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-Project Gutenberg's Cours de philosophie positive, vol. 6/6, by Auguste Comte
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Cours de philosophie positive, vol. 6/6
-
-Author: Auguste Comte
-
-Release Date: December 28, 2015 [EBook #50786]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE POSITIVE, VOL 6 ***
-
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-
-Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Hans
-Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at
-http://www.pgdp.net (This file was produced from images
-generously made available by the Bibliothèque nationale
-de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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- Au lecteur.
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- Ce livre électronique reproduit intégralement le texte
- original. Quelques erreurs évidentes de typographie ou
- d'impression ont été corrigées; la liste de ces corrections
- se trouve à la fin du texte. La ponctuation a été tacitement
- corrigée par endroits.
-
- Les notes de bas de page ont été renumérotées de 1 à 36 et
- placées sous le paragraphe auquel elles se rapportent.
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-
- COURS
- DE
- PHILOSOPHIE POSITIVE.
-
-
-
-
- SE TROUVE AUSSI:
-
- À TOULOUSE, chez _Charpentier_.
-
- À LEIPZIG, chez _Michelsen_,
- À LONDRES, chez _Duleau et Cie_,
- À VIENNE, chez _Rohrmann_,
- À TURIN, chez { _Pic_,
- { _Bocca_,
- À SAINT-PÉTERSBOURG, chez _Graff_.
-
- IMPRIMERIE DE BACHELIER,
- rue du Jardinet, n° 12.
-
-
-
-
- COURS
- DE
- PHILOSOPHIE POSITIVE,
-
- PAR M. AUGUSTE COMTE,
-
- ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE, RÉPÉTITEUR D'ANALYSE
- TRANSCENDANTE ET DE MÉCANIQUE RATIONNELLE À CETTE ÉCOLE,
- ET EXAMINATEUR DES CANDIDATS QUI S'Y DESTINENT.
-
-
- TOME SIXIÈME ET DERNIER,
- CONTENANT
- LE COMPLÉMENT DE LA PHILOSOPHIE SOCIALE,
- ET LES CONCLUSIONS GÉNÉRALES.
-
-
- PARIS,
- BACHELIER, IMPRIMEUR-LIBRAIRE
- POUR LES SCIENCES,
- QUAI DES AUGUSTINS, N° 55.
-
- 1842
-
-
-
-
-EXTRAIT DU JUGEMENT
-rendu le 29 décembre 1842
-PAR LE TRIBUNAL DE COMMERCE
-DE PARIS,
-
- _Sur l'action intentée par_ M. AUGUSTE COMTE _contre_ M.
- BACHELIER, _au sujet de l'=Avis de l'éditeur= placé par ce
- libraire en tête du tome 6e et dernier du_ COURS DE PHILOSOPHIE
- POSITIVE.
-
- * * * * *
-
- Attendu que, dans cet _Avis_, M. Bachelier ne s'est pas borné
- à récuser d'avance la solidarité des assertions de l'auteur,
- mais qu'il y a ajouté des expressions inconvenantes envers M.
- Comte; que ledit avis n'a point été préalablement communiqué à
- M. Comte, lequel n'en a eu connaissance que par la publication
- de son volume;
-
- Attendu qu'un éditeur ne peut faire arbitrairement, dans un
- ouvrage qu'il publie, aucune addition ni suppression sans le
- consentement formel de l'auteur; et que les usages constants
- de la librairie s'opposent à ce qu'une portion quelconque
- d'une publication soit mise sous presse sans que l'éditeur ait
- d'abord obtenu le _bon à tirer_ de l'auteur;
-
- Attendu que, dans la position respective où se trouvent ainsi
- les parties, tous rapports de confiance mutuelle deviennent
- désormais impossibles;
-
- Par ces motifs, le Tribunal ordonne:
-
- 1° Que Bachelier sera tenu de supprimer, dans tous les
- exemplaires non écoulés, le carton intitulé _Avis de
- l'éditeur_, placé avant la préface du 6me volume de la
- _Philosophie positive_, et ce dans les huit jours du présent
- jugement, sous peine de cinquante francs de dommages-intérêts
- pour chaque jour de retard, à quoi Bachelier serait contraint
- par toutes les voies de droit et même par corps;
-
- 2° Que les conventions primitivement arrêtées entre les
- parties sont dès ce moment résiliées, en ce qui touche le
- droit exclusif réservé à Bachelier de publier les éditions
- subséquentes dudit ouvrage, à la seule charge par l'auteur de
- n'en point émettre une nouvelle édition avant l'épuisement de
- la première;
-
- 3° Condamne Bachelier à tous les dépens, même au coût de
- l'enregistrement du présent jugement.
-
-
-
-
-AVIS DE L'ÉDITEUR.
-
-
-Au moment de mettre sous presse la Préface de ce volume, je me suis
-aperçu que l'auteur y injurie M. Arago. Ceux qui savent combien je dois
-de reconnaissance au Secrétaire de l'Académie des Sciences et du Bureau
-des Longitudes comprendront que j'aie demandé _catégoriquement_ la
-suppression d'un passage qui blessait tous mes sentiments. M. Comte s'y
-est _refusé_. Dès ce moment je n'avais qu'un parti à prendre, celui de
-ne pas prêter mon concours à la publication de ce 6e volume. M. Arago,
-à qui j'ai communiqué cette résolution, m'a forcé d'y renoncer.
-
-«Ne vous inquiétez pas, m'a-t-il dit, des attaques de M. Comte. Si
-elles en valent la peine, j'y répondrai. La portion du public que ces
-discussions intéressent sait d'ailleurs très-bien que la mauvaise
-humeur du _philosophe_ date tout juste de l'époque où M. Sturm
-fut nommé professeur d'analyse à l'École Polytechnique. Or, avoir
-conseillé, dans le cercle restreint de mon influence, de préférer un
-illustre géomètre au concurrent chez lequel je ne voyais de titres
-mathématiques d'aucune sorte, ni grands ni petits, c'est un acte de ma
-vie dont je ne saurais me repentir.»
-
-Malgré les incitations si libérales de M. Arago, j'ai cru ne devoir
-publier cet ouvrage qu'en y joignant une note explicative du débat qui
-s'est élevé entre M. Comte et moi.
-
- Paris, 16 août 1842.
- BACHELIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR.
-
-
-
-
-PRÉFACE PERSONNELLE.
-
-
-En publiant enfin le dernier volume de ce Traité, je crois aujourd'hui
-devoir exposer, à tous ceux qui ont bien voulu m'accorder aussi
-longtemps une attention persévérante, l'explication générale des
-motifs, essentiellement personnels, qui ont prolongé pendant douze ans
-cette nouvelle élaboration philosophique. Une telle exposition est
-ici d'autant plus convenable, que des obstacles analogues pourront
-également entraver ou retarder les divers travaux ultérieurs que
-j'annonce en terminant l'ouvrage actuel. Comme le titre même de
-cette préface exceptionnelle rappelle expressément sa destination
-principale, les lecteurs qui voudront immédiatement poursuivre le
-grand sujet étudié dans le tome précédent pourront la passer sans
-aucun inconvénient, sauf à y revenir ensuite, si son objet propre les
-intéresse suffisamment.
-
-La longue durée de l'élaboration que j'achève aujourd'hui pourrait
-d'abord être imputée à la suspension forcée qu'elle éprouva,
-aussitôt après la publication du tome premier, par suite de la crise
-industrielle qu'occasionna la mémorable secousse politique de 1830.
-Ainsi contraint de chercher un nouvel éditeur, je dus interrompre,
-pendant quatre ans environ, une composition qui, suivant ma nature
-et mes habitudes, ne pouvait être jamais écrite qu'en vue d'une
-impression immédiate. Une seconde cause de retard dut résulter ensuite
-de l'extension très-prononcée qu'acquit graduellement mon opération
-philosophique, sans que l'esprit ni le plan en éprouvassent d'ailleurs
-la moindre altération quelconque. Ceux de mes lecteurs qui n'auront
-pas oublié l'annonce initiale pourront maintenant se convaincre,
-soit d'après l'accroissement du nombre des volumes, soit en vertu de
-leur ampleur supérieure, que l'étendue effective de ce Traité est
-réellement plus que double de ce qui avait été originairement promis.
-Mais, quelle qu'ait dû être l'influence évidente de ces deux motifs
-de retard, elle n'eût véritablement abouti qu'à prolonger jusqu'en
-1836 un travail que j'avais d'abord espéré terminer en 1832. Si donc,
-au lieu de ces six années, mon œuvre en a finalement exigé douze, il
-faut surtout l'attribuer aux graves obstacles inhérens à ma situation
-personnelle. Or, je n'en puis faire suffisamment apprécier la portée
-essentielle, soit passée, soit future, qu'en appelant ici une attention
-directe, quoique sommaire, sur une existence privée où je m'efforcerai,
-d'ailleurs, de caractériser, autant que possible, son intime connexité
-avec l'état général de la raison humaine au dix-neuvième siècle. Du
-reste, il a toujours paru convenable que le fondateur d'une nouvelle
-philosophie fît directement connaître au public l'ensemble de sa marche
-spéculative et même aussi de sa position individuelle.
-
-Issu, au midi de notre France, d'une famille éminemment catholique et
-monarchique, élevé d'ailleurs dans l'un de ces lycées où Bonaparte
-s'efforçait vainement de restaurer, à grands frais, l'antique
-prépondérance mentale du régime théologico-métaphysique, j'avais à
-peine atteint ma quatorzième année que, parcourant spontanément tous
-les degrés essentiels de l'esprit révolutionnaire, j'éprouvais déjà le
-besoin fondamental d'une régénération universelle, à la fois politique
-et philosophique, sous l'active impulsion de la crise salutaire dont
-la principale phase avait précédé ma naissance, et dont l'irrésistible
-ascendant était sur moi d'autant plus assuré, que, pleinement conforme
-à ma propre nature, il se trouvait alors partout comprimé autour de
-moi. La lumineuse influence d'une familière initiation mathématique,
-heureusement développée à l'École Polytechnique, me fit bientôt
-pressentir instinctivement la seule voie intellectuelle qui pût
-réellement conduire à cette grande rénovation. Ayant promptement
-compris l'insuffisance radicale d'une instruction scientifique bornée
-à la première phase de la positivité rationnelle, étendue seulement
-jusqu'à l'ensemble des études inorganiques, j'éprouvai ensuite, avant
-même d'avoir quitté ce noble établissement révolutionnaire, le besoin
-d'appliquer aux spéculations vitales et sociales la nouvelle manière
-de philosopher que j'y avais apprise envers les plus simples sujets.
-Pendant que, à cet effet, je complétais spontanément, surtout en
-biologie et en histoire, à travers beaucoup d'obstacles matériels,
-mon indispensable préparation, le sentiment graduel de la vraie
-hiérarchie encyclopédique commençait à se développer chez moi, ainsi
-que l'instinct croissant d'une harmonie finale entre mes tendances
-intellectuelles et mes tendances politiques, d'abord essentiellement
-indépendantes, quoique toujours également impérieuses[1]. Cet équilibre
-décisif résulta enfin, en 1822, de la découverte fondamentale qui me
-conduisit, dès l'âge de vingt-quatre ans, à une véritable unité mentale
-et même sociale, ensuite de plus en plus développée et consolidée
-sous l'inspiration continue de ma grande loi relative à l'ensemble de
-l'évolution humaine, individuelle ou collective: elle fut directement
-appliquée, en 1825 et 1826, à la réorganisation politique, dans
-les essais déjà cités souvent en ce Traité, et que je retirerai
-ultérieurement du recueil hétérogène où ils restent encore égarés.
-Une telle harmonie philosophique ne put être toutefois pleinement
-constituée que d'après la première exécution, commencée en 1826, et
-réalisée en 1829, de l'élaboration orale qui a suscité l'élaboration
-écrite que je termine maintenant pour la systématisation finale
-de la philosophie positive, graduellement préparée par mes divers
-prédécesseurs depuis Descartes et Bacon[2].
-
- Note 1: A cette époque, et quand j'étais parvenu à sentir à
- la fois la portée et l'insuffisance de la grande tentative de
- Condorcet, mon évolution spontanée fut profondément troublée
- pendant quelques années, sans cependant être jamais déviée
- ni suspendue, par une liaison funeste avec un écrivain fort
- ingénieux, mais très-superficiel, dont la nature propre,
- beaucoup plus active que spéculative, était assurément peu
- philosophique, et ne comportait réellement d'autre mobile
- essentiel qu'une immense ambition personnelle (le célèbre
- M. de Saint-Simon). Il avait, de son côté, déjà senti, à
- sa manière, le besoin d'une régénération sociale fondée
- sur une rénovation mentale, quelque vague et incohérente
- notion qu'il se formât d'ailleurs de l'une et de l'autre,
- d'après la profonde irrationnalité de son éducation générale.
- Cette coïncidence devint pour lui, à mon égard, la base
- d'une désastreuse influence, qui détourna longtemps une
- partie notable de mon activité philosophique vers de vaines
- tentatives d'action politique directe; quoique, du reste,
- il en soit résulté chez moi, outre une plus vive excitation
- à une publicité immédiate et peut-être même prématurée,
- une attention plus décisive à l'efficacité sociale du
- développement industriel, sur laquelle toutefois j'avais été
- auparavant éveillé par les doctrines économiques, premier
- fondement réel de la direction qui caractérisait surtout
- M. de Saint-Simon. Une telle conformité apparente, quoique
- très-incomplète en effet, constitua aussi, après notre
- rupture, le motif ou le prétexte des envieuses insinuations
- dirigées contre l'originalité de mes premiers travaux en
- philosophie politique, en attribuant une importance factice à
- une vicieuse qualification que m'avait inspirée, en 1824, une
- générosité fort mal entendue, ainsi étrangement récompensée,
- et que ne portait point, deux ans auparavant, la première
- édition de l'écrit correspondant. L'ensemble de mon essor
- ultérieur a depuis longtemps écarté spontanément ces vaines
- récriminations contre un philosophe qui a souvent, j'ose le
- dire, accordé, à chacun de ses divers prédécesseurs, fort
- au-delà de ce qu'il en avait véritablement tiré, d'après la
- double tendance qui m'entraîne, soit à éviter des détails
- indifférens au public en rapportant la valeur totale de
- chaque conception à celui qui en a manifesté le premier
- germe distinct, lors même que la saine appréciation et la
- réalisation principale m'en sont essentiellement dues, soit
- à montrer, autant que possible, les racines antérieures qui
- peuvent donner plus de force à mes propres pensées.
-
- Quoique ce célèbre personnage ait, à mon égard, indignement
- abusé du facile ascendant individuel que devait lui procurer
- mon extrême jeunesse sur une nature profondément disposée à
- l'enthousiasme politique et philosophique, je dois cependant
- profiter d'une telle occasion pour venger ici sa mémoire des
- graves imputations que doivent inspirer, à tous les hommes
- sensés et à toutes les âmes pures, les honteuses aberrations
- éphémères qu'on a osé introduire sous son nom après sa mort.
- S'il eût vécu quelques années de plus, son absence totale de
- vraies convictions et son entraînement presque irrésistible
- vers les bruyans succès immédiats eussent peut-être égaré
- sa vieillesse fort au-delà des bornes qu'il avait toujours
- spéculativement respectées. Mais, quoi qu'il en soit d'une
- telle conjecture, je puis directement assurer que, pendant
- six années environ d'une intime liaison, je ne lui ai pas
- entendu proclamer une seule fois aucune de ces maximes
- profondément subversives de toute sociabilité élémentaire qui
- lui furent ensuite impudemment attribuées par des jongleurs
- qu'il n'avait jamais connus. J'ai pu seulement observer en
- lui, après l'affaiblissement résulté d'une fatale impression
- physique, cette tendance banale vers une vague religiosité,
- qui dérive aujourd'hui si fréquemment du sentiment secret de
- l'impuissance philosophique, chez ceux qui entreprennent la
- réorganisation sociale sans y être convenablement préparés
- par leur propre rénovation mentale.
-
- Note 2: L'essor initial de cette opération orale fut
- douloureusement interrompu, au printemps de 1826, par une
- crise cérébrale, résultée du fatal concours de grandes
- peines morales avec de violens excès de travail. Sagement
- livrée à son cours spontané, cette crise eût sans doute
- bientôt rétabli l'état normal, comme la suite le montra
- clairement. Mais une sollicitude trop timide et trop
- irréfléchie, d'ailleurs si naturelle en de tels cas,
- détermina malheureusement la désastreuse intervention d'une
- médication empirique, dans l'établissement particulier du
- fameux Esquirol, où le plus absurde traitement me conduisit
- rapidement à une aliénation très-caractérisée. Après que
- la médecine m'eut enfin heureusement déclaré incurable,
- la puissance intrinsèque de mon organisation, assistée
- d'affectueux soins domestiques, triompha naturellement, en
- quelques semaines, au commencement de l'hiver suivant, de la
- maladie, et surtout des remèdes. Ce succès essentiellement
- spontané se trouvait, dix-huit mois après, tellement
- consolidé que, en août 1828, appréciant, dans un journal, le
- célèbre ouvrage de Broussais sur l'irritation et la folie,
- j'utilisais déjà philosophiquement les lumières personnelles
- que cette triste expérience venait de me procurer si
- chèrement envers ce grand sujet. Le lecteur sait assez
- d'ailleurs comment je constatai irrécusablement, l'année
- suivante, que ce terrible épisode n'avait nullement altéré
- la parfaite continuité de mon essor mental, en accomplissant
- jusqu'au bout l'élaboration orale ainsi interrompue trois
- ans auparavant, et qui a ensuite fait naître le Traité que
- j'achève aujourd'hui.
-
- Je crois être maintenant assez connu pour qu'on n'impute
- point à de vaines préoccupations personnelles la confidence
- hardie que je viens d'adresser à tous ceux qui sauront
- l'apprécier. En un temps où l'anarchie morale comporte,
- chez des natures inférieures, le recours aux plus indignes
- moyens, sous l'excitation passagère ou permanente des
- antipathies individuelles ou collectives, j'ai cru devoir me
- garantir d'avance, par cette franche exposition, contre les
- insinuation infâmes que pourraient ainsi secrètement susciter
- les animosités diverses que soulèvera de plus en plus l'essor
- de ma nouvelle philosophie, et auxquelles ce dernier volume
- doit surtout imprimer spontanément une dangereuse impulsion.
- Cette juste prévision reposa déjà sur le honteux emploi de
- semblables machinations, auxquelles recourut vainement, en
- 1838, pour satisfaire envers moi d'ignobles ressentimens
- privés, un puissant personnage scientifique, dont le nom
- doit ici figurer enfin, en digne punition unique d'une telle
- conduite, le fameux géomètre Poisson. On n'a pas d'ailleurs
- oublié que, quelques années auparavant, un moyen analogue
- avait aussi été employé en vain, dans le monde savant,
- quoique avec une intention beaucoup moins haineuse, afin
- de ruiner le crédit intellectuel de l'illustre navigateur
- qu'une récente catastrophe vient d'enlever à la France. Par
- ces deux exemples incontestables du déplorable égarement
- pratique où peut conduire le jeu naturel de nos passions,
- même scientifiques, le lecteur comprendra, j'espère, le
- motif et la portée d'une explication où l'on aurait pu, sans
- cela, soupçonner l'influence d'inquiétudes exagérées, que la
- malveillance eût même tenté peut-être d'ériger en symptômes
- indirects d'une certaine persistance actuelle de l'accident
- qui en est l'objet.
-
-Dès l'origine de mon essor philosophique, dénué de toute fortune
-personnelle, même future, j'ai eu le bonheur de comprendre que mon
-existence matérielle devait directement reposer sur des occupations
-professionnelles indépendantes de mes travaux spéculatifs, dont le
-succès serait, par leur nature, trop lointain et trop incomplet pour
-jamais suffire à consolider ma position privée. Afin toutefois que
-cette nécessite continue tendît, autant que possible, à développer
-ma vocation principale, sans jamais pouvoir l'altérer, je choisis
-spontanément, à cet effet, en 1816, l'enseignement mathématique,
-envers lequel mon aptitude spéciale avait été, j'ose le dire, déjà
-remarquée, pendant que j'étudiais à l'École Polytechnique, aussi
-bien par mes chefs que par mes camarades. Cet enseignement a sans
-cesse constitué, depuis cette époque, dans ses divers degrés, et sous
-tous ses modes, mon unique moyen d'existence. Mais quoique, pendant
-ces vingt-six années, mon élaboration philosophique n'ait jamais
-troublé, en aucune manière, ces devoirs spéciaux, toujours aussi
-scrupuleusement accomplis que si je m'en fusse exclusivement occupé,
-elle a essentiellement empêché, d'après ma discordance involontaire
-avec le milieu où j'étais forcé de vivre, que ces longs et constans
-services m'aient procuré jusqu'ici la juste récompense personnelle qui
-en fût naturellement résultée pour tout autre professeur uniquement
-livré, même avec moins de zèle et de succès, à de telles opérations.
-Les travaux transcendans, qui semblaient devoir rehausser le mérite
-de mes occupations professionnelles, ont constitué, au contraire, la
-principale cause des graves injustices que j'ai subies dans cette
-carrière, soit en vertu de la répugnance qu'ils inspiraient aux
-diverses influences dominantes, soit surtout par suite de la basse
-envie que je suscitais secrètement autour de moi, en remplissant,
-avec une supériorité généralement reconnue, des fonctions qui, de ma
-part, étaient ainsi évidemment accessoires. Quoique je sois jusqu'ici
-le seul philosophe qui n'ait fait, ni dans ses écrits, ni dans sa
-conduite, aucune concession contraire à ses convictions, l'état présent
-de la raison publique commence déjà réellement à permettre, du moins
-en France, une telle plénitude de la dignité spéculative; mais elle
-n'est pas encore suffisamment exempte de dangers personnels. Toujours
-résolu à maintenir entièrement intacte, à tout prix, mon indépendance
-philosophique, j'ai été sans cesse rigoureusement écarté des diverses
-branches de notre instruction publique, par les velléités rétrogrades
-et l'esprit tracassier du déplorable gouvernement dont l'heureuse
-secousse de 1830 nous a délivrés à jamais. Ainsi réduit exclusivement
-aux pénibles ressources de l'enseignement privé, il a longtemps été
-pour moi encore plus précaire et moins efficace qu'envers tout autre,
-soit à raison d'une vie essentiellement solitaire qui me tenait
-éloigné des relations utiles, soit d'après le peu de sympathie que je
-trouvais chez les divers personnages qui pouvaient le plus appuyer une
-telle situation. Jusqu'à une époque très-rapprochée, mon existence a
-toujours reposé sur un enseignement quotidien prolongé ordinairement
-pendant six ou huit heures. C'est au milieu de ces entraves qu'a été
-exécutée la première moitié de ce Traité; le lecteur doit maintenant
-s'en expliquer la lenteur spéciale de publication. Il y a seulement
-dix ans que je fus introduit enfin à l'École Polytechnique, dans le
-grade le plus subalterne, sous les généreux auspices spontanés d'un
-géomètre fort recommandable (feu M. Navier), dont la rare élévation
-morale honorait notre monde scientifique, et dont l'esprit, quoique
-trop exclusivement mathématique, avait pourtant su discerner, à
-un certain degré, ma valeur caractéristique. Dès lors directement
-devenue mieux appréciable, mon aptitude à l'enseignement fut ensuite
-solennellement constatée, sur ce grand théâtre, d'après l'épreuve
-décisive qui résulta, en 1836, de l'obligation naturelle où je me
-trouvai d'y occuper, par intérim, la principale chaire mathématique.
-Mais, malgré cette irrécusable démonstration, que la noble sollicitude
-de mes élèves et de mon chef essentiel (l'illustre Dulong) a fait,
-j'ose le dire, soit alors, soit depuis, retentir avec éclat dans le
-monde savant, les antipathies scientifiques, spontanément développées
-à mesure que je perçais davantage, se sont jusqu'ici activement
-opposées à la juste rémunération de mes services spéciaux. On a cru
-jusqu'à présent, et on croira sans doute longtemps encore, m'avoir
-suffisamment récompensé en ajoutant, depuis cinq ans, à mon office
-précaire et subalterne dans l'enseignement polytechnique, des fonctions
-plus importantes, mais également temporaires, relatives au jugement
-initial des candidats. Cette double attribution est d'ailleurs, suivant
-la coutume française, tellement peu rétribuée, que je suis obligé,
-pour suffire aux nécessités de ma position, d'y joindre au dehors un
-actif enseignement quotidien, dans l'un des principaux établissemens
-spécialement destinés à la préparation polytechnique. Il résulte de
-ces triples fonctions mathématiques un tel enchaînement d'obligations
-journalières que, depuis six ans, je n'ai pu trouver vingt jours
-consécutifs de suspension totale, susceptibles d'être pleinement
-consacrés ou à un véritable repos ou à l'exclusive poursuite de mes
-travaux philosophiques. Cette nouvelle phase de ma position personnelle
-ne m'a donc réellement procuré d'autre amélioration essentielle que
-de m'avoir laissé un peu plus de temps pour ma grande élaboration, en
-me dispensant désormais de tout enseignement individuel. Aussi ai-je
-pu exécuter la seconde moitié de ce Traité, malgré sa difficulté et
-son extension supérieures, beaucoup plus rapidement que la première,
-en composant, depuis cette heureuse modification, un volume environ
-chaque année. Mais les pénibles entraves qu'un tel assujettissement
-continu doit encore apporter directement à mon essor ultérieur
-sont surtout aggravées par le caractère profondément précaire qui,
-d'après d'absurdes réglemens, distingue aujourd'hui cette laborieuse
-existence[3]. La double réélection annuelle à laquelle je suis ainsi
-soumis ne constituerait peut-être, envers tout autre, qu'une simple
-formalité, d'ailleurs choquante. Quant à moi, elle peut, à tout
-instant, devenir beaucoup plus grave, en fournissant un point d'appui
-légal aux injustes animosités que j'ai involontairement soulevées, et
-que le cours naturel de mes travaux doit directement augmenter, surtout
-d'après l'action nécessaire du volume actuel. En tant que répétiteur,
-mon sort est subordonné, chaque année, non-seulement aux diverses
-impulsions d'une corporation mal disposée à mon égard, mais aussi à
-la délicatesse ou à la circonspection d'un ennemi reconnu, dont la
-conduite antérieure est fort loin de garantir, en ce qui me concerne,
-son équité ultérieure. Comme examinateur, je suis pareillement
-exposé à la réaction annuelle, soit des différentes passions que
-doit spontanément susciter le juste exercice de mon autorité, soit
-même des vaines utopies spéciales que peut suggérer à chacun de mes
-seigneurs officiels le mode d'accomplissement d'un tel office: des
-récriminations pédantesques qui, quoique collectives, n'en étaient
-pas moins inconvenantes et même ridicules, m'ont déjà formellement
-averti de l'imminente gravité que pourrait, envers moi, acquérir
-inopinément un tel joug. À ce double titre, mes amis et mes ennemis
-savent également aujourd'hui que, parvenue à sa quarante-cinquième
-année, ma laborieuse existence personnelle peut encore être brusquement
-bouleversée, malgré le scrupuleux accomplissement continu de tous mes
-devoirs professionnels, d'après une suffisante coalition momentanée
-des diverses antipathies qui s'opposent à mon légitime essor. C'est
-afin de sortir, autant qu'il est en mon pouvoir, de cette intolérable
-situation, que j'ai cru devoir, par cette préface, provoquer, à mon
-égard, une crise décisive, dont le péril, quelque réel qu'il puisse
-être, est, à mon sens, moins funeste que la perspective continue d'une
-imminente oppression.
-
- Note 3: Notre École Polytechnique est essentiellement régie,
- en tout ce qui concerne l'enseignement, par un conseil
- formé principalement de tous les professeurs quelconques, y
- compris les maîtres de dessin, de français et d'allemand,
- en exceptant seulement ceux qui dirigent les exercices non
- obligatoires, comme l'escrime, la danse et la musique. Depuis
- dix ou douze ans, cette corporation a graduellement acquis
- une grande prépondérance, en se faisant attribuer, à titre
- de compétence, la nomination exclusive ou la présentation
- décisive aux divers offices polytechniques, par suite de la
- confiance irréfléchie que sa composition caractéristique
- a dû inspirer de plus en plus à un pouvoir trop disposé
- à sacrifier, en général, sa juste suprématie effective
- aux impérieuses exigences des préjugés actuels. Ce nouvel
- ascendant a aussi tendu sans cesse à rendre essentiellement
- amovibles, en les assujettissant à une réélection annuelle,
- tous les emplois quelconques autres que ceux occupés ou
- convoités par les membres du conseil dirigeant, et sans même
- excepter les fonctions qui, de leur nature, réclament le plus
- évidemment une pleine indépendance légale, afin de résister
- suffisamment à l'antagonisme continu d'une foule de passions
- spontanément convergentes contre leur plus légitime exercice,
- comme sont surtout mes difficiles devoirs d'examinateur
- préalable. Envers l'office didactique accessoire rempli
- par ce qu'on appelle improprement les _répétiteurs_, les
- ombrageuses prétentions d'une telle domination ont été
- poussées au point que, depuis l'ordonnance de 1832, chacun
- d'eux peut être directement repoussé au seul gré personnel
- du professeur correspondant: en sorte que la prévoyance
- législative de nos savans n'a pu s'élever jusqu'à comprendre
- la dangereuse autorité qu'ils accordaient ainsi aux plus
- injustes animosités que pourrait susciter une rivalité
- individuelle alors trop naturelle pour ne devoir pas être
- fréquente, on plutôt presque habituelle.
-
- D'aussi absurdes institutions sont sans doute très-propres
- à vérifier spécialement ce que j'ai tant de fois établi,
- en principe, surtout dans ce dernier volume, sur la
- profonde incapacité qui caractérise les savans actuels en
- matière quelconque de gouvernement, même scientifique.
- L'administrateur le plus étranger aux études spéculatives
- n'eût certainement jamais adopté spontanément des règles
- si radicalement contraires a cette connaissance usuelle de
- l'homme et de la société qui distingue naturellement la
- classe administrative, et qui, même à l'état empirique,
- constitue toujours, au fond, dans la vie réelle, notre
- plus précieuse acquisition. Vainement donc nos savans
- voudraient-ils aujourd'hui renvoyer à l'administration la
- responsabilité exclusive de mesures aussi choquantes pour
- tous les hommes sensés: il est clair que le pouvoir n'a eu,
- à ce sujet, d'autre tort essentiel que de céder, avec trop
- de condescendance, à l'aveugle impulsion des préjugés et
- des ambitions scientifiques. Toute personne bien informée
- sait même maintenant que les dispositions irrationnelles et
- oppressives adoptées depuis dix ans a l'École Polytechnique
- émanent surtout de la désastreuse influence exercée par M.
- Arago, fidèle organe spontané des passions et des aberrations
- propres à la classe qu'il domine si déplorablement
- aujourd'hui.
-
-Pour mieux caractériser, surtout quant à l'avenir, une telle
-appréciation personnelle, il me reste maintenant à la rattacher
-convenablement à la position nécessaire où me place directement
-l'ensemble de mon élaboration philosophique envers chacune des trois
-influences générales, théologique, métaphysique et scientifique, qui se
-disputent ou se partagent encore l'empire intellectuel.
-
-Il serait certes superflu d'indiquer ici expressément que je ne
-devrai jamais attendre que d'actives persécutions, d'ailleurs
-patentes ou secrètes, de la part du parti théologique, avec lequel,
-quelque complète justice que j'aie sincèrement rendue à son antique
-prépondérance, ma philosophie ne comporte réellement aucune
-conciliation essentielle, à moins d'une entière transformation
-sacerdotale, sur laquelle il ne faut pas compter. Dès mon adolescence,
-j'ai péniblement senti le poids personnel de cet inévitable
-antagonisme, première source générale des difficultés actuelles de
-ma situation. C'est, en effet, sous les inspirations rétrogrades de
-l'école théologique que fut surtout accompli, pendant la célèbre
-réaction de 1816, le funeste licenciement qui brisa ou troubla
-tant d'existences à l'École Polytechnique, et sans lequel j'eusse
-naturellement obtenu seize ans plus tôt, suivant les heureuses coutumes
-de cet établissement, la modeste position que j'ai commencé seulement à
-y occuper en 1832; ce qui eût assurément changé tout le cours ultérieur
-de ma vie matérielle. Une exception formelle, émanée de la même
-origine, vint ensuite me soustraire personnellement à la réparation
-partielle qui compensa, quelque temps après, pour mes camarades,
-cette proscription générale. Le lecteur sait déjà que le prolongement
-continu de cette oppressive influence m'interdit surtout l'instruction
-publique, et me réduisit à la pénible ressource de l'enseignement
-privé. À mesure que mon essor mental s'est définitivement caractérisé
-par l'apparition successive des divers volumes de ce Traité, une
-inévitable déchéance officielle n'a pas empêché envers moi les
-malveillantes manifestations de ce parti incorrigible, qui, depuis
-cinq siècles, se sentant de plus en plus incapable de soutenir aucune
-véritable discussion, aspire toujours, même dans l'impuissance, à
-exterminer ou à avilir ses divers adversaires philosophiques. Malgré
-sa circonspection accoutumée, la cour de Rome a récemment fulminé,
-contre un ouvrage qui n'était pas achevé, une de ces ridicules censures
-qui ont désormais perdu jusqu'à l'étrange pouvoir, subsistant encore
-au siècle dernier, d'exciter à lire les ouvrages qui en sont l'objet,
-et envers lesquels le public actuel ne daigne pas même s'informer
-d'une telle proscription. Au début de la présente année, à l'occasion
-de la réouverture habituelle du cours populaire d'astronomie que je
-professe gratuitement depuis douze ans, les plus ignobles organes
-de cette école, dans le vain espoir d'un prochain triomphe, ont osé
-demander hautement, à un pouvoir qui ne leur est plus dévoué, la
-destruction directe de tous mes moyens actuels d'existence, pour avoir
-systématiquement proclamé la nécessité et la possibilité de rendre
-enfin la morale pleinement indépendante de toute croyance religieuse,
-d'après l'universel ascendant de l'esprit positif, enfin directement
-érigé en unique base solide de toutes les notions humaines.
-
-Envers le parti métaphysique, soit gouvernant, soit aspirant,
-ma position nécessaire, quoique relative à une collision moins
-prononcée, est, au fond, encore plus dangereuse pour moi, à cause
-de la grande prépondérance qu'il exerce aujourd'hui, à tous égards,
-en France. Plus éclairé et plus souple que le précédent, ce parti
-équivoque sent confusément que, depuis Descartes et Bacon, l'essor
-graduel de la philosophie positive a été surtout dirigé spontanément
-contre sa domination transitoire, non moins intéressée aujourd'hui
-que les prétentions purement théologiques à empêcher, à tout
-prix, l'installation sociale de la vraie philosophie moderne. En
-considérant d'abord la portion de cette école qui règne maintenant,
-je puis aisément signaler, chez son plus éminent organe, un exemple
-très-caractéristique de sa disposition instinctive à me tenir, autant
-que possible, non sans doute dans l'oppression sacerdotale, mais dans
-une profonde obscurité personnelle, à la fois mentale et sociale. Ayant
-été, dès mon premier essor philosophique, individuellement apprécié,
-à certains égards, en 1824 et 1825, par M. Guizot, je lui ait fait
-l'honneur, il y a dix ans, lors de son principal avénement politique,
-de m'écarter une seule fois envers lui de la règle constante que je
-me suis prescrite de jamais rien demander aux divers pouvoirs actuels
-en dehors de ce qui m'est strictement dû d'après les usages établis.
-Quelques ouvertures de sa part me conduisirent alors à lui proposer
-de créer, au Collége de France, une chaire directement consacrée à
-l'histoire générale des sciences positives, que seul encore je pourrais
-remplir de nos jours, et à laquelle j'eusse spontanément donné un
-caractère convenablement relatif à l'ascendant scientifique et logique
-de la nouvelle philosophie. Or, après diverses tergiversations,
-M. Guizot, qui a fondé, là et ailleurs, pour ses adhérens ou ses
-flatteurs, tant de chaires inutiles ou même nuisibles, fut bientôt
-entraîné, par ses rancunes métaphysiques, à écarter définitivement
-une innovation qui pouvait honorer sa mémoire, et dont il avait
-d'abord semblé comprendre la valeur naturelle. Je fus même ensuite
-obligé de publier, dans deux journaux, en octobre 1833, avec quelques
-commentaires spéciaux, la note philosophique que j'avais dû composer
-à ce sujet, afin d'empêcher au moins que cette proposition, qui,
-en effet, est ainsi restée ultérieurement intacte, ne se trouvât
-finalement gaspillée au profit de quelque courtisan. Quant à la partie
-de l'école métaphysique qui constitue aujourd'hui ce qu'on appelle
-vulgairement l'opposition, et dont la principale influence réside dans
-la presse périodique, ses dispositions envers moi sont, sans doute,
-assez caractérisées par l'étrange silence que ses divers organes,
-quotidiens ou mensuels, ont unanimement gardé, pendant douze ans,
-pour la première fois peut-être, envers ma publication philosophique.
-C'est jusqu'ici seulement en Angleterre, du moins à ma connaissance,
-que ce Traité a donné lieu à un sérieux examen, par la consciencieuse
-appréciation dont un illustre physicien (sir David Brewster) honora,
-en 1838, dans la célèbre revue d'Édimbourg, mes deux premiers volumes,
-quoiqu'il eût d'ailleurs assez peu compris l'ensemble de mon opération
-philosophique, malgré l'admission formelle de ma loi fondamentale,
-pour regarder un tel préambule comme constituant mon principal objet.
-Sauf cette unique discussion, ainsi plutôt scientifique que vraiment
-philosophique, ce long travail n'a jamais été même annoncé dans
-aucun journal de quelque importance, sans que l'on puisse assurément
-attribuer une telle réserve au sentiment personnel d'une insuffisance
-d'instruction préalable qui n'empêche pas l'essor habituel des jugemens
-les plus tranchés. Quoique quelques organes avancés aient dû, à ce
-sujet, attendre naturellement la fin d'une élaboration qui n'est, en
-effet, pleinement jugeable que dans son ensemble total, on ne peut
-douter que ce silence exceptionnel ne soit surtout dû à la répugnance
-involontaire avec laquelle les métaphysiciens, qui dominent partout
-la presse périodique, voient aujourd'hui surgir une philosophie
-supérieure à leur influence, et qui tend directement à faire cesser
-leur prépondérance actuelle, sous l'inflexible prescription continue de
-rigoureuses conditions mentales, à la fois logiques et scientifiques,
-qu'ils se sentent incapables de remplir suffisamment.
-
-Considérons enfin la troisième classe spéculative, celle qui seule
-constitue aujourd'hui le germe très-imparfait mais direct de la vraie
-spiritualité moderne. Là se trouvent ceux à qui j'ai fait l'honneur
-de demander à gagner honnêtement mon pain, parce qu'ils sont de ma
-famille intellectuelle: tandis que je n'ai jamais rien dû attendre des
-deux autres catégories, comme m'étant essentiellement étrangères et
-même involontairement hostiles, sauf l'unique exception personnelle
-dont j'avais si mal à propos honoré M. Guizot. Afin d'apprécier
-convenablement à leur égard ma situation naturelle, il y faut
-distinguer avec soin les deux écoles, spontanément antagonistes, qui
-s'y partagent, quoique très-inégalement jusqu'ici, l'empire général
-de la positivité rationnelle: l'école mathématique proprement dite,
-dominant encore, sans contestation sérieuse, l'ensemble des études
-inorganiques, et l'école biologique, luttant faiblement aujourd'hui
-pour maintenir, contre l'irrationnel ascendant de la première,
-l'indépendance et la dignité des études organiques. En tant que
-celle-ci me comprend, elle m'est, au fond, plus, favorable qu'hostile,
-parce qu'elle sent confusément que mon action philosophique tend
-directement à la dégager de l'oppression des géomètres. J'y ai trouvé
-non-seulement mon plus complet appréciateur scientifique, dans la
-personne de mon éminent ami M. de Blainville, mais aussi de nombreux
-et honorables adhérens, dont le concours constate mieux une telle
-sympathie collective. Malheureusement ce n'est pas de cette classe,
-comme on sait, que dépend mon existence personnelle. Or, quant aux
-géomètres, sous la domination desquels je suis naturellement forcé
-de vivre, les indications précédentes ont assez fait pressentir ce
-que je dois attendre d'une classe scientifique dont l'ensemble de
-mon opération philosophique, soit mentale, soit sociale, détruit
-nécessairement la suprématie provisoire, graduellement développée
-pendant le cours de la longue élaboration préliminaire propre aux deux
-derniers siècles, comme l'expliquent spécialement les trois chapitres
-extrêmes de ce volume final.
-
-Pour mieux caractériser cette inévitable opposition instinctive, il
-me suffit ici de signaler convenablement l'expérience pleinement
-décisive qui s'accomplit, à mon détriment, en 1840, lors d'une
-nouvelle vacance de la principale chaire mathématique de l'École
-Polytechnique, que j'avais occupée, par intérim, quatre ans auparavant,
-avec une supériorité généralement reconnue, même de mes ennemis,
-et que je ne cesserai jamais, à ce titre, de regarder comme ma
-propriété légitime, quoiqu'une violente iniquité m'en ait dépouillé
-jusqu'ici avec l'appareil des formalités légales. L'illustre Dulong,
-en sa qualité de directeur des études de cet établissement, y avait
-personnellement suivi ces mémorables leçons qui m'avaient hautement
-conquis sa consciencieuse estime, malgré sa disposition antérieure à
-partager involontairement envers moi les préventions routinières de
-nos coteries scientifiques: c'est sous le récent souvenir de cette
-éminente approbation que se fit une telle élection, où son suffrage
-eût certainement garanti mon succès, sans la mort prématurée qui a
-privé le monde savant de cette rare combinaison d'une haute capacité
-avec une moralité équivalente. En même temps, une noble jeunesse, que
-je n'ai jamais flattée, j'ose le dire, mais qui connaît mon dévouement
-continu à ses besoins légitimes, manifestant, à sa manière, son
-heureux concours spontané avec l'appréciation de son ancien chef,
-honora ma candidature par une généreuse démarche exceptionnelle,
-dont j'ai été jusqu'à présent le seul objet, et pour laquelle je lui
-offre ici la faible expression de mon éternelle reconnaissance, dans
-la personne collective de ses successeurs actuels, envers lesquels
-l'intime solidarité de nos diverses générations polytechniques autorise
-pleinement une telle substitution continue. Le lecteur sait peut-être
-que des députations spéciales furent alors adressées par les élèves
-à tous les votans quelconques, afin de leur témoigner convenablement
-le désir unanime qu'une épreuve irrécusable avait inspiré en ma
-faveur à tous ceux qui avaient pu en sentir l'effet général. À cette
-convergence décisive, et peut-être inouïe, entre les supérieurs et
-les inférieurs, se joignaient d'ailleurs, à mon avantage, toutes
-les considérations accessoires relatives aux règles ordinaires,
-qu'il a fallu simultanément violer pour m'exclure: une incontestable
-ancienneté, d'honorables services spéciaux, et la convenance reconnue
-de recruter, autant que possible, les professeurs de cette grande école
-parmi ses anciens élèves, à moins d'insuffisance réelle. Si tout autre
-que moi eût réuni un tel ensemble de titres, son triomphe eût été
-certain. Mais les antipathies géométriques, spécialement concentrées
-à l'Académie des Sciences de Paris, ne pouvaient ainsi laisser
-irrévocablement surgir celui qui, connaissant le véritable esprit de
-nos diverses coteries scientifiques, et d'ailleurs peu effrayé de
-leur antagonisme, même concerté, aurait directement tendu, dans un
-tel office, à donner à la haute instruction mathématique la direction
-la plus conforme à sa véritable destination pour le système général
-de l'évolution positive. Les honteux moyens qui déterminèrent mon
-exclusion furent alors en pleine harmonie avec l'évidente iniquité du
-projet. Comme les meneurs académiques devaient naturellement craindre
-le vote spontané du Conseil de l'École, où mes ennemis et mes amis
-croyaient également d'abord que la majorité m'était assurée, et auquel
-l'usage accordait à ce sujet une priorité naturelle, ils profitèrent
-habilement contre moi de l'occasion facile à prévoir que leur offrit la
-discussion philosophique que je cherchai à engager directement, auprès
-de la classe essentiellement saine de cette académie, par la lettre de
-candidature dont je parle, à une autre fin, au second chapitre de ce
-volume. On sait assez comment la lecture officielle de cette lettre fut
-expressément refusée, en dépit d'une formelle disposition du règlement
-académique[4]. Après cette première violence, il fut ensuite aisé à
-la Commission spéciale d'établir, par une nouvelle infraction de tous
-les usages et de toutes les convenances, une liste de candidature
-où je n'étais pas même nommé, comme ne méritant sans doute aucune
-discussion. Le profond mépris personnel que je renvoie solennellement
-ici à chacun de ceux qui prirent une active participation volontaire
-à cette dernière indignité académique, ne m'empêche pas d'ailleurs de
-sentir qu'elle eut au fond peu d'influence sur le résultat, puisqu'elle
-suivit le vote effectif du Conseil polytechnique, déjà tourné contre
-moi par la réaction presque irrésistible de la turpitude initiale.
-En un mot, les meneurs d'une telle intrigue n'oublièrent rien pour
-indiquer d'avance à ce Conseil que, s'il voulait réaliser sa première
-disposition en ma faveur, il aurait à soutenir une lutte redoutable
-contre une corporation plus puissante, qui se montrait ainsi disposée à
-maintenir à tout prix, en cette grave occurrence, le monopole habituel
-des hautes positions didactiques, dont l'ensemble de sa conduite
-prouve depuis longtemps qu'elle regarde chacun de ses membres comme
-le possesseur légitime, quelle que puisse être son inaptitude réelle.
-On devait aisément s'attendre que le Conseil n'oserait engager envers
-l'académie une collision aussi inégale. C'est ainsi que fut accomplie,
-avec un concert apparent des deux votes essentiels, une injustice
-pleinement caractérisée, dont le poids naturel empêchera toujours sans
-doute envers moi toute convenable réparation, malgré la composition
-mobile du corps spécial qui s'en rendit l'instrument passif, d'après
-la fixité naturelle de la puissante compagnie qui en fut le principal
-moteur, et où d'ailleurs les antipathies que j'inspire doivent être
-continuellement rajeunies, parce qu'elles tiennent directement, soit à
-la situation générale de l'esprit humain au XIXe siècle, soit
-au caractère fondamental de ma nouvelle philosophie.
-
- Note 4: Celui des deux secrétaires perpétuels qui rendit
- compte de la séance du 3 août 1840 sentit tellement, sans
- doute, la turpitude de cette violence académique, ainsi
- accomplie contre moi au profit personnel de l'un de ses
- confrères, qu'il tenta vainement de la représenter comme
- une sorte d'ajournement, motivé par je ne sais quelle
- autre urgence plus immédiate. Mais, si cette jésuitique
- exposition eût été vraiment fidèle, l'Académie eût
- distinctement réservé, pour la lecture de ma lettre, une
- séance ultérieure, tandis qu'il n'en fut jamais question
- ensuite. Comme il importe beaucoup à la morale publique que
- l'actif accomplissement volontaire des mauvaises actions,
- individuelles ou collectives, ne puisse, en aucun cas,
- éluder une inflexible responsabilité, j'ai cru devoir ici
- spécialement rectifier cette officieuse erreur.
-
-Après cette triple appréciation des tendances diversement hostiles
-qui doivent faire spontanément converger contre mon essor légitime
-toutes les classes antagonistes entre lesquelles est aujourd'hui
-partagé l'empire intellectuel, il serait assurément superflu de
-faire ici autant ressortir leur commune disposition à me priver
-accessoirement des différentes récompenses honorifiques qui dépendent
-de leur arbitrage, quels que puissent jamais être, à cet égard, mes
-droits naturels. Quand M. Guizot eut attaché son nom à la dangereuse
-restauration d'une académie heureusement supprimée par Bonaparte,
-la plupart de mes amis, et même de mes ennemis, pensèrent qu'on ne
-pouvait se dispenser, ne fût-ce que d'après mes travaux originaires en
-philosophie politique, de m'introduire directement dans une compagnie
-où, à défaut de toute véritable unité mentale, on s'efforçait de
-réunir tous ceux qui, à un titre quelconque, et par les voies les
-plus inconciliables, avaient semblé coopérer au perfectionnement
-des études morales et sociales. Presque seul alors je compris que,
-quelque opposition mutuelle qui dût, en effet, exister entre ces
-diverses tendances spéculatives, leur commune nature métaphysique les
-réunirait toujours contre moi. C'est donc précisément en qualité de
-fondateur d'une nouvelle philosophie générale, à la fois historique
-et dogmatique, que je resterai constamment en dehors, sans aucune
-discussion possible, d'une corporation instituée pour ranimer, en les
-centralisant, les influences ontologiques, auxquelles je m'efforce de
-substituer enfin l'universelle prépondérance de l'esprit positif. Dans
-un autre cas, une illusion analogue m'avait d'abord, comme je l'ai
-franchement avoué au tome quatrième, conduit moi-même à compter sur
-l'appui, au moins moral, de la classe scientifique, qui semblait devoir
-prendre un vif intérêt direct à l'extension décisive de la positivité
-rationnelle. C'était l'erreur naturelle de la jeunesse, disposée
-à penser que les sciences sont habituellement cultivées en vertu
-d'une vraie vocation, et que les généreuses tendances spéculatives y
-prédominent sur les vicieuses impulsions actives. Mais, d'après les
-explications précédentes, celui qui a directement fondé une science
-nouvelle, la plus difficile et la plus importante de toutes, et qui, en
-même temps, a spécialement perfectionné la philosophie de chacune des
-sciences antérieures, sera nécessairement toujours repoussé de ce qu'on
-appelle improprement l'Académie des Sciences, quand même il pourrait
-se résoudre à en solliciter l'entrée, ce qu'il ne fera certainement
-jamais, depuis les indignités qu'on s'y est permis envers lui. Il
-laissera donc, sans aucun regret, cet honneur, de plus en plus banal, à
-la foule de ceux qui accomplissent aujourd'hui, d'une manière presque
-machinale, ces prétendus travaux scientifiques dont, le plus souvent,
-l'esprit humain ne saurait conserver, après dix ans, la moindre trace,
-malgré l'ambitieuse dénomination qui les décore spécialement d'une
-chimérique éternité.
-
-Pour achever d'apprécier la tendance profondément naturelle de
-l'influence scientifique à se réunir aujourd'hui, contre mon essor
-philosophique, à l'influence métaphysique, et même à l'influence
-théologique, il faut enfin remarquer, d'après une exacte analyse de
-notre situation mentale, que, malgré leur antagonisme naturel, la
-première, en tant que dominée encore par les géomètres, doit être,
-au fond, beaucoup moins éloignée qu'elle ne le semble de transiger
-habituellement avec les deux autres, au détriment de la raison
-publique. Depuis que la rénovation finale des théories morales et
-sociales constitue directement, dans l'immense révolution où nous
-vivons, la nécessité prépondérante, la présidence scientifique
-laissée jusqu'ici à l'esprit mathématique tend à devenir presque
-aussi rétrograde que le sont déjà les impulsions métaphysiques et
-les résistances théologiques, comme l'expliqueront spécialement
-les trois derniers chapitres de ce Traité. Le sentiment secret de
-leur inévitable impuissance envers ces spéculations transcendantes
-dispose involontairement les géomètres actuels à en empêcher, autant
-que possible, l'essor décisif, d'où résulterait nécessairement leur
-propre déchéance scientifique, et leur réduction normale à l'office
-modeste, quoique indispensable, que leur assigne évidemment la vraie
-hiérarchie encyclopédique. Après avoir jeté, comme un leurre, au
-vulgaire philosophique, leur absurde et dangereuse utopie relative à
-la prétendue régénération ultérieure des conceptions sociales d'après
-leur vaine théorie des chances, dont tout homme sensé fera bientôt
-justice, ils se contentent donc essentiellement d'exploiter à l'aise
-les bénéfices personnels que la grande transaction moderne assure
-spontanément à ceux qu'on a dû regarder jusqu'ici comme les plus
-fidèles organes de l'esprit positif, bien qu'ils n'en puissent vraiment
-représenter que l'état rudimentaire. Quant aux besoins fondamentaux
-inhérens à notre situation intellectuelle, ils n'intéressent aucunement
-la plupart des géomètres, qui sont, au contraire, secrètement entraînés
-à en empêcher la satisfaction finale. Leur opposition, plus apparente
-que réelle, à la prépondérance métaphysique, ou même théologique, tend
-depuis longtemps à se réduire à ce qui est strictement nécessaire pour
-garantir les droits directs de la science, surtout mathématique, aux
-profits généraux de l'exploitation spéculative. Or ce but est certes
-suffisamment atteint aujourd'hui, où le pouvoir a trop généreusement
-abandonné aux savans eux-mêmes, surtout en France, la répartition
-effective des diverses récompenses scientifiques. Ceux qui, avec
-une audace apparente, attaquent chaque jour la liste civile de la
-royauté, sont, d'ordinaire, humblement prosternés devant la liste
-civile de la science, au point de n'oser, par exemple, se permettre
-aucune critique envers les frais monstrueux qu'occasionne maintenant
-la seule composition d'un almanach très-imparfait. Tous les intérêts
-mathématiques étant ainsi garantis, les géomètres consentent volontiers
-à laisser à la métaphysique, et même à la théologie, l'antique
-possession du domaine moral et politique, où ils ne sauraient avoir
-aucune prétention sérieuse. D'un autre côté, la demi-intelligence
-que l'entraînement contemporain fait aujourd'hui pénétrer jusque dans
-la théologie, disposerait peut-être celle-ci, en cas d'un triomphe
-momentané, d'ailleurs presque impossible, à mieux respecter désormais
-les ambitions géométriques, pourvu que, suivant leur tendance
-spontanée, elles l'aidassent suffisamment à contenir le véritable essor
-systématique des spéculations biologiques, seules études préliminaires
-où la lutte fondamentale reste encore pendante, à beaucoup d'égards,
-entre l'esprit positif et l'ancien esprit philosophique. Cependant les
-craintes naturelles que doit suggérer l'instinct aveuglément rétrograde
-de la puissance théologique conduiraient, sans doute, les géomètres
-à voir avec regret le retour éphémère de son ascendant oppressif, où
-ils redouteraient, à leur propre égard, une source d'exclusion. Mais
-la situation actuelle, où domine l'influence métaphysique, plus souple
-et moins ténébreuse, quoique, au fond, seule vraiment dangereuse
-aujourd'hui, convient beaucoup à l'ensemble de leurs dispositions
-présentes, tant morales que mentales, parce qu'elle empêche une
-solution qui leur répugne, tout en leur assurant les nombreux avantages
-personnels d'un facile ascendant scientifique. Aussi est-ce surtout à
-prolonger, autant que possible, cet état profondément contradictoire,
-en écartant, de toutes leurs forces, une vraie rénovation spéculative,
-que nos géomètres s'attacheront de plus en plus, sans s'inquiéter
-d'ailleurs, en aucune manière, des graves dangers sociaux que doit
-nécessairement offrir cette prolongation artificielle de l'interrègne
-spirituel. Le lecteur peut ainsi concevoir déjà que la résistance
-spontanée du milieu scientifique actuel à mon action philosophique
-n'offre rien d'essentiellement fortuit ou personnel, et qu'elle se
-développera désormais, avec une énergie croissante, soit à mon égard,
-soit envers mes collègues ou mes successeurs, à mesure que la nouvelle
-philosophie tendra directement vers son inévitable ascendant final:
-l'ensemble de ce volume ne laissera plus aucun doute sur l'intime
-réalité de mes prévisions à ce sujet.
-
-D'après une telle appréciation générale de la corrélation nécessaire
-qui lie aujourd'hui ma position privée à la situation fondamentale
-du monde intellectuel, chacun doit maintenant sentir combien cette
-préface était vraiment indispensable pour placer directement, par
-un appel décisif, la suite entière des grands travaux ultérieurs
-annoncés à la fin de ce volume, sous le noble patronage d'une opinion
-publique, non-seulement française, mais aussi européenne, qui constitue
-mon unique refuge, et qui jusqu'ici n'a jamais failli à mes justes
-réclamations. Ceux qui trouveraient commode de continuer à m'opprimer
-sans me permettre la plainte, vont probablement se récrier beaucoup
-contre le caractère insolite de cette sorte de manifeste, dont ils
-redouteront l'efficacité. Quelques amis sincères, trop timides ou trop
-superficiels, craindront, à leur tour, que cette lutte dangereuse, en
-apparence si inégale, ne détermine contre moi la funeste réaction de
-puissantes animosités, sous le jeu desquelles je suis immédiatement
-placé. Mais, dans les conflits intellectuels, où le nombre a
-naturellement peu d'importance, une intime combinaison de la raison
-avec la morale constitue la principale force, d'après laquelle un
-seul esprit supérieur a quelquefois vaincu, même pendant sa vie,
-une multitude académique. Ici, d'ailleurs, j'ose assurer d'avance
-que je ne serai pas seul contre cette masse aveugle et passionnée.
-Quelque solitaire que soit mon existence, je sais que l'élite du
-public européen a déjà nettement témoigné, surtout en Angleterre et en
-Allemagne, par ses plus éminens précurseurs, son indignation spontanée
-contre les entraves personnelles qu'éprouve mon essor légitime, quoique
-ces nobles sympathies reposent encore sur une insuffisante connaissance
-de mes embarras privés. Les lecteurs les plus étrangers aux débats
-que cette préface a caractérisés comprendront aisément que les trois
-premiers volumes de ce Traité, tous relatifs aux diverses sciences
-existantes, constatent évidemment une haute aptitude didactique, quand
-même elle n'eût pas été directement démontrée par le concours spontané
-des expériences les plus décisives: ils apprendront avec surprise qu'on
-ait osé me refuser jusqu'ici, à ce sujet, une satisfaction méritée, si
-pleinement conforme à l'ensemble de ma double carrière, spéciale ou
-générale.
-
-Tous ceux qui auront suffisamment apprécié les justes plaintes que
-je viens d'exposer sur ma situation personnelle sentiront, sans
-incertitude, ce que je dois ici hautement demander, en transportant
-désormais sous les yeux du public des luttes jusqu'ici contenues dans
-l'ombre des conciliabules scientifiques. Je n'exige nullement que
-mon existence privée soit changée ni même élargie, mais seulement à
-la fois adoucie et consolidée. Son état présent, s'il était moins
-pénible et moins précaire, suffirait à mes besoins essentiels, et même
-à mes goûts principaux. Quant aux prévoyances de la vieillesse, si
-jamais il y a lieu, la nation française saura sans doute y pourvoir
-spontanément. Mais je demande surtout que mes ressources matérielles ne
-soient pas livrées chaque année au despotique arbitrage des préjugés et
-des passions que mon essor philosophique doit naturellement combattre
-avec une infatigable énergie, comme constituant désormais le principal
-obstacle à la rénovation intellectuelle, condition fondamentale de la
-régénération sociale. Or, à cet égard, sans attendre ni solliciter
-directement aucune rectification réglementaire, la crise que je viens
-de provoquer ainsi dans ma situation personnelle va nécessairement,
-quoi qu'on fasse, devenir pleinement décisive en l'un ou l'autre sens;
-car, si, malgré cette loyale manifestation publique, les prochaines
-réélections annuelles confirment, sans aucune difficulté, ma double
-position polytechnique, je serai, par cela seul, suffisamment autorisé
-à regarder, d'un aveu unanime, cette formalité, d'ailleurs absurde,
-comme ayant cessé enfin d'offrir envers moi aucun danger essentiel:
-elle ne permettra plus à personne d'oser m'offrir, presqu'à titre
-de grâce, cette confirmation périodique, qui ne sera plus vraiment
-facultative. Au cas contraire, je sais assez ce qui me resterait à
-faire pour que la suite de mon élaboration philosophique souffrît le
-moins possible de cette infâme iniquité finale.
-
-
-Le but de cette préface étant ainsi convenablement atteint, je crois
-devoir utiliser l'occasion qu'elle me fournit d'indiquer sommairement,
-suivant la coutume, aux lecteurs les plus attentifs, quelques
-renseignemens accessoires sur le mode invariable de préparation
-et d'exécution qui a présidé à la longue composition que ce volume
-termine, afin de faciliter une équitable appréciation, en se plaçant
-mieux dans les conditions de l'auteur.
-
-J'ai toujours pensé que, chez les philosophes modernes, nécessairement
-moins libres, à cet égard, que ceux de l'antiquité, la lecture nuisait
-beaucoup à la méditation, en altérant à la fois son originalité et son
-homogénéité. En conséquence, après avoir, dans ma première jeunesse,
-rapidement amassé tous les matériaux qui me paraissaient convenir à la
-grande élaboration dont je sentais déjà l'esprit fondamental, je me
-suis, depuis vingt ans au moins, imposé, à titre d'hygiène cérébrale,
-l'obligation, quelquefois gênante, mais plus souvent heureuse, de ne
-jamais faire aucune lecture qui puisse offrir une importante relation,
-même indirecte, au sujet quelconque dont je m'occupe actuellement,
-sauf à ajourner judicieusement, selon ce principe, les nouvelles
-acquisitions extérieures que je jugerais utiles. Ce régime sévère a
-constamment dirigé l'entière exécution de ce Traité, où il a assuré
-la netteté, l'énergie, et la consistance de mes diverses conceptions,
-quoiqu'il y ait pu, en certains cas secondaires, déterminer, envers les
-sciences constituées, une appréciation trop peu conforme à leur état
-récent, aux yeux de ceux qui chercheraient en cet ouvrage, contre mes
-formelles explications initiales, de véritables spécialités, autres que
-celles qui concernent la science finale du développement social, que je
-devais y fonder[5]. Quand je suis parvenu à cette seconde et principale
-moitié de mon élaboration totale, j'ai senti que la rigueur de mon
-principe hygiénique, dont une longue expérience m'avait pleinement
-confirmé l'heureuse efficacité, m'obligeait pareillement désormais
-à m'interdire scrupuleusement toute lecture quelconque de journaux
-politiques ou philosophiques, soit quotidiens, soit mensuels, etc.
-Aussi, depuis plus de quatre ans, n'ai-je pas lu réellement un seul
-journal, sauf la publication hebdomadaire de l'Académie des Sciences
-de Paris: encore me borné-je souvent à la table des matières de cette
-fastidieuse compilation, qui dégénère de plus en plus en étalage
-habituel de nos moindres vanités académiques. Je voudrais pouvoir ici
-faire suffisamment sentir à tous les vrais philosophes combien un tel
-régime mental, d'ailleurs en pleine harmonie avec ma vie solitaire,
-peut aujourd'hui contribuer, en politique, à faciliter l'élévation
-des vues et l'impartialité des sentimens, en faisant mieux ressortir
-le véritable ensemble des événemens, que doit dissimuler profondément
-l'irrationnelle importance naturellement attachée, soit par la presse
-périodique, soit par la tribune parlementaire, à chaque considération
-journalière.
-
- Note 5: Même envers cette science finale, on a pu aisément
- reconnaître que, suivant ce régime constant, j'y ai toujours
- réduit autant que possible mes lectures préparatoires. Je
- n'ai jamais lu, en aucune langue, ni Vico, ni Kant, ni
- Herder, ni Hegel, etc.; je ne connais leurs divers ouvrages
- que d'après quelques relations indirectes et certains
- extraits fort insuffisans. Quels que puissent être les
- inconvéniens réels de cette négligence volontaire, je suis
- convaincu qu'elle a beaucoup contribué à la pureté et à
- l'harmonie de ma philosophie sociale. Mais, cette philosophie
- étant enfin irrévocablement constituée, je me propose
- d'apprendre prochainement, à ma manière, la langue allemande,
- pour mieux apprécier les relations nécessaires de ma nouvelle
- unité mentale avec les efforts systématiques des principales
- écoles germaniques.
-
-Quant au mode d'exécution des diverses portions de ce Traité, il me
-suffit d'indiquer que les embarras d'une situation personnelle, dont
-le lecteur connaît maintenant toute la gravité, ont dû m'obliger à y
-apporter toujours la plus grande célérité partielle, sans laquelle mon
-entreprise philosophique fût ainsi restée essentiellement impraticable.
-Pour mesurer, autant que possible, cette vitesse effective, j'ai
-cru devoir, dans la table générale des matières, placée à la fin
-de ce volume, noter brièvement l'époque et la durée de chacune des
-treize élaborations distinctes qui ont constitué, à des intervalles
-très-inégaux, le vaste ensemble de ma composition. A cette indication
-caractéristique, je dois d'avance ajouter ici que, pressé par le
-temps, je n'ai jamais pu récrire aucune partie quelconque de ce long
-travail, qui a toujours été imprimé sur mon brouillon original, dont
-la transcription eût au moins doublé la durée de mon exécution.
-Heureusement que, peu disposé, de ma nature, à rien écrire avant une
-pleine maturité, ce premier jet s'est trouvé constamment assez net
-pour permettre aisément, sans la moindre réclamation, l'opération
-typographique, que je n'ai d'ailleurs ralentie par aucun remaniement
-ultérieur. Ces divers renseignemens secondaires pourront, j'espère,
-susciter quelque indulgence pour les imperfections littéraires d'une
-telle composition.
-
-
-En terminant cette préface inusitée, que ma position exceptionnelle
-rendait, j'ose le dire, indispensable, je dois rassurer d'avance
-tous ceux qui s'intéressent à la plénitude et à la pureté de mon
-essor ultérieur, en leur déclarant enfin que je ne laisserai jamais
-prendre à personne le funeste pouvoir de troubler, par aucune vaine
-polémique, une haute élaboration philosophique, déjà assez entravée
-naturellement, soit d'après la brièveté de ma vie, soit en vertu des
-graves exigences de ma situation personnelle. Ayant ici suffisamment
-exposé des explications qu'il fallait une fois présenter, rien ne
-pourra me déterminer à répondre aux récriminations quelconques que ce
-volume extrême va sans doute soulever. Je connais toute la valeur de
-l'initiative philosophique, et je saurais la maintenir avec énergie,
-quand même ma vie profondément solitaire ne me préserverait pas
-spontanément, à cet égard, des tentations ordinaires.
-
- Paris, le 19 juillet 1842.
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME SIXIÈME ET DERNIER.
- Pages.
-
- EXTRAIT DU JUGEMENT rendu le 29 décembre 1842 PAR LE TRIBUNAL
- DE COMMERCE DE PARIS III
-
- AVIS DE L'ÉDITEUR IV
-
- PRÉFACE PERSONNELLE V
-
- 56e Leçon. Appréciation générale du développement fondamental
- des divers élémens propres à l'état positif de l'humanité:
- âge de la spécialité, ou époque provisoire, caractérisée
- par l'universelle prépondérance de l'esprit de détail
- sur l'esprit d'ensemble. Convergence progressive des
- principales évolutions spontanées de la société moderne vers
- l'organisation finale d'un régime rationnel et pacifique 1
-
- 57e Leçon. Appréciation générale de la portion déjà accomplie
- de la révolution française ou européenne.--Détermination
- rationnelle de la tendance finale des sociétés modernes,
- d'après l'ensemble du passé humain: état pleinement positif,
- ou âge de la généralité, caractérisé par une nouvelle
- prépondérance normale de l'esprit d'ensemble sur l'esprit de
- détail 344
-
- 58e Leçon. Appréciation finale de l'ensemble de la méthode
- positive 645
-
- 59e Leçon. Appréciation philosophique de l'ensemble des
- résultats propres à l'élaboration préliminaire de la
- doctrine positive 786
-
- 60e et dernière Leçon. Appréciation générale de l'action
- finale propre à la philosophie positive 839
-
- TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES contenues dans les six volumes
- de ce Traité 897
-
-
-
-
-COURS
-DE
-PHILOSOPHIE POSITIVE.
-
-
-
-
-CINQUANTE-SIXIÈME LEÇON.
-
- Appréciation générale du développement fondamental propre aux
- divers élémens essentiels de l'état positif de l'humanité:
- âge de la spécialité, ou époque provisoire, caractérisée par
- l'universelle prépondérance de l'esprit de détail sur l'esprit
- d'ensemble. Convergence progressive des principales évolutions
- spontanées de la société moderne vers l'organisation finale
- d'un régime rationnel et pacifique.
-
-
-L'ensemble du régime monothéique propre au moyen-âge a été représenté,
-au cinquante-quatrième chapitre, comme nécessairement investi, par sa
-nature, d'une double destination, temporaire mais indispensable, pour
-l'évolution fondamentale de l'humanité: d'une part, le développement
-général de ses conséquences politiques devait déterminer graduellement
-la désorganisation radicale du système théologique et militaire, déjà
-parvenu ainsi à son extrême phase principale; d'une autre part, le
-cours simultané de ses effets intellectuels devait enfin permettre
-l'essor décisif des nouveaux élémens sociaux, bases ultérieures
-d'une organisation directement conforme à la civilisation moderne.
-Sous le premier aspect, qu'il fallait d'abord expliquer, nous avons
-suffisamment apprécié, dans la dernière leçon du volume précédent,
-l'enchaînement historique des suites essentielles de ce mémorable
-régime transitoire pendant les cinq siècles qui ont succédé au temps
-de sa plus grande splendeur: en sorte que la considération, pénible
-quoique inévitable, du mouvement de décomposition, peut désormais
-être heureusement écartée. Il nous reste donc maintenant, envers
-cette même période préliminaire qui a dû sembler jusqu'ici purement
-révolutionnaire, à y poursuivre rationnellement l'analyse générale,
-plus consolante et non moins décisive, de cet unanime mouvement
-instinctif de réorganisation, encore si mal jugé, qui, par la
-convergence spontanée des diverses évolutions partielles, préparait
-alors graduellement la société moderne à un système entièrement
-nouveau, seul susceptible de remplacer enfin l'ordre caduc dont
-l'irrévocable démolition s'accomplissait simultanément. C'est seulement
-après cette seconde appréciation fondamentale, sujet propre de la
-leçon actuelle, que nous pourrons convenablement terminer notre grande
-élaboration historique dans un dernier chapitre consacré à l'examen
-direct de l'immense crise sociale qui, depuis un demi-siècle, tourmente
-l'élite de l'humanité, et dont le vrai caractère essentiel ne saurait
-être pleinement conçu que sous l'inspiration d'une théorie déjà
-suffisamment éprouvée et éclairée par une explication satisfaisante
-de l'ensemble du passé humain. En vertu même de sa nouveauté, une
-telle analyse philosophique du mouvement élémentaire de recomposition
-propre à la civilisation moderne se trouvera presque toujours
-spontanément affranchie de ces discussions explicatives qui ont été
-si indispensables, au chapitre précédent, afin d'y faire prédominer
-de saines conceptions historiques sur les notions irrationnelles
-qui obscurcissent aujourd'hui l'étude ordinaire du mouvement de
-décomposition: ce qui peut heureusement nous permettre de procéder ici
-avec plus de rapidité, quoique la multiplicité des aspects organiques
-partiels, profondément distincts et indépendans malgré leur convergence
-et leur solidarité nécessaires, doive cependant entraîner à des
-développemens assez étendus pour que chacun d'eux puisse être utilement
-jugé, outre que nous devrons soigneusement apprécier, envers les
-principales phases organiques, leur correspondance nécessaire avec les
-phases critiques simultanées.
-
-
-Il faudrait, avant tout, déterminer rationnellement le point de départ
-général le plus convenable à cette nouvelle élaboration historique,
-si d'avance une telle origine n'avait été suffisamment établie au
-chapitre précédent, d'après sa remarquable coïncidence effective
-avec celle alors assignée à l'époque révolutionnaire. Mais nos
-explications antérieures sur la nécessité philosophique d'avancer
-d'environ deux siècles le terme normal du moyen-âge et le début réel
-de l'histoire moderne, communément placés aujourd'hui à la fin du
-quinzième siècle, sont certainement encore plus décisives pour la
-série organique que pour la série critique, sans qu'il convienne
-ici d'insister spécialement à cet égard. On serait même d'abord
-disposé, d'après l'ensemble des observations, à faire davantage
-remonter l'origine générale du mouvement de recomposition, qui
-semblerait devoir être reportée jusqu'au commencement du douzième
-siècle, si l'on négligeait une indispensable distinction historique
-entre la formation primitive des classes nouvelles et la première
-manifestation réelle, nécessairement très postérieure, de leur
-tendance sociale à constituer graduellement les élémens spontanés d'un
-régime essentiellement différent. En ne perdant jamais de vue cette
-évidente prescription logique, chacun peut aisément reconnaître que,
-sous tous les rapports essentiels, l'ouverture du quatorzième siècle
-représente la véritable époque où le travail organique des sociétés
-actuelles a commencé à devenir suffisamment caractéristique, comme
-nous l'avons déjà tant constaté pour leur activité critique. Par une
-coïncidence trop peu sentie, les divers symptômes principaux de notre
-civilisation concourent spontanément à ériger cette ère mémorable
-en origine réelle de l'ensemble de l'histoire moderne. Rien n'est
-assurément moins douteux quant à l'essor industriel, alors socialement
-caractérisé d'après l'universelle admission légale des communes parmi
-les élémens généraux et permanens du système politique, non-seulement
-en Italie, où, par une précocité spéciale, un tel progrès avait dû
-s'accomplir longtemps auparavant, mais aussi dans tout le reste de
-l'occident européen, sous les divers noms équivalens respectivement
-consacrés en Angleterre, en France, en Allemagne, et en Espagne: ce
-symptôme normal et permanent est d'ailleurs pleinement confirmé par
-un autre grand témoignage historique, non moins universel et non
-moins décisif, quoique violent et passager, quand on considère ces
-immenses insurrections spontanées qui, dans presque tous ces pays, et
-surtout en France et en Angleterre, manifestèrent, avec tant d'énergie,
-pendant la seconde moitié de ce siècle, la puissance naissante des
-classes laborieuses contre les pouvoirs qui leur étaient, en chaque
-lieu, spécialement antipathiques. Cette même époque a vu d'ailleurs
-pareillement commencer, en Italie, la grande institution des armées
-soldées, qui, non moins importante, comme je l'expliquerai, pour
-la série organique que pour la série critique, marque une phase si
-prononcée de la vie industrielle propre aux peuples modernes. Enfin,
-outre les indices évidens d'un développement général de l'activité
-commerciale, on voit alors coïncider diverses innovations capitales
-destinées à caractériser une ère nouvelle, entre autres l'usage
-actif de la boussole et l'introduction des armes à feu. La réalité
-d'un tel point de départ est pareillement irrécusable pour l'essor
-esthétique des sociétés actuelles, qui, par une filiation continue,
-remonte certainement jusqu'à cet admirable élan poétique de Dante et
-de Pétrarque, au-delà duquel il est habituellement inutile de reporter
-aujourd'hui l'analyse historique, si ce n'est afin d'en expliquer
-d'abord l'avénement graduel: une appréciation équivalente s'applique
-aussi, quoique avec moins d'éclat, à tous les autres beaux-arts, et
-surtout à la peinture, ainsi qu'à la musique. Quoique le mouvement
-scientifique n'ait pu manifester aussi promptement son véritable
-caractère, on doit néanmoins reconnaître également cette grande époque
-comme celle où, en résultat d'une mémorable préparation antérieure,
-l'ensemble de la philosophie naturelle a partout commencé, sous des
-formes correspondantes aux opinions dominantes, à devenir l'objet
-spécial d'une culture active et permanente; ainsi que le témoignent
-clairement, outre la nouvelle importance qu'acquièrent alors les
-études astronomiques dans les divers foyers intellectuels de l'Europe
-occidentale, le puissant intérêt qui déjà s'attache assidûment
-aux explorations chimiques, et même l'ébauche décisive des saines
-observations anatomiques, jusque-là si imparfaitement instituées.
-Enfin, l'essor philosophique proprement dit, bien qu'ayant dû être,
-par sa nature, encore plus tardif, représente aussi dès lors, malgré
-son état nécessairement métaphysique, et d'après plusieurs symptômes
-rattachés à l'impulsion préalable de la scolastique, la tendance
-progressive de l'esprit humain vers une rénovation fondamentale, dont
-je signalerai plus tard l'un des principaux indices précurseurs dans
-la direction, vraiment caractéristique, que prend, à cette époque,
-la mémorable controverse entre les réalistes et les nominalistes.
-Ainsi, le début du quatorzième siècle constitue certainement, à
-tous égards, le vrai point de départ général de la quadruple série
-organique suivant laquelle nous devons apprécier ici le développement
-élémentaire propre à la civilisation moderne: en tant du moins que
-d'exactes déterminations chronologiques peuvent être suffisamment
-compatibles avec la nature essentielle des saines spéculations
-sociologiques, toujours relatives à des phénomènes de filiation
-collective, encore plus assujétis que ceux de la vie individuelle à
-la continuité nécessaire d'une longue suite de modifications presque
-insensibles, antipathique à toute précision numérique, qui n'y saurait
-comporter d'office rationnel qu'à titre d'un indispensable artifice
-logique destiné à prévenir, autant que possible, la divagation des
-pensées et des discussions, conformément aux principes établis dans la
-quarante-huitième leçon.
-
-En considérant directement cette remarquable coïncidence historique
-entre le mouvement organique et le mouvement critique quant à l'époque
-initiale qu'il convient désormais de leur assigner régulièrement,
-il est aisé d'expliquer une telle conformité d'après la théorie du
-volume précédent sur l'ensemble du moyen-âge. Il est d'abord évident,
-vu la connexité fondamentale des deux mouvemens, que l'essor spécial
-des nouveaux élémens sociaux ne pouvait se manifester d'une manière
-suffisamment distincte que quand la décomposition spontanée de l'ancien
-système politique aurait commencé à devenir irrécusable; puisque
-jusque alors les forces propres à la civilisation moderne restaient
-nécessairement contenues dans une trop grande subalternité, malgré la
-protection, constante mais dédaigneuse, exercée à leur égard par les
-divers pouvoirs prépondérans, et qui ne pouvait acquérir une importance
-décisive avant que ceux-ci, dans leurs grandes luttes naturelles,
-eussent à l'envi provoqué l'introduction auxiliaire de ces puissances
-naissantes, dont l'influence propre devait, réciproquement, tant
-développer une telle désorganisation. En outre, une appréciation plus
-directe et plus intime montrera facilement, suivant les principes
-historiques du cinquante-quatrième chapitre, que l'identité effective
-des points de départ convenables aux deux séries résulte naturellement
-de leur commune subordination aux mêmes causes essentielles,
-successivement envisagées sous l'un et l'autre aspect. Car, la leçon
-précédente a pleinement démontré que, d'après le caractère éminemment
-transitoire inhérent à la constitution catholique et féodale, sa
-décomposition spontanée devait immédiatement succéder à l'époque de sa
-plus grande splendeur, aussitôt que, par le suffisant accomplissement
-de leur indispensable office temporaire pour l'ensemble de l'évolution
-humaine, ses divers élémens généraux auraient perdu, comme je l'ai
-expliqué, le but principal de leur activité normale, en même temps
-que le seul frein capable de contenir jusqu'alors leur antipathie
-réciproque. Or, considérées d'une autre manière, ces mêmes conditions
-fondamentales conduisent, non moins nécessairement, à assigner une
-pareille époque initiale au mouvement naturel de recomposition
-partielle. Quand l'admirable système de guerres défensives propre au
-moyen-âge a été enfin assez réalisé pour ôter désormais à l'activité
-militaire toute grande destination permanente, il est clair que
-l'énergie pratique a dû spontanément se reporter de plus en plus sur
-le mouvement industriel déjà naissant, seul susceptible dès lors
-d'offrir habituellement au monde civilisé un large et intéressant
-exercice des facultés communément prépondérantes. Pareillement, dans
-l'ordre spirituel, après le libre et plein développement, pendant
-les douzième et treizième siècles, de tout l'ascendant politique que
-pouvait jamais obtenir la philosophie monothéique, l'essor théologique
-avait sans doute irrévocablement perdu la propriété d'inspirer un
-attrait suffisant aux puissantes intelligences, auxquelles les diverses
-carrières scientifiques et esthétiques devaient dorénavant présenter,
-d'une manière de plus en plus exclusive, l'unique destination digne
-de leur pur dévouement continu. À tous égards, en un mot, les deux
-mouvemens co-existans, organique et critique, également issus de l'état
-social particulier au moyen-âge, devaient nécessairement commencer à
-la fois dès que ce régime intermédiaire aurait convenablement rempli
-sa mission spéciale dans la marche fondamentale de l'humanité: ce qui
-achève d'écarter, de notre préalable détermination chronologique, toute
-apparence accidentelle ou empirique, d'après l'exacte concordance des
-principes avec les faits.
-
-Un tel point de départ général étant maintenant aussi incontestable
-pour cette série positive qu'il l'était déjà pour la série négative
-du chapitre précédent, sauf les vérifications implicites que lui
-procurera naturellement la suite de notre analyse historique, nous
-devons compléter cet indispensable préambule en caractérisant, à
-son tour, l'ordre rationnel qu'il convient d'établir ici entre les
-quatre évolutions simultanées dont se compose surtout le grand travail
-spontané de recomposition élémentaire propre à la civilisation moderne
-pendant tout le cours des cinq derniers siècles.
-
-Il serait actuellement prématuré d'établir systématiquement la vraie
-coordination fondamentale des nouveaux élémens sociaux, suivant
-l'ensemble effectif de leurs relations normales. Cette grande question
-de statique sociale, dont le principe essentiel a été surtout indiqué
-dans les deux derniers chapitres du tome quatrième, ne pourra être
-convenablement approfondie que dans le Traité spécial de philosophie
-politique dont j'ai déjà eu tant d'occasions de signaler la
-destination ultérieure. Toutefois, une telle appréciation deviendra
-inévitablement, au chapitre suivant, le sujet naturel d'une première
-ébauche, directe quoique sommaire, afin d'y caractériser suffisamment
-la loi philosophique de la hiérarchie finale de l'humanité. Mais, ici,
-sans la considérer autrement que sous l'aspect purement dynamique
-propre à notre élaboration historique, nous devons seulement y
-rattacher d'avance l'enchaînement général de nos principales
-évolutions élémentaires, en vertu du dogme fondamental, expliqué au
-quarante-huitième chapitre, sur la conformité nécessaire entre l'ordre
-des harmonies et l'ordre des successions, dans toute étude vraiment
-rationnelle des phénomènes sociaux.
-
-Ces divers développemens élémentaires de la civilisation moderne
-ont toujours résulté jusque ici d'autant de séries partielles
-d'efforts spontanés et directs, sans aucun sentiment usuel ni de
-leurs relations mutuelles ni de la régénération finale vers laquelle
-tendait nécessairement leur commune convergence effective: en sorte
-que cet essor empirique des différens modes fondamentaux de l'activité
-humaine a été constamment caractérisé par un instinct plus ou moins
-prononcé d'aveugle spécialité exclusive, comme la suite de ce chapitre
-le constatera clairement pour chacun des cas principaux. Mais,
-quoique profondément méconnue, l'intime connexité de ces différentes
-évolutions simultanées n'en a pas moins exercé naturellement, sur
-leur accomplissement continu, son inévitable influence secrète, dont
-il s'agit maintenant d'indiquer le principe universel, qui doit
-être essentiellement conforme à celui des relations statiques, et
-d'après lequel se trouvera aussitôt déterminé l'ordre historique que
-nous devrons ensuite maintenir entre ces appréciations distinctes.
-Or, ce principe fondamental d'une telle subordination nécessaire se
-réduit réellement à l'entière extension philosophique, à la fois
-intellectuelle et sociale, de la loi hiérarchique, établie dès le
-début de ce Traité, et depuis constamment appliquée dans tout le
-cours de l'ouvrage, relativement à la classification rationnelle des
-diverses sciences essentielles d'après la généralité et la simplicité
-successivement croissantes ou décroissantes de leurs phénomènes
-respectifs. Cette base universelle de coordination naturelle n'est
-point, en elle-même, effectivement limitée au seul enchaînement
-des conceptions purement spéculatives: nécessairement applicable
-aussi à tous les divers modes positifs de l'activité humaine, non
-moins pratique que théorique, individuelle ou collective, elle aura
-finalement pour destination usuelle de déterminer, par l'ensemble
-de ses déductions, le caractère constant du classement social, tant
-spontané que systématique, propre à l'état définitif de l'humanité;
-comme je l'expliquerai directement au chapitre suivant par une sommaire
-exposition statique, à laquelle je ne fais ici qu'emprunter, par une
-anticipation forcée, une indication dynamique, indispensable au cours
-actuel de notre élaboration historique.
-
-Malgré la variété presque indéfinie et l'extrême incohérence qui
-semblent d'abord régner entre les divers élémens de la civilisation
-positive, d'après l'esprit de spécialité et de division qui devait
-présider jusqu'ici à leur évolution préalable, nous devons donc
-concevoir le système total des travaux humains disposé en une grande
-série linéaire, comprenant depuis les moindres opérations matérielles
-jusqu'aux plus sublimes spéculations esthétiques, scientifiques,
-ou philosophiques, et dont la succession ascendante présente un
-accroissement continu de généralité et d'abstraction dans le point de
-vue normal correspondant à chaque genre d'occupations habituelles,
-tandis que la progression descendante y offre, par suite, l'arrangement
-inverse des différentes professions selon la complication graduelle
-de leur destination immédiate et l'utilité de plus en plus directe de
-leurs actes journaliers. Dans l'économie normale d'un tel ensemble,
-les premiers rangs de cette immense hiérarchie sont caractérisés par
-une participation plus éminente et plus étendue, mais moins complète,
-plus détournée, moins certaine même, et qui en effet avorte souvent:
-les rangs inférieurs, au contraire, par la plénitude, la soudaineté,
-et l'évidence propres à leurs irrécusables services, compensent
-ordinairement ce que leur nature offre de plus subalterne et de
-plus restreint. Comparées sous l'aspect individuel, ces diverses
-classes doivent manifester spontanément une prépondérance de plus
-en plus prononcée des nobles facultés qui distinguent le mieux
-l'humanité; puisque l'abstraction et la généralité croissantes des
-pensées habituelles, ainsi que l'aptitude correspondante à poursuivre
-plus loin leurs combinaisons rationnelles, constituent assurément
-les principaux symptômes de la supériorité de l'homme sur tous les
-autres animaux: pourvu du moins que l'évolution effective de cette
-prééminence intellectuelle ne soit pas finalement neutralisée,
-d'après une trop grande imperfection morale, suivant une anomalie
-organique heureusement très peu fréquente. A cette inégalité mentale,
-correspondent naturellement, sous l'aspect social, une concentration
-plus complète et une solidarité plus intime, à mesure qu'on s'élève
-à des travaux accessibles, en vertu de leur difficulté plus grande,
-à de moins nombreux coopérateurs, en même temps que leur convenable
-accomplissement n'exige, en effet, qu'une moindre multiplicité
-d'organes, suivant la portée plus étendue de leur activité respective:
-d'où doit résulter, d'ordinaire, à raison de relations plus fréquentes,
-un développement plus vaste, quoique moins intense, de la sociabilité
-universelle, qui, au contraire, dans la hiérarchie descendante, tend de
-plus en plus à se réduire presque à la seule vie domestique, alors, il
-est vrai, plus précieuse et mieux goûtée.
-
-Quoique cette hiérarchie positive soit, de sa nature, essentiellement
-unique, et présente, entre ses innombrables élémens, une succession
-pour ainsi dire continue, donnant lieu à des transitions presque
-insensibles, son unité nécessaire ne l'empêche point de comporter, et
-même d'exiger, des divisions rationnelles, fondées sur le groupement
-régulier des divers modes d'activité d'après l'ensemble de leurs
-affinités réelles, à la manière de la hiérarchie animale, dont une
-telle classification, considérée du point de vue le plus philosophique,
-ne constitue, au fond, qu'une sorte de prolongement spécial, comme je
-l'expliquerai au chapitre suivant. La première et la plus importante
-de ces décompositions successives, résulte de cette distinction
-fondamentale entre la vie active et la vie spéculative, que, sous les
-noms consacrés d'ordre temporel et d'ordre spirituel, nous avons,
-jusqu'à présent, tant appliquée à l'état préliminaire de l'humanité,
-envisagé surtout dans sa dernière phase, et que nous reconnaîtrons
-bientôt devoir appartenir encore davantage à l'état définitif; ce
-qui nous dispense d'insister expressément ici sur un principe aussi
-évident, déjà devenu spontanément familier à tout lecteur attentif
-des deux volumes précédens. Dans son emploi essentiel, il serait
-habituellement inutile d'avoir égard à aucune subdivision, si ce
-n'est quelquefois à la plus générale, et seulement même d'une manière
-accessoire, en ce qui concerne le premier de ces deux systèmes
-partiels, qui sera toujours collectivement désigné, comme je n'ai cessé
-de le faire dès l'origine de cet ouvrage, d'après l'indispensable
-dénomination maintenant affectée, par tous les esprits philosophiques,
-à exprimer directement l'ensemble de l'action de l'homme sur la nature,
-depuis qu'un tel ensemble commence à être envisagé d'une manière un
-peu rationnelle. Mais il est, au contraire, strictement nécessaire de
-décomposer constamment le système purement spéculatif en deux autres
-radicalement distincts, malgré leurs attributs communs et leur uniforme
-destination finale, selon que la spéculation y prend le caractère
-esthétique ou le caractère scientifique: sans qu'il faille assurément
-insister davantage ici, soit pour expliquer aujourd'hui une telle
-division, soit même pour en faire immédiatement apprécier l'extrême
-importance, à la fois mentale et sociale, qui ressortira d'ailleurs
-spontanément de notre élaboration ultérieure. Par la combinaison
-rationnelle de ces deux décompositions successives, on aboutit donc
-habituellement au partage systématique de l'ensemble de la hiérarchie
-positive propre à la civilisation moderne en trois ordres fondamentaux:
-l'ordre industriel ou pratique, l'ordre esthétique ou poétique, et
-l'ordre scientifique ou philosophique, ainsi disposés dans le sens
-normal de la série ascendante, d'une manière essentiellement conforme à
-leurs principales relations caractéristiques.
-
-Également indispensables dans leurs destinations respectives, et
-d'ailleurs pareillement spontanés, ces trois grands élémens directs
-du régime final de l'humanité représentent à la fois des besoins
-aussi universels quoique très inégalement prononcés, et des aptitudes
-uniformément communes malgré leur diverse intensité. Ils correspondent
-aux trois aspects généraux sous lesquels l'homme peut envisager
-positivement chaque sujet quelconque, successivement considéré comme
-_bon_, quant à l'utilité réelle que notre sage intervention peut
-en retirer pour la meilleure satisfaction de nos besoins privés
-ou publics, ensuite comme _beau_, relativement aux sentimens de
-perfection idéale que sa contemplation peut nous suggérer, et enfin
-comme _vrai_, eu égard à ses relations effectives avec l'ensemble des
-phénomènes appréciables, abstraction faite alors de toute application
-quelconque aux intérêts ou aux émotions de l'homme. C'est selon cet
-ordre ascendant que s'établit communément leur succession effective
-chez les natures vulgaires, où la vie mentale est presque effacée
-sous l'exorbitante prépondérance de la vie affective, sauf quelques
-rares et courts élans des tendances spéculatives qui caractérisent
-toujours notre espèce: l'ordre descendant est évidemment, au contraire,
-le plus rationnel, et celui qui tend constamment à prévaloir, à
-mesure que l'intelligence acquiert graduellement plus d'empire dans
-l'évolution humaine, individuelle ou sociale. D'après la théorie
-fondamentale établie, au dernier chapitre du tome troisième, sur
-la vraie constitution générale de l'organisme cérébral, on voit
-même qu'une telle hiérarchie se rattache directement à un immuable
-principe anatomique, d'après la diversité nécessaire des siéges
-organiques respectivement propres aux facultés que chacun de ces trois
-genres essentiels d'activité doit spécialement exiger. Quoique les
-trois régions principales du cerveau, la postérieure, la moyenne,
-et l'antérieure, agissent sans doute synergiquement dans toute
-opération humaine de quelque importance, industrielle, esthétique, ou
-scientifique, on peut néanmoins regarder aujourd'hui comme vraiment
-démontré, d'après la lumineuse élaboration biologique due au génie de
-Gall, sauf toute vaine localisation partielle, que l'homme vulgaire
-est surtout poussé à la poursuite habituelle de l'immédiate utilité
-pratique par la prépondérance de l'ensemble des énergiques penchants
-relatifs à la première région; que l'activité spéciale des sentimens
-propres à la seconde région dispose directement d'heureux naturels
-à la conception instinctive d'une perfection idéale, et que, enfin,
-sous l'impulsion suffisante des facultés caractéristiques de la
-troisième région, se manifeste la prédilection spontanée de quelques
-organisations supérieures pour la recherche persévérante de la pure
-vérité abstraite. À quelques égards que l'on compare ces trois sortes
-de tendances, j'ose assurer qu'une judicieuse appréciation confirmera
-finalement la réalité nécessaire des divers motifs hiérarchiques
-précédemment indiqués, envers le principe général de la classification
-positive, soit en ce qui concerne la généralité et l'abstraction des
-diverses pensées habituelles, ou l'efficacité plus indirecte et plus
-lointaine, en même temps que plus étendue, des travaux respectifs,
-ou enfin leur concentration correspondante chez des classes moins
-nombreuses: de manière à retrouver toujours l'élément esthétique
-comme essentiellement intermédiaire entre l'élément industriel et
-l'élément scientifique, participant à la fois de leur double nature,
-nonobstant d'ailleurs les évidentes relations directes entre ces deux
-ordres extrêmes. Telle est la série fondamentale qui doit, à mes yeux,
-constituer désormais l'immuable base rationnelle de toute saine analyse
-statique, et par suite aussi dynamique, propre à la civilisation
-moderne.
-
-Pour l'usage purement historique auquel nous destinons, dans la leçon
-actuelle, cette classification générale, il est indispensable d'y
-ajouter ici une dernière subdivision principale, dont le caractère
-essentiel, beaucoup moins normal que celui de la double décomposition
-précédente, ne comporte réellement qu'une simple application
-provisoire, convenable surtout à l'évolution préliminaire accomplie
-depuis le XIVe siècle, et qui devra cesser aussitôt que le
-grand mouvement de régénération universelle aura enfin directement
-commencé à devenir vraiment systématique. On a pu remarquer ci-dessus
-que, envers le plus abstrait et le plus indirect des nouveaux élémens
-sociaux, j'ai employé indifféremment les qualifications de scientifique
-ou philosophique, qui, à mon gré, sont, par leur nature, radicalement
-équivalentes, et dont la diversité passagère, encore trop réelle
-aujourd'hui, tend certainement à disparaître, à mesure que la science
-devient plus philosophique et la philosophie plus scientifique: ce qui,
-dans un inévitable et prochain avenir, réduira véritablement l'ensemble
-fondamental de la hiérarchie sociale à la triple série dont je viens
-d'esquisser le principe. Mais cette heureuse tendance n'étant point
-jusque ici suffisamment prépondérante, notre analyse historique de la
-dernière préparation sociale chez l'élite de l'humanité n'aurait point
-tout le degré nécessaire d'exactitude, de clarté et de précision,
-si nous n'y distinguions pas, conformément à la nature d'un tel
-passé, entre l'ordre simplement scientifique et l'ordre philosophique
-proprement dit, en classant provisoirement celui-ci, en vertu de sa
-généralité supérieure et de sa prééminence mentale et sociale, comme un
-quatrième et dernier élément essentiel de notre hiérarchie ascendante;
-quoique l'irrationnalité intrinsèque d'une telle subdivision
-passagère exige de grandes précautions logiques pour ne pas altérer
-gravement, dans l'application habituelle, la pureté et l'efficacité
-de la progression totale. Cette fâcheuse obligation transitoire
-résulte directement, d'une part, de l'esprit de spécialité plus ou
-moins exclusive qui devait, jusqu'à notre siècle, inévitablement
-présider au développement des sciences réelles, et qu'une aveugle
-routine prolonge si abusivement aujourd'hui, comme je l'expliquerai
-en son lieu; d'une autre part, elle tient aussi au caractère vague
-et équivoque conservé, malgré ses modifications successives, par une
-philosophie, encore essentiellement métaphysique, que son défaut actuel
-de positivité ne permettrait pas même d'incorporer effectivement
-parmi les nouveaux élémens sociaux, si cette imperfection radicale
-n'était point évidemment parvenue de nos jours à la dernière phase qui
-devait précéder, à cet égard, une entière rénovation finale. En un
-mot, notre époque continue, sous ce rapport capital, à subir l'empire
-expirant de cette célèbre division qui, suivant les explications
-directes du cinquante-troisième chapitre, fut instituée, vingt siècles
-auparavant, par les écoles grecques, entre la philosophie naturelle,
-surtout relative au monde inorganique, et la philosophie morale,
-immédiatement appliquée à l'homme et à la société: division qui,
-malgré sa profonde irrationnalité abstraite, constitue, comme je l'ai
-établi, un expédient fondamental longtemps indispensable à l'évolution
-intellectuelle de l'humanité, et dont notre siècle n'est sans doute
-destiné à déterminer l'extinction totale qu'autant que la science,
-enfin complétée et systématisée, devra s'y confondre graduellement avec
-une philosophie émanée de son propre sein, ainsi que la suite de ce
-volume le rendra, j'espère, incontestable. Cette séparation provisoire
-a dû être éminemment prononcée pendant tout le cours des cinq derniers
-siècles, en vertu de l'essor correspondant de la philosophie naturelle
-proprement dite, et des transformations consécutives de la philosophie
-morale. Tel est donc le motif insurmontable qui, pour l'analyse
-historique de cette phase préparatoire de la civilisation moderne, nous
-oblige finalement à concevoir ici la hiérarchie positive comme si elle
-était réellement composée de quatre élémens essentiels, industriel,
-esthétique, scientifique, et philosophique, au lieu des trois établis
-ci-dessus. Mais, en subissant convenablement une pareille condition,
-il ne faudrait jamais oublier que, sous peine de conduire à de fausses
-appréciations statiques, et même dynamiques, l'usage limité de cette
-altération provisoire doit être constamment réglé suivant l'esprit des
-explications précédentes, par un sentiment très délicat de sa vraie
-destination sociologique, à laquelle, malgré mes scrupuleux efforts, je
-crains peut-être de n'avoir pas toujours été suffisamment fidèle.
-
-L'ordre statique fondamental ainsi sommairement établi entre les
-nouveaux élémens sociaux détermine aussitôt la loi la plus générale
-de leur développement commun, en fixant immédiatement, par une
-coïncidence nécessaire, l'ordre dynamique de ces quatre évolutions
-partielles, dont l'inévitable simultanéité permanente ne pouvait
-neutraliser l'inégale rapidité naturelle. Chacun peut aisément
-reconnaître, en effet, en reproduisant dynamiquement les considérations
-ci-dessus indiquées statiquement, que les mêmes motifs qui règlent
-l'harmonie normale s'appliquent, d'une manière aussi directe et aussi
-énergique, à la succession spontanée, toujours accomplie historiquement
-suivant la hiérarchie, soit ascendante, soit descendante, que nous
-venons de définir. Une appréciation plus spéciale conduit ensuite à
-constater que, dans l'évolution préparatoire dont nous instituons
-l'étude rationnelle, la filiation a dû être jusque ici essentiellement
-ascendante; la progression inverse, qui commence à devenir
-prépondérante, n'ayant pu encore exercer qu'une influence secondaire,
-quoique également nécessaire, ultérieurement analysée.
-
-D'après la seule définition d'une telle hiérarchie sociale, désormais
-envisagée dynamiquement, il est sans doute évident que l'essor de
-chacun des élémens principaux tend à provoquer spontanément celui
-des divers autres, soit que l'impulsion se propage du plus général
-au moins général, ou bien en sens contraire. Il est heureusement
-inutile aujourd'hui de s'arrêter ici à faire expressément ressortir
-l'influence réciproque, de direction et d'excitation, qui se développe
-continuellement sous nos yeux entre l'évolution scientifique et
-l'évolution industrielle: la suite de notre élaboration historique
-en caractérisera d'ailleurs naturellement les grandes conséquences
-sociales. Mais l'intime connexité de l'évolution esthétique avec
-chacune des deux évolutions extrêmes est jusqu'à présent appréciée
-d'une manière beaucoup moins convenable, sans toutefois qu'elle soit,
-au fond, plus douteuse, du point de vue pleinement philosophique
-propre à ce Traité. Car, la théorie positive de la nature humaine
-montre clairement que, dans l'ensemble de notre éducation normale,
-individuelle ou sociale, l'essor esthétique doit graduellement
-succéder à l'essor pratique ou industriel, et préparer ensuite l'essor
-scientifique ou philosophique; comme j'aurai lieu d'ailleurs de
-l'expliquer directement ci-dessous. Quand, au contraire, la progression
-commune s'accomplit en sens inverse, suivant une marche exceptionnelle
-ci-après caractérisée, on comprend aussi, quoique moins spontanément,
-soit la tendance de l'activité scientifique à provoquer, à titre
-d'indispensable diversion mentale, une certaine activité esthétique,
-soit surtout l'heureuse réaction exercée par l'essor esthétique sur
-le perfectionnement industriel. Ainsi, la réalité dynamique de notre
-hiérarchie fondamentale est, en principe général, aussi incontestable,
-à tous égards, que sa primitive réalité statique.
-
-L'unique hésitation qui puisse d'abord entraver ici son usage
-historique, résulte d'une première incertitude inévitable sur le
-sens effectif, ascendant ou descendant, de l'ordre principal des
-quatre évolutions partielles, lorsqu'on néglige la distinction
-préalable, déjà employée ci-dessus quant à l'époque initiale, entre
-l'ébauche primordiale de chaque développement et son incorporation
-directe au système propre de la civilisation moderne. Mais, en ayant
-convenablement égard à cette indispensable différence, il ne peut,
-ce me semble, rester maintenant aucune incertitude sur le sens,
-essentiellement ascendant, d'une telle série historique, pendant le
-cours total des cinq siècles écoulés depuis que cette civilisation
-a commencé à manifester le caractère vraiment distinct des nouveaux
-élémens sociaux. Car, il est assurément incontestable que l'essor
-industriel des sociétés modernes devait constituer leur premier
-contraste général, et encore même aujourd'hui le plus décisif, envers
-celles de l'antiquité. Quelle que soit évidemment l'extrême importance
-sociale de l'évolution esthétique et de l'évolution scientifique, outre
-qu'elles ont dû être, chez les modernes, constamment postérieures à
-l'évolution industrielle, on ne peut douter qu'elles ne caractérisent
-jusque ici notre civilisation beaucoup moins profondément que
-celle-ci, directement relative à un élément étranger à l'ancienne
-économie sociale, et en même temps le plus populaire de tous; tandis
-que les deux autres développemens, sans être, à beaucoup près, aussi
-profondément incorporés au régime antique qu'ils le sont à l'état
-moderne, y avaient été néanmoins poussés à un degré fort remarquable.
-C'est, à tous égards, la prédominance graduelle de la vie industrielle
-sur la vie militaire, par suite de l'entière abolition de l'esclavage
-primitif des classes laborieuses, qui distingue le mieux l'ensemble des
-populations composant aujourd'hui l'élite de l'humanité; c'est aussi
-la première source générale de tous leurs autres attributs essentiels,
-et le principal moteur universel du mode d'éducation sociale qui leur
-est propre. L'éveil mental que cette activité pratique y a provoqué et
-maintenu, à un certain degré, par une influence inévitable et continue,
-jusque chez les classes les plus inférieures, ainsi que l'aisance
-relative dès lors uniformément répandue, y ont ensuite naturellement
-amené un développement esthétique plus désintéressé, dont l'active
-propagation n'avait jamais pu être aussi étendue sous aucun des trois
-modes essentiels que nous avons distingués, au cinquante-troisième
-chapitre, dans le régime polythéique de l'antiquité. D'un point
-de vue secondaire, mais plus spécial, on voit d'ailleurs que le
-perfectionnement graduel de l'essor industriel l'élève spontanément,
-par une suite de transitions presque insensibles, jusqu'à l'essor
-purement esthétique, surtout en ce qui concerne les arts géométriques.
-Quant à l'influence nécessaire de cette même évolution industrielle
-pour imprimer ensuite à l'esprit scientifique des modernes cette
-positivité fondamentale qui le caractérise, et qui a ultérieurement
-transformé aussi l'esprit philosophique proprement dit, elle est
-certes tellement évidente, en principe, que nous n'avons aucun besoin
-de nous y arrêter ici, jusqu'à ce que le cours naturel de notre
-élaboration historique nous conduise à en apprécier directement les
-conséquences générales. On ne saurait donc méconnaître la direction
-radicalement ascendante de l'évolution, essentiellement empirique,
-propre au premier essor fondamental des nouveaux élémens sociaux, dont
-la hiérarchie normale ne pourra se développer librement suivant la
-marche descendante, seule pleinement rationnelle, qu'après le suffisant
-accomplissement d'une systématisation directe, jusque ici à peine
-entrevue, et qui suppose l'ascendant final de la philosophie positive
-chez tous les esprits actifs.
-
-Il ne peut, à cet égard, rester quelque embarras historique que
-relativement à l'ordre respectif des deux évolutions esthétique et
-scientifique, qui toutes deux constamment postérieures à l'évolution
-industrielle, semblent n'avoir pas observé entre elles une loi de
-succession aussi fixe, quoique d'ailleurs, dans la plupart des cas,
-la première ait été, conformément à cette règle générale, évidemment
-antérieure: l'exemple capital de l'Allemagne donne surtout de la
-gravité à une telle objection, puisque l'essor scientifique paraît y
-avoir, au contraire, notablement précédé le principal essor esthétique,
-par un concours de causes exceptionnelles qui mériterait une saine
-analyse spéciale, du reste incompatible avec la nature abstraite de
-notre élaboration sociologique. Mais, pour dissiper ici convenablement
-l'incertitude qu'une semblable anomalie pourrait jeter sur l'ordre
-dynamique que nous venons d'établir, il suffit de considérer
-l'irrécusable nécessité philosophique d'apprécier simultanément l'essor
-direct de la civilisation moderne, non chez une seule nation, même
-très étendue, mais chez tous les peuples qui ont réellement participé
-au mouvement fondamental de l'Europe occidentale; c'est-à-dire (afin
-d'en faire, une fois pour toutes, l'indispensable énumération),
-l'Italie, la France, l'Angleterre, l'Allemagne, et l'Espagne[6]. Ces
-cinq grandes nations, dont Charlemagne a si dignement achevé de
-constituer l'imposante synergie, peuvent être regardées, dès le milieu
-du moyen-âge, comme constituant, à beaucoup d'égards essentiels,
-malgré d'immenses diversités, un peuple vraiment unique, intégralement
-soumis alors au régime catholique et féodal, et depuis généralement
-assujéti à toutes les transformations successives, soit critiques, soit
-surtout organiques, que la destinée ultérieure d'un tel régime devait
-graduellement déterminer chez cette avant-garde de notre espèce. Par
-une semblable considération, d'ailleurs si importante, en général,
-pour circonscrire convenablement la véritable extension du théâtre
-permanent de la phase sociale que nous apprécions, on résout aussitôt
-la difficulté précédente, en faisant clairement ressortir que, dans
-ce mode rationnel d'observation historique, l'essor scientifique se
-présente, suivant l'ordre naturel ci-dessus établi, comme certainement
-postérieur à l'essor esthétique. Rien n'est surtout plus évident
-quant à l'Italie, dont la civilisation a, sous tous les rapports
-essentiels, tant précédé et si longtemps guidé celle de tout le reste
-de la grande république occidentale, et où l'on voit si nettement
-l'essor esthétique succéder peu à peu à l'essor industriel, et préparer
-ensuite graduellement l'essor scientifique ou philosophique, d'après
-l'heureuse propriété qui le caractérise d'exciter spontanément l'éveil
-spéculatif jusque chez les plus vulgaires intelligences.
-
- Note 6: Comme tout le reste de notre élaboration historique
- devra naturellement contenir de fréquentes allusions, soit
- explicites, soit plus souvent implicites, à une telle
- circonscription territoriale, il convient ici d'avertir
- directement, pour prévenir toute interprétation équivoque ou
- incomplète, que, afin de ne pas trop multiplier le nombre de
- ces élémens européens, je suppose toujours essentiellement
- annexé à chacun d'eux l'ensemble de ses appendices naturels.
- Ainsi, dans cette définition historique de l'Angleterre,
- j'y comprends, non-seulement l'Écosse, et même d'Irlande,
- suivant un usage déjà familier, mais aussi, à beaucoup
- d'égards, l'Union américaine elle-même, dont la civilisation,
- essentiellement dépourvue d'originalité, ne fut surtout,
- jusqu'à notre siècle, qu'une simple expansion directe de la
- civilisation anglaise, modifiée par des circonstances locales
- et sociales. Par des motifs équivalens d'affinité politique,
- je joins pareillement, d'ordinaire, à l'Allemagne proprement
- dite, d'une part la Hollande, et même la Flandre, d'une autre
- part les îles danoises et même la péninsule scandinave,
- ainsi que la Pologne, extrêmes limites boréale et orientale
- de notre synergie européenne. Enfin, il serait superflu de
- prévenir que, sous la seule dénomination d'Espagne, on doit
- entendre habituellement ici l'ensemble de la presqu'île
- ibérique. Des subdivisions plus détaillées seraient
- contraires à la nature essentiellement abstraite de notre
- opération sociologique, où une telle énumération ne saurait
- avoir d'autre destination principale que de prévenir le
- vague et la confusion des idées relatives à la vérification
- effective de ma théorie fondamentale de l'évolution humaine.
-
-Si, au lieu d'envisager le développement direct des modernes élémens
-sociaux, qui, je ne saurais trop le rappeler, constitue le seul objet
-de notre appréciation actuelle, on voulait étudier, dans l'ensemble
-du passé humain, la première origine successive de leurs évolutions
-respectives, on trouverait, au contraire, une marche nécessairement
-inverse; puisque la civilisation ancienne, toujours issue, comme je
-l'ai montré au cinquante-troisième chapitre, d'un état essentiellement
-théocratique, avait d'abord procédé du principe le plus général qui fût
-alors applicable aux relations humaines, pour descendre graduellement
-aux applications particulières, tandis que la civilisation moderne
-a dû commencer par les moindres rapports pratiques. C'est ainsi que
-le génie purement philosophique a été, chez les anciens, le premier
-développé, sous la forme nécessairement théologique seule possible à
-un tel âge; ensuite le génie scientifique, avec un caractère analogue,
-après sa séparation du tronc commun de la théocratie; et enfin le génie
-esthétique, longtemps simple auxiliaire de l'action théocratique; le
-génie industriel y étant d'ailleurs, par les conditions fondamentales
-de toute l'économie antique, constamment étouffé sous l'esclavage
-systématique des travailleurs, afin de laisser à l'activité pratique la
-direction guerrière qu'elle devait primitivement manifester. Une marche
-semblable, du général au particulier, ou de l'abstrait au concret, n'a
-surgi jusqu'à présent, dans l'essor propre de la civilisation moderne,
-que d'une manière secondaire, qui ne pourra devenir principale, avec
-une rationnalité bien supérieure à celle de la marche antique, que
-d'après la systématisation totale qui tend aujourd'hui à résulter de
-l'ensemble de cette évolution préparatoire. Mais la considération
-permanente d'une telle marche n'en est pas moins, quoique purement
-accessoire, indispensable à signaler déjà, même envers un tel passé,
-parce que son influence, pareillement spontanée, a essentiellement
-dominé, comme je l'expliquerai bientôt, le développement intérieur
-de chacun des grands élémens sociaux, décomposé dans les diverses
-activités partielles dont il représente l'agglomération naturelle: en
-sorte que l'ordre ascendant et l'ordre descendant de la hiérarchie
-positive ont, en résumé, pareillement concouru, d'une manière
-déterminée, à régler l'évolution organique des cinq derniers siècles,
-l'un pour la progression générale, et l'autre pour chacune des
-trois progressions spéciales, où le sentiment systématique plus
-restreint avait pu devenir suffisamment usuel. Un tel mode d'évolution
-représenterait la marche naturelle d'une société idéale, dont
-l'enfance serait supposée convenablement préservée de la théologie
-et de la guerre: il tend aujourd'hui à se reproduire communément,
-dans un cas plus réel quoique plus restreint, pour l'ensemble de
-l'éducation individuelle, en tant du moins que spontanée, où l'activité
-esthétique succède graduellement à l'activité industrielle, et prépare
-progressivement l'activité scientifique ou philosophique.
-
-Après ce double préambule indispensable, où l'époque initiale et
-ensuite l'ordre de succession de notre série positive ont été enfin
-convenablement appréciés, procédons directement à l'examen général de
-chacune des quatre évolutions essentielles, en commençant, suivant
-l'explication précédente, par l'évolution industrielle, principale base
-nécessaire du grand mouvement de recomposition élémentaire qui a jusque
-ici caractérisé la société moderne.
-
-Il faut d'abord expliquer comment ce nouvel élément social,
-essentiellement étranger à l'antiquité, a naturellement surgi, en temps
-opportun, de ce mémorable état transitoire dominé par l'organisme
-catholique et féodal, qu'une étude impartiale et approfondie
-représente, à tous égards, non moins dans la progression organique
-que dans la progression critique, comme la vraie source générale
-de notre civilisation occidentale. Cette heureuse transformation,
-la plus fondamentale que l'humanité ait encore éprouvée, et qui,
-chez l'ensemble des populations réparties sur le vaste théâtre du
-moyen-âge, a remplacé enfin, suivant une marche graduelle mais
-irrévocable, la vie guerrière par la vie industrielle, a été jusque
-ici assez sainement jugée quant à ses résultats essentiels, quoique
-d'une manière étroite et insuffisante; tandis que, au contraire, son
-accomplissement nécessaire n'a guère donné lieu qu'à des théories
-radicalement vicieuses, où l'on attribue presque toujours une
-irrationnelle importance à des causes purement accessoires, hors de
-toute juste proportion avec l'immensité d'un tel phénomène, faute
-d'en avoir directement saisi le véritable principe universel. Les
-plus sages tentatives appartiennent incontestablement, à cet égard,
-à ces illustres écrivains qui, au siècle dernier, ont si dignement
-immortalisé la noble école écossaise: et cependant aucun d'entre
-eux, sans même excepter le loyal et judicieux Robertson, n'a pu
-s'affranchir assez des aveugles préjugés alors inspirés par la
-philosophie négative, soit protestante, soit déiste, pour s'élever au
-degré d'impartialité historique susceptible de faire sentir, au moins
-empiriquement, à d'aussi bons esprits, l'impulsion prépondérante,
-directement émanée, à cette fin, de l'ensemble du régime propre au
-moyen-âge.
-
-En appliquant ici, sous ce rapport, les principes établis d'avance,
-dans l'avant-dernier chapitre du volume précédent, sur la tendance
-nécessaire, à la fois temporelle et spirituelle, d'une telle
-organisation vers l'affranchissement et l'élévation des classes
-laborieuses, il faut d'abord rappeler que, d'ordinaire, on est loin
-d'apprécier convenablement la haute importance de la transition
-primordiale ainsi partout réalisée par la substitution du servage
-proprement dit à l'esclavage antique: modification où les juges les
-plus prévenus ne sauraient assurément méconnaître ni l'influence
-normale du catholicisme, imposant, avec une énergique autorité
-permanente, d'universelles obligations morales, ni la conversion
-spontanée du système conquérant en système défensif, qui caractérise
-l'état féodal. Ce grand changement doit être envisagé, ce me semble,
-comme constituant, dès l'origine du moyen-âge, un certain degré
-primitif d'incorporation directe de la population agricole à la
-société générale, où jusque alors elle n'avait presque figuré qu'à la
-manière des animaux domestiques: puisque le cultivateur, ainsi fixé
-désormais à la terre, en un temps où les possessions territoriales
-tendaient vers une profonde stabilité, a dû commencer aussitôt, quelque
-chétive et précaire que fût son existence naissante, à acquérir de
-véritables droits sociaux, ne fût-ce que le plus élémentaire de tous,
-celui de former une famille proprement dite; ce qui, auparavant
-impossible, est alors naturellement résulté, d'ordinaire, de cette
-nouvelle situation, sous l'opiniâtre impulsion catholique. Une telle
-amélioration, base nécessaire de toutes les phases ultérieures
-d'émancipation civile, me paraît conduire, contre une opinion presque
-unanime aujourd'hui, à placer dans les campagnes le siége initial
-de l'affranchissement populaire, du moins quand on veut analyser ce
-grand phénomène social jusque dans ses premiers élémens historiques:
-il se rattache par-là, d'une manière directe et spontanée, soit à
-la prédilection instinctive des chefs féodaux pour la vie agricole,
-d'après leur passion caractéristique d'indépendance habituelle, soit
-aussi au noble spectacle permanent si fréquemment offert par tant
-d'ordres monastiques, surtout au début du moyen-âge, en consacrant les
-mains les plus vénérées à des travaux toujours avilis précédemment[7].
-Aussi la condition rurale semble-t-elle avoir été primitivement
-moins malheureuse que celle de la plupart des villes, sauf quelques
-grands centres, alors très rares, mais dont la considération est
-fort importante, comme point d'appui naturel des principaux efforts
-ultérieurs. On ne peut douter que l'ensemble du régime propre au
-moyen-âge ne tendît d'abord puissamment à l'uniforme dissémination
-de la population, même dans les plus défavorables localités, par une
-influence intérieure analogue à l'action si prononcée qu'il exerçait
-au dehors, en interdisant les invasions régulières, pour établir des
-populations sédentaires dans les plus stériles contrées de l'Europe.
-Il est incontestable, en effet, que les systèmes de grands travaux
-publics destinés, sur tant de points, à améliorer un séjour, dont les
-inconvéniens naturels cessaient ainsi graduellement de pouvoir être
-éludés à l'aide d'une hostile émigration, remontent essentiellement
-jusqu'à ces temps, si irrationnellement dédaignés, où la miraculeuse
-existence de Venise, et surtout de la Hollande, ont commencé à devenir
-possibles, en vertu d'opiniâtres efforts sagement organisés, auprès
-desquels les plus fastueuses opérations antiques doivent assurément
-paraître fort secondaires.
-
- Note 7: Un estimable historien de l'Italie (Denina) a
- judicieusement rattaché à cette double influence générale le
- mémorable mouvement spontané, si mal apprécié d'ordinaire,
- qui, pendant les sixième et septième siècles, tendit
- à réparer énergiquement, surtout en Italie, l'action
- désastreuse que les meilleurs temps du régime romain avaient
- dû exercer sur l'agriculture et sur la population, par suite
- de la concentration d'immenses domaines chez d'indolens
- propriétaires, habituellement concentrés au loin, et dont la
- sollicitude accidentelle, aussi nuisible que leur incurie
- journalière, n'aboutissait presque jamais qu'à y opérer, à
- grands frais, de stériles embellissemens.
-
-L'influence initiale du régime catholique et féodal a donc partout
-établi, au moins autant dans les campagnes que dans les villes, ce
-premier degré élémentaire d'émancipation populaire, qui, impropre,
-par sa nature, à constituer une condition vraiment stable, ne pouvait
-évidemment que précéder et préparer universellement une irrévocable
-abolition de tout esclavage personnel. Dans l'étude très imparfaite
-de cette intéressante progression, on a presque toujours confondu
-cet affranchissement individuel avec la formation collective des
-communes industrielles, nécessairement plus ou moins postérieure, et
-sur laquelle l'attention s'est trop exclusivement fixée; en sorte que
-la phase intermédiaire qui a aussitôt suivi l'entière institution du
-servage constitue encore la portion la plus obscure et la plus mal
-conçue de toute l'histoire du moyen-âge. C'est alors cependant que,
-suivant une marche nécessaire, que notre théorie sociologique a déjà
-distinctement caractérisée en principe, s'est opérée graduellement,
-dans tout l'occident européen, une seconde transformation élémentaire,
-qui, par l'ensemble de ses conséquences nécessaires, marque directement
-la différence la plus décisive entre la sociabilité moderne et celle
-de l'antiquité. On peut regarder, en effet, cette deuxième période,
-composée d'environ trois siècles, depuis le début du huitième siècle
-jusque vers celui du onzième, comme l'époque d'une dernière préparation
-indispensable à cette vie industrielle dont le développement universel
-devait suivre immédiatement l'uniforme abolition de la servitude
-populaire. Car, suivant les explications fondamentales du volume
-précédent, l'institution primordiale de l'esclavage permanent des
-travailleurs avait eu, par sa nature, un double but nécessaire: en
-permettant, d'une part, à l'activité militaire un essor suffisant
-pour accomplir convenablement sa grande destination préliminaire
-dans l'ensemble de l'évolution sociale, comme je l'ai pleinement
-démontré; et en organisant, d'une autre part, le seul moyen général
-d'éducation qui, par une invincible prépondérance, pût primitivement
-surmonter, chez la masse des hommes, l'antipathie radicale que
-leur inspire d'abord l'habitude continue d'un travail régulier.
-Or, il faut maintenant reconnaître, à ce sujet, que le système de
-servitude qui convenait le mieux sous le premier aspect ne pouvait
-pas être aussi le plus efficace sous le second; en sorte que, malgré
-l'évidente simultanéité de ces deux ordres d'effets spontanés, ces
-deux opérations préalables, également indispensables au développement
-humain, ne pouvaient être pleinement réalisées que l'une après l'autre.
-La première avait été dignement accomplie sous le régime romain,
-d'après le mode de servitude arbitraire et indéfinie qui devait le
-moins troubler le libre essor extérieur de la classe guerrière, peu
-compatible, au contraire, avec la sollicitude continue qu'eût exigé
-chez elle le servage proprement dit: tandis que, d'une autre part,
-l'esclavage antique était certainement beaucoup trop éloigné de la
-vraie situation industrielle pour y pouvoir conduire sans une longue
-transition spéciale, malgré les nombreux affranchissemens privés, si
-multipliés surtout depuis l'abaissement de l'aristocratie sénatoriale,
-et qui ne pouvaient produire aucune émancipation décisive, au milieu
-d'une continuelle affluence étrangère de nouveaux esclaves. Quand
-ensuite, avec l'état féodal, le système militaire, enfin devenu
-essentiellement défensif, a fait généralement prévaloir le nouveau
-genre d'assujettissement personnel, correspondant à l'habituelle
-dispersion des chefs parmi les populations soumises, l'initiation
-directe des inférieurs à la vie purement industrielle a dès lors
-commencé à recevoir spontanément une organisation régulière, auparavant
-impossible, en offrant à chaque serf un point de départ nettement
-déterminé, d'où, suivant une marche uniforme, très lente mais légitime,
-il pouvait toujours espérer de s'élever peu à peu à une véritable
-indépendance individuelle, dont le principe était d'ailleurs, dès
-l'origine du moyen-âge, partout implicitement consacré par la morale
-catholique. On conçoit, au reste, que les conditions de rachat, le plus
-souvent très modérées, communément imposées à une telle libération,
-outre la juste et utile indemnité qu'elles tendaient à régulariser,
-constituaient surtout, en réalité, comme l'ont déjà entrevu quelques
-philosophes, une garantie usuelle de la pleine efficacité d'un
-semblable progrès, en constatant que l'affranchi avait suffisamment
-contracté les habitudes élémentaires de modération et de prévoyance qui
-permettaient de livrer désormais à sa seule responsabilité la direction
-journalière de sa propre conduite, sans aucun danger permanent, ni pour
-lui-même, ni pour la société: préparation évidemment indispensable
-à la destination finale d'une semblable transition, et à laquelle
-cependant on peut assurer que l'esclave ancien était ordinairement
-impropre, tandis que le serf du moyen-âge y était spontanément disposé
-de plus en plus, soit dans les campagnes, soit encore mieux dans les
-villes, par l'ensemble de l'état social correspondant.
-
-Telle est, en général, l'influence temporelle propre à la seconde
-époque de ce régime sur l'accomplissement graduel, et presque continu,
-de cette dernière phase préliminaire, destinée à précéder immédiatement
-l'entière émancipation personnelle. Quant à son influence spirituelle,
-elle y est assurément trop évidente pour exiger ici aucune explication
-spéciale. Dès l'origine du servage, en faisant pleinement participer
-tous les inférieurs à la même religion que les supérieurs quelconques,
-et, par conséquent, au degré commun d'éducation fondamentale, au moins
-morale, qui en résultait nécessairement, il est clair que non-seulement
-le catholicisme avait partout établi une sanction permanente
-pour les droits élémentaires des serfs, et imposé envers eux des
-obligations régulières; mais aussi qu'il avait toujours spontanément
-proclamé, d'une manière plus ou moins explicite, l'affranchissement
-volontaire comme un véritable devoir chrétien, à mesure que la
-population manifestait à la fois sa tendance et son aptitude à la
-liberté. La célèbre bulle d'Alexandre III, sur l'abolition générale
-de l'esclavage dans la chrétienté, ne fut assurément qu'une simple
-consécration systématique, qui semble d'ailleurs un peu tardive, d'un
-usage qui, depuis plusieurs siècles, avait graduellement tendu, sous
-l'impulsion catholique, à devenir universel et irrévocable. À partir
-même du VIe siècle, et d'après la première influence du
-catholicisme sur les nouveaux chefs temporels, on voit la pratique
-des affranchissemens personnels, accordés quelquefois simultanément à
-tous les habitans d'une localité considérable, croître successivement
-avec assez de rapidité pour que l'histoire signale encore çà et
-là divers cas exceptionnels où cette généreuse sollicitude, trop
-dédaigneuse des conditions rigoureuses d'une lente évolution sociale,
-avait indiscrètement devancé les besoins et les désirs de ceux-là même
-qui en étaient l'objet. La touchante cérémonie, alors habituellement
-destinée à de semblables concessions, constitue un naïf témoignage,
-soit de leur grande multiplicité, soit de la participation fondamentale
-et continue de l'influence catholique. Il faut surtout noter ici,
-sous ce rapport, qu'une telle influence ne tenait point uniquement,
-ni même principalement, à l'esprit général de la morale religieuse,
-qui, malgré des doctrines abstraitement équivalentes, est loin d'avoir
-obtenu ailleurs la même efficacité; cette salutaire impulsion a
-été surtout réalisée par l'admirable organisation du catholicisme,
-sans l'action persévérante de laquelle de vagues prescriptions
-morales auraient été, à cet égard, radicalement insuffisantes. Outre
-l'antipathie fondamentale envers tout régime de castes chez un clergé
-célibataire, qui alors se recrutait indistinctement à tous les degrés
-de l'échelle sociale, et d'abord même spécialement parmi les rangs
-inférieurs, il convient aussi de signaler déjà la tendance instinctive
-de la politique sacerdotale à protéger activement l'essor universel
-des classes laborieuses, au sein desquelles sa propre domination
-devait ensuite trouver longtemps le plus ferme point d'appui; quoique
-cette dernière cause n'ait pu exercer beaucoup d'empire que sous
-la période immédiatement suivante, après la suffisante extension
-de l'affranchissement personnel, dont l'avénement primitif a été
-surtout encouragé par le système catholique en vertu des motifs plus
-désintéressés que je viens de rappeler sommairement.
-
-Ce mémorable concours d'impulsions nécessaires, temporelles et
-spirituelles, qui avait ainsi organisé spontanément une transition,
-lente mais continue, du servage primordial à l'universelle abolition
-de tout esclavage individuel, a dû réaliser ce grand résultat beaucoup
-plus promptement dans les villes que dans les campagnes. J'ai
-représenté ci-dessus la condition générale de la population agricole
-comme ayant été naturellement, à l'origine de cette phase, moins
-onéreuse que celle de la population manufacturière et commerciale des
-bourgs ou des villes; ce qui d'ailleurs se rattache évidemment aussi
-aux impressions prolongées du régime antérieur, soit romain, soit
-barbare, où l'industrie agricole, d'après son irrécusable importance,
-auprès même des juges les plus grossiers, était la seule qui n'eût
-pas toujours été complétement avilie par les préjugés militaires.
-Sous ce rapport, l'évolution industrielle a donc réellement commencé
-dans le sens ascendant de notre hiérarchie positive, comme la théorie
-précédemment établie l'a démontré pour l'ensemble de la progression
-moderne. Mais le mouvement inverse n'a pas tardé à prévaloir de plus
-en plus pendant le cours de cette même phase, pour conserver jusqu'à
-nos jours sa prépondérance spontanée, et souvent avec une dangereuse
-exagération. La dissémination des populations agricoles, et la nature
-plus empirique de leurs travaux journaliers, devaient notablement
-y retarder la tendance et l'aptitude à l'entière émancipation
-personnelle, ainsi que la faculté d'y parvenir. Si, d'une part,
-la résidence familière des chefs féodaux au milieu d'elles devait
-d'abord y adoucir habituellement les rigueurs de la servitude,
-cette relation plus directe, outre que, par cela même, elle pouvait
-souvent éloigner le désir continu de la libération, devait surtout en
-rendre ensuite l'accès plus difficile, quand les maîtres voulaient
-réellement l'empêcher. On conçoit d'ailleurs, sans aucune explication
-nouvelle, que l'impulsion spirituelle, ci-dessus caractérisée, avait
-nécessairement, dans ce cas, une énergie beaucoup moindre. Aussi est-ce
-principalement par la grande et heureuse réaction continue spontanément
-émanée des villes, quand l'établissement des communes y eut permis un
-plein développement industriel que, pendant le XIIe siècle
-et surtout le XIIIe, les cultivateurs se sont trouvés peu à
-peu affranchis sur tous les points importans de l'occident européen:
-sous ce rapport, je dois me borner à renvoyer directement le lecteur
-à la lumineuse explication présentée par Adam Smith d'après l'aperçu
-de Hume; quoique ces deux éminens penseurs, suivant l'esprit de la
-philosophie contemporaine, y aient beaucoup trop négligé l'ensemble
-des influences sociales propres au régime antérieur, et d'où serait,
-sans doute, dérivée plus tard une telle émancipation, dont les causes
-signalées par eux n'ont pu que hâter notablement l'avénement nécessaire.
-
-Si l'on applique en sens inverse les différentes indications
-précédentes, il sera facile de reconnaître directement que la
-libération personnelle devait naturellement commencer dans les
-villes et les bourgs, où le servage universel, toujours pareillement
-caractérisé par l'adhérence à la localité, était d'abord plus
-onéreux, par suite même de l'éloignement habituel du maître, qui
-livrait ordinairement la multitude à l'oppressive domination d'un
-agent subalterne. Outre qu'un tel motif devait spontanément stimuler
-davantage le besoin de libération, l'agglomération permanente
-de ces populations leur en facilitait les voies. Mais il faut
-surtout considérer, à ce sujet, une cause plus profonde et plus
-universelle, quoique essentiellement méconnue jusque ici, qui
-rattache nécessairement cette inégalité capitale, entre l'évolution
-des villes et celle des campagnes, à la nature propre de leurs
-travaux respectifs, d'après un simple prolongement rationnel du
-principe philosophique sur lequel j'ai fondé ci-dessus l'ensemble
-de la hiérarchie positive. Il est clair, en effet, que ce principe
-vraiment fondamental, d'abord appliqué à l'étude statique de la
-seule hiérarchie industrielle, conduit à y distinguer, suivant une
-heureuse conformité spontanée avec l'appréciation instinctive de la
-raison vulgaire, dans l'ordre graduellement ascendant, les trois
-grandes industries générales, agricole, manufacturière, et enfin
-commerciale, dont la comparaison essentielle donne lieu, bien qu'à
-un degré nécessairement beaucoup moindre, à des différences de même
-nature que celles que nous avons déjà caractérisées entre les trois
-principaux élémens de la civilisation moderne, comme je l'expliquerai
-directement au chapitre suivant. Or, en considérant maintenant cette
-série partielle sous l'aspect essentiellement dynamique propre à notre
-élaboration historique, on voit ainsi que la nature plus abstraite et
-plus indirecte de l'industrie des villes, l'éducation plus spéciale
-qu'elle exige, la moindre multiplicité de ses agens, leur concert
-plus facile et même habituellement indispensable à leurs travaux,
-et enfin la liberté plus grande que supposent leurs opérations
-usuelles, constituent un irrésistible ensemble de causes spontanées
-et permanentes pour expliquer aussitôt la libération plus hâtive des
-classes correspondantes, sans qu'il convienne assurément d'insister
-ici davantage sur une telle indication philosophique, dont je dois
-laisser au lecteur le développement immédiat. Toutefois, afin de
-faciliter ce travail, je crois devoir ajouter, en précisant plus
-spécialement l'indication, que mon Traité ultérieur de philosophie
-politique soumettra directement au même ordre essentiel de succession
-les diverses industries urbaines, comparativement envisagées dans
-leurs évolutions respectives, en démontrant que, par une suite
-plus éloignée, mais non moins nécessaire, de ces mêmes différences
-élémentaires, le mouvement d'émancipation personnelle a d'abord
-prévalu dans l'industrie commerciale, plutôt que dans l'industrie
-manufacturière. Enfin, en procédant aussi à un troisième degré
-d'analyse historique, on trouverait encore que le commerce le plus
-anciennement affranchi dut être alors celui dont les opérations sont
-les plus abstraites et les plus indirectes, c'est-à-dire le commerce
-des valeurs proprement dites, dont les agens primitifs n'étaient que
-de simples changeurs, graduellement transformés en opulens banquiers,
-d'abord habituellement juifs, et, à ce titre même, soustraits à un
-servage régulier qui les eût incorporés à la société chrétienne; ce
-qui n'empêchait point, malgré de trop fréquentes extorsions, qu'ils
-ne fussent systématiquement encouragés par l'ensemble du régime
-initial du moyen-âge, et surtout par la politique catholique,
-qui a toujours tendu à faciliter autant que possible leur essor
-industriel, constamment plus libre à Rome qu'en aucun autre lieu de la
-chrétienté. L'ensemble de l'histoire industrielle du moyen-âge doit
-déjà suffire ici pour indiquer spontanément au lecteur éclairé la
-lumineuse vérification que cette loi nécessaire reçoit, au milieu de
-perturbations plus apparentes que réelles, surtout par la précocité
-plus spéciale, qui, dans la précocité générale de l'Italie, distingue
-si hautement, même avant l'admirable Florence, les cités maritimes, et
-par suite principalement marchandes, telles que Gênes, Pise, etc., et,
-à leur tête, à tous égards, la merveilleuse Venise, dont l'existence ne
-pouvait être qu'essentiellement commerciale, sauf le mélange de mœurs
-militaires qui s'allie naturellement à la vie maritime, et qui devait
-même faciliter alors la transition de la civilisation ancienne à la
-moderne: une pareille différence se remarque aussi, sur l'Océan, entre
-les divers élémens de la grande ligue anséatique, ainsi que dans la
-Flandre; on sait d'ailleurs que la prospérité industrielle naissante de
-la France et de l'Angleterre tira directement sa plus grande impulsion
-initiale des nombreux et importans établissemens qu'y formèrent,
-au XIIIe siècle, les industriels italiens et anséatiques,
-d'abord à titre de simples comptoirs, devenus ensuite de vastes
-entrepôts réels, et finalement transformés en manufactures capitales.
