitable. D'après la sage -direction que Fontenelle, appuyé surtout sur -l'évolution scientifique, sut habilement imprimer -<span class="pagenum" id="Page_324">324</span> -à l'ensemble de cette éminente controverse, quoique -le sujet primitif du débat restât enveloppé -d'un doute général qui subsiste encore essentiellement, -la notion du progrès humain, spontanément -secondée par l'instinct universel de la civilisation -moderne, s'établit alors d'une manière -aussi systématique que pouvait le comporter la -grande anomalie apparente relative au moyen-âge. -Cette prétendue exception à la loi du progrès n'a -pas cessé de se faire sentir jusqu'à présent, malgré -d'insuffisantes rectifications partielles; et j'ose -dire qu'elle ne pouvait être convenablement résolue -que par la théorie fondamentale d'évolution, -à la fois intellectuelle et sociale, établie, -pour la première fois, dans cet ouvrage. Néanmoins, -il serait injuste de ne point signaler spécialement, -à ce sujet, l'heureuse influence indirectement -émanée, pendant la seconde moitié de -la phase que nous achevons d'apprécier, du développement -spontané de la doctrine critique et -transitoire qu'on a si improprement qualifiée d'économie -politique. En effet, cette élaboration -provisoire, en fixant enfin l'attention générale -sur la vie industrielle des sociétés modernes, -quoique avec tous les graves inconvéniens philosophiques -inhérens à la nature vague et absolue de -toute conception métaphysique, comme je l'ai -<span class="pagenum" id="Page_325">325</span> -indiqué au quarante-septième chapitre, tendit à -ébaucher l'appréciation historique de la vraie différence -temporelle entre notre civilisation et celle -des anciens; ce qui devait ultérieurement conduire -à se former une juste idée politique de la -sociabilité intermédiaire, dont la nature propre -n'aurait pu être autrement aperçue, suivant l'universelle -obligation logique de ne juger aucun -état moyen que d'après les deux extrêmes qu'il -doit réunir. C'est, sans doute, sous l'influence -d'une telle préparation mentale que l'illustre -économiste Turgot fut amené, vers la fin de cette -troisième phase, à construire directement sa célèbre -théorie de la perfectibilité indéfinie, qui, -malgré son caractère essentiellement métaphysique, -servit ensuite de base au grand projet historique -conçu par Condorcet, sous l'indispensable inspiration -de l'ébranlement révolutionnaire, selon -les explications spéciales du quarante-septième -chapitre, naturellement complétées au chapitre -qui va suivre. J'ai d'ailleurs suffisamment apprécié -d'avance, dans cette même quarante-septième leçon, -avec toute l'importance spéciale que méritait -une telle exception, la tentative éminemment -prématurée du grand Montesquieu pour -concevoir enfin directement les phénomènes sociaux -comme aussi assujettis que tous les autres -<span class="pagenum" id="Page_326">326</span> -à d'invariables lois naturelles: on a dû remarquer -alors que l'inévitable avortement d'une conception -trop supérieure à l'ensemble de la phase -correspondante n'a permis à cette mémorable -élaboration d'autre influence réelle que celle relative, -non à l'admirable instinct qui l'avait inspirée, -mais aux graves aberrations, théoriques -ou pratiques, qui en accompagnèrent le cours, -surtout quant à l'action politique des climats, et -à l'irrationnelle admiration de la constitution -transitoire propre à l'Angleterre.</p> - -<p>Après avoir ainsi totalement apprécié la moderne -évolution philosophique, depuis son origine -au moyen-âge jusqu'au début de la grande -crise française, terme naturel de notre analyse -actuelle, il est impossible de n'y pas remarquer, -encore plus clairement qu'envers nos trois autres -évolutions partielles, que son ensemble, confusément -composé d'une foule de spécieux débris mêlés -à quelques matériaux très précieux mais très -rares et surtout fort incohérens, constitue seulement -une simple élaboration préliminaire, qui -ne peut trouver d'issue que dans une ébauche -directe de la régénération humaine. Quoique cette -conclusion finale du présent chapitre soit déjà -résultée séparément de chacune des progressions -élémentaires propres à la sociabilité moderne, son -<span class="pagenum" id="Page_327">327</span> -importance vraiment fondamentale m'oblige à terminer -ce grand travail en la faisant sommairement -ressortir de leur rapprochement général, -par l'indication des lacunes caractéristiques qui -leur sont communes, et dont j'avais dû préalablement -écarter la considération explicite, afin de -ne pas troubler l'examen historique de chaque -mouvement principal.</p> - -<p>Des évolutions purement partielles, essentiellement -indépendantes les unes des autres, malgré -leur secrète connexité naturelle, longtemps accomplies -sous la seule impulsion nécessaire des -influences spontanément émanées de l'ensemble -d'une situation sociale généralement méconnue, -sans aucun sentiment rationnel de leur marche et -de leur destination, devaient exiger, comme nous -l'avons pleinement reconnu pour chacune d'elles, -l'indispensable ascendant d'un instinct continu -de spécialité plus ou moins exclusive, tendant à -faire dominer de plus en plus l'esprit de détail sur -l'esprit d'ensemble, suivant l'appréciation brièvement -indiquée au titre même de ce chapitre. -Ce développement isolé et empirique de chacun -des nouveaux élémens sociaux était évidemment -le seul possible en un temps où toutes les -vues systématiques se rapportaient uniquement -au régime qui devait s'éteindre; en même temps -<span class="pagenum" id="Page_328">328</span> -que cette énergique individualité pouvait seule -permettre aux forces nouvelles de manifester suffisamment -leur caractère et leur tendance. Mais -une telle marche, quoique étant à la fois inévitable -et indispensable, n'en doit pas moins être -maintenant reconnue comme la principale source -nécessaire des dispositions anti-sociales propres à -ces diverses progressions préliminaires, dont le -cours simultané ne nous a présenté que l'essor -graduel d'éléments susceptibles de combinaisons -ultérieures, sans être encore nullement parvenus -à une association réelle. Cet empirisme dispersif, -qui devenait sans objet quand l'évolution préparatoire -était suffisamment accomplie, a dû, au -contraire, naturellement obtenir dès-lors, d'après -son activité continue, une prépondérance plus -prononcée, qui constitue véritablement aujourd'hui -le plus puissant obstacle à une régénération -finale, où l'esprit d'ensemble doit, à son -tour, directement prévaloir. Bien loin de reconnaître -cette nouvelle nécessité fondamentale, les -évolutions partielles s'obstinent à maintenir leur -marche antérieure; et la vaine métaphysique, qui -dirige encore les spéculations générales, consacre -dogmatiquement ces diverses aberrations spontanées, -en s'efforçant d'établir ce désastreux principe -que ni l'industrie, ni l'art, ni la science, ni -<span class="pagenum" id="Page_329">329</span> -même la philosophie, n'exigent et ne comportent, -dans la sociabilité moderne, aucune véritable organisation -systématique: en sorte que leur cours respectif -doit être livré, encore plus qu'auparavant, -à la seule impulsion des instincts spéciaux. Or, -rien ne peut mieux caractériser ici le vice fondamental -de cette pernicieuse conception que de -compléter sommairement l'appréciation historique -que nous venons d'établir, en montrant directement -chacune de nos quatre progressions élémentaires -comme ayant dû tendre de plus en plus à -s'entraver radicalement par l'exagération croissante -de l'empirisme primitif.</p> - -<p>Cette tendance est surtout évidente quant à -l'évolution la plus fondamentale, celle qui devait -vraiment constituer la société moderne; et c'est -cependant à son égard que les subtilités doctorales -ont le plus absolument insisté, au siècle dernier -aussi bien qu'aujourd'hui, contre toute organisation -quelconque, dans les diverses doctrines économiques -construites sous l'ascendant métaphysique -de l'élaboration négative.</p> - -<p>Nous avons, en effet, d'abord reconnu que la -progression industrielle avait été, à partir du -<span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle, essentiellement concentrée dans les -villes, en sorte que l'industrie agricole, une fois -le servage aboli, n'y avait jamais participé -<span class="pagenum" id="Page_330">330</span> -qu'avec une extrême lenteur et à un degré fort incomplet. -Ainsi, par suite de la spécialité d'essor, l'élément, -sinon le plus caractéristique, du moins -certainement le plus fondamental, est resté gravement -arriéré dans l'évolution temporelle, de -manière à demeurer, presque partout, beaucoup -plus adhérent que tous les autres à l'ancienne organisation, -comme le montre si nettement, par -exemple, la profonde diversité actuelle entre -l'industrie rurale et les industries urbaines, quant -aux relations respectives des entrepreneurs aux -capitalistes. Nous avons même noté que, chez les -populations où la compression féodale n'avait pas -d'abord suffisamment prévalu, la marche opposée -de l'élément industriel dans les villes et dans les -campagnes avait souvent provoqué de profondes -collisions directes. Voilà donc un premier aspect -capital sous lequel il est évident que l'évolution industrielle -appréciée dans ce chapitre, attend nécessairement -une action systématique qui puisse -établir entre ses divers élémens l'homogénéité -convenable à leur intime combinaison ultérieure.</p> - -<p>En second lieu, et considérant seulement les -industries urbaines, les seules dont l'essor social -ait été jusqu'ici suffisant, on voit aisément que, -par une déplorable conséquence universelle de la -prépondérance croissante de l'esprit d'individualisme -<span class="pagenum" id="Page_331">331</span> -et de spécialité, le développement moral y -est resté fort en arrière du développement matériel; -tandis qu'il semble au contraire qu'en acquérant -de nouveaux moyens d'action, l'homme a -plus besoin d'en régler moralement l'exercice, -afin qu'il ne soit nuisible ni à lui ni à la société. -La nature absolue et immuable de la morale religieuse -l'ayant forcée, comme je l'ai indiqué, de -laisser pour ainsi dire en dehors de son empire ce -nouvel ordre de relations humaines, que son organisation -initiale n'avait pu suffisamment prévoir, -il a été tacitement abandonné au simple antagonisme -spontané des intérêts privés, sauf la -vaine intervention accessoire de quelques vagues -maximes générales, dont l'ascendant réel devait -d'ailleurs rapidement décroître, suivant nos explications -antérieures, par l'inévitable décadence -du pouvoir propre à en diriger l'application active, -et même ensuite par l'irrévocable dissolution -des croyances nécessairement transitoires qui leur -servaient de base mentale. C'est ainsi que la société -industrielle s'est trouvée, chez les modernes, -radicalement dépourvue de toute morale systématique, -destinée à une sage régularisation pratique -des divers rapports élémentaires qui en -constituent l'existence journalière. Dans les innombrables -contacts permanens entre les producteurs -<span class="pagenum" id="Page_332">332</span> -et les consommateurs, ou entre les différentes -classes industrielles, et surtout entre les -entrepreneurs et les ouvriers, il semble convenu -que, suivant l'instinct primitif de l'esclave émancipé, -chacun doit être uniquement préoccupé de -son intérêt personnel, sans se regarder comme -coopérant à une véritable fonction publique: et -cette déplorable tendance ressort tellement de -l'ensemble de la situation moderne, que des économistes, -d'ailleurs estimés, en ont osé tenter -l'apologie directe, en s'élevant dogmatiquement -contre toute systématisation quelconque de l'enseignement -moral. Rien ne peut mieux caractériser -un tel désordre que son contraste universel -avec l'ordre admirable relatif à l'ancienne sociabilité -militaire, où, sous l'influence prolongée -d'une puissante organisation, tous les rapports -étaient soumis à des règles invariables, assignant -à chacun des devoirs et des droits justement relatifs -à sa propre participation à l'économie correspondante: -la constitution actuelle des armées -offre encore assez de traces de cette antique régularisation -pour faire immédiatement sentir les -graves lacunes que présente, sous cet aspect, l'état -spontané de l'association industrielle, eu égard à -l'opposition fondamentale des deux sortes d'activité, -suffisamment indiquée en son lieu.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_333">333</span> -D'après une appréciation plus spéciale, et non -moins décisive, il est aisé de reconnaître que l'aveugle -empirisme sous lequel s'est jusqu'ici essentiellement -accomplie l'évolution industrielle, y a -graduellement suscité des difficultés intérieures qui -tendent directement à entraver son développement -futur par une sorte de cercle profondément -vicieux, dont la seule issue possible se trouve dans -une systématisation convenable du mouvement -industriel, laquelle est, à son tour, inséparable -d'une élaboration directe de la réorganisation générale. -Nous avons, en effet, remarqué, comme un -caractère essentiel de l'industrie moderne, sa tendance -croissante à utiliser autant que possible les -forces extérieures, en chargeant chaque agent, -même inorganique, de la plus haute élaboration -que sa nature puisse comporter, et réservant de -plus en plus l'homme à l'action, principalement -intellectuelle, convenable à son organisation supérieure. -Cette disposition nécessaire, déjà sensible -au moyen-âge, à la suite de l'émancipation personnelle, -s'est continuellement accrue pendant -les deux premières phases modernes, et nous l'avons -vue parvenir à un irrévocable ascendant vers -le milieu de la troisième phase, par l'emploi étendu -des machines. Tel est assurément l'aspect le plus -philosophique de l'industrie, conçue comme -<span class="pagenum" id="Page_334">334</span> -destinée, sous les inspirations de la science, à développer -l'action rationnelle de l'humanité sur le -monde extérieur: ce qui aboutit, d'une autre part, -à élever graduellement la condition et même le caractère -de l'homme, jusque chez les moindres -classes, en y consacrant l'intervention humaine -à la seule administration judicieuse des forces matérielles, -toujours empruntées, autant que possible, -au milieu même où cette action doit s'accomplir. -Mais, quelle que doive être l'heureuse influence -ultérieure de cette grande transformation, -quand elle deviendra convenablement développable, -elle a spontanément manifesté une immense -difficulté intérieure, tenant à la spécialité d'évolution, -et dont le dénouement doit de plus en -plus devenir indispensable à la libre extension -du mouvement industriel. Car, il n'est pas douteux, -malgré les froides subtilités de nos économistes, -que cette aveugle extension empirique de -l'emploi des agens mécaniques est immédiatement -contraire, en beaucoup de cas, aux plus légitimes -intérêts de la classe la plus nombreuse, dont les -justes réclamations tendent nécessairement à susciter -des collisions de plus en plus graves, tant -que les relations industrielles sont abandonnées à -un simple antagonisme physique, par l'absence de -toute systématisation rationnelle. Pour comprendre -<span class="pagenum" id="Page_335">335</span> -suffisamment toute la profondeur d'une telle -entrave, il faut ajouter que cette influence n'appartient -pas seulement, comme on le croit d'ordinaire, -à l'emploi des machines, mais qu'elle -s'étend, en général, à tout perfectionnement quelconque -des procédés industriels; de quelque manière -qu'il puisse être réalisé, il en résulte effectivement -toujours une diminution correspondante -dans le nombre des individus occupés, et par suite -une perturbation plus ou moins grave et plus ou -moins durable dans l'existence des populations -ouvrières. Ainsi, par suite de la spécialisation déréglée -qui devait jusqu'ici présider à la marche de -l'industrie moderne, son propre essor détermine -un obstacle permanent, qui ne peut être suffisamment -neutralisé que sous l'influence d'une systématisation -judicieuse, destinée à prévenir ou à -réparer tous les maux qui en sont susceptibles, ou -même à modérer les embarras insurmontables par -une sage prévoyance et une résignation rationnelle.</p> - -<p>Ces trois ordres de considérations sur les graves -lacunes de l'évolution industrielle appréciée dans -ce chapitre, viennent converger spontanément -vers une douloureuse observation finale, dont la -justesse est, ce me semble, irrécusable, sur la -disproportion notable entre ce développement -spécial et l'amélioration correspondante de la -<span class="pagenum" id="Page_336">336</span> -condition humaine chez la majeure partie des populations -modernes, surtout urbaines. Un loyal -et judicieux historien anglais, M. Hallam, a convenablement -établi, de nos jours, que le salaire -des ouvriers actuels est sensiblement inférieur, -eu égard au prix des denrées les plus indispensables, -à celui de leurs prédécesseurs au <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> et -au <span class="cs7">XV</span><sup>e</sup> siècle: beaucoup d'influences incontestables, -comme l'extension ultérieure d'un luxe -immodéré, l'emploi croissant des machines, la -condensation progressive des ouvriers, etc., expliquent -aisément ce triste résultat. Ainsi, pendant -que d'ingénieux progrès procuraient aux plus -pauvres artisans modernes des commodités inconnues -à leurs ancêtres, ceux-ci avaient probablement -obtenu, sous la première phase, et même -sous la seconde, une plus complète satisfaction -des premiers besoins physiques. En outre, le -rapprochement plus fraternel des entrepreneurs -et des travailleurs, tant que la prépondérance -des anciennes classes avait contenu suffisamment -l'ambitieuse tendance des premiers à substituer -leur domination bourgeoise à celle des chefs féodaux, -procurait aussi aux populations ouvrières -une meilleure existence morale, où leur droits -et leurs devoirs devaient être moins méconnus -que sous l'ascendant ultérieur du déplorable -<span class="pagenum" id="Page_337">337</span> -égoïsme suscité par l'extension croissante d'un -empirisme dispersif. Plus on approfondira ce -grand sujet de méditations politiques, mieux on -sentira, en général, que les intérêts propres des -classes inférieures concourent spontanément aujourd'hui -avec les nécessités fondamentales qu'une -saine analyse historique dévoile irrécusablement -dans l'évolution préparatoire des sociétés modernes: -en sorte que le vœu spéculatif d'une -réorganisation systématique, loin de constituer -une vaine utopie philosophique, suivant l'aveugle -dédain de presque tous les hommes d'état, tend, -au contraire, à s'appuyer nécessairement sur un -puissant instinct populaire, qui n'a plus besoin, -pour être convenablement écouté, que de trouver -enfin des organes suffisamment rationnels.</p> - -<p>Il est donc certain désormais, sous tous les -aspects principaux, que l'évolution sociale de -l'industrie moderne n'a pu être jusqu'ici que -simplement préparatoire: elle a introduit de -précieux élémens pour un ordre réel et stable, -mais sans pouvoir aucunement dispenser de l'élaboration -directe d'une réorganisation ultérieure, -impérieusement exigée par de graves lacunes destructives, -tendant à arrêter le mouvement antérieur, -et tenant à l'esprit de spécialité dispersive -sous lequel cette préparation avait dû s'accomplir -<span class="pagenum" id="Page_338">338</span> -depuis le <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle. Comme ce cas est le plus -important, et aussi le plus contesté, je devais y -insister ici de manière à rectifier suffisamment -les opinions dominantes, afin de mieux caractériser -l'ensemble de mon appréciation historique. -Mais il serait totalement superflu d'étendre le -même travail aux trois parties essentielles de l'évolution -spirituelle, où les suites funestes de la -spécialisation déréglée doivent être aujourd'hui -naturellement évidentes à tout lecteur vraiment -élevé au point de vue de ce Traité. Dans l'ordre -esthétique, il est clair que l'art, radicalement -dépourvu de toute direction générale et de toute -destination sociale, privé même désormais, comme -je l'ai montré, du régime factice qui a dirigé son -activité sous la seconde phase, et enfin fatigué -d'une vaine reproduction de sa fonction critique -sous la phase suivante, attend avec impatience -une impulsion organique susceptible à la fois de -régénérer sa propre vitalité et de déployer ses -éminens attributs sociaux: jusque alors réduit à -une stérile agitation, son essor vague et incohérent -n'a d'autre résultat permanent que d'empêcher -l'atrophie et l'oubli de facultés indispensables -à l'humanité. Quant à la philosophie proprement -dite, la nullité radicale où elle est tombée, sous -la troisième phase, par une suite nécessaire de -<span class="pagenum" id="Page_339">339</span> -son irrationnel isolement, n'a certes besoin d'aucune -nouvelle explication: une activité mentale -qui, par sa nature, ne saurait avoir d'autre destination -que de développer régulièrement l'esprit -d'ensemble, se dégrade irrévocablement en se -réduisant à une spécialité isolée, quelque important -qu'en paraisse l'objet, et surtout quand -il est spontanément inséparable du système entier -des connaissances réelles.</p> - -<p>Enfin, relativement à la science, d'où seule -peut cependant sortir le premier principe d'une -vraie régénération, d'abord mentale, puis sociale, -j'ai particulièrement établi, dans les trois premiers -volumes de cet ouvrage, combien lui est -devenu funeste, pour chaque branche fondamentale -de la philosophie naturelle, le régime purement -spécial longtemps indispensable à son essor -caractéristique, mais dont nous avons reconnu -ci-dessus le terme nécessaire. Cette désastreuse -influence, sur laquelle je devrai naturellement -revenir au chapitre suivant, a dû même se faire -d'autant plus sentir, en général, qu'elle s'appliquait -à une science plus avancée, et surtout dans -la philosophie inorganique, où la nature du sujet -permet une spécialisation beaucoup plus dispersive. -Il suffit, par exemple, de rappeler à cet -égard les remarques du tome deuxième quant aux -<span class="pagenum" id="Page_340">340</span> -fluides fantastiques de la physique actuelle, qui -n'y sont certainement maintenus, au grand détriment -de la science, depuis que leur fonction -transitoire est suffisamment accomplie, que d'après -la vicieuse éducation des savans, presque -aussi dépourvus que les artistes de toute direction -vraiment philosophique, dont la seule pensée répugne -à leur irrationnel instinct exclusif. Nous -avons même reconnu que la plus parfaite des -sciences naturelles proprement dites n'est pas, à -beaucoup près, exempte de la déplorable influence -mentale caractéristique d'un tel isolement, qui, y -laissant spontanément dominer encore l'ancien -esprit métaphysique, y maintient, à un certain -degré, une vaine tendance aux notions absolues, -dont j'ai spécialement signalé le danger scientifique -au sujet de ce qu'on appelle l'astronomie -sidérale. La science mathématique, d'après son -indépendance plus profonde, comportant une -dispersion plus complète, nous a plus gravement -manifesté les vices actuels de ce régime purement -provisoire, qui, par sa vicieuse prolongation, y a -laissé tant de traces sensibles de l'état métaphysique -antérieur. Il suffit ici d'indiquer, à ce sujet, -la mémorable aberration que la seconde phase a -transmise à la troisième sur la prétendue théorie -des probabilités, qui, dans son ensemble, sauf les -<span class="pagenum" id="Page_341">341</span> -travaux analytiques dont elle a pu être l'occasion, -ne constitue réellement qu'un déplorable abus de -l'esprit mathématique, tenant à l'irrationnel isolement -scientifique des géomètres modernes, qui -les empêche de sentir la profonde absurdité d'une -conception directement contraire au principe de -l'invariabilité des lois naturelles, première base -nécessaire de toute la philosophie positive. Quoique -tous ces divers inconvéniens ne fussent point encore -pleinement développés au temps où s'arrête -l'appréciation historique du chapitre actuel, ils y -étaient cependant imminens, comme je l'ai expliqué -par l'indication même des motifs indirects et -passagers qui en ont spontanément contenu l'essor -à la fin de la troisième phase. Il était donc convenable -de les rappeler ici sommairement, afin d'établir -nettement, envers l'évolution scientifique -comme pour toutes les autres, que le régime de -spécialité sous lequel a dû s'accomplir son développement -préparatoire est devenu désormais impropre -à diriger convenablement son essor définitif, -et tend même directement à entraver ses -progrès spéculatifs aussi bien que son influence -sociale: c'est d'ailleurs au chapitre suivant qu'appartient -l'appréciation directe des principaux -dangers, intellectuels ou politiques, réalisés aujourd'hui -par le développement effectif d'une telle -<span class="pagenum" id="Page_342">342</span> -anarchie philosophique. Nous devons, en outre, -noter ici, comme une remarque relative à la troisième -phase, que, suivant nos explications antérieures, -la préparation scientifique n'y était pas -même, à beaucoup près, suffisamment complète, -puisqu'elle n'avait pu encore faire convenablement -surgir la science biologique, plus nécessaire -qu'aucune autre à l'action sociale de la philosophie -positive: la leçon suivante indiquera naturellement -la grave influence de cette lacune fondamentale, -qui a nécessairement prolongé la -pernicieuse domination de la philosophie métaphysique.</p> - -<p class="sep2">Tel est donc le résultat général de l'indispensable -élaboration historique propre à ce long chapitre: -dans toute l'étendue de la grande république -européenne, l'heureux essor préliminaire -des nouveaux élémens sociaux constitue, depuis -le moyen âge, un mouvement universel de recomposition -partielle, destiné à concourir avec -le mouvement simultané de décomposition politique, -étudié au chapitre précédent, afin de faire -sortir, de leur inévitable combinaison, la régénération -finale de l'humanité; mais, en même temps, -la spécialité dispersive qui devait caractériser ces -diverses progressions positives a naturellement -<span class="pagenum" id="Page_343">343</span> -tendu à empêcher, chez les classes ascendantes, -tout développement de l'esprit d'ensemble, pendant -que la progression négative l'étouffait aussi -de plus en plus chez les pouvoirs en décadence. -C'est ainsi que, à l'avénement nécessaire de la -grande crise préparée par cette double série de -progrès, aucune vue générale du passé, et par -suite aucune saine appréciation de l'avenir n'ont -pu tendre nulle part à éclairer suffisamment une -situation profondément confuse, qui, après un -demi-siècle d'orageux tâtonnemens, flotte encore, -presque autant qu'au début, entre une invincible -aversion du système ancien et une vague -impulsion vers une réorganisation indéterminée, -comme l'établira la leçon suivante, où nous reconnaîtrons -enfin l'aptitude spontanée de la nouvelle -philosophie politique à imprimer à cet immense -ébranlement la direction systématique qui peut -seule permettre à la fois d'en contenir les imminens -dangers et d'en réaliser les admirables propriétés.</p> - -<hr class="small" /> - -<div id="Page_344" class="npage"><span class="pagenum">344</span></div> - -<div class="figcenter"> - <img src="images/filet-600.jpg" alt="" title="" width="100%" height="13" /> -</div> - -<h2 class="nobreak">CINQUANTE-SEPTIÈME LEÇON.</h2> - -<p class="hang cs8">Appréciation générale de la portion déjà accomplie de la révolution -française ou européenne.—Détermination rationnelle -de la tendance finale des sociétés modernes, d'après -l'ensemble du passé humain: état pleinement positif, ou âge -de la généralité, caractérisé par une nouvelle prépondérance -normale de l'esprit d'ensemble sur l'esprit de détail.</p> - -<div class="figcenter"> - <img src="images/filet-100.jpg" alt="" title="" width="100" height="8" /> -</div> - -<p>Le concours fondamental des deux chapitres précédens -fait spontanément reconnaître que les deux mouvemens -simultanés de décomposition politique et de recomposition -sociale, dont la convergence nécessaire devait, depuis -le <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle, toujours caractériser les sociétés modernes, -ne pouvaient, malgré leur intime solidarité, -s'accomplir avec la même rapidité: en sorte que, vers la -fin de notre troisième phase, la progression négative -se trouvait déjà assez avancée pour mettre en évidence -l'imminent besoin de la réorganisation finale, quand -l'imperfection de la progression positive empêchait encore -de concevoir suffisamment la vraie nature d'une telle -régénération. Cette inévitable disparité constitue réellement -la principale cause de la vicieuse direction -suivie jusqu'à présent par l'immense crise révolutionnaire -où devait alors aboutir ce double mouvement -<span class="pagenum" id="Page_345">345</span> -universel, et dans laquelle l'esprit critique dut ainsi conserver -provisoirement un ascendant incompatible avec la -destination essentiellement organique de la nouvelle -élaboration européenne. Mais, malgré les graves dangers -inhérens à une telle discordance radicale entre le principe -et le but, l'influence, même intellectuelle, et surtout -sociale, de cet ébranlement vraiment fondamental n'était -pas moins d'abord aussi pleinement indispensable que sa -nécessité dut être insurmontable, quoiqu'il n'ait pu manifester -encore convenablement le vrai caractère qui doit -lui appartenir dans l'ensemble de l'évolution moderne. -Sans cette salutaire explosion, dévoilant enfin à tous les -yeux la décomposition chronique d'où elle résultait, -l'impuissante caducité du régime ancien serait restée -profondément dissimulée, de manière à entraver radicalement -la marche politique de l'élite de l'humanité, en -écartant toute idée d'une véritable réorganisation, qui -eût continué à sembler vulgairement aussi superflue qu'impossible; -tant notre faible intelligence est communément -disposée à se contenter des moindres apparences organiques, -pour se dispenser des grands efforts qu'exige -toujours la conception d'un ordre nouveau. En même -temps, l'essor progressif des modernes élémens sociaux -serait demeuré essentiellement inappréciable sous la -vaine prépondérance des antiques pouvoirs; et l'esprit -d'ensemble, qui seul manque encore à leur ascension -finale, n'y aurait jamais pu devenir autrement développable. -Cette crise décisive était donc indispensable pour -signaler convenablement à tous les peuples avancés l'avénement -direct de la régénération finale graduellement -préparée par le grand mouvement universel des cinq -<span class="pagenum" id="Page_346">346</span> -siècles antérieurs: il fallait même qu'une expérience solennelle -vînt aussi faire immédiatement ressortir l'impuissance -organique des principes critiques qui avaient présidé -à la décomposition du système ancien, pour constater suffisamment -l'insurmontable nécessité d'une nouvelle élaboration -de la philosophie politique.</p> - -<p>Quoique, d'après l'ensemble de notre appréciation -historique, cette situation fondamentale fût essentiellement -commune à toutes les diverses parties de la grande -république européenne, les deux leçons précédentes nous -ont cependant montré entre elles une inégalité très-prononcée, -soit quant à la décadence plus ou moins profonde -du régime antique, soit relativement à la préparation plus -ou moins complète de l'ordre nouveau. Sous l'un et l'autre -aspect, nous avons pleinement reconnu que les principales différences -avaient dû dépendre de la direction -générale que les influences nationales avaient spontanément -imprimée à la mémorable concentration temporelle -propre aux deux dernières phases de l'évolution moderne, suivant -qu'elle y avait abouti à la dictature -monarchique, ordinairement secondée par l'esprit catholique, -ou à la dictature aristocratique, presque toujours -combinée avec l'ascendant du protestantisme. Quels que -soient, à divers égards, les irrécusables avantages particuliers -à ce dernier mode, j'ai suffisamment établi que -le premier avait dû être finalement beaucoup plus favorable -soit à l'irrévocable extinction de l'ordre ancien, -soit à l'essor décisif des nouveaux élémens sociaux. -Enfin, la comparaison graduelle des principaux cas relatifs -au mode normal, nous a naturellement démontré -la supériorité générale de l'évolution française, évidemment -<span class="pagenum" id="Page_347">347</span> -devenue, sous la dernière phase, le centre définitif -du mouvement universel, aussi bien positif que négatif. -L'asservissement de l'aristocratie avait, de toute nécessité, -bien plus radicalement détruit, en France, l'ancien -système politique, que n'avait pu le faire, en Angleterre, -l'abaissement de la royauté: en même temps, -le passage direct de la situation pleinement catholique à -l'entière émancipation mentale avait dû devenir éminemment -favorable à l'essor décisif des intelligences françaises, -ainsi heureusement préservées de la dangereuse inertie -que la transition protestante avait dû imprimer aux esprits -anglais. Quoique l'activité industrielle eût été, sans doute, -moins développée déjà en France qu'en Angleterre, l'influence -sociale du nouvel élément temporel y était cependant -plus nette et même plus grande, en tant que -beaucoup mieux dégagée de la prépondérance aristocratique. -Dans l'ordre spirituel, le développement esthétique -de la nation française, malgré son incontestable -infériorité envers celui de la population italienne, était -certainement plus avancé, quant à la plupart des arts, -qu'il ne pouvait l'être en Angleterre; cette supériorité -était aussi, en général, plus irrécusable encore relativement -à l'essor scientifique et à son universelle propagation, -quelque imparfaite qu'elle soit jusqu'ici; et, enfin, -il est surtout sensible que l'esprit philosophique proprement -dit était dès lors bien plus dégagé en France -que partout ailleurs de l'ancien régime théologico-métaphysique, -et beaucoup plus rapproché d'une vraie -positivité rationnelle, exempte à la fois de l'empirisme -anglais et du mysticisme allemand. Ainsi, la double -base d'appréciation comparative, également positive et -<span class="pagenum" id="Page_348">348</span> -négative, que nous a spontanément préparée l'étude -approfondie de l'ensemble de l'évolution moderne, explique -directement, de la manière la plus irrécusable, -la haute initiative évidemment réservée à la France dans -la grande crise finale de la société occidentale: en sorte -qu'une telle démonstration historique ne sera, j'espère, -jamais soupçonnée d'aucune irrationnelle influence des -vaines inspirations nationales dont je crois m'être montré -suffisamment affranchi; le concours naturel des deux progressions -générales constitue surtout, à cet égard, une -puissance logique vraiment irrésistible. Mais, s'il importe -beaucoup de reconnaître convenablement cette priorité -nécessaire, il est encore plus indispensable de n'en point -exagérer vicieusement la notion générale jusqu'à regarder -un tel mouvement comme particulier à la nation -française, qui au contraire n'a pu certainement y manifester -qu'une simple antériorité spontanée, essentiellement -analogue à celle que l'Italie, l'Espagne, l'Allemagne, -la Hollande, et l'Angleterre avaient tour à tour -présentée aux époques antérieures du développement -européen. C'est ce qui résulte nécessairement, comme le -cours naturel des événemens l'a si bien confirmé, de -l'identité politique fondamentale propre aux diverses -parties de la grande république occidentale, qui, depuis -sa constitution directe sous Charlemagne, intégralement -assujettie au régime catholique et féodal, en a uniformément -subi les principales conséquences ultérieures, soit -quant à la dissolution graduelle du système théologique -et militaire, soit pour l'élaboration progressive des nouveaux -élémens sociaux, suivant les explications des deux -chapitres précédens. Du reste, la profonde sympathie -<span class="pagenum" id="Page_349">349</span> -que trouva chez toutes ces populations le début de la -révolution française, et que n'ont pu même détruire les -graves aberrations ultérieures, eût seule suffisamment -constaté l'universalité nécessaire d'un tel mouvement, -où la France avait si bien senti, dès l'origine, qu'elle -ne pouvait avoir d'autre privilége que le périlleux honneur -de l'indispensable initiative qui lui était évidemment -réservée par l'ensemble des antécédents européens. -Il est d'ailleurs certain que les conditions intellectuelles -et politiques qui déterminaient surtout une telle initiative, -se trouvaient, en général, spontanément secondées -par les dispositions morales propres à la nation française, -soit d'après la noble émulation qui, depuis les croisades, -l'avait si souvent poussée à se rendre l'organe désintéressé -des principaux besoins communs à la grande association -européenne, soit en vertu des sentimens habituels -de sociabilité universelle dont l'attrait continu inspirait -naturellement à toutes les populations civilisées une -confiance involontaire, et faisait partout regarder avec -prédilection le séjour de la France, chez tous ceux qui -n'étaient point exclusivement livrés à l'activité pratique.</p> - -<p>Ce grand ébranlement, qu'indiquait si clairement la -vraie situation générale, et dont le pressentiment plus ou -moins distinct n'avait point, en effet, échappé, depuis un -siècle, à la pénétration des principaux penseurs, avait -été spécialement annoncé, vers la fin de la troisième phase -moderne, d'après trois événemens de diverse nature et -d'inégale importance, mais, à cet égard, pareillement -expressifs. Le premier et le plus décisif fut assurément la -mémorable abolition des jésuites, commencée là même -où la politique rétrograde organisée sous leur influence -<span class="pagenum" id="Page_350">350</span> -avait dû être le plus profondément enracinée, et complétée -par la sanction solennelle du pouvoir même qu'une -telle politique tendait à rétablir dans son antique suprématie -européenne. Rien ne pouvait, sans doute, mieux -caractériser l'irrévocable caducité de l'ancien système social -que cette aveugle destruction de la seule puissance -susceptible d'en retarder, à un certain degré, l'imminent -déclin. Un tel événement, le plus capital, à tous égards, -qui fût survenu, en occident, depuis le protestantisme, -était d'autant moins équivoque qu'il s'accomplissait ainsi -sans aucune participation directe de la philosophie négative, -qui, avec une apparente indifférence, se bornait à y -contempler le jeu spontané des mêmes animosités intérieures -d'où était partout résultée, sous la première -phase, la décomposition politique du catholicisme, soit -d'après l'ombrageux instinct des rois contre toute indépendance -sacerdotale, soit par suite de l'incurable répugnance -des divers clergés nationaux envers toute direction -vraiment centrale. Le système de résistance rétrograde, -si péniblement élaboré sous la seconde phase, se montra -dès lors tellement ruiné que ses plus indispensables conditions -avaient cessé d'être suffisamment comprises des -principaux pouvoirs destinés à y coopérer, et qui, sous -l'aveugle impulsion de frivoles jalousies intestines, se laissaient -entraîner à briser eux-mêmes le lien le plus essentiel -de leur commune opposition à l'émancipation universelle. -Quant au second symptôme précurseur, il résulta, -peu de temps après le premier, du grand essai de réformation -si vainement tenté sous le célèbre ministère de -Turgot, dont l'inévitable avortement vint faire unanimement -ressortir, soit le besoin d'innovations plus radicales -<span class="pagenum" id="Page_351">351</span> -et plus étendues, soit surtout l'évidente nécessité d'une -énergique intervention populaire contre les abus inhérens -à la politique rétrograde qui dominait depuis le commencement -de la troisième phase, et dont la royauté, malgré -quelques favorables inclinations personnelles, se reconnaissait -par-là impuissante à contenir les imminens dangers, -quoique elle-même les eût ainsi solennellement -proclamés. Enfin, la fameuse révolution d'Amérique -vint bientôt fournir une occasion capitale de témoigner -spontanément l'universelle disposition des esprits français -à un ébranlement décisif, en indiquant même déjà -la tendance caractéristique à le concevoir comme une -crise essentiellement commune à toute l'humanité civilisée. -On se forme, en général, une très-fausse idée de -cette célèbre coopération, où la France assurément, -même sous le rapport moral, dut apporter beaucoup plus -qu'elle ne put recevoir, surtout en déposant les germes directs -d'une pleine émancipation philosophique chez les -populations les plus engourdies par le protestantisme. -Nous retrouverons, en effet, ci-dessous la véritable influence -politique propre à l'insurrection américaine, -comme première phase capitale de la destruction nécessaire -du système colonial. Mais, quant à son efficacité si -vantée pour préparer la grande révolution française, elle -dut essentiellement se réduire, en réalité, à permettre -directement la manifestation spontanée de l'impulsion -décisive imprimée aux populations les plus avancées par -l'ensemble de l'ébranlement philosophique du siècle dernier, -ainsi que l'eût fait, sans doute, à défaut d'une telle -occasion, tout autre événement majeur.</p> - -<p>Spontanément résultée de l'irrévocable décomposition -<span class="pagenum" id="Page_352">352</span> -continue du régime ancien, cette immense crise se présente -hautement, dès son début, comme étant surtout destinée -à une régénération directe, pour laquelle toute opération -purement négative, quelque indispensable qu'elle -fût, ne pouvait jamais constituer qu'un simple préambule -accessoire. Mais, d'après les deux chapitres précédens, -cette intention profondément organique, qui se manifeste -avec énergie dans les diverses conceptions révolutionnaires, -n'y pouvait être aucunement réalisée, faute d'une -doctrine convenable, susceptible de diriger sagement ces -vœux indéterminés. L'inévitable absence de tout caractère -vraiment politique dans les diverses évolutions partielles -et empiriques relatives au développement spontané -des nouveaux élémens sociaux, ne pouvait d'abord nullement -permettre, comme nous l'avons reconnu, la juste -appréciation générale de l'ordre final vers lequel tendait -instinctivement leur convergence nécessaire, et dont la -nature reste encore aujourd'hui si confusément soupçonnée. -Par une suite irrésistible de cette lacune fondamentale, -la métaphysique négative qui, depuis cinq siècles, avait -graduellement présidé au mouvement de décomposition -préalable, et dont l'entière systématisation venait enfin -de déterminer l'explosion décisive, constituait donc évidemment -la seule doctrine qui dût alors sembler applicable -à la réorganisation universelle, quoique son propre -esprit fût réellement contradictoire à cette nouvelle destination. -C'est ainsi que toutes les intelligences actives -furent d'abord nécessairement entraînées à développer -plus que jamais l'ascendant des principes purement critiques, -en les convertissant en une sorte de conceptions -organiques, à l'instant même où leur office provisoire -<span class="pagenum" id="Page_353">353</span> -étant essentiellement accompli, leur prépondérance passagère -semblait devoir rationnellement cesser. Sous une -telle influence, la société ne pouvant encore manifester -aucune tendance caractéristique vers une rénovation suffisamment -déterminée, toutes les tentatives de réorganisation, -au lieu de changer convenablement la nature et la -destination des pouvoirs sociaux, ne devaient aboutir qu'à -morceler ou à limiter, et tout au plus à déplacer les anciennes -autorités, de manière à y entraver de plus en plus -toute action réelle, en voyant toujours dans des restrictions -plus complètes l'uniforme solution des nouvelles -difficultés politiques. C'est alors que l'esprit métaphysique, -enfin librement développé, constamment poussé, selon -sa nature, à voir partout de simples questions de forme, -commence à réaliser directement sa conception de la société -comme indéfiniment livrée, sans aucune impulsion propre -et indépendante, à l'inépuisable succession de ses vains -essais constitutionnels. Mais, quels que dussent être les -graves dangers de cette immense illusion politique, qui -attribuait à des principes purement négatifs une destination -éminemment organique, il importe de reconnaître -qu'aucune aberration philosophique n'avait jamais pu être -aussi pleinement excusable, d'après les motifs évidemment -irrésistibles qui ne permettaient pas plus d'en éluder -l'application active que d'en éviter l'essor mental. Outre -qu'un long usage antérieur avait rendu les conceptions -critiques seules suffisamment familières à tous les esprits, -il est clair que, sans pouvoir fournir aucune vue réelle sur -la réorganisation sociale, elles en formulaient du moins, -à leur manière, les plus indispensables conditions générales, -qui ne pouvaient alors trouver d'organes plus -<span class="pagenum" id="Page_354">354</span> -rationnels. Ainsi, d'après l'irrécusable nécessité de quitter -enfin un régime devenu radicalement hostile à l'évolution -fondamentale de l'humanité, il fallait bien recourir -aux seuls principes susceptibles, dans une telle situation, -de faire universellement entrevoir la régénération sociale, -à quelque confuse et vicieuse appréciation qu'ils dussent -d'ailleurs conduire. En un mot, les mêmes motifs généraux -qui, suivant les explications directes du quarante-sixième -chapitre, démontrent encore le besoin actuel de -la doctrine critique, jusqu'à l'avénement d'une doctrine -vraiment organique, devaient, à bien plus forte raison, -justifier son active prépondérance, en un temps où la véritable -tendance finale de la sociabilité moderne devait -être bien moins appréciable. Il faut aussi reconnaître que -cette entière application politique de la métaphysique -négative était d'abord indispensable pour caractériser -suffisamment son impuissance organique, de manière à -faire enfin convenablement ressortir la nécessité de nouvelles -conceptions vraiment positives, spécialement -propres à diriger le mouvement de réorganisation, que, -malgré cette expérience décisive, beaucoup d'esprits persistent -aujourd'hui à rattacher exclusivement aux dogmes -critiques, faute d'une saine théorie historique sur l'ensemble -de l'évolution humaine.</p> - -<p>L'indispensable ascendant social ainsi momentanément -réservé à la doctrine critique, devait naturellement déterminer -le triomphe politique des métaphysiciens et des -légistes qui en avaient été jusque alors les organes nécessaires. -Mais, pour apprécier convenablement, à cet égard, -la vraie situation générale, il faut maintenant compléter -l'explication, commencée au cinquante-cinquième -<span class="pagenum" id="Page_355">355</span> -chapitre, sur la mémorable transformation qu'avait dû subir, -vers le milieu de la troisième phase moderne, l'influence -métaphysique proprement dite, désormais passée des -purs docteurs aux simples littérateurs, lorsque l'ébranlement -intellectuel avait dû surtout se réduire à la seule -propagation universelle d'une élaboration négative déjà -suffisamment systématisée. Cette inévitable dégénération -spirituelle propre à la transition critique, dut, en effet, nécessairement -déterminer, dans l'ordre temporel, au début -de la grande crise que nous apprécions, une dégradation -essentiellement équivalente, qui transmit aux avocats la -prépondérance politique auparavant obtenue par les -juges, dès lors relégués, d'une manière de plus en plus -subalterne, à leurs fonctions spéciales, tandis que les -avocats, s'élevant, au contraire, au-dessus de leurs opérations -privées, s'emparaient graduellement de l'universelle -direction des affaires publiques. Une telle modification -devait, de part et d'autre, naturellement caractériser -l'entier ascendant de la doctrine critique. Si, comme -nous l'avons reconnu, les littérateurs étaient seuls propres -à l'active propagation d'une philosophie négative qu'ils -n'auraient pu construire, il est encore plus évident que -les avocats, d'après les habitudes mêmes de libre divagation -qui les distinguent ordinairement des juges, devaient -alors devenir exclusivement aptes à développer suffisamment -l'entière application politique d'une métaphysique -révolutionnaire dont les principales conceptions avaient -dû être préalablement élaborées par des intelligences plus -consistantes. On conçoit d'ailleurs que les juges, comme -les docteurs, s'étant enfin partout incorporés intimement -au régime ancien, sous l'influence des modifications qu'ils -<span class="pagenum" id="Page_356">356</span> -y avaient déterminées dans le cours des deux premières -phases modernes, les avocats devaient naturellement obtenir, -ainsi que les littérateurs, la confiance populaire -longtemps accordée aux premiers organes de la transition -critique. Quand les hautes spéculations politiques semblaient -réductibles à de simples combinaisons de formes, -destinées à contrôler ou à circonscrire des pouvoirs indéterminés, -pour régénérer une société supposée indéfiniment -modifiable par l'action législative, aucune classe -ne pouvait certainement être aussi apte que celle des avocats -à une telle élaboration métaphysique, dont un exercice -journalier leur rendait spontanément familières les -principales fictions constitutionnelles. À la concevoir durable, -cette double organisation finale propre à la transition -critique constituerait, sans doute, une profonde dégradation -sociale, en conférant le principal ascendant à -des classes aussi complétement dépourvues, par leur nature, -de toutes convictions réelles et stables, et par suite non -moins nécessairement exposées à la démoralisation politique -qu'étrangères à toute saine appréciation mentale -d'une question quelconque. Mais, en vertu même d'une -telle transmission de l'influence critique à des organes -plus subalternes et moins respectables que les docteurs -et les juges qui l'avaient longtemps dirigée, il devenait -évident que cette action transitoire était désormais parvenue -à son dernier terme essentiel, caractérisé par cet -office vraiment extrême qui consistait à développer activement -l'entière application organique de la métaphysique -négative, dont l'inaptitude fondamentale, une fois directement -dévoilée par une expérience pleinement décisive, -devait naturellement entraîner bientôt l'universelle -<span class="pagenum" id="Page_357">357</span> -déconsidération des deux classes co-relatives ainsi solennellement -jugées, et qui, en effet, ne prolongent encore leur -stérile et dangereuse prépondérance que par suite d'une -déplorable continuation de la même lacune philosophique -relativement à la vraie théorie de l'évolution moderne.</p> - -<p>Ayant ici assez examiné d'abord la direction nécessaire, -ensuite le siége principal, et enfin les agens spéciaux de -l'immense crise révolutionnaire, nous devons maintenant -procéder, d'après l'ensemble de notre théorie historique, -à une sommaire appréciation philosophique de son accomplissement -général. Il suffit, pour cela, d'y distinguer -successivement deux degrés naturels, l'un simplement -préparatoire, l'autre pleinement caractéristique, sous la -conduite respective de nos deux grandes assemblées nationales.</p> - -<p>Dans le degré initial, le besoin de régénération, encore -trop vaguement ressenti, semble pouvoir se concilier -avec une certaine conservation indéfinie du régime ancien, -réduit à ses dispositions les plus fondamentales, -et dégagé, autant que possible, de tous les abus secondaires. -Quoique cette première époque soit communément -jugée moins métaphysique que la seconde, les illusions -politiques y étaient cependant bien plus profondes, d'après -une tendance absolue aux combinaisons les plus contradictoires; -on y était certainement plus éloigné d'aucune -saine appréciation générale de la situation sociale; l'absence -de toute doctrine réelle y conduisait davantage à -l'intime confusion du gouvernement moral avec le gouvernement -politique; par suite, enfin, un irrationnel -esprit réglementaire y obtenait une extension plus arbitraire, -et y conduisait à de plus complètes déceptions sur -<span class="pagenum" id="Page_358">358</span> -l'éternelle durée des institutions les moins stables: en un -mot, jamais position aussi provisoire n'a pu paraître aussi -définitive. Suivant notre théorie historique, en vertu de -l'entière condensation antérieure des divers élémens du -régime ancien autour de la royauté, il est clair que l'effort -primordial de la révolution française pour quitter -irrévocablement l'antique organisation devait nécessairement -consister dans la lutte directe de la puissance populaire -contre le pouvoir royal, dont la prépondérance -caractérisait seule un tel système depuis la fin de la seconde -phase moderne. Or, quoique cette époque préliminaire -n'ait pu avoir, en effet, d'autre destination politique -que d'amener graduellement l'élimination prochaine de la -royauté, que les plus hardis novateurs n'auraient d'abord -osé concevoir, il est remarquable que la métaphysique -constitutionnelle rêvait alors, au contraire, l'indissoluble -union du principe monarchique avec l'ascendant populaire, -comme celle de la constitution catholique avec l'émancipation -mentale. D'aussi incohérentes spéculations -ne mériteraient aujourd'hui aucune attention philosophique, -si on n'y devait voir le premier témoignage direct -d'une aberration générale qui exerce encore la plus déplorable -influence pour dissimuler radicalement la vraie -nature de la réorganisation moderne, en réduisant cette -régénération fondamentale à une vaine imitation universelle -de la constitution transitoire particulière à l'Angleterre. -Telle fut, en effet, l'utopie politique des principaux -chefs de l'assemblée constituante; et ils en poursuivirent -certainement la réalisation directe autant que le comportait -alors sa contradiction radicale avec l'ensemble des -tendances caractéristiques de la sociabilité française. C'est -<span class="pagenum" id="Page_359">359</span> -donc ici le lieu naturel d'appliquer immédiatement notre -théorie historique à l'appréciation rapide de cette dangereuse -illusion; quoiqu'elle fût, en elle-même, trop -grossière pour exiger aucune analyse spéciale, la gravité de -ses conséquences m'engage à signaler au lecteur les principales -bases de cet examen, qu'il pourra d'ailleurs spontanément -développer sans difficulté d'après les explications -propres aux deux chapitres précédens.</p> - -<p>L'absence de toute saine philosophie politique fait d'abord -concevoir aisément par quel entraînement empirique -a été naturellement déterminée une telle aberration, -qui certes devait être profondément inévitable -puisqu'elle a pu complétement séduire la raison même -du grand Montesquieu, bien qu'elle dût assurément devenir -beaucoup moins excusable sous la lumineuse indication -que l'ébranlement révolutionnaire tendit à répandre -avec tant d'énergie sur l'ensemble de la situation -moderne. Par suite, en effet, de la différence que j'ai -suffisamment expliquée quant à la marche comparative -de la décomposition politique en France et en Angleterre, -il est clair que ces deux modes généraux de la progression -négative étaient, par leur nature, mutuellement complémentaires, -puisque leur combinaison hypothétique eût -aussitôt déterminé l'entière abolition du régime ancien, -où, après une commune absorption temporelle du pouvoir -spirituel, chacun d'eux avait radicalement subalternisé -l'un ou l'autre des deux grands élémens temporels. -D'après cette incontestable appréciation instinctive, l'empirisme -métaphysique devait donc conduire à penser, au -début de la crise finale, que, pour détruire totalement -l'antique organisme, il suffisait de joindre à l'extinction -<span class="pagenum" id="Page_360">360</span> -française de la puissance aristocratique l'abaissement anglais -du pouvoir monarchique. Telle est la filiation pleinement -naturelle qui devait, dans le dernier siècle, disposer -les esprits français à l'imitation irréfléchie du type -anglais; de même que, réciproquement, elle tend aujourd'hui -à faire spontanément prévaloir, chez l'école révolutionnaire -anglaise, la considération du mode français: -car chacun des deux cas se trouvait ainsi posséder -nécessairement, quant à la progression négative, les propriétés -qui manquaient à l'autre, sans qu'il puisse d'ailleurs -exister entre eux, sous ce rapport, aucune véritable -équivalence, suivant les explications directes du cinquante-cinquième -chapitre. Mais, par une étude plus -approfondie, que pouvait seule déterminer une saine -théorie fondamentale de l'ensemble de l'évolution moderne, -ce grand rapprochement historique eût, au contraire, -conduit, en France, à manifester aussitôt la profonde -irrationnalité d'une semblable imitation, en faisant -sentir que le mouvement français avait été principalement -dirigé contre l'élément politique dont la prépondérance -graduelle avait imprimé au mouvement anglais -le caractère éminemment spécial qu'on voulait ainsi vainement -introduire dans un tout autre milieu social.</p> - -<p>Aucune subtilité métaphysique ne saurait désormais -empêcher de reconnaître sans incertitude, d'après une -juste appréciation historique, que la constitution parlementaire -propre à la transition anglaise fut nécessairement -le résultat spontané et local de la nature exceptionnelle -que devait prendre, en un tel milieu, la dictature -temporelle vers laquelle tendait partout, sous la seconde -phase moderne, la décomposition générale du régime -<span class="pagenum" id="Page_361">361</span> -catholique et féodal, comme je l'ai précédemment expliqué. -Son origine effective, qu'une célèbre aberration rattache -aux antiques forêts saxonnes, se trouve donc immédiatement, -de même qu'en tout autre cas politique, dans -l'ensemble de la situation sociale correspondante, convenablement -analysée depuis le moyen âge. Ceux qui, -contre toute prescription rationnelle, s'obstineraient à y -voir une imitation quelconque, seraient obligés d'en -emprunter le type réel à de semblables situations antérieures, -et se trouveraient ainsi conduits à des rapprochemens -fort éloignés des opinions actuellement dominantes. -On peut remarquer, en effet, que le régime -vénitien, pleinement caractérisé à la fin du <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle, constitue -certainement, à tous égards, le système politique -le plus analogue à l'ensemble du gouvernement anglais, -considéré sous la forme définitive qu'il dut prendre trois -siècles après: cette similitude nécessaire résulte évidemment -d'une pareille tendance fondamentale de la progression -sociale vers la dictature temporelle de l'élément -aristocratique. Il est même incontestable que, par suite -de la diversité des temps, le type vénitien dut être beaucoup -plus complet que le mode anglais, comme assurant -à l'aristocratie dirigeante une prépondérance bien plus -prononcée, soit sur le pouvoir central, soit sur la puissance -populaire. La seule différence capitale que devaient -offrir les destinées comparatives de ces deux régimes pareillement -transitoires (et dont le second, formé à une -époque plus avancée de la décomposition politique, ne -saurait certes prétendre à la même durée totale que le -premier), consiste en ce que l'indépendance de Venise -devait naturellement disparaître sous la décadence -<span class="pagenum" id="Page_362">362</span> -nécessaire de son gouvernement spécial, tandis que la nationalité -anglaise doit heureusement rester tout à fait intacte -au milieu de l'inévitable dislocation de sa constitution -provisoire. Quoi qu'il en soit d'ailleurs d'une telle comparaison, -qui m'a semblé propre à mieux caractériser -mon appréciation historique du système anglais, en excluant -du reste toute idée quelconque d'imitation effective, -il demeure incontestable que, malgré les vaines -théories métaphysiques imaginées après coup sur la chimérique -pondération des divers pouvoirs, la prépondérance -spontanée de l'élément aristocratique a dû fournir, -en Angleterre comme à Venise, le principe universel d'un -tel mécanisme politique, dont le mouvement réel serait -assurément incompatible avec cet équilibre fantastique. -À cette condition fondamentale d'un pareil régime, il en -faut joindre deux autres fort importantes, encore plus -particulières à l'Angleterre, et qui y ont beaucoup contribué -au maintien de ce système exceptionnel, malgré -l'active tendance universelle à la décomposition radicale -de l'antique organisme dont il est surtout destiné à prolonger -l'existence spéciale. La première, déjà signalée au -cinquante-cinquième chapitre, consiste dans l'institution -du protestantisme anglican, qui assurait beaucoup mieux -la subalternisation permanente du pouvoir spirituel que -n'avait pu le faire le genre de catholicisme propre à -Venise, et qui, par suite, devait fournir à l'aristocratie -dirigeante de puissans moyens, soit de retarder sa déchéance -privée en s'emparant habituellement des grands -bénéfices ecclésiastiques, soit de consolider son ascendant -populaire en lui imprimant une sorte de consécration religieuse, -d'ailleurs inévitablement décroissante. Quant à -<span class="pagenum" id="Page_363">363</span> -la seconde condition complémentaire du régime anglais, -elle se rapporte à l'esprit d'isolement politique éminemment -particulier à l'Angleterre, et qui en y permettant, -surtout sous la troisième phase moderne, l'actif développement -d'un vaste système d'égoïsme national, y a naturellement -tendu à lier profondément les intérêts principaux -des diverses classes au maintien continu de la -politique dirigée par une aristocratie ainsi érigée désormais -en une sorte de gage permanent de la prospérité -commune, sauf l'insuffisante satisfaction dès lors accordée -à la masse inférieure: une semblable tendance habituelle -s'était auparavant manifestée aussi à Venise, mais sans -pouvoir évidemment y acquérir un pareil ascendant. -Malgré que je ne doive point ici poursuivre davantage -une telle analyse, que chacun pourra maintenant prolonger -avec facilité, elle est certainement assez caractérisée -déjà pour faire directement sentir, à tous ceux qui -auront convenablement étudié l'ensemble du gouvernement -anglais, combien cette constitution exceptionnelle -de la grande transition moderne doit être regardée comme -nécessairement spéciale, puisqu'elle repose essentiellement -sur des conditions purement relatives à l'Angleterre, -et dont l'ensemble est néanmoins indispensable à l'existence -réelle d'une semblable anomalie politique.</p> - -<p>Cette digression nécessaire, que je me suis efforcé d'abréger -autant que possible, fait aussitôt ressortir la frivole -irrationnalité des vaines spéculations métaphysiques -qui conduisirent les principaux chefs de l'assemblée constituante -à proposer pour but à la révolution française -la simple imitation d'un régime aussi contradictoire à -l'ensemble de notre passé que radicalement antipathique -<span class="pagenum" id="Page_364">364</span> -aux instincts émanés de notre vraie situation sociale. Une -vague et confuse appréciation des conditions politiques -dont je viens d'établir l'indispensable influence, les -poussa cependant à en poursuivre alors l'impraticable accomplissement, -malgré l'énergique ascendant du milieu -le plus défavorable. On remarque, en effet, leur tendance -permanente à l'institution régulière d'un pouvoir spécialement -aristocratique, dont toutefois l'heureux instinct -démocratique de la population française, si dignement -représentée, à cet égard, par la ferme volonté des Parisiens, -les empêcha d'oser jamais poursuivre ouvertement -l'organisation, directement contraire à l'invariable progression -des cinq siècles antérieurs. Il faut aussi noter -dès lors une disposition naissante, qui devait prendre -ensuite une si déplorable extension, à détacher les intérêts -sociaux des chefs industriels de ceux des masses naturellement -placées sous leur patronage, pour les unir de -plus en plus, suivant le type anglais, à ceux des classes -en décadence, en abusant, à cet effet, de l'ascendant spontané -qu'avait dû jadis obtenir l'universelle imitation des -mœurs aristocratiques. Quant à la condition spirituelle, -il n'est pas difficile de démêler alors, au milieu des influences -philosophiques prépondérantes, une certaine -tendance systématique à ériger aussi le gallicanisme, -sous un reste d'inspirations jansénistes et parlementaires, -en une sorte d'équivalent national du protestantisme anglican: -c'était, sans doute, une étrange tentative chez -une population élevée par Voltaire et Diderot; mais le -projet n'en était ni moins évident, ni moins propre à caractériser -une telle politique, qui n'a pas même cessé -aujourd'hui de trouver secrètement de fervens admirateurs -<span class="pagenum" id="Page_365">365</span> -parmi les métaphysiciens et les légistes qui dirigent -encore nos destinées officielles. Enfin, relativement à la -condition d'isolement national, ci-dessus signalée comme -l'indispensable complément de toutes les autres exigences -d'une telle imitation, on voit heureusement que, -à cette époque initiale d'élan universel, elle n'était pas -moins radicalement contraire aux propres sentimens -spontanés des partisans de cette empirique utopie qu'aux -énergiques inclinations d'une population généreuse, si -noblement disposée, par un long exercice antérieur, à -l'active propagation désintéressée de toutes les améliorations -quelconques qu'elle pourrait jamais réaliser, et -chez laquelle, en effet, les plus puissans efforts ultérieurs -n'ont pu parvenir à enraciner profondément aucune affection -anti-européenne.</p> - -<p>D'après cet ensemble de considérations sommaires, -chacun peut désormais apprécier aisément combien les -dispositions les plus fondamentales, soit préalables, soit -actuelles, de la sociabilité française devaient être directement -opposées à la dangereuse utopie politique inspirée -par une vaine métaphysique chez notre première assemblée -nationale, dont la qualification usuelle pourra sembler, -auprès d'une impartiale postérité, le résultat d'une -amère ironie philosophique; puisqu'il n'a jamais existé -un contraste aussi profondément décisif entre l'éternité -des espérances spéculatives et la fragilité des créations -effectives. Aucun exemple spécial ne m'a semblé plus caractéristique -d'une telle discordance entre les conceptions -propres à cette philosophie politique et la réalité du milieu -social correspondant, que la pénible impression spontanément -suggérée aujourd'hui à l'intéressante lecture -<span class="pagenum" id="Page_366">366</span> -d'un ouvrage destiné à survivre aux circonstances qui -l'avaient dicté, comme émanant d'un écrivain non moins -estimable par ses lumières que par l'élévation de ses sentimens -et la loyauté de son caractère: on conçoit qu'il -s'agit de l'essai historique où l'infortuné Rabaut-Saint-Etienne -proclamait déjà solennellement accomplie, d'après -l'acceptation royale d'une constitution éphémère, -une crise révolutionnaire qui n'était ainsi parvenue qu'à -sa préparation initiale, et dont le cours irrésistible devait, -l'année suivante, dissiper sans effort tout ce vain échafaudage -métaphysique. Rien n'est assurément plus propre -qu'une telle opposition à montrer la profonde inanité -d'une théorie qui peut conduire des esprits distingués à -une appréciation aussi radicalement illusoire du milieu social -correspondant: rien également ne peut mieux vérifier, -en général, contre les étranges subtilités de nos docteurs -empiriques, l'insurmontable réalité des préceptes logiques -établis au quarante-huitième chapitre sur le besoin -d'une vraie théorie pour diriger les observations sociologiques, -qui, en vertu de leur complication supérieure, -peuvent bien moins se passer d'un tel guide que toutes -celles relatives à de plus simples phénomènes.</p> - -<p>Procédons maintenant à la sommaire appréciation historique -du second degré révolutionnaire, où l'instinct -plus complet de la véritable situation sociale, compensant, -en partie, sous l'énergique impulsion des circonstances -les plus décisives, la vicieuse influence d'une vaine -métaphysique, a déterminé enfin l'essor spontané du caractère -fondamental propre à cette immense crise finale, -autant du moins que pouvait le permettre alors l'inévitable -ascendant exclusif d'une philosophie purement -<span class="pagenum" id="Page_367">367</span> -négative, étrangère à toute conception réelle de l'ensemble -de l'évolution moderne.</p> - -<p>Justement opposée aux vaines fictions politiques sur -lesquelles reposait l'incohérent édifice de l'Assemblée -Constituante, l'éminente assemblée si pleinement immortalisée -sous le nom de Convention Nationale fut aussitôt -conduite, par son origine même, à regarder l'entière abolition -de la royauté comme un indispensable préambule -de la régénération sociale vers laquelle tendait directement -la révolution française. D'après la concentration -monarchique de tous les anciens pouvoirs, graduellement -accomplie, surtout en France, depuis la fin du moyen -âge, suivant nos explications antérieures, une conservation -quelconque de la royauté devait alors rendre imminente -la dangereuse restauration des divers débris politiques, -spirituels ou temporels, qui, sous la seconde -phase moderne, s'étaient enfin spontanément ralliés autour -du pouvoir royal, dont la destruction solennelle pouvait -seule, dans une telle situation, caractériser suffisamment -la rénovation générale qui devait constituer le but final -du grand mouvement révolutionnaire commencé au <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> -siècle et désormais parvenu à sa dernière crise essentielle. -L'ensemble de notre théorie historique représente nécessairement -la royauté moderne comme le seul reste capital -de l'antique régime des castes, que nous avons vu, au -cinquante-troisième chapitre, fournir partout, d'une -manière plus ou moins explicite, la base fondamentale -de toute organisation primitive, selon le principe naturel -de l'hérédité primordiale des professions quelconques, -plus durable à mesure qu'il s'agit d'arts plus compliqués, -dont l'exercice plus empirique exige davantage -<span class="pagenum" id="Page_368">368</span> -l'apprentissage domestique. Nous avons reconnu, au chapitre -suivant, comment ce régime initial, qui, malgré -d'importantes modifications, constituait encore le fond -général de l'organisme grec et même romain, avait été, -pour la première fois, directement ébranlé, dès le début -du moyen âge, dans sa principale disposition politique, -par l'admirable constitution du catholicisme, qui avait -enfin radicalement supprimé l'hérédité des plus éminentes -fonctions sociales, en un temps où les plus hautes -combinaisons européennes étaient spontanément réservées -à un clergé célibataire: la <a href="#Page_1">cinquante-sixième leçon</a> -nous a d'ailleurs montré le même régime irrévocablement -détruit aussi, sous la dernière phase du moyen -âge, dans l'économie élémentaire des sociétés modernes, -d'après les suites nécessaires de l'émancipation personnelle -présidant à l'évolution industrielle. Il est clair que l'abaissement -ultérieur de la puissance aristocratique sous -le pouvoir royal, pendant les deux premières phases -modernes, n'avait pu que compléter et consolider, surtout -en France, envers les fonctions intermédiaires, la -grande transformation ainsi commencée simultanément, -au moyen âge, pour les plus générales et les plus particulières. -Déjà radicalement compromise par un tel isolement, -l'hérédité monarchique ne pouvait ensuite que -perdre beaucoup, sous la troisième phase, à l'excessive -concentration d'attributions politiques, à la fois spirituelles -et temporelles, que venait ainsi d'obtenir la dictature -royale, dès lors spontanément conduite, comme -nous l'avons vu au cinquante-cinquième chapitre, à constater -de plus en plus son inaptitude fondamentale à la -saine appréciation habituelle de ce vaste ensemble, en -<span class="pagenum" id="Page_369">369</span> -cédant volontairement ses principaux pouvoirs à des ministres -de moins en moins dépendans. On conçoit enfin, -quant aux conditions intellectuelles, suivant une indication -préalable de la cinquante-troisième leçon, que, -dans l'art de gouverner, comme dans tout autre, quoique -plus tardivement à raison de sa complication supérieure, -la rationnalité croissante des conceptions humaines tend -nécessairement à rendre l'aptitude réelle, même temporelle, -de plus en plus indépendante de toute imitation -domestique, en lui procurant directement une éducation -systématique, que peuvent convenablement recevoir, -quelle que soit leur condition sociale, les intelligences -suffisamment douées de l'esprit d'ensemble qui détermine -une telle vocation, et qui certainement, au temps -que nous considérons, était bien loin, abstraction faite -de toute satire personnelle, d'appartenir exclusivement, -ou même principalement, aux maisons royales, qui jadis -durent en être si longtemps les dépositaires naturels.</p> - -<p>Cette abolition préliminaire, sans laquelle la révolution -française ne pouvait être pleinement caractérisée, -dut bientôt s'accompagner de toutes les démolitions partielles -destinées à y compléter l'indication d'une irrésistible -tendance à la rénovation totale du système social, -autant que le permettait la vicieuse nature de la seule -philosophie qui pût alors diriger un tel ébranlement. -Malgré une odieuse persécution, aussi impolitique qu'injuste, -suscitée par une haine aveugle, et spécialement -entretenue par l'instinct de rivalité religieuse d'un vain -déisme, il faut surtout distinguer, à ce sujet, l'audacieuse -suppression légale du christianisme, tendant à faire -énergiquement ressortir, soit la caducité d'une organisation -<span class="pagenum" id="Page_370">370</span> -enfin devenue essentiellement étrangère à l'existence -moderne, soit la nécessité d'un nouvel ordre spirituel -susceptible de diriger convenablement la régénération -humaine. Parmi les moindres préparations négatives, il -n'est pas inutile de noter ici la destruction systématique -de toutes les diverses corporations antérieures, trop -exclusivement attribuée aujourd'hui à une aveugle répugnance -absolue contre toute agrégation quelconque, -et dans laquelle on peut certainement apercevoir, sans -excepter même les cas les plus défavorables, un certain -instinct confus de la tendance plus ou moins rétrograde -de ces différentes institutions, après l'accomplissement -suffisant de leur office purement provisoire, dont la vicieuse -prolongation devenait réellement une source d'entraves -bien plus que de progrès. Je ne crois pas devoir -me dispenser d'étendre une semblable appréciation historique -jusqu'à la suppression directe des compagnies -savantes, et même de l'illustre Académie des sciences de -Paris, la seule qui pût essentiellement mériter quelques -regrets sérieux. Malgré les vains reproches de vandalisme -adressés à un tel acte par des esprits ordinairement incapables -d'en apprécier la véritable portée, j'aurai bientôt -lieu de faire directement sentir que cette institution -provisoire avait alors rendu tous les principaux services -intellectuels compatibles avec la nature et l'esprit de -son organisation primitive, et que son influence ultérieure -a été, au fond, surtout aujourd'hui, bien plus -contraire que favorable à la marche nécessaire des conceptions -modernes. Le mémorable instinct progressif de -la grande dictature révolutionnaire ne fut donc pas, au -fond, plus en défaut dans ce cas important que dans -<span class="pagenum" id="Page_371">371</span> -tant d'autres où une meilleure appréciation a déjà conduit -à rendre une exacte justice aux éminentes intentions -d'une assemblée qui avait déjà solennellement prouvé, -sous ce rapport, sa parfaite loyauté, en étendant, sans -aucun ménagement, ses opérations négatives jusqu'aux -diverses corporations légistes, quoique la plupart de ses -membres en fussent sortis. Sous l'aspect scientifique, -sa prochaine sollicitude pour tant d'heureuses fondations -destinées à seconder la marche ou la propagation des -connaissances réelles, et surtout pour la création capitale -de l'École Polytechnique, si supérieure aux institutions -antérieures, devrait suffisamment montrer que la -suppression des Académies, si amèrement déplorée par -tant d'académiciens postérieurs, ne pouvait alors tenir -essentiellement à de sauvages antipathies, mais bien -plutôt à une certaine prévision générale, juste quoique -confuse, des nouveaux besoins de l'esprit humain.</p> - -<p>Afin d'apprécier convenablement le vrai caractère fondamental -de cette grande époque, il est indispensable -d'y considérer toujours l'irrésistible influence, encore -plus favorable que funeste, des circonstances éminemment -décisives qui durent la dominer, et dont l'ascendant -spontané contribua beaucoup à y contenir les dangereuses -divagations métaphysiques inhérentes à la seule philosophie -qui pût alors diriger cet immense mouvement. -D'après les motifs ci-dessus indiqués, les gouvernemens -européens qui, sous la seconde phase, avaient laissé tomber -Charles I sans aucune opposition sérieuse, n'eurent pas -même besoin des coupables intrigues de la royauté française -pour réunir bientôt tous leurs efforts actifs contre -une révolution radicale, où l'initiative de la France -<span class="pagenum" id="Page_372">372</span> -signalait évidemment une inévitable crise finale, nécessairement -commune à l'ensemble de la grande république -européenne, comme l'était, depuis le moyen -âge, la double progression, positive et négative, dont -elle annonçait le dernier terme naturel: l'oligarchie anglaise -elle-même, quoique désintéressée, en apparence, -dans la dissolution des monarchies, se plaça promptement -à la tête de cette coalition rétrograde, destinée à -l'universelle conservation du système militaire et théologique, -désormais également menacé sous toutes les -formes diverses qu'avait pu prendre la dictature temporelle -où avait partout abouti sa décomposition graduelle. -Or, cette formidable attaque, qui, par une réaction nécessaire, -obligeait aussi la France à proclamer directement -l'intime universalité de l'ébranlement final, dut -procurer à ce second degré de la crise révolutionnaire -un avantage fondamental, que n'avait pu suffisamment -obtenir le premier, en y provoquant spontanément une -mémorable identité continue de sentimens et même, à -certains égards, de vues politiques, indispensable au -succès réel de la plus juste et la plus sublime défense -nationale que l'histoire puisse jamais offrir. C'est là surtout -ce qui détermina, ou du moins maintint, l'énergie -morale et la rectitude mentale qui placeront toujours, -chez l'impartiale postérité, la Convention nationale très -au-dessus de l'Assemblée constituante, malgré les vices -respectivement inhérens à leur doctrine et à leur situation. -Quoique constamment poussée, par sa philosophie -métaphysique, à des conceptions vagues et absolues, -l'assemblée républicaine, après avoir spontanément accordé -à cette inévitable tendance générale les seules -<span class="pagenum" id="Page_373">373</span> -satisfactions qu'elle ne pouvait lui refuser, fut bientôt -heureusement conduite, par les actives exigences de sa -principale mission politique, à écarter, sous un respectueux -ajournement, une vaine constitution, pour s'élever -enfin à l'admirable conception du gouvernement -révolutionnaire proprement dit, directement envisagé -comme un régime provisoire parfaitement adapté à la -nature éminemment transitoire du milieu social correspondant. -C'est ainsi que, supérieurs à la puérile ambition -de leurs prédécesseurs, si aveuglément imitée par -leurs successeurs, les conventionnels français, renonçant -implicitement à fonder déjà d'éternelles institutions qui -ne pouvaient encore avoir aucune base réelle, s'attachèrent -surtout à organiser provisoirement, conformément -à la situation, une vaste dictature temporelle, équivalente -à celle graduellement élaborée par Louis XI et par -Richelieu, mais dirigée d'après une bien plus juste -appréciation générale de sa destination propre et de sa -durée limitée. En la constituant spontanément sur la -base indispensable de la puissance populaire, ils furent -d'ailleurs conduits à mieux annoncer le caractère essentiel -de la rénovation finale, soit en vertu de l'admirable -essor directement imprimé aux vrais sentimens de fraternité -universelle, soit en inspirant aux classes inférieures -une juste conscience de leur valeur politique, soit -enfin d'après une heureuse prédilection continue pour -des intérêts qui, à raison de leur généralité supérieure, -doivent être presque toujours les plus conformes à une -saine appréciation philosophique de l'ensemble des besoins -sociaux. Cette conduite naturelle, immédiatement -récompensée par tant de sublimes ou touchans dévouemens, -<span class="pagenum" id="Page_374">374</span> -et qui élevait la constitution morale d'une population -où tous les gouvernemens ultérieurs ont systématiquement -tendu à développer, au contraire, un abject -égoïsme, a laissé nécessairement, chez le peuple français, -d'ineffaçables souvenirs, et même de profonds regrets, -qui ne pourront vraiment disparaître que par une juste -satisfaction permanente de l'instinct correspondant. Il -faut aussi noter, dans cette mémorable organisation de -la dictature révolutionnaire, une certaine tendance -spontanée à une première appréciation générale, vague -mais réelle, de la division fondamentale entre le gouvernement -moral et le gouvernement politique des sociétés -modernes, dès lors indiquée, à mes yeux, par -l'action simultanée d'une célèbre association volontaire, -qui, essentiellement extérieure au pouvoir proprement -dit, était surtout destinée, en appréciant mieux l'ensemble -de sa marche, à lui fournir de lumineuses indications. -Quelque imparfait que dût être alors un instinct -aussi confus de la principale condition propre à la réorganisation -sociale, on en retrouve d'autres indices, non -moins caractéristiques, en considérant diverses tentatives -remarquables pour fonder, sur la régénération directe -des mœurs françaises, la rénovation ultérieure des institutions; -quoique la vaine théorie métaphysique qui -présidait nécessairement à de tels efforts n'en pût aucunement -permettre l'efficacité durable.</p> - -<p>En général, l'étude approfondie de cette grande crise -fera de plus en plus ressortir que, sous l'impulsion décisive -des circonstances extérieures, les éminens attributs -qui la distinguent furent essentiellement dus à la haute -valeur politique, et surtout morale, soit de ses principaux -<span class="pagenum" id="Page_375">375</span> -directeurs, soit des masses qui les secondaient avec un -si admirable dévouement; tandis que les graves aberrations -qui s'y rattachent étaient inséparables de la vicieuse -philosophie qui dominait à cette époque, et dont, par -les plus heureuses inspirations d'une sagesse purement -spontanée, il n'était pas toujours possible de contenir -suffisamment la dangereuse influence systématique. De -sa nature, cette métaphysique, au lieu de lier intimement -les tendances actuelles de l'humanité à l'ensemble -des transformations antérieures, représentait la société -sans aucune impulsion propre, sans aucune relation au -passé, indéfiniment livrée à l'action arbitraire du législateur; -étrangère à toute saine appréciation de la sociabilité -moderne, elle remontait au delà du moyen âge -pour emprunter à la sociabilité antique un type rétrograde -et contradictoire; enfin, au milieu des circonstances -les plus irritantes, elle appelait spécialement les -passions à l'office le mieux réservé à la raison. C'était -cependant sous un tel régime mental qu'il fallait alors -s'élever à des conceptions politiques heureusement adaptées -à la vraie disposition des esprits et aux impérieuses -exigences de la plus difficile situation: aussi la juste considération -d'un semblable contraste devra-t-elle toujours -porter les véritables philosophes à une admiration spéciale -des grands résultats qui s'y sont développés, et à -une indulgente réprobation d'inévitables égaremens généraux. -Aucun ordre de faits ne caractérise plus profondément -cette opposition fondamentale, que ceux relatifs -au besoin continu de l'unité nationale, dont l'actif sentiment -dut surmonter, à cette époque, chez les natures -vraiment politiques, la tendance éminemment dispersive -<span class="pagenum" id="Page_376">376</span> -de la métaphysique prépondérante. Cette admirable -réaction d'un heureux instinct pratique contre les dangereuses -indications d'une théorie décevante, se manifeste -surtout dans la lutte décisive suscitée par le puéril -orgueil des malheureux girondins, entraînés, d'après leur -haute incapacité politique, à de coupables menées, -poussées quelquefois jusqu'à des coalitions armées avec -le parti monarchique, afin de détruire systématiquement -l'un des plus grands résultats de notre passé social, en -décomposant la France en républiques partielles, au -temps même où la plus redoutable agression extérieure -exigeait nécessairement la plus intense concentration intérieure. -Quand, par une indispensable épuration, la -marche révolutionnaire eut enfin écarté ces dangereux -discoureurs, on remarque, en effet, à cet égard, malgré -les plus graves divergences, une mémorable unanimité -d'efforts permanens pour contenir la tendance métaphysique -au morcellement politique, dont l'école progressive -actuelle a été ainsi heureusement préservée, laissant désormais -à l'école rétrograde l'étrange privilége de telles -aberrations, comme je l'ai expliqué au quarante-sixième -chapitre.</p> - -<p>Le terme naturel d'une exaltation qui, quoique évidemment -nécessaire, ne devait ni ne pouvait durer, -aurait été directement fixé, par une prévision rationnelle, -à l'époque, fort antérieure à la célèbre journée thermidorienne, -où la France serait suffisamment garantie contre -l'invasion étrangère; ce qui exigeait que la résistance révolutionnaire -eût été poussée jusqu'à la double conquête -provisoire de la Belgique et de la Savoie, alors seule pleinement -caractéristique d'une efficacité décisive de notre -<span class="pagenum" id="Page_377">377</span> -défense nationale. Mais l'inévitable irritation générale résultée -d'aussi extrêmes nécessités, et surtout les inspirations -absolues de la métaphysique dirigeante, ne pouvaient -malheureusement permettre que l'indispensable politique -exceptionnelle cessât aussitôt que son principal -office provisoire aurait été convenablement accompli. On -doit certainement regarder son abusive prolongation, -avec un déplorable surcroît d'intensité, après le terme -relatif à sa destination nécessaire, comme la cause essentielle -des horribles déviations que rappelle trop exclusivement -aujourd'hui le souvenir de cette grande époque, -et qui n'ont laissé d'autre enseignement universel que -l'immortelle démonstration de l'impuissance organique -propre à une doctrine purement négative, ainsi poussée -à son entière application politique. C'est ici le lieu d'employer -complétement une division historique, indiquée -d'avance à la fin du volume précédent, entre les deux -écoles générales qui avaient surtout dirigé l'ébranlement -philosophique du siècle dernier, en poursuivant spécialement, -l'une l'émancipation mentale, l'autre l'agitation -sociale. Quoique ayant également abouti au déisme spéculatif, -nous avons déjà reconnu que, dès l'origine, -elles avaient envisagé cette situation passagère de notre -intelligence sous deux aspects très-différens et même virtuellement -opposés: l'un progressif, où cette extrême -phase de la philosophie primitive ne pouvait constituer -qu'une halte rapide d'un mouvement anti-théologique -touchant à son inévitable destination finale; l'autre rétrograde, -où l'on y voyait, au contraire, le point de départ -d'une sorte de restauration religieuse, modifiée -d'après les illusions contradictoires de nouveaux -<span class="pagenum" id="Page_378">378</span> -réformateurs. Cette rivalité fondamentale des deux écoles de -Voltaire et de Rousseau se laissa toujours distinctement -sentir, malgré leur unanime coopération active à la grande -crise révolutionnaire, par la tendance caractéristique de -la première à concevoir franchement la métaphysique -dirigeante comme éminemment négative, et la dictature -républicaine comme une indispensable mesure provisoire, -dont l'institution lui fut principalement due; tandis que, -aux yeux de la seconde, cette doctrine formait déjà réellement -la base nécessaire d'une réorganisation directe, -qu'il fallait immédiatement substituer au régime exceptionnel: -en même temps, l'une avait constamment témoigné -un instinct confus mais réel des conditions essentielles -de la civilisation moderne, pendant que l'autre -se montrait surtout préoccupée d'une vague imitation de -la société antique. Après que le commun danger eut cessé -de pouvoir suffisamment contenir ces inévitables divergences, -l'énergique sollicitude de l'école politique poussa -l'école philosophique, jusque alors prépondérante, à -constater directement son impuissance organique en formulant -précipitamment, pour la régénération intellectuelle -et morale, une sorte de polythéisme métaphysique, -dominé par l'adoration de la grande entité -scolastique, et qui ne pouvait assurément obtenir aucune -consistance effective: d'où résulta graduellement -la mémorable catastrophe de l'énergique Danton et de -l'intéressant Camille Desmoulins, en un temps où tous -les triomphes se résumaient par l'impitoyable extermination -des adversaires quelconques, sous les déplorables -inspirations d'une doctrine qui, profondément incompatible -avec toute démonstration véritable, laissait bientôt -<span class="pagenum" id="Page_379">379</span> -prévaloir des passions sanguinaires, indiquant toujours -la compression matérielle comme seul gage assuré de la -convergence spirituelle, suivant la nature constante des -conceptions politiques qui repoussent ou méconnaissent -la division fondamentale des deux puissances élémentaires. -L'ascendant décisif ainsi naturellement procuré à -l'école politique, où le sincère fanatisme de quelques -chefs recommandables dissimulait la facile et dangereuse -hypocrisie d'un plus grand nombre de purs déclamateurs, -vint bientôt prouver, à son tour, d'après l'irrécusable -témoignage d'un horrible délire, que, malgré ses mystérieuses -promesses, elle était encore moins apte que sa -rivale à diriger convenablement une vraie réorganisation -finale. C'est surtout alors que, par une inévitable aberration -générale, la métaphysique révolutionnaire, sous -l'absurde prépondérance du type antique radicalement -méconnu, fut rapidement conduite à se montrer directement -hostile aux divers élémens essentiels de la civilisation -moderne, dont l'universelle influence spontanée -empêchait nécessairement le libre essor d'une telle utopie -rétrograde, chez les esprits même les plus accessibles à -de vains entraînemens systématiques. En contradiction -radicale avec la solidarité nécessaire des deux mouvemens, -hétérogènes mais convergens, dont l'ensemble caractérise, -d'après les deux chapitres précédens, l'évolution fondamentale -de la sociabilité européenne depuis le moyen âge, -on vit ainsi la progression négative, irrationnellement -devenue organique, se tourner enfin contre la progression -positive, après avoir pleinement satisfait à sa propre destination -transitoire. Cette déviation décisive, sensible -même pour l'évolution scientifique et l'évolution -<span class="pagenum" id="Page_380">380</span> -esthétique, dut être surtout prononcée relativement à l'évolution -industrielle, alors menacée d'une entière désorganisation, -d'après une désastreuse tendance politique à -détruire l'indispensable subordination élémentaire des -classes laborieuses envers les véritables chefs naturels de -leurs travaux journaliers, afin d'appeler la plus incapable -multitude, sous l'inévitable direction des littérateurs -et des avocats, à une active participation permanente -au gouvernement effectif, par une abusive appréciation -métaphysique du juste intérêt continu que, dans -tout véritable état social, les moindres citoyens doivent -nécessairement prendre, en raison de leurs talens et de -leurs lumières, à la marche générale des affaires publiques. -Du point de vue purement politique, la grande -réaction rétrograde, que l'école révolutionnaire la plus -avancée fait aujourd'hui commencer seulement à la journée -thermidorienne, me paraît devoir être réellement -envisagée désormais, d'après l'ensemble de notre élaboration -historique, comme remontant à la célèbre tentative -pour l'organisation fondamentale du déisme légal, -pleinement caractérisée par une manifestation mémorable, -et dont la tendance nécessaire ressortait déjà des -singulières révélations qui attribuaient une sorte de mission -céleste au sanguinaire déclamateur érigé en souverain -pontife de cette étrange restauration religieuse. Sous -ce nouvel aspect, le mouvement thermidorien, d'abord -dirigé par les amis de Danton, reprend un caractère plus -conforme aux saines inspirations spontanées de la raison -publique; en constituant primitivement le symptôme -décisif de l'inévitable décadence d'une désastreuse politique, -qui, malgré la plus horrible exagération des -<span class="pagenum" id="Page_381">381</span> -procédés exceptionnels, ne pouvait réellement parvenir, en -troublant profondément l'économie élémentaire propre -à la sociabilité moderne, qu'à organiser finalement une -immense rétrogradation: il reste d'ailleurs pleinement -incontestable que, à la faveur de cette indispensable -journée, bientôt détournée de sa destination naturelle, -de sanglantes représailles furent déplorablement dirigées, -à la secrète instigation du parti monarchique, contre l'ensemble -du mouvement révolutionnaire. En se félicitant -de voir enfin, comme il l'avait tant mérité, le grand Carnot -sortir glorieusement d'une telle collision, tout vrai -philosophe devra toujours y regretter spécialement la -perte d'un noble jeune homme, l'éminent Saint-Just, -tombé victime presque volontaire de son aveugle dévouement -à un ambitieux sophiste, indigne d'une si précieuse -admiration.</p> - -<p>J'ai cru devoir ici convenablement insister sur la saine -appréciation historique propre à l'ensemble de l'époque -la plus décisive que pût offrir la portion jusqu'à présent -accomplie de l'immense révolution au sein de laquelle -nous vivons. On voit ainsi, d'une part, comment le degré -républicain a spontanément élevé, d'une manière beaucoup -plus complète et plus énergique que n'avait d'abord pu -le faire le degré constitutionnel, une sorte de programme -politique vraiment fondamental, dont l'ineffaçable souvenir -indiquera naturellement, jusqu'à une convenable -réalisation ultérieure, la destination finale de cette crise -universelle, malgré le mode essentiellement négatif sous -lequel il dut alors être conçu par la métaphysique dirigeante, -dont l'inévitable impuissance organique fut, -d'une autre part, simultanément démontrée d'après -<span class="pagenum" id="Page_382">382</span> -l'épreuve solennelle, pleinement caractéristique quoique -nécessairement passagère, de son entier ascendant politique. -Quelques vains efforts qu'ait pu tenter ensuite la -grande réaction rétrograde, dont je viens d'assigner la -véritable origine historique, pour dissimuler totalement -le premier enseignement social en laissant seulement ressortir -le second, ils sont tous deux également impérissables -auprès de la population européenne, aux yeux de -laquelle ils tendront spontanément de plus en plus à devenir -radicalement inséparables, aussitôt qu'une sage -élaboration philosophique aura suffisamment fondé, sur -leur combinaison permanente, l'indispensable indication -générale de la marche ultérieure propre à l'ensemble du -mouvement révolutionnaire. Toutes les récriminations -doctorales sur la prétendue inopportunité radicale de la -régénération totale ainsi projetée par les conventionnels -français, ne peuvent réellement affecter, d'après notre théorie -historique, que l'insuffisance nécessaire des moyens -vicieux qu'une décevante métaphysique dut conduire à y -appliquer; mais elles ne sauraient nullement atteindre le -besoin fondamental d'une réorganisation universelle, qui -était déjà aussi incontestable, et même aussi pleinement -senti par les masses, qu'il peut l'être essentiellement aujourd'hui. -Rien ne doit mieux confirmer une telle appréciation -que la mémorable lenteur, trop peu comprise -jusqu'ici, d'un mouvement rétrograde dont l'instinct dirigeant -se reconnaissait tacitement incompatible avec les -plus intimes dispositions populaires, qui, par leur énergique -antipathie, obligèrent ensuite à prendre tant de -longs et pénibles circuits politiques pour restaurer enfin, -sous un vain déguisement impérial, une monarchie qu'une -<span class="pagenum" id="Page_383">383</span> -seule rapide secousse avait d'abord suffi à renverser entièrement: -si tant est même que la stricte exactitude -historique permette maintenant d'envisager comme vraiment -rétablie une royauté qui n'a jamais pu encore passer -avec sécurité de ses divers possesseurs effectifs à leurs -propres successeurs domestiques, quoique une telle transmission -héréditaire constitue certainement la principale -différence caractéristique entre le véritable pouvoir royal -et le simple pouvoir dictatorial, dès longtemps devenu, -sous une forme quelconque, naturellement indispensable, -suivant nos explications antérieures, à la situation transitoire -des sociétés modernes.</p> - -<p>Après la chute nécessaire du régime conventionnel, -la réaction rétrograde ne se fit surtout sentir immédiatement -que par le vain retour de la métaphysique -constitutionnelle propre au degré initial de la crise -universelle, et dont la stérile obstination tendit toujours -à reproduire, autant que le permettait alors -l'état général des esprits, une aveugle imitation de la -constitution anglaise, caractérisée par une chimérique -pondération des diverses fractions du pouvoir temporel, -sous de nouvelles formes, encore plus rapprochées de -ce type imaginaire, où d'irrationnelles conceptions ne -cessaient de montrer la vraie réorganisation finale, -malgré l'expérience primitive du peu de stabilité que -pouvait comporter, en France, l'importation d'une telle -anomalie politique. En même temps, suivant un inévitable -contraste, des tentatives énergiques mais -insensées annoncèrent déjà la déplorable tendance -ultérieure du parti qui se croyait sincèrement progressif -à chercher de plus en plus la solution sociale dans une -<span class="pagenum" id="Page_384">384</span> -plus complète extension du mouvement négatif, que la -dictature révolutionnaire avait réellement poussé jusqu'à -ses plus extrêmes limites politiques, et que néanmoins -on voulait aussi conduire désormais, sous les anarchiques -inspirations de l'école de Rousseau, jusqu'à l'ébranlement -direct des institutions élémentaires les plus indispensables -à toute sociabilité humaine. Par ces deux ordres d'aberrations, -tous concouraient spontanément à maintenir la -position vicieusement abstraite du problème politique, -indépendamment d'aucune vraie relation générale au milieu -social correspondant; tous concevaient également la -société indéfiniment modifiable, sans aucune impulsion -propre, et dégagée de toute filiation antérieure; tous, enfin, -s'accordaient à subordonner la régénération morale -aux règlemens législatifs: si j'insiste sur ces caractères -logiques alors communs à l'école rétrograde ou stationnaire -et à l'école progressive, c'est parce qu'ils n'ont pu -aujourd'hui essentiellement changer, et qu'on doit naturellement -les apprécier d'une manière plus philosophique -envers une situation moins actuelle, quoique -d'ailleurs radicalement persistante.</p> - -<p>Une telle fluctuation politique, toujours menaçante -pour l'ordre, et néanmoins stérile pour le progrès, -devait nécessairement aboutir, malgré d'énergiques répugnances -populaires, au triomphe passager de l'esprit -rétrograde, qui montrait spontanément la concentration -monarchique comme seule propre à garantir la sécurité -du développement continu des divers élémens essentiels -de la sociabilité moderne, déjà pressés d'utiliser les nouvelles -ressources générales que procurait désormais à -leur libre essor l'irrévocable décomposition de l'ancienne -<span class="pagenum" id="Page_385">385</span> -hiérarchie sociale. Dans l'état d'empirisme métaphysique -où se trouve encore la philosophie politique, cette dernière -épreuve était alors indispensable pour faire universellement -apprécier, par une expérience décisive, l'espèce -d'ordre réellement compatible avec une pleine rétrogradation, -dont les promesses illusoires ne pouvaient être directement -jugées par aucune discussion vraiment rationnelle. -En même temps, la marche naturelle des événemens -conduisait inévitablement à cette issue immédiate, en -faisant de plus en plus prévaloir le pouvoir militaire, -première base nécessaire de toute véritable royauté moderne; -à mesure que la guerre révolutionnaire perdait -son caractère essentiellement défensif, pour devenir, à -son tour, éminemment offensive, sous le spécieux entraînement -d'une active propagation universelle de l'ébranlement -fondamental, sans que cette irrésistible séduction -pût d'abord céder à aucune sage appréciation, soit de -l'opportunité du but, soit de l'efficacité du moyen. Tant -que l'armée, pleinement nationale, était restée liée au -sol natal, et n'avait pas cessé, sous l'espoir continu d'une -prochaine libération, de participer directement aux émotions -et aux inspirations populaires, la salutaire énergie -du terrible comité avait pu y maintenir, par une infatigable -activité, la plus parfaite prépondérance que les -guerres modernes eussent encore offerte de l'autorité civile -sur la force militaire. Mais il ne pouvait plus en être ainsi -quand, dans les diverses expéditions lointaines, l'armée, -devenue de plus en plus étrangère aux affaires intérieures, -et prenant nécessairement, d'après un but plus spécial et -moins direct, un caractère plus déterminé et moins passager, -tendait graduellement à s'identifier profondément -<span class="pagenum" id="Page_386">386</span> -avec ses propres chefs, au milieu de populations inconnues, -en même temps que son intervention politique devait -peu à peu paraître indispensable à la compression -nécessaire de la stérile agitation sociale qu'entretenait un -dangereux esprit métaphysique. Il était donc certainement -impossible que l'ensemble d'une telle situation ne -conduisît bientôt à l'installation spontanée d'une véritable -dictature militaire, dont la tendance, rétrograde ou progressive, -devait d'ailleurs, malgré l'influence naturelle -d'une réaction passagère, dépendre beaucoup, et certainement -davantage qu'en aucun autre cas historique, de la -disposition personnelle de celui qui en serait honoré, -parmi tant d'illustres généraux que la défense révolutionnaire -avait suscités. Par une fatalité à jamais déplorable, -cette inévitable suprématie, à laquelle le grand Hoche semblait -d'abord si heureusement destiné, échut à un homme -presque étranger à la France, issu d'une civilisation arriérée, -et spécialement animé, sous la secrète impulsion d'une -nature superstitieuse, d'une admiration involontaire pour -l'ancienne hiérarchie sociale; tandis que l'immense ambition -dont il était dévoré ne se trouvait réellement en harmonie, -malgré son vaste charlatanisme caractéristique, -avec aucune éminente supériorité mentale, sauf celle relative -à un incontestable talent pour la guerre, bien plus lié, -surtout de nos jours, à l'énergie morale qu'à la force intellectuelle.</p> - -<p>On ne saurait aujourd'hui rappeler un tel nom sans se -souvenir que de vils flatteurs et d'ignorans enthousiastes -ont osé longtemps comparer à Charlemagne un souverain -qui, à tous égards, fut aussi en arrière de son -siècle que l'admirable type du moyen âge avait été en -<span class="pagenum" id="Page_387">387</span> -avant du sien. Quoique toute appréciation personnelle -doive rester essentiellement étrangère à la nature et à -la destination de notre analyse historique, chaque vrai -philosophe doit, à mon gré, regarder maintenant comme -un irrécusable devoir social de signaler convenablement -à la raison publique la dangereuse aberration qui, sous -la mensongère exposition d'une presse aussi coupable -qu'égarée, pousse aujourd'hui l'ensemble de l'école révolutionnaire -à s'efforcer, par un funeste aveuglement, -de réhabiliter la mémoire, d'abord si justement abhorrée, -de celui qui organisa, de la manière la plus désastreuse, -la plus intense rétrogradation politique dont -l'humanité dut jamais gémir. D'après les explications -précédentes, personne assurément ne saurait croire que -je prétende ici blâmer l'avénement d'une dictature non -moins indispensable qu'inévitable: mais je voudrais -flétrir, avec toute l'énergie philosophique dont je suis -susceptible, l'usage profondément pernicieux qu'en fit -un chef alors naturellement investi d'une puissance matérielle -et d'une confiance morale qu'aucun autre législateur -moderne n'a pu réunir au même degré. L'état -général de l'esprit humain ne permettait point, sans doute, -à son immense autocratie de diriger immédiatement la -réorganisation finale de l'élite de l'humanité, faute -d'une indispensable élaboration philosophique encore -inaccomplie; mais son action rationnelle aurait pu y appliquer -convenablement les hautes intelligences, et y -disposer simultanément la masse des populations, au -lieu d'écarter les unes et de détourner les autres par une -activité radicalement perturbatrice de tous les grands -effets sociaux que la dictature purement révolutionnaire -<span class="pagenum" id="Page_388">388</span> -avait déjà glorieusement ébauchés, autant que l'avait -comporté l'inévitable prépondérance d'une métaphysique -essentiellement négative. Si le prétendu génie politique -de Bonaparte avait été vraiment éminent, ce chef ne se -serait point abandonné à son aversion trop exclusive -envers la grande crise républicaine, où il ne savait voir, à -la suite des plus vulgaires déclamateurs rétrogrades, que -la facile démonstration de l'impuissance organique propre -à la seule philosophie qui avait pu y présider: il -n'y aurait pas entièrement méconnu d'énergiques tendances -vers une régénération fondamentale, dont les -conditions nécessaires s'y étaient certainement manifestées -d'une manière non moins irrécusable pour tous les -hommes d'état dignement placés, même par le seul -instinct, au véritable point de vue général de la sociabilité -moderne, qui n'eût point échappé, sans doute, dans -cette lumineuse position, à Richelieu, à Cromwell, ou à -Frédéric. On n'a d'ailleurs aucun besoin de prouver que -son autorité réelle eût ainsi acquis, avec une aussi pleine -intensité, une stabilité beaucoup plus grande, en même -temps que sa mémoire eût été assurée d'une éternelle -et unanime consécration, quoiqu'il dût alors entièrement -renoncer à la puérile fondation d'une nouvelle tribu -royale. Mais, à vrai dire, toute sa nature intellectuelle -et morale était profondément incompatible avec la seule -pensée d'une irrévocable extinction de l'antique système -théologique et militaire, hors duquel il ne pouvait rien -concevoir, sans toutefois en comprendre suffisamment -l'esprit ni les conditions; comme le témoignèrent tant -de graves contradictions dans la marche générale de sa -politique rétrograde, surtout en ce qui concerne la -<span class="pagenum" id="Page_389">389</span> -restauration religieuse, où, suivant la tendance habituelle -du vulgaire des rois, il prétendit si vainement allier -toujours la considération à la servilité, en s'efforçant de -ranimer des pouvoirs qui, par leur essence, ne sauraient -jamais rester franchement subalternes.</p> - -<p>Le développement continu d'une immense activité -guerrière constituait, à tout prix, le fondement nécessaire -de cette désastreuse domination, qui, pour le rétablissement -éphémère d'un régime radicalement antipathique -au milieu social correspondant, devait surtout -exploiter, par une stimulation incessamment renouvelée, -soit les vices généraux de l'humanité, soit les imperfections -spéciales de notre caractère national, et principalement -une vanité exagérée, qui, loin d'être soigneusement -réglée d'après une sage opposition, fut alors, au -contraire, directement excitée jusqu'à la production fréquente -des plus irrationnelles illusions, suivant des -moyens d'ailleurs empruntés, comme tout le reste de ce -prétendu système, aux usages les plus discrédités de -l'ancienne monarchie. Sans un état de guerre très-actif, -en effet, le ridicule le plus incisif aurait certainement -suffi pour faire prompte et pleine justice de l'étrange -restauration nobiliaire et sacerdotale tentée par Bonaparte, -tant elle était profondément contradictoire à l'état -réel des mœurs et des opinions; la France n'aurait pu -être réduite, par aucune autre voie, à cette longue et -honteuse oppression, où la moindre réclamation généreuse -était aussitôt étouffée comme un acte de trahison -nationale concerté avec l'étranger; l'armée, qui, pendant -la crise républicaine, avait été constamment animée -d'un si noble esprit patriotique, n'aurait pu être autrement -<span class="pagenum" id="Page_390">390</span> -amenée, d'après l'essor exorbitant des ambitions -personnelles, à une tendance tyrannique envers les citoyens, -désormais réduits à se consoler vainement du -despotisme et de la misère par la puérile satisfaction de -voir l'empire français s'étendre de Hambourg à Rome. -Enfin, quant à l'influence morale, on n'a point encore -dignement compris que la Convention, élevant le peuple -sans le corrompre, avait irrévocablement terminé la -décomposition chronique de l'ancienne hiérarchie sociale, -tout en consolidant néanmoins, chez les moindres -classes, le respect de chacun pour sa propre condition, -suivant l'attrait universel d'une noble activité politique, -tendant spontanément à contenir partout la disposition -au déplacement privé, en honorant et améliorant les -plus inférieures positions: c'est surtout sous la domination -guerrière de Bonaparte que le généreux sentiment -primitif de l'égalité révolutionnaire subit cette immorale -déviation qui devait associer directement la plus active -portion de notre population à un désastreux système de -rétrogradation politique, en lui offrant, comme prix de -sa coopération permanente, l'Europe à piller et à opprimer; -on doit certainement ainsi expliquer le principal -développement direct d'une corruption générale déterminée, -en germe, par l'ensemble de la désorganisation -sociale, et dont nous recueillons aujourd'hui les tristes -fruits. Mais il serait aussi superflu que pénible de s'arrêter -ici davantage sur cette malheureuse époque, autrement -que pour y noter sommairement les graves enseignemens -politiques qu'elle nous a si chèrement procurés. -Le premier de tous consiste assurément dans l'irrécusable -démonstration de la douloureuse versatilité -<span class="pagenum" id="Page_391">391</span> -politique qui devait caractériser l'absence de toute véritable -doctrine, depuis que les convictions révolutionnaires, -seules pleinement actives de nos jours, avaient été nécessairement -ébranlées, chez la plupart des esprits, -d'après la déplorable expérience propre à la dernière partie -de la grande crise républicaine. Sans cette inévitable -influence mentale, la politique rétrograde de Bonaparte -aurait évidemment manqué à la fois d'instrumens et -d'appuis, chez une population qui n'aurait pu autrement -laisser tenter la folle et coupable résurrection du -régime que son énergique antipathie avait si récemment -abattu. La honteuse apostasie de tant d'indignes républicains, -et l'entraînement insensé des masses désintéressées, -durent alors marquer profondément la fragilité -désormais inhérente à toutes les convictions uniquement -fondées sur une métaphysique purement négative, qui -avait déjà cessé d'être en suffisante harmonie, intellectuelle -ou sociale, avec l'ensemble de la situation révolutionnaire. -On doit, en second lieu, remarquer, dans -l'épreuve vraiment décisive tentée à cette époque, l'indispensable -fondement que la guerre active et permanente -y fournissait nécessairement au système de rétrogradation, -qui n'aurait pu autrement obtenir alors -aucune telle consistance temporaire, comme je l'ai ci-dessus -signalé. Cette incontestable appréciation historique -indique certainement combien serait à la fois chimérique -et perturbatrice une politique ainsi obligée à l'accomplissement -continu d'une condition fondamentale devenue -de plus en plus antipathique à l'ensemble de la -civilisation moderne, et souvent même secrètement repoussée -désormais par l'instinct involontaire des plus -<span class="pagenum" id="Page_392">392</span> -zélés partisans des projets insensés dont elle devrait former -la base générale. Il faut y voir aussi, en sens inverse, -l'immédiate condamnation philosophique de la déplorable -aberration qui, d'après l'absence actuelle de toute -véritable doctrine politique, a depuis entraîné trop -souvent l'école révolutionnaire, malgré d'insuffisantes -intentions progressives, dans le seul intérêt de ses passions -fugitives, à préconiser et même à solliciter l'état -de guerre, qui constitue cependant l'unique chance sérieuse, -quoique éphémère, qui pût rester désormais aux -tendances rétrogrades. Enfin, il importe beaucoup de -signaler spécialement, au sujet de cette domination -guerrière, le nouveau sophisme général, à la fois spontané -et systématique, d'après lequel l'esprit militaire, -avant de s'effacer irrévocablement, y fut conduit à -rendre un hommage involontaire à la nature éminemment -pacifique de la sociabilité moderne, en s'efforçant -toujours d'y représenter la guerre comme un moyen -fondamental de civilisation, par un chimérique rajeunissement -de l'antique politique romaine, dont la destination -sociale avait évidemment reçu, quinze siècles -auparavant, selon notre théorie historique, une pleine -réalisation, nécessairement impossible à renouveler dans -tout le reste de l'évolution humaine. Une telle illusion -politique avait dû être assurément fort naturelle, et même -d'abord inévitable, à l'issue immédiate de la défense -révolutionnaire, qui suscitait spontanément une irrésistible -impulsion à l'active propagation universelle des -principes français; quoique une saine appréciation philosophique, -alors malheureusement impossible, eût sans -doute déjà conseillé, à tous égards, de se borner à la -<span class="pagenum" id="Page_393">393</span> -simple garantie nationale, en laissant à des voies plus -douces et plus efficaces l'indispensable extension graduelle -d'un mouvement essentiellement européen, et en -n'admettant que le juste degré d'invasion provisoire -qu'exigeait l'entière efficacité de l'opération défensive, -ainsi que je l'ai indiqué ci-dessus. Mais au moins cette -aberration spontanée, malgré ses graves conséquences -pour l'ensemble de la grande république occidentale, -était primitivement très-sincère, soit dans l'armée, soit -dans la nation; et, par suite, elle devait être beaucoup -moins funeste à l'extérieur: tandis que, pendant les -guerres impériales, l'inqualifiable prétention d'accélérer -le progrès social par le pillage et l'oppression de l'Europe, -sous l'intronisation successive d'une étrange famille, -ne pouvait plus exercer aucune séduction sérieuse, -sinon chez de purs déclamateurs politiques, dont les -vaines conceptions conservent aujourd'hui une fâcheuse -influence sur la réhabilitation passagère de ce système -rétrograde. Leur appréciation sophistique ne saurait -offrir aucun autre fondement spécieux que la réaction -nécessaire suivant laquelle cette déplorable déviation, -comme l'eût fait également une invasion de barbares, -devait naturellement provoquer, par l'active sollicitude -des gouvernemens eux-mêmes, l'éveil universel d'un principe -d'indépendance et de liberté, plus ou moins identique -à celui de notre révolution, dont le germe essentiel -était, comme nous l'avons reconnu, déjà déposé -dans tout ce vaste territoire propre à l'élite de l'humanité, -la France n'ayant pu avoir, à cet égard, d'autre -privilége décisif que celui d'une indispensable initiative: -tel est certainement le seul mode réel d'après lequel la -<span class="pagenum" id="Page_394">394</span> -tyrannie impériale ait dû indirectement concourir, -contre les desseins de son chef, à la régénération de -l'Europe. Tandis que Paris comprimé était honteusement -réduit à chercher un aliment à son activité caractéristique -dans les misérables rivalités des comédiens et des -versificateurs, par une étrange vicissitude, aujourd'hui -trop oubliée, et qu'on eût, peu d'années auparavant, -jugée à jamais impossible, Cadix, Berlin, et même -Vienne retentissaient, à leur tour, de chants énergiques -et de patriotiques acclamations, provoquant partout à -de généreuses insurrections nationales contre une intolérable -domination, au temps même où notre bel hymne -révolutionnaire était chez nous l'objet d'une ombrageuse -inquisition. Mais, sauf cette inévitable réaction, dont -la postérité ne saura certes aucun gré au système qui l'a -indirectement déterminée, il est évident que l'ensemble -de la politique impériale, bien loin d'avoir réellement -propagé l'influence française, fut, de toute nécessité, -directement contraire à un tel résultat, en stimulant les -peuples à s'unir aux rois pour repousser l'oppression -étrangère, et en détruisant la sympathie et l'admiration -que notre initiative révolutionnaire et notre défense populaire -avaient universellement inspirées à nos concitoyens -occidentaux, chez lesquels cette immense aberration guerrière -a laissé encore envers nous quelques funestes préventions, -soigneusement entretenues, malgré l'heureuse -prolongation d'une paix indispensable, par les diverses -fractions européennes de l'école et du parti rétrogrades.</p> - -<p>Il serait évidemment superflu d'expliquer ici comment, -après une sanglante prépondérance, également désastreuse, -à tous égards, pour la France et pour l'Europe, -<span class="pagenum" id="Page_395">395</span> -ce régime, fondé sur la guerre, tomba trop tard par une -suite naturelle de la guerre elle-même, quand la résistance -fut partout devenue suffisamment populaire, tandis -que l'attaque se dépopularisait essentiellement. Quels -que soient aujourd'hui les efforts, coupables ou insensés, -d'une fallacieuse exposition, dont le succès momentané -prouve combien l'absence de toute véritable doctrine -facilite maintenant les plus audacieux mensonges, la postérité -ne méconnaîtra point la mémorable satisfaction avec -laquelle cette chute indispensable fut immédiatement accueillie -par l'ensemble de la France, qui, outre sa misère -et son oppression intérieures, était lasse enfin de se -voir condamnée à toujours craindre, suivant une irrésistible -alternative, ou la honte de ses armes, ou la défaite -de ses plus chers principes. Cette grande catastrophe ne -devra finalement laisser à la nation française d'autre éternel -regret, que de n'y avoir pris qu'une part trop passive -et trop tardive, au lieu de prévenir un dénouement -funeste par une énergique insurrection populaire contre -la tyrannie rétrograde, avant que notre territoire eût pu -subir, à son tour, l'opprobre d'une invasion que notre -déplorable torpeur rendit seule alors inévitable. La forme -honteuse de cet indispensable renversement a constitué -depuis l'unique base sur laquelle il soit devenu possible -d'établir, avec une sorte de succès passager, une spécieuse -solidarité entre notre propre gloire nationale et la mémoire -individuelle de celui qui, plus nuisible à l'ensemble -de l'humanité qu'aucun autre personnage historique, -fut toujours spécialement le plus dangereux ennemi -d'une révolution dont une étrange aberration a quelquefois -conduit à le proclamer le principal représentant.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_396">396</span> -D'après la contradiction radicale qui existait nécessairement -entre la propre élévation de Bonaparte et l'esprit -monarchique qu'il avait tenté de restaurer, les habitudes -politiques contractées sous son influence devaient, à sa -chute, faciliter spontanément le retour provisoire des -héritiers naturels de l'ancienne royauté française, qui -furent accueillis, sans confiance mais sans crainte, chez -une nation dont le seul vœu prononcé consistait alors à -voir simultanément cesser, à tout prix, la guerre et la -tyrannie, et d'abord même disposée à penser que cette -famille comprendrait aussi, comme tout le monde le -sentait en France, l'intime liaison politique qui avait -dû régner entre le système de conquête et le régime de -rétrogradation, tous deux également détestés. Mais, -croyant voir, au contraire, un symptôme de haute -adhésion populaire à leur vaine utopie monarchique dans -une réintégration qu'ils ne devaient, à tous égards, qu'à -Bonaparte, et où le peuple était resté essentiellement -passif, ces nouveaux organes de l'action centrale tendirent -aussitôt à reprendre follement la politique rétrograde -du pouvoir déchu, en la concevant, de toute nécessité, -radicalement privée désormais de l'activité -guerrière à laquelle ils attribuaient sa décadence, et qui -avait, en réalité, constitué la principale base indispensable -de son succès temporaire. Quand cette illusion -fondamentale fut suffisamment développée, la nation -aurait été, sans doute, promptement préservée des tracasseries -et des perturbations qui en devaient résulter, -en laissant seulement agir une ancienne rivalité domestique, -si le désastreux retour épisodique de Bonaparte -ne fût venu compliquer gravement la situation, en -<span class="pagenum" id="Page_397">397</span> -mettant de nouveau l'Europe en garde contre la France, de -manière toutefois à n'aboutir, après son irrévocable expulsion, -qu'à retarder de quinze ans, au prix d'immenses -sacrifices passagers, une substitution de personnes devenue -évidemment inévitable.</p> - -<p>Cette dernière période a répandu, sur l'ensemble de -la position révolutionnaire, une nouvelle lumière, qu'il -importe d'apprécier sommairement. Sans regarder le -grand problème organique comme aucunement résolu, -et sans renoncer entièrement à sa solution ultérieure, la -nation française était alors assez désabusée, d'après une -expérience décisive, des hautes espérances de régénération -sociale qu'elle avait d'abord attachées au triomphe -universel de la politique métaphysique, pour ne s'occuper -essentiellement désormais que de réaliser l'heureuse -influence de l'état de paix sur le développement continu -de l'évolution industrielle, à laquelle l'ébranlement initial -avait imprimé une accélération capitale, dont la -guerre avait auparavant entravé la manifestation permanente. -Aussi, quoique l'absence d'une véritable doctrine -ne permît point une meilleure direction, la France ne -prit-elle habituellement qu'un intérêt passif et secondaire -aux stériles discussions constitutionnelles qui -durent, à cette époque, marquer le réveil officiel de -l'esprit révolutionnaire, et qui tendaient à fonder la -réorganisation finale sur une troisième tentative d'imitation -générale du régime parlementaire propre à l'Angleterre, -et auquel les débris du système impérial -semblaient avoir préparé enfin une sorte d'élément aristocratique -susceptible d'une consistance apparente. Mais, -à défaut d'une saine théorie, cette nouvelle épreuve, -<span class="pagenum" id="Page_398">398</span> -plus prolongée, plus paisible, et, par suite, plus décisive -qu'aucune des précédentes, tendit bientôt à faire -irrévocablement ressortir le caractère anti-historique et -anti-national d'une telle utopie politique, profondément -antipathique à un milieu social où, depuis la fin du -moyen âge, l'ensemble du passé avait toujours développé -la décadence spéciale de l'aristocratie, en concentrant -graduellement autour de la seule royauté tous les restes -quelconques de l'ancienne organisation. Sous un actif -ascendant aristocratique, le pouvoir royal était essentiellement -réduit, en Angleterre, à une vaste sinécure accordée -au chef nominal de l'oligarchie britannique, avec -une puissance réelle peu supérieure à celle des doges -vénitiens, malgré la vaine décoration d'une hérédité -monarchique. En France, au contraire, l'instinct royal -devait profondément répugner à une telle dégradation -de l'élément prépondérant d'un régime qu'on prétendait -seulement modifier quand on l'annullait radicalement, -suivant la formule, triviale mais énergique, employée -par Bonaparte, à son avénement dictatorial, pour repousser -une semblable mystification métaphysique. -Ainsi réduite à sa partie purement négative, faute de -bases réelles pour la partie vraiment positive, l'irrationnelle -imitation du type anglais ne pouvait, en effet, -aboutir qu'à l'irrévocable neutralisation de la royauté; -et ce résultat nécessaire devenait alors d'autant plus décisif -que, par la nouvelle forme d'une telle institution, -l'adhésion monarchique y semblait spécialement volontaire. -C'est là surtout qu'il faut placer, dans l'histoire -générale de la transition moderne, la dissolution directe -de la grande dictature temporelle où nous avons vu, au -<span class="pagenum" id="Page_399">399</span> -cinquante-cinquième chapitre, partout converger, sous diverses -formes, l'ensemble du mouvement de décomposition -politique. Depuis le commencement de la crise révolutionnaire, -cette dictature, élaborée par Louis XI et complétée -par Richelieu, avait été essentiellement maintenue, au -plus haut degré d'énergie politique, d'abord avec un caractère -progressif par la Convention, et ensuite dans un esprit -rétrograde par Bonaparte, qui en dut être réellement -le dernier organe. Mais, au temps que nous considérons, -elle se résout enfin en un antagonisme permanent entre -l'action politique centrale, que cette nouvelle royauté -représente imparfaitement, et l'action locale ou partielle, -émanée d'une assemblée plus ou moins populaire: l'unité -de direction disparaît alors sous le tiraillement régulier -de ces deux forces opposées, dont chacune tend à s'assurer -une prépondérance désormais impossible jusqu'à ce -qu'une convenable terminaison de l'anarchie spirituelle -vienne permettre enfin une véritable organisation temporelle; -Bonaparte lui-même eût alors subi cette inévitable -conséquence de la situation générale, comme l'indique -directement la transformation forcée qui caractérisa son -retour éphémère. Une appréciation plus spéciale commence -d'ailleurs à montrer l'inévitable abaissement du -pouvoir royal marqué, d'une manière plus directe et plus -distincte, dans la nouvelle existence générale, historiquement -trop peu comprise, du pouvoir ministériel -proprement dit, qui, après en avoir été, sous la seconde -phase moderne, une émanation facultative, en devenait -maintenant une substitution continue, dont l'action -tendait de plus en plus à une pleine indépendance réelle -envers la royauté, ainsi graduellement rapprochée de la -<span class="pagenum" id="Page_400">400</span> -nullité anglaise; cette sorte d'abdication spontanée devait, -au reste, immédiatement aboutir à augmenter la dispersion -politique, qui semblait par-là érigée en principe -irrévocable.</p> - -<p>Hors des vains débats constitutionnels propres à cette -époque, se poursuivait nécessairement la lutte générale -entre l'instinct progressif et la résistance rétrograde, à la -faveur même de ce régime métaphysique, qui, malgré -son éternité officielle, ne pouvait être regardé que comme -une transition précaire chez les divers partis actifs qui s'y -disputaient une suprématie impossible. À certains égards, -cette coexistence contradictoire de deux politiques incompatibles -maintenait, sans doute, le caractère essentiel -de la situation fondamentale antérieure à la crise révolutionnaire, -mais avec cette différence capitale que l'école -progressive avait hautement marqué son but final, quoique -d'une manière purement négative, en même temps -qu'elle avait ainsi constaté sa propre impuissance organique; -tandis que l'école rétrograde, éclairée, à sa manière, -par la même expérience, avait été naturellement conduite -à mieux concevoir qu'auparavant l'ensemble des -conditions d'existence relatives au régime dont elle entreprenait -la chimérique restauration. C'est alors que se -trouve pleinement établi le déplorable dualisme social -que j'ai complétement décrit au quarante-sixième chapitre, -où nous avons vu les deux sentimens également -indispensables de l'ordre et du progrès entretenus désormais, -d'une manière également insuffisante, par l'inévitable -conflit de deux doctrines antipathiques, sous la -vaine interposition officielle d'un parti stationnaire, empruntant -à chacune d'elles des principes qui se neutralisaient -<span class="pagenum" id="Page_401">401</span> -mutuellement, surtout quand il tentait de concilier -la suprématie légale du catholicisme avec une vraie -liberté religieuse. En renvoyant le lecteur à cette appréciation -fondamentale d'une situation qui a dû jusqu'à -présent persister essentiellement, je rappellerai seulement -ici que cette stérile et dangereuse oscillation nous a paru -principalement caractérisée, sous le rapport moral, -d'après l'extension nécessaire d'une corruption systématique -sans laquelle une telle anarchie empêcherait toute -action réelle, et, sous le rapport politique, d'après l'entière -prépondérance permanente des littérateurs et des -avocats, ainsi devenus, chez tous les partis, les directeurs -naturels d'une lutte de plus en plus dégagée de toutes -convictions profondes. Quoiqu'on ait alors tenté d'ériger, -en l'honneur de l'entité politique vainement décorée du -nom de <i>loi</i>, une sorte de culte métaphysique, qui ne -pouvait, au fond, aboutir qu'à consacrer l'universelle -domination des légistes, l'absence de véritables principes -sociaux se manifeste, plus complétement encore que -dans les périodes précédentes, par cette déplorable fécondité -réglementaire qui distingue nécessairement les -temps où, faute de notions vraiment fondamentales, on -est conduit, pour éviter un arbitraire indéfini, à l'incohérente -accumulation d'une multitude presque illimitée -de décisions particulières, d'ailleurs le plus souvent impuissantes -à atteindre convenablement les réalités. C'est -ainsi que, malgré l'insuffisante codification présidée par -Bonaparte, la dispersion des idées politiques est rapidement -parvenue à ce degré caractéristique où, comme le -témoigne notre triste expérience journalière, les plus -habiles jurisconsultes, après avoir consumé leurs veilles -<span class="pagenum" id="Page_402">402</span> -à l'étude des décisions légales, ne peuvent presque -jamais convenir, en chaque cas déterminé, de ce qui -constitue effectivement la légalité, profondément dissimulée -sous l'obscur assemblage d'une foule de dispositions -spéciales, dont aucun juriste ne peut même se -flatter aujourd'hui d'avoir acquis une pleine connaissance -totale.