-
-Je devais ici m'arrêter particulièrement à la difficile appréciation
-de cette seconde phase essentielle du mouvement général d'émancipation
-qui a donné naissance à l'élément le plus caractéristique des
-sociétés modernes; car, quoique encore purement préliminaire, cette
-phase est, au fond, la plus importante, et, en outre, la plus
-méconnue; son analyse, à la fois historique et rationnelle, nous
-permettra d'ailleurs de procéder plus rapidement à tout le reste
-d'un tel travail, désormais relatif à un passé mieux exploré. La
-phase immédiatement suivante comprend l'évolution collective si
-célèbre sous le nom d'affranchissement des communes, et qui, malgré
-d'innombrables études, partiellement intéressantes, est jusque ici
-irrationnellement jugée, non-seulement parce qu'on n'y conçoit pas
-assez la participation fondamentale du régime catholique et féodal, en
-accordant trop d'influence à des causes accidentelles ou accessoires,
-mais surtout parce qu'on la considère trop isolément de la précédente,
-dont elle ne put être, à vrai dire, que le complément naturel, non
-moins inévitable qu'indispensable. Quand on envisage principalement,
-suivant l'usage dominant, la lutte politique des grandes masses
-sociales, l'ère des communes constitue, en effet, un véritable point de
-départ, au delà duquel il serait habituellement inutile de remonter,
-comme ayant directement introduit un nouveau poids dans les conflits
-historiques. Mais lorsque, au contraire, suivant l'esprit de notre
-élaboration actuelle, on étudie surtout le mouvement, pour ainsi dire
-moléculaire, qui a graduellement tendu, à partir du moyen-âge, à la
-régénération sociale de l'élite de l'humanité, il n'est pas douteux, ce
-me semble, que cette importante transformation n'a fait que compléter
-spontanément le travail intestin d'émancipation personnelle propre à
-la phase ci-dessus examinée, en y ajoutant le degré d'indépendance
-politique alors nécessaire à sa pleine réalisation, et qui toutefois,
-loin de caractériser suffisamment l'évolution fondamentale, en a
-quelquefois gravement détourné ultérieurement la direction essentielle,
-comme j'aurai lieu de l'indiquer spécialement ci-après. Car, en se
-reportant à l'explication précédente de la libération plus hâtive des
-habitans des villes, on voit aisément que les mêmes motifs généraux
-exigeaient nécessairement, eu égard à l'état social correspondant, que
-la liberté individuelle y fût prochainement accompagnée d'une certaine
-liberté collective, sans laquelle l'activité industrielle n'aurait
-pu assurément, à cette époque, prendre aucun essor vraiment décisif.
-D'un autre côté, ces influences spontanées tendaient simultanément à
-réaliser une telle condition de développement, avec le surcroît naturel
-de rapidité qui devait résulter déjà du premier élan de l'industrie
-naissante pour surmonter la résistance, d'ailleurs communément très
-faible, de pouvoirs guère plus disposés et moins capables de s'opposer
-à l'indépendance qu'à l'affranchissement, en un temps où l'une était
-universellement jugée plus ou moins inséparable de l'autre. Aussi
-l'établissement des communes succéda-t-il presque aussitôt à la
-libération urbaine, tellement qu'une scrupuleuse analyse historique
-peut à peine assigner la première moitié du XIe siècle comme
-constituant, en général, l'intervalle effectif entre la fin du
-mouvement individuel et l'origine du mouvement collectif. Il est clair
-que l'ensemble du régime propre au moyen-âge tendait spontanément
-à seconder partout un tel progrès, indépendamment de toutes les
-circonstances, plus ou moins fortuites, qui n'ont pu influer que sur
-son inégale rapidité. Malgré d'inévitables conflits ultérieurs, d'abord
-impossibles à prévoir, l'organisme féodal, par sa nature éminemment
-dispersive, devait se prêter sans répugnance à l'admission primitive
-des communautés industrielles parmi les nombreux élémens dont sa
-hiérarchie était composée; sans devoir redouter alors aucune dangereuse
-rivalité, sociale ou politique, chez ces forces naissantes où les deux
-principaux pouvoirs temporels ne durent longtemps, au contraire, que
-chercher, à l'envi, d'utiles auxiliaires dans leurs luttes intestines.
-L'organisme catholique était évidemment encore plus favorable à un tel
-essor, même abstraction faite de toute impulsion chrétienne, puisque
-la politique sacerdotale y voyait nécessairement un important moyen
-de consolider sa domination, en secondant, et souvent en provoquant,
-l'élévation de ces nouvelles classes dont elle ne devait attendre
-ordinairement qu'une respectueuse reconnaissance, en un temps si
-éloigné encore de toute émancipation mentale des masses populaires.
-
-Pour achever ici de fixer suffisamment les principales notions
-relatives à la naissance universelle de l'élément industriel, il
-convient d'ajouter, quant aux époques, que le mouvement total
-d'émancipation personnelle, depuis l'entière institution du servage
-jusqu'à la pleine abolition de tout esclavage, même agricole, a
-essentiellement coïncidé avec l'admirable système de grandes guerres
-défensives par lequel, au moyen-âge, l'activité militaire, sous
-l'inspiration catholique, a si dignement rempli sa dernière mission
-préparatoire dans l'évolution fondamentale de l'humanité, suivant les
-explications du volume précédent. Les deux phases générales que nous
-venons d'apprécier dans ce mouvement préliminaire, correspondent, avec
-une remarquable exactitude, dont le lecteur éclairé se rendra aisément
-raison d'après les principes précédemment posés, aux deux séries
-d'opérations déjà distinguées dans ce vaste enchaînement protecteur:
-car, la phase de libération personnelle s'est accomplie pendant la
-durée des expéditions directement défensives, commençant à Charles
-Martel et finissant à l'établissement occidental des Normands; la phase
-consécutive d'établissement des communes industrielles, y compris ses
-conséquences naturelles, suivant la théorie de Hume et d'Adam Smith,
-pour l'affranchissement final des campagnes, s'est surtout opérée
-conjointement avec la grande lutte des croisades contre l'imminente
-invasion de l'oppressif monothéisme musulman.
-
-En contemplant, avec une haute impartialité philosophique, cette
-noble portion du passé humain, où, à travers tant d'obstacles
-essentiels, la progression sociale a reçu une accélération beaucoup
-plus prononcée qu'en aucun autre âge antérieur, il est vraiment
-impossible de n'être point choqué de la profonde irrationnalité des
-préjugés révolutionnaires qui empêchent encore habituellement tant de
-bons esprits d'apercevoir, dans cette évolution décisive, l'éclatante
-participation fondamentale de l'ensemble du régime politique
-correspondant. Deux observations générales, dont l'exactitude est aussi
-irrécusable que leur conclusion est irrésistible, devraient pourtant
-suffire pour dissiper, à cet égard, tout aveuglement préalable, si
-les haines théologiques, protestantes ou déistes, pouvaient être
-convenablement accessibles aux pures inspirations rationnelles. La
-première consiste à remarquer que l'entière extension territoriale
-d'une telle émancipation élémentaire est précisément circonscrite par
-les mêmes limites essentielles que celle de l'organisme catholique et
-féodal; c'est-à-dire dans l'occident européen, défini au début de ce
-chapitre, et dont toutes les parties principales ont participé, avec
-une mémorable solidarité, à ce mouvement fondamental, sauf l'inégale
-rapidité naturellement due à la diverse installation locale de ce
-régime, ainsi qu'à sa destination défensive plus ou moins intense et
-prolongée: ces différences ont d'ailleurs été alors beaucoup moins
-prononcées qu'elles ne le devinrent ultérieurement soit en vertu d'un
-mouvement plus avancé, soit aussi par la moindre énergie du lien
-catholique. En sens inverse, on ne trouve réellement rien d'équivalent
-hors d'une telle sphère, ni sous le régime monothéique musulman, ni
-même sous le monothéisme bizantin, malgré son illusoire conformité
-théologique, essentiellement neutralisée par le défaut radical
-d'accomplissement des principales conditions politiques assignées, au
-cinquante-quatrième chapitre, à l'efficacité sociale du catholicisme.
-Quoique plus restreinte, la seconde observation n'est pas, sans
-doute, moins décisive, puisqu'elle consiste à reconnaître, d'après
-l'évidente convergence de tous les témoignages historiques, que le
-mouvement d'émancipation préalable, soit personnelle, soit collective,
-s'est accompli avec le plus de rapidité et de facilité là même où la
-puissance prépondérante d'un tel organisme exerçait l'ascendant le
-plus direct et le plus complet, c'est-à-dire en Italie, où personne
-ne saurait contester, surtout à cet égard, une éclatante précocité
-spéciale. Les causes, trop exclusivement temporelles, qu'on a coutume
-d'assigner à cette mémorable accélération, d'après l'affaiblissement
-caractéristique du pouvoir impérial, ne suffisent certainement
-point à son explication; outre que, suivant la théorie du volume
-précédent, ce défaut continu de concentration est essentiellement dû
-à l'action italienne du catholicisme, on reconnaît d'ailleurs plus
-directement une telle influence dans la permanente sollicitude des
-papes pour dissiper les haines aveugles qui s'opposaient alors avec
-tant d'énergie à la coalition naissante des communautés industrielles,
-dont la politique habituelle fut si longtemps dirigée surtout par
-les principaux ordres religieux. Enfin, quant à ce qui concerne
-plus particulièrement l'impulsion purement féodale, on voit aussi
-s'élever, sous la protection impériale, à l'autre extrémité du système
-occidental, les célèbres villes anséatiques, dont la correspondance
-permanente avec les villes italiennes, par l'intermédiaire normal
-des villes flamandes, vint bientôt compléter, au moyen-âge, la
-constitution générale du grand mouvement industriel, comprenant, d'une
-part, tout le bassin, même oriental, de la Méditerranée, et par suite
-s'étendant aux principales parties de l'Orient, sans excepter les plus
-lointaines; d'une autre part, l'Océan européen, et dès lors tout le
-nord de l'Europe: de manière à former un ensemble habituel de relations
-européennes beaucoup plus vaste que celui des plus beaux temps de la
-domination romaine.
-
-Cette partie de notre appréciation actuelle était essentiellement la
-seule qui, par sa nature, dût exiger ici une véritable discussion,
-comme étant en opposition radicale avec les fausses conceptions qui,
-malgré d'utiles modifications partielles, prévalent encore envers
-l'ensemble de cette époque. Aussi ai-je cru devoir, pour la plus
-importante évolution élémentaire des sociétés modernes, spécialement
-rectifier d'abord une aberration fondamentale, qui, rompant tout
-à coup, dans le nœud le plus décisif, la continuité nécessaire de
-la progression humaine, empêche directement toute liaison vraiment
-philosophique du mouvement moderne au mouvement ancien. Je n'ai donc
-point hésité à témoigner franchement ici, au nom de tous les esprits
-pleinement émancipés, non moins affranchis de la métaphysique que de la
-théologie, les sentimens profonds de respectueuse reconnaissance que
-méritera toujours des vrais philosophes l'immortel souvenir d'un régime
-auquel notre civilisation actuelle doit, à tous égards, son impulsion
-initiale, quoique, par sa nature, il soit ensuite inévitablement devenu
-incompatible avec la tendance finale de l'humanité.
-
-L'introduction sociale de l'élément industriel étant ainsi
-convenablement rattachée désormais à l'ensemble antérieur du passé
-humain, nous pourrons maintenant procéder avec plus de rapidité à
-la juste appréciation générale de son essor ultérieur. Toutefois,
-afin d'éclairer, et même d'abréger, une telle analyse, il convient
-d'abord de nous arrêter encore à juger directement le vrai caractère
-fondamental propre à ce nouveau moteur de l'humanité. On sent qu'il
-ne saurait être ici question d'aucune vaine apologie philosophique,
-surtout envers une puissance sociale qui, certes, n'en a désormais
-aucun besoin, puisque, au contraire, son ascendant réel tend, de
-nos jours, à devenir beaucoup trop exclusif, comme je l'expliquerai
-au chapitre suivant: il s'agit seulement d'indiquer, d'une manière
-abstraite, les principaux attributs normaux de ce nouvel élément, sans
-négliger de signaler déjà les vices essentiels qui l'ont également
-distingué jusqu'à présent.
-
-En considérant successivement, à ce sujet, les divers aspects
-élémentaires de la sociabilité, on reconnaît d'abord, avec une pleine
-évidence, que, sous le rapport individuel, la grande transformation qui
-vient d'être expliquée constitue la plus profonde révolution temporelle
-que l'humanité pût éprouver, puisqu'elle a directement tendu à changer
-irrévocablement le mode normal de l'existence humaine, jusque alors
-éminemment guerrière, dès lors de plus en pacifique, chez la majorité
-croissante des populations civilisées. Si, douze siècles auparavant,
-on avait annoncé aux philosophes grecs cette abolition universelle de
-l'esclavage, et ce commun assujettissement volontaire de l'homme libre
-au travail alors servile, dans une nombreuse et puissante population,
-les plus hardis et les plus généreux penseurs n'auraient certes
-nullement hésité à proclamer l'absurdité d'une utopie dont rien ne
-leur indiquait le fondement; n'ayant pu d'ailleurs reconnaître encore
-que, suivant le cours naturel des mutations sociales, les changemens
-spontanés et graduels finissent toujours par dépasser beaucoup les plus
-audacieuses spéculations primitives. Par cette immense régénération,
-l'humanité a réellement terminé son âge préliminaire, et commencé son
-âge définitif, en ce qui concerne l'existence pratique, qui dès lors
-a été directement constituée en harmonie durable et croissante avec
-l'ensemble réel de notre nature normale. Car, malgré l'irrécusable
-instinct qui d'abord entraîne l'homme à la vie guerrière, en lui
-faisant repousser la vie laborieuse, celle-ci n'en devient pas moins
-finalement, après une suffisante préparation, la mieux adaptée
-à notre organisation morale, comme plus convenable au libre et
-plein développement de nos principales dispositions de tout genre;
-indépendamment de son évidente propriété exclusive de comporter et même
-de provoquer la simultanéité la plus étendus, tandis que, dans l'essor
-militaire, l'activité des uns suppose ou détermine la compression
-nécessaire des autres, suivant les explications du cinquante-unième
-chapitre. La confuse appréciation qui domine encore à ce sujet tient
-surtout à l'esprit absolu de la philosophie politique actuelle,
-consacrant à jamais ce qui s'applique uniquement à l'état initial de
-l'humanité. On ne peut reconnaître, sous ce rapport, d'autre condition
-vraiment permanente que l'insurmontable prépondérance naturelle, chez
-presque tous les hommes, de la vie active sur la vie spéculative, comme
-l'indique aujourd'hui la saine théorie fondamentale de l'organisme
-cérébral. Mais le mode propre de cette activité pratique nécessairement
-dominante n'est certainement pas invariable, quoique ses variations
-essentielles soient assujetties à une marche régulière, représentée
-par notre loi d'évolution humaine, conformément à l'expérience la plus
-décisive.
-
-La conception la plus philosophique, et aussi la plus noble, de
-l'ensemble de cette évolution, consiste, suivant les principes établis
-à la fin du tome quatrième, à y mesurer surtout le progrès d'après
-l'ascendant graduel des facultés caractéristiques de l'humanité
-sur les tendances fondamentales de notre animalité: en sorte que
-la série sociale se présente rationnellement comme un prolongement
-spécial de la grande série animale. Or, selon cette règle générale,
-la prédominance, commencée au moyen-âge, de la vie industrielle sur
-la vie guerrière, a directement tendu à élever d'un degré le type
-primitif de l'homme social, du moins chez l'ensemble de notre race.
-En considérant d'abord, sous cet aspect, conformément à la théorie du
-cinquantième chapitre, le principal des deux attributs fondamentaux
-de notre nature, il est clair que l'usage normal de l'intelligence
-pour la conduite pratique est communément plus prononcé dans la vie
-industrielle des modernes que dans la vie militaire des anciens, en
-comparant judicieusement des organismes équivalens, pareillement
-placés dans les deux hiérarchies: j'écarte d'ailleurs à dessein, comme
-trop disproportionnée, la comparaison avec la vie militaire actuelle,
-à cause de l'automatisme spécial qu'y subissent nécessairement les
-inférieurs. L'émancipation des classes laborieuses a vulgairement
-organisé, pour les intelligences modernes, l'exercice continu le mieux
-adapté à la médiocrité mentale qui caractérise inévitablement l'immense
-majorité de notre espèce: des questions claires et concrètes, dont
-la faible étendue est très nettement circonscrite, susceptibles de
-solution directe ou prochaine, exigeant une attention persévérante et
-néanmoins facile, et toujours relatives à des occupations immédiatement
-stimulées par les plus chers intérêts pratiques de l'homme civilisé,
-aspirant surtout désormais à l'aisance et à l'indépendance, qui
-dès lors ont tendu de plus en plus à devenir partout la récompense
-presque assurée d'une sage application au travail. Quant à l'influence
-habituelle de l'instinct social sur l'instinct personnel, qui constitue
-le second attribut essentiel de l'humanité, elle a été certainement
-augmentée, au moins virtuellement, dans l'existence industrielle des
-modernes, enfin devenue directement compatible avec une bienveillance
-vraiment universelle, puisque chacun peut y considérer réellement ses
-opérations journalières comme immédiatement destinées à l'utilité
-commune autant qu'à son propre avantage; tandis que l'ancien mode
-d'existence développait nécessairement les passions haineuses, au
-milieu même du plus noble dévouement. À la vérité, le rétrécissement
-mental inhérent à une excessive spécialisation du travail, et la
-stimulation de l'égoïsme par la préoccupation trop exclusive des
-intérêts privés, ont directement tendu jusqu'ici à neutraliser beaucoup
-ces heureuses propriétés intellectuelles et morales: mais, en ce qu'ils
-offrent aujourd'hui d'exorbitant, ces graves inconvéniens naturels
-propres à l'essor industriel tiennent surtout à ce qu'il n'a pu être
-encore que simplement spontané, sans avoir convenablement reçu la
-systématisation rationnelle qui lui appartient, comme l'établira la
-suite de notre appréciation historique. L'oubli d'une telle lacune fait
-souvent tomber dans une grande injustice involontaire les partisans
-spéculatifs de l'activité militaire, dont les incontestables qualités
-sociales doivent être essentiellement attribuées à la puissante
-organisation si longtemps élaborée pour elle, et dont l'équivalent
-industriel n'existe encore aucunement. Qu'est-ce primitivement, en
-effet, que l'ardeur guerrière, considérée isolément de toute discipline
-morale, et abstraction faite de toute destination sociale? Rien autre
-chose, au fond, qu'une combinaison spontanée de l'aversion naturelle
-du travail avec l'instinct d'une domination brutale; d'où il résulte
-habituellement une impulsion plus nuisible, et non moins ignoble, que
-celle tant reprochée aux cupidités industrielles. Ainsi les immenses
-services communément retirés de la régularisation convenable d'un
-tel mobile, par cela seul que, chez les moindres agens, il a été
-profondément investi d'un caractère habituel d'utilité publique,
-devraient conduire à penser aussi que, chez les modernes, un mobile
-plus utile et non moins actif serait pareillement susceptible de voir
-suffisamment atténués, sous une sage systématisation permanente, les
-vices spéciaux qui altèrent si gravement aujourd'hui son efficacité
-intellectuelle et morale, presque entièrement abandonnée jusqu'ici
-à l'aveugle direction des tendances privées, comme je l'expliquerai
-ultérieurement. Mais cette lacune fondamentale n'a pas cependant
-empêché, depuis le moyen-âge, de constater réellement, à un certain
-degré, l'aptitude croissante de la vie industrielle à provoquer
-spontanément, même chez les derniers rangs de la société européenne, un
-essor mental et sympathique qui n'y pouvait auparavant être à beaucoup
-près autant développé.
-
-Quant à l'influence élémentaire de cette grande transformation sur
-les relations domestiques, elle a d'abord été immense en ce sens
-que les douces émotions de la famille sont ainsi devenues enfin
-communément accessibles à la classe la plus nombreuse, qui n'y pouvait
-jusque alors prétendre que d'une manière très précaire et fort
-insuffisante, même après l'incontestable amélioration déterminée,
-sous ce rapport, au début du moyen-âge, par la substitution générale
-du servage à l'esclavage. C'est donc là seulement qu'a pu commencer
-la pleine manifestation directe de la destination finale de presque
-tous les hommes civilisés à une vie principalement domestique, qui,
-au contraire, chez les anciens, avait été, d'une part, radicalement
-interdite aux esclaves, et, d'ailleurs peu goûtée même de la caste
-libre, habituellement entraînée par les bruyantes émotions de la
-place publique et des champs de bataille. On voit, en second lieu,
-que le nouveau mode d'existence a naturellement amélioré le double
-caractère essentiel des relations de famille, soit en y assimilant
-davantage les occupations ordinaires des deux sexes, jusque alors
-trop discordantes pour comporter des mœurs suffisamment communes,
-soit aussi en y diminuant l'antique dépendance trop absolue des
-enfants envers les parents. Sous l'un et l'autre aspect, il est clair
-que la tendance spontanée des habitudes industrielles a directement
-concouru avec l'action systématique de la morale catholique, à
-laquelle un enthousiasme irréfléchi a quelquefois attribué ainsi
-d'heureux effets qui en étaient réellement indépendans, quoique,
-de nos jours, la méprise soit bien plus souvent inverse, par suite
-d'une irrationnelle antipathie. Toutefois, à ce double titre, il est
-d'ailleurs incontestable que le défaut radical de systématisation
-industrielle a beaucoup neutralisé jusqu'ici, comme sous les rapports
-ci-dessus appréciés, les propriétés virtuelles d'une semblable
-transformation sociale, que ses détracteurs spéculatifs ont pu
-même accuser, d'une manière spécieuse, de tendre, au contraire, à
-l'intime dissolution des liens domestiques, d'ailleurs rêvée aussi
-par quelques-uns de ses plus aveugles prôneurs. On pourrait craindre,
-par exemple, quant à la relation principale, qu'un essor industriel
-désordonné ne dût finalement altérer l'indispensable subordination
-des sexes, en procurant habituellement aux femmes une existence trop
-indépendante, si une appréciation mieux approfondie ne représentait
-une telle influence comme étant nécessairement plus que compensée
-par une tendance populaire, bien plus énergique et plus constante, à
-faire passer, au contraire, chez les hommes beaucoup de professions
-d'abord exercées par les femmes, de façon à réduire de plus en plus
-celles-ci à leur destination éminemment domestique, en ne leur laissant
-guère que les carrières pleinement compatibles avec elle, suivant la
-marche fondamentale de l'évolution humaine à cet égard, directement
-caractérisée au cinquante-quatrième chapitre.
-
-Après avoir suffisamment indiqué la réaction élémentaire de
-l'affranchissement industriel, d'abord sur l'amélioration
-individuelle du caractère humain, et ensuite sur le perfectionnement
-de la constitution domestique, il nous reste surtout à considérer
-abstraitement ses propriétés directement sociales, suivant leur
-généralité croissante, afin que son universelle efficacité pour
-préparer spontanément la régénération temporelle des sociétés modernes
-puisse être ensuite convenablement appréciée, à partir de l'ère
-décisive précédemment déterminée.
-
-Il est d'abord évident que l'évolution industrielle a nécessairement
-tendu à compléter, chez les modernes, l'irrévocable abolition du
-régime des castes, en instituant, envers l'antique ascendant de
-la naissance, la rivalité progressive de la richesse acquise par
-le travail. Nous avons reconnu, dans le volume précédent, comment
-l'organisme catholique avait, au moyen-âge, dignement commencé cet
-ébranlement décisif, par cela seul qu'il avait radicalement supprimé
-l'hérédité du sacerdoce, et fondé la hiérarchie spirituelle sur le
-principe de la capacité. Or, le mouvement industriel est venu ensuite
-réaliser aussi, à sa manière, jusque pour les moindres fonctions
-sociales, une transformation équivalente à celle ainsi imprimée
-aux plus éminentes. Cette influence n'a pu être essentiellement
-neutralisée par ce qui a dû subsister de la tendance naturelle à
-l'hérédité des professions, qui, malgré son décroissement continu,
-se fera nécessairement toujours sentir à un degré quelconque, mais
-dont l'insuffisante opposition devait dès lors céder de plus en plus,
-d'une part, parmi les classes inférieures de la nouvelle hiérarchie,
-à l'essor continu de ce même instinct d'amélioration universelle qui
-avait déterminé l'émancipation primordiale, et, d'une autre part, dans
-les premiers rangs, à l'impossibilité si connue de conserver chez les
-mêmes familles les grandes fortunes commerciales ou manufacturières.
-Si l'on combine une telle propriété avec la spécialisation croissante
-des occupations humaines, non moins inhérente à la vie industrielle,
-on pourra concevoir l'action permanente de la civilisation moderne
-pour perfectionner, par les seules voies temporelles, l'ensemble du
-classement social, en comportant désormais une plus exacte harmonie
-journalière entre les aptitudes et les destinations. En même temps,
-il n'est pas douteux que la liaison normale de l'intérêt privé
-à l'intérêt public a été dès lors directement perfectionnée par
-l'influence continue de cette merveilleuse économie instinctive des
-sociétés actuelles, qu'on admirerait sans doute profondément si, au
-lieu d'y être habituellement plongé, on l'envisageait seulement dans
-la lointaine perspective d'une romanesque utopie, où l'on verrait,
-abstraction faite du mobile, chaque individu constamment appliqué,
-avec la plus active sollicitude, à imaginer et à réaliser de nouvelles
-manières de servir la communauté; les moindres opérations privées
-tendant ainsi à s'anoblir de plus en plus en acquérant spontanément
-le caractère de fonctions publiques, sans qu'on puisse désormais
-établir nettement une ligne générale de démarcation entre les unes et
-les autres, jadis si profondément séparées. Quelle que soit encore,
-à tous égards, la profonde imperfection d'un tel ordre, d'après
-son défaut radical de systématisation rationnelle, la convenable
-appréciation de ces résultats usuels est bien propre à faire sentir
-l'absurdité historique de ces déclamations illusoires sur la richesse
-et sur le luxe, qui, chez tant de prétendus philosophes ou moralistes
-modernes, ne sont surtout qu'un vain retentissement scolastique des
-fausses notions sociales que notre vicieuse éducation puise encore
-exclusivement dans le type antique. À la vérité, tous ces heureux
-résultats dérivent essentiellement de calculs personnels, où ne se
-manifeste que trop l'action primitive des instincts de ruse et de
-cupidité propres à des esclaves émancipés: mais on peut assurer, à cet
-égard, que toutes les récriminations réelles qui ne se rapporteraient
-point à l'absence actuelle de régularisation générale resteraient
-purement relatives à l'invincible défectuosité de la nature humaine, où
-la prépondérance habituelle des impulsions individuelles ne laisse, à
-cet égard, d'autre variation possible que celle d'un mobile privé plus
-ou moins accessible aux inspirations de l'instinct social: or, l'amour
-du pillage serait-il donc plus moral, ou même plus noble, que l'amour
-du gain?
-
-Quant à l'influence abstraite de l'évolution industrielle sur le
-caractère essentiel des transactions sociales, il serait superflu de
-faire spécialement ressortir sa tendance pratique à faire graduellement
-prévaloir le principe de la conciliation des intérêts, sur l'esprit,
-d'abord hostile, ensuite litigieux, qui dominait jusque alors dans les
-opérations privées. La législation indépendante et spontanée qui, au
-moyen-âge, devait appartenir aux communautés industrielles, quoiqu'elle
-ait dû ensuite disparaître essentiellement, comme je l'expliquerai
-ci-dessous, pour permettre la formation des grandes unités politiques,
-nous a laissé un précieux témoignage permanent de cette disposition
-primitive par l'heureuse institution des réglemens et des tribunaux de
-commerce, d'abord élaborée sous les sages inspirations des négocians
-anséatiques, et dont la marche journalière nous offre un contraste si
-décisif avec celle des autres juridictions, malgré que l'intervention
-ultérieure des légistes y ait certainement tendu à altérer beaucoup
-ses qualités primordiales. Je crois devoir insister davantage sur
-l'indication sommaire d'un autre attribut élémentaire de l'esprit
-industriel, considéré, sous un aspect beaucoup moins senti et encore
-plus capital, relativement à son mode habituel de discipline sociale.
-D'après l'aversion primitive de l'homme pour la vie laborieuse, on eût,
-sans doute, difficilement prévu que le désir d'un travail permanent
-constituerait un jour le principal vœu ordinaire de la majorité des
-hommes libres, tellement que la concession ou le refus du travail y
-deviendrait la base usuelle de l'action disciplinaire, préventive ou
-même coercitive, indispensable à l'économie générale, en écartant de
-plus en plus tout usage direct de la force proprement dite. Cette
-nouvelle tendance, si évidemment propre aux sociétés industrielles,
-a sans doute besoin, comme toutes celles précédemment signalées, et
-même à un plus haut degré, d'être enfin convenablement régularisée:
-mais son influence croissante n'en a pas moins déjà réalisé, depuis
-le moyen-âge, une notable amélioration universelle, dont l'importance
-sera dignement appréciée par quiconque voudra, sous ce rapport,
-judicieusement comparer le principe industriel au principe militaire,
-où la douleur et la mort sanctionnent finalement toute subordination.
-Dans les abus même les plus déplorables que puisse engendrer un
-vicieux ascendant de la richesse, lorsqu'il semblerait que cette
-transformation s'est réduite, pour ainsi dire, à remplacer le droit de
-tuer par celui d'empêcher l'existence, on pourrait encore constater
-que le despotisme industriel se montre nécessairement moins oppressif
-et plus indirect que le despotisme militaire, de manière à comporter
-beaucoup plus de moyens de l'adoucir ou de l'éluder; outre qu'un
-sentiment plus net et plus actif du besoin réciproque de coopération,
-ainsi que des mœurs plus conciliantes, doivent éloigner davantage
-d'aussi extrêmes conflits.
-
-Enfin, si l'on envisage l'action élémentaire de l'évolution
-industrielle pour modifier les plus vastes relations sociales, il
-serait assurément inutile d'insister ici sur sa tendance fondamentale,
-déjà si prononcée au moyen-âge, à lier directement tous les peuples,
-malgré les diverses causes quelconques, même religieuses, d'antipathie
-nationale. Non-seulement l'absence si regrettable de toute vraie
-systématisation progressive n'a pu neutraliser jusqu'ici l'énergie
-spontanée de cet instinct caractéristique: mais sa manifestation
-continue a même surmonté les efforts les plus actifs d'une puissante
-systématisation rétrograde; comme le montre surtout l'exemple de
-l'Angleterre, où l'esprit d'égoïsme national habilement stimulé n'a
-pu parvenir, dans les cas même le plus favorables à son influence, à
-contenir entièrement, envers les nations rivales, l'essor journalier
-des dispositions pacifiques inhérentes à l'existence temporelle
-des sociétés modernes. Quelles qu'aient dû être les propriétés
-primitives de l'esprit militaire pour l'extension graduelle des
-associations humaines, comme je l'ai soigneusement expliqué, il est
-clair que sa puissance est, à cet égard, nécessairement limitée, et
-qu'elle avait essentiellement épuisé tout le développement dont elle
-était susceptible, sous le régime initial qui, dès le moyen-âge, a
-graduellement tendu vers son entière et irrévocable abolition, pour
-laisser agir désormais, dans l'esprit industriel convenablement
-systématisé, une aptitude exclusive à permettre enfin l'assimilation
-totale de l'humanité.
-
-Cette sommaire appréciation des principaux attributs élémentaires du
-nouveau moteur temporel, était indispensable ici afin de caractériser
-nettement le profond changement que sa prépondérance croissante a
-dû graduellement imprimer au mode primordial de sociabilité. En
-reprenant maintenant le cours direct de notre élaboration historique,
-pour analyser, à partir du XIVe siècle, l'essor continu de
-la puissance industrielle, nous devons d'abord exactement déterminer
-l'ensemble de sa position nécessaire envers les anciens pouvoirs
-sociaux, et la direction correspondante de son développement ultérieur.
-Dans tout ce mouvement élémentaire de recomposition temporelle, nous
-devrons désormais considérer essentiellement l'industrie urbaine, qui
-en est restée jusqu'ici le principal siége, par une conséquence plus
-éloignée des mêmes différences fondamentales ci-dessus signalées pour
-expliquer d'abord l'émancipation plus tardive de l'industrie rurale,
-dont l'évolution sociale est encore si arriérée.
-
-La politique spontanée que l'heureux instinct des classes laborieuses
-leur a presque toujours inspirée, dès leur plein affranchissement au
-moyen-âge, a été surtout distinguée, sauf les déviations passagères
-ou locales, par ces deux attributs permanents, suite nécessaire de la
-situation générale: elle a eu pour caractère propre la spécialité, et
-pour condition indispensable la liberté; c'est-à-dire que l'ambition
-prépondérante des nouvelles forces a été concentrée vers leur
-développement industriel, en s'abstenant de prendre réellement, à la
-haute gestion des affaires publiques, aucune autre part ordinaire que
-celle qui se rattachait à une telle destination, dont l'accomplissement
-ne pouvait alors faire naître d'autre grand besoin politique que celui
-d'un essor suffisamment libre des facultés industrielles. C'est, en
-effet, comme seule garantie efficace de cette liberté élémentaire,
-dans l'état social propre au moyen-âge, que l'indépendance primitive
-des communautés urbaines conserva si longtemps une importance vraiment
-fondamentale, malgré les graves aberrations qu'elle pouvait susciter.
-Il faut attribuer aussi la même destination essentielle à l'existence,
-d'abord si tutélaire, quoique ultérieurement oppressive, de ces
-corporations plus spéciales qui, dans chaque communauté urbaine,
-unissaient plus particulièrement les citoyens de chaque profession,
-et sans lesquelles la sécurité du travail individuel eût été alors si
-souvent compromise, outre leur utile influence morale, plus prolongée,
-pour seconder l'intime développement des mœurs industrielles, en
-concourant à prévenir l'inconstance naturelle qui pouvait pousser à
-des changemens de carrière trop désordonnés, surtout en un temps où le
-nouveau mode d'existence n'avait pu être encore suffisamment apprécié.
-
-Telle est la véritable origine générale de la passion caractéristique
-des modernes pour cette liberté universelle et continue, suite
-naturelle et complément nécessaire de l'émancipation personnelle,
-afin d'assurer à chacun l'essor convenable de son activité normale:
-l'instinct vulgaire l'a ordinairement mieux appréciée jusqu'ici que la
-raison spéculative, qui, par un vicieux rapprochement, s'efforçait
-toujours de la subordonner à cette liberté politique particulière aux
-anciens, où l'esclavage des travailleurs constituait l'indispensable
-condition d'une turbulente participation de la caste guerrière à
-la direction journalière de ses affaires communes. Or, l'esprit
-féodal était évidemment très favorable à la satisfaction spontanée
-de ce besoin capital, qui ne pouvait d'abord donner lieu à aucun
-conflit habituel. Quand l'élan industriel a pu ainsi commencer, ses
-résultats naturels ont ensuite graduellement développé, envers les
-divers pouvoirs prépondérans, un moyen d'action de plus en plus
-irrésistible, par l'entraînement involontaire des ennemis les plus
-systématiques de l'industrie moderne vers les nouvelles jouissances,
-de commodité et surtout de vanité, inhérentes à son cours permanent.
-Ce n'est pas seulement de nos jours que, chez les classes les plus
-opposées aux suites sociales de l'évolution industrielle, les plus
-opiniâtres conservateurs n'ont pu cependant se résigner à renoncer
-aux satisfactions privées qu'elle procure habituellement, et dont la
-douce influence journalière étouffe spontanément chaque germe sérieux
-de réaction rétrograde: une pareille inconséquence, et une semblable
-diversion, ont certainement existé aussi, quoique à un moindre degré,
-aux temps même les plus rapprochés de l'affranchissement primordial,
-dont les grands effets ultérieurs ne pouvaient d'ailleurs être
-nullement prévus. Ainsi, la politique initiale des classes laborieuses,
-par cela même qu'elle était exclusivement industrielle, reposait sur
-une base certaine et inébranlable: sa sagesse instinctive était, en
-réalité, bien supérieure à celle des plans péniblement conçus alors
-par tant d'ambitieux spéculatifs qui s'efforçaient, au contraire, de
-provoquer, au sein des villes, une activité principalement politique,
-qui eût détourné leurs travaux naissans, et attiré sur elles l'unanime
-réprobation des pouvoirs prépondérans. On doit donc, contre l'opinion
-commune, regarder comme éminemment salutaire au véritable essor social
-du nouvel élément temporel la compression générale que l'ensemble
-du régime militaire et théologique exerçait d'abord nécessairement
-sur lui, pourvu que, suivant l'influence la plus ordinaire, ce frein
-fondamental, assez puissant pour maintenir les forces nouvelles en état
-de subalternité politique, ne pût acquérir une intensité susceptible
-d'entraver leur développement spécial. Cette situation naturelle,
-dont la durée indéfinie eût été sans doute fort désastreuse, et
-d'ailleurs heureusement impossible, était, à l'origine, tellement
-indispensable à l'intime élaboration des mœurs industrielles, que
-lorsque des circonstances exceptionnelles ont empêché une telle
-résistance de devenir suffisamment puissante, l'essor industriel en a
-été profondément troublé, par son déplorable mélange avec une tendance
-vraiment rétrograde vers le système de domination guerrière, le seul
-qui pût encore satisfaire la vaine ambition politique des cités trop
-indépendantes, en un temps si voisin de l'entière prépondérance
-temporelle des mœurs militaires. Une semblable nécessité a été
-surtout tristement marquée dans les funestes animosités mutuelles et
-dans les cruelles agitations intestines par lesquelles la plupart
-des villes italiennes, sauf la sage Venise, où avait pu prévaloir
-bientôt une heureuse combinaison, compensèrent si douloureusement,
-au XIIIe et au XIVe siècle, les avantages primitifs que leur
-précoce émancipation avait retirés d'une moindre compression
-politique, jusqu'à ce que leur orageuse indépendance eût partout
-abouti à la suprématie d'une famille locale, d'abord féodale en
-Lombardie, ensuite industrielle en Toscane. On voit aussi que les
-principales villes suisses durent plus tard à une cause semblable les
-abus caractéristiques inhérens à leur domination trop oppressive sur
-les campagnes environnantes, qui semblaient n'avoir fait que changer
-de maîtres. Sous ce rapport capital, les cités anséatiques, quoique
-placées, comme celles de l'Italie, dans un milieu trop peu concentré,
-avaient une situation beaucoup plus favorable; et, en effet, à raison
-même des obstacles naturellement apportés à leur essor politique,
-elles échappèrent heureusement à ces stériles perturbations de la vie
-industrielle, qui s'y développa aussi purement, et néanmoins plus
-rapidement, qu'au sein des grandes organisations féodales, comme celles
-de la France et de l'Angleterre. C'est ainsi que, dans l'ensemble de
-l'occident européen, les entraves générales que le régime correspondant
-semble avoir d'abord présentées au nouvel élément temporel
-constituaient, en réalité, à l'origine, des conditions essentiellement
-propres à son évolution normale. Si, au début de ce chapitre, j'ai
-paru attacher, pour la détermination de l'époque initiale, une haute
-importance à l'admission primitive des classes laborieuses dans les
-diverses assemblées nationales, ce n'est point à raison de l'influence,
-très peu profonde en effet, qu'une telle élévation politique put
-exercer immédiatement sur leur propre essor social; c'est surtout comme
-offrant un irrécusable symptôme de la puissance universelle qu'elles
-avaient déjà acquise.
-
-Après avoir ainsi apprécié la situation primitive de l'élément
-industriel envers l'ensemble de l'ancien organisme, il convient aussi
-de caractériser sommairement sa relation spéciale avec chacun des
-principaux pouvoirs correspondants.
-
-Quant à la puissance catholique, il est évident que l'essor industriel
-devait alors y recevoir un accueil particulièrement favorable,
-par sa double conformité spontanée, soit avec l'esprit général de
-la constitution spirituelle, soit avec les besoins propres de la
-force ecclésiastique dans son antagonisme politique, comme je l'ai
-précédemment indiqué. Mais il importe de noter ici que cette utile
-convergence, d'abord inhérente à la vraie destination sociale du
-pouvoir spirituel, y était, dès l'origine, notablement altérée par
-d'inévitables oppositions tenant à cette nature malheureusement
-théologique de la philosophie correspondante, que nous avons déjà
-vue tant neutraliser, à d'autres égards, les attributs essentiels
-du gouvernement moral. Cette restriction ne se rapporte point même
-à la tendance anti-théologique nécessairement propre à l'industrie
-convenablement développée, quand elle a enfin largement manifesté
-son vrai caractère philosophique par une grande action permanente de
-l'humanité sur le monde extérieur, comme je l'ai indiqué, en principe,
-au dernier chapitre du tome quatrième: ce conflit nécessaire n'a
-pu se faire sentir qu'en un temps trop postérieur pour devoir être
-maintenant considéré. Abstraction faite de cette opposition radicale,
-qui sera ensuite appréciée, je dois déjà signaler ici le contraste
-fondamental que l'essor unanime d'une ardente activité industrielle
-ne pouvait manquer d'offrir bientôt avec l'exclusive préoccupation
-chrétienne du salut éternel, nécessairement imposée par la doctrine
-religieuse, dont l'inaptitude pratique à diriger la nouvelle existence
-des populations civilisées devait ainsi devenir de plus en plus
-sensible. L'esprit absolu, et par suite immobile, inévitablement
-propre à une telle doctrine, ne pouvait d'ailleurs lui permettre, sans
-se dénaturer, aucune modification morale convenable à une situation
-sociale qui n'avait pu être suffisamment prévue dans l'élaboration
-primordiale du catholicisme, dès lors réduit à n'y intervenir que par
-des prescriptions trop vagues et trop imparfaites, souvent même assez
-incompatibles avec la réalité pour devenir directement contraires aux
-plus évidentes conditions normales de la vie industrielle. C'est ainsi,
-par exemple, que, dès l'origine, les irrationnelles déclamations du
-clergé contre l'intérêt des capitaux, quoique ayant pu d'abord tempérer
-une ignoble cupidité, n'ont pas tardé à devenir doublement nuisibles
-aux opérations industrielles, soit en y entravant d'indispensables
-transactions, soit en y provoquant indirectement d'exorbitantes
-extorsions. Ne fût-ce qu'à ce titre, il est évident que l'esprit
-industriel devait promptement se trouver, dans la pratique, en conflit
-habituel avec l'esprit catholique, qui, même aujourd'hui, n'a pu
-encore parvenir, malgré tant de laborieuses spéculations théologiques,
-à établir aucune théorie unanime du prêt à intérêt, au sujet duquel
-il a donc fallu que l'industrie moderne se trouvât constituée en
-journalière contravention chrétienne, de manière à constater hautement
-l'insuffisance pratique d'une morale religieuse inaccessible aux plus
-irrécusables inspirations de la sagesse vulgaire.
-
-Un tel ordre de considérations explique aisément pourquoi les classes
-laborieuses, tout en accueillant avec respect l'utile intervention
-du clergé dans leurs affaires générales, devaient éprouver cependant
-une prédilection instinctive envers les divers élémens du pouvoir
-temporel, d'où leur paisible activité continue ne pouvait craindre
-ordinairement aucune grave opposition systématique. Malgré l'inévitable
-rivalité sociale qui devait ultérieurement surgir entre l'aristocratie
-industrielle et l'aristocratie nobiliaire, après que celle-ci eut
-suffisamment perdu la supériorité militaire qui la caractérisait,
-il est clair que, longtemps trop subalternes pour oser tenter une
-telle concurrence, même à la faveur des plus grandes richesses, les
-travailleurs devaient d'abord, en général, considérer surtout les
-nobles, soit comme offrant, par leur luxe, un indispensable stimulant
-à la production journalière, soit aussi comme constituant, par la
-supériorité naturelle de leur éducation morale, les meilleurs types du
-perfectionnement individuel. Sous l'un et l'autre aspect, il n'est pas
-douteux que les mœurs féodales, même abstraction faite de l'utilité
-propre à leur mission guerrière, ont exercé pendant plusieurs siècles
-une heureuse influence sur le développement fondamental de l'industrie
-moderne. La production directe des objets destinés au plus grand
-nombre n'a pu constituer que beaucoup plus tard un aliment suffisant à
-l'activité commerciale ou manufacturière; et, quoique, de nos jours,
-ce progrès soit enfin heureusement accompli, il n'altère encore que
-trop rarement la tendance naturelle des améliorations industrielles à
-s'adresser d'abord aux fortunes supérieures, jusque dans les cas où
-leur principale extension dépend davantage d'une entière vulgarisation
-ultérieure. Pareillement, sous le second point de vue, il est clair
-que la supériorité sociale et la richesse héréditaire devaient
-ordinairement tendre à entretenir, chez les classes féodales, une
-généralité de vues et une générosité de sentimens, difficilement
-compatibles avec la préoccupation spéciale d'une laborieuse économie,
-et qui devaient naturellement paraître, aux classes industrielles, de
-dignes sujets d'imitation. À ce double titre, les grandes fortunes
-patrimoniales constitueront certainement toujours, même après la plus
-sage régénération sociale, la source d'une influence considérable, qui,
-dignement systématisée, est susceptible d'ailleurs des plus heureux
-résultats pour l'amélioration universelle de la condition humaine:
-qu'on juge donc quelle devait être leur importance en des temps si
-voisins du premier essor industriel!
-
-Mais, quelque avantageuses que pussent être, en général, les relations
-normales des classes laborieuses avec l'élément local de l'ancien
-organisme temporel, jusqu'à l'avénement ultérieur d'une rivalité
-plus ou moins directe, on conçoit encore mieux que leurs principales
-sympathies sociales devaient presque toujours se tourner avec
-prédilection vers l'élément central, même indépendamment des motifs
-spéciaux de solidarité politique qui, dans le cas le plus fréquent,
-devaient leur faire préférer la royauté à la noblesse. Car, chez le
-pouvoir royal, l'industrie trouvait alors évidemment réalisées au plus
-haut degré les conditions précédentes de son affinité primitive pour la
-puissance féodale, et spontanément dépouillées, de part et d'autre, en
-vertu d'une élévation supérieure, de toute source habituelle de graves
-collisions; sauf les charges pécuniaires, qui ne pouvaient d'abord
-paraître fort onéreuses à des populations judicieusement disposées,
-par un long usage antérieur, à regarder comme éminemment favorable la
-faculté de convertir ainsi leurs divers embarras sociaux. Aussi cette
-prédilection spéciale envers la royauté s'est-elle fait sentir là
-même où les classes industrielles, comme je l'expliquerai ci-dessous,
-ont été exceptionnellement conduites à se liguer contre elle avec la
-noblesse, surtout en Angleterre, où une telle tendance permanente a
-beaucoup ralenti la décadence naturelle du pouvoir royal.
-
-Telle était donc, en général, au XIVe siècle, la situation
-fondamentale du nouvel élément temporel, soit relativement à
-l'ensemble de l'ancien organisme européen, soit à l'égard de ses
-diverses branches principales. La politique spéciale qui en résultait
-spontanément pour les classes laborieuses se trouva d'abord, dans
-les pays les plus précoces, et surtout en Italie, sous la direction
-naturelle des influences, ecclésiastique ou nobiliaire, qui avaient été
-disposées ou contraintes à s'incorporer suffisamment aux communautés
-industrielles, où l'on distingue alors, d'une manière si éclatante,
-la haute intervention primitive, ordinairement si heureuse, des
-nouveaux ordres religieux, et ensuite l'importance plus durable de
-quelques grandes familles féodales, habilement résignées à fonder
-leur agrandissement sur une pareille assimilation. Mais, sans cesser
-totalement de subir l'action permanente de ces deux élémens étrangers,
-les intérêts sociaux de l'industrie durent spontanément tomber peu à
-peu sous l'uniforme direction des légistes, d'autant plus exclusive que
-les cités étaient plus indépendantes, par suite d'une incorporation
-beaucoup plus complète; si nettement marquée, par exemple, dans
-cette curieuse classification industrielle qui formait la base de la
-constitution florentine, où les avocats et les notaires figuraient à
-la tête de ce qu'on y nommait les grands arts. On conçoit aisément,
-en effet, l'ascendant familier qu'avait dû spontanément acquérir,
-chez de telles populations, une classe dont les intérêts étaient
-alors, quoique radicalement hétérogènes, intimement unis aux leurs,
-et qui seule y pouvait posséder l'habitude normale d'une certaine
-généralité dans les conceptions sociales. C'est ainsi que les légistes,
-déjà naturellement investis, suivant les explications du chapitre
-précédent, de la direction temporelle du mouvement de décomposition,
-ont pareillement obtenu d'ordinaire la principale influence dans
-la partie correspondante de la progression organique; de manière à
-rester encore, à beaucoup d'égards, sous l'un et l'autre aspect, les
-déplorables chefs de l'ensemble du mouvement politique actuel. Quelque
-désastreuse qu'ait dû ensuite devenir leur influence politique, il ne
-faut pas oublier que, à cette époque initiale, elle n'était pas moins
-indispensable qu'inévitable, aussi bien pour la progression organique
-que nous l'avons déjà reconnu pour la progression critique: puisque,
-malgré les vices permanens qui lui sont propres, cette classe était
-alors seule capable, d'ordinaire, de discuter suffisamment avec les
-anciens pouvoirs les intérêts généraux de la politique industrielle;
-en même temps, les classes laborieuses pouvaient ainsi développer plus
-librement leur activité caractéristique, dont une vaine agitation
-politique eût alors gravement troublé l'essor spontané, principale base
-ultérieure de leur ascendant social.
-
-Ayant désormais suffisamment analysé, quant à l'évolution fondamentale
-du nouvel élément temporel, d'abord son origine essentielle, ensuite
-son caractère propre, et enfin sa situation générale envers le milieu
-politique correspondant, il ne nous reste plus ici, pour compléter
-cette appréciation historique du principal moteur des sociétés
-modernes, qu'à y caractériser sommairement son développement universel
-pendant la mémorable période des cinq siècles qui ont suivi son essor
-initial, selon la marche indiquée au début de ce chapitre.
-
-En étudiant, dans la leçon précédente, le cours simultané du
-mouvement révolutionnaire, nous avons été spontanément conduits,
-sans aucune résolution antérieure, et par la seule tendance directe
-de l'ensemble des événemens, à partager successivement cette grande
-époque préparatoire en trois phases consécutives, suivant l'état plus
-ou moins avancé de la décomposition politique: la fin du XVe
-siècle servant à séparer les temps où la dissolution, spirituelle
-et temporelle, était surtout spontanée, de ceux où elle est devenue
-graduellement systématique; et, pour ce dernier âge, le milieu environ
-du XVIIe siècle divisant le règne direct de la philosophie
-négative en critique protestante, purement préliminaire, et critique
-déiste, seule décisive: d'où résultent finalement trois périodes peu
-inégales, comprenant à peu près, la première six générations, la
-seconde cinq, et la dernière quatre, du moins en arrêtant celle-ci,
-comme nous avons dû le faire, au début de la révolution française. Or,
-la rationnalité fondamentale d'une telle distribution générale de notre
-passé immédiat va maintenant recevoir la plus heureuse et la moins
-équivoque confirmation, en ce que le même ordre doit naturellement
-présider ici à l'examen philosophique du mouvement élémentaire de
-recomposition temporelle, dont les progrès principaux correspondent,
-en effet, avec une remarquable convergence, à ces divers degrés
-nécessaires du mouvement de décomposition. Comme cette concordance
-essentielle doit évidemment résulter, à priori, de la connexité
-naturelle des deux séries, sa vérification propre devra réciproquement
-rendre hautement incontestable à tous les bons esprits l'obligation
-de procéder désormais à toute saine appréciation des temps modernes
-d'après la nouvelle division que j'ai été conduit ainsi à établir, et
-qui seule, j'ose l'assurer, peut soutenir convenablement l'épreuve
-décisive d'une suffisante conformité entre la progression critique et
-la progression organique, dont le concours permanent constitue, à mes
-yeux, pour un tel âge, le vrai criterium de la rationnalité historique.
-
-La première phase, que, dans la série négative, nous avons jugée,
-à tant d'égards, la plus capitale, conserve certainement la même
-supériorité fondamentale dans notre série positive, malgré les
-préventions ordinaires en l'un et l'autre cas. C'est, en effet, pendant
-les deux siècles environ relatifs à la principale décomposition
-spontanée du régime catholique et féodal d'après les luttes intestines
-de ses élémens essentiels, que l'industrie a réellement commencé à
-établir son irrévocable ascendant élémentaire, de manière à manifester
-déjà le vrai caractère pratique de la civilisation moderne. On conçoit
-même aisément que cette dissolution croissante de l'ordre ancien,
-et sa tendance continue vers la dictature temporelle qui en devait
-provisoirement résulter, suivant la théorie du chapitre précédent,
-devaient être éminemment favorables à l'évolution industrielle, que
-les divers pouvoirs s'efforçaient à l'envi de seconder, soit d'après
-une sympathie directe, essentiellement commune à tous, par suite de
-l'esprit catholique et féodal, si longtemps protecteur de l'industrie
-naissante, soit en vertu des motifs politiques qui devaient plus
-spécialement disposer l'élément temporel, tendant alors vers un
-ascendant très contesté, à se ménager l'appui de forces nouvelles, dont
-la haute importance sociale était déjà pleinement irrécusable. En sens
-inverse, il n'est pas douteux que l'extension et la consolidation
-de la vie industrielle ont alors directement commencé à seconder
-activement l'intime dissolution naturelle de l'ancienne constitution
-sociale, en tendant de plus en plus, surtout au sein des villes, et par
-suite aussi, quoiqu'à un moindre degré, jusque parmi les campagnes,
-à ruiner radicalement l'antique subordination journalière qui lui
-rattachait auparavant la majorité des classes inférieures. Les grandes
-cités, principal foyer, en tout temps, et surtout chez les modernes,
-de la civilisation humaine, comme le rappelle si heureusement une
-étymologie expressive, remontent essentiellement jusqu'à cette phase
-capitale, avant laquelle l'importance de Londres, d'Amsterdam, etc.,
-et même de Paris, était encore si faible. Quoique les causes purement
-politiques aient dû beaucoup influer sur un tel phénomène, il est, au
-fond, principalement résulté, dès lors comme aujourd'hui, de l'essor
-industriel, qui a surtout imprimé à ces divers centres européens ce
-caractère fondamental de bienveillante solidarité mutuelle envers
-les populations moins condensées, si différent du superbe esprit de
-domination universelle, propre, dans l'antiquité, aux rares chefs-lieux
-de l'activité militaire.
-
-Parmi les nombreuses institutions qui, à cette époque, témoignent
-évidemment de la prépondérance naissante de la vie industrielle sur
-la vie militaire, je dois me borner ici à signaler spécialement celle
-qui, soit comme symptôme, soit comme cause, fut assurément la plus
-décisive de toutes, l'établissement universel des armées soldées,
-d'abord temporaires au début de cette phase, et partout permanentes
-vers sa fin. J'en ai déjà suffisamment indiqué, au chapitre précédent,
-la haute portée pour accélérer notablement la dissolution spontanée
-de l'ancien ordre temporel: nous ne devons l'envisager maintenant que
-relativement à son influence vraiment fondamentale sur le mouvement
-industriel. En voyant naître, en Italie, cette grande innovation, au
-commencement du XIVe siècle, d'abord à Venise, ensuite à
-Florence, chacun peut aisément constater son origine essentiellement
-industrielle, pareillement sensible aussi dans son extension ultérieure
-à tout le reste de notre occident, et qui partout devenait une
-manifestation non équivoque de l'antipathie croissante des nouvelles
-populations pour les mœurs militaires, ainsi concentrées désormais chez
-une minorité spéciale, dont la proportion n'a pas, en général, cessé
-de décroître, malgré l'agrandissement numérique des armées modernes.
-Quant à la réaction organique d'une telle institution suffisamment
-développée, il est clair que sans elle l'essor universel de la vie
-industrielle n'aurait pu devenir convenablement décisif, par le
-mélange d'habitudes guerrières qui eût continué à en altérer la pure
-efficacité morale au sein des populations européennes. Ce préambule
-était surtout indispensable pour que les classes inférieures pussent
-enfin être irrévocablement soustraites à la subordination féodale,
-et désormais pleinement rattachées, comme aujourd'hui, aux chefs
-naturels de leurs travaux journaliers; tandis que, d'une autre part,
-l'essor industriel tendait aussi à ruiner essentiellement la grande
-influence populaire que procurait au clergé son vaste système de
-charités publiques, dès lors de plus en plus secondaire vis-à-vis des
-voies nouvelles, non moins supérieures en importance qu'en moralité,
-que l'industrie commençait à ouvrir spontanément à l'amélioration
-universelle des conditions temporelles. La double influence ainsi
-exercée pour l'organisation élémentaire du travail européen était,
-à cette époque, d'autant plus assurée que la rareté naturelle des
-ouvriers, et spécialement de ceux doués de quelque habileté, y rendait
-leur situation relative bien plus favorable que de nos jours. En un
-mot, sous quelque aspect industriel qu'on étudie cette phase mémorable,
-on y trouvera clairement le premier germe social des divers progrès
-qui ont ensuite caractérisé, avec tant d'éclat, les deux phases
-postérieures. On y voit même, dès le début, l'ébauche primitive,
-distincte quoique imparfaite, du vrai système de crédit public, si
-justement regardé aujourd'hui comme l'un des principes fondamentaux
-de la constitution industrielle, mais auquel on suppose communément
-une source beaucoup trop récente; car il remonte certainement aux
-efforts de Florence et de Venise vers le milieu du XIVe
-siècle, bientôt suivis de la vaste organisation de la banque de Gênes,
-long-temps avant que la Hollande, et ensuite l'Angleterre, pussent
-acquérir une grande importance financière.
-
-Si, après cette sommaire appréciation de ce que l'essor social de
-l'industrie offre alors d'essentiellement uniforme en tout notre
-occident, on considère les principales différences qui, sous ce
-rapport, devaient distinguer les divers élémens généraux de la
-république européenne, on trouve encore qu'elles s'accordent
-spontanément avec celles que le chapitre précédent a pleinement
-caractérisées quant au mouvement simultané de décomposition temporelle,
-suivant qu'il a tendu vers l'irrévocable prépondérance du pouvoir
-central ou du pouvoir local. On voit, en effet, dans cet immense
-conflit décisif entre la royauté et la noblesse, l'industrie,
-partout sollicitée des deux côtés, se prononcer, le plus souvent,
-d'après l'admirable sentiment de la situation qui avait jusque alors
-caractérisé sa politique instinctive, pour celle des deux puissances
-qui avait été primitivement la plus faible, mais qui devait ensuite
-obtenir l'ascendant final, si utilement secondé par un tel secours.
-Sans aucun calcul systématique, cette sagesse spontanée résultait
-évidemment de la prédilection spéciale que les classes laborieuses
-devaient graduellement concevoir pour celui des deux pouvoirs
-antagonistes qui, à raison de son infériorité primordiale, devait
-être le mieux disposé à s'assurer leur assistance par des services
-convenables. C'est ainsi surtout que, diversement déterminée par un
-esprit identique, la force industrielle, en France, contracta avec la
-royauté la plus intime alliance politique; tandis que, au contraire,
-en Angleterre, elle se ligua contre le trône avec l'aristocratie
-féodale, malgré la sympathie naturelle, ci-dessus expliquée, qui, là
-comme en tout autre milieu, l'attirait en sens inverse. Une telle
-diversité ne devait recevoir son développement actif que sous les deux
-autres phases, où elle a tant concouru à constituer les différences
-fondamentales entre l'industrie française et l'industrie anglaise,
-la première tendant surtout à une centralisation systématique, la
-seconde à des ligues spontanées mais partielles, suivant la propre
-nature des élémens féodaux qu'elles choisirent pour contracter cette
-longue confraternité politique. Quoique devant ainsi me borner
-maintenant à signaler la véritable origine historique de ces importans
-attributs, je dois d'ailleurs noter ici que, dans notre série positive
-actuelle, comme dans la série négative du chapitre précédent, le cas
-français a été essentiellement normal, et commun à la majeure partie
-de la république européenne; pendant que le cas anglais a été, au
-contraire, éminemment exceptionnel, mais réalisé cependant, à un
-moindre degré, chez quelques autres populations occidentales, ainsi
-que je l'ai indiqué envers le mouvement critique. Il est clair, en
-effet, que le premier mode d'évolution temporelle est nécessairement
-de beaucoup le plus favorable à l'ascendant social de l'industrie
-moderne, dont le principal antagoniste universel était naturellement la
-noblesse, au triomphe politique de laquelle le second mode l'obligeait
-irrationnellement à concourir elle-même. L'influence spontanée de l'une
-et l'autre marche sur l'éducation mentale de la puissance industrielle
-conduit aussi à de pareilles conclusions, en montrant que la voie
-exceptionnelle, ou anglaise, devait tendre à fortifier, par une telle
-alliance, les habitudes de spécialité dispersive dont la prépondérance
-constituait nécessairement, sous l'aspect intellectuel, le vice
-universel de l'évolution industrielle; pendant que la voie normale,
-ou française, tendait, au contraire, à corriger spontanément, à un
-certain degré, cet inconvénient fondamental, d'après les habitudes
-émanées d'une direction politique plus élevée et plus systématique,
-susceptibles de mieux préparer les classes nouvelles à l'ultérieure
-conception rationnelle d'une véritable organisation générale, encore
-si confusément soupçonnée jusqu'ici. Vers la fin même de la phase que
-nous considérons, cette grave différence me semble déjà réellement
-caractérisée sous plusieurs rapports intéressans, et surtout par une
-grande institution centrale, qui a si heureusement influé dès lors
-sur l'ensemble de l'essor industriel: on conçoit qu'il s'agit de la
-création des postes, alors émanée de la royauté française, et par
-laquelle l'illustre Louis XI a commencé à marquer l'utile intervention
-d'une influence générale dans le système de l'industrie européenne;
-tandis que l'esprit anglais a souvent poussé la défiance nationale
-envers toute direction centrale jusqu'à repousser directement, comme
-on sait, l'organisation d'une police assez étendue pour garantir
-la sécurité des grandes villes britanniques, où cette importante
-amélioration a été si spécialement tardive.
-
-En considérant enfin cette phase capitale sous un point de vue plus
-particulier, on y trouve aussi l'esprit fondamental de la civilisation
-moderne profondément empreint, jusque dans la nature technologique
-des grandes inventions qui ont alors influé sur les destinées
-ultérieures de l'humanité. J'ai indiqué, en principe, à la fin de la
-cinquante-quatrième leçon, que les procédés modernes se distinguaient
-essentiellement de ceux que les anciens employaient à des usages
-équivalens, par la tendance croissante à y substituer les divers agens
-extérieurs à l'action physique de la force humaine; et j'ai rattaché
-cette différence capitale à l'émancipation personnelle qui, chez les
-modernes, a rendu l'agent humain beaucoup plus précieux, tandis que
-l'esclavage antique, permettant de prodiguer l'activité musculaire
-de l'homme, repoussait toute large application ordinaire des forces
-naturelles. Les derniers siècles du moyen-âge s'étaient déjà illustrés,
-à cet égard, par diverses créations importantes, dont l'usage
-journalier devrait nous faire mieux sentir la barbarie du préjugé
-philosophique qui attribue une ténébreuse tendance aux temps mémorables
-où l'humanité en fut gratifiée. Toutefois, c'est surtout dans la
-troisième phase moderne que ce grand caractère de notre industrie a dû
-se développer convenablement, comme je l'expliquerai en son lieu. Mais
-il est néanmoins nécessaire de le remarquer déjà envers notre première
-phase, où les conditions fondamentales de la société moderne me
-paraissent avoir déterminé surtout trois inventions capitales, dont une
-irrationnelle appréciation attribue jusqu'ici l'origine à des causes
-purement accidentelles, tandis que, au contraire, aucun avénement
-industriel ne me semble avoir été mieux préparé par le système des
-influences contemporaines: il s'agit d'abord de la boussole, ensuite
-des armes à feu, et enfin de l'imprimerie.
-
-Quoique l'invention primitive de la boussole ait certainement précédé,
-d'environ deux siècles, les temps que nous examinons, c'est cependant
-au XIVe siècle qu'il en faut rapporter le perfectionnement
-suffisant, et surtout l'usage actif. Ce lent progrès est lui-même très
-propre à indiquer que la vraie source rationnelle s'en trouvait, au
-fond, dans l'ensemble de la nouvelle situation sociale, qui poussait
-déjà, avec une énergie continue, à l'extension et à l'amélioration de
-la navigation européenne, en imposant toujours d'ailleurs une économie,
-de plus en plus indispensable, des forces physiques de l'homme.
-Serait-il donc étrange que de telles nécessités eussent graduellement
-inspiré le perfectionnement successif, et même la recherche initiale,
-d'une pareille découverte, en un temps où la philosophie naturelle
-commençait déjà à être activement cultivée? Quand on a vu, de nos
-jours, tant d'esprits superficiels attribuer aussi au seul hasard la
-belle observation originale de M. Å’rsted sur l'influence mutuelle de
-la pile voltaïque et de l'aiguille aimantée, comme je l'ai signalé
-dans le second volume de ce Traité, on doit assurément se défier de
-l'irrationnelle présomption qui a vulgairement supposé à la boussole
-une origine purement accidentelle, spécialement démentie d'ailleurs par
-de précieuses indications historiques, directement relatives aux plus
-anciennes ébauches de théorie, grossière mais progressive, dont les
-phénomènes magnétiques ont été l'objet au moyen-âge.
-
-Une pareille rectification des préjugés ordinaires est encore plus
-sensible et plus importante envers l'invention, ou plutôt peut-être
-l'introduction usuelle[8], des armes à feu, où tout esprit vraiment
-philosophique aurait dû, ce me semble, saisir déjà l'influence
-fondamentale de la nouvelle situation sociale, poussant, d'une manière
-directe et puissante, à perfectionner assez les procédés militaires
-pour que de paisibles populations industrielles pussent enfin lutter
-réellement contre les tentatives oppressives de la caste guerrière,
-sans altérer habituellement leurs travaux par un long et pénible
-apprentissage, qui devait même être le plus souvent insuffisant contre
-les récens progrès de l'armure féodale. La découverte chimique de la
-poudre à canon est, par sa nature, d'une telle facilité, qu'on devrait
-bien plutôt s'étonner si elle avait plus longtemps résisté aux nombreux
-efforts qu'une telle stimulation permanente devait partout susciter
-à cet égard, en un temps où l'ardeur scientifique était d'ailleurs
-déjà vivement éveillée, surtout quant aux mélanges explosifs. Il faut
-noter, en outre, qu'un tel changement se rattachait alors, par sa
-nature, à l'institution naissante des armées soldées, où les rois et
-les villes avaient tant d'intérêt à mettre un petit nombre de guerriers
-d'élite en état de triompher d'une puissante coalition féodale. Sans
-m'arrêter aucunement ici aux irrationnelles exagérations relatives à
-cette invention, dont l'importance sociale est toutefois incontestable,
-j'y dois signaler deux nouvelles considérations capitales, tendant
-à rectifier, à ce sujet, la commune opinion des philosophes. La
-première, déjà indiquée, en principe, au cinquante-troisième chapitre,
-consiste à remarquer qu'un tel progrès n'indique nullement, chez les
-modernes, une recrudescence imprévue de l'esprit militaire, dont
-les guerriers d'alors déploraient, au contraire, avec une si juste
-naïveté, qu'il eût notablement accéléré le décroissement universel.
-Toute convenable appréciation comparative établira clairement, en
-général, que, nonobstant cette grande innovation, l'industrie militaire
-des anciens était, eu égard aux temps et aux moyens, très supérieure
-à la nôtre, par suite de l'importance beaucoup plus fondamentale
-que la guerre devait avoir habituellement chez eux. Aujourd'hui
-surtout, il est clair que les procédés militaires sont infiniment
-au-dessous de la puissante extension que nos connaissances et nos
-ressources permettraient d'imprimer rapidement à l'ensemble des
-appareils destructifs, si les nations modernes pouvaient jamais subir,
-sous ce rapport, par une situation exceptionnelle, une stimulation,
-même passagère, équivalente à celle qui sollicitait communément les
-peuples anciens. L'autre rectification se rapporte à la confusion
-historique où l'on tombe fréquemment en attribuant à l'introduction
-des armes à feu plusieurs conséquences sociales réellement dues à
-l'institution simultanée des soldats permanens: c'est ainsi que
-d'éminens philosophes, et surtout Adam Smith, ont expliqué la tendance
-des guerres modernes à se placer de plus en plus sous la dépendance
-de l'essor industriel, par suite de l'énorme accroissement des frais
-militaires. Or, cette incontestable extension de dépenses publiques
-me semble dérivée, au contraire, de la substitution croissante des
-troupes soldées à des armées volontaires et gratuites; transformation
-qui eût certainement produit un tel résultat, quand même la nature
-des armes n'aurait pas été changée: comme l'indique aisément une
-judicieuse comparaison entre les frais respectifs des deux systèmes,
-d'où peut-être on devrait plutôt conclure que les nouveaux procédés
-procurèrent d'abord une véritable économie totale. Enfin, je dois
-surtout signaler ici, sur cet important sujet, une conséquence
-très heureuse, et néanmoins inaperçue jusqu'à présent, de cette
-grande révolution militaire, qui, en imprimant à l'art de la guerre
-un caractère de plus en plus scientifique, a directement tendu à
-intéresser tous les pouvoirs à l'actif développement continu de la
-philosophie naturelle, et même à sa propagation sociale, par de
-nombreux établissemens spéciaux, dont l'utile création eût été, sans
-doute, bien plus tardive sans une telle solidarité, que j'ai d'ailleurs
-déjà signalée, en terminant le tome quatrième, comme tendant aussi
-à rapprocher l'esprit militaire des convenances fondamentales de la
-civilisation moderne, par la positivité rationnelle qu'il a ainsi tendu
-à acquérir de plus en plus.
-
- Note 8: Un philosophe militaire, que j'ai déjà cité dans
- une note de la cinquante-troisième leçon, a pensé, de nos
- jours, que la poudre avait toujours été connue depuis
- l'antique domination des théocraties orientales, et que son
- emploi, jamais totalement abandonné, avait seulement été
- étendu, sous de nouvelles formes, à des usages militaires
- plus considérables, par les hardis explorateurs de la fin
- du moyen-âge. Cette hypothèse ne serait certes nullement
- contraire à mon appréciation historique, en prouvant que
- cette pratique avait pris une grande importance aux temps
- précis où les besoins sociaux en avaient dû solliciter
- l'extension. Quant à sa vraisemblance intrinsèque, l'auteur
- la fondait sur la notoire nitrification spontanée de la
- surface du sol en beaucoup de lieux de l'Égypte, de l'Inde,
- et même de la Chine, où sans exiger, en effet, de grandes
- connaissances chimiques, la sagesse sacerdotale l'aurait
- aisément appliquée à consolider la domination théocratique;
- comme il tentait de le prouver par les ingénieuses ressources
- qu'il tirait naturellement de sa vaste érudition spéciale,
- appuyée surtout de nombreux passages bibliques, d'où il
- croyait pouvoir conclure l'usage prolongé des mélanges
- explosifs enseignés à Moïse par les prêtres égyptiens.
-
-Une semblable appréciation historique est plus indispensable encore et
-non moins évidente envers la troisième grande invention technologique
-ci-dessus indiquée, communément restée jusqu'ici le sujet, pour ainsi
-dire obligé, d'une admiration ridiculement déclamatoire, incompatible
-avec tout véritable examen philosophique, par suite d'une irrationnelle
-exagération qui, sans tenir aucun compte essentiel de la civilisation
-antérieure, dispose à rattacher surtout à l'art typographique
-l'ensemble d'un mouvement progressif où il n'a pu utilement intervenir
-qu'à titre de puissant moyen matériel de propagation universelle,
-et par suite aussi de consolidation indirecte. Autant, et même
-davantage que les deux précédentes, cette innovation capitale, dont
-l'importance n'exige assurément aucune explication nouvelle, fut un
-résultat nécessaire de la situation naissante des sociétés modernes,
-source spontanée, à cet égard, d'une profonde stimulation permanente,
-graduellement développée depuis trois siècles, surtout en conséquence
-de l'essor industriel succédant à l'émancipation personnelle. Dans
-cette antiquité trop vantée, où, en vertu de l'esclavage et de la
-guerre, les productions de l'esprit humain ne pouvaient jamais trouver
-qu'un petit nombre de lecteurs d'élite, le mode naturel de propagation
-des écrits était, sans doute, pleinement suffisant pour correspondre
-aux besoins normaux, et même pour satisfaire quelquefois à des
-nécessités extraordinaires. Il en fut tout autrement au moyen-âge, où
-l'immense extension d'un puissant clergé européen, naturellement poussé
-à la lecture, quelques reproches qu'aient pu ultérieurement mériter sa
-paresse et son ignorance, devait tant exciter un intime désir continu
-de rendre les transcriptions plus économiques et plus rapides. Quand
-l'essor de la scolastique, après l'entière ascension politique du
-catholicisme, fut venu, comme je l'ai expliqué, imprimer directement
-une énergie nouvelle au mouvement intellectuel, cette nécessité
-devait évidemment faire naître, à cet égard, une inquiète sollicitude
-permanente, en un temps où d'avides auditeurs affluaient habituellement
-par milliers dans les principales universités de l'Europe, comme
-on le voit déjà partout au douzième siècle, où la multiplication
-des exemplaires avait dû acquérir une extension que les anciens
-n'avaient jamais pu connaître. Mais l'entière abolition du servage,
-et le développement simultané d'une activité industrielle de plus en
-plus répandue, durent ensuite rendre un tel besoin plus irrésistible
-encore, et surtout bien plus universel, à mesure que l'aisance
-croissante devait multiplier les lecteurs, pendant que l'industrie
-tendait à propager, jusqu'aux derniers rangs sociaux, le désir et même
-l'obligation d'une certaine instruction écrite, à laquelle la parole
-ne pouvait plus convenablement suppléer: il serait d'ailleurs superflu
-d'insister, à cet égard, sur le puissant concours spontané de l'essor
-mental simultané, esthétique, scientifique et philosophique, qui
-caractérisait aussi cette première phase de révolution moderne, comme
-je l'expliquerai bientôt. Ainsi, en aucun cas antérieur, des exigences
-sociales nettement prononcées n'avaient pu, sans doute, susciter et
-maintenir une tendance spéciale vers un nouvel art, autant que dut
-le faire alors la situation fondamentale de l'élite de l'humanité
-relativement à la typographie. Or, d'un autre côté, quelle qu'en soit
-réellement la difficulté technologique, très supérieure, ce me semble,
-à celle de l'invention ci-dessus appréciée, il n'est pas douteux que
-l'industrie moderne avait déjà hautement manifesté depuis longtemps,
-par plusieurs créations importantes, son aptitude caractéristique
-à substituer les procédés mécaniques à l'usage direct des agens
-humains, conformément au principe rappelé plus haut. Quelques siècles
-auparavant, le plus indispensable préambule de l'art typographique
-avait été suffisamment réalisé par l'heureuse innovation du papier,
-premier résultat évident de la tendance croissante à faciliter les
-transcriptions. D'après un tel ensemble de considérations, une
-appréciation vraiment philosophique, loin de justifier l'irrationnelle
-surprise qu'inspire ordinairement une découverte si poursuivie et tant
-préparée, conduirait bien plutôt à rechercher soigneusement pourquoi
-elle fut aussi tardive, ce qui exigerait une discussion trop spéciale
-pour être ici convenablement placée; quoique déjà notre théorie
-antérieure indique spontanément les actives controverses contemporaines
-sur la nationalisation des divers clergés européens, afin de consolider
-la suprématie naissante du pouvoir temporel, comme ayant dû alors
-exciter, chez toutes les classes, et surtout en Allemagne, un sentiment
-encore plus vif du besoin de perfectionner la propagation des livres.
-En terminant cet examen sommaire, je crois d'ailleurs devoir signaler,
-au sujet de l'imprimerie, une importante considération historique,
-inaperçue jusqu'ici, en indiquant l'utile solidarité permanente
-que l'essor intellectuel a dès lors directement contractée avec la
-marche d'un nouvel art, destiné à acquérir bientôt une grande portée
-industrielle, et dont les intérêts, de plus en plus respectés par
-des pouvoirs protecteurs du travail, ont si heureusement forcé, en
-tant d'occasions, la plus ombrageuse politique à tolérer la libre
-circulation des écrits, et par suite même à favoriser leur production,
-afin de ne point tarir une source de richesse publique, désormais de
-plus en plus précieuse. Ce motif universel, qui eut d'abord tant de
-poids en Hollande, sous les deux autres phases générales de l'évolution
-moderne, dut exercer aussi, quoique à un moindre degré, une notable
-influence ultérieure dans tout le reste de la république européenne,
-où il contribue souvent encore à contenir les velléités rétrogrades
-inspirées aux gouvernemens par les abus de la presse, indistinctement
-accessible, de sa nature, aux plus viles et aux plus nobles
-inspirations mentales, en vertu des conditions d'existence propres à
-notre anarchie spirituelle.
-
-Telle est donc, en général, la saine explication historique des trois
-inventions fondamentales qui devaient le mieux caractériser la première
-époque essentielle du développement industriel. Malgré leur juste
-célébrité, on voit ainsi qu'elles durent surtout résulter spontanément
-de la nouvelle situation sociale; parce qu'aucune d'elles, même la
-dernière, n'offrait alors une assez grande difficulté technologique
-pour échapper longtemps à une persévérante succession d'efforts
-intelligens, convenablement stimulés par d'impérieuses exigences
-journalières. Si, comme on l'a tant répété, l'ébauche directe de
-ces trois arts fut réellement beaucoup plus ancienne chez certaines
-populations de l'orient asiatique, sans y avoir cependant déterminé
-aucun des immenses résultats sociaux qu'une irrationnelle appréciation
-attribue vulgairement à leur unique influence, une telle coïncidence ne
-pourrait assurément que confirmer, à tous égards, l'ensemble de notre
-explication. Envers des découvertes aussi capitales, et encore aussi
-mal jugées, j'ai cru devoir m'écarter une seule fois de l'indispensable
-généralité qui doit habituellement caractériser notre élaboration
-historique: heureux si cette opération exceptionnelle peut offrir un
-exemple décisif de la vive lumière philosophique que répandrait, sur
-l'histoire rationnelle des arts, l'usage convenable de la saine théorie
-fondamentale propre à l'évolution totale de l'humanité, conformément
-aux principes logiques du tome quatrième quant à l'intime solidarité
-nécessaire entre les divers aspects quelconques du mouvement humain.
-Mais il est clair que, dans tout le reste de notre analyse dynamique,
-les autres grandes créations de l'industrie moderne ne doivent
-nullement donner lieu à un semblable examen spécial, quels que puissent
-être leur mérite et leur importance, dont l'appréciation sociale devra
-être réservée pour le Traité ultérieur que j'ai fréquemment indiqué.
-
-Afin de compléter convenablement l'examen général de cette première
-phase essentielle de l'évolution industrielle, il semblerait d'abord
-nécessaire d'envisager ici les deux immenses découvertes géographiques
-qui en ont tant illustré la fin, s'il n'était pas évident que toute
-leur influence réelle appartient exclusivement à la phase suivante,
-par là directement rattachée, sous l'aspect qui nous occupe, à celle
-que nous venons d'étudier. Je dois donc, à cet égard, me borner
-maintenant à indiquer l'incontestable enchaînement qui devait faire des
-deux immortelles expéditions de Colomb et de Gama un résultat spontané
-de l'ensemble du mouvement propre à cette époque fondamentale. Or,
-cette filiation nécessaire repose évidemment sur la tendance naturelle
-de l'industrie moderne à explorer, en temps opportun, la surface totale
-du globe, d'après les saines notions universellement répandues, depuis
-l'école d'Alexandrie, sur sa figure générale, aussitôt que l'usage
-actif de la boussole aurait permis d'audacieuses tentatives maritimes,
-et que l'essor unanime du commerce européen aurait suffisamment poussé
-à lui chercher de nouveaux champs; tandis que, d'une autre part, la
-concentration naissante du pouvoir temporel aurait rendu possible
-l'accumulation des diverses ressources indispensables au succès final
-de ces aventureuses excursions, qui durent être alors essentiellement
-interdites, par exemple, aux principales puissances italiennes,
-malgré leur haute supériorité navale, par une inévitable conséquence
-de leurs luttes destructives, suivant la juste remarque de plusieurs
-historiens italiens. Si, comme il est vraisemblable, quelques siècles
-auparavant, de hardis pirates scandinaves avaient réellement visité le
-nord de l'Amérique, ces courses stériles ne font que mieux ressortir
-combien il est certain que rien d'essentiel ne put être fortuit dans
-l'issue favorable de la mémorable opération de Colomb; en vérifiant
-plus nettement que sa valeur sociale devait surtout tenir à son
-intime solidarité avec l'ensemble de la civilisation contemporaine,
-qui, pendant le cours presque entier du XVe siècle, avait
-déjà spécialement préparé ce grand résultat définitif, par des essais
-toujours croissans d'heureuse navigation atlantique, graduellement
-suivis d'utiles établissemens européens.
-
-Telles sont donc, enfin, les principales considérations que je devais
-sommairement indiquer ici sur l'appréciation philosophique propre à
-cette phase fondamentale du mouvement élémentaire de recomposition
-temporelle. Intégralement considérée, sa marche nous a évidemment
-présenté, non-seulement une connexité nécessaire, que j'ai suffisamment
-expliquée, avec celle du mouvement simultané de décomposition du régime
-ancien, mais aussi envers elle une notable conformité de caractère, en
-vertu de leur mémorable spontanéité commune, encore très peu altérée
-par aucune influence systématique. La suite de notre analyse dynamique
-va confirmer ce rapprochement continu, si propre à faire hautement
-ressortir la rationnalité effective de notre théorie historique, en
-montrant toujours que la systématisation graduelle de la progression
-positive coïncidera pareillement désormais avec celle de la progression
-négative, étudiée dans la leçon précédente.
-
-Dès la seconde phase générale de l'évolution moderne, c'est-à-dire
-pendant le développement du protestantisme, depuis le commencement du
-XVIe siècle jusque vers le milieu du XVIIe, on remarque, en effet,
-sous des formes diverses mais équivalentes, chez les différens
-peuples de l'occident européen, une nouvelle tendance croissante à
-la régularisation du mouvement industriel, à mesure que le mouvement
-révolutionnaire se subordonnait aussi davantage à une philosophie
-directement critique. Auparavant, les gouvernemens avaient dû surtout
-envisager l'essor naissant des classes laborieuses, à partir de
-l'entière émancipation personnelle, comme introduisant désormais
-une puissante intervention auxiliaire au milieu des grandes luttes
-intestines qui devaient alors constituer la principale préoccupation
-ordinaire des pouvoirs ultérieurement destinés à la prépondérance:
-en sorte que toutes leurs vues systématiques se réduisaient
-essentiellement, sous ce rapport, à se ménager habituellement, par des
-concessions convenables, une aussi précieuse assistance, sans qu'il
-fût encore possible de donner suite à aucune importante combinaison
-de politique industrielle, tant que la concentration temporelle ne
-pouvait être suffisamment réalisée. Mais, au contraire, sous la phase
-que nous commençons maintenant à examiner, cette centralisation
-nécessaire était déjà assez avancée partout pour rendre de plus en
-plus superflue l'ancienne coopération spéciale des nouvelles forces
-sociales aux principaux conflits politiques: en même temps, les
-gouvernemens modernes, par là naturellement élevés à un point de vue
-plus général, devaient graduellement tenter de subordonner à quelques
-conceptions d'ensemble le mouvement industriel, qui jusque alors
-avait dû être éminemment spontané, et dont les services antérieurs
-avaient irrévocablement établi la haute importance politique. Pour
-compléter ce principe d'appréciation, adapté à la nature de toute
-cette seconde phase, il faut enfin ajouter que, dans cette tendance
-naissante à l'encouragement systématique de l'industrie, la dictature
-temporelle, monarchique ou aristocratique, ne pouvait encore être
-dirigée, même à son insu, par les impulsions philosophiques sur la
-prépondérance pratique de l'industrie, qui ont exercé tant d'empire
-pendant la troisième et dernière phase de l'évolution préparatoire
-des sociétés modernes, comme je l'expliquerai en son lieu: au XVIe
-siècle, et même au XVIIe, la guerre n'avait point cessé d'être regardée
-comme le principal but des gouvernemens; seulement ils avaient
-définitivement reconnu la nécessité de favoriser, autant que possible,
-le développement industriel, à titre de base désormais indispensable de
-la puissance militaire; ce qui était assurément le seul progrès alors
-réalisable dans les pensées fondamentales des hommes d'état. On voit
-donc ainsi de plus en plus que notre intime correspondance continue
-entre la marche générale du mouvement organique et celle du mouvement
-critique ne tient point à une vaine prédilection scientifique pour
-une stérile symétrie abstraite, mais qu'elle ressort véritablement
-d'une saine appréciation de l'ensemble des faits historiques, qui
-nous montrent ici les deux progressions comme devenues simultanément
-systématiques, et même à un premier degré commun.
-
-Cette systématisation naissante nous a présenté, dans la série
-négative, une distinction vraiment fondamentale, suivant la nature,
-monarchique ou aristocratique, de la dictature temporelle qui en
-devait être partout, à la fin de cette seconde phase, la conséquence
-nécessaire. Il est clair que la même division se reproduit ici, de la
-manière la plus directe, d'après la différence générale, ci-dessus
-expliquée, entre les deux modes essentiels de coalition politique du
-nouvel élément social avec les divers pouvoirs anciens, pendant la
-phase précédente, qui fut, à tous égards, le vrai principe de celle-ci.
-On conçoit, en effet, comme je l'ai déjà indiqué par anticipation,
-que la tendance à la systématisation politique de l'industrie a dû
-présenter un caractère pratique fort distinct, suivant que cette action
-régulatrice a été dirigée par la force centrale ou la force locale
-du régime féodal. Dans l'un et l'autre cas, une telle régularisation
-a, sans doute, également exigé d'abord l'indispensable sacrifice de
-l'ancienne indépendance propre aux principales cités industrielles,
-et qui, longtemps nécessaire à leur essor spécial, ne constituait
-plus alors qu'un dangereux obstacle à la formation des grandes unités
-nationales, si importante à tous les progrès ultérieurs, même purement
-industriels: en sorte que l'industrie devait réellement beaucoup plus
-gagner, en dernier lieu, à cette grande concentration politique,
-qu'elle ne pouvait perdre par la suppression de ces immunités locales,
-déjà dégénérées presque partout, depuis la cessation naturelle d'une
-plus noble destination permanente, en motifs continus d'une stérile
-rivalité mutuelle; aussi cette absorption préliminaire, destinée à
-incorporer irrévocablement chaque foyer industriel à un organisme plus
-général, s'accomplit-elle presque sans réclamation, au commencement
-de cette époque. Toutefois, la diversité des deux modes essentiels a
-dû présenter, sous ce rapport, des différences considérables, encore
-très sensibles aujourd'hui; puisque la constitution primitive des
-communautés industrielles devait inévitablement laisser beaucoup
-plus de traces là où cette concentration nouvelle était présidée par
-une dictature essentiellement aristocratique; tandis que les anciens
-priviléges urbains devaient naturellement s'effacer bien davantage
-quand l'incorporation était, au contraire, dominée par l'action
-plus systématique de la royauté. Depuis cette première influence,
-la différence nécessaire entre ces deux marches n'a pas cessé de se
-faire pareillement sentir jusqu'à la fin de cette phase, et même
-encore plus peut-être sous la suivante, en offrant, de part et
-d'autre, des avantages et des inconvéniens propres à chaque cas, et
-qui, sans être, à beaucoup près, finalement équivalens, expliquent
-néanmoins suffisamment les diverses prédilections nationales qui
-s'y sont attachées, suivant la nature essentielle des situations
-correspondantes. Le mode français, ou monarchique, que, sans aucune
-puérile inspiration patriotique, j'ai dû ci-dessus qualifier de normal,
-était évidemment le plus propre, par la prédominance directe de
-l'action centrale, à préparer l'industrie à une véritable organisation
-ultérieure, assez affranchie des impulsions locales pour devenir
-enfin, suivant l'heureux caractère fondamental du nouvel élément
-social, pleinement compatible avec l'essor simultané de toute la
-république européenne, en réduisant l'instinct de nationalité à
-constituer habituellement la source salutaire d'une sage émulation.
-A la fin de notre seconde phase, la dictature temporelle avait ainsi
-marqué, en France, son vrai caractère naturel, par le bel ensemble
-d'opérations qui a si justement immortalisé l'admirable ministère du
-grand Colbert, tendant, avec une si noble efficacité, à développer
-à la fois les trois élémens essentiels de la civilisation moderne,
-d'après un judicieux mélange de direction et d'encouragement, et
-en même temps à ébaucher aussi la régularisation directe de leurs
-rapports partiels: ce qui, eu égard au siècle, constituait certainement
-un type administratif dont l'équivalent n'a jusqu'ici été jamais
-reproduit, en aucun lieu. Mais il est clair aussi que l'inévitable
-rétrogradation des inclinations monarchiques vers une noblesse
-essentiellement antipathique à l'industrie, selon les explications du
-chapitre précédent, devait, en sens inverse, hautement manifester,
-pendant la génération suivante, comme je le montrerai bientôt, les
-imperfections radicales d'une telle politique, qui, même en ce cas,
-ne pouvait alors, sauf l'utile impulsion qui en est immédiatement
-résultée, donner lieu qu'à une insuffisante indication provisoire de
-ce que la réorganisation finale des sociétés modernes pourra seule
-convenablement réaliser. En renversant l'une et l'autre appréciation,
-on trouvera aisément ce qui convient au mode exceptionnel, ou anglais,
-que j'ai dû désigner surtout d'après le cas le plus favorable à son
-entière application, quoique d'ailleurs il se soit d'abord développé
-en Hollande, pendant la phase que nous examinons; malgré l'influence
-préparatoire du règne d'Élisabeth, c'est, en effet, sous la direction
-de Cromwell, que cette autre marche industrielle a seulement commencé
-à manifester, en Angleterre, son caractère propre. Ses avantages
-essentiels résultent surtout de l'intime solidarité ainsi régularisée
-entre l'élément industriel et l'élément féodal, par la participation
-habituelle, quelquefois active, mais le plus souvent passive, de la
-noblesse aux opérations industrielles, dont l'essor journalier reçoit
-dès-lors partiellement un utile encouragement continu chez la classe
-prépondérante, type naturel de l'imitation universelle, et source
-continue des plus puissans capitaux. Cette combinaison permanente, qui,
-trois siècles auparavant, avait fondé la prospérité spéciale de Venise,
-offre, sans doute, d'importantes propriétés directes, incompatibles
-avec le stupide dédain de l'aristocratie française pour les classes
-laborieuses. Mais, outre qu'on est aujourd'hui trop porté à exagérer
-de tels avantages, qui n'ont pas empêché la décadence de l'industrie
-vénitienne, il faut surtout noter ici que cette seconde marche,
-malgré sa spécieuse supériorité partielle et immédiate, est bien
-moins favorable que la première à l'avénement final d'une véritable
-organisation industrielle, ainsi doublement éloignée, soit par la
-prépondérance qu'y acquiert nécessairement l'esprit de détail sur
-l'esprit d'ensemble, et qui s'y combine avec un instinct plus puissant
-de nationalité égoïste, soit aussi par le prolongement spécial qui en
-résulte pour la suprématie sociale de l'élément féodal le plus opposé à
-toute franche abolition intégrale du régime ancien.
-
-Enfin, cette double appréciation comparative a besoin d'être complétée,
-en principe, en observant que, d'après le chapitre précédent, la
-distinction européenne de ces deux modes a été, en général, conforme à
-la répartition territoriale entre le catholicisme et le protestantisme,
-à la fin de la phase que nous examinons. La Prusse me semble seule
-offrir, à cet égard, une importante exception, qui, dans une histoire
-concrète, aurait mérité une analyse spéciale, afin d'expliquer la
-conciliation anomale qui s'y est établie entre la suprématie légale
-du protestantisme et l'ascendant réel de la royauté. Il est aisé de
-concevoir, en général, que, sous l'aspect qui nous occupe, chacune
-de ces deux situations spirituelles a dû notablement fortifier
-l'influence nécessaire de la situation temporelle correspondante. Le
-caractère profondément rétrograde que la décadence du catholicisme
-lui imprimait alors spontanément, comme je l'ai expliqué, devait,
-en effet, spécialement développer, à cette époque, la tendance
-anti-industrielle propre à tout esprit théologique; d'où résulte
-certainement l'une des principales causes de l'infériorité relative
-qui, sans aucune rétrogradation réelle, a dû dès-lors distinguer,
-dans l'active concurrence industrielle des divers élémens européens,
-les populations où l'ascendant catholique a trop persisté, et même
-celles qui avaient été si longtemps le siége principal de l'industrie
-moderne, pendant que le catholicisme était encore progressif. Sans
-doute l'esprit protestant, en tant que pareillement théologique, n'est
-pas, au fond, plus favorable à l'évolution systématique de l'industrie
-humaine, à laquelle même, s'il pouvait indéfiniment prévaloir, il
-deviendrait finalement beaucoup plus contraire, comme une foule
-d'exemples ont pu déjà l'indiquer, par son défaut caractéristique de
-toute vraie discipline religieuse, qui, ouvrant une libre carrière au
-cours spontané des aberrations individuelles, détruit radicalement,
-à cet égard comme à tout autre, les avantages sociaux inhérens à
-l'aptitude fondamentale de la sagesse sacerdotale pour tempérer, dans
-la pratique, l'extrême imperfection d'une telle philosophie, suivant
-nos explications antérieures. Toutefois, à raison même de son action
-négative, l'influence protestante a dû provisoirement seconder, chez
-les populations correspondantes, l'essor graduel de l'industrie, tant
-qu'il devait surtout dépendre du plus libre développement possible
-de l'activité personnelle, ainsi que l'expérience l'a démontré, aux
-temps que nous considérons, en plaçant dans la Hollande le principal
-foyer de l'industrie européenne, transporté ensuite en Angleterre sous
-la troisième phase. Mais les nations protestantes sont probablement
-destinées à compenser ultérieurement, même à cet égard, cette
-supériorité passagère, par les obstacles spéciaux qu'une plus intime
-prépondérance du point de vue pratique et des instincts personnels doit
-y opposer nécessairement à l'avénement final d'une vraie réorganisation
-européenne.
-
-L'universelle systématisation politique qui, pendant notre seconde
-phase, a commencé à caractériser l'évolution industrielle, jusque
-alors essentiellement spontanée, et les différences fondamentales que
-présentent, sous ce rapport, ses deux modes généraux de réalisation
-historique, me paraissent fidèlement caractérisées dans la plus large
-extension que put alors recevoir l'essor industriel, par la fondation
-naissante du système colonial, préparée sous la phase précédente,
-et qui a tant influé sur la suivante. Sans revenir assurément aux
-dissertations déclamatoires du siècle dernier relativement à l'avantage
-ou au danger final de cette vaste opération pour l'ensemble de
-l'humanité, ce qui constitue une question aussi oiseuse qu'insoluble,
-il serait intéressant d'examiner s'il en est définitivement résulté
-une accélération ou un retard pour l'évolution totale, à la fois
-négative et positive, des sociétés modernes. Or, à cet égard, il semble
-d'abord que la nouvelle destination capitale ainsi ouverte à l'esprit
-guerrier, sur la terre et sur la mer, et l'importante recrudescence
-pareillement imprimée à l'esprit religieux, comme mieux adapté à
-la civilisation de populations arriérées, ont tendu directement à
-prolonger la durée générale du régime militaire et théologique, et,
-par suite, à éloigner spécialement la réorganisation finale. Mais, en
-premier lieu, l'entière extension que le système des relations humaines
-a dès lors tendu à recevoir graduellement, a dû faire mieux comprendre
-la vraie nature philosophique d'une telle régénération, en la montrant
-comme finalement destinée à l'ensemble de l'humanité; ce qui devait
-mettre en plus haute évidence l'insuffisance radicale d'une politique
-conduite alors, en tant d'occasions, à détruire systématiquement les
-races humaines, dans l'impuissance de les assimiler. En second lieu,
-par une influence plus directe et plus prochaine, l'active stimulation
-nouvelle que ce grand événement européen a dû partout imprimer à
-l'industrie, a certainement augmenté beaucoup son importance sociale
-et même politique: en sorte que, tout compensé, l'évolution moderne
-en a, ce me semble, éprouvé nécessairement une accélération réelle,
-dont toutefois on se forme communément une opinion très exagérée.
-Quoi qu'il en soit, cette comparaison est ici destinée surtout à
-faire mieux ressortir l'indication philosophique des effets les plus
-généraux de cette expansion fondamentale, à la fois symptôme et agent,
-direct ou indirect, de l'essor universel de l'industrie moderne. Pour
-en apprécier dignement l'action nécessaire, il faut ajouter aussi
-que, suivant la judicieuse remarque des principaux philosophes de
-l'école écossaise, l'influence s'en est fait pareillement sentir, et
-peut-être d'une manière encore plus heureuse, surtout pour l'Allemagne,
-dans les parties de la république européenne qui, par divers motifs,
-et principalement à raison de leur situation géographique, ont dû
-spécialement rester presque étrangères à l'ensemble du mouvement
-colonial.
-
-Considéré maintenant dans sa principale diversité, ce mouvement a dû
-prendre nécessairement un caractère fort distinct, suivant qu'il a été
-dirigé par la politique monarchique et catholique ou par la dictature
-aristocratique et protestante, conformément à la division ci-dessus
-expliquée. Dans ce dernier cas, la nature du mode correspondant y a
-fait prédominer surtout l'activité individuelle, simplement secondée
-par l'égoïsme national, dont la systématisation croissante y fut
-souvent poussée jusqu'aux plus monstrueuses aberrations pratiques;
-comme l'indiquent, par exemple, les destructions méthodiques que
-l'avidité hollandaise exerça si longtemps sur les productions trop
-universelles de l'archipel équatorial. Quant au premier cas, dont
-l'appréciation ordinaire est beaucoup moins satisfaisante, j'y
-dois principalement signaler ici le caractère, bien plus politique
-qu'industriel, que présente, à mes yeux, sa plus vaste réalisation.
-Or, en considérant l'ensemble du système colonial de l'Espagne et
-même du Portugal[9], si différent de celui de la Hollande et de
-l'Angleterre, on y reconnaît d'abord, avec une pleine évidence, la
-profonde concentration systématique propre à la nature, monarchique et
-catholique, du pouvoir dirigeant. Mais, par un examen mieux approfondi,
-on trouve, ce me semble, que ce système fut surtout conçu comme un
-indispensable complément de la politique hautement rétrograde alors
-organisée par la royauté espagnole, comme je l'ai expliqué au chapitre
-précédent; car il offrait habituellement à une telle politique la
-double propriété essentielle d'accorder à la noblesse et au sacerdoce
-une large satisfaction personnelle, et d'ouvrir une issue capitale à
-un essor industriel dont l'inquiète activité intérieure s'était déjà
-montrée hostile au régime correspondant, qui, malgré ses précautions
-solennelles contre toute émancipation sociale, n'aurait pu certainement
-conserver si longtemps une déplorable consistance, s'il n'avait
-présenté, aux diverses classes actives, une semblable compensation
-normale: en sorte que, comme quelques philosophes l'ont soupçonné,
-il n'est guère douteux que, pour cette énergique nation, l'expansion
-coloniale n'ait finalement contribué à ralentir gravement l'évolution
-fondamentale.
-
- Note 9: La comparaison générale de ces deux grandes
- colonisations catholiques a donné lieu, de la part de
- l'illustre de Maistre, à une très belle observation
- historique sur le contraste mémorable que présente l'absence
- prolongée de tout profond conflit colonial entre deux nations
- aussi naturellement rivales, avec l'acharnement continu
- des nations protestantes au sujet de colonies beaucoup
- moins précieuses. Mais les préoccupations systématiques
- de cet éminent philosophe l'ont conduit à faire trop
- exclusivement dépendre cette incontestable différence
- de l'heureuse influence du catholicisme pour contenir
- d'imminentes animosités, d'après le principe d'équitable
- répartition coloniale, entre les deux populations de la
- péninsule ibérique, judicieusement posé par la célèbre bulle
- d'Alexandre VI. Sans méconnaître l'importance réelle d'une
- telle explication, que j'ai moi-même citée autrefois, je
- pense qu'elle est défectueuse en ce sens qu'on y néglige
- totalement une cause générale, beaucoup plus puissante à
- mon gré, dérivée du système politique caractérisé dans le
- texte. C'est surtout, à mes yeux, parce que la colonisation
- n'avait point, en ce cas, une destination essentiellement
- industrielle, que ces conflits ont pu être évités d'après
- la commune prépondérance de la politique rétrograde, dont
- les intérêts identiques devaient habituellement absorber
- les motifs secondaires de rivalité nationale, quand
- d'ailleurs ces motifs devaient être naturellement atténués
- par l'immensité du champ ainsi respectivement ouvert à
- l'expansion coloniale des deux populations. Le catholicisme
- n'aurait alors exercé, à cet égard, d'influence fondamentale,
- que comme principale base nécessaire d'une telle politique,
- indépendamment de tout respect spécial pour aucune décision
- papale.
-
-Je ne crois pas devoir terminer une telle indication, sans fournir
-ici ma sincère participation spéciale à l'unanime réprobation
-philosophique que devra toujours mériter la monstrueuse aberration
-sociale par laquelle l'avidité européenne ternit alors le légitime
-éclat de ce grand mouvement. Trois siècles après l'entière émancipation
-personnelle, le catholicisme en décadence est conduit à sanctionner,
-et même à provoquer, non-seulement l'extermination primitive de
-races entières, mais surtout l'institution permanente d'un esclavage
-infiniment plus dangereux que celui dont il avait si noblement
-concouru à réaliser l'abolition totale. En établissant, surtout
-au cinquante-troisième chapitre, la vraie théorie sociologique de
-l'esclavage, envisagé, soit comme base normale du premier régime
-politique, soit comme indispensable condition de l'ensemble du
-développement humain, j'ai déjà suffisamment flétri d'avance cette
-honteuse anomalie, en montrant spécialement, à ce sujet, que les
-institutions convenables à la sociabilité militaire devaient être
-antipathiques à la sociabilité industrielle, nécessairement fondée
-sur l'affranchissement universel, et dans laquelle, au contraire,
-l'esclavage colonial tendait alors à introduire une situation
-également dégradante pour le maître et pour le sujet, dont l'activité
-homogène devait être, en général, pareillement énervée, tandis
-que, chez les anciens, la diverse nature des destinations avait
-comporté, et même excité, à un certain degré, la simultanéité
-d'essor. La réaction nécessaire de cette immense aberration, malgré
-son application lointaine, sur les parties correspondantes de la
-population européenne, devait y favoriser indirectement l'esprit de
-rétrogradation ou d'immobilité sociale, en y interdisant l'entière
-extension philosophique des généreux principes élémentaires propres à
-l'évolution moderne; puisque leurs plus actifs défenseurs se sont ainsi
-fréquemment trouvés, contradictoirement à de fastueuses démonstrations
-philanthropiques, personnellement intéressés au maintien de la plus
-oppressive politique. Sous ce rapport, les nations protestantes
-devaient être encore plus vicieusement affectées que les peuples
-catholiques, où l'action sacerdotale, quoique très affaiblie, a
-noblement tenté de réparer, par une utile intervention journalière, sa
-déplorable participation primitive à une telle monstruosité sociale;
-pendant que, dans les colonies protestantes, l'anarchie spirituelle
-légalement consacrée devait habituellement laisser un libre cours
-à l'oppression privée, sauf l'inerte opposition de quelques vains
-réglemens temporels, ordinairement formés, ou du moins appliqués,
-par les oppresseurs eux-mêmes. Relativement à cette commune anomalie
-européenne, j'aime à noter ici que la France eut, dès l'origine,
-le bonheur de trouver la situation la moins défavorable, parmi les
-puissances coloniales: ayant pris au mouvement de colonisation
-une assez grande part directe pour en retirer continuellement une
-importante stimulation industrielle, sans s'y être toutefois assez
-engagée pour en faire essentiellement dépendre son essor pratique;
-évitant ainsi que son avenir social pût jamais être gravement entravé
-par l'influence rétrograde nécessairement émanée de cette désastreuse
-institution[10], dont les avides promoteurs devaient par là recevoir
-ultérieurement la juste punition naturellement dérivée, à cet égard, de
-l'ensemble des lois fondamentales propres à la sociabilité humaine.
-
- Note 10: Un spécieux prosélytisme social, le plus souvent
- aveugle, et presque toujours indiscret, a fréquemment tendu,
- surtout de nos jours, lors même qu'il était pleinement
- sincère, à faire gravement méconnaître, à cet égard,
- l'ensemble des influences réelles, en représentant cette
- odieuse institution et l'infâme trafic correspondant comme
- une source d'améliorations effectives pour la malheureuse
- race qui en était l'objet, et dont la situation spontanée
- paraissait encore plus déplorable que la condition nouvelle
- où elle était ainsi transportée artificiellement. Ce cas
- constitue, ce me semble, le premier exemple capital de
- l'active application d'un sophisme très dangereux qui, fondé
- sur une entière ignorance des lois fondamentales propres
- à la succession, nécessairement graduelle, des diverses
- phases essentielles de la sociabilité humaine, peut devenir,
- chez les modernes, un principe habituel de pernicieuses
- perturbations, en conduisant à dénaturer profondément, par
- une irrationnelle intervention violente, la marche originale
- des civilisations arriérées. On peut dire, en effet, que,
- par suite de sa spontanéité, l'esclavage indigène auquel on
- soustrait ainsi les nègres constitue, dans leur état social,
- une situation vraiment susceptible de devenir progressive
- pour les vainqueurs et les vaincus, comme elle le fut dans
- l'antiquité; tandis que, par une telle transplantation
- factice, malgré les améliorations individuelles dont elle
- semble accompagnée, on altère, de la manière la plus funeste,
- la progression naturelle de ces populations africaines. Ces
- phénomènes sont trop compliqués, et les lois en sont trop peu
- connues encore, pour qu'il puisse déjà convenir à l'élite
- de l'humanité de s'efforcer, par une sage intervention
- active, de hâter réellement l'évolution spontanée des races
- les moins avancées, sans y déterminer artificiellement des
- perturbations beaucoup plus dangereuses que les vices mêmes
- auxquels un zèle irréfléchi voudrait apporter un remède
- inopportun et illusoire. A l'avenir seul pourra dignement
- appartenir cette noble mission, d'après une suffisante
- réalisation européenne de notre régénération mentale et
- sociale, comme je l'indiquerai directement au chapitre
- suivant.
-
-Pour compléter ici l'appréciation fondamentale de l'évolution
-industrielle, il ne nous reste donc plus qu'à considérer maintenant
-sa nouvelle marche générale pendant la troisième phase préparatoire
-de la société moderne, depuis l'expulsion légale des calvinistes
-français et le triomphe politique de l'aristocratie anglicane,
-jusqu'au début de la révolution française; période déjà caractérisée,
-dans la progression négative du chapitre précédent, par l'ascendant
-croissant du déisme proprement dit, dernière suite nécessaire du
-protestantisme antérieur. Or, l'ensemble de cette époque, d'après une
-judicieuse comparaison historique entre le mouvement de décomposition
-politique et le mouvement correspondant de recomposition élémentaire,
-confirme encore, avec une pleine évidence, l'exactitude de notre
-théorie sur leur systématisation toujours simultanée, si clairement
-établie envers la phase que nous venons d'examiner. Car, tandis que
-le mouvement révolutionnaire se subordonnait alors graduellement à
-une philosophie négative plus directe et plus complète, le mouvement
-organique éprouvait une semblable transformation, en vertu d'un
-notable progrès européen dans la régularisation politique de l'essor
-industriel, commencée pendant l'époque précédente. Sous la seconde
-phase, nous avons vu l'industrie devenir partout l'objet permanent
-d'actifs encouragemens systématiques, mais seulement comme base de
-la supériorité guerrière qui restait toujours le but principal de la
-politique, sans que la prédilection croissante des populations modernes
-pour la vie industrielle pût encore se propager jusqu'à des pouvoirs
-essentiellement militaires. Mais, aux temps plus avancés dont nous
-commençons l'appréciation, cette connexité, désormais consacrée, subit
-peu à peu une inversion très remarquable, qu'on doit regarder comme le
-plus grand progrès qui pût être, à cet égard, compatible avec la nature
-du régime ancien, et au-delà duquel il est impossible de rien réaliser
-autrement que par l'avénement direct de la réorganisation finale; ce
-qui confirme clairement que cette troisième phase constitue, sous ce
-rapport, l'extrême préparation temporelle imposée aux sociétés modernes
-d'après la loi fondamentale de l'évolution humaine. Alors commence, en
-effet, une dernière série militaire, celle des guerres commerciales,
-où, par une tendance, d'abord spontanée et bientôt systématique,
-l'esprit guerrier, pour se conserver une active destination permanente,
-se subordonne de plus en plus à l'esprit industriel, auparavant
-si subalterne, et tente de s'incorporer désormais intimement à la
-nouvelle économie sociale, en manifestant son aptitude spéciale, soit à
-conquérir, pour chaque peuple, d'utiles établissemens, soit à détruire
-à son profit les principales sources d'une dangereuse concurrence
-étrangère. Malgré les déplorables luttes suscitées par une telle
-politique entre les divers élémens essentiels de la grande république
-européenne, elle n'en doit pas moins être primitivement envisagée, dans
-son ensemble, comme un véritable progrès, en tant que double témoignage
-irrécusable de la décadence naturelle de l'activité militaire et de la
-prépondérance décisive de l'activité industrielle, ainsi nécessairement
-proclamée, dans l'ordre temporel, à la fois le principe et le but
-de la civilisation moderne. Or, tel fut certainement, pendant la
-majeure partie de cette seconde phase, le nouveau caractère de la
-politique active, soit que la dictature temporelle qui la dirigeait
-fût monarchique et catholique, ou bien aristocratique et protestante,
-suivant notre distinction ordinaire. Cette importante transformation
-était déjà très sensible dans les grandes guerres européennes qui ont
-lié le commencement de la phase déiste à celui de la phase protestante:
-quoique, d'après les explications du chapitre précédent, elles se
-rapportassent encore principalement à l'antagonisme universel entre le
-catholicisme et le protestantisme, les vues industrielles y exercèrent
-évidemment une grande influence pratique. Toutefois, c'est seulement
-au XVIIIe siècle que cette subordination nouvelle de l'action
-militaire à l'essor industriel est devenue pleinement décisive dans
-presque toute l'étendue de l'occident européen: le système colonial,
-fondé sous la phase précédente, a dû être d'ailleurs la source la plus
-puissante d'un tel ordre de conflits.
-
-Notre distinction fondamentale entre les deux systèmes de politique
-industrielle correspondans aux deux modes essentiels de dictature
-temporelle, trouve encore, à cet égard, une large et indispensable
-application naturelle. Malgré les efforts évidens et prolongés de la
-royauté pour imprimer à la politique française ce nouveau caractère,
-il ne pouvait jamais y acquérir une profonde consistance, soit en
-vertu des obstacles spéciaux que la situation de la France, au centre
-de la république occidentale, devait opposer à la prépondérance de
-l'égoïsme national que suppose ou qu'exige une telle conduite; soit
-d'après le généreux instinct de sociabilité universelle propre à
-cette population, en vertu des mœurs résultées, depuis Charlemagne,
-de l'ensemble de ses antécédens; soit par l'influence plus générale
-de l'esprit catholique, encore actif chez les rois, et directement
-contraire à cet audacieux isolement mercantile qui poussait activement
-à la dissolution violente de l'organisme européen; soit enfin à raison
-de l'ascendant mental qu'obtenait alors une philosophie purement
-négative mais nécessairement cosmopolite, au sein des populations
-immédiatement passées du catholicisme aux doctrines pleinement
-révolutionnaires, en évitant heureusement la halte protestante,
-comme on l'a vu au chapitre précédent. Par le simple renversement
-de tous ces divers motifs essentiels, on concevra aisément pourquoi
-cette nouvelle politique industrielle a dû recevoir en Angleterre
-son principal développement systématique, sous l'active direction
-permanente d'une dictature aristocratique, naturellement plus propre
-qu'aucune dictature monarchique à la persévérante continuité d'habiles
-efforts partiels indispensable aux succès soutenu d'une telle conduite
-nationale, spécialement en vertu de l'intime solidarité antérieure
-qui liait directement les intérêts matériels et moraux de cette caste
-avec l'essor de plus en plus étendu des classes laborieuses placées
-sous son antique patronage. Quelle que soit aujourd'hui l'exorbitante
-prépondérance du point de vue purement temporel, les autres nations
-européennes ne devraient certes nullement regretter la supériorité
-provisoire que devait ainsi offrir, depuis le siècle dernier, la
-prospérité d'un peuple nécessairement unique, au risque d'entraver
-ensuite profondément tout son avenir social: soit en y prolongeant
-inévitablement la prépondérance du régime militaire et théologique,
-dangereusement incorporé dès-lors à son évolution industrielle; soit
-surtout en tendant à exercer sur lui-même une plus grande dépravation
-morale, par un plus libre ascendant continu d'une insatiable cupidité,
-et par une plus pernicieuse compression de toute généreuse sympathie
-nationale.
-
-Après avoir suffisamment caractérisé la haute importance systématique
-que, pendant cette troisième phase, la politique industrielle
-acquiert chez tous les peuples européens, il faut apprécier aussi le
-développement simultané de l'organisation intérieure correspondante.
-
-Dès l'origine de cette période, la prééminence spontanée de la vie
-industrielle devenait déjà très sensible parmi tous les rangs sociaux,
-par la prédilection croissante que manifestaient partout les hommes
-les plus actifs et les plus énergiques pour un mode d'existence qui
-s'adapte si bien à l'infinie variété des inclinations humaines.
-En sens inverse de la répartition primitive des professions, la
-carrière militaire tendit alors de plus en plus, surtout chez les
-classes inférieures, à devenir le refuge des natures les moins
-pourvues d'aptitude ou de persévérance. Pendant la seconde des
-quatre générations qui composent cette phase, le mémorable mouvement
-occasionné, en France, par les opérations de la banque de Law, vint
-hautement dévoiler que la cupidité tant reprochée au nouvel élément
-temporel, loin de lui être exclusivement propre, caractérisait
-désormais, avec non moins d'énergie, une caste dont le superbe dédain
-pour la vie industrielle ne prouvait plus réellement que son incurable
-aversion du travail régulier. Dès lors une expérience continue a de
-plus en plus témoigné, chez toutes les nations catholiques, où la
-dictature temporelle avait dû être essentiellement monarchique, que,
-depuis son asservissement total envers la royauté, si peu honorablement
-subi dès le début de cette époque, comme je l'ai expliqué au chapitre
-précédent, la noblesse avait aussi perdu irrévocablement, en général,
-jusqu'à cette supériorité de sentimens sociaux et d'éducation morale
-qui lui avait encore conservé, sous la phase précédente, une haute
-utilité indirecte, à titre de type spontané, même après la cessation
-de sa principale activité militaire, devenue essentiellement
-perturbatrice: cet oubli simultané de sa dignité et de ses devoirs
-ne pouvait d'ailleurs être aucunement compensé par son active
-participation spéciale à la propagation ultérieure de la philosophie
-négative. Cette dégradation devait être alors nécessairement beaucoup
-moindre dans les pays protestans, et principalement en Angleterre,
-où, par la nature aristocratique de la dictature temporelle, la
-noblesse, activement incorporée au mouvement industriel, gardait une
-prépondérance politique susceptible de contrebalancer, et surtout de
-dissimuler, sa propre dégénération morale, sans que son véritable
-esprit y fût resté, au fond, plus généreux, et quoiqu'il dût même
-être, à certains égards, plus altéré par une hypocrisie systématique,
-profondément inhérente, suivant nos explications antérieures, à
-son système général de gouvernement, bien plus habile, mais non
-moins rétrograde, que celui de la royauté. Néanmoins, cet ascendant
-prolongé de l'aristocratie, malgré sa tendance nécessaire à retarder
-spécialement une vraie réorganisation sociale, devait alors utilement
-influer sur une plus parfaite élaboration des mœurs industrielles,
-ailleurs dépourvues désormais de toute direction supérieure avant que
-leur développement spontané y pût être encore suffisamment avancé.
-
-Pendant qu'elle étendait ainsi sa prépondérance sociale, l'industrie
-moderne complétait aussi son organisation élémentaire par un double
-essor intérieur qu'il importe ici de caractériser sommairement. D'une
-part, on voit alors se développer partout le système de crédit public,
-que nous avons vu ébauché, sous la première phase, par les cités
-italiennes et même anséatiques, mais qui ne pouvait acquérir une haute
-importance que quand l'essor industriel aurait été, dans les principaux
-états, intimement lié, d'abord comme moyen, et surtout ensuite comme
-but, à l'ensemble de la politique européenne. Quoiqu'un tel système,
-déjà établi en Hollande, et alors plus étendu encore en Angleterre,
-n'ait pu produire que de nos jours ses plus puissans effets, j'en
-devais cependant signaler ici la première extension décisive. Car,
-par la formation spontanée des grandes compagnies financières, il
-en est immédiatement résulté l'installation définitive de la classe
-des banquiers à la tête de la hiérarchie industrielle, en vertu de
-la généralité supérieure de ses vues habituelles, conformément au
-principe de classement posé au début de ce chapitre. Malgré qu'il
-eût historiquement commencé l'évolution élémentaire, cet ordre de
-commerçans n'était point encore convenablement incorporé à l'ensemble
-de l'économie industrielle: aussi son avénement à la vraie situation
-générale convenable à sa nature, doit être regardé comme ayant procuré
-à un tel organisme un complément indispensable, puisque cet élément y
-est spécialement destiné à lier plus intimement tous les autres, par
-l'universalité spontanée de son action propre et directe, ainsi que je
-l'expliquerai directement au chapitre suivant.
-
-Sous un autre aspect, la constitution industrielle recevait en même
-temps un perfectionnement non moins fondamental, par un commencement
-de régularisation systématique des relations générales entre la
-science et l'industrie. Partis des points les plus opposés, l'un des
-plus lointaines spéculations abstraites, l'autre des plus immédiates
-inspirations pratiques, ces deux élémens caractéristiques de l'état
-positif étaient déjà, vers la fin de la phase précédente, assez
-développés respectivement pour que le grand Colbert dût ébaucher
-directement l'organisation de l'évidente solidarité continue
-désormais manifestée par leur essor commun. Néanmoins, c'est
-surtout au XVIIIe siècle que cette connexité nécessaire,
-si longtemps bornée presque à l'art nautique et à l'art médical,
-devait s'étendre suffisamment, non-seulement au système entier des
-arts géométriques et mécaniques, mais aussi à celui, plus complexe
-et plus imparfait, des arts physiques et chimiques, qui en ont dès
-lors tant profité. Ces relations deviennent, dès cette époque,
-assez étendues et assez permanentes pour susciter spontanément une
-classe très remarquable, jusqu'ici peu nombreuse, quoique destinée
-à un grand essor ultérieur, la classe des ingénieurs proprement
-dits, spécialement apte au réglement journalier de ces rapports
-indispensables; sans que toutefois son vrai caractère intermédiaire ait
-pu être, même aujourd'hui, convenablement établi, faute des doctrines
-correspondantes, comme je l'ai abstraitement expliqué au second
-chapitre du premier volume de ce Traité. Son développement initial
-s'est alors opéré, surtout en France et en Angleterre, selon la nature
-propre à chacune des deux voies opposées respectivement suivies, dès
-l'origine, par l'ensemble de l'évolution industrielle: c'est-à-dire,
-d'après la prépondérance, d'un côté, d'une direction centrale, et,
-de l'autre, des tendances partielles; avec les avantages et les
-inconvéniens inhérens à chaque mode, l'un susceptible de mieux préparer
-à une véritable organisation finale du travail universel, l'autre
-faisant mieux ressortir les merveilles d'un libre instinct privé,
-seulement secondé par d'heureuses associations volontaires.
-
-Enfin, par une suite spontanée de son progrès intérieur, l'industrie
-moderne commence alors à manifester directement son grand caractère
-philosophique, jusque alors trop peu prononcé, quoique toujours
-appréciable à une scrupuleuse analyse historique; elle tend désormais
-à se présenter de plus en plus comme immédiatement destinée à réaliser
-l'action systématique de l'humanité sur le monde extérieur, d'après
-une suffisante connaissance des lois naturelles. Deux inventions
-capitales, d'abord celle de la machine à vapeur dès le début de
-cette troisième époque, et ensuite celle des aérostats vers sa fin,
-doivent être surtout signalées comme ayant spécialement concouru
-à l'universelle propagation d'une telle conception, l'une par ses
-puissans résultats actuels, et l'autre par les espérances, hardies mais
-légitimes, qu'elle devait partout soulever. L'ensemble des diverses
-impressions de ce genre autorise pleinement à remarquer que, si, sous
-la seconde phase, l'esprit théologique avait été spontanément conduit
-à dévoiler hautement sa tendance anti-industrielle, ainsi que je
-l'ai expliqué, réciproquement, sous cette phase nouvelle, l'esprit
-industriel fut amené, non moins naturellement, à caractériser nettement
-la tendance anti-théologique qui lui appartient irrévocablement
-après un essor suffisant. Non-seulement, en effet, toute grande
-action volontaire de l'homme sur le monde suppose nécessairement la
-subordination réelle des phénomènes à des lois invariables, finalement
-incompatibles avec aucune véritable activité providentielle; d'où
-résulte une inévitable participation indirecte de l'essor industriel
-à l'influence irréligieuse de l'esprit vraiment scientifique, comme
-je l'ai tant établi dans les diverses parties de ce Traité. Mais,
-outre ce concours spontané, dont la popularité spéciale indique assez
-la haute portée sociale, il est clair que l'industrie, une fois
-convenablement développée, a son mode propre et direct de tendre
-à l'entière extinction des croyances théologiques quelconques,
-indépendamment de son efficacité continue contre la préoccupation
-dominante du salut éternel, déjà très sensible, au moyen âge,
-aussitôt après l'émancipation initiale. Car, en principe, toute
-intervention active de l'homme pour altérer à son profit l'économie
-naturelle du monde réel constitue nécessairement un injurieux attentat
-contre la perfection infinie de l'ordre divin. La nature propre du
-polythéisme lui fournissait directement de nombreux moyens spéciaux
-pour éluder suffisamment un tel antagonisme, comme je l'ai expliqué
-au cinquante-troisième chapitre. Au contraire, sous le monothéisme,
-l'inévitable hypothèse de l'optimisme providentiel devait finalement
-développer ce fatal conflit, aussitôt que le caractère sacerdotal ne
-serait plus assez progressif pour contenir dignement les vicieuses
-inspirations de la théologie, et que l'essor industriel aurait acquis
-assez d'extension pour constituer, à cet égard, une opposition
-prononcée. Le monothéisme musulman était parvenu, presque dès sa
-naissance, à ce désastreux antagonisme, par cela même que, conservant
-la grande concentration politique propre au régime polythéique, il
-avait toujours été radicalement privé de cette heureuse division
-catholique qui faisait réellement la principale valeur sociale du
-régime monothéique. Quoique l'admirable organisation du catholicisme
-ait ainsi ajourné spontanément cette inévitable collision jusqu'aux
-temps où, vu la décadence très avancée du système théologique, elle ne
-pouvait plus compromettre gravement l'évolution industrielle de l'élite
-de l'humanité, un tel ajournement devait, en sens inverse, rendre
-le conflit final plus profondément nuisible à l'esprit religieux,
-désormais devenu de plus en plus, pendant cette troisième phase,
-directement incompatible, même aux yeux les moins clairvoyans, avec une
-large extension de l'action rationnelle de l'homme sur la nature. C'est
-ainsi que cette phase vraiment extrême dans l'évolution préliminaire de
-la société moderne, aussi bien pour la progression positive que pour la
-progression négative, a graduellement amené l'élément industriel à se
-trouver dès-lors involontairement constitué en hostilité radicale et
-continue, d'ailleurs ouverte ou latente, envers les divers pouvoirs,
-théologiques et militaires, dont la tutélaire prépondérance avait été
-longtemps indispensable à son essor initial: d'où résulte, en général,
-que tout le développement préparatoire dont il était susceptible
-sous le régime ancien était désormais essentiellement accompli; et
-que, par conséquent, sa tendance ultérieure devait être spontanément
-dirigée vers une entière réorganisation politique. On voit donc,
-en résumé, comment, à cette époque, l'influence mentale, directe
-quoique accessoire, propre au mouvement industriel, a instinctivement
-secondé, par une action spéciale éminemment populaire, l'ébranlement
-décisif alors immédiatement dirigé contre l'ensemble de la philosophie
-théologique.
-
-Telle est enfin, la saine appréciation historique des divers
-caractères successifs de l'évolution industrielle pendant les trois
-phases essentielles de la civilisation moderne. Après son origine, au
-moyen-âge, sous la tutelle catholique et féodale, ce grand mouvement
-temporel a dû suivre, dans sa première phase, une marche purement
-spontanée, seulement secondée par d'heureuses alliances naturelles
-avec les divers pouvoirs anciens; il a été, durant la seconde phase,
-systématiquement assujéti, par les différens gouvernemens européens, à
-d'actifs encouragemens continus, comme moyen fondamental de suprématie
-politique; pendant la phase suivante, il a été finalement érigé en but
-permanent de la politique européenne, qui partout a mis la guerre à son
-service régulier: son essor social, de plus en plus prépondérant, a été
-ainsi conduit graduellement à ne pouvoir plus avancer autrement que par
-l'avénement final du système politique correspondant. Quoique cette
-tendance extrême ne doive être appréciée que dans la leçon suivante, il
-convenait cependant d'en indiquer ici la filiation nécessaire, afin que
-les bons esprits puissent déjà sentir pleinement l'intime réalité de la
-nouvelle philosophie politique que je m'efforce de fonder. Rattachant
-ainsi l'un à l'autre les trois âges principaux de l'histoire moderne,
-de manière à montrer chaque phase comme naissant de la précédente et
-produisant la suivante, notre élaboration actuelle complète, par une
-explication décisive, la liaison fondamentale précédemment établie
-entre l'évolution moderne et l'évolution ancienne, par l'intermédiaire
-de l'évolution transitoire propre au moyen-âge; instituant dès-lors
-une indissoluble solidarité effective entre tous les divers degrés du
-développement humain, dont on pourra désormais concevoir nettement la
-parfaite continuité, en remontant aisément des moindres phénomènes
-actuels aux actes les plus antiques de la sociabilité humaine.
-
-Il nous reste maintenant à accomplir, mais beaucoup plus sommairement,
-une équivalente appréciation pour le triple mouvement intellectuel,
-esthétique, scientifique, et philosophique, qui préparait simultanément
-une réorganisation spirituelle susceptible de fournir ultérieurement
-une base rationnelle à la réorganisation temporelle dont nous venons
-d'examiner la préparation élémentaire. Outre les fausses notions qu'une
-irrationnelle analyse historique y avait multiplié davantage, cette
-première élaboration organique devait nous offrir des difficultés
-plus complexes et exiger des explications plus étendues, en vertu de
-l'importance prépondérante de l'évolution industrielle, sur laquelle
-devait reposer nécessairement la constitution propre de la société
-moderne; tandis que le nouvel essor spirituel, toujours restreint à
-une classe très limitée, n'y a pu, au contraire, exercer encore qu'une
-simple influence modificatrice, destinée seulement à devenir active et
-principale dans un prochain avenir. Chacune de ces trois évolutions
-partielles ne doit d'ailleurs, par la nature de notre opération
-dynamique, être ici nullement considérée quant à son histoire spéciale,
-quelque profond intérêt qu'elle y pût offrir, mais uniquement sous son
-aspect social, où son action immédiate ne se présente jusqu'à présent
-que comme purement accessoire, et n'acquiert vraiment d'importance
-majeure qu'à raison des germes nécessaires d'un puissant ascendant
-ultérieur. Ainsi que nous l'avons fait envers l'évolution principale,
-il nous suffira donc, pour chaque élément spirituel, d'apprécier
-successivement, d'abord sa première émanation historique sous la
-tutelle du régime propre au moyen-âge, ensuite son vrai caractère
-essentiel relativement à la société moderne, et enfin sa marche
-graduelle pendant les trois phases que nous avons établies depuis le
-XIVe siècle. D'après l'ordre fondamental expliqué au début
-de ce chapitre, nous devons commencer ce travail complémentaire par
-l'examen sommaire de l'évolution esthétique, la plus rapprochée, à tous
-égards, de l'évolution industrielle.
-
-Les facultés esthétiques étant, par leur nature, essentiellement
-destinées à l'idéale représentation sympathique des divers sentimens
-qui caractérisent la nature humaine, personnelle, domestique, ou
-sociale, leur essor spécial, quelque ascendant qu'on lui suppose,
-ne saurait jamais suffire à définir réellement la civilisation
-correspondante. Quoique la sociabilité moderne leur réserve
-nécessairement une activité et une extension très supérieures à celles
-que pouvaient permettre les phases sociales antérieures, comme je
-l'expliquerai bientôt, contrairement aux opinions ordinaires, il
-est clair néanmoins que leur énergique manifestation a dû toujours
-être indistinctement mêlée aux situations quelconques de l'humanité,
-sous l'unique condition indispensable que l'état respectif fût à la
-fois assez prononcé et assez stable. Aussi est-ce la seule, parmi les
-différentes évolutions élémentaires étudiées dans ce chapitre, qui
-puisse être envisagée comme pleinement commune à la société militaire
-et théologique ainsi qu'à la société industrielle et positive: d'où
-résulte évidemment un nouveau motif spécial pour que nous devions ici
-moins appliquer notre analyse historique à un tel élément général qu'à
-ceux qui constituent directement les vrais caractères distinctifs de
-la civilisation moderne, où nous devons seulement apprécier le mode
-fondamental d'incorporation de l'élément esthétique, et les nouvelles
-propriétés qu'il y a naturellement développées.
-
-D'après cette remarque préalable, sur l'issue permanente que les
-beaux-arts doivent spontanément trouver dans tous les âges de
-l'humanité, on conçoit d'abord, relativement à la première des trois
-questions posées ci-dessus, combien il serait impossible, en principe,
-que leur essor ne se fût point fait jour dans un état social aussi
-fortement prononcé que celui du moyen-âge, où il importe maintenant
-de montrer la véritable source nécessaire de l'évolution esthétique
-des sociétés modernes. Or, il est aisé de reconnaître, à tous égards,
-que, si le régime féodal et catholique avait pu comporter une
-stabilité suffisante, il était, par sa nature, beaucoup plus favorable
-à un tel développement qu'aucun des régimes antérieurs. Car, les
-mœurs féodales avaient d'abord imprimé aux sentimens d'indépendance
-personnelle une énergie habituelle jusque alors inconnue: en même
-temps, la vie domestique y avait été surtout communément embellie et
-étendue, fort au-delà de ce qui avait été possible chez les anciens,
-principalement en vertu des heureux changemens survenus dans la
-condition des femmes: enfin, l'activité collective, quand elle y put
-être convenablement exercée, y devait certes constituer une source
-non moins puissante d'inspirations poétiques et artistiques, d'après
-le nouvel attrait moral que devait offrir le grand système de guerres
-défensives propre à cette mémorable phase de l'humanité. Il est évident
-que tous ces éminens attributs n'étaient nullement accidentels, et
-qu'ils résultaient alors nécessairement de la situation féodale
-régularisée par l'esprit catholique, spécialement à l'aide de la
-division fondamentale des deux pouvoirs, qui constituait le principal
-caractère politique d'un tel état social, suivant nos explications
-antérieures. Quant à l'influence particulière du catholicisme, elle se
-marque, à cet égard, d'une manière encore moins contestable: soit par
-le degré initial d'activité spéculative que nous l'avons vu développer
-directement chez toutes les classes, et qui devait y permettre à
-l'action esthétique une universalité jusque alors impossible; soit
-par la destination permanente que son culte fournissait immédiatement
-à chacun des beaux-arts, et qui érigea si longtemps de nombreuses
-cathédrales en autant de véritables musées, où la musique, la
-peinture, la sculpture et l'architecture trouvaient spontanément une
-heureuse consécration; soit enfin par les ressources si variées de
-son organisation intérieure pour offrir de puissans moyens continus
-d'encouragement individuel. Toutefois, il faut reconnaître, sous ce
-rapport, que ces importantes propriétés étaient surtout inhérentes
-à l'admirable perfection de la constitution catholique, socialement
-envisagée, abstraction faite de la philosophie théologique qui lui
-servait inévitablement de base rationnelle, et dont l'influence a
-tant neutralisé, comme nous l'avons constaté, les heureuses tendances
-propres à un tel organisme. Car, malgré l'aptitude spéciale que nous
-reconnaîtrons bientôt au monothéisme pour favoriser spontanément
-le premier essor scientifique des modernes, il n'en pouvait être
-nullement ainsi relativement à l'essor esthétique, qui devait être
-certes peu compatible avec le caractère à la fois vague, abstrait et
-inflexible, des croyances monothéiques: cette antipathie, d'ailleurs
-peu contestée aujourd'hui, a été d'avance suffisamment appréciée
-par contraste, en expliquant, au cinquante-troisième chapitre,
-les éminentes propriétés esthétiques du polythéisme, directement
-émanées, au contraire, de la doctrine elle-même, bien plus que du
-régime correspondant. Mais cette opposition naturelle n'a pu, en
-réalité, longtemps retarder, au moyen-âge, l'essor des beaux-arts, si
-puissamment stimulé par l'ensemble de la situation sociale; elle y a
-seulement nécessité une mémorable inconséquence habituelle, avidement
-accueillie des croyans même les plus timorés, en conduisant le génie
-esthétique à consacrer, par une sorte de foi idéale, la perpétuité
-fictive du polythéisme antique, soit grec ou romain, soit scandinave,
-soit arabe. Quoique, par l'indispensable doctrine des êtres surnaturels
-intermédiaires, le monothéisme chrétien, presque autant que le
-monothéisme musulman, se prêtât aisément à un tel expédient poétique,
-il est néanmoins incontestable que cette inévitable incohérence a dû
-constituer, chez les modernes, l'une des principales causes de la
-moindre énergie des impressions esthétiques, d'abord tant que les
-doctrines religieuses y ont conservé un véritable ascendant, et même
-ensuite, quand les esprits avancés y ont été presque aussi affranchis
-du monothéisme que du polythéisme. Ce conflit fondamental se fera
-nécessairement toujours sentir, à un degré quelconque, surtout chez
-les classes auxquelles les beaux-arts sont plus spécialement destinés,
-jusqu'aux temps, encore éloignés mais certains, où l'évolution
-esthétique pourra directement reposer sur la propagation familière
-d'une philosophie pleinement positive, comme je l'expliquerai en
-terminant ce volume. Mais on a trop confondu la tendance réelle de cet
-antagonisme logique à neutraliser les grands effets esthétiques, avec
-une chimérique opposition à l'essor des beaux-arts, et surtout avec une
-prétendue infériorité de ceux qui les ont si heureusement cultivés sous
-une telle influence permanente.
-
-Stimulée par l'ensemble des causes essentielles que nous venons
-d'apprécier, l'évolution esthétique dut se manifester, au moyen-âge,
-aussitôt que la situation sociale put commencer à le permettre,
-c'est-à-dire quand l'organisme catholique et féodal fut enfin
-suffisamment parvenu à sa constitution propre: l'avénement universel
-de la chevalerie en marque naturellement l'époque initiale, par
-l'heureuse excitation nouvelle qui en devait spécialement résulter;
-mais c'est nécessairement aux croisades que se rapporte son principal
-développement, ainsi directement alimenté, pendant deux siècles, par
-ce noble essor collectif de l'énergie européenne. Tous les témoignages
-historiques constatent de la manière la plus décisive, l'unanime
-empressement que montrèrent alors, avec une naïveté si expressive,
-les diverses classes quelconques de la société européenne pour un
-genre d'activité mentale si bien caractérisé par ce doux privilége
-de charmer presque également les esprits les plus opposés, soit en
-offrant aux uns l'exercice intellectuel le mieux adapté à la faible
-portée de leur entendement, soit en présentant aux autres la plus
-salutaire diversion qui puisse procurer un repos sans apathie. Ces
-dispositions favorables étaient même tellement inspirées par la nature
-d'un régime irrationnellement qualifié de ténébreux, qu'elles furent,
-en général, plus fortement prononcées là où ce régime avait pu se
-réaliser plus complétement, c'est-à-dire en France et en Angleterre, où
-l'essor naissant des beaux-arts excita longtemps une admiration bien
-supérieure, soit en énergie, soit en universalité, à l'ardeur tant
-célébrée de quelques rares populations antiques pour les chefs-d'œuvre
-correspondans. Quelle que dût être bientôt, à cet égard, l'éclatante
-prépondérance de l'Italie, on doit, en effet, remarquer, comme Dante
-l'a noblement proclamé, que sa première évolution esthétique fut
-d'abord précédée et préparée, au moyen-âge, par celle de la France
-méridionale: or, cette incontestable diversité historique me semble
-devoir être surtout attribuée à la moindre consistance de l'ordre
-féodal en Italie, malgré l'action plus spécialement favorable que
-le catholicisme y devait exercer sur le développement initial des
-beaux-arts.
-
-Cet essor spontané dut être longtemps entravé par une lente et
-difficile opération préliminaire, dont l'indispensable accomplissement
-devait précéder, de toute nécessité, l'élan direct du génie poétique:
-on conçoit qu'il s'agit de l'élaboration fondamentale des langues
-modernes, où l'on doit voir, à mon gré, une première intervention
-universelle des facultés esthétiques. Quoique un tel préambule ne pût
-laisser, à cet égard, de résultats immédiats, leur absence effective
-n'indique certainement pas la stérilité radicale des efforts primitifs
-longtemps consumés ainsi en travaux purement préparatoires, mais
-d'une importance capitale pour l'ensemble de l'évolution ultérieure,
-qu'une ingrate appréciation isole trop souvent de ces premiers germes
-nécessaires. Les langues résultent surtout, comme on sait, d'une lente
-élaboration populaire, où se manifestent toujours profondément les
-divers caractères essentiels de la civilisation correspondante: cela
-est surtout évident quant aux langues modernes, où la prédominance
-croissante de la vie industrielle et l'ascendant graduel d'une
-rationnalité positive sont si fidèlement prononcés. Mais cette origine
-vulgaire n'empêche nullement le concours nécessaire de l'influence plus
-régulière spontanément émanée des esprits d'élite, et sans laquelle
-un tel travail universel ne saurait acquérir ni la stabilité, ni
-même la cohérence indispensables à sa destination finale. Or, dans
-cette intervention permanente du génie spécial pour la sanction et la
-révision de l'élaboration populaire fondamentale, aussitôt que celle-ci
-est suffisamment avancée, il importe de reconnaître, en général, que,
-malgré l'inévitable participation simultanée de nos divers modes
-quelconques d'activité mentale, l'opération dépend surtout, par sa
-nature, des facultés esthétiques proprement dites, comme étant à la
-fois les moins inertes chez la plupart des intelligences, et celles
-dont l'exercice exige davantage le perfectionnement de la langue
-commune. Cette propriété nécessaire devient encore plus évidente
-quand il s'agit, non de la création spontanée d'une langue originale,
-mais de la transformation radicale d'un langage antérieur, par suite
-d'un nouvel état social. Quelque activité que le génie philosophique
-et le génie scientifique aient pu manifester au moyen-âge, comme nous
-l'apprécierons bientôt, ils y ont assurément fort peu contribué l'un
-et l'autre à la fondation générale des langues modernes. Malgré les
-avantages essentiels que chacun d'eux a ultérieurement retirés de la
-supériorité logique propre aux nouveaux idiomes, le long usage que
-tous deux firent du latin, après qu'il eut entièrement cessé d'être
-vulgaire, confirme assez leur répugnance et leur inaptitude naturelles
-à diriger l'élaboration du langage usuel. C'était donc à des facultés
-moins abstraites, moins générales et moins éminentes, mais aussi plus
-intimes, plus populaires et plus actives, que devait nécessairement
-appartenir cette indispensable opération. Essentiellement destiné
-à la représentation universelle et énergique des pensées et des
-affections inhérentes à la vie réelle et commune, jamais le génie
-esthétique n'a pu convenablement parler une langue morte, ni même
-étrangère, quelque facilité exceptionnelle qu'aient pu procurer, à
-cet égard, des habitudes artificielles. On conçoit donc aisément
-comment son activité spéciale a dû être, au moyen-âge, si longtemps
-occupée surtout d'accélérer et de régulariser la formation spontanée
-des langues modernes, qui doit être principalement rapportée aux
-efforts assidus de ces mêmes facultés auxquelles une superficielle
-appréciation attribue une sorte de léthargie séculaire, aux temps
-même où elles posaient ainsi les fondemens généraux des monumens les
-plus caractéristiques de notre sociabilité européenne. Le retard
-inévitable qui en devait résulter pour l'essor direct des productions
-esthétiques, n'affectait sans doute immédiatement que l'art poétique
-proprement dit, et accessoirement l'art musical: mais les trois autres
-beaux-arts devaient aussi en être indirectement entravés, quoique
-à un degré beaucoup moindre, d'après leurs relations fondamentales
-avec l'art le plus universel, conformément à la hiérarchie esthétique
-indiquée, en principe, au cinquante-troisième chapitre; ce qui explique
-essentiellement les principaux modes historiques de l'évolution
-esthétique propre au moyen-âge.
-
-En considérant directement la mémorable spontanéité d'une telle
-évolution, on ne saurait méconnaître la réalité de notre explication
-générale sur son émanation nécessaire du milieu social correspondant.
-On doit taxer, sans doute, d'irrationnelle exagération les reproches
-ordinaires sur l'entier abandon des ouvrages anciens, dont la lecture
-assidue, au moins quant aux auteurs romains, ne pouvait certainement
-cesser en un temps où le latin constituait encore le langage spécial
-de la principale hiérarchie européenne. Toutefois, il est certain
-que les plus beaux siècles du moyen-âge durent offrir, à cet égard,
-après la première ébauche des langues modernes, une heureuse désuétude
-naturelle, sauf les besoins permanens du clergé, en vertu d'un instinct
-confus de l'incompatibilité de la nouvelle évolution esthétique avec
-l'admiration trop exclusive des chefs-d'œuvre relatifs à un système de
-sociabilité dès lors à jamais éteint. Quels que fussent alors, sous le
-rapport du goût, les inconvéniens réels d'une semblable disposition,
-elle présentait d'abord l'avantage beaucoup plus essentiel de mieux
-garantir l'originalité et la popularité de cet essor naissant. Il
-faut d'ailleurs noter qu'une telle tendance était, au moyen-âge,
-intimement liée au préjugé universel, si justement établi par le
-catholicisme, sur la prééminence fondamentale du nouvel état social
-comparé à l'ancien. Cette relation naturelle a même ultérieurement
-contribué, en sens inverse, à la résurrection de la littérature
-ancienne, où tant d'esprits cultivés cherchaient, à leur insu, une
-sorte de protestation indirecte contre l'esprit catholique, aussitôt
-qu'il eut cessé d'être suffisamment progressif. Quoi qu'il en soit,
-la spontanéité primitive d'une telle évolution esthétique avait
-certainement besoin d'être consolidée par son entière indépendance
-de celle qu'avait inspirée une tout autre situation sociale. C'est
-ainsi, par exemple, que, d'après le trop grand ascendant que devait
-spécialement conserver, en Italie, l'imitation des monumens romains,
-cette belle partie de la république européenne, longtemps si supérieure
-aux autres dans presque tous les beaux-arts, n'a point offert, au
-moyen-âge, la même prépondérance relativement à l'architecture, dont
-le principal essor caractéristique dut alors s'accomplir chez des
-populations où les influences catholiques et féodales avaient plus
-exclusivement prévalu; ce qui permettait d'y ériger des édifices plus
-profondément adaptés à l'ensemble de la civilisation dont ils étaient
-destinés à éterniser, sous la forme la plus sensible, l'imposant
-souvenir. En tous genres, l'intime spontanéité de cette mémorable
-évolution initiale n'est pas moins marquée par l'originalité de ses
-productions et par leur naïve conformité avec la situation sociale
-correspondante que par l'indépendance de sa marche affranchie de toute
-imitation servile. On le voit surtout pour l'essor poétique, alors
-si directement consacré, d'une part, à l'expression, fidèle quoique
-idéale, des mœurs chevaleresques, et, d'une autre part, à l'heureuse
-indication de la prépondérance caractéristique qu'obtenait de plus
-en plus la vie domestique dans le système habituel de l'existence
-moderne. Sous l'un et l'autre aspect, il faut principalement remarquer,
-à cette époque, l'ébauche primordiale d'un genre de compositions
-essentiellement inconnu à l'antiquité, parce qu'il se rapporte
-éminemment à la vie privée, si peu développée chez les anciens, et que
-la vie publique n'y intervient qu'en vertu de sa réaction nécessaire
-sur celle-ci. Cette sorte d'épopée domestique, ultérieurement destinée
-à de si admirables progrès, comme je l'indiquerai ci-dessous, et qui
-constitue certainement la nouvelle espèce de productions la mieux
-adaptée jusqu'ici à la nature propre de la civilisation moderne,
-remonte évidemment jusqu'à cette évolution initiale, dont une servile
-admiration de l'antique littérature a fait trop oublier ensuite les
-ingénieux essais originaux: la dénomination vulgaire, malgré son
-impropriété actuelle, conserve directement le souvenir continu de cette
-incontestable filiation historique.
-
-Tel est l'ensemble d'explications préliminaires qui indique l'état
-social du moyen-âge comme constituant, à tous égards, le berceau
-nécessaire de la grande évolution esthétique des sociétés modernes.
-Si les éminens attributs qui caractérisent, sous ce rapport, cette
-mémorable situation, n'ont pu être, en réalité, assez développés pour
-que leur appréciation générale n'exigeât pas aujourd'hui une discussion
-approfondie, cela tient surtout à la nature essentiellement transitoire
-qui, d'après nos démonstrations antérieures, devait nécessairement
-distinguer ce degré de la progression humaine. L'essor esthétique ne
-suppose pas seulement un état social assez fortement caractérisé pour
-comporter une idéalisation énergique: il demande, en outre, que cet
-état quelconque soit assez stable pour permettre spontanément, entre
-l'interprète et le spectateur, cette intime harmonie préalable sans
-laquelle l'action des beaux-arts ne saurait obtenir habituellement une
-pleine efficacité. Or, ces deux conditions fondamentales, naturellement
-réunies chez les anciens, n'ont jamais pu l'être depuis à un degré
-suffisant, même au moyen-âge, et ne pourront retrouver leur concours
-normal que sous l'ascendant ultérieur de la régénération positive
-réservée à notre siècle, comme je l'indiquerai spécialement à la fin
-de ce dernier volume. Nous avons, en effet, pleinement reconnu que le
-moyen-âge constitue, à tous égards, une immense transition, qui, sous
-les divers aspects principaux, n'est pas encore totalement terminée;
-et c'est là seulement qu'il faut chercher la véritable explication
-historique de l'incontestable disproportion générale qui se fait alors
-si déplorablement sentir entre les faibles résultats permanens de
-l'essor esthétique et l'énergie de son activité originale, si bien
-secondée par un empressement universel. Cette mémorable anomalie
-est irrationnellement appréciée dans les deux écoles opposées qui
-se disputent aujourd'hui l'empire des beaux-arts: les uns n'y ayant
-vu qu'un chimérique témoignage d'un inexplicable décroissement des
-facultés esthétiques de l'humanité; les autres l'ayant exclusivement
-attribuée à la servile imitation ultérieure des chefs-d'œuvre de
-l'antiquité. Quoique cette dernière considération ne soit pas aussi
-vaine que la première, on y prend cependant un effet pour une cause,
-et surtout on y accorde une importance fort exagérée à une influence
-purement secondaire: car, si la situation catholique et féodale
-avait pu et dû comporter une véritable stabilité, comparable à celle
-de l'ordre grec ou romain, sa prépondérance spontanée eût aisément
-contenu l'espèce de rétrogradation esthétique que tendit à produire
-ensuite une prédilection trop exclusive pour les modèles antiques.
-Ainsi, la source essentielle de cette singulière hésitation sociale
-qui caractérise l'art moderne, et qui a tant neutralisé jusqu'ici
-l'universalité nécessaire de son influence continue, après sa première
-évolution si ferme, si originale, et si populaire, au moyen-âge, doit
-être directement cherchée dans l'inévitable instabilité de l'état
-social correspondant, suscitant toujours de nouvelles transitions
-successives. Une profonde et persévérante élaboration esthétique était
-certainement impossible chez des populations où chaque siècle, et
-quelquefois même chaque génération, modifiait assez notablement la
-sociabilité antérieure pour que chaque situation déterminée eût déjà
-essentiellement cessé avant que le poète ou l'artiste eussent pu y
-contracter suffisamment l'intime pénétration spontanée indispensable
-à l'action des beaux-arts. C'est ainsi, par exemple, que l'esprit
-des croisades, si favorable à la plus puissante poésie, avait
-irrévocablement disparu quand les langues modernes ont pu être assez
-formées pour en permettre la pleine idéalisation: tandis que, chez
-les anciens, chaque mode effectif de sociabilité avait été tellement
-durable, que le génie esthétique pouvait ressentir et retrouver,
-après plusieurs siècles, des passions et des affections populaires
-essentiellement identiques à celles dont il voulait retracer l'empire
-antérieur. L'avenir seul pourra replacer l'humanité, et d'une manière
-même bien supérieure, dans ces conditions normales de stabilité active,
-sans lesquelles l'action des beaux-arts ne saurait obtenir l'entière
-efficacité sociale convenable à sa nature.
-
-Quoique forcé de me borner ici à l'indication sommaire de ces diverses
-explications, j'espère en avoir assez caractérisé l'esprit général,
-d'ailleurs pleinement conforme à l'ensemble de ma théorie fondamentale
-de l'évolution humaine, pour que le lecteur, suffisamment préparé,
-puisse utilement prolonger l'application spéciale de ce principe
-historique, qui montre l'état social du moyen-âge comme étant à
-la fois la source nécessaire, soit de l'ensemble du développement
-esthétique propre à la civilisation moderne, soit des imperfections
-caractéristiques qu'il devait offrir; sans supposer aucune diminution
-réelle des facultés esthétiques de l'humanité, et en tendant, au
-contraire, à faire mieux ressortir l'énergie intrinsèque d'un essor
-effectif qui, malgré de tels obstacles, a réalisé tant d'admirables
-résultats, ainsi que je l'avais signalé d'avance au cinquante-septième
-chapitre. Afin de faciliter davantage cette élaboration ultérieure,
-je crois devoir ici distinctement indiquer la division rationnelle que
-j'ai toujours spontanément suivie, dans ce volume et dans le précédent,
-pour l'histoire universelle du moyen-âge, et qui, spécialement
-vérifiée ci-dessus quant à l'évolution industrielle, n'est pas moins
-convenable envers l'évolution esthétique, ou relativement à toute
-autre préparation essentielle, soit positive, soit même négative, de
-la civilisation moderne. Elle consiste, en comprenant le moyen-âge
-proprement dit entre le début du Ve siècle et la fin du
-XIIIe, comme je l'ai suffisamment démontré, à partager cette
-mémorable transition de neuf siècles en trois phases naturelles, qui
-se trouvent être à peu près de même durée: la première, se terminant
-avec le VIIe siècle, représente l'établissement fondamental,
-contenant, d'une manière très-confuse mais appréciable, tous les
-véritables germes essentiels des divers mouvemens ultérieurs; la
-seconde, prolongée jusqu'à la fin du Xe siècle, correspond
-à l'essor graduel de la constitution catholique et féodale,
-extérieurement caractérisé par le premier grand système de guerres
-défensives, dirigé surtout, d'après nos explications antérieures,
-contre les sauvages polythéistes du nord; enfin la troisième,
-directement relative à la plus grande splendeur de cet organisme
-transitoire, comprend l'admirable défense du monothéisme occidental
-contre l'invasion, alors seule redoutable, du monothéisme oriental;
-opération vraiment finale, bientôt suivie de l'irrévocable dissolution
-spontanée d'un système désormais privé de sa destination fondamentale,
-et de l'évolution simultanée des nouveaux élémens sociaux, secrètement
-élaborés sous sa tutélaire prépondérance européenne. Dans la série
-industrielle, nous avons vu ces trois phases successives présenter
-naturellement, l'une l'universelle substitution préalable du servage à
-l'esclavage, l'autre l'émancipation personnelle des classes urbaines,
-et la dernière le premier élan industriel des villes, accompagné de
-l'entière abolition de la servitude rurale: dans la série esthétique,
-nous venons d'y reconnaître, avec non moins d'évidence, d'abord
-l'ébauche primitive d'une nouvelle sociabilité, destinée à renouveler
-l'action générale des facultés esthétiques, ensuite leur indispensable
-application préliminaire à la formation des langues modernes, et enfin
-leur développement direct, suivant la nature propre de la civilisation
-correspondante; tous les autres aspects quelconques du mouvement humain
-donneront lieu, j'ose l'assurer, à des vérifications équivalentes,
-que je dois maintenant me dispenser de spécifier formellement. Leur
-concours nécessaire conduit spontanément à concevoir l'admirable
-règne de l'incomparable Charlemagne, placé près du milieu de la
-seconde phase, presque équidistant des deux termes extrêmes, qui
-rattachent immédiatement le moyen-âge, l'un à l'évolution ancienne,
-l'autre à l'évolution moderne, comme l'époque la plus décisive, où
-l'esprit du régime transitoire commence à manifester pleinement ses
-différens attributs essentiels, et où les divers élémens principaux
-de la civilisation ultérieure reçoivent aussi, à tous égards, la
-plus heureuse stimulation initiale. Quoique un tel classement des
-temps ait toujours implicitement dirigé mon appréciation historique
-du moyen-âge, la nature éminemment abstraite de notre élaboration
-dynamique ne me permettait point de le faire directement présider à
-son accomplissement, qui eût alors exigé des explications concrètes
-incompatibles avec les limites et la destination de cet ouvrage. J'ai
-cru cependant devoir en indiquer finalement la conception explicite,
-à l'usage des philosophes qui voudraient ultérieurement appliquer ma
-théorie fondamentale à l'étude spéciale et méthodique de cette grande
-transition, dont le cours graduel offre ainsi spontanément, sans aucune
-vaine préoccupation systématique, une distribution ternaire, analogue,
-sauf la durée, à celle que nous avons toujours reconnue, d'abord pour
-les principaux états de l'ensemble du développement humain, ensuite
-pour les modes successifs de l'évolution ancienne, et enfin pour les
-degrés consécutifs propres à l'évolution moderne: ce qui présente
-partout à l'esprit des intervalles susceptibles de permettre l'essor
-habituel des considérations générales, indispensable à l'efficacité
-sociale de notre philosophie historique, qui n'est point destinée, je
-ne saurais trop le rappeler, à un stérile étalage académique, mais à
-fournir réellement une base rationnelle à l'active coordination des
-efforts directement relatifs à la régénération finale de l'humanité.
-
-Après avoir suffisamment expliqué comment l'essor esthétique des
-sociétés modernes est naturellement émané de l'état social constitué
-au moyen-âge, il devient aisé de procéder à la seconde partie générale
-d'un tel examen, en appréciant les principaux caractères propres au
-nouvel élément ainsi introduit dans le système de notre civilisation,
-et sa situation nécessaire envers les anciens pouvoirs à l'époque
-initiale du XIVe siècle. Ces deux déterminations connexes
-ne peuvent, en effet, résulter que de l'influence prépondérante des
-causes ci-dessus signalées, combinée avec l'extension naissante de la
-vie industrielle, qui tendait dès-lors à changer le mode primitif
-de sociabilité; en sorte qu'il ne nous reste surtout qu'à saisir la
-relation fondamentale de cette modification décisive avec l'ensemble du
-mouvement déjà imprimé aux beaux-arts par les impulsions catholiques et
-féodales.
-
-L'intime affinité mutuelle que témoigne toute l'histoire moderne entre
-l'essor industriel et l'essor esthétique, a pour principe évident,
-suivant la théorie hiérarchique indiquée au préambule de ce chapitre,
-la double tendance nécessaire de l'évolution industrielle à développer
-spontanément, jusque chez les dernières classes, un premier degré
-habituel d'activité mentale, sans lequel l'action des beaux-arts ne
-saurait être comprise, et en même temps l'aisance et la sécurité qui
-peuvent seules disposer à goûter convenablement les nobles jouissances
-correspondantes. Dans la marche naturelle de l'éducation humaine,
-individuelle ou collective, l'exercice intellectuel est d'abord
-déterminé communément par l'impulsion pratique des besoins les plus
-grossiers mais les plus urgens, dont la satisfaction suffisante
-permet ensuite l'heureuse efficacité continue de l'impulsion, plus
-élevée mais moins énergique, qui dérive des facultés esthétiques.
-Celles-ci, d'après le doux mélange de pensées et d'émotions qui les
-caractérise si exclusivement, constituent réellement, vu l'extrême
-imperfection de notre économie cérébrale, les seules facultés mentales
-assez prononcées, chez la plupart des hommes, pour que leur activité
-régulière puisse devenir une source de véritables jouissances; tandis
-que les facultés scientifiques ou philosophiques, plus éminentes
-encore, mais beaucoup moins développées, ne déterminent le plus
-souvent, comme on sait, qu'une fatigue bientôt insupportable, excepté
-chez le très petit nombre d'hommes vraiment destinés à la contemplation
-abstraite. Il est donc aisé de concevoir l'office fondamental de
-l'essor esthétique, constituant la transition normale de la vie active
-à la vie spéculative. Par une appréciation plus précise, cet essor
-intermédiaire me semble devoir essentiellement caractériser le degré
-habituel d'exercice mental auquel s'arrêterait communément l'humanité
-si, d'après un milieu plus favorable, ou en vertu d'une organisation
-moins exigeante, elle était affranchie des obligations continues
-relatives aux besoins physiques: comme l'indique assez la tendance
-commune des situations sociales les moins éloignées d'une telle
-supposition idéale. Quoi qu'il en soit, la relation élémentaire de la
-vie esthétique à la vie pratique est certainement devenue beaucoup
-plus directe, plus complète, et surtout plus universelle, depuis
-la substitution graduelle de l'existence industrielle à l'existence
-militaire, suivant les motifs déjà indiqués. Tant que l'esclavage et
-la guerre ont caractérisé l'économie sociale, il est clair que les
-beaux-arts ne pouvaient réellement acquérir une profonde popularité, et
-ne devaient être ordinairement goûtés, même parmi les hommes libres,
-que chez les classes supérieures: le seul cas différent, beaucoup trop
-vanté d'ailleurs, ne se rapporte historiquement qu'à une médiocre
-partie de la population grecque, qu'un ensemble de circonstances
-locales et sociales, éminemment exceptionnel sans être aucunement
-arbitraire, avait prédestiné, comme je l'ai expliqué, à cette
-heureuse anomalie: partout ailleurs, chez les sociétés guerrières de
-l'antiquité, il n'y avait de vraiment populaires que les jeux sanglans
-qui retraçaient à ces peuples grossiers le souvenir de leur activité
-chérie. Il est clair, au contraire, que l'évolution industrielle propre
-à la fin du moyen-âge a spontanément consolidé, sous ce rapport, la
-salutaire influence des mœurs catholiques et féodales, en tendant à
-faire habituellement pénétrer, jusque chez les plus humbles familles,
-les dispositions élémentaires les plus favorables à l'action des
-beaux-arts, dont les productions devaient désormais s'adresser à un
-public à la fois beaucoup plus nombreux et beaucoup mieux préparé.
-C'est ainsi que le génie esthétique, destiné surtout aux masses, et
-qui s'amoindrit, de toute nécessité, dans les sphères privilégiées,
-a pu s'incorporer à la sociabilité moderne d'une manière bien plus
-intime qu'il ne pouvait l'être ordinairement à celle de l'antiquité,
-où, même sous l'accueil le plus favorable, il était presque toujours
-traité comme un élément essentiellement étranger à l'ensemble de la
-constitution sociale. Si cette connexité plus profonde n'a pas été
-encore suffisamment manifestée, il faut l'attribuer à l'état purement
-rudimentaire de tout ce qui concerne l'organisme moderne, où l'absence
-totale de systématisation rationnelle a tant neutralisé jusqu'ici, à
-tous égards, les propriétés les plus caractéristiques.
-
-Considérée maintenant en sens inverse, cette relation élémentaire entre
-l'essor esthétique et l'essor industriel se présente surtout comme
-heureusement destinée à constituer, chez les modernes, le plus puissant
-correctif naturel de ce déplorable rétrécissement, à la fois mental et
-moral, que tend à produire communément l'exorbitante prépondérance de
-l'activité industrielle dans l'ensemble de l'existence humaine. Sous ce
-rapport fondamental, l'éducation esthétique commence spontanément, avec
-la plus universelle efficacité, ce que l'éducation scientifique et
-philosophique peut seule convenablement achever; de manière à pouvoir
-un jour, sous l'influence d'une sage régularisation, avantageusement
-combler la grave lacune qui résulte provisoirement, à cet égard, de
-l'inévitable désuétude des usages religieux, quant à la continuelle
-diversion intellectuelle qu'exige incontestablement, à un certain
-degré, la vie purement pratique, pour ne pas dégénérer en une stupide
-et égoïste préoccupation. Dans les diverses parties principales de
-la grande république européenne constituée au moyen-âge, l'évolution
-esthétique, suivant toujours de près l'évolution industrielle, a plus
-ou moins tendu à en tempérer les dangers essentiels, en développant
-partout une activité mentale plus générale et plus désintéressée
-que celle qu'exigeaient les travaux journaliers, et en sollicitant
-directement, suivant son heureuse nature, l'exercice simultané des
-affections les plus bienveillantes, par des jouissances d'autant plus
-vives qu'elles sont plus unanimes. Quelles que soient, à cet égard,
-les éminentes propriétés de l'évolution scientifique ou philosophique,
-elle aura constamment, auprès des masses, une efficacité beaucoup
-moindre, en vertu de son intensité et surtout de sa popularité très
-inférieures, même après les plus grandes améliorations que doive
-ultérieurement recevoir le système général de l'éducation humaine,
-individuelle ou sociale. À la vérité, des philosophes peu sensibles
-aux beaux-arts ont souvent accusé, d'une manière très spécieuse,
-principalement au sujet de l'Italie, le développement excessif de la
-vie esthétique de tendre à entraver la progression sociale en inspirant
-trop d'attachement à des jouissances momentanément incompatibles avec
-une indispensable agitation politique. Mais, excepté les anomalies
-individuelles, où la préoccupation esthétique peut, en effet, être
-quelquefois poussée jusqu'à déterminer une sorte de dégradation mentale
-et morale, il est clair que, dans les cas réels, son influence sur
-l'ensemble des populations, lors même qu'elle a dû sembler exagérée,
-n'a contribué le plus souvent qu'à empêcher une prépondérance bien
-plus dangereuse de la vie matérielle, et à y entretenir une certaine
-ardeur spéculative, susceptible de recevoir un jour une plus importante
-destination. Enfin, sous un aspect plus spécial, on doit évidemment
-regarder le développement des beaux-arts comme ayant même été, à
-beaucoup d'égards, directement lié au perfectionnement technique des
-opérations industrielles, qui ne peuvent, en effet, recevoir toutes les
-améliorations habituelles dont elles sont réellement susceptibles,
-chez les nations où le sentiment d'une perfection idéale n'est pas, en
-tout genre, suffisamment cultivé. Cela est surtout sensible quant aux
-arts nombreux qui se rapportent à la forme extérieure, et qui, à ce
-titre, se rattachent nécessairement à l'architecture, à la sculpture,
-et même à la peinture, par une foule de nuances intermédiaires,
-constituant une gradation presque insensible, où il devient quelquefois
-impossible d'assigner une exacte séparation entre le point de
-vue vraiment esthétique et le point de vue purement industriel.
-L'expérience universelle a tellement constaté, sous ce rapport, la
-supériorité technique des populations améliorées par les beaux-arts,
-que cette considération est souvent devenue l'un des principaux motifs
-des gouvernemens modernes pour encourager directement la propagation de
-l'éducation esthétique, alors justement envisagée comme une puissante
-garantie ultérieure de succès industriel, dans l'utile concurrence
-commerciale des différens peuples européens.
-
-Par les divers motifs ci-dessus indiqués, il est donc évident que la
-prépondérance naissante de la vie industrielle à la fin du moyen-âge,
-bien loin d'être défavorable à l'évolution esthétique déjà déterminée
-par l'ensemble de la situation antérieure, tendait, au contraire,
-à lui procurer finalement une popularité et une consistance qu'elle
-n'aurait pu autrement obtenir au même degré, en la rattachant
-désormais, de la manière la plus intime, au progrès de l'existence
-moderne. Toutefois, pendant les cinq siècles qui nous séparent du
-moyen-âge, cet ascendant graduel a dû provisoirement influer, d'une
-manière indirecte, sur le caractère vague et indécis précédemment
-attribué à l'art moderne, en augmentant l'instabilité et accélérant
-la décadence du régime sous lequel il avait dû surgir. Si l'état
-catholique et féodal avait pu persister réellement, il n'est pas
-douteux, à mes yeux, que l'essor esthétique des douzième et treizième
-siècles aurait acquis, par son éminente homogénéité, une importance
-et une profondeur bien supérieures à tout ce qui a pu exister depuis,
-surtout quant à l'efficacité populaire, vrai critérium des beaux-arts.
-Par la transition rapide, et souvent violente, qui devait s'accomplir
-dans le cours de cette grande période révolutionnaire, et à laquelle la
-progression industrielle a si puissamment concouru, le génie esthétique
-a nécessairement manqué de direction générale et de destination
-sociale. Entre l'ancienne sociabilité expirante, et la nouvelle trop
-peu caractérisée encore, il n'a pu assez nettement sentir ni ce qu'il
-devait surtout idéaliser, ni sur quelles sympathies universelles il
-devait principalement reposer. Telle est, au fond, la cause progressive
-de cette spécialité exclusive qui a jusqu'ici caractérisé l'art
-moderne, comme l'industrie, et comme la science aussi, faute d'une
-généralité réellement prépondérante. Bien loin d'être dégénéré, le
-génie esthétique est certainement devenu plus étendu, plus varié, et
-plus complet même, qu'il n'avait jamais pu l'être dans l'antiquité:
-mais, malgré ses éminentes propriétés intrinsèques, son efficacité
-devait être alors beaucoup moindre, dans un milieu social qui n'a pu
-encore lui offrir ni la netteté ni la fixité indispensables à son
-libre essor. Obligé de reproduire les émotions religieuses pendant
-que la foi s'éteignait, et de représenter les mœurs guerrières à des
-populations de plus en plus livrées à une activité pacifique, sa
-situation radicalement contradictoire a dû non-seulement nuire à la
-réalité fondamentale de ses effets extérieurs, mais à celle même de ses
-propres impressions intérieures, jusqu'aux temps encore lointains où
-la régénération finale de l'humanité viendra lui offrir le milieu le
-plus favorable à son plein développement, par suite d'une homogénéité
-et d'une stabilité qui n'ont pu jamais exister au même degré, comme
-je l'indiquerai plus distinctement à la fin de ce volume. Ainsi
-privé nécessairement, pendant la grande transition que nous étudions,
-de toute vraie direction philosophique, et dépourvu de toute large
-destination sociale, l'art moderne n'a pu être essentiellement animé
-que par l'instinct fondamental qui pousse involontairement à une
-activité continue les plus énergiques facultés de notre intelligence:
-les organisations éminemment esthétiques ont dû alors, comme on dit
-aujourd'hui, cultiver l'art pour l'art lui-même; ou, suivant le
-langage, plus humble mais équivalent, employé par le grand Corneille,
-ne se proposer habituellement d'autre but réel que de divertir le
-public. Néanmoins, malgré cet inévitable isolement provisoire, en
-considérant de plus près l'ensemble de cette évolution esthétique, on
-y peut discerner presque toujours, depuis son origine jusqu'à présent,
-une certaine tendance sociale plus ou moins prononcée; mais elle est
-purement critique, et par suite peu compatible avec l'éminente nature
-d'un tel développement, où la négation ne peut jamais avoir qu'une
-importance fort accessoire. C'est seulement par là que l'art moderne
-a pris communément une part directe à notre mouvement social. On
-conçoit, en effet, que, dans la double progression, à la fois négative
-et positive, qui devait constituer ce mouvement préliminaire, le
-premier aspect, seul suffisamment appréciable, pouvait seul convenir
-aux beaux-arts, quelque imparfaite excitation qu'ils y pussent trouver;
-tandis que le second, à peine saisissable aujourd'hui à la plus haute
-contention philosophique, ne pouvait assurément leur fournir aucun
-aliment immédiat, quoique finalement destiné à leur imprimer en temps
-opportun, la plus puissante stimulation continue: en sorte que, dans
-ce long intervalle, toutes les fois que la philosophie esthétique a
-voulu réellement prendre un caractère organique, elle n'a pu aboutir,
-comme la philosophie politique elle-même, qu'à de vains regrets sur
-l'irrévocable dissolution de l'ordre ancien, suivis de déplorables
-récriminations sur la prétendue dégénération de l'humanité. C'est
-ainsi qu'on explique aisément, en général, la tendance critique qui, à
-toutes les époques de l'art moderne, s'est nettement prononcée, sous
-des formes d'ailleurs très variées, même chez les plus éminens génies,
-surtout poétiques, quoique, dans une situation vraiment normale,
-la critique ne doive certainement convenir qu'à des intelligences
-secondaires, principalement quant aux beaux-arts. Une telle tendance
-devait d'ailleurs, d'après cette appréciation historique, suivre
-naturellement la marche correspondante de la grande progression
-négative; c'est-à-dire, d'après la théorie du chapitre précédent, être
-d'abord et principalement dirigée contre l'organisme catholique, dont
-la disposition, désormais oppressive et rétrograde, devait commencer,
-vers la fin du moyen-âge, à soulever spécialement les antipathies
-esthétiques, comme l'indiquent alors si naïvement tant d'éclatants
-exemples[11]. Tout en concourant instinctivement à sanctionner ainsi
-l'ascendant universel du pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel,
-l'essor esthétique devait aussi participer, quoique à un degré beaucoup
-moindre, au triomphe graduel de celui des deux élémens temporels que
-l'ensemble des influences nationales destinait, en chaque pays, à la
-dictature finale, suivant la distinction fondamentale que j'ai tant
-appliquée: ce qui a notablement contribué à déterminer les principales
-différences que la marche des beaux-arts devait offrir chez les divers
-peuples européens, pendant les deux dernières phases de l'évolution
-moderne, comme je l'indiquerai ci-dessous.
-
- Note 11: D'après une appréciation plus spéciale, qui doit
- être renvoyée au Traité ultérieur que j'ai annoncé, il sera
- aisé d'établir que cette opposition, d'abord peu sensible
- dans la plupart des arts, auxquels le catholicisme procurait,
- par sa nature, une alimentation longtemps suffisante, devait
- être surtout prononcée dans l'art le plus universel, dont la
- marche détermine nécessairement tôt ou tard celle de tous les
- autres, et auquel le système catholique ne pouvait fournir
- qu'une trop imparfaite satisfaction, essentiellement bornée
- au genre lyrique, soit pour les chants religieux, soit pour
- les poésies mystiques, dont le livre de l'_Imitation_ nous
- offre un type si éminent. Les deux principales formes propres
- à l'art poétique, surtout chez les modernes, échappaient
- nécessairement à la direction catholique, et devaient, par
- suite, lui devenir particulièrement hostiles; cette tendance,
- incontestable, dès l'origine, quant aux compositions épiques,
- est bientôt non moins réelle, et encore plus décisive, envers
- les compositions dramatiques, malgré les vains efforts du
- clergé afin de subordonner à la foi chrétienne leur essor
- initial.
-
-En terminant cette sommaire appréciation historique des propriétés
-et du caractère social de l'élément esthétique, il serait superflu
-d'établir directement que, comme l'ensemble d'influences d'où il
-émanait, son essor devait être essentiellement commun, sauf de simples
-inégalités de degré, à toutes les parties de la grande république
-occidentale. Nous devons seulement, sous ce rapport, indiquer un nouvel
-attribut social d'une telle évolution, qui à dû spontanément exercer
-la plus heureuse influence pour resserrer les liens de cette immense
-communauté, alors poussée, à tant d'égards, vers un démembrement
-direct, par suite de la désorganisation catholique et féodale. On
-a pu, sans doute, accuser quelquefois les beaux-arts de tendre, au
-contraire, à susciter de déplorables antipathies nationales, en vertu
-même de leur plus intime incorporation au développement propre de
-chaque population. Mais cette influence partielle et secondaire est
-certainement plus que compensée par la vive prédilection universelle
-que doivent inspirer, en général, les éminentes productions esthétiques
-envers les peuples d'où elles émanent; du moins quand l'amour de
-l'art est vraiment développé, au lieu de servir seulement de masque
-à de puériles vanités nationales. À cet égard, outre l'influence
-commune, chacun des beaux-arts a eu son mode spécial de stimuler
-directement la sympathie permanente des peuples européens, surtout en
-excitant à des déplacemens journellement utiles à la consolidation de
-cette heureuse harmonie. La poésie elle-même, dont les compositions
-étrangères pouvaient être immédiatement goûtées au loin, tendait au
-même but par une influence encore plus efficace, et surtout plus
-générale, en obligeant partout à l'étude mutuelle des principales
-langues modernes, sans laquelle ces divers chefs-d'œuvre eussent été
-si imparfaitement appréciables: d'où est résulté, par exemple, l'une
-des plus puissantes causes spontanées de la précieuse universalité
-graduellement acquise à la langue française. Il est clair qu'un tel
-privilége appartient spécialement aux productions esthétiques: les
-facultés scientifiques ou philosophiques, à raison de leur généralité
-et de leur abstraction supérieures, peuvent transmettre suffisamment
-leur action indépendamment du langage; en sorte que les mêmes attributs
-essentiels qui les ont d'abord privées, comme je l'ai indiqué, de toute
-importante participation à la formation des langues modernes les ont
-également empêchées ensuite de concourir notablement à leur propagation
-respective.
-
-Ayant désormais assez caractérisé, soit l'avénement initial de
-l'évolution esthétique propre à la civilisation moderne, soit
-l'ensemble de ses principaux attributs, il ne nous reste plus qu'à
-considérer sommairement la marche historique du nouvel élément social
-pendant les trois phases consécutives de la double progression
-préparatoire commencée au quatorzième siècle.
-
-L'ensemble de cet examen présente, de la manière la plus naturelle, une
-nouvelle vérification générale de la distinction fondamentale établie
-entre ces trois phases, dans la leçon précédente, d'après l'analyse du
-mouvement de décomposition, et déjà pleinement confirmée, à l'égard
-du mouvement organique, par l'étude de l'évolution industrielle,
-appréciée dans la première moitié de la leçon actuelle. On ne peut
-douter, en effet, que la marche de l'élément esthétique n'ait été tour
-à tour, aussi bien que celle de l'élément industriel, essentiellement
-spontanée pendant notre première phase, stimulée, pendant la seconde,
-comme moyen d'influence, par des encouragemens plus ou moins
-systématiques, et enfin directement érigée, sous la troisième, en but
-partiel de la politique moderne. Devant ici soigneusement écarter toute
-appréciation concrète incompatible avec la nature et les limites de
-cet ouvrage, quel que pût être, à ce sujet, l'intérêt philosophique de
-plusieurs discussions capitales jusqu'ici très mal conduites, mais dont
-l'élaboration doit être laissée au lecteur assez pénétré de ma théorie
-historique pour l'y appliquer convenablement, il faut nous réduire à
-l'explication très sommaire du caractère abstrait propre à chacune
-de ces trois époques, considérées surtout quant à l'incorporation
-définitive de l'élément esthétique au système de la civilisation
-moderne, ce qui constitue toujours le but principal de notre opération
-dynamique.
-
-Quoique, sous la première phase, comme sous les deux autres,
-l'évolution esthétique ait été, en réalité, plus ou moins relative à
-tous les divers beaux-arts, et plus ou moins commune aux différens
-états de la république européenne, c'est néanmoins pour la poésie
-uniquement, et dans la seule Italie, qu'il en est resté des productions
-pleinement caractéristiques et vraiment impérissables, surtout par les
-sublimes inspirations de Dante et les douces émotions de Pétrarque.
-On voit alors, conformément à notre théorie, le mouvement esthétique
-suivre spontanément le mouvement industriel, en vertu des mêmes causes
-de précocité spéciale, de manière à constituer, pour l'Italie, une
-antériorité d'environ deux siècles sur le reste de l'occident, comme
-le montrent aussi tous les autres aspects quelconques du développement
-européen. L'évidente spontanéité de ce premier élan est spécialement
-prononcée quant à la plus éminente élaboration, qui ne fut pas même
-encouragée par les sympathies qu'elle devait le plus naturellement
-exciter. Du reste, l'unanime admiration, non-seulement italienne,
-mais européenne, bientôt inspirée par cette immense création, vint
-hautement constater sa parfaite harmonie avec l'état correspondant des
-populations civilisées, quoique cette tardive justice n'ait pu être
-personnellement appliquée qu'à d'heureux successeurs: c'était Dante
-que l'instinct confus de la reconnaissance universelle couronnait
-réellement sous le célèbre laurier de Pétrarque, alors seulement
-connu par ses poésies latines justement oubliées aujourd'hui. Tous
-les caractères essentiels précédemment attribués à l'art moderne,
-d'après la nature du milieu social correspondant, se vérifient
-clairement pendant cette première phase, sans qu'il soit nécessaire
-de l'indiquer expressément. La tendance critique y est très prononcée,
-surtout dans le poème de Dante, dominé par une métaphysique très peu
-favorable à l'esprit vraiment catholique: cette opposition ne résulte
-pas seulement des attaques formelles contre les papes et le clergé,
-quoiqu'elles y soient très graves et fort multipliées; elle ressort
-bien plus profondément de la conception même d'une telle composition,
-où les droits suprêmes d'apothéose et de damnation sont audacieusement
-usurpés, de façon à constituer une sorte de sacrilége fondamental, qui
-eût été certainement impossible, deux siècles auparavant, sous le plein
-ascendant du catholicisme. Quant à l'ordre temporel, l'antagonisme du
-mouvement esthétique est alors, sans doute, beaucoup moins appréciable,
-parce qu'il n'y pouvait encore être aucunement direct: mais il se fait
-déjà sentir, d'une manière indirecte, d'après l'inévitable influence
-d'un tel essor pour fonder d'éminentes réputations personnelles,
-indépendantes, et bientôt émules, de la supériorité héréditaire.
-
-Vers le milieu de cette première phase, l'évolution esthétique propre
-à la civilisation moderne, et qui d'abord avait principalement obéi
-à l'impulsion spontanée du milieu social correspondant, commence à
-subir une altération notable, vainement qualifiée de régénération des
-beaux-arts, et qui, à beaucoup d'égards, constituait bien plutôt une
-sorte de tendance rétrograde, en inspirant une admiration trop servile
-et trop exclusive pour les chefs-d'œuvre de l'antiquité, relatifs à un
-tout autre système de sociabilité. Quoique cette influence n'ait dû
-surtout s'exercer que sous la seconde phase, c'est ici néanmoins qu'il
-convient d'en indiquer le caractère historique, puisque c'est alors
-qu'elle a réellement pris naissance: elle me semble même s'être déjà
-fait sentir, d'une manière négative il est vrai, mais d'autant plus
-fâcheuse, pendant la dernière moitié de la phase que nous considérons;
-en y neutralisant l'élan que semblait devoir imprimer partout
-l'admirable essor poétique du quatorzième siècle, avec lequel le
-siècle suivant forme, même en Italie, un contraste si déplorable et si
-imprévu, auquel les controverses religieuses ont, sans doute, gravement
-concouru, mais qui a peut-être dépendu bien davantage de cette nouvelle
-ardeur immodérée pour les productions grecques et latines, tendant à
-éteindre les plus précieuses des qualités esthétiques, l'originalité
-et la popularité. Une telle altération se manifeste immédiatement dans
-l'architecture, qui, malgré les grands progrès que n'a cessé de faire
-sa partie technique et usuelle, n'a pu produire, depuis le quinzième
-siècle, et, en partie, à cause de cette vicieuse prédilection, des
-monumens vraiment comparables, sous le point de vue esthétique, aux
-admirables cathédrales du moyen-âge. En ce sens, l'appréciation
-générale de l'école romantique actuelle ne pêche surtout que par une
-irrationnelle exagération historique, comme je l'ai ci-dessus indiqué:
-mais ses récriminations sont loin d'être dépourvues de fondemens réels.
-Toutefois, il ne faut pas oublier, à ce sujet, que, suivant notre
-explication antérieure, cette servile imitation de l'antiquité n'a pu
-que développer secondairement, et non déterminer en effet, le caractère
-vague et indécis inhérent à l'art moderne, par une suite nécessaire de
-la confusion et de l'instabilité de l'état social correspondant: les
-productions anciennes, qui, au fond, ne furent jamais véritablement
-perdues ni oubliées, surtout quant à l'architecture et à la sculpture,
-n'avaient point cependant altéré l'énergique spontanéité de l'évolution
-esthétique commencée au moyen-âge, tant que l'organisme catholique et
-féodal avait conservé sa pleine vigueur. Ainsi, l'avénement ultérieur
-de cette altération, d'ailleurs inévitable, ne peut réellement prouver
-que l'extinction graduelle de toute direction philosophique et de
-toute destination sociale, naturellement opérée dans les beaux-arts,
-sous l'accomplissement simultané de la décomposition spontanée propre
-à cette première phase de la civilisation moderne, et déjà très
-sentie pendant sa seconde moitié: c'est là principalement ce qui a
-empêché l'impulsion antérieure de résister suffisamment à l'influence
-perturbatrice qu'elle avait jusque alors facilement surmontée.
-Une appréciation plus approfondie conduit même, ce me semble, à
-reconnaître que l'imitation plus ou moins servile de l'art antique dut
-bientôt, par une réaction nécessaire, devenir, pour l'art moderne,
-un moyen factice de suppléer provisoirement, quoique d'une manière
-très imparfaite, à cette lacune fondamentale, que le progrès de la
-transition révolutionnaire devait rendre de plus en plus funeste à la
-marche des beaux-arts, jusqu'à ce que la progression positive ait,
-sous ce rapport, convenablement réparé les dangers inséparables de la
-progression négative, ce qui certainement n'a pu encore avoir lieu. Ne
-pouvant trouver autour de lui une sociabilité assez caractérisée et
-assez fixe, l'art moderne s'est naturellement imbu de la sociabilité
-antique, autant que pouvait le permettre une idéale contemplation,
-guidée par l'ensemble des monumens de tous genres: c'est à ce milieu
-abstrait que le génie esthétique devait tenter d'appliquer plus
-ou moins heureusement les impressions hétérogènes qu'il recevait
-spontanément du milieu réel d'où il ne pouvait, malgré ses efforts
-assidus, parvenir à s'isoler. Quels que dussent être évidemment
-l'insuffisance et les dangers d'un tel expédient provisoire, il
-importe de reconnaître qu'il fut alors strictement indispensable, afin
-d'éviter, à cet égard, une anarchie totale, qui eût été, sans doute,
-bien autrement funeste à la marche de l'art moderne: aussi voit-on
-les plus puissans esprits, non-seulement Pétrarque et Boccace, mais
-le grand Dante lui-même, qu'on ne peut certes soupçonner aucunement
-de servilité routinière, alors occupés, avec une ardente sollicitude,
-à recommander constamment l'étude approfondie de l'antiquité, comme
-base fondamentale du développement esthétique, ce qui n'avait, à cette
-époque, d'autre tort essentiel que d'ériger en principe absolu et
-indéfini une simple mesure temporaire, d'après l'esprit général de
-la philosophie métaphysique dont l'ascendant dominait encore toutes
-les intelligences. La saine appréciation historique d'une telle
-nécessité ne peut seulement qu'augmenter beaucoup, par une admiration
-réfléchie, la profonde vénération que devront toujours nous inspirer
-les éminens chefs-d'œuvre créés, pendant la seconde phase, au milieu
-de tant d'entraves, et avec des moyens aussi imparfaits, si propres à
-susciter l'heureuse conviction expérimentale d'une certaine extension
-réelle dans les facultés esthétiques de l'humanité, ultérieurement
-destinées à une plus complète manifestation, sous l'accomplissement
-convenable des grandes conditions sociales réservées à notre prochain
-avenir, comme je l'indiquerai à la fin de cet ouvrage. Mais, pour
-compléter l'explication précédente, il faut ajouter ici que ce régime
-provisoire, ainsi naturellement imposé, au XVe siècle, à
-la marche générale de l'art moderne, devait alors déterminer, outre
-l'altération du mouvement antérieur, une inévitable suspension, qui
-explique la mémorable anomalie ci-dessus signalée envers ce siècle,
-où l'éminent essor du siècle précédent semblait, au contraire, devoir
-faire présager un grand développement esthétique. On conçoit aisément,
-en effet, qu'à un système de composition aussi factice, il fallait
-également préparer, pendant quelques générations, un public qui ne le
-fût pas moins; car, en perdant sa grossière originalité du moyen-âge,
-l'art perdait pareillement, de toute nécessité, la naïve popularité qui
-en était la récompense spontanée, et qui n'a pu encore être retrouvée
-à un pareil degré, dans les cas même les plus favorables. Quoique sa
-nature générale le destine surtout aux masses, l'art moderne était
-alors forcé, par une exception inévitable, de s'adresser spécialement
-à des auditeurs privilégiés, qu'une laborieuse éducation aurait
-préalablement placés aussi, bien qu'à un moindre degré, dans des
-conditions esthétiques analogues à celles des artistes eux-mêmes, et
-sans lesquelles n'aurait pu exister, entre l'état passif des uns et
-l'état actif des autres, cette harmonie indispensable à toute action
-des beaux-arts. Dans l'ordre pleinement normal, une telle harmonie
-s'établit partout sans effort, d'une manière bien plus intime, d'après
-la prépondérance commune du milieu social qui pénètre constamment
-à la fois l'interprète et le spectateur; mais, sous cette anomalie
-provisoire, elle devait, au contraire, exiger une longue et difficile
-préparation. C'est seulement quand cette préparation artificielle a été
-convenablement accomplie, chez un public spécial suffisamment nombreux,
-par suite de la propagation spontanée de l'éducation fondée sur l'étude
-des langues anciennes, que l'évolution esthétique a pu directement
-reprendre son cours jusque alors suspendu, et graduellement produire,
-pendant la seconde phase, l'admirable mouvement universel qui nous
-reste maintenant à caractériser, comme le seul résultat capital dont
-fût susceptible, par sa nature exceptionnelle, le régime temporaire
-que nous venons d'apprécier. Du reste, ce régime devait nécessairement
-s'étendre à tous les divers beaux-arts, mais suivant des degrés très
-inégaux: son influence la plus directe et la plus puissante dut se
-rapporter à l'art le plus général, auquel tous les autres subordonnent
-plus ou moins leurs inspirations primitives; quant aux quatre autres,
-la sculpture et l'architecture durent y être beaucoup plus complétement
-assujéties que la peinture et surtout la musique, dont l'évolution dut
-être ainsi plus tardive et plus originale, sous la seule impulsion
-initiale du moyen-âge, simplement modifiée par l'action indirecte
-que devait exercer, à cet égard, la marche effective de la poésie
-elle-même. Enfin, quoique ce régime esthétique ait d'abord été plus ou
-moins commun aux cinq élémens principaux de la république occidentale,
-son développement ultérieur y devait offrir des différences capitales,
-dont les plus importantes se trouveront naturellement caractérisées
-ci-après.
-
-Pendant la seconde phase, il est évident que l'essor général des
-beaux-arts, jusque alors essentiellement spontané, est partout stimulé,
-comme celui de l'industrie elle-même, par les encouragemens de plus
-en plus systématiques des divers gouvernemens européens, depuis que
-le progrès général du mouvement révolutionnaire y avait suffisamment
-avancé la concentration temporelle, sans laquelle cette nouvelle marche
-ne pouvait avoir une vraie stabilité. L'art devait alors trouver,
-sous ce rapport, un double avantage sur la science, dont la marche
-éprouvait simultanément une semblable transformation: car, en même
-temps qu'il devait inspirer des sympathies bien plus vives et plus
-communes, son développement ne pouvait exciter aucune inquiétude
-politique chez les pouvoirs les plus ombrageux; c'est surtout, par
-exemple, d'après ce dernier motif, que les papes, déjà dégénérés en
-simples princes italiens, tandis qu'ils favorisaient très médiocrement
-les sciences, étaient presque toujours les plus zélés protecteurs
-des arts, à l'appréciation desquels l'ensemble de leur éducation et
-de leurs habitudes devait les disposer personnellement. Toutefois,
-c'est principalement comme moyen d'influence et de considération,
-beaucoup plus que par suite d'un sentiment réel, que les beaux-arts
-furent alors encouragés, même par des princes qui n'éprouvaient, à ce
-sujet, aucun penchant individuel, mais qui sentaient le prix de la
-consécration ultérieure et de la popularité immédiate ainsi obtenues:
-aussi plusieurs souverains, entre autres François Ier au début de
-cette phase et Louis XIV à la fin, se sont-ils alors distingués,
-malgré leur médiocrité mentale, pour avoir, outre ces motifs généraux,
-ressenti, à cet égard, quelques inclinations privées. Quelle qu'ait
-dû être l'efficacité réelle de ce système d'encouragement en quelques
-cas fort importans, cependant sa valeur essentielle doit être ici
-surtout appréciée en y voyant un irrécusable symptôme de la puissance
-sociale que l'art commençait à acquérir parmi les diverses populations
-modernes, dont les sympathies universelles constituaient la source
-ordinaire d'une telle politique, qui, sous un autre aspect, ne pouvait
-être finalement aussi utile à l'essor esthétique, dont elle tendait à
-altérer gravement l'originalité, qu'elle l'était certainement à l'essor
-industriel.
-
-Notre distinction fondamentale entre les deux modes politiques suivant
-lesquels s'est alors accomplie la désorganisation systématique, à la
-fois spirituelle et temporelle, chez les différens peuples européens,
-n'est pas moins caractéristique pour l'évolution esthétique que pour
-l'évolution industrielle: car, les principales diversités alors si
-marquées dans la marche des beaux-arts sont surtout déterminées, aussi
-bien que leurs suites ultérieures, par nos deux systèmes généraux
-de dictature temporelle, l'un monarchique et catholique, l'autre
-aristocratique et protestant. Suivant la remarque très judicieuse de
-quelques philosophes italiens, il n'est pas douteux que l'abolition
-du culte catholique a dû alors exercer, dans une grande partie de
-l'Europe, une influence très défavorable au développement esthétique,
-surtout en ce qui concerne la musique, la peinture, et même la
-sculpture, dont la commune imperfection contraste si tristement,
-en Angleterre, avec l'admirable essor de la poésie; toutefois,
-une telle appréciation attache trop d'importance à l'influence
-spirituelle, tandis que les causes politiques ont été, ce me semble,
-prépondérantes. Quoi qu'il en soit, le premier mode de dictature
-temporelle était certainement, pour l'élément esthétique, comme je
-l'ai déjà expliqué pour l'élément industriel, de beaucoup le plus
-favorable, par sa nature, à une intime assimilation sociale, ce qui
-doit constituer ici notre considération principale: cela devait, en
-effet, résulter de l'impulsion plus homogène et plus complète émanée
-d'un pouvoir plus central et plus élevé, dont l'ascendant protecteur
-devait incorporer bien davantage l'encouragement continu de tous
-les beaux-arts au système général de la politique moderne, alors
-nettement caractérisé, sous ce rapport, par la fondation des académies
-poétiques ou artistiques, qui, nées spontanément en Italie, acquirent
-bientôt, en France, sous Richelieu et sous Louis XIV, une importance
-très supérieure. Dans l'autre mode, au contraire, la prépondérance
-de la force locale devait essentiellement livrer les beaux-arts à la
-pénible et insuffisante ressource des protections privées, chez des
-populations où d'ailleurs le protestantisme tendait, à tant d'égards,
-à neutraliser l'éducation esthétique commencée au moyen-âge: aussi,
-sans les triomphes passagers d'Élisabeth, et surtout de Cromwell, sur
-l'aristocratie nationale, les admirables génies de Shakespeare et de
-Milton ne nous eussent probablement jamais fourni deux des témoignages
-les plus décisifs contre la prétendue dégénération moderne des facultés
-esthétiques de l'humanité. Toutefois, il faut reconnaître que, par une
-compensation très insuffisante, la nature plus défavorable d'un tel
-milieu social, d'ailleurs propre à augmenter notre profonde vénération
-pour les énergiques vocations qui s'y sont fait jour, tendait
-indirectement à mieux garantir l'originalité, souvent altérée, sous
-le premier régime, par des encouragemens excessifs ou mal appliqués.
-Mais les dangers intellectuels d'un tel abus n'ont pas empêché que,
-même en ce cas, le mode français ne fût plus favorable, sous l'aspect
-social, soit à la propagation graduelle de la vie esthétique chez les
-populations modernes, soit à l'incorporation croissante de la classe
-correspondante parmi les élémens essentiels d'une réorganisation finale.
-
-Envisagée d'un point de vue plus spécial, cette grande distinction
-politique me paraît propre à indiquer la principale source historique
-de la mémorable anomalie qui a soustrait alors le système dramatique
-anglais, surtout pour la tragédie, à la commune prépondérance primitive
-ci-dessus attribuée à l'imitation de l'art antique. Les modernes ont,
-en général, radicalement perfectionné la division fondamentale de la
-poésie dramatique, en y faisant de plus en plus correspondre les deux
-ordres de poèmes, l'un à la vie publique, l'autre à la vie privée:
-tandis que, dans la tragédie grecque, malgré la célèbre intervention
-du chœur, il n'y avait ordinairement de politique que la nature des
-familles dont on y retraçait les passions et les catastrophes, toujours
-éminemment domestiques; ce qui était inévitable chez des populations
-qui ne pouvaient concevoir d'autre état social que le leur. Or, la
-tragédie moderne ayant pris ainsi un plus éminent caractère historique,
-comme tendant à nous retracer les divers modes antérieurs de la
-sociabilité humaine, son essor a suivi deux marches très différentes,
-suivant que le milieu politique où elle s'est développée a déterminé
-sa direction spéciale vers la société ancienne ou vers celle du
-moyen-âge. La dictature monarchique devait naturellement répugner, en
-France, aux souvenirs du moyen-âge, où la royauté était ordinairement
-si faible et l'aristocratie si puissante; les impressions populaires
-étant d'ailleurs spontanément conformes à une telle disposition, il est
-clair que l'ensemble des influences sociales y concourait à fortifier
-la tendance naturelle du système esthétique précédemment expliqué à la
-reproduction exclusive des grandes scènes de l'antiquité. C'est ainsi
-que Corneille, choisissant, avec une parfaite sagacité, ce que le monde
-ancien pouvait offrir à la fois de mieux connu et de plus fortement
-caractérisé, fut conduit à consacrer son admirable génie à l'immortelle
-idéalisation des principales phases de la société romaine[12], depuis
-son origine jusqu'à son déclin. En Angleterre, au contraire, où, par
-le triomphe de l'aristocratie, le régime féodal avait été réellement
-beaucoup moins altéré, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent,
-les sympathies communes de la classe prépondérante et d'une nation
-longtemps heureuse de son patronage, devaient tendre à conserver
-spécialement les derniers souvenirs du moyen-âge, seuls susceptibles
-d'une véritable popularité, si puissamment stimulée par le grand
-Shakespeare, dont les énergiques tableaux ne seront jamais neutralisés
-par les vices essentiels d'un système de composition fondé sur une
-insuffisante appréciation des conditions respectivement propres à la
-poésie épique et à la poésie dramatique: il est d'ailleurs évident que
-ce résultat a dû être beaucoup fortifié par l'isolement caractéristique
-qui, dès l'origine de cette phase protestante, distingue de plus
-en plus l'ensemble de la politique anglaise, et qui devait pousser
-davantage au choix presque exclusif de sujets nationaux. À la vérité,
-on voit, en même temps, se développer aussi, en Espagne, sous
-l'ascendant royal et catholique, un art dramatique essentiellement
-analogue au précédent, et même encore plus éloigné de toute imitation
-antique; mais cette seconde anomalie, loin d'être opposée à notre
-explication, la confirme radicalement: car, dans ce cas, d'autres
-influences ont déterminé une pareille prédilection nationale pour les
-traditions du moyen-âge, en vertu même de l'intime incorporation du
-catholicisme à la politique correspondante. Si l'esprit catholique
-avait pu conserver alors autant d'empire chez les autres peuples
-préservés du protestantisme, son entraînement naturel vers les temps de
-sa plus grande splendeur eût certainement empêché partout la tendance
-poétique vers l'antiquité, toujours plus ou moins liée d'ailleurs à
-l'instinct universel d'émancipation religieuse. On conçoit aisément
-que cette impulsion catholique devait être alors plus décisive, à
-cet égard, pour l'Espagne, que l'impulsion féodale correspondante ne
-pouvait l'être pour l'Angleterre, où elle était directement combattue
-par l'esprit du protestantisme, quoique la nature anti-esthétique de
-celui-ci ne fût pas d'ailleurs favorable au système d'art adopté en
-Italie et en France. Je me borne ici à l'indication très sommaire d'un
-tel ordre d'explications, que j'ai jugé propre à faire mieux ressortir
-la nouvelle lumière générale que la saine théorie de l'évolution
-sociale peut répandre sur l'étude spéciale du développement historique
-de l'art moderne, de manière à dissiper spontanément une foule
-d'appréciations illusoires ou irrationnelles.
-
- Note 12: Quand Racine, après s'être longtemps borné à peindre
- trop abstraitement, sous des noms presque arbitraires, nos
- principales passions élémentaires, comprit enfin dignement
- cette destination plus élevée et plus complète que Corneille
- venait d'assigner irrévocablement à la tragédie moderne, et
- qu'il voulut consacrer aussi la pleine maturité de son génie
- à la vraie tragédie historique, son heureux instinct lui
- fit sentir que cette immense élaboration de Corneille avait
- désormais essentiellement épuisé l'idéalisation dramatique
- du monde romain. C'est pourquoi, conduit à remonter vers
- une sociabilité encore plus antique, il tenta, dans son
- dernier et principal chef-d'œuvre, une admirable appréciation
- poétique des principaux attributs propres au régime
- théocratique, considéré du moins dans son type le plus connu
- quoique le moins caractéristique.
-
-Pour que cette indication soit suffisamment complète, il faut toutefois
-ajouter que cette mémorable diversité poétique, d'ailleurs évidemment
-provisoire, comme l'ensemble des causes qui l'ont produite, a dû
-seulement affecter les compositions relatives à la vie publique;
-tandis que celles destinées à retracer la vie privée ne pouvaient,
-par leur nature, se rapporter qu'à la seule civilisation moderne, et
-se trouvaient, en conséquence, partout essentiellement soustraites au
-système esthétique artificiel fondé sur l'imitation de l'antiquité,
-si ce n'est quant au mode secondaire d'exécution. Aussi ce dernier
-ordre de poèmes, soit épiques, soit dramatiques, sans exiger certes
-ni plus de force, ni plus d'invention, devait-il spontanément offrir
-une originalité plus complète et obtenir une popularité plus réelle
-et plus étendue; car il était, de toute nécessité, le mieux adapté
-jusqu'ici à la nature des sociétés modernes, dont la vie publique ne
-pouvait fournir à l'art une base assez nette et assez fixe, comme
-je l'ai précédemment expliqué. C'est ainsi qu'on conçoit aisément
-pourquoi Cervantes et Molière furent alors, de même qu'aujourd'hui,
-presque également goûtés chez les divers peuples européens, pendant que
-l'admiration de Corneille et celle de Shakespeare y devaient sembler
-profondément inconciliables. Jusqu'à ce que la réorganisation finale
-ait suffisamment développé le caractère propre de notre sociabilité,
-enfin dégagée de tout mélange contradictoire, la vie publique ne
-saurait y donner lieu, dans l'ordre le plus élevé des compositions
-poétiques, à une expression convenablement prononcée, ni dramatique,
-ni même épique. Aucun éminent génie esthétique ne l'a réellement tenté
-pour le premier genre; et les puissans efforts relatifs au second,
-tout en faisant hautement ressortir l'admirable supériorité de leurs
-immortels auteurs, n'ont que mieux constaté l'impossibilité d'un tel
-succès, dans la situation transitoire des sociétés modernes. On doit
-en écarter le merveilleux poème d'Arioste, comme bien plus relatif,
-en effet, à la vie privée qu'à la vie publique. Quant à l'œuvre de
-Tasse, il suffirait de remarquer son étrange coïncidence avec le succès
-universel d'une composition principalement destinée à effacer, par
-le ridicule le plus irrésistible, le dernier souvenir populaire de
-cette même chevalerie dont la gloire y était immortalisée. Rien n'est
-assurément plus propre qu'un tel rapprochement historique à faire
-nettement sentir que la nouvelle situation sociale ne permettait plus
-le plein succès de semblables sujets, les plus beaux néanmoins que le
-berceau général de la civilisation moderne pût, évidemment, offrir
-au génie poétique: tandis que, chez les anciens, les chants d'Homère
-retrouvaient encore, après dix siècles, dans presque toute leur
-intensité, les dispositions populaires relatives aux premières luttes
-de la Grèce contre l'Asie. Un pareil contraste n'est pas moins sensible
-envers l'œuvre du grand Milton, s'efforçant d'idéaliser les principes
-de la foi chrétienne, au temps même où elle s'éteignait irrévocablement
-autour de lui chez les esprits les plus avancés. Sans pouvoir réaliser
-suffisamment un résultat esthétique radicalement incompatible avec
-la transition révolutionnaire des sociétés modernes, ces immortels
-essais n'ont prouvé, de la manière la plus décisive, que la pleine
-conservation, et même l'extension intrinsèque, des facultés poétiques
-de l'humanité.
-
-L'ensemble de l'admirable essor que nous venons d'apprécier confirme
-hautement l'accroissement notable, pendant tout le cours de cette
-seconde phase, du caractère éminemment critique, déjà sensible sous
-la phase précédente, et même dès l'origine, au moyen-âge, d'une
-telle évolution, surtout envers l'organisme catholique, principale
-base de l'ordre antérieur. D'abord, dans un état aussi avancé de
-la progression négative, le mouvement esthétique devait partout
-concourir involontairement à l'ébranlement universel, par cela seul
-qu'il tendait à développer, chez toutes les classes quelconques de la
-société européenne, un premier degré habituel d'activité mentale, dont
-les suites n'y pouvaient dès lors être que radicalement contraires
-à la conservation du régime ancien: ce qui faisait, à cette époque,
-participer spontanément à l'élaboration critique même les poètes et
-les artistes les plus dévoués aux antiques doctrines, comme je l'ai
-déjà indiqué au chapitre précédent. Mais, en outre, presque tous les
-organes éminens de ce grand mouvement esthétique ont alors manifesté,
-sous des formes équivalentes quoique très variées, en Italie, en
-Espagne, en France, et en Angleterre, une active coopération volontaire
-aux principales attaques systématiques contre la constitution
-catholique et féodale. La poésie dramatique, en général, y était,
-pour ainsi dire, forcée par suite de l'anathème sacerdotal dont
-le théâtre avait été frappé, quand l'église eut été contrainte de
-renoncer à l'espoir, si unanime au quinzième siècle, d'en conserver
-la direction prépondérante. Toutefois, cette opposition devait être
-plus profondément marquée, surtout en France, dans la comédie, d'après
-son aptitude spéciale à refléter l'instinct moderne. Rien n'est plus
-sensible, en effet, chez notre incomparable Molière, exerçant à la fois
-son irrésistible critique, avec le plus heureux sentiment de l'ensemble
-de la situation sociale, contre l'esprit catholique et l'esprit féodal,
-sans épargner davantage l'esprit métaphysique, et en ne négligeant pas
-d'ailleurs de rectifier, par une salutaire censure, chez les diverses
-classes ascendantes, les aberrations inséparables d'une progression
-purement empirique, contrairement à leur vraie destination sociale.
-Cette éminente magistrature morale fut activement protégée contre les
-rancunes sacerdotales et nobiliaires par l'instinct confus qui, dans
-la jeunesse de Louis XIV, lui fit spontanément soupçonner la tendance
-momentanée d'une telle critique à seconder l'établissement simultané de
-la dictature royale. Quelle que soit la source réelle d'une semblable
-protection, elle n'en méritera pas moins toujours, par l'importance
-de ses effets, la reconnaissance de la postérité: il est d'ailleurs
-sensible que rien d'équivalent n'aurait pu s'accomplir sous la
-dictature aristocratique.
-
-Tel est donc le vrai caractère général de cette seconde phase,
-principale époque, à tous égards, de l'universelle évolution
-esthétique des sociétés modernes, jusqu'à l'avénement ultérieur de
-leur réorganisation finale. Il ne nous reste plus enfin qu'à apprécier
-maintenant la singulière transformation de ce mouvement pendant
-la troisième phase essentielle de la transition révolutionnaire,
-parvenue à l'état purement déiste, qui devait constituer le dernier
-terme naturel de la philosophie négative. Nous devrons principalement
-y saisir comment cette modification nécessaire a finalement
-déterminé, surtout en France, siége fondamental de l'ébranlement,
-une incorporation encore plus intime de l'élément esthétique à la
-sociabilité moderne.
-
-Sous cet aspect capital, cette nouvelle phase se distingue partout de
-la précédente par le caractère plus élevé et plus décisif qu'y prend de
-plus en plus l'encouragement systématique des beaux-arts, comme celui
-de l'industrie, tandis que la progression négative devenait aussi plus
-complète et plus irrévocable. Jusque alors, en effet, la protection
-de l'art n'était point, pour les gouvernemens modernes, un véritable
-devoir, mais un simple calcul facultatif, dans le seul intérêt de leur
-gloire ou de leur popularité, ainsi que je l'ai expliqué ci-dessus.
-Pendant la troisième phase, au contraire, l'admirable développement
-esthétique qui venait de s'accomplir avait tellement augmenté
-l'importance sociale de l'art, son essor continu était devenu tellement
-nécessaire aux populations modernes, que les pouvoirs dirigeants durent
-universellement reconnaître désormais l'obligation permanente de le
-seconder par d'actifs encouragemens réguliers, dont le cours journalier
-ne procédât plus d'aucune générosité personnelle, mais d'une juste
-sollicitude publique. En même temps, la propagation croissante de la
-vie esthétique chez les diverses classes de la société européenne,
-tendait directement à consolider l'indépendance sociale des poètes
-et des artistes, en leur assurant, bien plus qu'aux savans, une
-existence affranchie de toute protection quelconque; l'heureuse nature
-de leurs productions devant les rendre habituellement susceptibles
-d'une appréciation à la fois plus complète, plus immédiate, et plus
-vulgaire. L'institution des journaux, qui commençait alors à prendre
-une importance réelle, quoique encore purement littéraire, vint déjà
-seconder cet ensemble de dispositions naissantes, en fournissant à de
-jeunes talens une honorable situation, bientôt destinée à une si large
-extension, et dans laquelle l'illustre Bayle avait d'abord trouvé, vers
-la fin de la phase précédente, un heureux refuge contre les divers
-genres de persécution théologique: il est d'ailleurs évident que,
-par son influence indirecte, comme puissant moyen de vulgarisation
-universelle, cette innovation capitale devait tendre à la consolidation
-sociale de tous les beaux-arts, malgré qu'elle semblât exclusivement
-destinée au seul art poétique.
-
-Tandis que l'élément esthétique obtenait ainsi naturellement, dans
-son incorporation finale à notre sociabilité, plus d'indépendance
-et plus d'ascendant, son essor spécial subissait nécessairement une
-mémorable altération, jusqu'ici trop confusément appréciée, d'après
-l'inévitable épuisement du régime artificiel et précaire sous la
-prépondérance duquel avait dû s'accomplir l'admirable évolution
-propre à la phase précédente. La subordination systématique des
-plus grandes compositions modernes à l'imitation de l'antiquité,
-constitue, évidemment, un principe trop factice, trop contraire à
-l'originalité et à la popularité dont les beaux-arts ont surtout
-besoin, pour comporter une longue durée effective, comme je l'ai
-ci-dessus expliqué, malgré le prolongement des causes politiques d'où
-était surtout dérivé son empire provisoire, et qui d'ailleurs ne
-pouvaient plus avoir, à cet égard, autant d'influence, à mesure que
-le progrès même de la transition révolutionnaire tendait davantage à
-écarter les obstacles qui empêchaient d'apprécier le vrai caractère
-fondamental du nouvel état social. Quoique ce caractère fût, sans
-doute, encore très vaguement entrevu, et presque toujours mal apprécié,
-cependant l'instinct spontané de la situation devait graduellement
-développer d'universelles répugnances contre l'imitation esthétique
-de l'antiquité, d'où le génie moderne venait assurément de tirer tout
-ce qu'elle pouvait fournir de véritablement capital, par d'immortels
-chefs-d'œuvre, dont l'influence croissante, en propageant le goût
-des beaux-arts, devait naturellement mieux manifester la nécessité
-d'une marche nouvelle, susceptible de produire habituellement des
-impressions plus complètes et plus unanimes. Aussi, dès le début
-de cette troisième phase, voit-on s'élever, surtout en France, où
-ce régime provisoire avait le plus prévalu, une disposition très
-prononcée à son irrévocable extinction, toujours poursuivie ensuite
-sous diverses formes, mais jusqu'ici sans aucun autre succès possible
-qu'une sorte d'anarchie esthétique, destinée à persister jusqu'à ce
-qu'un sentiment assez net de la réorganisation finale puisse enfin
-commencer à fournir à l'art moderne la direction et la destination
-qui doivent constituer son état normal. Cette tendance initiale à
-l'émancipation poétique, déjà marquée par quelques essais directs de
-composition indépendante, est alors principalement caractérisée par
-cette grande discussion sur la comparaison entre les anciens et les
-modernes, qui est devenue, à tant d'égards, un véritable événement
-dans l'histoire générale de l'esprit humain, comme je l'indiquerai de
-nouveau au sujet de l'évolution philosophique. Une telle controverse,
-heureusement étendue, par les défenseurs des modernes, à tous les
-aspects du mouvement mental, devait achever, en effet, de discréditer
-radicalement l'ancien régime esthétique, chez le public impartial,
-étranger aux controverses littéraires, et jugeant seulement d'après
-l'instinct naturel de l'harmonie nécessaire entre les conceptions
-poétiques et les sympathies sociales qu'elles doivent émouvoir. Pendant
-tout le reste de cette phase, l'absence d'aucune autre régularisation
-suffisante a pu seule, surtout en poésie, conserver à ce système
-d'art une vaine existence passive, malgré son évidente caducité, tant
-constatée par son impuissance à inspirer de nouveaux chefs-d'œuvre.
-Mais le système inverse, précédemment apprécié comme anomalie propre à
-l'Angleterre et à l'Espagne, subit alors pareillement, d'une manière
-non moins décisive, une décadence simultanée, caractérisée par une
-équivalente stérilité, d'après l'inévitable éloignement graduel des
-populations modernes, même dans ces deux pays, pour les souvenirs
-sociaux du moyen-âge, jusqu'à ce que la régénération philosophique ait
-partout ramené les esprits, sous ce rapport, à une juste appréciation
-historique, sans susciter aucune dangereuse inclination rétrograde. Ce
-double déclin nécessaire dans l'ordre le plus élevé des productions
-esthétiques explique aisément pourquoi cette époque n'offre, en effet,
-de véritable progrès poétique qu'à l'égard des compositions relatives
-à la vie privée, et, à ce titre, essentiellement soustraites au régime
-fondé sur l'imitation de l'antiquité, comme je l'ai ci-dessus indiqué:
-encore ce progrès ne s'étend-il point aux compositions dramatiques,
-où Molière est certainement resté jusqu'ici sans émule, malgré
-d'heureuses tentatives secondaires. Quant aux productions destinées à
-la représentation épique des mœurs privées, et qui constituent encore
-le genre à la fois le plus original et le plus étendu des créations
-littéraires propres à la société moderne, on voit alors surgir, parmi
-beaucoup d'estimables témoignages de l'universelle spontanéité d'un
-tel essor, les admirables chefs-d'œuvre de Lesage et de Fielding,
-qui suffiraient seuls à prouver que la médiocrité des autres travaux
-contemporains n'indique aucune dégénération réelle dans les facultés
-poétiques de l'humanité. Relativement aux arts plus spéciaux, cette
-phase est nettement caractérisée par l'évolution décisive de la musique
-dramatique, surtout en Italie et en Allemagne, qui doit tant influer,
-par sa nature, sur la profonde incorporation populaire de la vie
-esthétique au système général de l'existence moderne.
-
-Il serait assurément superflu d'insister ici sur l'inévitable
-accroissement, pendant toute cette troisième période, du caractère
-critique déjà signalé dans le mouvement esthétique de l'époque
-précédente, et qui devait toujours se développer davantage à mesure
-que la désorganisation de l'ancien régime politique devenait
-plus systématique et plus irrévocable. Mais il faut, à ce sujet,
-convenablement apprécier l'importante transformation que cette
-coopération plus active et plus complète à l'ébranlement philosophique
-du siècle dernier a naturellement déterminée dans l'ensemble de
-l'évolution élémentaire que nous achevons d'examiner. D'abord, cette
-relation a exercé sur l'art une haute influence provisoire, en lui
-procurant spontanément, à un certain degré, une direction générale et
-une destination sociale, qui ne pouvaient alors autrement exister.
-Malgré les graves dangers esthétiques d'une philosophie purement
-négative, dont les inspirations passagères tendaient à neutraliser la
-vérité fondamentale des conceptions poétiques, la caducité nécessaire
-du régime antérieur devait procurer à cette impulsion très imparfaite
-une valeur véritable quoique temporaire, qui subsistera plus ou
-moins jusqu'à l'avénement ultérieur d'une systématisation positive,
-correspondante à la réorganisation finale. Cette intime alliance fut
-alors naturellement personnifiée chez l'illustre poète placé à la tête
-de l'ébranlement philosophique, à la propagation duquel il consacra,
-avec tant de succès, l'admirable variété de son talent, sans jamais
-hésiter, suivant son but principal, à sacrifier les convenances
-esthétiques aux intérêts, même momentanés, de l'élaboration négative.
-Quoique profondément funeste au développement propre de l'art, ce
-dernier régime provisoire a été néanmoins nécessaire pour achever,
-sous le rapport social, l'évolution préparatoire du nouvel élément,
-ainsi directement incorporé désormais au grand mouvement politique
-des sociétés modernes, où il ne pouvait d'abord s'agréger autrement.
-C'est par là que les poètes et les artistes, à peine affranchis
-des protections personnelles au début de cette phase, sont alors
-rapidement parvenus à être en quelque sorte érigés spontanément, à
-beaucoup d'égards, en chefs spirituels des populations modernes contre
-le système de résistance rétrograde qu'elles tendaient à détruire
-irrévocablement: car, les facilités propres à une élaboration purement
-négative, déjà dogmatiquement préparée, comme je l'ai expliqué, par les
-métaphysiciens antérieurs, permettaient, en effet, à des intelligences
-bien plus esthétiques que philosophiques, de s'emparer, contre leur
-nature, de la direction journalière d'un tel mouvement, où elles
-trouvaient une source d'activité que l'art proprement dit ne pouvait
-momentanément leur offrir, et en même temps une heureuse extension
-des habitudes critiques déjà contractées sous la phase précédente.
-Mais les suites ultérieures de cette étrange confusion ne devaient
-pas être moins funestes à la société moderne qu'à l'art lui-même,
-aussitôt que la transition révolutionnaire serait assez avancée pour
-permettre, et même pour exiger, l'ascendant immédiat du mouvement de
-réorganisation positive. Car, la classe équivoque des littérateurs,
-issue d'une telle transformation, et malheureusement dès-lors investie
-jusqu'ici de la suprême direction spirituelle de l'ébranlement
-social, tend à éloigner spontanément la régénération finale, par son
-inclination naturelle à prolonger abusivement le règne de l'esprit
-critique, seul susceptible de maintenir sa prépondérance sociale, comme
-je l'expliquerai spécialement au chapitre suivant. Quoi qu'il en
-soit, le véritable terme nécessaire de la préparation sociale propre
-à l'élément esthétique n'en est ainsi que plus hautement caractérisé,
-puisque son irrévocable incorporation à la sociabilité moderne s'est
-trouvée poussée, par cette exagération temporaire, au-delà même de la
-destination normale la plus conforme à sa nature fondamentale.
-
-L'ensemble de l'appréciation historique que nous venons d'accomplir
-montre donc que l'évolution esthétique, depuis son origine au
-moyen-âge, jusqu'à la fin de la dernière phase essentielle de la double
-transition moderne, est graduellement parvenue au point de ne pouvoir
-plus recevoir de nouveaux développemens autrement que par l'élaboration
-directe de la réorganisation universelle, comme nous l'avions déjà
-reconnu pour l'évolution industrielle, base principale de notre état
-social. Nous devons maintenant procéder à une équivalente démonstration
-envers l'évolution scientifique proprement dite, et ensuite quant à
-l'évolution purement philosophique, en tant qu'elles peuvent être
-distinguées provisoirement l'une de l'autre, suivant nos explications
-préliminaires: ce qui doit enfin conduire à faire spontanément
-sortir, de leur commune terminaison, le vrai principe immédiat de la
-systématisation spirituelle, et, par suite, temporelle, qui ne saurait
-trouver ailleurs aucune base suffisante.
-
-Parmi les diverses aptitudes fondamentales de notre intelligence,
-les facultés scientifiques et philosophiques sont assurément, chez
-presque tous les hommes, les moins énergiques de toutes, comme je l'ai
-directement expliqué au quarante-cinquième chapitre et au cinquantième,
-en caractérisant l'imperfection de notre constitution cérébrale:
-aussi leur influence immédiate sur la vie réelle, soit privée, soit
-publique, est-elle ordinairement beaucoup moindre que celle des
-facultés esthétiques, à leur tour surpassées, à cet égard, par les
-facultés industrielles ou pratiques, dont l'activité continue, à la
-fois plus facile et plus urgente, doit être communément prépondérante.
-Mais, malgré cette moindre énergie naturelle, l'esprit scientifique
-ou philosophique finit, de toute nécessité, par obtenir indirectement
-le principal empire dans l'ensemble de l'évolution humaine, soit
-individuelle, soit surtout sociale, d'après son éminente destination
-relativement aux conceptions générales sur lesquelles repose tout le
-système de nos idées quelconques à l'égard du monde extérieur et de
-l'homme lui-même: l'extrême lenteur des grands changemens qui s'y
-rapportent, confirme simultanément leur importance et leur difficulté
-supérieures, quoiqu'elle ait souvent dissimulé la réalité d'un
-ascendant élémentaire que sa propre permanence devait rendre moins
-appréciable. Nous avons pleinement reconnu que toute la civilisation
-ancienne dépendait inévitablement du premier essor spéculatif de
-l'humanité, caractérisé par une spontanéité parfaite, et aboutissant
-à une philosophie purement théologique, qui n'a pu ensuite que se
-modifier de plus en plus, en tendant vers son irrévocable extinction,
-sans toutefois pouvoir encore être suffisamment remplacée. Il s'agit
-maintenant d'expliquer comment, à partir du moyen-âge, véritable
-source, à tous égards, des grandes transformations ultérieures,
-l'esprit humain, après avoir essentiellement épuisé les plus hautes
-applications sociales que comportât cette philosophie primitive, a
-dès-lors commencé à tendre directement, quoique avec un instinct
-très confus de sa marche nécessaire, vers la suprématie finale d'une
-philosophie radicalement différente, et même opposée, destinée à
-constituer la base rationnelle d'une réorganisation vraiment durable,
-seule conforme à la nature propre de la civilisation moderne. Or, cette
-grande évolution philosophique a nécessairement continué à dépendre
-de plus en plus de l'évolution scientifique proprement dite, dont
-nous avons apprécié, au cinquante-troisième chapitre, le mémorable
-développement initial, et qui déjà avait secrètement déterminé la
-dégénération croissante de l'esprit purement théologique en esprit
-métaphysique, uniquement apte à préparer l'ascendant universel de
-l'esprit franchement positif. L'intime connexité de ces deux évolutions
-simultanées n'empêche pas que notre appréciation historique ne doive
-provisoirement les traiter comme distinctes, suivant nos explications
-préliminaires, jusqu'aux temps prochains où le génie philosophique
-et le génie scientifique auront suffisamment accompli leur essor
-préparatoire, en acquérant enfin, l'un la pleine positivité, l'autre
-l'entière généralité, qui leur manquent encore, et dont ce Traité est
-directement destiné à organiser l'indispensable combinaison normale,
-seule base possible de la régénération sociale. Dans cette séparation
-transitoire de deux progressions que leur nature commune appelle
-certainement à se confondre bientôt d'une manière irrévocable, il
-convient évidemment d'examiner d'abord le mouvement scientifique,
-sans lequel le mouvement philosophique resterait essentiellement
-inintelligible, malgré la réaction effective, jusqu'ici très
-secondaire, du second sur le premier: d'où résulte, à leur égard, la
-confirmation spéciale de l'ordre général établi, au préambule de ce
-chapitre, entre les quatre aspects partiels propres à la grande série
-positive que nous achevons d'étudier. Malgré l'importance prépondérante
-de cette double appréciation finale, il est clair que nous sommes
-d'avance heureusement dispensés de nous y arrêter autant qu'envers les
-deux autres évolutions déjà considérées, puisque les trois premiers
-volumes de ce Traité ont été directement consacrés, non-seulement
-à caractériser pleinement, sous tous les rapports fondamentaux, le
-véritable esprit scientifique et l'esprit philosophique correspondant,
-mais aussi à expliquer suffisamment, par une anticipation naturelle, la
-vraie filiation historique des principales conceptions scientifiques,
-ainsi que leur influence graduelle, à la fois positive et négative, sur
-l'éducation philosophique de l'humanité: ce qui ne nous laisse plus à
-accomplir ici d'autre opération essentielle que la seule coordination
-générale de ces diverses vues historiques, alors nécessairement
-isolées, en écartant d'ailleurs, comme pour les deux premières
-progressions, tout ce qui pourrait dégénérer en histoire concrète ou
-spéciale de la science ou de la philosophie, également incompatible
-avec la nature et la destination de notre élaboration dynamique, aussi
-bien qu'avec ses limites indispensables.
-
-De même que pour les deux cas précédens, il faut d'abord apprécier
-l'origine de la moderne évolution scientifique, au sein du régime
-monothéique propre au moyen-âge, aussitôt que l'entier développement
-de l'organisme catholique et féodal put y permettre le libre essor
-continu d'une activité philosophique qui n'avait jamais été réellement
-suspendue, mais dont le cours général avait dû être longtemps ralenti
-par les justes préoccupations politiques qui, pendant les deux phases
-antérieures, dirigeaient surtout les plus éminens esprits vers
-l'élaboration, bien plus urgente, du nouvel état social. Quoique cette
-progression fût nécessairement liée au développement initial de la
-philosophie naturelle dans l'ancienne Grèce, ce n'est pourtant pas sans
-raison qu'elle est habituellement traitée comme directe, non-seulement
-à cause de cette mémorable recrudescence après un ralentissement
-très prolongé, mais principalement en vertu des caractères beaucoup
-plus décisifs qu'elle dut alors manifester de plus en plus: pourvu
-toutefois que ces différences fondamentales ne fassent jamais négliger
-l'inévitable enchaînement qui rattachera toujours les découvertes des
-Kepler et des Newton à celles des Hipparque et des Archimède.
-
-J'ai suffisamment expliqué, au cinquante-troisième chapitre,
-comment le premier essor scientifique avait spontanément déterminé,
-il y a plus de vingt siècles, cette division capitale, entre la
-philosophie naturelle et la philosophie morale, dont l'ascendant
-provisoire devait diriger jusqu'à nos jours la marche générale de
-l'esprit humain; en permettant à la plus simple des deux branches une
-vie assez indépendante de l'existence propre à la plus compliquée,
-pour que l'une pût librement parcourir les divers degrés de l'état
-métaphysique, tandis que les nécessités sociales, encore plus que
-sa difficulté supérieure, retiendraient davantage l'autre à l'état
-purement théologique, désormais parvenu toutefois à sa dernière phase
-essentielle. D'après cette séparation primitive, nous avons ensuite
-reconnu comment la philosophie naturelle avait dû rester, non-seulement
-étrangère, mais extérieure à l'organisation finale du monothéisme
-catholique, qui, forcé plus tard de se l'incorporer, tendit dès-lors à
-se dénaturer irrévocablement, par ce célèbre compromis qui constitue
-la scolastique proprement dite, où la théologie se rend profondément
-dépendante de la métaphysique, comme je l'indiquerai spécialement au
-sujet de l'évolution philosophique. Cette extrême modification de
-l'esprit religieux dut être heureusement décisive pour l'évolution
-scientifique, désormais protégée directement par l'ensemble des
-doctrines dominantes, du moins jusqu'à l'époque, alors encore éloignée,
-où son caractère anti-théologique serait suffisamment développé. Mais,
-abstraction faite de l'influence scolastique, et avant même qu'elle pût
-devenir pleinement distincte, il n'est pas douteux que le catholicisme
-devait exercer spontanément une action immédiate et continue pour
-seconder, par une utile stimulation, l'essor universel de la
-philosophie naturelle, en commençant aussi à l'incorporer profondément
-au système de la sociabilité moderne, d'après une tendance encore plus
-directe et plus complète que celle ci-dessus expliquée pour l'essor
-esthétique, laquelle résultait surtout de l'organisation, et non de la
-doctrine, tandis que l'autre était également inhérente à toutes deux.
-
-Nous avons, en effet, reconnu, dans le volume précédent, combien
-le passage du polythéisme au monothéisme, devait être, en général,
-spontanément favorable, soit au développement propre de l'esprit
-scientifique, soit à son influence habituelle sur le système commun des
-opinions humaines. Tel était le caractère éminemment transitoire de
-la philosophie monothéique, phase vraiment extrême de la philosophie
-théologique, que, loin d'interdire directement, comme le polythéisme,
-l'étude spéciale de la nature, elle devait d'abord y attirer, à un
-certain degré, les contemplations universelles, pour l'appréciation
-détaillée de l'optimisme providentiel. Le polythéisme avait rattaché
-tous les phénomènes principaux à des explications si particulières
-et si précises, que chaque tentative d'analyse physique tendait
-nécessairement à susciter un conflit immédiat envers la formule
-religieuse correspondante: après même que, sous un tel régime mental
-et social, cette incompatibilité radicale se fut développée au point
-de pousser spontanément les penseurs à un monothéisme plus ou moins
-explicite, l'esprit d'investigation n'y resta pas moins profondément
-entravé par les justes craintes que devait inspirer l'opposition
-vulgaire, rendue plus redoutable par l'intime confusion entre la
-religion et la politique; en sorte que l'essor scientifique avait
-toujours été essentiellement extérieur à la société ancienne, malgré
-les encouragemens exceptionnels qu'il y avait heureusement reçus.
-Au contraire, le monothéisme, réduisant les diverses explications
-religieuses à une vague et uniforme intervention divine, admettait, et
-même invitait, les scrutateurs de la nature à explorer assidûment les
-détails des phénomènes, et même à dévoiler leurs lois secondaires,
-d'abord envisagées comme autant de manifestations de la suprême
-sagesse, dont la considération fondamentale établissait d'ailleurs
-immédiatement une première liaison générale, alors très précieuse
-quoique fort imparfaite, entre les différentes parties quelconques
-de la science naissante: c'est ainsi que, par une utile réaction
-nécessaire, le monothéisme, primitivement résulté de l'élan initial de
-l'esprit scientifique, devenait maintenant indispensable à son second
-âge, soit pour ses progrès spéciaux, soit surtout pour sa propagation
-universelle, dès lors possible à un certain degré. Ces importantes
-propriétés temporaires sont tellement inhérentes au monothéisme, qu'on
-les trouve aussi, moins prononcées toutefois, dans le monothéisme
-arabe, dont le premier ascendant fut si favorable à la culture des
-sciences: mais le monothéisme catholique, par l'éminente supériorité
-de son organisation caractéristique, devait exercer, à cet égard,
-chez une population mieux préparée, une influence à la fois bien
-plus profonde et beaucoup plus durable[13]. Son esprit est, sous ce
-rapport, directement indiqué par sa mémorable tendance continue,
-si mal appréciée jusqu'à présent, à restreindre autant que possible
-toute spéciale intervention surnaturelle, pour faire prévaloir de
-plus en plus les explications rationnelles, ainsi que je l'ai établi
-au cinquante-quatrième chapitre, quant aux miracles, aux prophéties,
-aux visions, etc., restes inévitables du régime polythéique, trop
-conservés, au contraire, par l'islamisme. Il serait d'ailleurs superflu
-de s'arrêter ici à faire expressément ressortir l'évidente influence
-que devait d'abord exercer l'organisation catholique, même avant sa
-pleine consolidation politique, sur le développement effectif et
-l'universelle propagation de l'activité scientifique: soit en excitant
-partout un premier degré de vie spéculative, et déterminant aussi
-quelques habitudes populaires de discussion rationnelle, de manière à
-stimuler les moindres germes individuels d'aptitude contemplative, et à
-disposer, en même temps, les plus vulgaires intelligences à goûter une
-certaine instruction abstraite; soit en fondant directement sa propre
-hiérarchie sur le principe de la capacité spirituelle, dont l'ascendant
-général permettait alors à tout éminent penseur d'ambitionner sans
-extravagance jusqu'à la plus haute dignité européenne, comme tant
-d'éclatans exemples l'ont constaté au moyen-âge; soit, enfin, par les
-immenses facilités qu'elle offrait naturellement à l'existence mentale,
-et qui devaient conserver beaucoup de valeur, surtout en Italie, même
-après que la décadence spontanée du catholicisme aurait essentiellement
-éteint ses autres propriétés scientifiques. Aussi, dès la seconde
-phase du moyen-âge, quand le nouvel état social commence à acquérir
-quelque consistance, les mémorables efforts de Charlemagne, et ensuite
-d'Alfred, pour activer et pour répandre la culture des sciences,
-viennent-ils manifester, de la manière la plus décisive, la tendance
-nécessaire de l'esprit catholique, déjà indiquée, sous la phase
-précédente, par la constante sollicitude des papes pour la conservation
-des connaissances antérieures, accompagnée de quelques améliorations
-secondaires. Cette seconde phase n'était pas même terminée lorsque,
-par exemple, le savant Gerbert, devenu pape, fit servir son pouvoir
-à l'établissement général du nouveau mode de notation arithmétique,
-dont l'élaboration graduelle, pendant les trois siècles précédens,
-était enfin achevée, quoique cette innovation capitale n'ait dû, par
-sa nature, devenir vraiment usuelle que longtemps après, quand l'essor
-universel de la vie industrielle aurait fait assez énergiquement sentir
-la nécessité de simplifier et d'abréger les calculs les plus communs.
-Le système normal de l'éducation que recevaient alors, non-seulement
-tous les ecclésiastiques, mais aussi une foule de laïques, témoigne
-clairement cette tendance permanente du catholicisme, à l'état
-ascendant, vers la culture scientifique: car, si le _trivium_, auquel
-s'arrêtait la masse des élèves, était, comme aujourd'hui, purement
-littéraire et métaphysique, il est clair que tous les esprits
-distingués allaient habituellement jusqu'au _quadrivium_, directement
-consacré aux études mathématiques et astronomiques. Toutefois, il faut
-reconnaître que, en vertu des hautes préoccupations politiques, à la
-fois spirituelles et temporelles, que j'ai suffisamment expliquées
-comme nécessairement propres à la seconde période du moyen-âge, les
-principaux progrès scientifiques n'y durent point être dirigés
-par le monothéisme catholique, qu'absorbaient justement des soins
-bien plus importans, mais par le monothéisme arabe, si heureusement
-destiné, pendant ces trois siècles, à cet indispensable relai, et dont
-l'ascendant présida aux utiles améliorations qui s'introduisirent dans
-les anciennes connaissances mathématiques et astronomiques, surtout
-d'après l'essor distinct de l'algèbre, et la féconde extension de la
-trigonométrie, double progrès qu'exigeaient hautement les besoins
-croissans de la géométrie céleste. On conçoit aisément aussi que, sous
-la première phase, la profonde perturbation habituellement résultée
-des grandes invasions occidentales avait dû faire provisoirement
-dépendre du monothéisme byzantin la principale culture scientifique.
-C'était donc seulement à la troisième phase que devait appartenir
-la manifestation pleinement décisive des éminentes propriétés du
-catholicisme pour l'essor initial de la moderne évolution scientifique,
-après ces deux utiles fonctions temporaires successivement remplies
-par les deux autres monothéismes, auxquels leur vicieuse organisation
-ne pouvait permettre de rester vraiment progressifs aussi longtemps,
-à beaucoup près, que l'a été le monothéisme catholique, quoique cette
-même imperfection leur eût d'abord procuré une marche plus rapide, en
-les dispensant tous deux de la longue et pénible élaboration intérieure
-qui avait été indispensable au catholicisme afin d'établir, entre les
-deux pouvoirs élémentaires, cette division fondamentale, où nous avons
-reconnu, à tous égards, la première base nécessaire des plus grands
-progrès ultérieurs.
-
- Note 13: Il n'est pas inutile de remarquer ici que chacun des
- deux monothéismes a, dès son origine, heureusement institué
- une liaison spéciale et continue de son culte essentiel à
- la seule science naturelle qui fût alors possible, l'un par
- la relation de sa principale fête aux mouvemens du soleil
- et de la lune, l'autre par l'orientation fixe imposée aux
- attitudes d'adoration: ce qui, des deux parts, exigeait
- nécessairement une certaine culture permanente des études
- astronomiques. Cette stimulation directe, évidemment bien
- plus profonde et plus complète dans le premier cas que dans
- le second, est très propre à faire nettement ressortir
- l'irrationnelle injustice du dédain superficiel qui a conduit
- tant d'historiens modernes à regarder l'astronomie comme
- totalement négligée à certaines époques du moyen-âge, tandis
- que les besoins même du culte chrétien ne pouvaient cesser
- d'inspirer une active sollicitude pour la conservation et le
- progrès des deux principales parties de la géométrie céleste.
-
-Tant que ces sollicitudes politiques avaient dû justement prévaloir,
-c'est-à-dire, jusqu'à l'entière ascension de l'organisme catholique
-et féodal pendant le onzième siècle, l'essor scientifique, alors
-nécessairement rattaché à la doctrine d'Aristote, n'avait pu être
-encouragé que par les heureuses dispositions spontanées que nous venons
-d'apprécier, mais qui ne pouvaient encore neutraliser suffisamment
-l'ancienne antipathie fondamentale entre la philosophie naturelle,
-devenue métaphysique, et la philosophie morale, restée théologique.
-Mais, quand la pleine réalisation de cette grande création politique
-eut enfin essentiellement épuisé l'aptitude constituante de celle-ci,
-l'autre, dont l'impuissance organique cessait ainsi de maintenir la
-subalternité primitive, dut alors, à son tour, tendre directement vers
-la prépondérance spirituelle, comme seule apte à diriger activement le
-mouvement mental, qui dès-lors succédait au mouvement social. Cette
-lutte inévitable dut se terminer bientôt par l'avénement universel
-de la scolastique, qui constituait l'ascendant décisif de l'esprit
-métaphysique proprement dit sur l'esprit purement théologique, et qui
-préparait nécessairement le triomphe ultérieur de l'esprit positif, par
-cela même que l'étude du monde extérieur commençait ainsi à dominer
-l'étude immédiate de l'homme, comme je l'ai indiqué à la fin du
-cinquante-quatrième chapitre. La consécration solennelle qui s'attacha
-dès lors à l'autorité d'Aristote, fut à la fois le signe éclatant
-de cette mémorable transformation, et la condition indispensable
-de sa durée, puisque cet expédient pouvait seul contenir, même
-très-imparfaitement, les divagations illimitées que devait susciter
-une telle philosophie activement cultivée. Cette grande révolution
-intellectuelle, dont la portée est encore trop peu comprise, a déjà
-été assignée, dans la leçon précédente, comme la principale origine
-de la décomposition spontanée propre à la philosophie catholique:
-or, son efficacité positive ne fut pas moins réelle que son activité
-négative; car, c'est d'elle que dérive certainement l'accélération
-toujours croissante dès lors imprimée à l'évolution scientifique. Par
-là, en effet, celle-ci se trouve enfin directement incorporée, pour la
-première fois, à la sociabilité humaine, d'après son intime connexité
-antérieure avec le système philosophique ainsi devenu dominant, et dont
-elle-même devait ensuite tendre à déterminer l'élimination finale,
-après quatre ou cinq siècles de préparation graduelle, selon nos
-explications ultérieures. Cette nouvelle progression scientifique, dès
-lors plus ou moins perpétuée jusqu'à nos jours, se manifeste bientôt,
-non-seulement par une active culture des connaissances grecques et
-arabes, mais surtout par la création, à la fois en Orient et en
-Occident, de la chimie, où l'investigation fondamentale de la nature
-faisait un pas vraiment capital, en s'étendant désormais à un ordre de
-phénomènes destiné à constituer le nœud principal de la philosophie
-naturelle, comme lien général entre les études organiques et les études
-inorganiques, suivant les notions établies dans le troisième volume de
-ce Traité. La science commence déjà tellement à exciter la principale
-sollicitude des plus éminens penseurs, que cette ardeur naissante est
-même poussée jusqu'à des tentatives beaucoup trop prématurées pour
-comporter encore aucun succès soutenu, quoiqu'elles dussent offrir
-d'énergiques témoignages de la transformation mentale, et même, à
-certains égards, quelques précieuses indications ultérieures: telles
-sont, par exemple, les heureuses conjectures où le grand Albert déposa
-les premiers germes historiques de la saine physiologie cérébrale.
-Enfin, l'harmonie fondamentale de ce nouvel essor intellectuel avec
-la vraie situation générale des esprits actifs, se trouve évidemment
-caractérisée, de la manière la plus décisive, par l'empressement
-continu qui attirait des milliers d'auditeurs aux leçons des grandes
-universités européennes, pendant la dernière phase du moyen-âge: car,
-cette influence mémorable, très supérieure à celle des plus célèbres
-écoles grecques, ne s'attachait pas seulement aux controverses
-métaphysiques proprement dites; le développement naissant de la
-philosophie naturelle y avait certainement une grande part, en un
-temps où la prépondérance de l'organisation spirituelle entretenait
-une ardeur spéculative peut-être plus vive et surtout plus pure que
-celle qui existe aujourd'hui sous l'ascendant momentané des seules
-inspirations temporelles.
-
-Les diverses sciences étaient alors trop peu étendues, et surtout leur
-véritable esprit était encore trop peu développé, pour nécessiter déjà
-la spécialisation croissante qui devait ultérieurement décomposer la
-philosophie naturelle, et qui, après avoir provisoirement rendu des
-services vraiment fondamentaux, présente aujourd'hui tant d'entraves
-aux plus indispensables progrès de notre intelligence et de notre
-sociabilité, comme je l'expliquerai bientôt. À cette mémorable époque,
-l'uniforme assujétissement des principales conceptions humaines au pur
-régime des entités scolastiques, directement liées entre elles par
-la grande entité générale de la _nature_, établissait une certaine
-harmonie mentale, à la fois scientifique et logique, qui n'avait pu
-encore exister au même degré, si ce n'est sous l'ascendant universel
-du polythéisme antique, et qui ne pourra être désormais retrouvée
-que d'après l'entière organisation de la philosophie positive,
-jusqu'ici purement rudimentaire. Quoique cette union incomplète et
-artificielle, où l'esprit métaphysique s'efforçait de combiner la
-théologie avec la science, ne comportât certainement aucune stabilité,
-elle n'en offrait pas moins dès-lors les avantages essentiels toujours
-inhérens à de semblables tentatives, et qui se manifestèrent déjà,
-d'une manière éminente, par la direction vraiment encyclopédique des
-hautes spéculations abstraites, profondément marquée surtout chez
-l'admirable moine Roger Bacon, dont la plupart des savans actuels,
-si dédaigneux du moyen-âge, seraient assurément incapables, je ne
-dis point d'écrire, mais seulement de lire, la grande composition,
-à cause de l'immense variété des vues qui s'y trouvent sur tous
-les divers ordres de phénomènes. Ainsi, la conception scolastique
-du XIIIe siècle, en commençant l'incorporation directe de
-l'élément scientifique au système de la société moderne, avait aussi
-donné, à sa manière, une image, anticipée mais expressive, de l'esprit
-d'unité et de rationnalité qui devra finalement diriger la culture
-normale de la science réelle, quand son évolution préliminaire sera
-suffisamment accomplie. L'isolement de l'esprit scientifique dans
-l'antiquité, après la séparation fondamentale entre la philosophie
-naturelle et la philosophie morale, n'avait certainement pu tenir
-à l'extension des connaissances réelles, alors bien moindre qu'au
-moyen-âge, mais à l'antipathie primitive des deux philosophies, et
-surtout à leur commune incompatibilité avec le milieu polythéique où
-s'accomplissaient simultanément leurs évolutions respectives. Quand la
-transaction scolastique eut enfin agrégé l'une d'elles à la suprématie
-sociale longuement conquise par l'autre, ce premier isolement devait
-spontanément cesser, jusqu'à ce que l'essor caractéristique de l'esprit
-positif vînt bientôt déterminer son irrévocable éloignement de toutes
-deux, et, par suite, sa propre spécialisation provisoire.
-
-Cette première systématisation scientifique, aussi précaire
-qu'imparfaite, et cependant la plus satisfaisante que permît l'époque,
-s'accomplit principalement d'après deux conceptions générales qu'il
-importe ici d'apprécier sommairement, comme servant de base, l'une à
-l'astrologie, l'autre à l'alchimie, si longtemps prépondérantes. On
-se forme aujourd'hui de très vicieuses notions de ces deux mémorables
-doctrines, en les enveloppant, d'après une superficielle critique, dans
-le dédain confus qui s'attache indistinctement à tout l'incohérent
-assemblage de ce qu'on a nommé, depuis le XVIIe siècle, les
-sciences occultes. Pour éclairer cette vague appréciation par une
-analyse vraiment philosophique, il suffit de remarquer que cette
-aveugle flétrissure s'attache à la fois à des croyances purement
-rétrogrades, héritage transformé des superstitions polythéiques ou même
-fétichiques, et à des conceptions éminemment progressives, dont le
-vice essentiel ne résultait alors que d'une extension trop audacieuse
-de l'esprit positif, avant que la philosophie théologique pût être
-suffisamment éliminée: la magie, entre autres, est dans le premier cas;
-mais l'astrologie et l'alchimie sont, au contraire, dans le second,
-quoique les haines religieuses aient souvent tourné contre elles cette
-étrange confusion vulgaire, quand la secrète antipathie entre la
-science et la théologie devint enfin manifeste.
-
-Sans doute, l'astrologie du moyen-âge, malgré son éminente supériorité
-envers l'astrologie antique, dont on ne sait plus la distinguer,
-retient, comme celle-ci, mais à un degré beaucoup moindre, une certaine
-influence fondamentale de l'état, encore nécessairement théologique
-à tant d'égards, de la philosophie dominante, même après la grande
-transformation scolastique: car elle suppose toujours l'univers
-subordonné à l'homme, ou du moins disposé pour lui; ce qui constitue
-le principal caractère philosophique de l'esprit théologique, dont la
-découverte du mouvement de la Terre a pu seule directement commencer
-l'ébranlement décisif, ainsi que je l'ai expliqué dans le second volume
-de ce Traité (_voyez_ la vingt-deuxième leçon). Néanmoins, à cela près,
-il n'est pas douteux, sous un autre aspect, que cette doctrine reposait
-aussi sur une disposition très progressive, et seulement trop hasardée,
-à subordonner tous les phénomènes quelconques à d'invariables lois
-naturelles, comme la qualification normale d'astrologie _judiciaire_
-le rappelait directement. L'analyse scientifique était alors beaucoup
-trop imparfaite pour que l'esprit humain pût assigner aux phénomènes
-astronomiques leur vraie position rationnelle dans l'ensemble de la
-physique, ce que tant de savans actuels seraient même incapables
-d'établir méthodiquement; en sorte que aucun principe ne pouvait encore
-contenir l'exagération idéale attribuée aux influences célestes. Dans
-une telle situation, il convenait certainement que notre intelligence,
-s'appuyant sur les seuls phénomènes dont elle eût ébauché déjà les lois
-effectives, tentât d'y ramener directement tous les autres phénomènes
-quelconques, même humains et sociaux. Aucune marche scientifique ne
-pouvait assurément être alors plus rationnelle: la seule universalité
-de cette tendance, aussi bien que son opiniâtre persévérance
-jusqu'à l'avant-dernier siècle, suffiraient à indiquer son harmonie
-nécessaire, sociale autant que mentale, avec l'ensemble de la situation
-correspondante. Les savans qui la condamnent aujourd'hui d'une manière
-absolue, sans en comprendre la destination historique, tombent
-eux-mêmes journellement dans une aberration fort analogue, et peut-être
-plus vicieuse encore, surtout moins excusable, quoique heureusement
-moins susceptible d'activité, en rêvant, par exemple, la future
-explication de tous les phénomènes biologiques, même cérébraux, d'après
-des influences électriques ou magnétiques, ce qui constitue, comme on
-sait, l'utopie favorite de presque tous les physiciens actuels, par
-suite des hypothèses fantastiques que j'ai tant combattues. Enfin,
-considérée quant à son action nécessaire sur l'éducation universelle de
-la raison humaine, l'astrologie judiciaire du moyen-âge a certainement
-rendu le plus éminent service, pendant les quatre ou cinq siècles de
-son ascendant réel, dont il reste encore tant de traces, en faisant
-activement pénétrer partout un premier sentiment fondamental de la
-subordination des phénomènes quelconques à des lois invariables, qui
-les rendent susceptibles de prévision rationnelle: car, une fois
-qu'on admettait les chimériques principes relatifs aux influx et aux
-pronostics, les prédictions astrologiques avaient habituellement un
-caractère aussi scientifique que les calculs astronomiques d'où elles
-résultaient.
-
-Une semblable appréciation s'applique également à l'alchimie,
-d'ailleurs intimement liée à l'astrologie, comme je l'ai noté au
-premier chapitre du tome troisième: toutefois, sa conception générale
-devait être moins philosophique, d'après la nature plus compliquée
-et l'état moins avancé des études correspondantes, alors à peine
-ébauchées. Sa rationnalité primitive n'est pas plus équivoque, en se
-reportant à la situation correspondante des connaissances chimiques.
-J'ai expliqué, en effet, au sujet de la chimie, que les spéculations
-relatives aux phénomènes de composition et de décomposition,
-radicalement impossibles tant que l'antique philosophie n'avait admis
-qu'un seul principe, n'avaient pu trouver une première base que
-dans la doctrine d'Aristote sur les quatre élémens. Or, ces élémens
-étaient, par leur nature, essentiellement communs à presque toutes
-les substances effectives, réelles ou même artificielles; en sorte
-que, tant que cette doctrine a prévalu, la fameuse transmutation des
-métaux ne devait pas être jugée plus chimérique que les transformations
-journalières accomplies par les chimistes actuels entre les diverses
-matières végétales ou animales, d'après l'identité fondamentale de
-leurs premiers principes. Ainsi, en jugeant l'alchimie, on oublie
-trop aujourd'hui que l'absurdité des audacieuses espérances qu'elle
-suscitait n'a pu être vraiment démontrée que depuis les découvertes
-capitales propres à la seconde moitié du siècle dernier. Il est
-d'ailleurs évident que l'alchimie tendait aussi heureusement que
-l'astrologie vers l'universelle propagation active du principe
-fondamental de toute philosophie positive, l'invariable subordination
-de tous les phénomènes à des lois naturelles, ainsi étendu des
-grands effets généraux aux moindres opérations particulières. Car,
-sans méconnaître la haute influence de l'esprit théologique sur les
-illusions des alchimistes, on ne peut douter que leur admirable
-persévérance pratique ne supposât nécessairement, et par suite ne
-rappelât avec énergie, une telle invariabilité: si le vague espoir
-d'une sorte de miracle contribuait presque toujours à soutenir leur
-courage contre des désappointemens journaliers, en même temps la
-permanence des lois physiques pouvait seule les engager à poursuivre
-leur but autrement que par la prière, le jeûne, et les autres expédiens
-religieux.
-
-Je devais ici m'arrêter spécialement à cette double appréciation
-philosophique de la partie la plus importante et la plus méconnue de
-l'évolution scientifique propre au moyen-âge, envisagée soit quant
-au progrès spécial de l'esprit positif, soit quant à son intime
-incorporation à la sociabilité moderne. Sous l'un et l'autre aspect,
-j'espère que ces indications sommaires feront enfin rendre une
-véritable justice historique à deux immenses séries de travaux, qui ont
-tant et si longtemps contribué au développement de la raison humaine,
-malgré les graves aberrations qu'elles ont suscitées. En succédant
-nécessairement aux astrologues et aux alchimistes du moyen-âge, les
-savans modernes n'ont pas seulement trouvé la science déjà ébauchée
-par l'utile persévérance de ces hardis précurseurs; mais, ce qui
-était plus difficile encore, et non moins indispensable, ils ont
-aussi trouvé suffisamment établi l'indispensable principe général de
-l'invariabilité des lois naturelles: son admission populaire n'aurait
-pu certainement être déterminée par une influence plus active et plus
-profonde, dont nous recueillons les heureux résultats, en oubliant trop
-leur source nécessaire. L'action morale de ces deux grandes conceptions
-provisoires, qu'une irrationnelle ingratitude fait exclusivement
-qualifier d'aberrations, ne fut pas d'ailleurs moins favorable que
-leur action mentale à l'éducation préliminaire de la société moderne.
-Car, tandis que l'astrologie tendait à inspirer habituellement une
-haute idée de la sagesse humaine, d'après les prévisions relatives aux
-lois les plus simples et les plus générales, l'alchimie relevait avec
-énergie le digne sentiment de notre puissance réelle, déprimé par les
-croyances théologiques, en nous inspirant d'audacieuses espérances sur
-notre active intervention dans les phénomènes les plus susceptibles
-d'une modification avantageuse.
-
-Telle est l'appréciation fondamentale de l'origine nécessaire de la
-moderne évolution scientifique, au sein du régime monothéique propre
-au moyen-âge, et considéré surtout dans sa dernière phase. Il était
-superflu d'y indiquer expressément l'heureuse influence secondaire
-évidemment exercée, à cet égard, par l'évolution industrielle et
-ensuite par l'évolution esthétique, qui avaient dû précéder ce premier
-essor scientifique, auquel l'une assignait spontanément une relation
-directe et permanente avec les travaux journaliers, et pour lequel
-l'autre préparait les plus vulgaires intelligences par un indispensable
-éveil spéculatif. D'après ce point de départ général, qui seul devait
-nous offrir une véritable difficulté, à cause des funestes préjugés
-dont il est encore l'objet chez les meilleurs esprits actuels, nous
-pouvons aisément accomplir, autant que l'exige notre but principal,
-l'examen rapide de cette progression capitale, pendant les trois phases
-successives que nous avons établies, à tant d'égards, dans l'histoire
-moderne, et qui vont ici continuer à se distinguer entre elles suivant
-des principes fort analogues à ceux déjà employés pour les autres
-progressions.
-
-Sous la première phase, en effet, la marche de la science est, en
-général, comme celle de l'industrie, et celle de l'art, essentiellement
-spontanée, c'est-à-dire qu'elle résulte surtout d'un simple
-prolongement naturel des principales influences initiales que nous
-venons de voir constituées au moyen-âge, sans aucune intervention
-importante des encouragemens spéciaux qui furent ensuite organisés.
-C'est alors que l'on peut le mieux apprécier la haute utilité des
-chimères astrologiques et des illusions alchimiques pour soutenir la
-nouvelle classe spéculative jusqu'à cet établissement ultérieur: aussi
-tel est l'aspect grossier sous lequel seulement ont été quelquefois
-appréciées l'astrologie et l'alchimie, dont la haute influence mentale
-est encore totalement méconnue. Tandis que l'esprit métaphysique,
-désormais rappelé à sa nature critique, dont la scolastique l'avait
-momentanément écarté, n'était essentiellement préoccupé que des
-luttes décisives des rois contre les papes, où il devait trouver la
-plus convenable alimentation, la science, placée sous sa dangereuse
-tutelle, eût été presque abandonnée, si déjà le régime antérieur
-ne l'avait profondément liée, par ce double attrait, au système de
-l'existence moderne. Pour bien sentir une telle nécessité, il faut
-observer que la philosophie naturelle, alors trop imparfaite, ne
-pouvait encore se recommander par ces grandes applications pratiques
-qui lui rattachent aujourd'hui les plus grossiers intérêts: en outre,
-la faible énergie des facultés scientifiques chez presque tous les
-hommes ne lui permettait point de compter sur les heureuses sympathies
-personnelles que l'art a seul le privilége d'exciter suffisamment, et
-que ne pouvaient assurément éprouver alors tant de chefs dont l'esprit
-se contentait aisément des explications théologiques, ou du moins
-métaphysiques. Les princes capables, comme Charlemagne et le grand
-Frédéric, de goûter réellement les sciences, sont nécessairement très
-rares, tandis que les inclinations esthétiques de François Ier et de
-Louis XIV doivent être beaucoup plus communes. Ainsi, les astronomes
-et les chimistes ne pouvaient, à cette époque, être convenablement
-accueillis qu'à titre d'astrologues et d'alchimistes, puisqu'ils ne
-devaient d'ailleurs trouver que de très faibles ressources dans les
-universités, qui n'étaient, par leur nature, pleinement favorables qu'à
-l'esprit purement métaphysique, dont l'esprit scientifique tendait déjà
-à se séparer nettement. Cette influence propre et directe était alors
-d'autant plus nécessaire aux savans, que le catholicisme, devenu peu à
-peu rétrograde, comme je l'ai expliqué, à mesure que s'accomplissait
-sa décomposition politique, commençait à manifester son antipathie
-finale pour l'essor scientifique qu'il avait d'abord tant secondé, et
-dont désormais il craignait justement l'action irreligieuse sur tous
-les esprits actifs: beaucoup d'exemples ont assurément prouvé à quelle
-désastreuse oppression la science aurait été ainsi exposée, en un temps
-où la décadence européenne du catholicisme n'empêchait point encore
-son grand ascendant intérieur, si les conceptions astrologiques et
-alchimiques ne lui avaient assuré partout, et au sein même du clergé,
-d'actives protections individuelles.
-
-Quant au progrès spéculatif, il ne peut, à cette époque, donner lieu
-à aucun mouvement capital dans les connaissances déjà ébauchées.
-La chimie devait rester longtemps encore à l'état préliminaire
-d'acquisition des matériaux, qui continuèrent à s'accumuler rapidement:
-l'astronomie seule, et la géométrie qui lui restait adhérente,
-pouvaient sembler susceptibles d'améliorations plus décisives; mais,
-au fond, la première n'avait pas suffisamment épuisé les ressources
-que comportait l'artifice des épicycles pour prolonger la durée de
-l'antique hypothèse des mouvemens circulaires et uniformes, dont
-l'irrévocable élimination était réservée à la phase suivante, et la
-seconde était arrêtée, par l'inévitable imperfection de l'algèbre, au
-simple prolongement de l'ancien esprit géométrique, caractérisé par
-la spécialité des recherches et des méthodes, en attendant la grande
-révolution cartésienne. Aussi le principal perfectionnement dut-il
-alors consister, à l'un et l'autre titre, dans l'extension simultanée
-de l'algèbre naissante et de la trigonométrie, enfin complétée par
-l'usage des tangentes, et dans l'utile impulsion qui s'ensuivit
-pour l'astronomie, commençant dès lors à préférer habituellement les
-calculs aux procédés graphiques, en même temps que les observations,
-soit angulaires, soit surtout horaires, devenaient également plus
-précises. C'est pendant cette première phase que se développe le
-plus complétement la puissante stimulation scientifique propre
-aux conceptions astrologiques, qui, par leur nature, proposaient
-continuellement aux travaux astronomiques le but le plus étendu et le
-plus décisif, en faisant directement prévaloir, au plus haut degré, la
-détermination des aspects binaires, ternaires, et même quaternaires, où
-se trouve le plus parfait criterium des théories célestes, puisqu'elle
-exige le perfectionnement simultané des études relatives aux divers
-astres correspondans, comme je l'ai expliqué au vingt-troisième
-chapitre: l'utile excitation primitive que le catholicisme avait, à cet
-égard, spécialement procurée pour le calcul des fêtes mobiles, était
-certainement très faible en comparaison de cet énergique aiguillon
-permanent.
-
-L'unique accroissement fondamental qu'éprouve, à cette époque, la
-philosophie naturelle, résulte de l'essor direct de l'anatomie,
-qui, précédemment réduite à d'insuffisantes explorations animales,
-put enfin reposer, à partir seulement du XIVe siècle, sur
-une série de dissections humaines, jusque alors trop entravées par
-les préjugés religieux, suivant la juste remarque de Vicq-d'Azyr.
-Quoique cette première ébauche dût être nécessairement encore plus
-imparfaite que celle des recherches chimiques, elle n'en avait pas
-moins déjà une haute importance, en complétant le système naissant
-de la science moderne, commençant ainsi à s'étendre de l'étude de
-l'univers à celle de l'homme lui-même, par l'interposition naturelle
-de la physique moléculaire. Cette extension nécessaire n'était pas
-moins essentielle, sous le rapport social, pour consolider l'existence
-de la nouvelle classe spéculative, en y agrégeant spontanément la
-corporation des médecins, qui, de leur subalternité presque servile
-chez les anciens, s'étaient déjà élevés, au moyen-âge, à une puissante
-influence privée, bientôt rivale de l'influence sacerdotale. Malgré
-les graves obstacles que l'adhérence trop intime et trop prolongée de
-la science biologique à l'art médical oppose, de nos jours, à leur
-perfectionnement respectif, suivant les explications de la quarantième
-leçon, cette inévitable confusion n'en était pas moins d'abord
-indispensable pour assurer la continuité des travaux anatomiques
-avant l'érection d'aucun établissement théorique. On sait d'ailleurs
-comment les conceptions astrologiques et alchimiques étaient intimement
-liées à des conceptions analogues, douées, à tous égards, des mêmes
-avantages provisoires, envers cette troisième branche fondamentale de
-la philosophie naturelle, dont l'essor naissant dut être si longtemps
-soutenu par l'énergique chimère d'une médication universelle, tendant
-aussi, soit à introduire spécialement le principe de l'invariabilité
-des lois physiques dans les phénomènes les plus compliqués, soit à
-suggérer d'audacieuses espérances sur l'action rationnelle de l'homme
-pour modifier utilement son propre organisme: double aspect sous lequel
-commençait à se manifester dès-lors, comme relativement aux deux
-autres ordres de phénomènes, l'incompatibilité radicale entre l'esprit
-scientifique et l'esprit religieux[14].
-
- Note 14: Cette incompatibilité est déjà, sous ce rapport,
- nettement formulée par un fameux adage latin sur l'impiété
- des médecins, devenu presque proverbial vers la fin de cette
- première phase, suivant la judicieuse observation de Barthez.
-
-Dans la progression scientifique, comme dans la progression esthétique,
-la seconde phase constitue certainement la période la plus décisive de
-l'évolution moderne, surtout à cause de l'admirable mouvement qui,
-de Copernic à Newton, a posé les bases définitives du vrai système
-des connaissances astronomiques, bientôt devenu le type fondamental
-de l'ensemble de la philosophie naturelle. Conformément à ce que
-nous avons reconnu pour les deux autres progressions positives, nous
-y voyons aussi l'essor scientifique, jusque alors essentiellement
-spontané, commencer à recevoir habituellement des divers gouvernemens
-européens des encouragemens plus ou moins systématiques, graduellement
-déterminés, soit par l'ascendant spéculatif directement résulté
-du développement antérieur, soit par l'aptitude pratique que cet
-exercice préliminaire avait déjà suffisamment annoncée, et d'après
-laquelle le nouvel art de la guerre, aussi bien que la marche rapide
-de l'industrie, devaient alors solliciter activement le progrès des
-doctrines mathématiques et chimiques. Toutefois, en vertu des motifs
-ci-dessus indiqués, ce système de protection se forme bien plus
-lentement que celui des beaux-arts, et c'est seulement vers la fin de
-cette nouvelle phase qu'il s'établit d'une manière vraiment convenable,
-surtout en France et en Angleterre, reposant sur l'importante création
-des académies scientifiques, dont la principale influence devait donc
-se rapporter à la phase suivante. Mais, quelque imparfaits que fussent
-d'abord ces encouragemens, l'influence effective n'en était pas moins
-très précieuse, pour soutenir la science naissante dans la crise
-vraiment décisive qui allait résulter de son inévitable conflit avec
-le système entier de l'ancienne philosophie théologico-métaphysique,
-d'où elle devait alors se dégager irrévocablement. La nature de cette
-lutte indispensable indique d'ailleurs clairement que la science n'y
-pouvait être, en général, utilement protégée que par les seuls pouvoirs
-temporels, spontanément étrangers aux graves animosités abstraites du
-pouvoir spirituel, soit théologique, soit même métaphysique, dont il
-fallait subir le redoutable antagonisme: en sorte que, comme l'art, et
-comme l'industrie, la science avait aussi, d'une manière encore plus
-directe peut-être, un haut intérêt spécial à l'établissement de la
-grande dictature temporelle, monarchique ou aristocratique, dont la
-consolidation graduelle constituait la destination la plus immédiate
-du mouvement politique propre à cette seconde phase. Aucune autre
-progression élémentaire ne peut aussi clairement indiquer que si, par
-une hypothèse heureusement contradictoire, la concentration politique
-avait pu, au contraire, s'accomplir au profit du pouvoir spirituel,
-déjà devenu essentiellement rétrograde, l'évolution moderne eût été
-radicalement impraticable.
-
-Notre comparaison fondamentale des deux principaux systèmes de
-dictature temporelle indique encore très nettement, sous ce nouvel et
-dernier aspect, la supériorité essentielle du mode normal ou français,
-sur le mode exceptionnel ou anglais, en vertu de motifs fort analogues
-à ceux précédemment indiqués envers les beaux-arts, et seulement ici
-plus prononcés. Car, la science ne pouvant ordinairement inspirer aux
-grands un véritable attrait intellectuel, devait bien moins compter
-que l'art sur les encouragemens aristocratiques, tandis que la
-suprématie d'un pouvoir central devait lui être habituellement beaucoup
-plus favorable, outre que cette centralisation pouvait utilement
-contenir, à un certain degré, une trop grande dispersion ultérieure
-des spécialités scientifiques, qu'il serait aujourd'hui si important
-de régler. On ne saurait douter que les spéculations abstraites, dont
-la science doit être essentiellement composée, n'aient dû suivre,
-en général, un cours plus libre et plus élevé sous la dictature
-monarchique que sous la dictature aristocratique, dont l'influence,
-surtout en Angleterre, a trop tendu à subordonner les recherches
-scientifiques aux considérations pratiques. Enfin, le premier mode
-devait être, par sa nature, beaucoup plus favorable que le second à
-l'incorporation finale de l'évolution scientifique au système de la
-politique moderne, et tendait aussi à mieux assurer sa propagation
-graduelle chez toutes les classes, en lui procurant plus d'influence
-sur l'éducation générale. Toutefois, l'autre système devait être,
-pour la science, comme pour l'art, plus favorable à la spontanéité
-des vocations et à l'originalité des travaux, par suite même d'un
-moindre encouragement et d'une direction moins homogène. Il faut aussi
-noter que les graves inconvéniens qui lui sont propres, aujourd'hui
-généralement avoués, ne devaient se développer principalement que
-sous la troisième phase, comme je l'expliquerai bientôt. Pendant la
-seconde, ils furent heureusement compensés par la première influence
-de l'esprit protestant, qui, sans être, au fond, nullement favorable
-aux recherches spéculatives, d'après sa préoccupation caractéristique
-des conditions temporelles, et sans être d'ailleurs plus compatible que
-l'esprit catholique contemporain avec la tendance finale de l'évolution
-scientifique, constituait alors, d'après son principe révolutionnaire
-du libre examen individuel, un état de demi-indépendance mentale
-très avantageux à l'essor correspondant de la philosophie naturelle,
-dont les grandes découvertes astronomiques durent, à cette époque,
-s'accomplir surtout chez des populations protestantes. On voit, en
-sens inverse, là où la nouvelle politique rétrograde du catholicisme
-put prendre un véritable ascendant, cette évolution éprouver bientôt
-un funeste ralentissement, dont la cause n'est pas équivoque,
-particulièrement en Espagne, malgré les germes très précieux que le
-moyen-âge y avait développés.
-
-Cet admirable mouvement spéculatif, déterminé, à travers beaucoup
-d'obstacles, par un très petit nombre d'hommes de génie, dans un milieu
-convenablement préparé, présente, en général, deux progressions très
-distinctes, mais intimement solidaires, l'une purement scientifique,
-ou positive, composée des découvertes capitales en mathématiques et
-en astronomie, l'autre essentiellement philosophique, et presque
-toujours négative, relative aux efforts, d'abord spontanés,
-ensuite systématiques, de l'esprit scientifique contre la tutelle
-théologico-métaphysique, devenue alors vraiment oppressive; cette
-seconde progression, que nous devrons reprendre au sujet de l'évolution
-philosophique proprement dite, ne doit être ici considérée que comme
-indispensable à la première. Or, celle-ci, à laquelle l'Allemagne,
-l'Italie, la France et l'Angleterre prirent chacune une si noble part,
-offre pour centre principal l'investigation vraiment fondamentale due
-au génie du grand Kepler, et qui, préparée par la découverte initiale
-de Copernic et par l'utile élaboration de Tycho-Brahé, constitue
-enfin le vrai système de la géométrie céleste; tandis que, sous un
-autre aspect, devenue la source nécessaire de la mécanique céleste,
-elle se lie spontanément à la découverte finale de Newton, d'après la
-création préalable de la théorie mathématique du mouvement par Galilée,
-indispensablement suivi d'Huyghens. Entre ces deux séries, dont
-l'enchaînement est direct, l'ordre historique interpose naturellement
-l'immense révolution mathématique opérée par Descartes, et qui,
-intimement liée à son entreprise philosophique, vient aboutir, vers
-la fin de cette seconde phase, à la sublime découverte analytique de
-Leibnitz, sans laquelle le résultat newtonien n'aurait pu suffisamment
-devenir le principe actif de l'éminente opération réservée à la phase
-suivante pour le développement final de la mécanique céleste. Chacune
-des deux premières séries offre une filiation historique assez évidente
-désormais pour qu'il soit inutile d'y insister ici: il est clair que
-la découverte du mouvement de la terre, et l'exacte révision de toutes
-les données astronomiques, ne permettaient plus de conserver, avec
-l'expédient caduque des épicycles, l'antique hypothèse des mouvemens
-circulaires et uniformes, enfin directement remplacée par l'heureuse
-législation de Kepler, dernier résultat capital que comportât
-l'application de l'ancienne géométrie; d'un autre côté, ce principe ne
-pouvait conduire à la théorie de la gravitation sans la fondation de
-la doctrine abstraite du mouvement curviligne, soit libre, soit forcé;
-mais aussi, d'après une telle base, il amenait nécessairement à cette
-loi générale, dont l'invention, ainsi préparée, n'eût pas échappé,
-sans doute, à Jacques Bernoulli, par exemple, si Newton l'eût manquée.
-L'autre série, bien plus relative à la méthode qu'à la science, et par
-cela même encore plus éminente, doit être naturellement beaucoup moins
-appréciée du vulgaire des géomètres, aujourd'hui si éloignés d'une
-disposition vraiment rationnelle envers les principales parties de
-l'histoire mathématique, et qui ne sentent d'ordinaire que les seuls
-résultats; c'est pourquoi une indication plus directe n'y sera pas sans
-importance. Préparée par l'indispensable généralisation de l'algèbre,
-due au génie original de Viète, la conception fondamentale de Descartes
-sur la géométrie analytique a constitué, ce me semble, la principale
-création de la philosophie mathématique, qui, ouvrant à la fois à la
-géométrie le champ le plus étendu, et à l'analyse la plus heureuse
-destination, organisait enfin la relation élémentaire de l'abstrait
-au concret, sans laquelle les recherches mathématiques tendent à une
-incohérente et stérile activité: aucune idée mère ne devait autant
-influer sur l'ensemble des progrès ultérieurs. Sa tendance nécessaire
-à déterminer la création de l'analyse infinitésimale me paraît
-spécialement incontestable: car, en obligeant désormais à traiter
-sous un point de vue commun la théorie des courbes quelconques, elle
-a directement conduit aussi à généraliser abstraitement les vues
-primordiales d'Archimède, soit quant aux tangentes, soit surtout
-quant aux quadratures; or, les efforts graduellement tentés à ce
-sujet ne pouvaient aboutir qu'à l'admirable invention de Leibnitz, si
-heureusement provoquée, pendant la génération intermédiaire, par les
-lumineux essais de Wallis et de Fermat.