</p> - -<p>Avec quelque homogénéité logique que dût être alors -coordonnée, suivant l'explication précédente, l'action rétrograde -que nous considérons dans son extrême effort politique, -j'ai déjà signalé, au quarante-sixième chapitre, les -inconséquences nécessaires qui, même abstraitement, la -condamnaient à une nullité caractéristique. Sous l'aspect -historique, la plus décisive de ces contradictions fondamentales -consistait assurément, comme je l'ai ci-dessus -indiqué, à combiner le système de rétrogradation politique -avec un état de paix continu, de manière à priver -radicalement une telle marche des seules influences permanentes -qui lui eussent procuré, sous la direction de -Bonaparte, un succès temporaire. Cette incohérence capitale -était d'autant plus significative qu'elle constituait -spontanément une suite insurmontable de l'ensemble de -la situation sociale; puisque le maintien de la paix était, -au fond, l'unique mérite essentiel qui, malgré de vaines -stimulations, déterminât la nation française à supporter -suffisamment une telle domination provisoire, dont les -dangers ne purent longtemps lui paraître assez sérieux -pour compromettre, par son renversement prématuré, -une tranquillité extérieure et intérieure féconde en progrès -matériels et même intellectuels. On doit surtout -attribuer au sentiment instinctif de cette inconséquence -<span class="pagenum" id="Page_403">403</span> -décisive l'espèce d'indifférence dédaigneuse qu'inspirait -alors à la masse de la population une politique rétrograde, -antipathique à ses plus énergiques tendances, -mais dont l'inanité radicale était ainsi confusément reconnue. -L'ensemble de notre théorie historique de l'évolution -moderne nous dispense d'ailleurs évidemment de -nous arrêter ici aux graves incohérences intérieures qui, -malgré les efforts de ses coordinateurs abstraits, devaient -neutraliser mutuellement les divers élémens de cette -étrange politique, par une sorte de reproduction spontanée, -sur une moindre échelle, et suivant un cours -beaucoup plus rapide, des mêmes dissidences essentielles -d'où nous avons vu, au cinquante-cinquième chapitre, résulter -graduellement, pendant les cinq siècles de la transition -moderne, la décomposition révolutionnaire de l'ancien -système politique, soit d'après l'opposition fondamentale -entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, soit -même en vertu de la lutte de la royauté avec l'aristocratie; -double conflit caractéristique, dont les diverses fractions -de l'école rétrograde donnèrent alors, à la France et à -l'Europe, la rassurante imitation. Toutefois, il n'est pas -inutile de remarquer, comme pouvant faire spécialement -ressortir la nature des principaux besoins propres à notre -situation sociale, l'ascendant habituel que dut prendre, -dans une telle politique, la réorganisation spirituelle, -directement érigée en base indispensable du plan général -de rétrogradation, sous la suprême influence d'une dangereuse -corporation, préalablement rétablie pour cette -unique destination. A ce titre, ainsi qu'à tout autre, cette -dernière tentative ne pouvait, sans doute, conduire qu'à -la reproduction accélérée de l'inévitable avortement -<span class="pagenum" id="Page_404">404</span> -propre à une pareille marche pendant les trois siècles antérieurs: -la compagnie tristement fameuse qui s'en rendit -l'organe naturel ne put alors que joindre à la haine insurmontable -qu'elle avait jadis inspirée le plus irrévocable -mépris, justement acquis désormais à une congrégation -où la plus ignoble hypocrisie dispensait si souvent -de mérite et même de moralité. Néanmoins, cette façon -de procéder constitue, à sa manière, un premier symptôme -politique de la prépondérance directe que devait -maintenant obtenir de plus en plus le besoin fondamental -de la réorganisation spirituelle, depuis que l'impuissance -organique de la métaphysique négative avait -suffisamment prouvé l'impossibilité actuelle de toute -réorganisation temporelle qui n'aurait pas été convenablement -précédé d'une régénération intellectuelle et -morale: ce sentiment ne pouvait, en effet, exister habituellement -chez l'école rétrograde, sans tendre nécessairement -à se propager aussi peu à peu, avec une efficacité -plus décisive, chez l'école progressive elle-même, par -une suite naturelle de leur antagonisme fondamental.</p> - -<p>Quand cette vaine réaction eut enfin pris une attitude -sérieusement menaçante pour l'ensemble du grand mouvement -révolutionnaire, une seule secousse décisive, détruisant -rapidement, sans aucune opposition réelle, une -politique essentiellement dépourvue de toutes racines -populaires, suffit à démontrer, aux plus aveugles observateurs, -que la chute de Bonaparte, loin d'être simplement -due à l'unique amour de la paix, était également -résultée de l'aversion universellement inspirée par la -rétrogradation tyrannique qui était devenue le but déplorable -d'une inévitable dictature. La forme effective -<span class="pagenum" id="Page_405">405</span> -du dénoûment impérial ayant dû naturellement laisser, -à cet égard, ainsi que je l'ai noté ci-dessus, une équivoque -fondamentale, qu'il importait de dissiper à jamais, -cette énergique manifestation était certainement indispensable, -dans l'état présent de la philosophie politique, -pour faire dignement comprendre que le besoin du progrès -social n'était pas moins fondamental, aux yeux de la -nation française, premier organe spontané de la république -européenne, que le besoin de l'ordre et celui de la paix, -déjà spécialement signalés, l'un à l'avénement, l'autre -au déclin, du régime de Bonaparte. Cette démonstration -nécessaire doit être, ce me semble, historiquement envisagée -comme destinée à marquer enfin le terme irrévocable -de la grande réaction rétrograde, immédiatement -commencée à l'institution du déisme légal de -Robespierre, complétement développée sous la tyrannie -de Bonaparte, et aveuglément prolongée par ses faibles -successeurs. Depuis cet indispensable enseignement, la -nation française est demeurée essentiellement inaccessible -à de fréquentes tentatives d'une agitation politique toujours -dépourvue jusqu'ici de toute véritable intention -organique, et ne pouvant aboutir qu'à de vaines substitutions -de personnes, où l'ordre serait gravement -compromis sans aucun profit pour le progrès. Quoique -le caractère purement provisoire, propre à l'ensemble -de la situation révolutionnaire, soit ainsi devenu plus -profondément appréciable que sous aucun des modes -antérieurs, la population a dû, en général, sauf d'inévitables -manifestations, dès lors, il est vrai, plus réitérées, -du besoin fondamental de régénération sociale, -reprendre paisiblement le cours naturel de son évolution -<span class="pagenum" id="Page_406">406</span> -industrielle, dont l'exclusive prépondérance, malgré -ses graves dangers moraux, doit spontanément résulter -de l'absence prolongée de toute éminente activité politique, -jusqu'à une convenable élaboration de la vraie -réorganisation spirituelle.</p> - -<p>Cette dernière transformation préparatoire se distingue -principalement des précédentes par une sorte de -renonciation volontaire, implicite mais irrécusable, du -régime officiel à l'établissement régulier d'aucun ordre -intellectuel et moral: devenue directement matérielle, -la politique y prétend rester indépendante des doctrines -et des sentimens, et reposer désormais sur la seule considération -active des intérêts proprement dits. Une aversion -instinctive pour les aberrations qui venaient de -perdre le système royal, vainement obstiné à poursuivre, -en sens rétrograde, la réorganisation spirituelle, a dû -naturellement inspirer une telle tendance empirique, -dans un milieu où l'état des idées ne saurait permettre -aux hommes politiques de concevoir, d'une manière vraiment -progressive, cette indispensable réorganisation. -En même temps, la difficulté croissante de maintenir -suffisamment l'ordre matériel, au milieu de l'anarchie -mentale et morale, ainsi directement livrée désormais -à son libre essor spontané, a dû maintenir habituellement -cette nouvelle disposition, en produisant un état -continu d'imminente préoccupation politique, qui détournerait -le pouvoir de toute autre inquiétude moins -immédiate, quand même il serait sérieusement accessible -à aucune considération étrangère à la conservation, -de plus en plus pénible, de sa propre existence, dès lors -incessamment menacée, non-seulement par des -<span class="pagenum" id="Page_407">407</span> -agitations exceptionnelles devenues plus fréquentes, mais -surtout par le jeu régulier des divers élémens d'un régime -contradictoire. C'est ainsi que s'est enfin trouvé -provisoirement réalisé, autant que le comportent les -tendances générales de la société moderne, l'étrange -type politique propre à la philosophie négative, qui -avait si longtemps demandé un système réduisant le -pouvoir à de simples fonctions répressives, sans aucune -attribution directrice, et abandonnant à une libre concurrence -privée toute active poursuite de la régénération -intellectuelle et morale. Mais, après son entière installation, -ce dernier régime provisoire est radicalement -méconnu de ceux-là même qui en avaient été d'avance -les plus zélés admirateurs spéculatifs, parce qu'ils y ont -vu s'évanouir aussitôt les irrationnelles espérances de -réformation sociale qu'ils en avaient aveuglément conçues, -et qui ont fait place à la triste conviction expérimentale -qu'une telle politique matérielle nécessite aujourd'hui -la plus vaste extension permanente d'une -corruption organisée, à défaut de laquelle la décomposition -deviendrait imminente, sous l'essor presque illimité -des ambitions perturbatrices, et d'où résulte nécessairement -l'accroissement continu des plus onéreuses -dépenses publiques, comme indispensable condition -pratique d'un régime surtout vanté pour sa nature éminemment -économique.</p> - -<p>Sans examiner ici davantage les divers caractères essentiels -propres à une situation déjà spécialement analysée, -à tous égards, dans la leçon préliminaire du tome -quatrième, il nous suffit de les avoir ainsi directement -rattachés à l'ensemble de notre appréciation historique. -<span class="pagenum" id="Page_408">408</span> -Toutefois, afin de compléter réellement l'explication ci-dessus -indiquée sur la désorganisation décisive de la -grande dictature temporelle, il importe de considérer, -d'une manière distincte quoique sommaire, la nouvelle -situation générale d'un pouvoir central auquel la précision -du langage philosophique ne permet guère d'appliquer -désormais l'ancienne qualification de royauté, -depuis que tous les prestiges monarchiques ont irrévocablement -disparu avec les croyances qui les consacraient, -et lorsque d'ailleurs le cours naturel des événemens, pendant -le dernier demi-siècle, a dû rendre fort problématique, -en France, la vaine hérédité légale d'une fonction -qui n'y saurait jamais dégénérer en une simple sinécure -anglaise, et qui, par suite, y exigera toujours une véritable -capacité personnelle, dont la transmission domestique -est peu vraisemblable. Il serait d'ailleurs superflu -de s'arrêter ici aucunement à l'irrécusable confirmation -que notre dernière commotion politique a spontanément -fournie pour l'inanité radicale des imitations métaphysiques -du régime transitoire propre à l'Angleterre, d'après -l'évidente subalternité parlementaire à laquelle s'est ainsi -trouvé réduit un prétendu élément aristocratique d'origine -impériale ou royale. Mais il faut, au contraire, soigneusement -noter les nouveaux empiétemens généraux -de l'assemblée législative sur le pouvoir qu'une habitude -invétérée conduit encore à qualifier de royal, malgré qu'il -ait déjà perdu sans retour tous les principaux attributs -historiquement rappelés par une telle dénomination politique. -Ces usurpations caractéristiques consistent d'abord -dans l'initiative directe constitutionnellement accordée -à chacun des membres de cette législature, et -<span class="pagenum" id="Page_409">409</span> -surtout dans la tendance permanente, encore plus décisive, -quoique moins légale, qui les pousse tous, au milieu -de leurs vains dissentimens habituels, à l'annulation -directe de l'autorité centrale, en lui imposant les organes -qu'elle doit employer, de manière à empêcher l'exercice -le plus légitime de son indispensable spontanéité. Sous -cette double influence, il est clair que le centre d'action, -désormais privé de toute stabilité réelle, se trouve successivement -transporté chez chacun des personnages qui -parviennent, tour à tour, à obtenir, par des moyens plus -ou moins éphémères, un ascendant parlementaire, si rarement -attaché à une vraie capacité politique, d'après -l'irrationnelle nature d'une assemblée où doivent nécessairement -dominer aujourd'hui les vues empiriques et -partielles avec les passions dispersives, sauf les cas exceptionnels -où l'imminence d'un grave danger commun vient -y permettre une véritable unité passagère. On doit aussi -remarquer que les ministres même du pouvoir central, -ainsi devenus presque indépendans de la puissance royale, -tendraient bientôt à déterminer son entière élimination -graduelle, sans plus d'embarras que les anciens maires -du palais, quoique d'une tout autre manière, si notre -milieu social n'empêchait spontanément une telle usurpation, -soit par la propre fragilité de ces suprêmes agens, -soit surtout par l'absence nécessaire de tout éminent dessein -politique dans cette situation provisoire du grand -mouvement révolutionnaire. Toutefois, malgré ces périls -continus, l'action royale, habilement exercée, et sagement -réduite à son indispensable office actuel pour le -maintien matériel d'un ordre public souvent compromis, -finit par obtenir suffisamment, sous l'adhésion spontanée -<span class="pagenum" id="Page_410">410</span> -d'une masse essentiellement étrangère à de vaines agitations -parlementaires, un véritable ascendant habituel, en -vertu de sa constance et de sa concentration, sur les vues -incohérentes de tant d'ambitions contradictoires, qu'apaisent -aisément de nouvelles décompositions du pouvoir -et de fréquentes mutations personnelles, dont l'influence -continue, en dissipant toute crainte sérieuse -d'empiètement ministériel, tend d'ailleurs évidemment -à l'augmentation rapide de la déplorable dispersion politique -qui caractérise une société désormais dépourvue -de toute vraie direction permanente, tant que durera -l'interrègne intellectuel et moral.</p> - -<p>Dans cette étrange situation temporaire, il ne nous -reste plus à considérer que le résultat général de la renonciation -implicite du régime officiel à toute prétention -sérieuse sur la réorganisation spirituelle, pour laquelle il -a volontairement reconnu son inaptitude radicale, comme -je l'ai ci-dessus expliqué. Or, cette incompétence, tacitement -avouée, livre nécessairement la puissance intellectuelle -et morale à quiconque veut et peut s'en saisir -passagèrement, sans aucune garantie normale d'une vraie -vocation personnelle relativement aux plus importans -et aux plus difficiles problèmes dont la pensée humaine -puisse être jamais préoccupée: d'où suit habituellement, -beaucoup plus que sous tous les autres modes antérieurs, -la domination spirituelle du journalisme, naturellement -échue aujourd'hui à de purs littérateurs, ordinairement -impropres, soit en eux-mêmes, soit surtout par l'ensemble -de leur éducation, à sentir suffisamment ce qui -constitue la saine élaboration rationnelle d'une question -quelconque, fût-ce envers les plus simples sujets de -<span class="pagenum" id="Page_411">411</span> -spéculation positive, et dès lors nécessairement disposés, -même avec les plus loyales intentions politiques, à faire -trop souvent dégénérer l'appréciation philosophique des -principales difficultés sociales en un stérile appel à des -passions qu'il faudrait, au contraire, presque toujours -calmer. Sous le déplorable ascendant de sectes éphémères, -dont la vaine succession deviendra bientôt aussi rapide -que celle des ministères parlementaires, ce pouvoir, inconstitutionnel -mais irrécusable, a dû malheureusement -rester jusqu'ici, chez l'école progressive ou révolutionnaire, -essentiellement consacré, sauf d'inévitables -intrigues personnelles, à l'active propagation continue -de conceptions éminemment anarchiques, liant la réorganisation -finale à une profonde perturbation des conditions -élémentaires les plus indispensables à la sociabilité -moderne, d'après des inspirations constamment empruntées, -d'une manière plus ou moins explicite, au déisme -légal de Rousseau et de Robespierre, spontanément érigé -en fondement nécessaire de la régénération humaine. -Dans une situation radicalement désordonnée, où les -plus énergiques stimulations poussent incessamment aux -plus difficiles spéculations les intelligences les moins préparées, -sans aucun principe réel propre à contenir les -divagations spontanées, on doit certes peu s'étonner ni -que les plus absurdes utopies obtiennent momentanément -un dangereux crédit, ni qu'une critique dissolvante -tende à la funeste déconsidération de toute autorité quelconque, -suivant les explications fondamentales du quarante-sixième -chapitre, auquel je dois ici me borner, à -cet égard, à renvoyer spécialement le lecteur attentif. -J'y ajouterai seulement, pour compléter cette appréciation -<span class="pagenum" id="Page_412">412</span> -historique, que les irrationnelles précautions légalement -instituées contre de tels périls tendent nécessairement -d'ordinaire à les aggraver beaucoup, puisque les -conditions fiscales et les répressions pécuniaires ainsi imposées -au libre exercice de cet étrange pouvoir spirituel -doivent naturellement aboutir à le concentrer davantage -chez de vastes coteries, où il se complique inévitablement -de calculs mercantiles, en un temps où, la méditation -solitaire pouvant seule produire de vraies convictions, -une sage politique devrait, au contraire, systématiquement -encourager l'action sociale des penseurs isolés, les -seuls qui puissent être aujourd'hui suffisamment affranchis -d'un déplorable entraînement intellectuel et moral. -Quoi qu'il en soit, l'extrême imperfection actuelle de -cette nouvelle puissance ne doit pas faire méconnaître la -haute importance de son avénement caractéristique, -malgré les vaines réclamations d'une assemblée temporelle, -souvent choquée de voir ainsi surgir hors de son -sein un pouvoir illégal, quelquefois disposé envers elle à -un redoutable antagonisme, bien que lui-même manifeste -encore, sous ce rapport surtout, un trop faible sentiment -de son énergique spontanéité, d'après un reste d'influence -inaperçue de la grande aberration révolutionnaire -sur la confusion fondamentale des deux puissances -élémentaires, tant signalée dans le volume précédent. -Depuis que les principaux débats parlementaires sont -habituellement réduits à déterminer à quelle nouvelle -coterie d'avocats et de littérateurs appartiendront momentanément -les portefeuilles et les ambassades, il faut -peu s'étonner, sans doute, que la presse ait rapidement -conquis, malgré tous les obstacles quelconques, un -<span class="pagenum" id="Page_413">413</span> -ascendant social dont la tribune n'était plus digne. <ins id="cor_8" title="Histo-toriquement">Historiquement</ins> -envisagée, cette nouvelle prépondérance, -qui ne peut certainement que s'accroître, constitue maintenant -à mes yeux, pour l'ensemble de l'école révolutionnaire, -un premier symptôme décisif de la prééminence -générale qu'y acquiert aujourd'hui le sentiment -instinctif du besoin direct de la réorganisation spirituelle, -dont l'urgence supérieure avait été déjà comprise, sous -la période précédente, par l'école rétrograde, suivant -les formes convenables à sa nature propre, comme je l'ai -ci-dessus expliqué. C'est ainsi que, sous l'irrésistible impulsion -d'un enseignement expérimental, un demi-siècle -de profondes perturbations sociales a finalement conduit -désormais tous les partis actifs à reconnaître spontanément, -chacun à sa manière, quoique d'après un mode -très-imparfait, la priorité nécessaire que doit actuellement -obtenir la régénération intellectuelle et morale sur -une suite immédiate d'essais purement politiques, dont -l'efficacité est enfin radicalement épuisée, tant qu'ils ne -pourront pas être philosophiquement dirigés par <ins id="cor_9" title="un">une</ins> telle -rénovation préalable.</p> - -<p>Quant aux résultats effectifs de la période extrême que -nous achevons d'apprécier, ils ont surtout consisté jusqu'ici -dans l'inévitable extension de la crise fondamentale -à l'ensemble de la grande république européenne, -dont la France devait être seulement l'avant-garde. Pendant -la période précédente, l'heureuse influence politique -de la paix universelle y avait déjà spontanément -développé presque partout les germes antérieurs d'un -salutaire ébranlement, que l'agitation guerrière avait -elle-même préalablement concouru à stimuler -<span class="pagenum" id="Page_414">414</span> -involontairement, comme je l'ai expliqué en son lieu. Mais -cette propagation naturelle ne pouvait, sans doute, acquérir -une importance vraiment décisive tant que la crise -générale avait dû sembler dissipée dans son foyer principal. -C'est donc seulement depuis qu'une dernière commotion -indispensable a pleinement démontré l'inanité -radicale d'une telle illusion politique, que cette extension -nécessaire a pu suffisamment s'accomplir. Quoiqu'elle -semble avoir partout abouti, comme en France, à une -vaine imitation universelle de la transition anglaise, -l'appréciation historique ci-dessus appliquée au cas français -démontre pareillement, surtout chez les peuples -catholiques, que cette irrationnelle utopie n'y saurait -acquérir aujourd'hui aucune véritable consistance, même -parmi les populations allemandes où l'élément aristocratique -avait le moins déchu, comme le confirme de plus -en plus l'épreuve universelle. Il est d'ailleurs évident que -l'imminente propagation spéciale de l'agitation révolutionnaire -jusqu'au sein de l'organisation britannique, -doit nécessairement discréditer toute application extérieure -d'un régime radicalement attaqué dans son type -national. Cette indispensable extension occidentale était -surtout destinée, pour la marche générale des conceptions -actuelles, à déterminer une suffisante généralisation d'idées -politiques sur la vraie nature de la crise commune, -et à faire directement ressortir la prépondérance décisive -que doit enfin acquérir partout la réorganisation intellectuelle -et morale, seule susceptible de convenir simultanément -à des populations où l'élaboration politique -proprement dite devra s'accomplir ensuite d'une manière -essentiellement indépendante, sous peine des plus -<span class="pagenum" id="Page_415">415</span> -dangereuses perturbations européennes, comme je l'indiquerai -ci-dessous. Quoiqu'une telle propagation ait dû -naturellement tendre à rajeunir la métaphysique révolutionnaire, -qui ne pouvait ailleurs être aussi usée qu'en -France, l'impuissance organique de cette doctrine négative -a dû aussi se manifester universellement, sans -exiger, en chaque cas, le renouvellement national des -douloureuses expériences qui, d'après la similitude fondamentale -des situations, avaient dû être tentées par un -seul peuple à l'éternel profit de tous les autres. Enfin, -il importe de noter que la réaction nécessaire de cette -extension décisive achève de consolider la pleine sécurité -du mouvement commun, que garantissait d'abord notre -grande défense révolutionnaire, et qui désormais repose -aussi sur l'heureuse impossibilité de toute grave compression -rétrograde, ainsi directement condamnée à une -chimérique universalité, depuis que les diverses populations -occidentales ne peuvent plus être sérieusement -ameutées contre une seule d'entre elles, et que les armées -sont partout occupées principalement à contenir ces agitations -intérieures.</p> - -<p>Telle est la suite naturelle de considérations historiques, -qui, d'après une appréciation, sommaire mais -spéciale, de chacune des cinq périodes essentielles propres -à la crise finale où demeure <ins id="cor_10" title="plongé">plongée</ins>, depuis un demi-siècle, -l'élite de l'humanité, nous conduit à reconnaître, -d'une manière plus ou moins distincte, dans l'ensemble -de ce vaste théâtre social, et surtout dans le principal -siége de l'impulsion décisive, l'irrécusable nécessité actuelle -d'une réorganisation spirituelle, vers laquelle nous -avons vu converger spontanément toutes les hautes -<span class="pagenum" id="Page_416">416</span> -tendances politiques, et dont l'inévitable avénement, désormais -complétement préparé, n'attend plus aujourd'hui -que l'indispensable initiative philosophique qui seule lui -manque encore, et que j'ose immédiatement tenter par ce -Traité fondamental, destiné à caractériser, à tous égards, -la rationnalité positive. Néanmoins, avant de procéder -directement à cette indication définitive, que l'esprit -général et le cours graduel de notre élaboration dynamique -font déjà spontanément pressentir, il faut d'abord -compléter l'examen intégral de la grande époque à laquelle -nous venons de consacrer une analyse partielle -exigée par son importance décisive, en y considérant enfin, -abstraction faite de toute période particulière, l'extension -nécessaire de la double progression sociale que -les deux chapitres précédens ont démontrée propre à -toute l'évolution moderne, soit quant à l'irrévocable -extinction du système théologique et militaire, soit pour -l'essor universel d'un organisme rationnel et pacifique. À -l'un et l'autre titre, il importe ici d'apprécier exactement -l'indispensable complément naturel ainsi rapidement apporté -à l'ensemble du mouvement fondamental, à la fois -négatif et positif, que nous avons vu lentement s'accomplir -pendant les cinq siècles antérieurs.</p> - -<p>Comme envers ce passé, nous devons ici considérer, en -premier lieu, le prolongement de la décomposition politique, -et d'abord en ce qui concerne l'organisme théologique, -principale base de l'ancien système social. Or, à -cet égard, il est aisé d'apprécier historiquement la réaction -nécessaire suivant laquelle la crise révolutionnaire, -spontanément issue de la désorganisation religieuse, a -puissamment contribué à la rendre évidemment irrévocable, -<span class="pagenum" id="Page_417">417</span> -en portant une dernière atteinte décisive aux diverses -conditions essentielles, politiques, intellectuelles -et morales, de l'ancienne économie spirituelle. Sous le -premier aspect, il est clair que l'asservissement antérieur -de l'ordre ecclésiastique à la puissance temporelle a été -alors beaucoup augmenté, soit en ôtant au clergé cette -influence légale sur la vie domestique dont il conserve encore -l'apparence chez les populations protestantes, soit -surtout en le privant de biens spéciaux déjà dépourvus de -toute grande destination, et en subordonnant par suite -l'ensemble de son existence aux discussions annuelles -d'une assemblée de laïques incrédules, presque toujours -mal disposés envers la corporation sacerdotale, quoique -leur antipathie soit ordinairement contenue par une sorte -de croyance empirique à la prétendue nécessité indéfinie -des doctrines théologiques pour le maintien de l'harmonie -sociale. En laissant Bonaparte rétablir, sans opposition -sérieuse, un culte encore cher à une partie arriérée -mais intéressante de notre population, la nation française -a toujours imposé au clergé, comme condition tacite -d'une dotation désormais facultative, l'obligation fondamentale -de renoncer à toute influence politique, et de se -borner à ses fonctions privées, envers ceux seulement qui -consentent à y recourir. Dès la prochaine tentative un peu -grave de réaction rétrograde au profit d'un pouvoir qui ne -saurait se résigner volontairement à un tel abaissement, -cette disposition nationale, aujourd'hui certainement -prépondérante, malgré de vaines apparences contraires, -déterminera, sans doute, la suppression finale du budget -ecclésiastique, en réservant aux divers fidèles l'entretien -spécial de leurs pasteurs respectifs, suivant une tendance -<span class="pagenum" id="Page_418">418</span> -trop conforme à l'esprit général de la métaphysique révolutionnaire -pour rester longtemps inévitable, comme l'ont -annoncé déjà quelques propositions prématurées. Or, un -tel usage, qui, dans les mœurs protestantes des anglo-américains, -est très-favorable à la profession sacerdotale, -consommerait assurément sa ruine totale en France, -et bientôt même dans tous les autres pays demeurés nominalement -catholiques, sauf l'insuffisante compensation -de quelques rares dévouemens partiels. Quant à la décadence -intellectuelle de l'organisation théologique, la -crise révolutionnaire a dû l'aggraver profondément, en -propageant chez toutes les classes quelconques l'entière -émancipation religieuse. Une nation qui, pendant plusieurs -années, loin de réclamer sérieusement contre la -suppression légale du culte public par une assemblée -éminemment populaire, a paisiblement écouté, dans ses -vieilles cathédrales, la prédication directe d'un audacieux -athéisme ou d'un déisme non moins hostile aux -anciennes croyances, a certes suffisamment constaté son -plein affranchissement théologique; surtout quand on -considère que même d'odieuses persécutions ne purent -alors vraiment ranimer une ferveur religieuse dont les -sources mentales étaient nécessairement taries: les vains -témoignages ultérieurs qu'on a souvent allégués à cet -égard, ont toujours été essentiellement dépourvus de -la véritable spontanéité qui seule en eût constitué la -valeur sociale; car ils furent constamment dus aux préoccupations -systématiques d'une politique rétrograde, -d'abord impériale et puis royale.</p> - -<p>Après ces évidentes indications historiques, que -chaque lecteur peut aisément développer, il faut enfin, -<span class="pagenum" id="Page_419">419</span> -quant aux considérations morales, insister davantage sur -l'appréciation plus contestée, quoique non moins décisive, -de l'irrécusable démonstration spontanément -résultée de l'ensemble de la crise révolutionnaire contre -la prétention exclusive des doctrines religieuses aux propriétés -morales, soit individuelles, soit surtout sociales, -dont une aveugle routine dispose encore à y chercher -uniquement le principe invariable. Depuis qu'une pleine -émancipation théologique était devenue fréquente chez -les esprits cultivés, de nombreux exemples privés, parmi -lesquels on distinguera toujours avec reconnaissance la -vie entière du vertueux Spinosa, tendaient, sans doute, -à constater de plus en plus l'indépendance fondamentale -de toutes les vertus réelles envers les croyances qui, dans -l'enfance de l'humanité, avaient été longtemps indispensables -à leur stimulation permanente. Outre ces cas -particuliers graduellement multipliés, une exacte analyse -eût aisément prouvé que, même chez le vulgaire, surtout -pendant la troisième phase moderne, les faibles -convictions religieuses qui s'y conservaient encore étaient -habituellement dépourvues de toute efficacité essentielle -pour l'ensemble de la conduite morale, abstraction faite -d'ailleurs des graves discordes, domestiques, civiles, et -nationales, dont elles étaient devenues le principe évident. -Mais, malgré ces divers enseignemens, on sait -combien de telles prétentions doivent longtemps survivre -aux situations qui les motivaient, envers des phénomènes -aussi complexes, et sous l'impulsion de tant -d'intérêts attachés à leur ascendant continu. En considérant -l'ensemble de l'évolution humaine, il n'y a pas, -d'après notre théorie historique, de vertu quelconque -<span class="pagenum" id="Page_420">420</span> -qui, pour se convertir en habitude suffisante, n'ait eu -primitivement besoin d'une sanction religieuse, que la -progression intellectuelle et morale a fait ensuite éliminer -sans danger, à mesure que la saine appréciation des influences -réelles a rendu superflus les stimulans chimériques. -C'est pourquoi toutes les phases sociales ont -retenti, comme aujourd'hui, de déclamations rétrogrades -sur la prétendue dépravation que l'humanité allait -inévitablement subir d'après l'imprudente suppression -de telle ou telle croyance superstitieuse: il suffit encore -de parcourir les diverses civilisations contemporaines -pour retrouver l'équivalent de ces vains regrets, même -envers les cas que les plus croyans regardent, chez les -peuples avancés, comme nécessairement étrangers à -toute considération théologique. Quoique, par exemple, -la propreté y soit certainement devenue depuis longtemps -indépendante des motifs religieux, et simplement -rattachée à des convenances réelles, privées ou publiques, -tous les brames persistent cependant à ériger en -nécessité absolue son invariable liaison à leurs prescriptions -théologiques. Plusieurs siècles après l'essor universel -du christianisme, un grand nombre d'hommes -d'état et même beaucoup de philosophes continuaient à -déplorer gravement l'imminente démoralisation qu'ils -concevaient attachée à la chute des superstitions polythéiques. -Sans que les clameurs modernes soient, au -fond, plus raisonnables, il est donc facile de sentir ainsi -l'extrême importance d'une grande manifestation nationale -qui constaterait enfin, d'une manière directe et décisive, -l'actif développement des plus hautes vertus chez -une population devenue essentiellement étrangère, et -<span class="pagenum" id="Page_421">421</span> -même profondément antipathique, aux diverses croyances -théologiques. Or, tel est l'éminent service dont l'émancipation -humaine sera éternellement redevable à l'énergique -démonstration historique spontanément fournie -par la révolution française. En voyant alors, non-seulement -parmi les chefs, mais chez les moindres citoyens, -tant de courage, soit guerrier, soit même civil, tant -d'admirables dévouemens patriotiques, tant d'actes, -même obscurs, d'un noble désintéressement, surtout -pendant la durée totale de la grande défense républicaine, -tandis que toutes les anciennes croyances étaient avilies -ou persécutées, il est certainement impossible, à tout -observateur judicieux, de ne pas sentir profondément -l'inanité radicale du principe rétrograde relatif à l'immuable -nécessité morale des opinions religieuses. Cette -grande expérience ne laisse pas seulement à l'esprit théologique -la ressource, d'ailleurs évidemment illusoire, -de rattacher à un vague déisme tant d'énergiques résultats: -outre que les demi-convictions propres à cette -vaine doctrine sont, par leur nature, trop confuses et -trop chancelantes pour comporter de tels effets, il est -directement sensible que, à cette époque, la plupart des -citoyens actifs, soit dans l'armée, soit dans la nation, -étaient presque aussi indifférens au déisme moderne qu'à -tout autre système religieux; car le déisme légal devint -ensuite, comme je l'ai montré, le vrai commencement -historique de la réaction rétrograde, et procéda surtout, -aussi bien que tous les degrés ultérieurs de cette réaction, -de vues purement politiques, fort étrangères et -souvent opposées aux principaux instincts populaires. Tel -est le nouvel aspect général sous lequel on doit concevoir -<span class="pagenum" id="Page_422">422</span> -l'ensemble de la crise révolutionnaire comme ayant -spécialement complété l'irrévocable décadence de tout -régime théologique, en ôtant radicalement aux doctrines -religieuses les attributions morales dont un opiniâtre -préjugé semblait leur assurer à jamais le privilége -exclusif.</p> - -<p>Les diverses considérations précédentes concourent, -en résumé, à montrer le catholicisme, que nous avons -vu si longtemps présider à l'évolution moderne, comme -devenu finalement étranger à la société actuelle, où il -ne peut plus figurer qu'à titre d'imposante ruine historique, -pour empêcher le monde de perdre tout sentiment -actif d'une véritable organisation spirituelle, et pour en -indiquer aux philosophes les vraies conditions fondamentales. -Encore ce double office extrême est-il aussi très -imparfaitement rempli désormais, soit d'après l'irrationnelle -appréciation qui transporte à un admirable organisme -politique la juste réprobation maintenant attachée -à la philosophie théologique sur laquelle il avait dû -malheureusement reposer, soit aussi en vertu de l'infériorité -mentale d'un clergé de plus en plus recruté -parmi les natures inférieures, et qui perd rapidement le -digne sentiment de son ancienne mission sociale, dont -une étude approfondie du moyen âge peut seule fournir -aujourd'hui une suffisante connaissance aux penseurs qui -voudraient y puiser convenablement d'heureuses indications -générales<a name="FNanchor_17" id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a>. Quoique tout vrai philosophe doive -<span class="pagenum" id="Page_423">423</span> -profondément regretter la stérilité sociale de cette grande -construction, ces deux genres de motifs ne permettent -guère d'espérer qu'une sage transformation, conforme à -l'esprit de la régénération finale, puisse l'y utiliser réellement -comme moyen de transition; le principal obstacle, -à cet égard, résultera surtout de l'aveugle antipathie -du sacerdoce contre toute philosophie vraiment positive, -et de sa puérile obstination à chercher, dans de vaines -intrigues, la chimérique restauration de son antique ascendant. -Il est malheureusement beaucoup plus vraisemblable -que ce noble édifice politique est destiné, par -l'irrévocable caducité de ses fondemens intellectuels, à -une entière démolition, de même que l'ordre polythéique -antérieur, en laissant seulement l'impérissable souvenir -des immenses services de tous genres qui y rattachent -historiquement l'ensemble de l'évolution humaine, et -<span class="pagenum" id="Page_424">424</span> -des perfectionnemens essentiels qu'il a introduits dans la -théorie fondamentale de l'organisme social, suivant la -juste appréciation spéciale du volume précédent.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_17" id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label"><b>Note 17</b>:</span></a> -Cette irrévocable dégénération intérieure du clergé catholique, -par suite de la discordance fondamentale de sa philosophie avec l'ensemble -de la civilisation actuelle, est alors devenue spécialement -sensible en ce que les efforts mémorables, quoique rétrogrades, tentés, à -cette époque, pour recomposer la théorie générale du catholicisme, et -qui n'auront eu d'autre utilité permanente que d'en mieux caractériser -le système historique, furent essentiellement dus à des penseurs étrangers -à l'église: tel fut surtout l'éminent de Maistre, celui de tous les -philosophes modernes qui a jusqu'ici le plus complétement apprécié -ce grand organisme. Parmi les différens prêtres qui ont suivi ses traces, -le seul qui l'ait fait avec un véritable talent, toutefois bien plus littéraire -que philosophique, longtemps célébré comme le plus ferme appui -de la restauration catholique, a finalement témoigné, par une -scandaleuse conversion révolutionnaire, l'extrême fragilité des convictions -que peuvent maintenant produire des doctrines caduques, -qu'un aveugle empirisme s'obstine vainement à présenter encore -comme les seules garanties solides de l'ordre intellectuel et moral, tandis -que, en réalité, le moindre choc des passions suffit aujourd'hui à les -ébranler radicalement chez leurs principaux organes.</p> - -<p class="sep1">Considérant maintenant le progrès actuel de la décomposition -politique relativement à l'organisme temporel, -il est aisé de reconnaître que, malgré le développement -exceptionnel d'une prodigieuse activité guerrière, le -cours graduel de la crise révolutionnaire n'a pas moins -concouru à compléter, en général, l'irrévocable décadence -du régime militaire que celle du système théologique -lui-même. D'abord, le mode nécessaire suivant -lequel dut s'accomplir la grande défense républicaine -détermina simultanément l'irrévocable déconsidération -de l'ancienne caste militaire, ainsi radicalement privée -de sa seule attribution caractéristique, et même la cessation -correspondante du prestige jadis inhérent, malgré -l'institution décisive des armées permanentes, à la spécialité -d'une telle profession, où les citoyens les moins -préparés surpassèrent alors, après un rapide apprentissage, -les maîtres les plus expérimentés. Cette épreuve -décisive, heureusement accomplie au milieu des plus -défavorables circonstances, fit donc sentir que, pour -une simple activité défensive, seule vraiment compatible -avec l'esprit pacifique de la sociabilité moderne, toute -tribu guerrière, et même toute grave préoccupation -continue des sollicitudes militaires, étaient désormais -devenues essentiellement inutiles, sous l'impulsion patriotique -d'une véritable détermination populaire, sans -laquelle d'ailleurs la plus habile tactique serait, à cet -égard, radicalement insuffisante, comme le prouva -ensuite trop clairement la triste contre-épreuve amenée -<span class="pagenum" id="Page_425">425</span> -par la tyrannie rétrograde de Bonaparte. D'autres exemples -nationaux établirent bientôt, d'une manière non -moins expressive, et suivant des conditions analogues, -que cette consolante vérité politique est également applicable -à toutes les populations actuelles, et qu'elle -résulte nécessairement du système fondamental de notre -civilisation.</p> - -<p>En second lieu, la nature même de la guerre révolutionnaire -dut aussitôt mettre un terme irrévocable à la -dernière série de guerres systématiques qui avait surtout -caractérisé, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent, -la troisième phase moderne, et qui tendait à perpétuer -l'activité militaire en la destinant au service politique -de l'activité industrielle, désormais prépondérante: cet -ancien esprit ne put alors persister qu'en Angleterre, où -il était même profondément modifié par de graves sollicitudes -sociales. On doit, à cet égard, soigneusement remarquer, -à cette époque, la décadence presque universelle -du régime colonial, fondé sous la seconde phase, et que -l'irrévocable séparation des principales colonies détruisit -essentiellement après trois siècles, de manière à prévenir -tout renouvellement sérieux des guerres importantes -qu'il avait auparavant suscitées: l'Angleterre seule dut -aussi offrir, à ce sujet, une exception spéciale et probablement -passagère, que les autres nations européennes -ne pouvaient ni ne devaient troubler, dans l'intérêt commun -de la grande république occidentale, éminemment -compatible avec une telle anomalie, correspondante à des -besoins et à des aptitudes qui ne sauraient ailleurs exister -encore au même degré. L'heureuse révolution américaine -avait d'abord fourni à cette scission nécessaire à la -<span class="pagenum" id="Page_426">426</span> -fois un signal décisif et un appui fondamental; mais son -accomplissement dut ensuite résulter des préoccupations -exclusives propres aux diverses métropoles par une suite -plus ou moins directe de la crise révolutionnaire. C'est -ainsi que disparut alors essentiellement, dans l'ensemble -de la république européenne, la dernière source générale -des guerres modernes. J'ai d'ailleurs suffisamment expliqué -déjà comment, en un temps où l'esprit militaire se -subordonnait profondément à un but social, une immense -aberration guerrière avait été naturellement déterminée -par un irrésistible entraînement, dont le retour -est certainement impossible, malgré tous les efforts -quelconques, depuis que les guerres de principes, qui -seules restaient supposables, ont été radicalement contenues -par une suffisante extension occidentale de l'agitation -révolutionnaire, ainsi devenue, pour l'Europe -actuelle, un gage assuré de tranquillité provisoire, en -consumant, d'une manière continue, toute la sollicitude -des gouvernemens et toute l'activité de leurs nombreuses -armées à prévenir péniblement les perturbations intérieures. -Quelque précaire que doive sembler une telle -garantie, elle est cependant de nature à durer jusqu'à -ce qu'une véritable réorganisation intellectuelle et morale -vienne partout instituer spontanément une sécurité directe -et permanente, en réformant à jamais des mœurs -et des opinions qui constituent les derniers vestiges du -régime initial de l'humanité, et en faisant uniformément -prévaloir désormais la paisible préoccupation journalière -des divers perfectionnemens sociaux, soit européens, -soit nationaux, sous la commune inspiration d'une doctrine -universelle, interprétée par un même pouvoir -<span class="pagenum" id="Page_427">427</span> -spirituel, comme je l'indiquerai spécialement ci-après. Nous -avons, il est vrai, précédemment remarqué l'introduction -spontanée d'un dangereux sophisme, qu'on s'efforce -aujourd'hui de consolider, et qui tendrait à conserver -indéfiniment l'activité militaire, en assignant aux invasions -successives la spécieuse destination d'établir directement, -dans l'intérêt final de la civilisation universelle, -la prépondérance matérielle des populations les plus -avancées sur celles qui le sont moins. Dans le déplorable -état présent de la philosophie politique, qui permet l'ascendant -éphémère de toute aberration quelconque, une -telle tendance a certainement beaucoup de gravité, comme -source de perturbation universelle; logiquement poursuivie, -elle aboutirait, sans doute, après avoir motivé -l'oppression mutuelle des nations, à précipiter les unes -sur les autres les diverses cités, d'après leur inégale -progression sociale; et, sans aller jusqu'à cette rigoureuse -extension, qui doit certainement toujours rester -idéale, c'est, en effet, sur un tel prétexte qu'on a prétendu -fonder l'odieuse justification de l'esclavage colonial, -suivant l'incontestable supériorité de la race blanche. -Mais, quelques graves désordres que puisse momentanément -susciter un pareil sophisme, l'instinct caractéristique -de la sociabilité moderne doit certainement -dissiper toute irrationnelle inquiétude qui tendrait à y -voir, même seulement pour un prochain avenir, une -nouvelle source de guerres générales, entièrement incompatibles -avec les plus persévérantes dispositions de -toutes les populations civilisées. Avant la formation et la -propagation de la saine philosophie politique, la rectitude -populaire aura d'ailleurs, sans doute, suffisamment -<span class="pagenum" id="Page_428">428</span> -apprécié, quoique d'après un empirisme confus, cette -grossière imitation rétrograde de la grande politique romaine, -que nous avons vue, en sens inverse, essentiellement -destinée, sous des conditions sociales radicalement -opposées à celles du milieu moderne, à comprimer partout, -excepté chez un peuple unique, l'essor imminent -de la vie militaire, que cette vaine parodie stimulerait, -au contraire, simultanément chez des nations dès longtemps -livrées à une activité éminemment pacifique.</p> - -<p>La décadence fondamentale du régime et de l'esprit -militaires s'est partout continuée spontanément, pendant -ce dernier demi-siècle, au milieu des plus spécieuses -manifestations contraires, sous un troisième aspect général, -non moins caractéristique que les deux précédens, -par une grande innovation universelle, dont la haute signification -historique est encore trop peu comprise, et qui -constitue certainement la plus profonde modification que -l'institution moderne des armées soldées et permanentes -ait pu encore éprouver depuis son origine au <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle. -On conçoit qu'il s'agit du recrutement forcé, d'abord -établi en France pour suffire aux immenses besoins de -notre défense révolutionnaire ainsi qu'aux exigences plus -durables de l'aberration guerrière qui lui succéda, et -ensuite universellement adopté ailleurs pour consolider -suffisamment les diverses résistances nationales. Cette -mémorable innovation, qui, depuis la paix, a partout -survécu aux nécessités initiales, constitue évidemment, -par sa nature, un témoignage spontané des dispositions -anti-militaires propres aux populations modernes, où -l'on trouve encore des officiers vraiment volontaires, -mais plus ou trop peu de soldats. En même temps, elle -<span class="pagenum" id="Page_429">429</span> -concourt directement à détruire les mœurs et l'activité -guerrières, en faisant cesser essentiellement la spécialité -primitive d'une telle profession, et en composant les armées -d'une masse radicalement antipathique à la vie militaire, -devenue pour elle un fardeau purement temporaire, -qui n'est habituellement supporté, par chacun de -ceux qui le subissent, que dans la prévision constante -d'une prochaine et inévitable libération personnelle. Il -est d'ailleurs à craindre que, sous l'extension croissante -des opinions et des habitudes anarchiques, un service -aussi onéreux ne finisse, malgré son évidente importance, -par déterminer, chez la classe, déjà si grevée à tant -d'autres titres, sur laquelle retombe son poids principal, -d'énergiques résistances plus ou moins explicites, qui -rendraient bientôt impossible la prolongation réelle de -l'extension inusitée que les armées ont partout conservée -depuis la paix universelle. Quoi qu'il en soit d'une telle -prévision, on ne saurait douter que le recours normal à -une telle ressource nécessaire ne caractérise spontanément, -soit comme symptôme, soit même comme principe, -la pleine décadence finale du système militaire, -désormais essentiellement réduit à un office subalterne, -quoique indispensable, dans le mécanisme fondamental -de la sociabilité moderne.</p> - -<p>D'après ces trois ordres de considérations générales, -tous les esprits vraiment philosophiques doivent aisément -reconnaître, avec une parfaite satisfaction, à la -fois intellectuelle et morale, que l'époque est enfin venue -où la guerre sérieuse et durable doit totalement disparaître -chez l'élite de l'humanité. Le vague et confus pressentiment -de ce grand résultat social inspirait, depuis -<span class="pagenum" id="Page_430">430</span> -trois siècles, de nobles utopies caractéristiques, qui, -malgré leur insuffisante rationnalité, n'eussent point excité -tant de frivoles dédains, si l'on eût senti davantage -que, comme je l'ai expliqué au cinquante-quatrième -chapitre, de telles conceptions, quand elles sont vraiment -spontanées et convenablement persistantes, annoncent -toujours, par une anticipation plutôt affective -que mentale, un véritable besoin capital, et une certaine -création correspondante, quelque imparfaite qu'en doive -être ainsi la double appréciation primitive. Nous voyons -ici, en effet, cette heureuse conséquence finale se réaliser -spontanément, après les plus terribles orages, comme -une suite nécessaire de l'ensemble de la situation fondamentale -propre aux populations modernes, qui a successivement -épuisé tous les divers motifs généraux de -guerres importantes, pendant qu'elle détruisait peu à peu -toutes les conditions principales d'un puissant essor militaire. -La profonde paix européenne qui, malgré tant -d'irrationnelles prévisions et de vicieuses tentatives, -persiste maintenant à un degré déjà sans exemple dans -l'ensemble de l'histoire moderne, constitue certainement -un admirable phénomène qui, si nous n'y étions pas -plongés, paraîtrait à tous éminemment décisif pour l'avénement -final d'une ère pleinement pacifique. Quelque -sommaires qu'aient dû être, à ce sujet, les indications -précédentes, elles sont à la fois tellement irrécusables et -tellement liées à toute notre élaboration historique, -qu'elles contribueront, j'espère, à rassurer les bons esprits -sur le maintien nécessaire d'une paix indispensable, à -tous égards, à l'évolution actuelle de l'élite de l'humanité, -et qui ne saurait éprouver aujourd'hui de perturbation -<span class="pagenum" id="Page_431">431</span> -grave, quoique momentanée, que si de vaines -agitations intérieures venaient permettre, en France, la -prépondérance passagère de funestes impulsions systématiques, -que le seul pressentiment de ces dangereux -effets suffirait d'ailleurs à rendre antipathiques aux populations -actuelles, où prédominent assurément d'opiniâtres -dispositions pacifiques, quelquefois dissimulées sous des -démonstrations éphémères, dues à des inspirations anti-progressives.</p> - -<p>Malgré l'incontestable réalité d'une telle appréciation -générale, le vaste appareil militaire conservé, chez tous -les peuples européens, avec presque autant d'extension -qu'avant la paix universelle, semblerait d'abord annoncer -l'imminence d'une disposition opposée, si un examen -plus approfondi de la situation fondamentale n'expliquait -aussitôt cette apparente anomalie, en la rattachant directement, -d'après l'ensemble de ce chapitre, aux nécessités -communes d'une crise révolutionnaire maintenant -plus ou moins étendue à toute la république occidentale. -L'active participation des armées proprement dites -au maintien continu de l'ordre public, qui jadis ne leur -offrait qu'une destination accessoire et passagère, constitue -désormais, au contraire, partout et de plus en plus, -leur attribution principale et constante, en vertu des -graves perturbations intestines qui peuvent ainsi continuellement -survenir chez les diverses populations avancées, -et d'où doivent d'ailleurs fréquemment résulter -de véritables inquiétudes extérieures, quoique, au fond, -cette uniforme agitation intérieure garantisse, comme -je l'ai ci-dessus indiqué, l'impossibilité des chocs nationaux. -Dans un état de profond désordre intellectuel et -<span class="pagenum" id="Page_432">432</span> -moral, qui doit rendre toujours imminente l'anarchie -matérielle, il faut bien que les moyens de répression acquièrent -une intensité correspondante à celle des tendances -insurrectionnelles, afin qu'un ordre indispensable -protége suffisamment le vrai progrès social contre l'effort -continu d'ambitions mal dirigées liguées par des conceptions -vicieuses. Cette nécessité nouvelle a été jusqu'ici -commune à toutes les formes successives de la crise révolutionnaire, -et l'on peut d'avance assurer qu'elle ne sera -pas moins sentie chez tous les gouvernemens quelconques -qui pourraient survenir, jusqu'à ce que la réorganisation -intellectuelle et morale vienne mettre à ce besoin exceptionnel -un terme définitif, dont la réalisation ne saurait -être prochaine, soit d'après les difficultés et la lenteur -d'une telle opération, d'abord philosophique, puis politique, -soit à raison de l'égoïsme et de l'aveuglement qui -partout devront l'entraver, sous la déplorable prépondérance -universelle d'un esprit profondément dispersif, -viciant aujourd'hui les plus saines intelligences. Tel est -le mode général suivant lequel la même époque, destinée -à voir essentiellement disparaître à jamais la guerre proprement -dite, a développé, pour les armées modernes, -transformées en une sorte de grande maréchaussée politique, -une dernière mission sociale, dont l'importance -n'est point contestable, et dont la durée, quoique nécessairement -limitée, suivant la condition précédente, doit -être, par sa nature, beaucoup plus prolongée qu'on ne -l'imagine en un temps où cette attribution finale n'est -encore réellement qu'au début de son principal exercice. -Cette situation réelle n'est pas aujourd'hui suffisamment -comprise, parce que les faits politiques ne peuvent, sans -<span class="pagenum" id="Page_433">433</span> -une théorie vraiment positive, être convenablement aperçus -qu'après une longue persistance; outre qu'un reste -d'influence des mœurs et des opinions anciennes s'oppose -ici spécialement à une exacte appréciation générale: de là -résulte, pour les gouvernemens actuels, le fréquent recours -à des artifices peu convenables et souvent dangereux, -tendant à motiver, auprès des peuples, sur la -prétendue imminence d'une guerre impossible, le maintien -d'un vaste appareil militaire, qu'on n'ose pas justifier -directement d'après sa vraie destination nécessaire. -Mais une telle mission sociale étant assurément très-avouable, -en un temps où, comme je l'ai montré ci-dessus, -le pouvoir central lui-même n'a pas, au fond, -d'autre principal office provisoire, son importance prolongée -doit bientôt conduire à la reconnaître directement -et avec franchise, afin d'y adapter régulièrement les nombreux -organes qui doivent y concourir; car, leur position -équivoque les expose aujourd'hui à de périlleuses séductions, -d'après un désordre général d'opinions et d'habitudes -dont l'influence s'étend ainsi, au delà des exigences -fondamentales, sur ceux-là même qui en doivent réprimer -les plus grands effets matériels.</p> - -<p>La décadence continue du régime et de l'esprit guerriers -ne peut donc frapper aujourd'hui la profession -militaire d'une déchéance sociale aucunement équivalente -à celle qui, d'après l'irrévocable déclin de la -philosophie théologique, menace désormais la corporation -sacerdotale, chez laquelle on ne saurait espérer, avec -quelque vraisemblance, une transformation assez profonde -pour permettre sa fusion réelle dans l'organisation -finale de l'humanité, où la classe spéculative doit -<span class="pagenum" id="Page_434">434</span> -avoir un tout autre caractère. Depuis l'entière dissolution -de la caste militaire, commencée au <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle, -par l'institution fondamentale des armées modernes, -et complétée, surtout en France, sous l'influence révolutionnaire, -comme je l'ai expliqué, aucun grand obstacle -ne peut plus empêcher la milice actuelle de prendre -convenablement les mœurs et l'esprit qui doivent correspondre -à sa nouvelle destination sociale. Tout profond -regret d'un passé, où ce qui est désormais accessoire -fut si longtemps principal, peut être, en effet, malgré une -récente imitation passagère de cette antique situation, -radicalement écarté aujourd'hui chez une classe qui -doit conserver un digne sentiment de son utilité permanente, -et qui peut d'ailleurs justement s'enorgueillir, -en un temps d'anarchie, d'un instinct organique dont -le meilleur type temporel se trouvera toujours dans -son admirable hiérarchie; outre les heureuses ressources -secondaires que présente sa dernière constitution pour -faciliter le développement intellectuel et social de nos -populations, en utilisant convenablement un indispensable -sacrifice temporaire. Malgré la solidarité fondamentale -qui dut exister jadis entre l'esprit guerrier -et l'esprit religieux, il ne faut jamais oublier que, -dès son origine, l'institution des armées permanentes -fut partout érigée dans des vues radicalement critiques, -afin d'assurer l'avénement de la dictature temporelle -autant contre la puissance sacerdotale que contre la -force féodale. Aussi les guerriers modernes se distinguèrent-ils -presque toujours de ceux du moyen âge, -et encore davantage de ceux de <ins id="cor_11" title="'l' inséré">l</ins>'antiquité, par une -tendance plus ou moins prononcée vers une émancipation -<span class="pagenum" id="Page_435">435</span> -théologique qui excita souvent les impuissantes -réclamations du clergé. Bonaparte lui-même, malgré -son ascendant sur l'armée, fut obligé d'y tolérer une -pleine indépendance spirituelle, qui, politiquement -appréciée, eût alors suffi pour juger une vaine utopie -rétrograde, nécessairement fondée sur la combinaison -permanente de deux élémens devenus évidemment -inconciliables: on sait assez d'ailleurs que les efforts -insensés de ses débiles successeurs n'aboutirent, en -général, qu'à mieux développer une telle antipathie. -Enfin, la netteté et la précision des spéculations militaires -doivent tendre, par leur nature, à favoriser -aujourd'hui, chez ceux qui s'y livrent, l'essor de -l'esprit positif; comme l'ont confirmé, depuis trois siècles, -tant d'heureux exemples d'une utile alliance entre -les recherches scientifiques et les études guerrières, -dont l'affinité spontanée a déterminé jusqu'ici les plus -importantes créations spéciales pour l'éducation positive. -C'est ainsi que des antipathies communes et de -pareilles sympathies ont de plus en plus tendu, surtout -en France, à faire profondément pénétrer chez les -armées l'instinct progressif qui caractérise les populations -modernes; tandis que l'immobilité nécessaire -de la classe sacerdotale a dû la rendre finalement -presque étrangère à la sociabilité actuelle. Telle est la -cause générale d'une différence essentielle, qu'il importait -ici d'expliquer sommairement, entre les destinées -prochaines des deux élémens principaux de -l'ancien système politique, dont l'uniforme décomposition, -à la fois temporelle et spirituelle, n'est d'ailleurs -nullement altérée par cette indispensable distinction; -<span class="pagenum" id="Page_436">436</span> -puisque c'est seulement une profonde transformation -spontanée qui permet à l'élément militaire, par contraste -avec l'élément théologique, une véritable incorporation -au mouvement final de la société moderne, où son office -politique devra se réduire ensuite peu à peu, à mesure -que l'ordre normal s'établira, à des services journaliers -dont la nécessité ne saurait jamais cesser entièrement, -quel que puisse être l'accomplissement ultérieur de la -régénération morale.</p> - -<p>Après avoir ainsi suffisamment apprécié l'éminente -influence propre au dernier demi-siècle pour compléter -irrévocablement la grande progression négative des cinq -siècles antérieurs, il nous reste à juger aussi l'extension -simultanée de la progression positive, en considérant -successivement les quatre évolutions partielles dont nous -l'avons vue composée dans la dernière leçon, afin de -caractériser à la fois ses résultats effectifs et ses lacunes -essentielles, quant à leur commune relation à la réorganisation -finale.</p> - -<p>Envers la plus fondamentale de ces évolutions solidaires, -il serait certainement superflu, sous l'un et l'autre -aspect, d'insister ici sur une appréciation désormais -évidente à tous les observateurs judicieux, et qui ne peut -constituer, à tous égards, qu'un simple prolongement -général de celle du chapitre précédent, particulièrement -rappelé en ce qui s'y rapporte à la troisième phase moderne. -On conçoit aisément, en effet, combien la prépondérance -sociale de l'élément industriel devait être -augmentée et consolidée par une crise révolutionnaire -qui achevait la démolition séculaire de l'ancienne hiérarchie, -et qui dès lors plaçait naturellement en -<span class="pagenum" id="Page_437">437</span> -première ligne l'élévation temporelle fondée sur la richesse, -dont l'influence est même ainsi devenue évidemment -exorbitante, en vertu de l'anarchie intellectuelle et -morale. Nécessairement troublée par la guerre, cette -inévitable transformation a dû se développer rapidement -depuis la paix, et se consolider ensuite sous l'impulsion -de la mémorable secousse qui a marqué le véritable -terme historique de la grande réaction rétrograde. Le -progrès technique de l'industrie devait d'ailleurs suivre -spontanément son progrès social. Aussi est-ce alors qu'il -faut placer l'essor principal du mouvement caractéristique -dont j'ai d'avance indiqué le début général vers -le milieu de la troisième phase moderne, où nous l'avons -vu consister surtout en une large application des agens -mécaniques, dont l'emploi, de plus en plus systématique, -essentiellement fondé sur l'introduction d'un puissant -moteur universel, a déjà réalisé, pendant le dernier -demi-siècle, tant d'heureux perfectionnemens, que va -compléter désormais l'admirable rénovation qui commence -à s'opérer partout dans la locomotion artificielle, -fluviale, terrestre, ou même maritime. Chacun sait d'ailleurs -aujourd'hui combien la relation de plus en -plus intime entre la science et l'industrie a profondément -contribué à tous ces progrès, quoique son influence mentale -n'ait pas été le plus souvent aussi favorable, d'après -la funeste altération qu'elle tend à imprimer momentanément -au caractère philosophique de la science réelle, -comme je l'expliquerai ci-dessous. Enfin, c'est surtout -alors que, suivant la juste remarque de divers observateurs, -celle de toutes les classes industrielles qui est la plus -susceptible, à raison de sa généralité supérieure, de s'élever -<span class="pagenum" id="Page_438">438</span> -habituellement à quelques vues vraiment politiques, -a commencé à développer son essor caractéristique, et à -régulariser ses rapports élémentaires avec chacune des -autres branches, sous l'impulsion primitive du système de -crédit public, naturellement résulté partout de l'inévitable -extension simultanée des dépenses nationales.</p> - -<p>Conjointement avec ces importans progrès, on doit -malheureusement noter aussi la gravité croissante des -différentes lacunes fondamentales signalées, à la fin du -chapitre précédent, comme nécessairement propres à -l'ensemble de l'évolution industrielle, d'après la spécialité -empirique et dispersive qui devait y présider -jusqu'ici. Quant à l'isolement de l'industrie agricole, -malgré les heureuses conséquences de la crise révolutionnaire, -surtout en France, pour améliorer la condition -générale des agriculteurs, on ne peut douter qu'il n'ait -été finalement aggravé, par suite de la préoccupation -trop exclusive qu'a dû alors inspirer l'essor plus rapide -et plus décisif de l'industrie manufacturière et de l'industrie -commerciale, qui, à mesure qu'elles se sont -élevées dans la hiérarchie sociale, ont dû, comme dans -le passé, s'écarter davantage de la première, dont l'ascension -ne pouvait être, à beaucoup près, autant accélérée. -Toutefois, la plus incontestable et la plus dangereuse -de ces récentes aggravations des vices radicaux -inhérens jusqu'ici au mouvement industriel, consiste -assurément dans l'opposition plus profonde qui -s'est établie entre les intérêts respectifs des entrepreneurs -et des travailleurs, dont le déplorable antagonisme -montre aujourd'hui combien l'industrie moderne est -encore essentiellement éloignée d'une véritable -<span class="pagenum" id="Page_439">439</span> -organisation, puisque sa marche ne peut s'accomplir sans -tendre à devenir oppressive pour la majeure partie de -ceux dont le concours y est le plus indispensable. Ce -nœud fondamental de la sociabilité industrielle est alors -devenu spécialement caractéristique par la grande extension -universelle de l'usage continu des agens mécaniques, -sans lesquels l'essor pratique correspondant eût -été évidemment impossible. On ne saurait douter que la -propagation simultanée des dispositions anarchiques, -surtout d'après de folles prédications utopiques, n'ait -beaucoup contribué, comme je l'ai précédemment expliqué, -à envenimer cette fatale séparation, en tendant -à détacher radicalement les ouvriers de leurs véritables -chefs naturels, pour les placer sous la direction démagogique -des rhéteurs et des sophistes les plus étrangers -aux saines habitudes laborieuses. Mais, quelle que soit, à -cet égard, l'influence permanente de cette cause inévitable, -dont l'action funeste est aujourd'hui trop évidente, -je ne dois pas hésiter à signaler ici cette scission -croissante entre les têtes et les bras, comme devant être -beaucoup plus reprochée à l'incapacité politique, à l'incurie -sociale, et surtout à l'aveugle égoïsme des entrepreneurs -qu'aux exigences démesurées des travailleurs. -Outre que les premiers n'ont jusqu'ici nullement profité -de leur ascendant social pour tenter de garantir les seconds -contre la séduction des utopies anarchiques par -l'organisation positive d'une large éducation populaire, -dont ils semblent, au contraire, irrationnellement redouter -l'extension indispensable, ils ont évidemment -succombé à leur ancienne tendance à se substituer aux -chefs féodaux, dont ils convoitaient la chute nécessaire, -<span class="pagenum" id="Page_440">440</span> -sans hériter pareillement de leur antique générosité envers -les inférieurs. J'ai déjà indiqué la comparaison générale -entre l'organisme guerrier et le mécanisme industriel -comme éminemment propre, par sa nature, à faire -rapidement saisir, chez l'industrie moderne, l'absence -de toute morale spéciale, imposant des devoirs, non-seulement -aux ouvriers, mais aussi aux chefs, et obligeant -ceux-ci à une sollicitude permanente envers leurs associés -subalternes, convenablement équivalente à l'admirable -solidarité des divers intérêts militaires. Cette immense -lacune se fait de nos jours plus profondément sentir, -d'abord par une tendance trop fréquente des hauts fonctionnaires -industriels à utiliser leur influence politique -pour s'attribuer, au détriment du public, d'importans -monopoles, et ensuite, par une disposition plus directe -et plus générale, à abuser de l'inévitable puissance des -capitaux, pour faire presque toujours dominer les prétentions -des entrepreneurs sur celles des travailleurs, -dans leur antagonisme journalier, dont la nature, encore -exclusivement matérielle, n'est pas même réglée d'après -une véritable équité, puisque la législation interdit aux -uns les coalitions qu'elle permet ou tolère chez les autres. -Sans insister davantage sur d'aussi pénibles considérations, -dont la réalité est malheureusement irrécusable, -il faut surtout remarquer, à cet égard, l'aveuglement -doctoral de la métaphysique économique qui, en présence -de pareils conflits, ose couvrir son impuissance organique -d'une irrationnelle déclaration sur la prétendue -nécessité de livrer indéfiniment l'industrie moderne à sa -seule spontanéité désordonnée. Toutefois, on doit également -reconnaître qu'une telle opinion indique, d'une -<span class="pagenum" id="Page_441">441</span> -manière indirecte et confuse, le vague pressentiment de -l'insuffisance radicale des mesures politiques proprement -dites, c'est-à-dire temporelles, pour le dénouement continu -de cette immense difficulté sociale qui, par sa nature, -doit en effet dépendre surtout d'une véritable réorganisation -intellectuelle et morale, réglant enfin, dans -un esprit d'ensemble, les devoirs respectifs des diverses -classes industrielles, sous la constante surveillance impartiale -d'un pouvoir spirituel unanimement respecté, -comme j'aurai lieu de l'indiquer spécialement ci-après.</p> - -<p>Les remarques du chapitre précédent sur le caractère -général de l'évolution esthétique pendant la troisième -phase moderne, nous dispensent essentiellement, à ce -sujet, de toute nouvelle appréciation pour le dernier demi-siècle, -qui n'a pu offrir, sous ce rapport, qu'une -simple extension spontanée de la marche antérieure, -sans aucune modification radicale. Seulement la direction -unanime des esprits vers les spéculations politiques -et la tendance universelle à une entière régénération ont -dû faire alors plus vivement sentir, quoique sous les inspirations -absolues d'une métaphysique anti-historique, -les lacunes fondamentales de l'art moderne quant au -défaut de principe philosophique et de destination sociale, -ainsi que l'irrévocable caducité du régime factice -qui en avait provisoirement tenu lieu sous la seconde -phase, d'après l'imitation exclusive des types antiques, -comme je l'ai suffisamment expliqué. Mais les impuissans -efforts tentés jusqu'ici, surtout en France, pour -dégager l'art de cette stérile situation, n'ont abouti qu'à -mieux caractériser, auprès des juges impartiaux, la relation -nécessaire qui subordonne directement une telle -<span class="pagenum" id="Page_442">442</span> -réformation au suffisant accomplissement ultérieur d'une -véritable réorganisation sociale, d'abord intellectuelle et -puis morale: car, l'impulsion prolongée d'une philosophie -radicalement négative n'a conduit ainsi tant de prétendus -rénovateurs qu'à constituer, en tous genres, une -sorte de dévergondage esthétique, où le désordre même -des compositions devient un mérite trop souvent destiné -à dispenser de tout autre, et qui n'a finalement produit -encore aucune œuvre vraiment durable, susceptible de -justifier tant d'orgueilleuses récriminations contre l'évidente -insuffisance du système classique proprement dit. -Ces vaines dissertations portent clairement l'empreinte -universelle de la métaphysique dominante, disposant -partout à prendre la forme pour le fond, et des discussions -pour des constructions. Toutefois, malgré une décomposition -sociale qui interdit à l'art tout large exercice -spontané et toute profonde efficacité générale, d'immortelles -créations, essentiellement indépendantes de -cette stérile poétique, ont alors constaté, pour chaque -genre principal, que les facultés esthétiques de l'humanité -ne pouvaient réellement s'éteindre, même dans le -milieu le plus défavorable. Un éminent poète, envers lequel -l'aristocratie britannique, qui pouvait s'en honorer, -aima mieux, par d'odieuses persécutions, constater, aux -yeux de l'Europe, son esprit éminemment rétrograde, -sut profondément saisir l'appréciation esthétique de -l'état négatif et flottant de la société actuelle, que d'impuissans -imitateurs ont depuis voulu reproduire, sans -comprendre que, par sa nature anti-poétique, cette situation -transitoire ne pouvait comporter qu'une seule -fois, et chez un tel génie, une énergique idéalisation. En -<span class="pagenum" id="Page_443">443</span> -même temps, le genre de compositions le mieux adapté à -la civilisation moderne, d'où nous l'avons vu spontanément -sortir, continue à manifester son originalité et sa -popularité par un mémorable perfectionnement général, -consistant surtout en une heureuse alliance historique de -la vie privée, jusqu'alors seule abstraitement envisagée, -à la vie publique qui, à chaque âge social, en modifie -nécessairement le caractère fondamental. C'est ainsi que, -d'après un choix judicieux de phases sociales bien déterminées -et convenablement éloignées, l'immortel auteur -d'<i>Ivanhoë</i>, de <i>Quentin Durward</i>, des <i>Puritains</i>, etc., -a produit tant d'éminens chefs-d'œuvre, si avidement -accueillis dans toute la république européenne, quoique -principalement consacrés à caractériser la civilisation -protestante; tandis que notre civilisation catholique a -trouvé ensuite une seule digne représentation poétique -dans l'admirable composition de <i lang="it" xml:lang="it">I Promessi sposi</i>, dont -l'illustre auteur, trop peu apprécié encore, figurera, sans -doute, aux yeux d'une impartiale postérité, parmi les plus -nobles génies esthétiques des temps modernes. Une telle -voie épique est probablement destinée, par son indépendance -naturelle, à déterminer ultérieurement la rénovation -graduelle propre à l'ensemble de l'art moderne, -quand la nature fondamentale de notre sociabilité pourra -se manifester enfin d'une manière à la fois assez énergique -et assez fixe pour devenir esthétiquement appréciable, -sous l'essor direct de la réorganisation spirituelle. Il serait -d'ailleurs superflu d'indiquer ici comment les autres -beaux-arts ont, en général, honorablement soutenu, pendant -ce dernier demi-siècle, leur éclat antérieur, sans toutefois -recevoir aucune amélioration capitale, si ce n'est -<span class="pagenum" id="Page_444">444</span> -pour la musique, surtout dramatique, dont le caractère -général est alors devenu, en Italie et dans l'Allemagne catholique, -plus élevé et plus complet. La crise révolutionnaire -a spontanément constaté, avec une énergie non -équivoque, par un témoignage impérissable, la puissance -esthétique nécessairement propre à tout grand mouvement -social, même purement temporaire, en faisant inopinément -émaner d'une nation aussi peu musicale que l'est -assurément jusqu'ici la nôtre, le type le plus parfait de -la musique politique, dans cet hymne admirable qui -tant de fois stimula le généreux patriotisme de nos héroïques -défenseurs.</p> - -<p>Quoique l'évolution scientifique n'ait pu certainement, -encore plus que les deux précédentes, offrir alors qu'une -simple continuation générale du mouvement antérieur, -sans aucune impulsion vraiment nouvelle, cependant sa -nature plus profondément progressive, et surtout son -importance sociale prépondérante, comme première base -directe de la réorganisation spirituelle, nous obligent ici -à considérer de plus près, soit ses derniers progrès essentiels, -soit principalement la déplorable extension simultanée -des graves aberrations qui, sous l'empirique -ascendant d'une spécialité dispersive, y menacent aujourd'hui -d'imprimer un caractère hautement rétrograde -aux seules doctrines d'où puisse désormais sortir un vrai -principe de régénération universelle, d'abord mentale, -ensuite morale, et enfin politique.</p> - -<p>Dans les sciences mathématiques, outre le complément -naturel des travaux essentiels de la troisième phase moderne -pour la construction finale de la mécanique céleste, -on remarque alors la création capitale de -<span class="pagenum" id="Page_445">445</span> -l'immortel Fourier, étendant l'analyse, avec une si heureuse -rationnalité, à un nouvel ordre fondamental de phénomènes -généraux, par l'étude des lois abstraites de l'équilibre -et du mouvement des températures. Relativement -à la pure analyse, au milieu des nombreuses -intégrations accomplies sous l'impulsion prolongée d'Euler, -on distingue surtout, comme éminemment originale, -la conception du même Fourier sur la résolution -des équations, utilement poursuivie, et même accessoirement -améliorée, par divers géomètres, auxquels on -peut d'ailleurs reprocher une sorte d'injuste concert contre -cette idée-mère, dont ils tentent vainement de dissimuler -la vraie source. La géométrie est alors essentiellement -agrandie, comme je l'ai exprimé dans le premier volume -de ce Traité, par la grande pensée de Monge sur la -théorie générale des familles de surfaces, jusqu'à présent -si peu comprise du vulgaire mathématique, et -peut-être même trop imparfaitement appréciée de son -illustre auteur, Lagrange seul paraissant en avoir dignement -pressenti la haute portée philosophique, qui ne -peut être pleinement conçue que d'un point de vue plus -élevé, comme première base de la géométrie comparée, -ainsi que j'ai vainement essayé de l'indiquer à des esprits -que je croyais mieux disposés à saisir une telle ouverture. -En même temps, l'incomparable Lagrange perfectionne -l'ensemble de la mécanique rationnelle, en lui -imprimant à jamais, par une admirable unité, la plus -parfaite rationnalité dont elle soit susceptible. Mais, -cette immense création ne doit pas être appréciée isolément, -et se lie directement à l'effort général de son -auteur pour constituer enfin une véritable philosophie -<span class="pagenum" id="Page_446">446</span> -mathématique, fondée sur la rénovation préalable de -l'analyse transcendante; comme le montre cette composition -sans exemple où Lagrange a ainsi entrepris de régénérer, -dans un même esprit, toutes les grandes conceptions, -d'abord de l'analyse, ensuite de la géométrie, et -enfin de la mécanique. Quoique cette systématisation -prématurée n'ait pu suffisamment réussir, et malgré que -la plupart des géomètres, déjà dominés par une aveugle -spécialisation, n'en aient pas suffisamment saisi la pensée, -c'est là cependant ce qui, sans doute, auprès d'une -postérité convenablement préparée, honorera le plus -cette époque mathématique, en plaçant tout à fait à -part le génie éminemment philosophique de Lagrange, -le seul géomètre qui ait dignement aperçu l'alliance ultérieure -de l'esprit historique avec l'esprit scientifique, -destinée à caractériser la plus haute perfection des spéculations -positives, comme je l'ai indiqué au tome quatrième, -et comme je l'établirai spécialement dans les -chapitres qui vont terminer ce Traité.</p> - -<p>Quoique la pure astronomie, ou la géométrie céleste, -ne pût désormais comporter que des progrès secondaires, -comparativement à la lumière supérieure émanée de la -mécanique céleste, on y remarque alors cependant d'intéressantes -extensions, par la découverte d'Uranus et de -ses satellites, et ensuite par celle des quatre petites planètes -entre Mars et Jupiter: toutefois, les curieuses observations -de cette époque sur les nébuleuses et les étoiles -doubles, ont eu le grave inconvénient de suggérer envers -une prétendue astronomie sidérale de vagues espérances -indéfinies, incompatibles, comme je l'ai établi, avec la -saine philosophie astronomique.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_447">447</span> -La physique proprement dite, outre les nouvelles -ressources fondamentales qu'elle reçoit alors de l'analyse -mathématique, trop souvent viciée d'ailleurs par une -tendance prépondérante vers des hypothèses anti-philosophiques, -s'enrichit d'une foule d'importantes notions -expérimentales dans presque toutes ses branches principales, -et surtout en optique et en électrologie, par les -grands travaux successifs, d'une part, de Malus, de -Fresnel, et d'Young; d'une autre part, de Volta, d'Œrsted, -et d'Ampère. Au milieu du spectacle peu rationnel que -présente la démolition, d'ailleurs évidemment nécessaire, -de la belle théorie de Lavoisier, la chimie reçoit, -pendant ce mémorable demi-siècle, un double perfectionnement -essentiel, dont j'ai tâché de faire convenablement -apprécier la nature et la marche, soit par la -formation graduelle de sa doctrine numérique, soit par -la série générale de ses études électriques. Mais, quels -que soient alors les importans progrès des diverses parties -fondamentales de la philosophie inorganique et ceux -même de la science mathématique, cette grande époque -scientifique sera surtout caractérisée finalement par la -création décisive de la philosophie biologique, aux yeux -de tous ceux qui considèrent suffisamment le véritable -ensemble de l'évolution mentale, dont une telle formation -devait achever de constituer le caractère pleinement -positif, tandis que, sous un autre aspect, cet indispensable -complément rapprochait directement la science -moderne de sa plus haute destination sociale.</p> - -<p>J'ai déjà assez expliqué, au tome troisième, l'esprit -général, et même la marche nécessaire, de cette élaboration -capitale, pour devoir ici me borner à rappeler au -<span class="pagenum" id="Page_448">448</span> -lecteur cette appréciation spéciale et directe, presque -aussi historique que scientifique, où les trois aspects -essentiels, anatomique, taxonomique et physiologique, -propres à toutes les spéculations biologiques, ont été -séparément examinés, après une suffisante considération -de leur intime connexité permanente. Une telle explication -préalable nous dispense maintenant d'envisager à -part, même historiquement, soit la double conception -fondamentale du grand Bichat sur le dualisme vital et -surtout sur la théorie des tissus, soit les immortels efforts -successifs de Vicq-d'Azyr, de Lamarck, et de l'école -allemande, pour constituer directement la hiérarchie -animale, enfin pleinement systématisée par les pensées -et les travaux, éminemment philosophiques, de notre -éminent Blainville, l'esprit le plus rationnel, à ma connaissance, -dont puisse s'honorer le monde scientifique actuel. -À l'ensemble de cette élaboration, première base nécessaire -de toute la biologie, le lecteur sait d'avance que -la même époque a bientôt ajouté l'heureuse rénovation -due au génie de Gall, qui, par une impulsion vraiment -décisive, malgré d'inévitables aberrations secondaires, -a fait définitivement entrer, dans le domaine de la philosophie -naturelle, l'étude générale des plus hautes -fonctions individuelles, enlevant ainsi sans retour à la -philosophie théologico-métaphysique la seule attribution -essentielle qui lui fût restée après ses diverses pertes -modernes, sauf toutefois les spéculations sociales, envers -lesquelles d'ailleurs cette indispensable révolution constituait -évidemment la dernière préparation capitale de -la régénération finale que j'ose directement tenter dans -ce Traité. Enfin, pour mieux caractériser ce grand essor -<span class="pagenum" id="Page_449">449</span> -initial de la saine philosophie organique, il importe de -n'y pas oublier historiquement l'effort important, quoique -prématuré, par lequel l'audacieux génie de Broussais -entreprit déjà de fonder la vraie philosophie pathologique, -avec d'insuffisans matériaux, et surtout d'après -des conceptions biologiques trop peu étendues ou trop -mal approfondies; ce qui ne doit toutefois nullement -conduire à méconnaître, soit l'éminent mérite, soit -même la haute utilité, de cette grande tentative, envers -laquelle un dédain passager, non moins irrationnel -qu'injuste, a remplacé un enthousiasme exagéré. Directement -considéré dans son vaste ensemble, cet admirable -mouvement biologique propre au dernier demi-siècle a -certainement contribué, encore plus qu'aucune autre partie -simultanée de l'évolution scientifique, au progrès -fondamental de l'esprit humain: non-seulement, sous -l'aspect scientifique proprement dit, en établissant toutes -les bases essentielles d'une étude pleinement philosophique -de l'homme, susceptible de préparer enfin celle -de la société; mais surtout, comme je l'ai d'avance indiqué -au chapitre précédent, sous le rapport purement logique, -en constituant la partie de la philosophie naturelle -où, d'après l'intime solidarité évidente des -divers phénomènes, l'esprit synthétique doit finalement -prévaloir sur l'esprit analytique, de manière à développer -spontanément la disposition mentale la plus nécessaire -aux spéculations sociologiques, par une influence active -et continue que les tendances dispersives de la philosophie -inorganique ne sauraient désormais neutraliser, quelle -que soit d'ailleurs la puissance actuelle d'une vicieuse -imitation provisoire, d'abord inévitable, et même, à -<span class="pagenum" id="Page_450">450</span> -certains égards, indispensable. C'est principalement ainsi -que le mouvement scientifique se trouvait alors, par sa -nature, quoique à l'insu de ses divers coopérateurs spéciaux, -profondément lié à l'immense crise politique qui -poursuivait prématurément la régénération sociale, avant -que la seule base philosophique susceptible de lui fournir -un solide fondement rationnel pût sortir convenablement -d'une telle préparation abstraite.</p> - -<p>Pendant que s'accomplissaient ces divers progrès spéculatifs, -l'influence sociale de la science recevait partout de -notables accroissemens, tendant tous à mieux incorporer -l'élément scientifique au système fondamental de la sociabilité -moderne. Au milieu des plus grands orages politiques, -surgissent alors d'importans établissemens destinés -à propager l'instruction scientifique, quoiqu'en lui -conservant toujours un caractère de spécialité, déjà toutefois -beaucoup moins prononcé. En même temps, dans -toutes les parties de la grande république européenne, -mais surtout en France, on voit croître sans cesse l'introduction -usuelle des conditions scientifiques parmi les -obligations préparatoires de professions très-multipliées; -les pouvoirs les moins favorables à la réorganisation finale -sont ainsi spontanément conduits à envisager de -plus en plus les connaissances réelles comme d'indispensables -garanties pratiques d'un ordre régulier et stable. -Outre les nouveaux services spéciaux alors si heureusement -rendus par la science à l'industrie, et sur lesquels -il serait assurément superflu d'insister ici, il faut distinguer, -à cette époque, une opération plus générale, où -la science a marqué, d'une manière non moins honorable -que salutaire, sa profonde influence sur la vie sociale -<span class="pagenum" id="Page_451">451</span> -actuelle, en présidant à l'institution d'un admirable système -de mesures universelles, aussi noblement exécuté -que sagement conçu, et qui, émané de la France révolutionnaire, -tend à dominer aujourd'hui chez toutes les -populations avancées<a name="FNanchor_18" id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a>. Indépendamment de son évidente -utilité directe, cette mémorable intervention du -véritable esprit spéculatif dans le règlement d'un ordre -de relations humaines où il semblait d'abord si étranger, -est éminemment propre à faire déjà pressentir les améliorations -capitales que devra retirer ultérieurement, à tant -d'autres égards, l'existence moderne, d'une judicieuse -rationalisation de ses actes les plus pratiques, quand -l'influence scientifique convenablement généralisée aura -suffisamment pénétré dans toute l'économie élémentaire -de nos sociétés régénérées.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_18" id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label"><b>Note 18</b>:</span></a> -L'institution générale de cette grande opération présente d'ailleurs, -sous le point de vue social, un caractère fort remarquable et -trop peu apprécié, par une constante sollicitude, non moins généreuse -que rationnelle, à en écarter, autant que possible, tout attribut -de nationalité qui aurait pu entraver son universelle propagation ultérieure. -Quoique la plupart des états européens n'aient répondu que -d'une manière tardive et insuffisante au noble appel que la France leur -avait, dès l'origine, solennellement adressé à ce sujet, l'équitable postérité -n'oubliera point que cette importante rénovation fut toujours -conçue et accomplie en vue d'une destination directement commune -à l'ensemble des populations civilisées, indistinctement invitées, pour -ce motif spécial, à une coopération régulière, malgré la guerre la plus -active, par l'éminente assemblée qui dirigeait alors la crise révolutionnaire.</p> - -<p class="sep1">Après avoir sommairement caractérisé les admirables -progrès de la science réelle pendant le dernier demi-siècle, -il importe beaucoup d'apprécier avec soin les -<span class="pagenum" id="Page_452">452</span> -vicieuses tendances, soit mentales, soit même morales, -qui s'y sont également développées de plus en plus, sous -l'exagération croissante d'un esprit de spécialité dispersive, -graduellement détourné de sa destination provisoire, -par l'empirisme et l'égoïsme combinés de la classe -mal instituée qui devait servir d'organe imparfait à cette -indispensable évolution préliminaire. Quoique, en général, -cette classe, sauf un très-petit nombre d'éminentes -exceptions individuelles, me soit aujourd'hui personnellement -hostile, comme l'a trop prouvé sa conduite oppressive -envers moi, je voudrais pouvoir supprimer ou -adoucir ce pénible examen, s'il ne formait évidemment -un élément nécessaire de mon élaboration finale, où il -doit surtout indiquer combien les savans actuels sont -radicalement éloignés des idées et des mœurs sans lesquelles -ils resteraient toujours indignes de la haute -destination sociale que leur réserve spontanément la -vraie nature générale de la civilisation moderne. Plus la -science réelle doit maintenant devenir la principale base -intellectuelle de la régénération finale, plus il devient -indispensable d'y signaler, et même d'y flétrir, les préjugés -et les passions qui constituent désormais le plus -dangereux obstacle à l'accomplissement effectif de cette -grande mission philosophique.</p> - -<p>Un fréquent contraste historique a dès longtemps -montré que la principale opposition à l'élévation politique -d'une classe quelconque provient presque toujours -des aveugles résistances intérieures, individuelles et -même collectives, qui s'y développent spontanément, à -cause des pénibles conditions préalables, mentales ou -morales, qu'exige inévitablement une telle ascension -<span class="pagenum" id="Page_453">453</span> -chez tous ceux qui doivent y participer. Le grand -Hildebrand, par exemple, poussant définitivement le -clergé catholique à la tête de la société européenne, ne -rencontra jamais, en réalité, de plus redoutables adversaires -que chez la corporation sacerdotale, alors bien plus -choquée de la difficile réformation spirituelle qu'exigeait -d'abord un tel triomphe, que touchée d'un ascendant -dont la plupart de ses membres avaient peu d'espoir de -jouir personnellement. Il ne faut donc pas s'étonner ni -s'alarmer aujourd'hui de la déplorable antipathie des -passions et des préjugés scientifiques contre une transformation -fondamentale, sans laquelle la science moderne -ne saurait obtenir la véritable influence politique -qui lui est prochainement réservée, sous les conditions -convenables, par l'évolution générale de l'humanité, et -que désire même secrètement, quoique d'une manière -vague et incohérente, l'instinct confus des savants actuels; -car, désormais, ce n'est plus d'ambition qu'ils -manquent ordinairement, mais de portée et d'élévation. -L'admirable perfection partielle que manifeste, à tant -d'égards, le système de nos connaissances positives, doit -fréquemment produire une profonde illusion sur la valeur -réelle de la plupart de ces coopérateurs successifs, -dont chacun n'a presque jamais contribué que pour une -part minime et facile à cette formation collective et graduelle -qui caractérise une telle élaboration plus qu'aucune -autre construction humaine. D'ailleurs, le public -ignore souvent que, d'après une spécialisation empirique, -conduisant à une excessive restriction intellectuelle, -chaque savant dont il honore justement le mérite particulier -ne pourrait offrir, sous tout autre aspect mental, -<span class="pagenum" id="Page_454">454</span> -même scientifique, qu'une inqualifiable médiocrité: les -rares observateurs qui reconnaissent cette monstrueuse -inégalité, sont même disposés aujourd'hui, par une vicieuse -théorie métaphysique de la nature humaine, à y voir -complaisamment une nouvelle preuve d'une irrésistible -vocation. L'appréciation générale du système théologique, -surtout dans sa perfection catholique, nous a -montré hautement, contre l'opinion vulgaire, combien -le clergé y était réellement supérieur à la religion: or, la -science moderne nous présente un contraste exactement -inverse; car, jusqu'ici, les docteurs y sont, d'ordinaire, -très-inférieurs à la doctrine. Mais il convient maintenant -de caractériser directement les principales aberrations -temporaires, d'abord intellectuelles, ensuite morales, -qui rendent aujourd'hui les savans généralement impropres -et même hostiles à une réorganisation spirituelle -dont la science, convenablement systématisée, peut seule -fournir enfin la base rationnelle, comme le prouve clairement -l'ensemble de notre élaboration sociologique.</p> - -<p>En complétant, dans la leçon précédente, une explication -historique commencée au cinquante-troisième -chapitre, j'ai déjà suffisamment établi la nécessité provisoire -du régime de spécialité scientifique, après l'indispensable -séparation qui détacha la science moderne de -la mémorable philosophie scolastique propre à la fin du -moyen âge. Nous avons ainsi reconnu que, la formation -des diverses sciences fondamentales ayant été inévitablement -successive, suivant la complication croissante -de leurs phénomènes respectifs, l'esprit positif n'aurait -pu, en chaque cas principal, développer convenablement -ses vrais attributs caractéristiques, sans cette institution -<span class="pagenum" id="Page_455">455</span> -partielle et exclusive des différens ordres de spéculations -abstraites. Mais, la destination propre de ce régime -initial indiquait, en même temps, sa nature passagère, -en limitant son office essentiel au seul âge préliminaire -où la positivité rationnelle n'aurait point encore pénétré -dans toutes les grandes catégories élémentaires; ce qui -la bornait réellement aux dix-septième et dix-huitième -siècles, suivant nos explications antérieures. Les deux -éternels législateurs primitifs de la philosophie positive, -Bacon et surtout Descartes, avaient dignement pressenti -combien devait être purement provisoire cet ascendant -préalable du génie analytique sur le génie synthétique: -et, sous leur puissante impulsion, les savans, plus rationnels, -de ces deux siècles poursuivirent, en effet, presque -toujours leurs importans travaux partiels, en y voyant -d'indispensables matériaux pour la construction ultérieure -d'un véritable système philosophique, quelque -vague et imparfaite notion qu'ils dussent alors s'en former. -Si cette tendance spontanée avait pu être pleinement -motivée, cette marche préparatoire aurait évidemment -cessé aussitôt que l'avénement décisif de la grande -science biologique, étendue même aux fonctions intellectuelles -et morales, en aurait doublement marqué le -terme nécessaire, pendant le demi-siècle auquel ce chapitre -est consacré, soit en complétant ainsi le système -fondamental de la philosophie naturelle, sous la seule -réserve d'une prochaine adjonction inévitable des études -sociales, soit en constituant un ordre de spéculations où, -par la nature des phénomènes, l'esprit d'ensemble doit -ordinairement prévaloir sur l'esprit de détail. Mais, au -contraire, les habitudes dispersives précédemment -<span class="pagenum" id="Page_456">456</span> -contractées ont aujourd'hui poussé le régime préliminaire -de la spécialité scientifique jusqu'à la plus désastreuse -exagération, dogmatiquement justifiée par de vains sophismes -métaphysiques, qui s'efforcent de lui imprimer -une consécration absolue et indéfinie, à l'époque même -où, par le suffisant accomplissement de sa destination -temporaire, il devrait faire place au régime définitif de -la généralité rationnelle, devenu maintenant indispensable -à notre principal besoin, à la fois mental et social. -Suivant ces empiriques prétentions, il semblerait que -l'économie élémentaire de l'entendement humain est -désormais radicalement changée, et qu'il n'y faut plus -reconnaître, comme auparavant, deux genres, ou plutôt -deux degrés, d'esprit, l'un analytique, l'autre synthétique, -également indispensables aux spéculations pleinement -positives, et qui doivent tour à tour dominer l'évolution -intellectuelle, individuelle ou collective, selon les -exigences propres à chaque âge: le premier plus apte à -saisir partout les différences, le second les ressemblances; -l'un tendant toujours à diviser, l'autre à coordonner; -et, par suite, le premier destiné surtout à l'élaboration -des matériaux, le second à la construction des -édifices. Anarchiquement ameutés contre ce dualisme -fondamental, les maçons actuels ne veulent plus souffrir -d'architectes!</p> - -<p>Sous cette vicieuse prolongation, un régime d'abord -indispensable devient désormais directement contraire à -sa propre destination, en interdisant la conception totale -de ce même esprit positif dont il pouvait seul permettre -la formation partielle. L'ensemble de ce Traité nous a, -en effet, pleinement démontré la réalité du principe -<span class="pagenum" id="Page_457">457</span> -fondamental, posé, dès le début, sur la nécessité, non-seulement -d'un exercice scientifique quelconque pour développer -convenablement un tel esprit, mais aussi de l'extension -graduelle de cette étude à tous les divers ordres -essentiels de phénomènes, suivant leur vraie hiérarchie -naturelle, afin de connaître suffisamment les différens -attributs généraux de la positivité rationnelle, qui ne -sauraient être simultanément caractérisés par une science -unique, qu'après que toutes les autres ont fait dignement -apprécier chacun d'eux. Or, selon cette évidente -condition, la déplorable organisation actuelle du travail -scientifique s'oppose immédiatement à ce que la philosophie -positive soit réellement comprise par personne, -puisque chaque section de savans n'en connaît que des -fragmens isolés, dont aucun ne saurait suffire à une conception -vraiment décisive: ce qui doit inévitablement -maintenir partout la stérile prépondérance passive de -l'ancienne philosophie théologico-métaphysique, excepté, -chez chaque intelligence, envers un seul ordre -d'idées dont la réaction spontanée ne saurait avoir, à -cet égard, qu'une simple efficacité critique, sans pouvoir -aucunement remplacer cette antique constitution philosophique. -Cette étrange situation, où chaque savant offre -un si funeste contraste entre la nature avancée de certaines -conceptions partielles et la honteuse vulgarité de -toutes les autres, se manifeste habituellement par l'institution -radicalement contradictoire des académies actuelles, -qui, malgré leur vaine prétention de laisser toujours -prévaloir les conditions d'aptitude, sont ainsi -nécessairement conduites, dans leurs délibérations ordinaires, -soit qu'il s'agisse d'un choix personnel ou d'une -mesure générale, à soumettre toutes les décisions -<span class="pagenum" id="Page_458">458</span> -quelconques à une majorité scientifique essentiellement incompétente, -dont l'aveugle instinct doit rarement résister -aux préjugés et même aux passions des diverses coteries -régnantes<a name="FNanchor_19" id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a>. Le morcellement caractéristique de ces -corporations, image fidèle et suite nécessaire de leur -dispersion mentale, y augmente beaucoup ces graves inconvéniens -naturels, en y facilitant l'ascendant des médiocrités -si souvent envieuses de toute élévation philosophique -dont elles se sentent incapables. Depuis que -le milieu social, d'où cherchent vainement à s'isoler ces -compagnies arriérées, offre partout l'active poursuite, -jusqu'ici trop illusoire, de généralités nouvelles, en harmonie -avec le besoin fondamental d'une situation sans -exemple, il est profondément déplorable que la science -réelle, seule destinée à fournir le principe de cette -grande solution, soit à tel point dégradée par -<span class="pagenum" id="Page_459">459</span> -l'impuissance ou l'égarement de ses interprètes, qu'elle semble -aujourd'hui prescrire le rétrécissement intellectuel, et -condamner aveuglément tout effort quelconque de généralisation. -La prépondérance spirituelle semble dès -lors devoir appartenir à ceux qui se font un facile mérite -d'une restriction systématique de vues et de travaux, le -plus souvent due à leur infériorité personnelle ou à l'insuffisance -de leur éducation. Aujourd'hui, l'ingénieux -philosophe qui a tant contribué à la juste illustration -des savans serait certainement repoussé d'une corporation -où sa mémoire est à peine l'objet de la dédaigneuse -reconnaissance d'une foule d'esprits incapables d'apprécier -sa haute valeur. Pareillement, le grand Buffon, dont -cette même académie était jadis si fière, n'y pourrait -maintenant trouver place, à moins que ses expériences -sur le refroidissement des métaux ou sur la cohésion des -bois n'y obtinssent grâce pour des conceptions générales -qui ne pourraient se formuler par aucun mémoire proprement -dit, quoiqu'elles aient ensuite secrètement -fourni à d'autres la base réelle de beaucoup de travaux -retentissans: c'est, comme on sait, au sein de cette assemblée, -que, sous l'envieuse impulsion de Cuvier, on a -tenté, avec une sorte de succès passager, de réduire cet -éminent penseur au seul mérite littéraire.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_19" id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label"><b>Note 19</b>:</span></a> -En suivant avec attention les actes officiels de l'Académie des -Sciences de Paris et de nos autres corps savans, depuis que leurs attributions -sociales ont reçu toute l'extension effective qu'elles offrent aujourd'hui, -il est aisé d'y reconnaître presque toujours, indépendamment -des mauvaises passions dont je caractériserai ci-après l'intervention -spontanée, la déplorable influence permanente de la spécialité -dispersive et du rétrécissement intellectuel dont ces corporations se -glorifient si aveuglément. La vicieuse prépondérance continue de l'esprit -de détail sur l'esprit d'ensemble a rendu les savans actuels tellement -incapables d'aucune espèce de gouvernement quelconque, même -scientifique, que, comme je l'ai indiqué à la fin du quarante-sixième -chapitre, tout homme sensé, étranger à la science, mais habitué aux -affaires générales, aboutirait ordinairement à de meilleurs choix et -concevrait de plus sages mesures que ne peuvent le faire maintenant -ces compagnies spéciales, d'où émanent communément, pour nos -principales institutions de haut enseignement, tant de nominations désastreuses -et tant de mesures absurdes.</p> - -<p class="sep1">Relativement à ces inconvéniens généraux, il existe, -entre les diverses classes de savans, une profonde inégalité -nécessaire, d'après le degré d'indépendance et de -simplicité des phénomènes respectifs. Suivant notre hiérarchie -fondamentale, les géomètres, à raison de l'abstraction -supérieure de leurs études, naturellement affranchies -de toute subordination préalable envers aucune -branche directe de la philosophie naturelle, doivent être -<span class="pagenum" id="Page_460">460</span> -communément les plus exposés aux dangers d'une spécialisation -empirique, dont le principe leur est surtout -dû. Aussi est-ce chez eux que le véritable esprit positif -est, au fond, le plus méconnu, malgré sa source nécessairement -mathématique, comme je l'ai fait assez sentir -dans les deux premiers volumes de ce Traité. Toute leur -philosophie générale se borne aujourd'hui à rêver vaguement, -pour un lointain et confus avenir, une chimérique -extension universelle de leur analyse aux divers -phénomènes quelconques, d'après une vaine unité scientifique -toujours fondée sur l'irrationnelle prépondérance -d'un des fluides métaphysiques dont ils maintiennent si -déplorablement l'usage; le caractère absolu de l'antique -philosophie s'est certainement plus conservé chez eux -que parmi les autres savans, par suite d'une plus grande -restriction mentale. Au contraire, les biologistes, occupés -de spéculations nécessairement dépendantes de tout -le reste de la philosophie naturelle, et relatives à un -sujet où toute décomposition artificielle rappelle spontanément -une indispensable combinaison ultérieure, -d'après l'intime solidarité continue des phénomènes correspondans, -seraient naturellement les moins livrés aux -aberrations dispersives, et les mieux disposés au régime -vraiment philosophique, si leur éducation était aujourd'hui -en suffisante harmonie avec leur destination, et si -une servile imitation ne les entraînait encore à transporter -trop aveuglément, dans leurs travaux ordinaires, des -conceptions et des habitudes essentiellement propres aux -études inorganiques. Toutefois, leur inévitable antagonisme, -quoique jusqu'ici trop subalterne, contribue -déjà très-utilement à contenir, bien que faiblement, la -déplorable tendance scientifique qui résulterait maintenant -<span class="pagenum" id="Page_461">461</span> -d'un entier ascendant des géomètres. Ce conflit -nécessaire menace constamment les académies actuelles -d'une prochaine dissolution spontanée, parce que leur -nature se rapporte surtout à un âge préparatoire où la -philosophie inorganique, qui devait permettre la prépondérance -de l'esprit de détail, était seule florissante: -elle ne pourra rester longtemps compatible avec le développement -rationnel d'une science où l'esprit d'ensemble -doit évidemment prévaloir. Aussi peut-on noter -que la formation systématique de la biologie, principale -création scientifique de ce dernier demi-siècle, a été bien -plus entravée que secondée par les corporations savantes, -et surtout par la plus puissante d'entre elles, l'illustre -Académie de Paris, qui ne sut point s'emparer du grand -Bichat<a name="FNanchor_20" id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a>, qui s'unit honteusement à Bonaparte afin de -persécuter Gall, et qui méconnut si radicalement la valeur -de Broussais; sans parler du déplorable ascendant -qu'y exerça trop longtemps le brillant mais superficiel -Cuvier contre les admirables efforts de Lamarck, et ensuite -de Blainville, pour fonder la saine philosophie -biologique, dont le vrai sentiment est certainement -<span class="pagenum" id="Page_462">462</span> -bien plus complet et plus commun, même aujourd'hui, -hors de cette compagnie que dans son sein<a name="FNanchor_21" id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">[21]</a>.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_20" id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label"><b>Note 20</b>:</span></a> -On a vainement tenté de pallier une telle exclusion d'après la -mort prématurée de Bichat, enlevé pendant sa trente-deuxième année. -Mais l'admirable précocité de son beau génie fut encore plus exceptionnelle, -et méritait bien une glorieuse dérogation spéciale à des -usages qui, d'ailleurs, soit avant lui, soit surtout après, ont souvent -fléchi en faveur d'admissions plus hâtives, et certes moins éminentes, -décernées à des mérites mieux appréciés d'une compagnie où dominent -les géomètres. Il n'est pas inutile de remarquer, en outre, qu'aucune -solennelle manifestation n'est ensuite venue offrir à la postérité, -au sujet de Bichat, la digne imitation des nobles regrets qui ont tant -honoré l'Académie Française à l'égard de Molière.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_21" id="Footnote_21" href="#FNanchor_21"><span class="label"><b>Note 21</b>:</span></a> -Malgré l'appréciation plus facile que trouve ordinairement le -mérite étranger, on a vu pareillement l'illustre Oken, que ses vicieuses -inspirations métaphysiques n'empêcheront jamais d'être regardé -comme l'un des principaux fondateurs de la vraie philosophie -biologique, dédaigneusement écarté même de l'affiliation subalterne -que cette académie accorde si aisément, quoique cette insuffisante justice -y fût noblement réclamée par le plus digne émule de ce grand -biologiste.</p> - -<p class="sep1">La seule justification spécieuse que des esprits consciencieux -aient quelquefois essayée en faveur de cet irrationnel -régime, dont je ne puis ici qu'indiquer sommairement -les principaux désastres, consiste à présenter -aujourd'hui la spécialisation exclusive comme l'unique -garantie possible de la positivité des spéculations, en -considérant l'accueil régulier des généralités comme devant -aussitôt donner accès à toutes les conceptions vagues -et illusoires qui pullulent maintenant. Mais cet étrange -motif, fort semblable aux maximes politiques tendant à -interdire totalement la parole ou la presse, à cause des -évidens abus qu'on en peut faire, ne contient réellement, -au fond, qu'une naïve confirmation involontaire de -l'impuissance philosophique désormais propre à nos compagnies -savantes, que l'on proclame ainsi radicalement -incapables de distinguer assez les généralités vicieuses -d'avec celles qui seraient bien conçues; en sorte que, -de peur de laisser pénétrer les unes, il faille indistinctement -repousser aussi les autres. Une appréciation plus -judicieuse fait sentir, au contraire, que l'anarchie philosophique -actuelle, systématiquement prolongée par -cette stupide résistance académique, constitue la -<span class="pagenum" id="Page_463">463</span> -principale cause des dangers intellectuels contre lesquels on -cherche justement, mais en vain, des garanties permanentes, -qui ne sauraient admettre d'efficacité réelle qu'en -reposant enfin sur la construction directe d'une véritable -philosophie, dont la science, dignement généralisée, -peut seule fournir la base positive. Bien loin que le régime -dispersif suffise à défendre la raison publique de -l'imminente invasion du charlatanisme universel, il lui -fournit de nouvelles et nombreuses ressources, qui, pour -être d'une autre espèce que celles relatives à l'abus des -généralités, ne sont, à vrai dire, ni moins étendues, ni -moins accessibles, et doivent certes devenir aujourd'hui -plus dangereuses encore d'après l'aveugle confiance maintenant -accordée, dans la science comme dans l'industrie, -à toute spécialité quelconque, souvent aussi trompeuse -chez la première que chez la seconde. On conçoit aisément, -en effet, quels immenses moyens doivent ainsi -trouver les demi-portées intellectuelles afin d'usurper une -indigne prépondérance par une habile réserve scientifique, -fondée sur certaines améliorations secondaires, et -souvent même illusoires, qui, après quelques années -d'une facile élaboration routinière, autorisent indéfiniment -tant d'esprits vulgaires à repousser, avec un inqualifiable -dédain, les plus éminentes spéculations philosophiques<a name="FNanchor_22" id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">[22]</a>. -Tout lecteur bien préparé trouvera facilement, -<span class="pagenum" id="Page_464">464</span> -au sein des plus célèbres académies actuelles, des occasions -trop multipliées d'apprécier les désastreuses ressources -que présente à de telles usurpations notre déplorable -régime scientifique; surtout lorsque, à une adroite -affiliation à quelque coterie puissante, on peut joindre, -avec une certaine opportunité, du moins apparente, l'usage -spécieux du langage algébrique, si souvent employé -de nos jours, comme je l'ai hautement signalé, à déguiser -la médiocrité intellectuelle sous la prétendue profondeur -que semble annoncer encore une langue trop peu -répandue jusqu'ici pour que le seul mérite de la parler, -dans un style d'ailleurs quelconque, ne doive pas provisoirement -tenir lieu d'une vraie supériorité mentale, -en un temps où le public ignore combien elle est susceptible, -comme toute autre, et même davantage, de dégénérer -en un verbiage vide d'idées. Jusque chez les juges -spéciaux dont la compétence est le moins contestable, -<span class="pagenum" id="Page_465">465</span> -ces vicieuses habitudes dispersives s'opposent fréquemment, -sans excepter les questions mathématiques, à -une saine appréciation comparative des diverses valeurs -réelles, si ce n'est après une longue expérience tardive, -qui n'empêche point d'injustes prééminences. C'est ainsi, -pour me borner à un seul grand exemple historique, dont -les analogues seraient faciles à multiplier, que, chez la -plupart des géomètres, l'habile charlatanisme de Laplace -éclipsa longtemps la noble spontanéité de Lagrange, malgré -l'immense distance inverse que l'équitable postérité -commence à mettre entre l'incomparable génie du second -et le talent spécial du premier. L'insuffisance radicale du -mode habituel d'appréciation scientifique est surtout -marquée, dans ce célèbre contraste mathématique, par -l'étrange réputation philosophique qu'était parvenu à se -faire, d'après un pompeux verbiage, l'un des géomètres -les moins réellement philosophes qui aient jamais existé; -tandis que le caractère profondément philosophique, qui -distingue assurément les principales conceptions de Lagrange, -ne lui valut jamais aucune application d'un titre -qu'il n'ambitionnait pas, et dont ceux qui l'accordaient -avec un tel discernement étaient incapables de comprendre -la vraie signification fondamentale.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_22" id="Footnote_22" href="#FNanchor_22"><span class="label"><b>Note 22</b>:</span></a> -Si une telle indication générale pouvait être ici prolongée jusqu'à -la discussion personnelle, il serait facile, par un examen impartial -et approfondi de la composition actuelle des diverses corporations -savantes, sans excepter la plus éminente d'entre elles, de constater -que le régime de la spécialité dispersive, bien loin de tendre, comme on -le suppose, à en exclure les médiocrités ambitieuses, y est, au contraire, -de sa nature, surtout aujourd'hui, très-favorable à leur intronisation; -car, sauf un fort petit nombre d'heureuses exceptions, ces compagnies -sont désormais essentiellement composées de chétives intelligences, -qui, malgré leur bruyante importance passagère, n'ont dû -leur élévation officielle qu'à des titres beaucoup plus spécieux que -réels, et dont les noms ne devront certainement laisser aucune trace -durable dans l'histoire véritable de notre évolution mentale, où leur -entière omission ne saurait occasionner, sous aucun aspect, la moindre -lacune appréciable pour la filiation effective des différens progrès -scientifiques. Mais cette application individuelle, que le lecteur suffisamment -informé peut du reste ébaucher sans difficulté, serait évidemment -contraire à l'esprit et à la destination de ce Traité; quoiqu'elle -puisse, en d'autres circonstances, devenir opportune, et même indispensable, -si une résistance trop aveugle ou trop malveillante m'obligeait -un jour à pousser ailleurs ma démonstration principale jusqu'à -ce degré de particularité, auquel je suis d'avance tout préparé, quels -qu'en puissent être les dangers.</p> - -<p class="sep1">Tous ces vices généraux du régime scientifique actuel -ont spontanément trouvé, pendant le dernier demi-siècle, -une commune manifestation permanente, par suite -même de la nouvelle importance sociale que cette époque -a dû procurer aux savans, et qui a fait simultanément -ressortir leur insuffisance mentale et l'infériorité morale -correspondante: car, chez la classe spéculative, l'élévation -de l'âme et la générosité des sentimens peuvent -<span class="pagenum" id="Page_466">466</span> -difficilement se développer sans la généralité des pensées, -d'après l'affinité naturelle qui doit y exister entre les vues -étroites ou dispersives et les penchans égoïstes. Sous la -seconde phase moderne, et encore plus sous la troisième, -l'encouragement systématique des sciences, caractérisé -au chapitre précédent, s'était habituellement exercé suivant -un mode très-judicieux, en heureuse harmonie, -soit avec les conditions de la situation contemporaine, -soit avec les besoins de l'avenir immédiat; il consistait, -comme on sait, à gratifier les savans de pensions suffisantes -pour permettre le libre cours de leurs travaux, -mais en évitant soigneusement de leur conférer aucune -attribution active. Or, depuis le début de la crise révolutionnaire, -et principalement aujourd'hui, une générosité -irréfléchie a entraîné les divers gouvernemens, surtout -en France, à changer avant le temps ce système provisoire, -pour lui substituer déjà le seul régime qui puisse définitivement -persister, en fondant désormais une existence -plus indépendante sur la juste rémunération de fonctions -directement utiles; sans examiner si les savans actuels -étaient, en réalité, assez préparés à une transformation -aussi désirable. Comme l'éducation constitue nécessairement -la principale destination élémentaire de tout pouvoir -spirituel, on a dû ainsi livrer de plus en plus aux -corporations savantes, non l'éducation générale où elles -ne pouvaient encore prétendre aucunement, mais les diverses -institutions de haut enseignement spécial, qui -avaient été successivement établies pour plusieurs professions -publiques, et qui furent alors beaucoup agrandies. -Toutefois, par cela même que l'éducation caractérise, -en un cas quelconque, le premier degré du gouvernement -<span class="pagenum" id="Page_467">467</span> -intellectuel et moral, elle exige impérieusement cet -esprit d'ensemble sans lequel aucun gouvernement ne -saurait remplir son office, fût-ce sous les plus simples -aspects. Il était donc aisé de prévoir que les habitudes -dispersives de la spécialité scientifique rendraient les académies -actuelles essentiellement impropres aux importantes -attributions sociales qui leur étaient ainsi prématurément -conférées: car, la première condition réelle de -tout pouvoir spirituel consiste assurément en une philosophie -pleinement générale, quelle qu'en soit la nature; -et jusqu'ici les savans n'en ont évidemment aucune qui -leur soit propre. Quoique, réunis, ils possèdent les fragmens -épars et incohérens, mais infiniment précieux, de -la seule philosophie durable qui puisse aujourd'hui s'établir, -ils ne savent pas l'y voir, et s'opposent aveuglément -à ce que d'autres l'y cherchent. Cette épreuve permanente -peut donc être maintenant utilisée pour mettre -dans tout son jour l'inaptitude sociale des corps savans -actuels, même envers les fonctions auxquelles ils doivent -sembler le mieux préparés: on doit ainsi convenablement -apprécier l'intime réalité des obligations philosophiques -indispensables à l'avénement ultérieur d'une -véritable organisation spirituelle, même seulement partielle. -Mais on eût difficilement prévu, avant cette irrécusable -expérience, jusqu'à quel déplorable degré -l'égoïsme s'y joindrait à l'empirisme pour constater directement -la tendance anti-progressive qui caractérise -nécessairement, en un cas quelconque, tout régime purement -provisoire, lorsque, après avoir dépassé l'âge de son -heureuse efficacité temporaire, il est appliqué, dans un -nouveau milieu, à une destination incompatible avec ses -<span class="pagenum" id="Page_468">468</span> -dispositions initiales. Ce grave résultat est aujourd'hui, -en France, suffisamment accompli, et sa manifestation -directe importe beaucoup à la netteté des conclusions générales -propres à ma grande démonstration historique, -afin de faire mieux ressortir la principale condition, à la -fois intellectuelle et morale, d'une régénération spirituelle -dont la vraie nature est encore très-peu comprise. -Je dois donc compléter cette indispensable critique d'une -vicieuse organisation scientifique, en osant ici signaler -sans détour, quoique sommairement, une dégénération -vraiment décisive, dont les effets immédiats sont d'ailleurs -très-pernicieux déjà à d'importans services publics; -quelque nouvelle ardeur que cette loyale appréciation -doive nécessairement procurer aux puissantes antipathies -spontanément liguées contre moi.</p> - -<p>En conférant à notre Académie des Sciences le choix des -professeurs destinés, dans les diverses chaires spéciales, -au plus haut enseignement scientifique, la généreuse -confiance du gouvernement français n'avait institué aucune -précaution légale contre les abus que cette illustre -compagnie pourrait faire un jour d'une telle attribution -permanente, au profit exclusif de ses propres membres. -Peut-être même avait-on présumé que, chez une corporation -où un long usage porte chaque académicien à s'abstenir -de concourir avec les autres savans quant aux divers -prix scientifiques qu'elle est appelée à décerner, ce -respect naturel pour les conditions scrupuleuses d'un -impartial jugement déterminerait spontanément, envers -un concours beaucoup plus important à tous égards, une -pareille observance des garanties ordinaires d'une véritable -équité, sans exiger des prescriptions formelles qui -<span class="pagenum" id="Page_469">469</span> -auraient pu sembler injurieuses à la délicatesse personnelle -de tant d'hommes recommandables. Mais on avait -ainsi méconnu la dangereuse tentation à laquelle on exposait -dès lors, en un temps d'anarchie morale, un corps -où les natures vulgaires avaient déjà trop de facilité à -pénétrer, et où d'ailleurs la dispersion mentale devait -d'abord empêcher sincèrement une suffisante distinction -entre la capacité académique proprement dite, telle que -la caractérisent encore nos habitudes transitoires, et la -capacité vraiment didactique, toujours liée nécessairement -à des conditions philosophiques; c'est-à-dire entre -l'esprit de détail et l'esprit d'ensemble, ou entre le régime -analytique et le régime synthétique, si mal comparés -jusqu'ici, surtout chez les savans<a name="FNanchor_23" id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">[23]</a>. Primitivement -<span class="pagenum" id="Page_470">470</span> -entraînée par cette inévitable illusion, suite naturelle -d'une spécialisation empirique, cette compagnie a -finalement abusé de cette nouvelle mission publique, au -profit, de plus en plus exclusif, de ses propres membres, -qui forment désormais une sorte de ligue permanente, -<span class="pagenum" id="Page_471">471</span> -à la fois spontanée et systématique, pour se garantir les -uns aux autres, contre tout rival étranger, non-seulement -la possession d'honorables sinécures, juste équivalent -des anciennes pensions, mais aussi et surtout le -monopole universel du haut enseignement scientifique, -<span class="pagenum" id="Page_472">472</span> -quelle que pût être, en chaque cas, leur inaptitude notoire -à d'importantes fonctions actives, même en contraste -avec la supériorité la mieux constatée de leurs -concurrens extérieurs. Le monde savant a déjà suffisamment -compris, en France, cette déplorable dégénération; -puisque l'expérience y a fait maintenant reconnaître -l'impossibilité totale de lutter heureusement contre aucun -académicien, dans les diverses nominations ainsi -confiées à cette corporation, auprès de laquelle la plus -éminente aptitude à l'enseignement, spécialement confirmée -par de longs et utiles services, vient, en effet, toujours -échouer devant les plus étranges prétentions du -moindre producteur de Mémoires une fois parvenu à y -pénétrer sous des titres quelconques, parmi lesquels -néanmoins l'Académie répugnerait à introduire désormais -aucune condition didactique directement relative -à des fonctions dont la qualité académique confère cependant -aujourd'hui l'investiture privilégiée. Outre la -dangereuse tendance d'un tel régime à confier souvent -d'importans offices publics à des hommes profondément -incapables de s'en acquitter convenablement, on conçoit -aisément le funeste découragement qu'il doit produire -parmi les professeurs français; puisque les plus -dignes fonctionnaires ne peuvent plus espérer d'accès -aux diverses chaires du haut enseignement scientifique, -<span class="pagenum" id="Page_473">473</span> -si ce n'est envers les postes trop improductifs ou trop -pénibles pour tenter aucun académicien.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_23" id="Footnote_23" href="#FNanchor_23"><span class="label"><b>Note 23</b>:</span></a> -Afin de mieux marquer ici combien est aujourd'hui profondément -enracinée, chez cette célèbre compagnie, cette désastreuse confusion -philosophique, je crois devoir signaler brièvement un fait particulier, -qui, par l'ensemble de ses circonstances, me paraît, à cet égard, -tellement caractéristique, que, malgré que le cas me soit personnel, le -lecteur me saura gré, sans doute, de l'avoir spécialement rappelé, en -m'y bornant d'ailleurs à ce qui l'érige en symptôme réel de l'esprit dominant.</p> - -<p class="snote">Ma dernière candidature, mentionnée dans la préface de ce volume, -pour la chaire mathématique que j'avais, par intérim, activement occupée -à l'École Polytechnique, m'avait conduit à adresser à l'Académie -des Sciences de Paris, le 3 août 1840, une lettre uniquement destinée -à établir, en général, la distinction rationnelle entre les élections -purement académiques et les élections essentiellement didactiques, -spécialement indispensable en une telle occasion; d'où je concluais -que des traités et des leçons devaient alors constituer des titres plus -décisifs que de simples Mémoires de détail, dont la considération eût, -au contraire, dû prévaloir, s'il se fût agi d'une admission à -l'Académie, tant que durera sa constitution actuelle. La lecture officielle de -cette lettre, toute philosophique, écrite avec des ménagemens que sa -publication immédiate fit bientôt apprécier, avait été expressément demandée -par un membre (M. de Blainville), suivant une formelle disposition -réglementaire, qui, sous cette seule condition préalable, oblige -l'Académie à entendre textuellement toute semblable communication. -Ce corps devait assurément être touché de l'honorable confiance que je -lui témoignais en lui soumettant une telle discussion, quoique à l'occasion -d'une concurrence personnelle avec l'un de ses membres; ce -qui semblait d'ailleurs devoir mieux assurer, à mon égard, pour une -lutte aussi périlleuse, le scrupuleux accomplissement des garanties protectrices, -alors devenues non moins nécessaires à l'honneur de la compagnie -qu'à ma propre sécurité. Néanmoins, dès les premières phrases -de cette lecture obligatoire, M. Thenard osa demander sa suppression -totale; appuyé par M. Alexandre Brongniart, il obtint bientôt cette -mesure exceptionnelle, sans que le président (M. Poncelet) adressât -à une majorité inattentive aucune remontrance quelconque sur une -pareille violation du règlement académique: la voix loyale et courageuse -de M. de Blainville fut la seule qui réclamât à la fois au nom de -l'équité, de la convenance et de la vraie dignité. Le contraste décisif -d'un tel accueil avec la paisible admission, quatre ans auparavant, -d'une lettre toute semblable, soit pour le fond, soit pour la forme, ne -permet pas d'attribuer cette étrange différence à d'autre motif réel, -sinon que, en 1836, je ne m'étais trouvé en concurrence avec aucun -académicien; car mes titres spéciaux étaient d'ailleurs devenus, -en 1840, beaucoup plus incontestables, d'après la manière dont j'avais -provisoirement rempli les fonctions que je venais ainsi réclamer, selon -l'irrécusable témoignage de l'illustre Dulong, qui, comme directeur -des études de l'École Polytechnique, y avait personnellement suivi -mes leçons. Au reste, cette mesure, à la fois ignoble et puérile, où -une puissante corporation se ruait sur un seul homme pour étouffer, -au profit d'un de ses membres, une juste discussion, excita aussitôt, -partout ailleurs qu'au sein d'une compagnie probablement entraînée -par une manœuvre concertée, l'indignation la plus unanime, soit parmi -le public scientifique, soit chez la presse périodique, qui, sans aucune -distinction de parti, sut alors remplir spontanément sa noble -mission protectrice contre les préjugés et les passions de tous les pouvoirs -aveuglés ou arriérés.