-
-Quoique absorbé par toutes ces éminentes opérations, l'esprit
-scientifique dut soutenir, vers le second tiers de cette phase, une
-lutte vraiment décisive contre l'ensemble de la philosophie dominante.
-Les découvertes astronomiques de Copernic et de Kepler, et même celles
-de Tycho-Brahé sur les comètes, étaient trop directement contraires à
-la nature de cette philosophie, ou même à ses dogmes formels, pour
-qu'un tel conflit pût être longtemps évité, et la science y devait
-enfin combattre, non-seulement la théologie, mais encore davantage
-la métaphysique, plus active et plus ombrageuse. Cet antagonisme est
-déjà manifesté, au XVIe siècle, par d'éclatans symptômes,
-et surtout par la mémorable hardiesse de Ramus, dont la tragique
-destinée montrait assez que les haines métaphysiques n'étaient pas
-moins redoutables que les haines théologiques. J'ai assez indiqué,
-au vingt-deuxième chapitre, les caractères essentiels qui devaient
-réserver la découverte capitale du double mouvement de notre planète
-à devenir le sujet immédiat de la discussion principale, quand le
-grand Galilée eut enfin levé le seul obstacle rationnel qui s'opposât
-à sa propagation universelle, tant entravée au siècle précédent, et
-que l'esprit théologico-métaphysique devait désormais redouter comme
-nécessairement imminente. L'odieuse persécution qui s'y rattache
-consacrera toujours le souvenir populaire de la première collision
-directe de la science moderne avec l'ancienne philosophie. On doit, en
-effet, regarder cette époque comme celle où le principe fondamental de
-l'invariabilité des lois physiques a commencé à se montrer incompatible
-avec les conceptions théologiques, dont l'influence constituait
-dès lors le seul obstacle essentiel à l'entière admission de cet
-indispensable principe, parce qu'elle seule neutralisait, à cet égard,
-l'énergique entraînement spontanément produit par une longue expérience
-unanime, comme je l'expliquerai davantage au sujet de l'évolution
-philosophique. C'est aussi à l'appréciation directe de cette évolution
-qu'il convient évidemment de renvoyer la considération historique des
-admirables tentatives contemporaines de Bacon, et surtout de Descartes,
-pour proclamer enfin les caractères essentiels de l'esprit positif, par
-opposition à l'esprit métaphysico-théologique.
-
-Je dois cependant signaler ici, comme directement relative à la
-progression scientifique, l'audacieuse conception de Descartes sur le
-mécanisme général de l'univers. Car, en se reportant convenablement
-à la situation correspondante de l'esprit humain, il sera facile de
-reconnaître que son ascendant temporaire, à peine étendu pleinement
-à deux générations, et sur la perpétuité duquel Descartes ne s'était
-fait probablement aucune grave illusion, dut être provisoirement
-indispensable à l'avénement ultérieur de la saine mécanique céleste,
-alors silencieusement préparée par les travaux d'Huyghens, complétant
-ceux de Galilée. On a vu, en effet, au vingt-huitième chapitre,
-relativement à la théorie fondamentale des hypothèses, que, dans le
-passage définitif de l'état métaphysique à l'état vraiment positif,
-l'éducation préliminaire de la raison humaine exige, comme une dernière
-transition, rapide mais inévitable, surtout envers les plus importantes
-conceptions, ce régime intermédiaire, où l'intelligence, avant de
-renoncer franchement aux questions inaccessibles et aux notions
-absolues de la philosophie primitive, s'efforce d'assujétir ces vains
-problèmes à d'illusoires tentatives de solution positive, fondées
-sur la substitution des fluides imaginaires aux entités chimériques,
-et dont toute l'efficacité réelle se réduit à disposer enfin notre
-entendement à la seule habitude rationnelle des lois invariables
-propres aux phénomènes correspondans. Toutes les parties essentielles
-de la philosophie naturelle, sauf l'astronomie convenablement conçue,
-nous offrent encore, par suite de l'éducation anti-philosophique des
-savans actuels, de trop profonds vestiges d'une semblable disposition,
-pour qu'on doive s'étonner qu'elle ait dû alors se manifester d'abord
-au sujet des phénomènes célestes, suivant les explications des trois
-premiers volumes de ce Traité.
-
-Cette sommaire appréciation historique de l'évolution scientifique
-propre à la seconde phase devait être ici réduite aux grands progrès
-mathématiques et astronomiques qui en ont principalement caractérisé
-l'ensemble. Toutefois, le dernier tiers de cette mémorable période
-offre une nouvelle extension fondamentale de la philosophie naturelle,
-par les travaux vraiment créateurs de Galilée sur la barologie, suivis
-de tant d'heureuses découvertes secondaires, et par d'équivalentes
-créations ultérieures en acoustique et en optique. En un temps où l'on
-ne savait encore s'étonner que des effets les plus exceptionnels,
-rien n'est surtout plus admirable, rien ne peut mieux caractériser la
-destination de la science moderne à régénérer les moindres notions
-élémentaires, que la découverte décisive due au génie du grand Galilée,
-dévoilant enfin, suivant la juste appréciation de Lagrange, les lois
-profondément inconnues des plus vulgaires phénomènes, dont l'étude, à
-la fois rattachée à la géométrie et à l'astronomie, est si légitimement
-regardée comme le véritable berceau de la physique proprement dite.
-C'est alors que se trouve constituée, entre les astronomes et les
-chimistes, une nouvelle classe indispensable, spécialement destinée
-à développer le génie de l'expérimentation, d'après une conception
-corpusculaire très heureusement adaptée à la nature des phénomènes
-correspondans, quoique son irrationnelle extension absolue puisse
-devenir ailleurs très dangereuse aux véritables progrès scientifiques,
-comme je l'ai expliqué au quarante-unième chapitre: mais ces
-inconvéniens, alors très éloignés, n'empêchaient nullement ni l'utilité
-immédiate et spéciale d'une telle doctrine, ni même son efficacité
-générale et continue contre le vain régime des entités. En considérant
-aussi la division spontanée qui s'établit simultanément, d'après la
-rapide extension des deux sciences, entre les purs géomètres et les
-simples astronomes, jusque alors investis de l'un et l'autre caractère,
-on reconnaîtra que l'organisation générale du travail scientifique,
-surtout envers la philosophie inorganique, seule alors vraiment active,
-s'effectue déjà sur le même plan qu'aujourd'hui, comme le montre
-clairement le peu de changement survenu jusqu'ici dans la constitution
-provisoire des académies, quoiqu'il y ait tout lieu de la croire
-désormais essentiellement épuisée, ainsi que je l'indiquerai bientôt.
-Quant aux autres branches fondamentales de la philosophie naturelle, il
-est clair, suivant ma théorie hiérarchique, que la chimie, et surtout
-l'anatomie, n'avaient encore pu sortir de l'état purement préliminaire,
-destiné à la seule accumulation des matériaux, quelle qu'ait dû
-être la haute importance ultérieure des nouveaux faits dont elles
-s'enrichirent alors, et principalement des immortelles découvertes
-de Harvey sur la circulation et sur la génération, qui imprimèrent
-aussitôt une si active impulsion aux observations physiologiques,
-jusque alors si imparfaites, sans que toutefois le temps fût venu
-de les incorporer à aucune véritable doctrine biologique. L'étrange
-hypothèse de Descartes sur l'automatisme des animaux montre assez
-quelle était alors la vraie situation des idées physiologiques,
-désormais ballotées entre d'insuffisantes explications mécaniques et
-de vaines conceptions ontologiques, sans pouvoir trouver une base
-rationnelle qui leur fût réellement propre.
-
-En terminant cette rapide appréciation historique, il ne faut pas
-négliger de signaler sommairement cette seconde phase de l'évolution
-scientifique comme étant celle où l'esprit positif devait commencer à
-manifester en même temps son vrai caractère social et sa prépondérance
-populaire. L'heureuse disposition croissante des populations modernes
-à accorder leur confiance aux doctrines fondées sur des démonstrations
-réelles, quoique opposées à d'antiques croyances, est déjà hautement
-constatée, vers la fin de cette période, par l'universelle adoption
-du double mouvement de la Terre, un siècle avant que la papauté,
-d'après une inconséquence superflue, en eût enfin toléré solennellement
-l'admission chrétienne. C'est ainsi que l'irrévocable dissolution
-graduelle de l'ancienne discipline spirituelle était partout
-accompagnée déjà d'une sorte de foi nouvelle, germe élémentaire
-d'une réorganisation ultérieure, et spontanément déterminée, sans
-aucune intervention spéciale, soit par la suffisante vérification
-des prévisions scientifiques, soit même par la seule concordance de
-tous les juges compétens, chez les esprits qui, par divers motifs
-quelconques, ne pouvaient directement apprécier la validité des
-démonstrations fondamentales, et dont la confiance n'était pas
-cependant plus aveugle, en principe, que celle des différens savans
-les uns pour les autres, quoique son exercice dût être plus étendu,
-à raison du moindre accomplissement des conditions logiques d'une
-émancipation active, toujours accessible à quiconque voudrait la
-mériter. De telles habitudes, incessamment développées, témoignaient
-dès-lors clairement que l'anarchie provisoire des intelligences sur les
-doctrines morales et sociales ne tenait, au fond, à aucun chimérique
-amour du désordre perpétuel, mais uniquement au défaut de conceptions
-susceptibles de remplir suffisamment les obligations de positivité
-rationnelle, sans lesquelles l'esprit moderne était justement résolu
-à refuser désormais son assentiment volontaire. Cette aptitude
-nécessaire de la nouvelle autorité mentale à déterminer spontanément
-la convergence à la fois la plus stable et la plus étendue, se montre
-déjà certainement bien plus propre encore à l'action scientifique qu'à
-l'action esthétique; puisque celle-ci, malgré son efficacité plus
-énergique et plus immédiate, est gravement entravée par les différences
-de langues et de mœurs, tandis que l'autre, en vertu de la généralité
-et de l'abstraction supérieures des conceptions élémentaires qui s'y
-rapportent, permet évidemment la plus vaste communion intellectuelle.
-On pouvait assurément prévoir, dès la fin de cette phase, que la foi
-positive comporterait un jour une universalité beaucoup plus complète
-et plus fixe que celle de la foi monothéique aux plus beaux temps du
-catholicisme, dont la circonscription territoriale avait dû être,
-comme je l'ai fait voir, gravement restreinte par la nature vague et
-discordante des idées théologiques, où l'unité n'a jamais pu s'établir,
-et surtout durer, sans l'assistance continue d'une certaine compression
-artificielle, essentiellement inutile à l'unité scientifique, toujours
-fondée sur la puissance spontanée de la démonstration, nécessairement
-irrésistible à la longue, quoique d'abord très peu active. En un temps
-où les divergences nationales étaient encore très énergiques, surtout
-depuis la dissolution générale du lien catholique, l'institution des
-académies vient déjà offrir un irrécusable témoignage de la tendance
-cosmopolite propre à l'esprit scientifique, par le noble usage qui
-s'introduit partout d'y admettre des membres étrangers, de manière à
-présenter la nouvelle classe spéculative comme éminemment européenne:
-cet heureux caractère est alors plus spécialement prononcé en France,
-où, depuis Charlemagne, le génie étranger avait toujours reçu un
-généreux accueil, et quelquefois même, par une injuste délicatesse,
-au détriment du génie national. Quant à l'influence de l'évolution
-scientifique sur l'éducation générale, elle commence alors à s'y
-manifester nettement, malgré la conservation du système d'éducation
-organisé, sous l'impulsion scolastique, dans la dernière phase
-du moyen-âge, et qui subsiste encore aujourd'hui avec de simples
-modifications accessoires, qui n'en changent pas l'esprit: on voit
-dès lors, en effet, ainsi qu'on l'a vu depuis à un degré plus avancé,
-le _quadrivium_ acquérir une importance croissante aux dépens du
-_trivium_; et ce progrès eût même été déjà plus sensible si le cours
-officiel de ces changemens graduels n'avait fait que suivre fidèlement
-la marche presque unanime des mœurs et des opinions, au lieu d'être
-souvent dirigé par des vues systématiques sur la nécessité de maintenir
-artificiellement l'ancienne éducation, jugée indispensable à l'ensemble
-de la politique rétrograde, qui commençait à dominer partout d'une
-manière plus ou moins prononcée, comme je l'ai expliqué[15].
-
- Note 15: Les mémorables efforts des Jésuites, afin de
- s'emparer alors de l'évolution scientifique, ont certainement
- beaucoup concouru à cette propagation des études positives,
- sans que ces vains projets pussent d'ailleurs offrir aucun
- danger fondamental, en un temps où l'incompatibilité
- mutuelle entre la science et la théologie était déjà trop
- prononcée pour ne pas rendre nécessairement illusoires ces
- tentatives d'absorption. Aussi, malgré les grandes facilités
- individuelles que cette puissante corporation pouvait
- présenter à l'existence spéculative, toute l'habileté de
- sa tactique n'y a pu réellement jamais produire ou agréger
- un seul homme de génie, parce qu'aucun éminent penseur ne
- voulait subordonner son indépendance mentale à une politique
- où la science était nécessairement subalternisée. Ce n'est
- pas que la science ne puisse, et même ne doive, se lier
- finalement à des vues vraiment politiques: mais il faut que
- leur caractère soit large et leur destination éminemment
- populaire, au lieu de se rapporter à des intérêts partiels
- et anti-sociaux; il faut enfin, que la politique y soit
- directement relative au propre essor de l'esprit positif,
- quand il sera assez complétement formé pour mériter d'être
- habituellement envisagé comme le régulateur mental des
- sociétés modernes; ce qui n'est point encore, à beaucoup
- près, suffisamment possible, surtout à défaut de la
- généralité convenable.
-
-Pendant la troisième phase, l'élément scientifique, désormais
-intimement incorporé à la sociabilité moderne, reçoit un accroissement
-fondamental de puissance sociale parfaitement analogue à celui que
-nous avons apprécié envers l'élément esthétique, et même encore
-mieux caractérisé, à cause d'une nature plus évidemment progressive.
-Jusque alors la science avait reçu, comme l'art, des encouragemens
-facultatifs, quoique déjà systématiques, entraînant toujours une
-sorte d'obligation personnelle; maintenant, au contraire, d'après
-le grand éclat résulté de l'admirable mouvement propre à la phase
-précédente, l'active protection des sciences devenait, pour tous
-les gouvernemens occidentaux, un véritable devoir, généralement
-reconnu, et dont la négligence eût entraîné un blâme universel, sans
-que son accomplissement normal dût exiger habituellement aucune
-gratitude individuelle, sauf la reconnaissance générale toujours due
-à l'état. En même temps, les relations croissantes de la philosophie
-naturelle, surtout inorganique, soit avec l'ensemble des procédés
-militaires, soit avec l'essor industriel, devenu le principal objet
-de la politique européenne, déterminent, à cette époque, une grande
-extension dans l'influence sociale des sciences, soit par la création
-d'écoles spéciales où l'éducation scientifique commence à dominer,
-soit par l'institution plus ou moins rationnelle de la nouvelle
-classe directement destinée à la réalisation permanente des rapports
-essentiels entre la théorie et la pratique. Aussi, quoique les savans,
-par l'appréciation plus difficile, plus lente, et moins populaire, de
-leurs travaux propres, ne pussent ordinairement prétendre à l'heureuse
-indépendance privée que les poètes et les artistes commençaient alors
-à obtenir partout, cependant leur nombre beaucoup moindre, et leur
-coopération plus nécessaire à l'utilité publique, tendaient déjà à une
-équivalente consolidation de leur existence sociale.
-
-Dans cette nouvelle situation, plus ou moins commune à toutes les
-parties de la grande république européenne, on voit se développer au
-plus haut degré, quant à l'évolution scientifique, les différences
-essentielles ci-dessus caractérisées, à tant d'autres égards,
-entre les deux systèmes principaux de dictature temporelle; de
-manière à manifester complétement la supériorité naturelle du mode
-monarchique sur le mode aristocratique, auparavant neutralisée par les
-influences spirituelles, comme je l'ai expliqué. Subitement entraîné
-du catholicisme à une philosophie pleinement négative, en évitant
-heureusement la transition protestante, l'esprit français retient,
-du moins en partie, de l'ancienne éducation catholique, l'instinct de
-contemplation et de généralité qu'elle avait spontanément développé,
-et qui tendait à contenir alors la prépondérance trop exclusive
-des considérations pratiques; en même temps, sa nouvelle éducation
-révolutionnaire lui inspire la hardiesse et l'indépendance devenues
-indispensables au libre essor de la philosophie naturelle, dès lors
-incompatible avec l'ascendant rétrograde du catholicisme chez les
-autres peuples préservés du protestantisme: en sorte que tous les
-avantages propres à la protection monarchique durent alors se réaliser
-directement, et assurer désormais à la France la principale impulsion
-scientifique, qui, dans la phase précédente, avait successivement
-appartenu aussi à l'Allemagne, à l'Italie, et à l'Angleterre, sauf la
-seule prépondérance passagère du mouvement cartésien. Dans le mode
-inverse, la dictature aristocratique particulière à l'Angleterre
-y laisse les savans essentiellement assujétis à la dépendance des
-protections privées, pendant que l'exorbitante préoccupation nationale
-des intérêts industriels n'y permet guère d'apprécier que les
-découvertes spéculatives immédiatement susceptibles d'applications
-matérielles; en même temps, l'esprit protestant, dont la première
-influence révolutionnaire avait, sous la phase précédente, favorisé
-d'abord l'évolution scientifique, alors définitivement incorporé au
-gouvernement, manifeste nécessairement son antipathie théologique
-contre l'entière extension du génie positif, après avoir, au début
-de cette troisième phase, tristement signalé cette influence, en
-ternissant, par d'absurdes rêveries, la vieillesse du grand Newton.
-L'exclusive nationalité qui dès lors caractérise la politique
-anglaise, fait déjà sentir, jusque sur le développement des sciences,
-sa déplorable influence, en disposant à n'adopter activement que les
-méthodes et les découvertes indigènes; comme on le voit clairement,
-envers les sciences mathématiques elles-mêmes, malgré leur universalité
-plus éclatante, soit par la répugnance à l'introduction usuelle de
-la géométrie analytique, encore aujourd'hui trop peu familière aux
-écoles anglaises, soit par l'obstination analogue contre l'emploi
-des formes et des notations purement infinitésimales, si justement
-préférées partout ailleurs[16]. Ces irrationnelles dispositions sont
-d'autant plus choquantes qu'elles forment un étrange contraste avec
-l'admiration exagérée dont la France était dès lors saisie pour le
-génie de Newton, par suite de la réaction nécessaire contre l'hypothèse
-des tourbillons, en faveur de la loi de la gravitation; on sait comment
-cette transformation conduisit, et concourt aujourd'hui, à méconnaître,
-avec une sorte d'ingratitude nationale, l'éminente supériorité de
-notre incomparable Descartes, dont le génie, à la fois scientifique et
-philosophique, n'a réellement trouvé ensuite d'autres dignes rivaux
-que le grand Leibnitz, et de nos jours l'immortel Lagrange, si peu
-compris encore du vulgaire des géomètres.
-
- Note 16: Au début de cette phase, cette tendance
- irrationnelle et ombrageuse me semble fortement marquée
- dans la célèbre controverse à laquelle donna lieu, entre
- l'Angleterre et l'Allemagne, la priorité d'invention de
- l'analyse infinitésimale. Cette longue querelle, déjà si bien
- sentie par Fontenelle, et ensuite si bien jugée par Lagrange,
- dont l'éminente décision, aussi impartiale que rationnelle,
- ne trouve plus aucune opposition quelconque, offrit pendant
- presque tout son cours, un mémorable contraste entre la
- rectitude et la loyauté de Leibnitz ainsi que de la plupart
- de ses partisans, et les injustes subtilités de la polémique
- anglaise. La conduite de Newton, en cette grave occasion,
- fut assurément très peu honorable: puisque, d'un seul mot,
- il pouvait terminer cette scandaleuse discussion, en se
- déclarant personnellement convaincu, comme il ne pouvait
- manquer de l'être, de la parfaite originalité de Leibnitz, la
- sienne n'étant pas d'ailleurs contestée: or, ce mot, pressé
- de le dire, il ne le prononça jamais, en évitant toutefois,
- par un silence trop prudent, qu'on pût lui reprocher
- formellement aucune articulation contraire. J'espère que
- cette juste improbation ne sera point attribuée à de vaines
- préventions nationales, dont je me suis montré, j'ose le
- dire, pleinement affranchi, comme l'ont noblement signalé
- les illustres critiques d'Édimbourg, dans leur bienveillant
- examen des deux premiers volumes de ce Traité, en juillet
- 1838: d'ailleurs, pour une controverse où la France était
- parfaitement désintéressée, il serait difficile, ce me
- semble, de soupçonner l'impartialité historique d'un Français
- jugeant, après plus d'un siècle, une discussion scientifique
- entre l'Angleterre et l'Allemagne.
-
-Quant au mouvement scientifique propre à cette troisième phase, sans
-pouvoir offrir une originalité aussi fondamentale que sous la phase
-précédente, il présente cependant une éminente portée, bien supérieure
-à celle du mouvement esthétique correspondant, et qui laissera toujours
-subsister des créations capitales, dues à des penseurs nullement
-inférieurs à leurs prédécesseurs, quoique appliqués à des difficultés
-d'une autre nature. En considérant d'abord, suivant notre hiérarchie,
-les sciences mathématiques, par lesquelles, en effet, s'établit
-le mieux la filiation des deux phases, on y doit distinguer deux
-principales séries de progrès: l'une, relative au principe newtonien,
-pour la construction graduelle de la mécanique céleste, et qui donne
-lieu naturellement à l'essor des diverses théories essentielles de
-la mécanique rationnelle; l'autre, d'ailleurs intimement liée à
-celle-ci, remonte à l'impulsion analytique de Leibnitz, émanée de la
-grande révolution cartésienne, et détermine l'admirable développement
-de l'analyse mathématique, ordinaire ou transcendante, tendant à
-généraliser et à coordonner toutes les conceptions géométriques et
-mécaniques. Dans la première série, Maclaurin, et surtout Clairaut,
-établissent d'abord, au sujet de la figure des planètes, la théorie
-générale de l'équilibre des fluides, pendant que Daniel Bernoulli
-construit suffisamment la théorie des marées; ensuite, d'Alembert
-et Euler, relativement à la précession des équinoxes, complètent la
-dynamique des solides, en constituant la difficile théorie du mouvement
-de rotation, en même temps que le premier fonde, d'après son immortel
-principe, le système analytique de l'hydrodynamique, déjà ébauchée par
-Daniel Bernoulli; enfin, Lagrange et Laplace complètent la théorie
-fondamentale des perturbations, avant que le premier se consacrât
-surtout aux éminens travaux de philosophie mathématique qui devaient
-le mieux caractériser son puissant génie, comme je l'indiquerai au
-chapitre suivant. La seconde série est essentiellement dominée par
-la grande figure d'Euler, dévouant sa longue vie et son infatigable
-activité à l'extension systématique de l'analyse mathématique, et
-à développer l'uniforme coordination que sa prépondérance devait
-introduire dans l'ensemble de la géométrie et de la mécanique, où
-jusque alors son intervention avait été secondaire ou passagère:
-succession à jamais mémorable de spéculations abstraites, où l'analyse
-développe enfin toute sa puissante fécondité, sans dégénérer en
-un dangereux verbiage, tendant à dissimuler, sous des formes trop
-respectées, une profonde stérilité mentale, ainsi qu'on l'a vu
-depuis très fréquemment, par suite de l'esprit antiphilosophique
-qui distingue aujourd'hui la plupart des géomètres. En considérant
-l'ensemble de ce double mouvement mathématique, on ne peut s'empêcher
-de noter comment l'Angleterre y trouva la juste punition de l'étroite
-nationalité scientifique qu'elle avait tenté de se constituer, suivant
-les deux exclusions connexes ci-dessus signalées: car, il en résulta
-directement que, même pour la première progression, les savans anglais
-ne purent prendre en général, sauf le seul Maclaurin, qu'une part très
-secondaire à l'élaboration systématique de la théorie newtonienne,
-dont le développement et la coordination analytique durent presque
-uniquement appartenir à la France, à l'Allemagne, et enfin à l'Italie,
-si dignement représentée par le grand Lagrange.
-
-L'ensemble de la physique proprement dite, ébauché, sous la phase
-précédente, surtout par la création des deux branches qui se
-rattachent à l'astronomie, c'est-à-dire la barologie et l'optique, se
-complète alors par l'élaboration scientifique de la thermologie et de
-l'électrologie, qui la lient directement à la chimie: la première
-branche, en effet, commence alors à se dégager du vain régime des
-entités chimériques et des fluides imaginaires, d'après la lumineuse
-découverte de Black sur les changemens d'état; la seconde, d'abord
-popularisée par les ingénieux travaux de Franklin, acquiert ensuite
-une certaine rationalité par les judicieuses recherches de Coulomb,
-avant d'avoir été altérée par l'abus de l'analyse mathématique.
-Quant à l'astronomie pure, réduite à la géométrie céleste, elle
-perd nécessairement la prépondérance fondamentale qu'elle avait
-dû conserver jusque alors, par suite de la systématisation de la
-mécanique céleste, tendant à suggérer à priori les principales lois
-relatives aux perturbations du mouvement elliptique: aussi, parmi
-beaucoup d'illustres observateurs, l'astronomie ne compte-t-elle alors
-qu'un seul homme d'un vrai génie, le grand Bradley, dont l'admirable
-élaboration sur l'aberration de la lumière constitue certainement le
-plus beau travail dont cette science puisse s'honorer depuis Kepler.
-
-Malgré le juste éclat de ces divers ordres de travaux scientifiques,
-on doit regarder, ce me semble, la création de la véritable chimie
-comme surtout destinée à caractériser cette phase avec plus
-d'originalité qu'aucune autre évolution quelconque. Jusque alors
-bornée à une mystérieuse accumulation de faits, dominée par les entités
-alchimiques, la chimie, vers le milieu de cette période, subit une
-transformation mémorable, quoique purement provisoire, qui me semble
-fort analogue à la préparation philosophique que l'hypothèse des
-tourbillons avait opérée, un siècle auparavant, pour la mécanique
-céleste: tel est l'office préliminaire, aujourd'hui trop méconnu,
-de la célèbre conception de Stahl, précédée de la tentative trop
-mécanique de Boërhaave, et déterminant une marche beaucoup plus
-rationnelle dans l'ensemble des recherches chimiques, surtout entre
-les mains de Bergmann et ensuite de Schéele. Préparée, sous cette
-influence transitoire, par les expériences capitales de Priestley
-et de Cavendish, l'élaboration décisive du grand Lavoisier vint
-enfin élever la chimie au rang des véritables sciences, d'après une
-théorie admirablement conçue, quoique une exploration plus étendue dût
-bientôt lui ravir un ascendant, dont l'éminente rationnalité n'est pas
-encore, à beaucoup près, dignement remplacée. Aussi intermédiaire, à
-divers égards, quant à la méthode que quant à la doctrine, entre la
-philosophie purement inorganique et la philosophie vraiment organique,
-cette nouvelle science vient heureusement compléter l'ensemble de
-l'étude fondamentale du monde extérieur par l'institution normale
-d'un ordre de spéculations physiques sur lequel l'esprit mathématique
-proprement dit ne peut réellement exercer aucun empire immédiat, si ce
-n'est à titre d'éducation: ce qui a heureusement érigé dès lors, même
-quant à la nature morte, un puissant abri contre l'imminente invasion
-d'un tel esprit, qui, après avoir nécessairement fondé la philosophie
-naturelle, tend, par une irrationnelle exagération, à en altérer
-radicalement l'essor ultérieur, jusqu'à ce que la construction finale
-d'une philosophie pleinement positive vienne directement contenir cette
-dangereuse intervention, en réduisant, autant que possible, l'esprit
-purement mathématique à sa vraie destination, comme je l'ai expliqué
-dans les trois premiers volumes de ce Traité.
-
-Quoique la grande science biologique n'ait pu recevoir que de nos
-jours sa vraie constitution rationnelle, encore si imparfaite et si
-chancelante, il importe de signaler, pendant cette troisième phase,
-l'admirable mouvement préparatoire dont elle devient alors l'objet,
-en résultat général des divers essais isolés propres aux deux phases
-précédentes. Les trois aspects essentiels, taxonomique, anatomique,
-et physiologique, dont la combinaison permanente caractérise
-ses spéculations fondamentales, y donnèrent lieu à d'éminentes
-élaborations indépendantes, essentiellement provisoires par cela même
-qu'elles n'étaient point dirigées d'après des principes communs, mais
-destinées à faire enfin dignement ressortir le véritable esprit de
-chacun d'eux: nettement dévoilé, pour le premier, par les admirables
-conceptions du grand Linné succédant aux heureuses inspirations
-de Bernard de Jussieu; quant au second, par la suite des analyses
-comparatives de Daubenton, ultérieurement rationnalisée suivant
-les vues générales de Vicq-d'Azyr; et enfin, pour le troisième,
-par l'exploration fondamentale de Haller, suivie de l'ingénieuse
-expérimentation de Spallanzani. Conjointement à cette triple
-préparation, le génie, éminemment synthétique et concret, de notre
-grand Buffon caractérisait avec énergie les principales relations
-encyclopédiques propres à la science des corps vivans, et faisait
-surtout sentir l'intime solidarité qui la distingue, en même temps
-que sa haute destination morale et sociale, spécialement signalée
-d'ailleurs par les utiles indications secondaires de Georges Leroy
-et de Charles Bonnet: toutefois, en relevant dignement la mémoire
-scientifique et philosophique de Buffon, que d'envieux détracteurs
-ont tenté de réduire au simple mérite littéraire, l'impartiale
-postérité n'oubliera jamais son aveugle obstination à méconnaître
-l'importance capitale des conceptions taxonomiques, dont les travaux
-de son illustre émule suédois pouvaient si bien lui manifester la
-vraie nature et l'indispensable destination. Au reste, rien de
-définitif, en philosophie biologique, ne pouvait encore sortir d'une
-époque où, non-seulement la hiérarchie animale n'était entrevue que
-d'une manière vague et empirique, mais où même la notion élémentaire
-de l'état vital restait radicalement confuse et incertaine, puisque,
-des deux élémens inséparables du dualisme fondamental qui le
-constitue, le plus caractéristique et le plus varié était alors
-totalement subordonné à l'autre, dont l'influence plus simple devait
-être mieux saisissable; ce qui donna lieu à tant d'irrationnelles
-exagérations sur la prépondérance absolue des milieux biologiques,
-comme si l'organisme était à la fois purement passif et indéfiniment
-modifiable: cette vicieuse tendance, si prononcée chez tous les
-penseurs du siècle dernier, conduisit spécialement Montesquieu à ses
-célèbres aberrations sur l'action sociale des climats. Néanmoins,
-il importait de signaler ici la première élaboration vraiment
-scientifique de la philosophie organique, qui, outre son extrême
-importance directe, est si heureusement destinée, de sa nature, à
-mettre enfin un terme indispensable à l'esprit de spécialité dispersive
-émané de la philosophie inorganique, dont le sujet inerte comporte
-une décomposition presque illimitée, tandis que l'étude de la vie
-pousse nécessairement à la régénération de l'esprit d'ensemble, par
-l'indivisible connexité de ses divers aspects, dont la division
-provisoire et artificielle ne peut longtemps dissimuler la nécessité
-finale de leur coordination nécessaire. Quoique l'imitation trop
-servile du régime logique propre aux sciences déjà formées, ait dû
-d'abord engager naturellement les diverses spéculations biologiques
-dans une marche trop peu conforme à leurs vraies conditions
-caractéristiques, il n'est pas douteux cependant que leur développement
-ultérieur devait finir par dévoiler spontanément une obligation aussi
-fondamentale, de manière à modifier convenablement le mode primitif,
-comme on commence à l'apercevoir aujourd'hui, sans que toutefois une
-transformation aussi contraire à la prépondérance actuelle de la
-philosophie inorganique puisse être suffisamment réalisée autrement que
-sous l'ascendant général de la vraie philosophie positive, dont j'ai
-osé, le premier, entreprendre enfin la construction directe, d'après
-l'ensemble des différens matériaux antérieurs.
-
-En appréciant, au cinquante-troisième chapitre, la première apparition
-du véritable génie scientifique, à la fois spéculatif et abstrait, par
-les spéculations mathématiques des Grecs, j'ai convenablement expliqué
-pourquoi il avait dû être d'abord éminemment spécial, comme surgissant
-dans un milieu, philosophique et social, profondément hétérogène à sa
-nature, laquelle n'aurait pu recevoir son développement caractéristique
-sans l'indispensable isolement continu des contemplations devenues
-positives envers toutes celles qui restaient théologiques ou même
-métaphysiques. Or, les diverses branches fondamentales de la
-philosophie naturelle n'ayant pu passer simultanément à l'état positif,
-et leur essor initial ayant dû s'opérer, à de longs intervalles,
-suivant la loi hiérarchique établie au début de ce Traité, il est
-clair que cette même nécessité primitive devait toujours subsister,
-quoique avec une intensité décroissante, jusqu'à ce que tous les
-aspects élémentaires eussent ainsi été successivement assujettis à une
-positivité rationnelle, ce qui n'existe point encore envers les études
-sociales, excepté dans cet ouvrage. L'esprit de spécialité, devenu
-de plus en plus dispersif à mesure que la philosophie inorganique
-s'était décomposée, restait donc en suffisante harmonie avec les
-principaux besoins de l'évolution mentale sous la phase que nous
-achevons d'apprécier: toutefois, son office, évidemment provisoire,
-était déjà très voisin de son entier accomplissement; et son influence,
-qui, d'après l'anarchie philosophique, s'exagérait à l'instant où
-elle aurait dû décroître, commençait alors à devenir dangereuse,
-suivant l'explication précédente, en tendant à imprimer à la culture
-naissante de la philosophie organique une impulsion trop exclusivement
-analytique, contraire à sa nature et à sa destination. Néanmoins,
-ces aberrations, seulement imminentes, ne pouvaient se développer
-que plus tard, et ne produisaient encore que des inconvéniens
-secondaires; en sorte que cette époque peut être envisagée comme le
-plus bel âge de l'esprit de spécialité scientifique, personnifié par
-la constitution des académies, dont les membres n'étaient point alors
-parvenus à oublier entièrement la conception fondamentale de Bacon et
-de Descartes, où l'analyse spéciale n'était envisagée que comme une
-préparation nécessaire à une synthèse générale, toujours présente aux
-savans de la seconde phase, quelque lointaine que dût leur sembler
-sa réalisation ultérieure. La tendance dispersive des travaux de
-détail fut, à cette époque, très heureusement contenue par l'active
-impulsion générale qui déterminait spontanément les savans, comme les
-artistes, et d'une manière même plus efficace quoique moins explicite,
-à seconder le grand ébranlement philosophique propre au siècle dernier,
-et dont la direction anti-théologique devait tant sympathiser avec
-l'instinct scientifique: j'ai assez expliqué la puissante consistance
-mentale que cette indispensable opération révolutionnaire dut recevoir
-d'une telle assistance permanente, hautement caractérisée surtout
-chez l'éminent géomètre qui fut l'un des chefs principaux de cette
-élaboration dissolvante. Malgré sa nature purement négative, qui la
-rendait assurément peu susceptible de constituer aucune liaison solide,
-l'influence provisoire de cette philosophie, en vertu de sa seule
-généralité, quelque imparfaite qu'elle dût être, servit réellement, à
-cette époque, à empêcher l'esprit scientifique de perdre totalement de
-vue les considérations d'ensemble, qu'on affectait, au contraire, de
-reproduire sans cesse, d'après des aperçus plus ou moins superficiels.
-Par cette réaction temporaire, où cette philosophie transitoire rendait
-à la science l'équivalent des services qu'elle en recevait, les savans
-trouvèrent alors, comme les artistes, outre une immédiate destination
-sociale, qui les incorporait davantage au mouvement universel, une
-sorte de supplément momentané à l'absence de toute vraie direction
-systématique; tandis que, de nos jours, l'irrationnelle prolongation
-de cette situation mentale, maintenant trop arriérée, n'aboutit, au
-contraire, chez les uns et les autres, qu'à justifier ordinairement
-leur déplorable aversion de toute idée générale.
-
-Après avoir suffisamment caractérisé l'ensemble du développement
-scientifique depuis le moyen-âge, il ne nous reste plus maintenant,
-pour compléter enfin notre indispensable appréciation de la progression
-moderne, qu'à y considérer sommairement le mouvement élémentaire de
-recomposition sous un quatrième et dernier aspect général, quant à
-l'évolution philosophique proprement dite, en tant que provisoirement
-distincte de l'évolution purement scientifique correspondante,
-jusqu'à ce que l'esprit scientifique et l'esprit philosophique,
-essentiellement identiques au fond, aient acquis, l'un la généralité,
-l'autre la positivité, qui leur manquent encore. Mais, malgré la
-nécessité historique de cette distinction transitoire, il est clair
-que notre appréciation de la progression scientifique doit nous
-permettre d'abréger beaucoup celle de la progression philosophique,
-dont les diverses phases ont toujours été déterminées par celles
-de la première, à partir de la division fondamentale, organisée
-dans les écoles grecques, entre la philosophie naturelle devenue
-métaphysique, et la philosophie morale restée théologique, comme je
-l'ai tant expliqué. En outre, d'après la fusion provisoire opérée
-entre ces deux philosophies, sous l'ascendant métaphysique de la
-scolastique proprement dite, pendant la dernière période du moyen-âge,
-nous avons reconnu que l'esprit scientifique et ce nouvel esprit
-philosophique étaient restés essentiellement unis jusqu'à la fin de
-la première partie de l'évolution moderne: en sorte que nous n'avons
-plus réellement à considérer le mouvement philosophique que sous les
-deux autres phases, où il s'est de plus en plus isolé du mouvement
-scientifique, jusqu'à ce que celui-ci ait rempli les conditions qui
-doivent lui procurer une entière suprématie, par une convenable
-prépondérance prochaine de l'esprit d'ensemble sur l'esprit de détail,
-tous deux enfin devenus également positifs. Néanmoins, pour que cette
-appréciation puisse être suffisamment caractéristique, il faut d'abord
-revenir brièvement sur ce point de départ, dont l'importance historique
-est encore trop peu comprise, afin de mieux déterminer la vraie nature
-de cette philosophie transitoire que, dans le cours des trois derniers
-siècles, la science devait toujours tendre à annuler graduellement.
-
-La grande transaction scolastique avait réalisé autant que possible, le
-triomphe social de l'esprit métaphysique, dont la profonde impuissance
-organique s'est trouvée ainsi dissimulée, pendant quelques siècles,
-d'après son intime incorporation à l'ensemble de la constitution
-catholique, laquelle, par ses éminentes propriétés politiques, lui
-rendit certes un large équivalent de l'assistance mentale qu'elle en
-reçut provisoirement. Dès lors, en effet, la philosophie métaphysique,
-toujours bornée auparavant à l'étude du monde inorganique, compléta son
-domaine fondamental, en étendant aussi ses entités caractéristiques
-à l'homme moral et social; ce qui produisit, comme je l'ai noté, un
-état, très précaire mais fort remarquable, d'apparente homogénéité
-intellectuelle, qui n'avait jamais pu exister encore depuis le partage
-primordial opéré sous la première décadence du polythéisme. En
-acceptant ainsi le dangereux secours de la raison, la foi monothéique
-commençait à se dénaturer d'une manière irrévocable, aussitôt que,
-cessant de reposer exclusivement sur la spontanéité universelle,
-liée à une révélation directe et continue, elle subit la protection
-des démonstrations, nécessairement susceptibles de controverse
-permanente et même de réfutation ultérieure, qui composaient la
-doctrine nouvelle que, par une étrange incohérence, on qualifiait déjà
-de théologie naturelle. Cette dénomination historique caractérise
-très heureusement la conciliation passagère qu'on avait ainsi tenté
-d'organiser entre la raison et la foi, et qui ne pouvait réellement
-aboutir qu'à l'absorption totale de la seconde sous la première:
-car, elle représente le dualisme contradictoire alors établi entre
-l'ancienne notion de Dieu et la nouvelle entité de la Nature, centres
-respectifs des deux philosophies théologique et métaphysique.
-L'imminent antagonisme de ces deux conceptions générales semblait alors
-devoir être suffisamment contenu par le principe fondamental qui, sous
-l'influence inaperçue de l'instinct positif, les subordonnait l'une et
-l'autre à la nouvelle hypothèse d'un Dieu créateur primordial de lois
-invariables, qu'il s'était aussitôt interdit de jamais changer, et dont
-l'application spéciale et continue était irrévocablement confiée à la
-Nature; ce qui constitue assurément une fiction fort analogue à celle
-des publicistes actuels sur la royauté constitutionnelle. Cette étrange
-combinaison, où l'on tentait de concilier le principe théologique avec
-le principe positif, porte l'empreinte caractéristique de l'esprit
-métaphysique qui l'avait élaborée, et qui s'y était évidemment ménagé
-la plus belle part, en faisant désormais de la Nature l'objet des
-contemplations et même des adorations journalières, sauf la stérile
-vénération réservée à la majestueuse inertie de la divinité suprême,
-solennellement réduite à une vague intervention initiale, où la pensée
-devait de moins en moins remonter. Jamais le bon sens vulgaire n'a
-pu réellement admettre ces subtilités doctorales, qui neutralisaient
-radicalement toutes les idées de volonté arbitraire et d'action
-permanente, sans lesquelles les croyances théologiques ne sauraient
-conserver leur véritable caractère fondamental: aussi doit-on peu
-s'étonner que l'instinct populaire poursuivît alors tant de docteurs
-de l'accusation d'athéisme; puisque la doctrine transitoire, ainsi
-qualifiée ultérieurement, n'a pu consister au fond qu'à pousser jusqu'à
-l'entière intronisation de la Nature cette première restriction
-scolastique de la conception monothéique, comme je l'ai expliqué au
-chapitre précédent. Suivant une inversion vraiment décisive, témoignage
-direct de l'irrévocable décadence de toute théologie, ce que d'abord
-la raison publique jugeait impie, semble constituer maintenant la
-disposition la plus religieuse, qu'on s'épuise vainement à produire
-par de nombreuses démonstrations, où j'ai montré l'une des principales
-causes historiques de la dissolution mentale du monothéisme. On voit
-donc que le compromis scolastique n'avait effectivement constitué
-qu'une situation profondément contradictoire, dont la stabilité était
-impossible, quoique son influence, d'ailleurs inévitable, ait été
-longtemps indispensable au développement fondamental de l'évolution
-scientifique, selon nos explications antérieures.
-
-Aucune discussion spéciale ne peut mieux caractériser cette tendance
-générale que la grande controverse scolastique entre les réalistes
-et les nominalistes, si activement prolongée sous la première phase
-moderne, et dont l'ensemble marque très nettement la haute supériorité
-de la métaphysique du moyen-âge sur celle de l'antiquité, où l'action
-naissante de l'esprit positif était nécessairement beaucoup moindre.
-La marche progressive de ce long débat mesure en effet, avec beaucoup
-d'exactitude, l'accroissement continu de l'influence philosophique
-propre à l'évolution scientifique, dont l'essor graduel devait
-spontanément déterminer l'ascendant croissant du nominalisme sur le
-réalisme: car, sous ces formes qui semblent aujourd'hui si vaines,
-commençait alors secrètement la lutte inévitable de l'esprit positif
-contre l'esprit métaphysique, dont le principal caractère consiste
-directement à personnifier des abstractions qui ne sauraient avoir,
-hors de notre intelligence, qu'une simple existence nominale. Jamais
-les écoles grecques n'avaient, assurément, pu offrir une contestation
-aussi élevée, ni surtout aussi décisive, soit pour ruiner enfin le
-régime des entités, soit même pour faire déjà soupçonner la nature
-éminemment relative de la vraie philosophie. Quoi qu'il en soit, il
-reste évident que l'esprit métaphysique et l'esprit positif, presque
-aussitôt après leur triomphe combiné sur l'esprit monothéique, dernière
-modification possible de l'esprit religieux, commençaient ainsi à
-tendre vers une irrévocable séparation, qui ne pouvait aboutir qu'à
-l'entier ascendant du second sur le premier.
-
-Pendant la première phase de l'évolution moderne, nous avons vu, d'un
-côté, la métaphysique occupée surtout de seconder par son action
-critique l'heureuse insurrection du pouvoir temporel contre la
-constitution catholique, tandis que, de son côté, la science naissante
-se livrait principalement à l'accumulation préalable des diverses
-observations, sous les inspirations astrologiques et alchimiques: en
-sorte que, malgré leur divergence croissante, aucun grave conflit
-ne pouvait directement surgir entre elles. Mais il n'en devait plus
-être ainsi quand, sous la seconde phase, l'ébranlement protestant
-eut mis, même chez les peuples restés nominalement catholiques, la
-philosophie métaphysique en possession presque exclusive, ou du moins
-prépondérante, de l'autorité spirituelle qu'elle avait toujours
-convoitée; en même temps que l'esprit scientifique commençait à
-manifester son vrai caractère fondamental, par la convergence graduelle
-de son élaboration spontanée vers des découvertes décisives, pleinement
-incompatibles avec l'ensemble de l'ancienne philosophie, aussi bien
-métaphysique que théologique. On voit par là comment l'admirable
-mouvement astronomique du XVIe siècle dût nécessairement
-y conduire enfin la science à une opposition directe envers la
-métaphysique, succédant partout, sous des formes diverses mais
-équivalentes, à la théologie proprement dite, dont elle tendait dès
-lors à reconstruire, à son profit, l'antique domination, à la fois
-mentale et sociale. Par la nature même d'un tel antagonisme, il devait
-d'abord être gravement défavorable à la science, comme le prouvent
-alors tant de tristes exemples, analogues à ceux de Cardan, de Ramus,
-etc. Mais l'évolution logique proprement dite est celle de toutes qui
-peut le moins être efficacement contenue, soit parce que la portée
-n'en peut être ordinairement comprise que lorsque son essor est assez
-développé pour surmonter spontanément tous les obstacles, soit en vertu
-de l'assistance involontaire qu'elle doit naturellement trouver chez
-ceux-là même qui prétendent lui opposer des entraves systématiques.
-C'est pourquoi la persévérance, d'ailleurs mutuellement inévitable,
-de ce conflit décisif, y détermina nécessairement, dans le premier
-tiers du XVIIe siècle, l'irrévocable décadence du régime des
-entités, dès lors accomplie envers les phénomènes généraux du monde
-extérieur, et par suite plus ou moins imminente relativement à tous les
-autres, à mesure qu'ils deviendraient suffisamment accessibles à la
-positivité rationnelle.
-
-Tous les élémens principaux de la république européenne, sauf la seule
-Espagne, alors engourdie par la politique rétrograde, prirent une
-part capitale à cet immense débat, qui constituait enfin la première
-apparition caractéristique de la philosophie définitive, et qui, par
-suite, devait exercer une influence fondamentale sur l'ensemble des
-destinées ultérieures de l'humanité. L'Allemagne avait doublement
-déterminé, au siècle précédent, cette crise décisive, soit par
-l'ébranlement protestant, soit surtout par les belles découvertes
-astronomiques de Copernic, de Tycho-Brahé, et enfin du grand Kepler:
-mais, absorbée par les luttes religieuses, elle n'y put activement
-concourir. Au contraire, l'Angleterre, l'Italie et la France fournirent
-chacune à cette noble élaboration un éminent coopérateur, en y faisant
-participer trois immortels philosophes, dont les génies très divers
-y étaient également indispensables, Bacon, Galilée et Descartes,
-que la plus lointaine postérité proclamera toujours les premiers
-fondateurs immédiats de la philosophie positive; puisque chacun d'eux
-en a déjà dignement senti le vrai caractère, suffisamment compris les
-conditions nécessaires, et convenablement prévu l'ascendant final.
-Comme l'action de Galilée, inséparable de ses admirables découvertes,
-appartient essentiellement à l'évolution scientifique proprement dite,
-il serait superflu de revenir maintenant sur cette belle série de
-travaux qui, tandis qu'on définissait ailleurs, par une discussion
-directe, l'esprit général de la nouvelle manière de philosopher, se
-bornait à la caractériser activement, par une extension décisive,
-sans laquelle les préceptes abstraits eussent été trop vaguement
-appréciables. Quant aux travaux directement philosophiques de Bacon
-et de Descartes, également dirigés contre l'ancienne philosophie, et
-pareillement destinés à constituer la nouvelle, leurs différences
-essentielles présentent à la fois une remarquable harmonie, soit avec
-la nature propre de chaque philosophe, soit avec celle du milieu social
-correspondant. Chacun d'eux établit, sans doute, avec une irrésistible
-énergie, la nécessité d'abandonner irrévocablement l'ancien régime
-mental; tous deux s'accordent spontanément à faire nettement
-ressortir les attributs élémentaires du régime nouveau; enfin, tous
-deux proclament hautement la destination purement provisoire de
-l'analyse spéciale qu'ils prescrivent impérieusement, mais dont ils
-signalent déjà l'indispensable tendance ultérieure vers une synthèse
-générale, aujourd'hui si déplorablement oubliée, à l'époque même que
-la marche nécessaire de l'évolution humaine assigne si clairement
-à son élaboration directe. Malgré cette conformité fondamentale,
-l'indispensable concours philosophique de Bacon et de Descartes ne
-pouvait nullement dissimuler l'extrême diversité que l'organisation,
-l'éducation, et la situation avaient nécessairement établie entre eux.
-D'une nature plus active, mais moins rationnelle, et, à tous égards,
-moins éminente, préparé par une éducation vague et incohérente, soumis
-ensuite à l'influence permanente d'un milieu essentiellement pratique,
-où la spéculation était étroitement subordonnée à l'application, Bacon
-n'a qu'imparfaitement caractérisé le véritable esprit scientifique,
-qui, dans ses préceptes, flotte si souvent entre l'empirisme et la
-métaphysique, surtout envers l'étude du monde extérieur, base immuable
-de toute la philosophie naturelle; tandis que Descartes, aussi grand
-géomètre que profond philosophe, appréciant la positivité à sa vraie
-source initiale, en pose avec bien plus de fermeté et de précision
-les conditions essentielles, dans cet admirable discours où, en
-retraçant naïvement son évolution individuelle, il décrit, à son insu,
-la marche générale de la raison humaine; cette appréciation concise
-sera toujours relue avec fruit, même après que la diffuse élaboration
-de Bacon n'offrira plus qu'un simple intérêt historique. Mais, sous
-un autre aspect fondamental, quant à l'étude de l'homme et de la
-société, Bacon présente, à son tour, une incontestable supériorité
-sur Descartes, qui, en constituant, aussi bien que l'époque le
-comportait, la philosophie inorganique, semble abandonner indéfiniment
-à l'ancienne méthode le domaine moral et social; pendant que Bacon a
-surtout en vue l'indispensable rénovation de cette seconde moitié du
-système philosophique, qu'il ose même concevoir déjà comme finalement
-destinée à la régénération totale de l'humanité: différence qu'il faut
-attribuer, soit à la diversité de leurs génies, l'un plus sensible à la
-rationnalité, l'autre à l'utilité, soit à ce que la position du premier
-devait lui faire mieux apprécier qu'au second l'état radicalement
-révolutionnaire de l'Europe moderne; double distinction alors
-correspondante à celle entre le catholicisme et le protestantisme.
-On doit toutefois noter, à ce sujet, que l'école cartésienne a
-spontanément tendu à corriger les imperfections de son chef, dont la
-métaphysique n'a certainement jamais obtenu, en France, l'ascendant
-qu'y prenait sa théorie corpusculaire; au lieu que l'école baconienne
-a bientôt tendu, en Angleterre, et même ailleurs, à restreindre
-les hautes inspirations sociales de son fondateur, pour exagérer,
-au contraire, ses inconvéniens abstraits, en laissant trop souvent
-dégénérer l'esprit d'observation en une sorte de stérile empirisme,
-trop aisément accessible à une patiente médiocrité. Aussi, quand les
-savans actuels veulent donner une certaine apparence philosophique au
-déplorable esprit de spécialité exclusive qui domine parmi eux, on peut
-remarquer qu'ils affectent partout de s'appuyer sur Bacon, et non sur
-Descartes, dont ils ont déprécié même la mémoire scientifique; quoique
-les préceptes du premier ne soient cependant pas moins contraires, au
-fond que les conceptions du second à cette irrationnelle disposition,
-directement opposée au but commun que ces deux grands philosophes ont
-également proclamé.
-
-Quelle que fût, dans l'évolution générale de l'humanité, l'importance
-vraiment fondamentale de ces deux élaborations convergentes, il est
-néanmoins évident que, ni séparées, ni même réunies, elles ne pouvaient
-aucunement suffire, soit pour la doctrine, soit seulement pour la
-méthode, à constituer réellement la philosophie positive, dont le
-véritable esprit ne pouvait alors être suffisamment caractérisé que
-par les études géométriques ou astronomiques, et commençait à peine à
-s'étendre aussi aux plus simples théories de la physique proprement
-dite, sans même embrasser déjà l'ensemble élémentaire de la science
-inorganique, puisque la chimie n'y devait être convenablement assujétie
-que vers la fin de la phase suivante. On comprend surtout combien
-l'avénement, encore moins préparé, de la science biologique était,
-à cet égard, profondément indispensable, comme seul apte à faire
-dignement apprécier la nouvelle manière de philosopher sous les aspects
-les plus nécessaires à son extension finale aux conceptions morales
-et sociales, suivant le noble but indiqué par Bacon. Cette grande
-impulsion ne pouvait donc que signaler suffisamment l'introduction
-décisive d'une philosophie nouvelle, montrer vaguement le terme général
-de son essor initial, et faire imparfaitement pressentir les conditions
-principales de sa préparation graduelle pendant les deux siècles qui
-devaient précéder son élaboration d'ensemble: ni l'un ni l'autre des
-deux illustres fondateurs n'avait alors en vue qu'un développement
-provisoire, destiné à rendre successivement positifs tous les divers
-élémens essentiels des spéculations humaines, afin de permettre
-ultérieurement une systématisation définitive, dont aucun d'eux ne
-supposait réellement la possibilité immédiate, quelque confusément
-qu'il en dût concevoir la nature et la destination. La situation
-fondamentale de l'esprit humain restait donc encore nécessairement
-transitoire, jusqu'à l'évolution décisive de la science chimique,
-et surtout de la science biologique. Pour tout cet intervalle, il
-n'y avait vraiment lieu qu'à modifier, par un dernier amendement
-général, le partage primordial organisé par Aristote et Platon entre
-la philosophie naturelle et la philosophie morale, en faisant avancer
-chacune d'elles d'une phase dans le développement élémentaire dont la
-loi sert de base à tout ce Traité, mais en continuant à laisser entre
-elles une divergence non moins radicale, et même bien plus prononcée;
-puisque la première, désormais passée à l'état positif, devait être
-beaucoup plus contradictoire envers la seconde, devenue purement
-métaphysique, que lorsque celle-ci était théologique et l'autre
-métaphysique, comme à l'origine de cette indispensable séparation
-provisoire: ce qui devait faire aisément prévoir le peu de durée d'une
-transaction aussi incohérente, malgré sa nécessité actuelle. Descartes,
-appréciant une telle situation avec plus de profondeur et de netteté
-que son illustre collègue, entreprit directement de régulariser
-cette nouvelle répartition, où il étendit le domaine positif autant
-qu'on pouvait l'oser alors, en y faisant rentrer jusqu'à l'étude
-intellectuelle et morale des animaux, d'après sa célèbre hypothèse
-d'automatisme, dont j'ai spécialement indiqué, au quarante-cinquième
-chapitre, l'office momentané, sans en dissimuler l'inévitable danger;
-il ne laissa à la métaphysique que le seul domaine qui ne pût encore
-lui être ôté, en la réduisant à l'étude isolée de l'homme moral et
-de la société. Mais, en coordonnant ces attributions extrêmes de
-l'ancienne philosophie, son génie éminemment systématique l'emporta
-à leur donner trop d'importance, en tentant de leur imprimer une
-rationnalité plus consistante qu'il ne convenait à la dernière fonction
-provisoire d'une doctrine prête à s'éteindre sous la prochaine
-extension simultanée de l'évolution scientifique et de l'ébranlement
-révolutionnaire: aussi cette seconde partie de son élaboration
-philosophique, beaucoup moins en harmonie avec l'état fondamental
-des esprits, n'eut-elle point, à beaucoup près, surtout en France,
-l'éclatant succès de la première, même quand Malebranche s'en fut
-exclusivement emparé. Quant à Bacon, qui n'avait en vue aucun partage
-méthodique, et qui, au contraire, poursuivait surtout la régénération
-des études morales et sociales, il était spontanément préservé de
-toute semblable déviation: mais cependant la haute impossibilité,
-bientôt constatée, de rendre déjà positives ces deux parties extrêmes
-du système philosophique, dut nécessairement conduire son école à
-reconnaître également, d'une manière plus ou moins explicite, le
-besoin provisoire de la répartition établie, ou plutôt modifiée, par
-Descartes, en évitant ainsi toutefois de lui attribuer, en général, une
-aussi vicieuse consistance. La recherche prématurée d'une unité encore
-impossible ne pouvait alors aboutir certainement qu'à tout replacer
-sous l'uniforme domination d'une métaphysique plus ou moins prononcée,
-comme le montrèrent avec tant d'évidence, à la fin de cette phase, ou
-au commencement de la suivante, les vains efforts, presque simultanés,
-de Malebranche et de Leibnitz, pour établir une entière coordination
-philosophique, l'un d'après sa fameuse prémotion physique, l'autre
-par sa célèbre conception des monades. Quoique la seconde tentative
-fût d'ailleurs beaucoup plus progressive que l'autre, en tant que
-fondée sur un principe beaucoup moins théologique, toutes deux furent
-cependant également impuissantes à dissoudre réellement la répartition
-fondamentale, quelque contradictoire, et par suite provisoire qu'elle
-dût justement sembler déjà: ce qui peut faire spécialement sentir
-combien devait être profonde une telle nécessité transitoire, contre
-laquelle a ainsi échoué l'énergique génie du grand Leibnitz.
-
-Tel était donc le premier résultat général de la haute impulsion
-philosophique imprimée par Bacon et par Descartes, sous l'influence
-spontanée de l'évolution scientifique: l'esprit positif, ayant enfin
-conquis son émancipation partielle, devenait seul maître de la
-philosophie naturelle proprement dite; l'esprit métaphysique, dès lors
-essentiellement isolé, exerçait sur la philosophie morale sa vaine
-domination provisoire, dont le terme naturel était déjà appréciable:
-par là s'est trouvée irrévocablement dissoute la systématisation
-passagère qu'avait établie, à la fin du moyen-âge, l'uniforme
-assujettissement des diverses conceptions humaines au pur régime des
-entités. Dès ce moment, il n'a pu réellement exister aucune philosophie
-quelconque, jusqu'à la tentative directe que j'ai entreprise dans
-cet ouvrage pour l'organisation totale de la philosophie positive,
-dont tous les élémens principaux m'ont paru assez élaborés désormais
-pour que sa construction finale devînt possible, d'après l'extrême
-extension que je m'efforce de lui donner, en y faisant rentrer les
-études sociales, comme Gall y a suffisamment ramené les études
-morales: et, si j'échoue, l'interrègne philosophique se prolongera
-nécessairement jusqu'à une plus heureuse élaboration ultérieure.
-Car, pendant tout cet intervalle d'environ deux siècles, l'esprit
-d'ensemble, qui doit essentiellement caractériser toute philosophie
-digne de ce nom, quelles qu'en soient la nature et la destination,
-n'a pu véritablement se trouver nulle part; pas plus chez ceux qui,
-continuant à s'appeler philosophes, entreprenaient désormais la vaine
-appréciation directe des phénomènes les plus spéciaux et les plus
-compliqués, sans la fonder sur celle des phénomènes les plus simples
-et les plus généraux, que chez les savans eux-mêmes qui, faisant
-ouvertement profession d'une spécialité alors indispensable, devaient
-borner leurs recherches préparatoires à l'analyse partielle d'un seul
-ordre de phénomènes. Par suite d'un tel isolement, la métaphysique a
-dû perdre rapidement le crédit universel qu'elle avait jusque alors
-conservé, et qui tenait essentiellement à son intime solidarité
-antérieure avec l'évolution scientifique, depuis la séparation grecque
-entre le domaine métaphysique et le domaine théologique. En même
-temps, les plus éminens penseurs s'étant naturellement tournés vers
-les sciences, sauf un très petit nombre d'immortelles exceptions, la
-philosophie proprement dite, qui, au fond, cessait ainsi d'exiger
-de graves études préparatoires, dès lors sans consistance mentale
-entre la science et la théologie, a dû bientôt tomber aux mains des
-simples littérateurs, qui, en l'appliquant à la démolition radicale
-de l'ancienne organisation spirituelle, lui ont heureusement procuré,
-sous la troisième phase, une destination sociale susceptible de
-dissimuler momentanément sa profonde caducité intrinsèque, comme je
-l'ai suffisamment expliqué. Quant à son activité propre et directe,
-elle s'est dès lors nécessairement consumée, comme aujourd'hui, en
-une vaine et fastidieuse reproduction des principales aberrations,
-soit intellectuelles, soit politiques, qui avaient agité les anciennes
-écoles grecques, les unes plus théologiques, les autres plus
-ontologiques, mais toutes presque également vicieuses, et surtout
-pareillement ambitieuses de la chimérique théocratie métaphysique que
-j'ai suffisamment appréciée, et dont on vit alors, par suite d'une
-semblable direction mentale, se renouveler, chez la plupart de ces
-philosophes incomplets, l'espoir plus ou moins explicite. Les deux
-cas ont même dû offrir cette grave différence que les controverses
-antiques avaient naturellement abouti à la systématisation monothéique,
-dont l'importance, surtout sociale, était assurément fondamentale,
-quoique purement transitoire; tandis que ces discussions modernes
-n'étaient réellement susceptibles d'aucune issue et ne pouvaient
-servir qu'à empêcher que les élaborations partielles dont l'humanité
-était alors justement préoccupée n'y fissent perdre totalement le
-souvenir de l'esprit d'ensemble, qu'il faut, à tout prix, toujours
-maintenir sous une forme quelconque, même seulement spécieuse, afin
-de conserver l'indispensable continuité de l'évolution générale.
-Il serait donc superflu d'examiner ici les principales différences
-européennes d'un mouvement métaphysique partout devenu désormais
-essentiellement étranger à la marche nécessaire du développement
-humain. Chacun sait d'ailleurs que ces différences ont surtout
-consisté dans les diverses manières d'envisager l'essor abstrait de
-notre entendement, où les uns ont seulement apprécié les conditions
-extérieures, tandis que les autres en établissaient exclusivement les
-conditions intérieures: ce qui a constitué deux systèmes, ou plutôt
-deux modes, également irrationnels et chimériques, par cela même
-qu'ils séparaient les deux notions de milieu et d'organisme, dont la
-combinaison permanente constitue la base indispensable de toute saine
-spéculation biologique, aussi bien envers les phénomènes intellectuels
-et moraux que relativement à tous les autres, comme je l'ai pleinement
-démontré aux quarantième et quarante-cinquième chapitres: cette
-vaine séparation n'était, au reste, qu'une inexcusable reproduction
-de l'antique rivalité qui avait divisé jadis les écoles opposées
-d'Aristote et de Platon, et que la scolastique avait, au moyen-âge,
-heureusement suspendue. Toutefois, il est juste de noter que le premier
-ordre d'aberrations était, par sa nature, moins écarté que le second
-de la marche vraiment normale, puisque, dans l'étude préparatoire de
-tout sujet biologique, l'influence du milieu devait naturellement
-être appréciée avant celle de l'organisme, suivant la tendance
-constante de la véritable philosophie, passant toujours du monde à
-l'homme, afin de procéder sans cesse du plus simple au plus complexe:
-j'ai ci-dessus remarqué, en effet, que cette vicieuse disposition à
-s'occuper presque exclusivement des influences extérieures s'étendait
-alors à toutes les études physiologiques, sans exception des moins
-difficiles; ce qui doit historiquement atténuer les torts primitifs
-d'une telle métaphysique, en indiquant, malgré la gravité de ses
-dangers ultérieurs, qu'elle était alors moins éloignée que sa rivale
-de la vraie direction positive. Quant à la répartition européenne
-de ces deux ordres d'erreurs, elle me semble avoir dû finalement
-correspondre, en général, à la division entre le catholicisme et le
-protestantisme, d'après les motifs essentiels qui nous ont expliqué, au
-chapitre précédent, la destination naturelle des pays catholiques, et
-surtout de la France, à devenir, sous la troisième phase, le principal
-siége de l'élaboration négative, dirigée par un esprit métaphysique
-nécessairement plus critique et dès lors plus rapproché de l'esprit
-positif; tandis que, chez les populations protestantes, l'esprit
-métaphysique, désormais profondément incorporé au gouvernement, avait
-dû remonter davantage vers l'état purement théologique, et, par suite,
-procéder, au contraire, plus explicitement de l'homme au monde, en
-considérant surtout, dans l'essor mental, les conditions intérieures,
-quelque vicieuse que dût être d'ailleurs cette étude, ainsi séparée de
-toute notion réelle de l'organisme humain. Ces tendances respectives à
-l'aristotélisme ou au platonisme avaient dû toutefois être précédées,
-en Angleterre, d'une mémorable exception, que j'ai déjà suffisamment
-appréciée, relativement à l'école passagère de Hobbes, suivi de Locke,
-laquelle, sous l'impulsion baconienne pour la régénération directe des
-études morales et sociales, avait dû entreprendre d'abord une critique
-radicale, et par conséquent aristotélique, dont le développement, et
-surtout la propagation, devaient ensuite s'opérer ailleurs.
-
-Avant de quitter cette seconde phase, aussi décisive pour l'évolution
-philosophique que pour l'évolution scientifique, j'y dois sommairement
-signaler les premiers germes essentiels de la rénovation finale de
-la philosophie politique, que Hobbes et Bossuet me semblent avoir
-directement préparée, vers la fin de cette mémorable période, dont
-le début avait été marqué, sous ce rapport, par quelques heureux
-essais partiels de Machiavel, afin de rattacher à des causes purement
-naturelles l'explication de certains phénomènes politiques, quoique
-son énergique sagacité ait été essentiellement neutralisée par une
-appréciation radicalement vicieuse de la sociabilité moderne, qu'il ne
-put jamais distinguer suffisamment de l'ancienne. La célèbre conception
-politique de Hobbes sur l'état de guerre primordial et sur le prétendu
-règne de la force, a presque toujours été gravement méconnue jusqu'ici,
-d'après les injustes antipathies indiquées au chapitre précédent; mais,
-en l'étudiant d'une manière convenablement approfondie, on sentira
-que, eu égard aux temps, elle a constitué, sous l'obscurité des formes
-métaphysiques, un puissant aperçu primordial, à la fois statique et
-dynamique, de la prépondérance fondamentale des influences temporelles
-dans l'ensemble permanent des conditions sociales inhérentes à
-l'imparfaite nature de l'humanité; et, en second lieu, de l'état
-nécessairement militaire des sociétés primitives. En se rappelant
-l'active consécration contemporaine des fictions métaphysiques sur
-l'état de nature et le contrat social, on sentira, j'espère, l'éminente
-valeur de ce double aperçu, qui déjà tendait à introduire énergiquement
-la réalité au milieu de ces hypothèses fantastiques. Quant à la
-participation de notre grand Bossuet à cette préparation initiale de la
-saine philosophie politique, elle est plus évidente et moins contestée,
-surtout d'après son admirable élaboration historique, où, pour la
-première fois, l'esprit humain tentait de concevoir les phénomènes
-politiques comme réellement assujettis, soit dans leur coexistence,
-soit dans leur succession, à certaines lois invariables, dont l'usage
-rationnel pût permettre, à divers égards, de les déterminer les uns
-par les autres. Malgré que l'inévitable prépondérance du principe
-théologique ait dû profondément altérer une conception aussi avancée,
-elle n'a pu dissimuler son éminente valeur, ni même empêcher son
-heureuse influence ultérieure sur le perfectionnement universel
-des études historiques sous la phase suivante; on sent, au reste,
-qu'elle ne pouvait naître alors qu'au sein du catholicisme, dont elle
-constitue la dernière inspiration capitale, puisque l'instinct négatif
-empêchait ailleurs toute juste appréciation quelconque de l'ensemble
-de l'évolution humaine. Il n'est pas inutile de noter, en outre, que
-la destination spéciale de cette immortelle composition concourait
-spontanément à mieux caractériser sa nature, en présentant directement
-l'histoire systématique comme la base nécessaire de l'éducation
-politique.
-
-Cet examen complet de la seconde phase de l'évolution philosophique
-était ici particulièrement indispensable pour expliquer convenablement
-la formation historique d'une situation très peu comprise, et qui
-cependant n'a pu encore subir aucun changement essentiel; mais ce
-travail même nous dispense d'insister beaucoup sur la troisième phase,
-qui, sous ce rapport, ne dut être, à tous égards, qu'une simple
-extension de la précédente. Dans l'ordre moral, on y remarque surtout
-l'heureuse tendance de l'école écossaise, d'après l'indépendance
-spéculative plus prononcée que lui procuraient à la fois son état
-d'opposition presbytérienne au sein de l'organisme anglican, et son
-défaut même de principes propres au milieu des vaines controverses sur
-l'exclusive appréciation des conditions extérieures ou intérieures
-de l'essor mental. Car cette école, dont toute la valeur était due à
-l'éminent mérite des penseurs qui s'y trouvaient alors rapprochés sans
-aucune liaison vraiment systématique, put, à cette époque, utilement
-tenter de rectifier les graves aberrations critiques de l'école
-française, quoique son inconsistance caractéristique ne pût aucunement
-lui permettre d'en arrêter le cours inévitable, qui n'a pu être
-vraiment contenu, comme je l'ai montré au quarante-cinquième chapitre,
-que par l'avénement ultérieur de la saine physiologie cérébrale.
-Sous l'aspect purement mental, l'un des principaux membres de cette
-illustre association, le judicieux Hume, par une élaboration plus
-originale sur la théorie de la causalité, entreprend avec hardiesse,
-mais avec les inconvéniens inséparables de la scission générale entre
-la science et la philosophie, d'ébaucher directement le vrai caractère
-des conceptions positives. Malgré toutes ses graves imperfections, ce
-travail constitue, à mon gré, le seul pas capital qu'ait fait l'esprit
-humain vers la juste appréciation directe de la nature purement
-relative propre à la saine philosophie, depuis la grande controverse
-entre les réalistes et les nominalistes, où j'ai ci-dessus indiqué le
-premier germe historique de cette détermination fondamentale. On doit
-aussi noter, à cet égard, le concours spontané des ingénieux aperçus de
-son immortel ami Adam Smith sur l'histoire générale des sciences, et
-surtout de l'astronomie, où il s'approche peut-être encore davantage du
-vrai sentiment de la positivité rationnelle; je me plais à consigner
-ici l'expression de ma reconnaissance spéciale pour ces deux éminens
-penseurs, dont l'influence fut très utile à ma première éducation
-philosophique, avant que j'eusse découvert la grande loi qui en a
-nécessairement dirigé tout le cours ultérieur.
-
-Quant à la préparation graduelle de la saine philosophie politique,
-ébauchée, sous la seconde phase, par Hobbes et par Bossuet, comme
-je viens de l'expliquer, on doit d'abord remarquer l'heureuse
-amélioration qui commence, au siècle dernier, à s'introduire partout
-dans les compositions historiques, où la marche fondamentale du
-développement social devient de plus en plus le but spontané des
-plus célèbres productions; autant du moins que peut le permettre
-l'absence irréparable de toute théorie d'évolution, dont l'usage
-élèvera nécessairement à la dignité scientifique des travaux
-restés jusqu'ici essentiellement littéraires, malgré ces utiles
-modifications, où l'école écossaise s'est tant distinguée. Il serait
-injuste d'oublier, à ce sujet, l'élaboration bien plus modeste, mais
-encore plus indispensable, des utiles et ingénieux érudits qui, sous
-la seconde phase, et surtout sous la troisième, dévouèrent leur
-infatigable activité à l'éclaircissement partiel des principaux points
-de l'histoire antérieure, dans tant d'intéressans mémoires de notre
-ancienne Académie des inscriptions, dans l'importante collection du
-judicieux Muratori, etc. Trop dédaignés aujourd'hui de nos savans, dont
-la marche spéciale est, toutefois, en beaucoup d'occasions, encore
-moins rationnelle, ces estimables travaux figurent, à mes yeux, pour
-la préparation de la sociologie positive, comme les accumulations
-analogues de matériaux provisoires, sous la première phase, et même
-sous la seconde, pour la formation ultérieure de la chimie et de la
-biologie: c'est uniquement grâce aux lumineuses indications, directes
-ou indirectes, qui en sont naturellement dérivées, que la sociologie
-peut maintenant commencer à sortir enfin de cet état préliminaire,
-où toutes les autres sciences avaient déjà passé, et s'élever
-convenablement à la positivité systématique que je m'efforce de lui
-imprimer ici.
-
-Malgré l'incontestable utilité de ces diverses améliorations, la seule
-conception capitale qu'on doive regarder comme réellement propre
-à cette troisième phase consiste dans la grande notion du progrès
-humain, qui, sous l'ascendant même de l'élaboration négative, prépare
-directement le principe d'une vraie réorganisation mentale, comme je
-l'ai expliqué au quarante-septième et au quarante-huitième chapitre.
-Son premier germe devait spontanément ressortir, même dès la seconde
-phase, de l'ensemble de l'évolution scientifique, qui, plus clairement
-qu'aucune autre, suggère l'idée d'une vraie progression, dont les
-termes se succèdent par une irrécusable filiation nécessaire. Aussi,
-avant la fin de cette phase, Pascal avait-il réellement formulé,
-le premier, la conception philosophique du progrès humain, sous
-la secrète impulsion naturelle de l'histoire générale des sciences
-mathématiques. Toutefois, cette heureuse innovation ne pouvait
-aucunement fructifier tant que sa vérification effective restait
-bornée à une seule évolution partielle, quelle qu'en fût de plus en
-plus l'extrême importance: puisqu'il faut au moins deux cas pour
-s'élever, par leur rapprochement, à une généralisation durable, même
-envers les plus simples sujets de nos spéculations quelconques;
-et, en outre, un troisième cas devient toujours indispensable pour
-confirmer la comparaison primitive. La première de ces deux conditions
-logiques était, à la vérité, facilement remplie d'après l'évidente
-conformité de la progression industrielle avec la progression
-scientifique; mais il restait à satisfaire à l'autre condition, en
-vérifiant une telle convergence par une convenable appréciation
-de la troisième évolution élémentaire. Car, suivant une étrange
-coïncidence, l'évolution morale et politique, qui présentait, au fond,
-la plus irrésistible confirmation, et qui, en effet, au moyen-âge,
-avait inspiré au catholicisme l'ébauche imparfaite de cette notion
-fondamentale, ne pouvait plus être employée alors à une semblable
-démonstration, d'après l'inévitable ascendant provisoire du mouvement
-de décomposition, qui, dès le XIVe siècle, disposait de
-plus en plus toutes les classes de la société européenne à concevoir
-comme une période de rétrogradation les temps qui, au contraire,
-ont été le plus profondément caractérisés par le perfectionnement
-universel de la sociabilité humaine, ainsi que je crois l'avoir
-pleinement établi désormais. On comprend dès lors quelle devait
-être, au début de la troisième phase, l'importance vraiment décisive
-de la grande controverse, si heureusement agrandie et rationalisée
-à la fois par l'éminent Fontenelle et le judicieux Perrault, à
-l'occasion de l'aveugle obstination de certains classiques français
-à méconnaître le mérite général de la moderne évolution esthétique
-comparée à l'ancienne. L'appréciation extrêmement délicate d'une
-telle comparaison, suivant nos explications antérieures, provoquait
-nécessairement une discussion très approfondie, où tendaient
-successivement à s'introduire tous les principaux aspects sociaux,
-malgré les efforts continus de Boileau et de ses coopérateurs pour
-restreindre une contestation philosophique dont ils se sentaient
-radicalement incapables de soutenir dignement l'extension inévitable.
-D'après la sage direction que Fontenelle, appuyé surtout sur
-l'évolution scientifique, sut habilement imprimer à l'ensemble de
-cette éminente controverse, quoique le sujet primitif du débat restât
-enveloppé d'un doute général qui subsiste encore essentiellement,
-la notion du progrès humain, spontanément secondée par l'instinct
-universel de la civilisation moderne, s'établit alors d'une manière
-aussi systématique que pouvait le comporter la grande anomalie
-apparente relative au moyen-âge. Cette prétendue exception à la loi
-du progrès n'a pas cessé de se faire sentir jusqu'à présent, malgré
-d'insuffisantes rectifications partielles; et j'ose dire qu'elle ne
-pouvait être convenablement résolue que par la théorie fondamentale
-d'évolution, à la fois intellectuelle et sociale, établie, pour la
-première fois, dans cet ouvrage. Néanmoins, il serait injuste de
-ne point signaler spécialement, à ce sujet, l'heureuse influence
-indirectement émanée, pendant la seconde moitié de la phase que nous
-achevons d'apprécier, du développement spontané de la doctrine critique
-et transitoire qu'on a si improprement qualifiée d'économie politique.
-En effet, cette élaboration provisoire, en fixant enfin l'attention
-générale sur la vie industrielle des sociétés modernes, quoique avec
-tous les graves inconvéniens philosophiques inhérens à la nature vague
-et absolue de toute conception métaphysique, comme je l'ai indiqué au
-quarante-septième chapitre, tendit à ébaucher l'appréciation historique
-de la vraie différence temporelle entre notre civilisation et celle des
-anciens; ce qui devait ultérieurement conduire à se former une juste
-idée politique de la sociabilité intermédiaire, dont la nature propre
-n'aurait pu être autrement aperçue, suivant l'universelle obligation
-logique de ne juger aucun état moyen que d'après les deux extrêmes
-qu'il doit réunir. C'est, sans doute, sous l'influence d'une telle
-préparation mentale que l'illustre économiste Turgot fut amené, vers
-la fin de cette troisième phase, à construire directement sa célèbre
-théorie de la perfectibilité indéfinie, qui, malgré son caractère
-essentiellement métaphysique, servit ensuite de base au grand projet
-historique conçu par Condorcet, sous l'indispensable inspiration de
-l'ébranlement révolutionnaire, selon les explications spéciales du
-quarante-septième chapitre, naturellement complétées au chapitre qui va
-suivre. J'ai d'ailleurs suffisamment apprécié d'avance, dans cette même
-quarante-septième leçon, avec toute l'importance spéciale que méritait
-une telle exception, la tentative éminemment prématurée du grand
-Montesquieu pour concevoir enfin directement les phénomènes sociaux
-comme aussi assujettis que tous les autres à d'invariables lois
-naturelles: on a dû remarquer alors que l'inévitable avortement d'une
-conception trop supérieure à l'ensemble de la phase correspondante
-n'a permis à cette mémorable élaboration d'autre influence réelle que
-celle relative, non à l'admirable instinct qui l'avait inspirée, mais
-aux graves aberrations, théoriques ou pratiques, qui en accompagnèrent
-le cours, surtout quant à l'action politique des climats, et à
-l'irrationnelle admiration de la constitution transitoire propre à
-l'Angleterre.
-
-Après avoir ainsi totalement apprécié la moderne évolution
-philosophique, depuis son origine au moyen-âge jusqu'au début de la
-grande crise française, terme naturel de notre analyse actuelle, il
-est impossible de n'y pas remarquer, encore plus clairement qu'envers
-nos trois autres évolutions partielles, que son ensemble, confusément
-composé d'une foule de spécieux débris mêlés à quelques matériaux
-très précieux mais très rares et surtout fort incohérens, constitue
-seulement une simple élaboration préliminaire, qui ne peut trouver
-d'issue que dans une ébauche directe de la régénération humaine.
-Quoique cette conclusion finale du présent chapitre soit déjà résultée
-séparément de chacune des progressions élémentaires propres à la
-sociabilité moderne, son importance vraiment fondamentale m'oblige à
-terminer ce grand travail en la faisant sommairement ressortir de leur
-rapprochement général, par l'indication des lacunes caractéristiques
-qui leur sont communes, et dont j'avais dû préalablement écarter la
-considération explicite, afin de ne pas troubler l'examen historique de
-chaque mouvement principal.
-
-Des évolutions purement partielles, essentiellement indépendantes
-les unes des autres, malgré leur secrète connexité naturelle,
-longtemps accomplies sous la seule impulsion nécessaire des influences
-spontanément émanées de l'ensemble d'une situation sociale généralement
-méconnue, sans aucun sentiment rationnel de leur marche et de leur
-destination, devaient exiger, comme nous l'avons pleinement reconnu
-pour chacune d'elles, l'indispensable ascendant d'un instinct continu
-de spécialité plus ou moins exclusive, tendant à faire dominer de
-plus en plus l'esprit de détail sur l'esprit d'ensemble, suivant
-l'appréciation brièvement indiquée au titre même de ce chapitre.
-Ce développement isolé et empirique de chacun des nouveaux élémens
-sociaux était évidemment le seul possible en un temps où toutes les
-vues systématiques se rapportaient uniquement au régime qui devait
-s'éteindre; en même temps que cette énergique individualité pouvait
-seule permettre aux forces nouvelles de manifester suffisamment leur
-caractère et leur tendance. Mais une telle marche, quoique étant à la
-fois inévitable et indispensable, n'en doit pas moins être maintenant
-reconnue comme la principale source nécessaire des dispositions
-anti-sociales propres à ces diverses progressions préliminaires, dont
-le cours simultané ne nous a présenté que l'essor graduel d'éléments
-susceptibles de combinaisons ultérieures, sans être encore nullement
-parvenus à une association réelle. Cet empirisme dispersif, qui
-devenait sans objet quand l'évolution préparatoire était suffisamment
-accomplie, a dû, au contraire, naturellement obtenir dès-lors, d'après
-son activité continue, une prépondérance plus prononcée, qui constitue
-véritablement aujourd'hui le plus puissant obstacle à une régénération
-finale, où l'esprit d'ensemble doit, à son tour, directement prévaloir.
-Bien loin de reconnaître cette nouvelle nécessité fondamentale, les
-évolutions partielles s'obstinent à maintenir leur marche antérieure;
-et la vaine métaphysique, qui dirige encore les spéculations générales,
-consacre dogmatiquement ces diverses aberrations spontanées, en
-s'efforçant d'établir ce désastreux principe que ni l'industrie,
-ni l'art, ni la science, ni même la philosophie, n'exigent et ne
-comportent, dans la sociabilité moderne, aucune véritable organisation
-systématique: en sorte que leur cours respectif doit être livré, encore
-plus qu'auparavant, à la seule impulsion des instincts spéciaux. Or,
-rien ne peut mieux caractériser ici le vice fondamental de cette
-pernicieuse conception que de compléter sommairement l'appréciation
-historique que nous venons d'établir, en montrant directement chacune
-de nos quatre progressions élémentaires comme ayant dû tendre de plus
-en plus à s'entraver radicalement par l'exagération croissante de
-l'empirisme primitif.
-
-Cette tendance est surtout évidente quant à l'évolution la plus
-fondamentale, celle qui devait vraiment constituer la société moderne;
-et c'est cependant à son égard que les subtilités doctorales ont le
-plus absolument insisté, au siècle dernier aussi bien qu'aujourd'hui,
-contre toute organisation quelconque, dans les diverses doctrines
-économiques construites sous l'ascendant métaphysique de l'élaboration
-négative.
-
-Nous avons, en effet, d'abord reconnu que la progression industrielle
-avait été, à partir du XIVe siècle, essentiellement concentrée
-dans les villes, en sorte que l'industrie agricole, une fois le servage
-aboli, n'y avait jamais participé qu'avec une extrême lenteur et à
-un degré fort incomplet. Ainsi, par suite de la spécialité d'essor,
-l'élément, sinon le plus caractéristique, du moins certainement le plus
-fondamental, est resté gravement arriéré dans l'évolution temporelle,
-de manière à demeurer, presque partout, beaucoup plus adhérent que tous
-les autres à l'ancienne organisation, comme le montre si nettement, par
-exemple, la profonde diversité actuelle entre l'industrie rurale et les
-industries urbaines, quant aux relations respectives des entrepreneurs
-aux capitalistes. Nous avons même noté que, chez les populations où la
-compression féodale n'avait pas d'abord suffisamment prévalu, la marche
-opposée de l'élément industriel dans les villes et dans les campagnes
-avait souvent provoqué de profondes collisions directes. Voilà donc
-un premier aspect capital sous lequel il est évident que l'évolution
-industrielle appréciée dans ce chapitre, attend nécessairement une
-action systématique qui puisse établir entre ses divers élémens
-l'homogénéité convenable à leur intime combinaison ultérieure.
-
-En second lieu, et considérant seulement les industries urbaines,
-les seules dont l'essor social ait été jusqu'ici suffisant, on
-voit aisément que, par une déplorable conséquence universelle de
-la prépondérance croissante de l'esprit d'individualisme et de
-spécialité, le développement moral y est resté fort en arrière du
-développement matériel; tandis qu'il semble au contraire qu'en
-acquérant de nouveaux moyens d'action, l'homme a plus besoin d'en
-régler moralement l'exercice, afin qu'il ne soit nuisible ni à lui ni
-à la société. La nature absolue et immuable de la morale religieuse
-l'ayant forcée, comme je l'ai indiqué, de laisser pour ainsi dire
-en dehors de son empire ce nouvel ordre de relations humaines,
-que son organisation initiale n'avait pu suffisamment prévoir,
-il a été tacitement abandonné au simple antagonisme spontané des
-intérêts privés, sauf la vaine intervention accessoire de quelques
-vagues maximes générales, dont l'ascendant réel devait d'ailleurs
-rapidement décroître, suivant nos explications antérieures, par
-l'inévitable décadence du pouvoir propre à en diriger l'application
-active, et même ensuite par l'irrévocable dissolution des croyances
-nécessairement transitoires qui leur servaient de base mentale. C'est
-ainsi que la société industrielle s'est trouvée, chez les modernes,
-radicalement dépourvue de toute morale systématique, destinée à
-une sage régularisation pratique des divers rapports élémentaires
-qui en constituent l'existence journalière. Dans les innombrables
-contacts permanens entre les producteurs et les consommateurs,
-ou entre les différentes classes industrielles, et surtout entre
-les entrepreneurs et les ouvriers, il semble convenu que, suivant
-l'instinct primitif de l'esclave émancipé, chacun doit être uniquement
-préoccupé de son intérêt personnel, sans se regarder comme coopérant
-à une véritable fonction publique: et cette déplorable tendance
-ressort tellement de l'ensemble de la situation moderne, que des
-économistes, d'ailleurs estimés, en ont osé tenter l'apologie directe,
-en s'élevant dogmatiquement contre toute systématisation quelconque
-de l'enseignement moral. Rien ne peut mieux caractériser un tel
-désordre que son contraste universel avec l'ordre admirable relatif à
-l'ancienne sociabilité militaire, où, sous l'influence prolongée d'une
-puissante organisation, tous les rapports étaient soumis à des règles
-invariables, assignant à chacun des devoirs et des droits justement
-relatifs à sa propre participation à l'économie correspondante: la
-constitution actuelle des armées offre encore assez de traces de cette
-antique régularisation pour faire immédiatement sentir les graves
-lacunes que présente, sous cet aspect, l'état spontané de l'association
-industrielle, eu égard à l'opposition fondamentale des deux sortes
-d'activité, suffisamment indiquée en son lieu.
-
-D'après une appréciation plus spéciale, et non moins décisive, il
-est aisé de reconnaître que l'aveugle empirisme sous lequel s'est
-jusqu'ici essentiellement accomplie l'évolution industrielle, y
-a graduellement suscité des difficultés intérieures qui tendent
-directement à entraver son développement futur par une sorte de
-cercle profondément vicieux, dont la seule issue possible se trouve
-dans une systématisation convenable du mouvement industriel,
-laquelle est, à son tour, inséparable d'une élaboration directe de
-la réorganisation générale. Nous avons, en effet, remarqué, comme un
-caractère essentiel de l'industrie moderne, sa tendance croissante
-à utiliser autant que possible les forces extérieures, en chargeant
-chaque agent, même inorganique, de la plus haute élaboration que
-sa nature puisse comporter, et réservant de plus en plus l'homme à
-l'action, principalement intellectuelle, convenable à son organisation
-supérieure. Cette disposition nécessaire, déjà sensible au moyen-âge,
-à la suite de l'émancipation personnelle, s'est continuellement accrue
-pendant les deux premières phases modernes, et nous l'avons vue
-parvenir à un irrévocable ascendant vers le milieu de la troisième
-phase, par l'emploi étendu des machines. Tel est assurément l'aspect
-le plus philosophique de l'industrie, conçue comme destinée, sous
-les inspirations de la science, à développer l'action rationnelle de
-l'humanité sur le monde extérieur: ce qui aboutit, d'une autre part,
-à élever graduellement la condition et même le caractère de l'homme,
-jusque chez les moindres classes, en y consacrant l'intervention
-humaine à la seule administration judicieuse des forces matérielles,
-toujours empruntées, autant que possible, au milieu même où cette
-action doit s'accomplir. Mais, quelle que doive être l'heureuse
-influence ultérieure de cette grande transformation, quand elle
-deviendra convenablement développable, elle a spontanément manifesté
-une immense difficulté intérieure, tenant à la spécialité d'évolution,
-et dont le dénouement doit de plus en plus devenir indispensable à la
-libre extension du mouvement industriel. Car, il n'est pas douteux,
-malgré les froides subtilités de nos économistes, que cette aveugle
-extension empirique de l'emploi des agens mécaniques est immédiatement
-contraire, en beaucoup de cas, aux plus légitimes intérêts de la classe
-la plus nombreuse, dont les justes réclamations tendent nécessairement
-à susciter des collisions de plus en plus graves, tant que les
-relations industrielles sont abandonnées à un simple antagonisme
-physique, par l'absence de toute systématisation rationnelle. Pour
-comprendre suffisamment toute la profondeur d'une telle entrave, il
-faut ajouter que cette influence n'appartient pas seulement, comme on
-le croit d'ordinaire, à l'emploi des machines, mais qu'elle s'étend, en
-général, à tout perfectionnement quelconque des procédés industriels;
-de quelque manière qu'il puisse être réalisé, il en résulte
-effectivement toujours une diminution correspondante dans le nombre des
-individus occupés, et par suite une perturbation plus ou moins grave
-et plus ou moins durable dans l'existence des populations ouvrières.
-Ainsi, par suite de la spécialisation déréglée qui devait jusqu'ici
-présider à la marche de l'industrie moderne, son propre essor détermine
-un obstacle permanent, qui ne peut être suffisamment neutralisé que
-sous l'influence d'une systématisation judicieuse, destinée à prévenir
-ou à réparer tous les maux qui en sont susceptibles, ou même à modérer
-les embarras insurmontables par une sage prévoyance et une résignation
-rationnelle.
-
-Ces trois ordres de considérations sur les graves lacunes de
-l'évolution industrielle appréciée dans ce chapitre, viennent converger
-spontanément vers une douloureuse observation finale, dont la justesse
-est, ce me semble, irrécusable, sur la disproportion notable entre
-ce développement spécial et l'amélioration correspondante de la
-condition humaine chez la majeure partie des populations modernes,
-surtout urbaines. Un loyal et judicieux historien anglais, M. Hallam,
-a convenablement établi, de nos jours, que le salaire des ouvriers
-actuels est sensiblement inférieur, eu égard au prix des denrées les
-plus indispensables, à celui de leurs prédécesseurs au XIVe
-et au XVe siècle: beaucoup d'influences incontestables, comme
-l'extension ultérieure d'un luxe immodéré, l'emploi croissant des
-machines, la condensation progressive des ouvriers, etc., expliquent
-aisément ce triste résultat. Ainsi, pendant que d'ingénieux progrès
-procuraient aux plus pauvres artisans modernes des commodités inconnues
-à leurs ancêtres, ceux-ci avaient probablement obtenu, sous la première
-phase, et même sous la seconde, une plus complète satisfaction des
-premiers besoins physiques. En outre, le rapprochement plus fraternel
-des entrepreneurs et des travailleurs, tant que la prépondérance des
-anciennes classes avait contenu suffisamment l'ambitieuse tendance des
-premiers à substituer leur domination bourgeoise à celle des chefs
-féodaux, procurait aussi aux populations ouvrières une meilleure
-existence morale, où leur droits et leurs devoirs devaient être
-moins méconnus que sous l'ascendant ultérieur du déplorable égoïsme
-suscité par l'extension croissante d'un empirisme dispersif. Plus
-on approfondira ce grand sujet de méditations politiques, mieux on
-sentira, en général, que les intérêts propres des classes inférieures
-concourent spontanément aujourd'hui avec les nécessités fondamentales
-qu'une saine analyse historique dévoile irrécusablement dans
-l'évolution préparatoire des sociétés modernes: en sorte que le vœu
-spéculatif d'une réorganisation systématique, loin de constituer une
-vaine utopie philosophique, suivant l'aveugle dédain de presque tous
-les hommes d'état, tend, au contraire, à s'appuyer nécessairement
-sur un puissant instinct populaire, qui n'a plus besoin, pour être
-convenablement écouté, que de trouver enfin des organes suffisamment
-rationnels.
-
-Il est donc certain désormais, sous tous les aspects principaux, que
-l'évolution sociale de l'industrie moderne n'a pu être jusqu'ici que
-simplement préparatoire: elle a introduit de précieux élémens pour
-un ordre réel et stable, mais sans pouvoir aucunement dispenser de
-l'élaboration directe d'une réorganisation ultérieure, impérieusement
-exigée par de graves lacunes destructives, tendant à arrêter le
-mouvement antérieur, et tenant à l'esprit de spécialité dispersive sous
-lequel cette préparation avait dû s'accomplir depuis le XIVe
-siècle. Comme ce cas est le plus important, et aussi le plus contesté,
-je devais y insister ici de manière à rectifier suffisamment les
-opinions dominantes, afin de mieux caractériser l'ensemble de mon
-appréciation historique. Mais il serait totalement superflu d'étendre
-le même travail aux trois parties essentielles de l'évolution
-spirituelle, où les suites funestes de la spécialisation déréglée
-doivent être aujourd'hui naturellement évidentes à tout lecteur
-vraiment élevé au point de vue de ce Traité. Dans l'ordre esthétique,
-il est clair que l'art, radicalement dépourvu de toute direction
-générale et de toute destination sociale, privé même désormais, comme
-je l'ai montré, du régime factice qui a dirigé son activité sous la
-seconde phase, et enfin fatigué d'une vaine reproduction de sa fonction
-critique sous la phase suivante, attend avec impatience une impulsion
-organique susceptible à la fois de régénérer sa propre vitalité et
-de déployer ses éminens attributs sociaux: jusque alors réduit à
-une stérile agitation, son essor vague et incohérent n'a d'autre
-résultat permanent que d'empêcher l'atrophie et l'oubli de facultés
-indispensables à l'humanité. Quant à la philosophie proprement dite,
-la nullité radicale où elle est tombée, sous la troisième phase, par
-une suite nécessaire de son irrationnel isolement, n'a certes besoin
-d'aucune nouvelle explication: une activité mentale qui, par sa nature,
-ne saurait avoir d'autre destination que de développer régulièrement
-l'esprit d'ensemble, se dégrade irrévocablement en se réduisant à
-une spécialité isolée, quelque important qu'en paraisse l'objet, et
-surtout quand il est spontanément inséparable du système entier des
-connaissances réelles.
-
-Enfin, relativement à la science, d'où seule peut cependant sortir
-le premier principe d'une vraie régénération, d'abord mentale, puis
-sociale, j'ai particulièrement établi, dans les trois premiers volumes
-de cet ouvrage, combien lui est devenu funeste, pour chaque branche
-fondamentale de la philosophie naturelle, le régime purement spécial
-longtemps indispensable à son essor caractéristique, mais dont nous
-avons reconnu ci-dessus le terme nécessaire. Cette désastreuse
-influence, sur laquelle je devrai naturellement revenir au chapitre
-suivant, a dû même se faire d'autant plus sentir, en général, qu'elle
-s'appliquait à une science plus avancée, et surtout dans la philosophie
-inorganique, où la nature du sujet permet une spécialisation beaucoup
-plus dispersive. Il suffit, par exemple, de rappeler à cet égard
-les remarques du tome deuxième quant aux fluides fantastiques de
-la physique actuelle, qui n'y sont certainement maintenus, au grand
-détriment de la science, depuis que leur fonction transitoire est
-suffisamment accomplie, que d'après la vicieuse éducation des savans,
-presque aussi dépourvus que les artistes de toute direction vraiment
-philosophique, dont la seule pensée répugne à leur irrationnel instinct
-exclusif. Nous avons même reconnu que la plus parfaite des sciences
-naturelles proprement dites n'est pas, à beaucoup près, exempte de la
-déplorable influence mentale caractéristique d'un tel isolement, qui,
-y laissant spontanément dominer encore l'ancien esprit métaphysique, y
-maintient, à un certain degré, une vaine tendance aux notions absolues,
-dont j'ai spécialement signalé le danger scientifique au sujet de
-ce qu'on appelle l'astronomie sidérale. La science mathématique,
-d'après son indépendance plus profonde, comportant une dispersion
-plus complète, nous a plus gravement manifesté les vices actuels de
-ce régime purement provisoire, qui, par sa vicieuse prolongation, y
-a laissé tant de traces sensibles de l'état métaphysique antérieur.
-Il suffit ici d'indiquer, à ce sujet, la mémorable aberration que la
-seconde phase a transmise à la troisième sur la prétendue théorie des
-probabilités, qui, dans son ensemble, sauf les travaux analytiques
-dont elle a pu être l'occasion, ne constitue réellement qu'un
-déplorable abus de l'esprit mathématique, tenant à l'irrationnel
-isolement scientifique des géomètres modernes, qui les empêche de
-sentir la profonde absurdité d'une conception directement contraire
-au principe de l'invariabilité des lois naturelles, première base
-nécessaire de toute la philosophie positive. Quoique tous ces divers
-inconvéniens ne fussent point encore pleinement développés au temps où
-s'arrête l'appréciation historique du chapitre actuel, ils y étaient
-cependant imminens, comme je l'ai expliqué par l'indication même
-des motifs indirects et passagers qui en ont spontanément contenu
-l'essor à la fin de la troisième phase. Il était donc convenable
-de les rappeler ici sommairement, afin d'établir nettement, envers
-l'évolution scientifique comme pour toutes les autres, que le régime de
-spécialité sous lequel a dû s'accomplir son développement préparatoire
-est devenu désormais impropre à diriger convenablement son essor
-définitif, et tend même directement à entraver ses progrès spéculatifs
-aussi bien que son influence sociale: c'est d'ailleurs au chapitre
-suivant qu'appartient l'appréciation directe des principaux dangers,
-intellectuels ou politiques, réalisés aujourd'hui par le développement
-effectif d'une telle anarchie philosophique. Nous devons, en outre,
-noter ici, comme une remarque relative à la troisième phase, que,
-suivant nos explications antérieures, la préparation scientifique n'y
-était pas même, à beaucoup près, suffisamment complète, puisqu'elle
-n'avait pu encore faire convenablement surgir la science biologique,
-plus nécessaire qu'aucune autre à l'action sociale de la philosophie
-positive: la leçon suivante indiquera naturellement la grave influence
-de cette lacune fondamentale, qui a nécessairement prolongé la
-pernicieuse domination de la philosophie métaphysique.
-
-
-Tel est donc le résultat général de l'indispensable élaboration
-historique propre à ce long chapitre: dans toute l'étendue de la grande
-république européenne, l'heureux essor préliminaire des nouveaux
-élémens sociaux constitue, depuis le moyen âge, un mouvement universel
-de recomposition partielle, destiné à concourir avec le mouvement
-simultané de décomposition politique, étudié au chapitre précédent,
-afin de faire sortir, de leur inévitable combinaison, la régénération
-finale de l'humanité; mais, en même temps, la spécialité dispersive qui
-devait caractériser ces diverses progressions positives a naturellement
-tendu à empêcher, chez les classes ascendantes, tout développement de
-l'esprit d'ensemble, pendant que la progression négative l'étouffait
-aussi de plus en plus chez les pouvoirs en décadence. C'est ainsi
-que, à l'avénement nécessaire de la grande crise préparée par cette
-double série de progrès, aucune vue générale du passé, et par suite
-aucune saine appréciation de l'avenir n'ont pu tendre nulle part à
-éclairer suffisamment une situation profondément confuse, qui, après un
-demi-siècle d'orageux tâtonnemens, flotte encore, presque autant qu'au
-début, entre une invincible aversion du système ancien et une vague
-impulsion vers une réorganisation indéterminée, comme l'établira la
-leçon suivante, où nous reconnaîtrons enfin l'aptitude spontanée de la
-nouvelle philosophie politique à imprimer à cet immense ébranlement la
-direction systématique qui peut seule permettre à la fois d'en contenir
-les imminens dangers et d'en réaliser les admirables propriétés.
-
-
-
-
-CINQUANTE-SEPTIÈME LEÇON.
-
- Appréciation générale de la portion déjà accomplie de la
- révolution française ou européenne.--Détermination rationnelle
- de la tendance finale des sociétés modernes, d'après l'ensemble
- du passé humain: état pleinement positif, ou âge de la
- généralité, caractérisé par une nouvelle prépondérance normale
- de l'esprit d'ensemble sur l'esprit de détail.
-
-
-Le concours fondamental des deux chapitres précédens fait spontanément
-reconnaître que les deux mouvemens simultanés de décomposition
-politique et de recomposition sociale, dont la convergence nécessaire
-devait, depuis le XIVe siècle, toujours caractériser les
-sociétés modernes, ne pouvaient, malgré leur intime solidarité,
-s'accomplir avec la même rapidité: en sorte que, vers la fin de notre
-troisième phase, la progression négative se trouvait déjà assez avancée
-pour mettre en évidence l'imminent besoin de la réorganisation finale,
-quand l'imperfection de la progression positive empêchait encore de
-concevoir suffisamment la vraie nature d'une telle régénération.
-Cette inévitable disparité constitue réellement la principale cause
-de la vicieuse direction suivie jusqu'à présent par l'immense crise
-révolutionnaire où devait alors aboutir ce double mouvement universel,
-et dans laquelle l'esprit critique dut ainsi conserver provisoirement
-un ascendant incompatible avec la destination essentiellement organique
-de la nouvelle élaboration européenne. Mais, malgré les graves dangers
-inhérens à une telle discordance radicale entre le principe et le
-but, l'influence, même intellectuelle, et surtout sociale, de cet
-ébranlement vraiment fondamental n'était pas moins d'abord aussi
-pleinement indispensable que sa nécessité dut être insurmontable,
-quoiqu'il n'ait pu manifester encore convenablement le vrai caractère
-qui doit lui appartenir dans l'ensemble de l'évolution moderne.
-Sans cette salutaire explosion, dévoilant enfin à tous les yeux la
-décomposition chronique d'où elle résultait, l'impuissante caducité
-du régime ancien serait restée profondément dissimulée, de manière à
-entraver radicalement la marche politique de l'élite de l'humanité, en
-écartant toute idée d'une véritable réorganisation, qui eût continué à
-sembler vulgairement aussi superflue qu'impossible; tant notre faible
-intelligence est communément disposée à se contenter des moindres
-apparences organiques, pour se dispenser des grands efforts qu'exige
-toujours la conception d'un ordre nouveau. En même temps, l'essor
-progressif des modernes élémens sociaux serait demeuré essentiellement
-inappréciable sous la vaine prépondérance des antiques pouvoirs; et
-l'esprit d'ensemble, qui seul manque encore à leur ascension finale,
-n'y aurait jamais pu devenir autrement développable. Cette crise
-décisive était donc indispensable pour signaler convenablement à tous
-les peuples avancés l'avénement direct de la régénération finale
-graduellement préparée par le grand mouvement universel des cinq
-siècles antérieurs: il fallait même qu'une expérience solennelle
-vînt aussi faire immédiatement ressortir l'impuissance organique des
-principes critiques qui avaient présidé à la décomposition du système
-ancien, pour constater suffisamment l'insurmontable nécessité d'une
-nouvelle élaboration de la philosophie politique.
-
-Quoique, d'après l'ensemble de notre appréciation historique, cette
-situation fondamentale fût essentiellement commune à toutes les
-diverses parties de la grande république européenne, les deux leçons
-précédentes nous ont cependant montré entre elles une inégalité
-très-prononcée, soit quant à la décadence plus ou moins profonde du
-régime antique, soit relativement à la préparation plus ou moins
-complète de l'ordre nouveau. Sous l'un et l'autre aspect, nous avons
-pleinement reconnu que les principales différences avaient dû dépendre
-de la direction générale que les influences nationales avaient
-spontanément imprimée à la mémorable concentration temporelle propre
-aux deux dernières phases de l'évolution moderne, suivant qu'elle y
-avait abouti à la dictature monarchique, ordinairement secondée par
-l'esprit catholique, ou à la dictature aristocratique, presque toujours
-combinée avec l'ascendant du protestantisme. Quels que soient, à
-divers égards, les irrécusables avantages particuliers à ce dernier
-mode, j'ai suffisamment établi que le premier avait dû être finalement
-beaucoup plus favorable soit à l'irrévocable extinction de l'ordre
-ancien, soit à l'essor décisif des nouveaux élémens sociaux. Enfin,
-la comparaison graduelle des principaux cas relatifs au mode normal,
-nous a naturellement démontré la supériorité générale de l'évolution
-française, évidemment devenue, sous la dernière phase, le centre
-définitif du mouvement universel, aussi bien positif que négatif.
-L'asservissement de l'aristocratie avait, de toute nécessité, bien
-plus radicalement détruit, en France, l'ancien système politique, que
-n'avait pu le faire, en Angleterre, l'abaissement de la royauté: en
-même temps, le passage direct de la situation pleinement catholique à
-l'entière émancipation mentale avait dû devenir éminemment favorable
-à l'essor décisif des intelligences françaises, ainsi heureusement
-préservées de la dangereuse inertie que la transition protestante avait
-dû imprimer aux esprits anglais. Quoique l'activité industrielle eût
-été, sans doute, moins développée déjà en France qu'en Angleterre,
-l'influence sociale du nouvel élément temporel y était cependant plus
-nette et même plus grande, en tant que beaucoup mieux dégagée de la
-prépondérance aristocratique. Dans l'ordre spirituel, le développement
-esthétique de la nation française, malgré son incontestable infériorité
-envers celui de la population italienne, était certainement plus
-avancé, quant à la plupart des arts, qu'il ne pouvait l'être en
-Angleterre; cette supériorité était aussi, en général, plus irrécusable
-encore relativement à l'essor scientifique et à son universelle
-propagation, quelque imparfaite qu'elle soit jusqu'ici; et, enfin, il
-est surtout sensible que l'esprit philosophique proprement dit était
-dès lors bien plus dégagé en France que partout ailleurs de l'ancien
-régime théologico-métaphysique, et beaucoup plus rapproché d'une vraie
-positivité rationnelle, exempte à la fois de l'empirisme anglais et du
-mysticisme allemand. Ainsi, la double base d'appréciation comparative,
-également positive et négative, que nous a spontanément préparée
-l'étude approfondie de l'ensemble de l'évolution moderne, explique
-directement, de la manière la plus irrécusable, la haute initiative
-évidemment réservée à la France dans la grande crise finale de la
-société occidentale: en sorte qu'une telle démonstration historique ne
-sera, j'espère, jamais soupçonnée d'aucune irrationnelle influence des
-vaines inspirations nationales dont je crois m'être montré suffisamment
-affranchi; le concours naturel des deux progressions générales
-constitue surtout, à cet égard, une puissance logique vraiment
-irrésistible. Mais, s'il importe beaucoup de reconnaître convenablement
-cette priorité nécessaire, il est encore plus indispensable de n'en
-point exagérer vicieusement la notion générale jusqu'à regarder
-un tel mouvement comme particulier à la nation française, qui au
-contraire n'a pu certainement y manifester qu'une simple antériorité
-spontanée, essentiellement analogue à celle que l'Italie, l'Espagne,
-l'Allemagne, la Hollande, et l'Angleterre avaient tour à tour
-présentée aux époques antérieures du développement européen. C'est
-ce qui résulte nécessairement, comme le cours naturel des événemens
-l'a si bien confirmé, de l'identité politique fondamentale propre aux
-diverses parties de la grande république occidentale, qui, depuis sa
-constitution directe sous Charlemagne, intégralement assujettie au
-régime catholique et féodal, en a uniformément subi les principales
-conséquences ultérieures, soit quant à la dissolution graduelle du
-système théologique et militaire, soit pour l'élaboration progressive
-des nouveaux élémens sociaux, suivant les explications des deux
-chapitres précédens. Du reste, la profonde sympathie que trouva chez
-toutes ces populations le début de la révolution française, et que
-n'ont pu même détruire les graves aberrations ultérieures, eût seule
-suffisamment constaté l'universalité nécessaire d'un tel mouvement,
-où la France avait si bien senti, dès l'origine, qu'elle ne pouvait
-avoir d'autre privilége que le périlleux honneur de l'indispensable
-initiative qui lui était évidemment réservée par l'ensemble des
-antécédents européens. Il est d'ailleurs certain que les conditions
-intellectuelles et politiques qui déterminaient surtout une telle
-initiative, se trouvaient, en général, spontanément secondées par les
-dispositions morales propres à la nation française, soit d'après la
-noble émulation qui, depuis les croisades, l'avait si souvent poussée
-à se rendre l'organe désintéressé des principaux besoins communs à la
-grande association européenne, soit en vertu des sentimens habituels de
-sociabilité universelle dont l'attrait continu inspirait naturellement
-à toutes les populations civilisées une confiance involontaire, et
-faisait partout regarder avec prédilection le séjour de la France,
-chez tous ceux qui n'étaient point exclusivement livrés à l'activité
-pratique.
-
-Ce grand ébranlement, qu'indiquait si clairement la vraie situation
-générale, et dont le pressentiment plus ou moins distinct n'avait
-point, en effet, échappé, depuis un siècle, à la pénétration des
-principaux penseurs, avait été spécialement annoncé, vers la fin de
-la troisième phase moderne, d'après trois événemens de diverse nature
-et d'inégale importance, mais, à cet égard, pareillement expressifs.
-Le premier et le plus décisif fut assurément la mémorable abolition
-des jésuites, commencée là même où la politique rétrograde organisée
-sous leur influence avait dû être le plus profondément enracinée,
-et complétée par la sanction solennelle du pouvoir même qu'une telle
-politique tendait à rétablir dans son antique suprématie européenne.
-Rien ne pouvait, sans doute, mieux caractériser l'irrévocable caducité
-de l'ancien système social que cette aveugle destruction de la seule
-puissance susceptible d'en retarder, à un certain degré, l'imminent
-déclin. Un tel événement, le plus capital, à tous égards, qui fût
-survenu, en occident, depuis le protestantisme, était d'autant moins
-équivoque qu'il s'accomplissait ainsi sans aucune participation directe
-de la philosophie négative, qui, avec une apparente indifférence, se
-bornait à y contempler le jeu spontané des mêmes animosités intérieures
-d'où était partout résultée, sous la première phase, la décomposition
-politique du catholicisme, soit d'après l'ombrageux instinct des rois
-contre toute indépendance sacerdotale, soit par suite de l'incurable
-répugnance des divers clergés nationaux envers toute direction vraiment
-centrale. Le système de résistance rétrograde, si péniblement élaboré
-sous la seconde phase, se montra dès lors tellement ruiné que ses
-plus indispensables conditions avaient cessé d'être suffisamment
-comprises des principaux pouvoirs destinés à y coopérer, et qui, sous
-l'aveugle impulsion de frivoles jalousies intestines, se laissaient
-entraîner à briser eux-mêmes le lien le plus essentiel de leur commune
-opposition à l'émancipation universelle. Quant au second symptôme
-précurseur, il résulta, peu de temps après le premier, du grand
-essai de réformation si vainement tenté sous le célèbre ministère de
-Turgot, dont l'inévitable avortement vint faire unanimement ressortir,
-soit le besoin d'innovations plus radicales et plus étendues, soit
-surtout l'évidente nécessité d'une énergique intervention populaire
-contre les abus inhérens à la politique rétrograde qui dominait depuis
-le commencement de la troisième phase, et dont la royauté, malgré
-quelques favorables inclinations personnelles, se reconnaissait par-là
-impuissante à contenir les imminens dangers, quoique elle-même les eût
-ainsi solennellement proclamés. Enfin, la fameuse révolution d'Amérique
-vint bientôt fournir une occasion capitale de témoigner spontanément
-l'universelle disposition des esprits français à un ébranlement
-décisif, en indiquant même déjà la tendance caractéristique à le
-concevoir comme une crise essentiellement commune à toute l'humanité
-civilisée. On se forme, en général, une très-fausse idée de cette
-célèbre coopération, où la France assurément, même sous le rapport
-moral, dut apporter beaucoup plus qu'elle ne put recevoir, surtout en
-déposant les germes directs d'une pleine émancipation philosophique
-chez les populations les plus engourdies par le protestantisme. Nous
-retrouverons, en effet, ci-dessous la véritable influence politique
-propre à l'insurrection américaine, comme première phase capitale
-de la destruction nécessaire du système colonial. Mais, quant à son
-efficacité si vantée pour préparer la grande révolution française, elle
-dut essentiellement se réduire, en réalité, à permettre directement
-la manifestation spontanée de l'impulsion décisive imprimée aux
-populations les plus avancées par l'ensemble de l'ébranlement
-philosophique du siècle dernier, ainsi que l'eût fait, sans doute, à
-défaut d'une telle occasion, tout autre événement majeur.
-
-Spontanément résultée de l'irrévocable décomposition continue du
-régime ancien, cette immense crise se présente hautement, dès son
-début, comme étant surtout destinée à une régénération directe, pour
-laquelle toute opération purement négative, quelque indispensable
-qu'elle fût, ne pouvait jamais constituer qu'un simple préambule
-accessoire. Mais, d'après les deux chapitres précédens, cette intention
-profondément organique, qui se manifeste avec énergie dans les diverses
-conceptions révolutionnaires, n'y pouvait être aucunement réalisée,
-faute d'une doctrine convenable, susceptible de diriger sagement ces
-vœux indéterminés. L'inévitable absence de tout caractère vraiment
-politique dans les diverses évolutions partielles et empiriques
-relatives au développement spontané des nouveaux élémens sociaux,
-ne pouvait d'abord nullement permettre, comme nous l'avons reconnu,
-la juste appréciation générale de l'ordre final vers lequel tendait
-instinctivement leur convergence nécessaire, et dont la nature
-reste encore aujourd'hui si confusément soupçonnée. Par une suite
-irrésistible de cette lacune fondamentale, la métaphysique négative
-qui, depuis cinq siècles, avait graduellement présidé au mouvement
-de décomposition préalable, et dont l'entière systématisation venait
-enfin de déterminer l'explosion décisive, constituait donc évidemment
-la seule doctrine qui dût alors sembler applicable à la réorganisation
-universelle, quoique son propre esprit fût réellement contradictoire à
-cette nouvelle destination. C'est ainsi que toutes les intelligences
-actives furent d'abord nécessairement entraînées à développer plus
-que jamais l'ascendant des principes purement critiques, en les
-convertissant en une sorte de conceptions organiques, à l'instant
-même où leur office provisoire étant essentiellement accompli, leur
-prépondérance passagère semblait devoir rationnellement cesser.
-Sous une telle influence, la société ne pouvant encore manifester
-aucune tendance caractéristique vers une rénovation suffisamment
-déterminée, toutes les tentatives de réorganisation, au lieu de changer
-convenablement la nature et la destination des pouvoirs sociaux, ne
-devaient aboutir qu'à morceler ou à limiter, et tout au plus à déplacer
-les anciennes autorités, de manière à y entraver de plus en plus
-toute action réelle, en voyant toujours dans des restrictions plus
-complètes l'uniforme solution des nouvelles difficultés politiques.
-C'est alors que l'esprit métaphysique, enfin librement développé,
-constamment poussé, selon sa nature, à voir partout de simples
-questions de forme, commence à réaliser directement sa conception de
-la société comme indéfiniment livrée, sans aucune impulsion propre
-et indépendante, à l'inépuisable succession de ses vains essais
-constitutionnels. Mais, quels que dussent être les graves dangers
-de cette immense illusion politique, qui attribuait à des principes
-purement négatifs une destination éminemment organique, il importe
-de reconnaître qu'aucune aberration philosophique n'avait jamais
-pu être aussi pleinement excusable, d'après les motifs évidemment
-irrésistibles qui ne permettaient pas plus d'en éluder l'application
-active que d'en éviter l'essor mental. Outre qu'un long usage antérieur
-avait rendu les conceptions critiques seules suffisamment familières
-à tous les esprits, il est clair que, sans pouvoir fournir aucune vue
-réelle sur la réorganisation sociale, elles en formulaient du moins,
-à leur manière, les plus indispensables conditions générales, qui ne
-pouvaient alors trouver d'organes plus rationnels. Ainsi, d'après
-l'irrécusable nécessité de quitter enfin un régime devenu radicalement
-hostile à l'évolution fondamentale de l'humanité, il fallait bien
-recourir aux seuls principes susceptibles, dans une telle situation,
-de faire universellement entrevoir la régénération sociale, à quelque
-confuse et vicieuse appréciation qu'ils dussent d'ailleurs conduire.
-En un mot, les mêmes motifs généraux qui, suivant les explications
-directes du quarante-sixième chapitre, démontrent encore le besoin
-actuel de la doctrine critique, jusqu'à l'avénement d'une doctrine
-vraiment organique, devaient, à bien plus forte raison, justifier son
-active prépondérance, en un temps où la véritable tendance finale de la
-sociabilité moderne devait être bien moins appréciable. Il faut aussi
-reconnaître que cette entière application politique de la métaphysique
-négative était d'abord indispensable pour caractériser suffisamment
-son impuissance organique, de manière à faire enfin convenablement
-ressortir la nécessité de nouvelles conceptions vraiment positives,
-spécialement propres à diriger le mouvement de réorganisation, que,
-malgré cette expérience décisive, beaucoup d'esprits persistent
-aujourd'hui à rattacher exclusivement aux dogmes critiques, faute d'une
-saine théorie historique sur l'ensemble de l'évolution humaine.
-
-L'indispensable ascendant social ainsi momentanément réservé à la
-doctrine critique, devait naturellement déterminer le triomphe
-politique des métaphysiciens et des légistes qui en avaient été jusque
-alors les organes nécessaires. Mais, pour apprécier convenablement, à
-cet égard, la vraie situation générale, il faut maintenant compléter
-l'explication, commencée au cinquante-cinquième chapitre, sur la
-mémorable transformation qu'avait dû subir, vers le milieu de la
-troisième phase moderne, l'influence métaphysique proprement dite,
-désormais passée des purs docteurs aux simples littérateurs, lorsque
-l'ébranlement intellectuel avait dû surtout se réduire à la seule
-propagation universelle d'une élaboration négative déjà suffisamment
-systématisée. Cette inévitable dégénération spirituelle propre à la
-transition critique, dut, en effet, nécessairement déterminer, dans
-l'ordre temporel, au début de la grande crise que nous apprécions,
-une dégradation essentiellement équivalente, qui transmit aux avocats
-la prépondérance politique auparavant obtenue par les juges, dès
-lors relégués, d'une manière de plus en plus subalterne, à leurs
-fonctions spéciales, tandis que les avocats, s'élevant, au contraire,
-au-dessus de leurs opérations privées, s'emparaient graduellement de
-l'universelle direction des affaires publiques. Une telle modification
-devait, de part et d'autre, naturellement caractériser l'entier
-ascendant de la doctrine critique. Si, comme nous l'avons reconnu,
-les littérateurs étaient seuls propres à l'active propagation d'une
-philosophie négative qu'ils n'auraient pu construire, il est encore
-plus évident que les avocats, d'après les habitudes mêmes de libre
-divagation qui les distinguent ordinairement des juges, devaient
-alors devenir exclusivement aptes à développer suffisamment l'entière
-application politique d'une métaphysique révolutionnaire dont les
-principales conceptions avaient dû être préalablement élaborées par
-des intelligences plus consistantes. On conçoit d'ailleurs que les
-juges, comme les docteurs, s'étant enfin partout incorporés intimement
-au régime ancien, sous l'influence des modifications qu'ils y avaient
-déterminées dans le cours des deux premières phases modernes, les
-avocats devaient naturellement obtenir, ainsi que les littérateurs,
-la confiance populaire longtemps accordée aux premiers organes de
-la transition critique. Quand les hautes spéculations politiques
-semblaient réductibles à de simples combinaisons de formes, destinées à
-contrôler ou à circonscrire des pouvoirs indéterminés, pour régénérer
-une société supposée indéfiniment modifiable par l'action législative,
-aucune classe ne pouvait certainement être aussi apte que celle
-des avocats à une telle élaboration métaphysique, dont un exercice
-journalier leur rendait spontanément familières les principales
-fictions constitutionnelles. À la concevoir durable, cette double
-organisation finale propre à la transition critique constituerait, sans
-doute, une profonde dégradation sociale, en conférant le principal
-ascendant à des classes aussi complétement dépourvues, par leur nature,
-de toutes convictions réelles et stables, et par suite non moins
-nécessairement exposées à la démoralisation politique qu'étrangères
-à toute saine appréciation mentale d'une question quelconque. Mais,
-en vertu même d'une telle transmission de l'influence critique à
-des organes plus subalternes et moins respectables que les docteurs
-et les juges qui l'avaient longtemps dirigée, il devenait évident
-que cette action transitoire était désormais parvenue à son dernier
-terme essentiel, caractérisé par cet office vraiment extrême qui
-consistait à développer activement l'entière application organique de
-la métaphysique négative, dont l'inaptitude fondamentale, une fois
-directement dévoilée par une expérience pleinement décisive, devait
-naturellement entraîner bientôt l'universelle déconsidération des deux
-classes co-relatives ainsi solennellement jugées, et qui, en effet,
-ne prolongent encore leur stérile et dangereuse prépondérance que par
-suite d'une déplorable continuation de la même lacune philosophique
-relativement à la vraie théorie de l'évolution moderne.
-
-Ayant ici assez examiné d'abord la direction nécessaire, ensuite
-le siége principal, et enfin les agens spéciaux de l'immense crise
-révolutionnaire, nous devons maintenant procéder, d'après l'ensemble
-de notre théorie historique, à une sommaire appréciation philosophique
-de son accomplissement général. Il suffit, pour cela, d'y distinguer
-successivement deux degrés naturels, l'un simplement préparatoire,
-l'autre pleinement caractéristique, sous la conduite respective de nos
-deux grandes assemblées nationales.
-
-Dans le degré initial, le besoin de régénération, encore trop
-vaguement ressenti, semble pouvoir se concilier avec une certaine
-conservation indéfinie du régime ancien, réduit à ses dispositions
-les plus fondamentales, et dégagé, autant que possible, de tous les
-abus secondaires. Quoique cette première époque soit communément
-jugée moins métaphysique que la seconde, les illusions politiques y
-étaient cependant bien plus profondes, d'après une tendance absolue aux
-combinaisons les plus contradictoires; on y était certainement plus
-éloigné d'aucune saine appréciation générale de la situation sociale;
-l'absence de toute doctrine réelle y conduisait davantage à l'intime
-confusion du gouvernement moral avec le gouvernement politique;
-par suite, enfin, un irrationnel esprit réglementaire y obtenait
-une extension plus arbitraire, et y conduisait à de plus complètes
-déceptions sur l'éternelle durée des institutions les moins stables:
-en un mot, jamais position aussi provisoire n'a pu paraître aussi
-définitive. Suivant notre théorie historique, en vertu de l'entière
-condensation antérieure des divers élémens du régime ancien autour
-de la royauté, il est clair que l'effort primordial de la révolution
-française pour quitter irrévocablement l'antique organisation devait
-nécessairement consister dans la lutte directe de la puissance
-populaire contre le pouvoir royal, dont la prépondérance caractérisait
-seule un tel système depuis la fin de la seconde phase moderne. Or,
-quoique cette époque préliminaire n'ait pu avoir, en effet, d'autre
-destination politique que d'amener graduellement l'élimination
-prochaine de la royauté, que les plus hardis novateurs n'auraient
-d'abord osé concevoir, il est remarquable que la métaphysique
-constitutionnelle rêvait alors, au contraire, l'indissoluble union
-du principe monarchique avec l'ascendant populaire, comme celle de
-la constitution catholique avec l'émancipation mentale. D'aussi
-incohérentes spéculations ne mériteraient aujourd'hui aucune attention
-philosophique, si on n'y devait voir le premier témoignage direct d'une
-aberration générale qui exerce encore la plus déplorable influence
-pour dissimuler radicalement la vraie nature de la réorganisation
-moderne, en réduisant cette régénération fondamentale à une vaine
-imitation universelle de la constitution transitoire particulière à
-l'Angleterre. Telle fut, en effet, l'utopie politique des principaux
-chefs de l'assemblée constituante; et ils en poursuivirent certainement
-la réalisation directe autant que le comportait alors sa contradiction
-radicale avec l'ensemble des tendances caractéristiques de la
-sociabilité française. C'est donc ici le lieu naturel d'appliquer
-immédiatement notre théorie historique à l'appréciation rapide de cette
-dangereuse illusion; quoiqu'elle fût, en elle-même, trop grossière pour
-exiger aucune analyse spéciale, la gravité de ses conséquences m'engage
-à signaler au lecteur les principales bases de cet examen, qu'il
-pourra d'ailleurs spontanément développer sans difficulté d'après les
-explications propres aux deux chapitres précédens.
-
-L'absence de toute saine philosophie politique fait d'abord concevoir
-aisément par quel entraînement empirique a été naturellement
-déterminée une telle aberration, qui certes devait être profondément
-inévitable puisqu'elle a pu complétement séduire la raison même du
-grand Montesquieu, bien qu'elle dût assurément devenir beaucoup
-moins excusable sous la lumineuse indication que l'ébranlement
-révolutionnaire tendit à répandre avec tant d'énergie sur l'ensemble
-de la situation moderne. Par suite, en effet, de la différence que
-j'ai suffisamment expliquée quant à la marche comparative de la
-décomposition politique en France et en Angleterre, il est clair
-que ces deux modes généraux de la progression négative étaient, par
-leur nature, mutuellement complémentaires, puisque leur combinaison
-hypothétique eût aussitôt déterminé l'entière abolition du régime
-ancien, où, après une commune absorption temporelle du pouvoir
-spirituel, chacun d'eux avait radicalement subalternisé l'un ou
-l'autre des deux grands élémens temporels. D'après cette incontestable
-appréciation instinctive, l'empirisme métaphysique devait donc
-conduire à penser, au début de la crise finale, que, pour détruire
-totalement l'antique organisme, il suffisait de joindre à l'extinction
-française de la puissance aristocratique l'abaissement anglais du
-pouvoir monarchique. Telle est la filiation pleinement naturelle
-qui devait, dans le dernier siècle, disposer les esprits français à
-l'imitation irréfléchie du type anglais; de même que, réciproquement,
-elle tend aujourd'hui à faire spontanément prévaloir, chez l'école
-révolutionnaire anglaise, la considération du mode français: car
-chacun des deux cas se trouvait ainsi posséder nécessairement, quant
-à la progression négative, les propriétés qui manquaient à l'autre,
-sans qu'il puisse d'ailleurs exister entre eux, sous ce rapport,
-aucune véritable équivalence, suivant les explications directes du
-cinquante-cinquième chapitre. Mais, par une étude plus approfondie, que
-pouvait seule déterminer une saine théorie fondamentale de l'ensemble
-de l'évolution moderne, ce grand rapprochement historique eût, au
-contraire, conduit, en France, à manifester aussitôt la profonde
-irrationnalité d'une semblable imitation, en faisant sentir que le
-mouvement français avait été principalement dirigé contre l'élément
-politique dont la prépondérance graduelle avait imprimé au mouvement
-anglais le caractère éminemment spécial qu'on voulait ainsi vainement
-introduire dans un tout autre milieu social.
-
-Aucune subtilité métaphysique ne saurait désormais empêcher de
-reconnaître sans incertitude, d'après une juste appréciation
-historique, que la constitution parlementaire propre à la transition
-anglaise fut nécessairement le résultat spontané et local de la nature
-exceptionnelle que devait prendre, en un tel milieu, la dictature
-temporelle vers laquelle tendait partout, sous la seconde phase
-moderne, la décomposition générale du régime catholique et féodal,
-comme je l'ai précédemment expliqué. Son origine effective, qu'une
-célèbre aberration rattache aux antiques forêts saxonnes, se trouve
-donc immédiatement, de même qu'en tout autre cas politique, dans
-l'ensemble de la situation sociale correspondante, convenablement
-analysée depuis le moyen âge. Ceux qui, contre toute prescription
-rationnelle, s'obstineraient à y voir une imitation quelconque,
-seraient obligés d'en emprunter le type réel à de semblables situations
-antérieures, et se trouveraient ainsi conduits à des rapprochemens
-fort éloignés des opinions actuellement dominantes. On peut remarquer,
-en effet, que le régime vénitien, pleinement caractérisé à la fin du
-XIVe siècle, constitue certainement, à tous égards, le système
-politique le plus analogue à l'ensemble du gouvernement anglais,
-considéré sous la forme définitive qu'il dut prendre trois siècles
-après: cette similitude nécessaire résulte évidemment d'une pareille
-tendance fondamentale de la progression sociale vers la dictature
-temporelle de l'élément aristocratique. Il est même incontestable
-que, par suite de la diversité des temps, le type vénitien dut
-être beaucoup plus complet que le mode anglais, comme assurant à
-l'aristocratie dirigeante une prépondérance bien plus prononcée, soit
-sur le pouvoir central, soit sur la puissance populaire. La seule
-différence capitale que devaient offrir les destinées comparatives de
-ces deux régimes pareillement transitoires (et dont le second, formé
-à une époque plus avancée de la décomposition politique, ne saurait
-certes prétendre à la même durée totale que le premier), consiste en
-ce que l'indépendance de Venise devait naturellement disparaître sous
-la décadence nécessaire de son gouvernement spécial, tandis que la
-nationalité anglaise doit heureusement rester tout à fait intacte au
-milieu de l'inévitable dislocation de sa constitution provisoire.
-Quoi qu'il en soit d'ailleurs d'une telle comparaison, qui m'a semblé
-propre à mieux caractériser mon appréciation historique du système
-anglais, en excluant du reste toute idée quelconque d'imitation
-effective, il demeure incontestable que, malgré les vaines théories
-métaphysiques imaginées après coup sur la chimérique pondération des
-divers pouvoirs, la prépondérance spontanée de l'élément aristocratique
-a dû fournir, en Angleterre comme à Venise, le principe universel d'un
-tel mécanisme politique, dont le mouvement réel serait assurément
-incompatible avec cet équilibre fantastique. À cette condition
-fondamentale d'un pareil régime, il en faut joindre deux autres fort
-importantes, encore plus particulières à l'Angleterre, et qui y ont
-beaucoup contribué au maintien de ce système exceptionnel, malgré
-l'active tendance universelle à la décomposition radicale de l'antique
-organisme dont il est surtout destiné à prolonger l'existence spéciale.
-La première, déjà signalée au cinquante-cinquième chapitre, consiste
-dans l'institution du protestantisme anglican, qui assurait beaucoup
-mieux la subalternisation permanente du pouvoir spirituel que n'avait
-pu le faire le genre de catholicisme propre à Venise, et qui, par
-suite, devait fournir à l'aristocratie dirigeante de puissans moyens,
-soit de retarder sa déchéance privée en s'emparant habituellement des
-grands bénéfices ecclésiastiques, soit de consolider son ascendant
-populaire en lui imprimant une sorte de consécration religieuse,
-d'ailleurs inévitablement décroissante. Quant à la seconde condition
-complémentaire du régime anglais, elle se rapporte à l'esprit
-d'isolement politique éminemment particulier à l'Angleterre, et qui
-en y permettant, surtout sous la troisième phase moderne, l'actif
-développement d'un vaste système d'égoïsme national, y a naturellement
-tendu à lier profondément les intérêts principaux des diverses classes
-au maintien continu de la politique dirigée par une aristocratie ainsi
-érigée désormais en une sorte de gage permanent de la prospérité
-commune, sauf l'insuffisante satisfaction dès lors accordée à la masse
-inférieure: une semblable tendance habituelle s'était auparavant
-manifestée aussi à Venise, mais sans pouvoir évidemment y acquérir
-un pareil ascendant. Malgré que je ne doive point ici poursuivre
-davantage une telle analyse, que chacun pourra maintenant prolonger
-avec facilité, elle est certainement assez caractérisée déjà pour
-faire directement sentir, à tous ceux qui auront convenablement
-étudié l'ensemble du gouvernement anglais, combien cette constitution
-exceptionnelle de la grande transition moderne doit être regardée comme
-nécessairement spéciale, puisqu'elle repose essentiellement sur des
-conditions purement relatives à l'Angleterre, et dont l'ensemble est
-néanmoins indispensable à l'existence réelle d'une semblable anomalie
-politique.
-
-Cette digression nécessaire, que je me suis efforcé d'abréger autant
-que possible, fait aussitôt ressortir la frivole irrationnalité des
-vaines spéculations métaphysiques qui conduisirent les principaux
-chefs de l'assemblée constituante à proposer pour but à la révolution
-française la simple imitation d'un régime aussi contradictoire
-à l'ensemble de notre passé que radicalement antipathique aux
-instincts émanés de notre vraie situation sociale. Une vague et
-confuse appréciation des conditions politiques dont je viens d'établir
-l'indispensable influence, les poussa cependant à en poursuivre alors
-l'impraticable accomplissement, malgré l'énergique ascendant du milieu
-le plus défavorable. On remarque, en effet, leur tendance permanente
-à l'institution régulière d'un pouvoir spécialement aristocratique,
-dont toutefois l'heureux instinct démocratique de la population
-française, si dignement représentée, à cet égard, par la ferme volonté
-des Parisiens, les empêcha d'oser jamais poursuivre ouvertement
-l'organisation, directement contraire à l'invariable progression des
-cinq siècles antérieurs. Il faut aussi noter dès lors une disposition
-naissante, qui devait prendre ensuite une si déplorable extension, à
-détacher les intérêts sociaux des chefs industriels de ceux des masses
-naturellement placées sous leur patronage, pour les unir de plus
-en plus, suivant le type anglais, à ceux des classes en décadence,
-en abusant, à cet effet, de l'ascendant spontané qu'avait dû jadis
-obtenir l'universelle imitation des mœurs aristocratiques. Quant à
-la condition spirituelle, il n'est pas difficile de démêler alors,
-au milieu des influences philosophiques prépondérantes, une certaine
-tendance systématique à ériger aussi le gallicanisme, sous un reste
-d'inspirations jansénistes et parlementaires, en une sorte d'équivalent
-national du protestantisme anglican: c'était, sans doute, une étrange
-tentative chez une population élevée par Voltaire et Diderot; mais le
-projet n'en était ni moins évident, ni moins propre à caractériser
-une telle politique, qui n'a pas même cessé aujourd'hui de trouver
-secrètement de fervens admirateurs parmi les métaphysiciens et
-les légistes qui dirigent encore nos destinées officielles. Enfin,
-relativement à la condition d'isolement national, ci-dessus signalée
-comme l'indispensable complément de toutes les autres exigences d'une
-telle imitation, on voit heureusement que, à cette époque initiale
-d'élan universel, elle n'était pas moins radicalement contraire aux
-propres sentimens spontanés des partisans de cette empirique utopie
-qu'aux énergiques inclinations d'une population généreuse, si noblement
-disposée, par un long exercice antérieur, à l'active propagation
-désintéressée de toutes les améliorations quelconques qu'elle pourrait
-jamais réaliser, et chez laquelle, en effet, les plus puissans efforts
-ultérieurs n'ont pu parvenir à enraciner profondément aucune affection
-anti-européenne.
-
-D'après cet ensemble de considérations sommaires, chacun peut désormais
-apprécier aisément combien les dispositions les plus fondamentales,
-soit préalables, soit actuelles, de la sociabilité française devaient
-être directement opposées à la dangereuse utopie politique inspirée
-par une vaine métaphysique chez notre première assemblée nationale,
-dont la qualification usuelle pourra sembler, auprès d'une impartiale
-postérité, le résultat d'une amère ironie philosophique; puisqu'il n'a
-jamais existé un contraste aussi profondément décisif entre l'éternité
-des espérances spéculatives et la fragilité des créations effectives.
-Aucun exemple spécial ne m'a semblé plus caractéristique d'une telle
-discordance entre les conceptions propres à cette philosophie politique
-et la réalité du milieu social correspondant, que la pénible impression
-spontanément suggérée aujourd'hui à l'intéressante lecture d'un
-ouvrage destiné à survivre aux circonstances qui l'avaient dicté, comme
-émanant d'un écrivain non moins estimable par ses lumières que par
-l'élévation de ses sentimens et la loyauté de son caractère: on conçoit
-qu'il s'agit de l'essai historique où l'infortuné Rabaut-Saint-Etienne
-proclamait déjà solennellement accomplie, d'après l'acceptation
-royale d'une constitution éphémère, une crise révolutionnaire qui
-n'était ainsi parvenue qu'à sa préparation initiale, et dont le cours
-irrésistible devait, l'année suivante, dissiper sans effort tout ce
-vain échafaudage métaphysique. Rien n'est assurément plus propre qu'une
-telle opposition à montrer la profonde inanité d'une théorie qui peut
-conduire des esprits distingués à une appréciation aussi radicalement
-illusoire du milieu social correspondant: rien également ne peut mieux
-vérifier, en général, contre les étranges subtilités de nos docteurs
-empiriques, l'insurmontable réalité des préceptes logiques établis
-au quarante-huitième chapitre sur le besoin d'une vraie théorie
-pour diriger les observations sociologiques, qui, en vertu de leur
-complication supérieure, peuvent bien moins se passer d'un tel guide
-que toutes celles relatives à de plus simples phénomènes.
-
-Procédons maintenant à la sommaire appréciation historique du second
-degré révolutionnaire, où l'instinct plus complet de la véritable
-situation sociale, compensant, en partie, sous l'énergique impulsion
-des circonstances les plus décisives, la vicieuse influence d'une
-vaine métaphysique, a déterminé enfin l'essor spontané du caractère
-fondamental propre à cette immense crise finale, autant du moins que
-pouvait le permettre alors l'inévitable ascendant exclusif d'une
-philosophie purement négative, étrangère à toute conception réelle de
-l'ensemble de l'évolution moderne.
-
-Justement opposée aux vaines fictions politiques sur lesquelles
-reposait l'incohérent édifice de l'Assemblée Constituante, l'éminente
-assemblée si pleinement immortalisée sous le nom de Convention
-Nationale fut aussitôt conduite, par son origine même, à regarder
-l'entière abolition de la royauté comme un indispensable préambule
-de la régénération sociale vers laquelle tendait directement la
-révolution française. D'après la concentration monarchique de tous
-les anciens pouvoirs, graduellement accomplie, surtout en France,
-depuis la fin du moyen âge, suivant nos explications antérieures, une
-conservation quelconque de la royauté devait alors rendre imminente
-la dangereuse restauration des divers débris politiques, spirituels
-ou temporels, qui, sous la seconde phase moderne, s'étaient enfin
-spontanément ralliés autour du pouvoir royal, dont la destruction
-solennelle pouvait seule, dans une telle situation, caractériser
-suffisamment la rénovation générale qui devait constituer le but final
-du grand mouvement révolutionnaire commencé au XIVe siècle et
-désormais parvenu à sa dernière crise essentielle. L'ensemble de notre
-théorie historique représente nécessairement la royauté moderne comme
-le seul reste capital de l'antique régime des castes, que nous avons
-vu, au cinquante-troisième chapitre, fournir partout, d'une manière
-plus ou moins explicite, la base fondamentale de toute organisation
-primitive, selon le principe naturel de l'hérédité primordiale des
-professions quelconques, plus durable à mesure qu'il s'agit d'arts
-plus compliqués, dont l'exercice plus empirique exige davantage
-l'apprentissage domestique. Nous avons reconnu, au chapitre suivant,
-comment ce régime initial, qui, malgré d'importantes modifications,
-constituait encore le fond général de l'organisme grec et même romain,
-avait été, pour la première fois, directement ébranlé, dès le début du
-moyen âge, dans sa principale disposition politique, par l'admirable
-constitution du catholicisme, qui avait enfin radicalement supprimé
-l'hérédité des plus éminentes fonctions sociales, en un temps où les
-plus hautes combinaisons européennes étaient spontanément réservées à
-un clergé célibataire: la cinquante-sixième leçon nous a d'ailleurs
-montré le même régime irrévocablement détruit aussi, sous la dernière
-phase du moyen âge, dans l'économie élémentaire des sociétés modernes,
-d'après les suites nécessaires de l'émancipation personnelle présidant
-à l'évolution industrielle. Il est clair que l'abaissement ultérieur
-de la puissance aristocratique sous le pouvoir royal, pendant les deux
-premières phases modernes, n'avait pu que compléter et consolider,
-surtout en France, envers les fonctions intermédiaires, la grande
-transformation ainsi commencée simultanément, au moyen âge, pour les
-plus générales et les plus particulières. Déjà radicalement compromise
-par un tel isolement, l'hérédité monarchique ne pouvait ensuite que
-perdre beaucoup, sous la troisième phase, à l'excessive concentration
-d'attributions politiques, à la fois spirituelles et temporelles, que
-venait ainsi d'obtenir la dictature royale, dès lors spontanément
-conduite, comme nous l'avons vu au cinquante-cinquième chapitre, à
-constater de plus en plus son inaptitude fondamentale à la saine
-appréciation habituelle de ce vaste ensemble, en cédant volontairement
-ses principaux pouvoirs à des ministres de moins en moins dépendans.
-On conçoit enfin, quant aux conditions intellectuelles, suivant une
-indication préalable de la cinquante-troisième leçon, que, dans l'art
-de gouverner, comme dans tout autre, quoique plus tardivement à
-raison de sa complication supérieure, la rationnalité croissante des
-conceptions humaines tend nécessairement à rendre l'aptitude réelle,
-même temporelle, de plus en plus indépendante de toute imitation
-domestique, en lui procurant directement une éducation systématique,
-que peuvent convenablement recevoir, quelle que soit leur condition
-sociale, les intelligences suffisamment douées de l'esprit d'ensemble
-qui détermine une telle vocation, et qui certainement, au temps que
-nous considérons, était bien loin, abstraction faite de toute satire
-personnelle, d'appartenir exclusivement, ou même principalement, aux
-maisons royales, qui jadis durent en être si longtemps les dépositaires
-naturels.
-
-Cette abolition préliminaire, sans laquelle la révolution française
-ne pouvait être pleinement caractérisée, dut bientôt s'accompagner de
-toutes les démolitions partielles destinées à y compléter l'indication
-d'une irrésistible tendance à la rénovation totale du système social,
-autant que le permettait la vicieuse nature de la seule philosophie qui
-pût alors diriger un tel ébranlement. Malgré une odieuse persécution,
-aussi impolitique qu'injuste, suscitée par une haine aveugle, et
-spécialement entretenue par l'instinct de rivalité religieuse d'un
-vain déisme, il faut surtout distinguer, à ce sujet, l'audacieuse
-suppression légale du christianisme, tendant à faire énergiquement
-ressortir, soit la caducité d'une organisation enfin devenue
-essentiellement étrangère à l'existence moderne, soit la nécessité
-d'un nouvel ordre spirituel susceptible de diriger convenablement la
-régénération humaine. Parmi les moindres préparations négatives, il
-n'est pas inutile de noter ici la destruction systématique de toutes
-les diverses corporations antérieures, trop exclusivement attribuée
-aujourd'hui à une aveugle répugnance absolue contre toute agrégation
-quelconque, et dans laquelle on peut certainement apercevoir, sans
-excepter même les cas les plus défavorables, un certain instinct
-confus de la tendance plus ou moins rétrograde de ces différentes
-institutions, après l'accomplissement suffisant de leur office purement
-provisoire, dont la vicieuse prolongation devenait réellement une
-source d'entraves bien plus que de progrès. Je ne crois pas devoir me
-dispenser d'étendre une semblable appréciation historique jusqu'à la
-suppression directe des compagnies savantes, et même de l'illustre
-Académie des sciences de Paris, la seule qui pût essentiellement
-mériter quelques regrets sérieux. Malgré les vains reproches de
-vandalisme adressés à un tel acte par des esprits ordinairement
-incapables d'en apprécier la véritable portée, j'aurai bientôt lieu de
-faire directement sentir que cette institution provisoire avait alors
-rendu tous les principaux services intellectuels compatibles avec la
-nature et l'esprit de son organisation primitive, et que son influence
-ultérieure a été, au fond, surtout aujourd'hui, bien plus contraire
-que favorable à la marche nécessaire des conceptions modernes. Le
-mémorable instinct progressif de la grande dictature révolutionnaire ne
-fut donc pas, au fond, plus en défaut dans ce cas important que dans
-tant d'autres où une meilleure appréciation a déjà conduit à rendre
-une exacte justice aux éminentes intentions d'une assemblée qui avait
-déjà solennellement prouvé, sous ce rapport, sa parfaite loyauté, en
-étendant, sans aucun ménagement, ses opérations négatives jusqu'aux
-diverses corporations légistes, quoique la plupart de ses membres en
-fussent sortis. Sous l'aspect scientifique, sa prochaine sollicitude
-pour tant d'heureuses fondations destinées à seconder la marche ou la
-propagation des connaissances réelles, et surtout pour la création
-capitale de l'École Polytechnique, si supérieure aux institutions
-antérieures, devrait suffisamment montrer que la suppression des
-Académies, si amèrement déplorée par tant d'académiciens postérieurs,
-ne pouvait alors tenir essentiellement à de sauvages antipathies, mais
-bien plutôt à une certaine prévision générale, juste quoique confuse,
-des nouveaux besoins de l'esprit humain.
-
-Afin d'apprécier convenablement le vrai caractère fondamental de
-cette grande époque, il est indispensable d'y considérer toujours
-l'irrésistible influence, encore plus favorable que funeste, des
-circonstances éminemment décisives qui durent la dominer, et dont
-l'ascendant spontané contribua beaucoup à y contenir les dangereuses
-divagations métaphysiques inhérentes à la seule philosophie qui pût
-alors diriger cet immense mouvement. D'après les motifs ci-dessus
-indiqués, les gouvernemens européens qui, sous la seconde phase,
-avaient laissé tomber Charles I sans aucune opposition sérieuse,
-n'eurent pas même besoin des coupables intrigues de la royauté
-française pour réunir bientôt tous leurs efforts actifs contre une
-révolution radicale, où l'initiative de la France signalait évidemment
-une inévitable crise finale, nécessairement commune à l'ensemble de
-la grande république européenne, comme l'était, depuis le moyen âge,
-la double progression, positive et négative, dont elle annonçait
-le dernier terme naturel: l'oligarchie anglaise elle-même, quoique
-désintéressée, en apparence, dans la dissolution des monarchies, se
-plaça promptement à la tête de cette coalition rétrograde, destinée
-à l'universelle conservation du système militaire et théologique,
-désormais également menacé sous toutes les formes diverses qu'avait
-pu prendre la dictature temporelle où avait partout abouti sa
-décomposition graduelle. Or, cette formidable attaque, qui, par une
-réaction nécessaire, obligeait aussi la France à proclamer directement
-l'intime universalité de l'ébranlement final, dut procurer à ce second
-degré de la crise révolutionnaire un avantage fondamental, que n'avait
-pu suffisamment obtenir le premier, en y provoquant spontanément une
-mémorable identité continue de sentimens et même, à certains égards,
-de vues politiques, indispensable au succès réel de la plus juste
-et la plus sublime défense nationale que l'histoire puisse jamais
-offrir. C'est là surtout ce qui détermina, ou du moins maintint,
-l'énergie morale et la rectitude mentale qui placeront toujours, chez
-l'impartiale postérité, la Convention nationale très au-dessus de
-l'Assemblée constituante, malgré les vices respectivement inhérens à
-leur doctrine et à leur situation. Quoique constamment poussée, par
-sa philosophie métaphysique, à des conceptions vagues et absolues,
-l'assemblée républicaine, après avoir spontanément accordé à cette
-inévitable tendance générale les seules satisfactions qu'elle ne
-pouvait lui refuser, fut bientôt heureusement conduite, par les actives
-exigences de sa principale mission politique, à écarter, sous un
-respectueux ajournement, une vaine constitution, pour s'élever enfin à
-l'admirable conception du gouvernement révolutionnaire proprement dit,
-directement envisagé comme un régime provisoire parfaitement adapté à
-la nature éminemment transitoire du milieu social correspondant. C'est
-ainsi que, supérieurs à la puérile ambition de leurs prédécesseurs, si
-aveuglément imitée par leurs successeurs, les conventionnels français,
-renonçant implicitement à fonder déjà d'éternelles institutions qui
-ne pouvaient encore avoir aucune base réelle, s'attachèrent surtout
-à organiser provisoirement, conformément à la situation, une vaste
-dictature temporelle, équivalente à celle graduellement élaborée
-par Louis XI et par Richelieu, mais dirigée d'après une bien plus
-juste appréciation générale de sa destination propre et de sa durée
-limitée. En la constituant spontanément sur la base indispensable
-de la puissance populaire, ils furent d'ailleurs conduits à mieux
-annoncer le caractère essentiel de la rénovation finale, soit en
-vertu de l'admirable essor directement imprimé aux vrais sentimens
-de fraternité universelle, soit en inspirant aux classes inférieures
-une juste conscience de leur valeur politique, soit enfin d'après une
-heureuse prédilection continue pour des intérêts qui, à raison de leur
-généralité supérieure, doivent être presque toujours les plus conformes
-à une saine appréciation philosophique de l'ensemble des besoins
-sociaux. Cette conduite naturelle, immédiatement récompensée par tant
-de sublimes ou touchans dévouemens, et qui élevait la constitution
-morale d'une population où tous les gouvernemens ultérieurs ont
-systématiquement tendu à développer, au contraire, un abject égoïsme,
-a laissé nécessairement, chez le peuple français, d'ineffaçables
-souvenirs, et même de profonds regrets, qui ne pourront vraiment
-disparaître que par une juste satisfaction permanente de l'instinct
-correspondant. Il faut aussi noter, dans cette mémorable organisation
-de la dictature révolutionnaire, une certaine tendance spontanée à
-une première appréciation générale, vague mais réelle, de la division
-fondamentale entre le gouvernement moral et le gouvernement politique
-des sociétés modernes, dès lors indiquée, à mes yeux, par l'action
-simultanée d'une célèbre association volontaire, qui, essentiellement
-extérieure au pouvoir proprement dit, était surtout destinée, en
-appréciant mieux l'ensemble de sa marche, à lui fournir de lumineuses
-indications. Quelque imparfait que dût être alors un instinct aussi
-confus de la principale condition propre à la réorganisation sociale,
-on en retrouve d'autres indices, non moins caractéristiques, en
-considérant diverses tentatives remarquables pour fonder, sur la
-régénération directe des mœurs françaises, la rénovation ultérieure
-des institutions; quoique la vaine théorie métaphysique qui présidait
-nécessairement à de tels efforts n'en pût aucunement permettre
-l'efficacité durable.
-
-En général, l'étude approfondie de cette grande crise fera de plus
-en plus ressortir que, sous l'impulsion décisive des circonstances
-extérieures, les éminens attributs qui la distinguent furent
-essentiellement dus à la haute valeur politique, et surtout morale,
-soit de ses principaux directeurs, soit des masses qui les secondaient
-avec un si admirable dévouement; tandis que les graves aberrations qui
-s'y rattachent étaient inséparables de la vicieuse philosophie qui
-dominait à cette époque, et dont, par les plus heureuses inspirations
-d'une sagesse purement spontanée, il n'était pas toujours possible
-de contenir suffisamment la dangereuse influence systématique. De sa
-nature, cette métaphysique, au lieu de lier intimement les tendances
-actuelles de l'humanité à l'ensemble des transformations antérieures,
-représentait la société sans aucune impulsion propre, sans aucune
-relation au passé, indéfiniment livrée à l'action arbitraire du
-législateur; étrangère à toute saine appréciation de la sociabilité
-moderne, elle remontait au delà du moyen âge pour emprunter à la
-sociabilité antique un type rétrograde et contradictoire; enfin,
-au milieu des circonstances les plus irritantes, elle appelait
-spécialement les passions à l'office le mieux réservé à la raison.
-C'était cependant sous un tel régime mental qu'il fallait alors
-s'élever à des conceptions politiques heureusement adaptées à la
-vraie disposition des esprits et aux impérieuses exigences de la plus
-difficile situation: aussi la juste considération d'un semblable
-contraste devra-t-elle toujours porter les véritables philosophes à
-une admiration spéciale des grands résultats qui s'y sont développés,
-et à une indulgente réprobation d'inévitables égaremens généraux.
-Aucun ordre de faits ne caractérise plus profondément cette opposition
-fondamentale, que ceux relatifs au besoin continu de l'unité nationale,
-dont l'actif sentiment dut surmonter, à cette époque, chez les
-natures vraiment politiques, la tendance éminemment dispersive de
-la métaphysique prépondérante. Cette admirable réaction d'un heureux
-instinct pratique contre les dangereuses indications d'une théorie
-décevante, se manifeste surtout dans la lutte décisive suscitée par
-le puéril orgueil des malheureux girondins, entraînés, d'après leur
-haute incapacité politique, à de coupables menées, poussées quelquefois
-jusqu'à des coalitions armées avec le parti monarchique, afin de
-détruire systématiquement l'un des plus grands résultats de notre
-passé social, en décomposant la France en républiques partielles,
-au temps même où la plus redoutable agression extérieure exigeait
-nécessairement la plus intense concentration intérieure. Quand, par une
-indispensable épuration, la marche révolutionnaire eut enfin écarté ces
-dangereux discoureurs, on remarque, en effet, à cet égard, malgré les
-plus graves divergences, une mémorable unanimité d'efforts permanens
-pour contenir la tendance métaphysique au morcellement politique,
-dont l'école progressive actuelle a été ainsi heureusement préservée,
-laissant désormais à l'école rétrograde l'étrange privilége de telles
-aberrations, comme je l'ai expliqué au quarante-sixième chapitre.
-
-Le terme naturel d'une exaltation qui, quoique évidemment nécessaire,
-ne devait ni ne pouvait durer, aurait été directement fixé, par une
-prévision rationnelle, à l'époque, fort antérieure à la célèbre journée
-thermidorienne, où la France serait suffisamment garantie contre
-l'invasion étrangère; ce qui exigeait que la résistance révolutionnaire
-eût été poussée jusqu'à la double conquête provisoire de la Belgique
-et de la Savoie, alors seule pleinement caractéristique d'une
-efficacité décisive de notre défense nationale. Mais l'inévitable
-irritation générale résultée d'aussi extrêmes nécessités, et surtout
-les inspirations absolues de la métaphysique dirigeante, ne pouvaient
-malheureusement permettre que l'indispensable politique exceptionnelle
-cessât aussitôt que son principal office provisoire aurait été
-convenablement accompli. On doit certainement regarder son abusive
-prolongation, avec un déplorable surcroît d'intensité, après le terme
-relatif à sa destination nécessaire, comme la cause essentielle des
-horribles déviations que rappelle trop exclusivement aujourd'hui
-le souvenir de cette grande époque, et qui n'ont laissé d'autre
-enseignement universel que l'immortelle démonstration de l'impuissance
-organique propre à une doctrine purement négative, ainsi poussée
-à son entière application politique. C'est ici le lieu d'employer
-complétement une division historique, indiquée d'avance à la fin du
-volume précédent, entre les deux écoles générales qui avaient surtout
-dirigé l'ébranlement philosophique du siècle dernier, en poursuivant
-spécialement, l'une l'émancipation mentale, l'autre l'agitation
-sociale. Quoique ayant également abouti au déisme spéculatif, nous
-avons déjà reconnu que, dès l'origine, elles avaient envisagé
-cette situation passagère de notre intelligence sous deux aspects
-très-différens et même virtuellement opposés: l'un progressif, où cette
-extrême phase de la philosophie primitive ne pouvait constituer qu'une
-halte rapide d'un mouvement anti-théologique touchant à son inévitable
-destination finale; l'autre rétrograde, où l'on y voyait, au contraire,
-le point de départ d'une sorte de restauration religieuse, modifiée
-d'après les illusions contradictoires de nouveaux réformateurs.
-Cette rivalité fondamentale des deux écoles de Voltaire et de
-Rousseau se laissa toujours distinctement sentir, malgré leur unanime
-coopération active à la grande crise révolutionnaire, par la tendance
-caractéristique de la première à concevoir franchement la métaphysique
-dirigeante comme éminemment négative, et la dictature républicaine
-comme une indispensable mesure provisoire, dont l'institution lui fut
-principalement due; tandis que, aux yeux de la seconde, cette doctrine
-formait déjà réellement la base nécessaire d'une réorganisation
-directe, qu'il fallait immédiatement substituer au régime exceptionnel:
-en même temps, l'une avait constamment témoigné un instinct confus mais
-réel des conditions essentielles de la civilisation moderne, pendant
-que l'autre se montrait surtout préoccupée d'une vague imitation de
-la société antique. Après que le commun danger eut cessé de pouvoir
-suffisamment contenir ces inévitables divergences, l'énergique
-sollicitude de l'école politique poussa l'école philosophique, jusque
-alors prépondérante, à constater directement son impuissance organique
-en formulant précipitamment, pour la régénération intellectuelle et
-morale, une sorte de polythéisme métaphysique, dominé par l'adoration
-de la grande entité scolastique, et qui ne pouvait assurément
-obtenir aucune consistance effective: d'où résulta graduellement
-la mémorable catastrophe de l'énergique Danton et de l'intéressant
-Camille Desmoulins, en un temps où tous les triomphes se résumaient
-par l'impitoyable extermination des adversaires quelconques, sous les
-déplorables inspirations d'une doctrine qui, profondément incompatible
-avec toute démonstration véritable, laissait bientôt prévaloir des
-passions sanguinaires, indiquant toujours la compression matérielle
-comme seul gage assuré de la convergence spirituelle, suivant la nature
-constante des conceptions politiques qui repoussent ou méconnaissent
-la division fondamentale des deux puissances élémentaires. L'ascendant
-décisif ainsi naturellement procuré à l'école politique, où le sincère
-fanatisme de quelques chefs recommandables dissimulait la facile et
-dangereuse hypocrisie d'un plus grand nombre de purs déclamateurs, vint
-bientôt prouver, à son tour, d'après l'irrécusable témoignage d'un
-horrible délire, que, malgré ses mystérieuses promesses, elle était
-encore moins apte que sa rivale à diriger convenablement une vraie
-réorganisation finale. C'est surtout alors que, par une inévitable
-aberration générale, la métaphysique révolutionnaire, sous l'absurde
-prépondérance du type antique radicalement méconnu, fut rapidement
-conduite à se montrer directement hostile aux divers élémens essentiels
-de la civilisation moderne, dont l'universelle influence spontanée
-empêchait nécessairement le libre essor d'une telle utopie rétrograde,
-chez les esprits même les plus accessibles à de vains entraînemens
-systématiques. En contradiction radicale avec la solidarité nécessaire
-des deux mouvemens, hétérogènes mais convergens, dont l'ensemble
-caractérise, d'après les deux chapitres précédens, l'évolution
-fondamentale de la sociabilité européenne depuis le moyen âge, on vit
-ainsi la progression négative, irrationnellement devenue organique, se
-tourner enfin contre la progression positive, après avoir pleinement
-satisfait à sa propre destination transitoire. Cette déviation
-décisive, sensible même pour l'évolution scientifique et l'évolution
-esthétique, dut être surtout prononcée relativement à l'évolution
-industrielle, alors menacée d'une entière désorganisation, d'après une
-désastreuse tendance politique à détruire l'indispensable subordination
-élémentaire des classes laborieuses envers les véritables chefs
-naturels de leurs travaux journaliers, afin d'appeler la plus incapable
-multitude, sous l'inévitable direction des littérateurs et des avocats,
-à une active participation permanente au gouvernement effectif,
-par une abusive appréciation métaphysique du juste intérêt continu
-que, dans tout véritable état social, les moindres citoyens doivent
-nécessairement prendre, en raison de leurs talens et de leurs lumières,
-à la marche générale des affaires publiques. Du point de vue purement
-politique, la grande réaction rétrograde, que l'école révolutionnaire
-la plus avancée fait aujourd'hui commencer seulement à la journée
-thermidorienne, me paraît devoir être réellement envisagée désormais,
-d'après l'ensemble de notre élaboration historique, comme remontant à
-la célèbre tentative pour l'organisation fondamentale du déisme légal,
-pleinement caractérisée par une manifestation mémorable, et dont la
-tendance nécessaire ressortait déjà des singulières révélations qui
-attribuaient une sorte de mission céleste au sanguinaire déclamateur
-érigé en souverain pontife de cette étrange restauration religieuse.
-Sous ce nouvel aspect, le mouvement thermidorien, d'abord dirigé
-par les amis de Danton, reprend un caractère plus conforme aux
-saines inspirations spontanées de la raison publique; en constituant
-primitivement le symptôme décisif de l'inévitable décadence d'une
-désastreuse politique, qui, malgré la plus horrible exagération
-des procédés exceptionnels, ne pouvait réellement parvenir, en
-troublant profondément l'économie élémentaire propre à la sociabilité
-moderne, qu'à organiser finalement une immense rétrogradation: il
-reste d'ailleurs pleinement incontestable que, à la faveur de cette
-indispensable journée, bientôt détournée de sa destination naturelle,
-de sanglantes représailles furent déplorablement dirigées, à la secrète
-instigation du parti monarchique, contre l'ensemble du mouvement
-révolutionnaire. En se félicitant de voir enfin, comme il l'avait tant
-mérité, le grand Carnot sortir glorieusement d'une telle collision,
-tout vrai philosophe devra toujours y regretter spécialement la perte
-d'un noble jeune homme, l'éminent Saint-Just, tombé victime presque
-volontaire de son aveugle dévouement à un ambitieux sophiste, indigne
-d'une si précieuse admiration.
-
-J'ai cru devoir ici convenablement insister sur la saine appréciation
-historique propre à l'ensemble de l'époque la plus décisive que pût
-offrir la portion jusqu'à présent accomplie de l'immense révolution
-au sein de laquelle nous vivons. On voit ainsi, d'une part, comment
-le degré républicain a spontanément élevé, d'une manière beaucoup
-plus complète et plus énergique que n'avait d'abord pu le faire le
-degré constitutionnel, une sorte de programme politique vraiment
-fondamental, dont l'ineffaçable souvenir indiquera naturellement,
-jusqu'à une convenable réalisation ultérieure, la destination finale de
-cette crise universelle, malgré le mode essentiellement négatif sous
-lequel il dut alors être conçu par la métaphysique dirigeante, dont
-l'inévitable impuissance organique fut, d'une autre part, simultanément
-démontrée d'après l'épreuve solennelle, pleinement caractéristique
-quoique nécessairement passagère, de son entier ascendant politique.
-Quelques vains efforts qu'ait pu tenter ensuite la grande réaction
-rétrograde, dont je viens d'assigner la véritable origine historique,
-pour dissimuler totalement le premier enseignement social en
-laissant seulement ressortir le second, ils sont tous deux également
-impérissables auprès de la population européenne, aux yeux de laquelle
-ils tendront spontanément de plus en plus à devenir radicalement
-inséparables, aussitôt qu'une sage élaboration philosophique aura
-suffisamment fondé, sur leur combinaison permanente, l'indispensable
-indication générale de la marche ultérieure propre à l'ensemble du
-mouvement révolutionnaire. Toutes les récriminations doctorales sur
-la prétendue inopportunité radicale de la régénération totale ainsi
-projetée par les conventionnels français, ne peuvent réellement
-affecter, d'après notre théorie historique, que l'insuffisance
-nécessaire des moyens vicieux qu'une décevante métaphysique dut
-conduire à y appliquer; mais elles ne sauraient nullement atteindre
-le besoin fondamental d'une réorganisation universelle, qui était
-déjà aussi incontestable, et même aussi pleinement senti par les
-masses, qu'il peut l'être essentiellement aujourd'hui. Rien ne doit
-mieux confirmer une telle appréciation que la mémorable lenteur, trop
-peu comprise jusqu'ici, d'un mouvement rétrograde dont l'instinct
-dirigeant se reconnaissait tacitement incompatible avec les plus
-intimes dispositions populaires, qui, par leur énergique antipathie,
-obligèrent ensuite à prendre tant de longs et pénibles circuits
-politiques pour restaurer enfin, sous un vain déguisement impérial,
-une monarchie qu'une seule rapide secousse avait d'abord suffi à
-renverser entièrement: si tant est même que la stricte exactitude
-historique permette maintenant d'envisager comme vraiment rétablie
-une royauté qui n'a jamais pu encore passer avec sécurité de ses
-divers possesseurs effectifs à leurs propres successeurs domestiques,
-quoique une telle transmission héréditaire constitue certainement la
-principale différence caractéristique entre le véritable pouvoir royal
-et le simple pouvoir dictatorial, dès longtemps devenu, sous une forme
-quelconque, naturellement indispensable, suivant nos explications
-antérieures, à la situation transitoire des sociétés modernes.
-
-Après la chute nécessaire du régime conventionnel, la réaction
-rétrograde ne se fit surtout sentir immédiatement que par le vain
-retour de la métaphysique constitutionnelle propre au degré initial de
-la crise universelle, et dont la stérile obstination tendit toujours à
-reproduire, autant que le permettait alors l'état général des esprits,
-une aveugle imitation de la constitution anglaise, caractérisée
-par une chimérique pondération des diverses fractions du pouvoir
-temporel, sous de nouvelles formes, encore plus rapprochées de ce type
-imaginaire, où d'irrationnelles conceptions ne cessaient de montrer la
-vraie réorganisation finale, malgré l'expérience primitive du peu de
-stabilité que pouvait comporter, en France, l'importation d'une telle
-anomalie politique. En même temps, suivant un inévitable contraste, des
-tentatives énergiques mais insensées annoncèrent déjà la déplorable
-tendance ultérieure du parti qui se croyait sincèrement progressif à
-chercher de plus en plus la solution sociale dans une plus complète
-extension du mouvement négatif, que la dictature révolutionnaire avait
-réellement poussé jusqu'à ses plus extrêmes limites politiques, et que
-néanmoins on voulait aussi conduire désormais, sous les anarchiques
-inspirations de l'école de Rousseau, jusqu'à l'ébranlement direct des
-institutions élémentaires les plus indispensables à toute sociabilité
-humaine. Par ces deux ordres d'aberrations, tous concouraient
-spontanément à maintenir la position vicieusement abstraite du
-problème politique, indépendamment d'aucune vraie relation générale
-au milieu social correspondant; tous concevaient également la société
-indéfiniment modifiable, sans aucune impulsion propre, et dégagée de
-toute filiation antérieure; tous, enfin, s'accordaient à subordonner
-la régénération morale aux règlemens législatifs: si j'insiste sur ces
-caractères logiques alors communs à l'école rétrograde ou stationnaire
-et à l'école progressive, c'est parce qu'ils n'ont pu aujourd'hui
-essentiellement changer, et qu'on doit naturellement les apprécier
-d'une manière plus philosophique envers une situation moins actuelle,
-quoique d'ailleurs radicalement persistante.
-
-Une telle fluctuation politique, toujours menaçante pour l'ordre, et
-néanmoins stérile pour le progrès, devait nécessairement aboutir,
-malgré d'énergiques répugnances populaires, au triomphe passager
-de l'esprit rétrograde, qui montrait spontanément la concentration
-monarchique comme seule propre à garantir la sécurité du développement
-continu des divers élémens essentiels de la sociabilité moderne, déjà
-pressés d'utiliser les nouvelles ressources générales que procurait
-désormais à leur libre essor l'irrévocable décomposition de l'ancienne
-hiérarchie sociale. Dans l'état d'empirisme métaphysique où se
-trouve encore la philosophie politique, cette dernière épreuve était
-alors indispensable pour faire universellement apprécier, par une
-expérience décisive, l'espèce d'ordre réellement compatible avec une
-pleine rétrogradation, dont les promesses illusoires ne pouvaient être
-directement jugées par aucune discussion vraiment rationnelle. En même
-temps, la marche naturelle des événemens conduisait inévitablement
-à cette issue immédiate, en faisant de plus en plus prévaloir le
-pouvoir militaire, première base nécessaire de toute véritable royauté
-moderne; à mesure que la guerre révolutionnaire perdait son caractère
-essentiellement défensif, pour devenir, à son tour, éminemment
-offensive, sous le spécieux entraînement d'une active propagation
-universelle de l'ébranlement fondamental, sans que cette irrésistible
-séduction pût d'abord céder à aucune sage appréciation, soit de
-l'opportunité du but, soit de l'efficacité du moyen. Tant que l'armée,
-pleinement nationale, était restée liée au sol natal, et n'avait pas
-cessé, sous l'espoir continu d'une prochaine libération, de participer
-directement aux émotions et aux inspirations populaires, la salutaire
-énergie du terrible comité avait pu y maintenir, par une infatigable
-activité, la plus parfaite prépondérance que les guerres modernes
-eussent encore offerte de l'autorité civile sur la force militaire.
-Mais il ne pouvait plus en être ainsi quand, dans les diverses
-expéditions lointaines, l'armée, devenue de plus en plus étrangère
-aux affaires intérieures, et prenant nécessairement, d'après un but
-plus spécial et moins direct, un caractère plus déterminé et moins
-passager, tendait graduellement à s'identifier profondément avec ses
-propres chefs, au milieu de populations inconnues, en même temps que
-son intervention politique devait peu à peu paraître indispensable à la
-compression nécessaire de la stérile agitation sociale qu'entretenait
-un dangereux esprit métaphysique. Il était donc certainement
-impossible que l'ensemble d'une telle situation ne conduisît bientôt
-à l'installation spontanée d'une véritable dictature militaire, dont
-la tendance, rétrograde ou progressive, devait d'ailleurs, malgré
-l'influence naturelle d'une réaction passagère, dépendre beaucoup,
-et certainement davantage qu'en aucun autre cas historique, de la
-disposition personnelle de celui qui en serait honoré, parmi tant
-d'illustres généraux que la défense révolutionnaire avait suscités.
-Par une fatalité à jamais déplorable, cette inévitable suprématie,
-à laquelle le grand Hoche semblait d'abord si heureusement destiné,
-échut à un homme presque étranger à la France, issu d'une civilisation
-arriérée, et spécialement animé, sous la secrète impulsion d'une
-nature superstitieuse, d'une admiration involontaire pour l'ancienne
-hiérarchie sociale; tandis que l'immense ambition dont il était dévoré
-ne se trouvait réellement en harmonie, malgré son vaste charlatanisme
-caractéristique, avec aucune éminente supériorité mentale, sauf celle
-relative à un incontestable talent pour la guerre, bien plus lié,
-surtout de nos jours, à l'énergie morale qu'à la force intellectuelle.
-
-On ne saurait aujourd'hui rappeler un tel nom sans se souvenir que
-de vils flatteurs et d'ignorans enthousiastes ont osé longtemps
-comparer à Charlemagne un souverain qui, à tous égards, fut aussi
-en arrière de son siècle que l'admirable type du moyen âge avait
-été en avant du sien. Quoique toute appréciation personnelle doive
-rester essentiellement étrangère à la nature et à la destination de
-notre analyse historique, chaque vrai philosophe doit, à mon gré,
-regarder maintenant comme un irrécusable devoir social de signaler
-convenablement à la raison publique la dangereuse aberration qui, sous
-la mensongère exposition d'une presse aussi coupable qu'égarée, pousse
-aujourd'hui l'ensemble de l'école révolutionnaire à s'efforcer, par un
-funeste aveuglement, de réhabiliter la mémoire, d'abord si justement
-abhorrée, de celui qui organisa, de la manière la plus désastreuse,
-la plus intense rétrogradation politique dont l'humanité dut jamais
-gémir. D'après les explications précédentes, personne assurément ne
-saurait croire que je prétende ici blâmer l'avénement d'une dictature
-non moins indispensable qu'inévitable: mais je voudrais flétrir,
-avec toute l'énergie philosophique dont je suis susceptible, l'usage
-profondément pernicieux qu'en fit un chef alors naturellement investi
-d'une puissance matérielle et d'une confiance morale qu'aucun autre
-législateur moderne n'a pu réunir au même degré. L'état général
-de l'esprit humain ne permettait point, sans doute, à son immense
-autocratie de diriger immédiatement la réorganisation finale de l'élite
-de l'humanité, faute d'une indispensable élaboration philosophique
-encore inaccomplie; mais son action rationnelle aurait pu y appliquer
-convenablement les hautes intelligences, et y disposer simultanément
-la masse des populations, au lieu d'écarter les unes et de détourner
-les autres par une activité radicalement perturbatrice de tous les
-grands effets sociaux que la dictature purement révolutionnaire avait
-déjà glorieusement ébauchés, autant que l'avait comporté l'inévitable
-prépondérance d'une métaphysique essentiellement négative. Si le
-prétendu génie politique de Bonaparte avait été vraiment éminent, ce
-chef ne se serait point abandonné à son aversion trop exclusive envers
-la grande crise républicaine, où il ne savait voir, à la suite des plus
-vulgaires déclamateurs rétrogrades, que la facile démonstration de
-l'impuissance organique propre à la seule philosophie qui avait pu y
-présider: il n'y aurait pas entièrement méconnu d'énergiques tendances
-vers une régénération fondamentale, dont les conditions nécessaires s'y
-étaient certainement manifestées d'une manière non moins irrécusable
-pour tous les hommes d'état dignement placés, même par le seul
-instinct, au véritable point de vue général de la sociabilité moderne,
-qui n'eût point échappé, sans doute, dans cette lumineuse position, à
-Richelieu, à Cromwell, ou à Frédéric. On n'a d'ailleurs aucun besoin
-de prouver que son autorité réelle eût ainsi acquis, avec une aussi
-pleine intensité, une stabilité beaucoup plus grande, en même temps que
-sa mémoire eût été assurée d'une éternelle et unanime consécration,
-quoiqu'il dût alors entièrement renoncer à la puérile fondation
-d'une nouvelle tribu royale. Mais, à vrai dire, toute sa nature
-intellectuelle et morale était profondément incompatible avec la seule
-pensée d'une irrévocable extinction de l'antique système théologique
-et militaire, hors duquel il ne pouvait rien concevoir, sans toutefois
-en comprendre suffisamment l'esprit ni les conditions; comme le
-témoignèrent tant de graves contradictions dans la marche générale de
-sa politique rétrograde, surtout en ce qui concerne la restauration
-religieuse, où, suivant la tendance habituelle du vulgaire des rois, il
-prétendit si vainement allier toujours la considération à la servilité,
-en s'efforçant de ranimer des pouvoirs qui, par leur essence, ne
-sauraient jamais rester franchement subalternes.
-
-Le développement continu d'une immense activité guerrière constituait,
-à tout prix, le fondement nécessaire de cette désastreuse domination,
-qui, pour le rétablissement éphémère d'un régime radicalement
-antipathique au milieu social correspondant, devait surtout exploiter,
-par une stimulation incessamment renouvelée, soit les vices généraux
-de l'humanité, soit les imperfections spéciales de notre caractère
-national, et principalement une vanité exagérée, qui, loin d'être
-soigneusement réglée d'après une sage opposition, fut alors, au
-contraire, directement excitée jusqu'à la production fréquente
-des plus irrationnelles illusions, suivant des moyens d'ailleurs
-empruntés, comme tout le reste de ce prétendu système, aux usages
-les plus discrédités de l'ancienne monarchie. Sans un état de guerre
-très-actif, en effet, le ridicule le plus incisif aurait certainement
-suffi pour faire prompte et pleine justice de l'étrange restauration
-nobiliaire et sacerdotale tentée par Bonaparte, tant elle était
-profondément contradictoire à l'état réel des mœurs et des opinions;
-la France n'aurait pu être réduite, par aucune autre voie, à cette
-longue et honteuse oppression, où la moindre réclamation généreuse
-était aussitôt étouffée comme un acte de trahison nationale concerté
-avec l'étranger; l'armée, qui, pendant la crise républicaine, avait
-été constamment animée d'un si noble esprit patriotique, n'aurait
-pu être autrement amenée, d'après l'essor exorbitant des ambitions
-personnelles, à une tendance tyrannique envers les citoyens, désormais
-réduits à se consoler vainement du despotisme et de la misère par
-la puérile satisfaction de voir l'empire français s'étendre de
-Hambourg à Rome. Enfin, quant à l'influence morale, on n'a point
-encore dignement compris que la Convention, élevant le peuple sans le
-corrompre, avait irrévocablement terminé la décomposition chronique
-de l'ancienne hiérarchie sociale, tout en consolidant néanmoins, chez
-les moindres classes, le respect de chacun pour sa propre condition,
-suivant l'attrait universel d'une noble activité politique, tendant
-spontanément à contenir partout la disposition au déplacement privé,
-en honorant et améliorant les plus inférieures positions: c'est
-surtout sous la domination guerrière de Bonaparte que le généreux
-sentiment primitif de l'égalité révolutionnaire subit cette immorale
-déviation qui devait associer directement la plus active portion de
-notre population à un désastreux système de rétrogradation politique,
-en lui offrant, comme prix de sa coopération permanente, l'Europe
-à piller et à opprimer; on doit certainement ainsi expliquer le
-principal développement direct d'une corruption générale déterminée,
-en germe, par l'ensemble de la désorganisation sociale, et dont nous
-recueillons aujourd'hui les tristes fruits. Mais il serait aussi
-superflu que pénible de s'arrêter ici davantage sur cette malheureuse
-époque, autrement que pour y noter sommairement les graves enseignemens
-politiques qu'elle nous a si chèrement procurés. Le premier de tous
-consiste assurément dans l'irrécusable démonstration de la douloureuse
-versatilité politique qui devait caractériser l'absence de toute
-véritable doctrine, depuis que les convictions révolutionnaires, seules
-pleinement actives de nos jours, avaient été nécessairement ébranlées,
-chez la plupart des esprits, d'après la déplorable expérience propre
-à la dernière partie de la grande crise républicaine. Sans cette
-inévitable influence mentale, la politique rétrograde de Bonaparte
-aurait évidemment manqué à la fois d'instrumens et d'appuis, chez
-une population qui n'aurait pu autrement laisser tenter la folle
-et coupable résurrection du régime que son énergique antipathie
-avait si récemment abattu. La honteuse apostasie de tant d'indignes
-républicains, et l'entraînement insensé des masses désintéressées,
-durent alors marquer profondément la fragilité désormais inhérente
-à toutes les convictions uniquement fondées sur une métaphysique
-purement négative, qui avait déjà cessé d'être en suffisante
-harmonie, intellectuelle ou sociale, avec l'ensemble de la situation
-révolutionnaire. On doit, en second lieu, remarquer, dans l'épreuve
-vraiment décisive tentée à cette époque, l'indispensable fondement
-que la guerre active et permanente y fournissait nécessairement au
-système de rétrogradation, qui n'aurait pu autrement obtenir alors
-aucune telle consistance temporaire, comme je l'ai ci-dessus signalé.
-Cette incontestable appréciation historique indique certainement
-combien serait à la fois chimérique et perturbatrice une politique
-ainsi obligée à l'accomplissement continu d'une condition fondamentale
-devenue de plus en plus antipathique à l'ensemble de la civilisation
-moderne, et souvent même secrètement repoussée désormais par l'instinct
-involontaire des plus zélés partisans des projets insensés dont
-elle devrait former la base générale. Il faut y voir aussi, en sens
-inverse, l'immédiate condamnation philosophique de la déplorable
-aberration qui, d'après l'absence actuelle de toute véritable doctrine
-politique, a depuis entraîné trop souvent l'école révolutionnaire,
-malgré d'insuffisantes intentions progressives, dans le seul intérêt
-de ses passions fugitives, à préconiser et même à solliciter l'état
-de guerre, qui constitue cependant l'unique chance sérieuse, quoique
-éphémère, qui pût rester désormais aux tendances rétrogrades. Enfin,
-il importe beaucoup de signaler spécialement, au sujet de cette
-domination guerrière, le nouveau sophisme général, à la fois spontané
-et systématique, d'après lequel l'esprit militaire, avant de s'effacer
-irrévocablement, y fut conduit à rendre un hommage involontaire à la
-nature éminemment pacifique de la sociabilité moderne, en s'efforçant
-toujours d'y représenter la guerre comme un moyen fondamental de
-civilisation, par un chimérique rajeunissement de l'antique politique
-romaine, dont la destination sociale avait évidemment reçu, quinze
-siècles auparavant, selon notre théorie historique, une pleine
-réalisation, nécessairement impossible à renouveler dans tout le
-reste de l'évolution humaine. Une telle illusion politique avait dû
-être assurément fort naturelle, et même d'abord inévitable, à l'issue
-immédiate de la défense révolutionnaire, qui suscitait spontanément
-une irrésistible impulsion à l'active propagation universelle des
-principes français; quoique une saine appréciation philosophique, alors
-malheureusement impossible, eût sans doute déjà conseillé, à tous
-égards, de se borner à la simple garantie nationale, en laissant à des
-voies plus douces et plus efficaces l'indispensable extension graduelle
-d'un mouvement essentiellement européen, et en n'admettant que le
-juste degré d'invasion provisoire qu'exigeait l'entière efficacité de
-l'opération défensive, ainsi que je l'ai indiqué ci-dessus. Mais au
-moins cette aberration spontanée, malgré ses graves conséquences pour
-l'ensemble de la grande république occidentale, était primitivement
-très-sincère, soit dans l'armée, soit dans la nation; et, par suite,
-elle devait être beaucoup moins funeste à l'extérieur: tandis que,
-pendant les guerres impériales, l'inqualifiable prétention d'accélérer
-le progrès social par le pillage et l'oppression de l'Europe, sous
-l'intronisation successive d'une étrange famille, ne pouvait plus
-exercer aucune séduction sérieuse, sinon chez de purs déclamateurs
-politiques, dont les vaines conceptions conservent aujourd'hui une
-fâcheuse influence sur la réhabilitation passagère de ce système
-rétrograde. Leur appréciation sophistique ne saurait offrir aucun
-autre fondement spécieux que la réaction nécessaire suivant laquelle
-cette déplorable déviation, comme l'eût fait également une invasion de
-barbares, devait naturellement provoquer, par l'active sollicitude des
-gouvernemens eux-mêmes, l'éveil universel d'un principe d'indépendance
-et de liberté, plus ou moins identique à celui de notre révolution,
-dont le germe essentiel était, comme nous l'avons reconnu, déjà déposé
-dans tout ce vaste territoire propre à l'élite de l'humanité, la France
-n'ayant pu avoir, à cet égard, d'autre privilége décisif que celui
-d'une indispensable initiative: tel est certainement le seul mode réel
-d'après lequel la tyrannie impériale ait dû indirectement concourir,
-contre les desseins de son chef, à la régénération de l'Europe.
-Tandis que Paris comprimé était honteusement réduit à chercher un
-aliment à son activité caractéristique dans les misérables rivalités
-des comédiens et des versificateurs, par une étrange vicissitude,
-aujourd'hui trop oubliée, et qu'on eût, peu d'années auparavant, jugée
-à jamais impossible, Cadix, Berlin, et même Vienne retentissaient,
-à leur tour, de chants énergiques et de patriotiques acclamations,
-provoquant partout à de généreuses insurrections nationales contre
-une intolérable domination, au temps même où notre bel hymne
-révolutionnaire était chez nous l'objet d'une ombrageuse inquisition.
-Mais, sauf cette inévitable réaction, dont la postérité ne saura
-certes aucun gré au système qui l'a indirectement déterminée, il est
-évident que l'ensemble de la politique impériale, bien loin d'avoir
-réellement propagé l'influence française, fut, de toute nécessité,
-directement contraire à un tel résultat, en stimulant les peuples à
-s'unir aux rois pour repousser l'oppression étrangère, et en détruisant
-la sympathie et l'admiration que notre initiative révolutionnaire
-et notre défense populaire avaient universellement inspirées à nos
-concitoyens occidentaux, chez lesquels cette immense aberration
-guerrière a laissé encore envers nous quelques funestes préventions,
-soigneusement entretenues, malgré l'heureuse prolongation d'une paix
-indispensable, par les diverses fractions européennes de l'école et du
-parti rétrogrades.
-
-Il serait évidemment superflu d'expliquer ici comment, après une
-sanglante prépondérance, également désastreuse, à tous égards, pour
-la France et pour l'Europe, ce régime, fondé sur la guerre, tomba
-trop tard par une suite naturelle de la guerre elle-même, quand
-la résistance fut partout devenue suffisamment populaire, tandis
-que l'attaque se dépopularisait essentiellement. Quels que soient
-aujourd'hui les efforts, coupables ou insensés, d'une fallacieuse
-exposition, dont le succès momentané prouve combien l'absence de toute
-véritable doctrine facilite maintenant les plus audacieux mensonges, la
-postérité ne méconnaîtra point la mémorable satisfaction avec laquelle
-cette chute indispensable fut immédiatement accueillie par l'ensemble
-de la France, qui, outre sa misère et son oppression intérieures, était
-lasse enfin de se voir condamnée à toujours craindre, suivant une
-irrésistible alternative, ou la honte de ses armes, ou la défaite de
-ses plus chers principes. Cette grande catastrophe ne devra finalement
-laisser à la nation française d'autre éternel regret, que de n'y avoir
-pris qu'une part trop passive et trop tardive, au lieu de prévenir un
-dénouement funeste par une énergique insurrection populaire contre
-la tyrannie rétrograde, avant que notre territoire eût pu subir, à
-son tour, l'opprobre d'une invasion que notre déplorable torpeur
-rendit seule alors inévitable. La forme honteuse de cet indispensable
-renversement a constitué depuis l'unique base sur laquelle il soit
-devenu possible d'établir, avec une sorte de succès passager, une
-spécieuse solidarité entre notre propre gloire nationale et la mémoire
-individuelle de celui qui, plus nuisible à l'ensemble de l'humanité
-qu'aucun autre personnage historique, fut toujours spécialement le
-plus dangereux ennemi d'une révolution dont une étrange aberration a
-quelquefois conduit à le proclamer le principal représentant.
-
-D'après la contradiction radicale qui existait nécessairement entre la
-propre élévation de Bonaparte et l'esprit monarchique qu'il avait tenté
-de restaurer, les habitudes politiques contractées sous son influence
-devaient, à sa chute, faciliter spontanément le retour provisoire
-des héritiers naturels de l'ancienne royauté française, qui furent
-accueillis, sans confiance mais sans crainte, chez une nation dont
-le seul vœu prononcé consistait alors à voir simultanément cesser,
-à tout prix, la guerre et la tyrannie, et d'abord même disposée à
-penser que cette famille comprendrait aussi, comme tout le monde le
-sentait en France, l'intime liaison politique qui avait dû régner
-entre le système de conquête et le régime de rétrogradation, tous deux
-également détestés. Mais, croyant voir, au contraire, un symptôme de
-haute adhésion populaire à leur vaine utopie monarchique dans une
-réintégration qu'ils ne devaient, à tous égards, qu'à Bonaparte, et où
-le peuple était resté essentiellement passif, ces nouveaux organes de
-l'action centrale tendirent aussitôt à reprendre follement la politique
-rétrograde du pouvoir déchu, en la concevant, de toute nécessité,
-radicalement privée désormais de l'activité guerrière à laquelle
-ils attribuaient sa décadence, et qui avait, en réalité, constitué
-la principale base indispensable de son succès temporaire. Quand
-cette illusion fondamentale fut suffisamment développée, la nation
-aurait été, sans doute, promptement préservée des tracasseries et des
-perturbations qui en devaient résulter, en laissant seulement agir une
-ancienne rivalité domestique, si le désastreux retour épisodique de
-Bonaparte ne fût venu compliquer gravement la situation, en mettant
-de nouveau l'Europe en garde contre la France, de manière toutefois à
-n'aboutir, après son irrévocable expulsion, qu'à retarder de quinze
-ans, au prix d'immenses sacrifices passagers, une substitution de
-personnes devenue évidemment inévitable.
-
-Cette dernière période a répandu, sur l'ensemble de la position
-révolutionnaire, une nouvelle lumière, qu'il importe d'apprécier
-sommairement. Sans regarder le grand problème organique comme
-aucunement résolu, et sans renoncer entièrement à sa solution
-ultérieure, la nation française était alors assez désabusée, d'après
-une expérience décisive, des hautes espérances de régénération sociale
-qu'elle avait d'abord attachées au triomphe universel de la politique
-métaphysique, pour ne s'occuper essentiellement désormais que de
-réaliser l'heureuse influence de l'état de paix sur le développement
-continu de l'évolution industrielle, à laquelle l'ébranlement
-initial avait imprimé une accélération capitale, dont la guerre
-avait auparavant entravé la manifestation permanente. Aussi, quoique
-l'absence d'une véritable doctrine ne permît point une meilleure
-direction, la France ne prit-elle habituellement qu'un intérêt
-passif et secondaire aux stériles discussions constitutionnelles
-qui durent, à cette époque, marquer le réveil officiel de l'esprit
-révolutionnaire, et qui tendaient à fonder la réorganisation finale sur
-une troisième tentative d'imitation générale du régime parlementaire
-propre à l'Angleterre, et auquel les débris du système impérial
-semblaient avoir préparé enfin une sorte d'élément aristocratique
-susceptible d'une consistance apparente. Mais, à défaut d'une saine
-théorie, cette nouvelle épreuve, plus prolongée, plus paisible, et,
-par suite, plus décisive qu'aucune des précédentes, tendit bientôt
-à faire irrévocablement ressortir le caractère anti-historique et
-anti-national d'une telle utopie politique, profondément antipathique
-à un milieu social où, depuis la fin du moyen âge, l'ensemble du passé
-avait toujours développé la décadence spéciale de l'aristocratie, en
-concentrant graduellement autour de la seule royauté tous les restes
-quelconques de l'ancienne organisation. Sous un actif ascendant
-aristocratique, le pouvoir royal était essentiellement réduit,
-en Angleterre, à une vaste sinécure accordée au chef nominal de
-l'oligarchie britannique, avec une puissance réelle peu supérieure
-à celle des doges vénitiens, malgré la vaine décoration d'une
-hérédité monarchique. En France, au contraire, l'instinct royal
-devait profondément répugner à une telle dégradation de l'élément
-prépondérant d'un régime qu'on prétendait seulement modifier quand
-on l'annullait radicalement, suivant la formule, triviale mais
-énergique, employée par Bonaparte, à son avénement dictatorial, pour
-repousser une semblable mystification métaphysique. Ainsi réduite
-à sa partie purement négative, faute de bases réelles pour la
-partie vraiment positive, l'irrationnelle imitation du type anglais
-ne pouvait, en effet, aboutir qu'à l'irrévocable neutralisation
-de la royauté; et ce résultat nécessaire devenait alors d'autant
-plus décisif que, par la nouvelle forme d'une telle institution,
-l'adhésion monarchique y semblait spécialement volontaire. C'est là
-surtout qu'il faut placer, dans l'histoire générale de la transition
-moderne, la dissolution directe de la grande dictature temporelle où
-nous avons vu, au cinquante-cinquième chapitre, partout converger,
-sous diverses formes, l'ensemble du mouvement de décomposition
-politique. Depuis le commencement de la crise révolutionnaire, cette
-dictature, élaborée par Louis XI et complétée par Richelieu, avait été
-essentiellement maintenue, au plus haut degré d'énergie politique,
-d'abord avec un caractère progressif par la Convention, et ensuite
-dans un esprit rétrograde par Bonaparte, qui en dut être réellement
-le dernier organe. Mais, au temps que nous considérons, elle se
-résout enfin en un antagonisme permanent entre l'action politique
-centrale, que cette nouvelle royauté représente imparfaitement, et
-l'action locale ou partielle, émanée d'une assemblée plus ou moins
-populaire: l'unité de direction disparaît alors sous le tiraillement
-régulier de ces deux forces opposées, dont chacune tend à s'assurer
-une prépondérance désormais impossible jusqu'à ce qu'une convenable
-terminaison de l'anarchie spirituelle vienne permettre enfin une
-véritable organisation temporelle; Bonaparte lui-même eût alors
-subi cette inévitable conséquence de la situation générale, comme
-l'indique directement la transformation forcée qui caractérisa son
-retour éphémère. Une appréciation plus spéciale commence d'ailleurs
-à montrer l'inévitable abaissement du pouvoir royal marqué, d'une
-manière plus directe et plus distincte, dans la nouvelle existence
-générale, historiquement trop peu comprise, du pouvoir ministériel
-proprement dit, qui, après en avoir été, sous la seconde phase moderne,
-une émanation facultative, en devenait maintenant une substitution
-continue, dont l'action tendait de plus en plus à une pleine
-indépendance réelle envers la royauté, ainsi graduellement rapprochée
-de la nullité anglaise; cette sorte d'abdication spontanée devait, au
-reste, immédiatement aboutir à augmenter la dispersion politique, qui
-semblait par-là érigée en principe irrévocable.
-
-Hors des vains débats constitutionnels propres à cette époque,
-se poursuivait nécessairement la lutte générale entre l'instinct
-progressif et la résistance rétrograde, à la faveur même de ce régime
-métaphysique, qui, malgré son éternité officielle, ne pouvait être
-regardé que comme une transition précaire chez les divers partis actifs
-qui s'y disputaient une suprématie impossible. À certains égards, cette
-coexistence contradictoire de deux politiques incompatibles maintenait,
-sans doute, le caractère essentiel de la situation fondamentale
-antérieure à la crise révolutionnaire, mais avec cette différence
-capitale que l'école progressive avait hautement marqué son but final,
-quoique d'une manière purement négative, en même temps qu'elle avait
-ainsi constaté sa propre impuissance organique; tandis que l'école
-rétrograde, éclairée, à sa manière, par la même expérience, avait été
-naturellement conduite à mieux concevoir qu'auparavant l'ensemble des
-conditions d'existence relatives au régime dont elle entreprenait
-la chimérique restauration. C'est alors que se trouve pleinement
-établi le déplorable dualisme social que j'ai complétement décrit
-au quarante-sixième chapitre, où nous avons vu les deux sentimens
-également indispensables de l'ordre et du progrès entretenus désormais,
-d'une manière également insuffisante, par l'inévitable conflit de
-deux doctrines antipathiques, sous la vaine interposition officielle
-d'un parti stationnaire, empruntant à chacune d'elles des principes
-qui se neutralisaient mutuellement, surtout quand il tentait de
-concilier la suprématie légale du catholicisme avec une vraie liberté
-religieuse. En renvoyant le lecteur à cette appréciation fondamentale
-d'une situation qui a dû jusqu'à présent persister essentiellement, je
-rappellerai seulement ici que cette stérile et dangereuse oscillation
-nous a paru principalement caractérisée, sous le rapport moral,
-d'après l'extension nécessaire d'une corruption systématique sans
-laquelle une telle anarchie empêcherait toute action réelle, et, sous
-le rapport politique, d'après l'entière prépondérance permanente des
-littérateurs et des avocats, ainsi devenus, chez tous les partis, les
-directeurs naturels d'une lutte de plus en plus dégagée de toutes
-convictions profondes. Quoiqu'on ait alors tenté d'ériger, en l'honneur
-de l'entité politique vainement décorée du nom de _loi_, une sorte de
-culte métaphysique, qui ne pouvait, au fond, aboutir qu'à consacrer
-l'universelle domination des légistes, l'absence de véritables
-principes sociaux se manifeste, plus complétement encore que dans les
-périodes précédentes, par cette déplorable fécondité réglementaire
-qui distingue nécessairement les temps où, faute de notions vraiment
-fondamentales, on est conduit, pour éviter un arbitraire indéfini,
-à l'incohérente accumulation d'une multitude presque illimitée de
-décisions particulières, d'ailleurs le plus souvent impuissantes
-à atteindre convenablement les réalités. C'est ainsi que, malgré
-l'insuffisante codification présidée par Bonaparte, la dispersion des
-idées politiques est rapidement parvenue à ce degré caractéristique où,
-comme le témoigne notre triste expérience journalière, les plus habiles
-jurisconsultes, après avoir consumé leurs veilles à l'étude des
-décisions légales, ne peuvent presque jamais convenir, en chaque cas
-déterminé, de ce qui constitue effectivement la légalité, profondément
-dissimulée sous l'obscur assemblage d'une foule de dispositions
-spéciales, dont aucun juriste ne peut même se flatter aujourd'hui
-d'avoir acquis une pleine connaissance totale.
-
-Avec quelque homogénéité logique que dût être alors coordonnée, suivant
-l'explication précédente, l'action rétrograde que nous considérons dans
-son extrême effort politique, j'ai déjà signalé, au quarante-sixième
-chapitre, les inconséquences nécessaires qui, même abstraitement,
-la condamnaient à une nullité caractéristique. Sous l'aspect
-historique, la plus décisive de ces contradictions fondamentales
-consistait assurément, comme je l'ai ci-dessus indiqué, à combiner le
-système de rétrogradation politique avec un état de paix continu, de
-manière à priver radicalement une telle marche des seules influences
-permanentes qui lui eussent procuré, sous la direction de Bonaparte,
-un succès temporaire. Cette incohérence capitale était d'autant plus
-significative qu'elle constituait spontanément une suite insurmontable
-de l'ensemble de la situation sociale; puisque le maintien de la
-paix était, au fond, l'unique mérite essentiel qui, malgré de vaines
-stimulations, déterminât la nation française à supporter suffisamment
-une telle domination provisoire, dont les dangers ne purent longtemps
-lui paraître assez sérieux pour compromettre, par son renversement
-prématuré, une tranquillité extérieure et intérieure féconde en
-progrès matériels et même intellectuels. On doit surtout attribuer
-au sentiment instinctif de cette inconséquence décisive l'espèce
-d'indifférence dédaigneuse qu'inspirait alors à la masse de la
-population une politique rétrograde, antipathique à ses plus énergiques
-tendances, mais dont l'inanité radicale était ainsi confusément
-reconnue. L'ensemble de notre théorie historique de l'évolution
-moderne nous dispense d'ailleurs évidemment de nous arrêter ici
-aux graves incohérences intérieures qui, malgré les efforts de ses
-coordinateurs abstraits, devaient neutraliser mutuellement les divers
-élémens de cette étrange politique, par une sorte de reproduction
-spontanée, sur une moindre échelle, et suivant un cours beaucoup plus
-rapide, des mêmes dissidences essentielles d'où nous avons vu, au
-cinquante-cinquième chapitre, résulter graduellement, pendant les cinq
-siècles de la transition moderne, la décomposition révolutionnaire de
-l'ancien système politique, soit d'après l'opposition fondamentale
-entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, soit même en
-vertu de la lutte de la royauté avec l'aristocratie; double conflit
-caractéristique, dont les diverses fractions de l'école rétrograde
-donnèrent alors, à la France et à l'Europe, la rassurante imitation.
-Toutefois, il n'est pas inutile de remarquer, comme pouvant faire
-spécialement ressortir la nature des principaux besoins propres à
-notre situation sociale, l'ascendant habituel que dut prendre, dans
-une telle politique, la réorganisation spirituelle, directement
-érigée en base indispensable du plan général de rétrogradation, sous
-la suprême influence d'une dangereuse corporation, préalablement
-rétablie pour cette unique destination. A ce titre, ainsi qu'à tout
-autre, cette dernière tentative ne pouvait, sans doute, conduire qu'à
-la reproduction accélérée de l'inévitable avortement propre à une
-pareille marche pendant les trois siècles antérieurs: la compagnie
-tristement fameuse qui s'en rendit l'organe naturel ne put alors que
-joindre à la haine insurmontable qu'elle avait jadis inspirée le plus
-irrévocable mépris, justement acquis désormais à une congrégation
-où la plus ignoble hypocrisie dispensait si souvent de mérite et
-même de moralité. Néanmoins, cette façon de procéder constitue, à sa
-manière, un premier symptôme politique de la prépondérance directe
-que devait maintenant obtenir de plus en plus le besoin fondamental
-de la réorganisation spirituelle, depuis que l'impuissance organique
-de la métaphysique négative avait suffisamment prouvé l'impossibilité
-actuelle de toute réorganisation temporelle qui n'aurait pas été
-convenablement précédé d'une régénération intellectuelle et morale: ce
-sentiment ne pouvait, en effet, exister habituellement chez l'école
-rétrograde, sans tendre nécessairement à se propager aussi peu à peu,
-avec une efficacité plus décisive, chez l'école progressive elle-même,
-par une suite naturelle de leur antagonisme fondamental.
-
-Quand cette vaine réaction eut enfin pris une attitude sérieusement
-menaçante pour l'ensemble du grand mouvement révolutionnaire, une
-seule secousse décisive, détruisant rapidement, sans aucune opposition
-réelle, une politique essentiellement dépourvue de toutes racines
-populaires, suffit à démontrer, aux plus aveugles observateurs, que
-la chute de Bonaparte, loin d'être simplement due à l'unique amour
-de la paix, était également résultée de l'aversion universellement
-inspirée par la rétrogradation tyrannique qui était devenue le but
-déplorable d'une inévitable dictature. La forme effective du dénoûment
-impérial ayant dû naturellement laisser, à cet égard, ainsi que je
-l'ai noté ci-dessus, une équivoque fondamentale, qu'il importait de
-dissiper à jamais, cette énergique manifestation était certainement
-indispensable, dans l'état présent de la philosophie politique, pour
-faire dignement comprendre que le besoin du progrès social n'était pas
-moins fondamental, aux yeux de la nation française, premier organe
-spontané de la république européenne, que le besoin de l'ordre et celui
-de la paix, déjà spécialement signalés, l'un à l'avénement, l'autre
-au déclin, du régime de Bonaparte. Cette démonstration nécessaire
-doit être, ce me semble, historiquement envisagée comme destinée à
-marquer enfin le terme irrévocable de la grande réaction rétrograde,
-immédiatement commencée à l'institution du déisme légal de Robespierre,
-complétement développée sous la tyrannie de Bonaparte, et aveuglément
-prolongée par ses faibles successeurs. Depuis cet indispensable
-enseignement, la nation française est demeurée essentiellement
-inaccessible à de fréquentes tentatives d'une agitation politique
-toujours dépourvue jusqu'ici de toute véritable intention organique,
-et ne pouvant aboutir qu'à de vaines substitutions de personnes, où
-l'ordre serait gravement compromis sans aucun profit pour le progrès.
-Quoique le caractère purement provisoire, propre à l'ensemble de
-la situation révolutionnaire, soit ainsi devenu plus profondément
-appréciable que sous aucun des modes antérieurs, la population a
-dû, en général, sauf d'inévitables manifestations, dès lors, il est
-vrai, plus réitérées, du besoin fondamental de régénération sociale,
-reprendre paisiblement le cours naturel de son évolution industrielle,
-dont l'exclusive prépondérance, malgré ses graves dangers moraux,
-doit spontanément résulter de l'absence prolongée de toute éminente
-activité politique, jusqu'à une convenable élaboration de la vraie
-réorganisation spirituelle.
-
-Cette dernière transformation préparatoire se distingue principalement
-des précédentes par une sorte de renonciation volontaire, implicite
-mais irrécusable, du régime officiel à l'établissement régulier d'aucun
-ordre intellectuel et moral: devenue directement matérielle, la
-politique y prétend rester indépendante des doctrines et des sentimens,
-et reposer désormais sur la seule considération active des intérêts
-proprement dits. Une aversion instinctive pour les aberrations qui
-venaient de perdre le système royal, vainement obstiné à poursuivre,
-en sens rétrograde, la réorganisation spirituelle, a dû naturellement
-inspirer une telle tendance empirique, dans un milieu où l'état des
-idées ne saurait permettre aux hommes politiques de concevoir, d'une
-manière vraiment progressive, cette indispensable réorganisation.
-En même temps, la difficulté croissante de maintenir suffisamment
-l'ordre matériel, au milieu de l'anarchie mentale et morale, ainsi
-directement livrée désormais à son libre essor spontané, a dû
-maintenir habituellement cette nouvelle disposition, en produisant un
-état continu d'imminente préoccupation politique, qui détournerait
-le pouvoir de toute autre inquiétude moins immédiate, quand même il
-serait sérieusement accessible à aucune considération étrangère à la
-conservation, de plus en plus pénible, de sa propre existence, dès lors
-incessamment menacée, non-seulement par des agitations exceptionnelles
-devenues plus fréquentes, mais surtout par le jeu régulier des divers
-élémens d'un régime contradictoire. C'est ainsi que s'est enfin
-trouvé provisoirement réalisé, autant que le comportent les tendances
-générales de la société moderne, l'étrange type politique propre à
-la philosophie négative, qui avait si longtemps demandé un système
-réduisant le pouvoir à de simples fonctions répressives, sans aucune
-attribution directrice, et abandonnant à une libre concurrence privée
-toute active poursuite de la régénération intellectuelle et morale.
-Mais, après son entière installation, ce dernier régime provisoire est
-radicalement méconnu de ceux-là même qui en avaient été d'avance les
-plus zélés admirateurs spéculatifs, parce qu'ils y ont vu s'évanouir
-aussitôt les irrationnelles espérances de réformation sociale qu'ils
-en avaient aveuglément conçues, et qui ont fait place à la triste
-conviction expérimentale qu'une telle politique matérielle nécessite
-aujourd'hui la plus vaste extension permanente d'une corruption
-organisée, à défaut de laquelle la décomposition deviendrait imminente,
-sous l'essor presque illimité des ambitions perturbatrices, et d'où
-résulte nécessairement l'accroissement continu des plus onéreuses
-dépenses publiques, comme indispensable condition pratique d'un régime
-surtout vanté pour sa nature éminemment économique.
-
-Sans examiner ici davantage les divers caractères essentiels propres
-à une situation déjà spécialement analysée, à tous égards, dans la
-leçon préliminaire du tome quatrième, il nous suffit de les avoir
-ainsi directement rattachés à l'ensemble de notre appréciation
-historique. Toutefois, afin de compléter réellement l'explication
-ci-dessus indiquée sur la désorganisation décisive de la grande
-dictature temporelle, il importe de considérer, d'une manière distincte
-quoique sommaire, la nouvelle situation générale d'un pouvoir
-central auquel la précision du langage philosophique ne permet guère
-d'appliquer désormais l'ancienne qualification de royauté, depuis
-que tous les prestiges monarchiques ont irrévocablement disparu avec
-les croyances qui les consacraient, et lorsque d'ailleurs le cours
-naturel des événemens, pendant le dernier demi-siècle, a dû rendre
-fort problématique, en France, la vaine hérédité légale d'une fonction
-qui n'y saurait jamais dégénérer en une simple sinécure anglaise, et
-qui, par suite, y exigera toujours une véritable capacité personnelle,
-dont la transmission domestique est peu vraisemblable. Il serait
-d'ailleurs superflu de s'arrêter ici aucunement à l'irrécusable
-confirmation que notre dernière commotion politique a spontanément
-fournie pour l'inanité radicale des imitations métaphysiques du régime
-transitoire propre à l'Angleterre, d'après l'évidente subalternité
-parlementaire à laquelle s'est ainsi trouvé réduit un prétendu
-élément aristocratique d'origine impériale ou royale. Mais il faut,
-au contraire, soigneusement noter les nouveaux empiétemens généraux
-de l'assemblée législative sur le pouvoir qu'une habitude invétérée
-conduit encore à qualifier de royal, malgré qu'il ait déjà perdu sans
-retour tous les principaux attributs historiquement rappelés par
-une telle dénomination politique. Ces usurpations caractéristiques
-consistent d'abord dans l'initiative directe constitutionnellement
-accordée à chacun des membres de cette législature, et surtout dans
-la tendance permanente, encore plus décisive, quoique moins légale,
-qui les pousse tous, au milieu de leurs vains dissentimens habituels,
-à l'annulation directe de l'autorité centrale, en lui imposant les
-organes qu'elle doit employer, de manière à empêcher l'exercice le
-plus légitime de son indispensable spontanéité. Sous cette double
-influence, il est clair que le centre d'action, désormais privé de
-toute stabilité réelle, se trouve successivement transporté chez chacun
-des personnages qui parviennent, tour à tour, à obtenir, par des moyens
-plus ou moins éphémères, un ascendant parlementaire, si rarement
-attaché à une vraie capacité politique, d'après l'irrationnelle nature
-d'une assemblée où doivent nécessairement dominer aujourd'hui les
-vues empiriques et partielles avec les passions dispersives, sauf
-les cas exceptionnels où l'imminence d'un grave danger commun vient
-y permettre une véritable unité passagère. On doit aussi remarquer
-que les ministres même du pouvoir central, ainsi devenus presque
-indépendans de la puissance royale, tendraient bientôt à déterminer son
-entière élimination graduelle, sans plus d'embarras que les anciens
-maires du palais, quoique d'une tout autre manière, si notre milieu
-social n'empêchait spontanément une telle usurpation, soit par la
-propre fragilité de ces suprêmes agens, soit surtout par l'absence
-nécessaire de tout éminent dessein politique dans cette situation
-provisoire du grand mouvement révolutionnaire. Toutefois, malgré ces
-périls continus, l'action royale, habilement exercée, et sagement
-réduite à son indispensable office actuel pour le maintien matériel
-d'un ordre public souvent compromis, finit par obtenir suffisamment,
-sous l'adhésion spontanée d'une masse essentiellement étrangère à de
-vaines agitations parlementaires, un véritable ascendant habituel, en
-vertu de sa constance et de sa concentration, sur les vues incohérentes
-de tant d'ambitions contradictoires, qu'apaisent aisément de nouvelles
-décompositions du pouvoir et de fréquentes mutations personnelles, dont
-l'influence continue, en dissipant toute crainte sérieuse d'empiètement
-ministériel, tend d'ailleurs évidemment à l'augmentation rapide de la
-déplorable dispersion politique qui caractérise une société désormais
-dépourvue de toute vraie direction permanente, tant que durera
-l'interrègne intellectuel et moral.
-
-Dans cette étrange situation temporaire, il ne nous reste plus à
-considérer que le résultat général de la renonciation implicite du
-régime officiel à toute prétention sérieuse sur la réorganisation
-spirituelle, pour laquelle il a volontairement reconnu son inaptitude
-radicale, comme je l'ai ci-dessus expliqué. Or, cette incompétence,
-tacitement avouée, livre nécessairement la puissance intellectuelle
-et morale à quiconque veut et peut s'en saisir passagèrement, sans
-aucune garantie normale d'une vraie vocation personnelle relativement
-aux plus importans et aux plus difficiles problèmes dont la pensée
-humaine puisse être jamais préoccupée: d'où suit habituellement,
-beaucoup plus que sous tous les autres modes antérieurs, la domination
-spirituelle du journalisme, naturellement échue aujourd'hui à de
-purs littérateurs, ordinairement impropres, soit en eux-mêmes, soit
-surtout par l'ensemble de leur éducation, à sentir suffisamment ce qui
-constitue la saine élaboration rationnelle d'une question quelconque,
-fût-ce envers les plus simples sujets de spéculation positive,
-et dès lors nécessairement disposés, même avec les plus loyales
-intentions politiques, à faire trop souvent dégénérer l'appréciation
-philosophique des principales difficultés sociales en un stérile
-appel à des passions qu'il faudrait, au contraire, presque toujours
-calmer. Sous le déplorable ascendant de sectes éphémères, dont la vaine
-succession deviendra bientôt aussi rapide que celle des ministères
-parlementaires, ce pouvoir, inconstitutionnel mais irrécusable, a
-dû malheureusement rester jusqu'ici, chez l'école progressive ou
-révolutionnaire, essentiellement consacré, sauf d'inévitables intrigues
-personnelles, à l'active propagation continue de conceptions éminemment
-anarchiques, liant la réorganisation finale à une profonde perturbation
-des conditions élémentaires les plus indispensables à la sociabilité
-moderne, d'après des inspirations constamment empruntées, d'une manière
-plus ou moins explicite, au déisme légal de Rousseau et de Robespierre,
-spontanément érigé en fondement nécessaire de la régénération humaine.
-Dans une situation radicalement désordonnée, où les plus énergiques
-stimulations poussent incessamment aux plus difficiles spéculations
-les intelligences les moins préparées, sans aucun principe réel
-propre à contenir les divagations spontanées, on doit certes peu
-s'étonner ni que les plus absurdes utopies obtiennent momentanément un
-dangereux crédit, ni qu'une critique dissolvante tende à la funeste
-déconsidération de toute autorité quelconque, suivant les explications
-fondamentales du quarante-sixième chapitre, auquel je dois ici me
-borner, à cet égard, à renvoyer spécialement le lecteur attentif. J'y
-ajouterai seulement, pour compléter cette appréciation historique, que
-les irrationnelles précautions légalement instituées contre de tels
-périls tendent nécessairement d'ordinaire à les aggraver beaucoup,
-puisque les conditions fiscales et les répressions pécuniaires ainsi
-imposées au libre exercice de cet étrange pouvoir spirituel doivent
-naturellement aboutir à le concentrer davantage chez de vastes
-coteries, où il se complique inévitablement de calculs mercantiles, en
-un temps où, la méditation solitaire pouvant seule produire de vraies
-convictions, une sage politique devrait, au contraire, systématiquement
-encourager l'action sociale des penseurs isolés, les seuls qui puissent
-être aujourd'hui suffisamment affranchis d'un déplorable entraînement
-intellectuel et moral. Quoi qu'il en soit, l'extrême imperfection
-actuelle de cette nouvelle puissance ne doit pas faire méconnaître la
-haute importance de son avénement caractéristique, malgré les vaines
-réclamations d'une assemblée temporelle, souvent choquée de voir ainsi
-surgir hors de son sein un pouvoir illégal, quelquefois disposé envers
-elle à un redoutable antagonisme, bien que lui-même manifeste encore,
-sous ce rapport surtout, un trop faible sentiment de son énergique
-spontanéité, d'après un reste d'influence inaperçue de la grande
-aberration révolutionnaire sur la confusion fondamentale des deux
-puissances élémentaires, tant signalée dans le volume précédent. Depuis
-que les principaux débats parlementaires sont habituellement réduits
-à déterminer à quelle nouvelle coterie d'avocats et de littérateurs
-appartiendront momentanément les portefeuilles et les ambassades, il
-faut peu s'étonner, sans doute, que la presse ait rapidement conquis,
-malgré tous les obstacles quelconques, un ascendant social dont la
-tribune n'était plus digne. Historiquement envisagée, cette nouvelle
-prépondérance, qui ne peut certainement que s'accroître, constitue
-maintenant à mes yeux, pour l'ensemble de l'école révolutionnaire,
-un premier symptôme décisif de la prééminence générale qu'y
-acquiert aujourd'hui le sentiment instinctif du besoin direct de
-la réorganisation spirituelle, dont l'urgence supérieure avait été
-déjà comprise, sous la période précédente, par l'école rétrograde,
-suivant les formes convenables à sa nature propre, comme je l'ai
-ci-dessus expliqué. C'est ainsi que, sous l'irrésistible impulsion d'un
-enseignement expérimental, un demi-siècle de profondes perturbations
-sociales a finalement conduit désormais tous les partis actifs à
-reconnaître spontanément, chacun à sa manière, quoique d'après un mode
-très-imparfait, la priorité nécessaire que doit actuellement obtenir la
-régénération intellectuelle et morale sur une suite immédiate d'essais
-purement politiques, dont l'efficacité est enfin radicalement épuisée,
-tant qu'ils ne pourront pas être philosophiquement dirigés par une
-telle rénovation préalable.
-
-Quant aux résultats effectifs de la période extrême que nous achevons
-d'apprécier, ils ont surtout consisté jusqu'ici dans l'inévitable
-extension de la crise fondamentale à l'ensemble de la grande république
-européenne, dont la France devait être seulement l'avant-garde. Pendant
-la période précédente, l'heureuse influence politique de la paix
-universelle y avait déjà spontanément développé presque partout les
-germes antérieurs d'un salutaire ébranlement, que l'agitation guerrière
-avait elle-même préalablement concouru à stimuler involontairement,
-comme je l'ai expliqué en son lieu. Mais cette propagation naturelle ne
-pouvait, sans doute, acquérir une importance vraiment décisive tant que
-la crise générale avait dû sembler dissipée dans son foyer principal.
-C'est donc seulement depuis qu'une dernière commotion indispensable a
-pleinement démontré l'inanité radicale d'une telle illusion politique,
-que cette extension nécessaire a pu suffisamment s'accomplir.
-Quoiqu'elle semble avoir partout abouti, comme en France, à une vaine
-imitation universelle de la transition anglaise, l'appréciation
-historique ci-dessus appliquée au cas français démontre pareillement,
-surtout chez les peuples catholiques, que cette irrationnelle utopie
-n'y saurait acquérir aujourd'hui aucune véritable consistance,
-même parmi les populations allemandes où l'élément aristocratique
-avait le moins déchu, comme le confirme de plus en plus l'épreuve
-universelle. Il est d'ailleurs évident que l'imminente propagation
-spéciale de l'agitation révolutionnaire jusqu'au sein de l'organisation
-britannique, doit nécessairement discréditer toute application
-extérieure d'un régime radicalement attaqué dans son type national.
-Cette indispensable extension occidentale était surtout destinée,
-pour la marche générale des conceptions actuelles, à déterminer une
-suffisante généralisation d'idées politiques sur la vraie nature de
-la crise commune, et à faire directement ressortir la prépondérance
-décisive que doit enfin acquérir partout la réorganisation
-intellectuelle et morale, seule susceptible de convenir simultanément
-à des populations où l'élaboration politique proprement dite devra
-s'accomplir ensuite d'une manière essentiellement indépendante,
-sous peine des plus dangereuses perturbations européennes, comme
-je l'indiquerai ci-dessous. Quoiqu'une telle propagation ait dû
-naturellement tendre à rajeunir la métaphysique révolutionnaire,
-qui ne pouvait ailleurs être aussi usée qu'en France, l'impuissance
-organique de cette doctrine négative a dû aussi se manifester
-universellement, sans exiger, en chaque cas, le renouvellement national
-des douloureuses expériences qui, d'après la similitude fondamentale
-des situations, avaient dû être tentées par un seul peuple à l'éternel
-profit de tous les autres. Enfin, il importe de noter que la réaction
-nécessaire de cette extension décisive achève de consolider la pleine
-sécurité du mouvement commun, que garantissait d'abord notre grande
-défense révolutionnaire, et qui désormais repose aussi sur l'heureuse
-impossibilité de toute grave compression rétrograde, ainsi directement
-condamnée à une chimérique universalité, depuis que les diverses
-populations occidentales ne peuvent plus être sérieusement ameutées
-contre une seule d'entre elles, et que les armées sont partout occupées
-principalement à contenir ces agitations intérieures.
-
-Telle est la suite naturelle de considérations historiques, qui,
-d'après une appréciation, sommaire mais spéciale, de chacune des
-cinq périodes essentielles propres à la crise finale où demeure
-plongée, depuis un demi-siècle, l'élite de l'humanité, nous conduit à
-reconnaître, d'une manière plus ou moins distincte, dans l'ensemble
-de ce vaste théâtre social, et surtout dans le principal siége
-de l'impulsion décisive, l'irrécusable nécessité actuelle d'une
-réorganisation spirituelle, vers laquelle nous avons vu converger
-spontanément toutes les hautes tendances politiques, et dont
-l'inévitable avénement, désormais complétement préparé, n'attend
-plus aujourd'hui que l'indispensable initiative philosophique qui
-seule lui manque encore, et que j'ose immédiatement tenter par
-ce Traité fondamental, destiné à caractériser, à tous égards, la
-rationnalité positive. Néanmoins, avant de procéder directement à
-cette indication définitive, que l'esprit général et le cours graduel
-de notre élaboration dynamique font déjà spontanément pressentir,
-il faut d'abord compléter l'examen intégral de la grande époque à
-laquelle nous venons de consacrer une analyse partielle exigée par son
-importance décisive, en y considérant enfin, abstraction faite de toute
-période particulière, l'extension nécessaire de la double progression
-sociale que les deux chapitres précédens ont démontrée propre à
-toute l'évolution moderne, soit quant à l'irrévocable extinction du
-système théologique et militaire, soit pour l'essor universel d'un
-organisme rationnel et pacifique. À l'un et l'autre titre, il importe
-ici d'apprécier exactement l'indispensable complément naturel ainsi
-rapidement apporté à l'ensemble du mouvement fondamental, à la fois
-négatif et positif, que nous avons vu lentement s'accomplir pendant les
-cinq siècles antérieurs.
-
-Comme envers ce passé, nous devons ici considérer, en premier lieu,
-le prolongement de la décomposition politique, et d'abord en ce qui
-concerne l'organisme théologique, principale base de l'ancien système
-social. Or, à cet égard, il est aisé d'apprécier historiquement
-la réaction nécessaire suivant laquelle la crise révolutionnaire,
-spontanément issue de la désorganisation religieuse, a puissamment
-contribué à la rendre évidemment irrévocable, en portant une dernière
-atteinte décisive aux diverses conditions essentielles, politiques,
-intellectuelles et morales, de l'ancienne économie spirituelle. Sous le
-premier aspect, il est clair que l'asservissement antérieur de l'ordre
-ecclésiastique à la puissance temporelle a été alors beaucoup augmenté,
-soit en ôtant au clergé cette influence légale sur la vie domestique
-dont il conserve encore l'apparence chez les populations protestantes,
-soit surtout en le privant de biens spéciaux déjà dépourvus de toute
-grande destination, et en subordonnant par suite l'ensemble de son
-existence aux discussions annuelles d'une assemblée de laïques
-incrédules, presque toujours mal disposés envers la corporation
-sacerdotale, quoique leur antipathie soit ordinairement contenue par
-une sorte de croyance empirique à la prétendue nécessité indéfinie
-des doctrines théologiques pour le maintien de l'harmonie sociale. En
-laissant Bonaparte rétablir, sans opposition sérieuse, un culte encore
-cher à une partie arriérée mais intéressante de notre population, la
-nation française a toujours imposé au clergé, comme condition tacite
-d'une dotation désormais facultative, l'obligation fondamentale de
-renoncer à toute influence politique, et de se borner à ses fonctions
-privées, envers ceux seulement qui consentent à y recourir. Dès la
-prochaine tentative un peu grave de réaction rétrograde au profit
-d'un pouvoir qui ne saurait se résigner volontairement à un tel
-abaissement, cette disposition nationale, aujourd'hui certainement
-prépondérante, malgré de vaines apparences contraires, déterminera,
-sans doute, la suppression finale du budget ecclésiastique, en
-réservant aux divers fidèles l'entretien spécial de leurs pasteurs
-respectifs, suivant une tendance trop conforme à l'esprit général
-de la métaphysique révolutionnaire pour rester longtemps inévitable,
-comme l'ont annoncé déjà quelques propositions prématurées. Or, un
-tel usage, qui, dans les mœurs protestantes des anglo-américains, est
-très-favorable à la profession sacerdotale, consommerait assurément
-sa ruine totale en France, et bientôt même dans tous les autres pays
-demeurés nominalement catholiques, sauf l'insuffisante compensation
-de quelques rares dévouemens partiels. Quant à la décadence
-intellectuelle de l'organisation théologique, la crise révolutionnaire
-a dû l'aggraver profondément, en propageant chez toutes les classes
-quelconques l'entière émancipation religieuse. Une nation qui, pendant
-plusieurs années, loin de réclamer sérieusement contre la suppression
-légale du culte public par une assemblée éminemment populaire, a
-paisiblement écouté, dans ses vieilles cathédrales, la prédication
-directe d'un audacieux athéisme ou d'un déisme non moins hostile
-aux anciennes croyances, a certes suffisamment constaté son plein
-affranchissement théologique; surtout quand on considère que même
-d'odieuses persécutions ne purent alors vraiment ranimer une ferveur
-religieuse dont les sources mentales étaient nécessairement taries: les
-vains témoignages ultérieurs qu'on a souvent allégués à cet égard, ont
-toujours été essentiellement dépourvus de la véritable spontanéité qui
-seule en eût constitué la valeur sociale; car ils furent constamment
-dus aux préoccupations systématiques d'une politique rétrograde,
-d'abord impériale et puis royale.
-
-Après ces évidentes indications historiques, que chaque lecteur peut
-aisément développer, il faut enfin, quant aux considérations morales,
-insister davantage sur l'appréciation plus contestée, quoique non moins
-décisive, de l'irrécusable démonstration spontanément résultée de
-l'ensemble de la crise révolutionnaire contre la prétention exclusive
-des doctrines religieuses aux propriétés morales, soit individuelles,
-soit surtout sociales, dont une aveugle routine dispose encore à y
-chercher uniquement le principe invariable. Depuis qu'une pleine
-émancipation théologique était devenue fréquente chez les esprits
-cultivés, de nombreux exemples privés, parmi lesquels on distinguera
-toujours avec reconnaissance la vie entière du vertueux Spinosa,
-tendaient, sans doute, à constater de plus en plus l'indépendance
-fondamentale de toutes les vertus réelles envers les croyances qui,
-dans l'enfance de l'humanité, avaient été longtemps indispensables à
-leur stimulation permanente. Outre ces cas particuliers graduellement
-multipliés, une exacte analyse eût aisément prouvé que, même chez
-le vulgaire, surtout pendant la troisième phase moderne, les
-faibles convictions religieuses qui s'y conservaient encore étaient
-habituellement dépourvues de toute efficacité essentielle pour
-l'ensemble de la conduite morale, abstraction faite d'ailleurs des
-graves discordes, domestiques, civiles, et nationales, dont elles
-étaient devenues le principe évident. Mais, malgré ces divers
-enseignemens, on sait combien de telles prétentions doivent longtemps
-survivre aux situations qui les motivaient, envers des phénomènes aussi
-complexes, et sous l'impulsion de tant d'intérêts attachés à leur
-ascendant continu. En considérant l'ensemble de l'évolution humaine,
-il n'y a pas, d'après notre théorie historique, de vertu quelconque
-qui, pour se convertir en habitude suffisante, n'ait eu primitivement
-besoin d'une sanction religieuse, que la progression intellectuelle
-et morale a fait ensuite éliminer sans danger, à mesure que la saine
-appréciation des influences réelles a rendu superflus les stimulans
-chimériques. C'est pourquoi toutes les phases sociales ont retenti,
-comme aujourd'hui, de déclamations rétrogrades sur la prétendue
-dépravation que l'humanité allait inévitablement subir d'après
-l'imprudente suppression de telle ou telle croyance superstitieuse: il
-suffit encore de parcourir les diverses civilisations contemporaines
-pour retrouver l'équivalent de ces vains regrets, même envers les
-cas que les plus croyans regardent, chez les peuples avancés, comme
-nécessairement étrangers à toute considération théologique. Quoique,
-par exemple, la propreté y soit certainement devenue depuis longtemps
-indépendante des motifs religieux, et simplement rattachée à des
-convenances réelles, privées ou publiques, tous les brames persistent
-cependant à ériger en nécessité absolue son invariable liaison à
-leurs prescriptions théologiques. Plusieurs siècles après l'essor
-universel du christianisme, un grand nombre d'hommes d'état et même
-beaucoup de philosophes continuaient à déplorer gravement l'imminente
-démoralisation qu'ils concevaient attachée à la chute des superstitions
-polythéiques. Sans que les clameurs modernes soient, au fond, plus
-raisonnables, il est donc facile de sentir ainsi l'extrême importance
-d'une grande manifestation nationale qui constaterait enfin, d'une
-manière directe et décisive, l'actif développement des plus hautes
-vertus chez une population devenue essentiellement étrangère, et même
-profondément antipathique, aux diverses croyances théologiques. Or, tel
-est l'éminent service dont l'émancipation humaine sera éternellement
-redevable à l'énergique démonstration historique spontanément fournie
-par la révolution française. En voyant alors, non-seulement parmi
-les chefs, mais chez les moindres citoyens, tant de courage, soit
-guerrier, soit même civil, tant d'admirables dévouemens patriotiques,
-tant d'actes, même obscurs, d'un noble désintéressement, surtout
-pendant la durée totale de la grande défense républicaine, tandis
-que toutes les anciennes croyances étaient avilies ou persécutées,
-il est certainement impossible, à tout observateur judicieux, de ne
-pas sentir profondément l'inanité radicale du principe rétrograde
-relatif à l'immuable nécessité morale des opinions religieuses. Cette
-grande expérience ne laisse pas seulement à l'esprit théologique la
-ressource, d'ailleurs évidemment illusoire, de rattacher à un vague
-déisme tant d'énergiques résultats: outre que les demi-convictions
-propres à cette vaine doctrine sont, par leur nature, trop confuses et
-trop chancelantes pour comporter de tels effets, il est directement
-sensible que, à cette époque, la plupart des citoyens actifs, soit dans
-l'armée, soit dans la nation, étaient presque aussi indifférens au
-déisme moderne qu'à tout autre système religieux; car le déisme légal
-devint ensuite, comme je l'ai montré, le vrai commencement historique
-de la réaction rétrograde, et procéda surtout, aussi bien que tous les
-degrés ultérieurs de cette réaction, de vues purement politiques, fort
-étrangères et souvent opposées aux principaux instincts populaires.
-Tel est le nouvel aspect général sous lequel on doit concevoir
-l'ensemble de la crise révolutionnaire comme ayant spécialement
-complété l'irrévocable décadence de tout régime théologique, en ôtant
-radicalement aux doctrines religieuses les attributions morales dont un
-opiniâtre préjugé semblait leur assurer à jamais le privilége exclusif.
-
-Les diverses considérations précédentes concourent, en résumé, à
-montrer le catholicisme, que nous avons vu si longtemps présider à
-l'évolution moderne, comme devenu finalement étranger à la société
-actuelle, où il ne peut plus figurer qu'à titre d'imposante ruine
-historique, pour empêcher le monde de perdre tout sentiment actif
-d'une véritable organisation spirituelle, et pour en indiquer aux
-philosophes les vraies conditions fondamentales. Encore ce double
-office extrême est-il aussi très imparfaitement rempli désormais, soit
-d'après l'irrationnelle appréciation qui transporte à un admirable
-organisme politique la juste réprobation maintenant attachée à la
-philosophie théologique sur laquelle il avait dû malheureusement
-reposer, soit aussi en vertu de l'infériorité mentale d'un clergé
-de plus en plus recruté parmi les natures inférieures, et qui perd
-rapidement le digne sentiment de son ancienne mission sociale, dont
-une étude approfondie du moyen âge peut seule fournir aujourd'hui
-une suffisante connaissance aux penseurs qui voudraient y puiser
-convenablement d'heureuses indications générales[17]. Quoique tout
-vrai philosophe doive profondément regretter la stérilité sociale de
-cette grande construction, ces deux genres de motifs ne permettent
-guère d'espérer qu'une sage transformation, conforme à l'esprit de la
-régénération finale, puisse l'y utiliser réellement comme moyen de
-transition; le principal obstacle, à cet égard, résultera surtout de
-l'aveugle antipathie du sacerdoce contre toute philosophie vraiment
-positive, et de sa puérile obstination à chercher, dans de vaines
-intrigues, la chimérique restauration de son antique ascendant.
-Il est malheureusement beaucoup plus vraisemblable que ce noble
-édifice politique est destiné, par l'irrévocable caducité de ses
-fondemens intellectuels, à une entière démolition, de même que l'ordre
-polythéique antérieur, en laissant seulement l'impérissable souvenir
-des immenses services de tous genres qui y rattachent historiquement
-l'ensemble de l'évolution humaine, et des perfectionnemens essentiels
-qu'il a introduits dans la théorie fondamentale de l'organisme social,
-suivant la juste appréciation spéciale du volume précédent.
-
- Note 17: Cette irrévocable dégénération intérieure du clergé
- catholique, par suite de la discordance fondamentale de sa
- philosophie avec l'ensemble de la civilisation actuelle, est
- alors devenue spécialement sensible en ce que les efforts
- mémorables, quoique rétrogrades, tentés, à cette époque,
- pour recomposer la théorie générale du catholicisme, et
- qui n'auront eu d'autre utilité permanente que d'en mieux
- caractériser le système historique, furent essentiellement
- dus à des penseurs étrangers à l'église: tel fut surtout
- l'éminent de Maistre, celui de tous les philosophes modernes
- qui a jusqu'ici le plus complétement apprécié ce grand
- organisme. Parmi les différens prêtres qui ont suivi ses
- traces, le seul qui l'ait fait avec un véritable talent,
- toutefois bien plus littéraire que philosophique, longtemps
- célébré comme le plus ferme appui de la restauration
- catholique, a finalement témoigné, par une scandaleuse
- conversion révolutionnaire, l'extrême fragilité des
- convictions que peuvent maintenant produire des doctrines
- caduques, qu'un aveugle empirisme s'obstine vainement à
- présenter encore comme les seules garanties solides de
- l'ordre intellectuel et moral, tandis que, en réalité, le
- moindre choc des passions suffit aujourd'hui à les ébranler
- radicalement chez leurs principaux organes.
-
-Considérant maintenant le progrès actuel de la décomposition politique
-relativement à l'organisme temporel, il est aisé de reconnaître que,
-malgré le développement exceptionnel d'une prodigieuse activité
-guerrière, le cours graduel de la crise révolutionnaire n'a pas
-moins concouru à compléter, en général, l'irrévocable décadence du
-régime militaire que celle du système théologique lui-même. D'abord,
-le mode nécessaire suivant lequel dut s'accomplir la grande défense
-républicaine détermina simultanément l'irrévocable déconsidération
-de l'ancienne caste militaire, ainsi radicalement privée de sa seule
-attribution caractéristique, et même la cessation correspondante du
-prestige jadis inhérent, malgré l'institution décisive des armées
-permanentes, à la spécialité d'une telle profession, où les citoyens
-les moins préparés surpassèrent alors, après un rapide apprentissage,
-les maîtres les plus expérimentés. Cette épreuve décisive, heureusement
-accomplie au milieu des plus défavorables circonstances, fit donc
-sentir que, pour une simple activité défensive, seule vraiment
-compatible avec l'esprit pacifique de la sociabilité moderne, toute
-tribu guerrière, et même toute grave préoccupation continue des
-sollicitudes militaires, étaient désormais devenues essentiellement
-inutiles, sous l'impulsion patriotique d'une véritable détermination
-populaire, sans laquelle d'ailleurs la plus habile tactique serait,
-à cet égard, radicalement insuffisante, comme le prouva ensuite trop
-clairement la triste contre-épreuve amenée par la tyrannie rétrograde
-de Bonaparte. D'autres exemples nationaux établirent bientôt, d'une
-manière non moins expressive, et suivant des conditions analogues, que
-cette consolante vérité politique est également applicable à toutes les
-populations actuelles, et qu'elle résulte nécessairement du système
-fondamental de notre civilisation.
-
-En second lieu, la nature même de la guerre révolutionnaire dut
-aussitôt mettre un terme irrévocable à la dernière série de guerres
-systématiques qui avait surtout caractérisé, comme je l'ai expliqué
-au chapitre précédent, la troisième phase moderne, et qui tendait à
-perpétuer l'activité militaire en la destinant au service politique
-de l'activité industrielle, désormais prépondérante: cet ancien
-esprit ne put alors persister qu'en Angleterre, où il était même
-profondément modifié par de graves sollicitudes sociales. On doit,
-à cet égard, soigneusement remarquer, à cette époque, la décadence
-presque universelle du régime colonial, fondé sous la seconde phase,
-et que l'irrévocable séparation des principales colonies détruisit
-essentiellement après trois siècles, de manière à prévenir tout
-renouvellement sérieux des guerres importantes qu'il avait auparavant
-suscitées: l'Angleterre seule dut aussi offrir, à ce sujet, une
-exception spéciale et probablement passagère, que les autres nations
-européennes ne pouvaient ni ne devaient troubler, dans l'intérêt
-commun de la grande république occidentale, éminemment compatible
-avec une telle anomalie, correspondante à des besoins et à des
-aptitudes qui ne sauraient ailleurs exister encore au même degré.
-L'heureuse révolution américaine avait d'abord fourni à cette scission
-nécessaire à la fois un signal décisif et un appui fondamental;
-mais son accomplissement dut ensuite résulter des préoccupations
-exclusives propres aux diverses métropoles par une suite plus ou
-moins directe de la crise révolutionnaire. C'est ainsi que disparut
-alors essentiellement, dans l'ensemble de la république européenne,
-la dernière source générale des guerres modernes. J'ai d'ailleurs
-suffisamment expliqué déjà comment, en un temps où l'esprit militaire
-se subordonnait profondément à un but social, une immense aberration
-guerrière avait été naturellement déterminée par un irrésistible
-entraînement, dont le retour est certainement impossible, malgré
-tous les efforts quelconques, depuis que les guerres de principes,
-qui seules restaient supposables, ont été radicalement contenues par
-une suffisante extension occidentale de l'agitation révolutionnaire,
-ainsi devenue, pour l'Europe actuelle, un gage assuré de tranquillité
-provisoire, en consumant, d'une manière continue, toute la sollicitude
-des gouvernemens et toute l'activité de leurs nombreuses armées à
-prévenir péniblement les perturbations intérieures. Quelque précaire
-que doive sembler une telle garantie, elle est cependant de nature à
-durer jusqu'à ce qu'une véritable réorganisation intellectuelle et
-morale vienne partout instituer spontanément une sécurité directe
-et permanente, en réformant à jamais des mœurs et des opinions qui
-constituent les derniers vestiges du régime initial de l'humanité, et
-en faisant uniformément prévaloir désormais la paisible préoccupation
-journalière des divers perfectionnemens sociaux, soit européens, soit
-nationaux, sous la commune inspiration d'une doctrine universelle,
-interprétée par un même pouvoir spirituel, comme je l'indiquerai
-spécialement ci-après. Nous avons, il est vrai, précédemment remarqué
-l'introduction spontanée d'un dangereux sophisme, qu'on s'efforce
-aujourd'hui de consolider, et qui tendrait à conserver indéfiniment
-l'activité militaire, en assignant aux invasions successives la
-spécieuse destination d'établir directement, dans l'intérêt final de la
-civilisation universelle, la prépondérance matérielle des populations
-les plus avancées sur celles qui le sont moins. Dans le déplorable état
-présent de la philosophie politique, qui permet l'ascendant éphémère
-de toute aberration quelconque, une telle tendance a certainement
-beaucoup de gravité, comme source de perturbation universelle;
-logiquement poursuivie, elle aboutirait, sans doute, après avoir motivé
-l'oppression mutuelle des nations, à précipiter les unes sur les autres
-les diverses cités, d'après leur inégale progression sociale; et,
-sans aller jusqu'à cette rigoureuse extension, qui doit certainement
-toujours rester idéale, c'est, en effet, sur un tel prétexte qu'on
-a prétendu fonder l'odieuse justification de l'esclavage colonial,
-suivant l'incontestable supériorité de la race blanche. Mais, quelques
-graves désordres que puisse momentanément susciter un pareil sophisme,
-l'instinct caractéristique de la sociabilité moderne doit certainement
-dissiper toute irrationnelle inquiétude qui tendrait à y voir, même
-seulement pour un prochain avenir, une nouvelle source de guerres
-générales, entièrement incompatibles avec les plus persévérantes
-dispositions de toutes les populations civilisées. Avant la formation
-et la propagation de la saine philosophie politique, la rectitude
-populaire aura d'ailleurs, sans doute, suffisamment apprécié, quoique
-d'après un empirisme confus, cette grossière imitation rétrograde de
-la grande politique romaine, que nous avons vue, en sens inverse,
-essentiellement destinée, sous des conditions sociales radicalement
-opposées à celles du milieu moderne, à comprimer partout, excepté chez
-un peuple unique, l'essor imminent de la vie militaire, que cette vaine
-parodie stimulerait, au contraire, simultanément chez des nations dès
-longtemps livrées à une activité éminemment pacifique.
-
-La décadence fondamentale du régime et de l'esprit militaires s'est
-partout continuée spontanément, pendant ce dernier demi-siècle, au
-milieu des plus spécieuses manifestations contraires, sous un troisième
-aspect général, non moins caractéristique que les deux précédens,
-par une grande innovation universelle, dont la haute signification
-historique est encore trop peu comprise, et qui constitue certainement
-la plus profonde modification que l'institution moderne des armées
-soldées et permanentes ait pu encore éprouver depuis son origine au
-XIVe siècle. On conçoit qu'il s'agit du recrutement forcé,
-d'abord établi en France pour suffire aux immenses besoins de notre
-défense révolutionnaire ainsi qu'aux exigences plus durables de
-l'aberration guerrière qui lui succéda, et ensuite universellement
-adopté ailleurs pour consolider suffisamment les diverses résistances
-nationales. Cette mémorable innovation, qui, depuis la paix, a partout
-survécu aux nécessités initiales, constitue évidemment, par sa nature,
-un témoignage spontané des dispositions anti-militaires propres aux
-populations modernes, où l'on trouve encore des officiers vraiment
-volontaires, mais plus ou trop peu de soldats. En même temps, elle
-concourt directement à détruire les mœurs et l'activité guerrières,
-en faisant cesser essentiellement la spécialité primitive d'une telle
-profession, et en composant les armées d'une masse radicalement
-antipathique à la vie militaire, devenue pour elle un fardeau purement
-temporaire, qui n'est habituellement supporté, par chacun de ceux
-qui le subissent, que dans la prévision constante d'une prochaine et
-inévitable libération personnelle. Il est d'ailleurs à craindre que,
-sous l'extension croissante des opinions et des habitudes anarchiques,
-un service aussi onéreux ne finisse, malgré son évidente importance,
-par déterminer, chez la classe, déjà si grevée à tant d'autres titres,
-sur laquelle retombe son poids principal, d'énergiques résistances plus
-ou moins explicites, qui rendraient bientôt impossible la prolongation
-réelle de l'extension inusitée que les armées ont partout conservée
-depuis la paix universelle. Quoi qu'il en soit d'une telle prévision,
-on ne saurait douter que le recours normal à une telle ressource
-nécessaire ne caractérise spontanément, soit comme symptôme, soit
-même comme principe, la pleine décadence finale du système militaire,
-désormais essentiellement réduit à un office subalterne, quoique
-indispensable, dans le mécanisme fondamental de la sociabilité moderne.
-
-D'après ces trois ordres de considérations générales, tous les
-esprits vraiment philosophiques doivent aisément reconnaître, avec
-une parfaite satisfaction, à la fois intellectuelle et morale, que
-l'époque est enfin venue où la guerre sérieuse et durable doit
-totalement disparaître chez l'élite de l'humanité. Le vague et
-confus pressentiment de ce grand résultat social inspirait, depuis
-trois siècles, de nobles utopies caractéristiques, qui, malgré leur
-insuffisante rationnalité, n'eussent point excité tant de frivoles
-dédains, si l'on eût senti davantage que, comme je l'ai expliqué au
-cinquante-quatrième chapitre, de telles conceptions, quand elles
-sont vraiment spontanées et convenablement persistantes, annoncent
-toujours, par une anticipation plutôt affective que mentale, un
-véritable besoin capital, et une certaine création correspondante,
-quelque imparfaite qu'en doive être ainsi la double appréciation
-primitive. Nous voyons ici, en effet, cette heureuse conséquence finale
-se réaliser spontanément, après les plus terribles orages, comme une
-suite nécessaire de l'ensemble de la situation fondamentale propre
-aux populations modernes, qui a successivement épuisé tous les divers
-motifs généraux de guerres importantes, pendant qu'elle détruisait peu
-à peu toutes les conditions principales d'un puissant essor militaire.
-La profonde paix européenne qui, malgré tant d'irrationnelles
-prévisions et de vicieuses tentatives, persiste maintenant à un degré
-déjà sans exemple dans l'ensemble de l'histoire moderne, constitue
-certainement un admirable phénomène qui, si nous n'y étions pas
-plongés, paraîtrait à tous éminemment décisif pour l'avénement final
-d'une ère pleinement pacifique. Quelque sommaires qu'aient dû être, à
-ce sujet, les indications précédentes, elles sont à la fois tellement
-irrécusables et tellement liées à toute notre élaboration historique,
-qu'elles contribueront, j'espère, à rassurer les bons esprits sur
-le maintien nécessaire d'une paix indispensable, à tous égards, à
-l'évolution actuelle de l'élite de l'humanité, et qui ne saurait
-éprouver aujourd'hui de perturbation grave, quoique momentanée, que
-si de vaines agitations intérieures venaient permettre, en France,
-la prépondérance passagère de funestes impulsions systématiques, que
-le seul pressentiment de ces dangereux effets suffirait d'ailleurs
-à rendre antipathiques aux populations actuelles, où prédominent
-assurément d'opiniâtres dispositions pacifiques, quelquefois
-dissimulées sous des démonstrations éphémères, dues à des inspirations
-anti-progressives.
-
-Malgré l'incontestable réalité d'une telle appréciation générale, le
-vaste appareil militaire conservé, chez tous les peuples européens,
-avec presque autant d'extension qu'avant la paix universelle,
-semblerait d'abord annoncer l'imminence d'une disposition opposée, si
-un examen plus approfondi de la situation fondamentale n'expliquait
-aussitôt cette apparente anomalie, en la rattachant directement,
-d'après l'ensemble de ce chapitre, aux nécessités communes d'une crise
-révolutionnaire maintenant plus ou moins étendue à toute la république
-occidentale. L'active participation des armées proprement dites au
-maintien continu de l'ordre public, qui jadis ne leur offrait qu'une
-destination accessoire et passagère, constitue désormais, au contraire,
-partout et de plus en plus, leur attribution principale et constante,
-en vertu des graves perturbations intestines qui peuvent ainsi
-continuellement survenir chez les diverses populations avancées, et
-d'où doivent d'ailleurs fréquemment résulter de véritables inquiétudes
-extérieures, quoique, au fond, cette uniforme agitation intérieure
-garantisse, comme je l'ai ci-dessus indiqué, l'impossibilité des chocs
-nationaux. Dans un état de profond désordre intellectuel et moral,
-qui doit rendre toujours imminente l'anarchie matérielle, il faut bien
-que les moyens de répression acquièrent une intensité correspondante à
-celle des tendances insurrectionnelles, afin qu'un ordre indispensable
-protége suffisamment le vrai progrès social contre l'effort continu
-d'ambitions mal dirigées liguées par des conceptions vicieuses.
-Cette nécessité nouvelle a été jusqu'ici commune à toutes les formes
-successives de la crise révolutionnaire, et l'on peut d'avance
-assurer qu'elle ne sera pas moins sentie chez tous les gouvernemens
-quelconques qui pourraient survenir, jusqu'à ce que la réorganisation
-intellectuelle et morale vienne mettre à ce besoin exceptionnel un
-terme définitif, dont la réalisation ne saurait être prochaine,
-soit d'après les difficultés et la lenteur d'une telle opération,
-d'abord philosophique, puis politique, soit à raison de l'égoïsme et
-de l'aveuglement qui partout devront l'entraver, sous la déplorable
-prépondérance universelle d'un esprit profondément dispersif, viciant
-aujourd'hui les plus saines intelligences. Tel est le mode général
-suivant lequel la même époque, destinée à voir essentiellement
-disparaître à jamais la guerre proprement dite, a développé, pour les
-armées modernes, transformées en une sorte de grande maréchaussée
-politique, une dernière mission sociale, dont l'importance n'est
-point contestable, et dont la durée, quoique nécessairement limitée,
-suivant la condition précédente, doit être, par sa nature, beaucoup
-plus prolongée qu'on ne l'imagine en un temps où cette attribution
-finale n'est encore réellement qu'au début de son principal exercice.
-Cette situation réelle n'est pas aujourd'hui suffisamment comprise,
-parce que les faits politiques ne peuvent, sans une théorie vraiment
-positive, être convenablement aperçus qu'après une longue persistance;
-outre qu'un reste d'influence des mœurs et des opinions anciennes
-s'oppose ici spécialement à une exacte appréciation générale: de là
-résulte, pour les gouvernemens actuels, le fréquent recours à des
-artifices peu convenables et souvent dangereux, tendant à motiver,
-auprès des peuples, sur la prétendue imminence d'une guerre impossible,
-le maintien d'un vaste appareil militaire, qu'on n'ose pas justifier
-directement d'après sa vraie destination nécessaire. Mais une telle
-mission sociale étant assurément très-avouable, en un temps où, comme
-je l'ai montré ci-dessus, le pouvoir central lui-même n'a pas, au fond,
-d'autre principal office provisoire, son importance prolongée doit
-bientôt conduire à la reconnaître directement et avec franchise, afin
-d'y adapter régulièrement les nombreux organes qui doivent y concourir;
-car, leur position équivoque les expose aujourd'hui à de périlleuses
-séductions, d'après un désordre général d'opinions et d'habitudes dont
-l'influence s'étend ainsi, au delà des exigences fondamentales, sur
-ceux-là même qui en doivent réprimer les plus grands effets matériels.
-
-La décadence continue du régime et de l'esprit guerriers ne peut donc
-frapper aujourd'hui la profession militaire d'une déchéance sociale
-aucunement équivalente à celle qui, d'après l'irrévocable déclin de la
-philosophie théologique, menace désormais la corporation sacerdotale,
-chez laquelle on ne saurait espérer, avec quelque vraisemblance, une
-transformation assez profonde pour permettre sa fusion réelle dans
-l'organisation finale de l'humanité, où la classe spéculative doit
-avoir un tout autre caractère. Depuis l'entière dissolution de la
-caste militaire, commencée au XIVe siècle, par l'institution
-fondamentale des armées modernes, et complétée, surtout en France,
-sous l'influence révolutionnaire, comme je l'ai expliqué, aucun
-grand obstacle ne peut plus empêcher la milice actuelle de prendre
-convenablement les mœurs et l'esprit qui doivent correspondre à sa
-nouvelle destination sociale. Tout profond regret d'un passé, où ce
-qui est désormais accessoire fut si longtemps principal, peut être,
-en effet, malgré une récente imitation passagère de cette antique
-situation, radicalement écarté aujourd'hui chez une classe qui doit
-conserver un digne sentiment de son utilité permanente, et qui
-peut d'ailleurs justement s'enorgueillir, en un temps d'anarchie,
-d'un instinct organique dont le meilleur type temporel se trouvera
-toujours dans son admirable hiérarchie; outre les heureuses ressources
-secondaires que présente sa dernière constitution pour faciliter le
-développement intellectuel et social de nos populations, en utilisant
-convenablement un indispensable sacrifice temporaire. Malgré la
-solidarité fondamentale qui dut exister jadis entre l'esprit guerrier
-et l'esprit religieux, il ne faut jamais oublier que, dès son origine,
-l'institution des armées permanentes fut partout érigée dans des vues
-radicalement critiques, afin d'assurer l'avénement de la dictature
-temporelle autant contre la puissance sacerdotale que contre la
-force féodale. Aussi les guerriers modernes se distinguèrent-ils
-presque toujours de ceux du moyen âge, et encore davantage de ceux
-de l'antiquité, par une tendance plus ou moins prononcée vers une
-émancipation théologique qui excita souvent les impuissantes
-réclamations du clergé. Bonaparte lui-même, malgré son ascendant sur
-l'armée, fut obligé d'y tolérer une pleine indépendance spirituelle,
-qui, politiquement appréciée, eût alors suffi pour juger une vaine
-utopie rétrograde, nécessairement fondée sur la combinaison permanente
-de deux élémens devenus évidemment inconciliables: on sait assez
-d'ailleurs que les efforts insensés de ses débiles successeurs
-n'aboutirent, en général, qu'à mieux développer une telle antipathie.
-Enfin, la netteté et la précision des spéculations militaires doivent
-tendre, par leur nature, à favoriser aujourd'hui, chez ceux qui
-s'y livrent, l'essor de l'esprit positif; comme l'ont confirmé,
-depuis trois siècles, tant d'heureux exemples d'une utile alliance
-entre les recherches scientifiques et les études guerrières, dont
-l'affinité spontanée a déterminé jusqu'ici les plus importantes
-créations spéciales pour l'éducation positive. C'est ainsi que des
-antipathies communes et de pareilles sympathies ont de plus en plus
-tendu, surtout en France, à faire profondément pénétrer chez les
-armées l'instinct progressif qui caractérise les populations modernes;
-tandis que l'immobilité nécessaire de la classe sacerdotale a dû la
-rendre finalement presque étrangère à la sociabilité actuelle. Telle
-est la cause générale d'une différence essentielle, qu'il importait
-ici d'expliquer sommairement, entre les destinées prochaines des deux
-élémens principaux de l'ancien système politique, dont l'uniforme
-décomposition, à la fois temporelle et spirituelle, n'est d'ailleurs
-nullement altérée par cette indispensable distinction; puisque
-c'est seulement une profonde transformation spontanée qui permet à
-l'élément militaire, par contraste avec l'élément théologique, une
-véritable incorporation au mouvement final de la société moderne, où
-son office politique devra se réduire ensuite peu à peu, à mesure
-que l'ordre normal s'établira, à des services journaliers dont la
-nécessité ne saurait jamais cesser entièrement, quel que puisse être
-l'accomplissement ultérieur de la régénération morale.
-
-Après avoir ainsi suffisamment apprécié l'éminente influence propre
-au dernier demi-siècle pour compléter irrévocablement la grande
-progression négative des cinq siècles antérieurs, il nous reste à juger
-aussi l'extension simultanée de la progression positive, en considérant
-successivement les quatre évolutions partielles dont nous l'avons vue
-composée dans la dernière leçon, afin de caractériser à la fois ses
-résultats effectifs et ses lacunes essentielles, quant à leur commune
-relation à la réorganisation finale.
-
-Envers la plus fondamentale de ces évolutions solidaires, il serait
-certainement superflu, sous l'un et l'autre aspect, d'insister ici sur
-une appréciation désormais évidente à tous les observateurs judicieux,
-et qui ne peut constituer, à tous égards, qu'un simple prolongement
-général de celle du chapitre précédent, particulièrement rappelé en ce
-qui s'y rapporte à la troisième phase moderne. On conçoit aisément, en
-effet, combien la prépondérance sociale de l'élément industriel devait
-être augmentée et consolidée par une crise révolutionnaire qui achevait
-la démolition séculaire de l'ancienne hiérarchie, et qui dès lors
-plaçait naturellement en première ligne l'élévation temporelle fondée
-sur la richesse, dont l'influence est même ainsi devenue évidemment
-exorbitante, en vertu de l'anarchie intellectuelle et morale.
-Nécessairement troublée par la guerre, cette inévitable transformation
-a dû se développer rapidement depuis la paix, et se consolider ensuite
-sous l'impulsion de la mémorable secousse qui a marqué le véritable
-terme historique de la grande réaction rétrograde. Le progrès technique
-de l'industrie devait d'ailleurs suivre spontanément son progrès
-social. Aussi est-ce alors qu'il faut placer l'essor principal du
-mouvement caractéristique dont j'ai d'avance indiqué le début général
-vers le milieu de la troisième phase moderne, où nous l'avons vu
-consister surtout en une large application des agens mécaniques,
-dont l'emploi, de plus en plus systématique, essentiellement fondé
-sur l'introduction d'un puissant moteur universel, a déjà réalisé,
-pendant le dernier demi-siècle, tant d'heureux perfectionnemens, que
-va compléter désormais l'admirable rénovation qui commence à s'opérer
-partout dans la locomotion artificielle, fluviale, terrestre, ou même
-maritime. Chacun sait d'ailleurs aujourd'hui combien la relation de
-plus en plus intime entre la science et l'industrie a profondément
-contribué à tous ces progrès, quoique son influence mentale n'ait pas
-été le plus souvent aussi favorable, d'après la funeste altération
-qu'elle tend à imprimer momentanément au caractère philosophique de
-la science réelle, comme je l'expliquerai ci-dessous. Enfin, c'est
-surtout alors que, suivant la juste remarque de divers observateurs,
-celle de toutes les classes industrielles qui est la plus susceptible,
-à raison de sa généralité supérieure, de s'élever habituellement à
-quelques vues vraiment politiques, a commencé à développer son essor
-caractéristique, et à régulariser ses rapports élémentaires avec
-chacune des autres branches, sous l'impulsion primitive du système de
-crédit public, naturellement résulté partout de l'inévitable extension
-simultanée des dépenses nationales.
-
-Conjointement avec ces importans progrès, on doit malheureusement noter
-aussi la gravité croissante des différentes lacunes fondamentales
-signalées, à la fin du chapitre précédent, comme nécessairement propres
-à l'ensemble de l'évolution industrielle, d'après la spécialité
-empirique et dispersive qui devait y présider jusqu'ici. Quant à
-l'isolement de l'industrie agricole, malgré les heureuses conséquences
-de la crise révolutionnaire, surtout en France, pour améliorer la
-condition générale des agriculteurs, on ne peut douter qu'il n'ait été
-finalement aggravé, par suite de la préoccupation trop exclusive qu'a
-dû alors inspirer l'essor plus rapide et plus décisif de l'industrie
-manufacturière et de l'industrie commerciale, qui, à mesure qu'elles se
-sont élevées dans la hiérarchie sociale, ont dû, comme dans le passé,
-s'écarter davantage de la première, dont l'ascension ne pouvait être,
-à beaucoup près, autant accélérée. Toutefois, la plus incontestable
-et la plus dangereuse de ces récentes aggravations des vices radicaux
-inhérens jusqu'ici au mouvement industriel, consiste assurément dans
-l'opposition plus profonde qui s'est établie entre les intérêts
-respectifs des entrepreneurs et des travailleurs, dont le déplorable
-antagonisme montre aujourd'hui combien l'industrie moderne est encore
-essentiellement éloignée d'une véritable organisation, puisque sa
-marche ne peut s'accomplir sans tendre à devenir oppressive pour la
-majeure partie de ceux dont le concours y est le plus indispensable.
-Ce nœud fondamental de la sociabilité industrielle est alors devenu
-spécialement caractéristique par la grande extension universelle de
-l'usage continu des agens mécaniques, sans lesquels l'essor pratique
-correspondant eût été évidemment impossible. On ne saurait douter que
-la propagation simultanée des dispositions anarchiques, surtout d'après
-de folles prédications utopiques, n'ait beaucoup contribué, comme
-je l'ai précédemment expliqué, à envenimer cette fatale séparation,
-en tendant à détacher radicalement les ouvriers de leurs véritables
-chefs naturels, pour les placer sous la direction démagogique des
-rhéteurs et des sophistes les plus étrangers aux saines habitudes
-laborieuses. Mais, quelle que soit, à cet égard, l'influence permanente
-de cette cause inévitable, dont l'action funeste est aujourd'hui
-trop évidente, je ne dois pas hésiter à signaler ici cette scission
-croissante entre les têtes et les bras, comme devant être beaucoup plus
-reprochée à l'incapacité politique, à l'incurie sociale, et surtout
-à l'aveugle égoïsme des entrepreneurs qu'aux exigences démesurées
-des travailleurs. Outre que les premiers n'ont jusqu'ici nullement
-profité de leur ascendant social pour tenter de garantir les seconds
-contre la séduction des utopies anarchiques par l'organisation
-positive d'une large éducation populaire, dont ils semblent, au
-contraire, irrationnellement redouter l'extension indispensable, ils
-ont évidemment succombé à leur ancienne tendance à se substituer aux
-chefs féodaux, dont ils convoitaient la chute nécessaire, sans hériter
-pareillement de leur antique générosité envers les inférieurs. J'ai
-déjà indiqué la comparaison générale entre l'organisme guerrier et le
-mécanisme industriel comme éminemment propre, par sa nature, à faire
-rapidement saisir, chez l'industrie moderne, l'absence de toute morale
-spéciale, imposant des devoirs, non-seulement aux ouvriers, mais aussi
-aux chefs, et obligeant ceux-ci à une sollicitude permanente envers
-leurs associés subalternes, convenablement équivalente à l'admirable
-solidarité des divers intérêts militaires. Cette immense lacune se
-fait de nos jours plus profondément sentir, d'abord par une tendance
-trop fréquente des hauts fonctionnaires industriels à utiliser
-leur influence politique pour s'attribuer, au détriment du public,
-d'importans monopoles, et ensuite, par une disposition plus directe
-et plus générale, à abuser de l'inévitable puissance des capitaux,
-pour faire presque toujours dominer les prétentions des entrepreneurs
-sur celles des travailleurs, dans leur antagonisme journalier, dont
-la nature, encore exclusivement matérielle, n'est pas même réglée
-d'après une véritable équité, puisque la législation interdit aux
-uns les coalitions qu'elle permet ou tolère chez les autres. Sans
-insister davantage sur d'aussi pénibles considérations, dont la réalité
-est malheureusement irrécusable, il faut surtout remarquer, à cet
-égard, l'aveuglement doctoral de la métaphysique économique qui, en
-présence de pareils conflits, ose couvrir son impuissance organique
-d'une irrationnelle déclaration sur la prétendue nécessité de livrer
-indéfiniment l'industrie moderne à sa seule spontanéité désordonnée.
-Toutefois, on doit également reconnaître qu'une telle opinion
-indique, d'une manière indirecte et confuse, le vague pressentiment
-de l'insuffisance radicale des mesures politiques proprement dites,
-c'est-à-dire temporelles, pour le dénouement continu de cette immense
-difficulté sociale qui, par sa nature, doit en effet dépendre surtout
-d'une véritable réorganisation intellectuelle et morale, réglant enfin,
-dans un esprit d'ensemble, les devoirs respectifs des diverses classes
-industrielles, sous la constante surveillance impartiale d'un pouvoir
-spirituel unanimement respecté, comme j'aurai lieu de l'indiquer
-spécialement ci-après.
-
-Les remarques du chapitre précédent sur le caractère général de
-l'évolution esthétique pendant la troisième phase moderne, nous
-dispensent essentiellement, à ce sujet, de toute nouvelle appréciation
-pour le dernier demi-siècle, qui n'a pu offrir, sous ce rapport,
-qu'une simple extension spontanée de la marche antérieure, sans aucune
-modification radicale. Seulement la direction unanime des esprits vers
-les spéculations politiques et la tendance universelle à une entière
-régénération ont dû faire alors plus vivement sentir, quoique sous
-les inspirations absolues d'une métaphysique anti-historique, les
-lacunes fondamentales de l'art moderne quant au défaut de principe
-philosophique et de destination sociale, ainsi que l'irrévocable
-caducité du régime factice qui en avait provisoirement tenu lieu sous
-la seconde phase, d'après l'imitation exclusive des types antiques,
-comme je l'ai suffisamment expliqué. Mais les impuissans efforts tentés
-jusqu'ici, surtout en France, pour dégager l'art de cette stérile
-situation, n'ont abouti qu'à mieux caractériser, auprès des juges
-impartiaux, la relation nécessaire qui subordonne directement une telle
-réformation au suffisant accomplissement ultérieur d'une véritable
-réorganisation sociale, d'abord intellectuelle et puis morale: car,
-l'impulsion prolongée d'une philosophie radicalement négative n'a
-conduit ainsi tant de prétendus rénovateurs qu'à constituer, en tous
-genres, une sorte de dévergondage esthétique, où le désordre même des
-compositions devient un mérite trop souvent destiné à dispenser de
-tout autre, et qui n'a finalement produit encore aucune œuvre vraiment
-durable, susceptible de justifier tant d'orgueilleuses récriminations
-contre l'évidente insuffisance du système classique proprement dit. Ces
-vaines dissertations portent clairement l'empreinte universelle de la
-métaphysique dominante, disposant partout à prendre la forme pour le
-fond, et des discussions pour des constructions. Toutefois, malgré une
-décomposition sociale qui interdit à l'art tout large exercice spontané
-et toute profonde efficacité générale, d'immortelles créations,
-essentiellement indépendantes de cette stérile poétique, ont alors
-constaté, pour chaque genre principal, que les facultés esthétiques
-de l'humanité ne pouvaient réellement s'éteindre, même dans le milieu
-le plus défavorable. Un éminent poète, envers lequel l'aristocratie
-britannique, qui pouvait s'en honorer, aima mieux, par d'odieuses
-persécutions, constater, aux yeux de l'Europe, son esprit éminemment
-rétrograde, sut profondément saisir l'appréciation esthétique de
-l'état négatif et flottant de la société actuelle, que d'impuissans
-imitateurs ont depuis voulu reproduire, sans comprendre que, par
-sa nature anti-poétique, cette situation transitoire ne pouvait
-comporter qu'une seule fois, et chez un tel génie, une énergique
-idéalisation. En même temps, le genre de compositions le mieux
-adapté à la civilisation moderne, d'où nous l'avons vu spontanément
-sortir, continue à manifester son originalité et sa popularité par un
-mémorable perfectionnement général, consistant surtout en une heureuse
-alliance historique de la vie privée, jusqu'alors seule abstraitement
-envisagée, à la vie publique qui, à chaque âge social, en modifie
-nécessairement le caractère fondamental. C'est ainsi que, d'après un
-choix judicieux de phases sociales bien déterminées et convenablement
-éloignées, l'immortel auteur d'_Ivanhoë_, de _Quentin Durward_, des
-_Puritains_, etc., a produit tant d'éminens chefs-d'œuvre, si avidement
-accueillis dans toute la république européenne, quoique principalement
-consacrés à caractériser la civilisation protestante; tandis que
-notre civilisation catholique a trouvé ensuite une seule digne
-représentation poétique dans l'admirable composition de _I Promessi
-sposi_, dont l'illustre auteur, trop peu apprécié encore, figurera,
-sans doute, aux yeux d'une impartiale postérité, parmi les plus nobles
-génies esthétiques des temps modernes. Une telle voie épique est
-probablement destinée, par son indépendance naturelle, à déterminer
-ultérieurement la rénovation graduelle propre à l'ensemble de l'art
-moderne, quand la nature fondamentale de notre sociabilité pourra se
-manifester enfin d'une manière à la fois assez énergique et assez fixe
-pour devenir esthétiquement appréciable, sous l'essor direct de la
-réorganisation spirituelle. Il serait d'ailleurs superflu d'indiquer
-ici comment les autres beaux-arts ont, en général, honorablement
-soutenu, pendant ce dernier demi-siècle, leur éclat antérieur, sans
-toutefois recevoir aucune amélioration capitale, si ce n'est pour
-la musique, surtout dramatique, dont le caractère général est alors
-devenu, en Italie et dans l'Allemagne catholique, plus élevé et plus
-complet. La crise révolutionnaire a spontanément constaté, avec une
-énergie non équivoque, par un témoignage impérissable, la puissance
-esthétique nécessairement propre à tout grand mouvement social, même
-purement temporaire, en faisant inopinément émaner d'une nation aussi
-peu musicale que l'est assurément jusqu'ici la nôtre, le type le plus
-parfait de la musique politique, dans cet hymne admirable qui tant de
-fois stimula le généreux patriotisme de nos héroïques défenseurs.
-
-Quoique l'évolution scientifique n'ait pu certainement, encore plus
-que les deux précédentes, offrir alors qu'une simple continuation
-générale du mouvement antérieur, sans aucune impulsion vraiment
-nouvelle, cependant sa nature plus profondément progressive, et surtout
-son importance sociale prépondérante, comme première base directe
-de la réorganisation spirituelle, nous obligent ici à considérer de
-plus près, soit ses derniers progrès essentiels, soit principalement
-la déplorable extension simultanée des graves aberrations qui,
-sous l'empirique ascendant d'une spécialité dispersive, y menacent
-aujourd'hui d'imprimer un caractère hautement rétrograde aux seules
-doctrines d'où puisse désormais sortir un vrai principe de régénération
-universelle, d'abord mentale, ensuite morale, et enfin politique.
-
-Dans les sciences mathématiques, outre le complément naturel des
-travaux essentiels de la troisième phase moderne pour la construction
-finale de la mécanique céleste, on remarque alors la création capitale
-de l'immortel Fourier, étendant l'analyse, avec une si heureuse
-rationnalité, à un nouvel ordre fondamental de phénomènes généraux,
-par l'étude des lois abstraites de l'équilibre et du mouvement des
-températures. Relativement à la pure analyse, au milieu des nombreuses
-intégrations accomplies sous l'impulsion prolongée d'Euler, on
-distingue surtout, comme éminemment originale, la conception du même
-Fourier sur la résolution des équations, utilement poursuivie, et
-même accessoirement améliorée, par divers géomètres, auxquels on
-peut d'ailleurs reprocher une sorte d'injuste concert contre cette
-idée-mère, dont ils tentent vainement de dissimuler la vraie source.
-La géométrie est alors essentiellement agrandie, comme je l'ai
-exprimé dans le premier volume de ce Traité, par la grande pensée
-de Monge sur la théorie générale des familles de surfaces, jusqu'à
-présent si peu comprise du vulgaire mathématique, et peut-être même
-trop imparfaitement appréciée de son illustre auteur, Lagrange seul
-paraissant en avoir dignement pressenti la haute portée philosophique,
-qui ne peut être pleinement conçue que d'un point de vue plus élevé,
-comme première base de la géométrie comparée, ainsi que j'ai vainement
-essayé de l'indiquer à des esprits que je croyais mieux disposés à
-saisir une telle ouverture. En même temps, l'incomparable Lagrange
-perfectionne l'ensemble de la mécanique rationnelle, en lui imprimant
-à jamais, par une admirable unité, la plus parfaite rationnalité dont
-elle soit susceptible. Mais, cette immense création ne doit pas être
-appréciée isolément, et se lie directement à l'effort général de son
-auteur pour constituer enfin une véritable philosophie mathématique,
-fondée sur la rénovation préalable de l'analyse transcendante; comme le
-montre cette composition sans exemple où Lagrange a ainsi entrepris de
-régénérer, dans un même esprit, toutes les grandes conceptions, d'abord
-de l'analyse, ensuite de la géométrie, et enfin de la mécanique.