</p> - -<p class="snote">Pour compléter cette observation, en y montrant combien les -meilleurs esprits sont déjà dominés par la déplorable tendance qu'elle -révèle, je dois ajouter que l'un des plus éminens académiciens, -M. Poinsot, qui, entre les géomètres français vivans, est assurément -le moins éloigné du véritable état philosophique, et qui d'ailleurs affecta -toujours envers moi une stérile bienveillance, n'osa point, en ce -cas décisif, appuyer de sa juste autorité la voix indépendante de son -énergique collègue, afin d'épargner à sa corporation l'inévitable réprobation -publique qui s'attache à toute iniquité constatée. Outre que -cet illustre savant était personnellement convaincu de la supériorité de -mes droits, il m'avait expressément écrit qu'il soutiendrait, en cas de -contestation, la lecture officielle de ma lettre, dont il avait eu préalablement -connaissance. Cet ingénieux géomètre, toujours si disert et si -incisif quand sa personnalité est mise en jeu, préféra donc violer -un engagement formel, pour s'associer, par un lâche silence, à cette -turpitude académique, plutôt que de paraître blâmer, envers un de -ses confrères, le funeste monopole maintenant usurpé par sa compagnie -au préjudice de toute capacité extérieure. Tous ceux de mes -lecteurs qui auront remarqué, dans les deux premiers volumes de ce -Traité, l'éclatante justice que je me suis plu à rendre au mérite trop -peu apprécié de cet éminent académicien, regretteront sans doute avec -moi que son caractère ne soit point au niveau de son intelligence, -quoique son âge avancé, et le juste ascendant dont il jouit dussent spécialement -faciliter l'indépendance de sa conduite; ce qui montre combien -est désormais profondément enracinée, chez nos savans, la dangereuse -aberration, à la fois morale et mentale, inhérente à une prolongation -exagérée de l'anarchie philosophique.</p> - -<p class="sep1">L'intime dégénération indiquée par de tels symptômes -confirme l'état purement provisoire d'une classe -spéculative où l'actif sentiment du devoir a dû s'affaiblir -au même degré que le véritable esprit d'ensemble, et -chez laquelle on remarque, en effet, aujourd'hui, encore -plus que partout ailleurs, une systématique prépondérance -de la morale métaphysique fondée sur l'intérêt -personnel. Bientôt, peut-être, la science elle-même en -sera profondément atteinte, soit parce qu'une trop avide -concurrence menace d'y déterminer, chez des natures -trop inférieures, une altération volontaire de la véracité -des observations, soit à cause de la surexcitation qu'une -cupidité croissante est exposée à y recevoir des relations -plus directes et plus actives entre les spéculations scientifiques -et les opérations industrielles. C'est ainsi que -s'annonce, à tous égards, la fin prochaine du régime -préliminaire. Il ne saurait désormais entraver longtemps -l'impulsion décisive destinée à régénérer la science moderne -par une indispensable généralisation, qui, sans -compromettre sa positivité, et même en la consolidant -beaucoup, organisera enfin sa suffisante harmonie avec -les principaux besoins de notre situation fondamentale. -Aussi, en terminant cette pénible mais inévitable digression, -qui pouvait seule faire énergiquement sentir -combien la régénération spirituelle exige préalablement -une rénovation philosophique, à la fois morale et mentale, -pouvons-nous résumer entièrement l'ensemble -d'une telle appréciation, en considérant historiquement -les savans proprement dits comme une classe essentiellement -<span class="pagenum" id="Page_474">474</span> -équivoque, destinée à une prochaine élimination, -en tant qu'intermédiaires entre les ingénieurs et les philosophes, -sans avoir nettement aucun de ces deux caractères -tranchés, puisqu'ils se rapprochent des uns par la -spécialité de leurs travaux, et des autres par l'abstraction -de leurs spéculations<a name="FNanchor_24" id="FNanchor_24" href="#Footnote_24" class="fnanchor">[24]</a>.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_24" id="Footnote_24" href="#FNanchor_24"><span class="label"><b>Note 24</b>:</span></a> -On peut même aisément reconnaître aujourd'hui que, par suite -de ce caractère bâtard et de cette fausse position, nos corps savans -remplissent désormais presque aussi mal les fonctions des ingénieurs -que celles des philosophes. C'est ce que témoignent clairement, par -exemple, les consultations technologiques journellement émanées de -l'Académie des Sciences de Paris, où l'on voit trop souvent prôner -de vicieuses innovations pratiques d'après d'insuffisantes considérations -théoriques, appuyées de petits essais insignifians, guère plus -décisifs, d'ordinaire, que les expériences agricoles si justement ridiculisées. -De telles décisions ne rencontrent encore habituellement -qu'une aveugle vénération chez un public incompétent, jusqu'à ce -que l'application en ait tardivement dévoilé la légèreté. Mais quand -elles pourront être convenablement assujetties à une véritable discussion, -on ne tardera pas à comprendre que ces corporations équivoques -ne se font, en général, aucune idée juste des conditions essentielles -propres à garantir la sagesse et la stabilité de leurs jugemens -technologiques, et que leurs attributions actuelles à cet égard seraient -certainement beaucoup mieux exercées par une compagnie franchement -formée de purs ingénieurs judicieusement choisis.</p> - -<p class="sep1">Ces deux élémens hétérogènes coexistent confusément -aujourd'hui dans la constitution empirique de nos -académies; mais ils tendront évidemment à s'y séparer -de plus en plus, soit par l'extension croissante d'un mouvement -industriel devenu plus rationnel, soit à mesure -que le besoin d'une véritable réorganisation spirituelle -sera mieux compris. La majeure partie des savans actuels -ira se fondre parmi les purs ingénieurs, pour -<span class="pagenum" id="Page_475">475</span> -former une active corporation franchement destinée, sans -aucune vaine diversion spéculative, à diriger l'ensemble -de l'action de l'homme sur le monde extérieur, d'après -des conceptions spécialement adaptées à une telle fin. -Mais les plus éminens d'entre eux deviendront, sans -doute, le noyau d'une véritable classe philosophique, -directement réservée aujourd'hui à conduire la régénération -intellectuelle et morale des sociétés modernes, -sous l'impulsion permanente d'une commune doctrine -positive, instituant une éducation scientifique vraiment -générale, à laquelle serait toujours rationnellement subordonnée -toute indispensable répartition ultérieure des -divers travaux contemplatifs, en déterminant, à chaque -époque, l'importance variable que l'ensemble de la situation -humaine doit assigner à chaque catégorie abstraite, -et, par suite, accordant maintenant la plus haute -prépondérance aux études sociales, jusqu'à ce que la régénération -finale soit suffisamment avancée<a name="FNanchor_25" id="FNanchor_25" href="#Footnote_25" class="fnanchor">[25]</a>. Quant à ceux -<span class="pagenum" id="Page_476">476</span> -des savans actuels, ou plutôt de leurs successeurs immédiats, -qui seraient incapables de s'élever habituellement -à la généralité philosophique, et qui cependant dédaigneraient -l'utile office spécial des ingénieurs, il resteront -nécessairement, comme tous les êtres équivoques, en -dehors de toute hiérarchie régulière, tant qu'ils n'auront -pu s'investir convenablement d'un vrai caractère -social, soit spéculatif, soit actif. Mais cette exclusion -naturelle n'empêchera d'ailleurs aucunement, pendant -cette inévitable transition, la juste appréciation continue -<span class="pagenum" id="Page_477">477</span> -de leurs propres travaux. Quoique leur étrange prépondérance -actuelle doive alors entièrement cesser, ils trouveront -chez les véritables philosophes plus d'équité qu'ils -n'en montrent aujourd'hui envers eux: parce que la -saine généralité fait dignement sentir le prix de toute -utile spécialité, quelque rétrécie qu'elle puisse être; -tandis que celle-ci, par sa restriction même, inspire l'aversion -de toute conception vraiment complète, c'est-à-dire -générale. Nulle politique normale ne saurait, en -effet, assigner d'office réellement fondamental à des esprits -radicalement disparates, dédaignant l'industrie, -méconnaissant les beaux-arts, ne pouvant même entre -eux ni se comprendre, ni s'estimer, parce que chacun -d'eux veut tout ramener au sujet exclusif de son étroite -préoccupation, enfin tous incapables, dans les opérations -d'ensemble de la vie sociale, de prendre aucune -délibération qui leur soit propre, faute d'une doctrine -commune, et seulement aptes à fournir à une direction -supérieure de précieux renseignemens partiels. On conçoit -ainsi le secret instinct personnel qui, malgré de -vaines démonstrations, pousse maintenant ces natures -bâtardes et incomplètes à désirer involontairement la conservation -indéfinie de la philosophie théologico-métaphysique, -dont l'impuissance sociale leur permet aujourd'hui, -outre le facile mérite d'une opposition banale, la prolongation -effective de leur propre ascendant mental, qui -serait, au contraire, incompatible avec l'active suprématie -d'une philosophie vraiment positive, assignant à -chacun, suivant une irrésistible rationnalité, sa fonction -et son rang. Ces motifs peuvent aisément expliquer la -profonde antipathie qu'inspirent aujourd'hui à ces étranges -<span class="pagenum" id="Page_478">478</span> -chefs provisoires de notre évolution mentale tous -ceux qui, comme moi, s'efforcent d'instituer enfin, d'après -des conceptions suffisamment générales, un véritable -gouvernement intellectuel, d'autant plus redouté -que sa <ins id="cor_12" title="posivité">positivité</ins> le rendrait plus efficace contre toutes les -influences usurpées<a name="FNanchor_26" id="FNanchor_26" href="#Footnote_26" class="fnanchor">[26]</a>.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_25" id="Footnote_25" href="#FNanchor_25"><span class="label"><b>Note 25</b>:</span></a> -Quelque inévitable que doive sembler, assurément, d'après nos -explications antérieures, la prochaine décadence du régime dispersif -propre aux académies scientifiques actuelles, et caractérisé par leur -morcellement empirique, le remplacement définitif de ces corporations -provisoires par des académies vraiment philosophiques est encore -loin d'être immédiatement réalisable, faute d'un suffisant développement -et d'une convenable propagation du véritable esprit philosophique. -Chez la plus illustre de ces compagnies (l'Académie des -Sciences de Paris), il n'existe peut-être aujourd'hui qu'un seul membre -qui satisfît dignement aux conditions philosophiques, comme -ayant seul judicieusement médité sur la marche réelle de l'esprit -humain. Dans une telle situation, ces corporations pourraient, sans -changer encore radicalement leur constitution initiale, prolonger -et consolider utilement leur existence incomplète, par l'introduction -d'une section nouvelle et prépondérante, spécialement consacrée -à la physique sociale et à la philosophie positive; la juste suprématie -rationnelle de cette section complémentaire étant d'ailleurs -régulièrement marquée par son privilége exclusif de fournir toujours -le président annuel et le secrétaire perpétuel de l'Académie, ainsi que -par la participation déterminée aux délibérations partielles de chacune -des autres sections. Malgré que cette institution intermédiaire fût certainement -insuffisante pour l'entière régénération de nos Académies, -elle pourrait heureusement préparer la transition finale de la constitution -scientifique à la vraie constitution philosophique. Toutefois, -l'empirisme et l'égoïsme dont le déplorable concours domine de plus -en plus aujourd'hui chez de telles compagnies, les pousseront plutôt -à écarter de toutes leurs forces un expédient aussi salutaire, qui désormais -ne pourrait guère y être introduit que par la sage énergie d'un -pouvoir supérieur, dont l'intervention convenable est, à cet égard, très-peu -vraisemblable. Il est malheureusement beaucoup plus probable -que la déconsidération croissante, à la fois intellectuelle et morale, -dont ces corps sont aujourd'hui menacés, par une suite nécessaire du -rétrécissement graduel de leurs vues et de la corruption progressive de -leur conduite, détermineront, au contraire, leur suppression universelle, -hâtée sans doute par l'inévitable accroissement de leurs dissensions -intestines, avant le temps où de véritables corporations philosophiques -pourront enfin s'élever à leur place.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_26" id="Footnote_26" href="#FNanchor_26"><span class="label"><b>Note 26</b>:</span></a> -Les libres réunions scientifiques qui, depuis quelques années, -commencent à se former temporairement sur les divers points principaux -de la république européenne, et où le caractère cosmopolite -de la science moderne surmonte si honorablement tout esprit de nationalité, -peuvent être regardées, à beaucoup d'égards, comme un témoignage -spontané d'un sentiment vague mais réel de l'insuffisance -actuelle, à la fois mentale et sociale, de nos Académies officielles. -Quoique ces rassemblemens périodiques ne puissent constituer jusqu'ici, -à vrai dire, que d'heureuses occasions d'un noble divertissement, -ils pourront ultérieurement faciliter la réorganisation scientifique -dont ils indiquent confusément le besoin instinctif, quand l'apparition -d'une véritable philosophie aura permis enfin d'apprécier convenablement, -soit la nature propre de cette nouvelle nécessité, soit le -mode effectif de régénération.</p> - -<p>L'appréciation que nous venons de terminer doit actuellement -faire comprendre aussi la sagacité révolutionnaire -qui, sous le principal degré de la grande crise -politique, avait disposé l'énergie progressive à ne pas excepter -les plus estimables compagnies savantes de l'universelle -suppression des corporations antérieures, dont -l'esprit devait être, en effet, dans les cas même les plus -favorables, plus ou moins opposé à la régénération finale. -Nous venons de le constater, de la manière la plus -décisive, envers une illustre académie qui, après tant -d'éminens services partiels, constitue maintenant un -puissant obstacle, d'abord intellectuel, et même ensuite -<span class="pagenum" id="Page_479">479</span> -moral, à toute véritable organisation spirituelle, par -cela seul qu'elle consacre directement l'anarchique prépondérance -de l'esprit de détail sur l'esprit d'ensemble, -sans lequel ne saurait surgir une construction devenue -aujourd'hui le premier besoin social. Toutefois, les illusions -métaphysiques propres à l'unique philosophie qui -pût alors diriger, avaient dû, à cet égard, ainsi qu'à -tout autre, faire prendre une destruction pour une fondation, -sans penser que ce qu'il fallait surtout changer, -comme étant désormais radicalement nuisible, ce n'était -point seulement la constitution légale de ces anciennes -corporations, mais le vicieux régime mental dont elles -n'offraient qu'une inévitable expression, et sur lequel -les mesures politiques ne pouvaient avoir aucune action -radicale. Aussi cette suppression prématurée, d'ailleurs -si injustement flétrie, qui ne favorisait pas réellement la -réorganisation spirituelle, en un temps où elle était encore -totalement impossible, fut-elle bientôt suivie d'une -facile restauration provisoire, parce qu'elle compromettait -inutilement d'importans services partiels. Mais cet -inévitable rétablissement, accompagné d'un surcroît essentiel -d'attributions sociales, a mis en pleine évidence -ultérieure, comme je viens de le montrer, l'entière impuissance -politique de la classe scientifique actuelle, et -même sa dégénération morale, d'après la vicieuse prolongation -d'un régime mental purement provisoire, dont -la destination propre était suffisamment accomplie, et -qui pourtant n'a jamais été plus absolument prôné que -depuis que, par une abusive extension, il est vraiment -devenu beaucoup plus rétrograde que progressif. Enfin, -je ne dois pas négliger de faire ici ressortir spécialement -<span class="pagenum" id="Page_480">480</span> -de cette importante et difficile appréciation, si contraire -aux habitudes régnantes, un précieux enseignement social, -qui ne pourrait, en aucun autre cas, recevoir spontanément -une confirmation aussi décisive. Car, en quelques -mains que les vicissitudes naturelles de notre orageuse -situation puissent faire successivement passer le -pouvoir central, une telle expérience m'autorise pleinement, -sans doute, à lui recommander d'avance, avec les -plus vives instances, au nom des premiers intérêts sociaux, -de ne jamais se désaisir volontairement, même d'après les -plus spécieux motifs, des attributions générales qui lui -restent encore. Elles ne sauraient être livrées à des organes -partiels sans que cette imprudente abdication ne -doive gravement entraver une réorganisation fondamentale -déjà assez embarrassée, outre son extrême difficulté -spontanée, par l'ensemble des vicieuses tendances inhérentes -au double mouvement antérieur, aussi bien positif -que négatif, soit d'après une spécialité dispersive ou une -critique dissolvante, dont les déplorables effets politiques -sont d'ailleurs maintenant fort analogues, malgré la diversité -d'origine.</p> - -<p>Après avoir convenablement apprécié la progression -générale du dernier demi-siècle, quant au prolongement -de celle de nos quatre évolutions élémentaires qui a -maintenant le plus d'importance directe pour la régénération -finale, il ne nous reste plus, afin de compléter -l'examen de cette époque extrême, de manière à terminer -enfin notre grande élaboration historique, qu'à y considérer -sommairement le cours simultané de l'évolution -philosophique proprement dite, relative au quatrième -élément préparatoire de la sociabilité moderne. Par -<span class="pagenum" id="Page_481">481</span> -l'inévitable persistance de l'impuissante situation où nous -l'avons vu nécessairement amené sous la seconde phase, -cet élément préliminaire, qui devait sembler propre à -compenser la profonde atteinte temporaire que le mouvement -scientifique apportait à l'esprit d'ensemble, n'a -réellement tendu, au contraire, qu'à consacrer dogmatiquement -cette fatale déviation, en s'efforçant aussi de -l'étendre servilement au sujet qui la repousse le plus.</p> - -<p>Suivant les explications du chapitre précédent, à mesure -que la science, aux seizième et dix-septième siècles, -se séparait irrévocablement d'une philosophie caduque, -sans pouvoir encore devenir la base d'aucune autre, la -philosophie, de son côté, s'isolant toujours davantage -de l'évolution scientifique qu'elle dirigeait dès la troisième -phase du moyen âge, se restreignait exclusivement -à la vaine élaboration immédiate des théories morales et -sociales, désormais conçues indépendamment de toute -relation permanente aux seules études qui pussent leur -fournir des fondemens réels, soit pour la méthode ou -pour la doctrine. Depuis l'accomplissement de cette indispensable -séparation, il n'a pu, à vrai dire, exister -jusqu'ici aucun véritable philosophe, si, ce qui n'est pas -contestable, ce titre suppose nécessairement, comme -attribut caractéristique, la prépondérance habituelle de -l'esprit d'ensemble, quelle qu'en soit d'ailleurs la nature -ou la direction, théologique, métaphysique ou positive. -En ce sens, seul rigoureux, le grand Leibnitz aurait effectivement -constitué le dernier philosophe moderne; puisque -personne après lui, pas même l'illustre Kant, malgré -son admirable puissance logique, n'a convenablement -rempli encore les conditions de la généralité philosophique, -<span class="pagenum" id="Page_482">482</span> -en suffisante harmonie avec l'état avancé de l'évolution -mentale. Si la philosophie de l'énergique de Maistre -a pu ensuite, à sa manière, sembler vraiment complète, -c'est uniquement parce que son caractère rétrograde, qui -ne lui permettait qu'un office purement historique, devait, -en effet, la dispenser spontanément de la difficile obligation -de correspondre simultanément aux divers besoins -hétérogènes, en apparence contradictoires et néanmoins -également impérieux, qui sont propres à la sociabilité -moderne. Aussi, sauf quelques heureux pressentimens -exceptionnels d'une prochaine rénovation, ce dernier -demi-siècle n'a-t-il pu essentiellement offrir, sous ce -rapport, qu'une stérile consécration dogmatique d'une -telle situation transitoire, bien loin de tendre à la conduire -vers sa véritable issue finale. Néanmoins, comme -cette vaine tentative est très propre à caractériser une -prétendue philosophie, qui, à défaut de toute autre, -doit aujourd'hui rester spécieuse pour beaucoup d'esprits -vaguement pénétrés du premier besoin de notre temps, -il n'est pas inutile d'en indiquer ici rapidement la saine -appréciation historique.</p> - -<p>J'ai démontré, aux quarantième et cinquante-unième -chapitres, que le véritable esprit général de la philosophie -primitive, seule encore existante malgré des -modifications de plus en plus destructives, consiste principalement -à concevoir l'étude de l'homme, surtout -intellectuel et moral, comme entièrement indépendante -de celle du monde extérieur, à laquelle, au contraire, -elle servirait toujours de base primordiale, en contraste -fondamental avec la vraie philosophie définitive. Pour -mieux consolider ce caractère commun à toutes les -<span class="pagenum" id="Page_483">483</span> -doctrines théologico-métaphysiques, d'une manière plus -conforme aux nouvelles prédilections de l'esprit humain, -la métaphysique moderne, depuis que la science, affranchie -de sa tutelle, développait rapidement la merveilleuse -puissance de la méthode positive, voulut aussi, -par une étrange inconséquence, que la théologie antérieure -eût certainement évitée, justifier sa propre marche -d'après un principe logique équivalent à celui de la -science elle-même, dont elle comprenait de moins en -moins les conditions réelles. Cette tendance spontanée, -graduellement prononcée à partir de Locke, a finalement -abouti, de nos jours, chez les diverses écoles métaphysiques, -sous des formes d'ailleurs adaptées à leurs divergences, -à consacrer dogmatiquement cet isolement caractéristique -et cette priorité décisive des spéculations -morales, en représentant désormais cette prétendue philosophie -comme fondée, autant que la science elle-même, -sur un ensemble de faits observés. Il a suffi pour -cela d'imaginer, parallèlement à la véritable observation, -toujours nécessairement extérieure à l'observateur, cette -fameuse <i>observation intérieure</i>, qui n'en peut être que la -vaine parodie, et suivant laquelle, dans une situation -ridiculement contradictoire, notre intelligence se contemplerait -elle-même pendant l'exécution habituelle de -ses propres actes. Voilà ce qui se formulait doctoralement, -tandis que Gall incorporait, d'une manière irrévocable, -l'étude des fonctions cérébrales au domaine -positif de la science réelle! On sait assez à quelle stérile -agitation ce principe illusoire a conduit nécessairement la -métaphysique actuelle, qui nous offre partout le spectacle -journalier des plus ambitieuses prétentions -<span class="pagenum" id="Page_484">484</span> -philosophiques aboutissant enfin à produire, sur l'ancienne -philosophie, grecque ou scolastique, des traductions et -des commentaires, où l'on ne peut même trouver le plus -souvent aucune judicieuse appréciation historique des -doctrines correspondantes, faute de toute saine théorie -fondamentale relativement à l'évolution réelle de l'esprit -humain.</p> - -<p>Cette sophistique parodie du régime scientifique, d'abord -limitée au seul principe logique, s'est ensuite -étendue aussi à la marche générale. La plus servile irrationnalité -a fait aveuglément transporter aux études -morales et sociales la spécialité caractéristique des études -scientifiques proprement dites, au temps même où cette -spécialité, longtemps indispensable à la philosophie inorganique -d'où elle émanait, était déjà parvenue, comme -nous l'avons vu ci-dessus, au terme naturel de son office -provisoire. Une philosophie vraiment digne de ce nom, -eût alors, conformément à sa destination normale, sagement -averti les savans, et surtout les biologistes, de l'immense -déviation logique à laquelle ils s'exposaient ainsi -de plus en plus en étendant, par une imitation routinière, -à la science des corps vivans, où tous les aspects sont radicalement -solidaires, un mode d'élaboration qui n'avait -pu provisoirement convenir qu'à l'égard des corps inertes. -Mais, au lieu de cela, arguer d'un tel entraînement -spontané, pour l'aggraver encore davantage en l'appliquant -systématiquement à l'étude qui avait toujours été -conçue comme exigeant le plus, par sa nature, une indispensable -unité permanente; c'est ce qui constitue, à -mes yeux, l'un des plus mémorables exemples historiques -d'une désastreuse fascination métaphysique, et en même -<span class="pagenum" id="Page_485">485</span> -temps un témoignage décisif de la profonde impuissance -philosophique propre aux auteurs quelconques d'une -aussi stupide aberration. Quand on crut organiser enfin -la corporation spéculative, en réunissant périodiquement, -dans un même local, et sous un même titre, des -classes radicalement hétérogènes, qui ne sauraient encore -ni se comprendre ni s'estimer les unes les autres, l'inconcevable -aveuglement que je viens de signaler se manifesta -directement, de la manière la moins équivoque, -par l'irrationnel dépècement de la science morale et politique -entre les diverses coteries d'une académie métaphysique, -d'après la servile imitation du morcellement -provisoire inhérent aux académies positives. Heureusement, -Bonaparte, quoique dans une intention rétrograde, -détruisit bientôt cette étrange institution, qui ne pouvait -réellement servir qu'à concentrer les influences métaphysiques, -en un temps où, leur office temporaire étant -suffisamment accompli, elles devaient désormais entraver -profondément toute véritable réorganisation. Quand un -ministre métaphysicien, progressif et organisateur à sa -manière, a récemment restauré cette vaine congrégation, -il y a fidèlement reproduit ce fractionnement sophistique, -que l'état plus avancé de l'évolution mentale -permettait certes d'apprécier alors convenablement, mais -qui est, en effet, très propre à gêner l'essor des conceptions -vraiment philosophiques, en ameutant officiellement, -contre leur unité caractéristique, des tendances à -tout autre égard discordantes<a name="FNanchor_27" id="FNanchor_27" href="#Footnote_27" class="fnanchor">[27]</a>. Chacun connaît -<span class="pagenum" id="Page_486">486</span> -d'ailleurs l'étrange complément spécial que cet homme d'état -a ensuite ajouté, pour l'histoire, à cette irrationnelle décomposition, -dans ce que ses flatteurs ont osé qualifier -d'organisation normale des études historiques. On ne saurait -aujourd'hui comment nommer ce dernier égarement, -si, en réalité, une telle innovation n'était surtout destinée -à instituer, envers la presse périodique, un misérable expédient -de corruption permanente.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_27" id="Footnote_27" href="#FNanchor_27"><span class="label"><b>Note 27</b>:</span></a> -Si une pareille institution était sérieusement discutable, il serait -curieux, par exemple, d'y remarquer comment tout esprit qui -aurait aujourd'hui dignement satisfait à la plus importante condition -logique, en réunissant convenablement le point de vue philosophique -et le point de vue historique, se trouverait, à ce titre même, naturellement -exclu d'une Académie que son organisation dispersive et ses -habitudes irrationnelles disposeraient toujours à lui préférer spontanément, -soit un philosophe étranger aux méditations historiques, -soit un historien dépourvu d'études philosophiques.</p> - -<p class="sep1">Tels sont, en général, les symptômes vraiment décisifs -par lesquels l'évolution philosophique proprement dite, -depuis que l'évolution scientifique s'en est complétement -séparée, a dû être finalement conduite, au dix-neuvième -siècle, à constater directement son extrême caducité nécessaire, -soit d'après une consécration sophistique de son -stérile isolement, soit en brisant l'indispensable unité -des conceptions sociales. Néanmoins, quoiqu'un instinct -confus de la profonde discordance avec l'esprit et les -besoins de notre temps l'ait déjà radicalement discréditée -aux yeux de la raison publique, l'influence politique que -conserve encore évidemment cette prétendue philosophie, -à défaut de toute concurrence réelle, est bien propre à -vérifier l'urgence et le pouvoir de la généralité mentale, -dont la plus vaine apparence suffit aujourd'hui à -<span class="pagenum" id="Page_487">487</span> -maintenir provisoirement la puissance pratique d'une doctrine -universellement déconsidérée, qui n'a plus d'autre office -effectif que d'entretenir imparfaitement, au milieu de la -plus active dispersion, un vague sentiment de la concentration -intellectuelle. Mais, quand l'inévitable apparition -d'une vraie philosophie, émanée enfin de la science réelle, -aura suffisamment enlevé à la métaphysique actuelle le -seul privilége qui puisse lui attacher maintenant des esprits -consciencieux, cet unique vestige de son antique -prépondérance disparaîtra spontanément, sans exiger -probablement aucune discussion directe, sauf le contraste -décisif qui ressortira nécessairement des applications respectives. -Alors se dissipera totalement le grand schisme -préparatoire consommé, par Aristote et Platon, entre la -philosophie naturelle et la philosophie morale, dont -l'indispensable séparation provisoire, radicalement modifiée -par Descartes, est aujourd'hui parvenue à son dernier -âge, après avoir convenablement rempli sa destination -préliminaire. L'unité mentale, vainement poursuivie -avant le temps sous la noble impulsion scolastique, résultera -irrévocablement de la convergence journalière -entre une science devenue philosophique et une philosophie -devenue scientifique; l'étude de l'homme moral et -social obtiendra, sans résistance, le juste ascendant normal -qui lui appartient dans le système de nos spéculations, -parce que, cessant d'être hostile à l'actif développement -des contemplations les plus simples et les plus -parfaites, elle y puisera nécessairement sa première base -rationnelle, pour y réfléchir ensuite de lumineuses indications -générales, suivant les explications fondamentales -du tome quatrième, bientôt directement consolidées -<span class="pagenum" id="Page_488">488</span> -dans les trois chapitres qui vont résumer et compléter -ce Traité. Cette prochaine rénovation sera sans doute -secondée avec ardeur par beaucoup de jeunes intelligences, -qui, sincèrement philosophiques, s'égarent aujourd'hui, -faute d'un plus digne aliment, aux stériles -contemplations d'une irrationnelle métaphysique, dont -les déceptions, vaguement appréciées, aboutissent trop -souvent à déterminer, à l'âge de l'égoïsme, une inévitable -corruption, en dissipant le sentiment du devoir en -même temps que l'esprit d'ensemble, d'après leur intime -connexité naturelle. Il serait oiseux d'ailleurs d'examiner -si, dans ce mouvement final, les savans s'élèveront à -la philosophie, ou si les philosophes reviendront à la -science. On peut seulement assurer que, chez l'une et -l'autre de ces deux classes actuelles, cette indispensable -transformation réciproque éprouvera l'active résistance -d'une majorité étroite et intéressée. D'heureuses exceptions -individuelles viendront toutefois, des deux parts, -former le noyau spontané de la nouvelle corporation spirituelle, -dès lors indifféremment qualifiée de scientifique -ou philosophique, sous la commune prépondérance permanente -d'une éducation générale, qui fera naturellement -cesser toute vicieuse opposition de forces intellectuelles, -en organisant rationnellement l'indispensable -distribution continue de l'ensemble du travail spéculatif.</p> - -<p>L'appréciation historique que nous venons de terminer -envers le dernier demi-siècle, et qui, en conséquence, -complète enfin notre examen général du passé humain, -nous a toujours conduits à concevoir, à tous égards, le -temps actuel comme l'époque nécessaire où l'accomplissement -direct de la grande rénovation philosophique, -<span class="pagenum" id="Page_489">489</span> -projetée par Bacon et Descartes, doit déterminer la réorganisation -spirituelle des sociétés modernes, destinée ensuite -à présider à la régénération politique de l'humanité. -Tout est maintenant disposé, au fond, malgré -beaucoup d'obstacles personnels, pour permettre, autant -que pour exiger, cette élaboration fondamentale. -Une crise salutaire a pleinement dévoilé l'irrévocable -caducité de l'ancien système social, et convenablement -signalé les obligations essentielles d'un nouvel organisme, -en faisant aussi ressortir à jamais l'insuffisance organique -de la métaphysique négative qui avait dû diriger la transition -révolutionnaire des cinq siècles antérieurs: la -dictature temporelle, provisoirement résultée de la décomposition -politique, s'est spontanément dissoute, en -livrant au libre cours des tentatives philosophiques l'empire -intellectuel et moral, qu'elle renonce désormais à -régir, pour se réserver exclusivement au maintien de -l'ordre matériel, de plus en plus incompatible avec le -développement de l'anarchie spirituelle: enfin, la science -a manifesté simultanément son aptitude ultérieure à -servir de base à la philosophie, et son impuissance actuelle -à en dispenser; tandis que l'antique philosophie -parvenait à son extrême décrépitude, en ne laissant -d'autre issue mentale que d'après une généralisation -puisée dans la science réelle. J'ai osé, après tant de vains -efforts, entreprendre directement cette dernière opération -décisive, qui peut seule satisfaire à la fois aux conditions -d'ordre et aux besoins de progrès, en tendant à -substituer graduellement un mouvement soutenu et déterminé -à une vague et anarchique agitation. C'est maintenant -aux vrais penseurs à juger si ma théorie -<span class="pagenum" id="Page_490">490</span> -fondamentale de l'évolution humaine, dont je viens d'achever -l'explication historique, contient, en effet, le principe -essentiel de cette grande solution, sauf à mieux régulariser -son application ultérieure. Mais, avant de passer -aux conclusions philosophiques de l'ensemble de ce -Traité, qui doivent caractériser immédiatement la concentration -finale de la philosophie positive, il est indispensable -de procéder à un dernier éclaircissement général -de la nouvelle philosophie politique successivement -élaborée dans les diverses parties de mon appréciation -dynamique, en considérant, d'une manière plus spéciale -et plus directe que je n'ai pu le faire jusqu'ici, la nature -propre de la réorganisation spirituelle, où nous venons -de voir converger le passé, et d'où devra procéder -l'avenir.</p> - -<p>Afin que cette explication définitive puisse acquérir -toute la clarté et la rationnalité nécessaires, en se présentant -explicitement comme une déduction rigoureuse de -notre étude générale du passé humain, il faut d'abord résumer, -le plus sommairement possible, l'ensemble de -la grande élaboration historique, commencée au début -du volume précédent, et que le chapitre actuel vient -enfin de conduire jusqu'à son terme extrême. Un tel résumé, -destiné surtout à faciliter la conception usuelle de -cet enchaînement fondamental, sera d'ailleurs fort utile -pour mieux diriger une seconde lecture, sans laquelle -une appréciation aussi difficile et aussi neuve ne saurait -être suffisamment jugeable aujourd'hui, même par les -lecteurs le plus heureusement préparés. Cette opération -est spécialement convenable envers les temps modernes, -où un indispensable artifice sociologique a dû nous -<span class="pagenum" id="Page_491">491</span> -conduire à étudier séparément les deux mouvemens -simultanés de décomposition politique et de recomposition -élémentaire, dont l'intime connexité permanente, -qu'il importe tant de bien saisir, n'a pu ainsi devenir -assez directement évidente, avec quelque soin que je -me sois constamment efforcé de la caractériser à tous -égards.</p> - -<p>Toujours guidés par les principes logiques posés au -tome quatrième, sur l'extension générale de la méthode -positive à l'étude rationnelle des phénomènes sociaux, -nous avons graduellement appliqué, à l'ensemble du -passé, ma loi fondamentale de l'évolution humaine, à -la fois mentale et sociale, démontrée à la fin de ce même -volume, et consistant dans le passage nécessaire et universel -de l'humanité par trois états successifs, l'état -théologique préparatoire, l'état métaphysique transitoire, -et l'état positif final. Le judicieux usage de cette -seule loi nous a directement permis d'expliquer, d'une -manière vraiment scientifique, toutes les grandes phases -historiques, considérées comme les principaux degrés -consécutifs de cet invariable développement, de façon à -bien apprécier le véritable caractère général propre à -chacune d'elles, son émanation naturelle de la précédente, -et sa tendance spontanée vers la suivante: d'où -résulte enfin, pour la première fois, la conception usuelle -d'une liaison homogène et continue dans la suite entière -des temps antérieurs, depuis le premier essor de -l'intelligence et de la sociabilité jusqu'à l'état présent -de l'élite de l'humanité. Quelque immense que doive d'abord -sembler un tel intervalle, nous l'avons vu essentiellement -rempli par les deux premiers degrés de l'évolution -<span class="pagenum" id="Page_492">492</span> -fondamentale, qui constituent seulement l'ensemble -de l'éducation préliminaire, intellectuelle, morale et -politique, propre à notre espèce, dont l'état définitif -n'a pu être jusqu'ici suffisamment ébauché que relativement -à la préparation, partielle, isolée, et empirique, de -ses divers élémens principaux. Mais du moins avons-nous -reconnu, d'une manière irrécusable, que, chez les -populations les plus avancées, ce lent et pénible préambule -de l'humanité, caractérisé par la prépondérance de -l'imagination sur la raison et de l'activité guerrière sur -l'activité pacifique, est désormais totalement accompli; -puisque nous avons pu suivre, dans toute son étendue, -la vie théologique et militaire, en considérant d'abord -son premier développement spontané, ensuite sa plus -complète extension mentale ou sociale, et enfin son irrévocable -décadence, déterminée, par l'accroissement continu -de l'influence métaphysique, sous l'impulsion graduelle -de l'essor positif. Ces trois phases principales de -notre passé ont exactement correspondu aux trois formes -générales qu'affecte successivement l'esprit théologique, -nécessairement fétichique dans son élan initial, polythéique -au temps de sa plus grande splendeur, et monothéique -pendant son inévitable déclin. L'élaboration -historique devait donc ici surtout consister à apprécier -exactement le mode propre de participation de chacun -de ces trois âges consécutifs à la destination générale, -strictement indispensable, quoique seulement provisoire, -qui, suivant notre théorie dynamique, appartient -inévitablement à l'état théologique dans l'évolution fondamentale -de l'humanité, où cette philosophie primitive, -maigre ses éminens dangers, peut seule, en vertu -<span class="pagenum" id="Page_493">493</span> -de l'admirable spontanéité qui la caractérise, déterminer -le premier éveil des diverses facultés intellectuelles, -morales et politiques, qui constituent la prééminence de -notre espèce, et diriger ensuite leur développement continu -jusqu'à ce que l'état définitif commence à y devenir -possible.</p> - -<p>Quelque imparfait que soit, à tous égards, le fétichisme, -d'abord essentiellement analogue à l'état mental -des animaux supérieurs, nous avons reconnu que sa -spontanéité, plus directe et plus irrésistible, lui procure -nécessairement le privilége exclusif d'arracher l'intelligence -et la sociabilité à leur torpeur initiale. Constituant, -par sa nature, le fond invariable de toute philosophie -théologique, son essor primordial s'est présenté à notre -appréciation historique comme la véritable époque de -la plus entière prépondérance individuelle de l'esprit religieux, -alors nullement entravé par l'esprit positif, et -encore étranger aux modifications dissolvantes de la métaphysique: -aussi l'empire intellectuel du principe théologique -nous a-t-il réellement offert, malgré de spécieuses -apparences, un décroissement continu et accéléré pendant -tout le reste de la vie religieuse. Nous avons reconnu, -à tous égards, l'aptitude spontanée de ce régime -fétichique à diriger la première ébauche du développement -humain, soit industriel, soit esthétique, soit même -scientifique, malgré son inévitable tendance ultérieure -à l'entraver profondément, par suite d'une exorbitante -prolongation. Même sous l'aspect social, nous y avons -apprécié les germes primordiaux de l'organisme antique, -soit d'après l'exercice primitif de l'activité militaire, -soit en vertu de la disposition naturelle à l'hérédité des -<span class="pagenum" id="Page_494">494</span> -professions, qui a conduit ensuite à l'extension politique -du gouvernement domestique. Toutefois, la nature -de cette religion primitive devant y retarder beaucoup -l'institution d'un culte régulier, dirigé par un sacerdoce -vraiment distinct, les propriétés sociales de la philosophie -théologique, liées surtout à l'existence permanente -d'une véritable classe sacerdotale, y devaient être d'abord -essentiellement dissimulées. C'est pourquoi nous -avons dû attacher une haute importance à la division -de l'âge fétichique en deux phases principales, successivement -caractérisées, l'une par le fétichisme proprement -dit, l'autre par l'astrolâtrie, où cette philosophie initiale -reçoit enfin une extension prépondérante aux corps -les plus généraux et les plus inaccessibles. Dès lors parvenu -à la plus entière perfection dont il fût susceptible, -le régime fétichique, commençant à déterminer le développement -d'un vrai sacerdoce, a comporté réellement -une haute efficacité politique, en permettant à l'ordre -naissant des sociétés humaines d'acquérir une extension -indispensable et une consistance durable, d'après l'essor -d'un système d'opinions suffisamment communes et du -principe de subordination inhérent à la consécration religieuse: -le passage, ordinairement simultané, de l'existence -nomade à l'existence sédentaire, vient spontanément -fortifier cette double influence sociale. Mais une -telle phase est nécessairement très-voisine de l'avénement -décisif du polythéisme proprement dit, vers lequel -l'astrolâtrie constitue, de sa nature, une inévitable -transition. Par cette grande révolution théologique, le -principe religieux subit déjà une modification très-profonde, -jusqu'ici mal appréciée; l'activité divine primordiale, -<span class="pagenum" id="Page_495">495</span> -résultant de l'assimilation spontanée de tous les -phénomènes quelconques aux actes humains, y est directement -retirée aux êtres réels pour devenir désormais -l'attribut exclusif des êtres purement fictifs, dès lors -susceptibles d'élimination graduelle, sous l'impulsion -ultérieure de la raison humaine, dont l'essor naturel -est ainsi notablement encouragé. Malgré la haute difficulté -mentale d'une telle transformation, la plus profonde -que dussent éprouver les spéculations théologiques -dans l'ensemble de leur durée, la prépondérance -croissante des habitudes astrolâtriques la détermine, -d'une manière presque imperceptible, en temps opportun, -quand un suffisant essor de l'esprit d'observation a -fait naître le besoin d'imprimer aux conceptions religieuses -un premier degré de généralisation, de concentration, -et de simplification, dont l'accomplissement commence -à manifester l'intervention nécessaire de l'esprit -métaphysique, substituant déjà ses entités caractéristiques -aux divinités matérielles ainsi écartées.</p> - -<p>Comparé à toutes les autres phases théologiques, le -polythéisme nous a offert, sous des circonstances suffisamment -favorables, de telles propriétés, mentales ou -sociales, que nous avons dû, contrairement aux habitudes -modernes, regarder ce second âge comme la principale -époque de la vie religieuse: soit quant à la plénitude -d'ascendant dont un tel système est spontanément susceptible -en un temps où l'assujettissement général des -phénomènes naturels à des lois invariables n'est encore -nullement senti; soit par son aptitude exclusive à réaliser -convenablement la plus importante destination du -régime préliminaire, doublement indispensable à la -<span class="pagenum" id="Page_496">496</span> -sociabilité humaine. L'impulsion décisive qu'il a directement -imprimée à l'imagination a rendu son empire longtemps -favorable à l'essor intellectuel, qui, après la première -excitation, devenait, à tous égards, incompatible -avec la prolongation de l'état fétichique. Il exerce d'abord -une heureuse influence sur le développement industriel, -que le fétichisme avait dû profondément -entraver par l'immédiate consécration de la matière: les -faciles ressources qu'il présente pour une certaine explication -des divers phénomènes, adaptée à cette enfance -de la raison humaine, le rendent même susceptible de -seconder alors les faibles commencemens de l'évolution -scientifique, malgré son imperfection spéciale à cet égard: -mais sa principale propriété mentale devait surtout consister -à diriger l'éducation esthétique de l'humanité, qui -ne pouvait autrement s'accomplir. Sous l'aspect social, -outre son indispensable participation à l'établissement -primitif d'un ordre régulier et stable propre à consolider -la civilisation naissante, le polythéisme devait exclusivement -présider à l'immense opération politique par -laquelle la sociabilité antique a préparé la sociabilité moderne -en utilisant l'exercice spontané de l'activité militaire. -Quelque variées qu'aient dû être les formes de ce -régime polythéique, nous l'avons toujours vu caractérisé -par deux institutions fondamentales naturellement -connexes: d'une part, l'esclavage des travailleurs, longtemps -nécessaire à l'essor du système de conquête, et -même à la première formation des habitudes industrielles; -d'une autre part, la concentration habituelle -des deux puissances appelées depuis temporelle et spirituelle, -chez les mêmes chefs, sans laquelle l'action -<span class="pagenum" id="Page_497">497</span> -directrice n'aurait pu alors obtenir la plénitude d'autorité -convenable à sa destination essentielle. L'aspect moral, -le plus défavorable à un tel régime, doit d'ailleurs y être -apprécié relativement au point de vue politique, suivant -le génie de toute l'antiquité, où les exigences politiques -ont constamment dirigé même les progrès successifs qui -s'y sont réalisés dans la morale personnelle, domestique -ou sociale. Pour bien connaître la nature de cette principale -phase théologique, et déterminer sa participation -nécessaire à l'évolution fondamentale de l'humanité, -nous avons dû y distinguer d'abord deux états généraux, -l'un essentiellement théocratique, l'autre éminemment -militaire. Dans le premier système, caractérisé par le régime -des castes, l'imitation constitue directement, à -l'exemple de l'organisme domestique, le souverain principe -de toute éducation. La sociabilité humaine manifeste -toujours spontanément une tendance initiale vers -une telle organisation, régularisée par la prépondérance -de la caste sacerdotale, unique dépositaire des connaissances -quelconques: fondement nécessaire de l'économie -ancienne, malgré ses modifications diverses, ce -principe hiérarchique a même prolongé son influence -décroissante jusqu'aux temps les plus modernes; quoique, -chez les populations les plus avancées, la royauté en -constitue aujourd'hui le seul vestige essentiel. Cet ordre -primitif, éminemment conservateur, était, à tous égards, -pleinement adapté aux principaux besoins de la civilisation -naissante, dont il pouvait seul consolider les premiers -pas: destiné à ébaucher l'essor spéculatif, par -suite d'une première séparation permanente entre la -théorie et la pratique, il était surtout propre à seconder -<span class="pagenum" id="Page_498">498</span> -longtemps le développement industriel, par sa préoccupation -continue des applications immédiates. Mais, après -avoir toujours présidé aux divers progrès originaires de -l'humanité, ce régime a dû peu à peu devenir profondément -stationnaire, de manière à déterminer une dégradante -immobilité, quand sa tendance caractéristique -n'a pu être suffisamment neutralisée, et surtout chez -la race jaune. Quoique toute issue n'y puisse être fermée -au mouvement social, nous avons cependant reconnu -que, sauf l'indispensable initiation empruntée à ce premier -système polythéique, l'évolution fondamentale de -l'élite de l'humanité a dû s'accomplir, suivant une voie -beaucoup plus rapide, par l'ascendant, longtemps progressif, -du polythéisme militaire, successivement réalisé -sous les deux formes générales qui lui sont propres, l'une -essentiellement intellectuelle, l'autre éminemment politique, -et mutuellement solidaires dans leur influence -finale sur l'ensemble du passé humain. La première, qui -caractérise la civilisation grecque, s'est développée quand -les circonstances locales et sociales, exerçant une assez -grande stimulation directe vers l'essor continu de l'activité -militaire pour interdire le régime purement théocratique, -ont néanmoins opposé d'insurmontables obstacles -à l'établissement régulier du système de conquête, de -manière à constituer spontanément une heureuse contradiction -permanente, qui a dû refouler vers la culture -intellectuelle une libre énergie cérébrale dénuée d'une -suffisante destination politique. C'est d'un tel contraste -social que devait alors dépendre la principale évolution -mentale, non-seulement esthétique, mais surtout scientifique -et philosophique, compatible avec la vie -<span class="pagenum" id="Page_499">499</span> -préliminaire de l'humanité, et qui seule pouvait préparer les -précieux fondemens de sa vie définitive. La libre culture -spéculative, ainsi constituée en dehors de l'économie -ancienne, se manifeste alors par la première apparition -caractéristique du génie positif, quoique borné nécessairement -aux plus simples conceptions mathématiques, -auparavant réduites aux plus grossières destinations pratiques. -Ce premier exercice scientifique des sentimens -abstraits de l'évidence et de l'harmonie, quelque limité -qu'en dût être d'abord le domaine, suffit pour déterminer -une importante réaction philosophique, qui, immédiatement -favorable à la seule métaphysique, n'en -devait pas moins annoncer de loin l'inévitable avénement -de la philosophie positive, en assurant la prochaine élimination -de la théologie prépondérante. Accomplissant -la facile démolition mentale du polythéisme, la métaphysique -s'empare essentiellement, dès cette époque, de -l'étude du monde extérieur; mais l'impuissance organique -qui lui est propre neutralise ses vains efforts pour -établir l'universelle domination philosophique de ses -entités caractéristiques; en sorte que, sans pouvoir enlever -à la théologie l'empire des conceptions morales et -sociales, elle l'y réduit cependant à la simplification monothéique, -bien plus voisine d'une désuétude totale. Par -là se trouve irrévocablement rompue l'antique unité de -notre système mental, jusqu'alors uniformément théologique, -et qui n'a pu retrouver encore une équivalente -homogénéité, dont l'ascendant final de l'esprit positif -pourra seul fournir le principe inébranlable. Ainsi surgit -cette étrange division philosophique, ou plutôt ce long -antagonisme provisoire, qui a dominé jusqu'à nos jours -<span class="pagenum" id="Page_500">500</span> -le développement général de l'esprit humain, employant -déjà simultanément deux philosophies incompatibles: -l'une <i>naturelle</i>, dès lors parvenue à l'état métaphysique; -l'autre <i>morale</i>, demeurée essentiellement théologique, -d'après la complication supérieure de ses phénomènes, -combinée avec les nécessités de sa destination sociale. -Tandis que celle-ci, plus active, poursuivait immédiatement -la fondation du régime monothéique, l'autre, plus -spéculative, préparait indirectement l'essor ultérieur de -la philosophie positive. L'institution naissante de cette -double élaboration est bientôt suivie du premier développement -caractéristique du second mode, essentiellement -politique, propre au polythéisme militaire, et par -lequel il devait si pleinement réaliser, dans la civilisation -romaine, la principale destination sociale du régime préliminaire -de l'humanité. Il ne pouvait exister d'autre -moyen primitif de procurer à la société humaine une indispensable -extension, et en même temps d'y comprimer -intérieurement une stérile ardeur guerrière incompatible -avec l'essor suffisant de la vie laborieuse, que d'après -l'incorporation graduelle des populations civilisées à une -seule nation conquérante. Cette assimilation nécessaire, -base essentielle de tous les progrès ultérieurs chez l'élite -de l'humanité, constitua, sous les conditions convenables, -la destination permanente, d'abord spontanée, -puis systématique, d'une admirable politique, poursuivant -toujours sa haute mission sans se laisser distraire -par aucune diversion quelconque, et avec une concentration -continue d'efforts de tous genres, qui demeurera -toujours le type le plus éminent de l'homogénéité sociale, -ultérieurement impossible à un tel degré, faute d'un but -<span class="pagenum" id="Page_501">501</span> -équivalent. L'opération romaine pouvait d'ailleurs seule -consolider les résultats sociaux de l'élaboration grecque, -dont la propagation et l'application étaient autrement -impossibles. Mais quand ces deux grandes productions -du polythéisme progressif purent être suffisamment combinées, -le commun régime polythéique, déjà mentalement -discrédité, marcha directement vers une irrévocable -décadence, par cela même que le convenable -développement du système de conquête faisait nécessairement -cesser son principal office provisoire pour l'évolution -fondamentale de l'humanité, qui alors ne pouvait -plus trouver d'issue essentielle que dans le régime monothéique, -dont cette double influence préparait aussi l'avénement -spontané. Le mouvement philosophique avait -déjà rendu cette extrême phase religieuse seule susceptible, -quoique passagèrement, d'une suffisante stabilité -intellectuelle, tandis que l'extension politique de la société -humaine manifestait l'aptitude exclusive du monothéisme -à rallier sous un culte commun des populations -séparées par des religions nationales devenues sans objet, -et chez lesquelles devait alors surgir le besoin continu d'une -morale vraiment universelle, dont l'élaboration lui était -évidemment réservée. Sous un autre aspect, cette même -extension tendait à constater graduellement l'impossibilité -de maintenir, sur un aussi vaste territoire, la concentration -habituelle des deux puissances, primitivement relative -au régime d'une seule ville; pendant que l'existence -purement spéculative des philosophes, dont l'action -sociale était constamment extérieure à l'ordre légal, constituait -le germe évident d'un pouvoir spirituel indépendant -du pouvoir temporel.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_502">502</span> -Résultat nécessaire de ce double mouvement mental -et social, le régime monothéique vint constituer, au -moyen âge, la dernière phase suffisamment durable de -l'état préliminaire de l'humanité, pendant que l'ancienne -concentration politique aboutissait à une dispersion -graduelle, accélérée par d'inévitables invasions, -et rendant plus indispensables le lieu spirituel qui pouvait -seul maintenir, et même étendre, l'assimilation universelle. -Le système primordial subit alors, à tous égards, -une intime modification générale, indice spontané d'une -irrévocable décadence, soit par la simplification et la -réduction de la philosophie théologique, livrant désormais -à l'esprit rationnel une partie de plus en plus -grande du domaine primitif de l'esprit religieux; soit -par la transformation naturelle de l'activité conquérante -en activité essentiellement défensive; soit par l'altération -profonde qu'apportait à l'organisme antique l'admirable -séparation dès lors instituée entre les deux puissances -élémentaires; soit aussi par l'ébranlement décisif -que recevait le principe des castes d'après la suppression -catholique de l'hérédité antérieure du sacerdoce. Mais, -avant son extinction graduelle, l'organisme théologique -et militaire, ainsi radicalement modifié, devait épuiser -enfin ses éminentes propriétés civilisatrices, en déterminant, -chez l'élite de l'humanité, une dernière préparation -indispensable à sa vie définitive, et qui devait consister, -d'une part, dans le premier établissement social -de la morale universelle, d'une autre part, dans l'évolution -directe, quoique nécessairement partielle et empirique, -des divers élémens propres à la sociabilité moderne. -Cette double opération capitale, qui fit alors -<span class="pagenum" id="Page_503">503</span> -justement surgir le premier sentiment instinctif de la -progression humaine, dut être surtout dirigée par le -système catholique, dont la formation successive constitue -jusqu'ici le chef-d'œuvre politique de la sagesse humaine, -d'autant plus digne d'une éternelle admiration, -qu'il était ainsi forcé d'employer une philosophie extrêmement -imparfaite, toujours essentiellement appuyée -sur la considération vague et indirecte de la vie future, -dont l'économie ancienne n'avait fait qu'un usage secondaire. -Quoique la division fondamentale des deux puissances, -d'abord empiriquement établie d'après l'irrésistible -tendance de la nouvelle situation sociale, ait -dû être profondément entravée, et même bientôt compromise, -par les graves imperfections de la théologie dirigeante, -nous y avons cependant reconnu le plus grand -perfectionnement qu'ait encore éprouvé la saine théorie -générale de l'organisme social, envisagé comme destiné -à l'ensemble de notre race. Malgré son existence passagère, -cette tentative anticipée, trop supérieure, à tous -égards, à l'état social correspondant, n'en a pas moins -réalisé suffisamment un résultat vraiment fondamental, -base impérissable de tous les progrès ultérieurs, en -constituant enfin l'indispensable indépendance de la morale -envers la politique, tellement convenable aux nouveaux -besoins de l'humanité, qu'elle a dû essentiellement -résister ensuite à l'entière décadence de la philosophie -théologique qui lui servait de principe intellectuel, en -restant dès lors de plus en plus exposée à des perturbations -funestes mais momentanées. Quant à l'aptitude -temporaire de ce régime monothéique à seconder directement -la première élaboration décisive des élémens -<span class="pagenum" id="Page_504">504</span> -définitifs de la sociabilité humaine, elle résultait nécessairement -de sa tendance générale à transformer, et ensuite -à supprimer l'esclavage antique, de manière à permettre -le libre essor de la vie industrielle, principal attribut -de l'existence moderne: sous le rapport spéculatif, il -devait d'abord favoriser spontanément l'universelle propagation, -et même l'extension graduelle, de l'évolution -scientifique, tant qu'elle pouvait conserver envers le monothéisme -une harmonie que le polythéisme n'avait pu -longtemps admettre; en outre, l'évolution esthétique, -quoique la moins encouragée par un tel système, devait -y trouver naturellement une dissémination graduelle, -et surtout une libre incorporation sociale, très-supérieures -à ce que l'antiquité avait habituellement réalisé. L'exacte -appréciation historique des divers résultats essentiels -propres à cette grande transition humaine, nous a conduits -à y distinguer deux époques principales, dont la -première, s'étendant du début du cinquième siècle à la -fin du septième, est caractérisée, à tous égards, par l'établissement -initial de la nouvelle société, à l'issue des -invasions, et n'accomplit d'autre élaboration immédiate -que la transformation universelle de l'esclavage en servage, -première source nécessaire de l'entière émancipation -personnelle. Mais la phase suivante, où le régime -monothéique a développé enfin ses vrais attributs, soit -par l'indépendance régulière du pouvoir spirituel, soit -par la prépondérance de l'organisation défensive destinée -à contenir suffisamment le système d'invasion, a dû ensuite -être subdivisée en deux périodes, chacune composée -aussi d'environ trois siècles, selon que l'activité -féodale dut être dirigée d'abord contre les sauvages -<span class="pagenum" id="Page_505">505</span> -polythéistes du nord, et ensuite contre l'irruption du monothéisme -musulman. Dans la première, l'organisme, -soit spirituel, soit temporel, propre au moyen âge, tend -directement vers sa constitution définitive, mais sans -pouvoir encore l'y réaliser suffisamment: la libération -individuelle, à la suite d'une convenable initiation à la -vie laborieuse, s'accomplit essentiellement chez les habitans -des villes, désormais appelés à développer de plus -en plus la nouvelle activité industrielle; les langues modernes -s'élaborent rapidement, à mesure que l'humanité -s'éloigne définitivement de la sociabilité antique, -et préparent ainsi un essor esthétique vraiment original; -l'élément scientifique et philosophique, extérieur à la -société ancienne, commence à s'incorporer directement -à la société nouvelle. La dernière époque est le temps -de la plus grande splendeur du régime monothéique, -parvenu enfin à sa pleine maturité, par une suffisante -indépendance politique du pouvoir spirituel, et par l'entière -constitution de la hiérarchie féodale. Cet énergique -organisme accomplit alors directement son plus noble -office temporaire, soit en faisant convenablement prévaloir -la morale sur la politique, de manière à ébaucher -le développement décisif du sentiment universel de la -dignité humaine, soit en préservant l'élite de l'humanité -de l'oppressive domination de l'islamisme. Sous sa tutélaire -prépondérance, l'industrie urbaine, bientôt consolidée -par un indispensable affranchissement collectif, -conduisant rapidement à l'entière abolition de la servitude -rurale, tend graduellement à régénérer l'existence -temporelle de l'homme, dès lors amené, dans tout le -monde civilisé, à la vie définitive la plus conforme à sa -<span class="pagenum" id="Page_506">506</span> -nature habituelle, malgré une haute répugnance primitive, -enfin surmontée par une suffisante préparation. -L'ensemble de la situation encourage alors spontanément -l'évolution esthétique, qui, dans tous les beaux-arts, -manifeste partout une marche à la fois originale -et populaire, à laquelle cependant l'instabilité radicale -d'un tel état social devait bientôt interdire un développement -convenable. En même temps, l'esprit scientifique -et philosophique, dont l'activité, quoique toujours -continue, avait dû être beaucoup ralentie, tant que l'élaboration -sociale du catholicisme avait dû justement -absorber les plus hautes intelligences, recevait naturellement -une impulsion croissante depuis que le système -catholique était ainsi pleinement réalisé: il constituait -déjà une rivalité de plus en plus dangereuse envers l'esprit -purement religieux, qui, par la mémorable transaction -scolastique, est obligé d'abandonner aussi à la métaphysique -le domaine moral; de manière à organiser passagèrement, -dans notre système mental, une certaine unité -ontologique, dont la nature éminemment précaire est -aussitôt annoncée par le succès de la conception, radicalement -contradictoire, d'un gouvernement providentiel -subordonné à des lois immuables, concession involontaire -mais décisive de l'esprit théologique à l'esprit -positif. Malgré ces éminentes propriétés diverses du régime -monothéique, son ascendant général devait néanmoins -cesser après le suffisant accomplissement de la -mission nécessairement temporaire qui lui appartenait -dans l'ensemble de l'évolution humaine, et dont la juste -prépondérance avait pu seule contenir jusqu'alors les -germes de décomposition spontanée inhérens à un tel -<span class="pagenum" id="Page_507">507</span> -système. Sous l'aspect politique, l'indépendance du -pouvoir spirituel, qui en constituait le principal caractère, -y devait être finalement incompatible, soit avec -l'esprit de concentration absolue, inséparable de l'activité -militaire, restée dominante quoique passée à l'état -défensif, soit même avec la nature, non moins despotique, -propre à toute autorité religieuse; d'où résultait sans -cesse un imminent conflit entre deux tendances également -perturbatrices d'un tel organisme, flottant toujours -entre la théocratie et l'empire. Dans l'ordre mental, -une théologie qui, dès sa première élaboration historique, -n'avait pu s'incorporer le mouvement intellectuel, -déjà dirigé par une métaphysique implicitement hostile, -ne pouvait éviter d'en être enfin discréditée quand elle -aurait suffisamment réalisé, par l'établissement incontesté -de la morale universelle, la haute mission sociale -qui avait pu seule faire longtemps oublier son infériorité -philosophique, désormais de plus en plus antipathique -à l'esprit humain, alors pressé de poursuivre son -libre développement spéculatif, bientôt inconciliable -avec toute théologie quelconque. Nous avons reconnu -que l'ensemble de ce mémorable régime transitoire devait, -à tous égards, après le temps de son principal -ascendant, devenir graduellement incompatible avec les -divers progrès que lui-même avait d'abord ébauchés. -C'est ainsi qu'a nécessairement commencé l'état essentiellement -métaphysique, qui, pendant les cinq siècles -qui nous séparent du moyen âge proprement dit, devait -graduellement réaliser, par une double série d'opérations -simultanées et solidaires, les unes négatives, les autres -positives, la dernière transition indispensable à l'avénement -<span class="pagenum" id="Page_508">508</span> -direct du régime final de l'humanité, soit en effectuant -la démolition progressive du système théologique -et militaire, soit en élaborant la préparation décisive -des nouveaux élémens sociaux. L'impuissance organique -propre à la métaphysique obligeait d'ailleurs ce double -mouvement à s'accomplir sous la haute prépondérance -politique, inévitable quoique toujours décroissante, de -l'ancien organisme, que l'irrévocable transformation -subie au moyen âge rendait, à tous égards, de plus en -plus modifiable.</p> - -<p>Pour apprécier convenablement cette importante progression, -à la fois révolutionnaire et régénératrice, particulière -à l'Europe occidentale, comme l'initiation catholique -et féodale d'où elle dérivait, nous avons dû y -distinguer d'abord deux époques successives, selon que -la décomposition générale et la recomposition partielle -y présentent un caractère purement spontané ou essentiellement -systématique. Dans la première, s'étendant du -début du <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle à la fin du <span class="cs7">XV</span><sup>e</sup>, l'irréparable dissolution -du régime ancien s'accomplit naturellement d'après -le seul antagonisme de ses élémens principaux; le -pouvoir temporel annulle socialement le pouvoir spirituel, -soit en détruisant l'autorité européenne des papes, -soit ensuite en brisant l'unité de la hiérarchie catholique -par la nationalisation des divers clergés: en même temps, -le conflit permanent des deux élémens généraux du pouvoir -temporel, l'un local, l'autre central, se développe -de manière à tendre rapidement vers l'entière prépondérance -de l'un d'eux. Pendant que toutes les forces politiques -concourent ainsi à démolir instinctivement l'organisme -monothéique, les nouveaux élémens sociaux, -<span class="pagenum" id="Page_509">509</span> -coopérant seulement à ces luttes comme simples auxiliaires, -s'efforcent surtout de les utiliser pour l'accélération -de leur propre essor partiel, dont la réaction nécessaire -seconde éminemment le mouvement de décomposition. -La vie industrielle s'étend et se consolide, de -manière à soustraire irrévocablement la masse des populations -civilisées à la prépondérance des mœurs militaires -et des liens féodaux, et en faisant aussi ressortir naturellement -l'inaptitude croissante de la morale purement -théologique à régler une sociabilité qu'elle n'avait pu -suffisamment pressentir: l'essor esthétique, sous l'impulsion -acquise au moyen âge, parvient bientôt à un mémorable -élan, déjà instinctivement hostile à l'ordre ancien, -mais promptement entravé par l'incohérence et l'instabilité -de la situation sociale, qui fait naître le besoin d'une -direction artificielle et précaire, fondée sur une servile -imitation de l'antiquité: l'évolution scientifique, suivant -encore la direction scolastique, enrichit et agrandit -silencieusement le domaine de la philosophie naturelle, -d'après l'heureuse stimulation continue émanée des conceptions, -alors éminemment progressives, de l'astrologie -et de l'alchimie, mais en demeurant ainsi compatible -avec la prépondérance philosophique de l'esprit métaphysique, -auquel la présidence du mouvement critique -procurait momentanément une importante destination -sociale. Quand la désorganisation spontanée, surtout -spirituelle, est suffisamment avancée, elle passe nécessairement -à l'état systématique, par l'avénement naturel -des principes émanés de la nouvelle situation sociale, et -dont l'indispensable réaction générale était destinée à -poursuivre les conséquences révolutionnaires des luttes -<span class="pagenum" id="Page_510">510</span> -antérieures jusqu'à l'entière démolition du régime -ancien, de manière à dévoiler directement la tendance -instinctive de la sociabilité moderne vers une régénération -totale, évidemment impossible sans une telle -préparation négative. C'est alors aussi que le développement -continu des nouveaux élémens sociaux devient -régulièrement assujetti à des encouragemens de plus en -plus systématiques, qui ne pouvaient être habituels -avant que la concentration temporelle fût convenablement -réalisée. Notre appréciation historique a dû partager -l'ensemble de cette double progression systématique, -jusqu'au début de la grande révolution française, -en deux phases très-distinctes, qui se succèdent vers le -milieu du <span class="cs7">XVII</span><sup>e</sup> siècle: elles sont caractérisées, dans la série -négative, par les dénominations de protestante et -déiste, suivant que l'esprit critique y contient l'action -dissolvante du principe du libre examen individuel entre -des limites qui semblent compatibles avec l'existence -indéfinie de l'ancien organisme, ou bien étend ensuite -sa démolition métaphysique jusqu'à rendre logiquement -impossible cette existence contradictoire: ces deux phases -présentent d'ailleurs des différences exactement équivalentes, -quoique moins apparentes, dans la série positive. -La première, politiquement envisagée, commence par -l'universelle consécration dogmatique, sous des formes -nécessairement diverses mais pareillement décisives, -de l'entière subalternisation du pouvoir spirituel envers -le pouvoir temporel, d'après l'essor, direct ou indirect, de -l'esprit protestant: elle aboutit à la mémorable dictature -de l'un des deux élémens temporels, auquel l'autre -s'est enfin servilement subordonné. Cette issue, aussi -<span class="pagenum" id="Page_511">511</span> -passagère qu'inévitable, nous a nécessairement offert -deux modes très-différens, selon que la prépondérance -devait appartenir à l'élément monarchique ou à l'élément -aristocratique, distinction ordinairement liée à la -prééminence respective du catholicisme ou du protestantisme; -le premier cas ayant dû être, finalement, par sa -nature, beaucoup plus favorable que le second, soit à -l'irrévocable démolition du régime ancien, soit à l'avénement -décisif du nouvel état social. Nous avons d'ailleurs -reconnu que l'une ou l'autre dictature avait spontanément -développé, à partir de son entière installation, -un caractère politique essentiellement rétrograde, naturellement -contenu pendant les luttes antérieures, et consistant -en une tendance plus ou moins prononcée à reconstruire -sous sa tutelle l'ancienne constitution sociale, ou -du moins à arrêter sa dissolution ultérieure, tout en -secondant, par une irrésistible inconséquence, le développement -continu de la sociabilité moderne: cet esprit -rétrograde du pouvoir dirigeant, ou plutôt résistant, -était d'ailleurs, dans une telle situation, indispensable à -l'ordre, comme l'esprit révolutionnaire du mouvement -social l'était simultanément au progrès. Pendant que s'accomplissait -cette extrême transformation du régime monothéique, -l'évolution industrielle, directement accélérée -par une protection systématique, qui toutefois la -subordonnait encore aux inspirations militaires, marchait -rapidement à l'entière possession temporelle de la société -européenne: l'évolution esthétique, pareillement encouragée, -faisait partout surgir, à tous égards, malgré les -entraves d'une situation confuse et mobile, d'éternels témoignages -de l'entière conservation, et même de l'extension -<span class="pagenum" id="Page_512">512</span> -réelle, des facultés poétiques et artistiques de l'humanité, -désormais appelées à une influence sociale de -plus en plus intime et universelle: l'évolution scientifique, -parvenue, dans le domaine inorganique, et surtout -mathématique, à l'éclat le plus caractéristique, -commence à manifester directement l'incompatibilité -déjà radicale de l'esprit positif avec la prépondérance de -l'ancienne philosophie, principalement par suite des -éminentes découvertes qui renouvellent totalement le -système des notions astronomiques, ainsi toujours destiné -à déterminer les grandes transitions mentales, comme -dans les passages antérieurs du fétichisme au polythéisme -et de celui-ci au monothéisme: enfin, sous cette irrésistible -impulsion, une crise vraiment décisive s'opère bientôt -dans l'évolution purement philosophique, d'après -l'heureuse émancipation fondamentale de l'esprit positif -envers l'esprit métaphysique, qui aboutit au compromis, -évidemment provisoire, institué par Descartes, dernière -modification du partage primordial organisé par Aristote -et Platon entre la philosophie naturelle et la philosophie -morale, répartition déjà altérée, au profit de la métaphysique, -par la scolastique du moyen âge; la méthode -positive entre alors irrévocablement en possession exclusive -de l'étude entière du monde extérieur, en réduisant -l'ancienne méthode à l'étude, aussi restreinte que possible, -de l'intelligence et de la sociabilité, où elle ne pouvait -plus maintenir longtemps une suprématie devenue -profondément stérile. Tout cet ensemble d'opérations -critiques et organiques amène nécessairement la phase -finale de la double progression préparatoire propre aux -sociétés modernes, où l'ébranlement philosophique porte -<span class="pagenum" id="Page_513">513</span> -enfin une atteinte irréparable aux bases les plus essentielles -de l'ancienne économie, de manière à rendre irrécusable -la nécessité d'une rénovation totale: toutefois -l'inconséquence métaphysique, graduellement développée -à mesure que les vues vraiment générales étaient -radicalement entravées par l'essor exorbitant de l'esprit -de détail, continue à rêver la régénération sociale -comme fondée sur la conservation contradictoire des -impuissans débris du régime antique; vaine solution, -correspondante au besoin de repousser à peu de frais le -reproche, de plus en plus imminent, d'une tendance -uniquement négative, qui, en réalité, ne pouvait immédiatement -conduire qu'à une entière anarchie intellectuelle -et morale, en détruisant, sans pouvoir encore les -remplacer, les fragiles fondemens spirituels de l'ordre -social. En même temps, le progrès continu de l'évolution -industrielle obtient spontanément de la dictature temporelle -la plus extrême concession pratique compatible avec -l'existence de l'ancien système, qui dès lors subordonne -volontairement sa propre activité militaire aux succès -industriels, partout érigés en but essentiel de la politique -européenne: l'évolution esthétique, malgré sa stérilité -positive, et l'évolution scientifique, dont l'éclat se -maintient, obtiennent alors un ascendant analogue; elles -commencent à s'affranchir de toute protection facultative, -et s'incorporent profondément à la sociabilité moderne, -en exerçant une influence croissante sur l'éducation universelle. -Tandis que ces trois évolutions simultanées devenaient, -à tous égards, essentiellement incompatibles -avec le régime primitif, les vices radicaux inhérens à la -spécialité exclusive qui avait dirigé, depuis la fin du -<span class="pagenum" id="Page_514">514</span> -moyen âge, leur commun développement empirique, -manifestaient aussi une inévitable extension, qui tendait -à y entraver radicalement tout grand progrès ultérieur: -soit par les collisions de plus en plus graves, que le défaut -de coordination systématique suscitait au sein de -l'industrie; soit par l'impuissant désordre que l'absence -de direction générale faisait naître dans l'art moderne, -depuis que l'artifice du régime classique avait été, sous -la phase précédente, essentiellement épuisé; soit par les -abus inhérens à l'irrationnelle dispersion de la culture -scientifique, surtout depuis que son extension décisive au -monde organique devait signaler l'imminent danger d'un -esprit trop analytique. À ces divers titres, il devenait dès -lors graduellement évident que la progression moderne -exigeait désormais l'élaboration directe d'une réorganisation -totale, quoiqu'une vaine métaphysique persistât à -préconiser dogmatiquement l'empirisme et l'individualité.</p> - -<p>En cet état final de la double évolution européenne, -une immense crise sociale, aussi indispensable qu'inévitable, -fut nécessairement déterminée chez la nation où -cette marche commune avait dû acquérir la plus complète -efficacité politique, et qui, par l'ensemble de ses -antécédens, était hautement destinée au périlleux honneur -de cette salutaire initiative, spontanément profitable -à tout le reste de la grande république occidentale, -dont le développement, essentiellement homogène, manifestait, -depuis le moyen âge, une solidarité permanente. -Pour caractériser suffisamment le besoin d'une -rénovation totale, ce mouvement décisif dut d'abord enlever -tous les divers débris du système ancien, sans -excepter le pouvoir central autour duquel ils s'étaient -<span class="pagenum" id="Page_515">515</span> -graduellement ralliés, et qui, de sa nature, tendait toujours -à leur imminente restauration, profondément antipathique -à la civilisation moderne. Néanmoins, malgré -ce préambule négatif, la destination principale de cette -grande révolution devait être au fond essentiellement -organique, puisque, loin d'avoir pour but la démolition -de l'ancienne économie, elle en était, au contraire, le -résultat nécessaire. Mais la marche empirique et le caractère -spécial de la progression positive n'ayant pu encore -faire convenablement ressortir sa véritable tendance politique, -l'absence provisoire de toutes conceptions vraiment -générales propres à conduire une telle opération -fit inévitablement conférer la présidence philosophique -de la réorganisation sociale à cette même métaphysique -qui avait antérieurement dirigé le mouvement critique, -quoique le seul office dont elle fût susceptible se trouvât -alors suffisamment accompli. Cette illusion fondamentale, -aussi naturelle que déplorable, a dû jusqu'ici réduire -la pensée révolutionnaire à une indication vague, -et cependant irrécusable, des conditions essentielles de -la régénération finale, dont le principe reste indéterminé. -En même temps, le triomphe politique de la métaphysique -négative a fait universellement éclater, par -une expérience ineffaçable quoique passagère, sa profonde -inaptitude à rien organiser, et sa tendance finalement -hostile aux divers élémens caractéristiques de la -sociabilité moderne. Cette double insuffisance de la philosophie -dirigeante conduisit bientôt naturellement, -faute d'une doctrine vraiment organique, à concevoir -la coordination sociale comme exclusivement fondée sur -une restauration graduelle du système théologique et -<span class="pagenum" id="Page_516">516</span> -militaire, dont la vaine résurrection fut surtout secondée -par le développement exceptionnel d'une immense activité -guerrière, détournée peu à peu de sa noble destination -révolutionnaire. Mais le développement même de -cette réaction rétrograde, librement parvenue jusqu'à sa -plus funeste intensité, sans avoir pu néanmoins rien établir -de durable, fit à jamais ressortir son entière incompatibilité -avec l'état mental ou social des populations -modernes. Le cours général des événemens propres au -dernier demi-siècle a donc spontanément concouru à démontrer, -par l'irrécusable contraste de deux expériences -également décisives, que les conditions de l'ordre, autant -que celles du progrès, ne peuvent désormais obtenir une -réalisation suffisante que par l'essor direct d'une véritable -réorganisation. Jusqu'à cet indispensable avénement, -l'ensemble de la situation politique flottera -nécessairement, comme avant la crise, entre la tendance -plus ou moins rétrograde d'un pouvoir qui ne peut concevoir -l'ordre que dans le type ancien, et l'instinct plus -ou moins anarchique d'une société qui n'imagine encore -qu'un progrès purement négatif; seulement ces deux -grands enseignemens pratiques ont désormais, de part et -d'autre, beaucoup amorti les passions correspondantes, -en signalant l'inanité commune de ces espérances opposées. -Depuis que cette position, précaire et dangereuse -mais provisoirement inévitable, a pu suffisamment développer -tous ses caractères essentiels, l'action dirigeante, -ou plutôt résistante, s'y est spontanément conformée, en -instituant ou sanctionnant une sorte de partage régulier -entre ces deux impulsions contradictoires. L'ancienne dictature -temporelle, nécessairement dissoute par la -<span class="pagenum" id="Page_517">517</span> -décomposition forcée du pouvoir central, a reconnu enfin son -entière impuissance pour diriger la réorganisation spirituelle, -et s'est exclusivement proposé le maintien -permanent de l'ordre purement matériel, dont la difficulté -croissante doit absorber de plus en plus ses efforts -principaux: le gouvernement intellectuel et moral a été -entièrement abandonné à la concurrence illimitée des -libres tentatives philosophiques. Quelque périlleuse que -soit évidemment une telle consécration politique de l'anarchie -spirituelle avec laquelle on s'efforce de concilier -l'ordre temporel, il y faut voir, non-seulement la conséquence -inévitable de l'absence de tous principes propres -à servir de base unanime à une vraie discipline mentale, -mais aussi la condition indispensable de leur avénement -ultérieur, qui ne peut ainsi être gravement entravé désormais -que par l'incapacité des philosophes occupés à -leur recherche. Pendant que se développait cette situation -sans exemple, les nouveaux élémens sociaux continuaient -spontanément, avec le même caractère que sous -la phase précédente, leurs diverses évolutions partielles, -accélérées seulement par les conséquences naturelles de -la crise politique; et leur essor respectif tendait de plus -en plus à faire nettement ressortir le besoin commun -d'une véritable coordination générale, sans laquelle leur -progrès futur ne saurait trouver une issue suffisante. -L'élan industriel parvenait au point de rendre hautement -irrécusable le besoin de régulariser, entre les entrepreneurs -et les travailleurs, une indispensable harmonie, à -laquelle leur libre antagonisme naturel a cessé de pouvoir -offrir des garanties suffisantes. Dans l'évolution -scientifique, l'extension définitive de la méthode -<span class="pagenum" id="Page_518">518</span> -positive à l'étude de corps vivans, y compris les phénomènes -intellectuels et moraux de la vie individuelle, tendait à -manifester directement les vices croissans d'une spécialisation -dispersive, devenue plus étroite et plus empirique -au temps même où la marche de l'esprit humain demandait -davantage le remplacement du régime analytique -préliminaire par un régime final essentiellement synthétique, -unique moyen de contenir l'influence délétère -d'une anarchie philosophique qui menace de compromettre -gravement l'avenir des sciences, en y faisant prévaloir -des recherches aveugles et puériles; ainsi, quand -toutes les nécessités principales exigeaient, chez les hautes -intelligences, un libre développement de l'esprit d'ensemble, -seul susceptible de conduire à une indispensable -solution, il était partout instinctivement entravé par -l'irrationnelle prépondérance de l'esprit de détail. Ce déplorable -contraste ressort surtout aujourd'hui, chez la -nation toujours placée à la tête du grand mouvement -européen, de l'aveugle opposition, à la fois mentale et -morale, des savans actuels à toute généralisation de la -méthode positive, dont l'entière extension philosophique -constitue pourtant la principale condition logique d'une -véritable réorganisation.</p> - -<p>D'après ce résumé général, notre appréciation historique -de l'ensemble du passé humain constitue évidemment -une vérification décisive de la théorie fondamentale -d'évolution que j'ai fondée, et qui, j'ose le dire, est -désormais aussi pleinement démontrée qu'aucune autre -loi essentielle de la philosophie naturelle. À partir des -moindres ébauches de civilisation jusqu'à la situation -présente des populations les plus avancées, cette théorie -<span class="pagenum" id="Page_519">519</span> -nous a expliqué, sans inconséquence comme sans passion, -le vrai caractère de toutes les grandes phases de l'humanité, -la participation propre de chacune d'elles à l'éternelle -élaboration commune, et leur exacte filiation -nécessaire, de manière à introduire enfin une unité -parfaite et une rigoureuse continuité dans cet immense -spectacle, où l'on voit d'ordinaire tant de confusion et -d'incohérence. Une loi qui a pu suffisamment remplir de -telles conditions, ne peut plus passer pour un simple jeu -de l'esprit philosophique, et contient certainement l'expression -abstraite de la réalité générale. Elle peut donc -être maintenant employée, avec une sécurité rationnelle, -à lier l'ensemble de l'avenir à celui du passé, malgré la -perpétuelle variété qui caractérise la succession sociale, -dont la marche essentielle, sans être nullement périodique, -se trouve cependant ainsi ramenée à une règle -constante, qui, presque imperceptible dans l'étude isolée -d'une phase trop circonscrite, devient hautement irrécusable -quand on examine la progression totale. Or, -l'usage graduel de cette grande loi nous a finalement -conduits à déterminer, à l'abri de tout arbitraire, la -tendance générale de la civilisation actuelle, en marquant, -avec une précision rigoureuse, le pas déjà atteint -par l'évolution fondamentale; d'où résulte aussitôt l'indication -nécessaire de la direction qu'il faut imprimer au -mouvement systématique, afin de le faire exactement -converger avec le mouvement spontané. Nous avons -clairement reconnu que l'élite de l'humanité, après avoir -essentiellement épuisé toutes les phases successives de la -vie théologique, et même les divers degrés de la transition -métaphysique, touche maintenant à l'avénement direct -<span class="pagenum" id="Page_520">520</span> -de la vie pleinement positive, dont les principaux élémens -ont déjà suffisamment reçu leur élaboration partielle, -et n'attendent plus que leur coordination générale -pour constituer naturellement un nouveau système social, -plus homogène et plus stable que ne put jamais -l'être le système théologique propre à la sociabilité préliminaire. -Cette indispensable coordination doit être, par -sa nature, d'abord intellectuelle, ensuite morale, et -enfin politique; puisque la révolution qu'il s'agit de -consommer provient, en dernière analyse, de la tendance -nécessaire de l'esprit humain à remplacer finalement la -méthode philosophique convenable à son enfance par -celle qui convient à sa maturité. Toute tentative qui ne -remonterait pas jusqu'à cette source logique serait radicalement -impuissante contre le désordre actuel, qui, -sans aucun doute, est, avant tout, mental. Mais, sous -cet aspect fondamental, la simple connaissance de la loi -d'évolution devient elle-même aussitôt le principe général -d'une telle solution, en établissant spontanément une -entière harmonie dans le système total de notre entendement, -par l'universelle prépondérance ainsi procurée à -la méthode positive, d'après son extension directe et irrévocable -à l'étude rationnelle des phénomènes sociaux, -les seuls aujourd'hui qui, chez les esprits les plus avancés, -n'y aient point encore été suffisamment ramenés. -En second lieu, cet extrême accomplissement de l'évolution -intellectuelle tend nécessairement à faire désormais -prévaloir le véritable esprit d'ensemble, et, par suite, -le vrai sentiment du devoir, qui s'y trouve, de sa nature, -étroitement lié, de manière à conduire naturellement -à la régénération morale. Les règles morales ne -<span class="pagenum" id="Page_521">521</span> -sont aujourd'hui dangereusement ébranlées qu'en vertu -de leur adhérence exclusive aux conceptions théologiques -justement discréditées; elles reprendront une irrésistible -vigueur quand elles seront convenablement rattachées à -des notions positives généralement respectées. Sous l'aspect -politique enfin, il est pareillement incontestable que -cette intime rénovation des doctrines sociales ne saurait -s'accomplir sans faire graduellement surgir, de son exécution -même, au sein de l'anarchie actuelle, une nouvelle -autorité spirituelle, qui, après avoir discipliné les -intelligences et reconstruit les mœurs, deviendra paisiblement, -dans toute l'étendue de l'occident européen, -la première base essentielle du régime final de l'humanité. -C'est ainsi que la même conception philosophique -qui, appliquée à notre situation, y dévoile aussitôt la -vraie nature du problème fondamental, fournit spontanément, -à tous égards, le principe général de la véritable -solution, et en caractérise aussi la marche nécessaire.</p> - -<p>Rien ne saurait donc être plus préjudiciable au principal -besoin de la civilisation moderne que cette fatale -illusion métaphysique qui, malgré leur incompatibilité -radicale, fait aujourd'hui concourir tous les partis et -toutes les écoles à repousser, avec un aveugle dédain, -tous les grands travaux théoriques relatifs aux spéculations -sociales, pour n'accorder d'attention sérieuse et de -confiance réelle qu'aux diverses combinaisons pratiques -destinées à l'immédiate élaboration des institutions politiques -proprement dites, abstraction faite du désordre -intellectuel et moral. Tant que ce désordre élémentaire -n'aura pas été suffisamment dissipé par la seule voie conforme -à sa nature, aucune institution durable ne saurait -<span class="pagenum" id="Page_522">522</span> -devenir possible, faute de base solide; notre état social -ne comportera que des mesures politiques plus ou moins -provisoires, principalement destinées à garantir le maintien, -de plus en plus difficile, d'un ordre matériel toujours -indispensable, contre l'essor croissant des ambitions -déréglées, partout excitées d'après la diffusion et -l'extension graduelles de l'anarchie spirituelle; pour remplir -cet office continu, les gouvernemens, quelle que soit -leur forme, continueront d'ailleurs, de toute nécessité, -à ne pouvoir essentiellement compter, comme aujourd'hui, -que sur un vaste système de corruption, assisté, -au besoin, d'une force répressive. Jusqu'à ce que la réorganisation -mentale, et, par suite, morale, soit convenablement -développée, l'élaboration philosophique aura -donc nécessairement beaucoup plus d'importance que -l'action purement politique, quant à la régénération -finale des sociétés modernes. Ce que les philosophes -pourront attendre, à cet égard, des gouvernemens judicieux, -ce sera surtout de ne point troubler, par une intervention -mal conçue, cette opération fondamentale, -et, plus tard, d'en faciliter l'application graduelle. Sous -cet aspect capital, on doit reconnaître que, de tous les -pouvoirs successivement prépondérans depuis le début -de la crise finale, la Convention française est encore le -seul qui, du moins pendant sa phase ascensionnelle ci-dessus -définie, ait eu, malgré d'immenses obstacles, le -véritable instinct de sa position, comme l'indique sa -tendance caractéristique vers des créations vraiment -progressives et pourtant toujours provisoires; toutes les -autres puissances politiques ont cru bâtir pour l'éternité, -même dans leurs constructions les plus éphémères.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_523">523</span> -Au sujet de cette grande réorganisation spirituelle, -premier besoin de notre époque, les deux volumes précédens -m'ont fourni l'occasion de diverses explications -incidentes, essentiellement propres à prévenir ou à dissiper -toute crainte puérile sur la vaine prétention à fonder -ainsi, au profit de l'une des classes existantes, une domination -équivalente à celle du sacerdoce catholique au moyen -âge. La discussion directe et approfondie de ce chapitre -sur les vices intellectuels et moraux qui rendent d'ordinaire -les savans actuels profondément indignes d'aucune -haute mission sociale, par leur double défaut caractéristique -de pensées générales et de sentimens élevés, ne -saurait d'ailleurs, à cet égard, laisser subsister la moindre -incertitude chez les juges de bonne foi, en constatant -l'entière incapacité politique de la seule classe au triomphe -de laquelle ma conception sociale pût d'abord sembler -destinée, comme possédant seule, à mes yeux, -quoique d'une manière partielle, empirique, et finalement -très-insuffisante, le principe logique de la vraie -solution philosophique. Rien de ce qui est aujourd'hui -classé ne peut être susceptible d'incorporation directe au -système final, dont tous les élémens spontanés doivent -préalablement subir une intime régénération intellectuelle -et morale, conforme à la doctrine fondamentale -qu'il s'agit précisément d'élaborer. Ainsi, le pouvoir spirituel -futur, première base d'une véritable réorganisation, -résidera dans une classe entièrement nouvelle, sans -analogie à aucune de celles qui existent, et originairement -composée de membres indifféremment issus, suivant -leur propre vocation individuelle, de tous les -ordres quelconques de la société actuelle, le contingent -<span class="pagenum" id="Page_524">524</span> -scientifique n'y devant même nullement prédominer, -d'après l'aperçu le plus probable. L'avénement graduel -de cette salutaire corporation sera d'ailleurs essentiellement -spontané, puisque son ascendant social ne peut -nécessairement résulter que de l'assentiment volontaire -des intelligences aux nouvelles doctrines successivement -élaborées: en sorte qu'une telle autorité n'est pas plus -susceptible, par sa nature, de décret que d'interdiction. -Son établissement devant donc surgir peu à peu de l'exécution -même de son œuvre fondamentale, toute spéculation -détaillée sur les formes propres à sa constitution -ultérieure, serait aujourd'hui aussi puérile qu'incertaine, -quoique la pernicieuse influence des habitudes métaphysiques -doive encore faire excuser ces vaines préoccupations. -Puisque l'action sociale d'un tel pouvoir doit inévitablement, -comme celle de la puissance catholique, -précéder son organisation légale, il ne peut donc être ici -question que de caractériser sommairement sa destination -nécessaire dans le système final de la sociabilité -moderne, afin surtout de signaler suffisamment son aptitude -spontanée à agir directement, avec une heureuse -efficacité, sur la situation générale, par le seul accomplissement -des travaux philosophiques qui détermineront -sa formation graduelle, longtemps avant qu'il puisse -être regardé comme régulièrement constitué.</p> - -<p>Toute explication méthodique sur la théorie élémentaire -des deux puissances, et même sur son application -spéciale à la civilisation actuelle, doit évidemment être -renvoyée à mon Traité ultérieur de philosophie politique: -sauf l'utilité provisoire que le lecteur peut retirer, à cet -égard, de mon ancien travail déjà rappelé au -<span class="pagenum" id="Page_525">525</span> -cinquante-quatrième chapitre. Quelle que fût aujourd'hui l'importance -de ces démonstrations au sujet d'un principe si fondamental -et pourtant si contraire à des préjugés encore -presque universels, elles seraient assurément incompatibles -avec l'extension déjà trop grande qu'a successivement -acquise cet ouvrage. Mais la suite des conceptions, -d'abord logiques, puis scientifiques, propres aux deux -volumes précédens, doit avoir graduellement transporté -le lecteur attentif à un point de vue tel, qu'aucun -bon esprit ne saurait plus maintenant conserver, en -général, d'incertitude grave relativement à la nécessité -accélérée, dans toute civilisation suffisamment avancée, -d'un pouvoir spirituel entièrement distinct et indépendant -du pouvoir temporel, et destiné à régir les opinions -et les mœurs pendant que l'autre s'applique seulement -aux actes accomplis. Puisque nous avons reconnu, -en principe, que l'évolution humaine est surtout caractérisée -par une influence toujours croissante de la vie -spéculative sur la vie active, quoique celle-ci conserve -sans cesse l'ascendant effectif, il serait certainement contradictoire -de supposer que la partie contemplative de -l'homme doit être à jamais privée de culture propre et -de direction distincte dans l'état social où l'intelligence -aura le plus d'essor habituel, au sein même des classes -les plus inférieures, tandis que cette séparation a déjà -régulièrement existé, au moyen âge, dans une civilisation -plus rapprochée, à tous égards, de l'enfance de l'humanité. -En un temps où tous les bons esprits admettent communément -la nécessité d'une division permanente entre la -théorie et la pratique, pour le perfectionnement simultané -de toutes deux, envers les moindres sujets de nos -<span class="pagenum" id="Page_526">526</span> -efforts, pourrait-on hésiter à étendre ce salutaire principe -aux opérations les plus difficiles et les plus importantes, -quand un tel progrès y est enfin devenu suffisamment -réalisable? Or, sous l'aspect purement mental, la séparation -des deux puissances n'est, au fond, que la -manifestation extérieure d'une telle distinction entre la -science et l'art, transportée jusqu'aux idées sociales, et -dès lors entièrement systématisée. Il y aurait donc, à -cet égard, une immense rétrogradation, tendant directement -à l'intime dégradation de notre intelligence, si -l'on persistait indéfiniment à laisser, en ce sens, la société -moderne au-dessous de celle du moyen âge, en y reconstituant -à dessein la confusion antique, sans la situation -qui l'avait rendue alors inévitable, et sans les motifs -qui la rendaient indispensable, suivant la théorie historique -du cinquante-troisième chapitre. Mais le retour -à la barbarie serait ainsi encore plus prononcé sous le -rapport moral. Je crois avoir suffisamment caractérisé, -au cinquante-quatrième chapitre, le pas vraiment fondamental -que l'admirable effort du catholicisme parvint -à accomplir, ou du moins à ébaucher, malgré tant d'obstacles -de tous genres, dans le développement essentiel de -la sociabilité humaine, en affranchissant la morale de -l'étroite subordination où la tenait jusque alors la politique, -pour l'élever enfin à l'entière suprématie sociale -convenable à sa nature, et sans laquelle elle ne pouvait -acquérir ni la pureté ni l'universalité indispensables à -l'extension finale de notre civilisation. Cette sublime -opération, encore si peu comprise du vulgaire philosophique, -constitue certainement, par sa nature, la première -base rationnelle de toute notre éducation morale, -<span class="pagenum" id="Page_527">527</span> -en plaçant les lois immuables relatives aux besoins les -plus intimes et les plus généraux de l'humanité, à l'abri -des inspirations variables émanées des intérêts les plus -secondaires et les plus particuliers. Or, il n'est pas douteux -que cette indispensable coordination n'aurait, à la longue, -aucune consistance réelle sous l'imminent conflit de nos -aveugles passions, si, reposant seulement sur une doctrine -abstraite, elle n'était point vivifiée et consolidée par l'active -intervention permanente d'un pouvoir moral entièrement -distinct et suffisamment indépendant du pouvoir -politique proprement dit: comme ne le confirment que -trop les graves atteintes qu'elle a éprouvées, et qu'elle -subit encore journellement, par suite de la désorganisation -spirituelle, quoique sa profonde harmonie avec la -nature de la civilisation moderne l'ait jusqu'ici spontanément -préservée de toute attaque dogmatique, malgré -la chute de la philosophie catholique qui en avait dû être -l'organe primitif, ainsi que je l'ai rappelé ci-dessus. -Nos constitutions métaphysiques elles-mêmes, au milieu -de leur confusion caractéristique entre les deux ordres -d'attributions, ont involontairement sanctionné cette -condition essentielle de notre sociabilité, sans y avoir -toutefois convenablement satisfait, par ces remarquables -déclarations préalables, destinées à instituer, jusque chez -les moindres citoyens, un contrôle général des mesures -politiques quelconques; faible image et équivalent très-imparfait -des moyens énergiques que l'organisme catholique -procurait naturellement à chaque croyant pour -résister à toute injonction légale contraire à la morale -établie, en évitant néanmoins de s'insurger ainsi contre -une économie régulièrement fondée sur une telle séparation -<span class="pagenum" id="Page_528">528</span> -continue. Depuis que l'humanité a dépassé l'âge -préliminaire propre à la civilisation humaine, cette -grande division est donc devenue, à tous égards, le principe -social de l'élévation intellectuelle et de la dignité -morale. Sans doute, la progression moderne, après sa première -impulsion catholique et féodale, a dû, comme je -l'ai expliqué, bientôt devenir radicalement hostile à -l'ordre catholique, où, par l'extrême imperfection de sa -base théologique, qui ne pouvait ni ne devait prévaloir -plus longtemps, une organisation, jusqu'alors éminemment -progressive, tendait désormais à dégénérer directement -en une dégradante théocratie. Mais cet antagonisme -nécessaire, dont l'office temporaire est maintenant accompli, -ne doit pas laisser indéfiniment dominer les préjugés -révolutionnaires propres à son développement, et dont -l'empire trop prolongé est maintenant aussi contraire à -l'élan final de notre sociabilité qu'il fut auparavant indispensable -à sa dernière préparation. Au reste, tandis que -la nature de la civilisation moderne prescrit la division -rationnelle des deux puissances élémentaires comme une -condition fondamentale de son essor régulier, elle tend, -encore plus évidemment, malgré toute vaine opposition -systématique, à la réaliser de plus en plus comme une -irrésistible conséquence de son cours spontané. Dans -l'état social du moyen âge, nous avons reconnu qu'une -telle séparation avait eu, à beaucoup d'égards, un caractère -forcé, qui a dû accessoirement influer sur son imparfaite -consistance, en tant qu'opposée au génie éminemment -absolu de l'activité militaire, alors encore prépondérante, -malgré sa transformation capitale. Rien d'équivalent -n'est possible sous l'ascendant, déjà pleinement irrévocable -<span class="pagenum" id="Page_529">529</span> -et désormais de plus en plus complet, de la vie industrielle -propre aux temps modernes, et dont la nature -doit, au contraire, y empêcher directement toute confusion -réelle entre la puissance spéculative et la puissance -active, qui n'y sauraient certainement jamais résider, à -un haut degré, chez les mêmes organes, fût-ce envers les -plus simples opérations partielles, et, à fortiori, quant -aux plus hautes entreprises sociales. La diversité nécessaire -des mœurs respectives n'est pas, au fond, moins -incompatible avec une semblable concentration politique -que l'évidente distinction des capacités. Quoique les caractères -particuliers aux différentes classes modernes -soient encore loin, sans doute, d'être suffisamment prononcés, -il est pourtant irrécusable, malgré la vicieuse -identité que d'irrationnelles dispositions tendent aujourd'hui -à établir entre leurs habitudes, que la supériorité -de richesse, principal résultat spontané de la prééminence -industrielle, ne conférera jamais des droits sérieux -à la suprême décision des questions humaines; de même, -quelle que soit aujourd'hui la honteuse ardeur de tant -d'artistes, encore plus choquante chez les savans, pour -rivaliser de fortune avec les chefs industriels, il n'est -certes nullement à craindre que les carrières esthétiques -ou scientifiques puissent désormais conduire au plus haut -ascendant pécuniaire: la généreuse imprévoyance pratique -naturellement propre aux uns, quand il y a vocation -réelle, est assurément incompatible, en général, -avec la scrupuleuse sollicitude usuelle qu'exigent les -succès des autres. Une secte éphémère, sans portée comme -sans moralité, instituant, sur la confusion systématique -des deux puissances, une dogmatisation rétrograde, a -<span class="pagenum" id="Page_530">530</span> -voulu, de nos jours, tenter de prendre la richesse pour -l'unique base du classement social, en y concevant la seule -récompense homogène de tous les services quelconques. -Mais ses vains efforts n'ont essentiellement abouti qu'à -faire mieux sentir à tous les bons esprits et à toutes les -âmes élevées que, dans l'économie moderne, les opérations -d'une utilité immédiate et matérielle constitueront -indéfiniment, de toute nécessité, la principale source des -richesses, quelles que puissent être les améliorations ultérieures -de l'état social; tandis que les divers travaux -spéculatifs, susceptibles d'une appréciation moins évidente, -en vertu de leur destination plus indirecte et plus -lointaine, quoique leur efficacité finale soit réellement -très-supérieure, sont destinés, par leur nature, à trouver -surtout, en une vénération prépondérante, leur juste -rémunération sociale: en sorte qu'il serait aussi chimérique -que désastreux de vouloir habituellement réunir -les plus hauts degrés de fortune et de considération. Enfin, -pour terminer cette discussion préliminaire par une -observation irrésistible, il faut remarquer que les vraies -nécessités sociales doivent se manifester toujours, d'une -manière plus ou moins saisissable, chez ceux-là même -qui tentent de les éluder: aussi, malgré la profonde anarchie -des intelligences, existe-t-il véritablement aujourd'hui -une sorte de pouvoir spirituel spontané, disséminé -parmi les littérateurs et les métaphysiciens qui, par un -enseignement journalier, soit oral, soit surtout écrit, dirigent, -au sein des divers partis existans, l'application -sociale des doctrines en circulation. L'irrégularité d'une -telle puissance ne l'empêche point de faire hautement -sentir son action effective, et d'une manière souvent -<span class="pagenum" id="Page_531">531</span> -très-déplorable à beaucoup d'égards, quoique d'ailleurs provisoirement -nécessaire; les plus systématiques adversaires -de la séparation des deux autorités élémentaires ne sont -certes pas les moins servilement soumis à son ascendant -habituel. Toute la question se réduirait donc, au fond, -sous cet aspect, à décider si les populations modernes, -au lieu d'une véritable organisation spirituelle, fondée -sur une sérieuse élaboration philosophique de l'ensemble -des conceptions humaines, et assujettie à des conditions -rationnellement déterminées, doivent être indéfiniment -conduites par des organes presque toujours aussi dépourvus -de toutes connaissances réelles qu'étrangers à toutes -convictions profondes, et qui, au nom d'une déplorable -facilité à soutenir, avec un spécieux éclat, toutes les thèses -quelconques, viennent s'ériger, sans aucune garantie -mentale ni morale, en guides spéculatifs de l'humanité: -il serait ici superflu d'insister davantage à ce sujet. -Mieux on approfondira une telle discussion, plus on -sentira que la civilisation moderne doit, par sa nature, -offrir le principal développement de cette division fondamentale -des deux puissances, qui ne put être que très-imparfaitement -ébauchée au moyen âge, vu la double -inaptitude de l'état social correspondant et de la philosophie -alors prépondérante: l'essor croissant de notre sociabilité -tend nécessairement, à tous égards, à rendre le gouvernement -humain de plus en plus moral et de moins en -moins politique. En même temps que la réorganisation -spirituelle est aujourd'hui la plus urgente, elle est aussi, -malgré les hautes difficultés qui lui sont propres, la plus -complétement préparée, chez l'élite de l'humanité, d'après -l'ensemble des divers antécédens. D'une part, les -<span class="pagenum" id="Page_532">532</span> -gouvernemens actuels, renonçant désormais à diriger une -telle opération, tendent, par cela même, à conférer cette -haute attribution, avec une suffisante liberté, à l'élaboration -philosophique qui se montrera digne d'y présider; -d'une autre part, les populations, radicalement désabusées -des illusions métaphysiques, comprennent de plus -en plus, sous l'impulsion spontanée d'un demi-siècle -d'expériences décisives, que tout le progrès social compatible -avec les doctrines vulgaires est enfin essentiellement -épuisé, et qu'aucune importante fondation politique -ne saurait maintenant surgir sans reposer d'abord sur une -philosophie vraiment nouvelle. À l'un et à l'autre titre, -on peut assurer que, du moins en France, où doit nécessairement -commencer la régénération finale, cette double -condition préalable est aujourd'hui tellement remplie, -que le déplorable retard qu'éprouve encore cette grande -tâche du <span class="cs7">XIX</span><sup>e</sup> siècle doit être déjà imputé surtout à la -profonde incapacité des philosophes qui l'ont entreprise -jusqu'ici.</p> - -<p>Quand cette opération fondamentale aura reçu un développement -assez caractéristique pour en faire partout -sentir la vraie tendance générale, et longtemps avant -qu'elle ait pu effectivement parvenir à sa pleine maturité -sociale, elle commencera spontanément à exercer, soit sur -les esprits les plus actifs, soit sur la masse des intelligences, -une double influence graduelle très-favorable au -retour universel d'une harmonie durable, en indiquant -aux uns une voie pleinement légitime de haute satisfaction -politique, et aux autres la marche la plus conforme -à une sage réalisation de leurs vœux principaux. Sous le -premier aspect, j'ai déjà suffisamment établi, en -<span class="pagenum" id="Page_533">533</span> -principe, au sujet de l'avénement catholique, que le prétendu -règne de l'esprit, d'abord rêvé par la métaphysique -grecque, constitue, suivant l'immuable nature de la sociabilité -humaine, une conception aussi dangereuse que -chimérique, non moins contraire aux conditions du progrès -qu'à celles de l'ordre, et qui, si elle pouvait réellement -prévaloir, ne tendrait, malgré de spécieuses apparences, -qu'à organiser une dégradante immobilité, analogue -à celle des théocraties proprement dites, en livrant -l'empire du monde à de médiocres intelligences, dès lors -habituellement privées à la fois de frein et de stimulation -(<i>voyez</i> le début de la cinquante-quatrième leçon)<a name="FNanchor_28" id="FNanchor_28" href="#Footnote_28" class="fnanchor">[28]</a>. Or, -cette fallacieuse utopie, naturellement écartée tant que le -régime du moyen âge put procurer aux ambitions spirituelles -une convenable satisfaction, dut ensuite reparaître -spontanément, avec un nouvel attrait, sous la prépondérance -croissante de la philosophie métaphysique d'où -elle émanait, quand la décomposition politique du -<span class="pagenum" id="Page_534">534</span> -catholicisme parut rétablir, au profit des chefs temporels, -l'antique confusion des deux pouvoirs élémentaires. Dès -cette époque, on peut assurer que, dans tout l'occident -européen, presque tous les esprits actifs, sauf un très-petit -nombre d'éminentes exceptions dues à l'instinct du -vrai génie philosophique, ont été plus ou moins animés, -souvent à leur insu, d'une secrète tendance insurrectionnelle -contre l'ensemble de l'ordre existant, qui cessait -ainsi de leur offrir une position légale. À mesure que le -mouvement négatif s'accomplissait, cette opposition croissante -devait, par une réaction inévitable, et, à certains -égards, indispensable, exciter les ambitions spirituelles -à la poursuite de plus en plus active des grandeurs temporelles, -alors seules constituées: cette influence devait -se développer à peu près également, soit dans les états protestans, -où la confusion des deux puissances était solennellement -consacrée, soit chez les nations catholiques, où -la suprématie temporelle n'était pas, au fond, moins -<span class="pagenum" id="Page_535">535</span> -réelle, et où d'ailleurs l'abaissement simultané des barrières -aristocratiques devait éminemment favoriser de telles prétentions. -Il serait superflu d'expliquer combien la grande -crise finale a dû, surtout en France, stimuler spontanément -ces irrationnelles espérances, qui désormais ne -reconnaissent plus, en principe, aucune limite nécessaire. -Sans doute, ce dérèglement presque universel des ambitions -philosophiques ne saurait altérer la nature de la civilisation -moderne, d'après laquelle ces folles tentatives, -à jamais privées du point d'appui religieux, viendront -toujours échouer contre l'ascendant inébranlable de la -prépondérance matérielle, désormais mesurée surtout -par la supériorité de richesse, et par suite de plus en plus -inhérente à la prééminence industrielle. Mais l'essor -croissant de ces vicieux efforts n'en fomente pas moins, -au sein des sociétés actuelles, une source permanente -d'intime perturbation. Ce principe universel de désordre -est aujourd'hui d'autant plus dangereux, qu'il semble -plus rationnel, puisqu'il paraît reposer sur la tendance -incontestable de la civilisation à augmenter continuellement -l'influence sociale de l'intelligence; d'où l'esprit -vague et absolu de la philosophie politique généralement -admise peut conclure, d'une manière très-captieuse, la -concentration finale du gouvernement humain, à la fois -spéculatif et actif, chez les hautes capacités mentales, -conformément à l'utopie grecque. Une éminente rationnalité, -combinée avec une moralité peu commune, suffit -à peine pour préserver maintenant notre vaine intelligence -d'une telle illusion philosophique, qui désormais -domine secrètement la plupart des esprits occupés de -questions sociales. La secte pernicieuse ci-dessus indiquée -<span class="pagenum" id="Page_536">536</span> -n'a fait, à cet égard, que formuler hautement, avec la plus -ignoble exagération, le rêve presque unanime des ambitions -spéculatives. Sans aller jusqu'à une telle issue, -cette commune disposition exerce journellement une -influence très-appréciable sur ceux-là même qui repoussent -le plus sincèrement une pareille aberration, dont -personne aujourd'hui n'ose directement aborder la <ins id="cor_13" title="dis-discussion">discussion</ins> -rationnelle: il serait donc superflu d'en signaler -davantage l'imminent danger. Or, le principe fondamental -de la séparation systématique des deux pouvoirs -offre certainement le seul moyen général propre à dissiper -suffisamment cette grande source de désordre social, -en accordant une satisfaction régulière à ce que cette confuse -tendance renferme, au fond, de pleinement légitime. -La saine théorie élémentaire de l'organisme social, instinctivement -ébauchée au moyen âge, interdisant à l'intelligence -la suprême direction immédiate des affaires humaines, -destine l'esprit à lutter constamment, selon sa -nature, pour modifier de plus en plus le règne nécessaire -de la prépondérance matérielle, en l'assujettissant au -respect continu des lois morales de l'harmonie universelle, -dont toute activité pratique, soit privée, soit même -publique, tend toujours à s'écarter spontanément, faute -de vues assez élevées et de sentimens assez généreux. Ainsi -conçue, la légitime suprématie sociale n'appartient, à -proprement parler, ni à la force, ni à la raison, mais à la -morale, dominant également les actes de l'une et les -conseils de l'autre: telle est du moins la limite idéale -dont la réalité doit graduellement s'approcher, quoique -sans pouvoir jamais l'atteindre rigoureusement, comme -envers un type quelconque. Dès lors, l'esprit peut enfin -<span class="pagenum" id="Page_537">537</span> -abandonner sincèrement sa vaine prétention à gouverner -le monde par le prétendu droit de la capacité; car l'ordre -régulier lui assigne exclusivement un noble office permanent, -aussi propre à entretenir son heureuse activité qu'à -récompenser ses éminens services. La nature nettement -déterminée de ces fonctions, essentiellement relatives -à l'éducation et à l'influence consultative qui en résulte -dans la vie active, suivant le principe posé au cinquante-quatrième -chapitre, les conditions exactement définies -imposées à leur exercice, et la résistance continue qu'il -rencontre inévitablement, tendent d'ailleurs à contenir -spontanément cette autorité spirituelle, toujours fondée -sur un libre assentiment, entre les limites générales susceptibles -d'en prévenir ou d'en rectifier les abus essentiels, -au moyen des précautions convenables. C'est ainsi -que la réorganisation philosophique des sociétés modernes -constitue nécessairement la seule transformation durable -propre à rendre désormais éminemment salutaire -l'action radicalement perturbatrice qu'exerce l'intelligence -sur notre système politique, où elle ne peut échapper -à une injuste exclusion qu'en aspirant à une domination -vicieuse. Par leur aveugle antipathie contre toute -séparation régulière des deux puissances, les hommes -d'état tendent donc eux-mêmes à prolonger indéfiniment -les embarras, de plus en plus graves, que leur causent -aujourd'hui les confuses prétentions politiques de la capacité. -On peut assurer que ces funestes conflits resteront -nécessairement inextricables tant qu'on n'aura point -établi une division fondamentale entre les fonctions spirituelles -et les fonctions temporelles: jusqu'alors, l'harmonie -sociale continuera d'être profondément troublée -<span class="pagenum" id="Page_538">538</span> -par des tentatives opposées, mais également vicieuses, -pour transporter aux unes les conditions et les garanties -exclusivement convenables aux autres.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_28" id="Footnote_28" href="#FNanchor_28"><span class="label"><b>Note 28</b>:</span></a> -Cette dangereuse utopie grecque est tellement en harmonie avec -l'ensemble des aberrations propres à la grande transition moderne, que -la théorie fondamentale que j'ai établie à ce sujet, au 54<sup>e</sup> chapitre, doit -maintenant choquer beaucoup les préjugés et les passions de presque -tous ceux qui s'occupent des hautes spéculations sociales. Malgré cet -inévitable obstacle, j'ai déjà la précieuse satisfaction de voir un tel jugement -complétement adopté par l'un des penseurs les plus éminens et -les plus indépendans dont l'Angleterre puisse aujourd'hui s'honorer -(M. Mill). En m'annonçant cette puissante adhésion à l'un des principes -les plus décisifs de ma nouvelle philosophie politique, M. Mill a -été spontanément conduit, dans la familiarité de notre heureux commerce -épistolaire, à qualifier cette chimère perturbatrice d'après un -terme si pleinement caractéristique, que j'ai cru devoir me faire autoriser -à le rendre public. La dénomination de <i>pédantocratie</i> me semble, en -effet, très-propre à résumer désormais l'appréciation positive d'une tendance -sociale qui ne saurait jamais, comme je l'ai démontré, réellement -aboutir qu'à instituer, au nom de la capacité, la domination, -profondément oppressive à tous égards, et surtout mentalement, des -médiocrités ambitieuses dont la valeur philosophique se réduit essentiellement -à une vaine érudition; à l'exemple du régime chinois, plus -stationnaire qu'aucun autre, et pourtant le plus rapproché d'un pareil -type, suivant la judicieuse remarque de M. Mill. Si cet important sujet -détermine ultérieurement une véritable discussion, je ne doute pas -qu'une telle formule, convenablement employée, n'y contribue beaucoup -à l'éclaircir et à la simplifier, en y dirigeant mieux l'attention sur -le vrai caractère politique de cette désastreuse aberration philosophique, -que j'ai été obligé, faute de cette expression spéciale, de qualifier par -des locutions trop composées.</p> - -<p class="sep1">À cette heureuse influence permanente de la grande -élaboration philosophique sur la marche actuelle des -esprits actifs, correspond naturellement, sous le second -aspect ci-dessus indiqué, une influence équivalente sur -la disposition sociale de la masse des intelligences. Il résulte, -en effet, de la confusion existante entre l'ordre -spirituel et l'ordre temporel, une tendance générale, -aujourd'hui profondément désastreuse, à chercher toujours, -dans les institutions politiques proprement dites, -la solution exclusive des difficultés quelconques relatives -à notre situation. Cette disposition populaire, graduellement -développée en Europe pendant les cinq siècles -qui ont suivi la désorganisation spontanée du système -catholique, à mesure que s'accomplissait la concentration -temporelle, est maintenant parvenue à sa plus -déplorable intensité, d'après l'active stimulation directement -entretenue par les nombreuses tentatives de -constitutions métaphysiques propres au dernier demi-siècle. -Une telle tendance vulgaire peut seule fournir un -point d'appui vraiment redoutable aux prétentions déréglées -de l'intelligence à la domination universelle: -car, sans une pareille illusion sur l'efficacité absolue des -mesures purement politiques, l'agitation métaphysique -ne pourrait déterminer les masses à seconder suffisamment -ses efforts perturbateurs. Ainsi, pendant que la -nouvelle impulsion philosophique écartera spontanément -la dangereuse utopie du règne de l'esprit, en ouvrant -régulièrement à la capacité mentale une large issue -<span class="pagenum" id="Page_539">539</span> -sociale, elle dissipera, d'une autre part, non moins naturellement, -la sorte d'hallucination correspondante, en -imprimant aux justes réclamations populaires la direction, -bien plus souvent morale que politique, convenable -à leur vraie destination. On ne peut douter, en -effet, que les principaux griefs légitimement signalés par -les masses actuelles contre un régime où leurs besoins -généraux sont si peu consultés, ne se rapportent surtout -à une rénovation totale des opinions et des mœurs, sans -que les institutions directes puissent, au fond, nullement -suffire à leur indispensable réparation. Cette appréciation -est particulièrement incontestable, comme -j'aurai bientôt lieu de l'indiquer plus spécialement, envers -les graves abus inhérens aujourd'hui à l'inégalité -nécessaire des richesses, et qui constituent le plus dangereux -argument des agitateurs ou des utopistes: car ces -vices tirent certainement leur plus déplorable intensité -de notre désordre intellectuel et moral, bien davantage -que de l'imperfection des mesures politiques, dont l'influence -réelle est, à cet égard, fort limitée dans le système -de la sociabilité moderne, à moins d'une anarchique -subversion, aussi destructive du progrès que de l'ordre. -L'essor philosophique destiné à élaborer graduellement -la réorganisation spirituelle est donc susceptible, sous ce -rapport capital, et sous beaucoup d'autres analogues, -d'exercer immédiatement, vu l'état présent des populations -modernes, une action rationnelle très-importante, -directement propre à faciliter le retour universel -d'une harmonie durable. Mais il faut savoir que cette -heureuse aptitude ne pourrait être suffisamment réalisable, -si cette sage réformation des tendances actuelles -<span class="pagenum" id="Page_540">540</span> -ne se présentait pas spontanément comme aussi liée aux -conditions du progrès qu'à celles de l'ordre: car la nouvelle -prédication philosophique, quelque judicieuse -qu'elle pût être, resterait essentiellement dépourvue -d'efficacité populaire, si, en signalant la nature éminemment -morale de tels embarras sociaux, et leur -indépendance essentielle des institutions proprement -dites, elle ne faisait en même temps apercevoir leur -vraie solution générale, d'après l'uniforme assujettissement -de toutes les classes quelconques aux devoirs moraux -attachés à leurs positions respectives, sous l'active -impulsion continue d'une autorité spirituelle assez énergique -et assez indépendante pour assurer le maintien -usuel d'une telle discipline universelle. Sans cette indispensable -coïncidence, d'ailleurs évidemment inhérente -à la véritable élaboration régénératrice, l'instinct -des masses ne saurait accueillir un semblable enseignement, -où il verrait alors, en effet, une source de déceptions, -destinée à amortir les efforts d'amélioration -réelle, au lieu de leur imprimer une direction plus salutaire. -On ne peut donc méconnaître l'influence nécessaire -de l'essor philosophique relatif à la réorganisation -spirituelle, pour réformer graduellement, d'après une -saine appréciation des diverses difficultés sociales, des -dispositions populaires éminemment perturbatrices, qui -fournissent aujourd'hui le principal aliment des illusions -et des jongleries politiques. En général, cette nouvelle -philosophie tendra de plus en plus à remplacer spontanément, -dans les débats actuels, la discussion vague et -orageuse des <i>droits</i> par la détermination calme et rigoureuse -des <i>devoirs</i> respectifs. Le premier point de vue, -<span class="pagenum" id="Page_541">541</span> -critique et métaphysique, a dû prévaloir tant que la réaction -négative contre l'ancienne économie n'a pas été -suffisamment accomplie; le second, au contraire, essentiellement -organique et positif, doit, à son tour, présider -à la régénération finale: car l'un est, au fond, -purement individuel, et l'autre directement social. Au -lieu de faire consister politiquement les devoirs particuliers -dans le respect des droits universels, on concevra -donc, en sens inverse, les droits de chacun comme résultant -des devoirs des autres envers lui: ce qui, sans -doute, n'est nullement équivalent; puisque cette distinction -générale représente alternativement la prépondérance -sociale de l'esprit métaphysique ou de l'esprit -positif: l'un conduisant à une morale presque passive, -où domine l'égoïsme; l'autre à une morale profondément -active, dirigée par la charité. Cette transformation radicale -des habitudes actuelles dérivera nécessairement de la -priorité systématiquement accordée à la réorganisation -spirituelle sur la réorganisation temporelle, comme étant -à la fois plus urgente et mieux préparée. L'opiniâtre résistance -des hommes d'état à la séparation fondamentale des -deux puissances est donc, sous ce second aspect, tout autant -que sous le premier, directement contradictoire à leurs -vaines récriminations contre la tendance exclusive des -vœux populaires vers les solutions purement politiques: -quelque fondées que soient souvent leurs plaintes à ce -sujet, elles ne sauraient avoir d'efficacité, tant qu'eux-mêmes -repousseront aveuglément le seul moyen général -de réformer ces habitudes irréfléchies, résultat -inévitable de la dictature temporelle, sans altérer -l'indispensable manifestation des besoins universels, -<span class="pagenum" id="Page_542">542</span> -dès lors assurés, au contraire, d'une meilleure satisfaction.</p> - -<p>Tels sont, en aperçu, les services immédiats, aussi -éminens qu'irrécusables, propres à la grande élaboration -philosophique destinée à déterminer graduellement la -réorganisation spirituelle des sociétés modernes. Par -cette double influence préliminaire sur la raison publique, -la nouvelle puissance morale, avant sa constitution -régulière, fera spontanément, dès sa naissance, -l'épreuve décisive de son action sociale, en faisant universellement -prévaloir la disposition d'esprit nécessaire -à sa marche ultérieure. Sa tendance directe étant ainsi -assez indiquée, il ne me reste plus qu'à apprécier sommairement, -d'après les bases historiques déjà posées, -d'abord et surtout la nature générale de ses attributions -finales, et, par suite, le caractère essentiel de son autorité -normale, pour achever de dissiper suffisamment -les inquiétudes peu rationnelles, mais fort excusables, -qu'inspire aujourd'hui la seule pensée d'un nouveau -pouvoir spirituel, vu les profondes aberrations qui, à -raison même des habitudes actuelles de confusion politique, -ont si souvent conduit, à ce sujet, à des conceptions -essentiellement théocratiques, justement antipathiques -à la sociabilité moderne.