-Quoique cette systématisation prématurée n'ait pu suffisamment réussir,
-et malgré que la plupart des géomètres, déjà dominés par une aveugle
-spécialisation, n'en aient pas suffisamment saisi la pensée, c'est là
-cependant ce qui, sans doute, auprès d'une postérité convenablement
-préparée, honorera le plus cette époque mathématique, en plaçant tout
-à fait à part le génie éminemment philosophique de Lagrange, le seul
-géomètre qui ait dignement aperçu l'alliance ultérieure de l'esprit
-historique avec l'esprit scientifique, destinée à caractériser la plus
-haute perfection des spéculations positives, comme je l'ai indiqué au
-tome quatrième, et comme je l'établirai spécialement dans les chapitres
-qui vont terminer ce Traité.
-
-Quoique la pure astronomie, ou la géométrie céleste, ne pût désormais
-comporter que des progrès secondaires, comparativement à la lumière
-supérieure émanée de la mécanique céleste, on y remarque alors
-cependant d'intéressantes extensions, par la découverte d'Uranus et
-de ses satellites, et ensuite par celle des quatre petites planètes
-entre Mars et Jupiter: toutefois, les curieuses observations de cette
-époque sur les nébuleuses et les étoiles doubles, ont eu le grave
-inconvénient de suggérer envers une prétendue astronomie sidérale de
-vagues espérances indéfinies, incompatibles, comme je l'ai établi, avec
-la saine philosophie astronomique.
-
-La physique proprement dite, outre les nouvelles ressources
-fondamentales qu'elle reçoit alors de l'analyse mathématique, trop
-souvent viciée d'ailleurs par une tendance prépondérante vers des
-hypothèses anti-philosophiques, s'enrichit d'une foule d'importantes
-notions expérimentales dans presque toutes ses branches principales,
-et surtout en optique et en électrologie, par les grands travaux
-successifs, d'une part, de Malus, de Fresnel, et d'Young; d'une
-autre part, de Volta, d'Œrsted, et d'Ampère. Au milieu du spectacle
-peu rationnel que présente la démolition, d'ailleurs évidemment
-nécessaire, de la belle théorie de Lavoisier, la chimie reçoit, pendant
-ce mémorable demi-siècle, un double perfectionnement essentiel, dont
-j'ai tâché de faire convenablement apprécier la nature et la marche,
-soit par la formation graduelle de sa doctrine numérique, soit par
-la série générale de ses études électriques. Mais, quels que soient
-alors les importans progrès des diverses parties fondamentales de la
-philosophie inorganique et ceux même de la science mathématique, cette
-grande époque scientifique sera surtout caractérisée finalement par
-la création décisive de la philosophie biologique, aux yeux de tous
-ceux qui considèrent suffisamment le véritable ensemble de l'évolution
-mentale, dont une telle formation devait achever de constituer le
-caractère pleinement positif, tandis que, sous un autre aspect, cet
-indispensable complément rapprochait directement la science moderne de
-sa plus haute destination sociale.
-
-J'ai déjà assez expliqué, au tome troisième, l'esprit général, et
-même la marche nécessaire, de cette élaboration capitale, pour devoir
-ici me borner à rappeler au lecteur cette appréciation spéciale et
-directe, presque aussi historique que scientifique, où les trois
-aspects essentiels, anatomique, taxonomique et physiologique, propres
-à toutes les spéculations biologiques, ont été séparément examinés,
-après une suffisante considération de leur intime connexité permanente.
-Une telle explication préalable nous dispense maintenant d'envisager
-à part, même historiquement, soit la double conception fondamentale
-du grand Bichat sur le dualisme vital et surtout sur la théorie des
-tissus, soit les immortels efforts successifs de Vicq-d'Azyr, de
-Lamarck, et de l'école allemande, pour constituer directement la
-hiérarchie animale, enfin pleinement systématisée par les pensées et
-les travaux, éminemment philosophiques, de notre éminent Blainville,
-l'esprit le plus rationnel, à ma connaissance, dont puisse s'honorer le
-monde scientifique actuel. À l'ensemble de cette élaboration, première
-base nécessaire de toute la biologie, le lecteur sait d'avance que la
-même époque a bientôt ajouté l'heureuse rénovation due au génie de
-Gall, qui, par une impulsion vraiment décisive, malgré d'inévitables
-aberrations secondaires, a fait définitivement entrer, dans le
-domaine de la philosophie naturelle, l'étude générale des plus hautes
-fonctions individuelles, enlevant ainsi sans retour à la philosophie
-théologico-métaphysique la seule attribution essentielle qui lui
-fût restée après ses diverses pertes modernes, sauf toutefois les
-spéculations sociales, envers lesquelles d'ailleurs cette indispensable
-révolution constituait évidemment la dernière préparation capitale de
-la régénération finale que j'ose directement tenter dans ce Traité.
-Enfin, pour mieux caractériser ce grand essor initial de la saine
-philosophie organique, il importe de n'y pas oublier historiquement
-l'effort important, quoique prématuré, par lequel l'audacieux génie de
-Broussais entreprit déjà de fonder la vraie philosophie pathologique,
-avec d'insuffisans matériaux, et surtout d'après des conceptions
-biologiques trop peu étendues ou trop mal approfondies; ce qui ne doit
-toutefois nullement conduire à méconnaître, soit l'éminent mérite,
-soit même la haute utilité, de cette grande tentative, envers laquelle
-un dédain passager, non moins irrationnel qu'injuste, a remplacé un
-enthousiasme exagéré. Directement considéré dans son vaste ensemble,
-cet admirable mouvement biologique propre au dernier demi-siècle a
-certainement contribué, encore plus qu'aucune autre partie simultanée
-de l'évolution scientifique, au progrès fondamental de l'esprit
-humain: non-seulement, sous l'aspect scientifique proprement dit,
-en établissant toutes les bases essentielles d'une étude pleinement
-philosophique de l'homme, susceptible de préparer enfin celle de la
-société; mais surtout, comme je l'ai d'avance indiqué au chapitre
-précédent, sous le rapport purement logique, en constituant la partie
-de la philosophie naturelle où, d'après l'intime solidarité évidente
-des divers phénomènes, l'esprit synthétique doit finalement prévaloir
-sur l'esprit analytique, de manière à développer spontanément la
-disposition mentale la plus nécessaire aux spéculations sociologiques,
-par une influence active et continue que les tendances dispersives
-de la philosophie inorganique ne sauraient désormais neutraliser,
-quelle que soit d'ailleurs la puissance actuelle d'une vicieuse
-imitation provisoire, d'abord inévitable, et même, à certains égards,
-indispensable. C'est principalement ainsi que le mouvement scientifique
-se trouvait alors, par sa nature, quoique à l'insu de ses divers
-coopérateurs spéciaux, profondément lié à l'immense crise politique
-qui poursuivait prématurément la régénération sociale, avant que la
-seule base philosophique susceptible de lui fournir un solide fondement
-rationnel pût sortir convenablement d'une telle préparation abstraite.
-
-Pendant que s'accomplissaient ces divers progrès spéculatifs,
-l'influence sociale de la science recevait partout de notables
-accroissemens, tendant tous à mieux incorporer l'élément scientifique
-au système fondamental de la sociabilité moderne. Au milieu des plus
-grands orages politiques, surgissent alors d'importans établissemens
-destinés à propager l'instruction scientifique, quoiqu'en lui
-conservant toujours un caractère de spécialité, déjà toutefois beaucoup
-moins prononcé. En même temps, dans toutes les parties de la grande
-république européenne, mais surtout en France, on voit croître sans
-cesse l'introduction usuelle des conditions scientifiques parmi les
-obligations préparatoires de professions très-multipliées; les pouvoirs
-les moins favorables à la réorganisation finale sont ainsi spontanément
-conduits à envisager de plus en plus les connaissances réelles comme
-d'indispensables garanties pratiques d'un ordre régulier et stable.
-Outre les nouveaux services spéciaux alors si heureusement rendus par
-la science à l'industrie, et sur lesquels il serait assurément superflu
-d'insister ici, il faut distinguer, à cette époque, une opération plus
-générale, où la science a marqué, d'une manière non moins honorable
-que salutaire, sa profonde influence sur la vie sociale actuelle,
-en présidant à l'institution d'un admirable système de mesures
-universelles, aussi noblement exécuté que sagement conçu, et qui, émané
-de la France révolutionnaire, tend à dominer aujourd'hui chez toutes
-les populations avancées[18]. Indépendamment de son évidente utilité
-directe, cette mémorable intervention du véritable esprit spéculatif
-dans le règlement d'un ordre de relations humaines où il semblait
-d'abord si étranger, est éminemment propre à faire déjà pressentir
-les améliorations capitales que devra retirer ultérieurement, à tant
-d'autres égards, l'existence moderne, d'une judicieuse rationalisation
-de ses actes les plus pratiques, quand l'influence scientifique
-convenablement généralisée aura suffisamment pénétré dans toute
-l'économie élémentaire de nos sociétés régénérées.
-
- Note 18: L'institution générale de cette grande opération
- présente d'ailleurs, sous le point de vue social, un
- caractère fort remarquable et trop peu apprécié, par une
- constante sollicitude, non moins généreuse que rationnelle, à
- en écarter, autant que possible, tout attribut de nationalité
- qui aurait pu entraver son universelle propagation
- ultérieure. Quoique la plupart des états européens n'aient
- répondu que d'une manière tardive et insuffisante au noble
- appel que la France leur avait, dès l'origine, solennellement
- adressé à ce sujet, l'équitable postérité n'oubliera point
- que cette importante rénovation fut toujours conçue et
- accomplie en vue d'une destination directement commune à
- l'ensemble des populations civilisées, indistinctement
- invitées, pour ce motif spécial, à une coopération régulière,
- malgré la guerre la plus active, par l'éminente assemblée qui
- dirigeait alors la crise révolutionnaire.
-
-Après avoir sommairement caractérisé les admirables progrès de la
-science réelle pendant le dernier demi-siècle, il importe beaucoup
-d'apprécier avec soin les vicieuses tendances, soit mentales,
-soit même morales, qui s'y sont également développées de plus en
-plus, sous l'exagération croissante d'un esprit de spécialité
-dispersive, graduellement détourné de sa destination provisoire, par
-l'empirisme et l'égoïsme combinés de la classe mal instituée qui
-devait servir d'organe imparfait à cette indispensable évolution
-préliminaire. Quoique, en général, cette classe, sauf un très-petit
-nombre d'éminentes exceptions individuelles, me soit aujourd'hui
-personnellement hostile, comme l'a trop prouvé sa conduite oppressive
-envers moi, je voudrais pouvoir supprimer ou adoucir ce pénible examen,
-s'il ne formait évidemment un élément nécessaire de mon élaboration
-finale, où il doit surtout indiquer combien les savans actuels sont
-radicalement éloignés des idées et des mœurs sans lesquelles ils
-resteraient toujours indignes de la haute destination sociale que
-leur réserve spontanément la vraie nature générale de la civilisation
-moderne. Plus la science réelle doit maintenant devenir la principale
-base intellectuelle de la régénération finale, plus il devient
-indispensable d'y signaler, et même d'y flétrir, les préjugés et
-les passions qui constituent désormais le plus dangereux obstacle à
-l'accomplissement effectif de cette grande mission philosophique.
-
-Un fréquent contraste historique a dès longtemps montré que la
-principale opposition à l'élévation politique d'une classe quelconque
-provient presque toujours des aveugles résistances intérieures,
-individuelles et même collectives, qui s'y développent spontanément,
-à cause des pénibles conditions préalables, mentales ou morales,
-qu'exige inévitablement une telle ascension chez tous ceux qui
-doivent y participer. Le grand Hildebrand, par exemple, poussant
-définitivement le clergé catholique à la tête de la société européenne,
-ne rencontra jamais, en réalité, de plus redoutables adversaires
-que chez la corporation sacerdotale, alors bien plus choquée de la
-difficile réformation spirituelle qu'exigeait d'abord un tel triomphe,
-que touchée d'un ascendant dont la plupart de ses membres avaient
-peu d'espoir de jouir personnellement. Il ne faut donc pas s'étonner
-ni s'alarmer aujourd'hui de la déplorable antipathie des passions et
-des préjugés scientifiques contre une transformation fondamentale,
-sans laquelle la science moderne ne saurait obtenir la véritable
-influence politique qui lui est prochainement réservée, sous les
-conditions convenables, par l'évolution générale de l'humanité, et que
-désire même secrètement, quoique d'une manière vague et incohérente,
-l'instinct confus des savants actuels; car, désormais, ce n'est
-plus d'ambition qu'ils manquent ordinairement, mais de portée et
-d'élévation. L'admirable perfection partielle que manifeste, à tant
-d'égards, le système de nos connaissances positives, doit fréquemment
-produire une profonde illusion sur la valeur réelle de la plupart de
-ces coopérateurs successifs, dont chacun n'a presque jamais contribué
-que pour une part minime et facile à cette formation collective et
-graduelle qui caractérise une telle élaboration plus qu'aucune autre
-construction humaine. D'ailleurs, le public ignore souvent que, d'après
-une spécialisation empirique, conduisant à une excessive restriction
-intellectuelle, chaque savant dont il honore justement le mérite
-particulier ne pourrait offrir, sous tout autre aspect mental, même
-scientifique, qu'une inqualifiable médiocrité: les rares observateurs
-qui reconnaissent cette monstrueuse inégalité, sont même disposés
-aujourd'hui, par une vicieuse théorie métaphysique de la nature
-humaine, à y voir complaisamment une nouvelle preuve d'une irrésistible
-vocation. L'appréciation générale du système théologique, surtout dans
-sa perfection catholique, nous a montré hautement, contre l'opinion
-vulgaire, combien le clergé y était réellement supérieur à la religion:
-or, la science moderne nous présente un contraste exactement inverse;
-car, jusqu'ici, les docteurs y sont, d'ordinaire, très-inférieurs à
-la doctrine. Mais il convient maintenant de caractériser directement
-les principales aberrations temporaires, d'abord intellectuelles,
-ensuite morales, qui rendent aujourd'hui les savans généralement
-impropres et même hostiles à une réorganisation spirituelle dont la
-science, convenablement systématisée, peut seule fournir enfin la base
-rationnelle, comme le prouve clairement l'ensemble de notre élaboration
-sociologique.
-
-En complétant, dans la leçon précédente, une explication historique
-commencée au cinquante-troisième chapitre, j'ai déjà suffisamment
-établi la nécessité provisoire du régime de spécialité scientifique,
-après l'indispensable séparation qui détacha la science moderne de
-la mémorable philosophie scolastique propre à la fin du moyen âge.
-Nous avons ainsi reconnu que, la formation des diverses sciences
-fondamentales ayant été inévitablement successive, suivant la
-complication croissante de leurs phénomènes respectifs, l'esprit
-positif n'aurait pu, en chaque cas principal, développer convenablement
-ses vrais attributs caractéristiques, sans cette institution partielle
-et exclusive des différens ordres de spéculations abstraites. Mais,
-la destination propre de ce régime initial indiquait, en même temps,
-sa nature passagère, en limitant son office essentiel au seul âge
-préliminaire où la positivité rationnelle n'aurait point encore pénétré
-dans toutes les grandes catégories élémentaires; ce qui la bornait
-réellement aux dix-septième et dix-huitième siècles, suivant nos
-explications antérieures. Les deux éternels législateurs primitifs de
-la philosophie positive, Bacon et surtout Descartes, avaient dignement
-pressenti combien devait être purement provisoire cet ascendant
-préalable du génie analytique sur le génie synthétique: et, sous leur
-puissante impulsion, les savans, plus rationnels, de ces deux siècles
-poursuivirent, en effet, presque toujours leurs importans travaux
-partiels, en y voyant d'indispensables matériaux pour la construction
-ultérieure d'un véritable système philosophique, quelque vague et
-imparfaite notion qu'ils dussent alors s'en former. Si cette tendance
-spontanée avait pu être pleinement motivée, cette marche préparatoire
-aurait évidemment cessé aussitôt que l'avénement décisif de la grande
-science biologique, étendue même aux fonctions intellectuelles et
-morales, en aurait doublement marqué le terme nécessaire, pendant le
-demi-siècle auquel ce chapitre est consacré, soit en complétant ainsi
-le système fondamental de la philosophie naturelle, sous la seule
-réserve d'une prochaine adjonction inévitable des études sociales,
-soit en constituant un ordre de spéculations où, par la nature des
-phénomènes, l'esprit d'ensemble doit ordinairement prévaloir sur
-l'esprit de détail. Mais, au contraire, les habitudes dispersives
-précédemment contractées ont aujourd'hui poussé le régime préliminaire
-de la spécialité scientifique jusqu'à la plus désastreuse exagération,
-dogmatiquement justifiée par de vains sophismes métaphysiques, qui
-s'efforcent de lui imprimer une consécration absolue et indéfinie, à
-l'époque même où, par le suffisant accomplissement de sa destination
-temporaire, il devrait faire place au régime définitif de la généralité
-rationnelle, devenu maintenant indispensable à notre principal besoin,
-à la fois mental et social. Suivant ces empiriques prétentions, il
-semblerait que l'économie élémentaire de l'entendement humain est
-désormais radicalement changée, et qu'il n'y faut plus reconnaître,
-comme auparavant, deux genres, ou plutôt deux degrés, d'esprit,
-l'un analytique, l'autre synthétique, également indispensables aux
-spéculations pleinement positives, et qui doivent tour à tour dominer
-l'évolution intellectuelle, individuelle ou collective, selon les
-exigences propres à chaque âge: le premier plus apte à saisir partout
-les différences, le second les ressemblances; l'un tendant toujours
-à diviser, l'autre à coordonner; et, par suite, le premier destiné
-surtout à l'élaboration des matériaux, le second à la construction des
-édifices. Anarchiquement ameutés contre ce dualisme fondamental, les
-maçons actuels ne veulent plus souffrir d'architectes!
-
-Sous cette vicieuse prolongation, un régime d'abord indispensable
-devient désormais directement contraire à sa propre destination,
-en interdisant la conception totale de ce même esprit positif dont
-il pouvait seul permettre la formation partielle. L'ensemble de ce
-Traité nous a, en effet, pleinement démontré la réalité du principe
-fondamental, posé, dès le début, sur la nécessité, non-seulement
-d'un exercice scientifique quelconque pour développer convenablement
-un tel esprit, mais aussi de l'extension graduelle de cette étude à
-tous les divers ordres essentiels de phénomènes, suivant leur vraie
-hiérarchie naturelle, afin de connaître suffisamment les différens
-attributs généraux de la positivité rationnelle, qui ne sauraient être
-simultanément caractérisés par une science unique, qu'après que toutes
-les autres ont fait dignement apprécier chacun d'eux. Or, selon cette
-évidente condition, la déplorable organisation actuelle du travail
-scientifique s'oppose immédiatement à ce que la philosophie positive
-soit réellement comprise par personne, puisque chaque section de savans
-n'en connaît que des fragmens isolés, dont aucun ne saurait suffire à
-une conception vraiment décisive: ce qui doit inévitablement maintenir
-partout la stérile prépondérance passive de l'ancienne philosophie
-théologico-métaphysique, excepté, chez chaque intelligence, envers
-un seul ordre d'idées dont la réaction spontanée ne saurait avoir, à
-cet égard, qu'une simple efficacité critique, sans pouvoir aucunement
-remplacer cette antique constitution philosophique. Cette étrange
-situation, où chaque savant offre un si funeste contraste entre la
-nature avancée de certaines conceptions partielles et la honteuse
-vulgarité de toutes les autres, se manifeste habituellement par
-l'institution radicalement contradictoire des académies actuelles,
-qui, malgré leur vaine prétention de laisser toujours prévaloir les
-conditions d'aptitude, sont ainsi nécessairement conduites, dans leurs
-délibérations ordinaires, soit qu'il s'agisse d'un choix personnel ou
-d'une mesure générale, à soumettre toutes les décisions quelconques à
-une majorité scientifique essentiellement incompétente, dont l'aveugle
-instinct doit rarement résister aux préjugés et même aux passions des
-diverses coteries régnantes[19]. Le morcellement caractéristique de
-ces corporations, image fidèle et suite nécessaire de leur dispersion
-mentale, y augmente beaucoup ces graves inconvéniens naturels, en y
-facilitant l'ascendant des médiocrités si souvent envieuses de toute
-élévation philosophique dont elles se sentent incapables. Depuis que
-le milieu social, d'où cherchent vainement à s'isoler ces compagnies
-arriérées, offre partout l'active poursuite, jusqu'ici trop illusoire,
-de généralités nouvelles, en harmonie avec le besoin fondamental
-d'une situation sans exemple, il est profondément déplorable que
-la science réelle, seule destinée à fournir le principe de cette
-grande solution, soit à tel point dégradée par l'impuissance ou
-l'égarement de ses interprètes, qu'elle semble aujourd'hui prescrire
-le rétrécissement intellectuel, et condamner aveuglément tout effort
-quelconque de généralisation. La prépondérance spirituelle semble
-dès lors devoir appartenir à ceux qui se font un facile mérite d'une
-restriction systématique de vues et de travaux, le plus souvent due à
-leur infériorité personnelle ou à l'insuffisance de leur éducation.
-Aujourd'hui, l'ingénieux philosophe qui a tant contribué à la juste
-illustration des savans serait certainement repoussé d'une corporation
-où sa mémoire est à peine l'objet de la dédaigneuse reconnaissance
-d'une foule d'esprits incapables d'apprécier sa haute valeur.
-Pareillement, le grand Buffon, dont cette même académie était jadis
-si fière, n'y pourrait maintenant trouver place, à moins que ses
-expériences sur le refroidissement des métaux ou sur la cohésion
-des bois n'y obtinssent grâce pour des conceptions générales qui ne
-pourraient se formuler par aucun mémoire proprement dit, quoiqu'elles
-aient ensuite secrètement fourni à d'autres la base réelle de beaucoup
-de travaux retentissans: c'est, comme on sait, au sein de cette
-assemblée, que, sous l'envieuse impulsion de Cuvier, on a tenté, avec
-une sorte de succès passager, de réduire cet éminent penseur au seul
-mérite littéraire.
-
- Note 19: En suivant avec attention les actes officiels de
- l'Académie des Sciences de Paris et de nos autres corps
- savans, depuis que leurs attributions sociales ont reçu
- toute l'extension effective qu'elles offrent aujourd'hui, il
- est aisé d'y reconnaître presque toujours, indépendamment
- des mauvaises passions dont je caractériserai ci-après
- l'intervention spontanée, la déplorable influence permanente
- de la spécialité dispersive et du rétrécissement intellectuel
- dont ces corporations se glorifient si aveuglément. La
- vicieuse prépondérance continue de l'esprit de détail sur
- l'esprit d'ensemble a rendu les savans actuels tellement
- incapables d'aucune espèce de gouvernement quelconque,
- même scientifique, que, comme je l'ai indiqué à la fin du
- quarante-sixième chapitre, tout homme sensé, étranger à la
- science, mais habitué aux affaires générales, aboutirait
- ordinairement à de meilleurs choix et concevrait de plus
- sages mesures que ne peuvent le faire maintenant ces
- compagnies spéciales, d'où émanent communément, pour nos
- principales institutions de haut enseignement, tant de
- nominations désastreuses et tant de mesures absurdes.
-
-Relativement à ces inconvéniens généraux, il existe, entre les diverses
-classes de savans, une profonde inégalité nécessaire, d'après le
-degré d'indépendance et de simplicité des phénomènes respectifs.
-Suivant notre hiérarchie fondamentale, les géomètres, à raison de
-l'abstraction supérieure de leurs études, naturellement affranchies
-de toute subordination préalable envers aucune branche directe de la
-philosophie naturelle, doivent être communément les plus exposés aux
-dangers d'une spécialisation empirique, dont le principe leur est
-surtout dû. Aussi est-ce chez eux que le véritable esprit positif est,
-au fond, le plus méconnu, malgré sa source nécessairement mathématique,
-comme je l'ai fait assez sentir dans les deux premiers volumes de ce
-Traité. Toute leur philosophie générale se borne aujourd'hui à rêver
-vaguement, pour un lointain et confus avenir, une chimérique extension
-universelle de leur analyse aux divers phénomènes quelconques, d'après
-une vaine unité scientifique toujours fondée sur l'irrationnelle
-prépondérance d'un des fluides métaphysiques dont ils maintiennent si
-déplorablement l'usage; le caractère absolu de l'antique philosophie
-s'est certainement plus conservé chez eux que parmi les autres savans,
-par suite d'une plus grande restriction mentale. Au contraire, les
-biologistes, occupés de spéculations nécessairement dépendantes de tout
-le reste de la philosophie naturelle, et relatives à un sujet où toute
-décomposition artificielle rappelle spontanément une indispensable
-combinaison ultérieure, d'après l'intime solidarité continue des
-phénomènes correspondans, seraient naturellement les moins livrés aux
-aberrations dispersives, et les mieux disposés au régime vraiment
-philosophique, si leur éducation était aujourd'hui en suffisante
-harmonie avec leur destination, et si une servile imitation ne les
-entraînait encore à transporter trop aveuglément, dans leurs travaux
-ordinaires, des conceptions et des habitudes essentiellement propres
-aux études inorganiques. Toutefois, leur inévitable antagonisme,
-quoique jusqu'ici trop subalterne, contribue déjà très-utilement à
-contenir, bien que faiblement, la déplorable tendance scientifique qui
-résulterait maintenant d'un entier ascendant des géomètres. Ce conflit
-nécessaire menace constamment les académies actuelles d'une prochaine
-dissolution spontanée, parce que leur nature se rapporte surtout à un
-âge préparatoire où la philosophie inorganique, qui devait permettre
-la prépondérance de l'esprit de détail, était seule florissante: elle
-ne pourra rester longtemps compatible avec le développement rationnel
-d'une science où l'esprit d'ensemble doit évidemment prévaloir. Aussi
-peut-on noter que la formation systématique de la biologie, principale
-création scientifique de ce dernier demi-siècle, a été bien plus
-entravée que secondée par les corporations savantes, et surtout par
-la plus puissante d'entre elles, l'illustre Académie de Paris, qui
-ne sut point s'emparer du grand Bichat[20], qui s'unit honteusement
-à Bonaparte afin de persécuter Gall, et qui méconnut si radicalement
-la valeur de Broussais; sans parler du déplorable ascendant qu'y
-exerça trop longtemps le brillant mais superficiel Cuvier contre les
-admirables efforts de Lamarck, et ensuite de Blainville, pour fonder la
-saine philosophie biologique, dont le vrai sentiment est certainement
-bien plus complet et plus commun, même aujourd'hui, hors de cette
-compagnie que dans son sein[21].
-
- Note 20: On a vainement tenté de pallier une telle exclusion
- d'après la mort prématurée de Bichat, enlevé pendant sa
- trente-deuxième année. Mais l'admirable précocité de son beau
- génie fut encore plus exceptionnelle, et méritait bien une
- glorieuse dérogation spéciale à des usages qui, d'ailleurs,
- soit avant lui, soit surtout après, ont souvent fléchi en
- faveur d'admissions plus hâtives, et certes moins éminentes,
- décernées à des mérites mieux appréciés d'une compagnie où
- dominent les géomètres. Il n'est pas inutile de remarquer, en
- outre, qu'aucune solennelle manifestation n'est ensuite venue
- offrir à la postérité, au sujet de Bichat, la digne imitation
- des nobles regrets qui ont tant honoré l'Académie Française à
- l'égard de Molière.
-
- Note 21: Malgré l'appréciation plus facile que trouve
- ordinairement le mérite étranger, on a vu pareillement
- l'illustre Oken, que ses vicieuses inspirations métaphysiques
- n'empêcheront jamais d'être regardé comme l'un des
- principaux fondateurs de la vraie philosophie biologique,
- dédaigneusement écarté même de l'affiliation subalterne
- que cette académie accorde si aisément, quoique cette
- insuffisante justice y fût noblement réclamée par le plus
- digne émule de ce grand biologiste.
-
-La seule justification spécieuse que des esprits consciencieux aient
-quelquefois essayée en faveur de cet irrationnel régime, dont je ne
-puis ici qu'indiquer sommairement les principaux désastres, consiste
-à présenter aujourd'hui la spécialisation exclusive comme l'unique
-garantie possible de la positivité des spéculations, en considérant
-l'accueil régulier des généralités comme devant aussitôt donner accès à
-toutes les conceptions vagues et illusoires qui pullulent maintenant.
-Mais cet étrange motif, fort semblable aux maximes politiques tendant à
-interdire totalement la parole ou la presse, à cause des évidens abus
-qu'on en peut faire, ne contient réellement, au fond, qu'une naïve
-confirmation involontaire de l'impuissance philosophique désormais
-propre à nos compagnies savantes, que l'on proclame ainsi radicalement
-incapables de distinguer assez les généralités vicieuses d'avec celles
-qui seraient bien conçues; en sorte que, de peur de laisser pénétrer
-les unes, il faille indistinctement repousser aussi les autres. Une
-appréciation plus judicieuse fait sentir, au contraire, que l'anarchie
-philosophique actuelle, systématiquement prolongée par cette stupide
-résistance académique, constitue la principale cause des dangers
-intellectuels contre lesquels on cherche justement, mais en vain, des
-garanties permanentes, qui ne sauraient admettre d'efficacité réelle
-qu'en reposant enfin sur la construction directe d'une véritable
-philosophie, dont la science, dignement généralisée, peut seule
-fournir la base positive. Bien loin que le régime dispersif suffise à
-défendre la raison publique de l'imminente invasion du charlatanisme
-universel, il lui fournit de nouvelles et nombreuses ressources,
-qui, pour être d'une autre espèce que celles relatives à l'abus
-des généralités, ne sont, à vrai dire, ni moins étendues, ni moins
-accessibles, et doivent certes devenir aujourd'hui plus dangereuses
-encore d'après l'aveugle confiance maintenant accordée, dans la science
-comme dans l'industrie, à toute spécialité quelconque, souvent aussi
-trompeuse chez la première que chez la seconde. On conçoit aisément,
-en effet, quels immenses moyens doivent ainsi trouver les demi-portées
-intellectuelles afin d'usurper une indigne prépondérance par une
-habile réserve scientifique, fondée sur certaines améliorations
-secondaires, et souvent même illusoires, qui, après quelques années
-d'une facile élaboration routinière, autorisent indéfiniment tant
-d'esprits vulgaires à repousser, avec un inqualifiable dédain, les
-plus éminentes spéculations philosophiques[22]. Tout lecteur bien
-préparé trouvera facilement, au sein des plus célèbres académies
-actuelles, des occasions trop multipliées d'apprécier les désastreuses
-ressources que présente à de telles usurpations notre déplorable régime
-scientifique; surtout lorsque, à une adroite affiliation à quelque
-coterie puissante, on peut joindre, avec une certaine opportunité, du
-moins apparente, l'usage spécieux du langage algébrique, si souvent
-employé de nos jours, comme je l'ai hautement signalé, à déguiser la
-médiocrité intellectuelle sous la prétendue profondeur que semble
-annoncer encore une langue trop peu répandue jusqu'ici pour que le seul
-mérite de la parler, dans un style d'ailleurs quelconque, ne doive pas
-provisoirement tenir lieu d'une vraie supériorité mentale, en un temps
-où le public ignore combien elle est susceptible, comme toute autre,
-et même davantage, de dégénérer en un verbiage vide d'idées. Jusque
-chez les juges spéciaux dont la compétence est le moins contestable,
-ces vicieuses habitudes dispersives s'opposent fréquemment, sans
-excepter les questions mathématiques, à une saine appréciation
-comparative des diverses valeurs réelles, si ce n'est après une longue
-expérience tardive, qui n'empêche point d'injustes prééminences. C'est
-ainsi, pour me borner à un seul grand exemple historique, dont les
-analogues seraient faciles à multiplier, que, chez la plupart des
-géomètres, l'habile charlatanisme de Laplace éclipsa longtemps la
-noble spontanéité de Lagrange, malgré l'immense distance inverse que
-l'équitable postérité commence à mettre entre l'incomparable génie du
-second et le talent spécial du premier. L'insuffisance radicale du
-mode habituel d'appréciation scientifique est surtout marquée, dans ce
-célèbre contraste mathématique, par l'étrange réputation philosophique
-qu'était parvenu à se faire, d'après un pompeux verbiage, l'un des
-géomètres les moins réellement philosophes qui aient jamais existé;
-tandis que le caractère profondément philosophique, qui distingue
-assurément les principales conceptions de Lagrange, ne lui valut
-jamais aucune application d'un titre qu'il n'ambitionnait pas, et dont
-ceux qui l'accordaient avec un tel discernement étaient incapables de
-comprendre la vraie signification fondamentale.
-
- Note 22: Si une telle indication générale pouvait être ici
- prolongée jusqu'à la discussion personnelle, il serait
- facile, par un examen impartial et approfondi de la
- composition actuelle des diverses corporations savantes,
- sans excepter la plus éminente d'entre elles, de constater
- que le régime de la spécialité dispersive, bien loin de
- tendre, comme on le suppose, à en exclure les médiocrités
- ambitieuses, y est, au contraire, de sa nature, surtout
- aujourd'hui, très-favorable à leur intronisation; car,
- sauf un fort petit nombre d'heureuses exceptions, ces
- compagnies sont désormais essentiellement composées de
- chétives intelligences, qui, malgré leur bruyante importance
- passagère, n'ont dû leur élévation officielle qu'à des
- titres beaucoup plus spécieux que réels, et dont les noms
- ne devront certainement laisser aucune trace durable dans
- l'histoire véritable de notre évolution mentale, où leur
- entière omission ne saurait occasionner, sous aucun aspect,
- la moindre lacune appréciable pour la filiation effective
- des différens progrès scientifiques. Mais cette application
- individuelle, que le lecteur suffisamment informé peut du
- reste ébaucher sans difficulté, serait évidemment contraire
- à l'esprit et à la destination de ce Traité; quoiqu'elle
- puisse, en d'autres circonstances, devenir opportune, et
- même indispensable, si une résistance trop aveugle ou trop
- malveillante m'obligeait un jour à pousser ailleurs ma
- démonstration principale jusqu'à ce degré de particularité,
- auquel je suis d'avance tout préparé, quels qu'en puissent
- être les dangers.
-
-Tous ces vices généraux du régime scientifique actuel ont spontanément
-trouvé, pendant le dernier demi-siècle, une commune manifestation
-permanente, par suite même de la nouvelle importance sociale que cette
-époque a dû procurer aux savans, et qui a fait simultanément ressortir
-leur insuffisance mentale et l'infériorité morale correspondante: car,
-chez la classe spéculative, l'élévation de l'âme et la générosité des
-sentimens peuvent difficilement se développer sans la généralité des
-pensées, d'après l'affinité naturelle qui doit y exister entre les
-vues étroites ou dispersives et les penchans égoïstes. Sous la seconde
-phase moderne, et encore plus sous la troisième, l'encouragement
-systématique des sciences, caractérisé au chapitre précédent, s'était
-habituellement exercé suivant un mode très-judicieux, en heureuse
-harmonie, soit avec les conditions de la situation contemporaine,
-soit avec les besoins de l'avenir immédiat; il consistait, comme on
-sait, à gratifier les savans de pensions suffisantes pour permettre
-le libre cours de leurs travaux, mais en évitant soigneusement de
-leur conférer aucune attribution active. Or, depuis le début de la
-crise révolutionnaire, et principalement aujourd'hui, une générosité
-irréfléchie a entraîné les divers gouvernemens, surtout en France,
-à changer avant le temps ce système provisoire, pour lui substituer
-déjà le seul régime qui puisse définitivement persister, en fondant
-désormais une existence plus indépendante sur la juste rémunération
-de fonctions directement utiles; sans examiner si les savans actuels
-étaient, en réalité, assez préparés à une transformation aussi
-désirable. Comme l'éducation constitue nécessairement la principale
-destination élémentaire de tout pouvoir spirituel, on a dû ainsi
-livrer de plus en plus aux corporations savantes, non l'éducation
-générale où elles ne pouvaient encore prétendre aucunement, mais
-les diverses institutions de haut enseignement spécial, qui avaient
-été successivement établies pour plusieurs professions publiques,
-et qui furent alors beaucoup agrandies. Toutefois, par cela même
-que l'éducation caractérise, en un cas quelconque, le premier degré
-du gouvernement intellectuel et moral, elle exige impérieusement
-cet esprit d'ensemble sans lequel aucun gouvernement ne saurait
-remplir son office, fût-ce sous les plus simples aspects. Il était
-donc aisé de prévoir que les habitudes dispersives de la spécialité
-scientifique rendraient les académies actuelles essentiellement
-impropres aux importantes attributions sociales qui leur étaient ainsi
-prématurément conférées: car, la première condition réelle de tout
-pouvoir spirituel consiste assurément en une philosophie pleinement
-générale, quelle qu'en soit la nature; et jusqu'ici les savans n'en ont
-évidemment aucune qui leur soit propre. Quoique, réunis, ils possèdent
-les fragmens épars et incohérens, mais infiniment précieux, de la
-seule philosophie durable qui puisse aujourd'hui s'établir, ils ne
-savent pas l'y voir, et s'opposent aveuglément à ce que d'autres l'y
-cherchent. Cette épreuve permanente peut donc être maintenant utilisée
-pour mettre dans tout son jour l'inaptitude sociale des corps savans
-actuels, même envers les fonctions auxquelles ils doivent sembler
-le mieux préparés: on doit ainsi convenablement apprécier l'intime
-réalité des obligations philosophiques indispensables à l'avénement
-ultérieur d'une véritable organisation spirituelle, même seulement
-partielle. Mais on eût difficilement prévu, avant cette irrécusable
-expérience, jusqu'à quel déplorable degré l'égoïsme s'y joindrait à
-l'empirisme pour constater directement la tendance anti-progressive
-qui caractérise nécessairement, en un cas quelconque, tout régime
-purement provisoire, lorsque, après avoir dépassé l'âge de son heureuse
-efficacité temporaire, il est appliqué, dans un nouveau milieu, à une
-destination incompatible avec ses dispositions initiales. Ce grave
-résultat est aujourd'hui, en France, suffisamment accompli, et sa
-manifestation directe importe beaucoup à la netteté des conclusions
-générales propres à ma grande démonstration historique, afin de faire
-mieux ressortir la principale condition, à la fois intellectuelle et
-morale, d'une régénération spirituelle dont la vraie nature est encore
-très-peu comprise. Je dois donc compléter cette indispensable critique
-d'une vicieuse organisation scientifique, en osant ici signaler sans
-détour, quoique sommairement, une dégénération vraiment décisive, dont
-les effets immédiats sont d'ailleurs très-pernicieux déjà à d'importans
-services publics; quelque nouvelle ardeur que cette loyale appréciation
-doive nécessairement procurer aux puissantes antipathies spontanément
-liguées contre moi.
-
-En conférant à notre Académie des Sciences le choix des professeurs
-destinés, dans les diverses chaires spéciales, au plus haut
-enseignement scientifique, la généreuse confiance du gouvernement
-français n'avait institué aucune précaution légale contre les abus que
-cette illustre compagnie pourrait faire un jour d'une telle attribution
-permanente, au profit exclusif de ses propres membres. Peut-être même
-avait-on présumé que, chez une corporation où un long usage porte
-chaque académicien à s'abstenir de concourir avec les autres savans
-quant aux divers prix scientifiques qu'elle est appelée à décerner,
-ce respect naturel pour les conditions scrupuleuses d'un impartial
-jugement déterminerait spontanément, envers un concours beaucoup
-plus important à tous égards, une pareille observance des garanties
-ordinaires d'une véritable équité, sans exiger des prescriptions
-formelles qui auraient pu sembler injurieuses à la délicatesse
-personnelle de tant d'hommes recommandables. Mais on avait ainsi
-méconnu la dangereuse tentation à laquelle on exposait dès lors, en un
-temps d'anarchie morale, un corps où les natures vulgaires avaient déjà
-trop de facilité à pénétrer, et où d'ailleurs la dispersion mentale
-devait d'abord empêcher sincèrement une suffisante distinction entre
-la capacité académique proprement dite, telle que la caractérisent
-encore nos habitudes transitoires, et la capacité vraiment didactique,
-toujours liée nécessairement à des conditions philosophiques;
-c'est-à-dire entre l'esprit de détail et l'esprit d'ensemble, ou
-entre le régime analytique et le régime synthétique, si mal comparés
-jusqu'ici, surtout chez les savans[23]. Primitivement entraînée
-par cette inévitable illusion, suite naturelle d'une spécialisation
-empirique, cette compagnie a finalement abusé de cette nouvelle
-mission publique, au profit, de plus en plus exclusif, de ses propres
-membres, qui forment désormais une sorte de ligue permanente, à la
-fois spontanée et systématique, pour se garantir les uns aux autres,
-contre tout rival étranger, non-seulement la possession d'honorables
-sinécures, juste équivalent des anciennes pensions, mais aussi et
-surtout le monopole universel du haut enseignement scientifique,
-quelle que pût être, en chaque cas, leur inaptitude notoire à
-d'importantes fonctions actives, même en contraste avec la supériorité
-la mieux constatée de leurs concurrens extérieurs. Le monde savant a
-déjà suffisamment compris, en France, cette déplorable dégénération;
-puisque l'expérience y a fait maintenant reconnaître l'impossibilité
-totale de lutter heureusement contre aucun académicien, dans les
-diverses nominations ainsi confiées à cette corporation, auprès de
-laquelle la plus éminente aptitude à l'enseignement, spécialement
-confirmée par de longs et utiles services, vient, en effet, toujours
-échouer devant les plus étranges prétentions du moindre producteur de
-Mémoires une fois parvenu à y pénétrer sous des titres quelconques,
-parmi lesquels néanmoins l'Académie répugnerait à introduire désormais
-aucune condition didactique directement relative à des fonctions dont
-la qualité académique confère cependant aujourd'hui l'investiture
-privilégiée. Outre la dangereuse tendance d'un tel régime à confier
-souvent d'importans offices publics à des hommes profondément
-incapables de s'en acquitter convenablement, on conçoit aisément
-le funeste découragement qu'il doit produire parmi les professeurs
-français; puisque les plus dignes fonctionnaires ne peuvent plus
-espérer d'accès aux diverses chaires du haut enseignement scientifique,
-si ce n'est envers les postes trop improductifs ou trop pénibles pour
-tenter aucun académicien.
-
- Note 23: Afin de mieux marquer ici combien est aujourd'hui
- profondément enracinée, chez cette célèbre compagnie,
- cette désastreuse confusion philosophique, je crois devoir
- signaler brièvement un fait particulier, qui, par l'ensemble
- de ses circonstances, me paraît, à cet égard, tellement
- caractéristique, que, malgré que le cas me soit personnel,
- le lecteur me saura gré, sans doute, de l'avoir spécialement
- rappelé, en m'y bornant d'ailleurs à ce qui l'érige en
- symptôme réel de l'esprit dominant.
-
- Ma dernière candidature, mentionnée dans la préface de ce
- volume, pour la chaire mathématique que j'avais, par intérim,
- activement occupée à l'École Polytechnique, m'avait conduit
- à adresser à l'Académie des Sciences de Paris, le 3 août
- 1840, une lettre uniquement destinée à établir, en général,
- la distinction rationnelle entre les élections purement
- académiques et les élections essentiellement didactiques,
- spécialement indispensable en une telle occasion; d'où je
- concluais que des traités et des leçons devaient alors
- constituer des titres plus décisifs que de simples Mémoires
- de détail, dont la considération eût, au contraire, dû
- prévaloir, s'il se fût agi d'une admission à l'Académie, tant
- que durera sa constitution actuelle. La lecture officielle de
- cette lettre, toute philosophique, écrite avec des ménagemens
- que sa publication immédiate fit bientôt apprécier, avait
- été expressément demandée par un membre (M. de Blainville),
- suivant une formelle disposition réglementaire, qui, sous
- cette seule condition préalable, oblige l'Académie à entendre
- textuellement toute semblable communication. Ce corps devait
- assurément être touché de l'honorable confiance que je lui
- témoignais en lui soumettant une telle discussion, quoique
- à l'occasion d'une concurrence personnelle avec l'un de ses
- membres; ce qui semblait d'ailleurs devoir mieux assurer, à
- mon égard, pour une lutte aussi périlleuse, le scrupuleux
- accomplissement des garanties protectrices, alors devenues
- non moins nécessaires à l'honneur de la compagnie qu'à
- ma propre sécurité. Néanmoins, dès les premières phrases
- de cette lecture obligatoire, M. Thenard osa demander sa
- suppression totale; appuyé par M. Alexandre Brongniart, il
- obtint bientôt cette mesure exceptionnelle, sans que le
- président (M. Poncelet) adressât à une majorité inattentive
- aucune remontrance quelconque sur une pareille violation
- du règlement académique: la voix loyale et courageuse de
- M. de Blainville fut la seule qui réclamât à la fois au
- nom de l'équité, de la convenance et de la vraie dignité.
- Le contraste décisif d'un tel accueil avec la paisible
- admission, quatre ans auparavant, d'une lettre toute
- semblable, soit pour le fond, soit pour la forme, ne permet
- pas d'attribuer cette étrange différence à d'autre motif
- réel, sinon que, en 1836, je ne m'étais trouvé en concurrence
- avec aucun académicien; car mes titres spéciaux étaient
- d'ailleurs devenus, en 1840, beaucoup plus incontestables,
- d'après la manière dont j'avais provisoirement rempli les
- fonctions que je venais ainsi réclamer, selon l'irrécusable
- témoignage de l'illustre Dulong, qui, comme directeur des
- études de l'École Polytechnique, y avait personnellement
- suivi mes leçons. Au reste, cette mesure, à la fois ignoble
- et puérile, où une puissante corporation se ruait sur un
- seul homme pour étouffer, au profit d'un de ses membres,
- une juste discussion, excita aussitôt, partout ailleurs
- qu'au sein d'une compagnie probablement entraînée par une
- manœuvre concertée, l'indignation la plus unanime, soit parmi
- le public scientifique, soit chez la presse périodique,
- qui, sans aucune distinction de parti, sut alors remplir
- spontanément sa noble mission protectrice contre les préjugés
- et les passions de tous les pouvoirs aveuglés ou arriérés.
-
- Pour compléter cette observation, en y montrant combien
- les meilleurs esprits sont déjà dominés par la déplorable
- tendance qu'elle révèle, je dois ajouter que l'un des plus
- éminens académiciens, M. Poinsot, qui, entre les géomètres
- français vivans, est assurément le moins éloigné du véritable
- état philosophique, et qui d'ailleurs affecta toujours
- envers moi une stérile bienveillance, n'osa point, en ce cas
- décisif, appuyer de sa juste autorité la voix indépendante
- de son énergique collègue, afin d'épargner à sa corporation
- l'inévitable réprobation publique qui s'attache à toute
- iniquité constatée. Outre que cet illustre savant était
- personnellement convaincu de la supériorité de mes droits,
- il m'avait expressément écrit qu'il soutiendrait, en cas de
- contestation, la lecture officielle de ma lettre, dont il
- avait eu préalablement connaissance. Cet ingénieux géomètre,
- toujours si disert et si incisif quand sa personnalité est
- mise en jeu, préféra donc violer un engagement formel,
- pour s'associer, par un lâche silence, à cette turpitude
- académique, plutôt que de paraître blâmer, envers un de ses
- confrères, le funeste monopole maintenant usurpé par sa
- compagnie au préjudice de toute capacité extérieure. Tous
- ceux de mes lecteurs qui auront remarqué, dans les deux
- premiers volumes de ce Traité, l'éclatante justice que je
- me suis plu à rendre au mérite trop peu apprécié de cet
- éminent académicien, regretteront sans doute avec moi que
- son caractère ne soit point au niveau de son intelligence,
- quoique son âge avancé, et le juste ascendant dont il jouit
- dussent spécialement faciliter l'indépendance de sa conduite;
- ce qui montre combien est désormais profondément enracinée,
- chez nos savans, la dangereuse aberration, à la fois morale
- et mentale, inhérente à une prolongation exagérée de
- l'anarchie philosophique.
-
-L'intime dégénération indiquée par de tels symptômes confirme l'état
-purement provisoire d'une classe spéculative où l'actif sentiment
-du devoir a dû s'affaiblir au même degré que le véritable esprit
-d'ensemble, et chez laquelle on remarque, en effet, aujourd'hui, encore
-plus que partout ailleurs, une systématique prépondérance de la morale
-métaphysique fondée sur l'intérêt personnel. Bientôt, peut-être, la
-science elle-même en sera profondément atteinte, soit parce qu'une
-trop avide concurrence menace d'y déterminer, chez des natures trop
-inférieures, une altération volontaire de la véracité des observations,
-soit à cause de la surexcitation qu'une cupidité croissante est
-exposée à y recevoir des relations plus directes et plus actives
-entre les spéculations scientifiques et les opérations industrielles.
-C'est ainsi que s'annonce, à tous égards, la fin prochaine du régime
-préliminaire. Il ne saurait désormais entraver longtemps l'impulsion
-décisive destinée à régénérer la science moderne par une indispensable
-généralisation, qui, sans compromettre sa positivité, et même en
-la consolidant beaucoup, organisera enfin sa suffisante harmonie
-avec les principaux besoins de notre situation fondamentale. Aussi,
-en terminant cette pénible mais inévitable digression, qui pouvait
-seule faire énergiquement sentir combien la régénération spirituelle
-exige préalablement une rénovation philosophique, à la fois morale
-et mentale, pouvons-nous résumer entièrement l'ensemble d'une telle
-appréciation, en considérant historiquement les savans proprement
-dits comme une classe essentiellement équivoque, destinée à une
-prochaine élimination, en tant qu'intermédiaires entre les ingénieurs
-et les philosophes, sans avoir nettement aucun de ces deux caractères
-tranchés, puisqu'ils se rapprochent des uns par la spécialité de leurs
-travaux, et des autres par l'abstraction de leurs spéculations[24].
-
- Note 24: On peut même aisément reconnaître aujourd'hui
- que, par suite de ce caractère bâtard et de cette fausse
- position, nos corps savans remplissent désormais presque
- aussi mal les fonctions des ingénieurs que celles des
- philosophes. C'est ce que témoignent clairement, par exemple,
- les consultations technologiques journellement émanées
- de l'Académie des Sciences de Paris, où l'on voit trop
- souvent prôner de vicieuses innovations pratiques d'après
- d'insuffisantes considérations théoriques, appuyées de petits
- essais insignifians, guère plus décisifs, d'ordinaire, que
- les expériences agricoles si justement ridiculisées. De
- telles décisions ne rencontrent encore habituellement qu'une
- aveugle vénération chez un public incompétent, jusqu'à ce
- que l'application en ait tardivement dévoilé la légèreté.
- Mais quand elles pourront être convenablement assujetties à
- une véritable discussion, on ne tardera pas à comprendre que
- ces corporations équivoques ne se font, en général, aucune
- idée juste des conditions essentielles propres à garantir la
- sagesse et la stabilité de leurs jugemens technologiques,
- et que leurs attributions actuelles à cet égard seraient
- certainement beaucoup mieux exercées par une compagnie
- franchement formée de purs ingénieurs judicieusement choisis.
-
-Ces deux élémens hétérogènes coexistent confusément aujourd'hui
-dans la constitution empirique de nos académies; mais ils tendront
-évidemment à s'y séparer de plus en plus, soit par l'extension
-croissante d'un mouvement industriel devenu plus rationnel, soit à
-mesure que le besoin d'une véritable réorganisation spirituelle sera
-mieux compris. La majeure partie des savans actuels ira se fondre parmi
-les purs ingénieurs, pour former une active corporation franchement
-destinée, sans aucune vaine diversion spéculative, à diriger
-l'ensemble de l'action de l'homme sur le monde extérieur, d'après
-des conceptions spécialement adaptées à une telle fin. Mais les plus
-éminens d'entre eux deviendront, sans doute, le noyau d'une véritable
-classe philosophique, directement réservée aujourd'hui à conduire la
-régénération intellectuelle et morale des sociétés modernes, sous
-l'impulsion permanente d'une commune doctrine positive, instituant
-une éducation scientifique vraiment générale, à laquelle serait
-toujours rationnellement subordonnée toute indispensable répartition
-ultérieure des divers travaux contemplatifs, en déterminant, à chaque
-époque, l'importance variable que l'ensemble de la situation humaine
-doit assigner à chaque catégorie abstraite, et, par suite, accordant
-maintenant la plus haute prépondérance aux études sociales, jusqu'à
-ce que la régénération finale soit suffisamment avancée[25]. Quant à
-ceux des savans actuels, ou plutôt de leurs successeurs immédiats,
-qui seraient incapables de s'élever habituellement à la généralité
-philosophique, et qui cependant dédaigneraient l'utile office spécial
-des ingénieurs, il resteront nécessairement, comme tous les êtres
-équivoques, en dehors de toute hiérarchie régulière, tant qu'ils
-n'auront pu s'investir convenablement d'un vrai caractère social, soit
-spéculatif, soit actif. Mais cette exclusion naturelle n'empêchera
-d'ailleurs aucunement, pendant cette inévitable transition, la juste
-appréciation continue de leurs propres travaux. Quoique leur étrange
-prépondérance actuelle doive alors entièrement cesser, ils trouveront
-chez les véritables philosophes plus d'équité qu'ils n'en montrent
-aujourd'hui envers eux: parce que la saine généralité fait dignement
-sentir le prix de toute utile spécialité, quelque rétrécie qu'elle
-puisse être; tandis que celle-ci, par sa restriction même, inspire
-l'aversion de toute conception vraiment complète, c'est-à-dire
-générale. Nulle politique normale ne saurait, en effet, assigner
-d'office réellement fondamental à des esprits radicalement disparates,
-dédaignant l'industrie, méconnaissant les beaux-arts, ne pouvant même
-entre eux ni se comprendre, ni s'estimer, parce que chacun d'eux veut
-tout ramener au sujet exclusif de son étroite préoccupation, enfin
-tous incapables, dans les opérations d'ensemble de la vie sociale, de
-prendre aucune délibération qui leur soit propre, faute d'une doctrine
-commune, et seulement aptes à fournir à une direction supérieure de
-précieux renseignemens partiels. On conçoit ainsi le secret instinct
-personnel qui, malgré de vaines démonstrations, pousse maintenant
-ces natures bâtardes et incomplètes à désirer involontairement la
-conservation indéfinie de la philosophie théologico-métaphysique,
-dont l'impuissance sociale leur permet aujourd'hui, outre le facile
-mérite d'une opposition banale, la prolongation effective de leur
-propre ascendant mental, qui serait, au contraire, incompatible avec
-l'active suprématie d'une philosophie vraiment positive, assignant
-à chacun, suivant une irrésistible rationnalité, sa fonction et son
-rang. Ces motifs peuvent aisément expliquer la profonde antipathie
-qu'inspirent aujourd'hui à ces étranges chefs provisoires de notre
-évolution mentale tous ceux qui, comme moi, s'efforcent d'instituer
-enfin, d'après des conceptions suffisamment générales, un véritable
-gouvernement intellectuel, d'autant plus redouté que sa positivité le
-rendrait plus efficace contre toutes les influences usurpées[26].
-
- Note 25: Quelque inévitable que doive sembler, assurément,
- d'après nos explications antérieures, la prochaine décadence
- du régime dispersif propre aux académies scientifiques
- actuelles, et caractérisé par leur morcellement empirique,
- le remplacement définitif de ces corporations provisoires
- par des académies vraiment philosophiques est encore loin
- d'être immédiatement réalisable, faute d'un suffisant
- développement et d'une convenable propagation du véritable
- esprit philosophique. Chez la plus illustre de ces compagnies
- (l'Académie des Sciences de Paris), il n'existe peut-être
- aujourd'hui qu'un seul membre qui satisfît dignement aux
- conditions philosophiques, comme ayant seul judicieusement
- médité sur la marche réelle de l'esprit humain. Dans une
- telle situation, ces corporations pourraient, sans changer
- encore radicalement leur constitution initiale, prolonger
- et consolider utilement leur existence incomplète, par
- l'introduction d'une section nouvelle et prépondérante,
- spécialement consacrée à la physique sociale et à la
- philosophie positive; la juste suprématie rationnelle de
- cette section complémentaire étant d'ailleurs régulièrement
- marquée par son privilége exclusif de fournir toujours
- le président annuel et le secrétaire perpétuel de
- l'Académie, ainsi que par la participation déterminée aux
- délibérations partielles de chacune des autres sections.
- Malgré que cette institution intermédiaire fût certainement
- insuffisante pour l'entière régénération de nos Académies,
- elle pourrait heureusement préparer la transition finale
- de la constitution scientifique à la vraie constitution
- philosophique. Toutefois, l'empirisme et l'égoïsme dont
- le déplorable concours domine de plus en plus aujourd'hui
- chez de telles compagnies, les pousseront plutôt à écarter
- de toutes leurs forces un expédient aussi salutaire, qui
- désormais ne pourrait guère y être introduit que par la
- sage énergie d'un pouvoir supérieur, dont l'intervention
- convenable est, à cet égard, très-peu vraisemblable. Il est
- malheureusement beaucoup plus probable que la déconsidération
- croissante, à la fois intellectuelle et morale, dont ces
- corps sont aujourd'hui menacés, par une suite nécessaire du
- rétrécissement graduel de leurs vues et de la corruption
- progressive de leur conduite, détermineront, au contraire,
- leur suppression universelle, hâtée sans doute par
- l'inévitable accroissement de leurs dissensions intestines,
- avant le temps où de véritables corporations philosophiques
- pourront enfin s'élever à leur place.
-
- Note 26: Les libres réunions scientifiques qui, depuis
- quelques années, commencent à se former temporairement sur
- les divers points principaux de la république européenne, et
- où le caractère cosmopolite de la science moderne surmonte
- si honorablement tout esprit de nationalité, peuvent être
- regardées, à beaucoup d'égards, comme un témoignage spontané
- d'un sentiment vague mais réel de l'insuffisance actuelle,
- à la fois mentale et sociale, de nos Académies officielles.
- Quoique ces rassemblemens périodiques ne puissent constituer
- jusqu'ici, à vrai dire, que d'heureuses occasions d'un noble
- divertissement, ils pourront ultérieurement faciliter la
- réorganisation scientifique dont ils indiquent confusément
- le besoin instinctif, quand l'apparition d'une véritable
- philosophie aura permis enfin d'apprécier convenablement,
- soit la nature propre de cette nouvelle nécessité, soit le
- mode effectif de régénération.
-
-L'appréciation que nous venons de terminer doit actuellement faire
-comprendre aussi la sagacité révolutionnaire qui, sous le principal
-degré de la grande crise politique, avait disposé l'énergie progressive
-à ne pas excepter les plus estimables compagnies savantes de
-l'universelle suppression des corporations antérieures, dont l'esprit
-devait être, en effet, dans les cas même les plus favorables, plus ou
-moins opposé à la régénération finale. Nous venons de le constater,
-de la manière la plus décisive, envers une illustre académie qui,
-après tant d'éminens services partiels, constitue maintenant un
-puissant obstacle, d'abord intellectuel, et même ensuite moral,
-à toute véritable organisation spirituelle, par cela seul qu'elle
-consacre directement l'anarchique prépondérance de l'esprit de
-détail sur l'esprit d'ensemble, sans lequel ne saurait surgir une
-construction devenue aujourd'hui le premier besoin social. Toutefois,
-les illusions métaphysiques propres à l'unique philosophie qui pût
-alors diriger, avaient dû, à cet égard, ainsi qu'à tout autre, faire
-prendre une destruction pour une fondation, sans penser que ce qu'il
-fallait surtout changer, comme étant désormais radicalement nuisible,
-ce n'était point seulement la constitution légale de ces anciennes
-corporations, mais le vicieux régime mental dont elles n'offraient
-qu'une inévitable expression, et sur lequel les mesures politiques
-ne pouvaient avoir aucune action radicale. Aussi cette suppression
-prématurée, d'ailleurs si injustement flétrie, qui ne favorisait pas
-réellement la réorganisation spirituelle, en un temps où elle était
-encore totalement impossible, fut-elle bientôt suivie d'une facile
-restauration provisoire, parce qu'elle compromettait inutilement
-d'importans services partiels. Mais cet inévitable rétablissement,
-accompagné d'un surcroît essentiel d'attributions sociales, a mis en
-pleine évidence ultérieure, comme je viens de le montrer, l'entière
-impuissance politique de la classe scientifique actuelle, et même
-sa dégénération morale, d'après la vicieuse prolongation d'un
-régime mental purement provisoire, dont la destination propre était
-suffisamment accomplie, et qui pourtant n'a jamais été plus absolument
-prôné que depuis que, par une abusive extension, il est vraiment devenu
-beaucoup plus rétrograde que progressif. Enfin, je ne dois pas négliger
-de faire ici ressortir spécialement de cette importante et difficile
-appréciation, si contraire aux habitudes régnantes, un précieux
-enseignement social, qui ne pourrait, en aucun autre cas, recevoir
-spontanément une confirmation aussi décisive. Car, en quelques mains
-que les vicissitudes naturelles de notre orageuse situation puissent
-faire successivement passer le pouvoir central, une telle expérience
-m'autorise pleinement, sans doute, à lui recommander d'avance, avec
-les plus vives instances, au nom des premiers intérêts sociaux, de
-ne jamais se désaisir volontairement, même d'après les plus spécieux
-motifs, des attributions générales qui lui restent encore. Elles ne
-sauraient être livrées à des organes partiels sans que cette imprudente
-abdication ne doive gravement entraver une réorganisation fondamentale
-déjà assez embarrassée, outre son extrême difficulté spontanée, par
-l'ensemble des vicieuses tendances inhérentes au double mouvement
-antérieur, aussi bien positif que négatif, soit d'après une spécialité
-dispersive ou une critique dissolvante, dont les déplorables effets
-politiques sont d'ailleurs maintenant fort analogues, malgré la
-diversité d'origine.
-
-Après avoir convenablement apprécié la progression générale du dernier
-demi-siècle, quant au prolongement de celle de nos quatre évolutions
-élémentaires qui a maintenant le plus d'importance directe pour la
-régénération finale, il ne nous reste plus, afin de compléter l'examen
-de cette époque extrême, de manière à terminer enfin notre grande
-élaboration historique, qu'à y considérer sommairement le cours
-simultané de l'évolution philosophique proprement dite, relative
-au quatrième élément préparatoire de la sociabilité moderne. Par
-l'inévitable persistance de l'impuissante situation où nous l'avons vu
-nécessairement amené sous la seconde phase, cet élément préliminaire,
-qui devait sembler propre à compenser la profonde atteinte temporaire
-que le mouvement scientifique apportait à l'esprit d'ensemble, n'a
-réellement tendu, au contraire, qu'à consacrer dogmatiquement cette
-fatale déviation, en s'efforçant aussi de l'étendre servilement au
-sujet qui la repousse le plus.
-
-Suivant les explications du chapitre précédent, à mesure que
-la science, aux seizième et dix-septième siècles, se séparait
-irrévocablement d'une philosophie caduque, sans pouvoir encore devenir
-la base d'aucune autre, la philosophie, de son côté, s'isolant
-toujours davantage de l'évolution scientifique qu'elle dirigeait
-dès la troisième phase du moyen âge, se restreignait exclusivement
-à la vaine élaboration immédiate des théories morales et sociales,
-désormais conçues indépendamment de toute relation permanente aux
-seules études qui pussent leur fournir des fondemens réels, soit pour
-la méthode ou pour la doctrine. Depuis l'accomplissement de cette
-indispensable séparation, il n'a pu, à vrai dire, exister jusqu'ici
-aucun véritable philosophe, si, ce qui n'est pas contestable, ce
-titre suppose nécessairement, comme attribut caractéristique, la
-prépondérance habituelle de l'esprit d'ensemble, quelle qu'en soit
-d'ailleurs la nature ou la direction, théologique, métaphysique
-ou positive. En ce sens, seul rigoureux, le grand Leibnitz aurait
-effectivement constitué le dernier philosophe moderne; puisque personne
-après lui, pas même l'illustre Kant, malgré son admirable puissance
-logique, n'a convenablement rempli encore les conditions de la
-généralité philosophique, en suffisante harmonie avec l'état avancé
-de l'évolution mentale. Si la philosophie de l'énergique de Maistre a
-pu ensuite, à sa manière, sembler vraiment complète, c'est uniquement
-parce que son caractère rétrograde, qui ne lui permettait qu'un office
-purement historique, devait, en effet, la dispenser spontanément de
-la difficile obligation de correspondre simultanément aux divers
-besoins hétérogènes, en apparence contradictoires et néanmoins
-également impérieux, qui sont propres à la sociabilité moderne. Aussi,
-sauf quelques heureux pressentimens exceptionnels d'une prochaine
-rénovation, ce dernier demi-siècle n'a-t-il pu essentiellement offrir,
-sous ce rapport, qu'une stérile consécration dogmatique d'une telle
-situation transitoire, bien loin de tendre à la conduire vers sa
-véritable issue finale. Néanmoins, comme cette vaine tentative est
-très propre à caractériser une prétendue philosophie, qui, à défaut de
-toute autre, doit aujourd'hui rester spécieuse pour beaucoup d'esprits
-vaguement pénétrés du premier besoin de notre temps, il n'est pas
-inutile d'en indiquer ici rapidement la saine appréciation historique.
-
-J'ai démontré, aux quarantième et cinquante-unième chapitres, que le
-véritable esprit général de la philosophie primitive, seule encore
-existante malgré des modifications de plus en plus destructives,
-consiste principalement à concevoir l'étude de l'homme, surtout
-intellectuel et moral, comme entièrement indépendante de celle du
-monde extérieur, à laquelle, au contraire, elle servirait toujours de
-base primordiale, en contraste fondamental avec la vraie philosophie
-définitive. Pour mieux consolider ce caractère commun à toutes les
-doctrines théologico-métaphysiques, d'une manière plus conforme aux
-nouvelles prédilections de l'esprit humain, la métaphysique moderne,
-depuis que la science, affranchie de sa tutelle, développait rapidement
-la merveilleuse puissance de la méthode positive, voulut aussi, par une
-étrange inconséquence, que la théologie antérieure eût certainement
-évitée, justifier sa propre marche d'après un principe logique
-équivalent à celui de la science elle-même, dont elle comprenait de
-moins en moins les conditions réelles. Cette tendance spontanée,
-graduellement prononcée à partir de Locke, a finalement abouti, de
-nos jours, chez les diverses écoles métaphysiques, sous des formes
-d'ailleurs adaptées à leurs divergences, à consacrer dogmatiquement cet
-isolement caractéristique et cette priorité décisive des spéculations
-morales, en représentant désormais cette prétendue philosophie comme
-fondée, autant que la science elle-même, sur un ensemble de faits
-observés. Il a suffi pour cela d'imaginer, parallèlement à la véritable
-observation, toujours nécessairement extérieure à l'observateur,
-cette fameuse _observation intérieure_, qui n'en peut être que la
-vaine parodie, et suivant laquelle, dans une situation ridiculement
-contradictoire, notre intelligence se contemplerait elle-même
-pendant l'exécution habituelle de ses propres actes. Voilà ce qui se
-formulait doctoralement, tandis que Gall incorporait, d'une manière
-irrévocable, l'étude des fonctions cérébrales au domaine positif
-de la science réelle! On sait assez à quelle stérile agitation ce
-principe illusoire a conduit nécessairement la métaphysique actuelle,
-qui nous offre partout le spectacle journalier des plus ambitieuses
-prétentions philosophiques aboutissant enfin à produire, sur
-l'ancienne philosophie, grecque ou scolastique, des traductions et
-des commentaires, où l'on ne peut même trouver le plus souvent aucune
-judicieuse appréciation historique des doctrines correspondantes, faute
-de toute saine théorie fondamentale relativement à l'évolution réelle
-de l'esprit humain.
-
-Cette sophistique parodie du régime scientifique, d'abord limitée
-au seul principe logique, s'est ensuite étendue aussi à la marche
-générale. La plus servile irrationnalité a fait aveuglément transporter
-aux études morales et sociales la spécialité caractéristique des études
-scientifiques proprement dites, au temps même où cette spécialité,
-longtemps indispensable à la philosophie inorganique d'où elle émanait,
-était déjà parvenue, comme nous l'avons vu ci-dessus, au terme naturel
-de son office provisoire. Une philosophie vraiment digne de ce nom,
-eût alors, conformément à sa destination normale, sagement averti les
-savans, et surtout les biologistes, de l'immense déviation logique
-à laquelle ils s'exposaient ainsi de plus en plus en étendant, par
-une imitation routinière, à la science des corps vivans, où tous
-les aspects sont radicalement solidaires, un mode d'élaboration qui
-n'avait pu provisoirement convenir qu'à l'égard des corps inertes.
-Mais, au lieu de cela, arguer d'un tel entraînement spontané, pour
-l'aggraver encore davantage en l'appliquant systématiquement à
-l'étude qui avait toujours été conçue comme exigeant le plus, par sa
-nature, une indispensable unité permanente; c'est ce qui constitue,
-à mes yeux, l'un des plus mémorables exemples historiques d'une
-désastreuse fascination métaphysique, et en même temps un témoignage
-décisif de la profonde impuissance philosophique propre aux auteurs
-quelconques d'une aussi stupide aberration. Quand on crut organiser
-enfin la corporation spéculative, en réunissant périodiquement,
-dans un même local, et sous un même titre, des classes radicalement
-hétérogènes, qui ne sauraient encore ni se comprendre ni s'estimer
-les unes les autres, l'inconcevable aveuglement que je viens de
-signaler se manifesta directement, de la manière la moins équivoque,
-par l'irrationnel dépècement de la science morale et politique entre
-les diverses coteries d'une académie métaphysique, d'après la servile
-imitation du morcellement provisoire inhérent aux académies positives.
-Heureusement, Bonaparte, quoique dans une intention rétrograde,
-détruisit bientôt cette étrange institution, qui ne pouvait réellement
-servir qu'à concentrer les influences métaphysiques, en un temps où,
-leur office temporaire étant suffisamment accompli, elles devaient
-désormais entraver profondément toute véritable réorganisation.
-Quand un ministre métaphysicien, progressif et organisateur à sa
-manière, a récemment restauré cette vaine congrégation, il y a
-fidèlement reproduit ce fractionnement sophistique, que l'état plus
-avancé de l'évolution mentale permettait certes d'apprécier alors
-convenablement, mais qui est, en effet, très propre à gêner l'essor
-des conceptions vraiment philosophiques, en ameutant officiellement,
-contre leur unité caractéristique, des tendances à tout autre égard
-discordantes[27]. Chacun connaît d'ailleurs l'étrange complément
-spécial que cet homme d'état a ensuite ajouté, pour l'histoire, à
-cette irrationnelle décomposition, dans ce que ses flatteurs ont osé
-qualifier d'organisation normale des études historiques. On ne saurait
-aujourd'hui comment nommer ce dernier égarement, si, en réalité, une
-telle innovation n'était surtout destinée à instituer, envers la presse
-périodique, un misérable expédient de corruption permanente.
-
- Note 27: Si une pareille institution était sérieusement
- discutable, il serait curieux, par exemple, d'y remarquer
- comment tout esprit qui aurait aujourd'hui dignement
- satisfait à la plus importante condition logique, en
- réunissant convenablement le point de vue philosophique et
- le point de vue historique, se trouverait, à ce titre même,
- naturellement exclu d'une Académie que son organisation
- dispersive et ses habitudes irrationnelles disposeraient
- toujours à lui préférer spontanément, soit un philosophe
- étranger aux méditations historiques, soit un historien
- dépourvu d'études philosophiques.
-
-Tels sont, en général, les symptômes vraiment décisifs par lesquels
-l'évolution philosophique proprement dite, depuis que l'évolution
-scientifique s'en est complétement séparée, a dû être finalement
-conduite, au dix-neuvième siècle, à constater directement son extrême
-caducité nécessaire, soit d'après une consécration sophistique de
-son stérile isolement, soit en brisant l'indispensable unité des
-conceptions sociales. Néanmoins, quoiqu'un instinct confus de la
-profonde discordance avec l'esprit et les besoins de notre temps
-l'ait déjà radicalement discréditée aux yeux de la raison publique,
-l'influence politique que conserve encore évidemment cette prétendue
-philosophie, à défaut de toute concurrence réelle, est bien propre à
-vérifier l'urgence et le pouvoir de la généralité mentale, dont la
-plus vaine apparence suffit aujourd'hui à maintenir provisoirement
-la puissance pratique d'une doctrine universellement déconsidérée,
-qui n'a plus d'autre office effectif que d'entretenir imparfaitement,
-au milieu de la plus active dispersion, un vague sentiment de la
-concentration intellectuelle. Mais, quand l'inévitable apparition d'une
-vraie philosophie, émanée enfin de la science réelle, aura suffisamment
-enlevé à la métaphysique actuelle le seul privilége qui puisse lui
-attacher maintenant des esprits consciencieux, cet unique vestige
-de son antique prépondérance disparaîtra spontanément, sans exiger
-probablement aucune discussion directe, sauf le contraste décisif
-qui ressortira nécessairement des applications respectives. Alors
-se dissipera totalement le grand schisme préparatoire consommé, par
-Aristote et Platon, entre la philosophie naturelle et la philosophie
-morale, dont l'indispensable séparation provisoire, radicalement
-modifiée par Descartes, est aujourd'hui parvenue à son dernier âge,
-après avoir convenablement rempli sa destination préliminaire.
-L'unité mentale, vainement poursuivie avant le temps sous la noble
-impulsion scolastique, résultera irrévocablement de la convergence
-journalière entre une science devenue philosophique et une philosophie
-devenue scientifique; l'étude de l'homme moral et social obtiendra,
-sans résistance, le juste ascendant normal qui lui appartient dans
-le système de nos spéculations, parce que, cessant d'être hostile
-à l'actif développement des contemplations les plus simples et les
-plus parfaites, elle y puisera nécessairement sa première base
-rationnelle, pour y réfléchir ensuite de lumineuses indications
-générales, suivant les explications fondamentales du tome quatrième,
-bientôt directement consolidées dans les trois chapitres qui vont
-résumer et compléter ce Traité. Cette prochaine rénovation sera sans
-doute secondée avec ardeur par beaucoup de jeunes intelligences,
-qui, sincèrement philosophiques, s'égarent aujourd'hui, faute d'un
-plus digne aliment, aux stériles contemplations d'une irrationnelle
-métaphysique, dont les déceptions, vaguement appréciées, aboutissent
-trop souvent à déterminer, à l'âge de l'égoïsme, une inévitable
-corruption, en dissipant le sentiment du devoir en même temps que
-l'esprit d'ensemble, d'après leur intime connexité naturelle. Il
-serait oiseux d'ailleurs d'examiner si, dans ce mouvement final, les
-savans s'élèveront à la philosophie, ou si les philosophes reviendront
-à la science. On peut seulement assurer que, chez l'une et l'autre
-de ces deux classes actuelles, cette indispensable transformation
-réciproque éprouvera l'active résistance d'une majorité étroite et
-intéressée. D'heureuses exceptions individuelles viendront toutefois,
-des deux parts, former le noyau spontané de la nouvelle corporation
-spirituelle, dès lors indifféremment qualifiée de scientifique ou
-philosophique, sous la commune prépondérance permanente d'une éducation
-générale, qui fera naturellement cesser toute vicieuse opposition de
-forces intellectuelles, en organisant rationnellement l'indispensable
-distribution continue de l'ensemble du travail spéculatif.
-
-L'appréciation historique que nous venons de terminer envers le dernier
-demi-siècle, et qui, en conséquence, complète enfin notre examen
-général du passé humain, nous a toujours conduits à concevoir, à tous
-égards, le temps actuel comme l'époque nécessaire où l'accomplissement
-direct de la grande rénovation philosophique, projetée par Bacon et
-Descartes, doit déterminer la réorganisation spirituelle des sociétés
-modernes, destinée ensuite à présider à la régénération politique de
-l'humanité. Tout est maintenant disposé, au fond, malgré beaucoup
-d'obstacles personnels, pour permettre, autant que pour exiger, cette
-élaboration fondamentale. Une crise salutaire a pleinement dévoilé
-l'irrévocable caducité de l'ancien système social, et convenablement
-signalé les obligations essentielles d'un nouvel organisme, en faisant
-aussi ressortir à jamais l'insuffisance organique de la métaphysique
-négative qui avait dû diriger la transition révolutionnaire des
-cinq siècles antérieurs: la dictature temporelle, provisoirement
-résultée de la décomposition politique, s'est spontanément dissoute,
-en livrant au libre cours des tentatives philosophiques l'empire
-intellectuel et moral, qu'elle renonce désormais à régir, pour se
-réserver exclusivement au maintien de l'ordre matériel, de plus en plus
-incompatible avec le développement de l'anarchie spirituelle: enfin,
-la science a manifesté simultanément son aptitude ultérieure à servir
-de base à la philosophie, et son impuissance actuelle à en dispenser;
-tandis que l'antique philosophie parvenait à son extrême décrépitude,
-en ne laissant d'autre issue mentale que d'après une généralisation
-puisée dans la science réelle. J'ai osé, après tant de vains efforts,
-entreprendre directement cette dernière opération décisive, qui peut
-seule satisfaire à la fois aux conditions d'ordre et aux besoins de
-progrès, en tendant à substituer graduellement un mouvement soutenu
-et déterminé à une vague et anarchique agitation. C'est maintenant
-aux vrais penseurs à juger si ma théorie fondamentale de l'évolution
-humaine, dont je viens d'achever l'explication historique, contient,
-en effet, le principe essentiel de cette grande solution, sauf à mieux
-régulariser son application ultérieure. Mais, avant de passer aux
-conclusions philosophiques de l'ensemble de ce Traité, qui doivent
-caractériser immédiatement la concentration finale de la philosophie
-positive, il est indispensable de procéder à un dernier éclaircissement
-général de la nouvelle philosophie politique successivement élaborée
-dans les diverses parties de mon appréciation dynamique, en
-considérant, d'une manière plus spéciale et plus directe que je n'ai pu
-le faire jusqu'ici, la nature propre de la réorganisation spirituelle,
-où nous venons de voir converger le passé, et d'où devra procéder
-l'avenir.
-
-Afin que cette explication définitive puisse acquérir toute la clarté
-et la rationnalité nécessaires, en se présentant explicitement comme
-une déduction rigoureuse de notre étude générale du passé humain, il
-faut d'abord résumer, le plus sommairement possible, l'ensemble de la
-grande élaboration historique, commencée au début du volume précédent,
-et que le chapitre actuel vient enfin de conduire jusqu'à son terme
-extrême. Un tel résumé, destiné surtout à faciliter la conception
-usuelle de cet enchaînement fondamental, sera d'ailleurs fort utile
-pour mieux diriger une seconde lecture, sans laquelle une appréciation
-aussi difficile et aussi neuve ne saurait être suffisamment jugeable
-aujourd'hui, même par les lecteurs le plus heureusement préparés. Cette
-opération est spécialement convenable envers les temps modernes, où
-un indispensable artifice sociologique a dû nous conduire à étudier
-séparément les deux mouvemens simultanés de décomposition politique et
-de recomposition élémentaire, dont l'intime connexité permanente, qu'il
-importe tant de bien saisir, n'a pu ainsi devenir assez directement
-évidente, avec quelque soin que je me sois constamment efforcé de la
-caractériser à tous égards.
-
-Toujours guidés par les principes logiques posés au tome quatrième,
-sur l'extension générale de la méthode positive à l'étude rationnelle
-des phénomènes sociaux, nous avons graduellement appliqué, à
-l'ensemble du passé, ma loi fondamentale de l'évolution humaine, à
-la fois mentale et sociale, démontrée à la fin de ce même volume,
-et consistant dans le passage nécessaire et universel de l'humanité
-par trois états successifs, l'état théologique préparatoire, l'état
-métaphysique transitoire, et l'état positif final. Le judicieux usage
-de cette seule loi nous a directement permis d'expliquer, d'une
-manière vraiment scientifique, toutes les grandes phases historiques,
-considérées comme les principaux degrés consécutifs de cet invariable
-développement, de façon à bien apprécier le véritable caractère général
-propre à chacune d'elles, son émanation naturelle de la précédente,
-et sa tendance spontanée vers la suivante: d'où résulte enfin, pour
-la première fois, la conception usuelle d'une liaison homogène et
-continue dans la suite entière des temps antérieurs, depuis le premier
-essor de l'intelligence et de la sociabilité jusqu'à l'état présent de
-l'élite de l'humanité. Quelque immense que doive d'abord sembler un
-tel intervalle, nous l'avons vu essentiellement rempli par les deux
-premiers degrés de l'évolution fondamentale, qui constituent seulement
-l'ensemble de l'éducation préliminaire, intellectuelle, morale et
-politique, propre à notre espèce, dont l'état définitif n'a pu être
-jusqu'ici suffisamment ébauché que relativement à la préparation,
-partielle, isolée, et empirique, de ses divers élémens principaux.
-Mais du moins avons-nous reconnu, d'une manière irrécusable, que,
-chez les populations les plus avancées, ce lent et pénible préambule
-de l'humanité, caractérisé par la prépondérance de l'imagination sur
-la raison et de l'activité guerrière sur l'activité pacifique, est
-désormais totalement accompli; puisque nous avons pu suivre, dans toute
-son étendue, la vie théologique et militaire, en considérant d'abord
-son premier développement spontané, ensuite sa plus complète extension
-mentale ou sociale, et enfin son irrévocable décadence, déterminée, par
-l'accroissement continu de l'influence métaphysique, sous l'impulsion
-graduelle de l'essor positif. Ces trois phases principales de notre
-passé ont exactement correspondu aux trois formes générales qu'affecte
-successivement l'esprit théologique, nécessairement fétichique dans
-son élan initial, polythéique au temps de sa plus grande splendeur, et
-monothéique pendant son inévitable déclin. L'élaboration historique
-devait donc ici surtout consister à apprécier exactement le mode
-propre de participation de chacun de ces trois âges consécutifs à la
-destination générale, strictement indispensable, quoique seulement
-provisoire, qui, suivant notre théorie dynamique, appartient
-inévitablement à l'état théologique dans l'évolution fondamentale de
-l'humanité, où cette philosophie primitive, maigre ses éminens dangers,
-peut seule, en vertu de l'admirable spontanéité qui la caractérise,
-déterminer le premier éveil des diverses facultés intellectuelles,
-morales et politiques, qui constituent la prééminence de notre espèce,
-et diriger ensuite leur développement continu jusqu'à ce que l'état
-définitif commence à y devenir possible.
-
-Quelque imparfait que soit, à tous égards, le fétichisme, d'abord
-essentiellement analogue à l'état mental des animaux supérieurs, nous
-avons reconnu que sa spontanéité, plus directe et plus irrésistible,
-lui procure nécessairement le privilége exclusif d'arracher
-l'intelligence et la sociabilité à leur torpeur initiale. Constituant,
-par sa nature, le fond invariable de toute philosophie théologique,
-son essor primordial s'est présenté à notre appréciation historique
-comme la véritable époque de la plus entière prépondérance individuelle
-de l'esprit religieux, alors nullement entravé par l'esprit positif,
-et encore étranger aux modifications dissolvantes de la métaphysique:
-aussi l'empire intellectuel du principe théologique nous a-t-il
-réellement offert, malgré de spécieuses apparences, un décroissement
-continu et accéléré pendant tout le reste de la vie religieuse. Nous
-avons reconnu, à tous égards, l'aptitude spontanée de ce régime
-fétichique à diriger la première ébauche du développement humain,
-soit industriel, soit esthétique, soit même scientifique, malgré son
-inévitable tendance ultérieure à l'entraver profondément, par suite
-d'une exorbitante prolongation. Même sous l'aspect social, nous y
-avons apprécié les germes primordiaux de l'organisme antique, soit
-d'après l'exercice primitif de l'activité militaire, soit en vertu de
-la disposition naturelle à l'hérédité des professions, qui a conduit
-ensuite à l'extension politique du gouvernement domestique. Toutefois,
-la nature de cette religion primitive devant y retarder beaucoup
-l'institution d'un culte régulier, dirigé par un sacerdoce vraiment
-distinct, les propriétés sociales de la philosophie théologique, liées
-surtout à l'existence permanente d'une véritable classe sacerdotale,
-y devaient être d'abord essentiellement dissimulées. C'est pourquoi
-nous avons dû attacher une haute importance à la division de l'âge
-fétichique en deux phases principales, successivement caractérisées,
-l'une par le fétichisme proprement dit, l'autre par l'astrolâtrie, où
-cette philosophie initiale reçoit enfin une extension prépondérante
-aux corps les plus généraux et les plus inaccessibles. Dès lors
-parvenu à la plus entière perfection dont il fût susceptible,
-le régime fétichique, commençant à déterminer le développement
-d'un vrai sacerdoce, a comporté réellement une haute efficacité
-politique, en permettant à l'ordre naissant des sociétés humaines
-d'acquérir une extension indispensable et une consistance durable,
-d'après l'essor d'un système d'opinions suffisamment communes et du
-principe de subordination inhérent à la consécration religieuse: le
-passage, ordinairement simultané, de l'existence nomade à l'existence
-sédentaire, vient spontanément fortifier cette double influence
-sociale. Mais une telle phase est nécessairement très-voisine de
-l'avénement décisif du polythéisme proprement dit, vers lequel
-l'astrolâtrie constitue, de sa nature, une inévitable transition. Par
-cette grande révolution théologique, le principe religieux subit déjà
-une modification très-profonde, jusqu'ici mal appréciée; l'activité
-divine primordiale, résultant de l'assimilation spontanée de tous
-les phénomènes quelconques aux actes humains, y est directement
-retirée aux êtres réels pour devenir désormais l'attribut exclusif
-des êtres purement fictifs, dès lors susceptibles d'élimination
-graduelle, sous l'impulsion ultérieure de la raison humaine, dont
-l'essor naturel est ainsi notablement encouragé. Malgré la haute
-difficulté mentale d'une telle transformation, la plus profonde que
-dussent éprouver les spéculations théologiques dans l'ensemble de
-leur durée, la prépondérance croissante des habitudes astrolâtriques
-la détermine, d'une manière presque imperceptible, en temps opportun,
-quand un suffisant essor de l'esprit d'observation a fait naître
-le besoin d'imprimer aux conceptions religieuses un premier degré
-de généralisation, de concentration, et de simplification, dont
-l'accomplissement commence à manifester l'intervention nécessaire de
-l'esprit métaphysique, substituant déjà ses entités caractéristiques
-aux divinités matérielles ainsi écartées.
-
-Comparé à toutes les autres phases théologiques, le polythéisme nous
-a offert, sous des circonstances suffisamment favorables, de telles
-propriétés, mentales ou sociales, que nous avons dû, contrairement aux
-habitudes modernes, regarder ce second âge comme la principale époque
-de la vie religieuse: soit quant à la plénitude d'ascendant dont un tel
-système est spontanément susceptible en un temps où l'assujettissement
-général des phénomènes naturels à des lois invariables n'est
-encore nullement senti; soit par son aptitude exclusive à réaliser
-convenablement la plus importante destination du régime préliminaire,
-doublement indispensable à la sociabilité humaine. L'impulsion
-décisive qu'il a directement imprimée à l'imagination a rendu son
-empire longtemps favorable à l'essor intellectuel, qui, après la
-première excitation, devenait, à tous égards, incompatible avec la
-prolongation de l'état fétichique. Il exerce d'abord une heureuse
-influence sur le développement industriel, que le fétichisme avait dû
-profondément entraver par l'immédiate consécration de la matière: les
-faciles ressources qu'il présente pour une certaine explication des
-divers phénomènes, adaptée à cette enfance de la raison humaine, le
-rendent même susceptible de seconder alors les faibles commencemens
-de l'évolution scientifique, malgré son imperfection spéciale à cet
-égard: mais sa principale propriété mentale devait surtout consister
-à diriger l'éducation esthétique de l'humanité, qui ne pouvait
-autrement s'accomplir. Sous l'aspect social, outre son indispensable
-participation à l'établissement primitif d'un ordre régulier et stable
-propre à consolider la civilisation naissante, le polythéisme devait
-exclusivement présider à l'immense opération politique par laquelle
-la sociabilité antique a préparé la sociabilité moderne en utilisant
-l'exercice spontané de l'activité militaire. Quelque variées qu'aient
-dû être les formes de ce régime polythéique, nous l'avons toujours vu
-caractérisé par deux institutions fondamentales naturellement connexes:
-d'une part, l'esclavage des travailleurs, longtemps nécessaire à
-l'essor du système de conquête, et même à la première formation des
-habitudes industrielles; d'une autre part, la concentration habituelle
-des deux puissances appelées depuis temporelle et spirituelle, chez
-les mêmes chefs, sans laquelle l'action directrice n'aurait pu
-alors obtenir la plénitude d'autorité convenable à sa destination
-essentielle. L'aspect moral, le plus défavorable à un tel régime, doit
-d'ailleurs y être apprécié relativement au point de vue politique,
-suivant le génie de toute l'antiquité, où les exigences politiques
-ont constamment dirigé même les progrès successifs qui s'y sont
-réalisés dans la morale personnelle, domestique ou sociale. Pour
-bien connaître la nature de cette principale phase théologique, et
-déterminer sa participation nécessaire à l'évolution fondamentale de
-l'humanité, nous avons dû y distinguer d'abord deux états généraux,
-l'un essentiellement théocratique, l'autre éminemment militaire. Dans
-le premier système, caractérisé par le régime des castes, l'imitation
-constitue directement, à l'exemple de l'organisme domestique, le
-souverain principe de toute éducation. La sociabilité humaine
-manifeste toujours spontanément une tendance initiale vers une telle
-organisation, régularisée par la prépondérance de la caste sacerdotale,
-unique dépositaire des connaissances quelconques: fondement nécessaire
-de l'économie ancienne, malgré ses modifications diverses, ce
-principe hiérarchique a même prolongé son influence décroissante
-jusqu'aux temps les plus modernes; quoique, chez les populations les
-plus avancées, la royauté en constitue aujourd'hui le seul vestige
-essentiel. Cet ordre primitif, éminemment conservateur, était, à tous
-égards, pleinement adapté aux principaux besoins de la civilisation
-naissante, dont il pouvait seul consolider les premiers pas: destiné
-à ébaucher l'essor spéculatif, par suite d'une première séparation
-permanente entre la théorie et la pratique, il était surtout propre à
-seconder longtemps le développement industriel, par sa préoccupation
-continue des applications immédiates. Mais, après avoir toujours
-présidé aux divers progrès originaires de l'humanité, ce régime a dû
-peu à peu devenir profondément stationnaire, de manière à déterminer
-une dégradante immobilité, quand sa tendance caractéristique n'a
-pu être suffisamment neutralisée, et surtout chez la race jaune.
-Quoique toute issue n'y puisse être fermée au mouvement social,
-nous avons cependant reconnu que, sauf l'indispensable initiation
-empruntée à ce premier système polythéique, l'évolution fondamentale
-de l'élite de l'humanité a dû s'accomplir, suivant une voie beaucoup
-plus rapide, par l'ascendant, longtemps progressif, du polythéisme
-militaire, successivement réalisé sous les deux formes générales
-qui lui sont propres, l'une essentiellement intellectuelle, l'autre
-éminemment politique, et mutuellement solidaires dans leur influence
-finale sur l'ensemble du passé humain. La première, qui caractérise
-la civilisation grecque, s'est développée quand les circonstances
-locales et sociales, exerçant une assez grande stimulation directe
-vers l'essor continu de l'activité militaire pour interdire le régime
-purement théocratique, ont néanmoins opposé d'insurmontables obstacles
-à l'établissement régulier du système de conquête, de manière à
-constituer spontanément une heureuse contradiction permanente, qui a
-dû refouler vers la culture intellectuelle une libre énergie cérébrale
-dénuée d'une suffisante destination politique. C'est d'un tel contraste
-social que devait alors dépendre la principale évolution mentale,
-non-seulement esthétique, mais surtout scientifique et philosophique,
-compatible avec la vie préliminaire de l'humanité, et qui seule
-pouvait préparer les précieux fondemens de sa vie définitive. La
-libre culture spéculative, ainsi constituée en dehors de l'économie
-ancienne, se manifeste alors par la première apparition caractéristique
-du génie positif, quoique borné nécessairement aux plus simples
-conceptions mathématiques, auparavant réduites aux plus grossières
-destinations pratiques. Ce premier exercice scientifique des sentimens
-abstraits de l'évidence et de l'harmonie, quelque limité qu'en dût être
-d'abord le domaine, suffit pour déterminer une importante réaction
-philosophique, qui, immédiatement favorable à la seule métaphysique,
-n'en devait pas moins annoncer de loin l'inévitable avénement de la
-philosophie positive, en assurant la prochaine élimination de la
-théologie prépondérante. Accomplissant la facile démolition mentale
-du polythéisme, la métaphysique s'empare essentiellement, dès cette
-époque, de l'étude du monde extérieur; mais l'impuissance organique qui
-lui est propre neutralise ses vains efforts pour établir l'universelle
-domination philosophique de ses entités caractéristiques; en sorte
-que, sans pouvoir enlever à la théologie l'empire des conceptions
-morales et sociales, elle l'y réduit cependant à la simplification
-monothéique, bien plus voisine d'une désuétude totale. Par là se
-trouve irrévocablement rompue l'antique unité de notre système mental,
-jusqu'alors uniformément théologique, et qui n'a pu retrouver encore
-une équivalente homogénéité, dont l'ascendant final de l'esprit
-positif pourra seul fournir le principe inébranlable. Ainsi surgit
-cette étrange division philosophique, ou plutôt ce long antagonisme
-provisoire, qui a dominé jusqu'à nos jours le développement général
-de l'esprit humain, employant déjà simultanément deux philosophies
-incompatibles: l'une _naturelle_, dès lors parvenue à l'état
-métaphysique; l'autre _morale_, demeurée essentiellement théologique,
-d'après la complication supérieure de ses phénomènes, combinée avec
-les nécessités de sa destination sociale. Tandis que celle-ci, plus
-active, poursuivait immédiatement la fondation du régime monothéique,
-l'autre, plus spéculative, préparait indirectement l'essor ultérieur
-de la philosophie positive. L'institution naissante de cette double
-élaboration est bientôt suivie du premier développement caractéristique
-du second mode, essentiellement politique, propre au polythéisme
-militaire, et par lequel il devait si pleinement réaliser, dans la
-civilisation romaine, la principale destination sociale du régime
-préliminaire de l'humanité. Il ne pouvait exister d'autre moyen
-primitif de procurer à la société humaine une indispensable extension,
-et en même temps d'y comprimer intérieurement une stérile ardeur
-guerrière incompatible avec l'essor suffisant de la vie laborieuse,
-que d'après l'incorporation graduelle des populations civilisées à
-une seule nation conquérante. Cette assimilation nécessaire, base
-essentielle de tous les progrès ultérieurs chez l'élite de l'humanité,
-constitua, sous les conditions convenables, la destination permanente,
-d'abord spontanée, puis systématique, d'une admirable politique,
-poursuivant toujours sa haute mission sans se laisser distraire par
-aucune diversion quelconque, et avec une concentration continue
-d'efforts de tous genres, qui demeurera toujours le type le plus
-éminent de l'homogénéité sociale, ultérieurement impossible à un
-tel degré, faute d'un but équivalent. L'opération romaine pouvait
-d'ailleurs seule consolider les résultats sociaux de l'élaboration
-grecque, dont la propagation et l'application étaient autrement
-impossibles. Mais quand ces deux grandes productions du polythéisme
-progressif purent être suffisamment combinées, le commun régime
-polythéique, déjà mentalement discrédité, marcha directement vers une
-irrévocable décadence, par cela même que le convenable développement
-du système de conquête faisait nécessairement cesser son principal
-office provisoire pour l'évolution fondamentale de l'humanité, qui
-alors ne pouvait plus trouver d'issue essentielle que dans le régime
-monothéique, dont cette double influence préparait aussi l'avénement
-spontané. Le mouvement philosophique avait déjà rendu cette extrême
-phase religieuse seule susceptible, quoique passagèrement, d'une
-suffisante stabilité intellectuelle, tandis que l'extension politique
-de la société humaine manifestait l'aptitude exclusive du monothéisme à
-rallier sous un culte commun des populations séparées par des religions
-nationales devenues sans objet, et chez lesquelles devait alors surgir
-le besoin continu d'une morale vraiment universelle, dont l'élaboration
-lui était évidemment réservée. Sous un autre aspect, cette même
-extension tendait à constater graduellement l'impossibilité de
-maintenir, sur un aussi vaste territoire, la concentration habituelle
-des deux puissances, primitivement relative au régime d'une seule
-ville; pendant que l'existence purement spéculative des philosophes,
-dont l'action sociale était constamment extérieure à l'ordre légal,
-constituait le germe évident d'un pouvoir spirituel indépendant du
-pouvoir temporel.
-
-Résultat nécessaire de ce double mouvement mental et social, le
-régime monothéique vint constituer, au moyen âge, la dernière phase
-suffisamment durable de l'état préliminaire de l'humanité, pendant
-que l'ancienne concentration politique aboutissait à une dispersion
-graduelle, accélérée par d'inévitables invasions, et rendant plus
-indispensables le lieu spirituel qui pouvait seul maintenir, et
-même étendre, l'assimilation universelle. Le système primordial
-subit alors, à tous égards, une intime modification générale, indice
-spontané d'une irrévocable décadence, soit par la simplification
-et la réduction de la philosophie théologique, livrant désormais
-à l'esprit rationnel une partie de plus en plus grande du domaine
-primitif de l'esprit religieux; soit par la transformation naturelle de
-l'activité conquérante en activité essentiellement défensive; soit par
-l'altération profonde qu'apportait à l'organisme antique l'admirable
-séparation dès lors instituée entre les deux puissances élémentaires;
-soit aussi par l'ébranlement décisif que recevait le principe des
-castes d'après la suppression catholique de l'hérédité antérieure
-du sacerdoce. Mais, avant son extinction graduelle, l'organisme
-théologique et militaire, ainsi radicalement modifié, devait épuiser
-enfin ses éminentes propriétés civilisatrices, en déterminant, chez
-l'élite de l'humanité, une dernière préparation indispensable à sa
-vie définitive, et qui devait consister, d'une part, dans le premier
-établissement social de la morale universelle, d'une autre part, dans
-l'évolution directe, quoique nécessairement partielle et empirique, des
-divers élémens propres à la sociabilité moderne. Cette double opération
-capitale, qui fit alors justement surgir le premier sentiment
-instinctif de la progression humaine, dut être surtout dirigée par le
-système catholique, dont la formation successive constitue jusqu'ici
-le chef-d'œuvre politique de la sagesse humaine, d'autant plus digne
-d'une éternelle admiration, qu'il était ainsi forcé d'employer une
-philosophie extrêmement imparfaite, toujours essentiellement appuyée
-sur la considération vague et indirecte de la vie future, dont
-l'économie ancienne n'avait fait qu'un usage secondaire. Quoique la
-division fondamentale des deux puissances, d'abord empiriquement
-établie d'après l'irrésistible tendance de la nouvelle situation
-sociale, ait dû être profondément entravée, et même bientôt compromise,
-par les graves imperfections de la théologie dirigeante, nous y
-avons cependant reconnu le plus grand perfectionnement qu'ait encore
-éprouvé la saine théorie générale de l'organisme social, envisagé
-comme destiné à l'ensemble de notre race. Malgré son existence
-passagère, cette tentative anticipée, trop supérieure, à tous égards,
-à l'état social correspondant, n'en a pas moins réalisé suffisamment
-un résultat vraiment fondamental, base impérissable de tous les
-progrès ultérieurs, en constituant enfin l'indispensable indépendance
-de la morale envers la politique, tellement convenable aux nouveaux
-besoins de l'humanité, qu'elle a dû essentiellement résister ensuite
-à l'entière décadence de la philosophie théologique qui lui servait
-de principe intellectuel, en restant dès lors de plus en plus exposée
-à des perturbations funestes mais momentanées. Quant à l'aptitude
-temporaire de ce régime monothéique à seconder directement la première
-élaboration décisive des élémens définitifs de la sociabilité
-humaine, elle résultait nécessairement de sa tendance générale à
-transformer, et ensuite à supprimer l'esclavage antique, de manière à
-permettre le libre essor de la vie industrielle, principal attribut
-de l'existence moderne: sous le rapport spéculatif, il devait d'abord
-favoriser spontanément l'universelle propagation, et même l'extension
-graduelle, de l'évolution scientifique, tant qu'elle pouvait conserver
-envers le monothéisme une harmonie que le polythéisme n'avait pu
-longtemps admettre; en outre, l'évolution esthétique, quoique la moins
-encouragée par un tel système, devait y trouver naturellement une
-dissémination graduelle, et surtout une libre incorporation sociale,
-très-supérieures à ce que l'antiquité avait habituellement réalisé.
-L'exacte appréciation historique des divers résultats essentiels
-propres à cette grande transition humaine, nous a conduits à y
-distinguer deux époques principales, dont la première, s'étendant du
-début du cinquième siècle à la fin du septième, est caractérisée, à
-tous égards, par l'établissement initial de la nouvelle société, à
-l'issue des invasions, et n'accomplit d'autre élaboration immédiate
-que la transformation universelle de l'esclavage en servage, première
-source nécessaire de l'entière émancipation personnelle. Mais la
-phase suivante, où le régime monothéique a développé enfin ses vrais
-attributs, soit par l'indépendance régulière du pouvoir spirituel, soit
-par la prépondérance de l'organisation défensive destinée à contenir
-suffisamment le système d'invasion, a dû ensuite être subdivisée en
-deux périodes, chacune composée aussi d'environ trois siècles, selon
-que l'activité féodale dut être dirigée d'abord contre les sauvages
-polythéistes du nord, et ensuite contre l'irruption du monothéisme
-musulman. Dans la première, l'organisme, soit spirituel, soit temporel,
-propre au moyen âge, tend directement vers sa constitution définitive,
-mais sans pouvoir encore l'y réaliser suffisamment: la libération
-individuelle, à la suite d'une convenable initiation à la vie
-laborieuse, s'accomplit essentiellement chez les habitans des villes,
-désormais appelés à développer de plus en plus la nouvelle activité
-industrielle; les langues modernes s'élaborent rapidement, à mesure
-que l'humanité s'éloigne définitivement de la sociabilité antique,
-et préparent ainsi un essor esthétique vraiment original; l'élément
-scientifique et philosophique, extérieur à la société ancienne,
-commence à s'incorporer directement à la société nouvelle. La dernière
-époque est le temps de la plus grande splendeur du régime monothéique,
-parvenu enfin à sa pleine maturité, par une suffisante indépendance
-politique du pouvoir spirituel, et par l'entière constitution de la
-hiérarchie féodale. Cet énergique organisme accomplit alors directement
-son plus noble office temporaire, soit en faisant convenablement
-prévaloir la morale sur la politique, de manière à ébaucher le
-développement décisif du sentiment universel de la dignité humaine,
-soit en préservant l'élite de l'humanité de l'oppressive domination
-de l'islamisme. Sous sa tutélaire prépondérance, l'industrie urbaine,
-bientôt consolidée par un indispensable affranchissement collectif,
-conduisant rapidement à l'entière abolition de la servitude rurale,
-tend graduellement à régénérer l'existence temporelle de l'homme,
-dès lors amené, dans tout le monde civilisé, à la vie définitive la
-plus conforme à sa nature habituelle, malgré une haute répugnance
-primitive, enfin surmontée par une suffisante préparation. L'ensemble
-de la situation encourage alors spontanément l'évolution esthétique,
-qui, dans tous les beaux-arts, manifeste partout une marche à la fois
-originale et populaire, à laquelle cependant l'instabilité radicale
-d'un tel état social devait bientôt interdire un développement
-convenable. En même temps, l'esprit scientifique et philosophique, dont
-l'activité, quoique toujours continue, avait dû être beaucoup ralentie,
-tant que l'élaboration sociale du catholicisme avait dû justement
-absorber les plus hautes intelligences, recevait naturellement une
-impulsion croissante depuis que le système catholique était ainsi
-pleinement réalisé: il constituait déjà une rivalité de plus en
-plus dangereuse envers l'esprit purement religieux, qui, par la
-mémorable transaction scolastique, est obligé d'abandonner aussi à la
-métaphysique le domaine moral; de manière à organiser passagèrement,
-dans notre système mental, une certaine unité ontologique, dont la
-nature éminemment précaire est aussitôt annoncée par le succès de la
-conception, radicalement contradictoire, d'un gouvernement providentiel
-subordonné à des lois immuables, concession involontaire mais décisive
-de l'esprit théologique à l'esprit positif. Malgré ces éminentes
-propriétés diverses du régime monothéique, son ascendant général
-devait néanmoins cesser après le suffisant accomplissement de la
-mission nécessairement temporaire qui lui appartenait dans l'ensemble
-de l'évolution humaine, et dont la juste prépondérance avait pu seule
-contenir jusqu'alors les germes de décomposition spontanée inhérens à
-un tel système. Sous l'aspect politique, l'indépendance du pouvoir
-spirituel, qui en constituait le principal caractère, y devait être
-finalement incompatible, soit avec l'esprit de concentration absolue,
-inséparable de l'activité militaire, restée dominante quoique passée
-à l'état défensif, soit même avec la nature, non moins despotique,
-propre à toute autorité religieuse; d'où résultait sans cesse un
-imminent conflit entre deux tendances également perturbatrices d'un
-tel organisme, flottant toujours entre la théocratie et l'empire.
-Dans l'ordre mental, une théologie qui, dès sa première élaboration
-historique, n'avait pu s'incorporer le mouvement intellectuel, déjà
-dirigé par une métaphysique implicitement hostile, ne pouvait éviter
-d'en être enfin discréditée quand elle aurait suffisamment réalisé, par
-l'établissement incontesté de la morale universelle, la haute mission
-sociale qui avait pu seule faire longtemps oublier son infériorité
-philosophique, désormais de plus en plus antipathique à l'esprit
-humain, alors pressé de poursuivre son libre développement spéculatif,
-bientôt inconciliable avec toute théologie quelconque. Nous avons
-reconnu que l'ensemble de ce mémorable régime transitoire devait,
-à tous égards, après le temps de son principal ascendant, devenir
-graduellement incompatible avec les divers progrès que lui-même avait
-d'abord ébauchés. C'est ainsi qu'a nécessairement commencé l'état
-essentiellement métaphysique, qui, pendant les cinq siècles qui nous
-séparent du moyen âge proprement dit, devait graduellement réaliser,
-par une double série d'opérations simultanées et solidaires, les unes
-négatives, les autres positives, la dernière transition indispensable à
-l'avénement direct du régime final de l'humanité, soit en effectuant
-la démolition progressive du système théologique et militaire, soit
-en élaborant la préparation décisive des nouveaux élémens sociaux.
-L'impuissance organique propre à la métaphysique obligeait d'ailleurs
-ce double mouvement à s'accomplir sous la haute prépondérance
-politique, inévitable quoique toujours décroissante, de l'ancien
-organisme, que l'irrévocable transformation subie au moyen âge rendait,
-à tous égards, de plus en plus modifiable.
-
-Pour apprécier convenablement cette importante progression, à la fois
-révolutionnaire et régénératrice, particulière à l'Europe occidentale,
-comme l'initiation catholique et féodale d'où elle dérivait, nous
-avons dû y distinguer d'abord deux époques successives, selon que la
-décomposition générale et la recomposition partielle y présentent un
-caractère purement spontané ou essentiellement systématique. Dans la
-première, s'étendant du début du XIVe siècle à la fin du
-XVe, l'irréparable dissolution du régime ancien s'accomplit
-naturellement d'après le seul antagonisme de ses élémens principaux;
-le pouvoir temporel annulle socialement le pouvoir spirituel, soit
-en détruisant l'autorité européenne des papes, soit ensuite en
-brisant l'unité de la hiérarchie catholique par la nationalisation
-des divers clergés: en même temps, le conflit permanent des deux
-élémens généraux du pouvoir temporel, l'un local, l'autre central, se
-développe de manière à tendre rapidement vers l'entière prépondérance
-de l'un d'eux. Pendant que toutes les forces politiques concourent
-ainsi à démolir instinctivement l'organisme monothéique, les nouveaux
-élémens sociaux, coopérant seulement à ces luttes comme simples
-auxiliaires, s'efforcent surtout de les utiliser pour l'accélération
-de leur propre essor partiel, dont la réaction nécessaire seconde
-éminemment le mouvement de décomposition. La vie industrielle s'étend
-et se consolide, de manière à soustraire irrévocablement la masse
-des populations civilisées à la prépondérance des mœurs militaires
-et des liens féodaux, et en faisant aussi ressortir naturellement
-l'inaptitude croissante de la morale purement théologique à régler
-une sociabilité qu'elle n'avait pu suffisamment pressentir: l'essor
-esthétique, sous l'impulsion acquise au moyen âge, parvient bientôt à
-un mémorable élan, déjà instinctivement hostile à l'ordre ancien, mais
-promptement entravé par l'incohérence et l'instabilité de la situation
-sociale, qui fait naître le besoin d'une direction artificielle et
-précaire, fondée sur une servile imitation de l'antiquité: l'évolution
-scientifique, suivant encore la direction scolastique, enrichit et
-agrandit silencieusement le domaine de la philosophie naturelle,
-d'après l'heureuse stimulation continue émanée des conceptions, alors
-éminemment progressives, de l'astrologie et de l'alchimie, mais en
-demeurant ainsi compatible avec la prépondérance philosophique de
-l'esprit métaphysique, auquel la présidence du mouvement critique
-procurait momentanément une importante destination sociale. Quand
-la désorganisation spontanée, surtout spirituelle, est suffisamment
-avancée, elle passe nécessairement à l'état systématique, par
-l'avénement naturel des principes émanés de la nouvelle situation
-sociale, et dont l'indispensable réaction générale était destinée à
-poursuivre les conséquences révolutionnaires des luttes antérieures
-jusqu'à l'entière démolition du régime ancien, de manière à dévoiler
-directement la tendance instinctive de la sociabilité moderne vers une
-régénération totale, évidemment impossible sans une telle préparation
-négative. C'est alors aussi que le développement continu des nouveaux
-élémens sociaux devient régulièrement assujetti à des encouragemens
-de plus en plus systématiques, qui ne pouvaient être habituels avant
-que la concentration temporelle fût convenablement réalisée. Notre
-appréciation historique a dû partager l'ensemble de cette double
-progression systématique, jusqu'au début de la grande révolution
-française, en deux phases très-distinctes, qui se succèdent vers le
-milieu du XVIIe siècle: elles sont caractérisées, dans la
-série négative, par les dénominations de protestante et déiste, suivant
-que l'esprit critique y contient l'action dissolvante du principe du
-libre examen individuel entre des limites qui semblent compatibles avec
-l'existence indéfinie de l'ancien organisme, ou bien étend ensuite sa
-démolition métaphysique jusqu'à rendre logiquement impossible cette
-existence contradictoire: ces deux phases présentent d'ailleurs des
-différences exactement équivalentes, quoique moins apparentes, dans
-la série positive. La première, politiquement envisagée, commence par
-l'universelle consécration dogmatique, sous des formes nécessairement
-diverses mais pareillement décisives, de l'entière subalternisation
-du pouvoir spirituel envers le pouvoir temporel, d'après l'essor,
-direct ou indirect, de l'esprit protestant: elle aboutit à la
-mémorable dictature de l'un des deux élémens temporels, auquel l'autre
-s'est enfin servilement subordonné. Cette issue, aussi passagère
-qu'inévitable, nous a nécessairement offert deux modes très-différens,
-selon que la prépondérance devait appartenir à l'élément monarchique
-ou à l'élément aristocratique, distinction ordinairement liée à la
-prééminence respective du catholicisme ou du protestantisme; le
-premier cas ayant dû être, finalement, par sa nature, beaucoup plus
-favorable que le second, soit à l'irrévocable démolition du régime
-ancien, soit à l'avénement décisif du nouvel état social. Nous avons
-d'ailleurs reconnu que l'une ou l'autre dictature avait spontanément
-développé, à partir de son entière installation, un caractère politique
-essentiellement rétrograde, naturellement contenu pendant les luttes
-antérieures, et consistant en une tendance plus ou moins prononcée
-à reconstruire sous sa tutelle l'ancienne constitution sociale, ou
-du moins à arrêter sa dissolution ultérieure, tout en secondant,
-par une irrésistible inconséquence, le développement continu de la
-sociabilité moderne: cet esprit rétrograde du pouvoir dirigeant,
-ou plutôt résistant, était d'ailleurs, dans une telle situation,
-indispensable à l'ordre, comme l'esprit révolutionnaire du mouvement
-social l'était simultanément au progrès. Pendant que s'accomplissait
-cette extrême transformation du régime monothéique, l'évolution
-industrielle, directement accélérée par une protection systématique,
-qui toutefois la subordonnait encore aux inspirations militaires,
-marchait rapidement à l'entière possession temporelle de la société
-européenne: l'évolution esthétique, pareillement encouragée, faisait
-partout surgir, à tous égards, malgré les entraves d'une situation
-confuse et mobile, d'éternels témoignages de l'entière conservation,
-et même de l'extension réelle, des facultés poétiques et artistiques
-de l'humanité, désormais appelées à une influence sociale de plus en
-plus intime et universelle: l'évolution scientifique, parvenue, dans
-le domaine inorganique, et surtout mathématique, à l'éclat le plus
-caractéristique, commence à manifester directement l'incompatibilité
-déjà radicale de l'esprit positif avec la prépondérance de l'ancienne
-philosophie, principalement par suite des éminentes découvertes qui
-renouvellent totalement le système des notions astronomiques, ainsi
-toujours destiné à déterminer les grandes transitions mentales, comme
-dans les passages antérieurs du fétichisme au polythéisme et de
-celui-ci au monothéisme: enfin, sous cette irrésistible impulsion,
-une crise vraiment décisive s'opère bientôt dans l'évolution purement
-philosophique, d'après l'heureuse émancipation fondamentale de l'esprit
-positif envers l'esprit métaphysique, qui aboutit au compromis,
-évidemment provisoire, institué par Descartes, dernière modification du
-partage primordial organisé par Aristote et Platon entre la philosophie
-naturelle et la philosophie morale, répartition déjà altérée, au
-profit de la métaphysique, par la scolastique du moyen âge; la méthode
-positive entre alors irrévocablement en possession exclusive de
-l'étude entière du monde extérieur, en réduisant l'ancienne méthode
-à l'étude, aussi restreinte que possible, de l'intelligence et de la
-sociabilité, où elle ne pouvait plus maintenir longtemps une suprématie
-devenue profondément stérile. Tout cet ensemble d'opérations critiques
-et organiques amène nécessairement la phase finale de la double
-progression préparatoire propre aux sociétés modernes, où l'ébranlement
-philosophique porte enfin une atteinte irréparable aux bases les plus
-essentielles de l'ancienne économie, de manière à rendre irrécusable
-la nécessité d'une rénovation totale: toutefois l'inconséquence
-métaphysique, graduellement développée à mesure que les vues vraiment
-générales étaient radicalement entravées par l'essor exorbitant de
-l'esprit de détail, continue à rêver la régénération sociale comme
-fondée sur la conservation contradictoire des impuissans débris du
-régime antique; vaine solution, correspondante au besoin de repousser
-à peu de frais le reproche, de plus en plus imminent, d'une tendance
-uniquement négative, qui, en réalité, ne pouvait immédiatement conduire
-qu'à une entière anarchie intellectuelle et morale, en détruisant,
-sans pouvoir encore les remplacer, les fragiles fondemens spirituels
-de l'ordre social. En même temps, le progrès continu de l'évolution
-industrielle obtient spontanément de la dictature temporelle la plus
-extrême concession pratique compatible avec l'existence de l'ancien
-système, qui dès lors subordonne volontairement sa propre activité
-militaire aux succès industriels, partout érigés en but essentiel de
-la politique européenne: l'évolution esthétique, malgré sa stérilité
-positive, et l'évolution scientifique, dont l'éclat se maintient,
-obtiennent alors un ascendant analogue; elles commencent à s'affranchir
-de toute protection facultative, et s'incorporent profondément à
-la sociabilité moderne, en exerçant une influence croissante sur
-l'éducation universelle. Tandis que ces trois évolutions simultanées
-devenaient, à tous égards, essentiellement incompatibles avec le régime
-primitif, les vices radicaux inhérens à la spécialité exclusive qui
-avait dirigé, depuis la fin du moyen âge, leur commun développement
-empirique, manifestaient aussi une inévitable extension, qui tendait
-à y entraver radicalement tout grand progrès ultérieur: soit par les
-collisions de plus en plus graves, que le défaut de coordination
-systématique suscitait au sein de l'industrie; soit par l'impuissant
-désordre que l'absence de direction générale faisait naître dans l'art
-moderne, depuis que l'artifice du régime classique avait été, sous la
-phase précédente, essentiellement épuisé; soit par les abus inhérens
-à l'irrationnelle dispersion de la culture scientifique, surtout
-depuis que son extension décisive au monde organique devait signaler
-l'imminent danger d'un esprit trop analytique. À ces divers titres,
-il devenait dès lors graduellement évident que la progression moderne
-exigeait désormais l'élaboration directe d'une réorganisation totale,
-quoiqu'une vaine métaphysique persistât à préconiser dogmatiquement
-l'empirisme et l'individualité.
-
-En cet état final de la double évolution européenne, une immense
-crise sociale, aussi indispensable qu'inévitable, fut nécessairement
-déterminée chez la nation où cette marche commune avait dû acquérir
-la plus complète efficacité politique, et qui, par l'ensemble de ses
-antécédens, était hautement destinée au périlleux honneur de cette
-salutaire initiative, spontanément profitable à tout le reste de la
-grande république occidentale, dont le développement, essentiellement
-homogène, manifestait, depuis le moyen âge, une solidarité permanente.
-Pour caractériser suffisamment le besoin d'une rénovation totale,
-ce mouvement décisif dut d'abord enlever tous les divers débris du
-système ancien, sans excepter le pouvoir central autour duquel ils
-s'étaient graduellement ralliés, et qui, de sa nature, tendait
-toujours à leur imminente restauration, profondément antipathique
-à la civilisation moderne. Néanmoins, malgré ce préambule négatif,
-la destination principale de cette grande révolution devait être au
-fond essentiellement organique, puisque, loin d'avoir pour but la
-démolition de l'ancienne économie, elle en était, au contraire, le
-résultat nécessaire. Mais la marche empirique et le caractère spécial
-de la progression positive n'ayant pu encore faire convenablement
-ressortir sa véritable tendance politique, l'absence provisoire de
-toutes conceptions vraiment générales propres à conduire une telle
-opération fit inévitablement conférer la présidence philosophique
-de la réorganisation sociale à cette même métaphysique qui avait
-antérieurement dirigé le mouvement critique, quoique le seul office
-dont elle fût susceptible se trouvât alors suffisamment accompli.
-Cette illusion fondamentale, aussi naturelle que déplorable, a dû
-jusqu'ici réduire la pensée révolutionnaire à une indication vague, et
-cependant irrécusable, des conditions essentielles de la régénération
-finale, dont le principe reste indéterminé. En même temps, le triomphe
-politique de la métaphysique négative a fait universellement éclater,
-par une expérience ineffaçable quoique passagère, sa profonde
-inaptitude à rien organiser, et sa tendance finalement hostile aux
-divers élémens caractéristiques de la sociabilité moderne. Cette
-double insuffisance de la philosophie dirigeante conduisit bientôt
-naturellement, faute d'une doctrine vraiment organique, à concevoir la
-coordination sociale comme exclusivement fondée sur une restauration
-graduelle du système théologique et militaire, dont la vaine
-résurrection fut surtout secondée par le développement exceptionnel
-d'une immense activité guerrière, détournée peu à peu de sa noble
-destination révolutionnaire. Mais le développement même de cette
-réaction rétrograde, librement parvenue jusqu'à sa plus funeste
-intensité, sans avoir pu néanmoins rien établir de durable, fit à
-jamais ressortir son entière incompatibilité avec l'état mental ou
-social des populations modernes. Le cours général des événemens propres
-au dernier demi-siècle a donc spontanément concouru à démontrer, par
-l'irrécusable contraste de deux expériences également décisives, que
-les conditions de l'ordre, autant que celles du progrès, ne peuvent
-désormais obtenir une réalisation suffisante que par l'essor direct
-d'une véritable réorganisation. Jusqu'à cet indispensable avénement,
-l'ensemble de la situation politique flottera nécessairement, comme
-avant la crise, entre la tendance plus ou moins rétrograde d'un pouvoir
-qui ne peut concevoir l'ordre que dans le type ancien, et l'instinct
-plus ou moins anarchique d'une société qui n'imagine encore qu'un
-progrès purement négatif; seulement ces deux grands enseignemens
-pratiques ont désormais, de part et d'autre, beaucoup amorti les
-passions correspondantes, en signalant l'inanité commune de ces
-espérances opposées. Depuis que cette position, précaire et dangereuse
-mais provisoirement inévitable, a pu suffisamment développer tous ses
-caractères essentiels, l'action dirigeante, ou plutôt résistante, s'y
-est spontanément conformée, en instituant ou sanctionnant une sorte de
-partage régulier entre ces deux impulsions contradictoires. L'ancienne
-dictature temporelle, nécessairement dissoute par la décomposition
-forcée du pouvoir central, a reconnu enfin son entière impuissance pour
-diriger la réorganisation spirituelle, et s'est exclusivement proposé
-le maintien permanent de l'ordre purement matériel, dont la difficulté
-croissante doit absorber de plus en plus ses efforts principaux: le
-gouvernement intellectuel et moral a été entièrement abandonné à la
-concurrence illimitée des libres tentatives philosophiques. Quelque
-périlleuse que soit évidemment une telle consécration politique de
-l'anarchie spirituelle avec laquelle on s'efforce de concilier l'ordre
-temporel, il y faut voir, non-seulement la conséquence inévitable de
-l'absence de tous principes propres à servir de base unanime à une
-vraie discipline mentale, mais aussi la condition indispensable de leur
-avénement ultérieur, qui ne peut ainsi être gravement entravé désormais
-que par l'incapacité des philosophes occupés à leur recherche. Pendant
-que se développait cette situation sans exemple, les nouveaux élémens
-sociaux continuaient spontanément, avec le même caractère que sous la
-phase précédente, leurs diverses évolutions partielles, accélérées
-seulement par les conséquences naturelles de la crise politique;
-et leur essor respectif tendait de plus en plus à faire nettement
-ressortir le besoin commun d'une véritable coordination générale, sans
-laquelle leur progrès futur ne saurait trouver une issue suffisante.
-L'élan industriel parvenait au point de rendre hautement irrécusable
-le besoin de régulariser, entre les entrepreneurs et les travailleurs,
-une indispensable harmonie, à laquelle leur libre antagonisme naturel
-a cessé de pouvoir offrir des garanties suffisantes. Dans l'évolution
-scientifique, l'extension définitive de la méthode positive à l'étude
-de corps vivans, y compris les phénomènes intellectuels et moraux de la
-vie individuelle, tendait à manifester directement les vices croissans
-d'une spécialisation dispersive, devenue plus étroite et plus empirique
-au temps même où la marche de l'esprit humain demandait davantage le
-remplacement du régime analytique préliminaire par un régime final
-essentiellement synthétique, unique moyen de contenir l'influence
-délétère d'une anarchie philosophique qui menace de compromettre
-gravement l'avenir des sciences, en y faisant prévaloir des recherches
-aveugles et puériles; ainsi, quand toutes les nécessités principales
-exigeaient, chez les hautes intelligences, un libre développement de
-l'esprit d'ensemble, seul susceptible de conduire à une indispensable
-solution, il était partout instinctivement entravé par l'irrationnelle
-prépondérance de l'esprit de détail. Ce déplorable contraste ressort
-surtout aujourd'hui, chez la nation toujours placée à la tête du
-grand mouvement européen, de l'aveugle opposition, à la fois mentale
-et morale, des savans actuels à toute généralisation de la méthode
-positive, dont l'entière extension philosophique constitue pourtant la
-principale condition logique d'une véritable réorganisation.
-
-D'après ce résumé général, notre appréciation historique de l'ensemble
-du passé humain constitue évidemment une vérification décisive de la
-théorie fondamentale d'évolution que j'ai fondée, et qui, j'ose le
-dire, est désormais aussi pleinement démontrée qu'aucune autre loi
-essentielle de la philosophie naturelle. À partir des moindres ébauches
-de civilisation jusqu'à la situation présente des populations les plus
-avancées, cette théorie nous a expliqué, sans inconséquence comme sans
-passion, le vrai caractère de toutes les grandes phases de l'humanité,
-la participation propre de chacune d'elles à l'éternelle élaboration
-commune, et leur exacte filiation nécessaire, de manière à introduire
-enfin une unité parfaite et une rigoureuse continuité dans cet immense
-spectacle, où l'on voit d'ordinaire tant de confusion et d'incohérence.
-Une loi qui a pu suffisamment remplir de telles conditions, ne peut
-plus passer pour un simple jeu de l'esprit philosophique, et contient
-certainement l'expression abstraite de la réalité générale. Elle peut
-donc être maintenant employée, avec une sécurité rationnelle, à lier
-l'ensemble de l'avenir à celui du passé, malgré la perpétuelle variété
-qui caractérise la succession sociale, dont la marche essentielle,
-sans être nullement périodique, se trouve cependant ainsi ramenée à
-une règle constante, qui, presque imperceptible dans l'étude isolée
-d'une phase trop circonscrite, devient hautement irrécusable quand on
-examine la progression totale. Or, l'usage graduel de cette grande loi
-nous a finalement conduits à déterminer, à l'abri de tout arbitraire,
-la tendance générale de la civilisation actuelle, en marquant, avec une
-précision rigoureuse, le pas déjà atteint par l'évolution fondamentale;
-d'où résulte aussitôt l'indication nécessaire de la direction qu'il
-faut imprimer au mouvement systématique, afin de le faire exactement
-converger avec le mouvement spontané. Nous avons clairement reconnu
-que l'élite de l'humanité, après avoir essentiellement épuisé toutes
-les phases successives de la vie théologique, et même les divers
-degrés de la transition métaphysique, touche maintenant à l'avénement
-direct de la vie pleinement positive, dont les principaux élémens
-ont déjà suffisamment reçu leur élaboration partielle, et n'attendent
-plus que leur coordination générale pour constituer naturellement un
-nouveau système social, plus homogène et plus stable que ne put jamais
-l'être le système théologique propre à la sociabilité préliminaire.
-Cette indispensable coordination doit être, par sa nature, d'abord
-intellectuelle, ensuite morale, et enfin politique; puisque la
-révolution qu'il s'agit de consommer provient, en dernière analyse, de
-la tendance nécessaire de l'esprit humain à remplacer finalement la
-méthode philosophique convenable à son enfance par celle qui convient
-à sa maturité. Toute tentative qui ne remonterait pas jusqu'à cette
-source logique serait radicalement impuissante contre le désordre
-actuel, qui, sans aucun doute, est, avant tout, mental. Mais, sous
-cet aspect fondamental, la simple connaissance de la loi d'évolution
-devient elle-même aussitôt le principe général d'une telle solution,
-en établissant spontanément une entière harmonie dans le système total
-de notre entendement, par l'universelle prépondérance ainsi procurée
-à la méthode positive, d'après son extension directe et irrévocable
-à l'étude rationnelle des phénomènes sociaux, les seuls aujourd'hui
-qui, chez les esprits les plus avancés, n'y aient point encore été
-suffisamment ramenés. En second lieu, cet extrême accomplissement
-de l'évolution intellectuelle tend nécessairement à faire désormais
-prévaloir le véritable esprit d'ensemble, et, par suite, le vrai
-sentiment du devoir, qui s'y trouve, de sa nature, étroitement lié,
-de manière à conduire naturellement à la régénération morale. Les
-règles morales ne sont aujourd'hui dangereusement ébranlées qu'en
-vertu de leur adhérence exclusive aux conceptions théologiques
-justement discréditées; elles reprendront une irrésistible vigueur
-quand elles seront convenablement rattachées à des notions positives
-généralement respectées. Sous l'aspect politique enfin, il est
-pareillement incontestable que cette intime rénovation des doctrines
-sociales ne saurait s'accomplir sans faire graduellement surgir, de
-son exécution même, au sein de l'anarchie actuelle, une nouvelle
-autorité spirituelle, qui, après avoir discipliné les intelligences et
-reconstruit les mœurs, deviendra paisiblement, dans toute l'étendue
-de l'occident européen, la première base essentielle du régime final
-de l'humanité. C'est ainsi que la même conception philosophique qui,
-appliquée à notre situation, y dévoile aussitôt la vraie nature du
-problème fondamental, fournit spontanément, à tous égards, le principe
-général de la véritable solution, et en caractérise aussi la marche
-nécessaire.
-
-Rien ne saurait donc être plus préjudiciable au principal besoin de
-la civilisation moderne que cette fatale illusion métaphysique qui,
-malgré leur incompatibilité radicale, fait aujourd'hui concourir tous
-les partis et toutes les écoles à repousser, avec un aveugle dédain,
-tous les grands travaux théoriques relatifs aux spéculations sociales,
-pour n'accorder d'attention sérieuse et de confiance réelle qu'aux
-diverses combinaisons pratiques destinées à l'immédiate élaboration
-des institutions politiques proprement dites, abstraction faite du
-désordre intellectuel et moral. Tant que ce désordre élémentaire n'aura
-pas été suffisamment dissipé par la seule voie conforme à sa nature,
-aucune institution durable ne saurait devenir possible, faute de base
-solide; notre état social ne comportera que des mesures politiques plus
-ou moins provisoires, principalement destinées à garantir le maintien,
-de plus en plus difficile, d'un ordre matériel toujours indispensable,
-contre l'essor croissant des ambitions déréglées, partout excitées
-d'après la diffusion et l'extension graduelles de l'anarchie
-spirituelle; pour remplir cet office continu, les gouvernemens, quelle
-que soit leur forme, continueront d'ailleurs, de toute nécessité, à ne
-pouvoir essentiellement compter, comme aujourd'hui, que sur un vaste
-système de corruption, assisté, au besoin, d'une force répressive.
-Jusqu'à ce que la réorganisation mentale, et, par suite, morale,
-soit convenablement développée, l'élaboration philosophique aura
-donc nécessairement beaucoup plus d'importance que l'action purement
-politique, quant à la régénération finale des sociétés modernes. Ce
-que les philosophes pourront attendre, à cet égard, des gouvernemens
-judicieux, ce sera surtout de ne point troubler, par une intervention
-mal conçue, cette opération fondamentale, et, plus tard, d'en faciliter
-l'application graduelle. Sous cet aspect capital, on doit reconnaître
-que, de tous les pouvoirs successivement prépondérans depuis le début
-de la crise finale, la Convention française est encore le seul qui,
-du moins pendant sa phase ascensionnelle ci-dessus définie, ait eu,
-malgré d'immenses obstacles, le véritable instinct de sa position,
-comme l'indique sa tendance caractéristique vers des créations vraiment
-progressives et pourtant toujours provisoires; toutes les autres
-puissances politiques ont cru bâtir pour l'éternité, même dans leurs
-constructions les plus éphémères.
-
-Au sujet de cette grande réorganisation spirituelle, premier besoin de
-notre époque, les deux volumes précédens m'ont fourni l'occasion de
-diverses explications incidentes, essentiellement propres à prévenir
-ou à dissiper toute crainte puérile sur la vaine prétention à fonder
-ainsi, au profit de l'une des classes existantes, une domination
-équivalente à celle du sacerdoce catholique au moyen âge. La discussion
-directe et approfondie de ce chapitre sur les vices intellectuels et
-moraux qui rendent d'ordinaire les savans actuels profondément indignes
-d'aucune haute mission sociale, par leur double défaut caractéristique
-de pensées générales et de sentimens élevés, ne saurait d'ailleurs, à
-cet égard, laisser subsister la moindre incertitude chez les juges de
-bonne foi, en constatant l'entière incapacité politique de la seule
-classe au triomphe de laquelle ma conception sociale pût d'abord
-sembler destinée, comme possédant seule, à mes yeux, quoique d'une
-manière partielle, empirique, et finalement très-insuffisante, le
-principe logique de la vraie solution philosophique. Rien de ce qui est
-aujourd'hui classé ne peut être susceptible d'incorporation directe au
-système final, dont tous les élémens spontanés doivent préalablement
-subir une intime régénération intellectuelle et morale, conforme à la
-doctrine fondamentale qu'il s'agit précisément d'élaborer. Ainsi, le
-pouvoir spirituel futur, première base d'une véritable réorganisation,
-résidera dans une classe entièrement nouvelle, sans analogie à
-aucune de celles qui existent, et originairement composée de membres
-indifféremment issus, suivant leur propre vocation individuelle, de
-tous les ordres quelconques de la société actuelle, le contingent
-scientifique n'y devant même nullement prédominer, d'après l'aperçu
-le plus probable. L'avénement graduel de cette salutaire corporation
-sera d'ailleurs essentiellement spontané, puisque son ascendant social
-ne peut nécessairement résulter que de l'assentiment volontaire des
-intelligences aux nouvelles doctrines successivement élaborées: en
-sorte qu'une telle autorité n'est pas plus susceptible, par sa nature,
-de décret que d'interdiction. Son établissement devant donc surgir peu
-à peu de l'exécution même de son œuvre fondamentale, toute spéculation
-détaillée sur les formes propres à sa constitution ultérieure, serait
-aujourd'hui aussi puérile qu'incertaine, quoique la pernicieuse
-influence des habitudes métaphysiques doive encore faire excuser ces
-vaines préoccupations. Puisque l'action sociale d'un tel pouvoir doit
-inévitablement, comme celle de la puissance catholique, précéder
-son organisation légale, il ne peut donc être ici question que de
-caractériser sommairement sa destination nécessaire dans le système
-final de la sociabilité moderne, afin surtout de signaler suffisamment
-son aptitude spontanée à agir directement, avec une heureuse
-efficacité, sur la situation générale, par le seul accomplissement
-des travaux philosophiques qui détermineront sa formation graduelle,
-longtemps avant qu'il puisse être regardé comme régulièrement constitué.
-
-Toute explication méthodique sur la théorie élémentaire des deux
-puissances, et même sur son application spéciale à la civilisation
-actuelle, doit évidemment être renvoyée à mon Traité ultérieur de
-philosophie politique: sauf l'utilité provisoire que le lecteur
-peut retirer, à cet égard, de mon ancien travail déjà rappelé au
-cinquante-quatrième chapitre. Quelle que fût aujourd'hui l'importance
-de ces démonstrations au sujet d'un principe si fondamental et
-pourtant si contraire à des préjugés encore presque universels,
-elles seraient assurément incompatibles avec l'extension déjà trop
-grande qu'a successivement acquise cet ouvrage. Mais la suite des
-conceptions, d'abord logiques, puis scientifiques, propres aux deux
-volumes précédens, doit avoir graduellement transporté le lecteur
-attentif à un point de vue tel, qu'aucun bon esprit ne saurait plus
-maintenant conserver, en général, d'incertitude grave relativement à
-la nécessité accélérée, dans toute civilisation suffisamment avancée,
-d'un pouvoir spirituel entièrement distinct et indépendant du pouvoir
-temporel, et destiné à régir les opinions et les mœurs pendant que
-l'autre s'applique seulement aux actes accomplis. Puisque nous avons
-reconnu, en principe, que l'évolution humaine est surtout caractérisée
-par une influence toujours croissante de la vie spéculative sur
-la vie active, quoique celle-ci conserve sans cesse l'ascendant
-effectif, il serait certainement contradictoire de supposer que la
-partie contemplative de l'homme doit être à jamais privée de culture
-propre et de direction distincte dans l'état social où l'intelligence
-aura le plus d'essor habituel, au sein même des classes les plus
-inférieures, tandis que cette séparation a déjà régulièrement existé,
-au moyen âge, dans une civilisation plus rapprochée, à tous égards, de
-l'enfance de l'humanité. En un temps où tous les bons esprits admettent
-communément la nécessité d'une division permanente entre la théorie et
-la pratique, pour le perfectionnement simultané de toutes deux, envers
-les moindres sujets de nos efforts, pourrait-on hésiter à étendre
-ce salutaire principe aux opérations les plus difficiles et les plus
-importantes, quand un tel progrès y est enfin devenu suffisamment
-réalisable? Or, sous l'aspect purement mental, la séparation des deux
-puissances n'est, au fond, que la manifestation extérieure d'une
-telle distinction entre la science et l'art, transportée jusqu'aux
-idées sociales, et dès lors entièrement systématisée. Il y aurait
-donc, à cet égard, une immense rétrogradation, tendant directement
-à l'intime dégradation de notre intelligence, si l'on persistait
-indéfiniment à laisser, en ce sens, la société moderne au-dessous de
-celle du moyen âge, en y reconstituant à dessein la confusion antique,
-sans la situation qui l'avait rendue alors inévitable, et sans les
-motifs qui la rendaient indispensable, suivant la théorie historique
-du cinquante-troisième chapitre. Mais le retour à la barbarie serait
-ainsi encore plus prononcé sous le rapport moral. Je crois avoir
-suffisamment caractérisé, au cinquante-quatrième chapitre, le pas
-vraiment fondamental que l'admirable effort du catholicisme parvint
-à accomplir, ou du moins à ébaucher, malgré tant d'obstacles de tous
-genres, dans le développement essentiel de la sociabilité humaine, en
-affranchissant la morale de l'étroite subordination où la tenait jusque
-alors la politique, pour l'élever enfin à l'entière suprématie sociale
-convenable à sa nature, et sans laquelle elle ne pouvait acquérir ni
-la pureté ni l'universalité indispensables à l'extension finale de
-notre civilisation. Cette sublime opération, encore si peu comprise
-du vulgaire philosophique, constitue certainement, par sa nature, la
-première base rationnelle de toute notre éducation morale, en plaçant
-les lois immuables relatives aux besoins les plus intimes et les plus
-généraux de l'humanité, à l'abri des inspirations variables émanées
-des intérêts les plus secondaires et les plus particuliers. Or, il
-n'est pas douteux que cette indispensable coordination n'aurait,
-à la longue, aucune consistance réelle sous l'imminent conflit de
-nos aveugles passions, si, reposant seulement sur une doctrine
-abstraite, elle n'était point vivifiée et consolidée par l'active
-intervention permanente d'un pouvoir moral entièrement distinct et
-suffisamment indépendant du pouvoir politique proprement dit: comme ne
-le confirment que trop les graves atteintes qu'elle a éprouvées, et
-qu'elle subit encore journellement, par suite de la désorganisation
-spirituelle, quoique sa profonde harmonie avec la nature de la
-civilisation moderne l'ait jusqu'ici spontanément préservée de toute
-attaque dogmatique, malgré la chute de la philosophie catholique
-qui en avait dû être l'organe primitif, ainsi que je l'ai rappelé
-ci-dessus. Nos constitutions métaphysiques elles-mêmes, au milieu de
-leur confusion caractéristique entre les deux ordres d'attributions,
-ont involontairement sanctionné cette condition essentielle de notre
-sociabilité, sans y avoir toutefois convenablement satisfait, par
-ces remarquables déclarations préalables, destinées à instituer,
-jusque chez les moindres citoyens, un contrôle général des mesures
-politiques quelconques; faible image et équivalent très-imparfait des
-moyens énergiques que l'organisme catholique procurait naturellement
-à chaque croyant pour résister à toute injonction légale contraire
-à la morale établie, en évitant néanmoins de s'insurger ainsi
-contre une économie régulièrement fondée sur une telle séparation
-continue. Depuis que l'humanité a dépassé l'âge préliminaire propre
-à la civilisation humaine, cette grande division est donc devenue,
-à tous égards, le principe social de l'élévation intellectuelle et
-de la dignité morale. Sans doute, la progression moderne, après sa
-première impulsion catholique et féodale, a dû, comme je l'ai expliqué,
-bientôt devenir radicalement hostile à l'ordre catholique, où, par
-l'extrême imperfection de sa base théologique, qui ne pouvait ni
-ne devait prévaloir plus longtemps, une organisation, jusqu'alors
-éminemment progressive, tendait désormais à dégénérer directement
-en une dégradante théocratie. Mais cet antagonisme nécessaire, dont
-l'office temporaire est maintenant accompli, ne doit pas laisser
-indéfiniment dominer les préjugés révolutionnaires propres à son
-développement, et dont l'empire trop prolongé est maintenant aussi
-contraire à l'élan final de notre sociabilité qu'il fut auparavant
-indispensable à sa dernière préparation. Au reste, tandis que la
-nature de la civilisation moderne prescrit la division rationnelle
-des deux puissances élémentaires comme une condition fondamentale de
-son essor régulier, elle tend, encore plus évidemment, malgré toute
-vaine opposition systématique, à la réaliser de plus en plus comme une
-irrésistible conséquence de son cours spontané. Dans l'état social
-du moyen âge, nous avons reconnu qu'une telle séparation avait eu, à
-beaucoup d'égards, un caractère forcé, qui a dû accessoirement influer
-sur son imparfaite consistance, en tant qu'opposée au génie éminemment
-absolu de l'activité militaire, alors encore prépondérante, malgré
-sa transformation capitale. Rien d'équivalent n'est possible sous
-l'ascendant, déjà pleinement irrévocable et désormais de plus en plus
-complet, de la vie industrielle propre aux temps modernes, et dont
-la nature doit, au contraire, y empêcher directement toute confusion
-réelle entre la puissance spéculative et la puissance active, qui n'y
-sauraient certainement jamais résider, à un haut degré, chez les mêmes
-organes, fût-ce envers les plus simples opérations partielles, et, à
-fortiori, quant aux plus hautes entreprises sociales. La diversité
-nécessaire des mœurs respectives n'est pas, au fond, moins incompatible
-avec une semblable concentration politique que l'évidente distinction
-des capacités. Quoique les caractères particuliers aux différentes
-classes modernes soient encore loin, sans doute, d'être suffisamment
-prononcés, il est pourtant irrécusable, malgré la vicieuse identité
-que d'irrationnelles dispositions tendent aujourd'hui à établir entre
-leurs habitudes, que la supériorité de richesse, principal résultat
-spontané de la prééminence industrielle, ne conférera jamais des
-droits sérieux à la suprême décision des questions humaines; de même,
-quelle que soit aujourd'hui la honteuse ardeur de tant d'artistes,
-encore plus choquante chez les savans, pour rivaliser de fortune avec
-les chefs industriels, il n'est certes nullement à craindre que les
-carrières esthétiques ou scientifiques puissent désormais conduire au
-plus haut ascendant pécuniaire: la généreuse imprévoyance pratique
-naturellement propre aux uns, quand il y a vocation réelle, est
-assurément incompatible, en général, avec la scrupuleuse sollicitude
-usuelle qu'exigent les succès des autres. Une secte éphémère, sans
-portée comme sans moralité, instituant, sur la confusion systématique
-des deux puissances, une dogmatisation rétrograde, a voulu, de nos
-jours, tenter de prendre la richesse pour l'unique base du classement
-social, en y concevant la seule récompense homogène de tous les
-services quelconques. Mais ses vains efforts n'ont essentiellement
-abouti qu'à faire mieux sentir à tous les bons esprits et à toutes les
-âmes élevées que, dans l'économie moderne, les opérations d'une utilité
-immédiate et matérielle constitueront indéfiniment, de toute nécessité,
-la principale source des richesses, quelles que puissent être les
-améliorations ultérieures de l'état social; tandis que les divers
-travaux spéculatifs, susceptibles d'une appréciation moins évidente,
-en vertu de leur destination plus indirecte et plus lointaine, quoique
-leur efficacité finale soit réellement très-supérieure, sont destinés,
-par leur nature, à trouver surtout, en une vénération prépondérante,
-leur juste rémunération sociale: en sorte qu'il serait aussi chimérique
-que désastreux de vouloir habituellement réunir les plus hauts
-degrés de fortune et de considération. Enfin, pour terminer cette
-discussion préliminaire par une observation irrésistible, il faut
-remarquer que les vraies nécessités sociales doivent se manifester
-toujours, d'une manière plus ou moins saisissable, chez ceux-là
-même qui tentent de les éluder: aussi, malgré la profonde anarchie
-des intelligences, existe-t-il véritablement aujourd'hui une sorte
-de pouvoir spirituel spontané, disséminé parmi les littérateurs et
-les métaphysiciens qui, par un enseignement journalier, soit oral,
-soit surtout écrit, dirigent, au sein des divers partis existans,
-l'application sociale des doctrines en circulation. L'irrégularité
-d'une telle puissance ne l'empêche point de faire hautement sentir
-son action effective, et d'une manière souvent très-déplorable à
-beaucoup d'égards, quoique d'ailleurs provisoirement nécessaire; les
-plus systématiques adversaires de la séparation des deux autorités
-élémentaires ne sont certes pas les moins servilement soumis à son
-ascendant habituel. Toute la question se réduirait donc, au fond,
-sous cet aspect, à décider si les populations modernes, au lieu d'une
-véritable organisation spirituelle, fondée sur une sérieuse élaboration
-philosophique de l'ensemble des conceptions humaines, et assujettie à
-des conditions rationnellement déterminées, doivent être indéfiniment
-conduites par des organes presque toujours aussi dépourvus de toutes
-connaissances réelles qu'étrangers à toutes convictions profondes, et
-qui, au nom d'une déplorable facilité à soutenir, avec un spécieux
-éclat, toutes les thèses quelconques, viennent s'ériger, sans aucune
-garantie mentale ni morale, en guides spéculatifs de l'humanité:
-il serait ici superflu d'insister davantage à ce sujet. Mieux on
-approfondira une telle discussion, plus on sentira que la civilisation
-moderne doit, par sa nature, offrir le principal développement de
-cette division fondamentale des deux puissances, qui ne put être que
-très-imparfaitement ébauchée au moyen âge, vu la double inaptitude de
-l'état social correspondant et de la philosophie alors prépondérante:
-l'essor croissant de notre sociabilité tend nécessairement, à tous
-égards, à rendre le gouvernement humain de plus en plus moral et
-de moins en moins politique. En même temps que la réorganisation
-spirituelle est aujourd'hui la plus urgente, elle est aussi, malgré les
-hautes difficultés qui lui sont propres, la plus complétement préparée,
-chez l'élite de l'humanité, d'après l'ensemble des divers antécédens.
-D'une part, les gouvernemens actuels, renonçant désormais à diriger
-une telle opération, tendent, par cela même, à conférer cette haute
-attribution, avec une suffisante liberté, à l'élaboration philosophique
-qui se montrera digne d'y présider; d'une autre part, les populations,
-radicalement désabusées des illusions métaphysiques, comprennent de
-plus en plus, sous l'impulsion spontanée d'un demi-siècle d'expériences
-décisives, que tout le progrès social compatible avec les doctrines
-vulgaires est enfin essentiellement épuisé, et qu'aucune importante
-fondation politique ne saurait maintenant surgir sans reposer d'abord
-sur une philosophie vraiment nouvelle. À l'un et à l'autre titre,
-on peut assurer que, du moins en France, où doit nécessairement
-commencer la régénération finale, cette double condition préalable est
-aujourd'hui tellement remplie, que le déplorable retard qu'éprouve
-encore cette grande tâche du XIXe siècle doit être déjà imputé
-surtout à la profonde incapacité des philosophes qui l'ont entreprise
-jusqu'ici.
-
-Quand cette opération fondamentale aura reçu un développement assez
-caractéristique pour en faire partout sentir la vraie tendance
-générale, et longtemps avant qu'elle ait pu effectivement parvenir à sa
-pleine maturité sociale, elle commencera spontanément à exercer, soit
-sur les esprits les plus actifs, soit sur la masse des intelligences,
-une double influence graduelle très-favorable au retour universel d'une
-harmonie durable, en indiquant aux uns une voie pleinement légitime de
-haute satisfaction politique, et aux autres la marche la plus conforme
-à une sage réalisation de leurs vœux principaux. Sous le premier
-aspect, j'ai déjà suffisamment établi, en principe, au sujet de
-l'avénement catholique, que le prétendu règne de l'esprit, d'abord rêvé
-par la métaphysique grecque, constitue, suivant l'immuable nature de la
-sociabilité humaine, une conception aussi dangereuse que chimérique,
-non moins contraire aux conditions du progrès qu'à celles de l'ordre,
-et qui, si elle pouvait réellement prévaloir, ne tendrait, malgré
-de spécieuses apparences, qu'à organiser une dégradante immobilité,
-analogue à celle des théocraties proprement dites, en livrant l'empire
-du monde à de médiocres intelligences, dès lors habituellement
-privées à la fois de frein et de stimulation (_voyez_ le début de
-la cinquante-quatrième leçon)[28]. Or, cette fallacieuse utopie,
-naturellement écartée tant que le régime du moyen âge put procurer
-aux ambitions spirituelles une convenable satisfaction, dut ensuite
-reparaître spontanément, avec un nouvel attrait, sous la prépondérance
-croissante de la philosophie métaphysique d'où elle émanait, quand la
-décomposition politique du catholicisme parut rétablir, au profit des
-chefs temporels, l'antique confusion des deux pouvoirs élémentaires.
-Dès cette époque, on peut assurer que, dans tout l'occident européen,
-presque tous les esprits actifs, sauf un très-petit nombre d'éminentes
-exceptions dues à l'instinct du vrai génie philosophique, ont été
-plus ou moins animés, souvent à leur insu, d'une secrète tendance
-insurrectionnelle contre l'ensemble de l'ordre existant, qui cessait
-ainsi de leur offrir une position légale. À mesure que le mouvement
-négatif s'accomplissait, cette opposition croissante devait, par une
-réaction inévitable, et, à certains égards, indispensable, exciter
-les ambitions spirituelles à la poursuite de plus en plus active des
-grandeurs temporelles, alors seules constituées: cette influence devait
-se développer à peu près également, soit dans les états protestans,
-où la confusion des deux puissances était solennellement consacrée,
-soit chez les nations catholiques, où la suprématie temporelle
-n'était pas, au fond, moins réelle, et où d'ailleurs l'abaissement
-simultané des barrières aristocratiques devait éminemment favoriser
-de telles prétentions. Il serait superflu d'expliquer combien la
-grande crise finale a dû, surtout en France, stimuler spontanément ces
-irrationnelles espérances, qui désormais ne reconnaissent plus, en
-principe, aucune limite nécessaire. Sans doute, ce dérèglement presque
-universel des ambitions philosophiques ne saurait altérer la nature
-de la civilisation moderne, d'après laquelle ces folles tentatives, à
-jamais privées du point d'appui religieux, viendront toujours échouer
-contre l'ascendant inébranlable de la prépondérance matérielle,
-désormais mesurée surtout par la supériorité de richesse, et par suite
-de plus en plus inhérente à la prééminence industrielle. Mais l'essor
-croissant de ces vicieux efforts n'en fomente pas moins, au sein des
-sociétés actuelles, une source permanente d'intime perturbation.
-Ce principe universel de désordre est aujourd'hui d'autant plus
-dangereux, qu'il semble plus rationnel, puisqu'il paraît reposer sur la
-tendance incontestable de la civilisation à augmenter continuellement
-l'influence sociale de l'intelligence; d'où l'esprit vague et absolu
-de la philosophie politique généralement admise peut conclure, d'une
-manière très-captieuse, la concentration finale du gouvernement
-humain, à la fois spéculatif et actif, chez les hautes capacités
-mentales, conformément à l'utopie grecque. Une éminente rationnalité,
-combinée avec une moralité peu commune, suffit à peine pour préserver
-maintenant notre vaine intelligence d'une telle illusion philosophique,
-qui désormais domine secrètement la plupart des esprits occupés de
-questions sociales. La secte pernicieuse ci-dessus indiquée n'a fait,
-à cet égard, que formuler hautement, avec la plus ignoble exagération,
-le rêve presque unanime des ambitions spéculatives. Sans aller jusqu'à
-une telle issue, cette commune disposition exerce journellement une
-influence très-appréciable sur ceux-là même qui repoussent le plus
-sincèrement une pareille aberration, dont personne aujourd'hui n'ose
-directement aborder la discussion rationnelle: il serait donc superflu
-d'en signaler davantage l'imminent danger. Or, le principe fondamental
-de la séparation systématique des deux pouvoirs offre certainement le
-seul moyen général propre à dissiper suffisamment cette grande source
-de désordre social, en accordant une satisfaction régulière à ce que
-cette confuse tendance renferme, au fond, de pleinement légitime.
-La saine théorie élémentaire de l'organisme social, instinctivement
-ébauchée au moyen âge, interdisant à l'intelligence la suprême
-direction immédiate des affaires humaines, destine l'esprit à lutter
-constamment, selon sa nature, pour modifier de plus en plus le règne
-nécessaire de la prépondérance matérielle, en l'assujettissant au
-respect continu des lois morales de l'harmonie universelle, dont
-toute activité pratique, soit privée, soit même publique, tend
-toujours à s'écarter spontanément, faute de vues assez élevées et de
-sentimens assez généreux. Ainsi conçue, la légitime suprématie sociale
-n'appartient, à proprement parler, ni à la force, ni à la raison, mais
-à la morale, dominant également les actes de l'une et les conseils
-de l'autre: telle est du moins la limite idéale dont la réalité doit
-graduellement s'approcher, quoique sans pouvoir jamais l'atteindre
-rigoureusement, comme envers un type quelconque. Dès lors, l'esprit
-peut enfin abandonner sincèrement sa vaine prétention à gouverner
-le monde par le prétendu droit de la capacité; car l'ordre régulier
-lui assigne exclusivement un noble office permanent, aussi propre à
-entretenir son heureuse activité qu'à récompenser ses éminens services.
-La nature nettement déterminée de ces fonctions, essentiellement
-relatives à l'éducation et à l'influence consultative qui en résulte
-dans la vie active, suivant le principe posé au cinquante-quatrième
-chapitre, les conditions exactement définies imposées à leur exercice,
-et la résistance continue qu'il rencontre inévitablement, tendent
-d'ailleurs à contenir spontanément cette autorité spirituelle,
-toujours fondée sur un libre assentiment, entre les limites générales
-susceptibles d'en prévenir ou d'en rectifier les abus essentiels, au
-moyen des précautions convenables. C'est ainsi que la réorganisation
-philosophique des sociétés modernes constitue nécessairement la seule
-transformation durable propre à rendre désormais éminemment salutaire
-l'action radicalement perturbatrice qu'exerce l'intelligence sur notre
-système politique, où elle ne peut échapper à une injuste exclusion
-qu'en aspirant à une domination vicieuse. Par leur aveugle antipathie
-contre toute séparation régulière des deux puissances, les hommes
-d'état tendent donc eux-mêmes à prolonger indéfiniment les embarras,
-de plus en plus graves, que leur causent aujourd'hui les confuses
-prétentions politiques de la capacité. On peut assurer que ces funestes
-conflits resteront nécessairement inextricables tant qu'on n'aura point
-établi une division fondamentale entre les fonctions spirituelles et
-les fonctions temporelles: jusqu'alors, l'harmonie sociale continuera
-d'être profondément troublée par des tentatives opposées, mais
-également vicieuses, pour transporter aux unes les conditions et les
-garanties exclusivement convenables aux autres.
-
- Note 28: Cette dangereuse utopie grecque est tellement en
- harmonie avec l'ensemble des aberrations propres à la grande
- transition moderne, que la théorie fondamentale que j'ai
- établie à ce sujet, au 54e chapitre, doit maintenant choquer
- beaucoup les préjugés et les passions de presque tous ceux
- qui s'occupent des hautes spéculations sociales. Malgré cet
- inévitable obstacle, j'ai déjà la précieuse satisfaction
- de voir un tel jugement complétement adopté par l'un des
- penseurs les plus éminens et les plus indépendans dont
- l'Angleterre puisse aujourd'hui s'honorer (M. Mill). En
- m'annonçant cette puissante adhésion à l'un des principes
- les plus décisifs de ma nouvelle philosophie politique, M.
- Mill a été spontanément conduit, dans la familiarité de notre
- heureux commerce épistolaire, à qualifier cette chimère
- perturbatrice d'après un terme si pleinement caractéristique,
- que j'ai cru devoir me faire autoriser à le rendre public.
- La dénomination de _pédantocratie_ me semble, en effet,
- très-propre à résumer désormais l'appréciation positive
- d'une tendance sociale qui ne saurait jamais, comme je l'ai
- démontré, réellement aboutir qu'à instituer, au nom de la
- capacité, la domination, profondément oppressive à tous
- égards, et surtout mentalement, des médiocrités ambitieuses
- dont la valeur philosophique se réduit essentiellement à
- une vaine érudition; à l'exemple du régime chinois, plus
- stationnaire qu'aucun autre, et pourtant le plus rapproché
- d'un pareil type, suivant la judicieuse remarque de M.
- Mill. Si cet important sujet détermine ultérieurement une
- véritable discussion, je ne doute pas qu'une telle formule,
- convenablement employée, n'y contribue beaucoup à l'éclaircir
- et à la simplifier, en y dirigeant mieux l'attention sur le
- vrai caractère politique de cette désastreuse aberration
- philosophique, que j'ai été obligé, faute de cette expression
- spéciale, de qualifier par des locutions trop composées.
-
-À cette heureuse influence permanente de la grande élaboration
-philosophique sur la marche actuelle des esprits actifs, correspond
-naturellement, sous le second aspect ci-dessus indiqué, une influence
-équivalente sur la disposition sociale de la masse des intelligences.
-Il résulte, en effet, de la confusion existante entre l'ordre
-spirituel et l'ordre temporel, une tendance générale, aujourd'hui
-profondément désastreuse, à chercher toujours, dans les institutions
-politiques proprement dites, la solution exclusive des difficultés
-quelconques relatives à notre situation. Cette disposition populaire,
-graduellement développée en Europe pendant les cinq siècles qui ont
-suivi la désorganisation spontanée du système catholique, à mesure que
-s'accomplissait la concentration temporelle, est maintenant parvenue à
-sa plus déplorable intensité, d'après l'active stimulation directement
-entretenue par les nombreuses tentatives de constitutions métaphysiques
-propres au dernier demi-siècle. Une telle tendance vulgaire peut seule
-fournir un point d'appui vraiment redoutable aux prétentions déréglées
-de l'intelligence à la domination universelle: car, sans une pareille
-illusion sur l'efficacité absolue des mesures purement politiques,
-l'agitation métaphysique ne pourrait déterminer les masses à seconder
-suffisamment ses efforts perturbateurs. Ainsi, pendant que la nouvelle
-impulsion philosophique écartera spontanément la dangereuse utopie
-du règne de l'esprit, en ouvrant régulièrement à la capacité mentale
-une large issue sociale, elle dissipera, d'une autre part, non moins
-naturellement, la sorte d'hallucination correspondante, en imprimant
-aux justes réclamations populaires la direction, bien plus souvent
-morale que politique, convenable à leur vraie destination. On ne peut
-douter, en effet, que les principaux griefs légitimement signalés
-par les masses actuelles contre un régime où leurs besoins généraux
-sont si peu consultés, ne se rapportent surtout à une rénovation
-totale des opinions et des mœurs, sans que les institutions directes
-puissent, au fond, nullement suffire à leur indispensable réparation.
-Cette appréciation est particulièrement incontestable, comme j'aurai
-bientôt lieu de l'indiquer plus spécialement, envers les graves
-abus inhérens aujourd'hui à l'inégalité nécessaire des richesses,
-et qui constituent le plus dangereux argument des agitateurs ou des
-utopistes: car ces vices tirent certainement leur plus déplorable
-intensité de notre désordre intellectuel et moral, bien davantage que
-de l'imperfection des mesures politiques, dont l'influence réelle est,
-à cet égard, fort limitée dans le système de la sociabilité moderne,
-à moins d'une anarchique subversion, aussi destructive du progrès que
-de l'ordre. L'essor philosophique destiné à élaborer graduellement
-la réorganisation spirituelle est donc susceptible, sous ce rapport
-capital, et sous beaucoup d'autres analogues, d'exercer immédiatement,
-vu l'état présent des populations modernes, une action rationnelle
-très-importante, directement propre à faciliter le retour universel
-d'une harmonie durable. Mais il faut savoir que cette heureuse aptitude
-ne pourrait être suffisamment réalisable, si cette sage réformation
-des tendances actuelles ne se présentait pas spontanément comme
-aussi liée aux conditions du progrès qu'à celles de l'ordre: car la
-nouvelle prédication philosophique, quelque judicieuse qu'elle pût
-être, resterait essentiellement dépourvue d'efficacité populaire,
-si, en signalant la nature éminemment morale de tels embarras
-sociaux, et leur indépendance essentielle des institutions proprement
-dites, elle ne faisait en même temps apercevoir leur vraie solution
-générale, d'après l'uniforme assujettissement de toutes les classes
-quelconques aux devoirs moraux attachés à leurs positions respectives,
-sous l'active impulsion continue d'une autorité spirituelle assez
-énergique et assez indépendante pour assurer le maintien usuel d'une
-telle discipline universelle. Sans cette indispensable coïncidence,
-d'ailleurs évidemment inhérente à la véritable élaboration
-régénératrice, l'instinct des masses ne saurait accueillir un
-semblable enseignement, où il verrait alors, en effet, une source de
-déceptions, destinée à amortir les efforts d'amélioration réelle, au
-lieu de leur imprimer une direction plus salutaire. On ne peut donc
-méconnaître l'influence nécessaire de l'essor philosophique relatif à
-la réorganisation spirituelle, pour réformer graduellement, d'après une
-saine appréciation des diverses difficultés sociales, des dispositions
-populaires éminemment perturbatrices, qui fournissent aujourd'hui
-le principal aliment des illusions et des jongleries politiques. En
-général, cette nouvelle philosophie tendra de plus en plus à remplacer
-spontanément, dans les débats actuels, la discussion vague et orageuse
-des _droits_ par la détermination calme et rigoureuse des _devoirs_
-respectifs. Le premier point de vue, critique et métaphysique,
-a dû prévaloir tant que la réaction négative contre l'ancienne
-économie n'a pas été suffisamment accomplie; le second, au contraire,
-essentiellement organique et positif, doit, à son tour, présider à la
-régénération finale: car l'un est, au fond, purement individuel, et
-l'autre directement social. Au lieu de faire consister politiquement
-les devoirs particuliers dans le respect des droits universels, on
-concevra donc, en sens inverse, les droits de chacun comme résultant
-des devoirs des autres envers lui: ce qui, sans doute, n'est
-nullement équivalent; puisque cette distinction générale représente
-alternativement la prépondérance sociale de l'esprit métaphysique ou
-de l'esprit positif: l'un conduisant à une morale presque passive, où
-domine l'égoïsme; l'autre à une morale profondément active, dirigée
-par la charité. Cette transformation radicale des habitudes actuelles
-dérivera nécessairement de la priorité systématiquement accordée
-à la réorganisation spirituelle sur la réorganisation temporelle,
-comme étant à la fois plus urgente et mieux préparée. L'opiniâtre
-résistance des hommes d'état à la séparation fondamentale des deux
-puissances est donc, sous ce second aspect, tout autant que sous le
-premier, directement contradictoire à leurs vaines récriminations
-contre la tendance exclusive des vœux populaires vers les solutions
-purement politiques: quelque fondées que soient souvent leurs plaintes
-à ce sujet, elles ne sauraient avoir d'efficacité, tant qu'eux-mêmes
-repousseront aveuglément le seul moyen général de réformer ces
-habitudes irréfléchies, résultat inévitable de la dictature temporelle,
-sans altérer l'indispensable manifestation des besoins universels, dès
-lors assurés, au contraire, d'une meilleure satisfaction.
-
-Tels sont, en aperçu, les services immédiats, aussi éminens
-qu'irrécusables, propres à la grande élaboration philosophique
-destinée à déterminer graduellement la réorganisation spirituelle des
-sociétés modernes. Par cette double influence préliminaire sur la
-raison publique, la nouvelle puissance morale, avant sa constitution
-régulière, fera spontanément, dès sa naissance, l'épreuve décisive de
-son action sociale, en faisant universellement prévaloir la disposition
-d'esprit nécessaire à sa marche ultérieure. Sa tendance directe étant
-ainsi assez indiquée, il ne me reste plus qu'à apprécier sommairement,
-d'après les bases historiques déjà posées, d'abord et surtout la
-nature générale de ses attributions finales, et, par suite, le
-caractère essentiel de son autorité normale, pour achever de dissiper
-suffisamment les inquiétudes peu rationnelles, mais fort excusables,
-qu'inspire aujourd'hui la seule pensée d'un nouveau pouvoir spirituel,
-vu les profondes aberrations qui, à raison même des habitudes actuelles
-de confusion politique, ont si souvent conduit, à ce sujet, à des
-conceptions essentiellement théocratiques, justement antipathiques à la
-sociabilité moderne.
-
-Sous l'un et l'autre aspect, la comparaison avec la puissance
-catholique propre au moyen âge se présente naturellement, comme
-relative au seul antécédent réel d'une telle organisation, dont
-l'action sociale serait ainsi, dans son ensemble, immédiatement
-indiquée. Mais, quoique ce rapprochement soit, en effet, susceptible
-d'une véritable utilité, quand il est convenablement dirigé, son
-usage exige toujours des précautions essentielles, sans lesquelles
-il conduirait souvent à de fausses appréciations, en vertu de
-l'intime diversité des situations respectives, et surtout à raison du
-principe purement théologique sur lequel reposait l'ancien organisme
-spirituel, où la véritable destination politique était nécessairement
-subordonnée à un but personnel imaginaire, que nous avons vu altérer
-profondément, à beaucoup d'égards, l'exercice et le caractère de
-l'autorité spéculative. C'est seulement à ceux qui, d'après nos
-précédentes explications historiques, sauront écarter suffisamment
-le point de vue religieux, pour envisager uniquement l'office social
-du clergé catholique, qu'une judicieuse application de ce procédé
-comparatif pourra devenir vraiment utile comme moyen empirique de
-faciliter les déterminations et de les préciser davantage: car, il est
-d'ailleurs certain que tout ce qui, dans la vie réelle, comportait,
-au moyen âge, l'action spirituelle, donnera lieu pareillement à une
-équivalente intervention du nouveau pouvoir, dont l'ascendant habituel
-sera même, à divers titres, plus immédiat et plus complet; sauf les
-distinctions nécessaires, de mode ou de degré, qui correspondent à la
-différence radicale des deux philosophies et des deux civilisations.
-Toutefois, sans renoncer à cette ressource spontanée, qui devra
-surtout ultérieurement seconder les développemens réservés à mon
-Traité spécial, notre double appréciation sommaire doit ici conserver
-essentiellement la forme directe et abstraite, afin de prévenir, autant
-que possible, toute vicieuse interprétation.
-
-J'ai déjà posé, au cinquante-quatrième chapitre, le principe général,
-aussi rigoureux qu'incontestable, qui détermine rationnellement la
-séparation fondamentale entre les attributions respectives du pouvoir
-spirituel et du pouvoir temporel, et d'après lequel les hommes sages
-des deux classes s'efforceront de résoudre suffisamment les conflits
-plus ou moins graves que la fatale discordance de nos passions, aussi
-inévitable dans l'avenir que dans le passé, soulèvera un jour entre
-les deux puissances, malgré l'amélioration réelle de la sociabilité
-humaine. Ce principe consiste à regarder l'autorité spirituelle comme
-devant être, par sa nature, finalement décisive en tout ce qui concerne
-l'_éducation_, soit spéciale, soit surtout générale, et seulement
-consultative en tout ce qui se rapporte à l'_action_, soit privée,
-soit même publique, où son intervention habituelle n'a jamais d'autre
-objet que de rappeler suffisamment, en chaque cas, les règles de
-conduite primitivement établies: l'autorité temporelle, au contraire,
-entièrement souveraine quant à l'action, au point de pouvoir, sous sa
-responsabilité des résultats, suivre une marche opposée aux conseils
-correspondans, ne peut exercer, à son tour, sur l'éducation, qu'une
-simple influence consultative, bornée à y solliciter la révision
-ou la modification partielle des préceptes que la pratique lui
-semblerait condamner. Ainsi, l'organisation fondamentale, et ensuite
-l'application journalière, d'un système universel d'éducation positive,
-non-seulement intellectuelle, mais aussi et surtout morale, constituera
-l'attribution caractéristique du pouvoir spirituel moderne, dont une
-telle élaboration graduelle pourra seule développer convenablement
-le génie propre et l'ascendant social. C'est principalement pour
-servir de base générale à un tel système que devra être préalablement
-coordonnée la philosophie positive proprement dite, dont j'ai osé, le
-premier, concevoir et ébaucher le véritable ensemble, destiné à fournir
-désormais à l'entendement humain un point d'appui fondamental par une
-suite homogène et hiérarchique de notions positives, à la fois logiques
-et scientifiques, sur tous les ordres essentiels de phénomènes,
-depuis les moindres phénomènes mathématiques, source initiale de la
-positivité rationnelle, jusqu'aux plus éminens phénomènes moraux et
-sociaux, terme indispensable de sa pleine maturité. Si, d'une part,
-l'éducation moderne, jusqu'ici vague et flottante comme la sociabilité
-correspondante, ne saurait être vraiment constituée sans un pareil
-fondement philosophique, il n'est pas moins certain, en sens inverse,
-que, sans cette grande destination, cette coordination préliminaire
-n'aurait point un caractère assez nettement déterminé pour contenir
-suffisamment les divagations dispersives propres à la science
-actuelle. Afin que cette salutaire connexité conserve toute l'énergie
-convenable, en un temps où l'esprit d'ensemble est encore si rare et
-où les conditions en sont si peu comprises, il importera même de ne
-jamais oublier que ce système d'éducation positive est nécessairement
-destiné à l'usage direct et continu, non d'aucune classe exclusive,
-quelque vaste qu'on la suppose, mais de l'entière universalité des
-populations, dans toute l'étendue de la république européenne. C'est
-au catholicisme, comme je l'ai expliqué, que l'humanité a dû, au moyen
-âge, le premier établissement d'une éducation vraiment universelle,
-qui, quelque imparfaite qu'en dût être l'ébauche, présentait déjà,
-malgré d'inévitables diversités de degré, un fond essentiellement
-homogène, toujours commun aux moindres et aux plus éminens chrétiens:
-il serait donc étrange, à tous égards, de concevoir une institution
-moins générale pour une civilisation plus avancée. Sous ce rapport, les
-dogmes révolutionnaires relatifs à l'égalité d'instruction contiennent,
-à leur manière, depuis la décadence nécessaire de l'organisation
-catholique, un certain pressentiment confus du véritable avenir social,
-sauf les graves inconvéniens ordinairement inhérens à la nature vague
-et absolue des conceptions métaphysiques, qui, en tous genres, devaient
-précéder et préparer les conceptions positives. Rien n'est plus propre,
-sans doute, à caractériser profondément l'anarchie actuelle, que la
-honteuse incurie avec laquelle les classes supérieures considèrent
-habituellement aujourd'hui cette absence totale d'éducation populaire,
-dont la prolongation exagérée menace pourtant d'exercer sur leur
-sort prochain une effroyable réaction. Ainsi, la première condition
-essentielle de l'éducation positive, à la fois intellectuelle et
-morale, envisagée comme la base nécessaire d'une vraie réorganisation
-sociale, doit certainement consister dans sa rigoureuse universalité.
-Malgré d'inévitables différences de degré, aussi salutaires que
-spontanées, correspondantes aux inégalités d'aptitude et de loisir,
-c'est d'ailleurs une grave erreur philosophique, aujourd'hui trop
-fréquente, que de rattacher à ces distinctions naturelles des
-diversités nécessaires, soit dans le plan, soit dans la marche,
-de cette commune initiation. L'invariable homogénéité de l'esprit
-humain, non-seulement parmi les divers rangs sociaux, mais même chez
-les différentes natures personnelles, fera toujours comprendre, à
-tous ceux qui ne se borneront pas à une superficielle appréciation,
-que, sauf les cas d'anomalie, ces modifications ne sauraient
-finalement influer que sur le développement plus ou moins étendu
-d'un système toujours identique: l'expérience catholique a depuis
-longtemps sanctionné cette indication rationnelle, en ce qui concerne
-l'éducation générale, puisque l'instruction religieuse était, au fond,
-pareillement conçue et dirigée pour toutes les classes quelconques,
-quoique plus ou moins détaillée ou approfondie: de nos jours même,
-l'instruction spéciale, seule régularisée, pourra montrer aux juges
-compétens que la meilleure institution d'une étude quelconque ne peut
-offrir, à tous ces titres, que de simples variétés d'extension d'un
-mode constamment semblable. Au reste, ce n'est point ici le lieu de
-m'expliquer convenablement sur la véritable nature fondamentale de
-l'éducation positive, à la fois industrielle, esthétique, scientifique
-et philosophique, où l'essor moral correspondra sans cesse au progrès
-intellectuel: l'importance prépondérante et la difficulté supérieure
-d'un tel sujet me détermineront à y consacrer plus tard un Traité
-exclusif, que j'annoncerai plus distinctement à la fin de ce dernier
-volume. Il me suffit ici d'avoir expressément signalé l'universalité
-caractéristique de ce système primordial, autour duquel se ramifieront
-ensuite spontanément les divers appendices particuliers relatifs à la
-préparation directe aux différentes conditions sociales. C'est surtout
-ainsi que l'esprit scientifique actuel, perdant enfin sa spécialité
-empirique, sera invinciblement poussé à une indispensable généralité
-rationnelle, présidant à une saine répartition finale de l'élaboration
-spéculative: car un tel but rendra pleinement irrécusable le besoin de
-condenser et de coordonner les principales branches de la philosophie
-naturelle, qui, devant toutes fournir un contingent essentiel à la
-doctrine commune, ne sauraient conserver une incohérence et une
-dispersion évidemment incompatibles avec cette grande destination
-sociale, comme je l'expliquerai davantage au soixantième chapitre.
-Quand les savans auront suffisamment compris que la vie active exige
-habituellement l'emploi simultané des diverses notions positives que
-chacun d'eux isole de toutes les autres, ils comprendront sans doute
-que leur ascension politique suppose nécessairement la généralisation
-préalable de leurs conceptions ordinaires, et, par conséquent,
-l'entière réformation philosophique de leurs dispositions actuelles.
-Car les populations modernes ne pourront jamais reconnaître pour
-chefs spirituels des hommes qui, malgré une véritable supériorité
-envers une faible partie de nos connaissances, sont le plus souvent
-au-dessous du vulgaire relativement à tout le reste du domaine réel
-de la raison humaine; sans parler d'ailleurs de l'infériorité morale
-qui doit fréquemment accompagner aujourd'hui cette sorte d'automatisme
-spéculatif: cette pleine généralité constitue tellement la première
-condition de l'autorité spirituelle, que sa seule influence, même
-à l'état le plus imparfait, préserve aujourd'hui d'une entière
-désuétude sociale l'esprit théologico-métaphysique, quoique désormais
-profondément antipathique à la raison moderne. Tandis que, par une
-telle élaboration, l'esprit positif acquerra spontanément le dernier
-attribut essentiel qui lui manque encore, cette grande destination
-achèvera aussi de le purifier suffisamment, en y faisant hautement
-prévaloir le génie spéculatif, sans pouvoir cependant oublier jamais
-le but social. Nous avons, en effet, précédemment remarqué, même
-envers les sciences les plus avancées, que le caractère scientifique
-actuel flotte presque toujours entre l'essor abstrait et l'application
-partielle, de manière à n'être le plus souvent ni franchement
-spéculatif ni véritablement actif, comme le confirme clairement la
-constitution équivoque des corporations savantes, où domine un vicieux
-mélange des attributions technologiques avec les travaux scientifiques,
-et dont la plupart des membres sont, en réalité, bien plutôt de
-simples ingénieurs que de vrais savans. Cette confusion radicale est
-aujourd'hui évidemment liée au défaut de généralité, qui, dissimulant
-la haute destination philosophique de l'esprit positif, ne permet de
-motiver son utilité finale que sur des services secondaires, aussi
-spéciaux que les habitudes théoriques correspondantes. Mais il est
-clair que cette tendance, convenable seulement à l'enfance de la
-science moderne, constitue maintenant un nouvel obstacle essentiel à la
-systématisation de la philosophie positive, qui, dans l'ordre normal
-de l'humanité, ne devra considérer d'autre application immédiate que
-la direction intellectuelle et morale des populations civilisées;
-application nécessaire, n'offrant rien d'éventuel ni d'isolé, et dont
-l'influence continue, loin de pouvoir altérer la pureté ou la dignité
-du caractère spéculatif, tendra à lui imprimer plus de généralité et
-d'élévation, aussi bien que plus d'unité et de consistance[29]. Ainsi,
-sous tous les aspects importans, la grande élaboration philosophique
-destinée à la fondation du système final de l'éducation positive,
-exercera nécessairement, sur les esprits qui l'accompliront, une
-heureuse réaction immédiate, indispensable à la dernière préparation
-mentale de la nouvelle puissance spirituelle, dont les élémens actuels
-sont encore si imparfaits: c'est surtout pour ce motif que je devais
-ici expressément signaler cette attribution caractéristique. En même
-temps, l'homogénéité de vues et l'identité de but, établies par
-une telle destination sociale, conduiront spontanément les divers
-philosophes positifs à former peu à peu une véritable corporation
-européenne, de manière à prévenir ou à dissiper les imminentes
-dissensions actuellement inhérentes à l'anarchie scientifique, qui
-décompose toujours ce qu'on appelle improprement aujourd'hui les corps
-savans en une multitude de coteries, aussi précaires qu'étroites,
-mutuellement ennemies, et seulement disposées à de honteuses coalitions
-passagères pour protéger à tout prix les intérêts de chaque membre
-contre toute rivalité extérieure.
-
- Note 29: Quelque nécessaire que soit cette séparation
- préalable des vrais savans, s'élevant enfin à l'état
- philosophique, d'avec les ingénieurs proprement dits, on
- peut assurer que les corporations savantes s'y opposeront de
- tout leur pouvoir, craignant de perdre ainsi l'un de leurs
- principaux titres actuels à la considération publique: et
- cette opposition ne constitue pas l'un des moindres motifs
- qui feraient désirer, surtout en France, la prochaine
- suppression de ces compagnies arriérées, maintenant dominées
- à tant d'égards par un esprit contraire aux principaux
- besoins de notre temps. Toutefois les hautes nécessités
- philosophiques seront, à ce sujet, heureusement secondées par
- l'essor spontané de la classe des ingénieurs, à mesure que
- le mouvement industriel deviendra plus systématique: car,
- lorsque cette classe aura suffisamment développé son propre
- caractère, elle s'affranchira bientôt, sans doute, d'une
- orgueilleuse tutelle scientifique, émanée d'hommes qui, à
- raison même de leur direction équivoque, doivent, au fond,
- offrir le plus souvent une faible capacité technologique,
- dont les véritables ingénieurs, au temps de leur émancipation
- mentale, feront aisément ressortir l'insuffisance sociale.
-
-Cette élaboration fondamentale de l'éducation positive sera
-principalement caractérisée par la systématisation finale de la morale
-humaine, qui, dès lors affranchie de toute conception théologique,
-reposera directement, d'une manière inébranlable, sur l'ensemble
-de la philosophie positive, comme je l'indiquerai davantage au
-soixantième chapitre. Dans l'économie générale d'une telle éducation,
-de saines habitudes soigneusement entretenues, sous la direction des
-préjugés convenables, seront destinées, dès l'enfance, à l'actif
-développement de l'instinct social et du sentiment du devoir; pour
-être définitivement rationnalisés, en temps opportun, d'après
-la connaissance réelle de notre nature et des principales lois,
-statiques ou dynamiques, de notre sociabilité: de manière à établir
-solidement d'abord les obligations universelles de l'homme civilisé,
-successivement envisagé quant à son existence personnelle, domestique
-ou sociale, et ensuite leurs différentes modifications régulières
-suivant les diverses situations essentielles propres à la civilisation
-moderne. Vainement l'impuissance organique, commune à toutes les écoles
-métaphysiques, les fait-elle aujourd'hui spontanément concourir,
-malgré leurs innombrables divergences, à sanctionner indifféremment
-la prétention exclusive des doctrines théologiques à constituer la
-morale: l'expérience décisive des trois derniers siècles a pleinement
-constaté, surtout depuis le début de la grande crise révolutionnaire,
-que ce mode indirect, quoique indispensable à l'état préliminaire de
-l'humanité, n'est plus désormais, sous aucun rapport, convenable à
-sa maturité, qui le rend à la fois impossible et inutile. Nous avons
-historiquement reconnu que l'application effective de ce procédé
-primitif avait toujours subi un décroissement spontané, correspondant à
-celui de la philosophie d'où il émanait, à mesure que l'intelligence et
-la sociabilité de notre espèce, simultanément développées, ont permis
-l'appréciation vulgaire des règles morales d'après l'ensemble de leur
-influence réelle sur l'individu et sur la société: le catholicisme
-surtout a livré à la raison humaine beaucoup d'utiles prescriptions,
-personnelles où collectives, antérieurement soumises à la sanction
-religieuse, et que les philosophes anciens avaient cru ne pouvoir
-jamais s'y soustraire. Or, cette double désuétude croissante est
-maintenant parvenue à son dernier terme, sans aucun espoir de retour,
-comme l'a prouvé notre élaboration dynamique. La dispersion indéfinie
-des croyances religieuses, irrévocablement abandonnées aux divagations
-individuelles, empêche désormais de rien établir de stable sur d'aussi
-vains fondemens[30]. Dans l'état présent de la raison humaine, le
-degré d'unité théologique indispensable à l'efficacité morale de ces
-doctrines supposerait évidemment un vaste système d'hypocrisie, dont la
-suffisante réalisation est heureusement impossible, et qui d'ailleurs
-serait, par sa nature, beaucoup plus nuisible à la moralité universelle
-que cette fragile assistance ne pourrait jamais lui devenir utile. Sous
-un autre aspect, les conditions politiques relatives à l'indépendance
-du sacerdoce, et sans lesquelles, comme je l'ai établi, la philosophie
-religieuse, même sincèrement conservée, ne saurait en obtenir une
-véritable efficacité morale, sont désormais encore plus complétement
-repoussées que les conditions purement intellectuelles, chez les
-esprits même où l'ancienne foi s'est jusqu'ici le moins altérée. Quelle
-inconséquence philosophique pourrait surtout être comparée à celle
-de nos déistes, rêvant aujourd'hui l'exclusive consécration de la
-morale par une religion sans révélation, sans culte, et sans clergé!
-L'analyse approfondie du catholicisme nous a démontré les conditions,
-tant mentales que sociales, indispensables au suffisant accomplissement
-de son office moral, et la suite de l'appréciation historique nous a
-expliqué comment cinq siècles d'une active élaboration révolutionnaire,
-plus ou moins commune à toutes les classes quelconques de la société
-moderne, ont graduellement déterminé l'irrévocable destruction des
-unes et des autres. Une vicieuse préoccupation systématique peut seule
-aujourd'hui faire persister des esprits philosophiques à regarder la
-morale comme devant toujours reposer sur les conceptions théologiques,
-puisqu'il est évident que la moralité humaine a essentiellement résisté
-jusqu'ici à la profonde impuissance pratique des croyances religieuses,
-malgré l'absence désastreuse de toute autre organisation spirituelle:
-cette indépendance effective est même parvenue au point que des
-observateurs d'une faible portée, mais d'une incontestable loyauté,
-en ont osé conclure l'inutilité radicale de tout enseignement moral
-régulier. Plusieurs témoignages décisifs nous ont d'ailleurs indiqué
-déjà que l'adhérence trop prolongée des règles morales à la doctrine
-théologique est maintenant devenue directement contraire à leur
-efficacité, en faisant, quoiqu'à tort, rejaillir sur elles l'inévitable
-discrédit, mental et social, qui s'attache irrévocablement à une
-philosophie depuis longtemps rétrograde. Cette empirique solidarité
-constitue même désormais un obstacle général à l'actif développement de
-la moralité moderne, en ce qu'une telle illusion empêche de procéder
-convenablement à aucune élaboration rationnelle, contre laquelle, au
-reste, d'ignobles déclamateurs religieux, catholiques, protestans, ou
-déistes, s'efforcent de soulever d'avance des imputations calomnieuses,
-comme pour fermer à l'envi toute issue réelle à l'anarchie actuelle.
-Dans l'état présent de l'élite de l'humanité, l'esprit positif
-est certainement le seul qui, dignement systématisé, puisse à la
-fois produire de véritables convictions morales, aussi stables
-qu'universelles, et permettre l'essor d'une autorité spirituelle assez
-indépendante pour en régulariser l'application sociale. En même temps,
-la philosophie positive, comme je l'ai déjà noté, faisant directement
-prévaloir la connaissance réelle de l'ensemble de la nature humaine,
-peut seule présider au plein développement ultérieur du sentiment
-social, qui n'a jamais pu être cultivé jusqu'ici que d'une manière
-fort indirecte, et même, à beaucoup d'égards, contradictoire, sous les
-inspirations d'une philosophie théologique qui, de toute nécessité,
-imprimait communément à tous les actes moraux le caractère d'un égoïsme
-exorbitant quoique chimérique, ensuite imité par la désastreuse
-théorie métaphysique de l'intérêt personnel. Les sentimens humains
-n'étant pas suffisamment développables sans un exercice direct et
-soutenu, la morale positive, qui prescrira la pratique habituelle du
-bien en avertissant avec franchise qu'il n'en peut résulter souvent
-d'autre récompense certaine qu'une inévitable satisfaction intérieure,
-devra finalement devenir beaucoup plus favorable à l'essor actif des
-affections bienveillantes, que les doctrines suivant lesquelles le
-dénouement même était toujours rattaché à de vrais calculs personnels,
-dont l'exclusive préoccupation comprimait trop aisément l'insuffisante
-protestation de nos instincts généreux. Mais, quelque irrécusables que
-soient déjà ces diverses propriétés morales de la philosophie positive,
-une aveugle routine, entretenue par d'énergiques intérêts, continuera,
-malgré l'évidence rationnelle, à méconnaître essentiellement la
-possibilité de systématiser la morale sans aucune intervention
-religieuse, jusqu'à ce que la suffisante réalisation d'une telle
-transformation vienne dissiper, à ce sujet, toute vaine controverse.
-C'est pourquoi aucune autre partie quelconque de la grande élaboration
-philosophique ne saurait avoir une importance aussi décisive pour
-déterminer la régénération finale de la société moderne. L'humanité
-ne saurait être envisagée comme vraiment sortie de l'état d'enfance,
-tant que ses principales règles de conduite, au lieu d'être uniquement
-puisées dans une juste appréciation de sa nature et de sa condition,
-continueront à reposer essentiellement sur des fictions étrangères.
-
- Note 30: Chez les déistes qui dissertent le plus aujourd'hui
- sur l'exclusive consécration religieuse des règles morales,
- ces divagations métaphysiques sont déjà parvenues au point
- d'altérer profondément le dogme même de la vie future, où,
- par un puéril raffinement de sensibilité réelle ou affectée,
- la plupart d'entre eux ont supprimé les peines éternelles, en
- conservant toutefois les récompenses; conception assurément
- très-propre à consolider la moralité de ceux qui repoussent
- toute base positive! Une telle monstruosité ne constitue
- pourtant que l'extrême développement d'une disposition
- caractéristique de l'esprit protestant, que nous avons vu,
- dès les premiers progrès de la désorganisation théologique,
- toujours tendre spontanément à diminuer de plus en plus la
- salutaire sévérité de l'ancienne morale religieuse. Les
- principales aberrations morales propres à notre temps se
- rattachent certainement à une vague religiosité métaphysique,
- et ne peuvent être le plus souvent reprochées aux esprits
- pleinement affranchis de toute philosophie théologique,
- malgré les graves lacunes qui résultent encore chez eux du
- défaut habituel de doctrine régulière.
-
-Dans l'élaboration systématique de l'éducation positive, je dois enfin
-signaler rapidement une dernière propriété essentielle, spécialement
-incontestable, par laquelle ce grand travail, caractérisant la
-destination européenne de la nouvelle autorité spirituelle, satisfera
-déjà à l'une des principales exigences de la situation actuelle.
-Notre analyse historique a clairement expliqué, conformément à
-l'observation directe, pourquoi la crise sociale, quoique ayant dû
-commencer en France, est désormais radicalement commune à tous les
-peuples de l'Europe occidentale, qui, après avoir plus ou moins
-subi l'incorporation romaine, furent surtout suffisamment soumis à
-l'initiation catholique et féodale, en sorte que leur commun essor
-ultérieur a toujours présenté jusqu'ici une véritable solidarité,
-à la fois positive et négative. Rien n'est assurément plus propre
-qu'une telle synergie à faire convenablement ressortir la profonde
-insuffisance de la philosophie métaphysique qui dirige encore les
-tentatives politiques, puisque, malgré cette irrécusable parité, il
-ne s'agit partout que d'essais purement nationaux, où la communauté
-occidentale est essentiellement oubliée. Cette lacune caractéristique
-subsistera nécessairement tant que le principe fondamental de la
-séparation des deux puissances continuera d'être méconnu, par une
-abusive prolongation de l'esprit temporaire qui devait seulement
-convenir aux cinq siècles de la transition négative: car la confusion
-sociale entre le gouvernement moral et le gouvernement politique
-suppose et prolonge l'isolement exceptionnel de ces différens peuples,
-dont la réunion ne pourrait ainsi résulter que de l'oppressive
-prépondérance de l'un d'entre eux. Malgré l'intime connexité de leur
-civilisation homogène, les cinq grandes nations énumérées au début
-de ce volume, qui composent aujourd'hui l'élite de l'humanité, ne
-sauraient être, sans une intolérable tyrannie, désormais heureusement
-impossible, habituellement assujetties à un même empire temporel:
-et cependant l'extension croissante de leurs contacts journaliers
-exigerait déjà l'intervention normale d'une autorité vraiment
-commune, correspondante à l'ensemble de leurs affinités réelles.
-Or, tel est, maintenant comme au moyen âge, l'éminent privilége
-de la puissance spirituelle, qui, liant spontanément ces diverses
-populations par une même éducation fondamentale, est seule susceptible
-d'y obtenir régulièrement un libre assentiment unanime. C'est ainsi
-que l'élaboration philosophique d'une telle éducation commencera
-inévitablement à imprimer aussitôt à la grande solution sociale le
-caractère européen indispensable à son efficacité. Pour bien comprendre
-la vraie nature de cette condition nécessaire, il importe beaucoup
-d'écarter les tendances vagues et absolues d'une vaine philanthropie
-métaphysique, et de restreindre cette synergie aux populations qui en
-sont déjà, quoiqu'à divers degrés, suffisamment susceptibles, d'après
-l'ensemble de leurs antécédens; sous la seule réserve de l'extension
-ultérieure d'un tel organisme social, au delà même de la race blanche,
-à mesure que le reste de notre espèce aura convenablement satisfait
-aux obligations préliminaires d'une pareille assimilation. Tout en
-consolidant les liens universels partout inhérens à l'identité radicale
-de la nature humaine, la nouvelle philosophie sociale, dont l'esprit
-est éminemment relatif, introduira bientôt une distinction familière
-entre les nations positives et les peuples restés encore théologiques
-ou même métaphysiques; comme, au moyen âge, le même attribut qui
-réunissait les diverses populations catholiques les séparait aussi
-de celles demeurées à l'état polythéique ou fétichique: il n'y aura,
-sous ce rapport, de différence essentielle entre les deux cas que la
-destination plus étendue finalement propre à l'organisation moderne,
-et la tendance plus conciliante d'une doctrine qui rattache toutes les
-situations quelconques de l'humanité à une même évolution fondamentale.
-La conception immédiate d'une trop grande extension conduirait à
-dénaturer profondément la réorganisation sociale, qui ne saurait
-avoir aucun caractère suffisamment prononcé s'il y fallait d'abord
-embrasser des civilisations trop inégales ou trop discordantes et
-dépourvues de solidarité antérieure. Dans l'exacte mesure résultée de
-notre appréciation historique, se trouvent convenablement réunis les
-avantages opposés d'une variété assez étendue pour exciter aujourd'hui
-à la généralisation des pensées politiques, et d'une homogénéité assez
-complète pour que leur nature puisse rester nettement déterminée.
-Ainsi, l'obligation d'étendre la régénération moderne à l'ensemble
-de l'occident européen fournit évidemment une confirmation décisive
-de la nécessité, déjà établie, de concevoir la réorganisation
-temporelle, propre à chaque nation, comme précédée et dirigée par
-une réorganisation spirituelle, seule commune à tous les élémens
-de la grande république occidentale. En même temps, l'élaboration
-philosophique destinée à fonder le système final de l'éducation
-positive constitue spontanément le meilleur moyen de satisfaire
-convenablement à cet impérieux besoin de notre situation sociale, en
-appelant les diverses nationalités actuelles à une œuvre vraiment
-identique, sous la direction d'une classe spéculative partout homogène,
-habituellement animée, non d'un stérile cosmopolitisme, mais d'un actif
-patriotisme européen.
-
-L'attribution fondamentale dont nous avons enfin ébauché suffisamment
-l'appréciation caractéristique, comprend assurément, par sa nature,
-sans aucune concentration factice, l'ensemble des fonctions propres
-au pouvoir spirituel, pour tous les esprits qui, accoutumés à bien
-généraliser, sauront l'envisager dans son entière extension. Mais, sous
-l'irrationnelle prépondérance des habitudes métaphysiques, ma pensée
-ne pourrait être, à ce sujet, pleinement saisie, si je n'ajoutais
-ici un rapide éclaircissement supplémentaire, expressément relatif
-à l'indispensable complément et aux suites inévitables de ce grand
-office social, à la fois national et européen. En un temps où il
-n'existe, à proprement parler, aucune véritable éducation, si ce n'est
-spontanée, et où il n'y a de régularisé qu'une instruction plus ou
-moins spéciale, conçue et dirigée d'une manière très-peu philosophique,
-même dans les cas les moins défavorables, l'étude approfondie du
-passé peut seule faire sentir toute la portée politique d'une telle
-attribution convenablement réalisée. Il est d'abord évident que cette
-opération initiale ne serait pas suffisamment accomplie, si le pouvoir
-correspondant n'organisait pas, pour l'ensemble de la vie active,
-une sorte de prolongement universel, destiné à empêcher, autant que
-possible, que le mouvement spécial ne fasse oublier ou méconnaître
-les principes généraux, dont la notion primitive a besoin d'être
-convenablement reproduite aux époques périodiquement consacrées à
-l'existence spéculative. Ce besoin devant être d'autant plus impérieux
-qu'il concerne des conceptions plus compliquées, c'est surtout envers
-les doctrines morales et sociales qu'il importe le plus d'y satisfaire,
-sous peine d'une déplorable insuffisance pratique de l'éducation
-primordiale. De là résulte, pour le pouvoir spirituel, non-seulement la
-nécessité d'exercer toujours une haute surveillance sur le mouvement
-spontané de l'esprit humain, afin d'y rappeler les considérations
-d'ensemble, mais principalement l'obligation d'instituer, à la
-judicieuse imitation du catholicisme, un système d'habitudes à la fois
-publiques et privées, propres à ranimer énergiquement le sentiment
-soutenu de la solidarité sociale. Comme ce sentiment ne saurait être
-assez complet sans celui de la continuité historique propre à notre
-espèce, la philosophie positive devra développer l'un de ses plus
-précieux attributs politiques, en présidant à l'organisation d'un vaste
-système de commémoration universelle, dont le catholicisme ne put
-réaliser qu'une faible ébauche, vu l'esprit trop étroit et trop absolu
-de la philosophie correspondante, impuissante à concevoir suffisamment
-l'ensemble du passé social. Un tel système, destiné à glorifier,
-par tous les moyens convenables, les diverses phases successives
-de l'évolution humaine, et les principaux promoteurs des progrès
-respectifs, uniformément appréciés d'après la saine théorie dynamique
-de l'humanité, pourra d'ailleurs être assez heureusement combiné pour
-offrir spontanément une haute utilité intellectuelle, en popularisant
-la connaissance générale de cette marche fondamentale. Quoique ces
-diverses indications ne puissent être ici plus développées, j'espère
-qu'elles attireront suffisamment l'attention du lecteur judicieux
-sur les fonctions complémentaires de la corporation spéculative[31].
-Relativement à l'influence sociale qui résulte nécessairement de
-l'attribution initiale, l'expérience actuelle n'en peut guère fournir
-la notion familière, puisque l'instruction spéciale, de nos jours
-improprement qualifiée d'éducation, ne laisse aucune forte impression
-morale d'où puisse dériver l'autorité ultérieure des instituteurs
-primitifs, dont le souvenir est bientôt effacé par les impulsions
-actives. Mais une éducation réelle, suffisamment conforme à sa
-destination sociale, devra naturellement disposer les individus et
-les classes à une confiance générale envers la corporation qui l'aura
-dirigée, de manière à lui conférer une haute intervention consultative
-dans toutes les opérations usuelles, soit privées, soit publiques,
-afin d'y mieux assurer la judicieuse application journalière des
-principes établis pendant la durée de l'initiation, et dont aucun
-autre organe ne pourrait aussi bien concevoir la saine interprétation.
-Par cela même, cette éminente autorité, toujours placée au vrai point
-de vue d'ensemble, et animée d'une impartialité sans indifférence,
-exercera spontanément un haut arbitrage, plus ou moins susceptible
-de régularisation, dans les divers conflits inévitables déterminés
-par le mouvement social, et qu'il serait ordinairement impossible de
-soumettre à une plus sage appréciation. Cet office accessoire prendra
-surtout une grande importance envers les relations internationales,
-qui, ne pouvant être soumises à aucune autorité temporelle, resteraient
-abandonnées à un insuffisant antagonisme, si, d'une autre part,
-elles ne tombaient ainsi, mieux qu'au moyen âge, sous la compétence
-directe de la puissance spirituelle, seule assez générale pour être
-partout librement respectée: d'où résultera un système diplomatique
-entièrement nouveau, ou plutôt la cessation graduelle de l'interrègne,
-très-imparfait, mais indispensable, institué par la diplomatie afin de
-faciliter la grande transition européenne, suivant les explications
-historiques du cinquante-cinquième chapitre. Sans doute, les grands
-conflits militaires, dont Bonaparte dut diriger le dernier essor, sont
-désormais essentiellement terminés entre les différens élémens de la
-république européenne; mais l'esprit de divergence, plus difficile à
-contenir à mesure que les rapports se généralisent davantage, saura
-bien y trouver de nouvelles formes, qui, sans être aussi désastreuses,
-exigeront néanmoins l'énergique intervention du pouvoir modérateur.
-Cette même activité industrielle, dont l'universelle prépondérance
-est si propre à consolider de plus en plus l'état pacifique de cette
-grande communauté, y pousse, d'une autre part, les diverses cupidités
-nationales à des luttes indéfinies, par une commune disposition à des
-monopoles antisociaux, que les vaines prédications de la métaphysique
-économique ne sauraient contenir suffisamment. Quoique l'uniforme
-établissement de l'éducation positive doive déjà essentiellement
-modérer cette vicieuse tendance, en atténuant l'importance exagérée que
-l'anarchie spirituelle confère maintenant au point de vue pratique,
-cette influence spontanée ne saurait suffire contre un tel danger, si
-cette commune organisation ne devait aussi faire naturellement surgir
-une puissance directement antipathique à ces déplorables collisions.
-Mais il est clair que la même autorité qui, dans l'éducation proprement
-dite, aura convenablement fondé la morale des peuples comme celle des
-individus et des classes, deviendra nécessairement susceptible, d'après
-cet ascendant universel, d'y subordonner, autant que possible, dans
-la vie active, les divergences particulières, tant nationales que
-personnelles.
-
- Note 31: Si une appréciation plus détaillée était ici
- possible, il faudrait convenablement signaler, parmi ces
- fonctions complémentaires, une attribution fort étendue,
- source nécessaire d'une grande influence ultérieure pour le
- pouvoir spirituel, considéré comme juge naturel du suffisant
- accomplissement des diverses conditions d'éducation, les unes
- générales, les autres spéciales, propres aux différentes
- carrières sociales, d'après un sage système d'examens
- publics dont il n'existe encore qu'une ébauche partielle et
- imparfaite, mais qui, sous le régime positif, devra recevoir
- un vaste développement usuel.
-
-Après avoir ainsi défini la nature générale des attributions propres
-au nouveau pouvoir spirituel, et de l'influence nécessaire qui en
-dérive, il devient aisé de compléter cette sommaire appréciation,
-en procédant à l'examen rapide du caractère social de l'autorité
-correspondante, surtout par comparaison, ou plutôt par contraste,
-avec celui de l'autorité catholique au moyen âge. Tandis que la
-puissance temporelle dépend finalement d'une certaine prépondérance
-matérielle, de force ou de richesse, dont l'inévitable empire est
-souvent subi à regret, l'autorité spirituelle, à la fois plus douce et
-plus intime, repose toujours sur une confiance spontanément accordée
-à la supériorité intellectuelle et morale; elle suppose préalablement
-un libre assentiment continu, de conviction ou de persuasion, à une
-commune doctrine fondamentale, qui règle simultanément l'exercice et
-les conditions d'un tel ascendant, que la cessation de cette foi ruine
-aussitôt. Mais la nature philosophique de cette doctrine doit affecter
-profondément ces caractères élémentaires, pareillement applicables à
-tous les modes possibles du gouvernement moral. La foi théologique,
-toujours liée à une révélation quelconque, à laquelle le croyant ne
-saurait participer, est assurément d'une tout autre espèce que la foi
-positive, toujours subordonnée à une véritable démonstration, dont
-l'examen est permis à chacun sous des conditions déterminées, quoique
-l'une et l'autre résultent également de cette universelle aptitude à
-la confiance, sans laquelle aucune société réelle ne saurait jamais
-subsister. J'ai déjà suffisamment assigné, au chapitre précédent,
-les caractères propres à la foi nouvelle, en appréciant sa principale
-manifestation historique. Or, il en résulte évidemment que l'autorité
-positive est, de sa nature, essentiellement relative, comme l'esprit
-de la philosophie correspondante: nul ne pouvant tout savoir, ni
-tout juger, le crédit ainsi obtenu par le plus éminent penseur offre
-nécessairement, quoique plus étendu, une parfaite analogie avec celui
-que lui-même accorde, à son tour, sur certains sujets, à la plus humble
-intelligence. La terrible domination absolue que l'homme a pu exercer
-sur l'homme, pendant l'enfance de l'humanité, au nom d'une puissance
-illimitée, appliquée à des intérêts dont la prépondérance tendait à
-interdire toute délibération, est heureusement à jamais éteinte, avec
-l'état mental d'où elle émanait: et, de cette émancipation décisive,
-pourra seulement découler le libre essor universel de notre dignité et
-de notre énergie. Mais, quoique la foi positive ne puisse être aussi
-intense, à beaucoup près, que la foi théologique, l'expérience des
-trois derniers siècles a déjà montré que, par elle-même, sans aucune
-organisation régulière, elle peut désormais déterminer spontanément
-une suffisante convergence sur des sujets convenablement élaborés.
-L'universelle admission des principales notions scientifiques, malgré
-leur fréquente oppositions aux croyances religieuses, nous permet
-d'entrevoir de quelle irrésistible prépondérance sera susceptible, dans
-la virilité de la raison humaine, la force logique des démonstrations
-véritables, surtout quand son extension usuelle aux considérations
-morales et sociales lui aura procuré toute l'énergie qu'elle comporte,
-et dont son défaut actuel de généralité doit profondément neutraliser
-l'essor. Une telle aptitude fondamentale est loin, sans doute, de
-dispenser d'une véritable régularisation de la foi positive dans le
-système de l'éducation universelle: cette discipline est surtout
-indispensable envers les notions les plus complexes, où l'assentiment
-unanime est pourtant beaucoup plus essentiel, pour réagir suffisamment
-contre les illusions et l'entraînement des passions. Toutefois il
-est clair que si la foi nouvelle ne comporte point la même plénitude
-d'ascendant que l'ancienne, la nature de la philosophie et de la
-sociabilité correspondantes ne l'exigent pas non plus: puisqu'il
-s'agit d'un état mental qui, disposant spontanément à la convergence,
-permet d'organiser une véritable unité spirituelle, sans supposer
-la rigoureuse compression permanente que l'état théologique avait
-dû laborieusement établir pour prévenir, autant que possible, les
-profondes discordances propres à une philosophie aussi vague et
-arbitraire qu'absolue, outre que les intérêts réels sont bien plus
-disciplinables que les intérêts chimériques. Il existe donc, à
-cet égard, une suffisante harmonie générale entre le besoin et la
-possibilité d'une discipline régulière chez les intelligences modernes;
-du moins quand le régime théologico-métaphysique, devenu éminemment
-perturbateur, y aura totalement cessé. Ces considérations tendent
-à dissiper spontanément les fâcheuses inquiétudes théocratiques
-que soulève aujourd'hui toute pensée quelconque de réorganisation
-spirituelle; puisque la nature philosophique du nouveau gouvernement
-moral ne lui permet nullement de comporter des usurpations équivalentes
-à celles de l'autorité théologique. Néanmoins, il ne faut pas croire,
-par une exagération inverse, que ce régime positif ne soit pas, à sa
-manière, susceptible de graves abus, inhérens à l'infirmité de notre
-nature mentale et affective; leur suffisante répression exigera même
-certainement une constante surveillance sociale, qui, à la vérité, ne
-saurait manquer. La science réelle ne se montre que trop aujourd'hui
-compatible avec le charlatanisme, surtout chez les géomètres, dont le
-langage mystérieux peut si aisément dissimuler, auprès du vulgaire, une
-profonde médiocrité intellectuelle; et les savans sont d'ailleurs tout
-aussi disposés à l'oppression que les prêtres ont jamais pu l'être,
-quoiqu'ils n'en puissent heureusement obtenir jamais les mêmes moyens.
-Ainsi, l'esprit universel de critique sociale, spontanément introduit
-par le régime monothéique du moyen âge, comme une suite nécessaire
-de la séparation des deux puissances, suivant les explications du
-cinquante-quatrième chapitre, doit surtout remplir un office continu
-dans le système final de la sociabilité moderne. La désastreuse
-prépondérance que cet esprit exerce aujourd'hui n'empêche pas qu'il ne
-devienne susceptible d'une heureuse efficacité ultérieure, quand il
-sera, au contraire, convenablement subordonné à l'esprit organique,
-et régulièrement appliqué à contenir, autant que possible, les abus
-propres au nouveau régime. Sans doute, l'universelle propagation
-des connaissances réelles constituera spontanément la plus solide
-garantie contre le charlatanisme scientifique: car, lorsque, par
-exemple, le langage algébrique sera, au degré élémentaire, devenu
-vraiment vulgaire, le mérite de le parler ne dispensera plus de toute
-autre qualité plus essentielle. Mais ce correctif nécessaire ne
-saurait pourtant suffire, si la nature du régime positif ne devait en
-même temps développer aussi une continuelle surveillance critique,
-qui, loin de tendre, comme aujourd'hui, à la subversion du système,
-concourra régulièrement, au contraire, à en consolider l'harmonie,
-parce qu'elle résultera directement de sa constitution fondamentale,
-d'après laquelle l'autorité spirituelle sera toujours légitimement
-soumise, soit dans son origine, soit dans sa destination, à des
-conditions de capacité et de moralité, rigoureusement déterminées,
-dont le principe, universellement proclamé, pourra toujours être
-invoqué à l'appui de tout reproche convenablement motivé. Ces
-conditions initiales doivent être surtout intellectuelles, tandis que
-les conditions finales seront principalement morales. Les premières
-se rapportent à l'ensemble des difficiles préparations, à la fois
-logiques et scientifiques, qui doivent garantir l'aptitude rationnelle
-des membres de la corporation spéculative, à laquelle si peu de nos
-académiciens seraient vraiment dignes d'être agrégés. Le même principe
-de discipline intellectuelle que cette corporation aura communément
-employé, pour interdire la discussion aux esprits incompétens, pourra
-évidemment être tourné contre ses propres fonctionnaires, lorsqu'ils
-n'auront pas convenablement satisfait aux obligations correspondantes,
-bien plus étendues et plus impérieuses à leur égard qu'envers les
-simples fidèles. Quant aux autres conditions, moins senties mais
-aussi nécessaires, elles concernent directement l'exercice continu de
-l'autorité spirituelle, qui, dans tous ses actes, doit être évidemment
-soumise à l'ensemble des sévères prescriptions morales qu'elle-même
-aura régulièrement imposées à chacun au nom de tous. Depuis que le
-catholicisme a noblement proclamé l'entière suprématie sociale de la
-morale, non-seulement sur la force, mais même sur l'intelligence, par
-suite de la séparation fondamentale des deux pouvoirs, le plus chétif
-croyant a dû acquérir, d'après cette règle universelle, un droit
-légitime de remontrance convenable envers toute autorité quelconque
-qui en aurait enfreint les communes obligations, sans excepter même
-l'autorité spirituelle, plus spécialement obligée, au contraire, à les
-respecter. Si une telle faculté a pleinement existé sous le régime
-monothéique, malgré la tendance fortement théocratique inhérente
-au principe religieux, elle doit être, à plus forte raison, mieux
-compatible encore avec la nature du régime positif, où tout devient
-nécessairement discutable sous les conditions convenables; outre que
-les prescriptions, générales ou spéciales, de la morale positive seront
-beaucoup plus précises et moins irrécusables que ne pouvaient l'être
-celles de la morale religieuse. Tous ceux qui aspireront alors au
-gouvernement spirituel de l'humanité sauront ou apprendront bientôt
-qu'une profonde moralité n'est pas moins indispensable qu'une haute
-capacité pour cette grande destination: le discrédit universel qui
-atteindra rapidement ceux qui dédaigneront ou méconnaîtront cette
-alliance nécessaire, montrera que la société moderne, dont la foi ne
-saurait être aveugle, ne supporte pas longtemps l'oppressive prétention
-de nos habiles à dominer le monde sans lui rendre réellement aucun
-service continu.
-
-L'ensemble des considérations qui ont suivi le résumé final de
-notre élaboration historique constitue maintenant ici une suffisante
-détermination générale du but, de la nature et du caractère propres à
-la grande réorganisation spirituelle qui doit nécessairement commencer
-et diriger la régénération totale vers laquelle nous avons vu, chez
-l'élite de l'humanité, directement converger de plus en plus, dès le
-moyen âge, le cours permanent de tous les divers mouvemens sociaux.
-Quant à la réorganisation temporelle consécutive, dont l'étude du
-passé nous a déjà nettement indiqué l'esprit essentiel, il est clair,
-d'après nos explications antérieures, que son appréciation directe et
-spéciale, aujourd'hui trop prématurée pour comporter la précision et la
-rigueur convenables, ne pourrait actuellement offrir qu'une dangereuse
-concession à de vicieuses habitudes politiques, qu'il s'agit, avant
-tout, de réformer; car nous avons hautement reconnu que la fondation
-du nouveau système social avorterait, de toute nécessité, tant qu'elle
-ne serait pas d'abord entreprise seulement dans l'ordre spirituel ou
-européen, et que le point de vue temporel ou national conserverait
-encore sa prépondérance empirique. Mais, sans méconnaître jamais
-cette grande prescription logique, je crois maintenant devoir arrêter
-directement l'attention du lecteur sur le vrai principe général de
-la coordination élémentaire propre à l'économie finale des sociétés
-modernes; puisque la notion fondamentale d'un tel classement deviendra
-naturellement indispensable au nouveau pouvoir spirituel pour se former
-une idée suffisamment nette du milieu social correspondant, afin d'y
-adapter convenablement l'ensemble de l'éducation positive, dont le but
-politique resterait autrement trop peu déterminé. Or, d'un autre côté,
-ce principe hiérarchique, posé dès le début de ce Traité, a reçu depuis
-une confirmation pleinement décisive par l'extension graduelle qu'il a
-spontanément acquise dans le cours entier des cinq volumes précédens;
-en sorte que nous n'avons plus ici qu'à ébaucher sommairement son
-appréciation directe, pour faire suffisamment concevoir sa destination
-universelle, comme je l'ai annoncé aux cinquantième et cinquante-unième
-chapitres; en renvoyant d'ailleurs au Traité spécial de philosophie
-politique, déjà promis à tant d'autres titres, des explications
-développées qui seraient actuellement déplacées.
-
-Avant de procéder immédiatement à cette importante indication, il
-faut d'abord écarter entièrement la distinction vulgaire entre les
-deux sortes de fonctions respectivement qualifiées de publiques et
-privées. Cette division empirique, propre à nos mœurs transitoires,
-constituerait, en effet, un obstacle insurmontable à toute saine
-conception du classement social, par l'impossibilité de ramener
-cette vaine démarcation à aucune vue rationnelle. Dans toute société
-vraiment constituée, chaque membre peut et doit être envisagé comme un
-véritable fonctionnaire public, en tant que son activité particulière
-concourt à l'économie générale suivant une destination régulière,
-dont l'utilité est universellement sentie: sauf l'existence oisive ou
-purement négative, toujours de plus en plus exceptionnelle, et que la
-sociabilité moderne fera bientôt disparaître essentiellement. Il n'en
-saurait être autrement qu'aux époques de grande transition, lorsqu'une
-civilisation se développe sous une autre antérieure et hétérogène:
-car alors les nouveaux élémens sociaux, quoique éminemment actifs,
-ne pouvant être rationnellement annexés à l'ordre normal envers
-lequel ils sont étrangers, et souvent hostiles, doivent, en effet, se
-présenter comme uniquement relatifs à des impulsions individuelles,
-dont la convergence finale n'est pas encore assez appréciable. Nous
-avons historiquement reconnu, au cinquante-troisième chapitre, que
-la distinction dont il s'agit fut totalement incompatible avec le
-régime théocratique, ainsi qu'on le voit encore chez les peuples
-où ce régime initial a suffisamment persisté, surtout dans l'Inde,
-principal type à cet égard, et où le plus humble artisan offre, à un
-degré très-prononcé, un véritable caractère public. La même remarque,
-quoique moins saillante, reste applicable aussi à l'ordre grec, et
-principalement à l'ordre romain, beaucoup mieux caractérisé; mais
-il faut, en ce nouveau cas, n'avoir égard qu'à la population libre,
-dont tous les membres avaient habituellement une évidente destination
-militaire, les uns comme capitaines, les autres comme soldats, suivant
-une distinction toujours essentiellement héréditaire, émanée du système
-précédent. Avec une pareille restriction, cette observation s'étend
-encore au régime du moyen âge, du moins tant que son génie propre a pu
-demeurer suffisamment prononcé: tous les hommes libres y présentaient
-toujours un certain caractère politique, irrécusable jusque chez le
-moindre chevalier, sauf les inégalités de degré et les intermittences
-d'activité. C'est seulement à la fin de cette époque intermédiaire,
-quand la grande transition a directement commencé, surtout d'après
-l'essor industriel succédant partout à l'abolition de la servitude,
-que l'on voit spontanément surgir une distinction usuelle entre les
-professions publiques et les professions privées, suivant qu'elles se
-rapportaient ou aux fonctions normales de l'ordre antérieur, subsistant
-quoique déclinant, ou aux opérations essentiellement partielles et
-empiriques des nouveaux élémens sociaux, dont nul ne pouvait alors
-apercevoir la tendance nécessaire vers une autre économie générale.
-Une telle distinction dut ensuite se développer de plus en plus, à
-mesure que s'accomplissait le double mouvement préparatoire, à la
-fois négatif et positif, que nous avons reconnu propre à l'évolution
-moderne; en sorte que l'histoire totale de cette notion temporaire
-représente spontanément, à sa manière, notre appréciation de l'ensemble
-du passé; coïncidence qui, sans doute, n'a rien de fortuit, et qui
-doit pareillement se reproduire à tout autre égard, si notre théorie
-historique est la fidèle expression générale de la réalité sociale.
-Toutefois la plus complète intensité d'une semblable démarcation doit
-se rapporter véritablement à la seconde des trois phases successives
-que nous a présentées cet âge transitoire, pendant que le régime ancien
-conservait, en apparence, toute sa prépondérance politique; car, sous
-la phase suivante, où l'essor industriel a pris assez d'importance
-pour que les gouvernemens européens commencent à y subordonner
-directement leurs combinaisons pratiques, la tendance spontanée de
-l'évolution moderne vers une nouvelle coordination sociale devient
-déjà graduellement appréciable, au point d'imprimer aux grandes
-existences industrielles un caractère public de plus en plus prononcé.
-Enfin, depuis le début de la crise finale, ce changement est devenu
-tellement tranché qu'il indique une inévitable inversion de la
-disposition antérieure dans le nouvel état de société, caractérisé
-non-seulement quant à l'ordre spirituel, ce qui est évident, mais
-aussi quant à l'ordre temporel, par l'extinction presque totale du
-genre d'activité qui constituait d'abord les professions publiques,
-et par la prépondérance normale des fonctions jadis privées; le
-gouvernement proprement dit, sous l'un et l'autre aspect, n'étant
-dès lors, comme autrefois en sens contraire, qu'une application plus
-complète et plus générale de la destination habituelle. Néanmoins la
-distinction temporaire que nous apprécions persistera nécessairement,
-à un certain degré, jusqu'à ce que la conception fondamentale du
-nouveau système social soit devenue assez nette et assez familière
-pour développer un sentiment élémentaire d'utilité publique, d'abord
-parmi les chefs des divers travaux humains, et même ensuite chez les
-moindres coopérateurs. La dignité qui anime encore le plus obscur
-soldat dans l'exercice de ses plus modestes fonctions n'est point,
-sans doute, particulière à l'ordre militaire; elle convient également
-à tout ce qui est systématisé; elle ennoblira un jour les plus simples
-professions actuelles, quand l'éducation positive, faisant partout
-prévaloir une juste notion générale de la sociabilité moderne, aura pu
-rendre suffisamment appréciable à tous la participation continue de
-chaque activité partielle à l'économie commune. Ainsi, la cessation
-vulgaire de la division encore existante entre les professions privées
-et les professions publiques dépend nécessairement de la régénération
-universelle des idées et des mœurs modernes. Mais, en vertu même de
-cette intime connexité, les vrais philosophes, dont les conceptions
-doivent toujours devancer, à un certain degré, la raison commune,
-ne sauraient aujourd'hui se représenter convenablement l'ensemble
-du nouveau système social, s'ils ne s'affranchissent préalablement
-d'une telle distinction, propre seulement à l'âge transitoire. Ils
-devront donc concevoir désormais comme publiques toutes les fonctions
-qualifiées actuellement de privées, après avoir d'abord judicieusement
-écarté de l'économie finale, suivant les indications de la saine
-théorie historique, les diverses fonctions destinées à disparaître
-essentiellement. En conséquence, nous supposerons ici éliminé tout ce
-qui se rapporte aux divers débris quelconques de l'état préliminaire,
-non-seulement théologique, mais même métaphysique; quoique ces derniers
-soient aujourd'hui beaucoup plus bruyans, ils ne sont pas, au fond,
-plus vivaces. D'après une telle préparation, l'économie moderne ne
-présentant plus que des élémens homogènes, dont la convergence est
-nettement appréciable, il devient possible de concevoir l'ensemble
-de la hiérarchie sociale, qui restera inintelligible tant qu'on
-s'efforcera d'y combiner irrationnellement les classes vraiment
-ascendantes avec les classes inévitablement descendantes. Le lecteur
-doit maintenant comprendre l'importance philosophique de l'explication
-préalable que nous venons d'achever. Quoique cette élévation finale
-des professions privées à la dignité de fonctions publiques ne doive,
-sans doute, rien changer d'essentiel au mode actuel de leur exercice
-spécial, elle transformera profondément leur esprit général, et devra
-même affecter beaucoup leurs conditions usuelles. Tandis que, d'une
-part, une telle appréciation normale développera, chez tous les rangs
-quelconques de la société positive, un noble sentiment personnel de
-valeur sociale, elle y fera, d'une autre part, sentir la nécessité
-permanente d'une certaine discipline systématique, naturellement
-incompatible avec le caractère purement individuel, et tendant à
-garantir les obligations, soit préliminaires, soit continues, propres
-à chaque carrière. En un mot, ce simple changement constituera
-spontanément un symptôme universel de la régénération moderne.
-
-Le principe essentiel de la nouvelle coordination sociale, dont je dois
-maintenant indiquer l'appréciation directe, a été d'abord destiné,
-au commencement de ce Traité (_voyez_ la deuxième leçon), à établir
-la vraie hiérarchie des sciences fondamentales, d'après le degré de
-généralité et d'abstraction de leur sujet propre, suivant la nature
-des phénomènes correspondans: telle fut aussi, dans mon évolution
-personnelle, la première source de cette conception philosophique. Nous
-avons ensuite reconnu, sans aucune vaine prévention systématique, que
-la même loi logique fournissait spontanément la meilleure distribution
-intérieure de chaque partie successive de la philosophie inorganique.
-En s'étendant à la philosophie biologique, elle y a pris un caractère
-plus actif, plus rapproché de sa destination sociale: passant de
-l'ordre des idées et des phénomènes à l'ordre réel des êtres eux-mêmes,
-ce principe taxonomique, convenablement appliqué, est aussi devenu
-apte à représenter exactement la véritable coordination naturelle
-maintenant établie par les zoologistes rationnels pour l'ensemble de
-la série animale. Par une dernière extension, nous y avons directement
-rattaché, au cinquantième chapitre, la base essentielle de toute
-la statique sociale: et, enfin, l'élaboration dynamique de la leçon
-précédente vient d'y puiser la détermination de l'ordre général des
-diverses évolutions élémentaires propres à la sociabilité moderne.
-Une suite aussi décisive d'applications capitales, érige désormais,
-j'ose le dire, un tel principe philosophique en loi fondamentale
-de toute hiérarchie quelconque: l'universalité nécessaire des lois
-logiques explique d'ailleurs naturellement cet ensemble de coïncidences
-successives, qui ne devaient, sans doute, rien offrir de fortuit.
-Ainsi, dans chaque société régulière, quelles qu'en puissent être
-la nature et la destination, les diverses activités partielles se
-subordonnent toujours entre elles suivant le degré de généralité et
-d'abstraction propre à leur caractère habituel. Cette règle nécessaire
-ne sera jamais démentie par l'exacte appréciation des divers cas réels;
-pourvu que, suivant son esprit, on ne l'applique qu'à un véritable
-système, d'ailleurs quelconque, formé d'élémens homogènes, convergeant
-tous vers une destination commune, au lieu de l'incohérente coexistence
-d'activités discordantes. La société antique, soit théocratique, soit
-militaire, la seule, comme nous l'avons vu, qui ait pu jusqu'ici
-être pleinement systématisée, a toujours offert une coordination
-évidemment conforme à ce principe universel, dont la notion sociale
-ne saurait être aujourd'hui mieux éclaircie que d'après ce type
-caractéristique, considéré même dans les faibles vestiges que notre
-civilisation en conserve encore; surtout dans l'organisme militaire,
-resté, sous ce rapport, plus nettement appréciable qu'aucun autre,
-et où la hiérarchie nécessaire qui subordonne constamment les agens
-moins généraux à de plus généraux devient tellement prononcée qu'elle
-demeure même profondément indiquée par les qualifications usuelles.
-Il serait donc ici superflu de prouver expressément que la société
-nouvelle, une fois parvenue à l'état d'homogénéité et de consistance
-convenable à sa nature, ne saurait comporter d'autre classification
-normale, appliquée seulement à des élémens d'un autre ordre; ainsi que
-l'annoncent directement les divers classemens partiels qui s'y sont
-déjà spontanément réalisés, pendant le cours de la grande transition
-moderne. En conséquence, la véritable difficulté philosophique se
-réduit essentiellement, à ce sujet, à bien apprécier les différens
-degrés de généralité ou, ce qui revient au même, d'abstraction,
-inhérens aux différentes fonctions de l'organisme positif. Or, par une
-anticipation indispensable, cette opération a été presque entièrement
-accomplie, quoiqu'à une autre fin, dès le début de ce volume; et
-les volumes précédens avaient spontanément amené les principales
-indications propres à compléter une telle explication, du moins en la
-bornant au degré de développement que nous ne devons point dépasser
-ici: en sorte qu'il ne nous reste plus, sous ce rapport, qu'à combiner
-directement ces différentes notions, pour en faire suffisamment
-ressortir la conception rationnelle de l'économie finale.
-
-Considérée du point de vue le plus philosophique, la progression
-sociale s'est d'abord présentée à nous, dans son ensemble, au
-cinquante-unième chapitre, comme une sorte de prolongement nécessaire
-de la série animale, où les êtres sont d'autant plus élevés qu'ils se
-rapprochent davantage du type humain, tandis que, d'une autre part,
-l'évolution humaine est surtout caractérisée par sa tendance constante
-à faire de plus en plus prévaloir les divers attributs essentiels
-qui distinguent l'humanité proprement dite de la simple animalité.
-Quoique l'ordre dynamique, dont les degrés sont beaucoup plus tranchés,
-dût être éminemment propre à fonder une telle conception, elle doit
-évidemment convenir aussi à l'ordre statique, d'après l'intime
-connexité, directement établie au quarante-huitième chapitre, entre les
-lois d'harmonie et les lois de succession, pour l'étude rationnelle
-des phénomènes sociaux. Ainsi la hiérarchie sociale doit pareillement
-offrir, en principe, une extension spontanée de l'échelle animale:
-en sorte que les caractères qui y séparent les diverses classes
-doivent être, avec une moindre intensité, essentiellement analogues
-à ceux qui distinguent les différens degrés d'animalité. Telle est
-la première base inébranlable que la philosophie positive fournira
-naturellement à la subordination sociale, dès lors scientifiquement
-rattachée au même titre fondamental d'où l'homme conclut justement sa
-propre supériorité sur tous les autres animaux. La dignité animale est
-essentiellement mesurée par l'ascendant du système nerveux, principal
-siége de l'animalité, et la dignité sociale par la prépondérance plus
-ou moins prononcée des plus éminentes facultés propres à ce système;
-quoique la vie purement organique, fond primitif de toute existence,
-doive d'ailleurs, en l'un et l'autre cas, toujours rester plus ou moins
-dominante, comme je l'ai expliqué en son lieu. D'après la tendance
-spontanée à l'universelle application du type humain, qui caractérise
-nécessairement, suivant notre théorie, la philosophie initiale, les
-idées de hiérarchie ont dû être d'abord tirées constamment de l'ordre
-intérieur des sociétés humaines pour être ensuite transportées à divers
-autres sujets. La philosophie finale, qui d'abord, au contraire,
-procède surtout du monde à l'homme, puisera désormais, en sens inverse,
-les notions de subordination dans l'appréciation directe de l'ordre
-extérieur, plus simple, mieux tranché et plus fixe, afin que leur
-extension sociale puisse logiquement contenir l'influence dissolvante
-de l'esprit sophistique, dont l'essor accompagne malheureusement le
-progrès naturel de notre intelligence. C'est ainsi que la science et
-la théologie, considérant l'homme, l'une comme le premier des animaux,
-l'autre comme le dernier des anges, conduisent, sous ce rapport,
-suivant des voies opposées, à des résultats essentiellement équivalens,
-quoique d'une stabilité fort inégale, d'après la commune prépondérance
-nécessaire, rationnelle ou instinctive, réelle ou chimérique, d'un même
-type fondamental. On ne saurait donc contester l'éminente aptitude de
-la philosophie positive à consolider spontanément les saines idées de
-subordination sociale en les liant profondément, par des nuances moins
-tranchées et plus délicates, mais non moins réelles, au même principe
-universel qui, dans l'échelle générale des êtres vivans, place d'abord
-la vie animale proprement dite au-dessus de la simple vie organique, et
-ensuite constitue la série successive des divers degrés essentiels de
-l'animalité.
-
-Une première application de cette théorie hiérarchique à l'ensemble
-de la nouvelle économie sociale, conduit à y concevoir la classe
-spéculative au-dessus de la masse active, comme je l'ai précédemment
-établi: puisque la première offre certainement un essor plus complet
-des facultés de généralisation et d'abstraction qui distinguent le plus
-la nature humaine; à moins qu'une insuffisante moralité n'y vienne
-paralyser la spiritualité, ce qui, en temps normal, ne peut constituer
-que des anomalies purement individuelles, dont la répression possible
-deviendra l'objet continu d'une sage discipline. Quand la séparation
-fondamentale des deux puissances élémentaires fut d'abord introduite
-dans l'organisme social par le régime monothéique du moyen âge, il ne
-faut pas croire que la supériorité légale du clergé relativement à tous
-les autres ordres résultât uniquement, ni même principalement, de son
-caractère religieux. Elle dérivait surtout d'un principe plus profond
-et plus universel, suivant la tendance involontaire de l'appréciation
-humaine vers la prééminence spéculative. L'accroissement effectif de
-cette tendance constante, malgré la décadence continue des influences
-purement religieuses, montre clairement qu'elle est plus désintéressée
-qu'on n'a coutume de le supposer, et qu'elle indique directement une
-disposition spontanée de notre intelligence à estimer davantage les
-conceptions les plus générales. Mais, par cela même, cette première
-subordination ne pourra devenir irrévocablement réalisable, dans
-l'économie positive, que lorsque les élémens actuels de la nouvelle
-classe spéculative seront enfin suffisamment dégagés de la spécialité
-dispersive qui, après avoir été indispensable à leur préparation,
-constitue aujourd'hui le principal obstacle à leur installation
-sociale, certainement impossible sans leur propre systématisation
-préalable[32]. Quand la régénération philosophique aura convenablement
-ramené ces divers élémens à une véritable unité, d'ailleurs pleinement
-compatible avec une saine répartition intérieure, correspondante à la
-diversité secondaire des besoins et des aptitudes, alors seulement
-cette classe obtiendra réellement l'éminente position que comporte
-sa nature, et dont sa présente situation ne peut donner qu'une
-très-faible idée. Une superficielle appréciation pourrait d'abord
-faire envisager cette prééminence nécessaire de la dignité spéculative
-comme contraire à notre principe fondamental de la séparation des deux
-puissances; mais les explications du cinquante-quatrième chapitre,
-suffisamment complétées ci-dessus, préviendront, j'espère, chez
-tout lecteur judicieux, une aussi grave inconséquence; puisque nous
-avons directement reconnu que, dans la sociabilité moderne, la
-considération et la puissance étaient nécessairement distribuées selon
-des lois tellement différentes, que leurs degrés supérieurs s'excluent
-essentiellement. Or il s'agit ici de l'ordre de dignité, et non de
-l'ordre de pouvoir, du rang occupé dans l'estime universelle et non
-de l'influence directe exercée sur les actes réels. Bien loin que
-la prééminence nécessaire de la classe spéculative sous le premier
-aspect puisse aucunement altérer l'indispensable séparation des deux
-puissances, c'est par là, au contraire, que cette division doit être
-suffisamment consolidée: car, si celle des deux forces positives qui
-est inévitablement inférieure en ascendant temporel, l'était aussi
-en considération sociale, une telle pondération serait aussitôt
-détruite, par l'entière dégradation de l'autorité spirituelle. C'est
-précisément de l'opposition naturelle de ces deux sortes de suprématie
-que résultera entre les deux pouvoirs un état normal de rivalité
-générale, heureusement incompatible avec le despotisme prolongé d'aucun
-d'eux, et qui, malgré sa tendance inévitable à susciter quelquefois
-de graves conflits, n'en constituera pas moins, comme je l'ai montré,
-la principale source régulière du mouvement politique. Du reste, en
-se reportant au principe philosophique de notre théorie hiérarchique,
-il est clair que la même conception scientifique qui établit la
-dignité supérieure de la classe spéculative, indique directement la
-prépondérance pratique du pouvoir actif en la rattachant à l'ascendant
-nécessaire de la vie organique proprement dite chez les plus éminentes
-natures animales, sans excepter la nature humaine, même parvenue à son
-plus noble développement social, suivant les explications décisives des
-quarantième et cinquante-unième chapitres.
-
- Note 32: Dans leur dédain stupide pour toute philosophie
- générale, la plupart des savans actuels, surtout en France,
- ne comprennent pas, à cet égard, que leur aveugle antipathie
- est en réalité nécessairement contraire au juste sentiment de
- dignité sociale que leur inspire spontanément le caractère
- spéculatif. Il est pourtant sensible que si cette opposition
- rétrograde à l'essor de tout esprit philosophique pouvait
- effectivement prévaloir, les praticiens viendraient bientôt,
- sous la même impulsion plus prolongée, discréditer à leur
- tour l'esprit scientifique proprement dit. Le régime de
- la spécialité, naturellement lié à la prépondérance des
- applications directes, conduirait nécessairement les simples
- ingénieurs à éliminer les vrais savans, aux mêmes titres
- que ceux-ci proclament aujourd'hui contre les véritables
- philosophes. Arguant avec raison de la généralité supérieure
- de leurs conceptions habituelles pour légitimer leur
- prééminence mentale sur les praticiens, comment ces savans
- ne comprennent-ils pas que des vues encore plus générales
- doivent assurer à l'esprit philosophique, sous la seule
- condition d'une suffisante positivité, une supériorité
- non moins légitime sur l'esprit scientifique actuel?
- L'inconséquence évidente d'une telle disposition ne peut
- s'expliquer réellement que par l'influence d'un déplorable
- empirisme, spontanément rattaché à des instincts égoïstes que
- j'ai déjà suffisamment caractérisés.
-
-Nous avons ainsi suffisamment apprécié la principale division sociale,
-celle qui correspond aux deux modes les plus distincts de l'existence
-humaine, et qui régularise les deux manières les plus différentes de
-classer les hommes, selon la capacité ou selon la puissance. Il devient
-dès lors facile de caractériser, d'après le même principe hiérarchique,
-la plus importante subdivision de chacune de ces deux grandes classes,
-déjà indiquée d'ailleurs, quoiqu'à une autre fin, au début de ce
-volume. Quant à la classe spéculative, elle se décompose évidemment
-en deux très-distinctes, suivant les deux directions fort différentes
-qu'y prend le commun esprit contemplatif, tantôt philosophique ou
-scientifique, tantôt esthétique ou poétique. Malgré la similitude
-essentielle de mœurs et d'opinions qui doit rapprocher spontanément ces
-deux natures contemplatives, en les séparant nettement de la nature
-active, leur évidente diversité n'en constitue pas moins une nouvelle
-application irrécusable de notre théorie de coordination. Quelle que
-soit l'importance sociale des beaux-arts, comme je l'ai soigneusement
-expliqué aux cinquante-troisième et cinquante-sixième chapitres, et
-quoique l'avenir leur réserve une éminente mission, que j'indiquerai
-directement à la fin de ce volume, il n'est pas douteux que le point de
-vue esthétique ne soit moins général et moins abstrait que le point de
-vue scientifique ou philosophique. Celui-ci est immédiatement relatif
-aux conceptions fondamentales destinées à diriger l'exercice universel
-de la raison humaine; tandis que l'autre se rapporte seulement aux
-facultés d'expression, qui ne sauraient jamais occuper le premier rang
-dans notre système mental: en sorte que, chez la classe philosophique,
-le type humain s'approche nécessairement davantage de sa perfection
-caractéristique, par un essor supérieur des facultés d'abstraire,
-de généraliser et de coordonner, qui constituent certainement la
-principale prééminence de l'humanité sur l'animalité. Le principe
-biologique de notre hiérarchie sociale représente directement cette
-inégalité nécessaire entre les deux classes spirituelles: car si,
-en descendant l'échelle animale, les aptitudes industrielles sont
-celles qui, à raison de leur dignité inférieure, persistent le plus
-longtemps, on voit aussi les aptitudes esthétiques, sans se prolonger,
-à beaucoup près, autant, disparaître néanmoins plus tard que les
-aptitudes scientifiques, lesquelles, appréciées suivant leur attribut
-essentiel d'une certaine prévision des phénomènes, cessent ainsi bien
-plus promptement que toutes les autres, en témoignage incontestable de
-leur universelle suprématie. Pour la classe active ou pratique, qui
-nécessairement embrasse l'immense majorité, son développement plus
-complet et plus prononcé a déjà dû rendre ses divisions essentielles
-encore plus tranchées et mieux appréciables; en sorte que, à leur
-égard, la théorie hiérarchique n'a guère qu'à rationnaliser les
-distinctions consacrées jusqu'ici par l'usage spontané. Il faut, à cet
-effet, y considérer d'abord la principale décomposition de l'activité
-industrielle, suivant qu'elle se borne à la production proprement
-dite, ou qu'elle se rapporte à la transmission des produits: le
-second cas est évidemment supérieur au premier quant à l'abstraction
-des opérations et à la généralité des rapports; aussi est-il plus
-exclusivement propre à l'humanité. On doit ensuite subdiviser chacun
-d'eux selon que la production concerne la simple formation des
-matériaux ou leur élaboration directe, et que la transmission est
-immédiatement relative aux produits mêmes ou seulement à leurs signes
-représentatifs: il est clair que, des deux parts, le dernier ordre
-industriel présente un caractère plus général et plus abstrait que le
-précédent, conformément à notre règle constante de classement. Ces deux
-décompositions successives constituent spontanément la vraie hiérarchie
-industrielle, en plaçant au premier rang les banquiers, à raison de la
-généralité et de l'abstraction supérieures de leurs opérations propres,
-ensuite les commerçans proprement dits, puis les manufacturiers, et
-enfin les agriculteurs, dont les travaux sont nécessairement plus
-concrets et les relations plus spéciales que chez les trois autres
-classes pratiques.
-
-À cette coordination fondamentale de la nouvelle économie sociale,
-il serait ici déplacé d'ajouter aucune subdivision plus secondaire,
-soit spéculative, soit active; outre que des distinctions trop
-multipliées, quelle qu'en fût l'homogénéité, offriraient d'abord le
-grave inconvénient d'altérer ou de dissimuler l'unité nécessaire
-des classes correspondantes. Quand le progrès de la réorganisation
-positive en aura suffisamment indiqué la nécessité, il sera facile de
-les déterminer graduellement par l'application plus prolongée du même
-principe hiérarchique, sans qu'il convienne de trop anticiper, à cet
-égard, sur les besoins successifs. C'est pourquoi je m'abstiens à
-dessein de combiner ici les diverses indications spontanément obtenues
-dans les volumes précédens quant à la décomposition rationnelle de
-l'ordre spéculatif, soit scientifique, soit même esthétique, afin
-d'éviter toute discussion prématurée, qui pourrait faire oublier ou
-méconnaître la principale considération. Je dois seulement, envers le
-premier, rappeler directement la remarque déjà mentionnée, au début de
-ce volume, sur la distinction provisoire entre l'esprit scientifique
-proprement dit et l'esprit vraiment philosophique. Tout en appliquant
-cette distinction dans notre élaboration dynamique, qui sans cela
-eût été confuse, j'ai soigneusement averti qu'elle ne pouvait avoir
-qu'une simple destination historique, pour la partie de la transition
-moderne où ces deux esprits ont été, en effet, exceptionnellement
-séparés; mais qu'une telle division devait être radicalement écartée
-pour la conception statique de l'ordre final, dont elle empêcherait
-directement l'appréciation rationnelle, comme reposant sur une vicieuse
-opposition entre des facultés essentiellement identiques, sauf les
-inégalités de degré. Quoique j'aie eu ci-dessus implicitement égard à
-cette indispensable condition, son importance me détermine cependant,
-afin de prévenir toute incertitude, à en formuler ici une dernière
-expression directe, en indiquant que, à l'état positif, la science et
-la philosophie, ainsi qu'elles doivent être conçues l'une et l'autre,
-seront désormais entièrement confondues; en sorte que le reste de ce
-volume emploiera indifféremment l'une ou l'autre dénomination.
-
-Envers les subdivisions ultérieures de la hiérarchie positive, la
-seule considération vraiment essentielle qu'il faille signaler ici,
-consiste en ce qu'elles émaneront toujours du même principe fondamental
-qui vient de nous fournir les distinctions primordiales, de façon à
-maintenir constamment l'unité nécessaire du classement social. Pour
-caractériser nettement une telle uniformité, il suffira de l'étendre
-directement à la plus extrême subordination industrielle, celle qui,
-dans chaque espèce de travaux, existe entre l'entrepreneur proprement
-dit et l'opérateur immédiat. Or cette coordination, la plus élémentaire
-de toutes, et qui, par suite, comporte, surtout aujourd'hui, les plus
-dangereuses collisions, à raison de la continuité et de l'intimité des
-contacts, se rattache évidemment à notre principe hiérarchique; puisque
-le caractère propre de l'entrepreneur est certainement plus général
-et plus abstrait que celui du simple ouvrier, dont l'action et la
-responsabilité sont moins étendues. Ainsi cette dernière subordination,
-si importante à consolider, n'est assurément, en elle-même, ni
-plus arbitraire, ni moins immuable qu'aucune des autres: à l'état
-normal, elle ne constitue pas davantage un abus de la force ou de la
-richesse, et repose sur les mêmes titres que les relations les moins
-contestées. Quoi qu'il en soit, il n'est plus douteux que le principe
-propre à expliquer ainsi, conformément aux indications spontanées de
-la raison publique, à la fois les cas les plus généraux et les plus
-particuliers, s'adaptera sans effort à une pareille appréciation des
-divers cas intermédiaires, aussitôt que l'application sociale l'exigera
-véritablement, malgré qu'on doive maintenant écarter, à ce sujet, toute
-vicieuse anticipation.
-
-Par une facile combinaison des différentes indications qui précèdent,
-chacun peut désormais concevoir spontanément une première esquisse
-rationnelle de l'ensemble de l'économie positive, régulièrement
-disposé en une seule série statique, ordonnée suivant la généralité
-et l'abstraction toujours décroissantes du caractère social
-correspondant, et destinée à servir de base ultérieure à toute saine
-spéculation quelconque sur l'harmonie finale des sociétés modernes.
-La subordination normale qui en résulte sera naturellement consolidée
-d'après son intime homogénéité; puisque, dans une telle hiérarchie,
-chaque classe ne peut méconnaître la dignité supérieure des précédentes
-qu'en altérant aussitôt son propre titre essentiel envers les
-suivantes, vu l'uniformité constante du principe de coordination: les
-classes même les plus inférieures ne sauraient oublier que ce principe
-coïncide nécessairement avec celui qui, plus largement appliqué,
-légitime la supériorité de l'homme envers tous les autres animaux: on
-voit, en outre, d'après les explications du cinquantième chapitre, que
-ce même principe hiérarchique, étendu jusqu'à l'ordre domestique, y
-comprend la véritable loi de la subordination des sexes.
-
-En imposant régulièrement des obligations morales d'autant plus
-étendues et plus sévères à mesure que les influences sociales
-deviennent plus générales, la commune éducation fondamentale,
-ultérieurement complétée par des institutions convenables, tendra
-directement à contenir d'ailleurs, autant que possible, les abus
-inhérens à ces inégalités nécessaires. Mais, en outre, la série
-statique, considérée en sens inverse, offre, par sa nature, une
-compensation inévitable, quoique insuffisante, directement propre
-à neutraliser d'exorbitantes prétentions; car, à mesure que les
-opérations sociales deviennent ainsi plus particulières et plus
-concrètes, leur utilité réelle devient aussi, de toute nécessité, plus
-directe et moins contestable, et par suite mieux assurée; en même
-temps, l'existence est plus indépendante[33] et la responsabilité
-moins étendue, en raison des relations plus circonscrites et d'une
-correspondance plus immédiate aux besoins les plus indispensables:
-en sorte que, si les premiers rangs s'honorent justement d'une
-coopération plus éminente et plus difficile, les derniers s'attribuent
-légitimement, à leur tour, un office plus certain et plus urgent;
-en restreignant suffisamment leurs désirs, ceux-ci pourraient
-provisoirement subsister par eux-mêmes, sans dénaturer leur caractère
-essentiel, tandis que les autres ne le pourraient aucunement. Outre
-les garanties naturelles qu'une telle opposition fournit directement
-à l'harmonie sociale, elle est évidemment très-favorable au bonheur
-privé, qui, une fois qu'est suffisamment consolidée la satisfaction
-des principales nécessités, dépend surtout d'une moindre sollicitude
-habituelle, du moins dans les cas, de plus en plus communs désormais,
-où le caractère individuel est assez conforme à la condition sociale;
-de façon que les derniers rangs des populations positives pourront, à
-cet égard, tirer d'importantes ressources de l'heureuse insouciance
-qui leur est propre, et qui constituerait, au contraire, un grave
-défaut chez des classes plus élevées. Il est clair d'ailleurs que
-ces différentes tendances élémentaires de la nouvelle économie ne
-pourront obtenir une pleine efficacité sociale que lorsque le système
-fondamental de l'éducation universelle aura convenablement développé
-les mœurs et les attributs qui doivent y distinguer les divers
-ordres, et dont la confusion actuelle ne saurait offrir aucune idée:
-mais, à raison même d'une telle corrélation, je devais ici indiquer
-sommairement tous ces aperçus, afin de mieux signaler les conditions
-essentielles de la grande élaboration philosophique qui doit servir de
-base à l'éducation positive.
-
- Note 33: Au sujet de cette indépendance croissante,
- il importe ici de résoudre sommairement une objection
- très-naturelle, suscitée par l'apparente contradiction
- d'une telle remarque avec une autre notion plus essentielle
- établie, dès le début de ce Traité, envers la hiérarchie
- scientifique, première source philosophique de notre théorie
- actuelle du classement universel: car nous avons alors
- reconnu (_voyez_ la deuxième leçon) que l'indépendance des
- spéculations humaines augmentait nécessairement avec leur
- généralité, tandis qu'ici nous voyons les opérations sociales
- devenir spontanément plus indépendantes à mesure qu'elles
- sont plus particulières. Mais l'opposition est facile à
- expliquer, en ayant suffisamment égard à la différence
- inévitable entre la vie spéculative et la vie active. Dans
- l'ordre théorique, où le but n'est que de penser, il est
- clair que les conceptions les plus abstraites doivent le
- moins dépendre de toutes les autres, qui leur sont, au
- contraire, essentiellement subordonnées. Il n'en peut plus
- être ainsi dans l'ordre pratique, où il faut surtout exister
- et agir, ce qui doit ériger l'actualité des opérations
- en principale condition de leur indépendance, dès lors
- croissante quand les fonctions deviennent plus concrètes
- et moins générales. Cette marche inverse des deux séries
- positives sous un aspect aussi important ne constitue donc
- aucune contradiction véritable: elle signale seulement un
- nouveau motif essentiel de comprendre combien est réelle et
- indispensable notre distinction fondamentale entre les deux
- modes principaux de la vie sociale; distinction sans laquelle
- il serait impossible, à tous égards, d'établir aucune exacte
- appréciation de l'ensemble de l'économie moderne.
-
-Considérée quant aux degrés successifs de la prépondérance matérielle,
-désormais mesurée surtout par la richesse, notre série statique
-présente nécessairement des résultats opposés, selon qu'on y envisage
-l'ordre spéculatif ou l'ordre actif; car, dans le premier, cette
-prépondérance diminue, tandis que, dans le second, elle augmente,
-en suivant, de part et d'autre, la hiérarchie ascendante. En effet,
-les lois naturelles du mouvement des richesses, si mal appréciées
-jusqu'ici par la métaphysique économique, font à la fois dépendre un
-tel ascendant de deux conditions très-distinctes, qui, dans leur plus
-grande intensité respective, sont directement opposées, l'extension
-plus générale et l'utilité plus directe des diverses coopérations
-sociales. Tant que les travaux humains, en se généralisant, restent
-néanmoins assez concrets pour que leur utilité demeure immédiatement
-appréciable à la raison commune, il n'est pas douteux que cette
-extension tend, par elle-même, à procurer une plus haute rétribution
-spéciale des services rendus. Mais quand cet office social, devenu
-trop abstrait, ne comporte qu'une appréciation indirecte, lointaine et
-confuse, il est également incontestable que, malgré l'accroissement
-réel de son utilité finale, à raison d'une généralité supérieure,
-il procurera nécessairement une moindre richesse, par suite de
-l'insuffisante estimation privée d'une coopération dont l'influence
-partielle ne saurait plus comporter aucune exacte analyse usuelle.
-C'est sur l'oubli d'une telle opposition que repose directement
-le dangereux sophisme d'après lequel on prétendrait aujourd'hui,
-d'une manière plus ou moins explicite, ériger la richesse en mesure
-universelle et exclusive de la participation sociale, sans distinguer,
-à cet égard, entre l'ordre spéculatif et l'ordre actif; sophisme
-éminemment perturbateur, qui tend à bouleverser l'économie moderne,
-en étendant au premier ordre la loi qui ne convient qu'au second. Si,
-par exemple, la coopération finale, même purement industrielle, des
-grandes découvertes astronomiques qui ont tant perfectionné l'art
-nautique, pouvait être suffisamment appréciée dans chaque expédition
-particulière, il est sensible qu'aucune fortune actuelle ne pourrait
-donner une idée de la monstrueuse accumulation de richesses qui se
-serait ainsi déjà réalisée chez les héritiers temporels d'un Kepler,
-d'un Newton, etc., fixât-on même leur rétribution partielle au taux
-le plus minime. Rien n'est plus propre que de telles hypothèses à
-manifester l'absurdité du prétendu principe relatif à la rémunération
-uniformément pécuniaire de tous les services réels, en faisant
-comprendre que l'utilité la plus étendue, en tant que trop lointaine
-et trop diffuse par une suite nécessaire de sa généralité supérieure,
-ne saurait trouver sa juste récompense que dans une plus haute
-considération sociale. Cette distinction est tellement nécessaire
-que, même chez la classe spéculative, l'ordre esthétique, à raison
-d'une plus facile appréciation privée, quoique son utilité finale soit
-certainement moindre, comporte naturellement une plus grande extension
-de richesses que l'ordre scientifique, dont l'existence serait
-presque impossible sans l'intervention continue de la sollicitude
-publique; malgré que certains économistes aient sérieusement
-proposé d'abandonner aux seuls intérêts particuliers la protection
-habituelle des travaux les plus abstraits. D'après l'ensemble des
-considérations précédentes, il est clair que le principal ascendant
-pécuniaire doit résider vers le milieu de la hiérarchie totale, chez
-la classe des banquiers, naturellement placée à la tête du mouvement
-industriel, et dont les opérations ordinaires, sans cesser d'admettre
-une exacte appréciation directe, offrent précisément le degré de
-généralité le plus convenable à l'accumulation des capitaux. Or,
-en même temps, ces caractères essentiels, envisagés sous un nouvel
-aspect, tendent spontanément à rendre cette classe réellement digne
-d'une telle prépondérance temporelle; du moins, comme envers toutes
-les autres, quand son éducation propre sera en suffisante harmonie,
-intellectuelle et morale, avec sa destination sociale; car l'habitude
-d'entreprises plus abstraites et plus étendues, devant y développer
-davantage l'esprit d'ensemble, y suscite une plus grande aptitude aux
-combinaisons politiques que dans tout le reste de l'ordre pratique; en
-sorte que là surtout se trouvera placé le principal siége ultérieur du
-pouvoir temporel proprement dit. Il faut d'ailleurs noter, à ce sujet,
-que cette classe sera toujours, par sa nature, la moins nombreuse des
-classes industrielles; car, en général, la hiérarchie positive doit
-nécessairement offrir une croissante extension numérique, à mesure que
-les travaux, devenus plus particuliers et plus urgens, admettent et
-exigent à la fois des agens plus multipliés.
-
-Envisagée sous un autre aspect, l'appréciation précédente conduit
-naturellement à compléter l'explication générale par laquelle nous
-avons dû préparer cette sommaire détermination de la hiérarchie
-positive; car le caractère public que l'économie nouvelle imprimera
-nécessairement aux fonctions qualifiées aujourd'hui de privées ne
-doit influer essentiellement que sur la manière de concevoir leur
-commune destination sociale, et n'affectera nullement le mode effectif
-de leur accomplissement, comme je l'ai déjà indiqué. À mesure que
-l'intelligence et la sociabilité se développent à la fois, l'activité
-individuelle devient susceptible de saisir spontanément, et, par suite,
-d'administrer convenablement des relations d'autant plus étendues:
-en sorte que l'exécution spéciale des diverses opérations publiques
-peut être de plus en plus confiée à l'industrie privée, quand elles
-offrent des avantages assez directs et assez prochains, sans qu'une
-telle modification administrative doive d'ailleurs altérer, en aucune
-manière, la conception, toujours éminemment sociale, ni, par suite,
-l'indispensable discipline, des travaux correspondans. Mais il est
-clair que, sous cet aspect, les diverses fonctions de l'organisme
-positif doivent offrir des différences essentielles, suivant leur
-généralité et leur actualité fort inégales. Toutes celles de l'ordre
-actif, même les plus éminentes, pourront être finalement livrées sans
-danger au jeu naturel des impulsions individuelles, convenablement
-préparées par une sage éducation: en y réservant toujours la haute
-intervention facultative de la direction centrale, il importera
-beaucoup d'y éviter les abus de l'esprit réglementaire, qui tendrait
-à étouffer une salutaire spontanéité, source directe des plus heureux
-progrès, à l'égard d'offices alors suffisamment appréciables à la
-raison commune. Dans l'ordre spéculatif, au contraire, une efficacité
-sociale trop détournée, trop lointaine, et, par suite, trop peu sentie
-du vulgaire, sans être pourtant moins réelle ni moins intense,
-doit nécessairement conduire, quoiqu'en n'y dédaignant pas l'appui
-secondaire de l'estimation privée, à y placer directement les divers
-travaux habituels sous la protection normale de la munificence
-publique: ce qui fera davantage ressortir le caractère politique de
-ces fonctions, à mesure qu'elles deviendront plus générales et plus
-abstraites, et dès lors moins susceptibles d'appréciation individuelle.
-Tel est le seul sens régulier suivant lequel la distinction des
-professions en privées et publiques devra continuer à subsister, mais
-toujours subordonnée directement à la notion fondamentale d'une commune
-destination sociale.
-
-D'après l'ensemble de notre élaboration sociologique, il serait
-assurément superflu d'ajouter ici aucune explication directe sur la
-composition nécessairement mobile des diverses classes quelconques
-de la hiérarchie positive. L'éducation universelle est, sous ce
-rapport, éminemment propre, sans exciter une ambition perturbatrice, à
-placer chacun dans la condition la plus convenable à ses principales
-aptitudes, en quelque rang que sa naissance l'ait jeté. Cette heureuse
-influence, beaucoup plus dépendante, par sa nature, des mœurs publiques
-que des institutions politiques, exige deux conditions opposées,
-mais également indispensables, dont l'accomplissement continu doit
-d'ailleurs ne porter aucune atteinte aux bases essentielles de
-l'économie générale: il faut, d'une part, que l'accès de toute carrière
-sociale reste constamment ouvert à de justes prétentions individuelles,
-et que cependant, d'une autre part, l'exclusion des indignes y demeure
-sans cesse praticable; d'après la commune appréciation des garanties
-normales, à la fois intellectuelles et morales, que l'éducation
-fondamentale aura spécialement formulées pour chaque cas important.
-Sans doute, après que la confusion actuelle aura suffisamment abouti à
-un premier classement régulier, de telles mutations, quoique toujours
-possibles, et même réellement accomplies, devront ensuite devenir
-essentiellement exceptionnelles, en tant que fortement neutralisées par
-la tendance naturelle à l'hérédité des professions: puisque la plupart
-des hommes ne sauraient avoir, en réalité, de vocations déterminées,
-et que, en même temps, la plupart des fonctions sociales n'en exigent
-pas; ce qui conservera nécessairement à l'imitation domestique une
-grande efficacité habituelle, sauf les cas très-rares d'une véritable
-prédisposition. L'éducation rationnelle constituera d'ailleurs la plus
-puissante garantie contre la direction oppressive que pourrait faire
-craindre cette tendance héréditaire, dès lors spontanément contenue,
-par les mœurs autant que par les lois, entre les limites générales où
-elle devra exercer ordinairement une influence également salutaire sur
-l'ordre public et sur le bonheur privé. Il serait, du reste, évidemment
-chimérique de redouter la transformation ultérieure des classes en
-castes, dans une économie entièrement dégagée du principe théologique;
-car il est clair que les castes n'ont jamais pu exister solidement sans
-une véritable consécration religieuse. L'élite de l'humanité a depuis
-longtemps passé la dernière phase sociale suffisamment compatible
-avec le régime des castes, dont l'extrême vestige tend certainement
-à disparaître aujourd'hui chez la population la plus avancée, comme
-je l'ai assez indiqué. Il ne faut pas que des terreurs puériles
-deviennent, à cet égard, l'occasion ou le prétexte d'une opposition
-indéfinie à toute vraie classification sociale, quand la prépondérance
-de l'esprit positif, toujours accessible, par sa nature, à une sage
-discussion, devra spontanément dissiper les inquiétudes qu'entretient
-encore, sous ce rapport, le caractère vague et absolu des conceptions
-théologico-métaphysiques.
-
-Ayant maintenant assez caractérisé la théorie hiérarchique propre
-au système final de l'éducation universelle, il ne nous reste plus
-ici, pour avoir enfin apprécié suffisamment la grande réorganisation
-spirituelle des sociétés modernes, qu'à y considérer, d'une manière
-sommaire mais directe, un dernier attribut essentiel, en indiquant
-convenablement son intime solidarité avec les justes réclamations
-sociales propres aux classes inférieures. Il faut, à cet effet,
-signaler successivement la principale influence d'une telle connexité,
-soit sur la masse populaire, soit sur la classe spéculative.
-
-Un pouvoir spirituel quelconque doit être, par sa nature,
-essentiellement populaire: puisque, sa mission caractéristique
-consistant surtout à faire, autant que possible, directement prévaloir
-la morale universelle dans l'ensemble du mouvement social, son devoir
-le plus étendu se rapporte à la constante protection des classes les
-plus nombreuses, habituellement plus exposées à l'oppression, et avec
-lesquelles l'éducation commune lui fait davantage entretenir des
-contacts journaliers. Rien ne pouvait mieux témoigner l'irrévocable
-décadence de la puissance catholique, que de la voir graduellement
-abandonner, pendant le cours de la grande transition moderne, cette
-double fonction continue d'éclairer et de défendre le peuple, qui,
-au moyen âge, l'avait si noblement occupée: son intime répugnance
-envers l'instruction populaire, et sa prédilection spontanée pour
-les intérêts aristocratiques, constituent aujourd'hui les signes
-les moins équivoques du caractère profondément rétrograde de cette
-corporation déchue, depuis longtemps absorbée par le soin de plus en
-plus difficile de sa propre conservation. Pareillement, les chétives
-autorités spirituelles émanées du protestantisme ont toujours manifesté
-involontairement la nullité sociale inhérente, dès le début, à leur
-défaut radical d'indépendance, d'après leur commune inaptitude à la
-protection normale des classes inférieures. De même, enfin, l'empirisme
-et l'égoïsme qui rétrécissent aujourd'hui les vues et les sentimens
-chez les divers élémens spéculatifs propres à la société moderne, et
-qui les rendent encore indignes de tout véritable ascendant social,
-ne sauraient être, sous l'aspect politique, mieux caractérisés que
-par les étranges inclinations aristocratiques de tant de savans et
-d'artistes, qui, oubliant leur origine prolétaire, dédaigneraient
-de consacrer à l'instruction et à la défense du peuple l'influence
-qu'ils ont déjà obtenue, et qu'ils emploieraient plus volontiers à
-consolider des prétentions oppressives. Sans insister davantage à cet
-égard, il est d'abord évident que, dans l'état normal de l'économie
-finale, la puissance spirituelle sera spontanément liée à la masse
-populaire par des sympathies communes, tenant à une certaine similitude
-de situation pratique et à des habitudes équivalentes d'imprévoyance
-matérielle, ainsi que par des intérêts analogues envers les chefs
-temporels, maîtres nécessaires des principales richesses. Mais il
-faut surtout remarquer l'intime efficacité populaire de l'autorité
-spéculative, soit à raison de son office fondamental pour l'éducation
-universelle, soit ensuite d'après l'intervention régulière que, suivant
-nos indications antérieures, elle devra toujours exercer au milieu des
-divers conflits sociaux, afin d'y développer convenablement l'influence
-modératrice habituellement inhérente à l'élévation de ses vues et à la
-générosité de ses inclinations. Sous l'un et l'autre aspect, quoique
-l'éminente destination d'un tel pouvoir ne doive, sans doute, jamais
-prendre aucun caractère exclusif, incompatible avec son impartialité
-nécessaire, il est néanmoins évident que sa principale sollicitude
-sera dirigée habituellement vers les classes inférieures, qui, d'une
-part, ont beaucoup plus besoin d'une éducation publique à laquelle
-leurs moyens privés ne sauraient suppléer, et qui, d'une autre part,
-sont bien plus exposées aux lésions journalières. Longtemps avant que
-l'organisation spirituelle puisse être suffisamment constituée, ces
-diverses tendances fondamentales comporteront une véritable efficacité
-sociale, comme je l'ai déjà expliqué à d'autres égards, par l'influence
-immédiate de la grande élaboration philosophique que nous avons vue
-devoir préparer directement la régénération finale. D'un côté, une
-noble ardeur privée, à laquelle les gouvernemens européens ne voudront
-ni ne pourront s'opposer, entraînera spontanément la plupart des
-esprits spéculatifs à faciliter déjà la systématisation ultérieure
-de l'éducation universelle en consacrant une partie de leur activité
-continue à une sage propagation de l'instruction positive, soit
-scientifique, soit esthétique, chez les classes maintenant dépourvues
-de toute culture mentale, et dont l'essor intellectuel peut être
-beaucoup plus développé qu'on ne le suppose sous la seule intervention
-de ces efforts volontaires, antérieurs à tout établissement régulier;
-du moins quand un juste sentiment du principal besoin de la société
-actuelle aura partout suscité le zèle convenable[34]. Même avec les
-élémens très-imparfaits qui existent aujourd'hui, et sans aucune
-active assistance du pouvoir, cette opération préalable pourrait être
-bientôt poussée au point, surtout en France, d'imprimer aux justes
-réclamations populaires une consistance philosophique et une dignité
-morale directement propres à déterminer enfin une attention sérieuse
-et durable chez les classes prépondérantes. Le principal obstacle
-serait, à cet égard, certainement levé si les esprits convenablement
-spéculatifs étaient animés de véritables convictions philosophiques,
-susceptibles d'y dissiper l'empirisme et d'y refouler l'égoïsme. Sous
-le second aspect mentionné ci-dessus, les heureux effets populaires
-de l'élaboration philosophique, quoique moins aisément appréciables,
-et devant exiger ici plus d'explications que les précédens, ne seront
-assurément ni moins réels, ni moins étendus, ni moins nécessaires,
-soit qu'ils consistent à éclairer convenablement le peuple sur ses
-vrais intérêts, soit qu'ils se rapportent à leur défense immédiate
-auprès des classes dirigeantes. D'abord, en faisant prévaloir la
-réorganisation spirituelle, et dissipant sans retour les illusions
-relatives à l'efficacité illimitée des institutions proprement dites,
-la philosophie positive imprimera graduellement aux vœux populaires la
-direction permanente la plus favorable à leur satisfaction normale,
-comme je l'ai déjà indiqué en général, par cela seul qu'elle fera
-justement apprécier la supériorité réelle des solutions essentiellement
-morales sur les solutions purement politiques. Les dispositions
-populaires, perdant ainsi tout caractère anarchique, cesseront à la
-fois de fournir aux jongleurs et aux utopistes un dangereux moyen de
-perturbation sociale, et d'offrir aux classes supérieures un motif
-ou un prétexte d'ajourner indéfiniment toute large transaction. Il
-suffit ici de signaler distinctement une telle influence philosophique
-relativement aux questions les plus orageuses, au sujet desquelles
-on s'efforce aujourd'hui de développer, chez les prolétaires, des
-sentimens envieux et des conceptions chimériques, aussi incompatibles
-avec leur propre bonheur qu'avec l'harmonie générale. Après avoir
-expliqué les lois naturelles qui, dans le système de la sociabilité
-moderne, doivent déterminer l'indispensable concentration des
-richesses parmi les chefs industriels, la philosophie positive fera
-sentir qu'il importe peu aux intérêts populaires en quelles mains se
-trouvent habituellement les capitaux, pourvu que leur emploi normal
-soit nécessairement utile à la masse sociale. Or, cette condition
-essentielle dépend bien davantage, par sa nature, des moyens moraux que
-des mesures politiques. Des vues étroites et des passions haineuses
-auraient beau instituer légalement, contre l'accumulation spontanée
-des capitaux, de laborieuses entraves, au risque de paralyser
-directement toute véritable activité sociale, il est clair que ces
-procédés tyranniques comporteraient beaucoup moins d'efficacité réelle
-que la réprobation universelle, appliquée par la morale positive
-à tout usage trop égoïste des richesses possédées; réprobation
-d'autant plus irrésistible que ceux-là même qui devraient la subir
-n'en pourraient récuser le principe, inculqué à tous par la commune
-éducation fondamentale, comme l'a montré le catholicisme, au temps de
-sa prépondérance. Une appréciation analogue convient également à tous
-les divers dangers plus ou moins inséparables de l'état de propriété,
-et envers chacun desquels, après avoir écarté les exagérations
-vulgaires, la philosophie positive démontrera toujours que leur
-répression possible dépend surtout des opinions et des mœurs, dont la
-souveraine influence peut seule, sans aucune perturbation, diriger
-graduellement vers le bonheur commun les dispositions émanées des
-situations les plus susceptibles d'abus. On ne saurait donc méconnaître
-l'aptitude caractéristique de la nouvelle action philosophique à
-réformer utilement les tendances populaires d'après une judicieuse
-analyse des principales difficultés sociales, et par une salutaire
-transformation des questions de droit en questions de devoir, ainsi que
-je l'ai indiqué. Mais, en signalant au peuple la nature essentiellement
-morale de ses plus graves réclamations, la même philosophie fera
-nécessairement sentir aussi aux classes supérieures le poids d'une
-telle appréciation, en leur imposant avec énergie, au nom de principes
-qui ne sont plus ouvertement contestables, les grandes obligations
-morales inhérentes à leur position: en sorte que, par exemple, au sujet
-de la propriété, les riches se considéreront moralement comme les
-dépositaires nécessaires des capitaux publics, dont l'emploi effectif,
-sans pouvoir jamais entraîner aucune responsabilité politique, sauf
-quelques cas exceptionnels d'extrême aberration, n'en doit pas moins
-rester toujours assujetti à une scrupuleuse discussion morale,
-nécessairement accessible à tous sous les conditions convenables, et
-dont l'autorité spirituelle constituera ultérieurement l'organe normal.
-D'après une étude approfondie de l'évolution moderne, la philosophie
-positive montrera que, depuis l'abolition de la servitude personnelle,
-les masses prolétaires ne sont point encore, abstraction faite de toute
-déclamation anarchique, véritablement incorporées au système social;
-que la puissance du capital, d'abord moyen naturel d'émancipation
-et ensuite d'indépendance, est maintenant devenue exorbitante dans
-les transactions journalières; quelque juste prépondérance qu'elle
-y doive nécessairement exercer, à raison d'une généralité et d'une
-responsabilité supérieures, suivant la saine théorie hiérarchique.
-En un mot, cette philosophie fera comprendre que les relations
-industrielles, au lieu de rester livrées à un dangereux empirisme ou
-à un antagonisme oppressif, doivent être systématisées suivant les
-lois morales de l'harmonie universelle. Les devoirs populaires ainsi
-imposés aux classes supérieures ne seront pas réglés par le principe
-chrétien de l'aumône, qui, sans devoir jamais perdre son importance
-secondaire, ne peut plus comporter aucune haute destination sociale,
-d'après l'universelle amélioration réalisée à la fois, pendant le cours
-de la transition moderne, dans la condition et la dignité humaines.
-Ces devoirs nécessaires se formuleront surtout par l'obligation
-fondamentale, soit individuelle, soit collective, de procurer à tous,
-d'après les voies convenables, d'abord l'éducation, et ensuite le
-travail, seules conditions permanentes que doivent avoir en vue les
-justes réclamations sociales des prolétaires: leur prépondérance
-générale devra d'ailleurs influer beaucoup sur la judicieuse
-détermination ultérieure des salaires journaliers, sans qu'il convienne
-aujourd'hui de soulever, à ce sujet, des discussions trop prématurées
-pour n'être pas dangereuses. Il serait également intempestif de vouloir
-maintenant apprécier jusqu'à quel point la plus grossière partie de
-cette double obligation universelle sera plus tard susceptible d'être
-spécialement fortifiée par les institutions politiques: l'essentiel est
-de savoir que le principe en doit rester éminemment moral, sous peine à
-la fois d'inefficacité et de perturbation, ce que je crois avoir ici
-rendu suffisamment incontestable.
-
- Note 34: Une telle conviction, chez moi très-profonde et
- fort ancienne, m'a fait attacher un intérêt soutenu au
- cours populaire d'astronomie que je professe gratuitement,
- depuis douze ans, à la municipalité du 3e arrondissement
- de Paris, quoique les officieuses remontrances ne m'aient
- certes pas manqué sur l'inutilité de cet enseignement
- pour la classe que j'y ai surtout en vue, comme sur les
- dérangemens personnels qu'il peut m'occasionner. Le choix
- d'un sujet éminemment philosophique, son éloignement
- spontané de toute grave préoccupation matérielle chez une
- population non-maritime, et sa destination immédiate aux
- classes inférieures, sans qu'aucune autre soit d'ailleurs
- exclue, caractérisent assez la tendance directe et avouée
- de cette opération à l'universelle propagation sociale de
- l'esprit positif. Si quelques-uns de mes lecteurs ont déjà
- remarqué ma constante persévérance à cet égard, ils doivent
- maintenant apprécier l'intime solidarité d'un tel effort
- avec l'ensemble de mon entreprise philosophique, dont la
- pensée fondamentale imprimera toujours nécessairement à mes
- travaux quelconques son impérieuse unité. J'ai voulu, par cet
- exemple, donner, autant qu'il est en moi, le signal anticipé
- de cette combinaison directe entre la puissance spéculative
- et la force populaire, qui doit ultérieurement déterminer
- la réorganisation politique, quand la raison publique sera
- convenablement préparée.