</p> - -<p>Sous l'un et l'autre aspect, la comparaison avec la -puissance catholique propre au moyen âge se présente -naturellement, comme relative au seul antécédent réel -d'une telle organisation, dont l'action sociale serait ainsi, -dans son ensemble, immédiatement indiquée. Mais, -quoique ce rapprochement soit, en effet, susceptible -d'une véritable utilité, quand il est convenablement -<span class="pagenum" id="Page_543">543</span> -dirigé, son usage exige toujours des précautions essentielles, -sans lesquelles il conduirait souvent à de fausses appréciations, -en vertu de l'intime diversité des situations -respectives, et surtout à raison du principe purement -théologique sur lequel reposait l'ancien organisme spirituel, -où la véritable destination politique était nécessairement -subordonnée à un but personnel imaginaire, -que nous avons vu altérer profondément, à beaucoup -d'égards, l'exercice et le caractère de l'autorité spéculative. -C'est seulement à ceux qui, d'après nos précédentes -explications historiques, sauront écarter suffisamment -le point de vue religieux, pour envisager uniquement -l'office social du clergé catholique, qu'une judicieuse -application de ce procédé comparatif pourra devenir -vraiment utile comme moyen empirique de faciliter les -déterminations et de les préciser davantage: car, il est -d'ailleurs certain que tout ce qui, dans la vie réelle, -comportait, au moyen âge, l'action spirituelle, donnera -lieu pareillement à une équivalente intervention du -nouveau pouvoir, dont l'ascendant habituel sera même, -à divers titres, plus immédiat et plus complet; sauf les -distinctions nécessaires, de mode ou de degré, qui correspondent -à la différence radicale des deux philosophies -et des deux civilisations. Toutefois, sans renoncer à cette -ressource spontanée, qui devra surtout ultérieurement -seconder les développemens réservés à mon Traité spécial, -notre double appréciation sommaire doit ici conserver -essentiellement la forme directe et abstraite, afin -de prévenir, autant que possible, toute vicieuse interprétation.</p> - -<p>J'ai déjà posé, au cinquante-quatrième chapitre, le -<span class="pagenum" id="Page_544">544</span> -principe général, aussi rigoureux qu'incontestable, qui -détermine rationnellement la séparation fondamentale -entre les attributions respectives du pouvoir spirituel et -du pouvoir temporel, et d'après lequel les hommes -sages des deux classes s'efforceront de résoudre suffisamment -les conflits plus ou moins graves que la fatale discordance -de nos passions, aussi inévitable dans l'avenir -que dans le passé, soulèvera un jour entre les deux puissances, -malgré l'amélioration réelle de la sociabilité humaine. -Ce principe consiste à regarder l'autorité spirituelle -comme devant être, par sa nature, finalement décisive -en tout ce qui concerne l'<i>éducation</i>, soit spéciale, -soit surtout générale, et seulement consultative en tout -ce qui se rapporte à l'<i>action</i>, soit privée, soit même publique, -où son intervention habituelle n'a jamais d'autre -objet que de rappeler suffisamment, en chaque cas, les -règles de conduite primitivement établies: l'autorité -temporelle, au contraire, entièrement souveraine quant -à l'action, au point de pouvoir, sous sa responsabilité -des résultats, suivre une marche opposée aux conseils -correspondans, ne peut exercer, à son tour, sur l'éducation, -qu'une simple influence consultative, bornée à y -solliciter la révision ou la modification partielle des -préceptes que la pratique lui semblerait condamner. -Ainsi, l'organisation fondamentale, et ensuite l'application -journalière, d'un système universel d'éducation positive, -non-seulement intellectuelle, mais aussi et surtout -morale, constituera l'attribution caractéristique du -pouvoir spirituel moderne, dont une telle élaboration -graduelle pourra seule développer convenablement le -génie propre et l'ascendant social. C'est principalement -<span class="pagenum" id="Page_545">545</span> -pour servir de base générale à un tel système que devra -être préalablement coordonnée la philosophie positive -proprement dite, dont j'ai osé, le premier, concevoir et -ébaucher le véritable ensemble, destiné à fournir désormais -à l'entendement humain un point d'appui fondamental -par une suite homogène et hiérarchique de notions -positives, à la fois logiques et scientifiques, sur -tous les ordres essentiels de phénomènes, depuis les -moindres phénomènes mathématiques, source initiale -de la positivité rationnelle, jusqu'aux plus éminens phénomènes -moraux et sociaux, terme indispensable de sa -pleine maturité. Si, d'une part, l'éducation moderne, -jusqu'ici vague et flottante comme la sociabilité correspondante, -ne saurait être vraiment constituée sans un -pareil fondement philosophique, il n'est pas moins certain, -en sens inverse, que, sans cette grande destination, -cette coordination préliminaire n'aurait point un -caractère assez nettement déterminé pour contenir suffisamment -les divagations dispersives propres à la science -actuelle. Afin que cette salutaire connexité conserve -toute l'énergie convenable, en un temps où l'esprit -d'ensemble est encore si rare et où les conditions en sont -si peu comprises, il importera même de ne jamais oublier -que ce système d'éducation positive est nécessairement -destiné à l'usage direct et continu, non d'aucune -classe exclusive, quelque vaste qu'on la suppose, mais -de l'entière universalité des populations, dans toute l'étendue -de la république européenne. C'est au catholicisme, -comme je l'ai expliqué, que l'humanité a dû, au -moyen âge, le premier établissement d'une éducation -vraiment universelle, qui, quelque imparfaite qu'en dût -<span class="pagenum" id="Page_546">546</span> -être l'ébauche, présentait déjà, malgré d'inévitables diversités -de degré, un fond essentiellement homogène, -toujours commun aux moindres et aux plus éminens -chrétiens: il serait donc étrange, à tous égards, de concevoir -une institution moins générale pour une civilisation -plus avancée. Sous ce rapport, les dogmes révolutionnaires -relatifs à l'égalité d'instruction contiennent, -à leur manière, depuis la décadence nécessaire de l'organisation -catholique, un certain pressentiment confus -du véritable avenir social, sauf les graves inconvéniens -ordinairement inhérens à la nature vague et absolue des -conceptions métaphysiques, qui, en tous genres, devaient -précéder et préparer les conceptions positives. -Rien n'est plus propre, sans doute, à caractériser profondément -l'anarchie actuelle, que la honteuse incurie -avec laquelle les classes supérieures considèrent habituellement -aujourd'hui cette absence totale d'éducation -populaire, dont la prolongation exagérée menace pourtant -d'exercer sur leur sort prochain une effroyable -réaction. Ainsi, la première condition essentielle de l'éducation -positive, à la fois intellectuelle et morale, envisagée -comme la base nécessaire d'une vraie réorganisation -sociale, doit certainement consister dans sa rigoureuse -universalité. Malgré d'inévitables différences de -degré, aussi salutaires que spontanées, correspondantes -aux inégalités d'aptitude et de loisir, c'est d'ailleurs une -grave erreur philosophique, aujourd'hui trop fréquente, -que de rattacher à ces distinctions naturelles des diversités -nécessaires, soit dans le plan, soit dans la marche, -de cette commune initiation. L'invariable homogénéité -de l'esprit humain, non-seulement parmi les divers rangs -<span class="pagenum" id="Page_547">547</span> -sociaux, mais même chez les différentes natures personnelles, -fera toujours comprendre, à tous ceux qui ne -se borneront pas à une superficielle appréciation, que, -sauf les cas d'anomalie, ces modifications ne sauraient -finalement influer que sur le développement plus ou -moins étendu d'un système toujours identique: l'expérience -catholique a depuis longtemps sanctionné cette -indication rationnelle, en ce qui concerne l'éducation -générale, puisque l'instruction religieuse était, au fond, -pareillement conçue et dirigée pour toutes les classes quelconques, -quoique plus ou moins détaillée ou approfondie: -de nos jours même, l'instruction spéciale, seule -régularisée, pourra montrer aux juges compétens que -la meilleure institution d'une étude quelconque ne peut -offrir, à tous ces titres, que de simples variétés d'extension -d'un mode constamment semblable. Au reste, -ce n'est point ici le lieu de m'expliquer convenablement -sur la véritable nature fondamentale de l'éducation positive, -à la fois industrielle, esthétique, scientifique -et philosophique, où l'essor moral correspondra sans -cesse au progrès intellectuel: l'importance prépondérante -et la difficulté supérieure d'un tel sujet me détermineront -à y consacrer plus tard un Traité exclusif, que -j'annoncerai plus distinctement à la fin de ce dernier volume. -Il me suffit ici d'avoir expressément signalé l'universalité -caractéristique de ce système primordial, autour -duquel se ramifieront ensuite spontanément les -divers appendices particuliers relatifs à la préparation -directe aux différentes conditions sociales. C'est surtout -ainsi que l'esprit scientifique actuel, perdant enfin sa -spécialité empirique, sera invinciblement poussé à une -<span class="pagenum" id="Page_548">548</span> -indispensable généralité rationnelle, présidant à une -saine répartition finale de l'élaboration spéculative: car -un tel but rendra pleinement irrécusable le besoin de -condenser et de coordonner les principales branches de -la philosophie naturelle, qui, devant toutes fournir un -contingent essentiel à la doctrine commune, ne sauraient -conserver une incohérence et une dispersion évidemment -incompatibles avec cette grande destination -sociale, comme je l'expliquerai davantage au <a href="#Page_839">soixantième -chapitre</a>. Quand les savans auront suffisamment -compris que la vie active exige habituellement l'emploi -simultané des diverses notions positives que chacun -d'eux isole de toutes les autres, ils comprendront sans -doute que leur ascension politique suppose nécessairement -la généralisation préalable de leurs conceptions -ordinaires, et, par conséquent, l'entière réformation -philosophique de leurs dispositions actuelles. Car les -populations modernes ne pourront jamais reconnaître -pour chefs spirituels des hommes qui, malgré une véritable -supériorité envers une faible partie de nos connaissances, -sont le plus souvent au-dessous du vulgaire relativement -à tout le reste du domaine réel de la raison -humaine; sans parler d'ailleurs de l'infériorité morale -qui doit fréquemment accompagner aujourd'hui cette -sorte d'automatisme spéculatif: cette pleine généralité -constitue tellement la première condition de l'autorité -spirituelle, que sa seule influence, même à l'état le plus -imparfait, préserve aujourd'hui d'une entière désuétude -sociale l'esprit théologico-métaphysique, quoique désormais -profondément antipathique à la raison moderne. -Tandis que, par une telle élaboration, l'esprit positif -<span class="pagenum" id="Page_549">549</span> -acquerra spontanément le dernier attribut essentiel qui -lui manque encore, cette grande destination achèvera -aussi de le purifier suffisamment, en y faisant hautement -prévaloir le génie spéculatif, sans pouvoir cependant -oublier jamais le but social. Nous avons, en effet, précédemment -remarqué, même envers les sciences les plus -avancées, que le caractère scientifique actuel flotte presque -toujours entre l'essor abstrait et l'application partielle, -de manière à n'être le plus souvent ni franchement -spéculatif ni véritablement actif, comme le confirme -clairement la constitution équivoque des corporations -savantes, où domine un vicieux mélange des attributions -technologiques avec les travaux scientifiques, et -dont la plupart des membres sont, en réalité, bien plutôt -de simples ingénieurs que de vrais savans. Cette confusion -radicale est aujourd'hui évidemment liée au défaut -de généralité, qui, dissimulant la haute destination -philosophique de l'esprit positif, ne permet de motiver -son utilité finale que sur des services secondaires, aussi -spéciaux que les habitudes théoriques correspondantes. -Mais il est clair que cette tendance, convenable seulement -à l'enfance de la science moderne, constitue maintenant -un nouvel obstacle essentiel à la systématisation de -la philosophie positive, qui, dans l'ordre normal de -l'humanité, ne devra considérer d'autre application immédiate -que la direction intellectuelle et morale des populations -civilisées; application nécessaire, n'offrant rien -d'éventuel ni d'isolé, et dont l'influence continue, loin -de pouvoir altérer la pureté ou la dignité du caractère -spéculatif, tendra à lui imprimer plus de généralité et -d'élévation, aussi bien que plus d'unité et de -<span class="pagenum" id="Page_550">550</span> -consistance<a name="FNanchor_29" id="FNanchor_29" href="#Footnote_29" class="fnanchor">[29]</a>. Ainsi, sous tous les aspects importans, la -grande élaboration philosophique destinée à la fondation -du système final de l'éducation positive, exercera -nécessairement, sur les esprits qui l'accompliront, une -heureuse réaction immédiate, indispensable à la dernière -préparation mentale de la nouvelle puissance spirituelle, -dont les élémens actuels sont encore si imparfaits: c'est -surtout pour ce motif que je devais ici expressément signaler -cette attribution caractéristique. En même temps, -l'homogénéité de vues et l'identité de but, établies par -une telle destination sociale, conduiront spontanément -les divers philosophes positifs à former peu à peu une -véritable corporation européenne, de manière à prévenir -ou à dissiper les imminentes dissensions actuellement -<span class="pagenum" id="Page_551">551</span> -inhérentes à l'anarchie scientifique, qui décompose toujours -ce qu'on appelle improprement aujourd'hui les -corps savans en une multitude de coteries, aussi précaires -qu'étroites, mutuellement ennemies, et seulement -disposées à de honteuses coalitions passagères pour -protéger à tout prix les intérêts de chaque membre -contre toute rivalité extérieure.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_29" id="Footnote_29" href="#FNanchor_29"><span class="label"><b>Note 29</b>:</span></a> -Quelque nécessaire que soit cette séparation préalable des vrais -savans, s'élevant enfin à l'état philosophique, d'avec les ingénieurs -proprement dits, on peut assurer que les corporations savantes s'y -opposeront de tout leur pouvoir, craignant de perdre ainsi l'un de -leurs principaux titres actuels à la considération publique: et cette -opposition ne constitue pas l'un des moindres motifs qui feraient désirer, -surtout en France, la prochaine suppression de ces compagnies -arriérées, maintenant dominées à tant d'égards par un esprit contraire -aux principaux besoins de notre temps. Toutefois les hautes -nécessités philosophiques seront, à ce sujet, heureusement secondées -par l'essor spontané de la classe des ingénieurs, à mesure que le mouvement -industriel deviendra plus systématique: car, lorsque cette classe -aura suffisamment développé son propre caractère, elle s'affranchira -bientôt, sans doute, d'une orgueilleuse tutelle scientifique, émanée -d'hommes qui, à raison même de leur direction équivoque, doivent, -au fond, offrir le plus souvent une faible capacité technologique, -dont les véritables ingénieurs, au temps de leur émancipation mentale, -feront aisément ressortir l'insuffisance sociale.</p> - -<p class="sep1">Cette élaboration fondamentale de l'éducation positive -sera principalement caractérisée par la systématisation -finale de la morale humaine, qui, dès lors -affranchie de toute conception théologique, reposera -directement, d'une manière inébranlable, sur l'ensemble -de la philosophie positive, comme je l'indiquerai -davantage au <a href="#Page_839">soixantième chapitre</a>. Dans l'économie générale -d'une telle éducation, de saines habitudes soigneusement -entretenues, sous la direction des préjugés -convenables, seront destinées, dès l'enfance, à l'actif -développement de l'instinct social et du sentiment du -devoir; pour être définitivement rationnalisés, en -temps opportun, d'après la connaissance réelle de notre -nature et des principales lois, statiques ou dynamiques, -de notre sociabilité: de manière à établir solidement -d'abord les obligations universelles de l'homme civilisé, -successivement envisagé quant à son existence personnelle, -domestique ou sociale, et ensuite leurs différentes -modifications régulières suivant les diverses -situations essentielles propres à la civilisation moderne. -Vainement l'impuissance organique, commune à toutes -les écoles métaphysiques, les fait-elle aujourd'hui spontanément -concourir, malgré leurs innombrables divergences, -à sanctionner indifféremment la prétention exclusive -<span class="pagenum" id="Page_552">552</span> -des doctrines théologiques à constituer la morale: -l'expérience décisive des trois derniers siècles a pleinement -constaté, surtout depuis le début de la grande -crise révolutionnaire, que ce mode indirect, quoique -indispensable à l'état préliminaire de l'humanité, -n'est plus désormais, sous aucun rapport, convenable -à sa maturité, qui le rend à la fois impossible et inutile. -Nous avons historiquement reconnu que l'application -effective de ce procédé primitif avait toujours -subi un décroissement spontané, correspondant à celui -de la philosophie d'où il émanait, à mesure que -l'intelligence et la sociabilité de notre espèce, simultanément -développées, ont permis l'appréciation vulgaire -des règles morales d'après l'ensemble de leur influence -réelle sur l'individu et sur la société: le catholicisme -surtout a livré à la raison humaine beaucoup d'utiles -prescriptions, personnelles où collectives, antérieurement -soumises à la sanction religieuse, et que les -philosophes anciens avaient cru ne pouvoir jamais s'y -soustraire. Or, cette double désuétude croissante est -maintenant parvenue à son dernier terme, sans aucun -espoir de retour, comme l'a prouvé notre élaboration -dynamique. La dispersion indéfinie des croyances religieuses, -irrévocablement abandonnées aux divagations -individuelles, empêche désormais de rien établir de -stable sur d'aussi vains fondemens<a name="FNanchor_30" id="FNanchor_30" href="#Footnote_30" class="fnanchor">[30]</a>. Dans l'état -<span class="pagenum" id="Page_553">553</span> -présent de la raison humaine, le degré d'unité théologique -indispensable à l'efficacité morale de ces doctrines supposerait -évidemment un vaste système d'hypocrisie, dont -la suffisante réalisation est heureusement impossible, et -qui d'ailleurs serait, par sa nature, beaucoup plus nuisible -à la moralité universelle que cette fragile assistance -ne pourrait jamais lui devenir utile. Sous un autre aspect, -les conditions politiques relatives à l'indépendance -du sacerdoce, et sans lesquelles, comme je l'ai établi, la -philosophie religieuse, même sincèrement conservée, ne -saurait en obtenir une véritable efficacité morale, sont désormais -encore plus complétement repoussées que les conditions -purement intellectuelles, chez les esprits même où -l'ancienne foi s'est jusqu'ici le moins altérée. Quelle inconséquence -philosophique pourrait surtout être comparée -à celle de nos déistes, rêvant aujourd'hui l'exclusive -consécration de la morale par une religion sans révélation, -<span class="pagenum" id="Page_554">554</span> -sans culte, et sans clergé! L'analyse approfondie -du catholicisme nous a démontré les conditions, tant -mentales que sociales, indispensables au suffisant accomplissement -de son office moral, et la suite de l'appréciation -historique nous a expliqué comment cinq -siècles d'une active élaboration révolutionnaire, plus ou -moins commune à toutes les classes quelconques de la -société moderne, ont graduellement déterminé l'irrévocable -destruction des unes et des autres. Une vicieuse -préoccupation systématique peut seule aujourd'hui faire -persister des esprits philosophiques à regarder la morale -comme devant toujours reposer sur les conceptions -théologiques, puisqu'il est évident que la moralité humaine -a essentiellement résisté jusqu'ici à la profonde -impuissance pratique des croyances religieuses, malgré -l'absence désastreuse de toute autre organisation spirituelle: -cette indépendance effective est même parvenue -au point que des observateurs d'une faible portée, mais -d'une incontestable loyauté, en ont osé conclure l'inutilité -radicale de tout enseignement moral régulier. Plusieurs -témoignages décisifs nous ont d'ailleurs indiqué -déjà que l'adhérence trop prolongée des règles morales -à la doctrine théologique est maintenant devenue directement -contraire à leur efficacité, en faisant, quoiqu'à -tort, rejaillir sur elles l'inévitable discrédit, mental et -social, qui s'attache irrévocablement à une philosophie -depuis longtemps rétrograde. Cette empirique solidarité -constitue même désormais un obstacle général à l'actif -développement de la moralité moderne, en ce qu'une -telle illusion empêche de procéder convenablement à aucune -élaboration rationnelle, contre laquelle, au reste, -<span class="pagenum" id="Page_555">555</span> -d'ignobles déclamateurs religieux, catholiques, protestans, -ou déistes, s'efforcent de soulever d'avance des -imputations calomnieuses, comme pour fermer à l'envi -toute issue réelle à l'anarchie actuelle. Dans l'état présent -de l'élite de l'humanité, l'esprit positif est certainement -le seul qui, dignement systématisé, puisse à la fois -produire de véritables convictions morales, aussi stables -qu'universelles, et permettre l'essor d'une autorité spirituelle -assez indépendante pour en régulariser l'application -sociale. En même temps, la philosophie positive, -comme je l'ai déjà noté, faisant directement prévaloir la -connaissance réelle de l'ensemble de la nature humaine, -peut seule présider au plein développement ultérieur du -sentiment social, qui n'a jamais pu être cultivé jusqu'ici -que d'une manière fort indirecte, et même, à beaucoup -d'égards, contradictoire, sous les inspirations d'une -philosophie théologique qui, de toute nécessité, imprimait -communément à tous les actes moraux le caractère -d'un égoïsme exorbitant quoique chimérique, ensuite -imité par la désastreuse théorie métaphysique de l'intérêt -personnel. Les sentimens humains n'étant pas suffisamment -développables sans un exercice direct et soutenu, -la morale positive, qui prescrira la pratique habituelle -du bien en avertissant avec franchise qu'il n'en -peut résulter souvent d'autre récompense certaine qu'une -inévitable satisfaction intérieure, devra finalement devenir -beaucoup plus favorable à l'essor actif des affections -bienveillantes, que les doctrines suivant lesquelles le -dénouement même était toujours rattaché à de vrais -calculs personnels, dont l'exclusive préoccupation comprimait -trop aisément l'insuffisante protestation de nos -<span class="pagenum" id="Page_556">556</span> -instincts généreux. Mais, quelque irrécusables que soient -déjà ces diverses propriétés morales de la philosophie -positive, une aveugle routine, entretenue par d'énergiques -intérêts, continuera, malgré l'évidence rationnelle, -à méconnaître essentiellement la possibilité de systématiser -la morale sans aucune intervention religieuse, jusqu'à -ce que la suffisante réalisation d'une telle transformation -vienne dissiper, à ce sujet, toute vaine controverse. -C'est pourquoi aucune autre partie quelconque de la -grande élaboration philosophique ne saurait avoir une -importance aussi décisive pour déterminer la régénération -finale de la société moderne. L'humanité ne saurait -être envisagée comme vraiment sortie de l'état d'enfance, -tant que ses principales règles de conduite, au -lieu d'être uniquement puisées dans une juste appréciation -de sa nature et de sa condition, continueront à -reposer essentiellement sur des fictions étrangères.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_30" id="Footnote_30" href="#FNanchor_30"><span class="label"><b>Note 30</b>:</span></a> -Chez les déistes qui dissertent le plus aujourd'hui sur l'exclusive -consécration religieuse des règles morales, ces divagations métaphysiques -sont déjà parvenues au point d'altérer profondément le dogme -même de la vie future, où, par un puéril raffinement de sensibilité -réelle ou affectée, la plupart d'entre eux ont supprimé les peines éternelles, -en conservant toutefois les récompenses; conception assurément -très-propre à consolider la moralité de ceux qui repoussent toute -base positive! Une telle monstruosité ne constitue pourtant que -l'extrême développement d'une disposition caractéristique de l'esprit -protestant, que nous avons vu, dès les premiers progrès de la désorganisation -théologique, toujours tendre spontanément à diminuer -de plus en plus la salutaire sévérité de l'ancienne morale religieuse. -Les principales aberrations morales propres à notre temps -se rattachent certainement à une vague religiosité métaphysique, -et ne peuvent être le plus souvent reprochées aux esprits pleinement -affranchis de toute philosophie théologique, malgré les graves -lacunes qui résultent encore chez eux du défaut habituel de doctrine -régulière.</p> - -<p class="sep1">Dans l'élaboration systématique de l'éducation positive, -je dois enfin signaler rapidement une dernière propriété -essentielle, spécialement incontestable, par laquelle -ce grand travail, caractérisant la destination européenne -de la nouvelle autorité spirituelle, satisfera -déjà à l'une des principales exigences de la situation -actuelle. Notre analyse historique a clairement expliqué, -conformément à l'observation directe, pourquoi la crise -sociale, quoique ayant dû commencer en France, est désormais -radicalement commune à tous les peuples de -l'Europe occidentale, qui, après avoir plus ou moins -subi l'incorporation romaine, furent surtout suffisamment -soumis à l'initiation catholique et féodale, en sorte que -leur commun essor ultérieur a toujours présenté jusqu'ici -<span class="pagenum" id="Page_557">557</span> -une véritable solidarité, à la fois positive et négative. -Rien n'est assurément plus propre qu'une telle synergie -à faire convenablement ressortir la profonde insuffisance -de la philosophie métaphysique qui dirige encore les -tentatives politiques, puisque, malgré cette irrécusable -parité, il ne s'agit partout que d'essais purement nationaux, -où la communauté occidentale est essentiellement -oubliée. Cette lacune caractéristique subsistera nécessairement -tant que le principe fondamental de la séparation -des deux puissances continuera d'être méconnu, -par une abusive prolongation de l'esprit temporaire qui -devait seulement convenir aux cinq siècles de la transition -négative: car la confusion sociale entre le gouvernement -moral et le gouvernement politique suppose et -prolonge l'isolement exceptionnel de ces différens peuples, -dont la réunion ne pourrait ainsi résulter que de -l'oppressive prépondérance de l'un d'entre eux. Malgré -l'intime connexité de leur civilisation homogène, les -cinq grandes nations énumérées au début de ce volume, -qui composent aujourd'hui l'élite de l'humanité, ne sauraient -être, sans une intolérable tyrannie, désormais -heureusement impossible, habituellement assujetties à -un même empire temporel: et cependant l'extension -croissante de leurs contacts journaliers exigerait déjà -l'intervention normale d'une autorité vraiment commune, -correspondante à l'ensemble de leurs affinités -réelles. Or, tel est, maintenant comme au moyen âge, -l'éminent privilége de la puissance spirituelle, qui, liant -spontanément ces diverses populations par une même -éducation fondamentale, est seule susceptible d'y obtenir -régulièrement un libre assentiment unanime. C'est -<span class="pagenum" id="Page_558">558</span> -ainsi que l'élaboration philosophique d'une telle éducation -commencera inévitablement à imprimer aussitôt à -la grande solution sociale le caractère européen indispensable -à son efficacité. Pour bien comprendre la vraie -nature de cette condition nécessaire, il importe beaucoup -d'écarter les tendances vagues et absolues d'une -vaine philanthropie métaphysique, et de restreindre cette -synergie aux populations qui en sont déjà, quoiqu'à divers -degrés, suffisamment susceptibles, d'après l'ensemble -de leurs antécédens; sous la seule réserve de l'extension -ultérieure d'un tel organisme social, au delà -même de la race blanche, à mesure que le reste de notre -espèce aura convenablement satisfait aux obligations préliminaires -d'une pareille assimilation. Tout en consolidant -les liens universels partout inhérens à l'identité -radicale de la nature humaine, la nouvelle philosophie -sociale, dont l'esprit est éminemment relatif, introduira -bientôt une distinction familière entre les nations positives -et les peuples restés encore théologiques ou même -métaphysiques; comme, au moyen âge, le même attribut -qui réunissait les diverses populations catholiques les -séparait aussi de celles demeurées à l'état polythéique ou -fétichique: il n'y aura, sous ce rapport, de différence -essentielle entre les deux cas que la destination plus -étendue finalement propre à l'organisation moderne, et -la tendance plus conciliante d'une doctrine qui rattache -toutes les situations quelconques de l'humanité à une -même évolution fondamentale. La conception immédiate -d'une trop grande extension conduirait à dénaturer -profondément la réorganisation sociale, qui ne saurait -avoir aucun caractère suffisamment prononcé s'il y fallait -<span class="pagenum" id="Page_559">559</span> -d'abord embrasser des civilisations trop inégales ou trop -discordantes et dépourvues de solidarité antérieure. Dans -l'exacte mesure résultée de notre appréciation historique, -se trouvent convenablement réunis les avantages -opposés d'une variété assez étendue pour exciter aujourd'hui -à la généralisation des pensées politiques, et d'une -homogénéité assez complète pour que leur nature puisse -rester nettement déterminée. Ainsi, l'obligation d'étendre -la régénération moderne à l'ensemble de l'occident -européen fournit évidemment une confirmation -décisive de la nécessité, déjà établie, de concevoir la -réorganisation temporelle, propre à chaque nation, -comme précédée et dirigée par une réorganisation spirituelle, -seule commune à tous les élémens de la grande -république occidentale. En même temps, l'élaboration -philosophique destinée à fonder le système final de l'éducation -positive constitue spontanément le meilleur -moyen de satisfaire convenablement à cet impérieux -besoin de notre situation sociale, en appelant les diverses -nationalités actuelles à une œuvre vraiment identique, -sous la direction d'une classe spéculative partout homogène, -habituellement animée, non d'un stérile cosmopolitisme, -mais d'un actif patriotisme européen.</p> - -<p>L'attribution fondamentale dont nous avons enfin -ébauché suffisamment l'appréciation caractéristique, -comprend assurément, par sa nature, sans aucune concentration -factice, l'ensemble des fonctions propres au -pouvoir spirituel, pour tous les esprits qui, accoutumés -à bien généraliser, sauront l'envisager dans son entière -extension. Mais, sous l'irrationnelle prépondérance des -habitudes métaphysiques, ma pensée ne pourrait être, à -<span class="pagenum" id="Page_560">560</span> -ce sujet, pleinement saisie, si je n'ajoutais ici un rapide -éclaircissement supplémentaire, expressément relatif à -l'indispensable complément et aux suites inévitables de -ce grand office social, à la fois national et européen. En -un temps où il n'existe, à proprement parler, aucune véritable -éducation, si ce n'est spontanée, et où il n'y a -de régularisé qu'une instruction plus ou moins spéciale, -conçue et dirigée d'une manière très-peu philosophique, -même dans les cas les moins défavorables, l'étude approfondie -du passé peut seule faire sentir toute la portée -politique d'une telle attribution convenablement réalisée. -Il est d'abord évident que cette opération initiale -ne serait pas suffisamment accomplie, si le pouvoir correspondant -n'organisait pas, pour l'ensemble de la vie -active, une sorte de prolongement universel, destiné à -empêcher, autant que possible, que le mouvement spécial -ne fasse oublier ou méconnaître les principes généraux, -dont la notion primitive a besoin d'être convenablement -reproduite aux époques périodiquement consacrées à -l'existence spéculative. Ce besoin devant être d'autant -plus impérieux qu'il concerne des conceptions plus compliquées, -c'est surtout envers les doctrines morales et -sociales qu'il importe le plus d'y satisfaire, sous peine -d'une déplorable insuffisance pratique de l'éducation primordiale. -De là résulte, pour le pouvoir spirituel, non-seulement -la nécessité d'exercer toujours une haute surveillance -sur le mouvement spontané de l'esprit humain, -afin d'y rappeler les considérations d'ensemble, mais -principalement l'obligation d'instituer, à la judicieuse -imitation du catholicisme, un système d'habitudes à la -fois publiques et privées, propres à ranimer énergiquement -<span class="pagenum" id="Page_561">561</span> -le sentiment soutenu de la solidarité sociale. Comme -ce sentiment ne saurait être assez complet sans celui de -la continuité historique propre à notre espèce, la philosophie -positive devra développer l'un de ses plus précieux -attributs politiques, en présidant à l'organisation d'un -vaste système de commémoration universelle, dont le -catholicisme ne put réaliser qu'une faible ébauche, vu -l'esprit trop étroit et trop absolu de la philosophie correspondante, -impuissante à concevoir suffisamment l'ensemble -du passé social. Un tel système, destiné à glorifier, -par tous les moyens convenables, les diverses phases -successives de l'évolution humaine, et les principaux -promoteurs des progrès respectifs, uniformément appréciés -d'après la saine théorie dynamique de l'humanité, -pourra d'ailleurs être assez heureusement combiné pour -offrir spontanément une haute utilité intellectuelle, en -popularisant la connaissance générale de cette marche -fondamentale. Quoique ces diverses indications ne puissent -être ici plus développées, j'espère qu'elles attireront -suffisamment l'attention du lecteur judicieux sur les fonctions -complémentaires de la corporation spéculative<a name="FNanchor_31" id="FNanchor_31" href="#Footnote_31" class="fnanchor">[31]</a>. -Relativement à l'influence sociale qui résulte nécessairement -<span class="pagenum" id="Page_562">562</span> -de l'attribution initiale, l'expérience actuelle n'en -peut guère fournir la notion familière, puisque l'instruction -spéciale, de nos jours improprement qualifiée d'éducation, -ne laisse aucune forte impression morale d'où -puisse dériver l'autorité ultérieure des instituteurs primitifs, -dont le souvenir est bientôt effacé par les impulsions -actives. Mais une éducation réelle, suffisamment conforme -à sa destination sociale, devra naturellement disposer -les individus et les classes à une confiance générale envers -la corporation qui l'aura dirigée, de manière à lui conférer -une haute intervention consultative dans toutes -les opérations usuelles, soit privées, soit publiques, afin -d'y mieux assurer la judicieuse application journalière -des principes établis pendant la durée de l'initiation, et -dont aucun autre organe ne pourrait aussi bien concevoir -la saine interprétation. Par cela même, cette éminente -autorité, toujours placée au vrai point de vue d'ensemble, -et animée d'une impartialité sans indifférence, -exercera spontanément un haut arbitrage, plus ou moins -susceptible de régularisation, dans les divers conflits -inévitables déterminés par le mouvement social, et qu'il -serait ordinairement impossible de soumettre à une plus -sage appréciation. Cet office accessoire prendra surtout -une grande importance envers les relations internationales, -qui, ne pouvant être soumises à aucune autorité -temporelle, resteraient abandonnées à un insuffisant antagonisme, -si, d'une autre part, elles ne tombaient ainsi, -mieux qu'au moyen âge, sous la compétence directe de la -puissance spirituelle, seule assez générale pour être partout -librement respectée: d'où résultera un système diplomatique -entièrement nouveau, ou plutôt la cessation -<span class="pagenum" id="Page_563">563</span> -graduelle de l'interrègne, très-imparfait, mais indispensable, -institué par la diplomatie afin de faciliter la grande -transition européenne, suivant les explications historiques -du cinquante-cinquième chapitre. Sans doute, les grands -conflits militaires, dont Bonaparte dut diriger le dernier -essor, sont désormais essentiellement terminés entre les différens -élémens de la république européenne; mais l'esprit -de divergence, plus difficile à contenir à mesure que les -rapports se généralisent davantage, saura bien y trouver -de nouvelles formes, qui, sans être aussi désastreuses, -exigeront néanmoins l'énergique intervention du pouvoir -modérateur. Cette même activité industrielle, dont l'universelle -prépondérance est si propre à consolider de -plus en plus l'état pacifique de cette grande communauté, -y pousse, d'une autre part, les diverses cupidités nationales -à des luttes indéfinies, par une commune disposition -à des monopoles antisociaux, que les vaines prédications -de la métaphysique économique ne sauraient contenir -suffisamment. Quoique l'uniforme établissement de -l'éducation positive doive déjà essentiellement modérer -cette vicieuse tendance, en atténuant l'importance exagérée -que l'anarchie spirituelle confère maintenant au -point de vue pratique, cette influence spontanée ne saurait -suffire contre un tel danger, si cette commune organisation -ne devait aussi faire naturellement surgir une -puissance directement antipathique à ces déplorables -collisions. Mais il est clair que la même autorité qui, -dans l'éducation proprement dite, aura convenablement -fondé la morale des peuples comme celle des individus -et des classes, deviendra nécessairement susceptible, -d'après cet ascendant universel, d'y subordonner, autant -<span class="pagenum" id="Page_564">564</span> -que possible, dans la vie active, les divergences particulières, -tant nationales que personnelles.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_31" id="Footnote_31" href="#FNanchor_31"><span class="label"><b>Note 31</b>:</span></a> -Si une appréciation plus détaillée était ici possible, il faudrait -convenablement signaler, parmi ces fonctions complémentaires, une -attribution fort étendue, source nécessaire d'une grande influence -ultérieure pour le pouvoir spirituel, considéré comme juge naturel du -suffisant accomplissement des diverses conditions d'éducation, les unes -générales, les autres spéciales, propres aux différentes carrières sociales, -d'après un sage système d'examens publics dont il n'existe -encore qu'une ébauche partielle et imparfaite, mais qui, sous le -régime positif, devra recevoir un vaste développement usuel.</p> - -<p class="sep1">Après avoir ainsi défini la nature générale des attributions -propres au nouveau pouvoir spirituel, et de l'influence -nécessaire qui en dérive, il devient aisé de compléter -cette sommaire appréciation, en procédant à -l'examen rapide du caractère social de l'autorité correspondante, -surtout par comparaison, ou plutôt par contraste, -avec celui de l'autorité catholique au moyen -âge. Tandis que la puissance temporelle dépend finalement -d'une certaine prépondérance matérielle, de force -ou de richesse, dont l'inévitable empire est souvent subi -à regret, l'autorité spirituelle, à la fois plus douce et -plus intime, repose toujours sur une confiance spontanément -accordée à la supériorité intellectuelle et morale; -elle suppose préalablement un libre assentiment continu, -de conviction ou de persuasion, à une commune doctrine -fondamentale, qui règle simultanément l'exercice -et les conditions d'un tel ascendant, que la cessation de -cette foi ruine aussitôt. Mais la nature philosophique de -cette doctrine doit affecter profondément ces caractères -élémentaires, pareillement applicables à tous les modes -possibles du gouvernement moral. La foi théologique, -toujours liée à une révélation quelconque, à laquelle le -croyant ne saurait participer, est assurément d'une tout -autre espèce que la foi positive, toujours subordonnée -à une véritable démonstration, dont l'examen est permis -à chacun sous des conditions déterminées, quoique -l'une et l'autre résultent également de cette universelle -aptitude à la confiance, sans laquelle aucune société -réelle ne saurait jamais subsister. J'ai déjà suffisamment -<span class="pagenum" id="Page_565">565</span> -assigné, au chapitre précédent, les caractères propres à -la foi nouvelle, en appréciant sa principale manifestation -historique. Or, il en résulte évidemment que l'autorité -positive est, de sa nature, essentiellement relative, -comme l'esprit de la philosophie <ins id="cor_14" title="corrrespondante">correspondante</ins>: nul -ne pouvant tout savoir, ni tout juger, le crédit ainsi obtenu -par le plus éminent penseur offre nécessairement, -quoique plus étendu, une parfaite analogie avec celui -que lui-même accorde, à son tour, sur certains sujets, -à la plus humble intelligence. La terrible domination -absolue que l'homme a pu exercer sur l'homme, pendant -l'enfance de l'humanité, au nom d'une puissance -illimitée, appliquée à des intérêts dont la prépondérance -tendait à interdire toute délibération, est heureusement -à jamais éteinte, avec l'état mental d'où elle émanait: -et, de cette émancipation décisive, pourra seulement -découler le libre essor universel de notre dignité -et de notre énergie. Mais, quoique la foi positive ne -puisse être aussi intense, à beaucoup près, que la foi -théologique, l'expérience des trois derniers siècles a déjà -montré que, par elle-même, sans aucune organisation -régulière, elle peut désormais déterminer spontanément -une suffisante convergence sur des sujets convenablement -élaborés. L'universelle admission des principales -notions scientifiques, malgré leur fréquente oppositions -aux croyances religieuses, nous permet d'entrevoir -de quelle irrésistible prépondérance sera susceptible, -dans la virilité de la raison humaine, la force logique -des démonstrations véritables, surtout quand son extension -usuelle aux considérations morales et sociales -lui aura procuré toute l'énergie qu'elle comporte, et -<span class="pagenum" id="Page_566">566</span> -dont son défaut actuel de généralité doit profondément -neutraliser l'essor. Une telle aptitude fondamentale est -loin, sans doute, de dispenser d'une véritable régularisation -de la foi positive dans le système de l'éducation universelle: -cette discipline est surtout indispensable envers -les notions les plus complexes, où l'assentiment unanime -est pourtant beaucoup plus essentiel, pour réagir -suffisamment contre les illusions et l'entraînement des -passions. Toutefois il est clair que si la foi nouvelle ne -comporte point la même plénitude d'ascendant que l'ancienne, -la nature de la philosophie et de la sociabilité -correspondantes ne l'exigent pas non plus: puisqu'il -s'agit d'un état mental qui, disposant spontanément à -la convergence, permet d'organiser une véritable unité -spirituelle, sans supposer la rigoureuse compression permanente -que l'état théologique avait dû laborieusement -établir pour prévenir, autant que possible, les profondes -discordances propres à une philosophie aussi vague -et arbitraire qu'absolue, outre que les intérêts réels sont -bien plus disciplinables que les intérêts chimériques. Il -existe donc, à cet égard, une suffisante harmonie générale -entre le besoin et la possibilité d'une discipline régulière -chez les intelligences modernes; du moins quand le régime -théologico-métaphysique, devenu éminemment -perturbateur, y aura totalement cessé. Ces considérations -tendent à dissiper spontanément les fâcheuses inquiétudes -théocratiques que soulève aujourd'hui toute -pensée quelconque de réorganisation spirituelle; puisque -la nature philosophique du nouveau gouvernement -moral ne lui permet nullement de comporter des usurpations -équivalentes à celles de l'autorité théologique. -<span class="pagenum" id="Page_567">567</span> -Néanmoins, il ne faut pas croire, par une exagération -inverse, que ce régime positif ne soit pas, à sa manière, -susceptible de graves abus, inhérens à l'infirmité de -notre nature mentale et affective; leur suffisante répression -exigera même certainement une constante surveillance -sociale, qui, à la vérité, ne saurait manquer. La -science réelle ne se montre que trop aujourd'hui compatible -avec le charlatanisme, surtout chez les géomètres, -dont le langage mystérieux peut si aisément dissimuler, -auprès du vulgaire, une profonde médiocrité intellectuelle; -et les savans sont d'ailleurs tout aussi disposés à -l'oppression que les prêtres ont jamais pu l'être, quoiqu'ils -n'en puissent heureusement obtenir jamais les -mêmes moyens. Ainsi, l'esprit universel de critique sociale, -spontanément introduit par le régime monothéique -du moyen âge, comme une suite nécessaire de la séparation -des deux puissances, suivant les explications du -cinquante-quatrième chapitre, doit surtout remplir un -office continu dans le système final de la sociabilité moderne. -La désastreuse prépondérance que cet esprit exerce -aujourd'hui n'empêche pas qu'il ne devienne susceptible -d'une heureuse efficacité ultérieure, quand il sera, au -contraire, convenablement subordonné à l'esprit organique, -et régulièrement appliqué à contenir, autant que -possible, les abus propres au nouveau régime. Sans doute, -l'universelle propagation des connaissances réelles constituera -spontanément la plus solide garantie contre le -charlatanisme scientifique: car, lorsque, par exemple, -le langage algébrique sera, au degré élémentaire, devenu -vraiment vulgaire, le mérite de le parler ne dispensera -plus de toute autre qualité plus essentielle. Mais -<span class="pagenum" id="Page_568">568</span> -ce correctif nécessaire ne saurait pourtant suffire, si la -nature du régime positif ne devait en même temps développer -aussi une continuelle surveillance critique, qui, -loin de tendre, comme aujourd'hui, à la subversion du -système, concourra régulièrement, au contraire, à en -consolider l'harmonie, parce qu'elle résultera directement -de sa constitution fondamentale, d'après laquelle -l'autorité spirituelle sera toujours légitimement soumise, -soit dans son origine, soit dans sa destination, à des -conditions de capacité et de moralité, rigoureusement -déterminées, dont le principe, universellement proclamé, -pourra toujours être invoqué à l'appui de tout reproche -convenablement motivé. Ces conditions initiales doivent -être surtout intellectuelles, tandis que les conditions -finales seront principalement morales. Les premières se -rapportent à l'ensemble des difficiles préparations, à la -fois logiques et scientifiques, qui doivent garantir l'aptitude -rationnelle des membres de la corporation spéculative, -à laquelle si peu de nos académiciens seraient -vraiment dignes d'être agrégés. Le même principe de -discipline intellectuelle que cette corporation aura communément -employé, pour interdire la discussion aux -esprits incompétens, pourra évidemment être tourné -contre ses propres fonctionnaires, lorsqu'ils n'auront -pas convenablement satisfait aux obligations correspondantes, -bien plus étendues et plus impérieuses à leur -égard qu'envers les simples fidèles. Quant aux autres -conditions, moins senties mais aussi nécessaires, elles -concernent directement l'exercice continu de l'autorité -spirituelle, qui, dans tous ses actes, doit être évidemment -soumise à l'ensemble des sévères prescriptions morales -<span class="pagenum" id="Page_569">569</span> -qu'elle-même aura régulièrement imposées à chacun au -nom de tous. Depuis que le catholicisme a noblement -proclamé l'entière suprématie sociale de la morale, non-seulement -sur la force, mais même sur l'intelligence, -par suite de la séparation fondamentale des deux pouvoirs, -le plus chétif croyant a dû acquérir, d'après cette -règle universelle, un droit légitime de remontrance convenable -envers toute autorité quelconque qui en aurait -enfreint les communes obligations, sans excepter même -l'autorité spirituelle, plus spécialement obligée, au -contraire, à les respecter. Si une telle faculté a pleinement -existé sous le régime monothéique, malgré la tendance -fortement théocratique inhérente au principe religieux, -elle doit être, à plus forte raison, mieux compatible -encore avec la nature du régime positif, où tout -devient nécessairement discutable sous les conditions -convenables; outre que les prescriptions, générales ou -spéciales, de la morale positive seront beaucoup plus -précises et moins irrécusables que ne pouvaient l'être -celles de la morale religieuse. Tous ceux qui aspireront -alors au gouvernement spirituel de l'humanité sauront -ou apprendront bientôt qu'une profonde moralité n'est -pas moins indispensable qu'une haute capacité pour cette -grande destination: le discrédit universel qui atteindra -rapidement ceux qui dédaigneront ou méconnaîtront -cette alliance nécessaire, montrera que la société moderne, -dont la foi ne saurait être aveugle, ne supporte -pas longtemps l'oppressive prétention de nos habiles à dominer -le monde sans lui rendre réellement aucun service continu.</p> - -<p>L'ensemble des considérations qui ont suivi le résumé -<span class="pagenum" id="Page_570">570</span> -final de notre élaboration historique constitue maintenant -ici une suffisante détermination générale du but, -de la nature et du caractère propres à la grande réorganisation -spirituelle qui doit nécessairement commencer -et diriger la régénération totale vers laquelle nous avons -vu, chez l'élite de l'humanité, directement converger de -plus en plus, dès le moyen âge, le cours permanent de -tous les divers mouvemens sociaux. Quant à la réorganisation -temporelle consécutive, dont l'étude du passé -nous a déjà nettement indiqué l'esprit essentiel, il est -clair, d'après nos explications antérieures, que son appréciation -directe et spéciale, aujourd'hui trop prématurée -pour comporter la précision et la rigueur convenables, -ne pourrait actuellement offrir qu'une dangereuse -concession à de vicieuses habitudes politiques, qu'il s'agit, -avant tout, de réformer; car nous avons hautement -reconnu que la fondation du nouveau système social avorterait, -de toute nécessité, tant qu'elle ne serait pas d'abord -entreprise seulement dans l'ordre spirituel ou -européen, et que le point de vue temporel ou national -conserverait encore sa prépondérance empirique. Mais, -sans méconnaître jamais cette grande prescription logique, -je crois maintenant devoir arrêter directement -l'attention du lecteur sur le vrai principe général de la -coordination élémentaire propre à l'économie finale des -sociétés modernes; puisque la notion fondamentale d'un -tel classement deviendra naturellement indispensable au -nouveau pouvoir spirituel pour se former une idée suffisamment -nette du milieu social correspondant, afin d'y -adapter convenablement l'ensemble de l'éducation positive, -dont le but politique resterait autrement trop peu -<span class="pagenum" id="Page_571">571</span> -déterminé. Or, d'un autre côté, ce principe hiérarchique, -posé dès le début de ce Traité, a reçu depuis une confirmation -pleinement décisive par l'extension graduelle -qu'il a spontanément acquise dans le cours entier des -cinq volumes précédens; en sorte que nous n'avons plus -ici qu'à ébaucher sommairement son appréciation directe, -pour faire suffisamment concevoir sa destination -universelle, comme je l'ai annoncé aux cinquantième et -cinquante-unième chapitres; en renvoyant d'ailleurs au -Traité spécial de philosophie politique, déjà promis à -tant d'autres titres, des explications développées qui seraient -actuellement déplacées.</p> - -<p>Avant de procéder immédiatement à cette importante -indication, il faut d'abord écarter entièrement la distinction -vulgaire entre les deux sortes de fonctions respectivement -qualifiées de publiques et privées. Cette division -empirique, propre à nos mœurs transitoires, constituerait, -en effet, un obstacle insurmontable à toute saine -conception du classement social, par l'impossibilité de -ramener cette vaine démarcation à aucune vue rationnelle. -Dans toute société vraiment constituée, chaque -membre peut et doit être envisagé comme un véritable -fonctionnaire public, en tant que son activité particulière -concourt à l'économie générale suivant une destination -régulière, dont l'utilité est universellement sentie: sauf -l'existence oisive ou purement négative, toujours de plus -en plus exceptionnelle, et que la sociabilité moderne -fera bientôt disparaître essentiellement. Il n'en saurait -être autrement qu'aux époques de grande transition, -lorsqu'une civilisation se développe sous une autre antérieure -et hétérogène: car alors les nouveaux élémens -<span class="pagenum" id="Page_572">572</span> -sociaux, quoique éminemment actifs, ne pouvant être -rationnellement annexés à l'ordre normal envers lequel -ils sont étrangers, et souvent hostiles, doivent, en effet, -se présenter comme uniquement relatifs à des impulsions -individuelles, dont la convergence finale n'est pas encore -assez appréciable. Nous avons historiquement reconnu, -au cinquante-troisième chapitre, que la distinction dont -il s'agit fut totalement incompatible avec le régime théocratique, -ainsi qu'on le voit encore chez les peuples où -ce régime initial a suffisamment persisté, surtout dans -l'Inde, principal type à cet égard, et où le plus humble -artisan offre, à un degré très-prononcé, un véritable -caractère public. La même remarque, quoique moins -saillante, reste applicable aussi à l'ordre grec, et principalement -à l'ordre romain, beaucoup mieux caractérisé; -mais il faut, en ce nouveau cas, n'avoir égard qu'à la -population libre, dont tous les membres avaient habituellement -une évidente destination militaire, les uns -comme capitaines, les autres comme soldats, suivant -une distinction toujours essentiellement héréditaire, -émanée du système précédent. Avec une pareille restriction, -cette observation s'étend encore au régime du -moyen âge, du moins tant que son génie propre a pu -demeurer suffisamment prononcé: tous les hommes libres -y présentaient toujours un certain caractère politique, -irrécusable jusque chez le moindre chevalier, sauf -les inégalités de degré et les intermittences d'activité. -C'est seulement à la fin de cette époque intermédiaire, -quand la grande transition a directement commencé, -surtout d'après l'essor industriel succédant partout à l'abolition -de la servitude, que l'on voit spontanément -<span class="pagenum" id="Page_573">573</span> -surgir une distinction usuelle entre les professions publiques -et les professions privées, suivant qu'elles se rapportaient -ou aux fonctions normales de l'ordre antérieur, -subsistant quoique déclinant, ou aux opérations essentiellement -partielles et empiriques des nouveaux élémens -sociaux, dont nul ne pouvait alors apercevoir la tendance -nécessaire vers une autre économie générale. Une -telle distinction dut ensuite se développer de plus en -plus, à mesure que s'accomplissait le double mouvement -préparatoire, à la fois négatif et positif, que nous avons -reconnu propre à l'évolution moderne; en sorte que -l'histoire totale de cette notion temporaire représente -spontanément, à sa manière, notre appréciation de l'ensemble -du passé; coïncidence qui, sans doute, n'a rien -de fortuit, et qui doit pareillement se reproduire à tout -autre égard, si notre théorie historique est la fidèle expression -générale de la réalité sociale. Toutefois la plus -complète intensité d'une semblable démarcation doit se -rapporter véritablement à la seconde des trois phases -successives que nous a présentées cet âge transitoire, pendant -que le régime ancien conservait, en apparence, -toute sa prépondérance politique; car, sous la phase -suivante, où l'essor industriel a pris assez d'importance -pour que les gouvernemens européens commencent à y -subordonner directement leurs combinaisons pratiques, -la tendance spontanée de l'évolution moderne vers une -nouvelle coordination sociale devient déjà graduellement -appréciable, au point d'imprimer aux grandes existences -industrielles un caractère public de plus en plus prononcé. -Enfin, depuis le début de la crise finale, ce changement -est devenu tellement tranché qu'il indique une -<span class="pagenum" id="Page_574">574</span> -inévitable inversion de la disposition antérieure dans le -nouvel état de société, caractérisé non-seulement quant -à l'ordre spirituel, ce qui est évident, mais aussi quant -à l'ordre temporel, par l'extinction presque totale du -genre d'activité qui constituait d'abord les professions -publiques, et par la prépondérance normale des fonctions -jadis privées; le gouvernement proprement dit, -sous l'un et l'autre aspect, n'étant dès lors, comme autrefois -en sens contraire, qu'une application plus complète -et plus générale de la destination habituelle. Néanmoins -la distinction temporaire que nous apprécions -persistera nécessairement, à un certain degré, jusqu'à ce -que la conception fondamentale du nouveau système -social soit devenue assez nette et assez familière pour -développer un sentiment élémentaire d'utilité publique, -d'abord parmi les chefs des divers travaux humains, et -même ensuite chez les moindres coopérateurs. La dignité -qui anime encore le plus obscur soldat dans l'exercice de -ses plus modestes fonctions n'est point, sans doute, particulière -à l'ordre militaire; elle convient également à -tout ce qui est systématisé; elle ennoblira un jour les plus -simples professions actuelles, quand l'éducation positive, -faisant partout prévaloir une juste notion générale -de la sociabilité moderne, aura pu rendre suffisamment -appréciable à tous la participation continue de chaque -activité partielle à l'économie commune. Ainsi, la cessation -vulgaire de la division encore existante entre les -professions privées et les professions publiques dépend -nécessairement de la régénération universelle des idées -et des mœurs modernes. Mais, en vertu même de cette -intime connexité, les vrais philosophes, dont les conceptions -<span class="pagenum" id="Page_575">575</span> -doivent toujours devancer, à un certain degré, la -raison commune, ne sauraient aujourd'hui se représenter -convenablement l'ensemble du nouveau système social, -s'ils ne s'affranchissent préalablement d'une telle distinction, -propre seulement à l'âge transitoire. Ils devront -donc concevoir désormais comme publiques toutes les -fonctions qualifiées actuellement de privées, après avoir -d'abord judicieusement écarté de l'économie finale, suivant -les indications de la saine théorie historique, les -diverses fonctions destinées à disparaître essentiellement. -En conséquence, nous supposerons ici éliminé tout ce -qui se rapporte aux divers débris quelconques de l'état -préliminaire, non-seulement théologique, mais même -métaphysique; quoique ces derniers soient aujourd'hui -beaucoup plus bruyans, ils ne sont pas, au fond, plus -vivaces. D'après une telle préparation, l'économie moderne -ne présentant plus que des élémens homogènes, -dont la convergence est nettement appréciable, il devient -possible de concevoir l'ensemble de la hiérarchie -sociale, qui restera inintelligible tant qu'on s'efforcera -d'y combiner irrationnellement les classes vraiment ascendantes -avec les classes inévitablement descendantes. -Le lecteur doit maintenant comprendre l'importance -philosophique de l'explication préalable que nous venons -d'achever. Quoique cette élévation finale des professions -privées à la dignité de fonctions publiques ne -doive, sans doute, rien changer d'essentiel au mode actuel -de leur exercice spécial, elle transformera profondément -leur esprit général, et devra même affecter beaucoup -leurs conditions usuelles. Tandis que, d'une part, -une telle appréciation normale développera, chez tous -<span class="pagenum" id="Page_576">576</span> -les rangs quelconques de la société positive, un noble -sentiment personnel de valeur sociale, elle y fera, d'une -autre part, sentir la nécessité permanente d'une certaine -discipline systématique, naturellement incompatible -avec le caractère purement individuel, et tendant à garantir -les obligations, soit préliminaires, soit continues, -propres à chaque carrière. En un mot, ce simple changement -constituera spontanément un symptôme universel -de la régénération moderne.</p> - -<p>Le principe essentiel de la nouvelle coordination sociale, -dont je dois maintenant indiquer l'appréciation -directe, a été d'abord destiné, au commencement de -ce Traité (<i>voyez</i> la deuxième leçon), à établir la vraie -hiérarchie des sciences fondamentales, d'après le degré -de généralité et d'abstraction de leur sujet propre, suivant -la nature des phénomènes correspondans: telle fut -aussi, dans mon évolution personnelle, la première -source de cette conception philosophique. Nous avons -ensuite reconnu, sans aucune vaine prévention systématique, -que la même loi logique fournissait spontanément -la meilleure distribution intérieure de chaque -partie successive de la philosophie inorganique. En s'étendant -à la philosophie biologique, elle y a pris un -caractère plus actif, plus rapproché de sa destination -sociale: passant de l'ordre des idées et des phénomènes -à l'ordre réel des êtres eux-mêmes, ce principe taxonomique, -convenablement appliqué, est aussi devenu -apte à représenter exactement la véritable coordination -naturelle maintenant établie par les zoologistes rationnels -pour l'ensemble de la série animale. Par une dernière -extension, nous y avons directement rattaché, au -<span class="pagenum" id="Page_577">577</span> -cinquantième chapitre, la base essentielle de toute la -statique sociale: et, enfin, l'élaboration dynamique de -la leçon précédente vient d'y puiser la détermination de -l'ordre général des diverses évolutions élémentaires -propres à la sociabilité moderne. Une suite aussi décisive -d'applications capitales, érige désormais, j'ose le -dire, un tel principe philosophique en loi fondamentale -de toute hiérarchie quelconque: l'universalité nécessaire -des lois logiques explique d'ailleurs naturellement cet -ensemble de coïncidences successives, qui ne devaient, -sans doute, rien offrir de fortuit. Ainsi, dans chaque -société régulière, quelles qu'en puissent être la nature -et la destination, les diverses activités partielles se subordonnent -toujours entre elles suivant le degré de généralité -et d'abstraction propre à leur caractère habituel. -Cette règle nécessaire ne sera jamais démentie par l'exacte -appréciation des divers cas réels; pourvu que, suivant -son esprit, on ne l'applique qu'à un véritable système, -d'ailleurs quelconque, formé d'élémens homogènes, -convergeant tous vers une destination commune, au lieu -de l'incohérente coexistence d'activités discordantes. La -société antique, soit théocratique, soit militaire, la -seule, comme nous l'avons vu, qui ait pu jusqu'ici être -pleinement systématisée, a toujours offert une coordination -évidemment conforme à ce principe universel, -dont la notion sociale ne saurait être aujourd'hui mieux -éclaircie que d'après ce type caractéristique, considéré -même dans les faibles vestiges que notre civilisation en -conserve encore; surtout dans l'organisme militaire, -resté, sous ce rapport, plus nettement appréciable qu'aucun -autre, et où la hiérarchie nécessaire qui subordonne -<span class="pagenum" id="Page_578">578</span> -constamment les agens moins généraux à de plus généraux -devient tellement prononcée qu'elle demeure même -profondément indiquée par les qualifications usuelles. Il -serait donc ici superflu de prouver expressément que la -société nouvelle, une fois parvenue à l'état d'homogénéité -et de consistance convenable à sa nature, ne saurait -comporter d'autre classification normale, appliquée seulement -à des élémens d'un autre ordre; ainsi que l'annoncent -directement les divers classemens partiels qui s'y -sont déjà spontanément réalisés, pendant le cours de la -grande transition moderne. En conséquence, la véritable -difficulté philosophique se réduit essentiellement, à ce -sujet, à bien apprécier les différens degrés de généralité -ou, ce qui revient au même, d'abstraction, inhérens aux -différentes fonctions de l'organisme positif. Or, par une -anticipation indispensable, cette opération a été presque -entièrement accomplie, quoiqu'à une autre fin, dès le -début de ce volume; et les volumes précédens avaient -spontanément amené les principales indications propres -à compléter une telle explication, du moins en la bornant -au degré de développement que nous ne devons -point dépasser ici: en sorte qu'il ne nous reste plus, sous -ce rapport, qu'à combiner directement ces différentes -notions, pour en faire suffisamment ressortir la conception -rationnelle de l'économie finale.</p> - -<p>Considérée du point de vue le plus philosophique, la -progression sociale s'est d'abord présentée à nous, dans -son ensemble, au cinquante-unième chapitre, comme -une sorte de prolongement nécessaire de la série animale, -où les êtres sont d'autant plus élevés qu'ils se rapprochent -davantage du type humain, tandis que, d'une autre part, -<span class="pagenum" id="Page_579">579</span> -l'évolution humaine est surtout caractérisée par sa tendance -constante à faire de plus en plus prévaloir les divers -attributs essentiels qui distinguent l'humanité -proprement dite de la simple animalité. Quoique -l'ordre dynamique, dont les degrés sont beaucoup plus -tranchés, dût être éminemment propre à fonder une telle -conception, elle doit évidemment convenir aussi à l'ordre -statique, d'après l'intime connexité, directement -établie au quarante-huitième chapitre, entre les lois -d'harmonie et les lois de succession, pour l'étude rationnelle -des phénomènes sociaux. Ainsi la hiérarchie sociale -doit pareillement offrir, en principe, une extension -spontanée de l'échelle animale: en sorte que les caractères -qui y séparent les diverses classes doivent être, -avec une moindre intensité, essentiellement analogues à -ceux qui distinguent les différens degrés d'animalité. -Telle est la première base inébranlable que la philosophie -positive fournira naturellement à la subordination -sociale, dès lors scientifiquement rattachée au même -titre fondamental d'où l'homme conclut justement sa -propre supériorité sur tous les autres animaux. La dignité -animale est essentiellement mesurée par l'ascendant du -système nerveux, principal siége de l'animalité, et la -dignité sociale par la prépondérance plus ou moins prononcée -des plus éminentes facultés propres à ce système; -quoique la vie purement organique, fond primitif de -toute existence, doive d'ailleurs, en l'un et l'autre cas, -toujours rester plus ou moins dominante, comme je l'ai -expliqué en son lieu. D'après la tendance spontanée à -l'universelle application du type humain, qui caractérise -nécessairement, suivant notre théorie, la philosophie -<span class="pagenum" id="Page_580">580</span> -initiale, les idées de hiérarchie ont dû être d'abord tirées -constamment de l'ordre intérieur des sociétés humaines -pour être ensuite transportées à divers autres -sujets. La philosophie finale, qui d'abord, au contraire, -procède surtout du monde à l'homme, puisera désormais, -en sens inverse, les notions de subordination dans l'appréciation -directe de l'ordre extérieur, plus simple, -mieux tranché et plus fixe, afin que leur extension sociale -puisse logiquement contenir l'influence dissolvante -de l'esprit sophistique, dont l'essor accompagne malheureusement -le progrès naturel de notre intelligence. -C'est ainsi que la science et la théologie, considérant -l'homme, l'une comme le premier des animaux, l'autre -comme le dernier des anges, conduisent, sous ce rapport, -suivant des voies opposées, à des résultats essentiellement -équivalens, quoique d'une stabilité fort inégale, -d'après la commune prépondérance nécessaire, -rationnelle ou instinctive, réelle ou chimérique, d'un -même type fondamental. On ne saurait donc contester -l'éminente aptitude de la philosophie positive à -consolider spontanément les saines idées de subordination -sociale en les liant profondément, par des -nuances moins tranchées et plus délicates, mais non -moins réelles, au même principe universel qui, dans -l'échelle générale des êtres vivans, place d'abord la vie -animale proprement dite au-dessus de la simple vie organique, -et ensuite constitue la série successive des -divers degrés essentiels de l'animalité.</p> - -<p>Une première application de cette théorie hiérarchique -à l'ensemble de la nouvelle économie sociale, conduit -à y concevoir la classe spéculative au-dessus de la -<span class="pagenum" id="Page_581">581</span> -masse active, comme je l'ai précédemment établi: puisque -la première offre certainement un essor plus complet des -facultés de généralisation et d'abstraction qui distinguent -le plus la nature humaine; à moins qu'une insuffisante -moralité n'y vienne paralyser la spiritualité, ce qui, en -temps normal, ne peut constituer que des anomalies purement -individuelles, dont la répression possible deviendra -l'objet continu d'une sage discipline. Quand la séparation -fondamentale des deux puissances élémentaires fut d'abord -introduite dans l'organisme social par le régime -monothéique du moyen âge, il ne faut pas croire que la -supériorité légale du clergé relativement à tous les autres -ordres résultât uniquement, ni même principalement, -de son caractère religieux. Elle dérivait -surtout d'un principe plus profond et plus universel, -suivant la tendance involontaire de l'appréciation humaine -vers la prééminence spéculative. L'accroissement -effectif de cette tendance constante, malgré la décadence -continue des influences purement religieuses, montre -clairement qu'elle est plus désintéressée qu'on n'a coutume -de le supposer, et qu'elle indique directement -une disposition spontanée de notre intelligence à estimer -davantage les conceptions les plus générales. -Mais, par cela même, cette première subordination ne -pourra devenir irrévocablement réalisable, dans l'économie -positive, que lorsque les élémens actuels de la nouvelle -classe spéculative seront enfin suffisamment dégagés -de la spécialité dispersive qui, après avoir été indispensable -à leur préparation, constitue aujourd'hui le -principal obstacle à leur installation sociale, certainement -impossible sans leur propre systématisation -<span class="pagenum" id="Page_582">582</span> -préalable<a name="FNanchor_32" id="FNanchor_32" href="#Footnote_32" class="fnanchor">[32]</a>. Quand la régénération philosophique aura convenablement -ramené ces divers élémens à une véritable -unité, d'ailleurs pleinement compatible avec une saine -répartition intérieure, correspondante à la diversité secondaire -des besoins et des aptitudes, alors seulement -cette classe obtiendra réellement l'éminente position que -comporte sa nature, et dont sa présente situation ne -peut donner qu'une très-faible idée. Une superficielle -appréciation pourrait d'abord faire envisager cette prééminence -nécessaire de la dignité spéculative comme -contraire à notre principe fondamental de la séparation -des deux puissances; mais les explications du cinquante-quatrième -chapitre, suffisamment complétées ci-dessus, -<span class="pagenum" id="Page_583">583</span> -préviendront, j'espère, chez tout lecteur judicieux, une -aussi grave inconséquence; puisque nous avons directement -reconnu que, dans la sociabilité moderne, la considération -et la puissance étaient nécessairement distribuées -selon des lois tellement différentes, que leurs degrés -supérieurs s'excluent essentiellement. Or il s'agit ici de -l'ordre de dignité, et non de l'ordre de pouvoir, du rang -occupé dans l'estime universelle et non de l'influence directe -exercée sur les actes réels. Bien loin que la prééminence -nécessaire de la classe spéculative sous le premier -aspect puisse aucunement altérer l'indispensable séparation -des deux puissances, c'est par là, au contraire, que -cette division doit être suffisamment consolidée: car, -si celle des deux forces positives qui est inévitablement -inférieure en ascendant temporel, l'était aussi en -considération sociale, une telle pondération serait aussitôt -détruite, par l'entière dégradation de l'autorité -spirituelle. C'est précisément de l'opposition naturelle -de ces deux sortes de suprématie que résultera entre -les deux pouvoirs un état normal de rivalité générale, -heureusement incompatible avec le despotisme -prolongé d'aucun d'eux, et qui, malgré sa tendance -inévitable à susciter quelquefois de graves conflits, -n'en constituera pas moins, comme je l'ai montré, -la principale source régulière du mouvement politique. -Du reste, en se reportant au principe philosophique de -notre théorie hiérarchique, il est clair que la même -conception scientifique qui établit la dignité supérieure -de la classe spéculative, indique directement la prépondérance -pratique du pouvoir actif en la rattachant à -l'ascendant nécessaire de la vie organique proprement -<span class="pagenum" id="Page_584">584</span> -dite chez les plus éminentes natures animales, sans -excepter la nature humaine, même parvenue à son plus -noble développement social, suivant les explications -décisives des quarantième et cinquante-unième chapitres.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_32" id="Footnote_32" href="#FNanchor_32"><span class="label"><b>Note 32</b>:</span></a> -Dans leur dédain stupide pour toute philosophie générale, la -plupart des savans actuels, surtout en France, ne comprennent pas, à -cet égard, que leur aveugle antipathie est en réalité nécessairement -contraire au juste sentiment de dignité sociale que leur inspire spontanément -le caractère spéculatif. Il est pourtant sensible que si cette -opposition rétrograde à l'essor de tout esprit philosophique pouvait -effectivement prévaloir, les praticiens viendraient bientôt, sous la -même impulsion plus prolongée, discréditer à leur tour l'esprit scientifique -proprement dit. Le régime de la spécialité, naturellement lié à -la prépondérance des applications directes, conduirait nécessairement -les simples ingénieurs à éliminer les vrais savans, aux mêmes titres que -ceux-ci proclament aujourd'hui contre les véritables philosophes. -Arguant avec raison de la généralité supérieure de leurs conceptions -habituelles pour légitimer leur prééminence mentale sur les praticiens, -comment ces savans ne comprennent-ils pas que des vues encore plus -générales doivent assurer à l'esprit philosophique, sous la seule condition -d'une suffisante positivité, une supériorité non moins légitime sur -l'esprit scientifique actuel? L'inconséquence évidente d'une telle disposition -ne peut s'expliquer réellement que par l'influence d'un déplorable -empirisme, spontanément rattaché à des instincts égoïstes que -j'ai déjà suffisamment caractérisés.</p> - -<p class="sep1">Nous avons ainsi suffisamment apprécié la principale -division sociale, celle qui correspond aux deux modes -les plus distincts de l'existence humaine, et qui régularise -les deux manières les plus différentes de classer les -hommes, selon la capacité ou selon la puissance. Il devient -dès lors facile de caractériser, d'après le même -principe hiérarchique, la plus importante subdivision -de chacune de ces deux grandes classes, déjà indiquée -d'ailleurs, quoiqu'à une autre fin, au début de ce volume. -Quant à la classe spéculative, elle se décompose -évidemment en deux très-distinctes, suivant les deux -directions fort différentes qu'y prend le commun esprit -contemplatif, tantôt philosophique ou scientifique, tantôt -esthétique ou poétique. Malgré la similitude essentielle -de mœurs et d'opinions qui doit rapprocher spontanément -ces deux natures contemplatives, en les -séparant nettement de la nature active, leur évidente -diversité n'en constitue pas moins une nouvelle application -irrécusable de notre théorie de coordination. Quelle -que soit l'importance sociale des beaux-arts, comme je -l'ai soigneusement expliqué aux cinquante-troisième et -<a href="#Page_1">cinquante-sixième</a> chapitres, et quoique l'avenir leur -réserve une éminente mission, que j'indiquerai directement -à la fin de ce volume, il n'est pas douteux que -le point de vue esthétique ne soit moins général et -moins abstrait que le point de vue scientifique ou philosophique. -Celui-ci est immédiatement relatif aux -<span class="pagenum" id="Page_585">585</span> -conceptions fondamentales destinées à diriger l'exercice -universel de la raison humaine; tandis que l'autre se -rapporte seulement aux facultés d'expression, qui ne -sauraient jamais occuper le premier rang dans notre -système mental: en sorte que, chez la classe philosophique, -le type humain s'approche nécessairement davantage -de sa perfection caractéristique, par un essor -supérieur des facultés d'abstraire, de généraliser et de -coordonner, qui constituent certainement la principale -prééminence de l'humanité sur l'animalité. Le principe -biologique de notre hiérarchie sociale représente directement -cette inégalité nécessaire entre les deux classes -spirituelles: car si, en descendant l'échelle animale, les -aptitudes industrielles sont celles qui, à raison de leur -dignité inférieure, persistent le plus longtemps, on voit -aussi les aptitudes esthétiques, sans se prolonger, à beaucoup -près, autant, disparaître néanmoins plus tard que -les aptitudes scientifiques, lesquelles, appréciées suivant -leur attribut essentiel d'une certaine prévision des phénomènes, -cessent ainsi bien plus promptement que toutes -les autres, en témoignage incontestable de leur universelle -suprématie. Pour la classe active ou pratique, qui -nécessairement embrasse l'immense majorité, son développement -plus complet et plus prononcé a déjà dû -rendre ses divisions essentielles encore plus tranchées et -mieux appréciables; en sorte que, à leur égard, la -théorie hiérarchique n'a guère qu'à rationnaliser les -distinctions consacrées jusqu'ici par l'usage spontané. Il -faut, à cet effet, y considérer d'abord la principale décomposition -de l'activité industrielle, suivant qu'elle -se borne à la production proprement dite, ou qu'elle se -<span class="pagenum" id="Page_586">586</span> -rapporte à la transmission des produits: le second cas -est évidemment supérieur au premier quant à l'abstraction -des opérations et à la généralité des rapports; aussi -est-il plus exclusivement propre à l'humanité. On doit -ensuite subdiviser chacun d'eux selon que la production -concerne la simple formation des matériaux ou leur élaboration -directe, et que la transmission est immédiatement -relative aux produits mêmes ou seulement à leurs -signes représentatifs: il est clair que, des deux parts, le -dernier ordre industriel présente un caractère plus général -et plus abstrait que le précédent, conformément à -notre règle constante de classement. Ces deux décompositions -successives constituent spontanément la vraie hiérarchie -industrielle, en plaçant au premier rang les -banquiers, à raison de la généralité et de l'abstraction -supérieures de leurs opérations propres, ensuite les -commerçans proprement dits, puis les manufacturiers, -et enfin les agriculteurs, dont les travaux sont nécessairement -plus concrets et les relations plus spéciales que -chez les trois autres classes pratiques.</p> - -<p>À cette coordination fondamentale de la nouvelle économie -sociale, il serait ici déplacé d'ajouter aucune subdivision -plus secondaire, soit spéculative, soit active; outre -que des distinctions trop multipliées, quelle qu'en fût -l'homogénéité, offriraient d'abord le grave inconvénient -d'altérer ou de dissimuler l'unité nécessaire des classes -correspondantes. Quand le progrès de la réorganisation -positive en aura suffisamment indiqué la nécessité, il -sera facile de les déterminer graduellement par l'application -plus prolongée du même principe hiérarchique, -sans qu'il convienne de trop anticiper, à cet égard, -<span class="pagenum" id="Page_587">587</span> -sur les besoins successifs. C'est pourquoi je m'abstiens à -dessein de combiner ici les diverses indications spontanément -obtenues dans les volumes précédens quant à la -décomposition rationnelle de l'ordre spéculatif, soit -scientifique, soit même esthétique, afin d'éviter toute -discussion prématurée, qui pourrait faire oublier ou -méconnaître la principale considération. Je dois seulement, -envers le premier, rappeler directement la remarque -déjà mentionnée, au début de ce volume, sur -la distinction provisoire entre l'esprit scientifique proprement -dit et l'esprit vraiment philosophique. Tout en -appliquant cette distinction dans notre élaboration dynamique, -qui sans cela eût été confuse, j'ai soigneusement -averti qu'elle ne pouvait avoir qu'une simple -destination historique, pour la partie de la transition -moderne où ces deux esprits ont été, en effet, exceptionnellement -séparés; mais qu'une telle division devait être -radicalement écartée pour la conception statique de l'ordre -final, dont elle empêcherait directement l'appréciation -rationnelle, comme reposant sur une vicieuse opposition -entre des facultés essentiellement identiques, sauf les -inégalités de degré. Quoique j'aie eu ci-dessus implicitement -égard à cette indispensable condition, son importance -me détermine cependant, afin de prévenir toute -incertitude, à en formuler ici une dernière expression -directe, en indiquant que, à l'état positif, la science et -la philosophie, ainsi qu'elles doivent être conçues l'une -et l'autre, seront désormais entièrement confondues; -en sorte que le reste de ce volume emploiera indifféremment -l'une ou l'autre dénomination.</p> - -<p>Envers les subdivisions ultérieures de la hiérarchie -<span class="pagenum" id="Page_588">588</span> -positive, la seule considération vraiment essentielle qu'il -faille signaler ici, consiste en ce qu'elles émaneront toujours -du même principe fondamental qui vient de nous -fournir les distinctions primordiales, de façon à maintenir -constamment l'unité nécessaire du classement social. -Pour caractériser nettement une telle uniformité, il suffira -de l'étendre directement à la plus extrême subordination -industrielle, celle qui, dans chaque espèce de -travaux, existe entre l'entrepreneur proprement dit et -l'opérateur immédiat. Or cette coordination, la plus élémentaire -de toutes, et qui, par suite, comporte, surtout -aujourd'hui, les plus dangereuses collisions, à raison -de la continuité et de l'intimité des contacts, se -rattache évidemment à notre principe hiérarchique; -puisque le caractère propre de l'entrepreneur est certainement -plus général et plus abstrait que celui du simple -ouvrier, dont l'action et la responsabilité sont moins -étendues. Ainsi cette dernière subordination, si importante -à consolider, n'est assurément, en elle-même, ni -plus arbitraire, ni moins immuable qu'aucune des autres: -à l'état normal, elle ne constitue pas davantage un abus -de la force ou de la richesse, et repose sur les mêmes -titres que les relations les moins contestées. Quoi qu'il en -soit, il n'est plus douteux que le principe propre à expliquer -ainsi, conformément aux indications spontanées -de la raison publique, à la fois les cas les plus généraux -et les plus particuliers, s'adaptera sans effort à une pareille -appréciation des divers cas intermédiaires, aussitôt -que l'application sociale l'exigera véritablement, malgré -qu'on doive maintenant écarter, à ce sujet, toute vicieuse -anticipation.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_589">589</span> -Par une facile combinaison des différentes indications -qui précèdent, chacun peut désormais concevoir spontanément -une première esquisse rationnelle de l'ensemble -de l'économie positive, régulièrement disposé en une -seule série statique, ordonnée suivant la généralité et -l'abstraction toujours décroissantes du caractère social -correspondant, et destinée à servir de base ultérieure à -toute saine spéculation quelconque sur l'harmonie finale -des sociétés modernes. La subordination normale qui en -résulte sera naturellement consolidée d'après son intime -homogénéité; puisque, dans une telle hiérarchie, -chaque classe ne peut méconnaître la dignité supérieure -des précédentes qu'en altérant aussitôt son propre titre -essentiel envers les suivantes, vu l'uniformité constante -du principe de coordination: les classes même les plus -inférieures ne sauraient oublier que ce principe coïncide -nécessairement avec celui qui, plus largement appliqué, -légitime la supériorité de l'homme envers tous les autres -animaux: on voit, en outre, d'après les explications du -cinquantième chapitre, que ce même principe hiérarchique, -étendu jusqu'à l'ordre domestique, y comprend la -véritable loi de la subordination des sexes.</p> - -<p>En imposant régulièrement des obligations morales -d'autant plus étendues et plus sévères à mesure que les -influences sociales deviennent plus générales, la commune -éducation fondamentale, ultérieurement complétée -par des institutions convenables, tendra directement -à contenir d'ailleurs, autant que possible, les abus inhérens -à ces inégalités nécessaires. Mais, en outre, la série -statique, considérée en sens inverse, offre, par sa nature, -une compensation inévitable, quoique insuffisante, -<span class="pagenum" id="Page_590">590</span> -directement propre à neutraliser d'exorbitantes -prétentions; car, à mesure que les opérations sociales -deviennent ainsi plus particulières et plus concrètes, -leur utilité réelle devient aussi, de toute nécessité, plus -directe et moins contestable, et par suite mieux assurée; -en même temps, l'existence est plus indépendante<a name="FNanchor_33" id="FNanchor_33" href="#Footnote_33" class="fnanchor">[33]</a> et -la responsabilité moins étendue, en raison des relations -plus circonscrites et d'une correspondance plus -<span class="pagenum" id="Page_591">591</span> -immédiate aux besoins les plus indispensables: en sorte que, -si les premiers rangs s'honorent justement d'une coopération -plus éminente et plus difficile, les derniers s'attribuent -légitimement, à leur tour, un office plus certain -et plus urgent; en restreignant suffisamment leurs -désirs, ceux-ci pourraient provisoirement subsister par -eux-mêmes, sans dénaturer leur caractère essentiel, tandis -que les autres ne le pourraient aucunement. Outre -les garanties naturelles qu'une telle opposition fournit directement -à l'harmonie sociale, elle est évidemment très-favorable -au bonheur privé, qui, une fois qu'est suffisamment -consolidée la satisfaction des principales nécessités, -dépend surtout d'une moindre sollicitude habituelle, -du moins dans les cas, de plus en plus communs désormais, -où le caractère individuel est assez conforme à la -condition sociale; de façon que les derniers rangs des -populations positives pourront, à cet égard, tirer d'importantes -ressources de l'heureuse insouciance qui leur -est propre, et qui constituerait, au contraire, un grave -défaut chez des classes plus élevées. Il est clair d'ailleurs -que ces différentes tendances élémentaires de la nouvelle -économie ne pourront obtenir une pleine efficacité sociale -que lorsque le système fondamental de l'éducation -universelle aura convenablement développé les -mœurs et les attributs qui doivent y distinguer les divers -ordres, et dont la confusion actuelle ne saurait offrir -aucune idée: mais, à raison même d'une telle corrélation, -je devais ici indiquer sommairement tous ces -aperçus, afin de mieux signaler les conditions essentielles -de la grande élaboration philosophique qui doit -servir de base à l'éducation positive.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_33" id="Footnote_33" href="#FNanchor_33"><span class="label"><b>Note 33</b>:</span></a> -Au sujet de cette indépendance croissante, il importe ici de résoudre -sommairement une objection très-naturelle, suscitée par l'apparente -contradiction d'une telle remarque avec une autre notion plus essentielle -établie, dès le début de ce Traité, envers la hiérarchie scientifique, -première source philosophique de notre théorie actuelle du -classement universel: car nous avons alors reconnu (<i>voyez</i> la deuxième -leçon) que l'indépendance des spéculations humaines augmentait -nécessairement avec leur généralité, tandis qu'ici nous voyons les -opérations sociales devenir spontanément plus indépendantes à mesure -qu'elles sont plus particulières. Mais l'opposition est facile à expliquer, -en ayant suffisamment égard à la différence inévitable entre la -vie spéculative et la vie active. Dans l'ordre théorique, où le but n'est -que de penser, il est clair que les conceptions les plus abstraites doivent -le moins dépendre de toutes les autres, qui leur sont, au contraire, -essentiellement subordonnées. Il n'en peut plus être ainsi dans l'ordre -pratique, où il faut surtout exister et agir, ce qui doit ériger l'actualité -des opérations en principale condition de leur indépendance, dès lors -croissante quand les fonctions deviennent plus concrètes et moins générales. -Cette marche inverse des deux séries positives sous un aspect -aussi important ne constitue donc aucune contradiction véritable: -elle signale seulement un nouveau motif essentiel de comprendre combien -est réelle et indispensable notre distinction fondamentale entre -les deux modes principaux de la vie sociale; distinction sans laquelle -il serait impossible, à tous égards, d'établir aucune exacte appréciation -de l'ensemble de l'économie moderne.</p> - -<p class="sep1"><span class="pagenum" id="Page_592">592</span> -Considérée quant aux degrés successifs de la prépondérance -matérielle, désormais mesurée surtout par la richesse, -notre série statique présente nécessairement des -résultats opposés, selon qu'on y envisage l'ordre spéculatif -ou l'ordre actif; car, dans le premier, cette prépondérance -diminue, tandis que, dans le second, elle augmente, en -suivant, de part et d'autre, la hiérarchie -ascendante. En effet, les lois naturelles du mouvement -des richesses, si mal appréciées jusqu'ici par la métaphysique -économique, font à la fois dépendre un tel -ascendant de deux conditions très-distinctes, qui, dans -leur plus grande intensité respective, sont directement -opposées, l'extension plus générale et l'utilité plus directe -des diverses coopérations sociales. Tant que les travaux -humains, en se généralisant, restent néanmoins assez -concrets pour que leur utilité demeure immédiatement -appréciable à la raison commune, il n'est pas douteux -que cette extension tend, par elle-même, à procurer une -plus haute rétribution spéciale des services rendus. Mais -quand cet office social, devenu trop abstrait, ne comporte -qu'une appréciation indirecte, lointaine et confuse, -il est également incontestable que, malgré l'accroissement -réel de son utilité finale, à raison d'une -généralité supérieure, il procurera nécessairement une -moindre richesse, par suite de l'insuffisante estimation -privée d'une coopération dont l'influence partielle ne -saurait plus comporter aucune exacte analyse usuelle. -C'est sur l'oubli d'une telle opposition que repose directement -le dangereux sophisme d'après lequel on prétendrait -aujourd'hui, d'une manière plus ou moins explicite, -ériger la richesse en mesure universelle et exclusive -<span class="pagenum" id="Page_593">593</span> -de la participation sociale, sans distinguer, à cet égard, -entre l'ordre spéculatif et l'ordre actif; sophisme éminemment -perturbateur, qui tend à bouleverser l'économie -moderne, en étendant au premier ordre la loi qui -ne convient qu'au second. Si, par exemple, la coopération -finale, même purement industrielle, des grandes -découvertes astronomiques qui ont tant perfectionné -l'art nautique, pouvait être suffisamment appréciée dans -chaque expédition particulière, il est sensible qu'aucune -fortune actuelle ne pourrait donner une idée de la monstrueuse -accumulation de richesses qui se serait ainsi déjà -réalisée chez les héritiers temporels d'un Kepler, d'un -Newton, etc., fixât-on même leur rétribution partielle -au taux le plus minime. Rien n'est plus propre que de -telles hypothèses à manifester l'absurdité du prétendu -principe relatif à la rémunération uniformément pécuniaire -de tous les services réels, en faisant comprendre -que l'utilité la plus étendue, en tant que trop lointaine -et trop diffuse par une suite nécessaire de sa généralité -supérieure, ne saurait trouver sa juste récompense que -dans une plus haute considération sociale. Cette distinction -est tellement nécessaire que, même chez la classe -spéculative, l'ordre esthétique, à raison d'une plus facile -appréciation privée, quoique son utilité finale soit certainement -moindre, comporte naturellement une plus -grande extension de richesses que l'ordre scientifique, -dont l'existence serait presque impossible sans l'intervention -continue de la sollicitude publique; malgré que certains -économistes aient sérieusement proposé d'abandonner -aux seuls intérêts particuliers la protection habituelle -des travaux les plus abstraits. D'après l'ensemble -<span class="pagenum" id="Page_594">594</span> -des considérations précédentes, il est clair que le principal -ascendant pécuniaire doit résider vers le milieu de la -hiérarchie totale, chez la classe des banquiers, naturellement -placée à la tête du mouvement industriel, et dont -les opérations ordinaires, sans cesser d'admettre une exacte -appréciation directe, offrent précisément le degré de généralité -le plus convenable à l'accumulation des capitaux. Or, -en même temps, ces caractères essentiels, envisagés sous -un nouvel aspect, tendent spontanément à rendre cette -classe réellement digne d'une telle prépondérance temporelle; -du moins, comme envers toutes les autres, quand -son éducation propre sera en suffisante harmonie, intellectuelle -et morale, avec sa destination sociale; car -l'habitude d'entreprises plus abstraites et plus étendues, -devant y développer davantage l'esprit d'ensemble, y -suscite une plus grande aptitude aux combinaisons politiques -que dans tout le reste de l'ordre pratique; en -sorte que là surtout se trouvera placé le principal siége -ultérieur du pouvoir temporel proprement dit. Il faut -d'ailleurs noter, à ce sujet, que cette classe sera toujours, -par sa nature, la moins nombreuse des classes industrielles; -car, en général, la hiérarchie positive doit nécessairement -offrir une croissante extension numérique, -à mesure que les travaux, devenus plus particuliers et -plus urgens, admettent et exigent à la fois des agens -plus multipliés.</p> - -<p>Envisagée sous un autre aspect, l'appréciation précédente -conduit naturellement à compléter l'explication -générale par laquelle nous avons dû préparer cette sommaire -détermination de la hiérarchie positive; car le -caractère public que l'économie nouvelle imprimera -<span class="pagenum" id="Page_595">595</span> -nécessairement aux fonctions qualifiées aujourd'hui de -privées ne doit influer essentiellement que sur la manière -de concevoir leur commune destination sociale, et -n'affectera nullement le mode effectif de leur accomplissement, -comme je l'ai déjà indiqué. À mesure que l'intelligence -et la sociabilité se développent à la fois, l'activité -individuelle devient susceptible de saisir spontanément, -et, par suite, d'administrer convenablement des relations -d'autant plus étendues: en sorte que l'exécution -spéciale des diverses opérations publiques peut être de -plus en plus confiée à l'industrie privée, quand elles -offrent des avantages assez directs et assez prochains, -sans qu'une telle modification administrative doive d'ailleurs -altérer, en aucune manière, la conception, toujours -éminemment sociale, ni, par suite, l'indispensable -discipline, des travaux correspondans. Mais il est clair -que, sous cet aspect, les diverses fonctions de l'organisme -positif doivent offrir des différences essentielles, -suivant leur généralité et leur actualité fort inégales. -Toutes celles de l'ordre actif, même les plus éminentes, -pourront être finalement livrées sans danger au jeu -naturel des impulsions individuelles, convenablement -préparées par une sage éducation: en y réservant toujours -la haute intervention facultative de la direction -centrale, il importera beaucoup d'y éviter les abus de -l'esprit réglementaire, qui tendrait à étouffer une salutaire -spontanéité, source directe des plus heureux progrès, -à l'égard d'offices alors suffisamment appréciables à la -raison commune. Dans l'ordre spéculatif, au contraire, -une efficacité sociale trop détournée, trop lointaine, et, -par suite, trop peu sentie du vulgaire, sans être pourtant -<span class="pagenum" id="Page_596">596</span> -moins réelle ni moins intense, doit nécessairement conduire, -quoiqu'en n'y dédaignant pas l'appui secondaire -de l'estimation privée, à y placer directement les divers -travaux habituels sous la protection normale de la munificence -publique: ce qui fera davantage ressortir le -caractère politique de ces fonctions, à mesure qu'elles -deviendront plus générales et plus abstraites, et dès -lors moins susceptibles d'appréciation individuelle. Tel -est le seul sens régulier suivant lequel la distinction des -professions en privées et publiques devra continuer à -subsister, mais toujours subordonnée directement à la -notion fondamentale d'une commune destination sociale.</p> - -<p>D'après l'ensemble de notre élaboration sociologique, -il serait assurément superflu d'ajouter ici aucune explication -directe sur la composition nécessairement mobile -des diverses classes quelconques de la hiérarchie positive. -L'éducation universelle est, sous ce rapport, éminemment -propre, sans exciter une ambition perturbatrice, -à placer chacun dans la condition la plus convenable à -ses principales aptitudes, en quelque rang que sa naissance -l'ait jeté. Cette heureuse influence, beaucoup plus -dépendante, par sa nature, des mœurs publiques que -des institutions politiques, exige deux conditions opposées, -mais également indispensables, dont l'accomplissement -continu doit d'ailleurs ne porter aucune atteinte -aux bases essentielles de l'économie générale: il faut, -d'une part, que l'accès de toute carrière sociale reste -constamment ouvert à de justes prétentions individuelles, -et que cependant, d'une autre part, l'exclusion des indignes -y demeure sans cesse praticable; d'après la -<span class="pagenum" id="Page_597">597</span> -commune appréciation des garanties normales, à la fois intellectuelles -et morales, que l'éducation fondamentale -aura spécialement formulées pour chaque cas important. -Sans doute, après que la confusion actuelle aura suffisamment -abouti à un premier classement régulier, de -telles mutations, quoique toujours possibles, et même -réellement accomplies, devront ensuite devenir essentiellement -exceptionnelles, en tant que fortement neutralisées -par la tendance naturelle à l'hérédité des professions: -puisque la plupart des hommes ne sauraient -avoir, en réalité, de vocations déterminées, et que, en -même temps, la plupart des fonctions sociales n'en exigent -pas; ce qui conservera nécessairement à l'imitation -domestique une grande efficacité habituelle, sauf les cas -très-rares d'une véritable prédisposition. L'éducation rationnelle -constituera d'ailleurs la plus puissante garantie -contre la direction oppressive que pourrait faire craindre -cette tendance héréditaire, dès lors spontanément contenue, -par les mœurs autant que par les lois, entre les -limites générales où elle devra exercer ordinairement une -influence également salutaire sur l'ordre public et sur le -bonheur privé. Il serait, du reste, évidemment chimérique -de redouter la transformation ultérieure des -classes en castes, dans une économie entièrement dégagée -du principe théologique; car il est clair que les castes -n'ont jamais pu exister solidement sans une véritable -consécration religieuse. L'élite de l'humanité a depuis -longtemps passé la dernière phase sociale suffisamment -compatible avec le régime des castes, dont l'extrême -vestige tend certainement à disparaître aujourd'hui chez -la population la plus avancée, comme je l'ai assez -<span class="pagenum" id="Page_598">598</span> -indiqué. Il ne faut pas que des terreurs puériles deviennent, -à cet égard, l'occasion ou le prétexte d'une opposition -indéfinie à toute vraie classification sociale, quand la -prépondérance de l'esprit positif, toujours accessible, -par sa nature, à une sage discussion, devra spontanément -dissiper les inquiétudes qu'entretient encore, sous -ce rapport, le caractère vague et absolu des conceptions -théologico-métaphysiques.</p> - -<p>Ayant maintenant assez caractérisé la théorie hiérarchique -propre au système final de l'éducation universelle, -il ne nous reste plus ici, pour avoir enfin apprécié -suffisamment la grande réorganisation spirituelle des sociétés -modernes, qu'à y considérer, d'une manière sommaire -mais directe, un dernier attribut essentiel, en indiquant -convenablement son intime solidarité avec les -justes réclamations sociales propres aux classes inférieures. -Il faut, à cet effet, signaler successivement la principale -influence d'une telle connexité, soit sur la masse -populaire, soit sur la classe spéculative.</p> - -<p>Un pouvoir spirituel quelconque doit être, par sa nature, -essentiellement populaire: puisque, sa mission caractéristique -consistant surtout à faire, autant que possible, -directement prévaloir la morale universelle dans -l'ensemble du mouvement social, son devoir le plus -étendu se rapporte à la constante protection des classes -les plus nombreuses, habituellement plus exposées à l'oppression, -et avec lesquelles l'éducation commune lui -fait davantage entretenir des contacts journaliers. Rien -ne pouvait mieux témoigner l'irrévocable décadence de -la puissance catholique, que de la voir graduellement -abandonner, pendant le cours de la grande transition -<span class="pagenum" id="Page_599">599</span> -moderne, cette double fonction continue d'éclairer <ins id="cor_15" title="et et">et</ins> -de défendre le peuple, qui, au moyen âge, l'avait si -noblement occupée: son intime répugnance envers l'instruction -populaire, et sa prédilection spontanée pour les -intérêts aristocratiques, constituent aujourd'hui les signes -les moins équivoques du caractère profondément -rétrograde de cette corporation déchue, depuis longtemps -absorbée par le soin de plus en plus difficile de sa -propre conservation. Pareillement, les chétives autorités -spirituelles émanées du protestantisme ont toujours manifesté -involontairement la nullité sociale inhérente, dès -le début, à leur défaut radical d'indépendance, d'après -leur commune inaptitude à la protection normale des -classes inférieures. De même, enfin, l'empirisme et l'égoïsme -qui rétrécissent aujourd'hui les vues et les sentimens -chez les divers élémens spéculatifs propres à la société -moderne, et qui les rendent encore indignes -de tout véritable ascendant social, ne sauraient être, -sous l'aspect politique, mieux caractérisés que par les -étranges inclinations aristocratiques de tant de savans -et d'artistes, qui, oubliant leur origine prolétaire, dédaigneraient -de consacrer à l'instruction et à la défense -du peuple l'influence qu'ils ont déjà obtenue, et qu'ils -emploieraient plus volontiers à consolider des prétentions -oppressives. Sans insister davantage à cet égard, il -est d'abord évident que, dans l'état normal de l'économie -finale, la puissance spirituelle sera spontanément -liée à la masse populaire par des sympathies communes, -tenant à <ins id="cor_16" title="un">une</ins> certaine similitude de situation pratique et -à des habitudes équivalentes d'imprévoyance matérielle, -ainsi que par des intérêts analogues envers les -<span class="pagenum" id="Page_600">600</span> -chefs temporels, maîtres nécessaires des principales richesses. -Mais il faut surtout remarquer l'intime efficacité -populaire de l'autorité spéculative, soit à raison de son -office fondamental pour l'éducation universelle, soit -ensuite d'après l'intervention régulière que, suivant nos -indications antérieures, elle devra toujours exercer au -milieu des divers conflits sociaux, afin d'y développer -convenablement l'influence modératrice habituellement -inhérente à l'élévation de ses vues et à la générosité de -ses inclinations. Sous l'un et l'autre aspect, quoique l'éminente -destination d'un tel pouvoir ne doive, sans -doute, jamais prendre aucun caractère exclusif, incompatible -avec son impartialité nécessaire, il est néanmoins -évident que sa principale sollicitude sera dirigée habituellement -vers les classes inférieures, qui, d'une part, -ont beaucoup plus besoin d'une éducation publique à -laquelle leurs moyens privés ne sauraient suppléer, et -qui, d'une autre part, sont bien plus exposées aux lésions -journalières. Longtemps avant que l'organisation -spirituelle puisse être suffisamment constituée, ces diverses -tendances fondamentales comporteront une véritable -efficacité sociale, comme je l'ai déjà expliqué à -d'autres égards, par l'influence immédiate de la grande -élaboration philosophique que nous avons vue devoir -préparer directement la régénération finale. D'un côté, -une noble ardeur privée, à laquelle les gouvernemens -européens ne voudront ni ne pourront s'opposer, entraînera -spontanément la plupart des esprits spéculatifs à -faciliter déjà la systématisation ultérieure de l'éducation -universelle en consacrant une partie de leur activité continue -à une sage propagation de l'instruction positive, -<span class="pagenum" id="Page_601">601</span> -soit scientifique, soit esthétique, chez les classes maintenant -dépourvues de toute culture mentale, et dont -l'essor intellectuel peut être beaucoup plus développé -qu'on ne le suppose sous la seule intervention de ces efforts -volontaires, antérieurs à tout établissement régulier; -du moins quand un juste sentiment du principal -besoin de la société actuelle aura partout suscité le zèle -convenable<a name="FNanchor_34" id="FNanchor_34" href="#Footnote_34" class="fnanchor">[34]</a>. Même avec les élémens très-imparfaits -qui existent aujourd'hui, et sans aucune active assistance -du pouvoir, cette opération préalable pourrait être bientôt -poussée au point, surtout en France, d'imprimer aux -justes réclamations populaires une consistance philosophique -<span class="pagenum" id="Page_602">602</span> -et une dignité morale directement propres à déterminer -enfin une attention sérieuse et durable chez -les classes prépondérantes. Le principal obstacle serait, à -cet égard, certainement levé si les esprits convenablement -spéculatifs étaient animés de véritables convictions -philosophiques, susceptibles d'y dissiper l'empirisme et -d'y refouler l'égoïsme. Sous le second aspect mentionné -ci-dessus, les heureux effets populaires de l'élaboration -philosophique, quoique moins aisément appréciables, -et devant exiger ici plus d'explications que les précédens, -ne seront assurément ni moins réels, ni moins étendus, -ni moins nécessaires, soit qu'ils consistent à éclairer -convenablement le peuple sur ses vrais intérêts, soit -qu'ils se rapportent à leur défense immédiate auprès des -classes dirigeantes. D'abord, en faisant prévaloir la réorganisation -spirituelle, et dissipant sans retour les illusions -relatives à l'efficacité illimitée des institutions -proprement dites, la philosophie positive imprimera graduellement -aux vœux populaires la direction permanente -la plus favorable à leur satisfaction normale, comme je -l'ai déjà indiqué en général, par cela seul qu'elle fera -justement apprécier la supériorité réelle des solutions -essentiellement morales sur les solutions purement politiques. -Les dispositions populaires, perdant ainsi tout caractère -anarchique, cesseront à la fois de fournir aux -jongleurs et aux utopistes un dangereux moyen de perturbation -sociale, et d'offrir aux classes supérieures un -motif ou un prétexte d'ajourner indéfiniment toute large -transaction. Il suffit ici de signaler distinctement une -telle influence philosophique relativement aux questions -les plus orageuses, au sujet desquelles on s'efforce -<span class="pagenum" id="Page_603">603</span> -aujourd'hui de développer, chez les prolétaires, des sentimens -envieux et des conceptions chimériques, aussi -incompatibles avec leur propre bonheur qu'avec l'harmonie -générale. Après avoir expliqué les lois naturelles -qui, dans le système de la sociabilité moderne, doivent -déterminer l'indispensable concentration des richesses -parmi les chefs industriels, la philosophie positive fera -sentir qu'il importe peu aux intérêts populaires en -quelles mains se trouvent habituellement les capitaux, -pourvu que leur emploi normal soit nécessairement utile -à la masse sociale. Or, cette condition essentielle dépend -bien davantage, par sa nature, des moyens moraux que -des mesures politiques. Des vues étroites et des passions -haineuses auraient beau instituer légalement, contre l'accumulation -spontanée des capitaux, de laborieuses entraves, -au risque de paralyser directement toute véritable -activité sociale, il est clair que ces procédés tyranniques -comporteraient beaucoup moins d'efficacité réelle que -la réprobation universelle, appliquée par la morale positive -à tout usage trop égoïste des richesses possédées; -réprobation d'autant plus irrésistible que ceux-là même -qui devraient la subir n'en pourraient récuser le principe, -inculqué à tous par la commune éducation fondamentale, -comme l'a montré le catholicisme, au temps de sa -prépondérance. Une appréciation analogue convient également -à tous les divers dangers plus ou moins inséparables -de l'état de propriété, et envers chacun desquels, -après avoir écarté les exagérations vulgaires, la philosophie -positive démontrera toujours que leur répression -possible dépend surtout des opinions et des mœurs, dont -la souveraine influence peut seule, sans aucune -<span class="pagenum" id="Page_604">604</span> -perturbation, diriger graduellement vers le bonheur commun -les dispositions émanées des situations les plus susceptibles -d'abus. On ne saurait donc méconnaître l'aptitude -caractéristique de la nouvelle action philosophique à réformer -utilement les tendances populaires d'après une -judicieuse analyse des principales difficultés sociales, et -par une salutaire transformation des questions de droit -en questions de devoir, ainsi que je l'ai indiqué. Mais, -en signalant au peuple la nature essentiellement morale -de ses plus graves réclamations, la même philosophie fera -nécessairement sentir aussi aux classes supérieures le -poids d'une telle appréciation, en leur imposant avec -énergie, au nom de principes qui ne sont plus ouvertement -contestables, les grandes obligations morales inhérentes -à leur position: en sorte que, par exemple, au -sujet de la propriété, les riches se considéreront moralement -comme les dépositaires nécessaires des capitaux -publics, dont l'emploi effectif, sans pouvoir jamais entraîner -aucune responsabilité politique, sauf quelques -cas exceptionnels d'extrême aberration, n'en doit pas -moins rester toujours assujetti à une scrupuleuse discussion -morale, nécessairement accessible à tous sous les -conditions convenables, et dont l'autorité spirituelle -constituera ultérieurement l'organe normal. D'après une -étude approfondie de l'évolution moderne, la philosophie -positive montrera que, depuis l'abolition de la servitude -personnelle, les masses prolétaires ne sont point -encore, abstraction faite de toute déclamation anarchique, -véritablement incorporées au système social; que la -puissance du capital, d'abord moyen naturel d'émancipation -et ensuite d'indépendance, est maintenant -<span class="pagenum" id="Page_605">605</span> -devenue exorbitante dans les transactions journalières; -quelque juste prépondérance qu'elle y doive nécessairement -exercer, à raison d'une généralité et d'une responsabilité -supérieures, suivant la saine théorie hiérarchique. -En un mot, cette philosophie fera comprendre que -les relations industrielles, au lieu de rester livrées à un -dangereux empirisme ou à un antagonisme oppressif, -doivent être systématisées suivant les lois morales de -l'harmonie universelle. Les devoirs populaires ainsi imposés -aux classes supérieures ne seront pas réglés par le -principe chrétien de l'aumône, qui, sans devoir jamais perdre -son importance secondaire, ne peut plus comporter aucune -haute destination sociale, d'après l'universelle amélioration -réalisée à la fois, pendant le cours de la transition -moderne, dans la condition et la dignité humaines. -Ces devoirs nécessaires se formuleront surtout par l'obligation -fondamentale, soit individuelle, soit collective, de -procurer à tous, d'après les voies convenables, d'abord -l'éducation, et ensuite le travail, seules conditions permanentes -que doivent avoir en vue les justes réclamations -sociales des prolétaires: leur prépondérance générale -devra d'ailleurs influer beaucoup sur la judicieuse -détermination ultérieure des salaires journaliers, sans -qu'il convienne aujourd'hui de soulever, à ce sujet, des -discussions trop prématurées pour n'être pas dangereuses. -Il serait également intempestif de vouloir maintenant -apprécier jusqu'à quel point la plus grossière partie de -cette double obligation universelle sera plus tard susceptible -d'être spécialement fortifiée par les institutions -politiques: l'essentiel est de savoir que le principe en -doit rester éminemment moral, sous peine à la fois -<span class="pagenum" id="Page_606">606</span> -d'inefficacité et de perturbation, ce que je crois avoir ici rendu -suffisamment incontestable.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_34" id="Footnote_34" href="#FNanchor_34"><span class="label"><b>Note 34</b>:</span></a> -Une telle conviction, chez moi très-profonde et fort ancienne, -m'a fait attacher un intérêt soutenu au cours populaire d'astronomie -que je professe gratuitement, depuis douze ans, à la municipalité du -3<sup>e</sup> arrondissement de Paris, quoique les officieuses remontrances ne -m'aient certes pas manqué sur l'inutilité de cet enseignement pour la -classe que j'y ai surtout en vue, comme sur les dérangemens personnels -qu'il peut m'occasionner. Le choix d'un sujet éminemment philosophique, -son éloignement spontané de toute grave préoccupation matérielle -chez une population non-maritime, et sa destination immédiate aux -classes inférieures, sans qu'aucune autre soit d'ailleurs exclue, caractérisent -assez la tendance directe et avouée de cette opération à l'universelle -propagation sociale de l'esprit positif. Si quelques-uns de mes lecteurs -ont déjà remarqué ma constante persévérance à cet égard, ils doivent -maintenant apprécier l'intime solidarité d'un tel effort avec l'ensemble -de mon entreprise philosophique, dont la pensée fondamentale imprimera -toujours nécessairement à mes travaux quelconques son impérieuse -unité. J'ai voulu, par cet exemple, donner, autant qu'il est en -moi, le signal anticipé de cette combinaison directe entre la puissance -spéculative et la force populaire, qui doit ultérieurement déterminer -la réorganisation politique, quand la raison publique sera convenablement -préparée.</p> - -<p class="sep1">Tels sont, en aperçu, les éminens services que la -grande cause populaire doit immédiatement retirer de -l'élaboration philosophique destinée à préparer la réorganisation -spirituelle des sociétés modernes par la fondation -graduelle du système universel de l'éducation positive. -Mais, quelle que soit leur extrême importance, on -peut assurer, en sens inverse, que la réaction nécessaire de -cette intime alliance sur la réalisation sociale de la nouvelle -philosophie doit être, par sa nature, d'un ordre encore -plus élevé; en sorte que, dans une telle combinaison, le -peuple rendra aux philosophes plus même qu'il n'en aura -reçu. En considérant d'abord l'économie finale, il est clair -que l'adhésion populaire y constituera habituellement la -plus sûre garantie du pouvoir spirituel contre les tentatives -oppressives du pouvoir temporel. Quoique l'organisme -positif soit nécessairement affranchi de nombreuses causes -perturbatrices propres à l'organisme théologique du -moyen âge, il ne faut pas croire néanmoins que les graves -collisions politiques, inhérentes au jeu naturel des -passions humaines, y doivent devenir ordinairement -impossibles; seulement leur caractère général sera profondément -modifié. Si, malgré l'ascendant religieux, la -puissance catholique fut, comme nous l'avons vu, au -temps même de son plus grand triomphe, tant exposée -aux usurpations temporelles, on doit sentir, en général, -que la spiritualité positive n'en saurait être essentiellement -préservée, malgré la nature beaucoup plus conciliante -de la nouvelle activité pratique et l'influence plus -prononcée de l'intelligence sur la conduite. La -<span class="pagenum" id="Page_607">607</span> -dépendance matérielle, plus ou moins inévitable, de la corporation -spéculative envers les chefs temporels, principaux -dispensateurs de la richesse, fournira régulièrement à -ceux-ci un moyen continu de développer à son égard -les orgueilleuses dispositions spontanément inspirées par -la prééminence pécuniaire, et qui d'ailleurs pourront -alors être souvent aigries par l'injuste dédain des théoriciens -envers les praticiens. Or, la masse populaire, également -liée à ces deux puissances, à l'une pour l'éducation -fondamentale et l'assistance morale, à l'autre pour -le travail journalier et les secours matériels, deviendra -naturellement, beaucoup plus encore qu'au moyen âge, -le régulateur final de leurs principaux conflits, dont -l'issue effective dépendra toujours de la direction que -suivra sa coopération politique. Afin de compléter cette -indication, il faut remarquer que si, dans l'économie -positive, davantage même que dans l'économie catholique, -les usurpations politiques doivent être à la fois bien -plus dangereuses et plus imminentes chez le pouvoir temporel -que chez le pouvoir spirituel, la pondération populaire -devra, suivant une compensation spontanée, -favoriser communément l'autorité spirituelle, avec laquelle -les prolétaires ne sauraient avoir habituellement -que d'heureuses relations, tandis que leurs contacts -journaliers avec les chefs pratiques sont toujours plus -ou moins altérés par les sentimens d'envie que suscite -trop souvent une supériorité de richesse qui doit rarement -sembler assez motivée. C'est seulement au temps -de son inévitable décadence que la puissance catholique -a vu, par un renversement décisif des dispositions antérieures, -les affections populaires se tourner de préférence -<span class="pagenum" id="Page_608">608</span> -vers ses antagonistes temporels. De cet aperçu directement -relatif à l'ordre normal, nous pouvons aisément -passer à une appréciation analogue, aujourd'hui plus -importante à caractériser, envers l'époque prochaine de -sa préparation graduelle. Si, en effet, l'assistance populaire, -surtout morale, et quelquefois politique, doit être -envisagée comme habituellement indispensable à la nouvelle -autorité spirituelle, supposée réellement parvenue -à sa pleine installation sociale, à plus forte raison doit-on -penser qu'un tel appui lui sera nécessaire pour y arriver, -puisque les obstacles seront essentiellement les -mêmes, et seulement plus énergiques, envers cet avénement -primitif qu'à l'égard du développement ultérieur. -C'est d'abord la judicieuse défense permanente des intérêts -populaires auprès des classes supérieures qui pourra -seule procurer directement, aux yeux de celles-ci, une sérieuse -importance à l'action philosophique, jusqu'alors -en butte à l'aveugle dédain des hommes d'état. Quand -la nouvelle force spéculative aura convenablement surgi, -les grandes collisions pratiques, que l'absence totale de -systématisation industrielle doit désormais multiplier et -aggraver de plus en plus, constitueront, sans doute, les -principales occasions de son propre développement social, -en faisant immédiatement sentir à toutes les classes -l'utilité croissante de son active intervention morale, -seule susceptible de tempérer suffisamment l'antagonisme -matériel, et de modifier habituellement les sentimens -opposés d'envie ou de dédain qu'il inspire de part -ou d'autre. Les classes les plus disposées aujourd'hui à -ne reconnaître d'ascendant réel qu'à la richesse seront -alors amenées par des expériences décisives, et peut-être -<span class="pagenum" id="Page_609">609</span> -fort douloureuses, à implorer la protection nécessaire de -cette même puissance spirituelle qu'elles regardent -maintenant comme essentiellement chimérique. Tous -les motifs précédemment indiqués pour faire comprendre -que, dans le système normal de la sociabilité moderne, -l'autorité spéculative deviendra naturellement, -en vertu de l'élévation de ses vues et de l'impartialité de -son caractère, le principal arbitre des divers conflits -pratiques, sont applicables, avec bien plus d'énergie, -pour constater son aptitude à pacifier les débats analogues, -mais beaucoup plus graves, que doit susciter -l'anarchie actuelle. Aussitôt que cette nouvelle influence -philosophique sera suffisamment développée, on peut -assurer que son intervention morale sera spontanément -invoquée de tous côtés, à partir de l'époque très-prochaine -où le besoin croissant d'un tel modérateur ne -pourra plus être contesté. C'est ainsi que s'établira graduellement, -en raison des services rendus, un pouvoir -qui, par sa nature, ne saurait convenablement reposer -que sur une libre adhésion universelle. En considérant -aujourd'hui, sous l'aspect le plus général, cette réaction -fondamentale de la cause populaire sur l'avénement de la -réorganisation spirituelle, on concevra facilement que la -situation actuelle ne comporte aucune autre impulsion -réelle susceptible d'entraîner suffisamment la société -vers cette issue nécessaire. Les débats, de plus en plus -misérables, qui s'agitent maintenant à grand bruit parmi -les classes supérieures, tendent naturellement à écarter -les esprits de toute véritable réorganisation sociale, pour -réduire de plus en plus la politique officielle à des luttes -personnelles, aussi stériles que perturbatrices. Abstraction -<span class="pagenum" id="Page_610">610</span> -faite des intérêts populaires proprement dits, on -ne trouve plus, en effet, que des ambitions pleinement -compatibles avec la conservation indéfinie de l'organisme -putréfié que la décomposition moderne nous a transmis, -pourvu que la direction leur en soit livrée; en même -temps, les habitudes métaphysiques, entretenues par ces -conflits constitutionnels, rendent les intelligences radicalement -incapables de s'élever à la conception d'aucun -autre système social. On peut donc affirmer aujourd'hui -que rien de fondamental ne saurait être entrepris dans la -sphère, de plus en plus étroite, de la politique légale; et, -en ce sens, tous ceux qui tentent, même aveuglément, -d'en sortir, exercent partiellement une utile influence, -qui n'est pas entièrement annulée par leurs aberrations -trop fréquentes. Mieux on analysera cette situation, plus -on se convaincra que le point de vue populaire est désormais -le seul qui puisse spontanément offrir à la fois -assez de grandeur et de netteté pour placer convenablement -les esprits actuels dans une direction vraiment organique, -suffisamment conforme aux indications philosophiques -résultées d'une saine appréciation de l'ensemble -du passé humain. Les vaines substitutions de personnes, -ministérielles ou même royales, qui préoccupent tant les -divers partis actuels, doivent naturellement devenir très-indifférentes -au peuple, dont les propres intérêts sociaux -n'en sauraient être aucunement affectés; il en est à peu -près ainsi, au fond, des débats, en apparence plus graves, -quoique réellement analogues, relatifs à l'exercice actif -de ce qu'on appelle les droits politiques, pour lesquels les -prolétaires modernes éprouveront toujours fort peu d'attrait, -malgré les artifices journaliers d'une excitation -<span class="pagenum" id="Page_611">611</span> -métaphysique. Assurer convenablement à tous le travail -et l'éducation, comme je l'ai indiqué, constituera toujours -le seul objet essentiel de la politique populaire -proprement dite: or ce grand but, fort étranger aux -combinaisons et aux discussions constitutionnelles, ne -saurait être suffisamment réalisé, d'après nos explications -antérieures, que par une véritable réorganisation, d'abord -et surtout spirituelle, ensuite et accessoirement -temporelle. Tel est donc le lien fondamental que l'ensemble -de la situation moderne institue spontanément -entre les besoins populaires et les tendances philosophiques, -et d'après lequel le vrai point de vue social prévaudra -graduellement à mesure que l'active intervention -des réclamations prolétaires viendra caractériser de plus -en plus le grand problème politique. Aucune autre classe -actuelle ne saurait être, par l'influence instinctive de sa -position naturelle, aussi bien disposée que le peuple à -marcher directement vers la régénération finale. En -même temps, les bons esprits populaires, quand les circonstances -les ont suffisamment cultivés, surtout en -France, où tout doit aujourd'hui commencer, pleinement -affranchis de toute philosophie théologique, et chez -lesquels la philosophie métaphysique n'a pu s'enraciner -profondément, par suite même du défaut d'éducation -régulière, doivent être réellement moins éloignés d'ordinaire -du régime positif que les intelligences laborieusement -préparées par une vicieuse instruction de mots et -d'entités, ou même que la plupart des entendemens absorbés -par des spécialités trop étroites et trop mal conçues. -Quoique les illusions métaphysiques inhérentes à la -politique moderne exercent encore sur la raison -<span class="pagenum" id="Page_612">612</span> -populaire une déplorable influence, ci-dessus soigneusement -appréciée, elles y ont cependant moins d'empire habituel -que parmi les autres classes actives de la société actuelle. -Aussi, quand la philosophie positive aura pu suffisamment -pénétrer chez nos prolétaires, je ne doute pas qu'elle n'y -trouve rapidement un plus heureux accueil que partout -ailleurs. On conçoit ainsi comment, outre les inspirations -démagogiques propres à la métaphysique négative, et -l'urgente stimulation des plus impérieuses circonstances, -l'admirable instinct progressif qui caractérisa notre -grande assemblée républicaine y avait directement conduit -les meilleurs esprits, même spéculatifs, à concevoir -la cause populaire proprement dite comme le but essentiel -de la vraie politique révolutionnaire. Si l'on considère, -enfin, cette heureuse impulsion populaire quant à -sa réaction nécessaire sur les dispositions actuelles, mentales -et morales, des classes supérieures, il sera facile -de reconnaître combien elle est indispensable pour y développer -une convenable appréciation de la situation fondamentale. -Chez ces classes, partout plus ou moins -viciées aujourd'hui par l'empirisme métaphysique et par -l'égoïsme aristocratique, l'antagonisme populaire est -seul susceptible de susciter assez énergiquement des vues -élevées et des sentimens généreux. Dans les douloureuses -collisions que nous prépare nécessairement l'anarchie actuelle, -sous l'excitation spontanée de passions haineuses -et d'utopies subversives, les vrais philosophes qui les auront -prévues seront déjà préparés à y faire convenablement -ressortir les grandes leçons sociales qu'elles doivent -offrir à tous, en montrant ainsi aux uns et aux autres -l'insuffisance inévitable des mesures purement politiques -<span class="pagenum" id="Page_613">613</span> -pour la juste destination qu'ils ont respectivement en vue, -les uns quant au progrès, les autres quant à l'ordre, dont -la commune réalisation doit maintenant dépendre d'une -réorganisation totale, d'abord et surtout spirituelle. La -fatale infirmité de notre nature, soit intellectuelle, soit -affective, oblige peut-être à regarder aujourd'hui ces -tristes conflits comme seuls susceptibles de faire suffisamment -pénétrer partout, et surtout chez les classes dirigeantes, -une conviction aussi indispensable, et pourtant -aussi opposée à l'ensemble des habitudes et des inclinations -actuellement dominantes. On peut, du moins, assurer -que, si ces orages sont réellement évitables, ce ne -saurait être que d'après un vaste développement systématique -de la véritable action philosophique, dont l'avénement -social est, au contraire, aveuglément repoussé, -de nos jours, par les hommes d'état de tous les partis. -Bonaparte a laissé misérablement échapper la plus heureuse -occasion possible de préparer ainsi l'avenir: il est -peu probable qu'il surgisse désormais aucune autorité -temporelle, soit personnelle, soit collective, propre à -réparer suffisamment, sous ce rapport, cette immense -aberration, que l'histoire déplorera un jour comme la -plus funeste, sans doute, à l'ensemble de l'évolution -moderne.</p> - -<p>Quelque sommaires qu'aient dû être ici de telles indications, -j'espère cependant les avoir assez caractérisées -pour faire convenablement apercevoir à tous les esprits -vraiment philosophiques la profonde solidarité qui rattache -nécessairement l'une à l'autre l'élaboration systématique -de la philosophie positive et l'avénement social -de la cause populaire, de manière à constituer -<span class="pagenum" id="Page_614">614</span> -spontanément une heureuse et irrésistible alliance entre une -grande pensée et une grande force. Je ne pouvais assurément -terminer par une explication plus décisive l'appréciation -générale de la réorganisation spirituelle, que -l'ensemble du passé nous a graduellement conduits à -concevoir aujourd'hui comme la seule issue possible des -sociétés modernes, et qui se trouve maintenant examinée -sous tous les divers aspects essentiels dont elle était susceptible; -sauf les développemens ultérieurs que pourra -seul admettre, à cet égard, ainsi qu'à tant d'autres, le -Traité spécial déjà promis.</p> - -<p>Si les opinions et les habitudes actuelles n'étaient point -aussi éloignées de l'état mental que suppose une telle -conception, elle pourrait espérer partout un accueil favorable, -puisqu'elle est, par sa nature, également apte à la -satisfaction simultanée des besoins opposés d'ordre et de -progrès, dont l'exclusive préoccupation caractérise maintenant -le principal antagonisme social. Toute notre vaste -élaboration, d'abord logique, puis scientifique, de la -philosophie sociale, désormais complète enfin dans son -institution fondamentale, a, j'ose le dire, pleinement -confirmé, sous ce double aspect, les indications initiales -propres au premier chapitre du tome quatrième, et dont -il suffit ici de rappeler sommairement l'accomplissement -décisif.</p> - -<p>D'abord, quant à l'ordre, aucun des divers efforts -politiques tentés, à grands frais, depuis le début de la -crise finale, ne pouvait sans doute comporter autant -d'efficacité sociale que la simple opération philosophique -qui, prenant le désordre actuel à la source primitive que -découvre la marche historique de la décomposition -<span class="pagenum" id="Page_615">615</span> -moderne, entreprend directement, par la seule voie convenable, -de réorganiser les opinions, pour passer ensuite -aux mœurs, et finalement aux institutions. À cette solution -vraiment radicale pourrait-on comparer les tentatives -contradictoires, quoique provisoirement indispensables, -vainement destinées à concilier la discipline -matérielle avec l'anarchie intellectuelle et morale? Nous -avons spécialement reconnu, à beaucoup d'égards importans, -que l'esprit positif est aujourd'hui le seul apte -à contenir et à dissiper l'essor métaphysique des utopies -subversives; tandis que l'esprit théologique, auquel les -illusions de l'empirisme conservent encore une désastreuse -confiance, compromet depuis longtemps les grandes -notions sociales, soit publiques, soit même privées, laissées -sous son impuissante tutelle; outre sa tendance directement -perturbatrice, par suite d'une libre divagation -religieuse, que l'entière désuétude d'un tel régime mental -peut seule empêcher aujourd'hui. Indépendamment -de ces discussions partielles, la nouvelle philosophie politique, -appréciant non-seulement les doctrines, mais -d'abord et surtout les méthodes, transforme complétement -à la fois la position des questions actuelles, la manière -de les traiter, et les conditions préalables de leur -élaboration; elle constitue ainsi spontanément une triple -source générale de garanties logiques pour l'ordre fondamental. -Faisant directement prévaloir enfin l'esprit -d'ensemble sur l'esprit de détail, et, par suite, le sentiment -du devoir sur le sentiment du droit, elle démontre -la nature essentiellement morale des principales difficultés -sociales; et, par cela seul, elle tend à dissiper -partout, comme je l'ai récemment expliqué, une cause -<span class="pagenum" id="Page_616">616</span> -féconde d'illusions, de désappointemens, et même de -perturbations. Analysant avec précision l'insuffisance -évidente de la métaphysique dominante, elle substitue -toujours le point de vue relatif au point de vue absolu, -et fait sentir que le seul moyen de juger sainement, sous -un aspect quelconque, l'état actuel, consiste à y voir -constamment un résultat nécessaire de l'ensemble du -passé, dont elle caractérise les diverses phases essentielles, -sans plus de partialité que d'inconséquence, -comme les différens degrés successifs d'une même évolution -fondamentale, où le type humain se développe, à -tous égards, de plus en plus: ce qui fait aussitôt cesser -la prépondérance sociale de l'instinct critique. Enfin, -appréciant l'inanité radicale des études ontologiques ou -littéraires par lesquelles on se prépare communément -aux recherches sociales, elle fait irrécusablement ressortir -de la position même de la sociologie, dans la vraie -hiérarchie des spéculations positives, les difficiles conditions, -à la fois scientifiques et logiques, rigoureusement -propres à une semblable élaboration: d'où résulte immédiatement -l'exclusion motivée d'une foule d'esprits -incompétens, et la concentration spontanée de ces hautes -méditations parmi les rares intelligences susceptibles d'y -procéder convenablement. Certes, si de telles propriétés, -aussi incontestables qu'éminentes, ne sont pas senties -par les hommes d'état qui cherchent sincèrement un -moyen efficace de contenir aujourd'hui l'esprit de désordre, -il faut qu'un déplorable empirisme leur ait ôté -toute aptitude rationnelle à saisir le résultat général de -nos grandes expériences contemporaines, qui, à cet -égard, montrent, selon tant de voies décisives, que les -<span class="pagenum" id="Page_617">617</span> -aberrations métaphysiques ne sauraient être victorieusement -combattues par les procédés théologiques, et que -dès lors les conceptions positives sont seules susceptibles -d'en triompher réellement. Or quel sacrifice véritable -ce nouveau régime mental exige-t-il, chez nos gouvernemens -européens, pour développer convenablement -tous les moyens de haute discipline intellectuelle qui le -caractérisent? Aucun autre, assurément, que de renoncer -enfin, avec une pleine franchise, à l'espoir, de plus -en plus chimérique, de la conservation indéfinie d'un -antique organisme dont tous les liens essentiels sont -déjà putréfiés parmi les populations les plus avancées, et -dont la vaine restauration, au lieu d'être vraiment favorable -à l'ordre fondamental, constitue désormais une -source féconde de graves perturbations, et entretient -seule le crédit populaire de la métaphysique négative. -Car, à cela près, en un temps où la politique des gouvernemens -doit être, par l'imminence croissante de la situation, -de plus en plus circonscrite à des effets prochains, -que leur importe, au fond, que, dans un avenir inévitable, -mais qui ne saurait être immédiat, il ne doive -rien rester de l'ancien système politique, pourvu que la -grande élaboration philosophique qui préparera graduellement -la rénovation finale tende nécessairement aussi à -dissiper leurs justes inquiétudes sur une imminente dissolution -sociale, et même à consolider, chez les possesseurs -actuels, tous les pouvoirs quelconques qui auront -convenablement reconnu le sens général du mouvement -moderne? Si l'homme était suffisamment accessible aux -impulsions intellectuelles, une telle transformation n'offrirait, -sans doute, aucune invraisemblance. Tout s'y -<span class="pagenum" id="Page_618">618</span> -réduirait, en effet, pour les hommes d'état, à décider -s'il vaut mieux traiter habituellement avec des passions -ou avec des convictions: or le choix ne saurait être incertain -chez ceux qui ont en vue un véritable but social, -quelque attrait que doive inspirer vulgairement le premier -mode à ceux qui ne poursuivent qu'une simple satisfaction -personnelle. L'école positive présentera donc, -par sa nature, des points de contact partiels, mais très-importans, -aux esprits sincères de l'école stationnaire, -et dès lors aussi à ceux même de l'école rétrograde. Envers -les plus systématiques de ceux-ci, et surtout en Italie, -la nouvelle philosophie politique aura d'ailleurs -l'éminent privilége de pouvoir seule faire convenablement -revivre aujourd'hui les nobles conceptions du -moyen âge sur la théorie universelle de l'organisme social -d'après la séparation fondamentale des deux puissances -élémentaires.</p> - -<p>Quant à l'école révolutionnaire, où réside encore exclusivement -l'esprit de progrès, malgré son caractère -essentiellement négatif, les habitudes métaphysiques y -constitueront l'unique obstacle à une suffisante appréciation -de l'aptitude nécessaire de la philosophie positive -à déterminer réellement, suivant une marche graduelle -mais directe, la régénération totale si énergiquement -signalée, avec autant de netteté que pouvaient alors en -comporter le milieu social et la théorie dominante, par -la grande assemblée d'où provient la vraie physionomie -de la crise finale. D'après notre analyse générale du développement -successif de cette crise décisive jusqu'à -l'époque actuelle, il est évident que la progression révolutionnaire -ne peut plus maintenant faire aucun pas -<span class="pagenum" id="Page_619">619</span> -important sans changer totalement les doctrines qui l'ont -d'abord dirigée, et dont l'expérience la plus irrécusable -a hautement constaté la profonde impuissance organique. -Radicalement paralysées par une inévitable inconséquence, -ces doctrines ont même à peine la force désormais -de contenir suffisamment l'action rétrograde dans -toute l'étendue de la république européenne: elles sont -logiquement conduites partout à reconnaître les principes -essentiels de l'ancien système social, tout en lui déniant ses -plus importantes conditions d'existence. L'impossibilité -croissante d'une vie purement négative, et le besoin de -plus en plus senti d'une reconstruction quelconque, ont, -en effet, poussé aujourd'hui l'esprit métaphysique qui -dirige encore l'école révolutionnaire, même la plus -avancée, à satisfaire vainement à ces exigences irrésistibles -en formulant à la hâte un simulacre d'organisation -fondé sur une vague résurrection des croyances religieuses -et de l'ardeur guerrière, systématiquement privées -toutefois de leurs principaux appuis antérieurs: en -sorte que la grande crise de l'humanité aboutirait finalement -à un simple changement dans les formes politiques; -sauf quelques utopies antisociales, qui ne sont point -ouvertement avouées jusqu'ici. Or notre glorieuse assemblée -républicaine, en commençant ses travaux par -l'indispensable abolition de la royauté, ne prétendit -point ériger en véritable construction une simple ruine: -elle voulut seulement caractériser ainsi l'irrévocable condition -d'abandonner totalement le système ancien, afin -de procéder à une rénovation complète; ce qui exigeait, -en effet, comme je l'ai expliqué, la suppression du pouvoir -autour duquel s'étaient spontanément ralliés, en -<span class="pagenum" id="Page_620">620</span> -France, tous les divers débris du régime déchu; mais ce -point de départ ne fut pas alors proclamé comme une -solution. Si aujourd'hui, au contraire, prenant le moyen -pour le but, la vaine reproduction d'un tel préambule -ne devait aboutir qu'à restaurer l'esprit théologique et -l'activité militaire par une étrange intronisation simultanée -du déisme et de la guerre, il n'est pas douteux -que l'ordre actuel, malgré tous ses vices, serait, au -fond, beaucoup plus rapproché qu'un tel républicanisme -de la véritable issue propre à la crise finale, sans offrir -d'ailleurs le grave danger de dissimuler la nature profondément -transitoire de la situation générale. Un contraste -aussi décisif doit désormais rendre pleinement -irrécusable, chez les hommes vraiment progressifs, la -nécessité de confier à l'esprit positif la suprême direction -ultérieure du mouvement révolutionnaire, qu'il peut -seul conduire maintenant à sa destination essentielle. -Mais, en renonçant ainsi à la métaphysique négative qui -la neutralise aujourd'hui, et dont le vice radical constitue -maintenant, par un antagonisme nécessaire, l'unique -valeur sociale de l'école rétrograde, l'école révolutionnaire -ne sera nullement obligée, suivant l'ensemble de -nos explications antérieures, d'abandonner aussi les dogmes -salutaires dont elle est justement préoccupée, et -qui, longtemps encore, formuleront d'indispensables -conditions générales de la progression sociale; car j'ai -suffisamment prouvé, envers chaque cas important, que -la philosophie positive est spontanément susceptible, -sans aucune inconséquence, de s'incorporer réellement -ces diverses notions, en transformant seulement leur -caractère actuel, de l'absolu au relatif: de manière à y -<span class="pagenum" id="Page_621">621</span> -montrer autant de prescriptions sociales propres à la -grande transition moderne et destinées à persister, -quoique désormais subordonnées à des conceptions directement -organiques, jusqu'à son entier accomplissement; -soit afin d'opérer l'élimination totale du système -ancien, soit pour permettre l'élaboration graduelle du -nouvel ordre. Or cette transformation générale, qui auparavant -eût été prématurée et même dangereuse, loin -d'amortir aujourd'hui l'énergie effective de ces principes révolutionnaires, -doit, au contraire, l'augmenter beaucoup, -en comportant une application plus hardie que quand leur -nature absolue y devait faire toujours redouter une extension -anarchique: une destination rationnellement caractérisée, -et une durée nettement circonscrite, leur procureront, -entre les limites convenables, sans aucune tendance -subversive, une plénitude d'activité maintenant -impossible, depuis que le besoin d'organiser a dû devenir -prépondérant. Les démolitions plus ou moins importantes -qui restent encore à opérer, et que j'ai fait suffisamment -pressentir, s'accompliraient dès lors, sous l'ascendant de -l'esprit positif, avec un libre aveu direct de la nature -purement négative de ces mesures provisoires, destinées -à écarter tous les divers débris de l'ordre ancien qui -feraient vraiment obstacle à l'ordre nouveau. C'est ainsi, -par exemple, que la marche générale de la réorganisation -spirituelle exigera certainement, surtout en France, -l'entière abolition préalable du vain simulacre d'éducation -publique que le passé nous a transmis, et de l'étrange -corporation universitaire qui s'y rattache, comme constituant -désormais les principales sources d'une pernicieuse -influence métaphysique, incompatible avec la -<span class="pagenum" id="Page_622">622</span> -véritable régénération moderne; outre que la seule existence -de cet appareil décrépit tend à dissimuler la nécessité -d'un vrai système d'éducation universelle. Les -gouvernemens européens, de plus en plus disposés aujourd'hui -à se dépouiller de toutes leurs attributions -spirituelles pour se consacrer exclusivement au maintien, -de plus en plus difficile, de l'ordre matériel, s'empresseront -sans doute d'accorder une suppression qui -ne leur sera pas demandée au nom d'un principe antisocial -sur la liberté absolue et indéfinie de tout enseignement -quelconque, mais comme une mesure préliminaire -destinée, au contraire, à accélérer, sous ce rapport capital, -le retour d'un ordre vraiment normal: ce qui distinguera -profondément, à cet égard, les franches réclamations -de l'école positive des prétentions mal dissimulées -de l'école rétrograde actuelle. Chacun peut étendre aisément -une pareille appréciation à beaucoup d'autres -démolitions analogues, quoique moins importantes, -envers lesquelles il sera non moins facile de reconnaître -clairement que la philosophie positive, en transformant, -à sa manière, les conceptions critiques, dès lors pleinement -réhabilitées, n'en diminue nullement l'efficacité -sociale. J'ai d'ailleurs suffisamment expliqué ci-dessus -comment l'esprit critique universel, convenablement -subordonné à l'esprit organique, conservera toujours une -active destination normale dans l'économie définitive -des sociétés modernes. Mais, d'après les mêmes motifs, à un -degré supérieur d'énergie, il est clair que, sous la même -condition fondamentale, cette activité critique doit trouver -aujourd'hui une application, aussi utile qu'étendue, -pour préparer accessoirement la réorganisation positive, -<span class="pagenum" id="Page_623">623</span> -soit en aidant à ruiner l'ascendant actuel des métaphysiciens -et des légistes, organes antérieurs du mouvement -transitoire, devenus aujourd'hui les principaux obstacles -à la solution finale; soit en secondant la régénération -graduelle des nouveaux élémens sociaux, spirituels ou -temporels, par une judicieuse censure des vices essentiels, -intellectuels ou moraux, qui les rendent encore -indignes d'une véritable suprématie politique.</p> - -<p>Cette double appréciation représente la nouvelle philosophie -comme ayant déjà spontanément rempli la condition -fondamentale, formulée dès le début de mon élaboration -sociologique, pour la conciliation décisive des deux aspects, -normalement inséparables, aujourd'hui vicieusement -opposés, propres au grand problème social. Sans -effort, et sans inconséquence, l'école positive se montrera -toujours plus organique que l'école rétrograde, et plus -progressive que l'école révolutionnaire, de manière à -pouvoir être indifféremment qualifiée d'après l'un ou -l'autre attribut élémentaire. Tendant à réunir ou à dissiper -tous les partis actuels par la satisfaction simultanée -de leurs vœux légitimes, cette école peut justement -espérer aujourd'hui de trouver quelques adhésions isolées -chez toutes les classes quelconques, soit ascendantes, -soit même descendantes. Jusque dans la corporation sacerdotale, -ceux de ses membres qui sentent assez profondément -l'importance sociale de l'ordre spirituel, pour -être fortement choqués de la dégradation politique où il -est tombé depuis longtemps sous l'ascendant exclusif -de la puissance matérielle, pourraient apprécier la valeur -directe des efforts philosophiques ainsi destinés à le relever -dignement, si leur intelligence pouvait assez -<span class="pagenum" id="Page_624">624</span> -s'affranchir du régime théologique pour rattacher une telle -destination à des conceptions d'une autre nature, sauf la -discussion d'efficacité, désormais bientôt terminée. La -classe militaire pourrait aussi comprendre que, tout en -consacrant la moderne extinction normale de l'activité -guerrière, dont le grand office social est pleinement accompli, -l'école positive justifie directement l'importante -destination temporaire que doivent maintenant conserver -les armées pour assurer le maintien indispensable -de l'ordre matériel, pendant toute la durée de l'élaboration -universelle qui doit dissiper l'anarchie intellectuelle -et morale. Il serait assurément superflu de signaler -les sympathies que devrait exciter, chez les intelligences -vraiment scientifiques ou esthétiques, une philosophie -qui, sous la condition nécessaire d'une préalable réformation -générale de vues et de sentimens, les pousserait -ultérieurement au gouvernement spirituel de l'humanité. -Quant aux chefs industriels, dont elle sanctionnerait -convenablement la future prééminence temporelle, et -qu'elle seule pourrait garantir des graves collisions populaires -que leur prépare l'anarchie actuelle, elle en -devrait attendre le plus favorable accueil, si leurs dispositions -intellectuelles et morales étaient en suffisante -harmonie avec la dignité réelle de leur situation sociale. -Enfin j'ai récemment expliqué les divers motifs fondamentaux -qui doivent spécialement engager l'école positive -à compter principalement sur l'adhésion des prolétaires, -aussitôt que le contact mutuel aura pu suffisamment -s'établir. Il faut, en outre, considérer que, même chez -les classes équivoques propres à la période transitoire, -et destinées ou à disparaître ou à redevenir subalternes, -<span class="pagenum" id="Page_625">625</span> -la nouvelle philosophie peut encore trouver d'importantes -adhésions privées, d'après l'heureux exercice -secondaire qu'elle doit fournir spontanément à leur -activité caractéristique. Ainsi, les philosophes métaphysiciens, -justement choqués aujourd'hui de l'exorbitante -prépondérance des travaux de détail, et sentant convenablement -la dignité supérieure des conceptions vraiment -générales, pourraient saisir la valeur d'une école -seule apte maintenant à rétablir le règne normal de l'esprit -d'ensemble, enfin parvenu à une indispensable positivité, -qui, facile à développer désormais chez les intelligences -fortement organisées, affranchira les véritables -philosophes de l'irrationnel dédain du vulgaire des savans -actuels, dès lors jugés suivant leur faible portée intrinsèque, -dépouillée d'un spécieux entourage, que -l'école positive peut seule apprécier. Pareillement, les -littérateurs, et même les avocats, qui auront suffisamment -admis la nouvelle direction philosophique, pourront -y trouver une féconde alimentation de l'activité -secondaire qui leur est propre, d'après la versatilité, dès -lors heureuse, inhérente à leur défaut caractéristique de -convictions profondes, et qui leur permettra d'adapter -leurs talens d'exposition et de discussion, soit à l'universelle -diffusion de la philosophie positive, soit à l'utile -censure initiale que j'y ai déjà signalée, et dont je pourrais, -au besoin, leur indiquer de nombreuses et importantes -applications, aussi neuves qu'incisives, qui leur -permettraient de mesurer, à leur tour, d'orgueilleuses -prétentions scientifiques, que les plus audacieux d'entre -eux n'osent aujourd'hui contempler qu'avec un aveugle -respect.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_626">626</span> -Malgré toutes ces grandes et incontestables relations -avec les différens partis et les diverses classes de la -société actuelle, je n'ai pas dissimulé que l'école positive -ne doit d'abord compter nulle part sur une adhésion -collective, parce que chacun sera beaucoup plus choqué, -à l'origine, des atteintes nécessaires ainsi apportées à ses -préjugés et à ses passions, que satisfait de la réalisation -finale dès lors assurée à ses vœux légitimes. Elle ne doit -pas même espérer, au début, l'active coopération de -notre jeunesse, dont la portion la plus saine et la mieux -préparée est déjà gravement viciée, en général, par l'empirisme -et l'égoïsme inhérens à l'anarchie universelle, et -que tout concourt à développer. Il faut donc s'attendre -à trouver obstacle, pour la nouvelle philosophie politique, -chez tout ce qui est aujourd'hui classé, à un titre -quelconque; elle n'obtiendra longtemps que des adhésions -purement individuelles, indifféremment issues de -tous les rangs sociaux. Mais on peut assurer d'avance -que de tels appuis ne manqueront pas à une école aussi -évidemment apte à tout concilier sans rien compromettre. -La philosophie négative du siècle dernier, malgré -sa tendance essentiellement anarchique, trouva -partout d'actifs protecteurs, jusque parmi les rois, -parce qu'elle était alors en suffisante harmonie avec -les besoins immédiats de l'évolution moderne. Serait-il -téméraire d'espérer un accueil équivalent pour la philosophie -positive du dix-neuvième siècle, directement -destinée à rétablir une situation vraiment normale chez -l'élite de l'humanité, et seule susceptible d'abréger -ou d'adoucir, autant que possible, les grandes collisions -que nous réserve encore l'anarchie intellectuelle -<span class="pagenum" id="Page_627">627</span> -et morale, graduellement aggravée par son inévitable -diffusion?</p> - -<p>Dans tout le cours de mon appréciation historique, et -dans les conclusions politiques que je viens d'en tirer, je -me suis scrupuleusement conformé à la grande prescription -logique que j'avais d'abord formulée, au début du -volume précédent, en ne considérant essentiellement -qu'une seule série sociale, toujours formée par l'enchaînement -réel des civilisations les plus avancées; restriction -sans laquelle j'ose assurer qu'il eût été impossible -de découvrir la véritable marche générale de l'évolution -fondamentale. Maintenant que la détermination de cette -marche a vraiment constitué enfin la sociologie comme -une dernière branche principale de la philosophie naturelle, -il y aura lieu, quand cette nouvelle science sera -suffisamment installée, à poursuivre d'importantes spéculations, -jusqu'alors prématurées, sur la progression -sociale des différentes populations qui, par divers obstacles -assignables, ont dû rester plus ou moins en arrière -du grand mouvement que nous avons étudié. Le -but final de cette élaboration supplémentaire sera de -fournir la base rationnelle de l'action collective que devra -exercer ultérieurement l'élite actuelle de l'humanité -pour accélérer et faciliter l'essor de ces civilisations secondaires, -de manière à tendre systématiquement vers -l'unité sociale de l'ensemble de notre espèce: de même -que l'opération principale nous a définitivement conduits -ci-dessus à concevoir le mode général suivant lequel les -peuples avancés doivent aujourd'hui développer leur -propre essor commun. Malgré l'identité nécessaire que -doit partout offrir la véritable évolution humaine, ses -<span class="pagenum" id="Page_628">628</span> -phases successives peuvent cependant s'accomplir avec -une rapidité et une facilité fort inégales; et il n'est pas -possible que l'exacte connaissance antérieure de cette -progression fondamentale, obtenue d'après le lent et -douloureux mouvement des populations d'élite, ne -doive, à cet égard, comporter beaucoup d'efficacité: -en sorte que, par une inévitable compensation, les civilisations -arriérées, dès lors rationnellement développables -sous cette heureuse direction, puissent atteindre -promptement le niveau universel, au lieu de rester indéfiniment -livrées à l'empirisme spontané dont notre -marche originale n'avait pu s'affranchir jusqu'ici. Ainsi, -quelle que doive être aujourd'hui, envers les sociétés les -plus avancées, l'éminente utilité pratique des saines -études sociologiques, cette heureuse aptitude de la vraie -philosophie aura nécessairement, dans l'avenir, encore -plus d'importance et d'étendue au sujet des populations -retardées. Le passé ne peut, à cet égard, nous fournir -aucune juste mesure générale; parce qu'aucune influence -réellement semblable ne pouvait s'y manifester, par -suite du caractère toujours absolu de la philosophie dirigeante, -qui poussait seulement les peuples à s'imposer -mutuellement l'aveugle imitation routinière de leurs sociabilités -respectives: tandis que le caractère essentiellement -relatif de la philosophie positive permettra de modifier -judicieusement les applications de la théorie fondamentale -suivant les convenances propres à chaque cas, -après y avoir d'abord exactement déterminé jusqu'à quel -degré et par quelles voies les phases analogues de l'évolution -typique sont alors susceptibles d'amélioration effective. -Par là, les relations croissantes des populations -<span class="pagenum" id="Page_629">629</span> -d'élite avec le reste de l'humanité seront enfin directement -subordonnées à d'actifs sentimens d'une fraternité -vraiment universelle, au lieu de rester essentiellement -dominées par un orgueil féroce ou une ignoble cupidité. -Mais les philosophes doivent aujourd'hui soigneusement -éviter les séductions spontanées de cette heureuse perspective, -qui promet à leur activité rationnelle une aussi -vaste application ultérieure. Jusqu'à ce que la réorganisation -positive soit suffisamment avancée, il importe -beaucoup, comme je l'ai ci-dessus expliqué, que leur -élaboration systématique demeure toujours exclusivement -concentrée sur la majorité de la race blanche, -composant l'avant-garde de l'humanité, suivant l'exacte -définition sociologique que j'ai directement formulée au -début de ce volume, et qui comprend seulement les cinq -grandes nations de l'occident européen. Autant nous -avons reconnu nécessaire d'imprimer désormais à toutes -les hautes spéculations politiques l'entière extension indiquée -par ces limites, en deçà desquelles le point de -vue social resterait maintenant privé de sa généralité -caractéristique; autant nous avons jugé indispensable -aujourd'hui de s'y renfermer habituellement, sous peine -de ne point suffisamment éliminer l'esprit vague et absolu -de l'ancienne philosophie, et, par suite, de manière -à interdire inévitablement toute solution vraiment -radicale. Cette restriction me semble tellement capitale, -que j'ai cru devoir la reproduire expressément à la fin -comme au début de mon élaboration sociologique. La -pratique en sera d'autant plus convenable que, tant -que l'occident européen ne sera pas suffisamment réorganisé, -il ne saurait réellement exercer aucune grande et -<span class="pagenum" id="Page_630">630</span> -heureuse action collective sur le reste de l'humanité; -outre l'imminent danger d'une telle diversion prématurée -pour y dénaturer ou y troubler gravement cette indispensable -régénération, point d'appui ultérieur de -toute notre espèce. Sagement préoccupée de cette opération -décisive, la population occidentale devra longtemps -éviter toute large intervention politique, du moins -active, dans l'évolution spontanée de l'Asie, et même -dans celle de l'orient européen: sauf, bien entendu, les -précautions que pourraient exiger le maintien nécessaire -de la paix générale, ou l'extension naturelle des -relations industrielles; mais sans jamais seconder les efforts -spontanés que tente aujourd'hui l'esprit militaire -pour retarder son inévitable extinction, en se rattachant, -par de spécieux sophismes, à un dangereux prosélytisme -social, comme je l'ai ci-dessus expliqué.</p> - -<p>Malgré l'homogénéité fondamentale de la population -d'élite à l'ensemble de laquelle la grande élaboration -philosophique propre au dix-neuvième siècle doit être -directement destinée, il existe nécessairement des différences -essentielles entre les cinq nations principales qui -la composent, quant aux obstacles et aux ressources que -doit y trouver la régénération positive, dont toutes les -phases importantes doivent pourtant, par la nature d'une -telle rénovation, s'y accomplir simultanément. Notre -théorie historique, en faisant spontanément ressortir -cette connexité nécessaire, permet aussi d'apprécier -exactement cette diversité secondaire, qu'il importe -maintenant de caractériser rapidement, afin de terminer -mon opération sociologique par un juste aperçu comparatif -de l'accueil réservé à la nouvelle philosophie -<span class="pagenum" id="Page_631">631</span> -politique chez ces diverses nationalités; complément naturel -de la comparaison que je viens d'indiquer pour les -différentes classes modernes. La double évolution, à la -fois négative et positive, solidairement accomplie, pendant -les cinq siècles antérieurs, dans toute l'étendue de -cette république occidentale, nous fournit, d'après les -deux chapitres précédens, une base pleinement irrécusable -pour cette détermination délicate, d'où toute -vaine inspiration locale doit être soigneusement bannie: -la concordance de ces deux séries simultanées doit surtout -devenir, à cet égard, le principe décisif d'une entière -conviction philosophique, qui doit d'ailleurs être -naturellement fort avancée déjà par ces deux chapitres, -où j'ai directement établi, à ce sujet, la distinction la -plus générale, qu'il s'agit seulement ici de compléter -brièvement, sous ma réserve accoutumée des développemens -ultérieurs, incompatibles avec les limites et -même avec la destination de ce Traité.</p> - -<p>Tous ces divers moyens essentiels d'appréciation comparative -concourent évidemment, suivant nos indications -antérieures, à représenter aujourd'hui la France -comme le siége nécessaire de la principale élaboration -sociale. Nous avons vu le commun mouvement de décomposition -politique s'y opérer toujours, depuis le quatorzième -siècle, d'une manière plus complète et plus -décisive qu'en aucun autre cas, même pendant sa période -spontanée, et, à plus forte raison, à partir de sa -systématisation, dont la dernière phase, quoique destinée -immédiatement à l'ensemble de notre occident, dut -être d'abord essentiellement française, ainsi que la crise -finale qu'elle détermina nécessairement. Il serait certes -<span class="pagenum" id="Page_632">632</span> -superflu de prouver ici que le régime ancien, soit spirituel, -soit temporel, est maintenant beaucoup plus déchu -en France que partout ailleurs. Quant à la progression -positive, l'évolution scientifique, et même aussi l'évolution -esthétique, sans y être, au fond, plus avancées, -y ont certainement obtenu un plus grand ascendant social; -ce qui importe surtout à notre comparaison actuelle. -Pareillement, l'évolution industrielle, quoique n'y pouvant -encore offrir le plus large développement spécial, y -a nécessairement amené déjà la nouvelle puissance temporelle -beaucoup plus près d'une véritable suprématie -politique. Enfin, l'unité nationale, condition si capitale -de cette grande initiative européenne, y est assurément -plus complète et plus inébranlable qu'en aucun autre -cas. J'ai assez expliqué comment un admirable instinct -politique, malgré la tendance dissolvante de la métaphysique -dirigeante, avait soigneusement maintenu, -pendant la crise révolutionnaire, ce précieux résultat de -l'ensemble de notre passé, dès lors même notablement -consolidé par un plus vaste développement de la subordination -spontanée de tous les foyers français envers le -centre parisien. Au reste, la prédilection décisive qui, -dans l'Europe entière, depuis l'heureux avénement de la -paix universelle, dispose de plus en plus, non-seulement -les artistes, les savans et les philosophes, mais la plupart -des hommes cultivés, à voir dans Paris une sorte -de patrie commune, doit certainement dissiper toute -grave incertitude sur la perpétuité nécessaire de cette -noble initiative, si chèrement acquise.</p> - -<p>Malgré le défaut de nationalité, l'ensemble de tous -les autres caractères me semble devoir déterminer, -<span class="pagenum" id="Page_633">633</span> -contrairement à l'opinion commune, à concevoir l'Italie -comme étant, après la France, le pays le mieux disposé -à la régénération positive. L'esprit militaire y est peut-être -plus radicalement éteint que partout ailleurs; et cette -même lacune, funeste à d'autres égards, dont j'ai expliqué, -au cinquante-quatrième chapitre, la cause nécessaire, -n'est sans doute pas étrangère à une telle préparation -négative. Quoique la conservation du catholicisme -n'y ait pu être aussi avantageuse qu'en France au plein -essor original de l'ébranlement philosophique, la compression -rétrograde, assez intense pour préserver les populations -contre toute grave extension de la métaphysique -protestante ou même déiste, n'a pu cependant y empêcher -ensuite, chez la plupart des esprits cultivés, une -entière émancipation théologique, aujourd'hui mal dissimulée. -En outre, cette influence générale, dont j'ai -tant signalé les propriétés essentielles pour les deux dernières -phases de l'évolution moderne, a spécialement -réservé à la population italienne la transmission naturelle -de ce qui, dans les anciennes habitudes catholiques, est -susceptible d'incorporation aux nouvelles mœurs positives, -relativement à la division fondamentale des -deux puissances élémentaires, dont le véritable instinct -ne peut maintenant se trouver que là suffisamment -familier. L'évolution scientifique et l'évolution industrielle, -quoique presqu'aussi avancées qu'en France, -y ont pourtant obtenu une prépondérance sociale beaucoup -moindre, par suite d'une moindre extinction populaire -de l'esprit religieux et aristocratique: mais elles y -sont, au fond, plus rapprochées de leur ascendant final -que chez tout le reste de la communauté occidentale. Il -<span class="pagenum" id="Page_634">634</span> -serait assurément superflu d'y mentionner l'admirable -développement de l'évolution esthétique, qui, plus -complète et plus universelle que partout ailleurs, y a si -heureusement réalisé sa propriété caractéristique d'entretenir, -chez les plus vulgaires intelligences, l'éveil -fondamental de la vie spéculative. Quoique le défaut de -nationalité dût évidemment y interdire une initiative -politique si hautement réservée à la France, son influence -est loin d'y empêcher une intime et rapide propagation -du mouvement original. Convenablement appréciée par -les bons esprits italiens, d'après l'ensemble de la saine -théorie historique, cette lacune pourra même y déterminer -une excitation plus prononcée à la réorganisation -spirituelle: soit qu'on envisage le catholicisme, suivant -l'indication spéciale du cinquante-quatrième chapitre, -comme la cause essentielle d'une telle anomalie; soit -que l'impossibilité de constituer l'unité italienne fasse -plus directement sentir l'importance supérieure de l'unité -européenne, qui ne peut être obtenue que par la régénération -intellectuelle et morale, et dont l'avénement -pourra seul faire spontanément cesser, au profit commun -de l'ordre et du progrès, des tentatives également chimériques -et perturbatrices.</p> - -<p>Envisagée dans toute l'étendue de la définition sociologique -indiquée au début de ce volume, la population -allemande me paraît être, tout compensé, après les -deux précédentes, la mieux disposée aujourd'hui, en -résultat final de son évolution antérieure, à la réorganisation -positive. L'esprit militaire ou féodal, et même, -malgré les apparences, l'esprit religieux, quoique y -étant moins déchus qu'en Italie, n'y sont pas cependant -<span class="pagenum" id="Page_635">635</span> -aussi dangereusement incorporés qu'en Angleterre au -mouvement général de la société moderne. Outre que la -prépondérance politique du protestantisme y est beaucoup -moins intime et moins universelle, elle n'y a pas -empêché, là où il a le plus prévalu, que la grande concentration -temporelle propre à la transition moderne n'y aboutît -aussi, par une heureuse anomalie que j'ai signalée, au -mode essentiellement monarchique, que nous avons reconnu -si préférable, à tous égards, au mode aristocratique -exceptionnel, éminemment particulier à l'Angleterre, et -dont la seule Suède offre l'équivalent germanique, toutefois -très-altéré. La plus dangereuse influence qui distingue -cette population est certainement celle de l'esprit -métaphysique, qui s'y trouve aujourd'hui plus répandu -et plus dominant que partout ailleurs, et dont la désastreuse -activité y entretient une mystique prédilection -pour les conceptions vagues et absolues, directement -contraire à toute vraie réorganisation sociale. Mais cet -esprit, inhérent à l'élaboration protestante est, par cela -même, beaucoup moins prononcé dans l'Allemagne catholique; -et d'ailleurs il est déjà partout en pleine -décroissance. À cela près, l'évolution germanique est -aujourd'hui, pour l'ordre spéculatif de la progression -positive, soit esthétique, soit même scientifique, plus -complète et plus universelle qu'en Angleterre, surtout -quant à l'ascendant social qui s'y rattache. Il est même -évident, comme je l'ai noté au trente-sixième chapitre, -que l'activité supérieure de l'esprit philosophique, malgré -son caractère encore essentiellement métaphysique, -entretient en Allemagne une précieuse disposition -aux méditations générales, maintenant propre à y -<span class="pagenum" id="Page_636">636</span> -compenser plus qu'ailleurs les tendances dispersives de nos -spécialités scientifiques. L'évolution industrielle, sans y -être matériellement aussi développée qu'en Angleterre, -y est pourtant moins éloignée de sa principale destination -sociale, parce que son essor y a été plus indépendant -de la suprématie aristocratique. Enfin, quoique le défaut -de nationalité, résultant surtout du protestantisme, y -offre un tout autre caractère qu'en Italie, il y comporte -cependant une équivalente stimulation à la régénération -positive: soit qu'un tel vœu doive y conduire à mieux -sentir la nécessité de renoncer enfin à la philosophie théologique, -désormais principal obstacle à la réunion; soit, -comme en Italie, en faisant apprécier davantage la -réorganisation spirituelle, spontanément commune à -l'ensemble de l'occident européen.</p> - -<p>Diverses explications incidentes, dans les deux chapitres -précédens, ont déjà dû spécialement disposer à -comprendre, d'après la saine appréciation de l'ensemble -de l'évolution moderne, que la population anglaise, -malgré tous ses avantages réels, est aujourd'hui moins -préparée à une telle solution qu'aucune autre branche -de la grande famille occidentale, sauf la seule Espagne, -exceptionnellement retardée. L'esprit féodal et l'esprit -théologique, par la profonde modification qu'ils y ont -graduellement subie, y ont conservé plus qu'ailleurs -une dangereuse consistance politique, qui, longtemps -compatible avec les évolutions partielles, y constitue -maintenant un puissant obstacle à la réorganisation finale. -C'est là que le système rétrograde, ou du moins -fortement stationnaire, a pu être le plus complétement -organisé, au spirituel et au temporel. Jamais, par exemple, -<span class="pagenum" id="Page_637">637</span> -la prépondérance du jésuitisme n'a pu réaliser, sur -le continent, l'institution d'une hypocrisie légale aussi -hostile à l'émancipation humaine que celle dont la constitution -anglicane, dirigée par l'oligarchie britannique, -nous offre encore l'exemple journalier. La compensation -matérielle, par laquelle un tel régime a tenté de s'incorporer -à l'évolution moderne, en excitant d'abord un -développement plus parfait de l'activité industrielle, y -est finalement devenue, à beaucoup d'égards importans, -une source directe d'entraves politiques: soit en prolongeant -l'ascendant social d'une aristocratie, ainsi placée -à la tête du mouvement pratique, où elle maintient la -haute intervention du principe militaire; soit en viciant -les habitudes mentales de l'ensemble de la population, -par une prépondérance exorbitante du point de vue concret -et de l'utilité immédiate; soit, enfin, en corrompant -directement les mœurs nationales d'après l'ascendant -universel d'un intraitable orgueil et d'une cupidité -effrénée, tendant à isoler profondément le peuple anglais -de tout le reste de la famille occidentale. Nous avons -reconnu que, par une suite nécessaire, la double évolution -spéculative y avait été notablement altérée, non-seulement -dans l'ordre scientifique, malgré les immenses -progrès qui s'y sont individuellement accomplis, mais -aussi dans l'ordre esthétique, resté encore si imparfait, -sauf l'admirable essor spontané du premier des beaux-arts: -l'incorporation sociale de l'un et de l'autre élément -y est surtout moins avancée que chez les trois autres -nations. Toutefois ces divers dangers caractéristiques, -qui doivent gravement entraver, en Angleterre, la commune -régénération positive, parce qu'ils y affectent -<span class="pagenum" id="Page_638">638</span> -directement la masse sociale, n'empêchent pas que, par -une imparfaite compensation, la coopération fondamentale -à cette œuvre finale n'y doive être immédiatement -fort active et très-importante de la part des esprits d'élite, -qui, par l'ensemble d'une telle situation, y sont -déjà plus préparés que partout ailleurs, excepté en -France. D'abord, leur position même les préserve plus -facilement de la dangereuse illusion politique qui, dans -le reste de notre occident, vicie aujourd'hui les meilleures -intelligences, en disposant à regarder comme une -solution finale la vaine imitation universelle du régime -transitoire propre à l'Angleterre, et dont l'insuffisance radicale -y est assurément beaucoup mieux sentie maintenant -qu'elle ne peut l'être sur le continent. Ensuite, la prépondérance -exorbitante de l'esprit pratique y a du moins cet -avantage, que, lorsqu'elle n'empêche pas, chez les intelligences -convenablement organisées, l'essor continu des -méditations générales, elle leur imprime involontairement -un caractère de netteté et de réalité qui ne saurait -ordinairement exister, à un pareil degré, en Allemagne, -ou même en Italie. Par suite, enfin, de la -moindre importance sociale des corporations scientifiques, -les savans, plus isolés, y doivent d'ailleurs offrir -aujourd'hui une originalité plus réelle, et une plus -grande aptitude à s'affranchir des tendances dispersives -propres au régime de spécialité, dont l'indispensable -transformation philosophique y trouvera probablement -moins d'obstacles qu'en France.</p> - -<p>Le retard spécial que durent éprouver, en Espagne, -les deux dernières phases de l'évolution moderne, tant -positive que négative, est, de nos jours, trop généralement -<span class="pagenum" id="Page_639">639</span> -apprécié pour qu'il faille motiver expressément -ici le rang extrême que nous assignons à cette énergique -population, malgré ses éminens caractères, quant à sa -préparation directe à la réorganisation finale. Quoique -le système rétrograde n'y ait pu réellement obtenir une -consistance aussi durable qu'en Angleterre, il y a pourtant -exercé, sous une direction moins habile, une compression -immédiate beaucoup plus intense; au point d'y -entraver profondément l'essor partiel des nouveaux élémens -sociaux, non-seulement scientifique ou philosophique, -mais aussi esthétique, et même industriel. La -conservation exagérée du catholicisme n'y a pu devenir -aussi avantageuse qu'en Italie au plein développement -ultérieur de l'émancipation mentale, ni au maintien des -habitudes politiques du moyen âge sur la séparation des -deux puissances. Sous ce dernier aspect surtout, l'esprit -catholique y a été gravement altéré, par suite d'une -incorporation trop intime au système de gouvernement; -de manière à susciter plutôt de vicieuses tendances théocratiques -que de saines dispositions à la coordination -rationnelle entre le pouvoir moral et le pouvoir politique. -Mais cette appréciation comparative ne doit jamais -faire oublier l'irrécusable nécessité de comprendre aussi -cet élément capital de la république occidentale dans la -conception et dans la direction de la réorganisation -commune, où la solidarité antérieure constitue le principe -irrésistible de la connexité future; quoique d'ailleurs -cette inévitable condition puisse spécialement devenir -une source d'embarras, soit philosophiques, soit -politiques. L'admirable résistance du peuple espagnol à -l'oppressive invasion de Bonaparte suffirait assurément -<span class="pagenum" id="Page_640">640</span> -pour y constater une énergie morale et une ténacité -politique qui, là plus qu'ailleurs, résident surtout dans -les masses populaires, et qui garantissent leur aptitude -ultérieure au régime final, quand le ralentissement antérieur -y aura pu être suffisamment compensé par les -voies convenables.</p> - -<p>D'après cette sommaire appréciation de l'inégale préparation -de la régénération positive chez les cinq grandes -populations qui doivent y participer à la fois, mais à -divers degrés et sous divers modes, il importe beaucoup -que l'élaboration philosophique destinée à la déterminer -graduellement soit instituée de manière à toujours manifester -cette commune extension occidentale, en s'adaptant -toutefois assez heureusement aux convenances -de chaque cas pour convertir, autant que possible, ces -inévitables différences en nouveaux moyens d'accomplissement, -par une judicieuse combinaison des qualités -essentielles propres à chacun de ces élémens nationaux. -Afin de mieux remplir cette condition capitale, il conviendrait -de placer expressément, dès l'origine, cette -élaboration fondamentale sous l'active direction d'une -association universelle, d'abord très-peu nombreuse, -mais ultérieurement réservée, par de sages affiliations -successives, à un vaste développement, et dont la dénomination -caractéristique de <i>Comité positif occidental</i> -indiquerait sa destination à conduire, dans toute l'étendue -de la grande famille européenne, la réorganisation -spirituelle appréciée, et même ébauchée, d'après -l'ensemble de ce Traité<a name="FNanchor_35" id="FNanchor_35" href="#Footnote_35" class="fnanchor">[35]</a>. Cette association philosophique, -<span class="pagenum" id="Page_641">641</span> -indifféremment issue, chez ces diverses nations, -de tous les rangs sociaux, soit pour l'élaboration directe, -soit pour l'efficacité des travaux, tendrait ouvertement -à systématiser les attributions intellectuelles et -morales désormais abandonnées de plus en plus par les -gouvernemens européens, et déjà livrées, du moins en -France, à la libre concurrence des penseurs indépendans. -Si j'ai suffisamment caractérisé la nature et l'étendue de -la réorganisation spirituelle, fondée sur l'essor direct de -la vraie philosophie moderne, on doit sentir quelle -immense activité devrait, à tous égards, développer -partout cette sorte de concile permanent de l'église positive: -soit pour accomplir une vaste élaboration mentale, -où toutes les conceptions humaines doivent être -assujetties à une indispensable rénovation; soit pour en -faciliter la marche rationnelle par l'institution de colléges -philosophiques, propres à lui préparer directement -<span class="pagenum" id="Page_642">642</span> -de dignes coopérateurs; soit pour en seconder la réalisation -graduelle par l'universelle propagation d'une sage -instruction positive, à la fois scientifique et esthétique; -soit, enfin, pour en régulariser peu à peu l'application -pratique par un judicieux enseignement journalier, tant -oral qu'écrit, et même par une convenable intervention -philosophique au milieu des divers conflits politiques -naturellement résultés de l'influence prolongée des anciens -moteurs sociaux.</p> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_35" id="Footnote_35" href="#FNanchor_35"><span class="label"><b>Note 35</b>:</span></a> -Malgré le petit nombre des membres qui doivent primitivement -former ce haut comité, et qui, par aperçu, ne me paraît pas devoir -maintenant excéder trente, il importe que sa composition primitive -représente expressément une telle coopération, proportion gardée -d'ailleurs de l'aptitude nationale correspondante, soit collective, soit -personnelle. D'après les indications précédentes, on y pourrait, par -exemple, admettre huit Français, sept Anglais, six Italiens, cinq Allemands -et quatre Espagnols. Sans attacher aucune vaine gravité à de tels -chiffres, j'insiste seulement pour qu'aucune des cinq nations combinées -n'y ait la majorité numérique, et que le contingent corresponde -autant que possible à la participation réelle. La France et l'Angleterre -constituant évidemment les deux cas les plus opposés, c'est leur -combinaison qui doit nécessairement offrir l'importance la plus décisive -dans la formation initiale d'une telle association. Ce comité siégerait -d'ailleurs naturellement à Paris, mais en évitant de s'assujettir à aucune -résidence invariable.</p> - -<p class="sep2">Malgré l'inévitable longueur de ce chapitre final, les -principales conclusions sociales déduites de l'appréciation -fondamentale de l'ensemble du passé humain n'y -ont pu être que sommairement indiquées, sous la réserve -des développemens ultérieurs propres au Traité -spécial que j'ai promis. J'espère néanmoins y avoir assez -caractérisé la nouvelle philosophie politique, immédiatement -destinée à conduire enfin vers son but nécessaire -l'immense révolution où nous sommes directement plongés -depuis un demi-siècle, et qui doit, à tous égards, -constituer la crise la plus décisive de l'évolution humaine. -Par une telle détermination, j'ai finalement accompli -la grande élaboration philosophique, commencée -avec le tome quatrième, pour l'entière rénovation des spéculations -sociales, et dans laquelle je crois avoir ainsi dépassé -non-seulement l'engagement initial pris au début -de ce Traité, mais même les promesses plus rigoureuses -que contenait la première partie de mon opération sociologique. -En un temps où toutes les convictions morales -et politiques sont essentiellement flottantes, faute d'une -base mentale suffisante, j'ai directement posé les fondemens -<span class="pagenum" id="Page_643">643</span> -rationnels de nouvelles convictions vraiment stables, -susceptibles d'efficacité contre les passions discordantes, -soit privées, soit publiques. Quand les considérations -pratiques ont partout usurpé une exorbitante -prépondérance, j'ai relevé la dignité philosophique et -constitué la réalité sociale des saines spéculations théoriques, -en établissant, entre les unes et les autres, une -subordination systématique sans laquelle il est impossible -désormais de s'élever, en politique, à rien de grand -ni de stable. À l'époque où l'intelligence humaine, sous -le régime empirique d'une spécialité dispersive, menace -de se consumer en travaux de détail de plus en plus misérables -et de plus en plus éloignés de toute haute destination -sociale, j'ai osé proclamer et même ébaucher le -règne prochain de l'esprit d'ensemble, seul propre à -faire universellement prévaloir le vrai sentiment du devoir. -Ce triple but a été atteint par la fondation d'une -science nouvelle, la dernière et la plus importante de -toutes, sans laquelle le système de la véritable philosophie -moderne ne saurait avoir ni unité ni consistance, et -qui, je ne crains pas de l'assurer, quoique ne pouvant -encore trouver sa place dans la constitution routinière -et arriérée de nos académies scientifiques, n'en a pas -moins, dès son origine actuelle, autant de positivité et -plus de rationnalité qu'aucune des sciences antérieures -déjà jugées par ce Traité. Quelle que doive être l'importance -des progrès ultérieurs réservés à la sociologie, ils -offriront nécessairement beaucoup moins de difficultés -que cette création fondamentale: non-seulement parce -que la méthode y est ainsi assez caractérisée pour apprendre -désormais à retirer, d'une étude plus détaillée -<span class="pagenum" id="Page_644">644</span> -du passé, des indications plus précises de l'avenir; mais -aussi parce que les conclusions générales ici obtenues, -outre qu'elles sont, par la nature du sujet, les plus essentielles, -serviront de guide universel aux appréciations -plus spéciales.</p> - -<p>Une telle fondation scientifique complétant enfin le -système élémentaire de la philosophie naturelle préparée -par Aristote, annoncée par les scolastiques du moyen -âge, et directement conçue, quant à son esprit général, -par Bacon et Descartes, il ne me reste plus maintenant, -pour avoir atteint, autant que possible, le but principal -de ce Traité, qu'à y caractériser sommairement la coordination -finale de cette philosophie positive dont tous -les élémens essentiels, soit logiques, soit scientifiques, -ont été successivement l'objet propre des six parties de -notre élaboration hiérarchique, depuis les plus simples -conceptions mathématiques jusqu'aux plus éminentes -spéculations sociales. Telle sera la destination des trois -chapitres complémentaires qui vont ici être consacrés, -d'abord à la méthode, ensuite à la doctrine, et enfin à -la future harmonie générale de la philosophie positive, -suivant l'annonce contenue au tableau synoptique initial, -publié, il <ins id="cor_17" title="'y' inséré">y</ins> a douze ans, avec le premier volume de ce -Traité.</p> - -<hr class="small" /> - -<div id="Page_645" class="npage"><span class="pagenum">645</span></div> - -<div class="figcenter"> - <img src="images/filet-600.jpg" alt="" title="" width="100%" height="13" /> -</div> - -<h2 class="nobreak">CINQUANTE-HUITIÈME LEÇON.</h2> - -<p class="cent cs8">Appréciation finale de l'ensemble de la méthode positive.</p> - -<div class="figcenter"> - <img src="images/filet-100.jpg" alt="" title="" width="100" height="8" /> -</div> - -<p>L'élaboration fondamentale que j'ai, le premier, osé -entreprendre, se trouvant enfin suffisamment accomplie, -même dans sa partie la plus nouvelle, la plus importante -et <ins id="cor_18" title="le">la</ins> plus difficile, il faut désormais envisager la -succession hiérarchique des six éléments essentiels qui -en ont dû composer le vaste ensemble, depuis les plus -simples spéculations mathématiques jusqu'aux plus -hautes conceptions sociales, comme ayant été surtout -destinée à élever graduellement notre intelligence au -point de vue définitif de la philosophie positive, dont -le véritable esprit général ne pouvait être autrement -dévoilé. Nous avons ainsi systématiquement réalisé -une évolution individuelle radicalement conforme à -l'évolution nécessaire de l'humanité, que l'on peut -maintenant, pour plus de facilité, se borner, sans aucun -grave inconvénient, à considérer ici à partir de l'impulsion -décisive déterminée par la double action, philosophique -et scientifique, émanée de Bacon et de Descartes -conjointement avec Kepler et Galilée. Cette indispensable -préparation constituait évidemment le seul moyen -pleinement efficace d'apprécier directement, soit quant -<span class="pagenum" id="Page_646">646</span> -à la méthode, ou quant à la doctrine, le vrai caractère -propre à chacune des phases principales de la positivité -rationnelle. En outre, l'homogénéité continue de ces -diverses déterminations partielles nous a spontanément -manifesté leur convergence croissante vers une même -philosophie finale, dont la nature et la destination n'ont -jamais pu être encore suffisamment comprises, par une -suite inévitable de l'extension trop incomplète et de la -culture trop dispersive qui devaient jusqu'ici distinguer -son essor préliminaire, de façon à dissimuler profondément -à la plupart de ses actifs promoteurs la tendance -nécessaire de l'ensemble des spéculations modernes. -Pour caractériser convenablement cette philosophie, -ainsi successivement appréciée quant à tous ses élémens -indispensables, il ne nous reste donc plus, en résultat -spontané de notre opération totale, qu'à indiquer, d'une -manière sommaire mais directe, dans cette leçon et dans -la suivante, la coordination définitive de ses différentes -conceptions essentielles, d'abord logiques, puis scientifiques -d'après un principe d'unité réellement susceptible -d'une telle efficacité, afin de pouvoir ensuite signaler -rapidement, dans un dernier chapitre, la véritable activité -normale, à la fois mentale et sociale, ultérieurement -réservée au système qui doit devenir la base usuelle -du régime spirituel de l'humanité, enfin parvenue, par -tant de douloureux efforts, à sa pleine virilité.</p> - -<p>Au chapitre précédent, les conséquences générales de -l'étude approfondie du passé nous ont spécialement démontré -l'inévitable urgence d'une pareille unité philosophique, -comme constituant désormais la première condition -fondamentale de la réorganisation intellectuelle et -<span class="pagenum" id="Page_647">647</span> -morale des populations les plus avancées. Mais, en outre, -les esprits même qui, vicieusement contemplatifs, ne -seraient pas aujourd'hui assez touchés de cette immense -nécessité sociale, pourraient, en s'élevant au point de -vue convenable, directement apprécier aussi, sous le -simple aspect spéculatif, l'irrécusable réalité de ce besoin -universel si évidemment propre aux temps actuels, où -l'irrationnelle dispersion des travaux scientifiques menace -désormais d'altérer profondément les principaux -résultats de l'ensemble des efforts antérieurs, en faisant -bientôt dégénérer la plupart des recherches partielles en -tentatives stériles et incohérentes, qui, de plus en plus -dépourvues de but réel et de direction déterminée, ne -pourraient enfin conserver qu'une activité spontanément -destructive, aveuglément tournée contre cette harmonie -progressive où l'on doit voir sans doute le plus précieux -attribut de la vraie positivité moderne. Jusque -dans les sciences les plus simples, et par suite les moins -imparfaites, il ne faut pas croire que les notions d'une -certaine généralité puissent isolément résister toujours à -cet essor désordonné des divagations individuelles que -tend maintenant à développer avec rapidité la déplorable -anarchie philosophique dont tant d'intelligences étroites -ou égarées se glorifient si étrangement aujourd'hui, et -qui ne tarderait pas à devenir aussi contraire à la probité -des opérations spéculatives qu'à leur rationnalité. Toutes -nos conceptions abstraites, y compris même les mieux -établies, ne sauraient finalement persister sans une suffisante -solidarité mutuelle. Sous l'abusive prolongation -d'un inévitable interrègne philosophique, la même analyse -dissolvante, qui semble aujourd'hui essentiellement -<span class="pagenum" id="Page_648">648</span> -bornée aux idées politiques et morales, où elle s'oppose -spécialement, en vertu de leur complication supérieure, -à une indispensable réorganisation, s'étendrait bientôt, -de toute nécessité, d'après l'unité fondamentale de notre -entendement, à tous les autres ordres de spéculations, -de manière à ne laisser intactes, en chaque genre quelconque, -que les vérités les plus grossières et les moins -précieuses, comme l'indiquent déjà, dans le monde -scientifique actuel, par une première extension de cette -funeste situation, tant de graves divergences et d'aberrations -capitales sur beaucoup d'importans sujets. En -un mot, si l'esprit positif, dont l'empirique spécialité a -maintenant cessé de correspondre aux besoins temporaires -d'une évolution préparatoire, devait rester indéfiniment -privé de toute systématisation usuelle, un tel -désordre reproduirait inévitablement, chez les modernes, -sauf la diversité des formes, l'équivalent essentiel -de cette honteuse dégradation mentale que détermina -jadis, parmi les populations grecques de l'antiquité et -du moyen âge, le libre essor des divagations théologico-métaphysiques. -Ceux donc qui persistent à n'attribuer à -la moderne évolution scientifique d'autre réaction philosophique -que la simple dissolution de l'antique régime -intellectuel, sans y vouloir chercher de nouvelles bases -générales d'une discipline plus parfaite et plus durable, -tendent nécessairement, à leur insu, vers la destruction -sophistique de ces mêmes acquisitions partielles auxquelles -ils attachent une importance très-légitime, quoique -trop exclusive, et qui, dans la pensée des premiers -fondateurs de la philosophie positive, étaient, au contraire, -principalement destinées, comme nous l'avons -<span class="pagenum" id="Page_649">649</span> -historiquement reconnu, à permettre enfin la réorganisation -totale du système spéculatif, d'après une indispensable -préparation graduelle, à la fois logique et -scientifique, aujourd'hui suffisamment accomplie. Depuis -que la spécialisation empirique a essentiellement -perdu son office temporaire, par l'extension décisive de -l'esprit positif à tous les ordres principaux de phénomènes -naturels, elle oppose de puissans obstacles à tous -les grands progrès scientifiques, et même elle compromet -gravement la conservation réelle des résultats antérieurs. -Telle est, au fond, la première cause générale de -l'état flottant où se trouvent aujourd'hui, suivant notre -appréciation directe, la plupart des conceptions biologiques, -surtout chez la nation où la double évolution -moderne, tant négative que positive, a été <ins id="cor_19" title="le">la</ins> plus complète. -Mais cette désastreuse influence n'est marquée -davantage dans les études organiques qu'en vertu de -leur complication supérieure et de leur besoin plus prononcé -d'unité directrice; la prolongation ultérieure de -l'anarchie scientifique produirait nécessairement des ravages -analogues dans les études inorganiques, y compris -les études mathématiques, que le régime actuel tend -déjà visiblement à réduire de plus en plus à la stérile -accumulation d'incohérens détails, sous l'aveugle impulsion -d'une avide concurrence, dont l'essor déréglé promet -de faciles triomphes aux médiocrités ambitieuses. -Ainsi, même abstraction faite des hautes exigences sociales -que nous avons vu prescrire impérieusement la -systématisation finale de la vraie philosophie moderne, -le simple intérêt des sciences suffirait aujourd'hui pour -en démontrer l'urgence, en y signalant le seul moyen -<span class="pagenum" id="Page_650">650</span> -général de consolider suffisamment l'admirable évolution -spéculative ébauchée pendant les deux derniers siècles.</p> - -<p>Cette indispensable coordination devient maintenant -une heureuse conséquence spontanée du plan fondamental -qui caractérise ce Traité, où le développement continu -de la positivité rationnelle, dans ma propre intelligence -comme dans celle du lecteur attentif, a été nécessairement -assujetti, suivant la hiérarchie naturelle des phénomènes -correspondans, à une succession toujours homogène -d'états de plus en plus complets, dont chacun -embrasse essentiellement tous les précédens, en sorte que -le dernier d'entre eux, relatif aux conceptions les plus -complexes que puisse aborder l'esprit humain, constitue -aussitôt la liaison universelle et définitive des diverses -spéculations positives. Aussi, malgré l'importance et la -difficulté intrinsèques des résultats généraux propres à -ces trois chapitres extrêmes, leur facile établissement -nous offrira-t-il enfin la juste récompense d'une lente et -pénible élaboration, qui n'avait jamais pu jusqu'ici -être convenablement instituée.</p> - -<p>Une véritable unité philosophique exigeant certainement -l'entière prépondérance normale de l'un des élémens -spéculatifs sur tous les autres, la question principale -se réduit donc ici à déterminer directement quel est -celui qui doit finalement prévaloir, non plus pour l'essor -préparatoire du génie positif, mais pour son actif développement -systématique, parmi les six points de vue fondamentaux, -mathématique, astronomique, physique, -chimique, biologique, et enfin sociologique, que nous -avons successivement appréciés, et à l'ensemble desquels -se rapportent inévitablement toutes les spéculations -<span class="pagenum" id="Page_651">651</span> -réelles. Or la constitution même de notre hiérarchie -scientifique démontre aussitôt qu'une telle prééminence -mentale n'a jamais pu appartenir qu'au premier ou au -dernier de ces six élémens philosophiques: car eux seuls, -évidemment, sont susceptibles d'universalité nécessaire, -l'un par la destination, l'autre par l'origine de leurs -conceptions respectives. La philosophie mathématique, -d'où nous pouvons momentanément nous dispenser de -séparer la philosophie astronomique, qui n'en est, à -vrai dire, qu'une manifestation décisive, présente d'abord -des titres irrécusables à la suprématie rationnelle, -en vertu de l'incontestable extension des lois géométriques -et mécaniques à tous les ordres possibles de phénomènes -naturels. Sous un autre aspect, la philosophie -sociologique, d'où nous pouvons pareillement cesser -d'isoler la philosophie biologique, qui lui sert de base -immédiate, doit aujourd'hui directement aspirer à la -souveraineté intellectuelle, sauf l'indispensable condition, -que j'ose dire désormais suffisamment accomplie, -d'une véritable positivité; puisque toutes nos spéculations -quelconques peuvent être réellement envisagées -comme autant de résultats nécessaires de l'évolution -spéculative de l'humanité, suivant les explications -spéciales du quarante-neuvième chapitre. Quant au -couple intermédiaire, formé par la philosophie physico-chimique, -sa nature propre le rend assurément -trop éloigné à la fois du point de départ et du but -convenables à l'ensemble de l'élaboration positive, -pour qu'il doive jamais prétendre, dans ce grand -conflit mental, à aucune autre influence essentielle que -celle de seconder puissamment l'une ou l'autre de ces deux -<span class="pagenum" id="Page_652">652</span> -impulsions rivales, dont il subit inévitablement l'action -simultanée.</p> - -<p>La principale question philosophique étant ainsi réduite -à reconnaître maintenant, dans l'économie finale du -système positif, l'entière prépondérance rationnelle, soit -de l'esprit mathématique, soit de l'esprit sociologique, -notre théorie générale de l'évolution humaine, spécialement -en ce qui concerne l'appréciation historique de -la progression moderne, nous permet aisément d'établir, -sans aucune grave incertitude, que si le premier a dû -nécessairement prévaloir pendant la longue éducation -préliminaire qu'exigeait, en chaque genre, l'éveil successif -d'une positivité durable, le dernier est, au contraire, -seul susceptible, à tous égards, de diriger désormais, -avec une véritable efficacité, l'essor universel et -continu des spéculations réelles. Cette distinction fondamentale, -qui constitue la première et la plus importante -de nos conclusions générales, contient à la fois -l'explication et le dénouement du déplorable antagonisme, -jusqu'à présent insoluble, incessamment développé, -depuis trois siècles, entre le génie scientifique et -le génie philosophique, dont les justes prétentions respectives, -d'une part à la positivité, d'une autre part à la -généralité, doivent être ainsi définitivement conciliées, -pour que l'état normal de l'humanité pensante puisse -convenablement reposer sur la satisfaction continue de -ces deux besoins également irrécusables. Pendant que la -science poursuivait vainement, sous l'impulsion mathématique, -une systématisation chimérique, la philosophie -élevait d'impuissantes réclamations métaphysiques -contre le funeste abandon du point de vue humain. -<span class="pagenum" id="Page_653">653</span> -Jusqu'à ce que l'évolution totale de l'humanité ait été ramenée -à de véritables lois naturelles, ce qui, j'ose le -dire, n'a jamais existé encore ailleurs que dans ce Traité, -l'esprit moderne, qui devait d'abord être principalement -avide de positivité, ne pouvait accueillir suffisamment -les protestations relatives au besoin permanent de généralité, -parce que, malgré leur légitimité implicite, elles -se rattachaient alors inévitablement à un régime caduc, -d'où il fallait avant tout irrévocablement sortir. -Mais l'extension homogène du vrai caractère positif à -tous les ordres essentiels de spéculation réelle doit maintenant -permettre aux conceptions sociologiques de reprendre -enfin l'ascendant universel qui appartient régulièrement -à leur nature, et qui n'avait dû leur échapper -provisoirement, depuis la dernière période du moyen -âge, que par l'exigence temporaire des conditions primordiales -propres à l'évolution positive.</p> - -<p>Dans chacune des six parties essentielles de ce Traité, -la science mathématique a été tellement recommandée -comme la première source fondamentale, aussi bien pour -l'individu que pour l'espèce, de toute positivité rationnelle, -qu'on ne saurait sans doute me soupçonner aucunement -de méconnaître jamais sa véritable influence -philosophique, qui, après m'avoir si heureusement -fourni, dès ma première jeunesse, le point de départ le -plus convenable à l'ensemble de mes longues méditations, -m'a spontanément offert ensuite, par un commerce -intime et journalier, le meilleur moyen de -restaurer toujours les forces élémentaires de mon intelligence. -Mais, d'une autre part, nous avons continuellement -reconnu, avec la même certitude, que les -<span class="pagenum" id="Page_654">654</span> -conceptions mathématiques sont, par leur nature, essentiellement -impuissantes à diriger la formation d'une -philosophie réelle et complète, susceptible d'une active -universalité. Cependant, toutes les nombreuses tentatives -entreprises depuis trois siècles pour constituer une -nouvelle philosophie, propre à remplacer enfin la philosophie -théologico-métaphysique, ont dû être, comme -je viens de l'expliquer, et ont été, en effet, toujours -essentiellement conçues d'après un tel principe, employé -sous des formes plus ou moins explicites. Le seul de ces -efforts prématurés qui mérite véritablement un éternel -souvenir, à raison des services indispensables, quoique -passagers, qu'il a certainement rendus, consiste sans -doute dans la grande construction cartésienne, qui, -très-supérieure, sous les principaux aspects, à celles -qu'on a voulu ensuite lui substituer, en a d'ailleurs -spontanément fourni le type général. Or cette mémorable -conception, qui érigeait la géométrie et la mécanique -en fondemens directs de la science universelle, a -heureusement présidé, pendant un siècle, malgré ses -immenses inconvéniens, au premier essor décisif de la -positivité rationnelle dans les diverses branches essentielles -de la philosophie inorganique. Mais, outre que -les études morales et sociales y avaient été, dès l'origine, -systématiquement écartées, ce qui suffisait assurément -pour constater le défaut radical de véritable -universalité propre à un tel point de vue, il est clair -que son extension forcée aux plus simples spéculations -biologiques y a finalement exercé une influence perturbatrice, -dont elles ne sont pas même aujourd'hui assez -dégagées, quoiqu'elle fût d'abord inévitable, et même -<span class="pagenum" id="Page_655">655</span> -indispensable, pour y neutraliser alors l'esprit métaphysique, -comme je l'ai spécialement expliqué en son lieu. -Quels qu'aient été, depuis cet ébranlement initial, les -immenses progrès des théories mathématiques, ils ne -pouvaient nullement améliorer la nature d'un tel principe -philosophique, sauf le perfectionnement spécial de -ses applications secondaires; en sorte que les tentatives -ultérieures ont été réellement encore plus vicieuses. Le -sentiment confus de leur impuissance nécessaire et de -leur inopportunité croissante les a d'ailleurs fait abandonner -peu à peu à des esprits inférieurs: ils ont, en -général, transporté dans l'ordre des phénomènes physico-chimiques -le point de départ de leurs conceptions -universelles, contrairement aux conditions fondamentales -d'une telle opération, qui assignaient aux spéculations -astronomiques la présidence exclusive de tout -système semblable, comme l'avait si bien compris le -premier fondateur. Malgré l'inévitable discrédit dont ces -essais chimériques ont été de plus en plus frappés, ils -correspondent tellement, quoique d'une manière fort -insuffisante, au besoin fondamental de liaison universelle -qu'éprouvent intimement les intelligences modernes, -et que cette voie semble seule jusqu'ici pouvoir -satisfaire, que les philosophes proprement dits ont été -souvent entraînés, même de nos jours, à quitter le point -de vue moral et social, unique source de leur force -spontanée, pour suivre de pareils projets, à l'envi des -géomètres et des physiciens, sans pouvoir être aussi -excusables par l'influence habituelle d'une instruction -trop spéciale, dont l'absence a toutefois très-peu altéré, -d'ordinaire, le mérite comparatif de leurs efforts en ce -<span class="pagenum" id="Page_656">656</span> -genre. Ainsi, l'inactivité actuelle d'une telle tendance, -en résultat purement empirique des nombreux échecs -antérieurs, n'indique point que nos savans aient réellement -abandonné un pareil principe philosophique, dont -l'application ultérieure, d'après des découvertes physiques -inattendues ou de nouveaux progrès mathématiques, -n'a pu encore cesser de constituer leur utopie -favorite: l'instinct vague et passager de son inanité radicale, -loin de les exciter à la recherche d'un lien plus -efficace, ne fait jusqu'ici qu'augmenter presque toujours -leur irrationnelle répugnance contre toute autre systématisation -quelconque, et même leur dédain trop fréquent -envers les parties de la philosophie naturelle dont -la complication supérieure exclut essentiellement tout -espoir d'y étendre jamais l'empire effectif des conceptions -géométriques et mécaniques. Pour sortir enfin de cette -stérile et dangereuse situation, qui entrave radicalement -l'essor définitif, à la fois mental et social, de la saine -philosophie moderne, il devient donc indispensable -d'examiner directement la grande question du mode -fondamental suivant lequel doit s'opérer désormais la -liaison universelle des spéculations positives: or la -forme la plus rapide et la plus décisive de cette discussion -finale consiste évidemment dans une comparaison -immédiate entre les deux marches opposées, l'une mathématique, -l'autre sociologique, seules vraiment susceptibles -de rivaliser à cet égard.</p> - -<p>Quoique les titres philosophiques de l'esprit mathématique -soient sans doute principalement relatifs à la -méthode, on ne saurait douter néanmoins que, si la -véritable logique scientifique y a nécessairement trouvé -<span class="pagenum" id="Page_657">657</span> -son essor primordial, elle n'a pu développer suffisamment -ses divers caractères essentiels que par son -extension ultérieure à des études de plus en plus complexes, -jusqu'à ce que, par des modifications de plus en -plus profondes, elle ait finalement embrassé les spéculations -les plus difficiles, qui, vu leur dépendance naturelle -de toutes les autres, exigent inévitablement la -combinaison permanente de tous les moyens antérieurs, -outre ceux qui leur sont spécialement propres. Si donc -on supposait toutes les diverses classes de savans positifs -convenablement élevées suivant les inégales exigences -rationnelles de leurs destinations respectives, les sociologistes -vraiment dignes de ce nom seraient les seuls qui -pussent être regardés comme ayant une connaissance -complète de la méthode positive, dont les géomètres, -au contraire, d'après l'indépendance même de leurs -travaux, auraient naturellement la notion la plus imparfaite, -précisément parce qu'ils ne la concevraient -qu'à l'état rudimentaire, tandis que les autres en auraient -seuls suivi l'évolution totale. Les vices métaphysiques -que nous ont spécialement offert, dans les deux premiers -volumes de ce Traité, la plupart des grandes spéculations -mathématiques, sont loin de tenir uniquement à -l'ancienneté de leur formation, en un temps où l'antique -philosophie conservait partout une suprématie dont la -science la plus abstraite ne pouvait suffisamment s'affranchir. -Ils résultent surtout de l'isolement exclusif qui -distingue aujourd'hui ces conceptions élémentaires, sur -lesquelles les parties supérieures de la philosophie naturelle -n'ont pu encore exercer une réaction logique indispensable -à leur pleine maturité. Aucun attribut -<span class="pagenum" id="Page_658">658</span> -fondamental ne saurait mieux définir l'esprit positif, comme -je l'ai tant établi, que la substitution universelle d'un -point de vue convenablement relatif au point de vue -nécessairement absolu de la philosophie théologico-métaphysique. -Or ce caractère principal est assurément -trop peu marqué jusqu'ici dans les notions mathématiques, -où l'extrême facilité des déductions, souvent -réduites à une sorte de mécanisme technique, fait si -fréquemment illusion sur la vraie portée de nos connaissances, -surtout pour l'application aux phénomènes -naturels, qui nous a présenté, sous une telle influence, -beaucoup d'irrécusables exemples d'une tendance vicieuse -vers des enquêtes radicalement inaccessibles à la -raison humaine, et d'une puérile obstination à substituer -indûment l'argumentation à l'observation. Les -saines spéculations sociologiques, au contraire, où le -point de vue historique obtient spontanément une prépondérance -intime et continue, doivent offrir, par leur -nature, la plus complète manifestation possible de cet -attribut essentiel de la vraie positivité rationnelle. Pour -tous ceux qui ont convenablement apprécié la profonde -nécessité de rendre la véritable philosophie moderne -principalement historique, cette incontestable considération -suffirait à démontrer irrévocablement l'entière -prééminence philosophique de l'esprit sociologique. Il -faut reconnaître, en outre, sous un autre aspect fondamental, -que le sentiment universel de l'invariabilité des -lois naturelles doit être habituellement trop peu développé -par les études mathématiques, quoiqu'il y ait -nécessairement puisé son premier essor systématique, -parce que l'extrême simplicité des phénomènes -<span class="pagenum" id="Page_659">659</span> -géométriques, et même mécaniques, dont les lois y sont seules -essentiellement appréciées, permet difficilement une -pleine et active généralisation de cette grande notion -philosophique, malgré la précieuse consolidation que -doit lui procurer son extension réelle aux événemens -célestes. Aussi a-t-on pu, à cet égard, remarquer en -tout temps, et sans excepter notre siècle, jusque chez -d'éminens géomètres, une assez profonde inconséquence -pour faire communément supposer dépourvus de lois -constantes tous les phénomènes un peu compliqués, -surtout quand l'action humaine y intervient à un degré -quelconque; au point de susciter enfin une branche -spéciale de l'analyse mathématique, le prétendu calcul -des chances, que la raison publique flétrira bientôt comme -une honteuse aberration scientifique, directement incompatible -avec toute vraie positivité, tandis que le vulgaire -de nos algébristes, après un siècle de stériles travaux, -ose encore attendre le perfectionnement des études les -plus importantes et les plus difficiles de l'absurde utopie -logique dont une telle conception forme la base principale. -Les autres sciences fondamentales n'offrent maintenant, -sous ce rapport, aucune équivalente monstruosité philosophique, -et nous avons vu leur succession régulière -présenter une manifestation de plus en plus décisive de -l'invariabilité des lois naturelles. Mais la science sociologique -est certainement la seule qui puisse développer -un tel principe dans toute sa plénitude rationnelle, de -manière à lui procurer une irrésistible efficacité, en l'étendant -directement aux événemens les plus complexes, -ainsi soustraits enfin à la ténébreuse suprématie de l'esprit -théologico-métaphysique, auquel la transaction -<span class="pagenum" id="Page_660">660</span> -cartésienne avait été forcée de réserver encore cette -extrême attribution, seul vestige, désormais effacé, de -son ancienne toute-puissance. Sous quelque autre aspect -capital qu'on examine la méthode positive, une juste -appréciation comparative, dont ce Traité contient exactement -tous les élémens essentiels, fera toujours, j'ose -le dire, finalement ressortir la haute supériorité logique -du point de vue sociologique sur le point de vue mathématique. -Vu l'unité fondamentale de cette méthode, -tous les procédés généraux qui la composent se retrouvent -sans doute nécessairement, sauf la diversité des -formes, dans chacune des six sciences principales. L'incontestable -privilége que possèdent, à cet égard, les -études mathématiques, tient seulement à l'extrême -simplicité de leur sujet propre, qui, devant offrir d'heureuses -ressources pour y multiplier et y prolonger davantage -les déductions rigoureuses, présente inévitablement -des exemples spontanés de tous les artifices que -notre intelligence puisse jamais employer. Mais, en vertu -même de cette excessive simplification, les plus puissans -de ces moyens logiques ne sauraient être par là -suffisamment définis, et ne deviennent vraiment appréciables, -comme je l'ai souvent montré, que lorsque les -parties supérieures de la philosophie naturelle en ont -fait convenablement saisir la principale destination, -d'après une estimation directe des difficultés essentielles -qui en exigent le développement. Quoique, une fois -ainsi caractérisés, ils puissent devenir mieux connus en -les retrouvant ensuite implicitement appliqués déjà dans -certaines spéculations mathématiques où il eût été auparavant -impossible de les distinguer réellement, il faut -<span class="pagenum" id="Page_661">661</span> -convenir que cette sorte de vérification uniforme doit -être ordinairement plus utile à la science mathématique -elle-même, par une lumineuse réaction philosophique, -qu'à celle d'où émane la manifestation effective. On le -voit surtout pour la méthode comparative propre à la -biologie, et, encore davantage, pour la méthode historique -propre à la sociologie: la honteuse ignorance de -presque tous les géomètres quant à ces deux modes -transcendans d'investigation rationnelle, qui constituent -les plus éminentes créations logiques de notre -intelligence, en présence des plus hautes difficultés scientifiques, -témoigne assez clairement que la notion réelle -n'en a pas été fournie par les études mathématiques, -bien qu'elles en puissent offrir spontanément, comme -je l'ai montré en son lieu, quelques exemples véritables, -d'ailleurs inutiles, et même inintelligibles, à tous -ceux qui n'auraient pas puisé une telle connaissance à -sa source vraiment originale.</p> - -<p>La prééminence philosophique de l'esprit sociologique -sur l'esprit mathématique, suivant leur aptitude respective -à une active universalité, est encore plus spécialement -évidente sous le rapport scientifique proprement -dit, que sous le simple rapport logique; en sorte -qu'elle peut être ici rapidement motivée. Quoique le -point de vue géométrique et mécanique soit, de toute -nécessité, abstraitement universel, comme je l'ai hautement -établi, en ce sens que les lois de l'étendue et du -mouvement doivent exercer une première influence élémentaire -sur tous les phénomènes quelconques, on sait -que les indications spéciales qui en résultent, quelque -précieuses qu'elles puissent être, ne sauraient jamais, -<span class="pagenum" id="Page_662">662</span> -fût-ce dans les cas les plus simples, dispenser aucunement -de l'étude directe du sujet, qui doit toujours rester -prépondérante, sous peine de conduire, par l'abus -du raisonnement, soit à de stériles travaux, soit même à -de graves aberrations, dont la physique actuelle nous a -offert d'irrécusables exemples, tous clairement relatifs à -une irrationnelle suprématie du mode mathématique, -aspirant à gouverner les recherches qu'il peut seulement -seconder. Ces indications, constamment insuffisantes à -un degré quelconque, deviennent, en outre, de plus en -plus vagues et imparfaites à mesure que la philosophie -naturelle étudie des phénomènes plus compliqués. Néanmoins, -même envers le cas le plus extrême, j'ai, le premier, -démontré la nécessité d'y prendre d'abord en sérieuse -considération sociologique l'ensemble des lois -géométriques et mécaniques, surtout en ne les séparant -pas de leur grande manifestation astronomique. Mais, -malgré l'indispensable lumière qu'elles doivent ainsi répandre -sur le préambule élémentaire de ces hautes spéculations, -leur impuissance radicale à diriger effectivement -de semblables recherches devient alors tellement -évidente, que les phénomènes sociaux, et même moraux, -ont été, dès l'origine, systématiquement exclus dans -l'unique tentative vraiment puissante pour constituer -une philosophie générale sous la seule impulsion mathématique, -c'est-à-dire l'effort du grand Descartes, qui, -à la vérité, ne se faisait aucune grave illusion sur la nature -précaire et la destination provisoire d'une semblable -construction. Les plus simples phénomènes de la vie -animale n'ont pu alors comporter, à un faible degré, la -pénible extension d'un pareil mode philosophique que -<span class="pagenum" id="Page_663">663</span> -d'après l'insoutenable hypothèse d'automatisme, à laquelle -Descartes avait été forcément conduit par les exigences -fondamentales de cette vicieuse direction, dont -le prolongement ultérieur n'a nullement produit, à cet -égard, de meilleurs expédiens, et a seulement fini par -déterminer habituellement, chez ceux qui ne conçoivent -pas d'autre philosophie, une sorte de répugnance involontaire -envers les sciences naturelles où elle ne peut -suffisamment prévaloir. Aussi l'esprit mathématique a-t-il -aujourd'hui, sinon en principe, du moins en fait, essentiellement -réduit ses prétentions directrices à la seule -philosophie inorganique, en ne concevant même que -très-confusément l'incorporation effective du domaine -chimique dans un vague et lointain avenir: ce qui est -certainement fort loin de l'universalité qu'on poursuivait -d'abord, et ce qui surtout semble consacrer indéfiniment -la suprématie provisoire que Descartes avait dû -laisser à l'ancienne philosophie à l'égard des études morales -ou politiques; en sorte que la situation fondamentale -de l'esprit humain n'aurait ainsi fait aucun progrès -général depuis deux siècles, au milieu de la plus intime -agitation sociale: tout espoir d'une véritable organisation -mentale, soit progressive, soit rétrograde, serait -dès lors irrévocablement perdu, par l'éternelle coexistence -de deux tendances radicalement incompatibles. -Bornée au monde inorganique, la suprématie mathématique, -quoiqu'elle y doive être beaucoup moins nuisible, -n'y saurait d'ailleurs subsister que passagèrement, -jusqu'au temps, très-prochain sans doute, où, suivant -les exigences rationnelles de leur science, les vrais physiciens -seront suffisamment préparés, d'après une éducation -<span class="pagenum" id="Page_664">664</span> -convenable, dont ce Traité a indiqué la nature et le -plan, à diriger par eux-mêmes, comme je les en ai tant -pressés, l'usage permanent d'un puissant instrument -logique, qu'ils peuvent seuls sagement appliquer à chaque -destination spéciale, et qui est souvent devenu, de -nos jours, une source de graves embarras par suite d'une -administration, nécessairement plus ou moins aveugle, -laissée encore à des géomètres qui n'en peuvent assez -comprendre le but ni les conditions. Les lois les plus -générales de la nature inerte devant nous être éternellement -inconnues, d'après notre inévitable ignorance des -faits cosmiques proprement dits, l'esprit mathématique -ne peut le plus souvent dominer les questions physiques -qu'à l'aide de ces hypothèses profondément chimériques -sur le mode essentiel de production des phénomènes, où -j'ai si pleinement signalé l'une des plus dangereuses -aberrations que puisse produire, dans la science moderne, -la déplorable absence provisoire de toute vraie -discipline philosophique; puisque les efforts scientifiques -prennent ainsi une direction entièrement contraire -aux prescriptions fondamentales de la méthode positive, -en abordant des problèmes radicalement insolubles, de -manière à reproduire finalement, sous un imposant appareil, -le caractère vague et arbitraire de l'ancienne -philosophie. Or on doit reconnaître que cette désastreuse -altération de la positivité rationnelle n'est essentiellement -maintenue, dans la physique actuelle, que -par la vicieuse prépondérance des géomètres: car les -véritables physiciens, justement stimulés par un dédain, -souvent très-déplacé, envers l'observation directe, seraient -déjà assez disposés spontanément à sentir l'inanité et -<span class="pagenum" id="Page_665">665</span> -les inconvéniens des fluides fantastiques pour tenter aujourd'hui -de débarrasser enfin leurs théories de ce vain -échafaudage métaphysique, s'ils pouvaient se soustraire -à l'ascendant algébrique, qui ne saurait se passer d'une -telle base. Suivant ces appréciations successives, cette -prétendue philosophie mathématique qui semblait, il y -a deux siècles, devoir indéfiniment dominer l'ensemble des -spéculations humaines, se trouvera donc bientôt réduite, -en réalité, à ne présider, hors de sa propre sphère, -qu'aux seules études astronomiques, dont la direction -générale paraît lui appartenir légitimement, vu la nature, -évidemment géométrique ou mécanique, de tous -les problèmes correspondans. Mais, afin de pousser cette -analyse, à la fois historique et dogmatique, jusqu'à -sa véritable conclusion, il faut remarquer, en outre, -envers ce dernier cas, que la prépondérance des géomètres -en astronomie, quoique bien moins vicieuse -qu'en aucune autre excursion, présente, même alors, -un caractère forcé et précaire, relatif à une situation -passagère, trop facile à modifier pour devoir subsister -encore longtemps; car, quelque capitale que doive être -l'influence mathématique dans les études célestes, qui -lui ont toujours offert le plus convenable exercice, cependant -l'état normal, en astronomie comme en physique, -consiste assurément dans l'administration continue de -cet admirable instrument intellectuel, aussi bien que des -simples instrumens matériels, par ceux-là même qui en -comprennent suffisamment la destination spéciale, et -non par ceux qui en connaissent seulement la structure; -ce qui, en l'un et l'autre cas, exige uniquement une -meilleure éducation scientifique, plus aisée, du reste, aux -<span class="pagenum" id="Page_666">666</span> -astronomes qu'aux physiciens, suivant nos explications -directes. Depuis le développement, d'ailleurs si récent, -de la mécanique céleste, les astronomes proprement -dits, tels que les Bradley, les Mayer, les Lacaille, les -Herschell, les Delambre, les Olbers, etc., ont souvent -souffert de l'irrationnelle présomption des géomètres, qui, -par un sentiment exagéré de la portée effective des prévisions -dynamiques envers des phénomènes qu'ils ont -trop peu étudiés, croient habituellement pouvoir y réduire -le rôle des observateurs à la détermination subalterne -de quelques coefficiens; ce qui a plus d'une fois -entravé déjà les découvertes réelles. Ainsi, tout porte à -croire que l'ascendant fondamental de l'esprit purement -mathématique dans le système de la philosophie naturelle, -bien loin de devoir augmenter désormais, comme -on le suppose communément, éprouvera nécessairement -un rapide et irrévocable décroissement, jusqu'à ce que, -sous l'essor ultérieur d'une éducation convenablement -rationnelle pour la classe spéculative, la suprématie normale -en soit renfermée entre les limites philosophiques -du vrai domaine mathématique, à la fois abstrait et -concret, tel que ce Traité l'a directement circonscrit. On -peut assurer que le projet d'une philosophie générale -dominée par les conceptions mathématiques sera de -plus en plus regardé comme une vicieuse utopie métaphysique, -dont une suffisante expérience a déjà hautement -démontré l'impossibilité, et dont l'influence effective, -au lieu de seconder aujourd'hui l'essor naturel des -connaissances réelles, l'entrave désormais radicalement, -depuis l'extension décisive de l'esprit positif à toutes les -branches essentielles de la science inorganique. Ces -<span class="pagenum" id="Page_667">667</span> -irrationnelles tentatives, qui indiquent une si fausse appréciation -de la destination et de la portée de l'entendement -humain, n'ont obtenu provisoirement une véritable -importance philosophique que par leur solidarité -passagère avec les besoins intellectuels de la grande -transition moderne, qui ne pouvait d'abord procéder -autrement à l'irrévocable extinction de l'ancienne philosophie; -mais l'entier accomplissement mental d'une -telle révolution, par la formation définitive de la science -sociologique, livrera bientôt à leur profonde inanité naturelle -des aberrations philosophiques ainsi privées de -toute justification plausible.</p> - -<p>D'après l'ensemble de ces considérations, j'ai pu, dans -la grande alternative que nous examinons, démontrer -suffisamment, du moins par exclusion, sous le rapport -scientifique, comme je l'avais déjà fait sous le rapport -logique, la prééminence philosophique de l'esprit sociologique, -sans avoir même besoin de faire directement -contraster sa haute aptitude spontanée à diriger les méditations -vraiment universelles avec cette impuissance -nécessaire si évidemment propre, à cet égard, à l'esprit -mathématique. Ayant, j'ose le dire, créé, et jusqu'ici -seul cultivé cette nouvelle science fondamentale, envers -laquelle toutes les autres ne doivent être finalement regardées -que comme d'indispensables préliminaires graduels, -il ne m'appartient pas de signaler ici l'importance -et la fécondité de ses diverses réactions générales sur le -perfectionnement essentiel des différentes sciences antérieures, -auxquelles la sociologie, si elle est convenablement -étudiée par quelques éminentes intelligences, rendra -bientôt des services plus qu'équivalens à ceux -<span class="pagenum" id="Page_668">668</span> -qu'elle en a reçus pour son avénement initial. Une aussi -récente formation ne saurait d'ailleurs permettre que -ces exemples spéciaux, encore trop peu variés et surtout -trop peu développés, soient aujourd'hui équitablement -appréciables, sous l'ascendant unanime d'habitudes -mentales plus ou moins contraires: en sorte que c'est -principalement <i>à priori</i>, suivant une juste notion de la -nature nécessaire des saines recherches philosophiques, -qu'on doit maintenant établir l'inévitable suprématie -rationnelle de l'esprit sociologique sur tout autre mode, -ou plutôt degré, du véritable esprit scientifique; mais -aussi les motifs directs de ce genre sont tellement irrécusables, -qu'ils doivent aisément déterminer l'intime assentiment -de tous les juges compétens et bien préparés.</p> - -<p>Les diverses spéculations humaines ne sauraient évidemment -comporter, en réalité, d'autre point de vue -pleinement universel que le point de vue humain, ou, -plus exactement, social, le seul qui soit susceptible de -se reproduire spontanément, d'une manière plus ou -moins explicite, dans un exercice quelconque de notre -intelligence, aussi bien quand elle se borne à contempler -le monde extérieur que lorsqu'elle s'occupe immédiatement -de l'homme. Ainsi, pour concevoir, en principe, les -droits légitimes de l'esprit sociologique à l'entière suprématie -philosophique, il suffit, suivant les explications -spéciales indiquées à la fin du quarante-neuvième chapitre, -d'envisager toutes nos conceptions, même positives, -comme autant de résultats nécessaires d'une suite de -phases déterminées propres à notre évolution mentale, à -la fois personnelle et collective, s'accomplissant selon -des lois invariables, les unes statiques, les autres -<span class="pagenum" id="Page_669">669</span> -dynamiques, que l'observation rationnelle, soit de l'individu, -soit surtout de l'espèce, peut suffisamment dévoiler. -Depuis que les philosophes ont commencé à méditer -profondément sur les phénomènes intellectuels, ils ont -dû constamment sentir, à un degré quelconque, malgré -les ténèbres et les illusions de l'état métaphysique, l'inévitable -réalité de ces lois fondamentales; car leur existence, -conformément à la lumineuse réflexion de Tracy, -est toujours implicitement supposée dans chacune de -nos études, où aucune conclusion ne serait possible si la -formation et la variation de nos opinions normales n'étaient -pas radicalement assujetties à un ordre régulier, -essentiellement indépendant de notre volonté, et dont -l'altération pathologique n'est d'ailleurs nullement arbitraire. -Mais, outre la difficulté transcendante d'un tel -sujet et sa vicieuse investigation jusqu'ici, l'intelligence -humaine n'étant, en effet, développable que par la société, -il est clair, en vertu de l'intime solidarité continue -tant démontrée, au tome quatrième, entre tous les -phénomènes sociaux, que nulle découverte réelle et décisive -ne pouvait être obtenue, à cet égard, jusqu'à ce -que l'évolution totale de l'humanité eût été convenablement -ramenée à une conception d'ensemble, ce qui n'est -devenu vraiment possible que de nos jours, et se trouve -accompli, pour la première fois, ou du moins suffisamment -ébauché dans ce Traité. Quelque imparfaite que -doive être encore une étude aussi compliquée et aussi -récente, cependant notre élaboration historique ne permettant -plus maintenant de méconnaître l'exactitude -et l'efficacité de ma théorie fondamentale sur la marche -simultanée de l'esprit humain et de la société, la philosophie -<span class="pagenum" id="Page_670">670</span> -sociologique se trouve ainsi déjà munie d'un premier -principe général propre à diriger son intervention naissante, -aussi bien scientifique que logique, dans toutes -les parties essentielles du système spéculatif, que cette -universelle présidence, dont la rationnalité est assurément -incontestable, peut seule ramener enfin à une véritable -unité, susceptible de consolider et d'accélérer le progrès -de toutes les spéculations positives, que la prétendue -unité mathématique tendait, au contraire, à entraver -profondément. La réalité et la fécondité de cette nouvelle -philosophie générale seraient, ce me semble, suffisamment -vérifiées par l'existence même de ce Traité, où, -pour la première fois, les diverses sciences ont pu être -utilement assujetties à un point de vue commun, en respectant -néanmoins la juste indépendance de chacune -d'elles et en raffermissant, au lieu de les altérer, leurs vrais -caractères respectifs, sous l'inspiration continue d'une pensée -unique, consistant toujours dans ma loi fondamentale -des trois états spéculatifs, complétée, dès le début, par mon -indispensable conception de la vraie hiérarchie scientifique. -Si la brièveté de la vie et les graves difficultés de ma -situation personnelle me permettent suffisamment la paisible -exécution graduelle de tous les grands travaux que j'ai -longuement préparés, je parviendrai, j'espère, à rendre -la possibilité et l'importance d'une telle réaction philosophique -irrécusables à ceux-là même qui la repoussent le -plus aujourd'hui, en l'appliquant directement, d'une -manière spéciale, à l'ensemble des conceptions mathématiques, -alors définitivement ramenées à une véritable -systématisation. Dès ce moment, les lecteurs convenablement -disposés doivent apprécier, en ce Traité, malgré -<span class="pagenum" id="Page_671">671</span> -l'inévitable rapidité de mes sommaires indications, les -nouvelles lumières fondamentales que ce nouvel esprit -universel, spontanément constitué par la création de la -sociologie, peut immédiatement répandre sur chacune -des sciences antérieures, fort au delà, j'ose le dire, des -promesses initiales formulées, il y a douze ans, dans mes -deux premiers chapitres. En me bornant ici à rappeler -seulement ce qui concerne les études inorganiques, où -une telle intervention philosophique est maintenant le -plus contestée, j'indiquerai: 1<sup>o</sup> l'importante conception -du dualisme facultatif, destinée à perfectionner toutes -les hautes spéculations chimiques, en y dénouant spontanément -d'intimes difficultés, qui semblent actuellement -insurmontables; 2<sup>o</sup> en physique, la fondation de la saine -théorie générale des hypothèses scientifiques, dont l'ignorance -entrave profondément le progrès de cette belle -science, en y altérant gravement la positivité des principales -notions; 3<sup>o</sup> en astronomie, la juste appréciation -finale de la prétendue astronomie sidérale, et la réduction -nécessaire de nos véritables recherches à notre propre -monde; 4<sup>o</sup> enfin, même en mathématique, la rectification -capitale des bases essentielles de la mécanique -rationnelle, du système total des conceptions géométriques, -et des premiers fondemens de l'analyse, soit -ordinaire, soit surtout transcendante. Or toutes ces -diverses améliorations, tendant toujours à consolider le -vrai caractère propre à chaque science en même temps -qu'à perfectionner sa marche rationnelle, sont certainement -dues, d'une manière plus ou moins directe, à l'universelle -prépondérance du haut point de vue historique -que la sociologie m'a fourni, et qui peut seul permettre -<span class="pagenum" id="Page_672">672</span> -de dominer constamment l'élaboration, à la fois statique -et dynamique, des questions relatives à la constitution -respective des différentes parties de la philosophie naturelle.</p> - -<p>Le choix du principe philosophique susceptible d'établir -enfin une véritable unité parmi toutes les spéculations -positives, ne présente donc plus maintenant aucune grave -incertitude: c'est uniquement de l'ascendant sociologique -que doit résulter entre nos connaissances réelles -une coordination stable et féconde aussi bien que spontanée -et complète; tandis que la suprématie mathématique -ne saurait produire qu'une liaison précaire et -stérile en même temps que forcée et insuffisante, toujours -fondée sur de vagues et chimériques hypothèses, -radicalement contraires aux conditions fondamentales de -la positivité rationnelle, au lieu de constituer une simple -conséquence générale des rapports effectifs manifestés par -le commun développement scientifique, conformément à la -nature spéciale de chaque branche. Comme la constitution -variable de la classe contemplative représente nécessairement, -à chaque époque, la situation correspondante -de l'esprit humain, les rudimens incomplets de nouvelles -corporations spéculatives qui se sont développés pendant -les trois derniers siècles, sous l'imparfaite impulsion -d'un positivisme naissant, ont jusqu'ici de plus en plus -transporté aux géomètres une prépondérance qui, jusqu'à -la fin du moyen âge, était restée toujours inhérente, -suivant les divers modes contemporains, aux études morales -et sociales. Le terme naturel de cette anomalie -provisoire, relative aux besoins indispensables mais temporaires -de la grande transition moderne, est maintenant -<span class="pagenum" id="Page_673">673</span> -arrivé; puisque, d'après le passage des théories sociologiques -à l'état vraiment positif, rien ne s'oppose plus -désormais à ce que le point de vue humain reprenne à -jamais l'ascendant normal qui lui appartient naturellement -dans l'ensemble des spéculations humaines, où les -nécessités scientifiques sont dès lors en pleine harmonie -avec les nécessités logiques qui avaient d'abord déterminé -une telle inversion exceptionnelle. Seulement, la nouvelle -philosophie générale doit s'attendre ainsi, outre les -entraves intellectuelles tenant aux préjugés et aux habitudes -propres à ce long interrègne, à devoir lutter avec -persévérance contre les passions et les intérêts d'une -classe qui, quoique peu nombreuse, a dû devenir aujourd'hui -très-puissante, surtout chez la nation que nous -avons reconnue, à tant d'égards, destinée à conserver -longtemps encore la principale initiative de la rénovation -finale. Tel est surtout le motif pour lequel ces compagnies -célèbres, nécessairement dominées par les géomètres, -suivant les conditions naturelles de leur institution provisoire, -après avoir été justement regardées, dans les deux -derniers siècles, comme placées à la tête du mouvement -mental, constituent désormais, suivant les explications -directes du chapitre précédent, un puissant obstacle à -l'entier accomplissement de l'évolution philosophique -dont ce progrès ne pouvait être que le préambule, en -vertu de leur empirique obstination à consacrer indéfiniment -une marche exceptionnelle, déjà parvenue à son -extrême limite depuis le commencement de l'immense -crise révolutionnaire où nous sommes plongés. Mais, -malgré la gravité de ces obstacles, qui, quoique peu -apparens, sont peut-être, au fond, les plus redoutables, -<span class="pagenum" id="Page_674">674</span> -du moins en France, parce qu'ils émanent spontanément -du même milieu intellectuel qui a dû exclusivement fournir -le vrai point de départ de la philosophie nouvelle, -celle-ci, outre l'empire fondamental, irrésistible à la -longue, de ses propriétés logiques et scientifiques, doit -d'ailleurs trouver d'utiles auxiliaires jusqu'au sein de -ces corporations arriérées, par suite des vices radicaux -de leur incohérente constitution. La domination spéculative -des géomètres est nécessairement plus ou moins -oppressive, parce qu'elle est naturellement aveugle, -en vertu de l'entière indépendance de leurs travaux, qui, -à raison de leur simplicité et de leur abstraction supérieures, -n'exigeant aucune préparation hétérogène, doivent -presque toujours rendre ces savans profondément -étrangers à l'esprit et aux conditions de toutes les autres -études positives; d'où résultent involontairement des -chocs, et par suite des résistances, d'autant plus intenses -qu'il s'agit de sciences plus élevées dans notre hiérarchie -générale. Ces intimes divergences académiques -peuvent même s'aggraver assez, comme je l'ai indiqué -au chapitre précédent, pour déterminer vraisemblablement -la dissolution spontanée de ces agrégations mal -cimentées, ou, ce qui serait équivalent, leur décomposition -effective en compagnies partielles, déjà annoncée, -dès le début de ce siècle, par la division trop peu comprise -que l'avénement propre de la philosophie biologique -a régulièrement déterminée dans la nature, jusqu'alors -unique et toujours purement mathématique, -du principal organe permanent de la plus illustre corporation -savante. Quoique, par une évidente nécessité, -le joug des géomètres doive être spécialement intolérable -<span class="pagenum" id="Page_675">675</span> -aux biologistes, il est, à divers moindres degrés, -implicitement onéreux désormais à toutes les autres -classes de savans, d'après l'action inégale mais commune -du même principe perturbateur, l'irrationnelle prétention -des études inférieures à diriger les études supérieures, -la tendance du point de vue le plus simple et le plus incomplet -à prévaloir constamment sur le plus complexe -et le plus étendu. Or, ces discordances inévitables, qui -doivent aujourd'hui s'accroître rapidement, à mesure -que la constitution provisoire du mouvement scientifique -pendant les deux derniers siècles devient plus évidemment -contradictoire aux nouveaux besoins essentiels de -la situation fondamentale, seront très-propres à faciliter -spontanément, dans le monde savant, l'accès final de la -vraie philosophie, soit parce qu'elle offrira de puissans -secours aux parties les plus lésées, soit en faisant -sentir à tous son aptitude exclusive à prévenir ou à réparer -une imminente dislocation. En un mot, cet esprit -d'ensemble, maintenant si rare et si décrié, que les -saines spéculations sociologiques peuvent seules convenablement -développer, sera dès lors, au contraire, universellement -invoqué pour mettre un terme définitif aux -perturbations de plus en plus graves que doit bientôt déterminer -l'essor insurmontable de notre anarchie scientifique; -manifestant ainsi, au sein de la classe contemplative, -par un indispensable préambule, l'universelle destination -organique qu'il devra réaliser ensuite sur la grande scène -politique. L'intime dépendance nécessaire, à la fois logique -et scientifique, qui caractérise la sociologie envers -chacune des sciences antérieures, et que représente énergiquement -la constitution que je lui <ins id="cor_20" title="'ai' inséré">ai</ins> imposée, l'irrécusable -<span class="pagenum" id="Page_676">676</span> -légitimité de son intervention rationnelle parmi -toutes les autres spéculations réelles, ne tarderont pas -à faire aisément accepter son ascendant continu, assez -spontané pour ne pas devenir oppressif, et même toujours -disposé à seconder activement l'essor naturel du -véritable génie propre à chaque science, au lieu de l'entraver -par les exigences pédantesques d'une homogénéité -factice et stérile.</p> - -<p>Quelques lecteurs, habituellement placés au point de -vue philosophique, mais trop étrangers aux conditions -difficiles d'une pleine positivité, trouveront sans doute -que j'aurais dû moins insister ici sur la démonstration -directe d'un droit permanent d'universelle prééminence -spéculative, tellement inhérent à la nature des études -sociales qu'il ne semble pas d'abord susceptible d'aucune -contestation sérieuse. Mais une plus exacte connaissance -de la vraie situation fondamentale des intelligences modernes, -et une plus profonde appréciation du dessein général -de ce Traité, les convaincront bientôt que, dans -l'état où j'ai maintenant conduit l'avénement final d'une -nouvelle philosophie, cette question restait la seule importante -à décider, puisque, tous les élémens de cette -grande formation étant désormais établis et caractérisés, -et même successivement introduits selon leurs affinités -réelles, leur systématisation spontanée se réduisait dès -lors à déterminer rationnellement celui dont la commune -prépondérance doit constituer aussitôt l'active unité -d'un tel organisme. En second lieu, la principale difficulté -philosophique consiste certainement aujourd'hui à -concilier radicalement les deux besoins essentiels de positivité -et de généralité, qui, quoique également -<span class="pagenum" id="Page_677">677</span> -impérieux, sont néanmoins assez diversement sentis pour -sembler communément incompatibles, comme, sous -l'aspect politique, les conditions du progrès et celles de -l'ordre, auxquelles chacun d'eux paraît exclusivement -correspondre, bien que, au fond, les unes et les autres -dépendent réellement de tous deux. Or, après avoir enfin -positivé l'élément intellectuel le plus général, il fallait -bien discuter directement la chimérique généralisation -de l'élément le plus spontanément positif, afin de faire -irrévocablement cesser la seule alternative que comportât -la question, en démontrant l'impuissance finale de -la voie philosophique qu'avaient dû involontairement -adopter les intelligences les plus avancées, depuis que -l'esprit positif, d'abord nécessairement trop borné, avait -tendu, par son extension graduelle, à un ascendant universel, -sous l'énergique impulsion cartésienne. Quelque -absurde que soit, en lui-même, ce mode mathématique, -il méritait encore d'être sérieusement examiné, parce qu'il -a dû sembler jusqu'ici le seul propre à offrir des garanties -de positivité, quoique véritablement très-insuffisantes. -Avant cette indispensable appréciation finale, on -n'aurait pu le dédaigner entièrement sans s'exposer, -par cela seul, à maintenir involontairement la vaine suprématie -officielle de la philosophie caduque d'où l'entendement -humain veut et doit enfin se dégager irrévocablement. -Entre le mode mathématique propre aux -deux derniers siècles et l'ancien mode théologico-métaphysique, -j'ai réalisé, dans l'ensemble de ce Traité, par -la création de la sociologie, un nouveau mode philosophique, -satisfaisant à la fois et complétement aux conditions -que chacun d'eux avait exclusivement en vue sans -<span class="pagenum" id="Page_678">678</span> -les remplir suffisamment. La première et la plus importante -de mes conclusions générales devait donc consister, -sans doute, à constater directement, d'après une sommaire -discussion comparative, cette réalisation décisive, -si vainement cherchée jusqu'ici. Tous ceux qui connaissent -bien les esprits auxquels s'adresse surtout une -telle démonstration, loin de la regarder comme trop -étendue, regretteront avec moi que les limites indispensables -de cet ouvrage, déjà très-dépassées, ne m'aient -pas permis de l'y développer assez pour déterminer une -véritable conviction chez la plupart de ces intelligences -vicieusement spéciales, où un précieux sentiment de la -positivité élémentaire doit faire provisoirement excuser -un vulgaire dédain de la vraie généralité.</p> - -<p>Dans cette discussion finale, j'ai dû m'assujettir scrupuleusement, -suivant les conditions générales établies -au début de ce Traité, à toujours déduire mes preuves -de l'exclusive considération des sciences fondamentales -ou abstraites, dont l'ensemble constitue ce que j'ai nommé, -d'après Bacon, la philosophie première, destinée à -fournir la base universelle des spéculations quelconques. -Mais, en cas de contestation sérieuse, la démonstration -actuelle, outre ses développemens ultérieurs, pourrait -être puissamment fortifiée par une convenable adjonction -des motifs essentiels relatifs à la science concrète, et -même à la contemplation esthétique; car ce mode sociologique, -pour l'organisation de la philosophie positive, -favorise spontanément leur essor respectif, auquel -la persistance du mode mathématique serait directement -contraire.</p> - -<p>Sous le premier aspect, il ne faut jamais oublier que, -<span class="pagenum" id="Page_679">679</span> -si la science abstraite a dû être d'abord le sujet exclusif -ou très-prépondérant des grands travaux spéculatifs, elle -doit cependant être constituée de manière à devenir ensuite -le fondement naturel de la science concrète, qui, -jusqu'ici, n'a pu acquérir, en aucun genre, aucune véritable -rationalité, parce que tous les élémens philosophiques, -dont la combinaison doit présider à sa formation, -n'étaient point encore assez caractérisés, comme -je l'ai expliqué dès la deuxième leçon. Or rien ne serait -sans doute plus opposé à cette grande élaboration ultérieure -que l'universelle prépondérance de l'esprit purement -mathématique, qui, poussant l'abstraction au plus -haut degré, même envers les plus simples phénomènes, -et faisant toujours prévaloir le régime le plus analytique, -est nécessairement incompatible avec cette réalité et cette -concentration qui doivent inévitablement distinguer les -études directement consacrées à l'existence effective des -divers êtres, où les habitudes minutieuses et dispersives -de la science actuelle seraient radicalement inadmissibles. -Au contraire, quoiqu'il importe beaucoup, comme j'ai -tâché de le faire sentir, de conserver d'abord aux spéculations -sociologiques le caractère abstrait que je me suis -attaché à leur imprimer pendant tout le cours de l'opération -historique terminée dans ce volume, il est clair -que, par la complication supérieure de leur sujet, et par -les vues d'ensemble qu'elles exigent continuellement, -elles doivent spontanément développer les dispositions -mentales les plus convenables à la culture rationnelle de -l'histoire naturelle proprement dite, dont le vrai génie, -éminemment humain et synthétique, si admirablement -personnifié chez notre grand Buffon, sympathise -<span class="pagenum" id="Page_680">680</span> -nécessairement bien davantage, à ce double titre, avec le génie -propre de la sociologie qu'avec celui d'aucune autre -science fondamentale, sans en excepter la biologie elle-même. -Les intérêts généraux des saines études concrètes -exigent donc certainement que la présidence normale de la -philosophie abstraite appartienne finalement à la science -où les inévitables inconvéniens d'un état d'abstraction -d'abord indispensable, sont naturellement atténués, autant -que possible, en vertu de la réalité plus complète du -point de vue habituel; des recherches qui demanderont -continuellement l'application combinée de tous les divers -ordres de notions scientifiques ne sauraient être -convenablement dirigées que sous l'universel ascendant -de l'esprit sociologique, seul susceptible d'organiser -activement une telle combinaison.</p> - -<p>Ces mêmes caractères corrélatifs de la sociologie, d'être -la moins abstraite et la moins analytique de toutes -les sciences fondamentales, de faire spontanément prévaloir -les idées d'ensemble et le véritable point de vue -humain, manifestent également, sous le second aspect -ci-dessus indiqué, sa haute aptitude exclusive à constituer -aussi, quand le temps sera venu, la transition nécessaire -de la philosophie scientifique, alors à la fois -abstraite et concrète, à la philosophie esthétique, qui -doit y trouver toujours sa base rationnelle. Tout autre -mode d'organisation de la philosophie première, fût-il -d'ailleurs suffisamment réalisable, serait assurément -impropre à régulariser cette intime subordination générale -du sentiment du beau à la connaissance du vrai. Le -caractère profondément synthétique qui distingue surtout -la contemplation esthétique, toujours relative aux -<span class="pagenum" id="Page_681">681</span> -émotions de l'homme, dans les cas même qui semblent -le plus s'en éloigner, ne saurait la rendre pleinement -compatible qu'avec le genre d'esprit scientifique le mieux -disposé à l'unité, comme étant le plus empreint d'humanité. -On doit reconnaître, à ce sujet, que la tendance -anti-esthétique empiriquement reprochée à la philosophie -positive y tient essentiellement à la vicieuse suprématie -que l'esprit mathématique y exerce de plus en plus -depuis trois siècles; en ce sens, les plaintes ordinaires, -quoique irrationnellement absolues, sont loin d'être -dépourvues de fondement actuel: car rien ne doit être -aussi évidemment contraire à toute heureuse appréciation -esthétique que les habitudes dispersives développées, -chez les géomètres, par des études qui comportent -spontanément un morcellement presque indéfini, et la -disposition routinière qui en résulte trop souvent à argumenter -quand il faudrait sentir. Mais, en passant désormais -d'une vaine et stérile unité mathématique à une -véritable et féconde unité sociologique, cette nouvelle -philosophie se montrera finalement, j'ose l'assurer, -encore plus favorable à l'essor continu de tous les -beaux-arts que la philosophie théologico-métaphysique, -envisagée même à l'état polythéique, que nous avons -vu constituer, surtout à cet égard, sa pleine maturité; -j'indiquerai sommairement, au dernier chapitre de ce -Traité, l'explication directe et spéciale de cette réaction -fondamentale. En ce moment, il suffit de remarquer, -pour faire convenablement pressentir une semblable -tendance, que l'esprit positif, qui, sous la présidence -mathématique, avait dû rester entièrement étranger aux -considérations esthétiques, se trouve, au contraire, -<span class="pagenum" id="Page_682">682</span> -naturellement forcé de se les incorporer profondément, -aussitôt que, parvenu enfin au degré sociologique, -comme il l'est dans cet ouvrage, il entreprend de découvrir -les véritables lois générales de l'évolution humaine, -dont l'évolution esthétique constitue l'un des -principaux élémens; cette étude étant d'ailleurs toujours -subordonnée à l'irrécusable solidarité, à la fois logique -et scientifique, qui rend essentiellement inséparables -tous les divers aspects d'un tel sujet. Rien, sans doute, -n'est plus propre qu'une pareille élaboration historique -à faire spontanément apprécier la relation directe qui -doit toujours subordonner le sentiment de la perfection -idéale à la notion de l'existence réelle; en écartant -désormais tout intermédiaire surhumain, la philosophie -sociologique établira habituellement, entre le point de -vue esthétique et le point de vue scientifique, une irrévocable -harmonie, éminemment utile à leur perfectionnement -mutuel, en même temps qu'indispensable à leur -commune destination sociale.</p> - -<p>Le seul ordre d'idées qui paraisse devoir nécessairement souffrir -de cet avénement prochain de l'esprit sociologique, -au lieu de l'esprit mathématique, à la présidence -générale de la philosophie naturelle, c'est celui -des applications industrielles, qui, devant surtout dépendre -de la connaissance du monde inorganique, d'abord -sous l'aspect géométrico-mécanique, et ensuite -sous le rapport physico-chimique, semblent exposées à -une sorte d'abandon funeste, dès que cette étude n'occupe -plus le premier rang parmi les spéculations scientifiques. -Mais d'abord il y aurait, au fond, peu d'inconvéniens -réels, même pratiques, à faire aujourd'hui subir -<span class="pagenum" id="Page_683">683</span> -un certain ralentissement effectif à un genre de combinaisons -qui a pris maintenant une exorbitante prépondérance, -et dont l'extrême facilité caractéristique, -aussi bien que l'intime connexité avec les plus vulgaires -penchans, menacent d'absorber tous les autres modes -plus nobles de l'activité humaine. On ne saurait craindre -d'ailleurs, dans le milieu actuel, que cette diminution, -résultat nécessaire de l'essor croissant des sentimens et -des pensées propres à la réorganisation finale des sociétés -modernes, soit jamais poussée au point de déterminer, -à cet égard, aucune négligence vraiment dangereuse, et, -si cette fâcheuse influence était possible, la philosophie -nouvelle, toujours placée, par sa nature, au vrai point de -vue d'ensemble, la rectifierait suffisamment: le gouvernement -des sociologistes, ne pouvant être aveugle comme -celui des géomètres, ne saurait produire, même sous -l'ascendant des plus actives préoccupations philosophiques, -aucune déconsidération des travaux mathématiques -qui soit, à beaucoup près, comparable au stupide -dédain que l'esprit mathématique inspire trop souvent, -de nos jours, pour les études sociales. En second lieu, -le véritable perfectionnement industriel dépend désormais -bien davantage du judicieux emploi permanent, -très-imparfait jusqu'ici, des divers moyens déjà acquis -que de l'accumulation désordonnée de moyens nouveaux; -en sorte que la prépondérance des considérations -générales, loin d'y être inopportune, y devient, au contraire, -de plus en plus désirable, pour contenir, par une -tendance sagement synthétique, les tentatives superficielles -et incohérentes d'un fol entraînement analytique: -ainsi, sous ce rapport, le régime sociologique est -<span class="pagenum" id="Page_684">684</span> -finalement plus favorable que le régime mathématique à -l'utile développement des améliorations matérielles. Trop -d'occasions décisives s'offrent maintenant de vérifier -combien l'esprit mathématique actuel est ordinairement -impropre à diriger convenablement les opérations industrielles, -parce que tout gouvernement effectif, même -en ce cas élémentaire, exige principalement une continuelle -appréciation d'ensemble, fort peu compatible -avec les habitudes étroites et dispersives si fréquemment -déterminées jusqu'ici par un ordre de spéculations où -l'on s'attache essentiellement à poursuivre très-loin chaque -considération isolée, quelque secondaire qu'elle -puisse être, sans s'inquiéter beaucoup de la pondération -finale des divers motifs influens. Il importe, en troisième -lieu, de reconnaître, à ce sujet, que l'élaboration ultérieure -du nouveau corps de doctrine, destiné à systématiser -l'action rationnelle de l'homme sur la nature, ne -saurait être dignement accomplie que sous l'inspiration -permanente de la philosophie sociologique, seule apte, -comme envers la science concrète et la théorie esthétique, -à instituer réellement la combinaison très-complexe des -divers aspects scientifiques exigée par la nature de ce -grand travail, dont les conditions et les difficultés sont -encore à peine entrevues chez nos ingénieurs. J'ai déjà -indiqué, dès le début de ce Traité (<i>voyez</i> la deuxième -leçon), le vrai principe de cette importante relation; -mais l'intime conviction de sa haute nécessité, afin -de régulariser suffisamment l'harmonie fondamentale -entre la contemplation et l'action, m'a d'ailleurs déterminé -depuis longtemps à consacrer plus tard, si -je le puis, un ouvrage spécial au développement direct -<span class="pagenum" id="Page_685">685</span> -d'une telle application de la nouvelle philosophie générale.</p> - -<p>Ainsi, la triple élaboration ultérieure, d'abord concrète, -ensuite esthétique, et enfin technique, que doit -aujourd'hui savoir diriger toute véritable philosophie, -confirmerait au besoin la démonstration pleinement décisive -directement résultée ci-dessus de l'ensemble des -motifs purement abstraits pour constater, à tant d'égards, -la prééminence normale qui doit désormais appartenir -irrévocablement à l'esprit sociologique dans le -système entier des spéculations positives, à jamais -affranchies de la vaine domination provisoire de l'esprit -mathématique. Toute l'économie de cet ouvrage, surtout -dans ces trois derniers volumes, a fait, du reste, assez -connaître sous quelles difficiles conditions mentales cette -indispensable suprématie est inévitablement acquise. -Chacun des nouveaux philosophes devra d'abord s'assujettir -systématiquement, comme je l'ai fait moi-même -spontanément, à une lente et pénible préparation rationnelle, -à la fois scientifique et logique, fondée sur -l'étude hiérarchique des diverses branches essentielles -de la philosophie naturelle, et destinée à permettre la -saine élaboration spéciale des lois statiques et dynamiques -propres à la sociabilité humaine. Sans la force et -la constance qu'exige l'entier accomplissement d'une -telle initiation, nul ne doit prétendre, surtout de nos -jours, à un ascendant philosophique qui suppose nécessairement -une exacte connexité permanente entre le -mouvement général et les divers progrès spéciaux, et qui -sera naturellement trop contesté pour qu'aucune grave -insuffisance de ses vraies conditions puisse rester inaperçue -<span class="pagenum" id="Page_686">686</span> -ou impunie. L'illusoire prépondérance des géomètres -est d'une acquisition beaucoup plus facile, puisqu'elle -ne demande pas la moindre préparation étrangère -à leurs propres études, que leur simplicité caractéristique -rend d'ailleurs aisément accessibles aujourd'hui à -tant de médiocres intelligences, au prix de quelques -années d'application régulière. Mais aussi l'ascendant -sociologique comportera-t-il une active réalité que n'a -pu jamais obtenir l'ambition mathématique, qui, malgré -ses prétentions à l'universalité scientifique, a presque -toujours exercé, pendant les deux derniers siècles, -une suprématie plus apparente qu'effective, quoique le -plus souvent perturbatrice, par une suite nécessaire de -son intime irrationnalité.</p> - -<p>Cet avénement spontané d'une véritable unité, désormais -assez constatée, dans le système entier de la philosophie -positive, étant maintenant envisagé du point -de vue le plus élevé, à la fois historique et dogmatique, -vient heureusement dissiper enfin le fatal antagonisme -mental qui, depuis vingt siècles, s'oppose de plus en -plus à l'état pleinement normal de la raison humaine, -où les conceptions relatives à l'homme et celles propres -au monde extérieur ont toujours semblé jusqu'ici radicalement -inconciliables, tandis que notre solution philosophique -les combine irrévocablement, en assignant -à chaque classe la juste influence générale, soit scientifique, -soit logique, qui convient à sa propre nature, -sans jamais altérer ainsi l'harmonie fondamentale. Nous -avons directement reconnu, d'abord au quarantième chapitre -et puis surtout au cinquante et unième, que l'antipathie -graduellement développée entre l'esprit théologique -<span class="pagenum" id="Page_687">687</span> -et l'esprit positif ne pouvait avoir, à l'origine, d'autre principe -essentiel que la simple inversion mutuelle de l'ordre -suivant lequel devaient se succéder ces deux genres de -spéculations, respectivement complémentaires, dont -chacun tend plus ou moins à dominer l'autre: l'ensemble -de notre élaboration historique a fait ensuite hautement -ressortir l'intime réalité d'une telle appréciation. La -préférence spontanée qu'a dû primitivement acquérir la -considération de l'homme, alors seule applicable à -l'uniforme explication du monde extérieur, a déterminé, -dans la situation correspondante, le caractère nécessairement -théologique de la philosophie initiale: au contraire, -les notions positives, qui, par une influence -continue, explicite ou implicite, ont ultérieurement -suscité l'altération toujours croissante de ce système primordial, -devaient exclusivement émaner des plus simples -études inorganiques, et spécialement de l'astronomie; -quoique l'esprit métaphysique, agent naturel de ces -modifications successives, en ait souvent dissimulé la -véritable source, en se croyant créateur quand il n'était -qu'organe. Cet antagonisme élémentaire a réellement -présidé, d'après le cinquante-deuxième chapitre, à la -transformation du fétichisme en polythéisme, préparée -par l'astrolâtrie; mais sa tendance n'a pu devenir distinctement -appréciable que dans le passage du polythéisme -au monothéisme, où, pour la première fois, -l'évolution philosophique a dû exiger une vraie discussion. -Alors, nous avons vu, au cinquante-troisième chapitre, -la science inorganique, sous une apparence systématique -due à l'uniforme prépondérance de la grande -entité métaphysique, s'élever directement, en vertu de -<span class="pagenum" id="Page_688">688</span> -sa supériorité mentale, contre l'ancienne unité théologique, -dès lors intellectuellement dissoute, quoique -son aptitude sociale, opposée à l'insuffisance radicale de -cette rivale, dût prolonger longtemps encore son ascendant -politique: ainsi surgit, entre la philosophie naturelle -et la philosophie morale, ce conflit fondamental -qui, depuis Aristote et Platon, a dominé l'ensemble de -l'évolution humaine, et dont l'élite de l'humanité subit -maintenant la dernière influence, comme l'a montré -tout le cours de notre opération historique. La troisième -phase du moyen âge nous a fait voir, au <a href="#Page_1">cinquante-sixième -chapitre</a>, ce long antagonisme recevant, dans la -mémorable transaction scolastique, une profonde modification, -premier symptôme décisif de l'irrévocable décadence de -la philosophie initiale, dont l'efficacité -sociale venait d'être essentiellement épuisée en constituant -le catholicisme, et que les exigences, désormais -prépondérantes, du progrès intellectuel, obligeaient à -sanctionner, par une incorporation forcée, les prétentions -politiques de la philosophie métaphysique, auparavant -extérieure au système catholique. Dès lors régulièrement -associée à une intronisation précaire, quoique sa participation -dût tendre à y devenir de plus en plus exclusive, la -profonde impuissance organique de celle-ci n'a jamais pu -lui permettre d'éliminer entièrement les conceptions purement -théologiques, seule base normale de son autorité -générale, et dont elle a dû s'efforcer, au contraire, de -maintenir l'empire ultérieur contre l'imminente invasion -de l'esprit positif, qui, à partir de cette époque, devait -graduellement développer sa commune incompatibilité -avec ces deux modes, l'un principal, l'autre accessoire, -<span class="pagenum" id="Page_689">689</span> -de l'antique système mental. Quand l'essor continu des -connaissances réelles, surtout astronomiques, eut enfin -déterminé cette inévitable collision, le célèbre compromis -cartésien vint caractériser une situation bien plus évidemment -provisoire que la précédente, en proclamant -la suprématie directe et définitive de la méthode positive -dans toute l'étendue de la philosophie naturelle, sous -l'unique réserve d'une vaine présidence laissée encore à -la méthode théologico-métaphysique envers les études -morales et sociales; brisant ainsi à jamais la fragile unité -métaphysique instituée au <span class="cs7">XIII</span><sup>e</sup> siècle. Cette incohérente -position, qui a persisté jusqu'ici, ne comporte certainement -d'autre issue, d'après l'ensemble de ma théorie -historique, que l'universelle prépondérance de la positivité -rationnelle, désormais seule susceptible d'un véritable -ascendant général: autrement il faudrait désespérer -de la systématisation mentale, et, par suite aussi, -de la réorganisation sociale, soit progressive, soit même -rétrograde. Mais les impuissantes tentatives opérées, -pendant les deux derniers siècles, pour constituer une -véritable philosophie positive sous l'impulsion mathématique, -devaient cependant disposer la raison publique -à regarder cette exclusive solution comme essentiellement -impossible. Dans cette douloureuse perplexité, -l'extension finale de l'esprit positif aux spéculations -morales et sociales, suffisamment accomplie par ce Traité, -vient spontanément dénouer une difficulté fondamentale, -de toute autre manière inextricable, en assurant une -large satisfaction normale aux conditions, dès lors intimement -solidaires, de l'ordre et du progrès, soit intellectuels, -soit politiques. Ainsi se trouvent essentiellement -<span class="pagenum" id="Page_690">690</span> -conciliées désormais, en ce qu'elles renfermaient -de légitime, les prétentions opposées soulevées, de part -et d'autre, pendant les luttes philosophiques propres à -la grande transition moderne, dont les diverses aberrations -temporaires sont à la fois expliquées et éliminées. -La positivité, que l'impulsion mathématique avait justement -en vue d'introduire, quoique par une marche -vicieuse, dans toutes les spéculations réelles, y est irrévocablement -établie; tandis que la généralité, dont la -résistance théologico-métaphysique stipulait, avec raison -mais sans force, les indispensables garanties, y devient -nécessairement plus complète qu'elle n'a jamais pu l'être -auparavant. Par là disparaît enfin la déplorable opposition -qui, depuis l'évolution grecque, semblait rendre le -progrès intellectuel contradictoire au progrès moral, et -qui, en effet, à partir de la transaction scolastique, pendant -que les exigences mentales prévalaient graduellement, -a fait de plus en plus négliger l'appréciation des -besoins moraux; ainsi que le témoigne encore trop souvent -la situation actuelle des peuples avancés, où l'éducation -de l'individu, reflet nécessaire de celle de l'espèce, -est surtout dirigée vers l'essor intellectuel, sans -s'inquiéter guère du développement moral. Quoique l'on -doive regarder cette funeste division comme ayant été -essentiellement inhérente à la nature propre de la transition -moderne, elle en a certainement constitué la plus -douloureuse condition: et cette grave considération contribuera -sans doute à faire convenablement respecter, -malgré les déclamations rétrogrades des diverses écoles -théologico-métaphysiques, la seule philosophie qui -puisse aujourd'hui résoudre effectivement ce désastreux -<span class="pagenum" id="Page_691">691</span> -antagonisme. Nous avons reconnu, au chapitre précédent, -qu'entre la souveraineté spontanée de la force et -la prétendue suprématie de l'intelligence, cette philosophie -finale tend à réaliser directement l'universelle prépondérance -de la morale, que l'admirable tentative du -catholicisme avait, au moyen âge, si noblement proclamée, -mais sans pouvoir constituer suffisamment son -avénement normal, alors inévitablement subordonné -à une philosophie déjà implicitement caduque, dont -l'ascendant politique exigeait depuis longtemps que l'évolution -mentale se séparât provisoirement de l'évolution -morale. Les propriétés morales inhérentes à la -grande conception de Dieu ne sauraient être, sans doute, -convenablement remplacées par celles que comporte la -vague entité de la Nature; mais elles sont, au contraire, -nécessairement inférieures, en intensité comme en stabilité, -à celles qui caractériseront l'inaltérable notion -de l'Humanité, présidant enfin, après ce double effort -préparatoire, à la satisfaction combinée de tous nos -besoins essentiels, soit intellectuels, soit sociaux, dans -la pleine maturité de notre organisme collectif. Cette -entière prépondérance normale de la morale devient -désormais non moins indispensable à l'efficacité intellectuelle -de l'évolution mentale qu'à sa destination sociale: -car l'indifférence pour les conditions morales, loin d'être -encore motivée par l'urgence supérieure des conditions -intellectuelles, constitue maintenant un obstacle croissant -à leur réalisation continue, en altérant directement -la sincérité et la dignité des efforts spéculatifs, qui tendent -aujourd'hui à dégénérer de plus en plus en instrumens -d'ambition personnelle, de manière à étouffer -<span class="pagenum" id="Page_692">692</span> -graduellement jusqu'au germe des vrais progrès scientifiques.</p> - -<p>Pour ne laisser aucune grave incertitude sur ce nœud, -fondamental de la philosophie positive, il importe -aujourd'hui de dissiper directement, chez tous les bons -esprits, la dernière source essentielle des illusions métaphysiques, -en faisant spécialement ressortir la véritable -nature du point de vue humain, qui, de toute nécessité, -doit être éminemment social, et pas seulement individuel: -car, sous le rapport statique aussi bien que sous -l'aspect dynamique, l'homme proprement dit n'est, au -fond, qu'une pure abstraction; il n'y a de réel que l'humanité, -surtout dans l'ordre intellectuel et moral. Or -la philosophie pleinement théologique, soit polythéique, -soit monothéique, est jusqu'ici la seule, à vrai dire, qui -ait effectivement satisfait, à sa manière, à cette évidente -condition générale; et c'est surtout à cet égard que, malgré -son extrême caducité, elle n'a pu être encore suffisamment -remplacée. La métaphysique, ancienne, scolastique, -ou moderne, n'a jamais osé s'élever au-dessus du -simple point de vue individuel, dont elle s'est efforcée, -surtout depuis la transaction cartésienne, de consacrer -dogmatiquement la prépondérance absolue, comme -l'indique journellement son langage caractéristique, -rappelant toujours des pensées d'isolement et de concentration -personnelle, qui, malgré de vaines prétentions -morales, doivent le plus souvent développer des -sentimens d'égoïsme. Il en est essentiellement de même, -dans l'ordre positif, quoique sous une meilleure forme, -pour l'évolution mentale qui, d'abord surgie des études -mathématiques et astronomiques, a graduellement tenté, -<span class="pagenum" id="Page_693">693</span> -pendant les deux derniers siècles, de constituer une -philosophie vraiment nouvelle. En effet, quand la profonde -insuffisance philosophique de l'esprit mathématique -est devenue pleinement irrécusable, l'esprit biologique -proprement dit, dont la positivité rationnelle -commençait alors à prendre un essor décisif, s'est efforcé, -à son tour, de devenir la base directe et principale de la -coordination positive, qui, depuis la fin du <span class="cs7">XVIII</span><sup>e</sup> siècle, -n'a pas cessé d'être ainsi conçue par les savans les plus -avancés, comme le témoignent surtout les illustres exemples -de Cabanis et de Gall. Ce nouvel effort, dogmatiquement -apprécié au quarante-neuvième chapitre, indiquait, -sans doute, un véritable progrès, en ce qu'il transportait -le centre moderne de la généralisation mentale beaucoup -plus près de son siége réel; mais, sauf son utilité passagère, -à titre d'intermédiaire d'abord indispensable, ce -progrès, radicalement insuffisant, ne saurait directement -conduire qu'à une stérile utopie fondée sur une vicieuse -exagération des relations nécessaires entre la biologie et -la sociologie, et tendrait finalement à éterniser l'antique -régime intellectuel, en empêchant le développement -propre des saines spéculations sociales, qu'elle tente -vainement d'ériger en simple corollaire naturel des études -biologiques. De quelque manière, soit métaphysique, -soit même positive, que se trouve instituée la -science de l'individu, elle doit être, sans doute, isolément -impuissante à construire aucune philosophie générale, -parce qu'elle reste encore étrangère à l'unique point -de vue susceptible d'une véritable universalité. C'est, au -contraire, de l'ascendant sociologique que la biologie, -comme toutes les autres sciences préliminaires, quoique -<span class="pagenum" id="Page_694">694</span> -par une correspondance plus directe et plus étendue, doit -exclusivement attendre la consolidation effective de sa -propre constitution, scientifique ou logique, jusqu'à -présent si incertaine. Séparément envisagée, l'évolution -individuelle de l'esprit humain ne peut vraiment dévoiler -aucune loi essentielle; elle ne saurait même fournir -de précieuses indications ou des vérifications importantes -que lorsque son exploration rationnelle est dirigée et interprétée -par les inspirations émanées de l'évolution totale -de l'humanité, seule à la fois assez réelle et assez complète -pour manifester suffisamment la véritable marche de notre -intelligence: l'exécution même de ce Traité l'a, j'ose -le dire, pleinement démontré; car, quelque utilité que -j'y aie souvent tirée de la considération de l'individu, -c'est évidemment à l'étude directe de l'espèce que j'ai -dû, non-seulement d'abord la pensée fondamentale de -ma théorie philosophique, mais ensuite aussi son développement -caractéristique.</p> - -<p>Ainsi, la phase biologique ne constitue réellement -qu'un dernier préambule indispensable, comme l'avaient -été auparavant les phases physico-chimique et astronomique, -dans l'essor général de l'esprit positif, qui, -spontanément issu des simples études mathématiques, a -graduellement tendu, pendant les deux derniers siècles, -à régénérer toutes nos conceptions élémentaires. Tant -qu'il ne s'est point élevé jusqu'au degré sociologique, -seul terme naturel de son éducation décisive, il n'a pu -suffisamment parvenir à des vues vraiment d'ensemble, -propres à lui conférer le droit et le pouvoir de constituer -enfin une véritable philosophie moderne, dont -l'ascendant normal remplace à jamais l'antique régime -<span class="pagenum" id="Page_695">695</span> -mental: mais aussi, quand cette condition finale est -convenablement remplie, rien ne saurait empêcher une -rénovation fondamentale qui, ardemment désirée et -longuement préparée, soit par la plupart des hautes intelligences, -soit par les vœux et les dispositions de la -raison publique, trouvera même d'involontaires coopérateurs -chez ses plus systématiques adversaires, suivant -le privilége ordinaire des révolutions directement relatives -à la méthode. Cette extrême préparation étant maintenant -accomplie, son exacte appréciation générale ressort -aisément de sa judicieuse confrontation au grand programme -initial si puissamment formulé par Descartes et -Bacon, dont les principales espérances philosophiques -se trouvent ainsi pleinement consolidées, malgré la sorte -d'incompatibilité qui semblait d'abord exister entre les -tendances respectives de ces deux éminens législateurs. -Nous avons, en effet, reconnu, au <a href="#Page_1">cinquante-sixième -chapitre</a>, que Descartes s'était systématiquement interdit -les études sociales, pour concentrer son effort sur les -spéculations inorganiques, où il sentait profondément -que devait d'abord s'élaborer la méthode universelle, -destinée ensuite à régénérer nécessairement l'ensemble -de la raison humaine; tandis que, au contraire, Bacon -avait surtout en vue la rénovation des théories sociales, -à laquelle il voulait immédiatement rapporter le perfectionnement -des sciences naturelles, comme on put le -constater nettement chez le grand Hobbes, type essentiel -de cette école: en sorte que ces deux élaborations, mutuellement -complémentaires, accordaient, l'une aux besoins -intellectuels, l'autre aux besoins politiques, une prépondérance -trop exclusive, qui devait les rendre pareillement -<span class="pagenum" id="Page_696">696</span> -provisoires, quoique très-diversement efficaces, -selon nos explications antérieures. Pendant que la conception -de Descartes dirigeait, dans la science inorganique, -l'essor décisif de la positivité rationnelle, la pensée -de Hobbes, après avoir indiqué les premiers germes si -méconnus de la véritable science sociale, présidait à -l'indispensable ébranlement négatif, sans lequel la commune -destination philosophique de cette double évolution -ne pouvait être convenablement appréciée. Ainsi -s'est réalisée spontanément la convergence nécessaire de -ces deux ordres de travaux coexistans, dont l'un devait -préparer la vraie position générale de la question finale, -et l'autre élaborer la seule voie logique qui pût conduire -à sa solution réelle. Mon effort philosophique résulte -essentiellement de l'intime combinaison de ces -deux évolutions préliminaires, déterminée, sous la lumineuse -impulsion de la grande crise sociale, par l'extension -simultanée de l'esprit positif aux spéculations les -plus rapprochées des études politiques. On voit que cette -nouvelle opération consiste surtout à compléter la double -opération initiale de Descartes et de Bacon, en satisfaisant -à la fois aux deux conditions, également indispensables, -mais jusqu'alors trop peu conciliables, entre -lesquelles avaient dû se partager les deux principales -écoles destinées à préparer graduellement l'avénement -définitif de la philosophie positive.</p> - -<p>Pour avoir convenablement apprécié l'aptitude nécessaire -de cette philosophie à une telle satisfaction combinée -des justes exigences respectivement inspirées par les -spéculations inorganiques et par les études humaines, il -ne nous reste plus qu'à considérer directement envers -<span class="pagenum" id="Page_697">697</span> -l'avenir une conciliation ci-dessus envisagée quant au -passé et au présent. Sous ce dernier aspect, l'ensemble -de ce Traité dispense spontanément de toute discussion -relative aux inquiétudes qu'inspirerait l'universelle prépondérance -de l'esprit sociologique sur l'altération ou -le découragement des diverses branches de la science -des corps bruts, et surtout des théories mathématiques: -car ces craintes seraient évidemment chimériques, au -sujet d'un principe philosophique qui, par sa nature, -aussi bien que par son origine, ne peut établir l'indispensable -ascendant d'un tel point de vue sans faire invinciblement -ressortir, de la même démonstration, -comme on a pu le remarquer précédemment, son intime -subordination, scientifique et logique, initiale et permanente, -à tous les autres points de vue positifs, qui, -en vertu de leur moindre complication, lui constituent -successivement autant de préambules inévitables, dont -aucun ne saurait être gravement négligé sans qu'une pareille -suprématie ne fût aussitôt compromise. La déplorable -institution actuelle des études morales et -politiques, isolées de toutes les connaissances réelles, et -dominées par les entités métaphysiques, pourrait, en -effet, justifier de semblables alarmes, si la profonde stérilité -qui en résulte, malgré l'intérêt majeur du sujet, -ne les dissipait suffisamment. Mais il serait, sans doute, -aussi injuste qu'absurde, chez les savans, de redouter les -mêmes dangers de la part d'un régime tout opposé, qui, -maintenant toujours une intime connexité entre les diverses -spéculations positives, est si propre, au contraire, -à faire mieux ressortir chaque véritable élaboration -scientifique, quelque éloignée qu'elle puisse être -<span class="pagenum" id="Page_698">698</span> -de l'étude dont la prépondérance continue est aussi indispensable -à l'harmonie mentale qu'à l'efficacité sociale. -Il faut seulement reconnaître, à ce sujet, que les travaux -sans portée et sans conscience, source facile de tant de -réputations usurpées, qu'encouragent de plus en plus -aujourd'hui le rétrécissement et la dispersion propres à -notre déplorable anarchie philosophique, seront alors -constamment soumis à une sévère discipline rationnelle, -dont les vrais amis des sciences doivent certes désirer -déjà l'indispensable avénement, seul apte à contenir de -graves et imminentes perturbations. Si, d'ailleurs, comme -on n'en saurait douter, une préoccupation spéciale, fondée -sur les plus puissans motifs, doit justement tourner, -de nos jours, les plus hautes capacités scientifiques, ainsi -que la principale attention publique, vers les études sociologiques, -jusqu'à ce que la réorganisation moderne -soit assez avancée pour être essentiellement laissée à son -cours spontané, il n'y a rien là que de pleinement conforme -à l'inévitable prépondérance qu'obtient naturellement, -à chaque époque, la direction intellectuelle la -plus convenable aux besoins correspondans de l'humanité. -Quant à la légitime influence continue des diverses -sciences sur l'ensemble de l'éducation individuelle, privée -ou commune, l'esprit de la nouvelle philosophie -doit aussitôt dissiper, à cet égard, encore plus facilement -que sous l'aspect précédent, toute inquiétude sérieuse. En -effet la théorie sociologique pose immédiatement en -principe, à ce sujet, que l'éducation de l'individu doit -essentiellement reproduire celle de l'espèce, au moins -dans chacune de ses grandes phases successives, d'après -l'évidente similitude d'origine, de nature, et de terminaison, -<span class="pagenum" id="Page_699">699</span> -malgré l'immense inégalité de vitesse. Ainsi, les -mêmes motifs fondamentaux, soit scientifiques, soit logiques, -qui, dans le pénible essor de l'humanité, ont -exclusivement conféré aux plus simples études inorganiques -l'élaboration primitive de la positivité rationnelle, -imposent, non moins évidemment, une pareille marche -à chaque évolution personnelle, sous peine d'un inévitable -avortement, non-seulement en cas de grave négligence -de l'un quelconque des divers élémens essentiels, -mais aussi par suite de toute forte perturbation de l'ordre -nécessaire de leur succession hiérarchique. Directement -établi au début de cet ouvrage, ce grand principe, à la -fois historique et dogmatique, de la logique positive a -été ensuite constamment vérifié à tous les différens degrés -de la longue préparation philosophique à laquelle -j'ai dû assujettir graduellement le lecteur, comme moi-même, -et dont l'ensemble n'en constitue, à vrai dire, -qu'une rigide application continue. Les spéculations mathématiques -conserveront donc éternellement, pour -l'individu, l'inaltérable privilége qu'elles ont temporairement -exercé pour l'espèce, de fournir exclusivement -le berceau spontané de la positivité rationnelle: les -justes exigences des géomètres obtiendront toujours, à -cet égard, une indestructible autorité, dont aucune -supériorité personnelle ne saurait jamais s'affranchir entièrement, -et que consacrera de plus en plus la raison -publique, à mesure qu'elle sentira mieux les premiers -besoins de l'esprit humain. Mais, complétant cet indispensable -principe, on n'oubliera pas qu'un berceau ne -saurait être un trône, et que le plus simple degré de l'élaboration -positive ne peut aucunement dispenser de -<span class="pagenum" id="Page_700">700</span> -poursuivre ses modifications successives envers les différens -ordres de phénomènes jusqu'à ce que leur complication -croissante ait enfin conduit, l'individu comme l'espèce, -au seul point de vue vraiment universel, unique terme, -en l'un et l'autre cas, de toute véritable éducation.</p> - -<p>Tels sont les divers genres de considérations qui concourent -à démontrer l'heureuse aptitude de la philosophie -positive à établir, sans aucune inconséquence, une -conciliation définitive entre les deux voies intellectuelles, -jusqu'ici radicalement antipathiques, qui procèdent à -l'enchaînement de nos différentes spéculations, en partant, -soit du monde extérieur, soit de l'homme lui-même. -En réduisant leurs prétentions opposées à ce -qu'elles contiennent de légitime et de permanent, l'une -dirige toujours l'essor fondamental du véritable esprit -philosophique, l'autre maintient sans cesse le seul principe -de liaison propre à constituer une véritable unité -mentale. Par là se trouve enfin dissipé irrévocablement -le grand antagonisme logique qui, depuis Aristote et -Platon, domine l'ensemble de l'évolution humaine, à la -fois intellectuelle et sociale, et qui, après avoir été longtemps -indispensable à ce double mouvement préparatoire, -devient maintenant le plus puissant obstacle à -l'accomplissement décisif de sa destination finale, dont -l'âge est désormais arrivé.</p> - -<p>La discussion difficile et variée que nous venons d'achever -était ici nécessaire pour manifester suffisamment -l'unité fondamentale que la création de la sociologie -vient aujourd'hui constituer spontanément dans le système -entier de la vraie philosophie moderne. Après cette -démonstration décisive, qui caractérise pleinement -<span class="pagenum" id="Page_701">701</span> -l'esprit général propre à une telle philosophie, les autres -conclusions essentielles relatives à son appréciation logique -doivent aisément ressortir de l'ensemble de ce -Traité, en considérant maintenant, d'une manière sommaire -mais directe, d'abord la nature et la destination, -ensuite l'institution et le développement de la méthode -positive, enfin complète et dès lors indivisible; afin que -ses divers attributs essentiels, jusqu'ici purement spontanés, -acquièrent désormais une consistance convenablement -systématique, sous l'uniforme prépondérance -du point de vue sociologique.</p> - -<p class="sep2">Envers chacun des différens ordres de phénomènes, -nous avons spécialement reconnu que la philosophie positive -se distingue surtout de l'ancienne philosophie, -théologique ou métaphysique, par sa tendance constante -à écarter comme nécessairement vaine toute recherche -quelconque des causes proprement dites, soit premières, -soit finales, pour se borner à étudier les relations invariables -qui constituent les lois effectives de tous les événemens -observables, ainsi susceptibles d'être <ins id="cor_21" title="rationellement">rationnellement</ins> -prévus les uns d'après les autres. Tant que les effets -naturels restent attribués à des volontés surhumaines, -les spéculations relatives à l'origine et à la destination -des divers êtres doivent seules paraître dignes d'occuper -sérieusement notre intelligence, dont elles pouvaient -seules, il est vrai, stimuler suffisamment le premier essor -contemplatif. Mais, sous l'inévitable décadence ultérieure -de l'esprit religieux, à mesure que notre activité -mentale trouve un meilleur aliment continu, ces questions -inaccessibles sont graduellement abandonnées, et -<span class="pagenum" id="Page_702">702</span> -finalement jugées vides de sens pour nous, qui ne saurions -réellement connaître que les faits appréciables à -notre organisme, sans jamais pouvoir obtenir aucune -notion sur la nature intime d'aucun être, ni sur le mode -essentiel de production d'aucun phénomène. Quoique -cette pleine maturité de la raison humaine soit encore -trop récente, et même fort incomplète aujourd'hui, -jusque chez les plus saines intelligences, elle a été ici -constituée enfin relativement à toutes les classes possibles -de conceptions élémentaires, y compris les plus -compliquées et les plus universelles: d'ailleurs, l'unanime -prépondérance maintenant obtenue par un tel régime -logique dans les études les plus simples et les plus -parfaites montrait déjà clairement que son insuffisante -extension actuelle à des sujets où il doit naturellement -devenir plus indispensable, n'est qu'une conséquence -passagère de l'enfance plus prolongée des spéculations -les plus difficiles.</p> - -<p>Cette notion générale de la vraie nature des recherches -positives quelconques nous a spontanément conduits, -d'après une juste appréciation des conditions essentielles -propres à chaque cas scientifique, à déterminer partout -les attributions respectives de l'observation et du raisonnement, -de manière à éviter également les deux écueils -opposés de l'empirisme et du mysticisme, entre lesquels -doivent constamment cheminer les connaissances réelles. -D'une part, nous avons ainsi consacré la maxime, devenue, -depuis Bacon, si heureusement vulgaire, sur la -nécessité continue de prendre les faits observés pour base, -directe ou indirecte, mais toujours seule décisive, de -toute saine spéculation: au point que, comme je -<span class="pagenum" id="Page_703">703</span> -l'écrivais, en 1825, dans un travail déjà cité, «Toute proposition -qui n'est pas finalement réductible à la simple -énonciation d'un fait, ou particulier ou général, ne -saurait offrir aucun sens réel et intelligible». Mais, -d'une autre part, nous avons pareillement écarté les irrationnelles -dispositions, aujourd'hui trop communes, -qui réduiraient la science à une stérile accumulation de -faits incohérens; car nous avons reconnu, en tous genres, -que la véritable science, appréciée d'après cette prévision -rationnelle qui caractérise sa principale supériorité envers -la pure érudition, se compose essentiellement de lois, et -non de faits, quoique ceux-ci soient indispensables à -leur établissement et à leur sanction: en sorte qu'aucun -fait isolé ne saurait être vraiment incorporé à la science, -jusqu'à ce qu'il ait été convenablement lié à quelque -autre notion, au moins à l'aide d'une judicieuse hypothèse. -Outre que les saines indications théoriques doivent -souvent contrôler et rectifier d'imparfaites observations, -il est clair que l'esprit positif, sans méconnaître jamais -la prépondérance nécessaire de la réalité directement -constatée, tend toujours à agrandir, autant que possible, -le domaine rationnel aux dépens du domaine expérimental, -en substituant de plus en plus la prévision -des phénomènes à leur exploration immédiate: le progrès -scientifique consiste principalement à diminuer -graduellement le nombre des lois distinctes et indépendantes, -en étendant sans cesse les liaisons. Toutefois -l'insuffisante éducation des savans actuels nous a donné -lieu de signaler, à ce sujet, surtout chez les géomètres, -une aberration trop commune, radicalement funeste à la -véritable rationnalité, par suite d'une vicieuse exagération -<span class="pagenum" id="Page_704">704</span> -qui dispose à chercher partout, d'après de vaines hypothèses, -une chimérique unité. Le nombre des lois vraiment -irréductibles est nécessairement beaucoup plus -considérable que ne l'indiquent ces dangereuses illusions, -fondées sur une fausse appréciation de notre puissance -mentale et des difficultés scientifiques. Une telle unité -d'explication constitue non-seulement une absurde utopie -envers l'ensemble total de nos diverses connaissances -réelles, mais elle restera même toujours impossible à -réaliser dans l'intérieur de chaque science fondamentale, -isolément envisagée: la branche la plus simple de la philosophie -naturelle constitue seule, à cet égard, une exception -trop légèrement érigée en type universel, et qui -d'ailleurs est fort incomplète, puisque la théorie de la -gravitation n'établit aucune liaison générale entre la plupart -des données élémentaires relatives aux divers astres -de notre monde. Cette tendance abusive vers une systématisation -illusoire s'explique aisément d'après les dispositions -d'esprit qui ont dû présider, pendant les deux -derniers siècles, à l'essor successif des sciences préliminaires, -jusqu'à l'avénement de la science finale dans ce -Traité; car un pareil effort devait alors, sous de vicieuses -inspirations mathématiques, sembler seul propre -à procurer au système des connaissances positives une -indispensable homogénéité. Mais la prolongation d'une -telle aberration serait désormais inexcusable, maintenant -que toute intelligence vraiment philosophique peut directement -concevoir, par l'universalité nécessaire du -point de vue sociologique, l'unique moyen de constituer -spontanément cette liaison fondamentale, sans entraver -le génie propre de chaque science sous une concentration -<span class="pagenum" id="Page_705">705</span> -factice et oppressive. Ainsi, quoique d'heureuses généralisations -doivent toujours diminuer le nombre des lois -naturelles vraiment indépendantes, il ne faut jamais -oublier qu'un tel progrès ne saurait avoir de valeur durable -qu'en restant constamment subordonné à la réalité -des conceptions, et il serait d'ailleurs peu judicieux d'espérer -que nos efforts puissent un jour pousser cette importante -réduction aussi loin, à beaucoup près, qu'on -le suppose encore communément, d'après une appréciation, -nécessairement très-imparfaite, du premier essor -de la positivité rationnelle dans les plus simples études -préliminaires.</p> - -<p>Sous un autre aspect non moins important, et jusqu'ici -trop méconnu, la vraie nature des spéculations positives -nous a souvent conduits à vérifier, en tous genres, -l'heureux accord fondamental de la saine contemplation -philosophique avec la marche spontanée de la raison publique. -Le régime théologico-métaphysique, plaçant directement -l'esprit humain à la prétendue source des explications -universelles, a profondément imprimé aux habitudes -spéculatives un vain caractère d'élévation chimérique qui -les isole radicalement des modestes allures de la sagesse -vulgaire, et qui n'est encore que très-imparfaitement rectifié -d'après l'essor insuffisant d'une positivité purement partielle. -Tandis que la raison commune se bornait à saisir, -dans l'observation judicieuse des divers événemens, -quelques relations naturelles propres à diriger les plus -indispensables prévisions pratiques, l'ambition philosophique, -dédaignant de tels succès, attendait d'une lumière -surhumaine la solution illusoire des plus impénétrables -mystères. Mais, au contraire, la saine philosophie, -<span class="pagenum" id="Page_706">706</span> -substituant partout la recherche des lois effectives à celle -des causes essentielles, combine intimement ses plus -hautes spéculations avec les plus simples notions populaires, -de manière à constituer enfin, sauf la seule inégalité -du degré, une profonde identité mentale, qui ne -permet plus habituellement à la classe contemplative un -orgueilleux isolement de la masse active: car chacun -conçoit ainsi désormais qu'il s'agit, de part et d'autre, -de questions radicalement semblables, finalement relatives -aux mêmes sujets, élaborées par des procédés -analogues, et toujours accessibles à toutes les intelligences -convenablement préparées, sans exiger aucune mystérieuse -initiation. Tout ce Traité concourt naturellement -à démontrer, à cet égard, d'après les confirmations les -plus décisives et les plus variées, que le véritable esprit -philosophique consiste uniquement en une simple extension -méthodique du bon sens vulgaire à tous les sujets -accessibles à la raison humaine, puisqu'on ne saurait -douter que, dans un genre quelconque, les inspirations -spontanées de la sagesse pratique n'aient seules déterminé -graduellement la transformation radicale des -antiques habitudes spéculatives, en rappelant toujours -les contemplations humaines à leur vraie destination et -aux conditions essentielles de leur réalité. La méthode -positive est nécessairement, comme la méthode théologique -ou métaphysique, l'œuvre continue de l'humanité -tout entière, sans aucun inventeur spécial; et ses principaux -caractères sont déjà nettement appréciables dès les -premières recherches usuelles dirigées vers un but suffisamment -déterminé. Prenant toujours pour type fondamental -cette sagesse spontanée, constamment -<span class="pagenum" id="Page_707">707</span> -recommandée par des succès journaliers, la saine philosophie -s'est réellement bornée ensuite à la généraliser et à la -systématiser, en l'étendant convenablement aux diverses -spéculations abstraites, qu'elle a ainsi successivement -régénérées, soit quant à la nature des questions, soit -quant au mode de solution. Comme nos observations -individuelles conservent nécessairement un certain caractère -de personnalité, qui doit être soigneusement écarté -de toute contemplation régulière, c'est essentiellement -à la raison publique qu'il appartient de déterminer, en un -cas quelconque, sous une forme plus ou moins explicite, -le champ général de la véritable exploration scientifique, -qui ne saurait jamais porter que sur les impressions -communes à tous les hommes, abstraction faite des -nuances, même normales, particulières à chaque observateur. -Il est, en outre, incontestable que l'exploration -vulgaire, quoique purement spontanée, fournit toujours -le vrai point de départ de toutes les spéculations positives, -dont il serait autrement impossible de comprendre -ni l'essor initial ni l'unanime propagation finale. Nous -avons, en effet, constamment reconnu que les faits les -plus communs sont aussi, en tous genres, les plus importans; -à tel point qu'une attention prépondérante accordée -à des phénomènes extraordinaires constitue maintenant, -auprès de tous les bons esprits, un des signes les moins -équivoques de l'imperfection des études scientifiques; -nous avons pareillement constaté que les plus puissans artifices -de la positivité rationnelle résultent primitivement -de l'heureuse systématisation de certains procédés logiques -naturellement émanés de la sagesse usuelle. Aussi -rien n'est-il plus contraire, en un cas quelconque, à la -<span class="pagenum" id="Page_708">708</span> -véritable philosophie, que l'élaboration dogmatique, -non moins stérile que puérile, des premiers principes -de nos connaissances réelles, qui, essentiellement dérivés -de l'essor spontané de la raison humaine, ne sauraient, -par cela même, jamais donner lieu à aucun traité judicieux. -Tel est, entre autres exemples, l'un des motifs -généraux les plus propres à vérifier et à expliquer la profonde -inanité nécessairement inhérente à la prétendue -psychologie moderne; car, outre l'absurde hallucination -qui caractérise son mode spécial d'exploration intérieure, -elle se propose surtout d'accomplir, envers les phénomènes -les plus compliqués, ce degré inopportun d'analyse -élémentaire que l'on s'est accordé à éliminer des -plus simples études, sans qu'elle ait pu seulement conduire -cette vaine investigation jusqu'au niveau des -notions inspirées de tout temps, à cet égard, par l'expérience -vulgaire. Enfin, outre le point de départ, la raison -publique doit aussi établir le but général des spéculations -positives, toujours finalement dirigées vers les -prévisions relatives aux besoins universels: c'est ainsi -que l'immortel fondateur de la vraie science astronomique -en avait immédiatement apprécié l'ensemble -total comme devant surtout fournir la détermination -rationnelle des longitudes, quoiqu'une telle destination -ne pût devenir suffisamment réalisable que vingt siècles -après Hipparque. Il ne peut donc y avoir d'essentiellement -propre aux philosophes, dans l'élaboration positive, -que l'institution et le développement des divers -procédés intermédiaires susceptibles de lier convenablement -les deux termes extrêmes spontanément indiqués -par la sagesse universelle. Toute la supériorité réelle du -<span class="pagenum" id="Page_709">709</span> -véritable esprit philosophique sur le bons sens vulgaire -résulte d'une application spéciale et continue aux spéculations -communes, en partant avec prudence du degré -initial, et après les avoir ramenées à un état normal de -judicieuse abstraction, sans lequel ne sauraient s'accomplir -cette généralisation et cette coordination qui constituent -la principale valeur des saines théories scientifiques: -car, ce qui manque surtout aux intelligences ordinaires, -c'est moins la justesse et la pénétration propres à dévoiler -d'heureux rapprochemens partiels, que l'aptitude à généraliser -des relations abstraites et à établir entre nos -différentes notions une parfaite cohérence logique, -dont la plupart des hommes sont trop peu touchés, -comme le témoigne leur facile résignation à la coexistence -prolongée des conceptions les plus contradictoires. Ainsi, -d'après ces divers motifs, on ne peut se former une -juste idée de l'ensemble effectif des études positives qu'en -y voyant, soit dans le passé, soit dans l'avenir, le -résultat continu d'une immense élaboration générale, à -la fois spontanée et systématique, à laquelle participe -nécessairement plus ou moins l'humanité tout entière, -seulement devancée par la classe spécialement contemplative. -Malgré la spontanéité primitive que nous a tant -présentée la philosophie théologique, son essor graduel -a dû être surtout attribué aux lumières surnaturelles de -quelques organes privilégiés, sans aucune active coopération -de la raison publique: en sorte que cette adjonction -normale de la masse pensante à l'association -scientifique constitue certainement l'un des caractères -distinctifs de la philosophie positive, dont il fallait ici convenablement -signaler une propriété trop mal appréciée, -<span class="pagenum" id="Page_710">710</span> -qui, mieux qu'aucune autre, peut déjà indiquer à quelle -intime et familière incorporation sociale est ultérieurement -réservé un système spéculatif toujours conçu comme -une simple extension de la commune sagesse. On vérifie -ainsi de nouveau que le point de vue sociologique est -désormais, en tous genres, le seul vraiment philosophique; -et chacun sent par là combien doit être impuissante -ou vicieuse toute étude relative à la marche de -notre intelligence quand on y procède essentiellement -du point de vue individuel, encore plus faux à cet égard -que sous tout autre aspect humain.</p> - -<p>D'après notre appréciation générale de la vraie nature -des spéculations positives, soit spontanées, soit systématiques, -il est clair que le principe fondamental de -la saine philosophie consiste nécessairement dans l'assujettissement -continu de tous les phénomènes quelconques, -inorganiques ou organiques, physiques ou moraux, -individuels ou sociaux, à des lois rigoureusement -invariables, sans lesquelles, toute prévision rationnelle -étant évidemment impossible, la science réelle demeurerait -bornée à une stérile érudition. Quoique nous -ayons vu les premiers germes de ce grand principe coexister -implicitement avec l'exercice primordial de la -raison humaine, qui, en aucun temps, n'a pu être entièrement -soumise au régime théologique, nous avons -cependant reconnu que son essor décisif a dû être beaucoup -plus tardif que ne le fait aujourd'hui supposer une -heureuse vulgarisation, résultat final de vingt siècles de -pénible élaboration. Pendant la longue enfance de l'humanité, -les phénomènes, partiels ou secondaires, envers -lesquels on n'a jamais pu méconnaître l'existence -<span class="pagenum" id="Page_711">711</span> -de certaines règles constantes, constituent assurément -une simple exception, dont l'importance spéculative est -loin de correspondre à son utilité pratique, et qui d'ailleurs -est alors fréquemment altérée par l'arbitraire intervention -des volontés dirigeantes. Un tel essor n'a pu -vraiment surgir qu'envers les plus simples conceptions -géométriques, et d'abord même numériques, qui, vu -leur abstraction supérieure et leur apparente inutilité, -avaient dû être spontanément soustraites à l'empire -explicite et spécial des croyances théologiques: il n'a pu -ensuite acquérir une véritable valeur philosophique -qu'en s'étendant graduellement aux contemplations astronomiques, -si naturellement destinées jusqu'ici, comme -je l'ai montré, à annoncer, dans leurs principales phases -logiques, les plus grandes révolutions mentales de l'humanité. -Malgré l'extrême imperfection de cette première -extension capitale, alors bornée à la seule géométrie -céleste, tandis que la mécanique céleste devait rester -longtemps encore à l'état purement théologique, sa -réaction générale, développée par de puissantes analogies -métaphysiques, a néanmoins constitué, au fond, -d'après notre théorie historique, le principal motif intellectuel -de cette importante réduction du polythéisme -en monothéisme, qui a commencé l'inévitable décadence -chronique de la philosophie initiale. Toutefois c'est -seulement sous l'ascendant universel d'une telle concentration -religieuse que le principe des lois invariables a -pu d'abord acquérir directement une véritable et active -popularité, surtout quand il a pu être introduit, pendant -la dernière phase du moyen âge, dans les spéculations -physico-chimiques, à l'aide des conceptions -<span class="pagenum" id="Page_712">712</span> -alchimiques et astrologiques, suivant les explications du -<a href="#Page_1">cinquante-sixième chapitre</a>. La grande transaction scolastique -a dès lors consacré cette puissance naissante, en -faisant désormais prévaloir cette célèbre notion transitoire -qui subordonne à des règles constantes le développement -effectif de la volonté directrice, ainsi spontanément -éliminée de tous les phénomènes où de telles règles -ont pu être successivement découvertes. Cet ingénieux -artifice a protégé jusqu'ici tout l'essor ultérieur du principe -positif, qui, après avoir graduellement obtenu, -pendant les deux derniers siècles, une prépondérance -incontestée envers les différentes études inorganiques, -a finalement prévalu aussi, de nos jours, dans la science -de l'homme individuel, même intellectuel et moral. -Néanmoins l'intime connexité d'une telle science, surtout -sous ce dernier aspect, avec celle du développement -social, n'a pu permettre que l'invariabilité des lois naturelles -y fût suffisamment sentie, soit chez la masse -pensante, soit même chez les organes spéculatifs, tant -que l'évolution totale de l'humanité n'était pas encore -assujettie à une semblable élimination directe des volontés -providentielles, ce qui n'a été réellement accompli -que par ce Traité. C'est seulement d'après cette ébauche -successive des lois effectives envers tous les ordres essentiels -de phénomènes, que ce principe fondamental peut -obtenir assez d'ascendant pour devenir la base directe et -exclusive d'une philosophie vraiment nouvelle, vu l'irrésistible -puissance des analogies, dès lors pleinement -rationnelles, qui font concevoir à tous les bons esprits -la vérification ultérieure d'une pareille hypothèse envers -les phénomènes où elle n'a pu jusqu'ici être spécialement -<span class="pagenum" id="Page_713">713</span> -confirmée, malgré leur évidente prépondérance -numérique. Tant que cette condition, aussi difficile -qu'indispensable, n'était pas suffisamment remplie, surtout -envers les phénomènes qui absorbent justement -aujourd'hui l'attention universelle, il fallait peu compter -sur la faible puissance d'une vague argumentation métaphysique, -qui avait prématurément tenté d'établir à -priori l'existence générale des lois naturelles, sans pouvoir -en signaler aucun germe décisif dans les cas les plus -importans; ce qui certainement ne permettait pas d'y -combattre avec succès l'énergique entraînement des habitudes -antérieures. Mais, au contraire, cette détermination -naissante des lois propres aux événemens les plus -complexes et les plus intéressans, quelque imparfaite -qu'elle doive être encore, ne laissera plus subsister -désormais aucun doute raisonnable quant à l'entière -généralité d'un tel principe, dont l'ascendant philosophique, -dès lors pleinement secondé par la tendance naturelle -de l'esprit moderne vers cet état normal, deviendra -bientôt irrésistible auprès de tous les hommes sensés. -Dans cette nouvelle situation, l'influence prolongée des -croyances monothéiques, qui avaient d'abord tant facilité -ce grand mouvement logique, surtout depuis la modification -scolastique, constitue réellement aujourd'hui -le seul obstacle essentiel à la plénitude de son accomplissement -universel, en conservant toujours la possibilité -d'une arbitraire intervention qui vienne brusquement -changer, sous un aspect quelconque, l'ordre -fondamental. Sans une telle arrière-pensée continue, -nécessairement inhérente à toute philosophie théologique, -même réduite à sa plus extrême simplification, -<span class="pagenum" id="Page_714">714</span> -la raison moderne aurait déjà entièrement cédé à la conviction -spontanée que doit produire, à ce sujet, le cours -journalier d'une foule d'événemens de tous genres régulièrement -accomplis selon nos prévisions rationnelles. -Toutefois la découverte naissante des lois sociologiques -doit aussi dissiper naturellement cette extrême opposition -d'une philosophie expirante, en ôtant directement aux -explications providentielles l'unique domaine important -qui leur fût effectivement resté depuis la transaction -cartésienne. C'est ainsi que la création finale de la sociologie -pouvait seule à la fois compléter et consolider aujourd'hui -la grande révolution mentale graduellement -déterminée, à cet égard, par les diverses sciences préliminaires. -En même temps, cette fondation décisive, qui -institue spontanément le nouveau système philosophique, -perfectionne beaucoup la notion générale des lois -naturelles envers tous les phénomènes antérieurs, en -assurant à ces différentes lois une indépendance directe -suffisamment conforme au vrai génie des études correspondantes. -Sous la vicieuse impulsion mathématique qui -avait dû présider, pendant les deux derniers siècles, au -premier essor philosophique de l'esprit positif, ce principe -fondamental ne semblait être, dans les sciences -supérieures, qu'une conséquence détournée, de plus en -plus éloignée et de moins en moins énergique, des inspirations -émanées des sciences inférieures: tandis que -maintenant sa réalisation immédiate en un cas évidemment -inaccessible à l'empire des conceptions mathématiques -doit naturellement réagir sur tous les autres, en -y faisant uniformément sentir que chaque ordre essentiel -de phénomènes a nécessairement ses lois propres, -<span class="pagenum" id="Page_715">715</span> -outre celles qui résultent de ses relations véritables avec -les ordres moins compliqués et plus généraux, suivant -les règles de la saine hiérarchie scientifique. Les hautes -spéculations sociologiques pouvaient donc seules développer -convenablement et conduire enfin jusqu'à sa -pleine maturité le sentiment universel des lois invariables, -d'abord inspiré par les simples théories mathématiques, -désormais philosophiquement réduites à leur -domaine normal.</p> - -<p>Considérées maintenant quant à leur nature scientifique, -ces lois, quoique toujours également aptes à la -prévision rationnelle qui les caractérise nécessairement, -donnent lieu, en général, à une distinction importante, -utilement appliquée dans toutes les parties de ce Traité, -selon que les relations ainsi consacrées ont pour objet la -similitude ou la succession des phénomènes correspondans. -Nos explications positives se réduisent constamment, -en effet, à lier entre eux les divers phénomènes, -tantôt comme semblables, tantôt comme successifs, sans -que nous puissions d'ailleurs rien constater réellement, -à cet égard, au delà du fait invariable d'une telle similitude, -ou d'une telle succession, dont la source et le mode -doivent rester à jamais impénétrables. La connaissance -effective de ces analogies ou de ces filiations suffit pleinement -pour atteindre le véritable but de toute saine contemplation -de la nature; puisque les phénomènes peuvent -être dès lors, d'une part éclaircis, d'une autre part prévus, -les uns d'après les autres: on sait, du reste, que -cette prévision peut indifféremment s'appliquer au présent, -ou même au passé, aussi bien qu'à l'avenir, en -conservant toujours un caractère identique, consistant à -<span class="pagenum" id="Page_716">716</span> -connaître les événemens indépendamment de leur observation -directe, et seulement en vertu de leurs relations -mutuelles. Cette distinction générale entre les lois d'assimilation -et les lois de succession a été surtout employée -dans ce Traité sous une autre forme plus usuelle, d'ailleurs -essentiellement équivalente, en y distinguant l'étude -statique et l'étude dynamique d'un sujet quelconque, -envisagé, tantôt quant à l'existence, tantôt quant à l'activité. -En attachant trop d'importance aux dénominations -habituelles, on croirait d'abord émanée de la science -mathématique une considération logique qui n'a pu y -être convenablement étendue que par une sorte de réaction -philosophique: il est clair que les expressions caractéristiques -pouvaient être également empruntées à -l'art musical, qui fournit, à cet égard, encore plus naturellement, -une heureuse comparaison, d'après un pareil -contraste élémentaire de l'harmonie à la mélodie. Abstraction -faite de toute formule, c'est assurément en -mathématique que cette importante distinction est, au -contraire, le moins prononcée, puisqu'elle ne saurait -aucunement y convenir à la géométrie proprement dite, -où il ne s'agit jamais que de relations de coexistence, et -qui cependant constitue, à tous égards, la principale -partie du domaine mathématique: elle ne commence à -s'appliquer que dans la mécanique, d'où dérivent les -termes consacrés, mais dont l'essor scientifique a été -beaucoup trop tardif pour avoir pu réellement inspirer -une telle notion. Graduellement développée par les parties -supérieures de la philosophie naturelle, l'étude des -corps vivans, d'où elle est évidemment émanée, peut -seule en manifester suffisamment les vrais caractères, -<span class="pagenum" id="Page_717">717</span> -d'après la distinction spontanée entre l'organisation et -la vie. Toutefois son établissement ne peut être complété -que dans la science sociologique, qui, manifestant -au plus haut degré une telle division, y ajoute naturellement -une haute destination pratique, en la faisant exactement -correspondre au contraste élémentaire des idées -d'ordre aux idées de progrès.</p> - -<p>Appréciées, enfin, quant à leur institution logique, les -lois réelles nous ont offert une autre distinction générale, -selon que leur source essentielle est expérimentale ou -rationnelle. Quoiqu'un vain orgueil dogmatique ait souvent -tenté de flétrir la première voie par une injuste -accusation d'empirisme, qui, au fond, conviendrait fréquemment -davantage à la seconde, puisque le raisonnement -peut devenir, en certains cas, tout aussi routinier -que l'observation est supposée l'être, nous avons reconnu -que cette diversité nécessaire n'influe aucunement ni sur -la certitude, ni sur l'utilité, ni même sur la vraie dignité -philosophique des lois correspondantes, pourvu qu'elles -soient, de part et d'autre, suffisamment constatées, et -d'ailleurs toujours établies d'après le mode le plus convenable -à la nature du sujet. Chacune des six sciences -fondamentales nous a présenté d'éminens exemples de -ces deux marches opposées, mutuellement complémentaires; -malgré les préjugés de nos géomètres, il n'y a -certes pas moins de vrai génie scientifique dans la découverte -de Kepler que dans celle de Newton: il est -d'ailleurs évident que les lois initiales de la mécanique -rationnelle, et celles même de la géométrie, reposent -uniquement sur une judicieuse observation, trop souvent -troublée par une vicieuse argumentation. On sait, du -<span class="pagenum" id="Page_718">718</span> -reste, que la perfection logique, qu'il faut constamment -avoir en vue, sans qu'elle soit toujours réalisable, consiste -surtout, sous cet aspect, à confirmer pleinement -par l'une de ces voies ce qui a dû être trouvé par l'autre: -cependant chaque science renferme assurément plusieurs -notions essentielles qui ne peuvent résulter que -d'un seul des deux procédés, sans être, à ce titre, moins -certaines, quand toutes les conditions ont été convenablement -remplies. Les avantages respectifs de ces deux -modes varient beaucoup suivant la nature des cas scientifiques: -il faut, autant que possible, préférer habituellement -la déduction pour les recherches spéciales, et -réserver l'induction pour les seules lois fondamentales, -afin de mieux constituer la systématisation positive. Si -l'abus de la seconde tend directement à faire dégénérer -la science en une confuse accumulation de lois incohérentes, -il est pareillement incontestable que l'emploi -exagéré de la première altère nécessairement l'utilité, la -netteté, et même la réalité de nos spéculations quelconques. -Quant aux ressources comparatives que possèdent, -à ce double titre, les différentes sciences fondamentales, -elles sont certainement beaucoup moins inégales que ne -l'indique vulgairement une fausse appréciation philosophique, -maintenant inspirée surtout par d'orgueilleux -préjugés mathématiques. D'une part, en effet, les sciences -supérieures, d'après l'excessive complication de leurs -phénomènes, présentant plus de difficultés à la déduction, -semblent moins accessibles à la voie rationnelle -que ne doivent l'être les sciences inférieures, où l'extrême -simplicité du sujet permet aisément de prolonger davantage -l'argumentation positive. Mais, en même temps, la -<span class="pagenum" id="Page_719">719</span> -dépendance nécessaire des études les plus complexes -envers les plus générales, suivant notre théorie hiérarchique, -doit naturellement procurer, dans les premières, -quand elles sont convenablement cultivées par des intelligences -vraiment dignes de cette haute mission, une -importance bien plus capitale aux considérations à priori -dérivées des sciences antérieures, et dont la judicieuse -introduction conduit alors à rendre essentiellement déductives -la plupart des notions fondamentales, qui ne -peuvent être qu'inductives dans les sciences plus isolées. -Quoique une telle compensation soit loin de suffire, et que -les diverses sciences ne puissent néanmoins, comme je -l'ai tant expliqué, comporter une égale perfection, elles -peuvent toutefois devenir ainsi essentiellement équivalentes, -soit en positivité, soit même en rationnalité: une -juste comparaison ne saurait, à cet égard, uniquement -reposer sur l'appréciation effective de notre état présent, -trop rapproché de l'essor initial des études les plus difficiles, -qui sont encore si imparfaitement instituées, tandis -que les plus faciles ont acquis depuis longtemps un caractère -beaucoup moins éloigné de leur vraie constitution -finale. Il faut d'ailleurs, à ce sujet, considérer aussi, en -sens inverse, que cette formation plus récente des sciences -supérieures ne leur est pas entièrement désavantageuse, -puisqu'elle y doit naturellement permettre un plus libre -et plus complet ascendant du véritable esprit philosophique, -en ne développant les habitudes mentales correspondantes -que lorsque l'éducation générale de la raison -humaine est réellement plus avancée; outre que la -position encyclopédique d'un tel ordre de spéculations -y doit susciter spontanément un sentiment plus étendu -<span class="pagenum" id="Page_720">720</span> -et plus réel de l'ensemble de la méthode positive. Tous -les penseurs qui sauront assez s'affranchir de nos préjugés -scientifiques pour établir, à ces divers titres, une -judicieuse comparaison philosophique entre les deux -termes extrêmes de la vraie hiérarchie spéculative, reconnaîtront -finalement, j'ose le dire, d'après un sage -examen respectif, que la science sociologique, quoique -créée seulement par ce Traité, peut déjà rivaliser, non de -précision et de fécondité, mais de positivité et de rationnalité, -avec la science mathématique elle-même, soit -par une plus parfaite émancipation de toute influence -métaphysique, soit surtout en vertu d'une solidarité plus -satisfaisante, dans une étude dont l'immensité et la difficulté -n'empêchent pas la réduction spontanée à une véritable -unité, comme je crois l'avoir suffisamment constaté -en déduisant d'une seule loi fondamentale l'explication -générale de chacune des grandes phases successives -propres à l'ensemble de l'évolution humaine. Si l'on a -convenablement égard aux diversités nécessaires, on trouvera -que les sciences préliminaires n'offrent, sous ce rapport, -rien de vraiment comparable, sauf la parfaite systématisation -accomplie par Lagrange dans la théorie de -l'équilibre et du mouvement, relativement à un sujet -bien moins difficile et beaucoup mieux préparé; ce qui -doit manifester l'aptitude naturelle de la science finale à -une coordination plus complète, malgré sa fondation -récente, et nonobstant la complication transcendante de -ses phénomènes, par la seule efficacité de sa position -normale à l'extrémité supérieure de la véritable échelle -encyclopédique.</p> - -<p>Cette appréciation fondamentale de la philosophie -<span class="pagenum" id="Page_721">721</span> -positive comme ayant toujours pour objet l'étude des -lois invariables, soit d'harmonie, soit de succession, à la -fois expérimentales et rationnelles, propres aux divers -ordres de phénomènes, nous a partout conduits à faire -spécialement ressortir les deux caractères corrélatifs, -l'un logique, l'autre scientifique, qui, en un sujet quelconque, -distinguent le plus profondément une telle manière -de philosopher. Le premier consiste surtout dans -la prépondérance nécessaire et universelle, mais d'ailleurs -directe ou indirecte, de l'observation sur l'imagination, -contrairement au régime philosophique initial. -Tant que l'état franchement théologique a suffisamment -persisté, c'est-à-dire jusqu'au plein ascendant du monothéisme, -les enquêtes inaccessibles dont l'esprit humain -était habituellement préoccupé se trouvaient nécessairement -dirigées par des révélations plus ou moins explicites, -où l'imagination avait seule essentiellement part, -sans que l'observation y pût même exercer aucun contrôle -capital et continu, puisque le sentiment général -de l'existence des lois naturelles n'avait alors acquis aucune -consistance rationnelle. En passant à l'état éminemment -métaphysique, qui a commencé à prévaloir aussitôt -après l'entier développement social du monothéisme, -l'imagination pure n'est plus souveraine, mais la véritable -observation ne l'est pas encore; c'est l'argumentation -proprement dite qui domine l'ensemble du régime philosophique, -où le raisonnement s'exerce, non sur des -fictions, ni sur des réalités, mais sur de simples entités. -Dans cette situation transitoire, la nature des principales -recherches n'ayant pas changé, et la marche étant seulement -transformée, d'équivalentes considérations à priori, -<span class="pagenum" id="Page_722">722</span> -indépendantes de toute observation, continuent à diriger -les hautes spéculations, quoique sous une forme plus -abstraite, pendant que s'accumulent les faits secondaires -destinés à permettre ensuite une meilleure alimentation -mentale. L'exorbitante prolongation de ce régime vague -et équivoque constitue le plus grand danger propre au -développement de la raison moderne, qui ne peut -plus sérieusement redouter les fictions théologiques, -tandis qu'elle peut être, au contraire, fort entravée, à -tous égards, par ces entités métaphysiques, dont -l'empire, moins consistant, mais plus spécieux, présente -une apparence de rationnalité susceptible de séduire les -intelligences qu'un convenable exercice positif n'a pas -suffisamment raffermies. Nous avons constaté, même en -mathématique, surtout envers la théorie du mouvement, -combien l'abus du raisonnement, symptôme invariable -d'une telle transition, y a longtemps empêché la connaissance -des plus importantes vérités scientifiques, et altère -encore gravement leur appréciation habituelle. L'ensemble -de la méthode positive est si mal compris des savans -actuels, par suite d'une culture trop dispersive, qu'il -n'est, malheureusement, pas superflu de signaler directement -aujourd'hui la prépondérance continue de l'observation -sur l'imagination comme le principal caractère -logique de la saine philosophie moderne, en tant que -dirigeant nos recherches, non vers les causes essentielles, -mais vers les lois effectives, des divers phénomènes -naturels: car, sans être désormais immédiatement contesté, -ce principe fondamental reste souvent méconnu -dans les travaux spéciaux. Quoique les différens ordres -de spéculations réelles accordent, sans doute, à -<span class="pagenum" id="Page_723">723</span> -l'imagination une haute participation active, nous l'y avons -cependant toujours vue nécessairement subordonnée à -l'observation, c'est-à-dire constamment employée à créer -ou à perfectionner les moyens de liaison entre les faits -constatés; mais le point de départ ni la direction ne sauraient, -en aucun cas, lui appartenir. Même quand nous -procédons vraiment à priori, il est clair que les considérations -générales qui nous guident ont été primitivement -fondées, soit dans la science correspondante, soit dans -une autre, sur la simple observation, seule source de leur -réalité et aussi de leur fécondité. Voir pour prévoir, tel -est le caractère permanent de la véritable science; tout -prévoir sans avoir rien vu, ne peut constituer qu'une -absurde utopie métaphysique, encore trop poursuivie.</p> - -<p>À cette appréciation logique correspond naturellement, -sous l'aspect scientifique, la substitution nécessaire -du relatif à l'absolu, comme constituant aujourd'hui -l'attribut le plus décisif du vrai génie philosophique. -Dans toutes les parties actuelles de la philosophie naturelle, -nous avons toujours vu cette grande et heureuse -transformation résulter spontanément d'un essor suffisant -de la positivité rationnelle; et nous l'avons ensuite étendue -irrévocablement au seul ordre essentiel de phénomènes -qui ne l'eût pas encore manifestée. En résultat -commun de cette double élaboration, il ne reste donc -plus ici qu'à caractériser sommairement le profond contraste -général qui existe directement, à ce sujet, entre -la philosophie pleinement positive et l'ancienne philosophie -théologico-métaphysique. Celle-ci, en effet dans -les diverses phases qu'elle a dû successivement offrir, et -même à l'état métaphysique le moins éloigné de l'état -<span class="pagenum" id="Page_724">724</span> -positif, conserve sans cesse cette tendance invincible -aux notions absolues qui doit naturellement convenir -à toute recherche quelconque de la cause proprement -dite et du mode essentiel de production des divers phénomènes. -Rien ne pouvant mieux caractériser les natures -vraiment éminentes que leurs efforts instinctifs pour surmonter -spontanément une vicieuse direction fondamentale, -le plus grand des métaphysiciens modernes, l'illustre -Kant, a noblement mérité une éternelle admiration -en tentant, le premier, d'échapper directement à l'absolu -philosophique par sa célèbre conception de la double réalité, -à la fois objective et subjective, qui indique un si -juste sentiment de la saine philosophie. Mais cet heureux -aperçu, privé de toute active consistance scientifique, par -suite du stérile isolement où la métaphysique se trouvait -partout radicalement placée depuis la transaction cartésienne, -suivant les explications directes du <a href="#Page_1">cinquante-sixième -chapitre</a>, ne pouvait aucunement suffire à instituer -une philosophie vraiment relative: aussi l'absolu, -que ce puissant penseur avait, à certains égards, implicitement -contenu, n'a pas tardé à reprendre naturellement, -chez ses divers successeurs, son ancienne prépondérance, -même plus dogmatiquement formulée, et que -peut seul détruire l'ascendant final de l'esprit philosophique -graduellement émané de l'évolution scientifique -proprement dite. Or, rien de vraiment décisif n'était possible -à cet égard, tant que cette évolution n'était pas -convenablement étendue jusqu'aux spéculations sociales, -soit parce qu'elle restait encore trop incomplète, soit -surtout parce qu'elle n'affectait pas les seules conceptions -pleinement universelles. Mais cette condition finale -<span class="pagenum" id="Page_725">725</span> -étant désormais suffisamment réalisée par ce Traité, l'irrévocable -décadence de toute philosophie absolue ne -peut plus être aucunement empêchée, en un siècle dont -l'esprit dominant est d'ailleurs si contraire à son antique -ascendant, même chez les populations où la déplorable -influence mentale du protestantisme a dû gravement entraver -l'essor de la philosophie positive, en prolongeant et -aggravant spécialement la transition métaphysique. D'abord, -l'ensemble des études inorganiques nous a clairement -démontré, à tous égards, que toutes les notions sur -le monde extérieur, où l'homme n'intervient que comme -spectateur de phénomènes indépendans de lui, sont essentiellement -relatives, comme nous l'avons surtout remarqué -envers celle qui semblait le plus justement devoir -conserver un caractère absolu, c'est-à-dire la -pesanteur. Ensuite, la saine philosophie biologique nous -a fait sentir, en restant au point de vue élémentaire de -l'homme individuel, que les opérations mêmes de notre -intelligence, en qualité de phénomènes vitaux, sont -inévitablement subordonnées, comme tous les autres -phénomènes humains, à cette relation fondamentale -entre l'organisme et le milieu, dont le dualisme constitue, -à tous égards, la vie, suivant les explications directes -du quarantième chapitre, spécialement complétées, -sous ce rapport, au quarante-cinquième. Ainsi, -toutes nos connaissances réelles sont nécessairement relatives, -d'une part au milieu en tant que susceptible -d'agir sur nous, et d'une autre part à l'organisme en -tant que sensible à cette action: en sorte que l'inertie de -l'un ou l'insensibilité de l'autre suppriment aussitôt ce -commerce continu d'où dépend toute notion effective; -<span class="pagenum" id="Page_726">726</span> -ce qui est surtout sensible dans les cas où la communication -s'opère par une seule voie, comme je l'ai noté, en -philosophie astronomique, envers les astres obscurs, ou -chez les individus aveugles. Toutes nos spéculations quelconques -sont donc à la fois profondément affectées, aussi -bien que tous les autres phénomènes de la vie, par la -constitution extérieure qui règle le mode d'action, et par -la constitution intérieure qui en détermine le résultat -personnel, sans que nous puissions jamais établir, en -chaque cas, une exacte appréciation partielle de l'influence -uniquement propre à chacun de ces deux inséparables -élémens de nos impressions et de nos pensées. -C'est à l'équivalent très-imparfait de cette conception -biologique que Kant était seulement parvenu, à sa manière, -avec les divers inconvéniens graves, quant à la -netteté et surtout à l'efficacité, qui restaient inhérens à sa -marche métaphysique. Mais un tel pas, même mieux accompli, -ne saurait évidemment suffire, puisqu'il ne concerne -qu'une appréciation purement statique de l'intelligence -individuelle; ce qui constitue un point de vue -beaucoup trop éloigné de la réalité philosophique pour -pouvoir déterminer, à cet égard, aucune révolution décisive. -Il était donc indispensable de s'élever enfin directement -jusqu'à la saine appréciation dynamique de l'intelligence -collective de l'humanité, convenablement -envisagée dans l'ensemble de son développement continu; -ce qui doit certainement caractériser à ce sujet le -seul état vraiment normal, désormais atteint dans ce -Traité par la création de la sociologie, d'où dépend aujourd'hui -l'entière élimination de l'absolu. C'est uniquement -alors que l'indication biologique se trouve -<span class="pagenum" id="Page_727">727</span> -complétée et fécondée, en faisant sentir que, dans le grand -dualisme élémentaire entre l'intelligence et le milieu, -le premier terme est nécessairement assujetti aussi à des -phases successives, et surtout en dévoilant la loi fondamentale -de cette évolution spontanée. Ainsi l'aperçu statique -montrait seulement que nos conceptions seraient -modifiées si notre organisation changeait, autant que par -l'altération du milieu; mais comme, en réalité, ce changement -organique est purement fictif, l'absolu n'était -qu'imparfaitement ôté, puisque l'immuable semblait -rester. Notre théorie dynamique, au contraire, prend directement -en considération prépondérante le développement -graduel auquel est évidemment assujettie, sans -aucune transformation d'organisme, l'évolution intellectuelle -de l'humanité, et dont l'influence continue n'avait -pu être écartée que d'après une vicieuse abstraction métaphysique, -constituant tout au plus un degré transitoire, -mais entièrement incompatible avec l'état normal des -conclusions philosophiques. Ce dernier effort est donc -seul susceptible d'une pleine et active efficacité contre la -philosophie absolue: s'il était possible que je me fusse -mépris sur la véritable loi de la grande évolution humaine, -il n'en pourrait résulter rationnellement que la -nécessité d'établir une meilleure doctrine sociologique, -et je n'en aurais pas moins irrévocablement constitué, à -ce sujet, l'unique méthode susceptible de conduire à la -connaissance positive de l'esprit humain, désormais envisagé -dans l'ensemble de ses conditions nécessaires, et -non dans la situation vague et chimérique à laquelle s'est -toujours arrêtée la marche métaphysique. La prétendue -immuabilité mentale étant ainsi écartée, la philosophie -<span class="pagenum" id="Page_728">728</span> -relative se trouve directement constituée; car nous avons -été conduits par là à concevoir habituellement, en tous -genres, les théories successives comme des approximations -croissantes d'une réalité qui ne saurait jamais être -rigoureusement appréciée, la meilleure théorie étant toujours, -à chaque époque, celle qui représente le mieux -l'ensemble des observations correspondantes, suivant la -tendance spontanée, aujourd'hui heureusement familière -aux bons esprits scientifiques, à laquelle la philosophie -sociologique se borne à ajouter une complète généralisation, -et dès lors une consécration dogmatique.</p> - -<p>En même temps, cette appréciation finale doit spontanément -dissiper les craintes sérieuses qu'avait dû souvent -inspirer jusqu'ici une élimination prématurée et -mal conçue de l'absolu philosophique, d'après d'insuffisans -aperçus métaphysiques, qui, si leur influence pratique -n'eût pas été essentiellement contenue par la rectitude -naturelle de la raison commune, pouvaient -conduire aux plus dangereuses aberrations, en ôtant -toute consistance à nos opinions quelconques, ainsi livrées, -en apparence, à des fluctuations arbitraires et -indéfinies, sans aucun principe de fixité. D'abord, sous -l'aspect statique, il est certain que plusieurs écoles ont -vicieusement exagéré l'influence nécessaire des diversités -organiques sur les conceptions mentales, en rapportant -au mode les variations toujours bornées au degré. Si l'on -considère l'ensemble des organismes possibles, soit effectifs, -soit même fictifs, on reconnaît aisément que, -quoique le monde ne doive pas sans doute être entièrement -identique pour tous les animaux, les connaissances -réelles propres aux diverses races ont cependant un fond -<span class="pagenum" id="Page_729">729</span> -essentiellement commun, qui est seulement plus ou -moins apprécié par des entendemens plus ou moins parfaits -mais radicalement homogènes. Cette conformité -nécessaire est incontestable pour la partie expérimentale -de chaque notion, puisque nos impressions personnelles -n'y servent surtout que d'intermédiaires indispensables -à la manifestation des rapports externes; et elle est assurément -encore plus évidente pour la partie purement -rationnelle, puisque les diverses intelligences ne sauraient -aucunement différer quant à la nature élémentaire -des déductions ou des combinaisons, malgré leur aptitude -très-inégale à les former ou à les prolonger. On ne -pourrait méconnaître cette universalité fondamentale -des lois intellectuelles, sans être pareillement conduit à -nier aussi celle de toutes les autres lois biologiques, -aujourd'hui scientifiquement établie. Ainsi, le monde -réel est, sans doute, moins bien connu, sauf à quelques -égards secondaires, par les autres animaux, même les -plus élevés, que par notre espèce, comme il pourrait -l'être encore mieux par des êtres plus parfaits, que l'on -imaginerait propres à faire des observations plus complètes -ou plus exactes et des raisonnemens plus généraux -ou plus suivis: mais, en tous ces cas, le sujet des études -et le fond des conceptions restent nécessairement identiques, -quelle que puisse être la diversité des degrés, -toujours analogue à celle que nous apercevons journellement -chez les différens hommes, et seulement beaucoup -plus prononcée; les maladies mentales elles-mêmes -n'altèrent pas essentiellement cette identité nécessaire. -En second lieu, sous l'aspect dynamique, il est clair -que les variations continues des opinions humaines, -<span class="pagenum" id="Page_730">730</span> -selon les temps ou suivant les lieux, n'affectent pas davantage -une telle uniformité radicale, puisque nous -connaissons maintenant la loi fondamentale d'évolution -à laquelle est assujetti le cours, en apparence arbitraire, -de ces diverses mutations. Le spectacle de ces grands -changemens n'a pu faire croire à l'incertitude totale de -nos connaissances quelconques que par suite même de la -prépondérance, jusqu'ici plus ou moins persistante, d'une -philosophie essentiellement absolue, qui ne permettait -pas de concevoir la vérité sans l'immuabilité. Une autre -conséquence, plus fréquente et non moins funeste, de -ce vicieux régime intellectuel, se trouve pareillement -dissipée par la philosophie positive, toujours sagement -relative, sous l'ascendant universel de l'esprit sociologique: -c'est la tendance, aujourd'hui si commune, -surtout chez les hommes éclairés, à une absurde exagération -de la supériorité propre à la raison moderne, en -interprétant la plupart des opinions antérieures de l'humanité -comme l'indice d'une sorte d'état chronique d'aliénation -mentale qui aurait persisté jusqu'à ces derniers -siècles, sans que d'ailleurs on s'inquiète davantage de -motiver sa cessation que son origine. Cette irrationnelle -disposition, principal fondement logique des conceptions -purement révolutionnaires, et qui empêche directement -toute saine appréciation de l'ensemble de l'évolution -humaine, a été spontanément rectifiée, dans ce -Traité, d'après l'élaboration historique qui nous a constamment -représenté, au contraire, non-seulement les -théories successives de chaque science réelle, mais même -les croyances monothéiques, polythéiques, ou fétichiques, -les plus opposées à nos lumières actuelles, comme -<span class="pagenum" id="Page_731">731</span> -ayant toujours constitué, au temps de leur avénement, -et ensuite pour une certaine durée, le meilleur système -compatible avec l'âge correspondant du développement -humain, c'est-à-dire la moins imparfaite approximation -qui fût alors possible de cette vérité fondamentale dont -nous sommes seulement plus rapprochés aujourd'hui, -quoique notre nature, ni aucune autre quelconque, -n'y puisse jamais rigoureusement parvenir. La saine -philosophie, restituant enfin à notre intelligence ce mouvement -normal sans lequel, à aucun égard, on ne saurait -concevoir la vie, explique donc le cours général -des opinions humaines pendant les diverses phases successives -qui devaient préparer notre virilité mentale, -d'après le même principe nécessaire d'une harmonie -croissante entre les conceptions et les observations, qui -nous fait journellement sentir la réalité progressive de -nos différentes notions positives, depuis que la recherche -des lois commence à prévaloir sur celle des causes. C'est -ainsi que l'esprit sociologique pouvait seul constituer -une philosophie éminemment relative, en rendant toujours -prépondérante la considération universelle d'une -évolution fondamentale, assujettie à une marche déterminée, -et dominant, à chaque époque, l'ensemble de -nos pensées quelconques; de manière à permettre désormais -de concilier suffisamment les plus antipathiques -systèmes en rapportant chacun à la situation correspondante, -sans jamais compromettre cependant l'indispensable -énergie du jugement final par les dangereuses inconséquences -d'un vain éclectisme, qui aspire si étrangement -à conduire aujourd'hui le mouvement intellectuel, -tandis que lui-même, dépourvu de toute direction -<span class="pagenum" id="Page_732">732</span> -générale, oscille constamment jusqu'ici entre l'absolu et -l'arbitraire, également consacrés dans ses irrationnelles -abstractions. Le spectacle des grandes variations dogmatiques, -encore si dangereux à contempler pour tant -d'intelligences mal affermies, est dès lors irrévocablement -converti, d'après une judicieuse appréciation historique, -en source directe et continue de l'harmonie la plus durable -et la plus étendue.</p> - -<p>Après avoir suffisamment caractérisé, sous les divers -aspects essentiels, la vraie nature générale de la philosophie -positive, il faut maintenant compléter cette détermination -fondamentale par un examen plus immédiat -de sa destination permanente, successivement considérée, -soit dans l'individu, soit surtout dans l'espèce, -d'abord quant à la vie spéculative, ensuite quant à la -vie active.</p> - -<p>L'office théorique de la philosophie positive consiste -principalement, en ce qui concerne l'individu, à satisfaire -spontanément au double besoin élémentaire qu'éprouve -toujours notre intelligence d'étendre et de lier, -autant que possible, ses connaissances réelles. Ces deux -indispensables conditions ont dû être très-imparfaitement -remplies, et d'ailleurs rester vicieusement antipathiques, -tant qu'a prévalu la philosophie théologico-métaphysique, -par une suite nécessaire de son caractère -absolu, qui ne permettait la consistance qu'avec l'immobilité. -Quoique la liaison établie entre nos conceptions -sous l'ascendant arbitraire des volontés ou des entités -fût assurément très-vague et fort peu stable, elle -n'en tendait pas moins à empêcher directement leur extension, -en posant d'avance l'uniforme explication -<span class="pagenum" id="Page_733">733</span> -apparente de tous les cas imaginables; et elle y eût apporté, -en effet, un obstacle insurmontable, si un tel régime -mental avait jamais pu être rigoureusement universel: -mais, tandis que cet esprit initial dominait dans -toutes les hautes spéculations, les spéculations secondaires, -relatives aux questions les plus usuelles, étaient -nécessairement d'une autre nature, et présentaient, envers -certains phénomènes de tous genres, cette première -ébauche spontanée des lois effectives, sans laquelle -l'homme, encore plus qu'aucun autre animal, ne pourrait -nullement diriger sa conduite journalière; et c'est ce -qui a permis ensuite, comme je l'ai rappelé ci-dessus, le -développement continu des études réelles, d'après l'essor -graduel de cette positivité vulgaire, d'abord accessoire, -spéciale, et incohérente. Au contraire, la philosophie positive -ne saurait être mieux caractérisée que par son aptitude -naturelle à concilier directement et de plus en plus -ces deux besoins, jusqu'alors si opposés, de liaison et d'extension, -en tirant de la liaison même de nos connaissances -réelles le plus puissant moyen de déterminer leur extension, -et, réciproquement, en faisant servir chaque extension -accomplie à perfectionner la liaison antérieure. -Malgré les grandes difficultés que présente souvent cette -double réaction, surtout quand l'introduction de nouveaux -faits semble devoir profondément troubler la coordination -établie, une longue expérience, maintenant -assez complète pour être pleinement décisive, démontre -déjà irrécusablement cette éminente propriété de la philosophie -relative, toujours disposée à subordonner les -conceptions aux réalités. C'est ainsi que la vraie philosophie -moderne, dès sa plus intime et plus abstraite -<span class="pagenum" id="Page_734">734</span> -appréciation logique, se montre directement destinée à satisfaire -spontanément aux deux faces inséparables du -grand problème humain, en garantissant à la fois l'ordre -et le progrès, alternativement sacrifiés l'un à l'autre dans -les divers états de l'ancienne philosophie. D'après une -telle identité nécessaire, la fonction fondamentale de la -saine philosophie peut être utilement réduite, pour plus -de simplicité, à constituer, autant que possible, l'harmonie -générale de notre système intellectuel, afin de -mieux formuler ainsi la prééminence normale que doivent -toujours conserver, malgré cette heureuse convergence -naturelle, les besoins relatifs à l'existence sur ceux -propres au mouvement, aussi bien chez l'espèce que chez -l'individu, sauf les phases exceptionnelles où, en l'un et -l'autre cas, cette disposition habituelle semble temporairement -intervertie. Le caractère éminemment relatif -du véritable esprit philosophique doit conduire à regarder -cette entière cohérence logique comme constituant, -à chaque époque, le témoignage le plus décisif de la réalité -de nos conceptions, puisque leur correspondance -avec nos observations est dès lors directement garantie, -et que par là nous sommes assurés d'être aussi près de la -vérité que le comporte l'état correspondant de l'<ins id="cor_22" title="évolu-lution">évolution</ins> -humaine. Or, toute prévision rationnelle consistant, -au fond, à passer régulièrement d'une notion à -une autre, en vertu de leur liaison mutuelle, on voit -ainsi comment une telle prévision, devient nécessairement -le critérium le plus certain d'une vraie positivité, -en manifestant la destination essentielle de cette harmonie -fondamentale, qui fait spontanément résulter l'extension -de nos connaissances de leur saine coordination -<span class="pagenum" id="Page_735">735</span> -générale. Quoique ces besoins intellectuels doivent assurément -être, en eux-mêmes, peu prononcés d'ordinaire, -vu la faible énergie des fonctions spéculatives dans -l'ensemble de notre imparfait organisme, ils y sont cependant -beaucoup plus vifs que ne le fait d'abord supposer -la longue résignation de l'esprit humain à supporter, sans -aucune répugnance apparente, le régime philosophique le -moins propre à y satisfaire convenablement: car nous savons -que, loin d'indiquer aucun choix, une telle disposition -est une suite inévitable de la marche originale de -l'évolution mentale. À un degré quelconque de cette lente -préparation spontanée, si une heureuse communication -extérieure parvient à introduire avant le temps les conceptions -positives, l'avide empressement avec lequel elles sont -partout accueillies montre assez que l'attachement primitif -de notre intelligence aux explications théologiques -ou métaphysiques était seulement dû à l'impossibilité -évidente d'une meilleure alimentation, et n'avait -aucunement altéré l'intime sentiment de nos vrais appétits -cérébraux, comme le témoigne une expérience journalière, -soit individuelle, soit même collective. Il faut -d'ailleurs reconnaître que la faiblesse de notre entendement -constitue un nouveau motif de la prédilection involontaire -pour les connaissances réelles, du moins aussitôt -que leur essor suffisamment avancé peut lui procurer -un précieux soulagement, en lui faisant retrouver, -dans les relations générales, cette constance et cette continuité -que ne sauraient lui offrir les phénomènes particuliers, -et qui posent un terme, toujours ardemment -désiré, à ses pénibles hésitations. Mais, quelle que soit, -quant à l'individu, la haute importance d'un tel office -<span class="pagenum" id="Page_736">736</span> -spéculatif, c'est surtout envers l'espèce que sa destination -doit devenir vraiment fondamentale, en constituant -la base logique de l'association humaine. L'aptitude -spontanée de la philosophie positive à établir une exacte -harmonie dans le système total de chaque entendement -isolé se développe alors par une application plus vaste -et plus décisive, afin de déterminer une indispensable -convergence chez les diverses intelligences: c'est toujours, -au fond, en l'un et l'autre cas, la même propriété -élémentaire, avec une inégale activité, qui n'influe essentiellement -que sur la rapidité du succès. D'après la -similitude nécessaire entre l'organisme individuel et l'organisme -collectif, on peut assurer, en principe, que, à -chaque degré quelconque de la commune évolution, -toute philosophie qui aura pu constituer une véritable -cohérence logique chez un esprit unique, se montre, -par cela seul, susceptible de rallier ultérieurement la -masse entière des penseurs. C'est surtout ainsi que les -grands génies philosophiques deviennent spontanément -les guides intellectuels de l'humanité, comme subissant -les premiers chaque révolution mentale, dont une telle -manifestation devance et facilite plus ou moins l'avénement -naturel. Sensible jusque dans l'état théologico-métaphysique, -malgré les immenses divagations qu'il -comporte, cette intime solidarité doit être à la fois plus -directe, plus complète, et plus irrésistible, dans l'état -positif, où, comme nous l'avons déjà rappelé, toutes les -intelligences spéculent sur un fond commun, soumis à -leur appréciation, mais soustrait à leur ascendant, et -procèdent, suivant une marche toujours homogène, -d'après un même point de départ, à des recherches -<span class="pagenum" id="Page_737">737</span> -finalement identiques: leur inégalité effective, d'ailleurs -si irrationnellement exagérée par l'orgueil scientifique, -ne peut réellement affecter que l'époque du succès, qui, -une fois accompli en un seul cerveau, ne saurait plus -être convenablement observé chez tous les autres. Inversement -appliqué, cet important principe doit faire pareillement -sentir qu'une telle adhésion spontanée, graduellement -unanime, confirme autant la réalité des nouvelles -conceptions que leur opportunité, d'après la coïncidence -nécessaire que la philosophie relative démontre -entre ces deux conditions fondamentales; car deux appareils -aussi compliqués que le sont, à tant d'égards, -deux cerveaux humains, ne sauraient évidemment manifester -longtemps, dans leur allure originale, une marche -suffisamment conforme, sans qu'une telle coïncidence -ne doive constituer aussitôt une indication presque certaine -de la commune correspondance de leurs conceptions -simultanées au sujet extérieur de cette double contemplation; -comme nous le supposons habituellement, et -avec raison, envers des mécanismes infiniment plus simples. -D'une autre part, nulle intelligence partielle ne -saurait s'isoler assez de la masse pensante pour n'être pas -essentiellement entraînée par la convergence publique. -On le confirmerait au besoin d'après l'exemple exceptionnel -des réunions d'aliénés, qui, malgré leur discordance -caractéristique, exercent toujours une déplorable -influence sur l'état mental des plus éminens médecins -exposés à leur action journalière, en vertu de la seule -aptitude de toute énergique conviction, même erronée, -à troubler spontanément toute opinion contraire, quelque -bien fondée qu'elle puisse être. Aucun profond -<span class="pagenum" id="Page_738">738</span> -penseur n'oubliera donc jamais que tous les hommes doivent -être regardés comme naturellement collaborateurs pour -découvrir la vérité autant que pour l'utiliser. Quelle que -soit la juste hardiesse du génie vraiment destiné à devancer -la commune sagesse, son isolement absolu serait -nécessairement aussi irrationnel qu'immoral. L'état -d'abstraction indispensable aux grands efforts intellectuels -expose à tant de graves aberrations, soit par négligence, -soit même par illusion, qu'aucun bon esprit -ne doit dédaigner ce précieux contrôle permanent de la -raison publique, si propre à consolider et à rectifier sa -marche particulière, toujours plus ou moins aventureuse, -jusqu'à ce qu'il ait suffisamment mérité cet assentiment -universel, objet final de ses travaux. Une fois -accomplie, cette convergence spéculative constitue, à -son tour, la première condition élémentaire de toute -véritable association, qui exige, par sa nature, l'indispensable -réunion permanente d'un suffisant concours -d'intérêts, non-seulement avec une convenable conformité -de sentimens, mais aussi, et avant tout, avec une -communauté essentielle d'opinions: sans ce triple fondement -indivisible, aucune société quelconque, depuis la -famille jusqu'à l'espèce, ne saurait être ni active, ni durable. -Les haines profondes toujours suscitées par de -graves dissidences intellectuelles, et qui, sous d'autres -formes, ne seraient pas moins prononcées dans l'état positif, -si ces divergences y pouvaient être aussi complètes, -indiquent assez que, malgré le peu d'énergie intrinsèque -que notre nature accorde directement aux impulsions -purement mentales, leur réaction nécessaire sur l'ensemble -de notre conduite, soit individuelle, soit -<span class="pagenum" id="Page_739">739</span> -surtout collective, exige évidemment que la sociabilité humaine -repose d'abord sur leur universelle coïncidence. -Il serait sans doute superflu de faire ici spécialement -ressortir, à cet égard, la supériorité spontanée de la philosophie -positive, en un temps où de vaines prétentions -surannées ne sauraient empêcher la raison publique -de sentir profondément que, depuis plusieurs siècles, -l'ancienne philosophie, soit théologique, soit métaphysique, -loin de constituer encore la seule source d'harmonie -générale qui dût être primitivement possible quoique -extrêmement imparfaite, est réellement devenue, -chez l'élite de l'humanité, un principe très-actif d'intime -perturbation, à la fois personnelle, domestique et sociale. -Le cours graduel de l'évolution moderne a désormais -irrécusablement signalé dans l'esprit positif l'unique -base finale d'une vraie communion intellectuelle, susceptible -d'une consistance et d'une extension dont le -passé ne saurait fournir aucune juste mesure. Telle est -donc, tant pour l'espèce que pour l'individu, la destination -fondamentale de la méthode positive, envisagée -seulement quant à notre vie spéculative, comme principe -spontané de cohérence logique et d'harmonie unanime.</p> - -<p>Sans quitter le point de vue abstrait, seul convenable -à ce Traité, nous avons fréquemment reconnu, dans ses -diverses parties successives, combien cette importante -appréciation est puissamment fortifiée par une suffisante -considération générale des besoins intellectuels directement -relatifs à la vie active, suivant la distinction ci-dessus -indiquée, quoiqu'il n'en puisse résulter aucun -motif essentiellement nouveau. C'est surtout comme -base nécessaire de toute action rationnelle que la science -<span class="pagenum" id="Page_740">740</span> -réelle a été jusqu'ici universellement goûtée; et cette -attribution permanente conservera toujours une valeur -vraiment fondamentale, d'après l'indispensable stimulation -qui en résulte spontanément, soit pour neutraliser -à chaque instant l'inertie native de notre intelligence, -soit pour imprimer à ses efforts une direction mieux -déterminée. Toutes les parties de la philosophie naturelle -nous ont montré, avec une pleine évidence, que le premier -essor de la positivité rationnelle a été partout provoqué -par les exigences de l'application, beaucoup -plus impérieuses et plus précises que celles de la pure -spéculation. Néanmoins il demeure incontestable que, -si cet essor n'eût pas été, à un certain degré, spontané, -d'après les seules tendances mentales, il n'aurait jamais -pu s'accomplir, puisque l'heureuse aptitude pratique -des théories positives ne saurait devenir sensible qu'en -résultat d'une suffisante culture, avant laquelle les chimères -théologico-métaphysiques ont dû longtemps -sembler bien plus propres à la satisfaction des plus ardens -désirs correspondans à l'enfance de l'humanité. -Mais, malgré cette indispensable appréciation, sans -laquelle on exagérerait vicieusement l'influence spéculative -des besoins actifs, comme on y est aujourd'hui -trop disposé, il est certain qu'aussitôt qu'une telle -relation a pu s'établir en quelques cas importants, elle -a exercé une influence capitale et toujours croissante -sur le développement du véritable esprit philosophique, -en faisant spontanément ressortir, mieux que par aucune -autre comparaison, l'inanité radicale du régime des -volontés ou des entités, finalement reconnu impuissant -à diriger l'action réelle de l'homme sur la nature. -<span class="pagenum" id="Page_741">741</span> -Quoique un sentiment imparfait de cette grande destination -tende quelquefois à trop restreindre les hautes -spéculations scientifiques, sa juste notion devient cependant -aussi favorable à la pleine rationnalité de nos -conceptions qu'à leur entière positivité, quand on a -suffisamment compris l'intime connexité qui lie les -moindres problèmes pratiques aux plus éminentes recherches -théoriques; comme le témoignent, par exemple, -depuis si longtemps, tous les arts relatifs à l'astronomie. -La prévision systématique, qui constitue, à -tous égards, le principal caractère de la science réelle, -acquiert surtout ainsi une valeur fondamentale, en tant -que base nécessaire de toute action rationnelle: rien ne -saurait mieux montrer que les efforts spéculatifs restent -essentiellement stériles tant que ce but décisif n'a pu -être atteint. Suivant nos explications précédentes, l'intelligence -humaine éprouve sans doute, indépendamment -de toute application active, et par une pure -impulsion mentale, le besoin direct de connaître les -phénomènes et de les lier: mais cette double tendance -est assurément trop peu prononcée, sauf chez quelques -organismes exceptionnels, pour faire universellement -prévaloir un sévère régime philosophique, qui choque, -à beaucoup d'égards, les inclinations initiales de l'humanité; -ou, du moins, son avénement spontané eût été -extrêmement retardé, si les exigences pratiques ne l'avaient -nécessairement très-accéléré. Une insuffisante -analyse des effets généraux de l'étonnement ferait d'abord -attribuer une bien plus grande intensité à ces besoins -spéculatifs; car rien n'égale peut-être, chez l'homme -normal, la profonde perturbation subitement déterminée -<span class="pagenum" id="Page_742">742</span> -quelquefois, dans l'appareil cérébral, et ensuite -dans tout le reste de l'économie, par la seule apparence -d'une grave et brusque infraction à l'ordre accoutumé -des divers phénomènes naturels: mais une plus complète -appréciation montre alors que le principal trouble -est dû aux inquiétudes pratiques, directes ou indirectes, -que suggère naturellement une telle pensée, en détruisant -les règles constantes qui servaient de base à notre -conduite effective; on a souvent occasion de reconnaître -que le renversement des lois extérieures exciterait à -peine, au contraire, une légère attention, s'il n'affectait -que des événements étrangers à notre existence, quoiqu'il -pût être, en lui-même, infiniment plus prononcé. -Sans insister davantage sur une explication aussi peu -contestable, il faut surtout remarquer ici, à ce sujet, -l'extension capitale que la création de la sociologie, -complétant enfin le système de la philosophie naturelle, -vient aujourd'hui procurer spontanément à cette relation -fondamentale entre la spéculation et l'action, qui désormais -embrassera directement tous les cas possibles. -Quoique très-imparfaitement constituée jusqu'ici, par -suite même du défaut d'ensemble propre à l'évolution -moderne, la subordination rationnelle de l'art à la -science a cependant reçu un commencement d'organisation, -suivant l'ordre naturel de cette progression commune, -d'abord quant aux arts mathématiques, soit -géométriques, soit mécaniques, ensuite envers les arts -physico-chimiques, et puis, de nos jours, relativement -aux arts biologiques, soit hygiéniques, soit thérapeutiques. -Mais il restait à l'étendre aussi à l'art le plus -difficile et le plus important, l'art politique proprement -<span class="pagenum" id="Page_743">743</span> -dit, dont le dédaigneux isolement de toute théorie -quelconque ne peut tenir essentiellement, comme dans -les autres cas antérieurs, qu'à l'inanité radicale des -seules théories qui y aient encore été appliquées, et -cessera nécessairement, au moins autant qu'ailleurs, -quand la raison publique aura suffisamment senti que -les phénomènes correspondans sont déjà ramenés aussi -à de véritables lois naturelles, susceptibles de fournir -habituellement d'heureuses indications pratiques. Dès -lors complétée enfin, et, par suite, convenablement -systématisée, la relation générale de la science à l'art -deviendra de plus en plus une source directe et féconde de -précieuse stimulation philosophique, également propre à -accroître nos connaissances réelles et à perfectionner leur -caractère, soit quant à la positivité ou à la rationnalité.</p> - -<p>Cette destination fondamentale, à la fois spéculative -et active, de la philosophie positive achève de faire -apprécier sa véritable nature, en déterminant mieux la -direction de ses efforts, et même le genre ou le degré -de précision convenable à ses diverses recherches, suivant -les vraies exigences de chaque cas spécial. Dans l'évolution -préliminaire de l'humanité, où rien ne pouvait -fournir de telles indications générales, l'esprit positif -n'aurait pu acquérir un essor suffisant s'il ne s'était -indistinctement appliqué à tout ce qui lui devenait -accessible: mais cet aveugle instinct ne saurait indéfiniment -prévaloir; la virilité de la raison humaine le remplacera -bientôt par une sage discipline philosophique, -fondée sur une juste notion de l'ensemble de notre condition, -et facilement acceptée du véritable génie scientifique, -sous l'utile impulsion continue de la sagesse -<span class="pagenum" id="Page_744">744</span> -vulgaire, toujours tendant à prévenir toute vaine déperdition -de nos forces intellectuelles. Sous une judicieuse -organisation des travaux théoriques, les hautes capacités, -dès lors indifféremment qualifiées de scientifiques -ou de philosophiques, seront constamment disponibles, -d'après une éducation vraiment rationnelle, pour transporter -aisément leurs efforts aux sujets qui réclameront, -à chaque époque, la principale attention, au lieu de se -consumer en recherches profondément puériles, par -suite d'une spécialisation empirique, comme on le voit -si souvent aujourd'hui, surtout chez les géomètres, encore -moins aptes que tous nos autres savans à un heureux -déplacement d'activité. Le plus vaste champ étant toujours -ouvert, dans l'ensemble de la philosophie, à des -recherches nécessairement importantes, les tentatives -incohérentes ou stériles pourront être sévèrement condamnées, -sans qu'aucune intelligence soit exposée à manquer -d'une suffisante alimentation. Cette appréciation -philosophique doit, en outre, limiter essentiellement, -en chaque genre, soit pour les observations, ou pour les -déductions, le degré convenable de précision habituelle, -au delà duquel l'exploration scientifique dégénère inévitablement, -par une trop minutieuse analyse, en une -curiosité toujours vaine, et quelquefois même gravement -perturbatrice. Il faut reconnaître, en effet, suivant -l'esprit relatif de la saine philosophie, que les lois naturelles, -véritable objet de nos recherches, ne sauraient -demeurer rigoureusement compatibles, en aucun cas, -avec une investigation trop détaillée; il serait, par -exemple, impossible de maintenir, en thermologie, -aucune règle fixe, si on y explorait communément les -<span class="pagenum" id="Page_745">745</span> -phénomènes avec ces thermomètres métalliques auxquels -les physiciens ont eu le bon sens de renoncer tacitement, -et dont la susceptibilité exagérée dévoilait d'immenses -et perpétuelles oscillations dans des mouvemens de température -que nous supposons, et avec raison, continus. -Quand même la prétendue psychologie moderne ne devrait -pas être déjà radicalement condamnée, ainsi que je -l'ai pleinement démontré, soit par sa vicieuse institution -du sujet, soit par l'évidente absurdité de son mode -principal d'exploration, on voit ainsi combien elle serait -nécessairement vaine, en tant que directement destinée à -poursuivre, envers les phénomènes les plus compliqués, -un genre d'analyse élémentaire dont l'équivalent a été -sagement écarté des études les plus simples, comme -chimérique et perturbateur. La relation fondamentale -de la spéculation à l'action est surtout très-propre à déterminer -convenablement cette limite essentielle de précision -dans chaque genre de recherches; car les cas les -plus décisifs indiquent clairement, à cet égard, surtout -en astronomie, que nos saines théories ne sauraient -vraiment dépasser avec succès l'exactitude réclamée par -les besoins pratiques. Quoique de tels principes généraux -ne puissent plus être directement contestés aujourd'hui, -l'anarchie scientifique actuelle témoigne journellement -combien une sage discipline philosophique -devient désormais indispensable, à ce sujet, afin de -prévenir l'active désorganisation dont le système des -connaissances positives est maintenant menacé, sous -l'irrationnel essor d'une puérile curiosité, stimulée par -une avide ambition. D'éclatans exemples ont déjà montré -qu'on peut obtenir aujourd'hui, en philosophie -<span class="pagenum" id="Page_746">746</span> -naturelle, d'éphémères triomphes, aussi faciles que -désastreux, en se bornant à détruire, d'après une investigation -trop minutieuse, les lois précédemment établies, -sans aucune substitution quelconque de nouvelles -règles; en sorte qu'une aveugle appréciation académique -entraîne à récompenser expressément une conduite que -tout véritable régime spéculatif frapperait nécessairement -d'une sévère réprobation. Cette déplorable tendance, -désormais évidemment croissante, doit faire -sentir combien il devient urgent, dans l'intérêt permanent -des vrais progrès théoriques, soit généraux, soit -même spéciaux, de faire convenablement cesser l'absolu -philosophique et la dispersion scientifique, double condition -naturelle de cette activité dissolvante. Quand -les spéculations positives seront judicieusement rapportées -à l'ensemble de leur destination, une sage -pondération journalière contiendra l'essor déréglé des -travaux particuliers, de manière à concilier, autant que -possible, par répression ou par concession, suivant les -exigences propres à chaque cas, les deux besoins, quelquefois -opposés, mais toujours également légitimes, de -la coordination totale et de l'amélioration partielle.</p> - -<p>En considérant sous un dernier aspect l'influence fondamentale -d'une telle destination, suivant l'esprit de -la philosophie relative, nous avons partout reconnu -qu'elle détermine spontanément le genre de liberté resté -facultatif pour notre intelligence, et dont nous devons -savoir user, sans aucun vain scrupule, afin de satisfaire, -entre les limites convenables, nos justes inclinations -mentales, toujours dirigées, avec une prédilection instinctive, -vers la simplicité, la continuité et la généralité -<span class="pagenum" id="Page_747">747</span> -des conceptions, tout en respectant constamment la -réalité des lois extérieures, en tant qu'elle nous est -accessible. Cette importante appréciation, encore trop -méconnue, même chez les meilleurs esprits, n'a donc -plus besoin que d'être ici directement systématisée. -Quoique, de toutes les créations de l'homme, les œuvres -scientifiques soient nécessairement celles où ses propres -convenances peuvent être le moins consultées, parce que -nos travaux s'y rapportent directement à une réalité extérieure, -essentiellement indépendante de nous, il faut -pourtant reconnaître que nos inclinations peuvent les -modifier légitimement, à un moindre degré, mais au -même titre, que dans les œuvres d'art, soit technique, -soit esthétique, afin de les mieux adapter à leur destination -fondamentale, toujours finalement relative à -l'humanité. À cet effet, il faut distinguer, en chaque genre -d'études, deux cas essentiels, selon qu'il s'agit de recherches -ou indéfiniment inaccessibles, quoique de -nature positive, ou seulement prématurées, et sur lesquelles -cependant, pour mieux fixer nos spéculations, -notre intelligence, répugnant à une trop grande indétermination, -a besoin de formuler une opinion actuelle. Il -est clair, en principe, que, dans l'un et l'autre cas, il est -pleinement légitime, quand on n'aspire plus à l'absolu, -de former les suppositions les plus propres à faciliter -notre marche mentale, sous la double condition permanente -de ne choquer aucune notion antérieure, et d'être -toujours disposé à modifier ces artifices aussitôt que l'observation -viendrait à l'exiger. En considérant d'abord le -premier cas, il faut reconnaître qu'après avoir sévèrement -écarté tous les vains problèmes théologico-métaphysiques -<span class="pagenum" id="Page_748">748</span> -relatifs à la chimérique détermination des causes proprement -dites, soit premières, soit finales, chacune de -nos sciences réelles, judicieusement réduite à la seule -recherche des lois effectives, renferme encore d'importantes -questions naturelles, que l'esprit humain ne saurait -certainement résoudre jamais, et qui méritent cependant -d'être qualifiées de positives, parce qu'on peut concevoir -qu'elles deviendraient accessibles à une intelligence -mieux organisée, apte à une exploration plus complète -ou à de plus puissantes déductions. Une juste appréciation, -souvent très-délicate, du vrai génie de chaque -science doit seule alors présider au choix des artifices -correspondans, afin que l'usage d'une telle liberté spéculative -seconde l'essor des connaissances effectives, au lieu -de l'entraver. On peut, à cet égard, indiquer, comme -modèle, l'hypothèse, spontanément adoptée en physique, -sur la constitution moléculaire des corps, pourvu -toutefois qu'on ne lui attribue jamais une vicieuse réalité, -et qu'on s'abstienne de l'étendre à des sujets qui la -repoussent, par exemple aux études biologiques, double -condition trop rarement remplie aujourd'hui. Je dois -citer encore, à ce sujet, à titre de premier résultat d'une -application systématique d'un tel principe philosophique, -l'artifice fondamental du dualisme, que j'ai proposé, -en chimie, pour y faciliter essentiellement toutes -les hautes spéculations. Quant au second cas, c'est-à-dire -envers les recherches qui ne sont que prématurées, -il rentre évidemment dans la théorie générale des hypothèses -proprement dites, que j'ai déduite, au vingt-huitième -chapitre, de la même philosophie relative, par -une opération, à la fois historique et dogmatique, -<span class="pagenum" id="Page_749">749</span> -souvent confirmée depuis. En conservant toujours le degré -de précision compatible avec la nature des recherches -correspondantes, on ne saurait douter que l'institution -de l'hypothèse la plus simple qui puisse satisfaire à l'ensemble -des observations actuelles ne soit, pour notre -intelligence, non-seulement un droit très-légitime, mais -même un véritable devoir, impérieusement prescrit par -la destination fondamentale de nos efforts spéculatifs. -L'évolution scientifique est, à la vérité, plus rapprochée -d'une situation vraiment normale sous ce rapport que -sous le précédent: mais on peut assurer que, à l'un et à -l'autre titre, la vaine prépondérance de l'absolu métaphysique, -et le sentiment trop imparfait de la méthode -positive par suite du régime dispersif, ont empêché -jusqu'ici de réaliser les principaux résultats que comporte -cette précieuse faculté pour améliorer radicalement, en -tous genres, la culture permanente des vraies connaissances -humaines. Ainsi, le point de vue le plus philosophique -conduit finalement, à ce sujet, à concevoir l'étude des -lois naturelles comme destinée à nous représenter le -monde extérieur, en satisfaisant aux inclinations essentielles -de notre intelligence, autant que le comporte le -degré d'exactitude commandé, à cet égard, par l'ensemble -de nos besoins pratiques. Nos lois statiques -correspondent à cette prédilection instinctive pour -l'ordre et l'harmonie, dont l'esprit humain est tellement -animé que, si elle n'était pas sagement contenue, elle -entraînerait souvent aux plus vicieux rapprochemens; -nos lois dynamiques s'accordent avec notre tendance -irrésistible à croire constamment, même d'après trois -observations seulement, à la perpétuité des retours déjà -<span class="pagenum" id="Page_750">750</span> -constatés, suivant une impulsion spontanée que nous -devons aussi réprimer fréquemment pour maintenir l'indispensable -réalité de nos conceptions.</p> - -<p>Ayant désormais suffisamment examiné la nature et -la destination de la méthode positive, il ne nous reste -plus, afin d'en compléter l'appréciation systématique, -qu'à considérer maintenant son institution fondamentale -et son développement graduel.</p> - -<p>D'après l'unité nécessaire de notre intelligence, et -l'identité continue de sa marche générale dans tous les -sujets quelconques qui lui sont réellement accessibles, -on ne saurait douter que la philosophie positive ne doive -finalement embrasser, beaucoup plus complétement qu'il -n'a pu l'être encore, l'ensemble total de notre activité -mentale, en comprenant un jour, non-seulement toute -la science humaine, mais aussi tout l'art humain, soit -esthétique, soit technique, comme je l'indiquerai plus -explicitement au <a href="#Page_839">soixantième chapitre</a>. Néanmoins, -quoique, suivant la juste recommandation de Bacon, -cette entière coordination finale ne doive être jamais -oubliée, il faut, avant tout, reconnaître que l'institution -systématique de la méthode fondamentale exige aujourd'hui -la consécration dogmatique de la double division -préalable qui a dû toujours présider jusqu'ici à son développement -spontané, d'abord entre la spéculation et -l'action, ensuite entre la contemplation scientifique et la -contemplation esthétique: nous avons vu ces deux séparations -successives remonter historiquement jusqu'à l'époque -polythéique, qui a ébauché la première pendant -la phase théocratique, et la seconde sous le régime grec, -l'une et l'autre ayant été depuis continuellement développée, -<span class="pagenum" id="Page_751">751</span> -malgré l'importance croissante des relations mutuelles.</p> - -<p>Sous le premier aspect, chacune des six parties essentielles -de ce Traité nous a pleinement représenté l'indépendance -de la théorie envers la pratique comme la -condition primordiale de l'évolution mentale relativement -à tous les ordres de conceptions élémentaires, qui -n'eussent pu surgir aucunement si le point de vue théorique -était resté adhérent au point de vue pratique. -Mais, en outre, nous avons également constaté que, -quelle que doive être un jour l'heureuse organisation -de leurs vraies relations, elle ne doit jamais altérer leur -spontanéité respective, de plus en plus indispensable à -leur commun développement, nécessairement incompatible -avec toute oppressive subordination de l'un à -l'autre. L'esprit théorique ne peut s'élever habituellement -à la généralité de vues qui constitue sa principale -valeur, à la fois intellectuelle et sociale, qu'en se plaçant -dans un état continu d'abstraction analytique, qui saisit -ce que les divers cas effectifs ont de semblable en écartant -leurs diversités caractéristiques, et qui, par cela -même, est toujours plus ou moins opposé à la réalité -proprement dite. Au contraire, l'esprit pratique, en -vertu de sa spécialité nécessaire, est, en chaque cas, le -seul réel et complet, mais aussi le moins propre à l'extension -des rapports. Si l'on a justement remarqué que -l'entière domination du second tendrait à étouffer directement -une progression intellectuelle déjà trop peu -énergique dans notre imparfaite économie, il faudrait -également sentir que l'ascendant universel du premier ne -serait pas, au fond, moins funeste à leur destination -<span class="pagenum" id="Page_752">752</span> -commune, en empêchant de conduire aucune opération -active jusqu'à une suffisante consommation. Quoique -l'orgueil scientifique ou philosophique ait souvent rêvé -l'entière systématisation des travaux pratiques en s'affranchissant -de toute culture directe et spontanée, il est -évident qu'un tel projet repose sur la plus absurde exagération -de la vraie portée de nos moyens théoriques, -dont la puissance apparente suppose toujours qu'on a -préalablement réduit les questions à un état abstrait trop -éloigné de l'état concret pour suffire jamais aux justes -exigences de la pratique; comme le témoigne surtout, -dans les cas même les plus favorables, l'impuissance -journalière des théories mathématiques envers les moindres -travaux techniques. Les habitudes mentales contractées -sous le régime de l'absolu théologico-métaphysique -inspirent encore certainement, à la plupart des -penseurs actuels, une opinion très-vicieuse de la puissance -et de la destination des considérations à priori, -qui, sagement instituées et judicieusement employées, -comportent, sans doute, une heureuse efficacité finale, -d'après les indications indispensables par lesquelles l'étude -de la nature doit éclairer notre action rationnelle, -mais sous la condition nécessaire que l'esprit pratique -ne cessera jamais de présider à l'ensemble, souvent très-complexe, -de chaque opération concrète, en comprenant -seulement les données scientifiques parmi les élémens -préalables de ses combinaisons spéciales. Toute -subordination de la pratique envers la théorie qui dépasserait -habituellement une telle mesure exposerait -bientôt à de graves et universelles perturbations. Au -reste, nous avons heureusement reconnu que la nature -<span class="pagenum" id="Page_753">753</span> -de la civilisation moderne tend spontanément à contenir, -à cet égard, les grands conflits mutuels, en développant -de plus en plus une telle division; ce qui d'ailleurs est -bien loin d'indiquer l'inutilité d'une coordination systématique, -et en montre seulement l'avénement naturel. -La fondation de la sociologie vient aujourd'hui compléter, -à ce sujet, l'ensemble des garanties antérieures, -en constituant enfin convenablement une semblable décomposition -dans le cas le plus fondamental, où elle -n'avait pu jusqu'ici donner lieu qu'à une ébauche insuffisante -et précaire, sous l'impulsion imparfaite et -prématurée du catholicisme. On doit donc regarder la -prépondérance philosophique de l'esprit sociologique -comme l'influence la plus propre à consolider rationnellement -cette condition primordiale, toujours indispensable -à l'institution systématique de la méthode positive, -et que l'organisme positif mettra sans cesse en pleine -évidence, puisqu'elle y deviendra, d'après le dernier -chapitre, la première base de son principal caractère politique.</p> - -<p>Quoique la division entre les deux sortes de contemplations, -scientifique et esthétique, soit, au fond, -moins prononcée que celle entre la spéculation et l'action, -elle est cependant beaucoup moins contestée, à -raison de sa nature bien plus purement intellectuelle et -presque entièrement affranchie des inspirations passionnées -dont l'énergique impulsion aggrave le plus les rivalités -précédentes. Aux temps même où l'imagination -dominait en philosophie, l'esprit poétique, sans altérer -aucunement son heureuse et indispensable spontanéité, -a constamment reconnu sa subordination nécessaire -<span class="pagenum" id="Page_754">754</span> -envers l'esprit philosophique proprement dit, d'après la -relation fondamentale qui rattache, même instinctivement, -en tous genres, le sentiment du beau à la connaissance -du vrai, et qui, par suite, assujettit toujours -l'idéalité esthétique à l'ensemble des conditions essentielles -généralement admises, à chaque époque, pour la -réalité scientifique. Lorsqu'une éducation vraiment rationnelle, -à beaucoup d'égards commune, aura rendu -les deux sortes de capacités également dignes de participer, -suivant une juste harmonie, au gouvernement -spirituel de l'humanité, conformément aux indications -du chapitre précédent, leur combinaison deviendra -sans doute beaucoup plus intime, surtout dans l'existence -pratique, qu'elle n'a jamais pu l'être jusqu'ici -depuis leur séparation primitive du tronc théocratique. -En retour de l'indispensable fondement universel que le -génie scientifique doit fournir au génie esthétique, celui-ci, -outre son heureuse aptitude exclusive à instituer à la -fois la plus précieuse diversion mentale et la plus douce -stimulation morale, devra même réagir sur l'autre, par -une influence plus directe et plus intime, à peine soupçonnée -aujourd'hui, afin de perfectionner, à divers égards, -secondaires mais intéressans, son propre caractère philosophique. -Quand l'esprit relatif de la vraie philosophie -moderne aura convenablement prévalu, tous les penseurs -comprendront, ce que le règne de l'absolu empêche -maintenant de sentir, que les convenances purement -esthétiques doivent avoir une certaine part légitime dans -l'usage continu du genre de liberté resté facultatif pour -notre intelligence par la nature essentielle des véritables -recherches scientifiques. Avant tout, sans doute, comme -<span class="pagenum" id="Page_755">755</span> -je l'ai ci-dessus expliqué, une telle liberté doit être -employée de manière à faciliter le plus possible la marche -ultérieure de nos conceptions réelles, en satisfaisant -convenablement à nos plus éminentes inclinations mentales. -Mais cette condition primordiale laissera partout -subsister encore une notable indétermination, dont il -conviendra de gratifier directement nos besoins d'idéalité, -en embellissant nos pensées scientifiques, sans nuire aucunement -à leur réalité essentielle. Cette intime réaction -modérée de l'esprit esthétique sur l'esprit scientifique -pourra même, outre une heureuse satisfaction immédiate, -ou, si l'on veut, en vertu d'une telle satisfaction, faciliter -beaucoup l'évolution générale de la positivité rationnelle. -Toutefois cette connexité élémentaire, quelle -qu'en puisse être l'importance ultérieure, ne fera certainement -jamais disparaître la différence fondamentale -qui existe nécessairement entre des tendances aussi diverses, -dont la plus abstraite et la plus générale devra -toujours mentalement prévaloir, dans l'intérêt commun -de leur destination finale, comme l'ensemble de notre -élaboration sociologique l'a pleinement démontré, surtout -en appréciant directement, au chapitre précédent, -la vraie nature générale de la hiérarchie positive.</p> - -<p>À ces deux séparations successives, de la spéculation -d'avec l'action, et de la réalité d'avec l'idéalité, que -leur spontanéité nécessaire a dû faire en tout temps plus -ou moins sentir, il faut enfin ajouter une troisième décomposition -préalable, d'institution essentiellement moderne, -et qui, beaucoup moins évidente, est cependant -tout aussi indispensable à la véritable constitution systématique -de la méthode positive. Il s'agit de la division -<span class="pagenum" id="Page_756">756</span> -vraiment capitale que j'ai établie, dès le début de ce -Traité, entre la science abstraite et la science concrète, -et qui depuis nous a constamment fourni une source féconde -de lumineuses indications philosophiques, surtout -en ce qui concerne la saine physique sociale. Le grand -Bacon a, le premier, senti, quoique très-confusément, -mais avec toute la généralité convenable, que ce qu'il a -justement nommé la <i>philosophie première</i>, en tant que -destinée à former la base primordiale de tout le système -intellectuel, ne pouvait résulter que d'une étude, essentiellement -abstraite et analytique, des divers phénomènes -élémentaires dont la combinaison variée constitue l'existence -effective des différens êtres naturels, afin de saisir -les lois fondamentales propres à chaque ordre essentiel -d'événemens, directement considéré en lui-même, sous -un aspect général, isolément des êtres qui en fournissent -la manifestation indispensable. Sans qu'une telle division -ait jamais été jusqu'ici suffisamment appréciée, ni -même comprise, elle a néanmoins implicitement présidé, -au milieu de graves fluctuations, à l'évolution scientifique -des deux derniers siècles, suivant le privilége naturel -de toute institution réelle, c'est-à-dire d'après -l'impossibilité de procéder autrement. Car nous avons -partout reconnu, d'abord en principe, puis en fait, que -la science concrète, ou l'histoire naturelle proprement -dite, ne pouvait, en aucun genre, être rationnellement -abordée, tant que la science abstraite n'avait pas été suffisamment -ébauchée envers tous les ordres successifs de -phénomènes élémentaires, dont chaque élaboration concrète -exige, par sa nature, l'entière combinaison permanente. -Or, cette condition n'a été réellement accomplie -<span class="pagenum" id="Page_757">757</span> -que de nos jours, et, j'ose le dire, seulement dans -ce Traité, où se trouve constituée pour la première fois -la dernière et la plus importante de ces sciences fondamentales: -en sorte qu'il faut peu s'étonner si les grandes -spéculations scientifiques développées depuis Bacon ont -été essentiellement abstraites, d'après l'impuissance nécessaire -des spéculations concrètes quelquefois entreprises -dans cet intervalle. Ainsi, cette observance forcée -et empirique du précepte baconien ne rendait nullement -superflue la démonstration rationnelle que j'ai dû -en établir d'après cette expérience décisive, qui permettait -d'apprécier toute la portée de l'heureux aperçu -dû à cet éminent philosophe. Quoique la création de la -sociologie, complétant et systématisant la philosophie -première, doive bientôt permettre de traiter convenablement -les questions concrètes, comme je l'indiquerai -directement au <a href="#Page_839">soixantième chapitre</a>, il importe beaucoup -de sentir que l'institution fondamentale de la méthode -positive ne doit jamais cesser de reposer sur une -telle séparation, sans laquelle les deux autres ci-dessus -appréciées resteraient nécessairement insuffisantes. Cette -indispensable division constitue, en réalité, le plus puissant -et le plus délicat de tous les artifices généraux -qu'exige, par sa nature, l'élaboration spéculative du système -positif. Une judicieuse abstraction graduelle a seule -permis et peut seule maintenir l'essor continu du véritable -esprit philosophique, en écartant d'abord les exigences -pratiques, ensuite les impressions esthétiques, -et enfin les conditions concrètes, pour organiser peu à -peu le point de vue le plus simple, le plus général et le -plus élevé, au delà duquel on ne saurait réduire davantage -<span class="pagenum" id="Page_758">758</span> -l'appréciation rationnelle sans tomber aussitôt dans -une vaine ontologie. Si le troisième degré d'abstraction, -essentiellement fondé sur les mêmes motifs logiques que -les deux précédens, n'était pas venu en compléter, en -temps opportun, l'heureuse efficacité, on peut assurer -que la philosophie positive serait encore demeurée impossible. -Envers les plus simples phénomènes, et même -en astronomie, nous avons pleinement reconnu qu'aucune -loi vraiment générale ne pouvait être établie, tant -que les corps restaient considérés dans l'ensemble de leur -existence concrète, dont il fallait, avant tout, détacher, -par une judicieuse analyse, le principal phénomène, -pour l'assujettir isolément à une lumineuse appréciation -abstraite, susceptible de réagir ultérieurement avec succès -sur l'étude même des réalités les plus complexes, -comme l'esprit mathématique en avait spontanément -fourni le premier exemple, dès l'évolution grecque, à -l'égard des spéculations purement géométriques. Mais -c'est surtout aux saines théories sociologiques, en vertu -de leur complication transcendante, que ce grand précepte -logique devait être éminemment applicable: il y -constituait aujourd'hui la principale condition de l'établissement -d'une véritable rationnalité, qu'aurait indéfiniment -empêché une dangereuse érudition, si je n'avais -osé, suivant une marche déjà pleinement éprouvée, écarter -toute perturbation concrète, afin de saisir, dans sa -plus grande simplicité réelle, la règle naturelle du mouvement -fondamental, laissant à dessein aux travaux ultérieurs -le soin d'y ramener convenablement les anomalies -apparentes, qui, si l'opération normale n'a pas avorté, -ne sauraient manquer d'y rentrer suffisamment, ainsi -<span class="pagenum" id="Page_759">759</span> -qu'en astronomie. Or, les mêmes motifs essentiels qui ont -déterminé d'abord une telle institution logique doivent -en prescrire ensuite le maintien continu, comme envers -les deux divisions antérieures, dont celle-ci n'est, à vrai -dire, que l'indispensable complément: car, sans cet artifice -permanent, la confusion des vues et l'incohérence -des spéculations, que l'évolution moderne a eu tant de -peine à écarter ainsi dans les diverses branches de la philosophie -naturelle, ne tarderaient pas à redevenir partout -imminentes, sous l'aveugle ascendant de l'esprit de détail. -Si le point de vue théorique se trouve par là plus éloigné, -en effet, du point de vue pratique, cette inévitable compensation -d'une généralité supérieure constitue seulement -une puissante considération nouvelle qui doit faire -mieux ressortir la haute nécessité de la décomposition -fondamentale, à la fois politique et philosophique, tant -recommandée, au chapitre précédent, comme la base universelle -de la véritable réorganisation moderne.</p> - -<p>Tels sont les trois degrés généraux d'abstraction successive -dont l'intime combinaison finale détermine l'institution -graduelle, d'abord spontanée, puis systématique, -de la méthode positive, conformément à l'ensemble -de sa nature et de sa destination. Quant au développement -effectif des principaux procédés qui lui sont -propres, il n'est aucunement susceptible d'être étudié -avec fruit séparément des études essentielles où ils ont -pris naissance, et qui peuvent seules en manifester suffisamment -le vrai caractère, comme nous l'ont si souvent -démontré les diverses parties de ce Traité. Cette méthode -fondamentale ne résultant, à vrai dire, suivant nos explications -antérieures, que d'une heureuse extension -<span class="pagenum" id="Page_760">760</span> -philosophique de la sagesse vulgaire aux diverses spéculations -abstraites, il est clair que ses premiers fondemens, -coïncidant de toute nécessité avec ceux du simple -bon sens, ne sauraient comporter réellement aucune -utile explication dogmatique. Il n'y a vraiment lieu -d'expliquer, à cet égard, que la manière de surmonter -les différentes difficultés spéciales qui empêchent d'abord -d'étendre ainsi la raison commune de l'humanité à des -recherches qu'elle n'avait jamais osé poursuivre aussi -loin: or cette appréciation successive serait assurément -insignifiante et même inintelligible, si on l'isolait entièrement -des cas scientifiques correspondans. Cette vicieuse -abstraction logique ne saurait conduire, même dans -l'hypothèse la plus favorable, comme une expérience -trop prolongée l'a pleinement confirmé, qu'à la vaine -reproduction d'adages incontestables, mais stériles ou -puérils, qui ne peuvent jamais dépasser essentiellement -les indications spontanées qu'un suffisant exercice développe -ordinairement chez tous les bons esprits, indépendamment -de toute culture systématique. En appréciant -d'une manière approfondie les grandes règles logiques -de Descartes, ou les préceptes, équivalens quoique moins -précis, de Bacon, ainsi que les aphorismes plus spéciaux -formulés ensuite par Pascal et enfin par Newton, il est -aisé d'y reconnaître la simple consécration dogmatique -des maximes émanées de la sagesse vulgaire, et déjà naturellement -étendues aux spéculations abstraites dans -les études géométriques. Leur efficacité historique, pleinement -conforme à la principale intention de ces éminens -penseurs, a surtout consisté, soit à mieux caractériser -la profonde inanité des anciennes formalités logiques, -<span class="pagenum" id="Page_761">761</span> -toujours relatives à une tout autre manière de philosopher, -soit à représenter directement la nouvelle méthode -philosophique comme une heureuse extension de -la raison commune, ainsi érigée en arbitre final de tous -les cas douteux. À titre de règles de conduite, elles sont -nécessairement impuissantes à diriger, en général, nos -efforts intellectuels, abstraction faite des études positives -qui spécifient leur application réelle, et qui seules -même peuvent manifester suffisamment leur véritable -esprit; isolées de cette indispensable explication, elles -ne pourraient, en elles-mêmes, préserver aucunement -des plus graves aberrations. Si l'on a justement remarqué -quelquefois la plus scrupuleuse observance des préceptes -poétiques dans les plus vicieuses compositions, on -pourrait sans doute étendre encore davantage une semblable -observation aux opérations logiques. Il est évident, -en principe, qu'aucun art proprement dit, pas plus l'art -de penser que celui d'écrire, de parler, de marcher, -de lire, etc., n'est susceptible d'un enseignement vraiment -dogmatique; il ne peut jamais être appris qu'en -résultat spontané d'un judicieux exercice suffisamment -prolongé. L'art de raisonner est certainement moins que -tout autre à l'abri d'une telle prescription, puisque, en -vertu de son universalité caractéristique, sa propre systématisation -directe ne pourrait reposer sur aucune base -antérieure: en sorte que, par exemple, rien ne saurait -être plus irrationnel que la moderne institution française, -si étrangement qualifiée de <i>normale</i> par un naïf -orgueil métaphysique, où l'on se propose directement -d'enseigner dogmatiquement l'art même de l'enseignement, -sans être nullement choqué du cercle profondément -<span class="pagenum" id="Page_762">762</span> -vicieux qui résulte aussitôt d'une pareille prétention. -Toutes les aberrations de ce genre constituent, en -réalité, autant de vestiges inaperçus de l'antique régime -philosophique, fondé sur la recherche absolue des -premiers principes, et dont le ténébreux ascendant -s'exerce encore, à tant d'égards, faute d'une vraie réorganisation -mentale, sur les esprits même qui s'en croient -aujourd'hui le plus affranchis. Si, comme je l'ai ci-dessus -remarqué, l'élaboration dogmatique des notions les -plus élémentaires est partout déplacée, puisque leur -essor doit nécessairement émaner toujours d'une évolution -spontanée, essentiellement commune à tous les -hommes sensés, cette maxime fondamentale, déjà unanimement -admise, sous une forme plus ou moins explicite, -envers les moindres sujets de nos spéculations -réelles, doit sans doute, à bien plus forte raison, s'étendre -aussi aux études logiques proprement dites, à l'égard -desquelles cette vicieuse systématisation doit être -nécessairement encore plus vaine et plus stérile.</p> - -<p>D'après ces motifs évidens, le point de vue logique et -le point de vue scientifique doivent donc être finalement -considérés comme deux aspects corrélatifs et indivisibles -sous lesquels il faut constamment envisager chacune de -nos théories positives, sans que l'un soit, en réalité, plus -susceptible que l'autre d'une appréciation abstraite et -générale, indépendante de toute manifestation déterminée. -Cette condition nécessaire du véritable esprit philosophique -a été spontanément observée dans les diverses -parties de ce Traité, où l'éducation logique a toujours -coexisté avec l'éducation scientifique, leur enchaînement -continu étant tel d'ailleurs que les résultats -<span class="pagenum" id="Page_763">763</span> -scientifiques d'une science se transforment souvent en moyens -logiques pour une autre, surtout postérieure; ce qui -rend manifeste l'impossibilité réelle de toute semblable -séparation. Après avoir ainsi apprécié la composition générale -de la méthode positive par la seule voie qui pût -en procurer une connaissance réelle, il ne nous reste plus -ici, envers un tel développement, qu'à caractériser directement -la coordination systématique des principales -phases successives qu'il nous a naturellement présentées. -Il faut, comme on sait, distinguer, à cet effet, entre le -degré initial ou mathématique et le degré final ou sociologique, -trois phases intermédiaires: d'une part le degré -astronomique complétant le premier, d'une autre part -le degré biologique préparant le dernier, et enfin, au -milieu précis de la grande évolution logique, le degré -physico-chimique, constituant l'indispensable transition -du régime mental le plus convenable aux études inorganiques -à celui qui doit prévaloir dans l'ensemble des -spéculations organiques. Telles sont les cinq phases consécutives -naturellement propres à l'essor graduel de la -positivité rationnelle, et dont il ne s'agit plus maintenant -que d'apprécier systématiquement, d'après notre -élaboration totale, la destination respective et la succession -nécessaire.</p> - -<p>Les graves aberrations philosophiques dont l'esprit -mathématique est devenu la source croissante, par suite -d'une irrationnelle exagération, ne sauraient jamais altérer -sa propriété fondamentale de constituer nécessairement, -pour l'individu comme pour l'espèce, la première -base normale de toute saine éducation logique. Cet invariable -privilége résulte évidemment de la nature propre -<span class="pagenum" id="Page_764">764</span> -du sujet le plus simple, le plus abstrait et le plus général, -ainsi que le mieux dégagé de toute passion perturbatrice. -Aucune supériorité personnelle ne peut entièrement -dispenser notre faible intelligence de recourir à un -tel exercice initial, pour s'y former un premier type -inaltérable de positivité rationnelle, susceptible ensuite -de résister suffisamment aux divers motifs spontanés de -divagation continue: et même, après avoir convenablement -rempli cette condition préliminaire, l'esprit le -mieux organisé éprouvera encore, pendant l'essor total -de sa propre activité, le besoin instinctif de venir souvent -retremper ses forces élémentaires dans cette salutaire -contemplation des notions les plus parfaites et les -plus purement spéculatives, indépendamment d'ailleurs -des indications nécessaires qu'elles fournissent plus ou -moins à toutes les autres études positives. Une trop fréquente -expérience démontre clairement que, faute d'une -pareille base, d'éminens penseurs peuvent être entraînés, -sous l'influence inaperçue d'une médiocre passion habituelle, -aux plus grossières aberrations sur les questions qui -leur sont le plus spécialement familières, quand le sujet -en est un peu complexe. Si, comme on n'en saurait douter, -le perfectionnement continu de la nature humaine, individuelle -ou collective, consiste surtout à faire convenablement -prévaloir, autant que possible, les influences purement -intellectuelles, l'éducation mathématique constitue -certainement la première condition d'un tel progrès, -en donnant la meilleure impulsion initiale à l'essor élémentaire -de l'esprit positif, dans les études les mieux -garanties de toute perturbation mentale. Quoique, par -leur nature, elles doivent manifester nécessairement, sous -<span class="pagenum" id="Page_765">765</span> -des formes plus ou moins distinctes, chacun des divers -procédés généraux, aussi bien inductifs que déductifs, -qui composent essentiellement la méthode positive, il -n'y a néanmoins de pleinement développé, d'après un -exercice vraiment caractéristique, que l'art fondamental -du raisonnement, dont tous les artifices quelconques, -depuis les plus spontanés jusqu'aux plus sublimes, y sont -continuellement appliqués avec beaucoup plus de variété -et de fécondité que partout ailleurs: au contraire, l'art -de l'observation, qui pourtant y trouve sa première destination -scientifique, n'y est pas employé, même en mécanique, -d'une manière assez prononcée pour y recevoir -une suffisante manifestation. La partie la plus générale et -la plus abstraite des études mathématiques peut être, -en effet, directement envisagée, dans son vaste ensemble, -comme une sorte d'immense accumulation de moyens -logiques tout préparés pour les besoins ultérieurs de déduction -et de coordination des divers cas scientifiques -qui pourront permettre le convenable accomplissement -des conditions préliminaires sans lesquelles cette puissance -rationnelle devient inévitablement illusoire. Toutefois, -vu la répugnance naturelle de l'esprit humain -envers les spéculations trop abstraites, à raison de leur -trop grande indétermination, et malgré leur simplicité -supérieure, c'est la géométrie proprement dite, encore -plus que la pure analyse, qui, suivant l'appréciation -instinctive indiquée par l'expression la plus usitée, constituera -toujours, sous l'aspect logique, la principale des -trois grandes branches de la science mathématique, la -mieux adaptée à la première élaboration de la méthode -positive. La pensée fondamentale de Descartes, qui a -<span class="pagenum" id="Page_766">766</span> -directement institué la philosophie mathématique, en commençant -à y organiser la relation générale de l'abstrait au -concret, a définitivement placé dans la géométrie le centre -essentiel des conceptions mathématiques, puisque toutes -les spéculations analytiques y trouvent spontanément -la plus vaste alimentation et la plus heureuse destination, -et aussi, par une réaction nécessaire, une source puissante -de lumineuses indications, en retour de l'admirable généralité -qu'elles seules pouvaient procurer aux spéculations -géométriques. Au contraire, la mécanique, quoique -plus importante encore que la géométrie, sous le rapport -scientifique, n'a point, à beaucoup près, la même valeur -logique, en vertu de sa complication supérieure, qui n'y -saurait permettre autant de facilité aux déductions sans -altérer gravement la réalité du sujet: l'analyse en a souvent -reçu d'utiles impulsions secondaires, mais jamais -des lumières directes. En passant des spéculations géométriques -aux spéculations dynamiques, notre intelligence -sent profondément qu'elle est près de toucher aux vraies -limites générales de l'esprit mathématique, d'après l'extrême -difficulté qu'elle éprouve à y traiter, d'une manière -pleinement satisfaisante, les questions les plus simples -en apparence, même sans sortir des systèmes solides, -et surtout quant à la théorie des rotations.</p> - -<p>Mais, quel que soit l'indispensable office logique de -l'éducation mathématique, comme constituant la première -phase essentielle de l'initiation positive, ce début -nécessaire offre naturellement, outre son inévitable -insuffisance, de si graves inconvéniens, que tout entendement -qui s'y est exclusivement borné doit être, en -réalité, très-imparfaitement dressé pour la destination -<span class="pagenum" id="Page_767">767</span> -fondamentale de la raison humaine, sauf l'aptitude -secondaire à quelques applications spéciales. Par suite -même de l'heureuse priorité historique inhérente à sa -moindre complication, cette science préliminaire reste -aujourd'hui profondément imprégnée des vicieuses inspirations -métaphysiques dont l'ascendant a dû longtemps -dominer son développement, et qui trop souvent y altèrent -la positivité des conceptions, surtout en accordant -aux signes une irrationnelle prépondérance. Suivant une -appréciation plus intime et plus permanente, il est clair -que l'extrême extension que la simplicité du sujet y permet -à l'emploi continu des déductions tend à déterminer -des habitudes fort opposées aux vraies prescriptions -de la méthode universelle envers toutes les spéculations -plus complexes, en inspirant une très-fausse idée de la -portée réelle de notre intelligence, et disposant à substituer -indûment l'argumentation à l'observation, par l'abus -des considérations à priori, fréquemment fondées -sur les plus vaines hypothèses physiques, pourvu qu'elles -s'adaptent commodément à l'élaboration algébrique. -Non-seulement une telle éducation est peu propre, en -elle-même, à développer convenablement l'esprit d'observation -rationnelle, qui doit prévaloir dans presque -tout le reste de la philosophie naturelle; mais nous -avons d'ailleurs reconnu que, lorsqu'elle est exclusive, -elle entrave directement son essor, et conduit à méconnaître -jusqu'à sa participation nécessaire aux théories -géométriques et mécaniques. Ainsi, quoique le premier -sentiment systématique des lois invariables ait dû résulter -des spéculations mathématiques, leur prépondérance -logique tend certainement aujourd'hui à constituer un -<span class="pagenum" id="Page_768">768</span> -régime mental très-peu convenable à la véritable étude -de la nature, et maintient même directement, à divers -égards essentiels, l'ancien esprit philosophique, surtout -en paraissant consacrer les recherches absolues. L'excessive -extension des conséquences y faisant perdre de vue -le point de départ, on y oublie aisément que les spéculations -mathématiques, comme toutes les autres, émanent -d'abord de la raison commune, dont les sages -indications générales n'y sauraient perdre, en aucun cas, -leur droit nécessaire à diriger et à contrôler partout l'usage -habituel, si souvent immodéré, des divers procédés -spéciaux, uniquement institués pour perfectionner -ces notions spontanées et jamais pour en dispenser. Enfin -la culture exclusivement mathématique inspire nécessairement -d'aveugles prétentions à l'universelle domination -spéculative, dont le début de ce chapitre a suffisamment -apprécié le double danger fondamental, soit à raison -des obstacles qu'elle oppose à la formation d'une véritable -philosophie positive, soit en vertu de la vicieuse -compression qu'elle exerce sur la plupart des études -réelles. À ces divers titres, il est aisé de sentir que, lorsque -ce degré initial de la saine éducation logique est pris -pour le degré final, il fait prévaloir, en dernier résultat -usuel, des habitudes beaucoup plus contraires que favorables -au vrai régime philosophique, comme l'indique -journellement l'imperfection, bien plus prononcée chez -les géomètres que chez tous les autres savans, des qualités -directement relatives, non à certaines études spéciales, -mais à l'ensemble de la raison humaine. Il n'y a pas -d'enseignement scientifique aussi peu rationnel, d'ordinaire, -que l'enseignement mathématique, d'après la -<span class="pagenum" id="Page_769">769</span> -faible importance qu'on y attache à l'esprit général de la -science, profondément voilé sous d'innombrables détails; -par un motif semblable, les progrès du premier ordre, -ceux qui ont immédiatement perfectionné la philosophie -de la science, dans les plus éminentes conceptions de -Descartes, de Leibnitz, de Lagrange même, y sont encore -très-imparfaitement appréciés, et souvent moins -estimés que les découvertes secondaires. Quant à l'efficacité -finale d'une telle éducation pour la maturité mentale, -une expérience journalière ne témoigne que trop sa -profonde impuissance à préserver suffisamment des plus -grossières aberrations générales, soit la masse des esprits -qui la reçoivent, soit même ses principaux organes spéciaux. -Toutes les utopies antisociales qu'enfante notre -déplorable anarchie spirituelle ont trouvé de nombreux -et actifs partisans chez les classes les mieux dominées -par une éducation mathématique. En second lieu, tandis -que les savans voués aux études supérieures ont depuis -longtemps cessé, par exemple, d'accorder aucune -confiance aux conceptions astrologiques, on voit, au -contraire, de nos jours, des géomètres fort recommandables -donner quelquefois le triste spectacle d'une foi -beaucoup plus absurde envers des sujets qui leur sont -étrangers, d'après un vicieux sentiment de leur position -spéculative, qui les entraîne, à leur insu, à s'ériger en -arbitres de questions qu'ils ne peuvent nullement comprendre, -au point de laisser souvent succomber leur superbe -raison sous les illusions et les jongleries magnétiques -ou homéopathiques. Quand une saine philosophie aura suffisamment -prévalu, on sentira partout que la première -phase de la logique positive, loin de pouvoir aucunement -<span class="pagenum" id="Page_770">770</span> -dispenser des suivantes, doit attendre, sur le sujet propre -de ses opérations spéciales, d'importantes lumières -générales dues à l'heureuse réaction mentale que détermine -nécessairement l'ensemble des autres degrés, et -sans lesquelles la logique mathématique elle-même ne -saurait être complétement appréciable.</p> - -<p>Tous ces inconvéniens essentiels de l'éducation mathématique -proprement dite font aussitôt ressortir la -nécessité immédiate d'une autre phase générale, où la -méthode positive trouve, dans le système des études astronomiques, -un second degré de développement, naturellement -lié au degré initial, dont il constitue le -complément indispensable, et, en même temps, le plus -heureux correctif. Faute de direction philosophique, le -génie propre de cette seconde science fondamentale, -surtout depuis l'extension, d'ailleurs si capitale, de la -mécanique céleste, reste aujourd'hui profondément dissimulé, -comme je l'ai noté ci-dessus, sous l'application -nécessaire des notions et des procédés mathématiques, -qui pourtant, ainsi qu'en tout autre cas, y -devraient être toujours subordonnés, au contraire, à -une telle destination. Néanmoins, en écartant autant -que possible cette grave altération actuelle, nous avons -reconnu que ce second degré de l'initiation positive est, -au fond, beaucoup plus distinct du premier qu'on ne -le pense communément. Sans doute il ne s'y agit encore -que de phénomènes purement géométriques ou -mécaniques, déjà abstraitement considérés en mathématique, -d'où résulte une transition pleinement naturelle; -mais les difficultés essentielles de leur investigation, -aussi bien que son importance spéciale, y impriment à -<span class="pagenum" id="Page_771">771</span> -l'ensemble de leur étude un caractère très-différent, -soit logique, soit scientifique. Quoique l'observation -serve nécessairement, même en géométrie, de première -base, explicite ou implicite, aux raisonnemens mathématiques, -sauf les déductions purement logiques de la -simple analyse, son office, trop spontané, y est pourtant -si peu prononcé, comparativement à l'immense extension -des conséquences, qu'il n'y saurait être suffisamment -appréciable. C'est donc en astronomie que doit -commencer l'essor distinct et direct de l'esprit d'observation; -c'est là que le plus simple et le plus général des -quatre modes essentiels que nous a successivement <ins id="cor_23" title="offert">offerts</ins> -l'art d'observer trouve naturellement son développement -le plus pur et le plus caractéristique, en manifestant, -dans la situation la plus défavorable, toute la -portée scientifique dont est susceptible un sens isolé, à -la vérité le plus intellectuel de tous. Pendant que les -conditions du sujet y attirent nécessairement une attention -continue sur les moyens d'exploration immédiate, -elles y font également sentir l'intervention plus indispensable -et plus élémentaire des procédés rationnels qui -doivent y diriger en tant de cas une exploration beaucoup -plus indirecte qu'en aucune autre science naturelle, -et à laquelle s'adapte spontanément la simplicité supérieure -des recherches correspondantes. Si, sous l'aspect -scientifique, l'astronomie est justement regardée comme -la partie la plus fondamentale du système des connaissances -inorganiques, elle mérite aussi, sous l'aspect -logique, de rester le type le plus parfait de l'étude -générale de la nature. D'une part, nous l'avons toujours -vue, historiquement, influer davantage qu'aucune -<span class="pagenum" id="Page_772">772</span> -autre science sur le cours fondamental des spéculations -humaines, qui a jusqu'ici dû surtout consister à modifier -graduellement la philosophie initiale par des conceptions -émanées de l'étude du monde extérieur. En -même temps, nous l'avons reconnue, dogmatiquement, -la plus propre à caractériser pleinement la positivité -rationnelle, autant que le comporte l'extrême simplicité -de ses recherches réelles. C'est là que, dans l'avenir -comme dans le passé, la raison humaine doit constamment -trouver le premier sentiment philosophique des -lois naturelles; c'est là qu'il faut d'abord apprendre en -quoi consiste la saine explication d'un phénomène quelconque, -soit par similitude, soit par enchaînement. Rien -n'est aussi propre que l'ensemble de sa marche, à la fois -historique et dogmatique, à manifester dignement cette -harmonie progressive entre nos conceptions et nos observations, -qui constitue, en tous genres, le caractère essentiel -des vraies connaissances humaines. Nous l'avons -vue également destinée à indiquer spontanément, par -l'application la plus décisive, la saine théorie générale -des hypothèses vraiment scientifiques, si indispensable -à toutes les parties de la philosophie naturelle, et -pourtant si souvent méconnue jusqu'ici, faute d'une telle -appréciation initiale. On sait, en outre, que sa rationnalité -n'est pas moins satisfaisante que sa positivité, puisqu'elle -nous offre le premier et le plus parfait exemple, -d'ailleurs jusqu'ici unique, de cette rigoureuse unité -philosophique que nous devons toujours avoir en vue -dans chaque ordre de spéculations réelles, et que tous -doivent finalement comporter, pourvu qu'on n'y cherche -pas une précision spéciale incompatible avec la complication -<span class="pagenum" id="Page_773">773</span> -croissante des phénomènes, comme je crois en -avoir suffisamment ébauché ici la réalisation directe -envers les plus difficiles études. Enfin, nulle autre science -ne saurait manifester, avec une aussi familière évidence, -cette prévision rationnelle qui constitue, à tous égards, -le principal caractère permanent de nos théories positives. -Abstraction faite des vicieuses inspirations dues à -une exorbitante prépondérance de l'esprit purement mathématique, -les principales imperfections philosophiques -de l'astronomie actuelle résultent essentiellement d'une -trop vague appréciation générale de ses véritables recherches, -dont nous avons reconnu que la nature n'est -point encore assez sagement circonscrite, ni quant à -l'objet, ni surtout quant au sujet; d'où dérive, à divers -égards, un reste de tendance aux notions absolues, -toutefois moins prononcé déjà qu'en aucune autre -science, et d'ailleurs facile à dissiper sous l'ascendant -ultérieur d'une meilleure éducation scientifique. L'ensemble -de notre appréciation démontre donc que, contrairement -aux préjugés régnans, qui placent les géomètres -au-dessus des astronomes, la phase astronomique -constitue en elle-même, dans l'essor fondamental de la -logique positive, un degré bien plus avancé, sous tous -les aspects essentiels, et beaucoup plus rapproché du -véritable état philosophique, que ne le comportait la -simple initiation mathématique.</p> - -<p>À cette seconde phase générale de la positivité rationnelle, -succède nécessairement la phase physico-chimique, -qui doit y trouver à la fois son type logique et sa base -scientifique, afin de compléter l'étude abstraite du -monde extérieur, en cherchant les lois de tous les -<span class="pagenum" id="Page_774">774</span> -phénomènes appréciables qui composent l'existence inorganique. -Pour diminuer autant que possible le nombre effectif -des degrés différens propres à la grande évolution -logique, en n'y distinguant que ceux caractérisés par une -extension capitale des moyens élémentaires d'investigations, -j'ai cru devoir maintenant réunir les études chimiques -aux études purement physiques, quoique j'aie -dû les en séparer soigneusement dans le cours de ce -Traité, et que je doive même ne pas confondre, au chapitre -suivant, leur appréciation scientifique. Nous savons, -en effet, que la chimie applique essentiellement, -avec une moindre perfection, la méthode générale d'exploration -développée par la physique: la seule attribution -logique qui lui appartienne exclusivement consiste -à cultiver spontanément l'art des nomenclatures systématiques; -or, quelle que soit l'importance réelle de cet -heureux artifice, elle ne me semble pas exiger ici une séparation -qui rendrait moins facile à saisir la marche fondamentale -de l'éducation positive, d'ailleurs aisée à -compléter ensuite, sous ce rapport, d'après notre examen -antérieur de l'une et l'autre science. Cette double -étude fondamentale constitue nécessairement, à tous -égards, le lien naturel, aussi bien logique que scientifique, -entre les deux termes extrêmes de nos spéculations -réelles; car si, d'une part, elle complète l'étude du monde -et prépare celle de l'homme, ou plutôt de l'humanité, -d'une autre part, la complication de son sujet propre est -pareillement intermédiaire, et correspond à un état -moyen de l'investigation positive. La nature plus complexe -des phénomènes exige alors que, à tous les artifices -du raisonnement mathématique, viennent se joindre, -<span class="pagenum" id="Page_775">775</span> -non-seulement toutes les ressources de l'exploration astronomique, -étendue même à tous nos sens, mais aussi -et surtout un nouveau mode essentiel de l'art d'observer, -propre à fournir des déterminations plus décisives quoique -moins directes, et parfaitement adapté au véritable -esprit des recherches correspondantes, en passant de -l'observation proprement dite à l'expérimentation. D'après -l'ensemble de ce Traité, c'est là, et spécialement en -physique, que la saine philosophie placera toujours le -règne essentiel de la méthode expérimentale, qui n'était -auparavant ni possible ni nécessaire, et qui devient ensuite -insuffisante ou même illusoire. Conjointement avec -cette nouvelle puissance investigatrice, une heureuse -conception élémentaire, jusqu'alors peu prononcée, vient -achever de donner à ce troisième degré fondamental de -l'esprit positif une physionomie pleinement caractéristique, -par l'important artifice logique qui constitue la -théorie corpusculaire ou atomistique. Parfaitement convenable -à des phénomènes qui doivent nécessairement -appartenir aux moindres particules, puisqu'ils constituent -l'existence permanente de toute matière, cette -indispensable conception est d'ailleurs aussi essentiellement -bornée à de telles études que l'expérimentation -correspondante. Quand les conditions préalables, à la -fois logiques et scientifiques, propres à leur vraie position -encyclopédique, y seront enfin suffisamment remplies, -il n'est pas douteux que cette troisième phase -essentielle de la positivité rationnelle devra être habituellement -jugée aussi supérieure à la phase astronomique -que celle-ci l'est, au fond, à la phase purement -mathématique, comme rapprochant davantage notre -<span class="pagenum" id="Page_776">776</span> -intelligence d'un état vraiment philosophique. Mais nous -avons eu trop d'occasions de reconnaître l'extrême imperfection -actuelle de son institution ordinaire, flottant encore -si souvent entre un stérile empirisme et un mysticisme -oppressif, soit métaphysique, soit algébrique. Des -hypothèses radicalement contraires au véritable esprit -scientifique continuent à y exercer, surtout sous le vicieux -ascendant des géomètres, une déplorable prépondérance -qui y altère gravement la positivité de presque toutes les -notions, sans rien ajouter à leur rationnalité effective, -quoiqu'une judicieuse imitation du type astronomique -dût aujourd'hui suffire pour y rectifier cette désastreuse -aberration logique qui y maintient, à divers égards essentiels, -l'empire de l'absolu. Nous avons d'ailleurs reconnu -que la nature, à la fois bien plus variée et beaucoup -plus compliquée, d'un tel ordre de recherches ne -saurait jamais y permettre, même sous un meilleur régime -mental, ni une précision, ni une coordination comparables -à celles que comportent les théories célestes. -Mais ces diverses imperfections, passagères ou permanentes, -n'empêchent pas néanmoins que le sentiment général -des lois naturelles n'y reçoive certainement une -extension aussi évidente qu'indispensable, en s'appliquant -ainsi directement aux phénomènes les plus complexes -de l'existence inorganique.</p> - -<p>En passant de la nature inerte à la nature vivante, -d'abord même purement individuelle, nous y avons vu -la méthode positive s'élever nécessairement à une nouvelle -élaboration fondamentale, bien plus distincte -encore de ses trois évolutions antérieures que celles-ci -ne l'étaient déjà les unes des autres, et qui rendra -<span class="pagenum" id="Page_777">777</span> -cette nouvelle science, conformément à sa vraie position -encyclopédique, aussi essentiellement supérieure aux -précédentes par sa plénitude logique que par son importance -scientifique, dès que les conditions générales, à la -vérité plus difficiles, convenables à sa culture rationnelle -seront enfin suffisamment remplies. Jusqu'alors le -sujet des recherches avait comporté un morcellement -presque indéfini, longtemps indispensable à l'essor décisif -de la positivité préliminaire, qui, sous l'ascendant -métaphysique, ne pouvait trop circonscrire son exercice -initial. Mais, dans les études biologiques, où tous les -divers phénomènes sont évidemment caractérisés par leur -intime solidarité continue, aucune opération analytique -ne saurait jamais être conçue que comme le préambule -plus ou moins nécessaire d'une détermination finalement -synthétique; en continuant toutefois à y maintenir -convenablement la division générale entre la science -abstraite et la science concrète, toujours pareillement -obligatoire, quoique dès lors plus délicate, à raison -même du moindre intervalle de l'abstrait au concret. La -nature du sujet commence donc ici à exiger une modification -radicale du régime scientifique antérieur, et tend -déjà à faire graduellement prévaloir l'esprit d'ensemble -sur l'esprit de détail jusque là prépondérant; de manière -à rapprocher notablement notre intelligence de son véritable -état normal. Cette intime connexité des phénomènes -détermine alors le développement très-prononcé du -grand principe spontané des conditions d'existence, plus -ou moins inhérent à toutes les parties quelconques de la -philosophie naturelle, où il doit toujours lier l'appréciation -dynamique à l'appréciation statique, mais, par cela -<span class="pagenum" id="Page_778">778</span> -même, spécialement convenable aux spéculations biologiques, -où ces deux sortes d'appréciation sont à la -fois plus nettement distinctes et plus évidemment corrélatives: -nous y avons vu sa judicieuse application remplir -avec beaucoup d'avantage le seul office élémentaire qui -pût sembler y motiver, à un certain degré, le maintien -continu d'une philosophie théologique. Néanmoins ce -qui caractérise le mieux cette quatrième phase essentielle -de la logique positive, c'est assurément l'extension -capitale qu'y reçoit l'art général d'observer, alors augmenté -d'un nouveau mode fondamental, pleinement -conforme à la nature de ces nouvelles recherches. À tous -les principaux artifices du raisonnement mathématique, -seulement dépouillé d'un langage spécial qui ne convient -qu'aux plus simples sujets, à l'ensemble des moyens -d'exploration qui constituent l'observation proprement -dite, et aux diverses ressources de la méthode expérimentale, -alors surtout employée sous la forme spontanée -d'analyse pathologique, la complication même des phénomènes -vient déterminer l'adjonction prépondérante -d'un procédé supérieur d'investigation rationnelle, en -développant la méthode comparative, jusqu'alors très-accessoire -et peu distincte, mais destinée ici à constituer -le plus puissant instrument logique applicable à de -telles spéculations. Nous avons pleinement reconnu que -ce mode transcendant, encore si mal compris de la plupart -des savans, ne saurait être convenablement apprécié -qu'avec l'institution correspondante de la vraie théorie -des classifications, qui appartient, au même titre, à la -biologie, où, scientifiquement envisagée, elle doit résumer -les principaux résultats des comparaisons -<span class="pagenum" id="Page_779">779</span> -antérieures, tandis que, logiquement, elle y dirige aussi -l'élaboration des nouveaux rapprochemens. Cette double -création fondamentale, si éminemment propre à une -telle science, doit surtout prévaloir dans la juste appréciation -de sa vraie dignité logique, qui ne saurait être -équitablement jugée d'après son extrême imperfection -actuelle, suite nécessaire, soit d'une formation plus récente, -à raison même de sa complication supérieure, soit -d'un moindre accomplissement des conditions préalables -qu'exige sa culture rationnelle. Si le sentiment général -des lois naturelles ne pouvait d'abord être systématiquement -développé que par les études inorganiques, sa -pleine efficacité ne devait certainement devenir décisive -que d'après son extension directe aux spéculations biologiques, -dont la nature est si propre à montrer l'inanité -des notions absolues, en manifestant l'immense variété -des divers systèmes d'existence. Toutefois, quelle que -soit, à tous égards, l'intime prééminence philosophique -de cette quatrième phase fondamentale propre à la grande -évolution logique, cette science, quoique intrinsèquement -supérieure aux précédentes, reste, comme elles, -purement préliminaire, mais à un bien moindre degré, -en tant que beaucoup plus rapprochée de la science vraiment -finale, suivant notre théorie hiérarchique. Cette -insuffisance nécessaire y devient bientôt appréciable -quand on quitte les études biologiques les plus élémentaires, -presque adhérentes aux études physico-chimiques, -et relatives aux phénomènes généraux de la vie organique -proprement dite. Après avoir d'abord passé ainsi à la -science de l'animalité, si l'on y aborde enfin les plus -hautes spéculations positives, en s'élevant directement -<span class="pagenum" id="Page_780">780</span> -jusqu'aux fonctions morales et intellectuelles de l'appareil -cérébral, on ne tarde point à sentir l'inévitable irrationnalité -d'une telle constitution scientifique: car le cas le -plus décisif, surtout à cet égard, n'y saurait être convenablement -traité qu'en subordonnant son étude à la science -ultérieure du développement social, suivant l'ensemble -des motifs déjà indiqués dans ce chapitre pour démontrer -l'impossibilité radicale d'une satisfaisante appréciation -de notre nature mentale tant qu'on reste au point -de vue individuel, alors essentiellement stérile, de quelque -manière qu'il puisse être institué.</p> - -<p>L'évolution fondamentale de la méthode positive demeure -donc nécessairement incomplète jusqu'à ce qu'elle -s'étende suffisamment à la seule étude vraiment finale, -l'étude de l'humanité, envers laquelle toutes les autres, -même celle de l'homme proprement dit, ne sauraient -constituer que d'indispensables préambules, et qui est -spontanément destinée à exercer sur elles une universelle -prépondérance normale, aussi bien logique que scientifique, -comme nous l'avons ci-dessus reconnu. D'abord, -c'est uniquement ainsi que le sentiment général des lois -naturelles peut acquérir un développement décisif, en -s'appliquant enfin au cas où l'irrévocable élimination -des volontés arbitraires et des entités chimériques présente -à la fois le plus d'importance et de difficulté. En -même temps, rien ne saurait être plus propre à éteindre -entièrement l'antique absolu philosophique, qu'une -étude directement instituée pour dévoiler les lois générales -de la variation continue des opinions humaines. -Nous avons souvent constaté qu'une telle science comporte -plus qu'aucune autre l'emploi capital, aussi légitime -<span class="pagenum" id="Page_781">781</span> -qu'étendu, des considérations à priori, soit d'après sa -vraie position encyclopédique qui la fait dépendre de -toutes les sciences préliminaires, soit en vertu de la -parfaite unité qui caractérise naturellement son sujet, -soit à raison de l'entière plénitude de ses moyens logiques. -Sa récente formation et sa complication supérieure -ne sauraient l'empêcher d'être bientôt jugée, par tous -les véritables connaisseurs, la plus rationnelle de toutes -les sciences réelles, eu égard au degré de précision -compatible avec la nature des phénomènes, puisque les -spéculations les plus difficiles et les plus variées s'y trouvent -spontanément rattachées à une seule théorie fondamentale. -Mais, ce qu'il y faut surtout remarquer ici, -c'est l'extension essentielle des moyens d'investigation, -alors nécessitée par les nouvelles exigences du sujet le -plus complexe que l'esprit humain puisse aborder, et en -même temps déterminée par le caractère distinctif des -recherches correspondantes. Outre l'aptitude aux déductions, -développée sous la phase mathématique, la puissance -de l'exploration directe que manifeste la phase -astronomique, l'appréciation expérimentale propre à la -phase physico-chimique, et enfin la méthode comparative, -émanée de la phase biologique, les difficultés caractéristiques -des études sociologiques y réclament encore -l'emploi continu et prépondérant d'un nouveau procédé -fondamental, sans lequel l'accumulation de toutes les ressources -précédentes y deviendrait presque toujours insuffisante -et même souvent illusoire. Cet indispensable -complément de la logique positive consiste dans le mode -historique proprement dit, constituant l'investigation, -<span class="pagenum" id="Page_782">782</span> -non par simple comparaison, mais par filiation graduelle. -L'ensemble de ce Traité a tellement caractérisé cette -nouvelle méthode, la plus transcendante de toutes, qu'il -serait entièrement superflu de rappeler ici son appréciation -générale, d'abord résultée, au tome quatrième, -d'une explication dogmatique, et ensuite confirmée, -dans les deux autres volumes, d'après une application -décisive. Nous avons d'ailleurs pleinement reconnu, au -début de ce chapitre, l'ascendant nécessaire qu'elle doit -désormais exercer sur tous les modes quelconques d'investigation -positive, afin d'utiliser les éminentes indications -que sa judicieuse intervention pourra toujours -fournir, et qui perfectionneront partout l'emploi régulier -de nos forces mentales. C'est ainsi que, au seul point de -vue scientifique qui puisse être réellement universel, -correspond naturellement la seule voie logique qui comporte -aussi une véritable et active universalité; d'où résulte -aussitôt, à ce double titre, l'unique situation normale -que la raison humaine doive finalement chercher. -Pour déterminer suffisamment cet état définitif, il ne resterait -plus ici qu'à considérer spécialement la réaction nécessaire -que cette phase extrême ou sociologique de la -méthode positive doit inégalement exercer sur toutes les -phases préliminaires, et principalement sur la phase initiale -ou mathématique, afin d'imprimer à chacun de ces -degrés toujours indispensables le vrai caractère permanent -qui convient à sa nature, et que ne pouvait suffisamment -manifester chaque phase successive, tant qu'elle -devait rester conçue isolément. Mais cette nouvelle élaboration, -maintenant prématurée, excéderait beaucoup -<span class="pagenum" id="Page_783">783</span> -les limites naturelles et même la destination propre de -ce Traité, où j'ai dû me borner à constituer directement -le véritable système de la philosophie positive, en dernier -résultat de la préparation graduellement accomplie -en tous genres depuis Bacon et Descartes, sans devoir encore -aborder essentiellement sa construction effective, -réservée surtout à un prochain avenir.</p> - -<p>Telles sont les cinq phases principales nécessairement -inhérentes à l'essor fondamental de la méthode positive, -et dont l'indispensable succession élève peu à peu l'esprit -scientifique proprement dit à la dignité finale d'esprit -vraiment philosophique, en dissipant à jamais la distinction -provisoire qui devait subsister entre eux tant que -l'évolution préliminaire du génie moderne n'était pas -suffisamment opérée. Si l'on considère avec soin de quel -misérable état théorique la raison humaine est inévitablement -partie, on cessera d'être surpris qu'il lui ait fallu -tout ce long et pénible enfantement pour étendre convenablement -à ses spéculations abstraites et générales ce -même régime mental que la sagesse vulgaire emploie -spontanément dans ses actes partiels et pratiques. Quoique -rien ne puisse jamais dispenser notre faible intelligence -de reproduire constamment cette succession naturelle, -où réside la principale efficacité de notre développement -philosophique, il est clair qu'une pareille éducation ultérieure, -soit individuelle, soit même collective, pouvant -désormais devenir systématique, tandis qu'elle a dû jusqu'ici -rester purement instinctive, sera susceptible d'un -accomplissement beaucoup plus rapide et plus facile, mais -d'ailleurs essentiellement équivalent, que je m'estime -<span class="pagenum" id="Page_784">784</span> -heureux d'avoir ainsi préparé à tous mes successeurs, par -le laborieux ensemble de mon évolution originale.</p> - -<p class="sep2">Un tel examen de l'institution générale et de la formation -graduelle convenables à la méthode positive, -complète ici son appréciation finale, déjà accomplie -quant à sa nature et à sa destination, après la détermination -fondamentale de son unité nécessaire. L'ensemble -de ce chapitre peut donc être envisagé comme constituant -aujourd'hui une sorte d'équivalent spontané du discours -initial de Descartes sur la méthode, sauf les diversités -essentielles qui résultent de la nouvelle situation de la -raison moderne et des nouveaux besoins correspondans. -Tandis que Descartes devait surtout avoir en vue l'évolution -préliminaire qui, pendant les deux derniers siècles, -était destinée à préparer successivement l'ascendant décisif -de la positivité rationnelle, j'ai dû, au contraire, -apprécier ici l'entier accomplissement effectif d'un tel -préambule, afin de déterminer directement la constitution -finale de la saine philosophie, en harmonie nécessaire -avec une haute destination sociale, que Descartes -avait justement écartée, mais que Bacon avait déjà -essentiellement pressentie. Ainsi, ce chapitre concernait -naturellement la partie la plus difficile et la plus importante -de tout le travail relatif à nos conclusions générales, -d'après la prépondérance constante des besoins logiques -sur les besoins scientifiques, surtout en un temps -où, la doctrine devant être encore fort peu avancée, la -principale élaboration philosophique doit consister à instituer -complétement la méthode. Toutefois, pour que -<span class="pagenum" id="Page_785">785</span> -notre opération extrême puisse atteindre suffisamment -son but général, il faut, en outre, consacrer le chapitre -suivant à une rapide appréciation scientifique, correspondante -à cette appréciation logique, et oser même -caractériser enfin, dans un dernier chapitre, l'action totale -que doit ultérieurement exercer la philosophie positive, -dès lors pleinement constituée.</p> - -<hr class="small" /> - -<div id="Page_786" class="npage"><span class="pagenum">786</span></div> - -<div class="figcenter"> - <img src="images/filet-600.jpg" alt="" title="" width="100%" height="13" /> -</div> - -<h2 class="nobreak">CINQUANTE-NEUVIÈME LEÇON.</h2> - -<p class="hang cs8">Appréciation philosophique de l'ensemble des résultats propres -à l'élaboration préliminaire de la doctrine positive.</p> - -<div class="figcenter"> - <img src="images/filet-100.jpg" alt="" title="" width="100" height="8" /> -</div> - -<p>Toutes les parties de ce Traité nous ont directement -représenté chaque branche essentielle de la philosophie -naturelle comme étant encore, à beaucoup d'égards, -dans un état purement provisoire, désormais suffisamment -expliqué par l'appréciation logique que nous venons -d'accomplir, puisque la méthode fondamentale ne -pouvait elle-même être convenablement développée que -d'après son extension décisive aux phénomènes les plus -complexes et les plus importans, réalisée seulement ici. -Malgré la haute valeur spéciale de diverses notions partielles, -les sciences ont été jusqu'à présent cultivées d'une -manière trop peu philosophique pour avoir pu atteindre -une situation vraiment normale, en sorte que l'élaboration -finale de la doctrine positive doit être maintenant -très-peu avancée, sans excepter les études les plus simples -et les plus anciennes. La destination systématique -de l'évolution scientifique propre aux trois derniers siècles -a donc surtout consisté dans la formation graduelle -de la méthode positive, appréciée au chapitre précédent. -C'est uniquement d'après le suffisant accomplissement de -<span class="pagenum" id="Page_787">787</span> -cette opération fondamentale que pourra désormais -commencer directement l'essor final de la véritable -science, enfin parvenue à une judicieuse unité, sous -l'ascendant continu du seul point de vue vraiment universel. -Ainsi, nos conclusions scientifiques ne sauraient -maintenant avoir ni la même importance, ni, par suite, -la même extension, que nos conclusions logiques, puisqu'elles -se rapportent à un système de connaissances à -peine ébauché aujourd'hui. Néanmoins notre principale -appréciation philosophique, accomplie dans la leçon -précédente, ne serait pas suffisamment complète, si -nous ne consacrions pas le chapitre actuel à caractériser -directement, autant que le comporte l'élaboration préliminaire, -la nature propre et l'enchaînement général des -diverses études abstraites que nous avons successivement -examinées, en les considérant désormais comme autant -d'élémens nécessaires d'un seul corps de doctrine, suivant -le principe établi précédemment.</p> - -<p>D'un tel point de vue philosophique, nous avons toujours -reconnu que, du moins pour l'ensemble de l'évolution -humaine, il existe spontanément, à tous égards, -une harmonie essentielle entre nos connaissances réelles -et nos besoins effectifs. Les connaissances qui nous sont -nécessairement interdites en chaque genre y sont aussi -celles qui n'auraient d'autre efficacité que de satisfaire -une vaine curiosité. Nous ne devons vraiment chercher à -connaître que les lois des phénomènes susceptibles -d'exercer sur l'humanité une influence quelconque; or -une telle action, quelque indirecte qu'elle puisse être, -constitue aussitôt une base d'appréciation positive, dont -la suffisante réalisation peut seulement suivre quelquefois -<span class="pagenum" id="Page_788">788</span> -de très-loin la manifestation des besoins correspondans, -surtout par suite de l'imparfaite institution du -système de nos recherches, jusqu'ici à peine ébauché. -En considérant l'ensemble de cette élaboration, on voit -qu'elle doit embrasser, d'une part, l'humanité elle-même, -envisagée sous tous les aspects propres à son -existence et à son activité; d'une autre part, le milieu -général, dont l'influence permanente domine l'accomplissement -spontané d'une pareille évolution. Or ce n'est -pas seulement en vertu des nécessités logiques, appréciées -au chapitre précédent, que l'étude de cette économie -extérieure doit précéder et préparer celle de notre -propre économie, afin d'élaborer d'abord la méthode -fondamentale dans les seuls cas assez simples pour en -permettre convenablement l'essor initial. Il faut aussi -reconnaître maintenant, à ce sujet, que des motifs purement -scientifiques prescrivent, d'une manière non moins -irrécusable, la même marche philosophique. Nous devons, -en effet, préalablement étudier une économie -naturelle à laquelle sont nécessairement subordonnées -toutes nos conditions d'existence, et qui se compose de -phénomènes essentiellement indépendans de notre action, -sauf les modifications secondaires qu'elle y détermine, -et qui ne sauraient devenir convenablement appréciables -sans une telle connaissance antérieure. Mais, en outre, à -ne considérer même que l'étude propre de notre organisme, -individuel ou collectif, elle a besoin de reposer -d'abord sur une semblable élaboration, destinée à nous -dévoiler les lois des phénomènes les plus fondamentaux, -inévitablement communs à tous les êtres quelconques, -et qui ne peuvent être suffisamment connus que par -<span class="pagenum" id="Page_789">789</span> -l'examen des cas où ils existent isolés de nos complications -vitales. C'est ainsi que l'unité finale de la science -humaine se concilie spontanément avec sa décomposition -rationnelle en deux études principales, l'une relative à -l'existence inorganique ou générale, l'autre à l'existence -organique ou spéciale, dont la première constitue l'indispensable -préambule de la seconde, où une plus noble -activité vient seulement modifier les phénomènes universels. -En considérant sous le même aspect les trois -modes essentiels, d'abord mathématique ou astronomique, -ensuite physique, et enfin chimique, que présente -l'existence inorganique, et pareillement les deux modes, -individuel et social, qui sont propres à l'existence organique, -leur succession totale constituera désormais une -série scientifique parfaitement correspondante à la série -logique du chapitre précédent; elle conduira aussi naturellement -à l'état normal de la vraie philosophie, d'après -les cinq degrés consécutifs de complication et de -réalité que doit offrir l'existence finale, et dont la dignité -graduelle résulte de leur spécialité croissante. Notre -appréciation actuelle ne saurait avoir d'autre objet principal -que de caractériser convenablement cette nouvelle -application générale de la conception fondamentale établie, -au début de ce Traité, relativement à la véritable -hiérarchie encyclopédique.</p> - -<p>Le mode le plus simple et le plus universel de l'existence -inorganique consiste nécessairement dans l'existence -mathématique, d'abord géométrique, puis -mécanique, seule appréciable en chacun des cas, très-nombreux -et fort importans, où notre investigation ne -peut reposer que sur l'exploration visuelle. Tel est le -<span class="pagenum" id="Page_790">790</span> -motif scientifique qui, indépendamment des motifs logiques -déjà examinés, érige spontanément l'ensemble -des études mathématiques en premier élément fondamental -de la philosophie positive. Sous ce second aspect, -cette science primordiale doit être ici considérée abstraction -faite des théories analytiques qui constituent, -sans doute, ses plus puissantes ressources, mais -qui, en elles-mêmes, à titre de simple instrument de -déduction ou de coordination, ne sauraient directement -contenir aucune connaissance réelle, quelque précieuse, -et même indispensable, que doive devenir ensuite leur -application rationnelle. C'est, en effet, dans un sens purement -logique que nous avons toujours reconnu à l'analyse -mathématique une importance vraiment propre et -prépondérante, comme offrant, par sa nature, l'exercice -le plus fécond et le plus décisif de l'art élémentaire -du raisonnement positif, d'après l'admirable facilité -que l'extrême simplicité du sujet y présente pour multiplier -et varier les conséquences pleinement rigoureuses: -aucune autre étude, même mathématique, ne saurait -aussi nettement caractériser l'aptitude déductive de l'esprit -humain. Mais l'éducation scientifique proprement -dite, seul objet du chapitre actuel, n'y peut trouver, -au contraire, d'autre grand résultat direct que le premier -développement systématique du sentiment fondamental -des lois logiques, sans lesquelles on ne concevrait -jamais les lois physiques: c'est ainsi que les spéculations -numériques, source nécessaire de cette analyse, ont -historiquement fourni la plus ancienne manifestation -des idées générales d'ordre et d'harmonie, graduellement -étendues ensuite aux sujets les plus complexes. À cela -<span class="pagenum" id="Page_791">791</span> -près, il est clair que la science mathématique se compose -surtout de la géométrie et de la mécanique, qu'on -peut regarder comme directement relatives aux notions -primordiales, l'une de toute existence, l'autre de toute -activité, du moins quand on fait subir à nos diverses -conceptions réelles la plus extrême décomposition élémentaire, -d'ailleurs souvent inopportune et quelquefois -perturbatrice; car tous les phénomènes quelconques -seraient abstraitement réductibles, dans l'ordre statique, -à de simples rapports de grandeur, de forme, ou de situation, -et, dans l'ordre dynamique, à de purs mouvemens, -partiels ou généraux; sauf à juger sagement la -convenance effective d'une telle réduction philosophique. -L'ascendant oppressif que les géomètres ont tendu à -exercer, pendant les deux derniers siècles, sur toutes les -parties de la philosophie naturelle, correspond seulement -à une fausse appréciation de ce principe incontestable, -<ins id="cor_24" title="tendante">tendant</ins> à dénaturer la plupart de nos conceptions -réelles d'après une vicieuse analyse, nécessairement -contraire à la nature de tous les phénomènes un peu -compliqués. Mais, sans aller jusqu'à cette abusive simplification, -l'universalité spéculative de cette double étude -primordiale reste néanmoins évidente, puisqu'une telle -existence mathématique doit se retrouver spontanément -dans tout autre mode plus composé et plus élevé, bien -qu'elle n'y constitue pas l'unique élément, ni même -le principal. Nous savons, en outre, que la géométrie -doit être abstraitement jugée encore plus générale que -la mécanique, puisque l'existence pourrait être rigoureusement -conçue sans aucune activité, comme, par -exemple, envers des astres réellement immobiles, -<span class="pagenum" id="Page_792">792</span> -auxquels la géométrie pourrait seule convenir. Quoique -cette séparation ne puisse être accomplie que dans des -cas insignifians pour nous, il demeure certain que la -géométrie constitue, par sa nature, l'étude mathématique -la plus propre à développer convenablement le -premier sentiment élémentaire des lois d'harmonie, qui -n'y sont jamais troublées par aucun mélange avec les -lois de succession. Malgré ces attributs caractéristiques, -il faut néanmoins regarder finalement la théorie du -mouvement comme constituant, sous le rapport scientifique -proprement dit, encore plus que la théorie de -l'étendue, la principale branche de la mathématique, -en vertu de ses relations plus directes et plus complètes -avec tout le reste de la philosophie naturelle. Cette -prépondérance est d'autant plus convenable que les -spéculations mécaniques se compliquent toujours, par -leur nature, de certaines considérations géométriques: -or cette intime connexité, d'où résultent leur difficulté -supérieure et leur moindre perfection logique, constitue -aussi leur réalité plus prononcée, et leur permet de représenter -suffisamment l'ensemble de l'existence mathématique, -dont une telle concentration peut ici faciliter l'appréciation -philosophique. Nous savons que ce préambule -universel de la philosophie naturelle compose aujourd'hui -avec sa manifestation astronomique, la seule partie de la -science inorganique qui soit essentiellement parvenue à la -vraie constitution normale qui convient à sa nature. Aussi -dois-je attacher beaucoup de prix à faire suffisamment -ressortir, au sujet des lois primordiales sur lesquelles -repose cette constitution, leur coïncidence spontanée -avec les lois fondamentales qui semblent jusqu'ici -<span class="pagenum" id="Page_793">793</span> -propres à la seule existence organique, afin de signaler -sommairement, par la corrélation directe des deux cas -extrêmes, la tendance nécessaire de nos diverses connaissances -réelles à une véritable unité scientifique, en -harmonie avec leur unité logique déjà reconnue au -chapitre précédent. Les notions intermédiaires, c'est-à-dire -celles de l'ordre physico-chimique, confirmeront -sans doute, à leur manière, une telle convergence, quand -leur vrai caractère philosophique aura pu être convenablement -établi d'après une culture plus rationnelle.</p> - -<p>Nous avons d'abord reconnu spécialement en philosophie -mathématique (<i>voyez</i> surtout la quinzième leçon), -contrairement à l'opinion commune, que, la théorie abstraite -du mouvement et de l'équilibre étant entièrement -indépendante de la nature des moteurs, les lois physiques -qui lui servent de base, et par suite aussi toutes leurs -conséquences générales, sont nécessairement applicables -aux phénomènes mécaniques des corps vivans comme en -tout autre cas quelconque, sauf la précision des déterminations, -incompatible avec la complication des appareils, -et nous avons ensuite constaté spécialement, en philosophie -biologique (<i>voyez</i> surtout la quarante-quatrième -leçon), qu'une semblable application y devait, en effet, -diriger la première étude de la mécanique animale, statique -ou dynamique, radicalement inintelligible sans un -pareil fondement. Mais il s'agit ici d'une appréciation -plus élevée et beaucoup moins sentie jusqu'à présent, -qui, d'après une suffisante généralisation de ces trois lois -fondamentales, leur assure une véritable universalité -philosophique en les faisant convenir finalement à tous -les phénomènes possibles, et particulièrement à ceux de -<span class="pagenum" id="Page_794">794</span> -la nature vivante, soit individuelle, soit même sociale, -ainsi qu'il est maintenant aisé de l'expliquer envers chacune -d'elles. Quant à la première, si mal qualifiée de loi -d'inertie, et que je me suis borné à désigner historiquement -par le nom de Kepler à qui nous la devons, il suffit -de l'envisager, sous son aspect réel, comme loi de persistance -mécanique, pour y voir aussitôt un simple cas -particulier de la tendance spontanée de tous les phénomènes -naturels à persévérer indéfiniment dans leur état -quelconque s'il ne survient aucune influence perturbatrice, -tendance alors spécialement constatée à l'égard des -phénomènes les plus simples et les plus généraux. J'ai -déjà fait sentir, en biologie, à la fin du quarante-quatrième -chapitre, que la vraie théorie générale de l'habitude -ne pouvait comporter au fond aucun autre principe -philosophique, seulement modifié par l'intermittence -caractéristique des phénomènes correspondans. Une remarque -analogue convient encore davantage à la sociologie, -où, d'après la complication supérieure de l'organisme -collectif, la vie sociale, à la fois beaucoup plus -durable et moins rapide que la vie individuelle, fait si -hautement ressortir la tendance opiniâtre de tout système -politique à se perpétuer spontanément. Nous avons aussi -noté en physique, au sujet de l'acoustique, certains phénomènes -trop peu étudiés qui manifestent pareillement, -jusque dans les moindres modifications moléculaires, une -disposition à la reproduction des actes, qu'on supposait -mal à propos particulière aux corps vivans, et dont l'identité -fondamentale avec la persistance mécanique considérée -ici devient alors spécialement évidente. Ainsi, sous -ce premier aspect, il est désormais impossible de -<span class="pagenum" id="Page_795">795</span> -méconnaître la subordination nécessaire de tous les divers effets -naturels à quelques lois vraiment universelles, modifiées -seulement dans leur manifestation réelle, suivant les conditions -propres à chaque cas. Il en est certainement de -même pour notre seconde loi du mouvement, celle de -Galilée, relative à la conciliation spontanée de tout mouvement -commun avec les différens mouvemens particuliers. -Non-seulement elle convient éminemment aux phénomènes -mécaniques de la vie animale, dont l'existence -serait directement contradictoire sans une telle loi, mais -aussi, philosophiquement généralisée, elle devient pareillement -applicable à tous les phénomènes quelconques, -organiques ou inorganiques. On peut, en effet, -toujours constater en tout système l'indépendance fondamentale -des diverses relations mutuelles, actives ou -passives, envers toute action exactement commune aux -différentes parties, quels qu'en soient d'ailleurs le genre et -le degré. Les études biologiques offrent la vérification -continue de cette loi universelle, aussi bien pour les phénomènes -de sensibilité que pour ceux de contractilité; -puisque, nos impressions étant purement comparatives, -notre appréciation des différences partielles n'est jamais -troublée par aucune influence générale et uniforme. Son -extension naturelle à la sociologie n'est pas moins incontestable: -car, si le progrès social tend à altérer l'ordre -intérieur d'un système politique, c'est uniquement, -comme en mécanique, parce que le mouvement n'y saurait -être suffisamment commun aux diverses parties, dont -l'économie mutuelle ne serait, au contraire, nullement -affectée par une progression beaucoup plus rapide, à laquelle -tous les élémens participeraient avec une égale -<span class="pagenum" id="Page_796">796</span> -énergie. Une étude plus philosophique des actes physico-chimiques -montrera sans doute que la même loi s'y applique -aussi aux différens phénomènes qui n'y doivent pas -être regardés comme purement mécaniques, ainsi que -l'indiquent déjà, par exemple, les effets thermométriques, -uniquement dus aux inégalités mutuelles. Quant -à notre troisième loi fondamentale du mouvement, celle -que j'ai dû attribuer à Newton, et qui consiste dans l'équivalence -constante entre la réaction et l'action, son -universalité nécessaire est encore plus sensible que pour -les deux autres: c'est la seule en effet dont jusqu'ici on -ait quelquefois entrevu, quoique d'une manière très-confuse -et fort insuffisante, l'extension spontanée à toute -économie naturelle. Pourvu que l'on conçoive toujours -la nature et la mesure des réactions suivant le véritable -esprit des phénomènes correspondans, il n'est pas douteux -qu'une telle équivalence ne puisse être aussi réellement -observée envers les effets physiques, chimiques, -biologiques, et même politiques, qu'à l'égard des simples -effets mécaniques, du moins en ne cherchant partout que -le degré de précision compatible avec les conditions du -sujet. Outre la mutualité évidemment inhérente à toutes -les actions réelles, il faut d'ailleurs reconnaître que l'estimation -générale des réactions mécaniques, d'après la combinaison -des masses et des vitesses, trouve partout -une appréciation analogue. Si Berthollet a rendu sensible -l'influence chimique de la masse, jusqu'alors essentiellement -méconnue, une discussion équivalente manifesterait -aussi nettement son influence biologique ou politique. -L'intime solidarité continue qui caractérise les phénomènes -vitaux, et encore davantage les phénomènes -<span class="pagenum" id="Page_797">797</span> -sociaux, où tous les aspects se montrent spontanément connexes, -est surtout très-propre à nous familiariser avec -l'universalité effective de cette troisième loi du mouvement, -ainsi étendue désormais à tout changement quelconque. -Chacune des trois grandes lois naturelles sur -lesquelles nous avons reconnu, malgré les graves aberrations -philosophiques des géomètres actuels, que repose -nécessairement l'ensemble de la mécanique rationnelle, -n'est donc au fond que la manifestation mécanique d'une -loi générale, pareillement applicable à tous les phénomènes -possibles. En outre, afin de mieux caractériser ce -rapprochement capital, il importe maintenant de l'étendre -aussi, non sans doute aux principales conséquences -ultérieures d'une telle doctrine initiale, où la spécialité -du sujet doit se trouver trop prononcée pour comporter -aucune utile comparaison, mais seulement à la notion essentielle -qui y constitue le lien nécessaire des diverses -spéculations. On conçoit qu'il s'agit du célèbre principe -général d'après lequel d'Alembert a profondément rattaché -les questions de mouvement aux questions d'équilibre. -Soit qu'on l'envisage, suivant ma proposition, -comme une heureuse généralisation de la troisième loi -du mouvement, soit qu'on persiste à y voir une notion -pleinement distincte, on pourra toujours sentir sa conformité -spontanée avec une conception vraiment universelle, -pareillement destinée à lier, dans un sujet quelconque, -l'appréciation dynamique à l'appréciation statique, -en considérant que les lois d'harmonie correspondantes -doivent être sans cesse maintenues au milieu des phénomènes -de succession. La sociologie nous a naturellement -offert l'application la plus décisive, quoique le plus -<span class="pagenum" id="Page_798">798</span> -souvent implicite, de cette importante relation générale, -parce que ces deux aspects élémentaires y sont à la fois -plus prononcés et plus solidaires qu'en aucun autre cas. -Si les lois d'existence pouvaient toujours être suffisamment -connues, je ne doute pas qu'on n'y pût ainsi ramener -partout, comme en mécanique, toutes les questions -d'activité. Mais, lors même que la complication du sujet -oblige au contraire à procéder en sens inverse, c'est encore -au fond d'après une pareille conception de convergence -nécessaire entre l'appréciation statique et l'appréciation -dynamique: ce principe universel est seulement employé -alors sous un nouveau mode conforme à la nature des -phénomènes, et dont les spéculations sociologiques nous -ont fréquemment présenté d'importans exemples.</p> - -<p>Les diverses lois fondamentales de la mécanique rationnelle -ne constituent donc, à tous égards, que la -première manifestation philosophique de certaines lois -générales, nécessairement applicables à l'économie naturelle -d'un genre quelconque de phénomènes. Quoiqu'elles -dussent être d'abord dévoilées envers le sujet le -plus simple et le plus commun, on voit qu'elles pourraient -aussi être conçues comme émanant des parties les -plus élevées et les plus spéciales de la philosophie abstraite, -qui seules en font apercevoir le vrai caractère -d'universalité. Loin qu'elles soient réellement dues à -l'esprit mathématique, il est clair que son vicieux ascendant -s'oppose directement aujourd'hui à leur saine -appréciation philosophique, soit en spécialisant trop -leur interprétation mécanique, soit surtout en s'efforçant -vainement d'y substituer une argumentation sophistique -à la judicieuse observation qui constitue exclusivement -<span class="pagenum" id="Page_799">799</span> -leur réalité, suivant les explications directes du tome -premier. Cette importante conception résulte donc ici -d'une première réaction scientifique de l'esprit positif -propre aux études organiques, et surtout caractérisé par -les spéculations sociologiques, sur les notions fondamentales -qui ont semblé jusqu'à présent particulières aux -études inorganiques. Toute sa valeur philosophique -tient, en effet, à l'identité spontanée que nous avons -ainsi établie entre les lois initiales des deux ordres extrêmes -de phénomènes naturels, dont le rapprochement -général n'avait jamais été tenté que d'après une décomposition -inopportune et perturbatrice des effets les plus -complexes en simples mouvemens moléculaires, qui tendait -aussitôt à détruire radicalement les plus éminentes -contemplations. Ainsi, l'indication précédente est finalement -destinée à signaler ici, dans le seul cas compatible -avec l'extrême imperfection de la science actuelle, le -premier type essentiel du nouveau caractère d'universalité -que devront prendre les principales notions positives -sous l'ascendant normal du véritable esprit philosophique, -directement apprécié au chapitre précédent. -C'est pourquoi j'ai cru devoir insister spécialement à cet -égard, afin d'utiliser convenablement une occasion d'autant -plus précieuse que le reste de notre appréciation -scientifique n'en saurait aujourd'hui reproduire l'équivalent. -Pour le cas qui nous l'a fournie, les lois universelles -que nous avons reconnues sont, par leur nature, -pleinement suffisantes, puisque la théorie abstraite du -mouvement et de l'équilibre n'exige certainement aucune -autre base réelle: quel qu'en soit ensuite l'immense développement -spécial, nous savons qu'il ne constitue -<span class="pagenum" id="Page_800">800</span> -qu'un simple système de conséquences logiques de ces -notions fondamentales, élaborées surtout d'après un -judicieux emploi de l'instrument analytique. Mais, envers -tout autre sujet plus complexe, ces lois générales -sont assurément bien loin de suffire à diriger convenablement -nos diverses spéculations réelles. On peut seulement -garantir que leur sage application y fournira toujours -de précieuses indications scientifiques, parce que de -telles lois y doivent constamment dominer les différentes -lois plus spéciales relatives aux autres modes abstraits -d'existence et d'activité, organiques ou inorganiques. -Quant à ces dernières lois distinctes, qui resteront sans -cesse indispensables, et dont le nombre effectif demeurera -longtemps très-considérable, on est ainsi conduit à -espérer que les plus importantes d'entre elles seront un -jour pareillement investies, bien qu'à un moindre degré, -d'un semblable caractère d'universalité, correspondant -à l'étendue naturelle des phénomènes respectifs. -Mais, sans attendre cette concentration ultérieure, les -explications précédentes autorisent déjà à concevoir le -système entier de nos connaissances réelles, même dans -son imperfection actuelle, comme susceptible, à certains -égards, d'une véritable unité scientifique, indépendamment -de la grande unité logique constituée au chapitre -précédent, quoiqu'en harmonie avec elle.</p> - -<p>Après avoir abstraitement apprécié l'existence mathématique, -à la fois géométrique et mécanique, l'esprit -positif doit compléter une telle élaboration initiale en -l'appliquant convenablement au cas naturel le plus important, -par l'étude générale des phénomènes astronomiques. -Si la première appréciation était d'abord -<span class="pagenum" id="Page_801">801</span> -évidemment indispensable pour déterminer les lois essentielles -de la plus simple existence inorganique, nécessairement -commune à tous les êtres quelconques, la seconde -ne le devient pas moins ensuite pour caractériser le milieu -universel, dont l'ascendant continu domine inévitablement -le cours élémentaire de tous les autres phénomènes. -Cette nouvelle opération scientifique doit, au premier -aspect, sembler contraire à notre grand précepte baconien -sur la nature essentiellement abstraite des spéculations -propres à la philosophie première; car les vraies -notions astronomiques ne diffèrent, en effet, des notions -purement mathématiques que par leur restriction spéciale -au cas céleste. Mais cette infraction apparente, dont -le motif serait d'ailleurs irrécusable, n'est pas, au fond, -plus réelle que celle, déjà examinée au trente-sixième -chapitre, qui incorpore à la chimie abstraite l'analyse -fondamentale de l'air et de l'eau, au même titre essentiel -de milieu général où s'accomplissent tous les phénomènes -ultérieurs, sans que pour cela l'appréciation -devienne vraiment concrète. Il est clair, en effet, que, -dans les études astronomiques, les phénomènes géométriques -et mécaniques restent toujours abstraitement -considérés, comme si les corps correspondans n'en pouvaient -pas comporter d'autres; tandis que le caractère -propre de toute théorie concrète consiste surtout dans -la combinaison directe et permanente des divers modes -inhérents à chaque existence totale. En passant au cas -céleste, les spéculations mathématiques n'altèrent donc -pas essentiellement leur nature abstraite, et ne font que -se développer davantage sur un exemple capital, que son -extrême importance oblige à spécialiser ainsi, et dont -<span class="pagenum" id="Page_802">802</span> -les difficultés caractéristiques constituent même la principale -destination scientifique de l'ensemble des études -mathématiques, aussi bien que sa plus heureuse stimulation -logique. Cette application décisive exerce d'ailleurs -une réaction nécessaire éminemment propre à faire dignement -apprécier la réalité et la portée des notions -mathématiques, dont le vrai caractère philosophique ne -saurait être convenablement senti par ceux qui n'ont pas -accordé une attention suffisante à une telle manifestation. -Il serait superflu d'insister ici sur la lumineuse confirmation -qu'y reçoivent spécialement les lois universelles -que nous venons de remarquer. C'est surtout en cette -partie prépondérante de la philosophie inorganique que -l'humanité développera toujours le premier sentiment -systématique d'une économie nécessaire, spontanément -émanée des relations invariables propres aux phénomènes -correspondans, et dont l'ascendant fondamental, radicalement -soustrait à notre influence, doit servir de règle -permanente à notre conduite effective. Quelque extension -indispensable que ce sentiment initial doive ensuite acquérir -graduellement envers les phénomènes plus compliqués, -c'est à une telle source qu'il faudra sans cesse -remonter pour en apprécier suffisamment l'énergie et la -pureté: notre éducation individuelle maintiendra certainement, -à cet égard, sur une moindre échelle, la -haute influence philosophique que les études astronomiques -ont nécessairement exercée dans notre éducation -collective. Toutefois l'ascendant scientifique du vrai -point de vue humain, c'est-à-dire social, y doit spécialement -conserver sa destination universelle, afin de garantir -la pleine rationnalité des études correspondantes; -<span class="pagenum" id="Page_803">803</span> -car, du point de vue purement céleste, l'astronomie -positive semblerait constituer une science très-peu satisfaisante, -d'après notre ignorance radicale des lois vraiment -cosmiques, et la restriction nécessaire de nos -recherches effectives au seul monde dont nous faisons -partie. Mais, au contraire, le véritable esprit philosophique -explique aussitôt et justifie pleinement cette -restriction fondamentale, rationnellement motivée désormais -par la vérification toujours nouvelle de l'entière -indépendance des phénomènes intérieurs de notre monde, -les seuls qui doivent réellement nous intéresser, et que -nous pouvons aussi connaître parfaitement, envers les -phénomènes plus généraux relatifs à l'action mutuelle, -essentiellement inaccessible, des divers systèmes solaires. -Une telle indépendance, qui offre d'ailleurs la plus haute -manifestation possible de la seconde loi universelle remarquée -ci-dessus, fait directement sentir l'inanité nécessaire -des tentatives irrationnelles sur la prétendue -astronomie sidérale, qui constituent aujourd'hui la seule -grave aberration scientifique propre aux études célestes. -À la vérité, l'astronomie nous offre aussi déjà, à certains -égards, la première vérification importante des empiétemens -abusifs que présentent ensuite, au plus haut -degré, les parties supérieures de la philosophie naturelle, -d'après le caractère essentiellement empirique qu'a -dû jusqu'à présent affecter l'élaboration préliminaire -de la science réelle, dont les diverses branches principales -se sont développées à l'aveugle imitation les unes -des autres, et, par suite, sous l'ascendant plus ou moins -direct de l'esprit purement mathématique. Mais nous -avons reconnu, au chapitre précédent, que cet inévitable -<span class="pagenum" id="Page_804">804</span> -ascendant provisoire ne saurait produire, en astronomie, -les mêmes dangers scientifiques que partout ailleurs, -puisqu'il y est pleinement conforme à la vraie nature des -recherches, et seulement contraire à une judicieuse administration -logique, qui y exigerait, comme en tout -autre cas, la subordination continue de l'instrument à -l'usage.</p> - -<p>En passant de l'existence purement mathématique, -manifestée surtout dans l'ordre astronomique, à l'existence -physique proprement dite, on commence à sentir -la progression fondamentale que tout le reste de la philosophie -naturelle caractérisera de plus en plus, en appréciant -une nouvelle activité spontanée, plus spéciale, -plus complexe, et plus éminente, qui modifie essentiellement -l'activité antérieure, plus simple et plus générale. -Quoique tous les phénomènes vraiment physiques -soient nécessairement communs à tous les corps -quelconques, sauf l'unique inégalité des degrés, leur -manifestation exige toujours un concours de circonstances -plus ou moins composé, qui ne saurait jamais être -rigoureusement continu. Parmi les cinq grandes catégories -que nous avons dû y distinguer, la première, relative -à la pesanteur, nous a seule offert une véritable généralité -mathématique; aussi constitue-t-elle la transition -pleinement naturelle de l'astronomie à la physique: toutes -les autres nous ont présenté une spécialité croissante, -d'après laquelle nous les avons surtout classées. Outre -la nécessité directe de cette nouvelle étude fondamentale -pour connaître une partie aussi essentielle de l'existence -inorganique, elle compose, conjointement avec la chimie, -le couple scientifique intermédiaire, destiné, dans le -<span class="pagenum" id="Page_805">805</span> -système total de la philosophie première, à lier le couple -initial mathématico-astronomique au couple final biologico-sociologique. -Son importance philosophique devient, -sous ce rapport, facile à sentir, en général, en supposant -un moment qu'une telle transition n'existât pas; -car il serait aussitôt impossible de concevoir réellement -l'unité de la science humaine, ainsi formée de deux élémens -radicalement hétérogènes, entre lesquels aucune -relation permanente ne saurait être instituée, quand -même on admettrait d'ailleurs qu'une pareille lacune -permît encore l'essor suffisant de l'esprit positif, ce qui -serait certainement contradictoire à la marche inévitable -de notre éducation logique, établie au chapitre précédent. -Mais cet élément intermédiaire, naturellement -adhérent, par une extrémité, aux notions astronomiques, -et, par l'autre, aux notions biologiques, vient -procurer spontanément à notre intelligence l'heureuse -faculté de parcourir graduellement le système entier de -la philosophie abstraite, en parvenant, suivant une succession -presque insensible, des plus simples spéculations -mathématiques aux plus hautes contemplations sociologiques. -Toutefois la même position encyclopédique qui -confère évidemment à un tel couple scientifique cette -indispensable attribution y devient, à d'autres égards, -une source non moins nécessaire de difficultés fondamentales, -qui influeront toujours beaucoup sur l'imperfection -relative de cette double étude, dont le sujet propre -ne saurait offrir ni l'admirable simplicité du couple -initial, ni la solidarité caractéristique du couple final. -Quand toutes les parties de la science réelle seront enfin -convenablement cultivées, il y a lieu de croire que, par -<span class="pagenum" id="Page_806">806</span> -ce motif, ces spéculations moyennes devront être, tout -compensé, finalement jugées plus imparfaites, non-seulement -que les premières, ce qui est déjà bien reconnu, -mais aussi que les dernières, du moins aux yeux de ceux -qui n'attacheront point une importance exagérée à la -précision des déterminations, et qui apprécieront surtout -l'harmonie des conceptions. En nous bornant d'abord -à la physique, beaucoup plus avancée d'ailleurs -que la chimie, il ne faut pas que l'immense accumulation -actuelle de précieuses notions spéciales y dissimule -l'extrême imperfection que nous avons constatée, à tant -d'égards essentiels, dans son caractère philosophique, -et qui tient, sous divers aspects, à sa propre nature, -quoiqu'elle soit, sans doute, fort aggravée par une vicieuse -institution, qui pourrait désormais être suffisamment -rectifiée. Cette science offre, en premier lieu, le -grave inconvénient d'être inévitablement composée de -parties plus ou moins hétérogènes, beaucoup plus distinctes -les unes des autres que ne le sont entre elles la -géométrie et la mécanique, et bien davantage surtout -que les diverses branches principales de la biologie ou -de la sociologie. Malgré d'heureuses relations binaires, -l'importante fusion opérée de nos jours des notions magnétiques -parmi les notions électriques ne doit faire -nullement espérer que cette multiplicité scientifique soit -jamais réductible à une véritable unité, même sous la -vaine intervention des vagues hypothèses métaphysiques -qui altèrent encore profondément la positivité des conceptions -physiques. Il y a plutôt lieu de penser, au -contraire, qu'une plus complète appréciation de l'existence -inorganique augmentera ultérieurement le -<span class="pagenum" id="Page_807">807</span> -nombre de ces élémens irréductibles, que nous avons maintenant -fixé à cinq; car cette diversité ne doit pas seulement -correspondre à celle des modes ainsi étudiés, mais -aussi à celle de nos propres moyens organiques d'exploration -élémentaire. Or, parmi les cinq branches actuelles -de la physique, deux s'adressent chacune à un seul de -nos sens, l'une à l'ouïe, l'autre à la vue; et celles-là ne -sauraient assurément jamais coïncider, malgré les chimériques -espérances suscitées quelquefois par de vicieux rapprochemens, -sous l'ascendant sophistique d'hypothèses -antiscientifiques: les trois autres se rapportent également -à la vue et au toucher, et cependant, malgré cette -affinité organique, personne n'oserait aujourd'hui regarder -la thermologie ou l'électrologie comme réellement -susceptible de fusion ultérieure avec la barologie, -ni même entre elles, quelque incontestables que -soient, à certains égards, leurs relations naturelles. Le -nombre effectif de nos sens extérieurs n'est pas d'ailleurs -maintenant à l'abri de toute grave incertitude scientifique, -d'après l'état d'enfance où se trouve encore toute -la théorie des sensations, si déplorablement abandonnée -jusqu'ici aux seuls métaphysiciens: une appréciation -vraiment rationnelle, à la fois anatomique et physiologique, -conduirait sans doute, par exemple, à distinguer -entre eux les deux sentimens de chaleur et de pression, -aujourd'hui vaguement confondus, avec plusieurs -autres peut-être, dans le sens du tact, qui, malgré sa -classique réputation de netteté, semble destiné en quelque -sorte à recueillir toutes les attributions dont le siége -spécial n'est pas clairement déterminé. Quoi qu'il en soit -à cet égard, il reste incontestable que deux de nos sens, -<span class="pagenum" id="Page_808">808</span> -l'odorat et le goût, très-employés en chimie, n'ont encore, -dans la physique, aucune application essentielle: -cependant on doit penser que chacun d'eux, et surtout -le premier, aurait déjà suscité un département distinct, -si notre organisation nerveuse avait été, sous ce rapport, -aussi parfaite que celle de beaucoup d'autres animaux -supérieurs; de même, réciproquement, que l'optique et -l'acoustique seraient probablement encore inconnues si -notre vision et notre audition étaient au niveau de notre -olfaction. Le mode d'existence inorganique spécialement -appréciable à l'odorat semble, en effet, n'être pas moins -distinct, par sa nature, de ceux qui correspondent aux -deux autres sens que ceux-là ne le sont entre eux; -comme le confirme surtout la persistance très-prépondérante -de l'olfaction dans l'ensemble de la série animale. -Malgré les obstacles inévitables que notre imperfection -organique doit toujours apporter à l'essor de la branche -correspondante de la physique, une exploration plus -artificielle pourrait sans doute indirectement parvenir -à les surmonter assez pour donner lieu à une telle extension -scientifique: d'ailleurs il ne nous serait peut-être -pas impossible d'instituer, à cet effet, avec les plus -intelligens des animaux qui nous surpassent sous ce -rapport, une sorte d'association contemplative, équivalente -à l'utile association active, militaire ou industrielle, -dont le même sens a dès longtemps fourni le -motif spontané. Ainsi, le nombre des élémens vraiment -irréductibles dont la physique générale doit être composée -n'est pas même encore rationnellement fixé. Quand -il aura été convenablement déterminé, de manière à -écarter essentiellement toute vicieuse concentration, en -<span class="pagenum" id="Page_809">809</span> -prévenant toutefois une scission spéculative qui ne serait -pas moins contraire au véritable esprit de cette étude -nécessairement multiple, l'influence philosophique -pourra plus aisément améliorer la constitution scientifique -de chaque branche principale. Envers les parties -même les plus avancées, nous avons reconnu que cette -constitution est loin d'être aujourd'hui suffisamment -définie; elle flotte encore presque toujours entre l'impulsion -quasi-métaphysique de géomètres trop peu disposés -à la saine appréciation des théories physiques, et -la résistance empirique de physiciens trop étrangers à -une judicieuse initiation mathématique. Les abus essentiels -de l'esprit mathématique offrent ici plus de dangers -que partout ailleurs, parce que leur introduction y -est nécessairement beaucoup plus directe et leur conservation -plus spécieuse qu'en aucune autre science plus -compliquée, d'après la nature purement géométrique -ou mécanique qu'on ne saurait contester à un grand -nombre de spéculations physiques, quoique la plupart -aient réellement un tout autre caractère. Chaque science -fondamentale ayant eu à se défendre des envahissemens -de la précédente, dont l'ascendant, à la fois logique et -scientifique, y a dû spontanément présider à l'essor -initial de la positivité rationnelle, c'est surtout aux -physiciens qu'il appartient aujourd'hui, dans l'institution -finale de nos spéculations réelles, de contenir suffisamment, -d'après de saines inspirations philosophiques, -l'aveugle instinct qui entraîne encore les géomètres à -exercer, sur l'ensemble des études naturelles, une domination -stérile et oppressive. La perturbation radicale -à laquelle la physique est ainsi plus complétement -<span class="pagenum" id="Page_810">810</span> -exposée qu'aucune autre science, m'a déterminé à y rapporter -la discussion générale, d'ailleurs universellement applicable, -des vicieuses hypothèses qui continuent à y altérer -profondément la réalité des conceptions principales. -Nous avons, en effet, reconnu que les fluides métaphysiques -n'y sont aujourd'hui maintenus qu'afin de permettre -d'y envisager tous les phénomènes quelconques, -contre leur nature évidente, comme exclusivement mécaniques. -Or, cette uniforme représentation ne saurait -être pleinement convenable qu'envers la seule barologie, -où nous savons d'ailleurs que, de même qu'en astronomie, -mais à un plus haut degré, l'heureuse application -de l'esprit mathématique n'a pu être encore suffisamment -accomplie, faute pareillement de sa judicieuse subordination -au véritable esprit de la physique, qui ne pourra -y prévaloir convenablement que d'après l'indispensable -rénovation de notre éducation scientifique. Mais, quelles -que soient, à ces divers titres, les graves imperfections -de la physique actuelle, les unes directement inhérentes -à sa propre nature, les autres seulement relatives à une -vicieuse culture, elles n'empêchent pas que sa vraie -constitution philosophique ne soit déjà assez appréciable -pour permettre d'établir, entre ses diverses branches -effectives, et sous la réserve ultérieure de branches nouvelles, -une succession hiérarchique pleinement conforme -à sa véritable position encyclopédique. Une telle classification, -toujours fondée sur le même principe essentiel -de la généralité décroissante que nous avons vue partout -prévaloir, est sans doute destinée à remédier suffisamment -aux inconvéniens spontanés de la multiplicité -scientifique nécessairement propre à la physique, en y -<span class="pagenum" id="Page_811">811</span> -instituant une transition graduelle des spéculations barologiques -presque adhérentes à l'astronomie, aux spéculations -électrologiques les plus voisines de la chimie.</p> - -<p>Quoique nous ayons dû, au chapitre précédent, pour -faciliter l'appréciation de l'ensemble de l'évolution -logique, réunir essentiellement la phase chimique à la -phase physique, il convient ici de considérer séparément -le second élément du couple scientifique moyen, comme -plus spécialement propre à conduire au couple supérieur -ou final, tandis que le premier émanait plus naturellement -du couple inférieur ou initial. Il s'agit alors du -mode le plus intime et le plus complet de l'existence -inorganique, que l'esprit humain a eu tant de peine à -distinguer suffisamment, sous ce rapport, de l'existence -vraiment organique. L'activité matérielle s'y élève à un -degré évidemment supérieur, qui modifie profondément -le système des phénomènes antérieurs. Sans que ce nouvel -ordre d'effets naturels cesse réellement de nous offrir -la généralité inorganique, elle y a toutefois gravement -décru. Outre le concours beaucoup plus complexe, et par -suite plus rare, des circonstances indispensables à leur production, -ces phénomènes présentent nécessairement, entre -les diverses substances, des différences essentielles, qui ne -sont plus réductibles, comme en physique, à de simples -inégalités d'énergie, sauf d'après les vagues hypothèses -générales qu'une vicieuse impulsion mathématique y a -quelquefois indirectement suscitées, et que leur évidente -stérilité y rend peu dangereuses. C'est surtout ici que -se développe, dans toute sa plénitude, la tendance constante -que nous avons remarquée parmi les divers ordres -de phénomènes à devenir de plus en plus modifiables à -<span class="pagenum" id="Page_812">812</span> -mesure que leur complication et leur spécialité augmentent. -Les phénomènes purement physiques en avaient -sans doute offert la première manifestation, puisqu'un -tel caractère y avait nécessairement motivé l'introduction -spontanée de la méthode expérimentale proprement -dite. Mais, quoique cette méthode soit, au fond, moins -satisfaisante en chimie, par la difficulté supérieure des -recherches, la faculté de modifier y est naturellement -bien plus complète, puisqu'elle s'étend alors jusqu'à -l'intime composition moléculaire. La modification pourrait, -il est vrai, être encore plus prononcée dans l'ordre -des actions vitales, en tant que plus compliquées et plus -spéciales; mais, par cela même qu'elle y serait souvent -poussée jusqu'à la suspension totale ou même l'entière -suppression de phénomènes beaucoup plus précaires, -elle n'y saurait présenter autant d'utilité réelle. Aussi la -chimie constituera-t-elle toujours, et de plus en plus, la -principale base de notre puissance matérielle. Sous l'aspect -spéculatif, la double destination fondamentale des -études inorganiques y est spécialement évidente, soit -pour achever d'apprécier l'existence universelle en ce -qu'elle peut offrir de plus intime, soit pour compléter -la connaissance du milieu général dans sa plus immédiate -influence sur l'organisme. À l'un et l'autre titre, -l'importance scientifique de la chimie est assurément -incontestable, comme constituant, par sa nature, l'indispensable -transition des spéculations inorganiques aux -spéculations organiques: le caractère d'élément moyen, -qui lui est commun avec la physique, s'y trouve spontanément -beaucoup plus prononcé. On y sent aussi, sous -un autre aspect essentiel, l'approche des études biologiques, -<span class="pagenum" id="Page_813">813</span> -en voyant alors augmenter notablement l'intime -solidarité naturelle propre à l'ensemble du sujet scientifique, -si insuffisante en physique, et même, au fond, -en mathématique. Mais, par une nouvelle conséquence -de la complication supérieure, sa culture plus récente et -plus imparfaite laisse aujourd'hui la chimie beaucoup -plus éloignée encore que la physique elle-même de la -vraie constitution scientifique qui convient à sa position -encyclopédique, au point que nous y avons souvent reconnu -des traces très-prononcées de la plus grossière -métaphysique. Sa nature intermédiaire la destine, sans -doute, à faire convenablement pénétrer, dans le système -des études inorganiques, l'esprit d'ensemble spontanément -développé par les études organiques, avec la méthode -comparative et la théorie taxonomique qui leur -sont propres, et que j'ai tant représentées comme -éminemment aptes à perfectionner directement les spéculations -chimiques. Là donc devraient déjà se trouver -le terme actuel de l'ascendant préliminaire du régime -analytique, et le commencement naturel de la prépondérance -finale que doit partout obtenir le régime synthétique. -Jusqu'ici, au contraire, cette science, après avoir -trop aveuglément détruit la systématisation provisoire -que la belle théorie du grand Lavoisier lui avait si heureusement -imposée, et qui n'a pu encore être convenablement -remplacée, se trouve plus abandonnée qu'aucune -autre à l'irrationnelle activité de l'esprit de détail, qui -l'encombre journellement d'une stérile accumulation de -faits incohérens. Si l'essor de la doctrine numérique tend -à y maintenir désormais un certain degré de rationnalité, -ce n'est qu'en y écartant davantage le principal sujet -<span class="pagenum" id="Page_814">814</span> -scientifique, outre les spéculations hasardées que suscite -souvent cette conception incomplète et insuffisante, d'où -émane d'ailleurs une disposition, déjà trop commune, -à dissimuler le vide réel des idées sous un facile verbiage -hiéroglyphique, à l'imitation des abus algébriques. -Aucune autre science n'exige aussi impérieusement, à -tous égards, l'intervention directrice d'une saine philosophie, -pour y discipliner un aveugle empirisme, dont -tout le caractère théorique s'y réduirait bientôt, sans un -tel ascendant normal, à l'impuissant appareil des nomenclatures -et des notations techniques. Ce n'est plus ici -de l'invasion mathématique qu'il faut surtout préserver -la vraie constitution scientifique: ce danger, trop détourné, -cesse d'y être assez redoutable; il sera d'ailleurs -naturellement contenu déjà par la physique, qui -s'y trouve bien autrement exposée, comme on l'a vu -ci-dessus. Mais la chimie a principalement besoin d'être -judicieusement garantie contre la vicieuse domination -de la physique elle-même, première source directe de -sa positivité rationnelle, et à travers laquelle s'y introduirait, -au reste, l'ascendant mathématique. Par une -aberration philosophique essentiellement analogue à -celle qui voudrait réduire l'existence physique à la seule -existence géométrique ou mécanique, beaucoup d'esprits -distingués sont maintenant entraînés à ne voir que de -simples effets physiques dans les phénomènes chimiques -les mieux caractérisés. Une tendance aussi radicalement -contraire au progrès général de la chimie y est d'autant -plus dangereuse qu'elle repose en partie sur l'incontestable -affinité des deux sciences fondamentales les plus -voisines l'une de l'autre, d'après une irrationnelle -<span class="pagenum" id="Page_815">815</span> -exagération de la haute efficacité chimique qui appartient -évidemment aux diverses actions physiques, y compris -même peut-être les vibrations sonores convenablement -explorées. Cette intime perturbation n'y sera suffisamment -contenue, comme partout ailleurs, mais d'après -des motifs encore plus urgens, que par la prépondérance -normale du véritable esprit philosophique, présidant à -l'universelle régénération de l'esprit scientifique actuel. -Mais, quelle que soit encore, à tant de titres, l'extrême -imperfection, à la fois scientifique et logique, des études -chimiques, où la prévision rationnelle, qui caractérise -surtout la véritable science, n'est presque jamais possible -aujourd'hui qu'à certains égards secondaires, leur état -présent n'en a pas moins déjà développé irrévocablement -le sentiment fondamental des lois naturelles envers les -phénomènes les plus compliqués de l'existence inorganique, -qui furent si longtemps regardés comme spécialement -régis par de mystérieuses influences et susceptibles -d'arbitraires variations. On parvient alors à sentir -nettement l'ensemble de la constitution propre à la -science préliminaire de la nature morte, depuis son -origine astronomique jusqu'à sa terminaison chimique, -profondément liées par l'interposition spontanée de la -physique.</p> - -<p>Après avoir ainsi fondé cette moitié de la philosophie -première qui devait d'abord être spécialement analytique, -l'esprit positif s'est enfin élevé directement à celle -dont le caractère a dû toujours être essentiellement synthétique, -malgré les graves aberrations, à la fois scientifiques -et logiques, qu'y entretient encore une servile -imitation de l'élaboration préalable qui lui a nécessairement -<span class="pagenum" id="Page_816">816</span> -fourni sa base initiale. Suivant une formule justement -célèbre, cette étude de l'homme et de l'humanité -a été constamment regardée comme constituant, par sa -nature, la principale science, celle qui doit surtout attirer -et l'attention normale des hautes intelligences et la -sollicitude continue de la raison publique. La destination -simplement préliminaire des spéculations antérieures est -même tellement sentie, que leur ensemble n'a jamais pu -être qualifié qu'à l'aide d'expressions purement négatives, -inorganique, inerte, etc., qui ne les définissent que par -leur contraste spontané avec cette étude finale, objet prépondérant -de toutes nos contemplations directes. Quoique -nous ayons pleinement reconnu que les exigences -initiales de la grande évolution logique avaient obligé -l'esprit humain, pendant les deux derniers siècles, à -s'occuper surtout de ces sciences préparatoires, seules -propres, d'après leur simplicité supérieure, à consolider -suffisamment l'essor fondamental de la positivité rationnelle, -il est clair que cette marche exceptionnelle ne -pouvait toujours prévaloir, et que son terme naturel -a été posé, dans notre siècle, par la formation décisive -de la philosophie biologique. Toutefois, tant que l'extension -graduelle de l'esprit positif n'a pas été convenablement -poussée jusqu'aux phénomènes sociaux, il était -impossible que l'impulsion perturbatrice, provenue des -sciences inférieures, fût, en biologie, réellement contenue, -parce qu'elle n'y pouvait être directement combattue -que sous les vicieuses inspirations de la philosophie -théologico-métaphysique, dont il fallait, avant tout, -détruire alors l'antique ascendant mental. C'est pourquoi -les biologistes judicieux n'ont désormais aucun intérêt -<span class="pagenum" id="Page_817">817</span> -véritable à repousser l'universelle prépondérance spéculative -du point de vue sociologique, où ils doivent voir, -au contraire, le seul moyen de garantir suffisamment -l'indépendance et la dignité de leurs propres études -contre les prétentions opposées, mais également oppressives, -des physiciens et des métaphysiciens. Malgré que -la distinction scientifique entre l'existence individuelle -et l'existence sociale ne soit réellement assez prononcée -que dans notre seule espèce, elle exige néanmoins, comme -je l'ai tant démontré, l'indispensable décomposition de -la philosophie organique en deux sciences distinctes, -quoique intimement liées, l'une biologique, l'autre sociologique, -puisque la considération humaine est évidemment -celle qui doit y prévaloir, et à laquelle doivent -toujours être essentiellement rapportées toutes les autres -appréciations vitales. Quelque importante réaction que -la seconde étude doive ultérieurement exercer sur la -première, il est d'ailleurs sensible que la sociologie doit -d'abord reposer sur la biologie, afin de connaître l'agent -nécessaire des phénomènes qui lui sont propres, après -avoir apprécié le milieu où il doit se développer, avant -d'examiner sa marche effective. Nous avons surtout constaté -que cette division fondamentale des deux sciences -organiques résulte spontanément d'une dernière application -générale du principe incontestable que nous avons -partout employé pour construire graduellement la hiérarchie -scientifique.</p> - -<p>En passant des études inorganiques aux études purement -biologiques, on sent, avec une énergique évidence, -que l'existence matérielle éprouve alors un immense accroissement -nouveau, très-supérieur aux deux degrés -<span class="pagenum" id="Page_818">818</span> -essentiels d'extension successive qu'elle avait déjà reçus, en -s'élevant d'abord du simple état mathématique ou astronomique -à l'état physique proprement dit, et même ensuite -de celui-ci à la complication de l'état chimique. -Toutefois le conflit exceptionnel qui a dû exister en biologie -entre les besoins logiques et les besoins scientifiques -pendant tout le cours de l'évolution préparatoire -propre aux deux derniers siècles, y a opposé de tels obstacles -à la convenable appréciation philosophique d'une -telle diversité, qu'il en est résulté la difficulté la plus -fondamentale que la constitution normale de cette grande -science eût nécessairement à surmonter. La tendance générale -des sciences inférieures à dominer les supérieures, -d'après leur antériorité nécessaire, était ici encore plus -puissante qu'envers les deux cas précédens, puisque les -phénomènes vitaux sont certainement, en grande partie, -mécaniques, physiques, et surtout chimiques: ce qu'ils -offrent de réellement propre, outre la différence des appareils, -est d'abord d'une détermination trop difficile -pour ne pas rendre longtemps spécieuse la légitimité -d'une semblable domination, d'où semblait alors dépendre -l'introduction décisive de l'esprit positif dans ces -éminentes spéculations. Mais ce qui a dû le plus aggraver -et prolonger cette intime perturbation, c'est que, pour résister -à cette énergique impulsion physico-chimique, et -d'abord même mathématique, réclamant, au nom de la -positivité, l'empire de la biologie, les droits de la rationnalité, -de l'indépendance et de la dignité des études vitales -n'ont pu être longtemps soutenus qu'en y maintenant -le ténébreux ascendant de l'esprit métaphysique, -et même finalement théologique. L'antique régime -<span class="pagenum" id="Page_819">819</span> -mental est devenu tellement antipathique à la raison moderne, -que depuis trois siècles nous l'avons vu, à beaucoup -d'égards, compromettre de plus en plus tout ce qui -reste essentiellement placé sous sa vaine protection, dont -la dangereuse persistance donne à la plus indispensable -résistance le caractère inévitable d'une vraie rétrogradation, -aussi bien dans l'ordre scientifique que dans l'ordre -politique, également intéressés désormais à reposer sur -une autre base philosophique, propre à concilier spontanément -les conditions du progrès et celles de la conservation, -qui, à partir des spéculations biologiques, semblent -jusqu'ici radicalement incompatibles, tandis qu'elles -convergent déjà suffisamment dans la partie préliminaire -de la philosophie abstraite. Cette situation contradictoire -a dû faire provisoirement accueillir en biologie -toutes les conceptions qui paraissaient suffisamment susceptibles -d'y détruire enfin, comme dans les sciences inférieures, -l'ascendant métaphysique, quelque opposées -qu'elles fussent d'ailleurs à la nature effective des phénomènes. -Rien ne saurait être plus caractéristique, à cet -égard, que l'étrange prépondérance conservée pendant -plus d'un siècle par la célèbre aberration biologique -de Descartes sur l'automatisme animal, dont le grand -Buffon lui-même ne put jamais s'affranchir pleinement, -quoique ses propres méditations dussent lui en manifester -spécialement la profonde absurdité: quels que fussent -sans doute à ses yeux les graves dangers de la domination -mathématique, elle lui paraissait encore, et -avec raison, préférable à la tutelle théologico-métaphysique, -puisqu'il ne pouvait alors exister de meilleure alternative. -Quelque oppressif que dût être un tel -<span class="pagenum" id="Page_820">820</span> -antagonisme pour l'essor fondamental du véritable esprit -biologique, nous avons apprécié comment il s'est finalement -ouvert une issue décisive par la combinaison spontanée -de deux conceptions indispensables, l'une physiologique, -l'autre anatomique, qui ont si dignement -immortalisé l'incomparable Bichat. La première consiste -dans cette célèbre distinction élémentaire entre la vie organique -ou végétative et la vie animale proprement dite, -qui, malgré de vicieuses exagérations initiales, sera de -plus en plus appréciée, comme le fondement primordial -de la saine philosophie biologique. C'est sous son inspiration, -en effet, que l'on a pu enfin dénouer suffisamment -la difficulté primitive, d'après une satisfaisante appréciation -de la part légitime qu'il fallait accorder en biologie -aux prétentions physico-chimiques, ainsi reconnues -pleinement rationnelles en tout ce qui concerne les simples -phénomènes de végétabilité, base nécessaire de toute -existence vitale; tandis que la double propriété qui caractérise -l'animalité était radicalement irréductible aux -qualités inorganiques, et présiderait désormais à un ordre -de phénomènes entièrement distinct, sans aucune analogie -fondamentale avec les actes inférieurs. Toutefois -une telle répartition n'autorise nullement les physiciens -et les chimistes à dominer directement le premier ordre -d'études biologiques; quelque indispensable qu'y soit la -sage application continue de la doctrine inorganique, -c'est exclusivement aux biologistes qu'il appartient de la -diriger toujours, puisqu'ils en peuvent seuls comprendre -suffisamment les conditions et la destination. Les motifs -d'une telle discipline sont évidemment analogues à ceux -des semblables prescriptions déjà considérées envers les -<span class="pagenum" id="Page_821">821</span> -trois cas antérieurs d'intervention scientifique des théories -inférieures dans les théories supérieures: mais ils ont ici -beaucoup plus d'énergie, d'après l'extrême influence que -doit exercer la nature propre des appareils vitaux sur les -actes physico-chimiques qui y constituent la pure végétabilité, -même quand elle peut y être étudiée séparément -de toute animalité, ce qui d'ailleurs est si rarement -possible. Quant à la conception anatomique, en -harmonie, d'abord simplement spontanée, aujourd'hui -pleinement systématique, avec cette conception physiologique, -elle résulte de la grande théorie des tissus élémentaires, -où nous avons reconnu le véritable équivalent -philosophique pour la biologie de l'office rempli, en physico-chimie, -par la théorie moléculaire, dont l'application -biologique est essentiellement contraire à la nature -des phénomènes. Cette notion statique, convenablement -élaborée, a pu seule, en effet, procurer à la notion dynamique -des deux vies une pleine consistance scientifique, en -permettant d'assigner à chacun de ces modes d'existence -un siége fondamental qui pût être nettement distingué, -même dans les plus éminens organismes. Mais, quelle que -soit la puissance intrinsèque de cette double conception, elle -n'eût jamais acquis une suffisante prépondérance, ni même -un caractère assez complet, si elle fût toujours restée relative -à l'homme, comme elle l'était exclusivement pour son -immortel créateur. Quoique l'homme soit certainement, à -tous égards, l'objet essentiel de la biologie, nous avons cependant -reconnu que cette grande étude ne pouvait à -aucun titre devenir vraiment rationnelle tant qu'elle demeurait -bornée directement à l'organisme le plus complexe, -dont l'appréciation ne saurait, sous aucun -<span class="pagenum" id="Page_822">822</span> -aspect, être abordée avec un succès décisif sans être constamment -dominée par l'admirable méthode comparative -que la nature de tels phénomènes y a si heureusement -ménagée pour surmonter les immenses difficultés de ces -hautes recherches, d'après une lumineuse transition graduelle -entre les divers degrés successifs d'organisation ou -de vie. Or ce principe fondamental de la logique biologique -est surtout applicable à la distinction statique et -dynamique entre les deux modes élémentaires de l'activité -vitale, qui se trouvent ainsi nettement caractérisés -par les divers types essentiels de la hiérarchie organique. -Mais, en sens inverse, la construction finale d'une telle -hiérarchie devait aussi dépendre directement de cette -conception préalable, puisque la pure végétabilité ne -saurait comporter entre les différens êtres que de simples -inégalités d'énergie, comme les propriétés physico-chimiques, -sans pouvoir admettre cette diversité graduelle -de modes successifs qui peut devenir la base -d'une véritable série, et qui est évidemment propre à la -seule animalité, dont les degrés de plénitude anatomique -ou physiologique offrent en effet une nombreuse suite de -nuances fortement tranchées, susceptibles de diriger convenablement -les spéculations taxonomiques. C'est surtout -à raison de cette intime connexité que nous avons vu la -fondation directe de la saine philosophie biologique être -surtout déterminée par l'établissement décisif de la hiérarchie -animale, sous la puissante élaboration d'abord -de Lamarck, ensuite d'Oken, et enfin de Blainville. Une -telle création constituera de plus en plus non-seulement -le principal instrument logique, mais aussi la pensée -prépondérante de toutes les hautes contemplations -<span class="pagenum" id="Page_823">823</span> -biologiques, parce que le point de vue anatomique et le -point de vue physiologique y viennent nécessairement -converger, à tous égards, avec le point de vue taxonomique. -La notion fondamentale de l'organisme, d'abord -absorbée par celle du milieu, seule préalablement appréciable, -a ainsi pris enfin l'activité directe qui convient -à sa nature, d'après la considération habituelle d'une -longue succession de systèmes vitaux de plus en plus complexes, -dont l'existence, de plus en plus éminente, modifie -toujours davantage l'existence universelle, et devient -aussi de plus en plus susceptible de se modifier -elle-même, conformément à l'ensemble des exigences -extérieures. Quoique les idées systématiques d'ordre et -d'harmonie aient dû primitivement résulter des études -inorganiques, à raison de leur simplicité supérieure, les -idées de classement et de hiérarchie, qui en constituent -sans doute la plus haute manifestation, ne pouvaient certainement -émaner que des études biologiques, d'où elles -doivent finalement s'étendre aux spéculations sociales -qui en avaient originairement fourni le type spontané, et -qui, en effet, les renverront ultérieurement partout avec -une irrésistible énergie. Malgré les immenses lacunes de -la biologie actuelle, où la position des diverses questions -essentielles est seule aujourd'hui pleinement appréciable, -sans qu'aucune d'elles soit encore effectivement -résolue, nous avons donc pu regarder cette grande -science comme ayant déjà pris, au moins chez ses plus -éminens interprètes, le vrai caractère général qui convient -à sa propre nature; ce qui est pleinement compatible -avec l'extrême imperfection des détails dans une étude -où, d'après l'intime solidarité du sujet, l'esprit d'ensemble -<span class="pagenum" id="Page_824">824</span> -doit essentiellement prévaloir. Par suite d'un tel -caractère, quelque peu avancé que doive être jusqu'ici -un genre de spéculations positives aussi difficile et aussi -récent, sa constitution scientifique n'en est pas moins -maintenant, aux yeux des vrais connaisseurs, plus rationnelle -que celle des diverses sciences antérieures, aveuglément -livrées à la dispersion empirique qui devait -distinguer leur élaboration préliminaire. La notion fondamentale -de la spontanéité vitale se développant, à divers -degrés déterminés, entre les limites générales correspondantes -à l'inévitable accomplissement continu des -lois élémentaires de l'existence universelle, y est désormais -irrévocablement établie d'après la grande conception -hiérarchique qui domine l'ensemble des idées biologiques. -Toutefois les obstacles journaliers qu'éprouve -encore, au sein même de la science, cette indispensable -conception, et la persistance opiniâtre du conflit initial, -quoique très-heureusement atténué, entre les prétentions -opposées de l'école physico-chimique et de l'école théologico-métaphysique, -prouvent clairement qu'une telle -constitution scientifique n'est pas suffisamment complète. -On doit sans doute attribuer à cet égard beaucoup -d'influence à l'extrême insuffisance de l'éducation habituelle -qui précède aujourd'hui une culture aussi difficile, -suivant les explications du quarantième chapitre. Il est incontestable, -en effet, que les biologistes ne pourront jamais -s'affranchir de l'irrationnelle invasion de diverses sciences -inorganiques qu'autant qu'ils se les seront d'abord rendues -assez familières pour en incorporer convenablement -la judicieuse application simultanée au système de leurs -études propres; cette irrécusable obligation résulte ici -<span class="pagenum" id="Page_825">825</span> -des mêmes motifs essentiels, devenus seulement plus -énergiques, qui ont déjà imposé aux autres classes de -savans de semblables conditions logiques, comme unique -moyen de contenir les empiétemens abusifs des études -inférieures sur les supérieures. Mais, outre cette considération -temporaire, il faut reconnaître, d'après une plus -profonde appréciation, que la biologie ne saurait être -complétement constituée sans l'intervention prépondérante -de la sociologie; car, tandis que, par son extrémité -inférieure, elle touche à la science inorganique dans l'étude -élémentaire de la vie végétative, elle adhère, par son -extrémité supérieure, à la science finale du développement -social, dans l'étude transcendante de la vie intellectuelle -et morale. Or, comme je l'ai expliqué au chapitre -précédent, cette dernière étude, sans laquelle la connaissance -biologique de l'homme est radicalement insuffisante, -ne saurait être convenablement instituée du seul -point de vue individuel, et elle exige l'indispensable considération -d'un essor collectif qui en lui-même ne saurait -être scindé: en sorte que, malgré l'éminent mérite et -l'utilité capitale que nous avons dû tant reconnaître dans -l'immortelle tentative de Gall, sa faible efficacité jusqu'ici -ne doit pas être uniquement attribuée, ni même principalement, -à ses imperfections radicales, ni au peu de -portée de ceux qui l'ont poursuivie, mais surtout à la -vicieuse constitution d'un travail où la biologie devrait -se subordonner judicieusement à la sociologie, loin de -pouvoir l'y dominer. Cette voie étant aujourd'hui la seule -ouverte à l'esprit théologico-métaphysique pour maintenir -en biologie son antique domination, il est aisé de -sentir combien l'entière prépondérance de la positivité -<span class="pagenum" id="Page_826">826</span> -rationnelle s'y trouve profondément liée à la fondation -de la science sociale, sans laquelle toutes les conceptions -déjà élaborées n'y pourraient jamais acquérir une pleine -efficacité, ni même une véritable stabilité. Une telle influence -philosophique n'est pas moins propre, en sens inverse, -à garantir irrévocablement les études vitales contre -l'invasion opposée de l'esprit mathématique, premier moteur -des usurpations inorganiques, en faisant prévaloir -une science où il ne saurait évidemment espérer aucun -accès réel, sauf dans les absurdes utopies fondées sur le -prétendu calcul des chances, désormais trop ridicules -pour être vraiment dangereuses. On conçoit d'ailleurs -que ces deux offices sont spontanément connexes, puisque -l'école théologico-métaphysique ne peut aujourd'hui -conserver en biologie une certaine valeur qu'à raison de -son insuffisante résistance aux tendances subversives de -l'école physico-chimique, d'abord destinée elle-même à y -lutter contre l'ascendant oppressif de l'ancienne philosophie. -En biologie, comme en politique, une même conception -doit aujourd'hui pleinement satisfaire à la fois -aux conditions de l'ordre et à celles du progrès, au fond -nécessairement identiques.</p> - -<p>La seule science qui puisse être vraiment finale, et envers -laquelle la biologie elle-même ne constitue qu'un -dernier préambule indispensable, résulte donc maintenant -de l'extrême accroissement fondamental qu'éprouve -l'existence réelle en s'élevant de l'organisme individuel -à l'organisme collectif. Quoique d'une autre nature que -les trois précédentes, cette complication définitive n'est -pas moins prononcée que celles déjà éprouvées en passant -d'abord du degré mathématique initial au degré -<span class="pagenum" id="Page_827">827</span> -physique proprement dit, ensuite de celui-ci au chimique, -et même enfin du degré chimique au plus simple -degré biologique: elle est d'ailleurs toujours en harmonie -avec la généralité décroissante des phénomènes -successifs. D'après l'expansion continue et la perpétuité -presque indéfinie qui caractérisent le nouvel organisme, -ce cas diffère tellement du précédent, malgré l'homogénéité -nécessaire de leurs élémens, qu'il est vraiment impossible -de ne l'en pas séparer profondément, surtout -quand on considère directement cette extension totale -de l'association humaine à l'ensemble de notre espèce, -que la civilisation moderne a eu toujours en vue, quelque -éloignée qu'en doive être encore la suffisante réalisation. -Sous l'aspect logique, nous avons reconnu que la -méthode fondamentale reçoit alors sa plus éminente élaboration -par l'introduction spontanée du mode historique -proprement dit, parfaitement adapté à la nature -d'un sujet où la filiation graduelle doit constituer de plus -en plus le principal moyen d'investigation, qui, quoique -nécessairement dérivé du mode comparatif propre à -la biologie, en doit néanmoins être radicalement distingué, -à titre de transformation transcendante. Or l'indispensable -séparation des deux études organiques n'est -certes pas moins caractérisée dans l'ordre purement -scientifique, d'après l'évidente impossibilité de jamais -déduire les phénomènes successifs de l'évolution sociale, -indépendamment de leur propre observation directe, -d'après la seule connaissance des lois individuelles; car -chacun de ces divers degrés ne peut d'abord être positivement -rattaché qu'au degré immédiatement antérieur, -quoique leur ensemble doive constamment rester, à -<span class="pagenum" id="Page_828">828</span> -tous égards, en harmonie fondamentale avec le système -des notions biologiques. Nous savons d'ailleurs, suivant -la remarque précédente, que ces théories elles-mêmes -ne peuvent isolément suffire à leur plus haute destination -individuelle, sans l'assistance supérieure des notions -sociologiques. Il importait donc, en constituant la sociologie, -de faire convenablement sentir l'indispensable nécessité -de cette séparation fondamentale, où réside -maintenant, à mon gré, pour les esprits les plus avancés, -la principale difficulté, à la fois scientifique et logique, -d'une telle constitution, parce que la tendance générale -des études inférieures à absorber spontanément les supérieures, -en vertu de leur positivité antérieure, et d'après -leurs relations naturelles, ne pouvait jamais être -plus spécieuse assurément que dans ce cas extrême, où -presque aucun des éminens penseurs de notre siècle n'a -pu, en effet, éviter cette grande aberration. Une discussion -décisive nous a donc ainsi conduits à satisfaire systématiquement -aux éternelles conditions d'originalité et -de prééminence des spéculations sociales, que la résistance -théologico-métaphysique n'a pu que maintenir instinctivement -d'une manière fort insuffisante, depuis que la -méthode positive a commencé à prévaloir de plus en plus -dans la moderne évolution mentale. C'est au nom même -de la positivité et de la rationnalité que nous avons directement -réclamé, et même déterminé la convenable -reconstruction d'un ascendant philosophique, toujours -indispensable, qu'on n'ose pourtant motiver de nos jours -que sur les seules exigences pratiques. Mais cette réorganisation -normale ne pouvait être vraiment consolidée -qu'en faisant aussitôt cesser, d'une autre part, le stérile -<span class="pagenum" id="Page_829">829</span> -et irrationnel isolement où les diverses écoles théologico-métaphysiques, -sans exception des moins arriérées, s'accordaient, -depuis deux siècles, au milieu de leurs intimes -divergences, à placer constamment le système des -études morales et politiques envers l'ensemble de la philosophie -naturelle. Or cette seconde condition générale, -non moins inévitable que la première, a été complétement -remplie, d'après une exacte convergence des besoins -scientifiques avec les besoins logiques, prescrivant -également désormais la subordination fondamentale de -la science finale à chacune des sciences préliminaires, -sur lesquelles sa réaction philosophique doit ensuite -redevenir prépondérante. Aussi devais-je attacher beaucoup -de prix à signaler, autant que possible, les liaisons -directes qui résultent, à cet égard, de la nature des -études respectives, vu la double nécessité continue de -connaître préalablement, d'une part, le milieu, d'une -autre part, l'agent de l'évolution sociale. La position encyclopédique -assignée à la sociologie, dès le début de ce -Traité, par notre hiérarchie scientifique, et qui résume -exactement l'ensemble de ses conditions et de ses relations, -s'est donc trouvée ensuite spécialement confirmée -en une foule d'occasions, même indépendamment de -l'irrécusable obligation logique d'une telle marche successive -pour élever la méthode positive jusqu'à sa phase -sociologique, suivant les explications du chapitre précédent. -Mais, quelle que soit l'importance réelle des indispensables -notions ainsi transportées d'abord des études -purement inorganiques dans cette science finale, c'est -aux études biologiques que doit surtout appartenir, -d'après la nature des sujets respectifs, un tel office -<span class="pagenum" id="Page_830">830</span> -scientifique, après que les tendances primitives aux empiétemens -irrationnels y ont été suffisamment contenues. À -tous les degrés de l'échelle sociologique, et sous tous les -rapports statiques ou dynamiques, la biologie fournit -nécessairement, sur la nature humaine, autant qu'elle -peut être connue par la seule considération de l'individu, -des notions fondamentales qui doivent toujours contrôler -les indications directes de l'exploration sociologique, -et souvent même les rectifier ou les perfectionner. -Mais, en outre, dans la partie inférieure de la série, -sans descendre d'ailleurs jusqu'à l'état initial, où les déductions -biologiques peuvent seules nous guider, il est -clair que la biologie, quoique toujours dominée, comme -dans tous les cas antérieurs de ce genre, par l'esprit sociologique, -doit faire spécialement connaître cette association -élémentaire, intermédiaire spontané entre -l'existence purement individuelle et l'existence pleinement -sociale, qui résulte de l'existence domestique -proprement dite, plus ou moins commune à tous les -animaux supérieurs, et qui constitue, dans notre espèce, -la véritable base primordiale du plus vaste organisme -collectif. Toutefois l'élaboration originale de cette nouvelle -science a dû être essentiellement dynamique, en -sorte que les lois d'harmonie y ont été presque toujours -implicitement considérées parmi les lois de succession, -dont l'appréciation distincte pouvait seule constituer -aujourd'hui la physique sociale. Aussi sa plus haute -connexité scientifique avec la biologie consiste-t-elle -maintenant dans la liaison fondamentale que j'ai établie -entre la série sociologique et la série biologique, et -qui permet d'envisager philosophiquement la première -<span class="pagenum" id="Page_831">831</span> -comme un simple prolongement graduel de la seconde, -quoique les termes de l'une soient surtout coexistans et -ceux de l'autre surtout successifs. Sauf cette unique différence -générale, qui ne saurait interdire l'enchaînement -des deux séries, nous avons, en effet, reconnu -que le caractère essentiel de l'évolution humaine résulte -nécessairement de la prépondérance toujours croissante -des mêmes attributs supérieurs qui placent l'homme à la -tête de la hiérarchie animale, où ils dirigent aussi l'appréciation -rationnelle des principaux degrés d'animalité. -On parvient ainsi à concevoir l'immense système organique -comme liant réellement la moindre existence végétative -à la plus noble existence sociale, par une longue -progression intermédiaire de modes d'existence de plus -en plus élevés, dont la succession, quoique nécessairement -discontinue, n'en est pas moins essentiellement homogène. -Enfin, le principe d'un tel enchaînement consistant, au -fond, dans la généralité décroissante des phénomènes prépondérans, -cette double série organique se rattache spontanément -à l'unique série rudimentaire que puisse nous -offrir la nature inorganique, où, en effet, les trois degrés -principaux, d'abord mathématique ou astronomique, -ensuite physique, et enfin chimique, propres à l'existence -universelle, présentent déjà une succession relative -au même principe, que j'ai dès lors osé ériger au <a href="#Page_344">cinquante-septième -chapitre</a>, après tant de hautes vérifications -dynamiques et statiques, en loi fondamentale de -toute taxonomie positive. La direction nécessaire de -l'ensemble du mouvement humain, à la fois individuel -et social, étant ainsi scientifiquement déterminée, il ne -restait plus, pour constituer la sociologie, qu'à en -<span class="pagenum" id="Page_832">832</span> -caractériser aussi la marche générale. C'est ce que j'ai accompli, -au tome quatrième, par ma loi fondamentale -d'évolution, qui, avec cette loi hiérarchique, établit, -j'ose le dire, un véritable système philosophique, dont -les deux élémens principaux sont spontanément solidaires. -Dans cette conception dynamique, la sociologie -se rattache profondément à la biologie, puisque l'état -initial de l'humanité y coïncide essentiellement avec -celui où leur imperfection organique retient les animaux -supérieurs, chez lesquels l'essor spéculatif ne dépasse -jamais ce fétichisme primordial d'où l'homme lui-même -n'aurait pu sortir sans l'énergique impulsion du développement -collectif. La similitude est encore plus évidente -quant à l'existence active. Après avoir ainsi constitué -la théorie sociologique, il fallait, pour la rendre -vraiment jugeable, constater directement sa réalité fondamentale, -en osant l'appliquer convenablement à la -saine appréciation générale, historique quoique abstraite, -de la grande progression, à la fois mentale et -sociale, qui, depuis quarante siècles, élève continuellement -l'élite de l'humanité. Tel a été l'objet de l'élaboration -décisive qui a exigé la totalité du volume précédent -et la majeure partie de celui-ci. Comme le vaste -ensemble en a été, au <a href="#Page_344">cinquante-septième chapitre</a>, spécialement -résumé, il serait superflu d'y revenir maintenant. -Il suffit ici de rappeler que cette irrécusable épreuve, -sous laquelle ont radicalement succombé toutes les conceptions -historiques proposées jusqu'ici, a finalement -démontré la réalité essentielle de ma théorie dynamique, -par cela même que chaque phase importante de la grande -évolution y a trouvé spontanément, outre la filiation -<span class="pagenum" id="Page_833">833</span> -nécessaire, l'explication générale de son propre caractère -et la juste appréciation de sa participation indispensable -au résultat commun; de manière à toujours -permettre de glorifier convenablement, sans aucune inconséquence, -les services rendus successivement par les -influences les plus opposées. Une semblable aptitude à -rendre, par exemple, une égale et complète justice à -l'état monothéique et à l'état polythéique, avec une pareille -indifférence personnelle envers chacun d'eux, n'était, -sans doute, possible que par suite même du salutaire -ébranlement qui a déterminé la crise finale propre -à l'élite de l'humanité, d'après l'ensemble du double -mouvement moderne. Sans une telle préparation, à la -fois politique et philosophique, aucun esprit n'aurait -pu s'affranchir assez complétement et de l'antique philosophie -et des préjugés critiques développés pendant -sa longue décadence pour introduire, en un semblable -sujet, cette disposition pleinement scientifique, indispensable -aux moindres spéculations, mais beaucoup plus -nécessaire, et pourtant bien plus difficile, envers les -études les plus transcendantes et aussi les plus passionnées -que l'esprit humain puisse aborder. Ainsi, les mêmes -conditions générales qui exigeaient aujourd'hui cette -élaboration décisive, devaient, sous un autre aspect, la -seconder spécialement. Son efficacité pratique est d'ailleurs -inséparable de sa réalité théorique, puisque le présent -y est profondément rattaché enfin, sous tous les -aspects possibles, à l'ensemble du passé humain, de manière -à mettre également en évidence la marche antérieure -et la tendance ultérieure de chaque phénomène -important: d'où résulte enfin, dans le cas politique, la -<span class="pagenum" id="Page_834">834</span> -possibilité d'une relation normale entre la science et -l'art, déjà ébauchée envers les cas plus simples, à mesure -que s'est accompli l'essor préliminaire de la sociabilité -moderne. Quelque peu avancée que doive être encore -cette nouvelle science, on peut donc la regarder -comme ayant déjà suffisamment rempli toutes les conditions -essentielles de son institution initiale, en sorte qu'il -ne restera plus désormais qu'à poursuivre convenablement -son développement spécial. La nature du sujet, où -la solidarité est beaucoup plus complète que partout -ailleurs, lui assure spontanément, dès sa naissance, en -compensation nécessaire de sa complication plus grande, -une rationnalité supérieure à celle de toutes les sciences -préliminaires, y compris même la biologie, en y établissant -aussitôt l'ascendant normal de l'esprit d'ensemble, -qui, d'une telle source, doit bientôt se répandre -sur toutes les parties antérieures de la philosophie abstraite, -afin d'y réparer peu à peu les désastres du régime -dispersif propre à l'élaboration préparatoire des connaissances -réelles.</p> - -<p class="sep2">D'après l'appréciation scientifique que nous venons de -terminer, la grande appréciation logique du chapitre -précédent se trouve donc suffisamment complétée. Malgré -l'état peu satisfaisant de presque toutes les doctrines -spéciales, sauf, à quelques égards, dans les sciences inférieures, -on peut cependant juger désormais essentiellement -accomplie la longue et difficile préparation mentale -qui, depuis la mémorable impulsion initiale de -Descartes et de Bacon, devait graduellement amener -l'avénement final de la vraie philosophie moderne. Tous -<span class="pagenum" id="Page_835">835</span> -les élémens indispensables destinés à concourir à sa formation -sont maintenant assez développés pour que le -véritable caractère, à la fois scientifique et logique, -propre à chacun d'eux, soit déjà pleinement appréciable, -quoique jusqu'ici très-imparfaitement réalisé. En même -temps, le lien nécessaire de leur systématisation directe -est spontanément résulté de l'extension successive de -l'esprit positif à des spéculations de plus en plus éminentes, -dont les dernières, relatives aux phénomènes les -plus complexes et les plus importans, réunissent, par -leur nature, toutes les grandes conditions de l'ascendant -philosophique. La création décisive de la sociologie -complète l'essor fondamental de la méthode positive, et -constitue le seul point de vue susceptible d'une véritable -universalité, de manière à réagir convenablement sur -toutes les études antérieures, afin de garantir leur convergence -normale sans altérer leur originalité continue. -Sous un tel ascendant, nos diverses connaissances réelles -pourront donc former enfin un vrai système, assujetti, -dans son entière étendue et dans son expansion graduelle, -à une même hiérarchie et à une commune évolution, ce -qui n'est certainement possible par aucune autre voie. -D'une autre part, l'indispensable harmonie entre la spéculation -et l'action est ainsi pleinement établie, puisque -les diverses nécessités mentales, soit logiques, soit -scientifiques, concourent alors, avec une remarquable -spontanéité, à conférer la présidence philosophique aux -conceptions que la raison publique a toujours justement -regardées comme devant universellement prévaloir, et -qui n'avaient passagèrement perdu cet invariable privilége -que par suite des besoins exceptionnels propres à la -<span class="pagenum" id="Page_836">836</span> -situation profondément contradictoire qui caractérise -l'ensemble de la grande transition moderne. Le bon sens, -au nom duquel réclamaient surtout, il y a deux siècles, -les fondateurs de la philosophie positive, revient donc -aujourd'hui, convenablement systématisé, présider à son -installation finale, pour diriger ensuite à jamais son application -normale, après que toutes les aberrations -générales du génie spécial auront été suffisamment rectifiées. -Enfin, la morale, dont les exigences directes -étaient implicitement méconnues pendant l'élaboration -préliminaire, recouvre aussitôt ses droits éternels par -suite de la suprématie mentale du point de vue social, -rétablissant, avec une énergique efficacité, le règne continu -de l'esprit d'ensemble, auquel le vrai sentiment -du devoir reste toujours profondément lié. Dans les -deux derniers siècles, l'ascendant scientifique a pu longtemps -appartenir à l'impulsion, essentiellement mathématique, -émanée des sciences inférieures, sans aucun grave -danger immédiat pour les conditions naturelles de la -moralité, tant que les besoins sociaux n'étaient pas -encore redevenus directement prépondérans. Tout en -écartant spontanément les contemplations sociales, afin -de se restreindre d'abord aux études préliminaires où la -positivité rationnelle était plus aisément développable, -l'instinct spéculatif pouvait alors être soutenu par ce -juste sentiment de l'harmonie fondamentale de nos -efforts privés avec la commune destination, qui nous -rend spécialement accessibles aux inspirations morales. -Mais il n'en est plus ainsi depuis que la crise finale a mis -en haute évidence l'urgence universelle des nécessités -politiques. Dès lors, cet esprit scientifique, qui, d'après -<span class="pagenum" id="Page_837">837</span> -l'inévitable conviction de son impuissance radicale envers -les plus nobles spéculations, tend à inspirer, à leur -égard, une désastreuse indifférence, devient nécessairement -de plus en plus immoral, en conduisant presque -toujours à l'égoïsme systématique, que l'ascendant -familier des vues d'ensemble peut seul aujourd'hui -convenablement guérir. Cette intime perturbation, -d'autant plus dangereuse qu'elle corrompt directement -la première source mentale de la régénération humaine, -est spontanément dissipée par la prépondérance philosophique -de l'esprit sociologique. Le type fondamental -de l'évolution humaine, aussi bien individuelle que -collective, y est, en effet, scientifiquement représenté -comme consistant toujours dans l'ascendant croissant de -notre humanité sur notre animalité, d'après la double -suprématie de l'intelligence sur les penchans, et de -l'instinct sympathique sur l'instinct personnel. Ainsi -ressort directement, de l'ensemble même du vrai développement -spéculatif, l'universelle domination de la -morale, autant du moins que le comporte notre imparfaite -nature. Il serait assurément superflu de signaler ici -davantage l'aptitude morale d'une philosophie qui développe -systématiquement, au plus haut degré possible, -le sentiment fondamental de la solidarité et de la continuité -sociales, en même temps que la notion générale -de l'ordre spontané que l'économie totale du monde réel -érige, à tous égards, en base nécessaire de notre conduite, -soit privée, soit publique.</p> - -<p>Pour achever de caractériser cette nouvelle philosophie -générale, il ne nous reste plus enfin, après avoir suffisamment -considéré sa constitution propre, à la fois -<span class="pagenum" id="Page_838">838</span> -scientifique et logique, qu'à indiquer, au chapitre suivant, -la nature de son action ultérieure, d'abord mentale, -puis sociale, en tant du moins qu'une telle détermination -peut aujourd'hui reposer sur une base vraiment -rationnelle, suivant notre théorie de l'évolution humaine, -ainsi poussée jusqu'à sa plus extrême application -actuelle.</p> - -<hr class="small" /> - -<div class="npage" id="Page_839"><span class="pagenum">839</span></div> - -<div class="figcenter"> - <img src="images/filet-600.jpg" alt="" title="" width="100%" height="13" /> -</div> - -<h2 class="nobreak"><span class="smcap">SOIXANTIÈME et dernière LEÇON.</span></h2> - -<p class="cent cs8">Appréciation sommaire de l'action finale propre à la -philosophie positive.</p> - -<div class="figcenter"> - <img src="images/filet-100.jpg" alt="" title="" width="100" height="8" /> -</div> - -<p>Aucune des précédentes révolutions de l'humanité, -même la plus grande de toutes, relative au passage décisif -de l'organisme polythéique de l'antiquité au régime -monothéique du moyen âge, n'a pu modifier aussi profondément -l'ensemble de l'existence humaine, à la fois -individuelle et sociale, que devra le faire, dans un prochain -avenir, l'avénement nécessaire de l'état pleinement -positif, où nous avons reconnu consister, à tous égards, -la seule issue possible de l'immense crise finale qui, depuis -un demi-siècle, agite si intimement les populations -d'élite. Ce terme naturel des divers mouvemens antérieurs -est enfin tellement préparé, que son accomplissement -définitif ne dépend plus essentiellement désormais que -de l'essor direct et systématique de la philosophie correspondante. -La seconde moitié du <a href="#Page_344">cinquante-septième -chapitre</a> a été surtout consacrée à faire spécialement apprécier -la grande élaboration politique qui doit constituer, -dans le siècle actuel, le principal caractère d'une -telle philosophie, dont l'influence immédiate se trouve -ainsi convenablement signalée. Il ne nous reste donc -<span class="pagenum" id="Page_840">840</span> -plus ici qu'à indiquer sommairement, sous un aspect -plus général, l'action normale que devra finalement -exercer le nouveau régime philosophique, quand son -universel ascendant aura pu être suffisamment réalisé. -Nous devons, à cet effet, le considérer successivement -envers chacun des modes essentiels de l'existence humaine, -d'abord mentale, puis sociale. Relativement à -celle-ci, il faudra séparément examiner l'ordre purement -moral et ensuite l'ordre politique proprement dit. Quant -à la première, elle présente, non moins naturellement, -deux points de vue très-distincts, l'un scientifique, -l'autre esthétique. Mais, ce dernier étant surtout destiné -à réfléter spontanément l'ensemble des divers aspects -humains, aussi bien sociaux qu'intellectuels, l'indication -qui s'y rapporte sera mieux placée à la fin de cette appréciation -totale. Telles sont donc les quatre classes de -considérations générales, d'abord scientifiques ou plutôt -rationnelles, ensuite morales, puis politiques, et enfin -esthétiques, d'après lesquelles nous devons, dans ce -chapitre extrême, achever rapidement de caractériser la -grande régénération philosophique qui a toujours constitué -l'objet essentiel de ce Traité.</p> - -<p>La principale propriété intellectuelle de l'état positif -consistera certainement en son aptitude spontanée à déterminer -et à maintenir une entière cohérence mentale, -qui n'a pu encore exister jamais à un pareil degré, même -chez les esprits les mieux organisés et les plus avancés. -Sans doute le régime polythéique, qui dut former, à -tous égards, la phase la plus importante de notre préparation -théologique, offrit longtemps, comme je l'ai -expliqué, une sorte d'unité spéculative, d'après la nature -<span class="pagenum" id="Page_841">841</span> -uniformément religieuse que présentaient alors toutes -les grandes conceptions humaines, du moins avant que -la métaphysique dissolvante eût acquis une extension -décisive. Mais, quoique notre intelligence n'ait pu ensuite -retrouver une harmonie aucunement équivalente, -cette consistance initiale, outre sa moindre stabilité, -ne pouvait même être aussi complète, à beaucoup -près, que celle qui résultera nécessairement de l'universel -ascendant de l'esprit positif; car, aux époques -les plus arriérées, la positivité spontanée des notions -les plus particulières et les plus usuelles a dû toujours -altérer involontairement, en chaque genre, la pureté -théologique des spéculations générales, tandis que le -nouveau régime doit, au contraire, imprimer à toutes -nos conceptions quelconques, depuis les plus élémentaires -jusqu'aux plus transcendantes, un caractère pleinement -positif, sans le moindre mélange indispensable -d'aucune philosophie hétérogène. Il serait d'ailleurs -superflu de faire expressément ressortir la supériorité -naturelle de cette harmonie finale sur l'équilibre précaire -et incomplet que nous avons vu exister, pendant -quelques siècles, sous la prépondérance provisoire de la -métaphysique scolastique, après l'entier ascendant du -système monothéique, et avant que la philosophie positive -eût commencé à se manifester distinctement. La -situation profondément contradictoire propre à la transition -actuelle, où les meilleurs esprits sont habituellement -soumis à trois régimes incompatibles, permet -encore moins de concevoir directement aujourd'hui cette -prochaine unité, à la fois scientifique et logique. On ne -peut s'en former une juste idée qu'en y voyant surtout, -<span class="pagenum" id="Page_842">842</span> -d'après la double appréciation de nos deux derniers -chapitres, l'extension totale et définitive de ce bon sens -fondamental qui, longtemps borné à des opérations -partielles et pratiques, s'est ensuite graduellement emparé -des diverses parties du domaine spéculatif, de -manière à déterminer enfin l'entière rénovation de la -raison humaine, ou plutôt son ascendant décisif sur la -pure imagination. Alors notre intelligence, faisant à -jamais prévaloir, envers les plus hautes recherches, cette -même sagesse universelle que les exigences de la vie -active nous rendent spontanément familière à l'égard -des plus simples sujets, aura systématiquement renoncé -partout à la détermination chimérique des causes essentielles -et de la nature intime des phénomènes, pour se -livrer exclusivement à l'étude progressive de leurs lois -effectives, dans l'intention permanente, d'ailleurs spéciale -ou générale, d'y puiser les moyens d'améliorer le -plus possible l'ensemble de notre existence réelle, soit -privée, soit publique. Le caractère purement relatif de -toutes nos connaissances étant ainsi habituellement reconnu, -nos théories quelconques, sous la commune prépondérance -naturelle du point de vue social, seront toujours -uniquement destinées à constituer, envers une réalité -qui ne saurait jamais être absolument dévoilée, des approximations -aussi satisfaisantes que puisse le comporter, -à chaque époque, l'état correspondant de la grande -évolution humaine. Cette universelle appréciation logique -sera d'ailleurs en pleine harmonie scientifique avec -le sentiment fondamental d'un ordre spontané, essentiellement -indépendant de nous, même envers nos propres -phénomènes, individuels ou collectifs, et sur lequel -<span class="pagenum" id="Page_843">843</span> -notre intervention ne saurait jamais exercer que des -modifications simplement secondaires, mais, du reste, -infiniment précieuses, comme formant la principale base -de notre puissance effective. On ne peut aujourd'hui -comprendre suffisamment combien un tel sentiment -doit enfin dominer notre intelligence: soit parce que -la pensée involontaire des perturbations continues, au -moins virtuelles, nécessairement rappelées par un -reste quelconque de croyance théologique, empêche -encore la plupart des bons esprits d'éprouver complétement -l'irrésistible conviction que tend à produire, à -tous égards, la régularité journalière du spectacle extérieur; -soit aussi parce que cette invariabilité des lois -naturelles n'est pas jusqu'ici convenablement reconnue -à l'égard des événemens les plus complexes, dont l'attention -publique est justement préoccupée. La puissance -ultérieure de cette grande notion, à la fois transcendante -et vulgaire, ne saurait être actuellement aperçue -que des entendemens assez avancés pour se trouver -maintenant, à l'un et à l'autre titre, convenablement -approchés de cette situation normale, que d'ailleurs -tout homme sensé regarde déjà comme évidemment -inévitable. Enfin un troisième attribut élémentaire, en -même temps scientifique et logique, qui est également -propre au véritable esprit positif, devra pareillement -contribuer beaucoup à accélérer alors l'heureux essor de -nos saines spéculations, d'après un judicieux usage de la -liberté fondamentale que la nature et la destination des -théories réelles laissent nécessairement à notre intelligence, -et qui est, en tout genre, beaucoup plus étendue -que les tendances absolues n'ont pu jusqu'ici permettre -<span class="pagenum" id="Page_844">844</span> -de le soupçonner. À ces divers titres essentiels, notre -situation transitoire est encore si peu conforme à cette -prochaine terminaison, qu'on ne peut aujourd'hui directement -mesurer l'importance et la rapidité des progrès -qui seront ainsi obtenus: nous ne pouvons, en -chaque cas, que les apprécier vaguement d'après ceux -déjà réalisés, depuis trois siècles, sous un régime mental -extrêmement imparfait, et même, à certains égards, -radicalement vicieux, qui continue à occasionner l'inévitable -déperdition de la plupart des efforts intellectuels. -Toutes les sciences, même les plus avancées, étant -jusqu'ici à peine sorties de l'enfance, il est impossible -qu'une culture sagement systématique, où les moindres -forces seront directement appliquées à la commune élaboration, -n'y détermine promptement un essor très-supérieur -à celui qu'y pouvait permettre un empirisme -dispersif, impuissant à s'affranchir suffisamment de la -tutelle métaphysique, et même théologique, dont leur -état présent nous a offert tant de traces capitales. Pour -préciser davantage cette indication générale, il faut considérer -séparément la parfaite harmonie mentale qui -appartient à l'état positif, d'abord envers les spéculations -abstraites, ensuite quant aux études concrètes, et -enfin relativement aux notions pratiques.</p> - -<p>Sous le premier aspect, seul pleinement appréciable -jusqu'ici, toutes les parties de ce Traité ont fait directement -ressortir combien chaque classe de connaissances -réelles doit hautement s'améliorer, quand une marche -vraiment rationnelle y remplacera enfin l'élaboration -purement préliminaire, dont les deux chapitres précédens -ont suffisamment caractérisé les diverses imperfections -<span class="pagenum" id="Page_845">845</span> -essentielles, soit scientifiques, soit logiques. Le -régime final devant être, à cet égard, principalement -distingué par l'intime solidarité des différentes branches -de la philosophie abstraite, il suffit ici de signaler sommairement -la double influence fondamentale d'une telle -connexité, comme devant garantir pleinement la juste -indépendance de chaque science, et consolider entièrement -les notions correspondantes. Quand l'ascendant -normal de l'esprit sociologique aura partout remplacé -convenablement la vaine présidence scientifique, provisoirement -laissée à l'esprit mathématique, dès lors réduit -à son domaine naturel, la prépondérance spontanée -d'une science qui dépend de toutes les autres, et qui -cependant ne saurait jamais être absorbée par aucune -d'elles, assurera nécessairement le libre essor de chacune, -conformément à son génie propre, et à l'abri de toute -irrationnelle invasion, sans altérer néanmoins son concours -permanent à l'harmonie universelle, que cette légitime -originalité de chaque élément philosophique rendra, -au contraire, plus intime et plus stable. Au lieu de chercher -aveuglément une stérile unité scientifique, aussi -oppressive que chimérique, dans la vicieuse réduction -de tous les phénomènes quelconques à un seul ordre de -lois, l'esprit humain regardera finalement les diverses -classes d'événements comme ayant leurs lois spéciales, -d'ailleurs inévitablement convergentes, et même, à quelques -égards, analogues; l'harmonie la plus satisfaisante -résultera spontanément entre elles, d'abord de leur -commun assujettissement continu à une même méthode -fondamentale, ensuite de leur tendance uniforme et solidaire -vers une même destination essentielle, et enfin de -<span class="pagenum" id="Page_846">846</span> -leur subordination simultanée à une même évolution -générale. Quoique ce régime définitif doive évidemment -augmenter beaucoup l'indépendance et la dignité de -toutes les sciences quelconques, l'étude des corps vivans -est pourtant celle qui en devra naturellement retirer le -plus d'avantages, comme ayant dû être jusqu'ici la plus -exposée à de désastreux empiétemens, contre lesquels -elle ne semble pouvoir trouver de garanties effectives que -sous la protection, encore plus dangereuse, et néanmoins -fort insuffisante, des conceptions théologico-métaphysiques. -Le déplorable conflit qui résulte, en biologie, -d'une telle opposition, constitue aujourd'hui la seule influence -sérieuse qu'ait pu encore conserver l'ancien antagonisme -philosophique entre le matérialisme et le spiritualisme. -Car ces deux tendances inverses, mais également -vicieuses, que leur intime corrélation destine à disparaître -simultanément sous la prépondérance finale du véritable -esprit positif, ne représentent, au fond, l'une que la disposition -naturelle des sciences inférieures à absorber -abusivement les supérieures, l'autre que l'entraînement -spontané de celles-ci à supposer le maintien de leur juste -dignité, toujours lié à la ténébreuse conservation de l'antique -philosophie: double aberration qui n'a plus maintenant -de gravité profonde qu'envers les études biologiques, -où elle cédera nécessairement à l'heureuse aptitude -directe de la philosophie finale pour régler convenablement -chaque constitution scientifique, à la fois sans oppression -et sans anarchie. Si l'on considère, en second -lieu, la coordination intérieure de chaque science, la -même discipline philosophique y doit ultérieurement -garantir, en vertu de son universalité caractéristique, -<span class="pagenum" id="Page_847">847</span> -l'indispensable consolidation des diverses conceptions -essentielles contre l'imminente dissolution dont les menace -aujourd'hui, en tous genres, l'essor déréglé des -impulsions spéciales. Dans les sciences même les plus -avancées, d'irrécusables symptômes annoncent déjà l'impérieuse -nécessité de contenir ainsi les perturbations radicales -qu'y doit susciter de plus en plus la tendance croissante -des médiocrités ambitieuses à obtenir de faciles -succès par l'anarchique démolition des doctrines qu'on -y suppose les mieux établies, et qui cependant ne sauraient, -en aucun cas, être suffisamment affermies que -d'après leur commune adhérence au système général de -la vraie philosophie abstraite. Ainsi que le précédent, ce -nouveau besoin essentiel, quoique partout appréciable, -doit se faire spécialement sentir pour les études biologiques, -que leur complication supérieure et leur formation -plus tardive doivent davantage exposer aux controverses -destructives, mais que leur plus intime connexité -avec la science dirigeante devra naturellement rendre -aussi mieux accessible à sa salutaire protection. En signalant -ici seulement l'exemple le plus décisif, la déplorable -hésitation scientifique que conservent encore tant -d'esprits éclairés au sujet de la grande conception de la -hiérarchie animale, sans laquelle toute véritable philosophie -biologique serait assurément impossible, se trouvera -spontanément dissipée à jamais, quand le régime -final aura fait suffisamment reconnaître la liaison nécessaire -d'une telle notion, soit avec l'ensemble de la constitution -spéculative, soit même avec le principe général -du classement social, comme je l'ai spécialement expliqué. -Jusqu'envers les cas où les notions établies -<span class="pagenum" id="Page_848">848</span> -comporteraient, en effet, d'incontestables rectifications partielles, -une sage discipline philosophique saura toujours maintenir -une juste pondération rationnelle entre les exigences, -quelquefois opposées, de la liaison et de l'exactitude; -tandis que le régime dispersif sacrifie trop aveuglément -aujourd'hui les premières aux dernières, d'ailleurs souvent -plus spécieuses que réelles.</p> - -<p>Quoique la marche nécessaire de l'élaboration préliminaire, -fidèlement reproduite dans l'ensemble de ce -Traité, y ait dû faire justement prévaloir la formation -graduelle de la science abstraite, dont Bacon avait -si bien pressenti l'indispensable priorité, il est clair, -suivant les indications spéciales de l'avant-dernier chapitre, -que la construction directe de la science concrète -devra naturellement constituer l'une des principales -attributions permanentes du nouvel esprit philosophique, -sans l'ascendant duquel ne pourrait certainement se -développer une étude qui exige inévitablement l'intime -combinaison continue des divers points de vue scientifiques. -Une telle étude doit être, à tous égards, comme -l'indique déjà sa dénomination la plus usitée, éminemment -historique, en tant que relative à l'appréciation -effective de l'existence successive propre aux différens -êtres réels. Outre l'éclatante lumière qu'elle fera spontanément -rejaillir sur les lois élémentaires des divers modes -d'activité, et les précieuses indications pratiques dont elle -sera, par sa nature, la source immédiate, je dois y signaler -ici, surtout envers les phénomènes les plus complexes -et les plus élevés, une importante détermination, qui -ne saurait être autrement obtenue, et dont il faut -regarder la réaction philosophique comme spécialement -<span class="pagenum" id="Page_849">849</span> -indispensable à la pleine consolidation du nouveau régime -mental, où l'entière élimination de l'absolu ne -pourrait, sans cela, être suffisamment assurée. Il s'agit -de la fixation, aujourd'hui trop prématurée, mais alors -directement accessible, de la véritable durée générale -assignée, par l'ensemble de l'économie réelle, à chacune -des principales existences naturelles, et entre autres à -l'évolution ascensionnelle de l'humanité. Quoique cette -grande évolution, qui commence à peine à se dégager -aujourd'hui d'un lent essor préparatoire, doive certainement -rester encore à l'état progressif pendant une longue -suite de siècles, au delà desquels il serait sans doute -aussi déplacé qu'irrationnel de spéculer maintenant, il -importe cependant beaucoup au développement ultérieur -du vrai génie philosophique de reconnaître déjà, en -principe, le plus nettement possible, que l'organisme -collectif est nécessairement assujetti, comme l'organisme -individuel, à un inévitable déclin spontané, même indépendamment -des altérations insurmontables du milieu -général. Vainement argue-t-on, pour détourner cette -fatale assimilation, d'une prétendue différence radicale -entre les deux cas, tenant au rajeunissement continu que -l'on suppose indéfiniment propre au premier; car, il est -clair que le second n'y est pas, au fond, moins disposé, -d'après l'introduction permanente de nouveaux élémens, -qui n'y cesse qu'avec la vie, et qui pourtant n'y empêche -pas la mort, quand la décomposition croissante l'emporte -enfin sur la recomposition décroissante. Sauf l'immense -inégalité des durées, relative à l'étendue comparative des -deux organismes et à la vitesse respective de leur développement, -rien ne saurait assurément empêcher la vie -<span class="pagenum" id="Page_850">850</span> -collective de l'humanité d'offrir naturellement une semblable -destinée, dont la perspective philosophique, tout -en dissipant radicalement les illusions métaphysiques -sur la perfectibilité indéfinie, ne doit pas davantage décourager -les énergiques tentatives d'une judicieuse amélioration -que ne le fait habituellement, aux yeux de tous -les hommes sensés, en un cas beaucoup moins favorable, -la pleine certitude d'une inévitable destruction, même -quand elle est très-prochaine. La saine philosophie devra, -ce me semble, peu regretter l'insuffisante coopération -de ceux qui n'auraient pas désormais le courage de -concourir activement à la longue ascension de l'humanité -sans la stimulation artificielle de ces chimériques -espérances, dont l'influence tend directement aujourd'hui -à prolonger, sous d'autres formes, la ténébreuse -prépondérance de l'antique philosophie absolue. Il serait -d'ailleurs évidemment oiseux de s'arrêter maintenant, -en aucune manière, à la détermination prématurée du -caractère extrême que devra prendre, dans un avenir -très-lointain, le véritable esprit philosophique, toujours -disposé à reconnaître, sans aucun vain désespoir, toute -destinée clairement inévitable, quand l'âge du déclin -deviendra prochain, afin d'en adoucir convenablement -l'amertume naturelle, en y soutenant noblement la dignité -humaine. Ce n'est point à ceux qui sortent à peine de -l'enfance qu'il appartient déjà de préparer leur vieillesse: -cette prétendue sagesse conviendrait certainement encore -moins pour la vie collective que pour la vie individuelle.</p> - -<p>Si l'on considère enfin l'influence normale du nouveau -régime mental quant à l'élaboration rationnelle des -connaissances pratiques, il serait ici superflu de faire -<span class="pagenum" id="Page_851">851</span> -expressément ressortir son heureuse aptitude à constituer -spontanément la plus intime harmonie permanente entre -le point de vue actif et le point de vue spéculatif, dès -lors toujours subordonnés à un même esprit philosophique, -après l'entière cessation de l'opposition radicale que -l'antique philosophie avait nécessairement établie entre -eux. D'un côté, en effet, l'essor pratique, plus ou moins -comprimé jusqu'ici par de superstitieux scrupules, ou détourné -par de chimériques espérances, devra être directement -stimulé d'après l'universel ascendant de la positivité -rationnelle, qui soumettra toutes les opérations -usuelles à une lumineuse appréciation systématique. -Mais, en sens inverse, l'extension technique n'aura pas -moins d'efficacité pour faire unanimement apprécier l'immense -supériorité du vrai régime scientifique sur la -vaine constitution antérieure des diverses spéculations -humaines. Le sentiment de l'action et celui de la prévision -étant ainsi mutuellement solidaires, d'après leur -commune subordination au principe fondamental des -lois naturelles, il n'est pas douteux qu'une telle connexité -devra beaucoup contribuer à populariser et à consolider, -par une application continue, la nouvelle philosophie, -où chacun reconnaîtra directement l'uniforme -réalisation d'une même marche générale envers tous les -sujets quelconques accessibles à notre intelligence. Ces -diverses influences nécessaires seront surtout caractérisées -dans l'essor ultérieur des deux arts les plus difficiles et -les plus importans, l'art médical et l'art politique, -aujourd'hui à peine ébauchés, d'après l'état d'enfance -des théories correspondantes, et qui seront alors -promptement rationnalisés, sous la puissante impulsion -<span class="pagenum" id="Page_852">852</span> -d'une véritable unité philosophique, quand toutefois les -études concrètes auront été suffisamment instituées. -Puisque les phénomènes les plus complexes sont aussi -les plus modifiables, c'est à eux que doit naturellement -se rapporter la principale appréciation de la vraie relation -générale entre la spéculation et l'action. Ainsi se -manifestera directement, à tous égards, la solidarité -mutuelle qui doit intimement unir l'activité pratique et -le régime mental les plus convenables à la vraie nature -humaine, après leur entier affranchissement des impulsions -étrangères qui, longtemps indispensables à leur -essor initial, entravent désormais leur double progrès et -leur rapprochement décisif.</p> - -<p>Telles sont, en aperçu très-sommaire, les diverses -propriétés essentielles que devra spontanément développer -l'esprit positif, enfin parvenu, par suite de sa dernière -extension fondamentale, à sa pleine universalité -caractéristique, et que dissimule profondément aujourd'hui -la désastreuse prolongation de sa dispersion préliminaire. -Il faut maintenant apprécier, avec une équivalente -rapidité, la haute aptitude, encore plus méconnue, -et pourtant encore plus décisive, de la philosophie positive -pour consolider et perfectionner, à tous égards, la -moralité humaine.</p> - -<p>Nous avons eu déjà, dans les deux chapitres précédens, -quelques occasions de reconnaître suffisamment la fatale -scission qui s'est naturellement développée, pendant tout -le cours de la grande transition moderne, entre les besoins -intellectuels et les besoins moraux, et d'après laquelle on -est aujourd'hui involontairement disposé à craindre que -le régime le plus convenable aux uns ne puisse également -<span class="pagenum" id="Page_853">853</span> -satisfaire aux autres. Pour dissiper cette funeste prévention, -qui tend directement à neutraliser l'activité régénératrice, -il suffit de remarquer que ce dangereux antagonisme -dut seulement constituer un résultat inévitable, -très-douloureux sans doute, mais purement provisoire, -de la situation contradictoire qui devait caractériser une -telle évolution préliminaire, où la rénovation mentale -n'était d'abord exécutable qu'envers les études supérieures, -en écartant, comme trop compliquées, les questions -morales, qui semblaient ainsi devoir indéfiniment -adhérer à l'antique philosophie, dont ce mouvement préalable -était surtout destiné à détruire l'ascendant devenu -profondément oppressif, avant de pouvoir le remplacer -par une systématisation plus complète et plus durable. -Mais l'extension finale de la positivité rationnelle aux -plus éminentes spéculations fait désormais cesser spontanément -cette désastreuse opposition, en conférant -directement au point de vue social la plus heureuse prépondérance -normale, aussi bien logique et scientifique que -morale et politique, comme les deux derniers chapitres -l'ont pleinement démontré. Sous ce nouveau régime -philosophique, l'esprit positif développera rapidement -son aptitude essentielle à traiter de telles questions, où -les conceptions théologiques et métaphysiques ne peuvent -plus offrir maintenant que des dangers toujours -croissans, en faisant rejaillir sur les doctrines les plus -importantes l'incertitude et le discrédit qui s'attacheront -inévitablement de plus en plus à une philosophie dès -longtemps caduque, envers laquelle l'absence actuelle -de <ins id="cor_25" title="tout">toute</ins> autre systématisation contient à peine la juste -antipathie de la raison moderne.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_854">854</span> -Depuis que l'intervention métaphysique a définitivement -rompu l'unité théologique, en s'efforçant vainement -de la remplacer, sa profonde impuissance organique a -dû se trouver passagèrement dissimulée par l'ardeur -même de la grande lutte critique, qui, à défaut de vrais -principes moraux, suscitait une impulsion commune, -propre à refouler, à un certain degré, l'égoïsme spontané. -Mais, l'opération négative étant aujourd'hui, sous -tous les aspects essentiels, aussi accomplie qu'elle puisse -l'être jusqu'à la rénovation directe, l'inévitable affaissement -des passions purement révolutionnaires, faute -d'une suffisante destination, commence à mettre en -pleine évidence la fragilité croissante des fondemens -métaphysiques, incapables de résister utilement à la -moindre perturbation. Les convictions profondes, que -la théologie a laissé détruire, et que la métaphysique -n'a pu ranimer, ne peuvent donc plus être établies désormais, -en morale comme partout ailleurs, que d'après -l'universelle prépondérance de l'esprit positif, quand -il y sera enfin convenablement appliqué, dans l'élaboration -finale des théories sociales. Il serait assurément superflu -d'ailleurs d'insister ici sur la tendance éminemment -morale propre à l'ascendant scientifique du point de vue -social et à la suprématie logique des conceptions d'ensemble, -qui, suivant nos explications antérieures, devront -constituer le double caractère final de la philosophie -pleinement positive. Dans l'universelle fluctuation -inhérente à l'anarchie actuelle, où, faute de principes -suffisans, les plus indispensables notions peuvent être ouvertement -contestées, rien ne saurait donner une juste idée -de l'énergie et de la ténacité que devront acquérir, à -<span class="pagenum" id="Page_855">855</span> -tous égards, les règles morales, lorsqu'elles pourront -ainsi reposer convenablement sur une irrécusable appréciation -de l'influence réelle, directe ou indirecte, spéciale -ou générale, que l'existence humaine, soit privée, soit -publique, doit habituellement recevoir de nos actes et -de nos tendances quelconques, successivement jugés -d'après l'ensemble des lois de notre nature, à la fois individuelle -et sociale. Cette détermination positive ne -laissera plus aucun accès essentiel à ces faciles subterfuges -par lesquels tant de sincères croyans éludent journellement, -à leurs propres yeux comme à ceux d'autrui, -la rigueur des prescriptions morales, depuis que les -doctrines religieuses ont partout perdu leur principale -efficacité sociale, sous l'irrévocable décadence du pouvoir -correspondant. L'intime sentiment de l'ordre fondamental -doit alors acquérir, à tous égards, d'après la -convergence nécessaire de tout le développement spéculatif, -une intensité susceptible de persister spontanément -au milieu des plus orageuses perturbations. Pendant que -la parfaite unité mentale qui caractérise l'état positif -déterminera ainsi, chez chacun des esprits convenablement -cultivés, d'actives convictions morales, elle constituera, -non moins inévitablement, de puissans préjugés -publics, en développant, à ce sujet, une plénitude d'assentiment -qui n'a pu jamais exister au même degré, et -dont l'irrésistible ascendant continu sera destiné à suppléer -à l'insuffisance des efforts privés, en cas de culture -trop imparfaite ou d'entraînement trop énergique. J'ai -d'ailleurs assez expliqué d'avance, surtout au <a href="#Page_344">cinquante-septième -chapitre</a>, que cette double efficacité morale -de la philosophie finale ne suppose pas seulement -<span class="pagenum" id="Page_856">856</span> -l'influence directe et spontanée des doctrines correspondantes, -qui, quel qu'en doive être le pouvoir spéculatif, -suffiraient rarement à contenir les stimulations vicieuses, -vu la faible intensité des impulsions purement intellectuelles -dans l'ensemble de notre économie. Nous avons -pleinement reconnu que, sous le régime le plus favorable, -de tels résultats exigeront, en outre, par leur nature, -d'abord l'action fondamentale d'un système convenable -d'éducation universelle, et même ensuite l'intervention -continue d'une sage discipline, à la fois privée et publique, -émanée du même pouvoir moral qui aura dirigé -cette commune initiation. On oublie trop aujourd'hui -cette indispensable considération dans les comparaisons -superficielles et prématurées, si souvent injustes, et -quelquefois malveillantes, que l'on tente d'établir de -la morale positive, à peine mentalement ébauchée, et -encore dépourvue de toute institution régulière, avec -la morale religieuse, complétement developpée par une -élaboration séculaire, et dès longtemps assistée de tout -l'appareil social qu'exigeait son application.</p> - -<p>L'influence ultérieure de la philosophie positive n'étant -donc, à cet égard, maintenant appréciable que relativement -aux doctrines elles-mêmes, indépendamment des -institutions correspondantes, il importe, pour en faciliter -l'appréciation sommaire, d'y distinguer ici rapidement -chacun des trois degrés nécessaires que nous avons reconnus, -au cinquantième chapitre, propres à la morale -universelle, d'abord personnelle, puis domestique, et -enfin sociale.</p> - -<p>Sous le premier aspect, la morale positive, convenablement -organisée, comportera certainement beaucoup -<span class="pagenum" id="Page_857">857</span> -plus d'efficacité pratique que n'a pu jamais en obtenir, -même à l'état monothéique, la morale religieuse, malgré -les puissans moyens dont elle a disposé. Outre que -l'appréciation individuelle de chaque système de conduite -est, en ce cas, plus directe et plus facile, ce degré -initial sera dès lors habituellement envisagé sous son -aspect véritable, non plus seulement quant à son utilité -privée, mais comme base primordiale de tout le développement -moral, et, à ce titre, radicalement soustrait -à l'arbitrage de la prudence personnelle, pour être désormais -pleinement incorporé à l'ensemble des prescriptions -publiques. Les anciens n'ont pu obtenir un tel -résultat, quoiqu'ils en eussent pressenti l'importance, -et le catholicisme lui-même ne l'a pas suffisamment réalisé, -par une conséquence inévitable de la prépondérance -toujours accordée à un but imaginaire. En exagérant les -dangers momentanés d'une franche renonciation à toute -espérance chimérique, on a trop méconnu jusqu'ici -les avantages permanens que doit produire, sous une -sage direction philosophique, la concentration finale des -efforts humains sur la vie réelle, soit individuelle, soit -surtout collective, dont l'homme est ainsi directement -poussé à améliorer le plus possible l'économie totale, d'après -l'ensemble des moyens qui lui sont propres, et parmi -lesquels les règles morales occupent certainement le premier -rang, comme immédiatement destinées à permettre -ce concours universel où réside évidemment notre principale -puissance. Si cette inévitable restriction tend, à certains -égards, à diminuer spontanément une prévoyance -immodérée, en faisant mieux sentir le prix de l'actualité, -cette influence, facile à régler, peut elle-même utilement -consolider l'harmonie commune, en détournant -<span class="pagenum" id="Page_858">858</span> -davantage de toute excessive accumulation. Une saine -appréciation de notre nature, où d'abord prédominent -nécessairement les penchans vicieux ou abusifs, rendra -vulgaire l'obligation unanime d'exercer, sur nos diverses -inclinations, une sage discipline continue, destinée -à les stimuler et à les contenir suivant leurs tendances -respectives. Enfin, la conception fondamentale, -à la fois scientifique et morale, de la vraie situation -générale de l'homme, comme chef spontané de l'économie -réelle, fera toujours nettement ressortir la -nécessité de développer sans cesse, par un judicieux -exercice, les nobles attributs, non moins affectifs qu'intellectuels, -qui nous placent à la tête de la hiérarchie -vivante. Le juste orgueil que devra susciter le sentiment -continu d'une telle prééminence, surtout succédant à -l'infériorité tant consacrée de l'homme envers les anges, -ne saurait d'ailleurs déterminer aucune dangereuse apathie, -puisque le même principe rappellera toujours un -type de perfection réelle, au-dessous duquel il sera trop -aisé de sentir que nous resterons constamment, quoique -nos efforts persévérans puissent nous en rapprocher de -plus en plus. Il en résultera seulement une noble audace -à développer en tous sens la grandeur de l'homme, à -l'abri de toute terreur oppressive, et sans reconnaître -jamais d'autres limites que celles que nous impose l'irrésistible -ensemble de l'ordre réel, qu'il faut d'ailleurs -chercher à modifier le plus possible à notre avantage, -d'après son exacte appréciation continue.</p> - -<p>Quant à la morale domestique, une comparaison décisive -fera sans doute bientôt apprécier la supériorité -spontanée de la philosophie positive, seule apte désormais, -d'après les explications spéciales du cinquantième -<span class="pagenum" id="Page_859">859</span> -chapitre, à refréner convenablement les dangereuses -aberrations que la métaphysique a suscitées, sans que -la théologie pût les contenir. Peut-être fallait-il que -l'anarchie actuelle fût poussée jusqu'à ces intimes perturbations, -pour rendre pleinement irrécusable la nécessité -de constituer enfin l'ensemble des notions morales -sur une nouvelle base intellectuelle, seule propre à résister -suffisamment aux discussions corrosives, et même -à les écarter irrévocablement, en manifestant directement -l'immuable réalité de la subordination fondamentale -qui constitue l'économie élémentaire des sociétés -humaines. C'est, en effet, envers l'union domestique, -où l'appréciation sociologique se confond presque avec -l'appréciation biologique, qu'on fera le plus aisément -sentir combien les rapports sociaux sont profondément -naturels, puisqu'ils se rattachent ainsi au mode d'existence -propre à toute la partie supérieure de la hiérarchie -animale, dont l'humanité offre simplement le plus complet -développement, en harmonie avec son universelle -prééminence. Une judicieuse application du principe -uniforme de classement, d'abord abstrait, ensuite concret, -propre à la philosophie positive, consolidera -d'ailleurs cette subordination élémentaire, en la liant -intimement à l'ensemble de la constitution spéculative, -comme je l'ai noté au <a href="#Page_344">cinquante-septième chapitre</a>. Enfin -l'étude approfondie de l'évolution humaine, sous cet -aspect capital, démontrera pleinement, suivant nos indications -historiques, que les diversités naturelles sur -lesquelles repose une telle économie sont de plus en plus -développées par le progrès commun, qui fait mieux -tendre chaque élément vers l'existence la plus conforme -à son vrai caractère et la plus convenable à l'harmonie -<span class="pagenum" id="Page_860">860</span> -générale. Pendant que l'esprit positif consolidera systématiquement -les grandes notions morales qui se rapportent -à ce premier degré d'association, il fera directement -ressortir la prépondérance croissante de la vie domestique -pour l'immense majorité de l'humanité, à mesure -que la sociabilité moderne se rapproche davantage de -son état normal. L'enchaînement naturel qui, sauf -quelques rares anomalies individuelles, érige toujours, -et à tous égards, l'existence domestique en préambule -indispensable de l'existence sociale, sera donc ainsi finalement -garanti contre toute sophistique altération.</p> - -<p>Appréciée, en troisième lieu, envers la morale sociale -proprement dite, la philosophie positive y développera, -encore plus évidemment que dans les deux autres cas, -sa haute aptitude organique. Ni la philosophie métaphysique, -qui consacre spontanément l'égoïsme, ni même -la philosophie théologique, qui subordonne la vie -réelle à une destination chimérique, n'ont jamais pu -faire directement ressortir le point de vue social comme -le fera, par sa nature, cette philosophie nouvelle, qui -le prend nécessairement pour base universelle de la systématisation -finale. Ces deux régimes antérieurs étaient si -peu propres à permettre l'essor des affections purement -bienveillantes et pleinement désintéressées, qu'ils ont souvent -conduit à en nier dogmatiquement l'existence, l'un -d'après de vaines subtilités scolastiques, et l'autre sous -l'ascendant inévitable des préoccupations continues relatives -au salut personnel. Aucun sentiment quelconque -n'étant pleinement développable sans un exercice spécial -et permanent, surtout s'il est naturellement peu prononcé, -on doit donc regarder le sens moral, dont le -degré social constitue seulement la plus complète -<span class="pagenum" id="Page_861">861</span> -manifestation, comme ayant été jusqu'ici imparfaitement -ébauché par une culture indirecte et factice, dont j'ai -d'ailleurs suffisamment apprécié la nécessité préliminaire. -Quand une véritable éducation aura convenablement -familiarisé les esprits modernes avec les notions de solidarité -et de perpétuité que suggère spontanément, en -tant de cas, la contemplation positive de l'évolution sociale, -on sentira profondément l'intime supériorité morale -d'une philosophie qui rattache directement chacun -de nous à l'existence totale de l'humanité, envisagée -dans l'ensemble des temps et des lieux: la religion, au -contraire, ne pouvait, au fond, reconnaître que des -individus passagèrement réunis, tous absorbés par une -destination purement personnelle, et dont la vaine association -finale, vaguement reléguée au ciel, ne devait -offrir à l'imagination humaine qu'un type radicalement -stérile, faute d'aucun but saisissable. La restriction -même de toutes nos espérances à la vie réelle, individuelle -ou collective, peut aisément fournir, sous une -sage direction philosophique, de nouveaux moyens de -mieux lier l'essor privé à la marche universelle, dont la -considération graduellement prépondérante constituera -dès lors la seule voie propre à satisfaire autant que possible -ce besoin d'éternité toujours inhérent à notre nature. -Par exemple, le respect scrupuleux pour la vie de -l'homme, qui a toujours augmenté à mesure que notre -sociabilité s'est développée, ne peut certainement que -s'accroître beaucoup d'après l'extinction générale d'un -espoir chimérique, dont la préoccupation continue dispose -si aisément à déprécier, aux yeux de tous, chaque -existence présente, toujours si accessoire en comparaison -de la perspective finale. Malgré les déclamations -<span class="pagenum" id="Page_862">862</span> -rétrogrades des diverses écoles religieuses, la -philosophie positive, convenablement étendue jusqu'aux -phénomènes sociaux qui doivent caractériser -sa principale attribution, se présente donc, à tous -égards, comme plus apte qu'aucune autre à seconder -l'essor naturel de la sociabilité humaine. Le véritable -esprit philosophique n'étant, au fond, que le bon -sens pleinement systématisé, on peut même assurer -que, du moins sous sa forme spontanée, il maintient -seul essentiellement, depuis plus de trois siècles, l'harmonie -générale contre les perturbations dogmatiques -inspirées ou tolérées par l'ancienne philosophie, dont -les divagations théologico-métaphysiques eussent déjà -bouleversé toute l'économie moderne, si la résistance -instinctive de la raison vulgaire n'en avait implicitement -contenu la désastreuse application sociale, quoique les -effets en soient d'ailleurs trop sensibles, par suite de -l'incohérence naturelle de cette insuffisante opposition -pratique, qui n'intervient jamais qu'envers les désordres -très-prononcés, sans pouvoir en arrêter le renouvellement -toujours imminent en faisant enfin cesser l'anarchie -mentale d'où ils proviennent nécessairement.</p> - -<p>D'après cette triple aptitude fondamentale, la morale -positive tendra de plus en plus à représenter familièrement -le bonheur de chacun comme surtout attaché au -plus complet essor des actes bienveillans et des émotions -sympathiques envers l'ensemble de notre espèce, -et même ensuite, par une indispensable extension graduelle, -à l'égard de tous les êtres sensibles qui nous -sont subordonnés, proportionnellement d'ailleurs à leur -dignité animale et à leur utilité sociale. Son efficacité -continue sera d'autant plus assurée qu'elle pourra -<span class="pagenum" id="Page_863">863</span> -toujours s'adapter spontanément, avec une pleine opportunité, -et sans aucune inconséquence, aux exigences variables -de chaque cas spécial, individuel ou social, -suivant la nature éminemment relative de la nouvelle -philosophie: tandis que l'immobilité nécessaire de la -morale religieuse devait, aux temps même de son principal -ascendant, lui ôter presque toute sa force au sujet des -situations qui, développées après sa constitution initiale, -n'y avaient pu être suffisamment prévues. Avant que -l'avenir ait dignement réalisé l'essor universel de ces -éminens attributs moraux propres à la philosophie positive, -c'est aux vrais philosophes, précurseurs naturels -de l'humanité, qu'il appartient déjà de les constater -hautement, aux yeux de tous, par la supériorité soutenue -de leur conduite effective, personnelle, domestique et -sociale, contrairement à la pernicieuse maxime métaphysique -qui voudrait aujourd'hui dogmatiquement interdire -toute publique appréciation de la vie privée. C'est -ainsi que d'irrécusables exemples devront manifester -d'avance la possibilité continue de développer désormais, -d'après les seuls motifs humains, un sentiment assez -complet de la morale universelle pour déterminer spontanément, -en chaque cas, soit une invincible répugnance -envers toute violation réelle, soit une irrésistible impulsion -au plus actif dévouement continu.</p> - -<p>Après avoir sommairement caractérisé l'action mentale -et l'action morale que doit ultérieurement exercer -la philosophie positive, il faut maintenant procéder à -une pareille appréciation envers l'action politique qui -constituera toujours sa principale destination. Mais la -considération implicite d'un tel sujet dans toute la seconde -moitié de ce Traité, où le passé a été sans cesse -<span class="pagenum" id="Page_864">864</span> -contemplé en vue de l'avenir, et les conclusions explicites -du <a href="#Page_344">cinquante-septième chapitre</a> pour l'avenir le -plus immédiat, doivent ici nous réduire, sous ce rapport, -à l'indication la plus décisive, relative à cette -division fondamentale entre l'organisme spirituel ou -théorique et l'organisme temporel ou pratique, dont -nous avons assez examiné déjà l'avénement initial; en -sorte qu'il ne nous reste qu'à juger rapidement son développement -normal et son application permanente.</p> - -<p>La tentative prématurée du catholicisme au moyen -âge, malgré son éminent mérite et son admirable efficacité -que je crois avoir dignement appréciés, n'a pu -réellement que marquer, à cet égard, le but nécessaire de -la civilisation moderne par une impression ineffaçable, -quoique très-imparfaite, sans ébaucher suffisamment -une solution politique qui devait dépendre d'une tout -autre philosophie et se rapporter à une tout autre sociabilité. -Comme toutes les grandes notions sociales placées -jusqu'ici sous l'insuffisante protection du monothéisme, -cette conception fondamentale a dû être -d'ailleurs, pendant les cinq siècles de la double transition, -de plus en plus discréditée, à raison de sa pernicieuse -adhérence à des doctrines arriérées, alors devenues -profondément oppressives. On voit, au contraire, l'utopie -pédantocratique, transmise par la métaphysique -grecque à la métaphysique moderne, acquérir, en même -temps, un ascendant croissant, dont l'influence profondément -perturbatrice est enfin devenue aujourd'hui -directement jugeable. Il n'existe donc encore essentiellement, -à ce sujet, qu'un sentiment fondamental, vague -et incomplet, mais spontané et indestructible, des exigences -politiques inhérentes à la nature de la civilisation -<span class="pagenum" id="Page_865">865</span> -actuelle, qui assigne, en tous genres, une certaine -participation distincte à la puissance matérielle et à la -puissance intellectuelle, dont la séparation et la coordination, -jusqu'ici entièrement confuses, sont surtout -réservées à l'avenir. Leur équilibre passager n'est résulté, -au moyen âge, que d'un antagonisme purement empirique, -tenant à l'essor du système monothéique sous -une sociabilité antérieure, qu'il ne pouvait réellement -que modifier, quoique son instinct absolu l'entraînât à -la dominer entièrement, comme l'a montré, au terme -de cette grande phase, sa tendance directement théocratique, -que les chefs temporels ont enfin heureusement -neutralisée. Quelque haute utilité que l'évolution humaine -ait alors retirée d'une première consécration de -l'indépendance fondamentale de la morale envers la -politique, l'avenir devra certainement reprendre l'ensemble -de la constitution moderne à partir même de -cette opération initiale, qui en détermine l'esprit général; -car l'élaboration catholique ne put la concevoir et -la conduire que d'une manière extrêmement insuffisante, -et, à beaucoup d'égards, vicieuse, vu l'inaptitude radicale -de la philosophie correspondante. Ce n'est point, -en effet, d'après une saine appréciation systématique, à -la fois mentale et sociale, encore essentiellement impossible, -que le catholicisme ébaucha la séparation nécessaire -entre les règles universelles de la conduite humaine, -soit privée, soit publique, et leurs applications mobiles -aux divers cas spéciaux. Une telle division ne put -être alors instituée que suivant l'opposition mystique -entre les intérêts célestes et les intérêts terrestres, -comme le rappellent aujourd'hui les dénominations -<span class="pagenum" id="Page_866">866</span> -usitées. Si l'instinct vulgaire de la nouvelle situation -sociale, et l'inévitable prépondérance des impulsions -pratiques, n'avaient spontanément dirigé vers sa destination -politique un moyen logique aussi imparfait, les -sociétés modernes eussent été ainsi converties en stériles -thébaïdes, où la vaine préoccupation du salut personnel -aurait essentiellement absorbé toute considération réelle. -Aussi, quand le point de vue terrestre eut finalement -prévalu sur le point de vue céleste, l'indépendance de -la morale envers la politique, malgré son intime harmonie -avec la nature de la civilisation moderne, comme -je l'ai assez expliqué aux cinquante-quatrième et <a href="#Page_344">cinquante-septième</a> -chapitres, dut se trouver spéculativement -très-compromise, parce qu'elle n'avait alors, au -fond, aucune base rationnelle, susceptible de résister -suffisamment aux divagations révolutionnaires. Devant -ainsi reprendre, dès ses premiers fondemens, l'ensemble -de cette opération décisive, dont le passé ne peut réellement -fournir aucun type, l'avenir positif en accomplira -d'abord la rectification essentielle, d'après une juste -appréciation du cours entier de l'évolution humaine; -car le principe chrétien poussait certainement l'indépendance -de la morale jusqu'à un vicieux isolement, -aussi funeste qu'irrationnel. En constituant partout la -prépondérance directe, à la fois logique et scientifique, -du point de vue social, la philosophie positive ne -saurait certainement la méconnaître jamais envers la -morale elle-même, qui doit en offrir toujours la principale -application, et où, jusqu'au cas purement individuel, -tout doit être sans cesse rapporté, non à l'homme, -mais à l'humanité. On peut évidemment étendre aux -<span class="pagenum" id="Page_867">867</span> -lois morales la remarque essentielle déjà indiquée, aux -deux chapitres précédens, envers les lois intellectuelles, -comme étant, par leur nature, aussi bien les unes que -les autres, beaucoup mieux appréciables dans l'organisme -collectif que dans l'organisme individuel. Quoique -le type fondamental du perfectionnement humain soit -nécessairement identique pour l'individu et pour l'espèce, -il doit être néanmoins bien plus complétement -caractérisé d'après l'examen de l'évolution sociale que -suivant l'évolution personnelle. Il est donc certain que -la morale proprement dite ne cessera jamais, à ce double -titre, de rattacher à la politique convenablement envisagée -son point de départ général. Leur division nécessaire -ne résultera désormais, comme je l'ai expliqué, -que de l'institution systématique d'une décomposition -intérieure entre les vues théoriques et les vues pratiques, -indispensable à leur commune destination. Nous pouvons, -à ce sujet, résumer déjà l'ensemble des conditions -ultérieures propres au principal office politique de la -philosophie positive, en concevant sa sagesse systématique -comme devant enfin concilier les attributs opposés -que la sagesse spontanée de l'humanité manifesta -successivement dans l'antiquité et au moyen âge. Car, -si le régime monothéique eut le mérite de proclamer -enfin, quoique avec trop peu de succès, la légitime indépendance -de la morale, ou plutôt sa dignité supérieure, -il y avait sans doute une tendance éminemment -sociale au fond de son antique subordination -envers la politique, quoique le régime polythéique l'eût -poussée jusqu'à une pernicieuse confusion, d'ailleurs -impossible à éviter alors, et même indispensable à la -<span class="pagenum" id="Page_868">868</span> -concentration militaire, suivant nos explications historiques. -La seule antiquité a pu réellement offrir jusqu'ici -un système politique complet, comportant une entière -homogénéité, et susceptible de conserver, pendant une -longue existence, un caractère essentiellement identique: -il n'a pu s'instituer depuis que des transitions plus ou -moins chroniques, d'abord au moyen âge, et ensuite -sous l'initiation moderne. Or, cet organisme polythéique -a présenté, comme on l'a vu, deux modes pleinement -distincts, quoique intimement combinés: l'un -conservateur et stationnaire, sous l'ascendant théocratique; -l'autre actif et progressif, sous l'impulsion militaire. -Le grand effort politique tenté prématurément au -moyen âge, et que l'avenir pourra seul réaliser, consiste -surtout à concilier radicalement, dans un milieu, avec -un but et d'après un principe d'ailleurs très-différens, -les propriétés opposées de ces deux régimes, dont l'un -conférait au pouvoir théorique et l'autre au pouvoir pratique -l'universelle prépondérance sociale. Cette conciliation -fondamentale reposera directement, comme je -l'ai expliqué, sur la distinction systématique entre les -justes exigences respectives de l'éducation et de l'action. -Mais, en instituant convenablement cette répartition -décisive, sans laquelle la politique moderne ne peut -plus faire aucun pas capital, il importe extrêmement, -suivant la doctrine du cinquante-quatrième chapitre, -spécialement complétée au <a href="#Page_344">cinquante-septième</a>, d'y conserver -scrupuleusement à la pratique la suprême direction -journalière des opérations, où l'autorité théorique -doit toujours rester purement consultative, sous peine -d'imminentes perturbations pédantocratiques. Quoique -<span class="pagenum" id="Page_869">869</span> -l'irrévocable élimination des influences religieuses doive -heureusement empêcher désormais la profonde oppression -que put jadis déterminer le déréglement initial -des ambitions spéculatives, nous avons reconnu combien -leurs irrationnelles prétentions peuvent encore susciter -de graves désordres, dont la réaction ou même -l'inquiétude tendent maintenant d'ailleurs à interdire -aux exigences théoriques toute légitime satisfaction -politique, d'où l'aveugle instinct d'une indispensable -résistance pratique craindrait aujourd'hui de voir sortir -un essor subversif qu'elle ne pourrait plus contenir. -Malgré les hautes difficultés, à la fois mentales et sociales, -que présentera certainement une telle pondération, -première base nécessaire de l'organisme positif, -l'économie élémentaire des sociétés modernes en indique -néanmoins déjà l'ébauche spontanée dans la relation -journalière entre l'art et la science, qu'il s'agit ainsi, au -fond, de constituer définitivement, en l'étendant jusqu'aux -opérations les plus importantes et les plus difficiles, -sous l'inspiration générale d'une saine philosophie, -toujours attentive à l'ensemble des rapports humains. -L'inévitable imperfection que doit encore présenter ce -type naturel ne saurait l'empêcher de fournir réellement -aujourd'hui de précieuses indications sur la correspondance -ultérieure entre la théorie et la pratique, en -politique comme partout ailleurs, suivant la tendance -caractéristique de l'esprit positif à toujours rattacher -chaque appréciation systématique à une première manifestation -instinctive. On reconnaît ainsi, en même temps, -et la nécessité permanente d'une juste indépendance de -la théorie, sans laquelle son propre essor, et par suite -<span class="pagenum" id="Page_870">870</span> -celui de la pratique, seraient profondément entravés, -et son impuissance radicale à diriger les opérations -réelles, où la sagesse pratique doit seule présider à -l'emploi continu des lumières spéculatives. Si la longue -expérience propre à l'élaboration moderne a spontanément -consacré, par une multitude de vérifications -journalières, cette double situation dans les cas les plus -simples, des motifs parfaitement analogues doivent, à -bien plus forte raison, en faire sentir l'impérieux besoin -envers les plus compliqués. En systématisant enfin l'universelle -suprématie mentale du bon sens, la philosophie -positive tendra, sous ce rapport, à dissiper directement -les illusions politiques des ambitions spéculatives, tenant -encore à l'influence inaperçue de la nature mystique et -absolue des théories initiales, inspirant, pour l'instinct -pratique, un profond dédain; tandis que désormais une -juste appréciation mutuelle pourra ressortir du sentiment -unanime relatif à l'identité d'origine, à la conformité -de marche, et à la communauté de destination, -qui existent nécessairement entre les deux modes également -indispensables de la sagesse humaine, dont le -progrès dépend surtout de leur intime convergence. L'art -politique, qui, par sa nature, appelle toujours l'involontaire -coopération de tous les efforts individuels, est -éminemment propre, à raison même de sa complication -transcendante, à faire dignement apprécier aujourd'hui -la haute valeur spontanée de la sagesse pratique, qui -s'y est jusqu'ici montrée ordinairement très-supérieure -à la sagesse théorique, sous l'heureuse impulsion, il -est vrai, d'une situation générale dont l'influence effective -est à la fois beaucoup plus irrésistible et plus -<span class="pagenum" id="Page_871">871</span> -déterminée que ne le supposent encore de vaines doctrines -métaphysiques. On doit, à ce sujet, reconnaître, en -principe universel, que plus l'art devient éminent, plus -il importe, d'une part, que la théorie y soit nettement -séparée de la pratique, et, d'une autre part, que celle-ci -conserve toujours la direction effective de chaque opération. -Mieux on approfondira l'étude positive de la -politique, surtout moderne, et même actuelle, mieux -on sentira combien les mesures spontanément émanées -de la situation y surpassent habituellement, non-seulement -envers le présent, mais aussi quant à l'avenir, les -superbes inspirations de théories mal établies. Quoiqu'une -telle différence doive sans doute beaucoup -diminuer désormais sous une meilleure institution des -spéculations sociales, l'intérêt commun n'y cessera jamais -d'exiger la prépondérance journalière du pouvoir -pratique ou matériel, pourvu qu'il sache enfin respecter -convenablement la juste indépendance du pouvoir théorique -ou intellectuel, et reconnaître aussi, comme en -tout autre cas, la nécessité permanente de comprendre -les indications abstraites parmi les élémens réguliers de -chaque détermination concrète: ce qu'aucun véritable -homme d'état n'osera certainement contester, aussitôt -que les théoriciens auront, de leur côté, suffisamment -manifesté le caractère scientifique et l'attitude politique -convenables à leur vraie destination sociale. Comme l'ensemble -de ce Traité tend, par sa nature, à constituer -directement la nouvelle puissance spirituelle, j'y devais, -en le terminant, spécialement rappeler, dans une vue -d'avenir, les prescriptions rationnelles destinées à prévenir, -autant que possible, l'empiétement abusif du -<span class="pagenum" id="Page_872">872</span> -gouvernement moral sur le gouvernement politique, et -sans lesquelles on ne saurait dissiper suffisamment les -justes préventions instinctives qui s'opposent aujourd'hui -à cet indispensable avénement, où j'ai directement montré -la première condition sociale de la régénération finale.</p> - -<p>En caractérisant, au <a href="#Page_344">cinquante-septième chapitre</a>, l'élaboration -initiale d'un tel avénement, j'ai dû insister -sur la nécessité de la restreindre d'abord aux seules populations -de l'Europe occidentale, exactement définie -au début de ce volume, afin de mieux garantir sa netteté -et son originalité contre la tendance vague et confuse des -habitudes spéculatives actuelles. Mais, en considérant ici -l'état final, j'y dois nécessairement avoir en vue l'extension -ultérieure de l'organisme positif, d'abord à l'ensemble -de la race blanche, et même ensuite à la totalité de -notre espèce, convenablement préparée. Toutefois l'aptitude -naturelle de la philosophie positive à permettre une -association spirituelle beaucoup plus vaste que n'a jamais -pu le comporter la philosophie antérieure, est déjà tellement -évidente qu'il serait heureusement superflu de la -faire spécialement ressortir. La même propriété fondamentale -qui, individuellement considérée, destine -l'esprit positif à constituer une harmonie mentale jusqu'alors -impossible, l'appelle aussi, dans l'application collective, -à déterminer non moins nécessairement une communion -intellectuelle et morale à la fois plus complète, -plus étendue et plus stable qu'aucune communion religieuse. -Malgré la vaine consécration qu'une aveugle routine -persiste encore à accorder aux prétentions surannées -de la philosophie théologique, c'est, à tous égards, sous -son inspiration spontanée, directe ou indirecte, que -<span class="pagenum" id="Page_873">873</span> -l'occident européen s'est décomposé depuis cinq siècles en -nationalités indépendantes, dont la solidarité élémentaire, -surtout due à leur commune évolution positive, ne -saurait être systématisée que sous l'essor direct de la rénovation -totale. Le cas européen étant par sa nature -beaucoup plus propre que le cas national à faire convenablement -apprécier la vraie constitution spirituelle, elle -devra ensuite acquérir un nouveau degré de consistance -et d'efficacité d'après chaque nouvelle extension de l'organisme -positif, ainsi devenu de plus en plus moral et de -moins en moins politique, sans que la puissance pratique -y puisse pour cela jamais perdre son active prépondérance. -Suivant une réaction nécessaire, cette inévitable -progression ne sera pas moins favorable à la juste liberté -qu'à l'ordre indispensable; car, à mesure que l'association -intellectuelle et morale se consolidera en s'étendant, la -concentration temporelle, sans laquelle aujourd'hui la -désagrégation serait évidemment imminente, diminuera -spontanément faute d'urgence, de manière à permettre à -chaque élément politique une spécialité d'essor qui maintenant -exposerait à une désastreuse anarchie, dont les -dangers seraient certainement beaucoup plus graves que -les divers inconvéniens actuels d'une excessive centralisation -pratique.</p> - -<p>Quant aux conflits essentiels que l'inévitable discordance -des passions humaines déterminera spontanément, -malgré les plus sages mesures, dans l'ensemble de l'économie -positive, comme en tout autre système antérieur, -mais avec un caractère moins orageux et une moins opiniâtre -ténacité, ils ont dû être d'avance suffisamment -considérés au <a href="#Page_344">cinquante-septième chapitre</a>, puisque leur -<span class="pagenum" id="Page_874">874</span> -principale intensité sera surtout relative à l'institution -initiale du nouveau régime, bien davantage qu'à son développement -normal; en sorte que je puis ici renvoyer -essentiellement, sous ce rapport, à cette appréciation anticipée, -caractéristique quoique sommaire. C'est, en effet, -à un prochain avenir qu'appartient nécessairement le -désastreux essor des grandes luttes intestines inhérentes -à notre anarchie mentale et morale, dont les graves -conséquences matérielles commencent déjà à devenir -partout imminentes, d'abord au sujet des relations élémentaires -entre les entrepreneurs et les travailleurs, et -même ensuite, par une influence moins aperçue, qui sera -seulement un peu plus tardive, pour l'attitude mutuelle -des villes et des campagnes. En un mot, il n'y a de vraiment -systématisé aujourd'hui que ce qui est essentiellement -destiné à disparaître: or tout ce qui n'est point -encore systématisé, c'est-à-dire tout ce qui a vie, doit -engendrer d'inévitables collisions qui ne sauraient être -suffisamment prévenues ni même contenues d'après le -lent essor d'une systématisation très-difficile, que repousse -d'ailleurs le concours spontané des tendances les plus -contraires, quoique son propre avénement soit toutefois -pleinement naturel. Dans cette orageuse situation, la philosophie -positive devra trouver la première épreuve décisive -de son efficacité politique, en même temps qu'une -irrésistible stimulation à son indispensable ascendant -social, unique voie de satisfaction régulière dès lors -laissée à tous les vœux légitimes, relatifs à l'ordre ou au -progrès qu'elle seule peut réellement concilier. Quand -cette pénible introduction sera suffisamment accomplie, -les difficultés continues, propres à l'action normale du -<span class="pagenum" id="Page_875">875</span> -nouveau régime, présenteront, quoique de même espèce, -une intensité beaucoup moindre, et se résoudront d'une -semblable manière; en sorte qu'il serait ici superflu de -s'y arrêter spécialement.</p> - -<p>Par des motifs analogues, nous sommes également -dispensés d'insister encore sur l'intime solidarité spontanée, -reconnue au <a href="#Page_344">cinquante-septième chapitre</a>, entre -les tendances philosophiques et les impulsions populaires. -Après avoir essentiellement déterminé l'avénement -politique de l'économie positive, cette puissante affinité -mutuelle en deviendra naturellement le plus solide appui -permanent. La même philosophie qui aura fait systématiquement -reconnaître la suprématie mentale de la raison -commune, fera pareillement admettre, sans aucun danger -d'anarchie, la prépondérance sociale des vrais besoins -populaires, en constituant de plus en plus l'universel -ascendant de la morale, dominant à la fois les inspirations -scientifiques et les déterminations politiques.</p> - -<p>C'est ainsi qu'après de grands orages passagers, dus -surtout à une extrême inégalité d'essor entre les exigences -pratiques et les satisfactions théoriques, la philosophie -positive, politiquement appliquée, conduira nécessairement -l'humanité au système social le plus convenable à -sa nature, et qui surpassera beaucoup en homogénéité, -en extension et en stabilité tout ce que le passé put jamais -offrir.</p> - -<p>Tandis que cette triple élaboration simultanée des opinions, -des mœurs et des institutions finalement propres à -la sociabilité moderne s'accomplira graduellement sous -l'impulsion naturelle des événemens les plus décisifs, la -philosophie positive manifestera spontanément une -<span class="pagenum" id="Page_876">876</span> -quatrième aptitude fondamentale, complémentaire de toutes -les autres, et moins soupçonnée aujourd'hui qu'aucune -d'elles, en développant de plus en plus la vraie constitution -esthétique correspondante à notre civilisation, et si -vainement cherchée depuis cinq siècles. On se formerait -une notion très-insuffisante de cette nouvelle propriété -ultérieure de l'esprit positif, en la réduisant à la seule -systématisation de la philosophie générale des beaux-arts, -incidemment annoncée au <a href="#Page_645">cinquante-huitième chapitre</a>. -Quelle que doive être, à beaucoup d'égards, la -haute importance d'une telle opération philosophique, -jusqu'ici essentiellement impossible et même trop prématurée -aujourd'hui, comme cependant les meilleures -poétiques doivent sans doute fort peu suffire à faire surgir -de véritables poètes, il n'y aurait pas lieu certainement -à considérer ici l'action esthétique de la philosophie -finale, si par sa nature elle ne devait avoir un tout autre -caractère essentiel, plus éminent et plus efficace, à la fois -mental et social.</p> - -<p>En étudiant la marche générale de l'évolution humaine, -j'ai fait suffisamment ressortir, surtout aux cinquante-troisième -et <a href="#Page_1">cinquante-sixième</a> chapitres, la destination -fondamentale, soit statique, soit dynamique, propre -à la vie esthétique dans l'ensemble de notre existence, -individuelle ou collective, où son heureuse influence, -intermédiaire entre la tendance spéculative et l'impulsion -active, doit toujours charmer et améliorer les êtres les -plus vulgaires et aussi les plus éminens, en élevant les -uns et adoucissant les autres. Sous cet aspect élémentaire, -qui deviendra de plus en plus appréciable à mesure -que se développera la nouvelle philosophie, les -<span class="pagenum" id="Page_877">877</span> -beaux-arts doivent évidemment beaucoup gagner à l'avénement -final du régime positif, qui les incorpore dignement -à l'économie sociale, à laquelle ils sont jusqu'ici -restés essentiellement extérieurs. Nous avons d'ailleurs -reconnu, au <a href="#Page_645">cinquante-huitième chapitre</a>, combien -l'universelle prépondérance du point de vue humain et -l'ascendant correspondant de l'esprit d'ensemble doivent -être profondément favorables à l'essor général des -dispositions esthétiques, soit dans ce degré modéré qui -suffit à déterminer un véritable goût, soit même dans -cette intensité privilégiée qui constitue une vocation -réelle. Enfin, l'appréciation historique nous avait déjà -manifesté, chez les anciens et chez les modernes, la -double condition sociale indispensable à la plénitude -d'un tel développement, qui exige nécessairement une -sociabilité progressive, à la fois fortement caractérisée et -profondément stable. D'après ces divers motifs, dont le -poids ne peut qu'augmenter, tous les bons esprits sentiront -bientôt, malgré des préjugés qui n'ont réellement de -force qu'envers l'élaboration préliminaire, les éminentes -ressources esthétiques propres à notre véritable avenir.</p> - -<p>Les diverses conditions mentales et sociales d'un essor -actif des beaux-arts n'ont pu jusqu'ici, comme je l'ai -expliqué, se trouver convenablement réunies que sous -le régime polythéique de l'antiquité, où il se rapportait -surtout à une vie publique très-prononcée et très-durable, -caractérisée par l'énergique développement de l'existence -militaire, dont l'idéalisation est, à tous égards, -essentiellement épuisée. Mais il n'en saurait être ainsi de -l'activité laborieuse et pacifique propre à la civilisation -moderne, et qui, jusqu'ici à peine ébauchée, n'a pu être -<span class="pagenum" id="Page_878">878</span> -encore esthétiquement appréciée, faute de la direction -philosophique et de la consistance politique convenables -à sa nature: en sorte que l'art moderne, aussi bien que -la science et l'industrie elle-même, loin d'avoir déjà -vieilli, n'est pas, au fond, suffisamment formé, parce -qu'il n'a pu se dégager assez du type antique, qui, malgré -son évidente inopportunité, n'a pas perdu, sous ce -rapport, la prépondérance provisoire que dut lui procurer -notre longue transition. Les admirables productions -des cinq derniers siècles ont constaté, sans doute, de la -manière la plus irrécusable, contre de vains préjugés, -l'inaltérable conservation spontanée des facultés esthétiques -de l'humanité, et même leur accroissement -continu, malgré le milieu le plus défavorable. Cependant -leur ensemble ne doit être regardé, comparativement à -l'avenir, que comme constituant une simple préparation -naturelle, dont la portion la plus originale et la plus -populaire a dû être ordinairement réduite à la vie privée, -faute de trouver dans la vie publique une convenable -alimentation. À mesure qu'un prochain avenir développera -enfin le vrai caractère intellectuel, moral et -politique, propre à l'existence moderne, on peut assurer -que cette nouvelle vie trouvera bientôt une idéalisation -continue. Le double sentiment du vrai et du bon n'y -saurait devenir nettement prononcé, sans que le sentiment -du beau, qui n'est, en tout genre, que l'instinct -de la perfection rapidement appréciée, ne doive aussi -partout surgir: en sorte que cette dernière action générale -de la philosophie positive est, par sa nature, intimement -liée à chacune des trois qui viennent d'être examinées. -En outre, la régénération systématique de -<span class="pagenum" id="Page_879">879</span> -toutes les conceptions humaines fournira certainement -de nouveaux moyens philosophiques à l'essor esthétique, -ainsi déjà assuré d'un but éminent et d'une stimulation -continue. Pour mieux sentir cette importante appréciation, -il faut d'abord franchement reconnaître que la -philosophie théologique, d'après l'universelle application -spontanée du type humain, qui constitue son véritable -esprit élémentaire, devait être longtemps favorable -à l'élan direct de l'imagination. Mais cette aptitude -initiale était certainement bornée à l'état polythéique, -ainsi que je l'ai assez expliqué: le déclin monothéique -l'a fait tellement cesser, qu'elle n'a pu se maintenir que -d'après l'étrange expédient qui, au milieu du plus fervent -christianisme, vint spécialement prolonger, à cet effet, -l'ascendant contradictoire de la principale époque religieuse. -On peut donc regarder la conception de la divinité, -ou plutôt des dieux, comme étant depuis longtemps encore -plus radicalement impuissante sous l'aspect esthétique -qu'elle ne l'est certainement devenue sous le point de -vue intellectuel et même enfin social. Quant à la vaine -entité de la Nature, par laquelle la métaphysique a tenté -de remplacer cette croyance initiale, sa profonde stérilité -organique est assurément aussi évidente en poésie -qu'en philosophie et en politique. Il faut peu s'étonner -que le sentiment confus de cette double lacune ait souvent -conduit à regarder les sources mentales de l'art comme -étant essentiellement taries chez ceux qui, ne trouvant -point en eux-mêmes une assez intime conviction de l'indestructible -spontanéité de la vie esthétique, y doivent -exagérer l'importance des impulsions intellectuelles, -dont ils ont fait d'ailleurs une appréciation très-insuffisante. -<span class="pagenum" id="Page_880">880</span> -Faute d'avoir aperçu le côté positif de l'évolution -moderne aussi nettement que son côté négatif, seul compris -jusqu'ici, une superficielle observation détermine -trop fréquemment, à cet égard, ainsi qu'à tout autre, -une sorte de désespoir philosophique, parmi les esprits -assez avancés pour sentir d'ailleurs suffisamment l'impossibilité -radicale d'une véritable restauration du passé. -Mais l'ensemble de la saine théorie historique nous a -toujours, au contraire, évidemment manifesté, même -à ce titre spécial, la marche croissante de la fondation, -solidaire avec celle de la démolition. Le principal résultat -philosophique de cette double progression consiste -dans la convergence spontanée de toutes les conceptions -modernes vers la grande notion de l'Humanité, -dont l'active prépondérance finale doit, en tous sens, -remplacer l'antique coordination théologico-métaphysique. -Or cette nouvelle unité mentale, nécessairement -plus complète et plus durable qu'aucune autre, -suivant nos dernières explications, comportera certainement, -sans aucun artifice, une immense aptitude esthétique, -quand elle aura convenablement prévalu. Une -telle efficacité spéciale devra être bientôt supérieure à -celle qu'a pu jamais montrer la philosophie théologique, -même dans sa splendeur polythéique; car, si l'art, -qui partout voit ou cherche l'homme, a dû, à ce titre, -longtemps sympathiser avec la philosophie initiale qui -lui en offrait, à tous égards, la pensée fictive, il devra -finalement bien mieux s'adapter à une doctrine fondamentale -substituant, à cette représentation chimérique -et indirecte, la notion effective et immédiate de la prépondérance -humaine envers tous les sujets de nos -<span class="pagenum" id="Page_881">881</span> -spéculations habituelles, dès lors circonscrites à l'ordre réel, -primitivement inconnu. Il y a certainement, pour ceux -qui sauront l'apprécier, une source inépuisable de nouvelle -grandeur poétique dans la conception positive de -l'homme comme le chef suprême de l'économie naturelle, -qu'il modifie sans cesse à son avantage, d'après une -sage hardiesse, pleinement affranchie de tout vain scrupule -et de toute terreur oppressive, et ne reconnaissant -d'autres limites générales que celles relatives à -l'ensemble des lois positives dévoilées par notre active -intelligence: tandis que jusqu'alors l'humanité restait, -au contraire, passivement assujettie, à tous égards, à -une arbitraire direction extérieure, d'où devaient toujours -dépendre ses entreprises quelconques. L'action de -l'homme sur la nature, d'ailleurs si imparfaite encore, -n'a pu se manifester suffisamment que chez les modernes, -en résultat final d'une pénible évolution sociale, longtemps -après que l'essor esthétique correspondant à la -philosophie initiale devait être essentiellement épuisé: -en sorte qu'elle n'a pu comporter aucune idéalisation. -À l'irrationnelle imitation de la poésie antique, l'art -moderne a continué à chanter la merveilleuse sagesse -de la nature, même depuis que la science réelle a directement -constaté, sous tous les aspects importans, l'extrême -imperfection de cet ordre si vanté. Quand la -fascination théologique ou métaphysique n'empêche -point un vrai jugement, chacun sent aujourd'hui que -les ouvrages humains, depuis les simples appareils mécaniques -jusqu'aux sublimes constructions politiques, -sont, en général, très-supérieurs, soit en convenance, -soit en simplicité, à tout ce que peut offrir de plus -<span class="pagenum" id="Page_882">882</span> -parfait l'économie qu'il ne dirige pas, et où la grandeur des -masses constitue seule ordinairement la principale cause -des admirations antérieures. C'est donc à chanter les prodiges -de l'homme, sa conquête de la nature, les merveilles -de sa sociabilité, que le vrai génie esthétique -trouvera surtout désormais, sous l'active impulsion de -l'esprit positif, une source féconde d'inspirations neuves -et puissantes, susceptibles d'une popularité qui n'eut -jamais d'équivalent, parce qu'elles seront en pleine harmonie, -soit avec le noble instinct de notre supériorité -fondamentale, soit avec l'ensemble de nos convictions -rationnelles. Le plus éminent poète de notre siècle, le -grand Byron, qui a jusqu'ici, à sa manière, mieux pressenti -que personne la vraie nature générale de l'existence -moderne, à la fois mentale et morale, a seul tenté spontanément -cette audacieuse régénération poétique, unique -issue de l'art actuel. Sans doute la saine philosophie -n'était point alors assez avancée pour permettre à son -génie d'apprécier suffisamment, dans notre situation -fondamentale, rien au delà de l'aspect purement négatif, -qu'il a d'ailleurs admirablement idéalisé, comme -je l'ai noté au <a href="#Page_344">cinquante-septième chapitre</a>. Mais le -profond mérite de ses immortelles compositions, et leur -immense succès immédiat, malgré de vaines antipathies -nationales, chez toutes les populations d'élite, ont déjà -rendu irrécusable, soit la puissance esthétique propre -à la nouvelle sociabilité, soit la tendance universelle -vers une telle rénovation. Tous les esprits vraiment philosophiques -peuvent donc comprendre maintenant que -l'avénement nécessaire de la réorganisation universelle -procurera spontanément à l'art moderne en même temps -<span class="pagenum" id="Page_883">883</span> -une inépuisable alimentation, par le spectacle général -des merveilles humaines, et une éminente destination -sociale, pour faire mieux apprécier l'économie finale. -Quoique la philosophie dogmatique doive toujours présider -à l'élaboration directe des divers types, intellectuels -ou moraux, qu'exigera la nouvelle organisation spirituelle, -la participation esthétique deviendra cependant -indispensable, soit à leur active propagation, soit même -à leur dernière préparation; en sorte que l'art retrouvera -ainsi, dans l'avenir positif, un important office politique, -essentiellement équivalent, sauf la diversité des -régimes, à celui que le passé polythéique lui avait -conféré, et qui depuis s'était effacé sous la sombre -domination monothéique. Nous devons évidemment -écarter ici toute indication générale relative aux nouveaux -moyens d'une exécution esthétique qui ne saurait -être assez prochaine pour comporter utilement -aucune semblable appréciation actuelle. Mais, en évitant, -à ce sujet, les discussions prématurées et déplacées, il -convient pourtant d'annoncer déjà que l'obligation fondamentale -nécessairement imposée à l'art moderne, -comme à la science et à l'industrie, de subordonner -toutes ses conceptions à l'ensemble des lois réelles, ne -tendra nullement à lui ravir la précieuse ressource des -êtres fictifs, et le contraindra seulement à lui imprimer -une nouvelle direction, conforme à celle que ce puissant -artifice logique recevra aussi sous ces deux autres aspects -universels. J'ai, par exemple, signalé d'avance, au quarantième -chapitre, l'utile emploi scientifique, et même -logique, que la saine philosophie biologique pourra désormais -retirer de la convenable introduction -<span class="pagenum" id="Page_884">884</span> -d'organismes imaginaires, d'ailleurs en pleine harmonie avec -toutes les notions vitales: quand l'esprit positif aura -suffisamment prévalu, je ne doute pas qu'un tel procédé, -essentiellement analogue à la marche actuelle des géomètres -en beaucoup de cas importans, ne puisse vraiment -faciliter, en biologie, l'essor des conceptions judicieusement -systématiques. Or, il est clair que le but et les -conditions de l'art doivent y permettre une application -bien plus étendue de semblables moyens, dont l'usage -théorique deviendrait aisément abusif. Chacun sent -d'ailleurs que leur emploi esthétique devra principalement -se rapporter à l'organisme humain, supposé modifié, -soit en mal, soit surtout en bien, de manière à augmenter -convenablement les effets d'art, sans cependant -jamais violer les lois fondamentales de la réalité.</p> - -<p>Dans cette rapide appréciation de l'action esthétique -propre à la philosophie positive, j'ai dû me borner à -considérer explicitement le premier de tous les beaux-arts, -celui qui, par sa plénitude et sa généralité supérieures, -a toujours dominé l'ensemble de leur développement. -Mais il est évident que cette régénération -de l'art moderne ne saurait être limitée à la seule poésie, -d'où elle s'étendra nécessairement aux quatre autres -moyens fondamentaux d'expression idéale, suivant l'ordre -indiqué par leur hiérarchie naturelle, signalée au -cinquante-troisième chapitre. Ainsi, l'esprit positif, qui, -tant qu'il est resté à sa phase mathématique initiale, a -dû sembler mériter les reproches habituels de tendance -antiesthétique, que lui adresse encore injustement une -appréciation routinière, deviendra finalement, au contraire, -d'après son entière systématisation sociologique, -<span class="pagenum" id="Page_885">885</span> -la principale base d'une organisation esthétique non -moins indispensable que la rénovation mentale et sociale -dont elle est nécessairement inséparable.</p> - -<p>Cette triple élaboration positive, toujours dominée par -un même principe fondamental, conduira donc certainement -l'humanité au régime universel le plus conforme -à sa nature, où tous nos attributs caractéristiques trouveront -habituellement à la fois la plus parfaite consolidation -respective, la plus complète harmonie mutuelle, -et le plus libre essor commun. Immédiatement destinée -à l'ensemble de l'occident européen, les cinq élémens essentiels -de cette noble élite de notre espèce y apporteront -chacun l'indispensable participation continue de son génie -propre, annonçant déjà, par un tel concours, leur intime -combinaison ultérieure. Sous la salutaire prépondérance, -également philosophique et politique, assurée -à l'esprit français d'après l'ensemble de la transition -moderne, l'esprit anglais y fera puissamment sentir sa -prédilection caractéristique pour la réalité et l'utilité, -l'esprit allemand y appliquera son aptitude native aux -généralisations systématiques, l'esprit italien y fera convenablement -pénétrer son admirable spontanéité esthétique, -enfin l'esprit espagnol y introduira son double sentiment -familier de la dignité personnelle et de la fraternité -universelle.</p> - -<hr class="small2" /> - -<p>En achevant ici cette rapide indication générale de -l'action définitive propre à la philosophie positive que je -me suis efforcé de constituer par l'ensemble de ce Traité, -<span class="pagenum" id="Page_886">886</span> -j'ai donc enfin terminé complétement la longue et difficile -opération que j'ai osé concevoir et exécuter pour renouveler -convenablement aujourd'hui la grande impulsion -philosophique de Bacon et Descartes, qui, ayant dû se -rapporter surtout à l'élaboration préliminaire de la positivité -rationnelle, devait se trouver essentiellement -épuisée depuis que, d'après le suffisant accomplissement -d'une telle préparation, l'esprit humain était conduit à -aborder directement la rénovation finale, qui n'avait pu -être d'abord que confusément entrevue, et qui maintenant -devait correspondre aux irrécusables exigences -d'une situation sans exemple, où l'intervention philosophique -doit radicalement dissiper une anarchie toujours -imminente, en transformant l'agitation révolutionnaire -en activité organique. Dans le cours d'un travail que les -embarras de ma position ont fait durer douze ans, mon -intelligence, à l'âge de la pleine ardeur, a nécessairement -marché, en reproduisant personnellement, avec -une fidélité spontanée, selon mon plan primitif, les -principales phases successives de cette moderne évolution -mentale. Mais cet inévitable progrès a toujours été, j'ose -le dire, entièrement homogène, comme chaque lecteur -peut maintenant s'en convaincre d'après le parfait accord -de ces trois chapitres extrêmes de conclusions générales -avec les deux premiers chapitres d'introduction fondamentale: -la longue élaboration intermédiaire est d'ailleurs -restée constamment conforme aux conditions scrupuleuses -d'une exacte continuité, à la fois logique et -scientifique. Un simple rapprochement entre la table totale -des matières et le tableau synoptique initial pourra -même aisément rappeler ci-dessous que le plan originaire -<span class="pagenum" id="Page_887">887</span> -n'a jamais subi aucune altération réelle, au moins quant à -l'ordre des diverses parties, dont l'extension proportionnelle -a seule éprouvé un accroissement imprévu envers -la science finale que j'avais à créer, et qui, en conséquence, -ne pouvait d'abord être aussi précisément mesurée -que les différentes sciences préliminaires déjà constituées. -Même en ayant égard à cette unique exception, -tous les bons esprits reconnaîtront, j'espère, que, dans -cette appréciation systématique de tous les élémens essentiels -propres à la philosophie fondamentale, chacun -d'eux a reçu spontanément le développement effectif que -méritait, au fond, sa véritable importance philosophique.</p> - -<p>Par cette universelle élaboration, mon intelligence, -aussi complétement dégagée de toute métaphysique que -de toute théologie, se trouve donc parvenue enfin à -l'état pleinement positif, où elle tente d'attirer tous les -penseurs énergiques, pour y construire en commun la -systématisation finale de la raison moderne. Il me reste -maintenant à annoncer ici la part personnelle que je me -propose de prendre ultérieurement à cette construction -directe, après l'avoir convenablement instituée dans le -Traité que je viens d'achever, et qui devient désormais -le simple point de départ général de tous les travaux réservés -à mon âge d'entière maturité. En indiquant ces -quatre ouvrages essentiels, je vais les mentionner suivant -l'ordre où je les ai successivement conçus, dès la -première origine de ce Traité fondamental, mais en avertissant -déjà que je ne m'engage nullement à le suivre, et -que je me réserve, à cet égard, toute la liberté d'exécution -que me procure désormais la base universelle que je -viens de poser, et dont je puis toujours, sans aucune -<span class="pagenum" id="Page_888">888</span> -inconséquence, varier à mon gré l'application spéciale, -soit d'après les exigences plus ou moins éventuelles du -grand mouvement philosophique, soit même selon les -seules convenances de ma situation personnelle: tandis -qu'il ne pouvait en être ainsi auparavant, vu l'inflexible -nécessité de suivre scrupuleusement, à tout prix, l'ordre -unique qui correspondait à une telle fondation, en écartant -avec une invariable opiniâtreté les divers conseils irrationnels -qu'une sollicitude peu judicieuse m'avait souvent -donnés jadis sur le morcellement arbitraire de la composition -actuelle. Au reste, je terminerai cette indication par -la discussion rapide du meilleur ordre d'une telle élaboration, -étant d'ailleurs très-disposé maintenant à accueillir -avec reconnaissance les réflexions que pourraient m'adresser -à ce sujet tous ceux qui, ayant suffisamment -compris la nature et la portée de cette nouvelle philosophie, -s'intéressent aujourd'hui à son essor ultérieur.</p> - -<p>Deux de ces ouvrages seront directement destinés à -consolider méthodiquement le nouveau système philosophique; -les deux autres se rapporteront surtout à son -application générale.</p> - -<p>Quant aux premiers, il faut reconnaître que, dans ce -Traité original, je devais essentiellement apprécier chaque -élément fondamental de la systématisation finale en -restant, autant que possible, dans la situation d'esprit -conforme à sa constitution actuelle, afin de m'élever -ainsi successivement, en même temps que le lecteur, -avec une pleine sécurité et une efficacité mieux assurée, -jusqu'à l'état définitif que j'avais d'abord aperçu, mais -qui ne pouvait être suffisamment caractérisé que par cet -essor graduel, reproduction spontanée, suivant le -<span class="pagenum" id="Page_889">889</span> -précepte cartésien, de l'ensemble de l'évolution moderne. -Or, quels que dussent être les avantages essentiels de -cette marche à posteriori, sans laquelle mon but eût été -certainement manqué, il en résulte nécessairement que -les diverses philosophies spéciales, d'après lesquelles je -crois avoir enfin fondé la vraie philosophie générale, ne -sauraient avoir ici leur véritable caractère définitif, qui -ne peut maintenant s'établir que sous l'universelle intervention -normale de la nouvelle unité philosophique, -régénérant ainsi, à son tour, tous les élémens qui ont -dû concourir à sa propre formation. Cette réaction nécessaire, -qui, convenablement accomplie, constituera directement, -au moins dans l'ordre abstrait, l'état final de -la systématisation positive, exigerait donc, par sa nature, -autant de Traités philosophiquement spéciaux, -tous dominés par l'esprit sociologique, qu'il existe réellement -de différentes sciences fondamentales. Mais l'évidente -impossibilité d'exécuter dignement cette entière -élaboration pendant le peu de vie qui me reste, même -quand le temps m'y serait désormais mieux ménagé, m'a -d'avance déterminé à me restreindre, à cet égard, aux -deux termes extrêmes, qui doivent être, en effet, les -plus décisifs, et qui d'ailleurs me sont plus familiers: ce -qui me conduira donc à systématiser méthodiquement, -d'une part, la philosophie mathématique, d'une autre -part, la philosophie politique; laissant ainsi à mes divers -successeurs ou collègues à constituer semblablement -les quatre philosophies intermédiaires, astronomique, -physique, chimique et biologique.</p> - -<p>La philosophie mathématique sera l'objet direct d'un -ouvrage spécial en deux volumes, dont le premier se -<span class="pagenum" id="Page_890">890</span> -rapportera naturellement à la mathématique abstraite, ou -analyse proprement dite, et le second à la mathématique -concrète, spontanément décomposée en géométrie et -mécanique, suivant les principes ici établis. Quand j'ai -composé, il y a douze ans, le tome premier du Traité -actuel, j'avais encore une opinion beaucoup trop favorable -de la portée philosophique propre aux géomètres -de notre siècle; en sorte que j'y ai dû croire suffisamment -indiquées plusieurs vues importantes de philosophie mathématique, -qui sont au contraire restées jusqu'ici complétement -inaperçues, faute d'avoir été assez distinctement -caractérisées pour des esprits maintenant parvenus, -à force de dispersion empirique, à un degré de rétrécissement -dont j'avais moi-même d'abord une trop faible -idée avant une telle épreuve, quoique je sois forcé de -vivre au milieu d'eux. Ainsi, outre le motif fondamental -ci-dessus indiqué, qui m'impose l'obligation directe de -construire spécialement, d'après mon point de vue actuel, -une vraie philosophie mathématique, on voit que -des considérations passagères, mais aujourd'hui fort importantes, -doivent me faire mieux sentir le besoin d'accomplir -une portion aussi décisive de la construction -générale.</p> - -<p>Envers le second ouvrage, uniquement consacré à la -philosophie politique, il a été ici si souvent indiqué, depuis -le début du tome quatrième, qu'il serait maintenant -superflu d'en signaler expressément la destination et l'urgence. -Il se composera de quatre volumes, dont le premier -traitera de la méthode sociologique, le second de la -statique sociale, le troisième de la dynamique sociale, et -le dernier de l'application générale d'une telle doctrine. -<span class="pagenum" id="Page_891">891</span> -Tous ceux qui auront convenablement apprécié ma création -de la sociologie dans la seconde moitié de ce Traité -sentiront aisément, d'après mes nombreux avis incidents, -qu'elle ne rend nullement superflue cette nouvelle composition, -à laquelle se trouve seulement ainsi préparée -une base indispensable. Ayant ici consacré deux volumes -à l'élaboration originale de la sociologie dynamique, on -doit d'abord craindre qu'un seul ne puisse pas me suffire -ultérieurement pour sa propre construction finale: mais -il faut considérer que j'ai été forcé de mêler, à beaucoup -d'égards, à l'étude purement dynamique que je devais -avoir surtout en vue, des discussions spontanées relatives -à la partie statique, et même à la méthode, qui auront -été alors suffisamment constituées d'avance; en sorte -que, d'après l'ensemble des préparations antérieures, ce -volume unique suffira, j'espère, à l'appréciation abstraite -de l'évolution sociale. Cet ouvrage est, ce me semble, par -sa nature, le plus important de tous ceux qui me restent -à exécuter; puisque le Traité actuel ayant finalement -abouti à l'universelle prépondérance mentale, à la fois -logique et scientifique, du point de vue social, on ne saurait, -à tous égards, plus directement coopérer à l'installation -finale de la nouvelle philosophie qu'en élaborant -l'état normal de la science correspondante, quand même -les hautes nécessités pratiques ne commanderaient pas -évidemment une telle construction spéciale.</p> - -<p>Passant maintenant aux deux ouvrages relatifs à l'application -générale du nouveau système philosophique, -je dois d'abord annoncer, en troisième lieu, un Traité -fondamental sur l'éducation positive, qui, d'après la maturité -actuelle de mes idées, me semble réductible à un -<span class="pagenum" id="Page_892">892</span> -seul volume. Ce grand sujet n'a pu encore être abordé -chez les modernes d'une manière convenablement systématique, -puisque la marche générale de l'éducation individuelle -ne peut être, à tous égards, suffisamment -appréciée que d'après sa conformité nécessaire avec l'évolution -collective, seule immédiatement jugeable, suivant -les explications directes du <a href="#Page_645">cinquante-huitième chapitre</a>. -Mais, la vraie théorie de cette évolution fondamentale -étant maintenant établie, on peut enfin traiter aussi de -l'éducation proprement dite. D'une autre part, la destination -sociale d'un tel travail est ici nettement posée -d'avance, en même temps que son principe philosophique, -comme devant constituer la première base universelle -de la régénération politique, dont l'inévitable -avénement se trouve déjà démontré et caractérisé. Ce troisième -ouvrage dérive donc, de la manière la plus naturelle, -du Traité actuel. Quant à sa haute importance, elle ne -saurait être douteuse, surtout à cause de l'organisation -positive de la morale, qui constituera la principale partie -d'une telle élaboration, et qui doit aujourd'hui déterminer -avec le plus d'efficacité l'entière élimination de la -philosophie théologique, dont la domination surannée -entrave encore, à tant d'égards, malgré sa propre impuissance, -l'essor fondamental de la pensée et de la sociabilité -modernes.</p> - -<p>Enfin, le quatrième ouvrage, également formé d'un -seul volume, consistera en un Traité systématique de -l'action de l'homme sur la nature, qui n'a jamais été, à -ma connaissance, rationnellement appréciée dans son -ensemble. Malgré l'intérêt propre de ce vaste sujet, il n'y -saurait être conçu que dans son institution philosophique; -<span class="pagenum" id="Page_893">893</span> -puisque son élaboration spéciale exigerait évidemment, -d'après mes principes encyclopédiques, la construction -préalable de la science concrète, encore essentiellement -prématurée. En cet état, il est aisé de concevoir -l'intime connexité de cette dernière composition avec le -Traité fondamental: car son principal objet consistera -à organiser directement la vraie relation finale qui doit -exister, à tous égards, entre la science et l'art. La fluctuation -radicale qui persiste encore à ce sujet, surtout -envers les cas les plus importans, et qui suscite ou maintient -tant de vicieux conflits élémentaires où la théorie -et la pratique sont également compromises, caractérise -certainement l'une des plus intimes difficultés de la situation -moderne. Il est donc aisé de sentir aussi l'importance -spéciale d'un ouvrage destiné surtout à dissiper directement -ces obstacles intellectuels à l'établissement -durable de l'harmonie la plus décisive entre les deux élémens -nécessaires de l'organisme positif.</p> - -<p>D'après cette indication successive, le lecteur voit -maintenant que, comme je l'ai annoncé ci-dessus, l'ensemble -de mon élaboration ultérieure peut indifféremment -affecter un ordre quelconque envers ces quatre ouvrages -essentiels, puisque chacun d'eux se rapporte -directement à la pensée fondamentale dont je viens d'achever -la constitution originale, et au plein ascendant -de laquelle tous sont réellement indispensables. Si j'étais -certain de pouvoir l'accomplir entièrement, malgré la -brièveté de ma vie et les graves embarras d'une position -que la préface de ce volume a suffisamment caractérisée, -je serais encore disposé à conduire cette exécution suivant -l'exposition précédente, comme je l'ai projeté il y a vingt -<span class="pagenum" id="Page_894">894</span> -ans, en arrêtant déjà la conception et la destination de ces -divers travaux philosophiques, tous incidemment promis, -quoique avec une inégale insistance, dans ce Traité: ce -serait peut-être l'ordre le plus efficace, au moins finalement, -pour le progrès général de la raison publique. -Mais, une telle sécurité étant fort loin d'exister chez moi, -je serai sans doute conduit à exécuter d'abord, pendant -les quatre ou cinq années qui vont suivre, le second de -ces ouvrages, comme étant à la fois le plus étendu et le -plus décisif. Le quatrième est assurément le moins urgent, -quelle qu'en soit la haute utilité; et le troisième -n'a probablement pas autant besoin que le second d'une -exécution immédiate à laquelle le public actuel est d'ailleurs -moins préparé. D'une autre part, quelque éminent -avantage logique que dût offrir aujourd'hui l'apparition -directe du premier Traité, pour attirer aussitôt à la -grande élaboration philosophique des esprits qui s'arrêtent -maintenant au premier degré de l'initiation scientifique, -son ajournement n'offre peut-être aucun grave -inconvénient réel; puisque les géomètres actuels semblent -peu mériter d'ordinaire qu'on s'occupe tant de les -élever méthodiquement à la dignité philosophique, que -le mouvement universel les forcera bientôt de rechercher.</p> - -<p>Telle est l'indication générale par laquelle j'ai cru devoir -terminer enfin ce grand ouvrage, qui doit aussi constituer -désormais une simple introduction fondamentale -aux divers travaux essentiels du reste de ma carrière spéculative, -si je n'y suis pas trop entravé d'après l'état, à la -fois subalterne et précaire, où, suivant les douloureuses -explications de ma préface, se trouve encore, au milieu -<span class="pagenum" id="Page_895">895</span> -de ma quarante-cinquième année, ma laborieuse existence -personnelle, toujours exposée jusqu'ici, malgré le scrupuleux -accomplissement continu de mes divers devoirs -spéciaux, à être inopinément bouleversée sous l'aveugle -ou malveillante impulsion des préjugés et des passions -propres à notre déplorable régime scientifique.</p> - - -<p class="sep3 cent cs8">FIN DU TOME SIXIÈME ET DERNIER.</p> - -<div id="Page_897" class="npage"> - -<hr class="double" /> - -<h2 class="nobreak"><span class="gesp">TABLE GÉNÉRALE</span><br /> -<span class="cs8">DES MATIÈRES</span><br /> -<span class="cs6">CONTENUES</span><br /> -<span class="cs8">DANS LES SIX VOLUMES DE CE TRAITÉ<a name="FNanchor_36" id="FNanchor_36" href="#Footnote_36" class="fnanchor">[36]</a>.</span></h2> - -<p class="fnote"><a name="Footnote_36" id="Footnote_36" href="#FNanchor_36"><span class="label"><b>Note 36</b>:</span></a> -D'après les motifs indiqués à la fin de la Préface, j'ai cru devoir -ici noter exactement l'époque et la durée de chacune des parties -successives de cette longue composition, dont les diverses vicissitudes -deviendront ainsi plus aisément appréciables.</p> - -<hr class="small" /> - -<p class="cent esp"><span class="cs12"><b>TOME PREMIER,</b></span><br /> -<span class="cs8">CONTENANT<br /> -LES PRÉLIMINAIRES GÉNÉRAUX ET LA PHILOSOPHIE MATHÉMATIQUE.</span></p> - -<p class="cent cs8">(Tout ce premier volume a été écrit dans le premier semestre de 1830.)</p> - -<table class="tabmat" summary="Table des matières du tome premier"> -<tr> - <td class="tdr" colspan="2">Pages.</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl"><span class="smcap">Dédicace</span></td> - <td class="tdr"><span class="cs7">V</span></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl"><span class="smcap">Avertissement de l'auteur</span></td> - <td class="tdr"><span class="cs7">VI</span></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">Tableau synoptique de l'ensemble du Cours de philosophie -positive</td> - <td class="tdr">1</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">1<sup>re</sup> Leçon. Exposition du but de ce cours, ou considérations -générales sur la nature et la destination de la -philosophie positive</td> - <td class="tdr">1</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">2<sup>e</sup> Leçon. Exposition du plan de ce cours, ou considérations -générales sur la hiérarchie fondamentale des -sciences positives</td> - <td class="tdr">57</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl"><span class="pagenum" id="Page_898">898</span> -3<sup>e</sup> Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble -de la science mathématique</td> - <td class="tdr">117</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">4<sup>e</sup> Leçon. Vue générale de l'analyse mathématique</td> - <td class="tdr">165</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">5<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur le calcul des -fonctions directes</td> - <td class="tdr">197</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">6<sup>e</sup> Leçon. Exposition comparative des divers points de -vue généraux sous lesquels on peut envisager le -calcul des fonctions indirectes</td> - <td class="tdr">225</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">7<sup>e</sup> Leçon. Tableau général du calcul des fonctions indirectes</td> - <td class="tdr">273</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">8<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur le calcul des variations</td> - <td class="tdr">315</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">9<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur le calcul aux -différences finies</td> - <td class="tdr">337</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">10<sup>e</sup> Leçon. Vue générale de la géométrie</td> - <td class="tdr">349</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">11<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur la géométrie -<i>spéciale</i> ou <i>préliminaire</i></td> - <td class="tdr">397</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">12<sup>e</sup> Leçon. Conception fondamentale de la géométrie -<i>générale</i> ou <i>analytique</i></td> - <td class="tdr">429</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">13<sup>e</sup> Leçon. De la géométrie générale à deux dimensions</td> - <td class="tdr">469</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">14<sup>e</sup> Leçon. De la géométrie générale à trois dimensions</td> - <td class="tdr">511</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">15<sup>e</sup> Leçon. Considérations philosophiques sur les principes -fondamentaux de la mécanique rationnelle</td> - <td class="tdr">539</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">16<sup>e</sup> Leçon. Vue générale de la statique</td> - <td class="tdr">587</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">17<sup>e</sup> Leçon. Vue générale de la dynamique</td> - <td class="tdr">647</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">18<sup>e</sup> Leçon. Considérations philosophiques sur les théorèmes -généraux de mécanique rationnelle</td> - <td class="tdr">691</td> -</tr> -</table> - -<hr class="small" /> - -<div id="Page_899" class="pagenum">899</div> - -<p class="cent esp"><span class="cs12"><b>TOME DEUXIÈME,</b></span><br /> -<span class="cs8">CONTENANT<br /> -LA PHILOSOPHIE ASTRONOMIQUE ET LA PHILOSOPHIE PHYSIQUE.</span></p> - -<p class="cent cs8">(L'une a été écrite dans le mois de septembre 1834, et l'autre dans le -premier trimestre de 1835.)</p> - -<table class="tabmat" summary="Table des matières du tome deuxième"> -<tr> - <td class="tdl">19<sup>e</sup> Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble -de la science astronomique</td> - <td class="tdr">7</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">20<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur les méthodes -d'observation en astronomie</td> - <td class="tdr">47</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">21<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur les phénomènes -géométriques élémentaires des corps célestes</td> - <td class="tdr">93</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">22<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur le mouvement -de la Terre</td> - <td class="tdr">139</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">23<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur les lois de Kepler, -et sur leur application à l'étude géométrique -des mouvemens célestes</td> - <td class="tdr">179</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">24<sup>e</sup> Leçon. Considérations fondamentales sur la loi de la -gravitation</td> - <td class="tdr">219</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">25<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur la statique céleste</td> - <td class="tdr">261</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">26<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur la dynamique -céleste</td> - <td class="tdr">301</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">27<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur l'astronomie -sidérale et sur la cosmogonie positive</td> - <td class="tdr">351</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">28<sup>e</sup> Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble -de la physique</td> - <td class="tdr">389</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">29<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur la barologie</td> - <td class="tdr">465</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl"><span class="pagenum" id="Page_900">900</span> -30<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur la thermologie -physique</td> - <td class="tdr">507</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">31<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur la thermologie -mathématique</td> - <td class="tdr">549</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">32<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur l'acoustique</td> - <td class="tdr">595</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">33<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur l'optique</td> - <td class="tdr">637</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">34<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur l'électrologie</td> - <td class="tdr">677</td> -</tr> -</table> - -<hr class="small" /> - -<p class="cent esp"><span class="cs12"><b>TOME TROISIÈME,</b></span><br /> -<span class="cs8">CONTENANT<br /> -LA PHILOSOPHIE CHIMIQUE ET LA PHILOSOPHIE BIOLOGIQUE.</span></p> - -<p class="cent cs8">(La philosophie chimique a été écrite dans le mois de septembre 1835.)</p> - -<table class="tabmat" summary="Table des matières du tome troisième"> -<tr> - <td class="tdl">35<sup>e</sup> Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble -de la chimie</td> - <td class="tdr">7</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">36<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur la chimie proprement -dite ou <i>inorganique</i></td> - <td class="tdr">79</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">37<sup>e</sup> Leçon. Examen philosophique de la doctrine chimique -des proportions définies</td> - <td class="tdr">133</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">38<sup>e</sup> Leçon. Examen philosophique de la théorie électro-chimique</td> - <td class="tdr">179</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">39<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur la chimie dite -<i>organique</i></td> - <td class="tdr">227</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">40<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 1<sup>er</sup> au 30 janvier 1836.</i>) Considérations -philosophiques sur l'ensemble de la science -biologique</td> - <td class="tdr">269</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">41<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 1<sup>er</sup> au 6 août 1836.</i>) Considérations -générales sur la philosophie anatomique</td> - <td class="tdr">487</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl"><span class="pagenum" id="Page_901">901</span> -42<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 9 au 15 août 1836.</i>) Considérations -générales sur la philosophie biotaxique</td> - <td class="tdr">537</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">43<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 20 novembre au 15 décembre -1837.</i>) Considérations philosophiques sur l'étude -générale de la vie végétative ou <i>organique</i></td> - <td class="tdr">609</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">44<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 17 au 22 décembre 1837.</i>) Considérations -philosophiques sur l'étude générale de la -vie <i>animale</i> proprement dite</td> - <td class="tdr">693</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">45<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 24 au 31 décembre 1837.</i>) Considérations -générales sur l'étude positive des fonctions -intellectuelles et morales, ou cérébrales</td> - <td class="tdr">761</td> -</tr> -</table> - -<hr class="small" /> - -<p class="cent esp"><span class="cs12"><b>TOME QUATRIÈME,</b></span><br /> -<span class="cs8">CONTENANT<br /> -LA PARTIE DOGMATIQUE DE LA PHILOSOPHIE SOCIALE.</span></p> - -<p class="cent cs8">(Tout ce quatrième volume a été écrit, avec très-peu d'interruption, -du 1<sup>er</sup> mars au 1<sup>er</sup> juillet 1839.)</p> - -<table class="tabmat" summary="Table des matières du tome quatrième"> -<tr> - <td class="tdl"><span class="smcap">Avis de l'éditeur</span></td> - <td class="tdr"><span class="cs7">V</span></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl"><span class="smcap">Avertissement de l'auteur</span></td> - <td class="tdr"><span class="cs7">VII</span></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">46<sup>e</sup> Leçon. Considérations politiques préliminaires sur -la nécessité et l'opportunité de la <i>physique sociale</i>, -d'après l'analyse fondamentale de l'état politique -actuel</td> - <td class="tdr">1</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">47<sup>e</sup> Leçon. Appréciation sommaire des principales tentatives -philosophiques entreprises jusqu'ici pour -constituer la science sociale</td> - <td class="tdr">225</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">48<sup>e</sup> Leçon. Caractères fondamentaux de la méthode positive -<span class="pagenum" id="Page_902">902</span> -dans l'étude rationnelle des phénomènes sociaux</td> - <td class="tdr">287</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">49<sup>e</sup> Leçon. Relations nécessaires de la physique sociale -avec les autres branches fondamentales de la philosophie -positive</td> - <td class="tdr">471</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">50<sup>e</sup> Leçon. Considérations préliminaires sur la statique -sociale, ou théorie générale de l'ordre spontané des -sociétés humaines</td> - <td class="tdr">537</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">51<sup>e</sup> Leçon. Lois fondamentales de la dynamique sociale, -ou théorie générale du progrès naturel de l'humanité</td> - <td class="tdr">623</td> -</tr> -</table> - -<hr class="small" /> - -<p class="cent esp"><span class="cs12"><b>TOME CINQUIÈME,</b></span><br /> -<span class="cs8">CONTENANT<br /> -LA PARTIE HISTORIQUE DE LA PHILOSOPHIE SOCIALE, EN TOUT -CE QUI CONCERNE L'ÉTAT THÉOLOGIQUE ET L'ÉTAT MÉTAPHYSIQUE.</span></p> - -<table class="tabmat" summary="Table des matières du tome cinquième"> -<tr> - <td class="tdl">52<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 21 avril au 2 mai 1840.</i>) Réduction -préalable de l'ensemble de l'élaboration historique.—Considérations -générales sur le premier -état théologique de l'humanité: âge du fétichisme. -Ébauche spontanée du régime théologique et militaire</td> - <td class="tdr">1</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">53<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 7 au 30 mai 1840.</i>) Appréciation -générale du principal état théologique de l'humanité: -âge du polythéisme. Développement graduel -du régime théologique et militaire</td> - <td class="tdr">115</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">54<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 15 juin au 2 juillet 1840.</i>) -<span class="pagenum" id="Page_903">903</span> -Appréciation générale du dernier état théologique de -l'humanité: âge du monothéisme. Modification radicale -du régime théologique et militaire</td> - <td class="tdr">297</td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">55<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 10 janvier au 26 février 1841.</i>) -Appréciation générale de l'état métaphysique des sociétés -modernes: époque critique, ou âge de transition -révolutionnaire. Désorganisation croissante, -d'abord spontanée et ensuite systématique, de l'ensemble -du régime théologique et militaire</td> - <td class="tdr">492</td> -</tr> -</table> - -<hr class="small" /> - -<p class="cent esp"><span class="cs12"><b>TOME SIXIÈME ET DERNIER,</b></span><br /> -<span class="cs8">CONTENANT<br /> -LE COMPLÉMENT DE LA PARTIE HISTORIQUE DE LA PHILOSOPHIE -SOCIALE, ET LES CONCLUSIONS GÉNÉRALES.</span></p> - -<table class="tabmat" summary="Table des matières du tome sixième"> -<tr> - <td class="tdl"><span class="smcap">Extrait du jugement</span> - rendu le 29 décembre 1842 <span class="smcap">par le Tribunal de commerce - de Paris</span></td> - <td class="tdr"><span class="cs7"><a href="#Page_III">III</a></span></td> -</tr><tr> - <td class="tdl"><span class="smcap">Avis de l'éditeur</span></td> - <td class="tdr"><span class="cs7"><a href="#Page_IV">IV</a></span></td> -</tr><tr> - <td class="tdl"><span class="smcap">Préface personnelle</span> (<i>Écrite du 17 au 19 juillet 1842.</i>)</td> - <td class="tdr"><span class="cs7"><a href="#Page_V">V</a></span></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">56<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 20 mai au 17 juin 1841.</i>) Appréciation -générale du développement fondamental -des divers élémens propres à l'état positif de l'humanité: -âge de la spécialité, ou époque provisoire, -caractérisée par l'universelle prépondérance de l'esprit -de détail sur l'esprit d'ensemble. Convergence -progressive des principales évolutions spontanées -de la société moderne vers l'organisation finale d'un -régime rationnel et pacifique</td> - <td class="tdr"><a href="#Page_1">1</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">57<sup>e</sup> Leçon. (<i>La partie historique de cette Leçon a été -écrite du 25 juin au 14 juillet 1841, et la partie -dogmatique du 23 décembre 1841 au 15 janvier -1842.</i>) Appréciation générale de la portion déjà -<span class="pagenum" id="Page_904">904</span> -accomplie de la révolution française ou européenne.—Détermination -rationnelle de la tendance finale -des sociétés modernes, d'après l'ensemble du passé -humain: état pleinement positif, ou âge de la généralité, -caractérisé par une nouvelle prépondérance -normale de l'esprit d'ensemble sur l'esprit de détail</td> - <td class="tdr"><a href="#Page_344">344</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">58<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 17 mai au 16 juin 1842.</i>) Appréciation -finale de l'ensemble de la méthode positive</td> - <td class="tdr"><a href="#Page_645">645</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">59<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 23 au 28 juin 1842.</i>) Appréciation -philosophique de l'ensemble des résultats propres -à l'élaboration préliminaire de la doctrine -positive</td> - <td class="tdr"><a href="#Page_786">786</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">60<sup>e</sup> et dernière Leçon. (<i>Écrite du 9 au 13 juillet 1842.</i>) -Appréciation générale de l'action finale propre à la -philosophie positive</td> - <td class="tdr"><a href="#Page_839">839</a></td> -</tr> -</table> - -<p class="sep3 cent cs8">FIN DE LA TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES.</p> - -<div class="box sep4"> -<p class="noind sansrf" id="au_lecteur">Au lecteur.</p> - -<p>Ce livre électronique reproduit intégralement le texte -original. Quelques erreurs évidentes de typographie ou -d'impression ont été corrigées; la liste de ces corrections -se trouve ci-dessous. La ponctuation a été tacitement -corrigée par endroits.</p> - -<p>Les notes de bas de page ont été renumérotées de 1 à 36 et -placées sous le paragraphe auquel elles se rapportent.</p> - -<p class="noind sansrf">Corrections.</p> - -<ul class="lsoff"> -<li><a href="#cor_1">Note 1</a>: «inpudemment» remplacé par «impudemment» (qui lui furent ensuite impudemment attribuées).</li> - -<li><a href="#cor_2">Page 63</a>: au lieu de «de plus en pacifique» il faut sans doute lire «de plus en plus pacifique».</li> - -<li><a href="#cor_3">Page 112</a>: «irrationelle» remplacé par «irrationnelle» (loin de justifier l'irrationnelle surprise).</li> - -<li><a href="#cor_4">Page 161</a>: «pure-rement» remplacé par «purement» (en travaux purement préparatoires).</li> - -<li><a href="#cor_5">Page 296</a>: «public» remplacé par «publique» (ce que d'abord la raison publique jugeait impie).</li> - -<li><a href="#cor_6">Page 307</a>: «hapitre» remplacé par «chapitre» (au quarante-cinquième chapitre).</li> - -<li><a href="#cor_7">Page 308</a>: «Mallebranche» remplacé par «Malebranche» (quand Malebranche s'en fut exclusivement emparé).</li> - -<li><a href="#cor_8">Page 413</a>: «Histo-toriquement» remplacé par «Historiquement» (Historiquement envisagée, cette nouvelle prépondérance).</li> - -<li><a href="#cor_9">Page 413</a>: «un» remplacé par «une» (une telle rénovation préalable).</li> - -<li><a href="#cor_10">Page 415</a>: «plongé» remplacé par «plongée» (où demeure plongée, depuis un demi-siècle, l'élite de l'humanité).</li> - -<li><a href="#cor_11">Page 434</a>: inséré «l'» (de ceux de l'antiquité).</li> - -<li><a href="#cor_12">Page 478</a>: «posivité» remplacé par «positivité» (sa positivité le rendrait plus efficace).</li> - -<li><a href="#cor_13">Page 536</a>: «dis-discussion» remplacé par «discussion» (la discussion rationnelle).</li> - -<li><a href="#cor_14">Page 565</a>: «corrrespondante» remplacé par «correspondante» (l'esprit de la philosophie correspondante).</li> - -<li><a href="#cor_15">Page 599</a>: «et et» remplacé par «et» (continue d'éclairer et de défendre).</li> - -<li><a href="#cor_16">Page 599</a>: «un» remplacé par «une» (une certaine similitude).</li> - -<li><a href="#cor_17">Page 644</a>: inséré «y» (il y a douze ans).</li> - -<li><a href="#cor_18">Page 645</a>: «le» remplacé par «la» (la plus importante et la plus difficile).</li> - -<li><a href="#cor_19">Page 649</a>: «le» remplacé par «la» (a été la plus complète).</li> - -<li><a href="#cor_20">Page 675</a>: inséré «ai» (la constitution que je lui ai imposée).</li> - -<li><a href="#cor_21">Page 701</a>: «rationellement» remplacé par «rationnellement» (susceptibles d'être rationnellement prévus).</li> - -<li><a href="#cor_22">Page 734</a>: «l'évolu-lution» remplacé par «l'évolution» (l'état correspondant de l'évolution humaine).</li> - -<li><a href="#cor_23">Page 771</a>: «offert» remplacé par «offerts» (quatre modes essentiels que nous a successivement offerts).</li> - -<li><a href="#cor_24">Page 791</a>: «tendante» remplacé par «tendant» (ce principe incontestable, tendant à dénaturer).</li> - -<li><a href="#cor_25">Page 853</a>: «tout» remplacé par «toute» (toute autre systématisation).</li> -</ul> - - </div> - </div> - -<hr class="full" /> - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Cours de philosophie positive, vol. 6/6, by -Auguste Comte - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE POSITIVE, VOL 6 *** - -***** This file should be named 50786-h.htm or 50786-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/0/7/8/50786/ - -Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Hans -Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at -http://www.pgdp.net (This file was produced from images -generously made available by the Bibliothèque nationale -de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the -mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its -volunteers and employees are scattered throughout numerous -locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt -Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to -date contact information can be found at the Foundation's web site and -official page at www.gutenberg.org/contact - -For additional contact information: - - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular -state visit www.gutenberg.org/donate - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. To -donate, please visit: www.gutenberg.org/donate - -Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. - -Professor Michael S. Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our Web site which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. - - - -</pre> - -</body> - -</html> diff --git a/old/50786-h/images/cover.jpg b/old/50786-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 520849f..0000000 --- a/old/50786-h/images/cover.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/50786-h/images/filet-100.jpg b/old/50786-h/images/filet-100.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index ed2b365..0000000 --- a/old/50786-h/images/filet-100.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/50786-h/images/filet-300.jpg b/old/50786-h/images/filet-300.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 0881449..0000000 --- a/old/50786-h/images/filet-300.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/50786-h/images/filet-600.jpg b/old/50786-h/images/filet-600.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 87af46e..0000000 --- a/old/50786-h/images/filet-600.jpg +++ /dev/null |