-
-Tels sont, en aperçu, les éminens services que la grande cause
-populaire doit immédiatement retirer de l'élaboration philosophique
-destinée à préparer la réorganisation spirituelle des sociétés modernes
-par la fondation graduelle du système universel de l'éducation
-positive. Mais, quelle que soit leur extrême importance, on peut
-assurer, en sens inverse, que la réaction nécessaire de cette intime
-alliance sur la réalisation sociale de la nouvelle philosophie doit
-être, par sa nature, d'un ordre encore plus élevé; en sorte que, dans
-une telle combinaison, le peuple rendra aux philosophes plus même
-qu'il n'en aura reçu. En considérant d'abord l'économie finale, il est
-clair que l'adhésion populaire y constituera habituellement la plus
-sûre garantie du pouvoir spirituel contre les tentatives oppressives
-du pouvoir temporel. Quoique l'organisme positif soit nécessairement
-affranchi de nombreuses causes perturbatrices propres à l'organisme
-théologique du moyen âge, il ne faut pas croire néanmoins que les
-graves collisions politiques, inhérentes au jeu naturel des passions
-humaines, y doivent devenir ordinairement impossibles; seulement leur
-caractère général sera profondément modifié. Si, malgré l'ascendant
-religieux, la puissance catholique fut, comme nous l'avons vu, au
-temps même de son plus grand triomphe, tant exposée aux usurpations
-temporelles, on doit sentir, en général, que la spiritualité positive
-n'en saurait être essentiellement préservée, malgré la nature beaucoup
-plus conciliante de la nouvelle activité pratique et l'influence
-plus prononcée de l'intelligence sur la conduite. La dépendance
-matérielle, plus ou moins inévitable, de la corporation spéculative
-envers les chefs temporels, principaux dispensateurs de la richesse,
-fournira régulièrement à ceux-ci un moyen continu de développer à
-son égard les orgueilleuses dispositions spontanément inspirées
-par la prééminence pécuniaire, et qui d'ailleurs pourront alors
-être souvent aigries par l'injuste dédain des théoriciens envers
-les praticiens. Or, la masse populaire, également liée à ces deux
-puissances, à l'une pour l'éducation fondamentale et l'assistance
-morale, à l'autre pour le travail journalier et les secours matériels,
-deviendra naturellement, beaucoup plus encore qu'au moyen âge,
-le régulateur final de leurs principaux conflits, dont l'issue
-effective dépendra toujours de la direction que suivra sa coopération
-politique. Afin de compléter cette indication, il faut remarquer que
-si, dans l'économie positive, davantage même que dans l'économie
-catholique, les usurpations politiques doivent être à la fois bien
-plus dangereuses et plus imminentes chez le pouvoir temporel que chez
-le pouvoir spirituel, la pondération populaire devra, suivant une
-compensation spontanée, favoriser communément l'autorité spirituelle,
-avec laquelle les prolétaires ne sauraient avoir habituellement
-que d'heureuses relations, tandis que leurs contacts journaliers
-avec les chefs pratiques sont toujours plus ou moins altérés par
-les sentimens d'envie que suscite trop souvent une supériorité de
-richesse qui doit rarement sembler assez motivée. C'est seulement
-au temps de son inévitable décadence que la puissance catholique a
-vu, par un renversement décisif des dispositions antérieures, les
-affections populaires se tourner de préférence vers ses antagonistes
-temporels. De cet aperçu directement relatif à l'ordre normal, nous
-pouvons aisément passer à une appréciation analogue, aujourd'hui plus
-importante à caractériser, envers l'époque prochaine de sa préparation
-graduelle. Si, en effet, l'assistance populaire, surtout morale,
-et quelquefois politique, doit être envisagée comme habituellement
-indispensable à la nouvelle autorité spirituelle, supposée réellement
-parvenue à sa pleine installation sociale, à plus forte raison doit-on
-penser qu'un tel appui lui sera nécessaire pour y arriver, puisque
-les obstacles seront essentiellement les mêmes, et seulement plus
-énergiques, envers cet avénement primitif qu'à l'égard du développement
-ultérieur. C'est d'abord la judicieuse défense permanente des intérêts
-populaires auprès des classes supérieures qui pourra seule procurer
-directement, aux yeux de celles-ci, une sérieuse importance à l'action
-philosophique, jusqu'alors en butte à l'aveugle dédain des hommes
-d'état. Quand la nouvelle force spéculative aura convenablement
-surgi, les grandes collisions pratiques, que l'absence totale de
-systématisation industrielle doit désormais multiplier et aggraver de
-plus en plus, constitueront, sans doute, les principales occasions
-de son propre développement social, en faisant immédiatement sentir
-à toutes les classes l'utilité croissante de son active intervention
-morale, seule susceptible de tempérer suffisamment l'antagonisme
-matériel, et de modifier habituellement les sentimens opposés d'envie
-ou de dédain qu'il inspire de part ou d'autre. Les classes les
-plus disposées aujourd'hui à ne reconnaître d'ascendant réel qu'à
-la richesse seront alors amenées par des expériences décisives, et
-peut-être fort douloureuses, à implorer la protection nécessaire de
-cette même puissance spirituelle qu'elles regardent maintenant comme
-essentiellement chimérique. Tous les motifs précédemment indiqués
-pour faire comprendre que, dans le système normal de la sociabilité
-moderne, l'autorité spéculative deviendra naturellement, en vertu de
-l'élévation de ses vues et de l'impartialité de son caractère, le
-principal arbitre des divers conflits pratiques, sont applicables, avec
-bien plus d'énergie, pour constater son aptitude à pacifier les débats
-analogues, mais beaucoup plus graves, que doit susciter l'anarchie
-actuelle. Aussitôt que cette nouvelle influence philosophique sera
-suffisamment développée, on peut assurer que son intervention morale
-sera spontanément invoquée de tous côtés, à partir de l'époque
-très-prochaine où le besoin croissant d'un tel modérateur ne pourra
-plus être contesté. C'est ainsi que s'établira graduellement, en
-raison des services rendus, un pouvoir qui, par sa nature, ne saurait
-convenablement reposer que sur une libre adhésion universelle. En
-considérant aujourd'hui, sous l'aspect le plus général, cette réaction
-fondamentale de la cause populaire sur l'avénement de la réorganisation
-spirituelle, on concevra facilement que la situation actuelle ne
-comporte aucune autre impulsion réelle susceptible d'entraîner
-suffisamment la société vers cette issue nécessaire. Les débats, de
-plus en plus misérables, qui s'agitent maintenant à grand bruit parmi
-les classes supérieures, tendent naturellement à écarter les esprits de
-toute véritable réorganisation sociale, pour réduire de plus en plus
-la politique officielle à des luttes personnelles, aussi stériles que
-perturbatrices. Abstraction faite des intérêts populaires proprement
-dits, on ne trouve plus, en effet, que des ambitions pleinement
-compatibles avec la conservation indéfinie de l'organisme putréfié que
-la décomposition moderne nous a transmis, pourvu que la direction leur
-en soit livrée; en même temps, les habitudes métaphysiques, entretenues
-par ces conflits constitutionnels, rendent les intelligences
-radicalement incapables de s'élever à la conception d'aucun autre
-système social. On peut donc affirmer aujourd'hui que rien de
-fondamental ne saurait être entrepris dans la sphère, de plus en plus
-étroite, de la politique légale; et, en ce sens, tous ceux qui tentent,
-même aveuglément, d'en sortir, exercent partiellement une utile
-influence, qui n'est pas entièrement annulée par leurs aberrations trop
-fréquentes. Mieux on analysera cette situation, plus on se convaincra
-que le point de vue populaire est désormais le seul qui puisse
-spontanément offrir à la fois assez de grandeur et de netteté pour
-placer convenablement les esprits actuels dans une direction vraiment
-organique, suffisamment conforme aux indications philosophiques
-résultées d'une saine appréciation de l'ensemble du passé humain. Les
-vaines substitutions de personnes, ministérielles ou même royales,
-qui préoccupent tant les divers partis actuels, doivent naturellement
-devenir très-indifférentes au peuple, dont les propres intérêts sociaux
-n'en sauraient être aucunement affectés; il en est à peu près ainsi,
-au fond, des débats, en apparence plus graves, quoique réellement
-analogues, relatifs à l'exercice actif de ce qu'on appelle les droits
-politiques, pour lesquels les prolétaires modernes éprouveront
-toujours fort peu d'attrait, malgré les artifices journaliers d'une
-excitation métaphysique. Assurer convenablement à tous le travail
-et l'éducation, comme je l'ai indiqué, constituera toujours le
-seul objet essentiel de la politique populaire proprement dite: or
-ce grand but, fort étranger aux combinaisons et aux discussions
-constitutionnelles, ne saurait être suffisamment réalisé, d'après
-nos explications antérieures, que par une véritable réorganisation,
-d'abord et surtout spirituelle, ensuite et accessoirement temporelle.
-Tel est donc le lien fondamental que l'ensemble de la situation
-moderne institue spontanément entre les besoins populaires et les
-tendances philosophiques, et d'après lequel le vrai point de vue
-social prévaudra graduellement à mesure que l'active intervention des
-réclamations prolétaires viendra caractériser de plus en plus le grand
-problème politique. Aucune autre classe actuelle ne saurait être, par
-l'influence instinctive de sa position naturelle, aussi bien disposée
-que le peuple à marcher directement vers la régénération finale. En
-même temps, les bons esprits populaires, quand les circonstances les
-ont suffisamment cultivés, surtout en France, où tout doit aujourd'hui
-commencer, pleinement affranchis de toute philosophie théologique,
-et chez lesquels la philosophie métaphysique n'a pu s'enraciner
-profondément, par suite même du défaut d'éducation régulière, doivent
-être réellement moins éloignés d'ordinaire du régime positif que les
-intelligences laborieusement préparées par une vicieuse instruction
-de mots et d'entités, ou même que la plupart des entendemens absorbés
-par des spécialités trop étroites et trop mal conçues. Quoique les
-illusions métaphysiques inhérentes à la politique moderne exercent
-encore sur la raison populaire une déplorable influence, ci-dessus
-soigneusement appréciée, elles y ont cependant moins d'empire habituel
-que parmi les autres classes actives de la société actuelle. Aussi,
-quand la philosophie positive aura pu suffisamment pénétrer chez nos
-prolétaires, je ne doute pas qu'elle n'y trouve rapidement un plus
-heureux accueil que partout ailleurs. On conçoit ainsi comment, outre
-les inspirations démagogiques propres à la métaphysique négative, et
-l'urgente stimulation des plus impérieuses circonstances, l'admirable
-instinct progressif qui caractérisa notre grande assemblée républicaine
-y avait directement conduit les meilleurs esprits, même spéculatifs,
-à concevoir la cause populaire proprement dite comme le but essentiel
-de la vraie politique révolutionnaire. Si l'on considère, enfin, cette
-heureuse impulsion populaire quant à sa réaction nécessaire sur les
-dispositions actuelles, mentales et morales, des classes supérieures,
-il sera facile de reconnaître combien elle est indispensable pour y
-développer une convenable appréciation de la situation fondamentale.
-Chez ces classes, partout plus ou moins viciées aujourd'hui par
-l'empirisme métaphysique et par l'égoïsme aristocratique, l'antagonisme
-populaire est seul susceptible de susciter assez énergiquement des vues
-élevées et des sentimens généreux. Dans les douloureuses collisions
-que nous prépare nécessairement l'anarchie actuelle, sous l'excitation
-spontanée de passions haineuses et d'utopies subversives, les vrais
-philosophes qui les auront prévues seront déjà préparés à y faire
-convenablement ressortir les grandes leçons sociales qu'elles doivent
-offrir à tous, en montrant ainsi aux uns et aux autres l'insuffisance
-inévitable des mesures purement politiques pour la juste destination
-qu'ils ont respectivement en vue, les uns quant au progrès, les autres
-quant à l'ordre, dont la commune réalisation doit maintenant dépendre
-d'une réorganisation totale, d'abord et surtout spirituelle. La fatale
-infirmité de notre nature, soit intellectuelle, soit affective,
-oblige peut-être à regarder aujourd'hui ces tristes conflits comme
-seuls susceptibles de faire suffisamment pénétrer partout, et surtout
-chez les classes dirigeantes, une conviction aussi indispensable, et
-pourtant aussi opposée à l'ensemble des habitudes et des inclinations
-actuellement dominantes. On peut, du moins, assurer que, si ces orages
-sont réellement évitables, ce ne saurait être que d'après un vaste
-développement systématique de la véritable action philosophique, dont
-l'avénement social est, au contraire, aveuglément repoussé, de nos
-jours, par les hommes d'état de tous les partis. Bonaparte a laissé
-misérablement échapper la plus heureuse occasion possible de préparer
-ainsi l'avenir: il est peu probable qu'il surgisse désormais aucune
-autorité temporelle, soit personnelle, soit collective, propre à
-réparer suffisamment, sous ce rapport, cette immense aberration, que
-l'histoire déplorera un jour comme la plus funeste, sans doute, à
-l'ensemble de l'évolution moderne.
-
-Quelque sommaires qu'aient dû être ici de telles indications, j'espère
-cependant les avoir assez caractérisées pour faire convenablement
-apercevoir à tous les esprits vraiment philosophiques la profonde
-solidarité qui rattache nécessairement l'une à l'autre l'élaboration
-systématique de la philosophie positive et l'avénement social de la
-cause populaire, de manière à constituer spontanément une heureuse
-et irrésistible alliance entre une grande pensée et une grande
-force. Je ne pouvais assurément terminer par une explication plus
-décisive l'appréciation générale de la réorganisation spirituelle,
-que l'ensemble du passé nous a graduellement conduits à concevoir
-aujourd'hui comme la seule issue possible des sociétés modernes, et qui
-se trouve maintenant examinée sous tous les divers aspects essentiels
-dont elle était susceptible; sauf les développemens ultérieurs que
-pourra seul admettre, à cet égard, ainsi qu'à tant d'autres, le Traité
-spécial déjà promis.
-
-Si les opinions et les habitudes actuelles n'étaient point aussi
-éloignées de l'état mental que suppose une telle conception, elle
-pourrait espérer partout un accueil favorable, puisqu'elle est, par sa
-nature, également apte à la satisfaction simultanée des besoins opposés
-d'ordre et de progrès, dont l'exclusive préoccupation caractérise
-maintenant le principal antagonisme social. Toute notre vaste
-élaboration, d'abord logique, puis scientifique, de la philosophie
-sociale, désormais complète enfin dans son institution fondamentale,
-a, j'ose le dire, pleinement confirmé, sous ce double aspect, les
-indications initiales propres au premier chapitre du tome quatrième, et
-dont il suffit ici de rappeler sommairement l'accomplissement décisif.
-
-D'abord, quant à l'ordre, aucun des divers efforts politiques tentés,
-à grands frais, depuis le début de la crise finale, ne pouvait sans
-doute comporter autant d'efficacité sociale que la simple opération
-philosophique qui, prenant le désordre actuel à la source primitive
-que découvre la marche historique de la décomposition moderne,
-entreprend directement, par la seule voie convenable, de réorganiser
-les opinions, pour passer ensuite aux mœurs, et finalement aux
-institutions. À cette solution vraiment radicale pourrait-on comparer
-les tentatives contradictoires, quoique provisoirement indispensables,
-vainement destinées à concilier la discipline matérielle avec
-l'anarchie intellectuelle et morale? Nous avons spécialement reconnu,
-à beaucoup d'égards importans, que l'esprit positif est aujourd'hui le
-seul apte à contenir et à dissiper l'essor métaphysique des utopies
-subversives; tandis que l'esprit théologique, auquel les illusions de
-l'empirisme conservent encore une désastreuse confiance, compromet
-depuis longtemps les grandes notions sociales, soit publiques, soit
-même privées, laissées sous son impuissante tutelle; outre sa tendance
-directement perturbatrice, par suite d'une libre divagation religieuse,
-que l'entière désuétude d'un tel régime mental peut seule empêcher
-aujourd'hui. Indépendamment de ces discussions partielles, la nouvelle
-philosophie politique, appréciant non-seulement les doctrines, mais
-d'abord et surtout les méthodes, transforme complétement à la fois
-la position des questions actuelles, la manière de les traiter, et
-les conditions préalables de leur élaboration; elle constitue ainsi
-spontanément une triple source générale de garanties logiques pour
-l'ordre fondamental. Faisant directement prévaloir enfin l'esprit
-d'ensemble sur l'esprit de détail, et, par suite, le sentiment
-du devoir sur le sentiment du droit, elle démontre la nature
-essentiellement morale des principales difficultés sociales; et, par
-cela seul, elle tend à dissiper partout, comme je l'ai récemment
-expliqué, une cause féconde d'illusions, de désappointemens, et même
-de perturbations. Analysant avec précision l'insuffisance évidente
-de la métaphysique dominante, elle substitue toujours le point de
-vue relatif au point de vue absolu, et fait sentir que le seul
-moyen de juger sainement, sous un aspect quelconque, l'état actuel,
-consiste à y voir constamment un résultat nécessaire de l'ensemble du
-passé, dont elle caractérise les diverses phases essentielles, sans
-plus de partialité que d'inconséquence, comme les différens degrés
-successifs d'une même évolution fondamentale, où le type humain se
-développe, à tous égards, de plus en plus: ce qui fait aussitôt cesser
-la prépondérance sociale de l'instinct critique. Enfin, appréciant
-l'inanité radicale des études ontologiques ou littéraires par
-lesquelles on se prépare communément aux recherches sociales, elle fait
-irrécusablement ressortir de la position même de la sociologie, dans la
-vraie hiérarchie des spéculations positives, les difficiles conditions,
-à la fois scientifiques et logiques, rigoureusement propres à une
-semblable élaboration: d'où résulte immédiatement l'exclusion motivée
-d'une foule d'esprits incompétens, et la concentration spontanée de
-ces hautes méditations parmi les rares intelligences susceptibles
-d'y procéder convenablement. Certes, si de telles propriétés, aussi
-incontestables qu'éminentes, ne sont pas senties par les hommes d'état
-qui cherchent sincèrement un moyen efficace de contenir aujourd'hui
-l'esprit de désordre, il faut qu'un déplorable empirisme leur ait ôté
-toute aptitude rationnelle à saisir le résultat général de nos grandes
-expériences contemporaines, qui, à cet égard, montrent, selon tant
-de voies décisives, que les aberrations métaphysiques ne sauraient
-être victorieusement combattues par les procédés théologiques, et
-que dès lors les conceptions positives sont seules susceptibles d'en
-triompher réellement. Or quel sacrifice véritable ce nouveau régime
-mental exige-t-il, chez nos gouvernemens européens, pour développer
-convenablement tous les moyens de haute discipline intellectuelle qui
-le caractérisent? Aucun autre, assurément, que de renoncer enfin,
-avec une pleine franchise, à l'espoir, de plus en plus chimérique,
-de la conservation indéfinie d'un antique organisme dont tous les
-liens essentiels sont déjà putréfiés parmi les populations les plus
-avancées, et dont la vaine restauration, au lieu d'être vraiment
-favorable à l'ordre fondamental, constitue désormais une source féconde
-de graves perturbations, et entretient seule le crédit populaire
-de la métaphysique négative. Car, à cela près, en un temps où la
-politique des gouvernemens doit être, par l'imminence croissante de
-la situation, de plus en plus circonscrite à des effets prochains,
-que leur importe, au fond, que, dans un avenir inévitable, mais
-qui ne saurait être immédiat, il ne doive rien rester de l'ancien
-système politique, pourvu que la grande élaboration philosophique qui
-préparera graduellement la rénovation finale tende nécessairement aussi
-à dissiper leurs justes inquiétudes sur une imminente dissolution
-sociale, et même à consolider, chez les possesseurs actuels, tous les
-pouvoirs quelconques qui auront convenablement reconnu le sens général
-du mouvement moderne? Si l'homme était suffisamment accessible aux
-impulsions intellectuelles, une telle transformation n'offrirait, sans
-doute, aucune invraisemblance. Tout s'y réduirait, en effet, pour
-les hommes d'état, à décider s'il vaut mieux traiter habituellement
-avec des passions ou avec des convictions: or le choix ne saurait être
-incertain chez ceux qui ont en vue un véritable but social, quelque
-attrait que doive inspirer vulgairement le premier mode à ceux qui ne
-poursuivent qu'une simple satisfaction personnelle. L'école positive
-présentera donc, par sa nature, des points de contact partiels, mais
-très-importans, aux esprits sincères de l'école stationnaire, et
-dès lors aussi à ceux même de l'école rétrograde. Envers les plus
-systématiques de ceux-ci, et surtout en Italie, la nouvelle philosophie
-politique aura d'ailleurs l'éminent privilége de pouvoir seule faire
-convenablement revivre aujourd'hui les nobles conceptions du moyen âge
-sur la théorie universelle de l'organisme social d'après la séparation
-fondamentale des deux puissances élémentaires.
-
-Quant à l'école révolutionnaire, où réside encore exclusivement
-l'esprit de progrès, malgré son caractère essentiellement négatif,
-les habitudes métaphysiques y constitueront l'unique obstacle à une
-suffisante appréciation de l'aptitude nécessaire de la philosophie
-positive à déterminer réellement, suivant une marche graduelle mais
-directe, la régénération totale si énergiquement signalée, avec
-autant de netteté que pouvaient alors en comporter le milieu social
-et la théorie dominante, par la grande assemblée d'où provient la
-vraie physionomie de la crise finale. D'après notre analyse générale
-du développement successif de cette crise décisive jusqu'à l'époque
-actuelle, il est évident que la progression révolutionnaire ne peut
-plus maintenant faire aucun pas important sans changer totalement
-les doctrines qui l'ont d'abord dirigée, et dont l'expérience la plus
-irrécusable a hautement constaté la profonde impuissance organique.
-Radicalement paralysées par une inévitable inconséquence, ces doctrines
-ont même à peine la force désormais de contenir suffisamment l'action
-rétrograde dans toute l'étendue de la république européenne: elles sont
-logiquement conduites partout à reconnaître les principes essentiels
-de l'ancien système social, tout en lui déniant ses plus importantes
-conditions d'existence. L'impossibilité croissante d'une vie purement
-négative, et le besoin de plus en plus senti d'une reconstruction
-quelconque, ont, en effet, poussé aujourd'hui l'esprit métaphysique
-qui dirige encore l'école révolutionnaire, même la plus avancée, à
-satisfaire vainement à ces exigences irrésistibles en formulant à la
-hâte un simulacre d'organisation fondé sur une vague résurrection
-des croyances religieuses et de l'ardeur guerrière, systématiquement
-privées toutefois de leurs principaux appuis antérieurs: en sorte
-que la grande crise de l'humanité aboutirait finalement à un simple
-changement dans les formes politiques; sauf quelques utopies
-antisociales, qui ne sont point ouvertement avouées jusqu'ici. Or
-notre glorieuse assemblée républicaine, en commençant ses travaux par
-l'indispensable abolition de la royauté, ne prétendit point ériger
-en véritable construction une simple ruine: elle voulut seulement
-caractériser ainsi l'irrévocable condition d'abandonner totalement le
-système ancien, afin de procéder à une rénovation complète; ce qui
-exigeait, en effet, comme je l'ai expliqué, la suppression du pouvoir
-autour duquel s'étaient spontanément ralliés, en France, tous les
-divers débris du régime déchu; mais ce point de départ ne fut pas alors
-proclamé comme une solution. Si aujourd'hui, au contraire, prenant le
-moyen pour le but, la vaine reproduction d'un tel préambule ne devait
-aboutir qu'à restaurer l'esprit théologique et l'activité militaire
-par une étrange intronisation simultanée du déisme et de la guerre,
-il n'est pas douteux que l'ordre actuel, malgré tous ses vices,
-serait, au fond, beaucoup plus rapproché qu'un tel républicanisme de
-la véritable issue propre à la crise finale, sans offrir d'ailleurs
-le grave danger de dissimuler la nature profondément transitoire de
-la situation générale. Un contraste aussi décisif doit désormais
-rendre pleinement irrécusable, chez les hommes vraiment progressifs,
-la nécessité de confier à l'esprit positif la suprême direction
-ultérieure du mouvement révolutionnaire, qu'il peut seul conduire
-maintenant à sa destination essentielle. Mais, en renonçant ainsi à la
-métaphysique négative qui la neutralise aujourd'hui, et dont le vice
-radical constitue maintenant, par un antagonisme nécessaire, l'unique
-valeur sociale de l'école rétrograde, l'école révolutionnaire ne sera
-nullement obligée, suivant l'ensemble de nos explications antérieures,
-d'abandonner aussi les dogmes salutaires dont elle est justement
-préoccupée, et qui, longtemps encore, formuleront d'indispensables
-conditions générales de la progression sociale; car j'ai suffisamment
-prouvé, envers chaque cas important, que la philosophie positive est
-spontanément susceptible, sans aucune inconséquence, de s'incorporer
-réellement ces diverses notions, en transformant seulement leur
-caractère actuel, de l'absolu au relatif: de manière à y montrer
-autant de prescriptions sociales propres à la grande transition
-moderne et destinées à persister, quoique désormais subordonnées à des
-conceptions directement organiques, jusqu'à son entier accomplissement;
-soit afin d'opérer l'élimination totale du système ancien, soit
-pour permettre l'élaboration graduelle du nouvel ordre. Or cette
-transformation générale, qui auparavant eût été prématurée et même
-dangereuse, loin d'amortir aujourd'hui l'énergie effective de ces
-principes révolutionnaires, doit, au contraire, l'augmenter beaucoup,
-en comportant une application plus hardie que quand leur nature
-absolue y devait faire toujours redouter une extension anarchique:
-une destination rationnellement caractérisée, et une durée nettement
-circonscrite, leur procureront, entre les limites convenables, sans
-aucune tendance subversive, une plénitude d'activité maintenant
-impossible, depuis que le besoin d'organiser a dû devenir prépondérant.
-Les démolitions plus ou moins importantes qui restent encore à opérer,
-et que j'ai fait suffisamment pressentir, s'accompliraient dès lors,
-sous l'ascendant de l'esprit positif, avec un libre aveu direct de
-la nature purement négative de ces mesures provisoires, destinées à
-écarter tous les divers débris de l'ordre ancien qui feraient vraiment
-obstacle à l'ordre nouveau. C'est ainsi, par exemple, que la marche
-générale de la réorganisation spirituelle exigera certainement,
-surtout en France, l'entière abolition préalable du vain simulacre
-d'éducation publique que le passé nous a transmis, et de l'étrange
-corporation universitaire qui s'y rattache, comme constituant désormais
-les principales sources d'une pernicieuse influence métaphysique,
-incompatible avec la véritable régénération moderne; outre que la
-seule existence de cet appareil décrépit tend à dissimuler la nécessité
-d'un vrai système d'éducation universelle. Les gouvernemens européens,
-de plus en plus disposés aujourd'hui à se dépouiller de toutes leurs
-attributions spirituelles pour se consacrer exclusivement au maintien,
-de plus en plus difficile, de l'ordre matériel, s'empresseront sans
-doute d'accorder une suppression qui ne leur sera pas demandée au nom
-d'un principe antisocial sur la liberté absolue et indéfinie de tout
-enseignement quelconque, mais comme une mesure préliminaire destinée,
-au contraire, à accélérer, sous ce rapport capital, le retour d'un
-ordre vraiment normal: ce qui distinguera profondément, à cet égard,
-les franches réclamations de l'école positive des prétentions mal
-dissimulées de l'école rétrograde actuelle. Chacun peut étendre
-aisément une pareille appréciation à beaucoup d'autres démolitions
-analogues, quoique moins importantes, envers lesquelles il sera non
-moins facile de reconnaître clairement que la philosophie positive,
-en transformant, à sa manière, les conceptions critiques, dès lors
-pleinement réhabilitées, n'en diminue nullement l'efficacité sociale.
-J'ai d'ailleurs suffisamment expliqué ci-dessus comment l'esprit
-critique universel, convenablement subordonné à l'esprit organique,
-conservera toujours une active destination normale dans l'économie
-définitive des sociétés modernes. Mais, d'après les mêmes motifs, à un
-degré supérieur d'énergie, il est clair que, sous la même condition
-fondamentale, cette activité critique doit trouver aujourd'hui une
-application, aussi utile qu'étendue, pour préparer accessoirement la
-réorganisation positive, soit en aidant à ruiner l'ascendant actuel
-des métaphysiciens et des légistes, organes antérieurs du mouvement
-transitoire, devenus aujourd'hui les principaux obstacles à la solution
-finale; soit en secondant la régénération graduelle des nouveaux
-élémens sociaux, spirituels ou temporels, par une judicieuse censure
-des vices essentiels, intellectuels ou moraux, qui les rendent encore
-indignes d'une véritable suprématie politique.
-
-Cette double appréciation représente la nouvelle philosophie comme
-ayant déjà spontanément rempli la condition fondamentale, formulée dès
-le début de mon élaboration sociologique, pour la conciliation décisive
-des deux aspects, normalement inséparables, aujourd'hui vicieusement
-opposés, propres au grand problème social. Sans effort, et sans
-inconséquence, l'école positive se montrera toujours plus organique que
-l'école rétrograde, et plus progressive que l'école révolutionnaire, de
-manière à pouvoir être indifféremment qualifiée d'après l'un ou l'autre
-attribut élémentaire. Tendant à réunir ou à dissiper tous les partis
-actuels par la satisfaction simultanée de leurs vœux légitimes, cette
-école peut justement espérer aujourd'hui de trouver quelques adhésions
-isolées chez toutes les classes quelconques, soit ascendantes, soit
-même descendantes. Jusque dans la corporation sacerdotale, ceux de
-ses membres qui sentent assez profondément l'importance sociale de
-l'ordre spirituel, pour être fortement choqués de la dégradation
-politique où il est tombé depuis longtemps sous l'ascendant exclusif
-de la puissance matérielle, pourraient apprécier la valeur directe des
-efforts philosophiques ainsi destinés à le relever dignement, si leur
-intelligence pouvait assez s'affranchir du régime théologique pour
-rattacher une telle destination à des conceptions d'une autre nature,
-sauf la discussion d'efficacité, désormais bientôt terminée. La classe
-militaire pourrait aussi comprendre que, tout en consacrant la moderne
-extinction normale de l'activité guerrière, dont le grand office
-social est pleinement accompli, l'école positive justifie directement
-l'importante destination temporaire que doivent maintenant conserver
-les armées pour assurer le maintien indispensable de l'ordre matériel,
-pendant toute la durée de l'élaboration universelle qui doit dissiper
-l'anarchie intellectuelle et morale. Il serait assurément superflu de
-signaler les sympathies que devrait exciter, chez les intelligences
-vraiment scientifiques ou esthétiques, une philosophie qui, sous la
-condition nécessaire d'une préalable réformation générale de vues et
-de sentimens, les pousserait ultérieurement au gouvernement spirituel
-de l'humanité. Quant aux chefs industriels, dont elle sanctionnerait
-convenablement la future prééminence temporelle, et qu'elle seule
-pourrait garantir des graves collisions populaires que leur prépare
-l'anarchie actuelle, elle en devrait attendre le plus favorable
-accueil, si leurs dispositions intellectuelles et morales étaient en
-suffisante harmonie avec la dignité réelle de leur situation sociale.
-Enfin j'ai récemment expliqué les divers motifs fondamentaux qui
-doivent spécialement engager l'école positive à compter principalement
-sur l'adhésion des prolétaires, aussitôt que le contact mutuel aura pu
-suffisamment s'établir. Il faut, en outre, considérer que, même chez
-les classes équivoques propres à la période transitoire, et destinées
-ou à disparaître ou à redevenir subalternes, la nouvelle philosophie
-peut encore trouver d'importantes adhésions privées, d'après l'heureux
-exercice secondaire qu'elle doit fournir spontanément à leur activité
-caractéristique. Ainsi, les philosophes métaphysiciens, justement
-choqués aujourd'hui de l'exorbitante prépondérance des travaux de
-détail, et sentant convenablement la dignité supérieure des conceptions
-vraiment générales, pourraient saisir la valeur d'une école seule
-apte maintenant à rétablir le règne normal de l'esprit d'ensemble,
-enfin parvenu à une indispensable positivité, qui, facile à développer
-désormais chez les intelligences fortement organisées, affranchira
-les véritables philosophes de l'irrationnel dédain du vulgaire des
-savans actuels, dès lors jugés suivant leur faible portée intrinsèque,
-dépouillée d'un spécieux entourage, que l'école positive peut seule
-apprécier. Pareillement, les littérateurs, et même les avocats, qui
-auront suffisamment admis la nouvelle direction philosophique, pourront
-y trouver une féconde alimentation de l'activité secondaire qui leur
-est propre, d'après la versatilité, dès lors heureuse, inhérente à
-leur défaut caractéristique de convictions profondes, et qui leur
-permettra d'adapter leurs talens d'exposition et de discussion, soit
-à l'universelle diffusion de la philosophie positive, soit à l'utile
-censure initiale que j'y ai déjà signalée, et dont je pourrais, au
-besoin, leur indiquer de nombreuses et importantes applications, aussi
-neuves qu'incisives, qui leur permettraient de mesurer, à leur tour,
-d'orgueilleuses prétentions scientifiques, que les plus audacieux
-d'entre eux n'osent aujourd'hui contempler qu'avec un aveugle respect.
-
-Malgré toutes ces grandes et incontestables relations avec les
-différens partis et les diverses classes de la société actuelle, je
-n'ai pas dissimulé que l'école positive ne doit d'abord compter nulle
-part sur une adhésion collective, parce que chacun sera beaucoup plus
-choqué, à l'origine, des atteintes nécessaires ainsi apportées à ses
-préjugés et à ses passions, que satisfait de la réalisation finale
-dès lors assurée à ses vœux légitimes. Elle ne doit pas même espérer,
-au début, l'active coopération de notre jeunesse, dont la portion la
-plus saine et la mieux préparée est déjà gravement viciée, en général,
-par l'empirisme et l'égoïsme inhérens à l'anarchie universelle, et
-que tout concourt à développer. Il faut donc s'attendre à trouver
-obstacle, pour la nouvelle philosophie politique, chez tout ce qui est
-aujourd'hui classé, à un titre quelconque; elle n'obtiendra longtemps
-que des adhésions purement individuelles, indifféremment issues de
-tous les rangs sociaux. Mais on peut assurer d'avance que de tels
-appuis ne manqueront pas à une école aussi évidemment apte à tout
-concilier sans rien compromettre. La philosophie négative du siècle
-dernier, malgré sa tendance essentiellement anarchique, trouva partout
-d'actifs protecteurs, jusque parmi les rois, parce qu'elle était alors
-en suffisante harmonie avec les besoins immédiats de l'évolution
-moderne. Serait-il téméraire d'espérer un accueil équivalent pour la
-philosophie positive du dix-neuvième siècle, directement destinée à
-rétablir une situation vraiment normale chez l'élite de l'humanité,
-et seule susceptible d'abréger ou d'adoucir, autant que possible, les
-grandes collisions que nous réserve encore l'anarchie intellectuelle
-et morale, graduellement aggravée par son inévitable diffusion?
-
-Dans tout le cours de mon appréciation historique, et dans les
-conclusions politiques que je viens d'en tirer, je me suis
-scrupuleusement conformé à la grande prescription logique que j'avais
-d'abord formulée, au début du volume précédent, en ne considérant
-essentiellement qu'une seule série sociale, toujours formée par
-l'enchaînement réel des civilisations les plus avancées; restriction
-sans laquelle j'ose assurer qu'il eût été impossible de découvrir la
-véritable marche générale de l'évolution fondamentale. Maintenant
-que la détermination de cette marche a vraiment constitué enfin la
-sociologie comme une dernière branche principale de la philosophie
-naturelle, il y aura lieu, quand cette nouvelle science sera
-suffisamment installée, à poursuivre d'importantes spéculations,
-jusqu'alors prématurées, sur la progression sociale des différentes
-populations qui, par divers obstacles assignables, ont dû rester plus
-ou moins en arrière du grand mouvement que nous avons étudié. Le but
-final de cette élaboration supplémentaire sera de fournir la base
-rationnelle de l'action collective que devra exercer ultérieurement
-l'élite actuelle de l'humanité pour accélérer et faciliter l'essor de
-ces civilisations secondaires, de manière à tendre systématiquement
-vers l'unité sociale de l'ensemble de notre espèce: de même que
-l'opération principale nous a définitivement conduits ci-dessus à
-concevoir le mode général suivant lequel les peuples avancés doivent
-aujourd'hui développer leur propre essor commun. Malgré l'identité
-nécessaire que doit partout offrir la véritable évolution humaine, ses
-phases successives peuvent cependant s'accomplir avec une rapidité
-et une facilité fort inégales; et il n'est pas possible que l'exacte
-connaissance antérieure de cette progression fondamentale, obtenue
-d'après le lent et douloureux mouvement des populations d'élite, ne
-doive, à cet égard, comporter beaucoup d'efficacité: en sorte que,
-par une inévitable compensation, les civilisations arriérées, dès
-lors rationnellement développables sous cette heureuse direction,
-puissent atteindre promptement le niveau universel, au lieu de rester
-indéfiniment livrées à l'empirisme spontané dont notre marche originale
-n'avait pu s'affranchir jusqu'ici. Ainsi, quelle que doive être
-aujourd'hui, envers les sociétés les plus avancées, l'éminente utilité
-pratique des saines études sociologiques, cette heureuse aptitude de
-la vraie philosophie aura nécessairement, dans l'avenir, encore plus
-d'importance et d'étendue au sujet des populations retardées. Le passé
-ne peut, à cet égard, nous fournir aucune juste mesure générale; parce
-qu'aucune influence réellement semblable ne pouvait s'y manifester,
-par suite du caractère toujours absolu de la philosophie dirigeante,
-qui poussait seulement les peuples à s'imposer mutuellement l'aveugle
-imitation routinière de leurs sociabilités respectives: tandis que le
-caractère essentiellement relatif de la philosophie positive permettra
-de modifier judicieusement les applications de la théorie fondamentale
-suivant les convenances propres à chaque cas, après y avoir d'abord
-exactement déterminé jusqu'à quel degré et par quelles voies les phases
-analogues de l'évolution typique sont alors susceptibles d'amélioration
-effective. Par là, les relations croissantes des populations d'élite
-avec le reste de l'humanité seront enfin directement subordonnées à
-d'actifs sentimens d'une fraternité vraiment universelle, au lieu de
-rester essentiellement dominées par un orgueil féroce ou une ignoble
-cupidité. Mais les philosophes doivent aujourd'hui soigneusement éviter
-les séductions spontanées de cette heureuse perspective, qui promet
-à leur activité rationnelle une aussi vaste application ultérieure.
-Jusqu'à ce que la réorganisation positive soit suffisamment avancée,
-il importe beaucoup, comme je l'ai ci-dessus expliqué, que leur
-élaboration systématique demeure toujours exclusivement concentrée sur
-la majorité de la race blanche, composant l'avant-garde de l'humanité,
-suivant l'exacte définition sociologique que j'ai directement formulée
-au début de ce volume, et qui comprend seulement les cinq grandes
-nations de l'occident européen. Autant nous avons reconnu nécessaire
-d'imprimer désormais à toutes les hautes spéculations politiques
-l'entière extension indiquée par ces limites, en deçà desquelles
-le point de vue social resterait maintenant privé de sa généralité
-caractéristique; autant nous avons jugé indispensable aujourd'hui de
-s'y renfermer habituellement, sous peine de ne point suffisamment
-éliminer l'esprit vague et absolu de l'ancienne philosophie, et, par
-suite, de manière à interdire inévitablement toute solution vraiment
-radicale. Cette restriction me semble tellement capitale, que j'ai
-cru devoir la reproduire expressément à la fin comme au début de mon
-élaboration sociologique. La pratique en sera d'autant plus convenable
-que, tant que l'occident européen ne sera pas suffisamment réorganisé,
-il ne saurait réellement exercer aucune grande et heureuse action
-collective sur le reste de l'humanité; outre l'imminent danger d'une
-telle diversion prématurée pour y dénaturer ou y troubler gravement
-cette indispensable régénération, point d'appui ultérieur de toute
-notre espèce. Sagement préoccupée de cette opération décisive, la
-population occidentale devra longtemps éviter toute large intervention
-politique, du moins active, dans l'évolution spontanée de l'Asie,
-et même dans celle de l'orient européen: sauf, bien entendu, les
-précautions que pourraient exiger le maintien nécessaire de la paix
-générale, ou l'extension naturelle des relations industrielles; mais
-sans jamais seconder les efforts spontanés que tente aujourd'hui
-l'esprit militaire pour retarder son inévitable extinction, en se
-rattachant, par de spécieux sophismes, à un dangereux prosélytisme
-social, comme je l'ai ci-dessus expliqué.
-
-Malgré l'homogénéité fondamentale de la population d'élite à l'ensemble
-de laquelle la grande élaboration philosophique propre au dix-neuvième
-siècle doit être directement destinée, il existe nécessairement des
-différences essentielles entre les cinq nations principales qui la
-composent, quant aux obstacles et aux ressources que doit y trouver
-la régénération positive, dont toutes les phases importantes doivent
-pourtant, par la nature d'une telle rénovation, s'y accomplir
-simultanément. Notre théorie historique, en faisant spontanément
-ressortir cette connexité nécessaire, permet aussi d'apprécier
-exactement cette diversité secondaire, qu'il importe maintenant de
-caractériser rapidement, afin de terminer mon opération sociologique
-par un juste aperçu comparatif de l'accueil réservé à la nouvelle
-philosophie politique chez ces diverses nationalités; complément
-naturel de la comparaison que je viens d'indiquer pour les différentes
-classes modernes. La double évolution, à la fois négative et positive,
-solidairement accomplie, pendant les cinq siècles antérieurs, dans
-toute l'étendue de cette république occidentale, nous fournit, d'après
-les deux chapitres précédens, une base pleinement irrécusable pour
-cette détermination délicate, d'où toute vaine inspiration locale
-doit être soigneusement bannie: la concordance de ces deux séries
-simultanées doit surtout devenir, à cet égard, le principe décisif
-d'une entière conviction philosophique, qui doit d'ailleurs être
-naturellement fort avancée déjà par ces deux chapitres, où j'ai
-directement établi, à ce sujet, la distinction la plus générale,
-qu'il s'agit seulement ici de compléter brièvement, sous ma réserve
-accoutumée des développemens ultérieurs, incompatibles avec les limites
-et même avec la destination de ce Traité.
-
-Tous ces divers moyens essentiels d'appréciation comparative concourent
-évidemment, suivant nos indications antérieures, à représenter
-aujourd'hui la France comme le siége nécessaire de la principale
-élaboration sociale. Nous avons vu le commun mouvement de décomposition
-politique s'y opérer toujours, depuis le quatorzième siècle, d'une
-manière plus complète et plus décisive qu'en aucun autre cas, même
-pendant sa période spontanée, et, à plus forte raison, à partir de sa
-systématisation, dont la dernière phase, quoique destinée immédiatement
-à l'ensemble de notre occident, dut être d'abord essentiellement
-française, ainsi que la crise finale qu'elle détermina nécessairement.
-Il serait certes superflu de prouver ici que le régime ancien,
-soit spirituel, soit temporel, est maintenant beaucoup plus déchu
-en France que partout ailleurs. Quant à la progression positive,
-l'évolution scientifique, et même aussi l'évolution esthétique, sans
-y être, au fond, plus avancées, y ont certainement obtenu un plus
-grand ascendant social; ce qui importe surtout à notre comparaison
-actuelle. Pareillement, l'évolution industrielle, quoique n'y pouvant
-encore offrir le plus large développement spécial, y a nécessairement
-amené déjà la nouvelle puissance temporelle beaucoup plus près d'une
-véritable suprématie politique. Enfin, l'unité nationale, condition
-si capitale de cette grande initiative européenne, y est assurément
-plus complète et plus inébranlable qu'en aucun autre cas. J'ai assez
-expliqué comment un admirable instinct politique, malgré la tendance
-dissolvante de la métaphysique dirigeante, avait soigneusement
-maintenu, pendant la crise révolutionnaire, ce précieux résultat de
-l'ensemble de notre passé, dès lors même notablement consolidé par un
-plus vaste développement de la subordination spontanée de tous les
-foyers français envers le centre parisien. Au reste, la prédilection
-décisive qui, dans l'Europe entière, depuis l'heureux avénement de la
-paix universelle, dispose de plus en plus, non-seulement les artistes,
-les savans et les philosophes, mais la plupart des hommes cultivés, à
-voir dans Paris une sorte de patrie commune, doit certainement dissiper
-toute grave incertitude sur la perpétuité nécessaire de cette noble
-initiative, si chèrement acquise.
-
-Malgré le défaut de nationalité, l'ensemble de tous les autres
-caractères me semble devoir déterminer, contrairement à l'opinion
-commune, à concevoir l'Italie comme étant, après la France, le pays
-le mieux disposé à la régénération positive. L'esprit militaire y
-est peut-être plus radicalement éteint que partout ailleurs; et
-cette même lacune, funeste à d'autres égards, dont j'ai expliqué, au
-cinquante-quatrième chapitre, la cause nécessaire, n'est sans doute pas
-étrangère à une telle préparation négative. Quoique la conservation
-du catholicisme n'y ait pu être aussi avantageuse qu'en France au
-plein essor original de l'ébranlement philosophique, la compression
-rétrograde, assez intense pour préserver les populations contre toute
-grave extension de la métaphysique protestante ou même déiste, n'a pu
-cependant y empêcher ensuite, chez la plupart des esprits cultivés,
-une entière émancipation théologique, aujourd'hui mal dissimulée. En
-outre, cette influence générale, dont j'ai tant signalé les propriétés
-essentielles pour les deux dernières phases de l'évolution moderne,
-a spécialement réservé à la population italienne la transmission
-naturelle de ce qui, dans les anciennes habitudes catholiques, est
-susceptible d'incorporation aux nouvelles mœurs positives, relativement
-à la division fondamentale des deux puissances élémentaires, dont le
-véritable instinct ne peut maintenant se trouver que là suffisamment
-familier. L'évolution scientifique et l'évolution industrielle,
-quoique presqu'aussi avancées qu'en France, y ont pourtant obtenu
-une prépondérance sociale beaucoup moindre, par suite d'une moindre
-extinction populaire de l'esprit religieux et aristocratique: mais
-elles y sont, au fond, plus rapprochées de leur ascendant final que
-chez tout le reste de la communauté occidentale. Il serait assurément
-superflu d'y mentionner l'admirable développement de l'évolution
-esthétique, qui, plus complète et plus universelle que partout
-ailleurs, y a si heureusement réalisé sa propriété caractéristique
-d'entretenir, chez les plus vulgaires intelligences, l'éveil
-fondamental de la vie spéculative. Quoique le défaut de nationalité
-dût évidemment y interdire une initiative politique si hautement
-réservée à la France, son influence est loin d'y empêcher une intime
-et rapide propagation du mouvement original. Convenablement appréciée
-par les bons esprits italiens, d'après l'ensemble de la saine théorie
-historique, cette lacune pourra même y déterminer une excitation plus
-prononcée à la réorganisation spirituelle: soit qu'on envisage le
-catholicisme, suivant l'indication spéciale du cinquante-quatrième
-chapitre, comme la cause essentielle d'une telle anomalie; soit que
-l'impossibilité de constituer l'unité italienne fasse plus directement
-sentir l'importance supérieure de l'unité européenne, qui ne peut être
-obtenue que par la régénération intellectuelle et morale, et dont
-l'avénement pourra seul faire spontanément cesser, au profit commun
-de l'ordre et du progrès, des tentatives également chimériques et
-perturbatrices.
-
-Envisagée dans toute l'étendue de la définition sociologique indiquée
-au début de ce volume, la population allemande me paraît être, tout
-compensé, après les deux précédentes, la mieux disposée aujourd'hui,
-en résultat final de son évolution antérieure, à la réorganisation
-positive. L'esprit militaire ou féodal, et même, malgré les apparences,
-l'esprit religieux, quoique y étant moins déchus qu'en Italie, n'y
-sont pas cependant aussi dangereusement incorporés qu'en Angleterre
-au mouvement général de la société moderne. Outre que la prépondérance
-politique du protestantisme y est beaucoup moins intime et moins
-universelle, elle n'y a pas empêché, là où il a le plus prévalu, que
-la grande concentration temporelle propre à la transition moderne
-n'y aboutît aussi, par une heureuse anomalie que j'ai signalée,
-au mode essentiellement monarchique, que nous avons reconnu si
-préférable, à tous égards, au mode aristocratique exceptionnel,
-éminemment particulier à l'Angleterre, et dont la seule Suède offre
-l'équivalent germanique, toutefois très-altéré. La plus dangereuse
-influence qui distingue cette population est certainement celle de
-l'esprit métaphysique, qui s'y trouve aujourd'hui plus répandu et
-plus dominant que partout ailleurs, et dont la désastreuse activité
-y entretient une mystique prédilection pour les conceptions vagues
-et absolues, directement contraire à toute vraie réorganisation
-sociale. Mais cet esprit, inhérent à l'élaboration protestante est,
-par cela même, beaucoup moins prononcé dans l'Allemagne catholique; et
-d'ailleurs il est déjà partout en pleine décroissance. À cela près,
-l'évolution germanique est aujourd'hui, pour l'ordre spéculatif de
-la progression positive, soit esthétique, soit même scientifique,
-plus complète et plus universelle qu'en Angleterre, surtout quant à
-l'ascendant social qui s'y rattache. Il est même évident, comme je
-l'ai noté au trente-sixième chapitre, que l'activité supérieure de
-l'esprit philosophique, malgré son caractère encore essentiellement
-métaphysique, entretient en Allemagne une précieuse disposition
-aux méditations générales, maintenant propre à y compenser plus
-qu'ailleurs les tendances dispersives de nos spécialités scientifiques.
-L'évolution industrielle, sans y être matériellement aussi développée
-qu'en Angleterre, y est pourtant moins éloignée de sa principale
-destination sociale, parce que son essor y a été plus indépendant de
-la suprématie aristocratique. Enfin, quoique le défaut de nationalité,
-résultant surtout du protestantisme, y offre un tout autre caractère
-qu'en Italie, il y comporte cependant une équivalente stimulation à
-la régénération positive: soit qu'un tel vœu doive y conduire à mieux
-sentir la nécessité de renoncer enfin à la philosophie théologique,
-désormais principal obstacle à la réunion; soit, comme en Italie, en
-faisant apprécier davantage la réorganisation spirituelle, spontanément
-commune à l'ensemble de l'occident européen.
-
-Diverses explications incidentes, dans les deux chapitres précédens,
-ont déjà dû spécialement disposer à comprendre, d'après la saine
-appréciation de l'ensemble de l'évolution moderne, que la population
-anglaise, malgré tous ses avantages réels, est aujourd'hui moins
-préparée à une telle solution qu'aucune autre branche de la grande
-famille occidentale, sauf la seule Espagne, exceptionnellement
-retardée. L'esprit féodal et l'esprit théologique, par la profonde
-modification qu'ils y ont graduellement subie, y ont conservé plus
-qu'ailleurs une dangereuse consistance politique, qui, longtemps
-compatible avec les évolutions partielles, y constitue maintenant
-un puissant obstacle à la réorganisation finale. C'est là que le
-système rétrograde, ou du moins fortement stationnaire, a pu être
-le plus complétement organisé, au spirituel et au temporel. Jamais,
-par exemple, la prépondérance du jésuitisme n'a pu réaliser, sur
-le continent, l'institution d'une hypocrisie légale aussi hostile
-à l'émancipation humaine que celle dont la constitution anglicane,
-dirigée par l'oligarchie britannique, nous offre encore l'exemple
-journalier. La compensation matérielle, par laquelle un tel régime
-a tenté de s'incorporer à l'évolution moderne, en excitant d'abord
-un développement plus parfait de l'activité industrielle, y est
-finalement devenue, à beaucoup d'égards importans, une source directe
-d'entraves politiques: soit en prolongeant l'ascendant social d'une
-aristocratie, ainsi placée à la tête du mouvement pratique, où elle
-maintient la haute intervention du principe militaire; soit en
-viciant les habitudes mentales de l'ensemble de la population, par
-une prépondérance exorbitante du point de vue concret et de l'utilité
-immédiate; soit, enfin, en corrompant directement les mœurs nationales
-d'après l'ascendant universel d'un intraitable orgueil et d'une
-cupidité effrénée, tendant à isoler profondément le peuple anglais
-de tout le reste de la famille occidentale. Nous avons reconnu que,
-par une suite nécessaire, la double évolution spéculative y avait
-été notablement altérée, non-seulement dans l'ordre scientifique,
-malgré les immenses progrès qui s'y sont individuellement accomplis,
-mais aussi dans l'ordre esthétique, resté encore si imparfait, sauf
-l'admirable essor spontané du premier des beaux-arts: l'incorporation
-sociale de l'un et de l'autre élément y est surtout moins avancée
-que chez les trois autres nations. Toutefois ces divers dangers
-caractéristiques, qui doivent gravement entraver, en Angleterre, la
-commune régénération positive, parce qu'ils y affectent directement la
-masse sociale, n'empêchent pas que, par une imparfaite compensation,
-la coopération fondamentale à cette œuvre finale n'y doive être
-immédiatement fort active et très-importante de la part des esprits
-d'élite, qui, par l'ensemble d'une telle situation, y sont déjà plus
-préparés que partout ailleurs, excepté en France. D'abord, leur
-position même les préserve plus facilement de la dangereuse illusion
-politique qui, dans le reste de notre occident, vicie aujourd'hui les
-meilleures intelligences, en disposant à regarder comme une solution
-finale la vaine imitation universelle du régime transitoire propre à
-l'Angleterre, et dont l'insuffisance radicale y est assurément beaucoup
-mieux sentie maintenant qu'elle ne peut l'être sur le continent.
-Ensuite, la prépondérance exorbitante de l'esprit pratique y a du moins
-cet avantage, que, lorsqu'elle n'empêche pas, chez les intelligences
-convenablement organisées, l'essor continu des méditations générales,
-elle leur imprime involontairement un caractère de netteté et de
-réalité qui ne saurait ordinairement exister, à un pareil degré,
-en Allemagne, ou même en Italie. Par suite, enfin, de la moindre
-importance sociale des corporations scientifiques, les savans, plus
-isolés, y doivent d'ailleurs offrir aujourd'hui une originalité plus
-réelle, et une plus grande aptitude à s'affranchir des tendances
-dispersives propres au régime de spécialité, dont l'indispensable
-transformation philosophique y trouvera probablement moins d'obstacles
-qu'en France.
-
-Le retard spécial que durent éprouver, en Espagne, les deux dernières
-phases de l'évolution moderne, tant positive que négative, est, de
-nos jours, trop généralement apprécié pour qu'il faille motiver
-expressément ici le rang extrême que nous assignons à cette énergique
-population, malgré ses éminens caractères, quant à sa préparation
-directe à la réorganisation finale. Quoique le système rétrograde
-n'y ait pu réellement obtenir une consistance aussi durable qu'en
-Angleterre, il y a pourtant exercé, sous une direction moins habile,
-une compression immédiate beaucoup plus intense; au point d'y
-entraver profondément l'essor partiel des nouveaux élémens sociaux,
-non-seulement scientifique ou philosophique, mais aussi esthétique,
-et même industriel. La conservation exagérée du catholicisme n'y a pu
-devenir aussi avantageuse qu'en Italie au plein développement ultérieur
-de l'émancipation mentale, ni au maintien des habitudes politiques
-du moyen âge sur la séparation des deux puissances. Sous ce dernier
-aspect surtout, l'esprit catholique y a été gravement altéré, par
-suite d'une incorporation trop intime au système de gouvernement; de
-manière à susciter plutôt de vicieuses tendances théocratiques que de
-saines dispositions à la coordination rationnelle entre le pouvoir
-moral et le pouvoir politique. Mais cette appréciation comparative ne
-doit jamais faire oublier l'irrécusable nécessité de comprendre aussi
-cet élément capital de la république occidentale dans la conception
-et dans la direction de la réorganisation commune, où la solidarité
-antérieure constitue le principe irrésistible de la connexité future;
-quoique d'ailleurs cette inévitable condition puisse spécialement
-devenir une source d'embarras, soit philosophiques, soit politiques.
-L'admirable résistance du peuple espagnol à l'oppressive invasion de
-Bonaparte suffirait assurément pour y constater une énergie morale et
-une ténacité politique qui, là plus qu'ailleurs, résident surtout dans
-les masses populaires, et qui garantissent leur aptitude ultérieure
-au régime final, quand le ralentissement antérieur y aura pu être
-suffisamment compensé par les voies convenables.
-
-D'après cette sommaire appréciation de l'inégale préparation de la
-régénération positive chez les cinq grandes populations qui doivent
-y participer à la fois, mais à divers degrés et sous divers modes,
-il importe beaucoup que l'élaboration philosophique destinée à
-la déterminer graduellement soit instituée de manière à toujours
-manifester cette commune extension occidentale, en s'adaptant toutefois
-assez heureusement aux convenances de chaque cas pour convertir,
-autant que possible, ces inévitables différences en nouveaux moyens
-d'accomplissement, par une judicieuse combinaison des qualités
-essentielles propres à chacun de ces élémens nationaux. Afin de
-mieux remplir cette condition capitale, il conviendrait de placer
-expressément, dès l'origine, cette élaboration fondamentale sous
-l'active direction d'une association universelle, d'abord très-peu
-nombreuse, mais ultérieurement réservée, par de sages affiliations
-successives, à un vaste développement, et dont la dénomination
-caractéristique de _Comité positif occidental_ indiquerait sa
-destination à conduire, dans toute l'étendue de la grande famille
-européenne, la réorganisation spirituelle appréciée, et même ébauchée,
-d'après l'ensemble de ce Traité[35]. Cette association philosophique,
-indifféremment issue, chez ces diverses nations, de tous les rangs
-sociaux, soit pour l'élaboration directe, soit pour l'efficacité
-des travaux, tendrait ouvertement à systématiser les attributions
-intellectuelles et morales désormais abandonnées de plus en plus par
-les gouvernemens européens, et déjà livrées, du moins en France, à
-la libre concurrence des penseurs indépendans. Si j'ai suffisamment
-caractérisé la nature et l'étendue de la réorganisation spirituelle,
-fondée sur l'essor direct de la vraie philosophie moderne, on doit
-sentir quelle immense activité devrait, à tous égards, développer
-partout cette sorte de concile permanent de l'église positive: soit
-pour accomplir une vaste élaboration mentale, où toutes les conceptions
-humaines doivent être assujetties à une indispensable rénovation;
-soit pour en faciliter la marche rationnelle par l'institution de
-colléges philosophiques, propres à lui préparer directement de dignes
-coopérateurs; soit pour en seconder la réalisation graduelle par
-l'universelle propagation d'une sage instruction positive, à la fois
-scientifique et esthétique; soit, enfin, pour en régulariser peu à peu
-l'application pratique par un judicieux enseignement journalier, tant
-oral qu'écrit, et même par une convenable intervention philosophique
-au milieu des divers conflits politiques naturellement résultés de
-l'influence prolongée des anciens moteurs sociaux.
-
- Note 35: Malgré le petit nombre des membres qui doivent
- primitivement former ce haut comité, et qui, par aperçu, ne
- me paraît pas devoir maintenant excéder trente, il importe
- que sa composition primitive représente expressément une
- telle coopération, proportion gardée d'ailleurs de l'aptitude
- nationale correspondante, soit collective, soit personnelle.
- D'après les indications précédentes, on y pourrait, par
- exemple, admettre huit Français, sept Anglais, six Italiens,
- cinq Allemands et quatre Espagnols. Sans attacher aucune
- vaine gravité à de tels chiffres, j'insiste seulement pour
- qu'aucune des cinq nations combinées n'y ait la majorité
- numérique, et que le contingent corresponde autant que
- possible à la participation réelle. La France et l'Angleterre
- constituant évidemment les deux cas les plus opposés, c'est
- leur combinaison qui doit nécessairement offrir l'importance
- la plus décisive dans la formation initiale d'une telle
- association. Ce comité siégerait d'ailleurs naturellement à
- Paris, mais en évitant de s'assujettir à aucune résidence
- invariable.
-
-
-Malgré l'inévitable longueur de ce chapitre final, les principales
-conclusions sociales déduites de l'appréciation fondamentale de
-l'ensemble du passé humain n'y ont pu être que sommairement indiquées,
-sous la réserve des développemens ultérieurs propres au Traité spécial
-que j'ai promis. J'espère néanmoins y avoir assez caractérisé la
-nouvelle philosophie politique, immédiatement destinée à conduire
-enfin vers son but nécessaire l'immense révolution où nous sommes
-directement plongés depuis un demi-siècle, et qui doit, à tous égards,
-constituer la crise la plus décisive de l'évolution humaine. Par une
-telle détermination, j'ai finalement accompli la grande élaboration
-philosophique, commencée avec le tome quatrième, pour l'entière
-rénovation des spéculations sociales, et dans laquelle je crois avoir
-ainsi dépassé non-seulement l'engagement initial pris au début de
-ce Traité, mais même les promesses plus rigoureuses que contenait
-la première partie de mon opération sociologique. En un temps où
-toutes les convictions morales et politiques sont essentiellement
-flottantes, faute d'une base mentale suffisante, j'ai directement
-posé les fondemens rationnels de nouvelles convictions vraiment
-stables, susceptibles d'efficacité contre les passions discordantes,
-soit privées, soit publiques. Quand les considérations pratiques ont
-partout usurpé une exorbitante prépondérance, j'ai relevé la dignité
-philosophique et constitué la réalité sociale des saines spéculations
-théoriques, en établissant, entre les unes et les autres, une
-subordination systématique sans laquelle il est impossible désormais
-de s'élever, en politique, à rien de grand ni de stable. À l'époque
-où l'intelligence humaine, sous le régime empirique d'une spécialité
-dispersive, menace de se consumer en travaux de détail de plus en plus
-misérables et de plus en plus éloignés de toute haute destination
-sociale, j'ai osé proclamer et même ébaucher le règne prochain de
-l'esprit d'ensemble, seul propre à faire universellement prévaloir
-le vrai sentiment du devoir. Ce triple but a été atteint par la
-fondation d'une science nouvelle, la dernière et la plus importante de
-toutes, sans laquelle le système de la véritable philosophie moderne
-ne saurait avoir ni unité ni consistance, et qui, je ne crains pas
-de l'assurer, quoique ne pouvant encore trouver sa place dans la
-constitution routinière et arriérée de nos académies scientifiques,
-n'en a pas moins, dès son origine actuelle, autant de positivité et
-plus de rationnalité qu'aucune des sciences antérieures déjà jugées par
-ce Traité. Quelle que doive être l'importance des progrès ultérieurs
-réservés à la sociologie, ils offriront nécessairement beaucoup moins
-de difficultés que cette création fondamentale: non-seulement parce
-que la méthode y est ainsi assez caractérisée pour apprendre désormais
-à retirer, d'une étude plus détaillée du passé, des indications plus
-précises de l'avenir; mais aussi parce que les conclusions générales
-ici obtenues, outre qu'elles sont, par la nature du sujet, les plus
-essentielles, serviront de guide universel aux appréciations plus
-spéciales.
-
-Une telle fondation scientifique complétant enfin le système
-élémentaire de la philosophie naturelle préparée par Aristote, annoncée
-par les scolastiques du moyen âge, et directement conçue, quant à
-son esprit général, par Bacon et Descartes, il ne me reste plus
-maintenant, pour avoir atteint, autant que possible, le but principal
-de ce Traité, qu'à y caractériser sommairement la coordination finale
-de cette philosophie positive dont tous les élémens essentiels, soit
-logiques, soit scientifiques, ont été successivement l'objet propre
-des six parties de notre élaboration hiérarchique, depuis les plus
-simples conceptions mathématiques jusqu'aux plus éminentes spéculations
-sociales. Telle sera la destination des trois chapitres complémentaires
-qui vont ici être consacrés, d'abord à la méthode, ensuite à la
-doctrine, et enfin à la future harmonie générale de la philosophie
-positive, suivant l'annonce contenue au tableau synoptique initial,
-publié, il y a douze ans, avec le premier volume de ce Traité.
-
-
-
-
-CINQUANTE-HUITIÈME LEÇON.
-
- Appréciation finale de l'ensemble de la méthode positive.
-
-
-L'élaboration fondamentale que j'ai, le premier, osé entreprendre,
-se trouvant enfin suffisamment accomplie, même dans sa partie la
-plus nouvelle, la plus importante et la plus difficile, il faut
-désormais envisager la succession hiérarchique des six éléments
-essentiels qui en ont dû composer le vaste ensemble, depuis les plus
-simples spéculations mathématiques jusqu'aux plus hautes conceptions
-sociales, comme ayant été surtout destinée à élever graduellement notre
-intelligence au point de vue définitif de la philosophie positive,
-dont le véritable esprit général ne pouvait être autrement dévoilé.
-Nous avons ainsi systématiquement réalisé une évolution individuelle
-radicalement conforme à l'évolution nécessaire de l'humanité, que
-l'on peut maintenant, pour plus de facilité, se borner, sans aucun
-grave inconvénient, à considérer ici à partir de l'impulsion décisive
-déterminée par la double action, philosophique et scientifique,
-émanée de Bacon et de Descartes conjointement avec Kepler et Galilée.
-Cette indispensable préparation constituait évidemment le seul moyen
-pleinement efficace d'apprécier directement, soit quant à la méthode,
-ou quant à la doctrine, le vrai caractère propre à chacune des phases
-principales de la positivité rationnelle. En outre, l'homogénéité
-continue de ces diverses déterminations partielles nous a spontanément
-manifesté leur convergence croissante vers une même philosophie
-finale, dont la nature et la destination n'ont jamais pu être encore
-suffisamment comprises, par une suite inévitable de l'extension trop
-incomplète et de la culture trop dispersive qui devaient jusqu'ici
-distinguer son essor préliminaire, de façon à dissimuler profondément
-à la plupart de ses actifs promoteurs la tendance nécessaire de
-l'ensemble des spéculations modernes. Pour caractériser convenablement
-cette philosophie, ainsi successivement appréciée quant à tous ses
-élémens indispensables, il ne nous reste donc plus, en résultat
-spontané de notre opération totale, qu'à indiquer, d'une manière
-sommaire mais directe, dans cette leçon et dans la suivante, la
-coordination définitive de ses différentes conceptions essentielles,
-d'abord logiques, puis scientifiques d'après un principe d'unité
-réellement susceptible d'une telle efficacité, afin de pouvoir ensuite
-signaler rapidement, dans un dernier chapitre, la véritable activité
-normale, à la fois mentale et sociale, ultérieurement réservée au
-système qui doit devenir la base usuelle du régime spirituel de
-l'humanité, enfin parvenue, par tant de douloureux efforts, à sa pleine
-virilité.
-
-Au chapitre précédent, les conséquences générales de l'étude
-approfondie du passé nous ont spécialement démontré l'inévitable
-urgence d'une pareille unité philosophique, comme constituant
-désormais la première condition fondamentale de la réorganisation
-intellectuelle et morale des populations les plus avancées. Mais, en
-outre, les esprits même qui, vicieusement contemplatifs, ne seraient
-pas aujourd'hui assez touchés de cette immense nécessité sociale,
-pourraient, en s'élevant au point de vue convenable, directement
-apprécier aussi, sous le simple aspect spéculatif, l'irrécusable
-réalité de ce besoin universel si évidemment propre aux temps actuels,
-où l'irrationnelle dispersion des travaux scientifiques menace
-désormais d'altérer profondément les principaux résultats de l'ensemble
-des efforts antérieurs, en faisant bientôt dégénérer la plupart des
-recherches partielles en tentatives stériles et incohérentes, qui, de
-plus en plus dépourvues de but réel et de direction déterminée, ne
-pourraient enfin conserver qu'une activité spontanément destructive,
-aveuglément tournée contre cette harmonie progressive où l'on doit voir
-sans doute le plus précieux attribut de la vraie positivité moderne.
-Jusque dans les sciences les plus simples, et par suite les moins
-imparfaites, il ne faut pas croire que les notions d'une certaine
-généralité puissent isolément résister toujours à cet essor désordonné
-des divagations individuelles que tend maintenant à développer avec
-rapidité la déplorable anarchie philosophique dont tant d'intelligences
-étroites ou égarées se glorifient si étrangement aujourd'hui, et qui
-ne tarderait pas à devenir aussi contraire à la probité des opérations
-spéculatives qu'à leur rationnalité. Toutes nos conceptions abstraites,
-y compris même les mieux établies, ne sauraient finalement persister
-sans une suffisante solidarité mutuelle. Sous l'abusive prolongation
-d'un inévitable interrègne philosophique, la même analyse dissolvante,
-qui semble aujourd'hui essentiellement bornée aux idées politiques et
-morales, où elle s'oppose spécialement, en vertu de leur complication
-supérieure, à une indispensable réorganisation, s'étendrait bientôt,
-de toute nécessité, d'après l'unité fondamentale de notre entendement,
-à tous les autres ordres de spéculations, de manière à ne laisser
-intactes, en chaque genre quelconque, que les vérités les plus
-grossières et les moins précieuses, comme l'indiquent déjà, dans le
-monde scientifique actuel, par une première extension de cette funeste
-situation, tant de graves divergences et d'aberrations capitales sur
-beaucoup d'importans sujets. En un mot, si l'esprit positif, dont
-l'empirique spécialité a maintenant cessé de correspondre aux besoins
-temporaires d'une évolution préparatoire, devait rester indéfiniment
-privé de toute systématisation usuelle, un tel désordre reproduirait
-inévitablement, chez les modernes, sauf la diversité des formes,
-l'équivalent essentiel de cette honteuse dégradation mentale que
-détermina jadis, parmi les populations grecques de l'antiquité et du
-moyen âge, le libre essor des divagations théologico-métaphysiques.
-Ceux donc qui persistent à n'attribuer à la moderne évolution
-scientifique d'autre réaction philosophique que la simple dissolution
-de l'antique régime intellectuel, sans y vouloir chercher de nouvelles
-bases générales d'une discipline plus parfaite et plus durable, tendent
-nécessairement, à leur insu, vers la destruction sophistique de ces
-mêmes acquisitions partielles auxquelles ils attachent une importance
-très-légitime, quoique trop exclusive, et qui, dans la pensée des
-premiers fondateurs de la philosophie positive, étaient, au contraire,
-principalement destinées, comme nous l'avons historiquement reconnu,
-à permettre enfin la réorganisation totale du système spéculatif,
-d'après une indispensable préparation graduelle, à la fois logique
-et scientifique, aujourd'hui suffisamment accomplie. Depuis que la
-spécialisation empirique a essentiellement perdu son office temporaire,
-par l'extension décisive de l'esprit positif à tous les ordres
-principaux de phénomènes naturels, elle oppose de puissans obstacles
-à tous les grands progrès scientifiques, et même elle compromet
-gravement la conservation réelle des résultats antérieurs. Telle est,
-au fond, la première cause générale de l'état flottant où se trouvent
-aujourd'hui, suivant notre appréciation directe, la plupart des
-conceptions biologiques, surtout chez la nation où la double évolution
-moderne, tant négative que positive, a été la plus complète. Mais
-cette désastreuse influence n'est marquée davantage dans les études
-organiques qu'en vertu de leur complication supérieure et de leur
-besoin plus prononcé d'unité directrice; la prolongation ultérieure de
-l'anarchie scientifique produirait nécessairement des ravages analogues
-dans les études inorganiques, y compris les études mathématiques,
-que le régime actuel tend déjà visiblement à réduire de plus en
-plus à la stérile accumulation d'incohérens détails, sous l'aveugle
-impulsion d'une avide concurrence, dont l'essor déréglé promet de
-faciles triomphes aux médiocrités ambitieuses. Ainsi, même abstraction
-faite des hautes exigences sociales que nous avons vu prescrire
-impérieusement la systématisation finale de la vraie philosophie
-moderne, le simple intérêt des sciences suffirait aujourd'hui pour
-en démontrer l'urgence, en y signalant le seul moyen général de
-consolider suffisamment l'admirable évolution spéculative ébauchée
-pendant les deux derniers siècles.
-
-Cette indispensable coordination devient maintenant une heureuse
-conséquence spontanée du plan fondamental qui caractérise ce Traité,
-où le développement continu de la positivité rationnelle, dans
-ma propre intelligence comme dans celle du lecteur attentif, a
-été nécessairement assujetti, suivant la hiérarchie naturelle des
-phénomènes correspondans, à une succession toujours homogène d'états de
-plus en plus complets, dont chacun embrasse essentiellement tous les
-précédens, en sorte que le dernier d'entre eux, relatif aux conceptions
-les plus complexes que puisse aborder l'esprit humain, constitue
-aussitôt la liaison universelle et définitive des diverses spéculations
-positives. Aussi, malgré l'importance et la difficulté intrinsèques
-des résultats généraux propres à ces trois chapitres extrêmes, leur
-facile établissement nous offrira-t-il enfin la juste récompense d'une
-lente et pénible élaboration, qui n'avait jamais pu jusqu'ici être
-convenablement instituée.
-
-Une véritable unité philosophique exigeant certainement l'entière
-prépondérance normale de l'un des élémens spéculatifs sur tous les
-autres, la question principale se réduit donc ici à déterminer
-directement quel est celui qui doit finalement prévaloir, non plus
-pour l'essor préparatoire du génie positif, mais pour son actif
-développement systématique, parmi les six points de vue fondamentaux,
-mathématique, astronomique, physique, chimique, biologique, et enfin
-sociologique, que nous avons successivement appréciés, et à l'ensemble
-desquels se rapportent inévitablement toutes les spéculations réelles.
-Or la constitution même de notre hiérarchie scientifique démontre
-aussitôt qu'une telle prééminence mentale n'a jamais pu appartenir
-qu'au premier ou au dernier de ces six élémens philosophiques: car
-eux seuls, évidemment, sont susceptibles d'universalité nécessaire,
-l'un par la destination, l'autre par l'origine de leurs conceptions
-respectives. La philosophie mathématique, d'où nous pouvons
-momentanément nous dispenser de séparer la philosophie astronomique,
-qui n'en est, à vrai dire, qu'une manifestation décisive, présente
-d'abord des titres irrécusables à la suprématie rationnelle, en vertu
-de l'incontestable extension des lois géométriques et mécaniques à tous
-les ordres possibles de phénomènes naturels. Sous un autre aspect,
-la philosophie sociologique, d'où nous pouvons pareillement cesser
-d'isoler la philosophie biologique, qui lui sert de base immédiate,
-doit aujourd'hui directement aspirer à la souveraineté intellectuelle,
-sauf l'indispensable condition, que j'ose dire désormais suffisamment
-accomplie, d'une véritable positivité; puisque toutes nos spéculations
-quelconques peuvent être réellement envisagées comme autant de
-résultats nécessaires de l'évolution spéculative de l'humanité, suivant
-les explications spéciales du quarante-neuvième chapitre. Quant au
-couple intermédiaire, formé par la philosophie physico-chimique, sa
-nature propre le rend assurément trop éloigné à la fois du point de
-départ et du but convenables à l'ensemble de l'élaboration positive,
-pour qu'il doive jamais prétendre, dans ce grand conflit mental, à
-aucune autre influence essentielle que celle de seconder puissamment
-l'une ou l'autre de ces deux impulsions rivales, dont il subit
-inévitablement l'action simultanée.
-
-La principale question philosophique étant ainsi réduite à reconnaître
-maintenant, dans l'économie finale du système positif, l'entière
-prépondérance rationnelle, soit de l'esprit mathématique, soit de
-l'esprit sociologique, notre théorie générale de l'évolution humaine,
-spécialement en ce qui concerne l'appréciation historique de la
-progression moderne, nous permet aisément d'établir, sans aucune grave
-incertitude, que si le premier a dû nécessairement prévaloir pendant
-la longue éducation préliminaire qu'exigeait, en chaque genre, l'éveil
-successif d'une positivité durable, le dernier est, au contraire,
-seul susceptible, à tous égards, de diriger désormais, avec une
-véritable efficacité, l'essor universel et continu des spéculations
-réelles. Cette distinction fondamentale, qui constitue la première et
-la plus importante de nos conclusions générales, contient à la fois
-l'explication et le dénouement du déplorable antagonisme, jusqu'à
-présent insoluble, incessamment développé, depuis trois siècles, entre
-le génie scientifique et le génie philosophique, dont les justes
-prétentions respectives, d'une part à la positivité, d'une autre part à
-la généralité, doivent être ainsi définitivement conciliées, pour que
-l'état normal de l'humanité pensante puisse convenablement reposer sur
-la satisfaction continue de ces deux besoins également irrécusables.
-Pendant que la science poursuivait vainement, sous l'impulsion
-mathématique, une systématisation chimérique, la philosophie élevait
-d'impuissantes réclamations métaphysiques contre le funeste abandon du
-point de vue humain. Jusqu'à ce que l'évolution totale de l'humanité
-ait été ramenée à de véritables lois naturelles, ce qui, j'ose le dire,
-n'a jamais existé encore ailleurs que dans ce Traité, l'esprit moderne,
-qui devait d'abord être principalement avide de positivité, ne pouvait
-accueillir suffisamment les protestations relatives au besoin permanent
-de généralité, parce que, malgré leur légitimité implicite, elles se
-rattachaient alors inévitablement à un régime caduc, d'où il fallait
-avant tout irrévocablement sortir. Mais l'extension homogène du vrai
-caractère positif à tous les ordres essentiels de spéculation réelle
-doit maintenant permettre aux conceptions sociologiques de reprendre
-enfin l'ascendant universel qui appartient régulièrement à leur nature,
-et qui n'avait dû leur échapper provisoirement, depuis la dernière
-période du moyen âge, que par l'exigence temporaire des conditions
-primordiales propres à l'évolution positive.
-
-Dans chacune des six parties essentielles de ce Traité, la science
-mathématique a été tellement recommandée comme la première source
-fondamentale, aussi bien pour l'individu que pour l'espèce, de toute
-positivité rationnelle, qu'on ne saurait sans doute me soupçonner
-aucunement de méconnaître jamais sa véritable influence philosophique,
-qui, après m'avoir si heureusement fourni, dès ma première jeunesse,
-le point de départ le plus convenable à l'ensemble de mes longues
-méditations, m'a spontanément offert ensuite, par un commerce
-intime et journalier, le meilleur moyen de restaurer toujours les
-forces élémentaires de mon intelligence. Mais, d'une autre part,
-nous avons continuellement reconnu, avec la même certitude, que les
-conceptions mathématiques sont, par leur nature, essentiellement
-impuissantes à diriger la formation d'une philosophie réelle et
-complète, susceptible d'une active universalité. Cependant, toutes les
-nombreuses tentatives entreprises depuis trois siècles pour constituer
-une nouvelle philosophie, propre à remplacer enfin la philosophie
-théologico-métaphysique, ont dû être, comme je viens de l'expliquer,
-et ont été, en effet, toujours essentiellement conçues d'après un
-tel principe, employé sous des formes plus ou moins explicites. Le
-seul de ces efforts prématurés qui mérite véritablement un éternel
-souvenir, à raison des services indispensables, quoique passagers,
-qu'il a certainement rendus, consiste sans doute dans la grande
-construction cartésienne, qui, très-supérieure, sous les principaux
-aspects, à celles qu'on a voulu ensuite lui substituer, en a d'ailleurs
-spontanément fourni le type général. Or cette mémorable conception,
-qui érigeait la géométrie et la mécanique en fondemens directs de
-la science universelle, a heureusement présidé, pendant un siècle,
-malgré ses immenses inconvéniens, au premier essor décisif de la
-positivité rationnelle dans les diverses branches essentielles de
-la philosophie inorganique. Mais, outre que les études morales et
-sociales y avaient été, dès l'origine, systématiquement écartées,
-ce qui suffisait assurément pour constater le défaut radical de
-véritable universalité propre à un tel point de vue, il est clair que
-son extension forcée aux plus simples spéculations biologiques y a
-finalement exercé une influence perturbatrice, dont elles ne sont pas
-même aujourd'hui assez dégagées, quoiqu'elle fût d'abord inévitable, et
-même indispensable, pour y neutraliser alors l'esprit métaphysique,
-comme je l'ai spécialement expliqué en son lieu. Quels qu'aient été,
-depuis cet ébranlement initial, les immenses progrès des théories
-mathématiques, ils ne pouvaient nullement améliorer la nature d'un
-tel principe philosophique, sauf le perfectionnement spécial de ses
-applications secondaires; en sorte que les tentatives ultérieures ont
-été réellement encore plus vicieuses. Le sentiment confus de leur
-impuissance nécessaire et de leur inopportunité croissante les a
-d'ailleurs fait abandonner peu à peu à des esprits inférieurs: ils ont,
-en général, transporté dans l'ordre des phénomènes physico-chimiques
-le point de départ de leurs conceptions universelles, contrairement
-aux conditions fondamentales d'une telle opération, qui assignaient
-aux spéculations astronomiques la présidence exclusive de tout système
-semblable, comme l'avait si bien compris le premier fondateur. Malgré
-l'inévitable discrédit dont ces essais chimériques ont été de plus en
-plus frappés, ils correspondent tellement, quoique d'une manière fort
-insuffisante, au besoin fondamental de liaison universelle qu'éprouvent
-intimement les intelligences modernes, et que cette voie semble seule
-jusqu'ici pouvoir satisfaire, que les philosophes proprement dits
-ont été souvent entraînés, même de nos jours, à quitter le point de
-vue moral et social, unique source de leur force spontanée, pour
-suivre de pareils projets, à l'envi des géomètres et des physiciens,
-sans pouvoir être aussi excusables par l'influence habituelle d'une
-instruction trop spéciale, dont l'absence a toutefois très-peu altéré,
-d'ordinaire, le mérite comparatif de leurs efforts en ce genre. Ainsi,
-l'inactivité actuelle d'une telle tendance, en résultat purement
-empirique des nombreux échecs antérieurs, n'indique point que nos
-savans aient réellement abandonné un pareil principe philosophique,
-dont l'application ultérieure, d'après des découvertes physiques
-inattendues ou de nouveaux progrès mathématiques, n'a pu encore cesser
-de constituer leur utopie favorite: l'instinct vague et passager de
-son inanité radicale, loin de les exciter à la recherche d'un lien
-plus efficace, ne fait jusqu'ici qu'augmenter presque toujours leur
-irrationnelle répugnance contre toute autre systématisation quelconque,
-et même leur dédain trop fréquent envers les parties de la philosophie
-naturelle dont la complication supérieure exclut essentiellement
-tout espoir d'y étendre jamais l'empire effectif des conceptions
-géométriques et mécaniques. Pour sortir enfin de cette stérile et
-dangereuse situation, qui entrave radicalement l'essor définitif, à
-la fois mental et social, de la saine philosophie moderne, il devient
-donc indispensable d'examiner directement la grande question du
-mode fondamental suivant lequel doit s'opérer désormais la liaison
-universelle des spéculations positives: or la forme la plus rapide
-et la plus décisive de cette discussion finale consiste évidemment
-dans une comparaison immédiate entre les deux marches opposées, l'une
-mathématique, l'autre sociologique, seules vraiment susceptibles de
-rivaliser à cet égard.
-
-Quoique les titres philosophiques de l'esprit mathématique soient
-sans doute principalement relatifs à la méthode, on ne saurait douter
-néanmoins que, si la véritable logique scientifique y a nécessairement
-trouvé son essor primordial, elle n'a pu développer suffisamment
-ses divers caractères essentiels que par son extension ultérieure
-à des études de plus en plus complexes, jusqu'à ce que, par des
-modifications de plus en plus profondes, elle ait finalement embrassé
-les spéculations les plus difficiles, qui, vu leur dépendance naturelle
-de toutes les autres, exigent inévitablement la combinaison permanente
-de tous les moyens antérieurs, outre ceux qui leur sont spécialement
-propres. Si donc on supposait toutes les diverses classes de savans
-positifs convenablement élevées suivant les inégales exigences
-rationnelles de leurs destinations respectives, les sociologistes
-vraiment dignes de ce nom seraient les seuls qui pussent être regardés
-comme ayant une connaissance complète de la méthode positive, dont
-les géomètres, au contraire, d'après l'indépendance même de leurs
-travaux, auraient naturellement la notion la plus imparfaite,
-précisément parce qu'ils ne la concevraient qu'à l'état rudimentaire,
-tandis que les autres en auraient seuls suivi l'évolution totale. Les
-vices métaphysiques que nous ont spécialement offert, dans les deux
-premiers volumes de ce Traité, la plupart des grandes spéculations
-mathématiques, sont loin de tenir uniquement à l'ancienneté de leur
-formation, en un temps où l'antique philosophie conservait partout une
-suprématie dont la science la plus abstraite ne pouvait suffisamment
-s'affranchir. Ils résultent surtout de l'isolement exclusif qui
-distingue aujourd'hui ces conceptions élémentaires, sur lesquelles
-les parties supérieures de la philosophie naturelle n'ont pu encore
-exercer une réaction logique indispensable à leur pleine maturité.
-Aucun attribut fondamental ne saurait mieux définir l'esprit positif,
-comme je l'ai tant établi, que la substitution universelle d'un point
-de vue convenablement relatif au point de vue nécessairement absolu de
-la philosophie théologico-métaphysique. Or ce caractère principal est
-assurément trop peu marqué jusqu'ici dans les notions mathématiques,
-où l'extrême facilité des déductions, souvent réduites à une sorte
-de mécanisme technique, fait si fréquemment illusion sur la vraie
-portée de nos connaissances, surtout pour l'application aux phénomènes
-naturels, qui nous a présenté, sous une telle influence, beaucoup
-d'irrécusables exemples d'une tendance vicieuse vers des enquêtes
-radicalement inaccessibles à la raison humaine, et d'une puérile
-obstination à substituer indûment l'argumentation à l'observation. Les
-saines spéculations sociologiques, au contraire, où le point de vue
-historique obtient spontanément une prépondérance intime et continue,
-doivent offrir, par leur nature, la plus complète manifestation
-possible de cet attribut essentiel de la vraie positivité rationnelle.
-Pour tous ceux qui ont convenablement apprécié la profonde nécessité
-de rendre la véritable philosophie moderne principalement historique,
-cette incontestable considération suffirait à démontrer irrévocablement
-l'entière prééminence philosophique de l'esprit sociologique. Il
-faut reconnaître, en outre, sous un autre aspect fondamental, que
-le sentiment universel de l'invariabilité des lois naturelles doit
-être habituellement trop peu développé par les études mathématiques,
-quoiqu'il y ait nécessairement puisé son premier essor systématique,
-parce que l'extrême simplicité des phénomènes géométriques, et même
-mécaniques, dont les lois y sont seules essentiellement appréciées,
-permet difficilement une pleine et active généralisation de cette
-grande notion philosophique, malgré la précieuse consolidation que
-doit lui procurer son extension réelle aux événemens célestes. Aussi
-a-t-on pu, à cet égard, remarquer en tout temps, et sans excepter
-notre siècle, jusque chez d'éminens géomètres, une assez profonde
-inconséquence pour faire communément supposer dépourvus de lois
-constantes tous les phénomènes un peu compliqués, surtout quand
-l'action humaine y intervient à un degré quelconque; au point de
-susciter enfin une branche spéciale de l'analyse mathématique, le
-prétendu calcul des chances, que la raison publique flétrira bientôt
-comme une honteuse aberration scientifique, directement incompatible
-avec toute vraie positivité, tandis que le vulgaire de nos algébristes,
-après un siècle de stériles travaux, ose encore attendre le
-perfectionnement des études les plus importantes et les plus difficiles
-de l'absurde utopie logique dont une telle conception forme la base
-principale. Les autres sciences fondamentales n'offrent maintenant,
-sous ce rapport, aucune équivalente monstruosité philosophique, et
-nous avons vu leur succession régulière présenter une manifestation
-de plus en plus décisive de l'invariabilité des lois naturelles.
-Mais la science sociologique est certainement la seule qui puisse
-développer un tel principe dans toute sa plénitude rationnelle, de
-manière à lui procurer une irrésistible efficacité, en l'étendant
-directement aux événemens les plus complexes, ainsi soustraits enfin à
-la ténébreuse suprématie de l'esprit théologico-métaphysique, auquel
-la transaction cartésienne avait été forcée de réserver encore cette
-extrême attribution, seul vestige, désormais effacé, de son ancienne
-toute-puissance. Sous quelque autre aspect capital qu'on examine la
-méthode positive, une juste appréciation comparative, dont ce Traité
-contient exactement tous les élémens essentiels, fera toujours, j'ose
-le dire, finalement ressortir la haute supériorité logique du point
-de vue sociologique sur le point de vue mathématique. Vu l'unité
-fondamentale de cette méthode, tous les procédés généraux qui la
-composent se retrouvent sans doute nécessairement, sauf la diversité
-des formes, dans chacune des six sciences principales. L'incontestable
-privilége que possèdent, à cet égard, les études mathématiques,
-tient seulement à l'extrême simplicité de leur sujet propre, qui,
-devant offrir d'heureuses ressources pour y multiplier et y prolonger
-davantage les déductions rigoureuses, présente inévitablement des
-exemples spontanés de tous les artifices que notre intelligence puisse
-jamais employer. Mais, en vertu même de cette excessive simplification,
-les plus puissans de ces moyens logiques ne sauraient être par
-là suffisamment définis, et ne deviennent vraiment appréciables,
-comme je l'ai souvent montré, que lorsque les parties supérieures
-de la philosophie naturelle en ont fait convenablement saisir la
-principale destination, d'après une estimation directe des difficultés
-essentielles qui en exigent le développement. Quoique, une fois ainsi
-caractérisés, ils puissent devenir mieux connus en les retrouvant
-ensuite implicitement appliqués déjà dans certaines spéculations
-mathématiques où il eût été auparavant impossible de les distinguer
-réellement, il faut convenir que cette sorte de vérification
-uniforme doit être ordinairement plus utile à la science mathématique
-elle-même, par une lumineuse réaction philosophique, qu'à celle d'où
-émane la manifestation effective. On le voit surtout pour la méthode
-comparative propre à la biologie, et, encore davantage, pour la méthode
-historique propre à la sociologie: la honteuse ignorance de presque
-tous les géomètres quant à ces deux modes transcendans d'investigation
-rationnelle, qui constituent les plus éminentes créations logiques
-de notre intelligence, en présence des plus hautes difficultés
-scientifiques, témoigne assez clairement que la notion réelle n'en a
-pas été fournie par les études mathématiques, bien qu'elles en puissent
-offrir spontanément, comme je l'ai montré en son lieu, quelques
-exemples véritables, d'ailleurs inutiles, et même inintelligibles, à
-tous ceux qui n'auraient pas puisé une telle connaissance à sa source
-vraiment originale.
-
-La prééminence philosophique de l'esprit sociologique sur l'esprit
-mathématique, suivant leur aptitude respective à une active
-universalité, est encore plus spécialement évidente sous le rapport
-scientifique proprement dit, que sous le simple rapport logique; en
-sorte qu'elle peut être ici rapidement motivée. Quoique le point de
-vue géométrique et mécanique soit, de toute nécessité, abstraitement
-universel, comme je l'ai hautement établi, en ce sens que les lois
-de l'étendue et du mouvement doivent exercer une première influence
-élémentaire sur tous les phénomènes quelconques, on sait que les
-indications spéciales qui en résultent, quelque précieuses qu'elles
-puissent être, ne sauraient jamais, fût-ce dans les cas les plus
-simples, dispenser aucunement de l'étude directe du sujet, qui doit
-toujours rester prépondérante, sous peine de conduire, par l'abus
-du raisonnement, soit à de stériles travaux, soit même à de graves
-aberrations, dont la physique actuelle nous a offert d'irrécusables
-exemples, tous clairement relatifs à une irrationnelle suprématie du
-mode mathématique, aspirant à gouverner les recherches qu'il peut
-seulement seconder. Ces indications, constamment insuffisantes à un
-degré quelconque, deviennent, en outre, de plus en plus vagues et
-imparfaites à mesure que la philosophie naturelle étudie des phénomènes
-plus compliqués. Néanmoins, même envers le cas le plus extrême, j'ai,
-le premier, démontré la nécessité d'y prendre d'abord en sérieuse
-considération sociologique l'ensemble des lois géométriques et
-mécaniques, surtout en ne les séparant pas de leur grande manifestation
-astronomique. Mais, malgré l'indispensable lumière qu'elles doivent
-ainsi répandre sur le préambule élémentaire de ces hautes spéculations,
-leur impuissance radicale à diriger effectivement de semblables
-recherches devient alors tellement évidente, que les phénomènes
-sociaux, et même moraux, ont été, dès l'origine, systématiquement
-exclus dans l'unique tentative vraiment puissante pour constituer une
-philosophie générale sous la seule impulsion mathématique, c'est-à-dire
-l'effort du grand Descartes, qui, à la vérité, ne se faisait aucune
-grave illusion sur la nature précaire et la destination provisoire
-d'une semblable construction. Les plus simples phénomènes de la vie
-animale n'ont pu alors comporter, à un faible degré, la pénible
-extension d'un pareil mode philosophique que d'après l'insoutenable
-hypothèse d'automatisme, à laquelle Descartes avait été forcément
-conduit par les exigences fondamentales de cette vicieuse direction,
-dont le prolongement ultérieur n'a nullement produit, à cet égard, de
-meilleurs expédiens, et a seulement fini par déterminer habituellement,
-chez ceux qui ne conçoivent pas d'autre philosophie, une sorte de
-répugnance involontaire envers les sciences naturelles où elle ne
-peut suffisamment prévaloir. Aussi l'esprit mathématique a-t-il
-aujourd'hui, sinon en principe, du moins en fait, essentiellement
-réduit ses prétentions directrices à la seule philosophie inorganique,
-en ne concevant même que très-confusément l'incorporation effective
-du domaine chimique dans un vague et lointain avenir: ce qui est
-certainement fort loin de l'universalité qu'on poursuivait d'abord, et
-ce qui surtout semble consacrer indéfiniment la suprématie provisoire
-que Descartes avait dû laisser à l'ancienne philosophie à l'égard des
-études morales ou politiques; en sorte que la situation fondamentale
-de l'esprit humain n'aurait ainsi fait aucun progrès général depuis
-deux siècles, au milieu de la plus intime agitation sociale: tout
-espoir d'une véritable organisation mentale, soit progressive, soit
-rétrograde, serait dès lors irrévocablement perdu, par l'éternelle
-coexistence de deux tendances radicalement incompatibles. Bornée au
-monde inorganique, la suprématie mathématique, quoiqu'elle y doive
-être beaucoup moins nuisible, n'y saurait d'ailleurs subsister que
-passagèrement, jusqu'au temps, très-prochain sans doute, où, suivant
-les exigences rationnelles de leur science, les vrais physiciens seront
-suffisamment préparés, d'après une éducation convenable, dont ce
-Traité a indiqué la nature et le plan, à diriger par eux-mêmes, comme
-je les en ai tant pressés, l'usage permanent d'un puissant instrument
-logique, qu'ils peuvent seuls sagement appliquer à chaque destination
-spéciale, et qui est souvent devenu, de nos jours, une source de
-graves embarras par suite d'une administration, nécessairement plus ou
-moins aveugle, laissée encore à des géomètres qui n'en peuvent assez
-comprendre le but ni les conditions. Les lois les plus générales de
-la nature inerte devant nous être éternellement inconnues, d'après
-notre inévitable ignorance des faits cosmiques proprement dits,
-l'esprit mathématique ne peut le plus souvent dominer les questions
-physiques qu'à l'aide de ces hypothèses profondément chimériques sur
-le mode essentiel de production des phénomènes, où j'ai si pleinement
-signalé l'une des plus dangereuses aberrations que puisse produire,
-dans la science moderne, la déplorable absence provisoire de toute
-vraie discipline philosophique; puisque les efforts scientifiques
-prennent ainsi une direction entièrement contraire aux prescriptions
-fondamentales de la méthode positive, en abordant des problèmes
-radicalement insolubles, de manière à reproduire finalement, sous un
-imposant appareil, le caractère vague et arbitraire de l'ancienne
-philosophie. Or on doit reconnaître que cette désastreuse altération
-de la positivité rationnelle n'est essentiellement maintenue, dans la
-physique actuelle, que par la vicieuse prépondérance des géomètres:
-car les véritables physiciens, justement stimulés par un dédain,
-souvent très-déplacé, envers l'observation directe, seraient déjà
-assez disposés spontanément à sentir l'inanité et les inconvéniens
-des fluides fantastiques pour tenter aujourd'hui de débarrasser
-enfin leurs théories de ce vain échafaudage métaphysique, s'ils
-pouvaient se soustraire à l'ascendant algébrique, qui ne saurait se
-passer d'une telle base. Suivant ces appréciations successives, cette
-prétendue philosophie mathématique qui semblait, il y a deux siècles,
-devoir indéfiniment dominer l'ensemble des spéculations humaines, se
-trouvera donc bientôt réduite, en réalité, à ne présider, hors de sa
-propre sphère, qu'aux seules études astronomiques, dont la direction
-générale paraît lui appartenir légitimement, vu la nature, évidemment
-géométrique ou mécanique, de tous les problèmes correspondans. Mais,
-afin de pousser cette analyse, à la fois historique et dogmatique,
-jusqu'à sa véritable conclusion, il faut remarquer, en outre, envers ce
-dernier cas, que la prépondérance des géomètres en astronomie, quoique
-bien moins vicieuse qu'en aucune autre excursion, présente, même alors,
-un caractère forcé et précaire, relatif à une situation passagère, trop
-facile à modifier pour devoir subsister encore longtemps; car, quelque
-capitale que doive être l'influence mathématique dans les études
-célestes, qui lui ont toujours offert le plus convenable exercice,
-cependant l'état normal, en astronomie comme en physique, consiste
-assurément dans l'administration continue de cet admirable instrument
-intellectuel, aussi bien que des simples instrumens matériels, par
-ceux-là même qui en comprennent suffisamment la destination spéciale,
-et non par ceux qui en connaissent seulement la structure; ce qui,
-en l'un et l'autre cas, exige uniquement une meilleure éducation
-scientifique, plus aisée, du reste, aux astronomes qu'aux physiciens,
-suivant nos explications directes. Depuis le développement, d'ailleurs
-si récent, de la mécanique céleste, les astronomes proprement dits,
-tels que les Bradley, les Mayer, les Lacaille, les Herschell, les
-Delambre, les Olbers, etc., ont souvent souffert de l'irrationnelle
-présomption des géomètres, qui, par un sentiment exagéré de la portée
-effective des prévisions dynamiques envers des phénomènes qu'ils ont
-trop peu étudiés, croient habituellement pouvoir y réduire le rôle des
-observateurs à la détermination subalterne de quelques coefficiens;
-ce qui a plus d'une fois entravé déjà les découvertes réelles. Ainsi,
-tout porte à croire que l'ascendant fondamental de l'esprit purement
-mathématique dans le système de la philosophie naturelle, bien loin de
-devoir augmenter désormais, comme on le suppose communément, éprouvera
-nécessairement un rapide et irrévocable décroissement, jusqu'à ce que,
-sous l'essor ultérieur d'une éducation convenablement rationnelle pour
-la classe spéculative, la suprématie normale en soit renfermée entre
-les limites philosophiques du vrai domaine mathématique, à la fois
-abstrait et concret, tel que ce Traité l'a directement circonscrit.
-On peut assurer que le projet d'une philosophie générale dominée par
-les conceptions mathématiques sera de plus en plus regardé comme une
-vicieuse utopie métaphysique, dont une suffisante expérience a déjà
-hautement démontré l'impossibilité, et dont l'influence effective,
-au lieu de seconder aujourd'hui l'essor naturel des connaissances
-réelles, l'entrave désormais radicalement, depuis l'extension
-décisive de l'esprit positif à toutes les branches essentielles de la
-science inorganique. Ces irrationnelles tentatives, qui indiquent
-une si fausse appréciation de la destination et de la portée de
-l'entendement humain, n'ont obtenu provisoirement une véritable
-importance philosophique que par leur solidarité passagère avec les
-besoins intellectuels de la grande transition moderne, qui ne pouvait
-d'abord procéder autrement à l'irrévocable extinction de l'ancienne
-philosophie; mais l'entier accomplissement mental d'une telle
-révolution, par la formation définitive de la science sociologique,
-livrera bientôt à leur profonde inanité naturelle des aberrations
-philosophiques ainsi privées de toute justification plausible.
-
-D'après l'ensemble de ces considérations, j'ai pu, dans la grande
-alternative que nous examinons, démontrer suffisamment, du moins par
-exclusion, sous le rapport scientifique, comme je l'avais déjà fait
-sous le rapport logique, la prééminence philosophique de l'esprit
-sociologique, sans avoir même besoin de faire directement contraster
-sa haute aptitude spontanée à diriger les méditations vraiment
-universelles avec cette impuissance nécessaire si évidemment propre,
-à cet égard, à l'esprit mathématique. Ayant, j'ose le dire, créé, et
-jusqu'ici seul cultivé cette nouvelle science fondamentale, envers
-laquelle toutes les autres ne doivent être finalement regardées que
-comme d'indispensables préliminaires graduels, il ne m'appartient pas
-de signaler ici l'importance et la fécondité de ses diverses réactions
-générales sur le perfectionnement essentiel des différentes sciences
-antérieures, auxquelles la sociologie, si elle est convenablement
-étudiée par quelques éminentes intelligences, rendra bientôt des
-services plus qu'équivalens à ceux qu'elle en a reçus pour son
-avénement initial. Une aussi récente formation ne saurait d'ailleurs
-permettre que ces exemples spéciaux, encore trop peu variés et surtout
-trop peu développés, soient aujourd'hui équitablement appréciables,
-sous l'ascendant unanime d'habitudes mentales plus ou moins contraires:
-en sorte que c'est principalement _à priori_, suivant une juste notion
-de la nature nécessaire des saines recherches philosophiques, qu'on
-doit maintenant établir l'inévitable suprématie rationnelle de l'esprit
-sociologique sur tout autre mode, ou plutôt degré, du véritable esprit
-scientifique; mais aussi les motifs directs de ce genre sont tellement
-irrécusables, qu'ils doivent aisément déterminer l'intime assentiment
-de tous les juges compétens et bien préparés.
-
-Les diverses spéculations humaines ne sauraient évidemment comporter,
-en réalité, d'autre point de vue pleinement universel que le point de
-vue humain, ou, plus exactement, social, le seul qui soit susceptible
-de se reproduire spontanément, d'une manière plus ou moins explicite,
-dans un exercice quelconque de notre intelligence, aussi bien quand
-elle se borne à contempler le monde extérieur que lorsqu'elle s'occupe
-immédiatement de l'homme. Ainsi, pour concevoir, en principe, les
-droits légitimes de l'esprit sociologique à l'entière suprématie
-philosophique, il suffit, suivant les explications spéciales indiquées
-à la fin du quarante-neuvième chapitre, d'envisager toutes nos
-conceptions, même positives, comme autant de résultats nécessaires
-d'une suite de phases déterminées propres à notre évolution mentale,
-à la fois personnelle et collective, s'accomplissant selon des
-lois invariables, les unes statiques, les autres dynamiques, que
-l'observation rationnelle, soit de l'individu, soit surtout de
-l'espèce, peut suffisamment dévoiler. Depuis que les philosophes ont
-commencé à méditer profondément sur les phénomènes intellectuels, ils
-ont dû constamment sentir, à un degré quelconque, malgré les ténèbres
-et les illusions de l'état métaphysique, l'inévitable réalité de ces
-lois fondamentales; car leur existence, conformément à la lumineuse
-réflexion de Tracy, est toujours implicitement supposée dans chacune
-de nos études, où aucune conclusion ne serait possible si la formation
-et la variation de nos opinions normales n'étaient pas radicalement
-assujetties à un ordre régulier, essentiellement indépendant de notre
-volonté, et dont l'altération pathologique n'est d'ailleurs nullement
-arbitraire. Mais, outre la difficulté transcendante d'un tel sujet et
-sa vicieuse investigation jusqu'ici, l'intelligence humaine n'étant,
-en effet, développable que par la société, il est clair, en vertu de
-l'intime solidarité continue tant démontrée, au tome quatrième, entre
-tous les phénomènes sociaux, que nulle découverte réelle et décisive ne
-pouvait être obtenue, à cet égard, jusqu'à ce que l'évolution totale de
-l'humanité eût été convenablement ramenée à une conception d'ensemble,
-ce qui n'est devenu vraiment possible que de nos jours, et se trouve
-accompli, pour la première fois, ou du moins suffisamment ébauché dans
-ce Traité. Quelque imparfaite que doive être encore une étude aussi
-compliquée et aussi récente, cependant notre élaboration historique ne
-permettant plus maintenant de méconnaître l'exactitude et l'efficacité
-de ma théorie fondamentale sur la marche simultanée de l'esprit humain
-et de la société, la philosophie sociologique se trouve ainsi déjà
-munie d'un premier principe général propre à diriger son intervention
-naissante, aussi bien scientifique que logique, dans toutes les parties
-essentielles du système spéculatif, que cette universelle présidence,
-dont la rationnalité est assurément incontestable, peut seule ramener
-enfin à une véritable unité, susceptible de consolider et d'accélérer
-le progrès de toutes les spéculations positives, que la prétendue unité
-mathématique tendait, au contraire, à entraver profondément. La réalité
-et la fécondité de cette nouvelle philosophie générale seraient, ce
-me semble, suffisamment vérifiées par l'existence même de ce Traité,
-où, pour la première fois, les diverses sciences ont pu être utilement
-assujetties à un point de vue commun, en respectant néanmoins la juste
-indépendance de chacune d'elles et en raffermissant, au lieu de les
-altérer, leurs vrais caractères respectifs, sous l'inspiration continue
-d'une pensée unique, consistant toujours dans ma loi fondamentale des
-trois états spéculatifs, complétée, dès le début, par mon indispensable
-conception de la vraie hiérarchie scientifique. Si la brièveté de la
-vie et les graves difficultés de ma situation personnelle me permettent
-suffisamment la paisible exécution graduelle de tous les grands travaux
-que j'ai longuement préparés, je parviendrai, j'espère, à rendre
-la possibilité et l'importance d'une telle réaction philosophique
-irrécusables à ceux-là même qui la repoussent le plus aujourd'hui,
-en l'appliquant directement, d'une manière spéciale, à l'ensemble
-des conceptions mathématiques, alors définitivement ramenées à une
-véritable systématisation. Dès ce moment, les lecteurs convenablement
-disposés doivent apprécier, en ce Traité, malgré l'inévitable rapidité
-de mes sommaires indications, les nouvelles lumières fondamentales que
-ce nouvel esprit universel, spontanément constitué par la création de
-la sociologie, peut immédiatement répandre sur chacune des sciences
-antérieures, fort au delà, j'ose le dire, des promesses initiales
-formulées, il y a douze ans, dans mes deux premiers chapitres. En
-me bornant ici à rappeler seulement ce qui concerne les études
-inorganiques, où une telle intervention philosophique est maintenant le
-plus contestée, j'indiquerai: 1° l'importante conception du dualisme
-facultatif, destinée à perfectionner toutes les hautes spéculations
-chimiques, en y dénouant spontanément d'intimes difficultés, qui
-semblent actuellement insurmontables; 2° en physique, la fondation
-de la saine théorie générale des hypothèses scientifiques, dont
-l'ignorance entrave profondément le progrès de cette belle science,
-en y altérant gravement la positivité des principales notions; 3° en
-astronomie, la juste appréciation finale de la prétendue astronomie
-sidérale, et la réduction nécessaire de nos véritables recherches à
-notre propre monde; 4° enfin, même en mathématique, la rectification
-capitale des bases essentielles de la mécanique rationnelle, du
-système total des conceptions géométriques, et des premiers fondemens
-de l'analyse, soit ordinaire, soit surtout transcendante. Or toutes
-ces diverses améliorations, tendant toujours à consolider le vrai
-caractère propre à chaque science en même temps qu'à perfectionner
-sa marche rationnelle, sont certainement dues, d'une manière plus ou
-moins directe, à l'universelle prépondérance du haut point de vue
-historique que la sociologie m'a fourni, et qui peut seul permettre de
-dominer constamment l'élaboration, à la fois statique et dynamique,
-des questions relatives à la constitution respective des différentes
-parties de la philosophie naturelle.
-
-Le choix du principe philosophique susceptible d'établir enfin une
-véritable unité parmi toutes les spéculations positives, ne présente
-donc plus maintenant aucune grave incertitude: c'est uniquement de
-l'ascendant sociologique que doit résulter entre nos connaissances
-réelles une coordination stable et féconde aussi bien que spontanée et
-complète; tandis que la suprématie mathématique ne saurait produire
-qu'une liaison précaire et stérile en même temps que forcée et
-insuffisante, toujours fondée sur de vagues et chimériques hypothèses,
-radicalement contraires aux conditions fondamentales de la positivité
-rationnelle, au lieu de constituer une simple conséquence générale
-des rapports effectifs manifestés par le commun développement
-scientifique, conformément à la nature spéciale de chaque branche.
-Comme la constitution variable de la classe contemplative représente
-nécessairement, à chaque époque, la situation correspondante de
-l'esprit humain, les rudimens incomplets de nouvelles corporations
-spéculatives qui se sont développés pendant les trois derniers siècles,
-sous l'imparfaite impulsion d'un positivisme naissant, ont jusqu'ici de
-plus en plus transporté aux géomètres une prépondérance qui, jusqu'à la
-fin du moyen âge, était restée toujours inhérente, suivant les divers
-modes contemporains, aux études morales et sociales. Le terme naturel
-de cette anomalie provisoire, relative aux besoins indispensables
-mais temporaires de la grande transition moderne, est maintenant
-arrivé; puisque, d'après le passage des théories sociologiques à
-l'état vraiment positif, rien ne s'oppose plus désormais à ce que
-le point de vue humain reprenne à jamais l'ascendant normal qui lui
-appartient naturellement dans l'ensemble des spéculations humaines,
-où les nécessités scientifiques sont dès lors en pleine harmonie
-avec les nécessités logiques qui avaient d'abord déterminé une telle
-inversion exceptionnelle. Seulement, la nouvelle philosophie générale
-doit s'attendre ainsi, outre les entraves intellectuelles tenant aux
-préjugés et aux habitudes propres à ce long interrègne, à devoir lutter
-avec persévérance contre les passions et les intérêts d'une classe
-qui, quoique peu nombreuse, a dû devenir aujourd'hui très-puissante,
-surtout chez la nation que nous avons reconnue, à tant d'égards,
-destinée à conserver longtemps encore la principale initiative de la
-rénovation finale. Tel est surtout le motif pour lequel ces compagnies
-célèbres, nécessairement dominées par les géomètres, suivant les
-conditions naturelles de leur institution provisoire, après avoir été
-justement regardées, dans les deux derniers siècles, comme placées
-à la tête du mouvement mental, constituent désormais, suivant les
-explications directes du chapitre précédent, un puissant obstacle
-à l'entier accomplissement de l'évolution philosophique dont ce
-progrès ne pouvait être que le préambule, en vertu de leur empirique
-obstination à consacrer indéfiniment une marche exceptionnelle, déjà
-parvenue à son extrême limite depuis le commencement de l'immense crise
-révolutionnaire où nous sommes plongés. Mais, malgré la gravité de ces
-obstacles, qui, quoique peu apparens, sont peut-être, au fond, les plus
-redoutables, du moins en France, parce qu'ils émanent spontanément
-du même milieu intellectuel qui a dû exclusivement fournir le vrai
-point de départ de la philosophie nouvelle, celle-ci, outre l'empire
-fondamental, irrésistible à la longue, de ses propriétés logiques et
-scientifiques, doit d'ailleurs trouver d'utiles auxiliaires jusqu'au
-sein de ces corporations arriérées, par suite des vices radicaux de
-leur incohérente constitution. La domination spéculative des géomètres
-est nécessairement plus ou moins oppressive, parce qu'elle est
-naturellement aveugle, en vertu de l'entière indépendance de leurs
-travaux, qui, à raison de leur simplicité et de leur abstraction
-supérieures, n'exigeant aucune préparation hétérogène, doivent presque
-toujours rendre ces savans profondément étrangers à l'esprit et aux
-conditions de toutes les autres études positives; d'où résultent
-involontairement des chocs, et par suite des résistances, d'autant plus
-intenses qu'il s'agit de sciences plus élevées dans notre hiérarchie
-générale. Ces intimes divergences académiques peuvent même s'aggraver
-assez, comme je l'ai indiqué au chapitre précédent, pour déterminer
-vraisemblablement la dissolution spontanée de ces agrégations mal
-cimentées, ou, ce qui serait équivalent, leur décomposition effective
-en compagnies partielles, déjà annoncée, dès le début de ce siècle,
-par la division trop peu comprise que l'avénement propre de la
-philosophie biologique a régulièrement déterminée dans la nature,
-jusqu'alors unique et toujours purement mathématique, du principal
-organe permanent de la plus illustre corporation savante. Quoique, par
-une évidente nécessité, le joug des géomètres doive être spécialement
-intolérable aux biologistes, il est, à divers moindres degrés,
-implicitement onéreux désormais à toutes les autres classes de savans,
-d'après l'action inégale mais commune du même principe perturbateur,
-l'irrationnelle prétention des études inférieures à diriger les études
-supérieures, la tendance du point de vue le plus simple et le plus
-incomplet à prévaloir constamment sur le plus complexe et le plus
-étendu. Or, ces discordances inévitables, qui doivent aujourd'hui
-s'accroître rapidement, à mesure que la constitution provisoire du
-mouvement scientifique pendant les deux derniers siècles devient
-plus évidemment contradictoire aux nouveaux besoins essentiels de la
-situation fondamentale, seront très-propres à faciliter spontanément,
-dans le monde savant, l'accès final de la vraie philosophie, soit
-parce qu'elle offrira de puissans secours aux parties les plus lésées,
-soit en faisant sentir à tous son aptitude exclusive à prévenir ou à
-réparer une imminente dislocation. En un mot, cet esprit d'ensemble,
-maintenant si rare et si décrié, que les saines spéculations
-sociologiques peuvent seules convenablement développer, sera dès lors,
-au contraire, universellement invoqué pour mettre un terme définitif
-aux perturbations de plus en plus graves que doit bientôt déterminer
-l'essor insurmontable de notre anarchie scientifique; manifestant
-ainsi, au sein de la classe contemplative, par un indispensable
-préambule, l'universelle destination organique qu'il devra réaliser
-ensuite sur la grande scène politique. L'intime dépendance nécessaire,
-à la fois logique et scientifique, qui caractérise la sociologie envers
-chacune des sciences antérieures, et que représente énergiquement la
-constitution que je lui ai imposée, l'irrécusable légitimité de son
-intervention rationnelle parmi toutes les autres spéculations réelles,
-ne tarderont pas à faire aisément accepter son ascendant continu, assez
-spontané pour ne pas devenir oppressif, et même toujours disposé à
-seconder activement l'essor naturel du véritable génie propre à chaque
-science, au lieu de l'entraver par les exigences pédantesques d'une
-homogénéité factice et stérile.
-
-Quelques lecteurs, habituellement placés au point de vue philosophique,
-mais trop étrangers aux conditions difficiles d'une pleine positivité,
-trouveront sans doute que j'aurais dû moins insister ici sur la
-démonstration directe d'un droit permanent d'universelle prééminence
-spéculative, tellement inhérent à la nature des études sociales qu'il
-ne semble pas d'abord susceptible d'aucune contestation sérieuse.
-Mais une plus exacte connaissance de la vraie situation fondamentale
-des intelligences modernes, et une plus profonde appréciation du
-dessein général de ce Traité, les convaincront bientôt que, dans
-l'état où j'ai maintenant conduit l'avénement final d'une nouvelle
-philosophie, cette question restait la seule importante à décider,
-puisque, tous les élémens de cette grande formation étant désormais
-établis et caractérisés, et même successivement introduits selon leurs
-affinités réelles, leur systématisation spontanée se réduisait dès
-lors à déterminer rationnellement celui dont la commune prépondérance
-doit constituer aussitôt l'active unité d'un tel organisme. En second
-lieu, la principale difficulté philosophique consiste certainement
-aujourd'hui à concilier radicalement les deux besoins essentiels
-de positivité et de généralité, qui, quoique également impérieux,
-sont néanmoins assez diversement sentis pour sembler communément
-incompatibles, comme, sous l'aspect politique, les conditions
-du progrès et celles de l'ordre, auxquelles chacun d'eux paraît
-exclusivement correspondre, bien que, au fond, les unes et les autres
-dépendent réellement de tous deux. Or, après avoir enfin positivé
-l'élément intellectuel le plus général, il fallait bien discuter
-directement la chimérique généralisation de l'élément le plus
-spontanément positif, afin de faire irrévocablement cesser la seule
-alternative que comportât la question, en démontrant l'impuissance
-finale de la voie philosophique qu'avaient dû involontairement
-adopter les intelligences les plus avancées, depuis que l'esprit
-positif, d'abord nécessairement trop borné, avait tendu, par son
-extension graduelle, à un ascendant universel, sous l'énergique
-impulsion cartésienne. Quelque absurde que soit, en lui-même, ce mode
-mathématique, il méritait encore d'être sérieusement examiné, parce
-qu'il a dû sembler jusqu'ici le seul propre à offrir des garanties
-de positivité, quoique véritablement très-insuffisantes. Avant cette
-indispensable appréciation finale, on n'aurait pu le dédaigner
-entièrement sans s'exposer, par cela seul, à maintenir involontairement
-la vaine suprématie officielle de la philosophie caduque d'où
-l'entendement humain veut et doit enfin se dégager irrévocablement.
-Entre le mode mathématique propre aux deux derniers siècles et
-l'ancien mode théologico-métaphysique, j'ai réalisé, dans l'ensemble
-de ce Traité, par la création de la sociologie, un nouveau mode
-philosophique, satisfaisant à la fois et complétement aux conditions
-que chacun d'eux avait exclusivement en vue sans les remplir
-suffisamment. La première et la plus importante de mes conclusions
-générales devait donc consister, sans doute, à constater directement,
-d'après une sommaire discussion comparative, cette réalisation
-décisive, si vainement cherchée jusqu'ici. Tous ceux qui connaissent
-bien les esprits auxquels s'adresse surtout une telle démonstration,
-loin de la regarder comme trop étendue, regretteront avec moi que les
-limites indispensables de cet ouvrage, déjà très-dépassées, ne m'aient
-pas permis de l'y développer assez pour déterminer une véritable
-conviction chez la plupart de ces intelligences vicieusement spéciales,
-où un précieux sentiment de la positivité élémentaire doit faire
-provisoirement excuser un vulgaire dédain de la vraie généralité.
-
-Dans cette discussion finale, j'ai dû m'assujettir scrupuleusement,
-suivant les conditions générales établies au début de ce Traité,
-à toujours déduire mes preuves de l'exclusive considération des
-sciences fondamentales ou abstraites, dont l'ensemble constitue ce
-que j'ai nommé, d'après Bacon, la philosophie première, destinée
-à fournir la base universelle des spéculations quelconques. Mais,
-en cas de contestation sérieuse, la démonstration actuelle, outre
-ses développemens ultérieurs, pourrait être puissamment fortifiée
-par une convenable adjonction des motifs essentiels relatifs à la
-science concrète, et même à la contemplation esthétique; car ce mode
-sociologique, pour l'organisation de la philosophie positive, favorise
-spontanément leur essor respectif, auquel la persistance du mode
-mathématique serait directement contraire.
-
-Sous le premier aspect, il ne faut jamais oublier que, si la science
-abstraite a dû être d'abord le sujet exclusif ou très-prépondérant des
-grands travaux spéculatifs, elle doit cependant être constituée de
-manière à devenir ensuite le fondement naturel de la science concrète,
-qui, jusqu'ici, n'a pu acquérir, en aucun genre, aucune véritable
-rationalité, parce que tous les élémens philosophiques, dont la
-combinaison doit présider à sa formation, n'étaient point encore assez
-caractérisés, comme je l'ai expliqué dès la deuxième leçon. Or rien ne
-serait sans doute plus opposé à cette grande élaboration ultérieure
-que l'universelle prépondérance de l'esprit purement mathématique,
-qui, poussant l'abstraction au plus haut degré, même envers les plus
-simples phénomènes, et faisant toujours prévaloir le régime le plus
-analytique, est nécessairement incompatible avec cette réalité et
-cette concentration qui doivent inévitablement distinguer les études
-directement consacrées à l'existence effective des divers êtres,
-où les habitudes minutieuses et dispersives de la science actuelle
-seraient radicalement inadmissibles. Au contraire, quoiqu'il importe
-beaucoup, comme j'ai tâché de le faire sentir, de conserver d'abord
-aux spéculations sociologiques le caractère abstrait que je me suis
-attaché à leur imprimer pendant tout le cours de l'opération historique
-terminée dans ce volume, il est clair que, par la complication
-supérieure de leur sujet, et par les vues d'ensemble qu'elles exigent
-continuellement, elles doivent spontanément développer les dispositions
-mentales les plus convenables à la culture rationnelle de l'histoire
-naturelle proprement dite, dont le vrai génie, éminemment humain et
-synthétique, si admirablement personnifié chez notre grand Buffon,
-sympathise nécessairement bien davantage, à ce double titre, avec le
-génie propre de la sociologie qu'avec celui d'aucune autre science
-fondamentale, sans en excepter la biologie elle-même. Les intérêts
-généraux des saines études concrètes exigent donc certainement que la
-présidence normale de la philosophie abstraite appartienne finalement
-à la science où les inévitables inconvéniens d'un état d'abstraction
-d'abord indispensable, sont naturellement atténués, autant que
-possible, en vertu de la réalité plus complète du point de vue
-habituel; des recherches qui demanderont continuellement l'application
-combinée de tous les divers ordres de notions scientifiques ne
-sauraient être convenablement dirigées que sous l'universel ascendant
-de l'esprit sociologique, seul susceptible d'organiser activement une
-telle combinaison.
-
-Ces mêmes caractères corrélatifs de la sociologie, d'être la moins
-abstraite et la moins analytique de toutes les sciences fondamentales,
-de faire spontanément prévaloir les idées d'ensemble et le véritable
-point de vue humain, manifestent également, sous le second aspect
-ci-dessus indiqué, sa haute aptitude exclusive à constituer aussi,
-quand le temps sera venu, la transition nécessaire de la philosophie
-scientifique, alors à la fois abstraite et concrète, à la philosophie
-esthétique, qui doit y trouver toujours sa base rationnelle. Tout
-autre mode d'organisation de la philosophie première, fût-il
-d'ailleurs suffisamment réalisable, serait assurément impropre à
-régulariser cette intime subordination générale du sentiment du beau
-à la connaissance du vrai. Le caractère profondément synthétique qui
-distingue surtout la contemplation esthétique, toujours relative
-aux émotions de l'homme, dans les cas même qui semblent le plus
-s'en éloigner, ne saurait la rendre pleinement compatible qu'avec le
-genre d'esprit scientifique le mieux disposé à l'unité, comme étant
-le plus empreint d'humanité. On doit reconnaître, à ce sujet, que la
-tendance anti-esthétique empiriquement reprochée à la philosophie
-positive y tient essentiellement à la vicieuse suprématie que l'esprit
-mathématique y exerce de plus en plus depuis trois siècles; en ce
-sens, les plaintes ordinaires, quoique irrationnellement absolues,
-sont loin d'être dépourvues de fondement actuel: car rien ne doit être
-aussi évidemment contraire à toute heureuse appréciation esthétique
-que les habitudes dispersives développées, chez les géomètres, par
-des études qui comportent spontanément un morcellement presque
-indéfini, et la disposition routinière qui en résulte trop souvent à
-argumenter quand il faudrait sentir. Mais, en passant désormais d'une
-vaine et stérile unité mathématique à une véritable et féconde unité
-sociologique, cette nouvelle philosophie se montrera finalement,
-j'ose l'assurer, encore plus favorable à l'essor continu de tous les
-beaux-arts que la philosophie théologico-métaphysique, envisagée
-même à l'état polythéique, que nous avons vu constituer, surtout à
-cet égard, sa pleine maturité; j'indiquerai sommairement, au dernier
-chapitre de ce Traité, l'explication directe et spéciale de cette
-réaction fondamentale. En ce moment, il suffit de remarquer, pour faire
-convenablement pressentir une semblable tendance, que l'esprit positif,
-qui, sous la présidence mathématique, avait dû rester entièrement
-étranger aux considérations esthétiques, se trouve, au contraire,
-naturellement forcé de se les incorporer profondément, aussitôt
-que, parvenu enfin au degré sociologique, comme il l'est dans cet
-ouvrage, il entreprend de découvrir les véritables lois générales de
-l'évolution humaine, dont l'évolution esthétique constitue l'un des
-principaux élémens; cette étude étant d'ailleurs toujours subordonnée
-à l'irrécusable solidarité, à la fois logique et scientifique, qui
-rend essentiellement inséparables tous les divers aspects d'un tel
-sujet. Rien, sans doute, n'est plus propre qu'une pareille élaboration
-historique à faire spontanément apprécier la relation directe qui
-doit toujours subordonner le sentiment de la perfection idéale à la
-notion de l'existence réelle; en écartant désormais tout intermédiaire
-surhumain, la philosophie sociologique établira habituellement, entre
-le point de vue esthétique et le point de vue scientifique, une
-irrévocable harmonie, éminemment utile à leur perfectionnement mutuel,
-en même temps qu'indispensable à leur commune destination sociale.
-
-Le seul ordre d'idées qui paraisse devoir nécessairement souffrir de
-cet avénement prochain de l'esprit sociologique, au lieu de l'esprit
-mathématique, à la présidence générale de la philosophie naturelle,
-c'est celui des applications industrielles, qui, devant surtout
-dépendre de la connaissance du monde inorganique, d'abord sous l'aspect
-géométrico-mécanique, et ensuite sous le rapport physico-chimique,
-semblent exposées à une sorte d'abandon funeste, dès que cette étude
-n'occupe plus le premier rang parmi les spéculations scientifiques.
-Mais d'abord il y aurait, au fond, peu d'inconvéniens réels, même
-pratiques, à faire aujourd'hui subir un certain ralentissement
-effectif à un genre de combinaisons qui a pris maintenant une
-exorbitante prépondérance, et dont l'extrême facilité caractéristique,
-aussi bien que l'intime connexité avec les plus vulgaires penchans,
-menacent d'absorber tous les autres modes plus nobles de l'activité
-humaine. On ne saurait craindre d'ailleurs, dans le milieu actuel,
-que cette diminution, résultat nécessaire de l'essor croissant des
-sentimens et des pensées propres à la réorganisation finale des
-sociétés modernes, soit jamais poussée au point de déterminer, à cet
-égard, aucune négligence vraiment dangereuse, et, si cette fâcheuse
-influence était possible, la philosophie nouvelle, toujours placée,
-par sa nature, au vrai point de vue d'ensemble, la rectifierait
-suffisamment: le gouvernement des sociologistes, ne pouvant être
-aveugle comme celui des géomètres, ne saurait produire, même sous
-l'ascendant des plus actives préoccupations philosophiques, aucune
-déconsidération des travaux mathématiques qui soit, à beaucoup près,
-comparable au stupide dédain que l'esprit mathématique inspire trop
-souvent, de nos jours, pour les études sociales. En second lieu,
-le véritable perfectionnement industriel dépend désormais bien
-davantage du judicieux emploi permanent, très-imparfait jusqu'ici,
-des divers moyens déjà acquis que de l'accumulation désordonnée de
-moyens nouveaux; en sorte que la prépondérance des considérations
-générales, loin d'y être inopportune, y devient, au contraire, de
-plus en plus désirable, pour contenir, par une tendance sagement
-synthétique, les tentatives superficielles et incohérentes d'un fol
-entraînement analytique: ainsi, sous ce rapport, le régime sociologique
-est finalement plus favorable que le régime mathématique à l'utile
-développement des améliorations matérielles. Trop d'occasions décisives
-s'offrent maintenant de vérifier combien l'esprit mathématique actuel
-est ordinairement impropre à diriger convenablement les opérations
-industrielles, parce que tout gouvernement effectif, même en ce
-cas élémentaire, exige principalement une continuelle appréciation
-d'ensemble, fort peu compatible avec les habitudes étroites et
-dispersives si fréquemment déterminées jusqu'ici par un ordre de
-spéculations où l'on s'attache essentiellement à poursuivre très-loin
-chaque considération isolée, quelque secondaire qu'elle puisse être,
-sans s'inquiéter beaucoup de la pondération finale des divers motifs
-influens. Il importe, en troisième lieu, de reconnaître, à ce sujet,
-que l'élaboration ultérieure du nouveau corps de doctrine, destiné à
-systématiser l'action rationnelle de l'homme sur la nature, ne saurait
-être dignement accomplie que sous l'inspiration permanente de la
-philosophie sociologique, seule apte, comme envers la science concrète
-et la théorie esthétique, à instituer réellement la combinaison
-très-complexe des divers aspects scientifiques exigée par la nature de
-ce grand travail, dont les conditions et les difficultés sont encore à
-peine entrevues chez nos ingénieurs. J'ai déjà indiqué, dès le début
-de ce Traité (_voyez_ la deuxième leçon), le vrai principe de cette
-importante relation; mais l'intime conviction de sa haute nécessité,
-afin de régulariser suffisamment l'harmonie fondamentale entre la
-contemplation et l'action, m'a d'ailleurs déterminé depuis longtemps à
-consacrer plus tard, si je le puis, un ouvrage spécial au développement
-direct d'une telle application de la nouvelle philosophie générale.
-
-Ainsi, la triple élaboration ultérieure, d'abord concrète, ensuite
-esthétique, et enfin technique, que doit aujourd'hui savoir diriger
-toute véritable philosophie, confirmerait au besoin la démonstration
-pleinement décisive directement résultée ci-dessus de l'ensemble
-des motifs purement abstraits pour constater, à tant d'égards, la
-prééminence normale qui doit désormais appartenir irrévocablement
-à l'esprit sociologique dans le système entier des spéculations
-positives, à jamais affranchies de la vaine domination provisoire de
-l'esprit mathématique. Toute l'économie de cet ouvrage, surtout dans
-ces trois derniers volumes, a fait, du reste, assez connaître sous
-quelles difficiles conditions mentales cette indispensable suprématie
-est inévitablement acquise. Chacun des nouveaux philosophes devra
-d'abord s'assujettir systématiquement, comme je l'ai fait moi-même
-spontanément, à une lente et pénible préparation rationnelle, à
-la fois scientifique et logique, fondée sur l'étude hiérarchique
-des diverses branches essentielles de la philosophie naturelle, et
-destinée à permettre la saine élaboration spéciale des lois statiques
-et dynamiques propres à la sociabilité humaine. Sans la force et la
-constance qu'exige l'entier accomplissement d'une telle initiation, nul
-ne doit prétendre, surtout de nos jours, à un ascendant philosophique
-qui suppose nécessairement une exacte connexité permanente entre
-le mouvement général et les divers progrès spéciaux, et qui sera
-naturellement trop contesté pour qu'aucune grave insuffisance de ses
-vraies conditions puisse rester inaperçue ou impunie. L'illusoire
-prépondérance des géomètres est d'une acquisition beaucoup plus facile,
-puisqu'elle ne demande pas la moindre préparation étrangère à leurs
-propres études, que leur simplicité caractéristique rend d'ailleurs
-aisément accessibles aujourd'hui à tant de médiocres intelligences,
-au prix de quelques années d'application régulière. Mais aussi
-l'ascendant sociologique comportera-t-il une active réalité que n'a pu
-jamais obtenir l'ambition mathématique, qui, malgré ses prétentions à
-l'universalité scientifique, a presque toujours exercé, pendant les
-deux derniers siècles, une suprématie plus apparente qu'effective,
-quoique le plus souvent perturbatrice, par une suite nécessaire de son
-intime irrationnalité.
-
-Cet avénement spontané d'une véritable unité, désormais assez
-constatée, dans le système entier de la philosophie positive,
-étant maintenant envisagé du point de vue le plus élevé, à la fois
-historique et dogmatique, vient heureusement dissiper enfin le fatal
-antagonisme mental qui, depuis vingt siècles, s'oppose de plus en plus
-à l'état pleinement normal de la raison humaine, où les conceptions
-relatives à l'homme et celles propres au monde extérieur ont toujours
-semblé jusqu'ici radicalement inconciliables, tandis que notre
-solution philosophique les combine irrévocablement, en assignant à
-chaque classe la juste influence générale, soit scientifique, soit
-logique, qui convient à sa propre nature, sans jamais altérer ainsi
-l'harmonie fondamentale. Nous avons directement reconnu, d'abord au
-quarantième chapitre et puis surtout au cinquante et unième, que
-l'antipathie graduellement développée entre l'esprit théologique et
-l'esprit positif ne pouvait avoir, à l'origine, d'autre principe
-essentiel que la simple inversion mutuelle de l'ordre suivant lequel
-devaient se succéder ces deux genres de spéculations, respectivement
-complémentaires, dont chacun tend plus ou moins à dominer l'autre:
-l'ensemble de notre élaboration historique a fait ensuite hautement
-ressortir l'intime réalité d'une telle appréciation. La préférence
-spontanée qu'a dû primitivement acquérir la considération de
-l'homme, alors seule applicable à l'uniforme explication du monde
-extérieur, a déterminé, dans la situation correspondante, le caractère
-nécessairement théologique de la philosophie initiale: au contraire,
-les notions positives, qui, par une influence continue, explicite ou
-implicite, ont ultérieurement suscité l'altération toujours croissante
-de ce système primordial, devaient exclusivement émaner des plus
-simples études inorganiques, et spécialement de l'astronomie; quoique
-l'esprit métaphysique, agent naturel de ces modifications successives,
-en ait souvent dissimulé la véritable source, en se croyant créateur
-quand il n'était qu'organe. Cet antagonisme élémentaire a réellement
-présidé, d'après le cinquante-deuxième chapitre, à la transformation
-du fétichisme en polythéisme, préparée par l'astrolâtrie; mais sa
-tendance n'a pu devenir distinctement appréciable que dans le passage
-du polythéisme au monothéisme, où, pour la première fois, l'évolution
-philosophique a dû exiger une vraie discussion. Alors, nous avons
-vu, au cinquante-troisième chapitre, la science inorganique, sous
-une apparence systématique due à l'uniforme prépondérance de la
-grande entité métaphysique, s'élever directement, en vertu de sa
-supériorité mentale, contre l'ancienne unité théologique, dès lors
-intellectuellement dissoute, quoique son aptitude sociale, opposée
-à l'insuffisance radicale de cette rivale, dût prolonger longtemps
-encore son ascendant politique: ainsi surgit, entre la philosophie
-naturelle et la philosophie morale, ce conflit fondamental qui, depuis
-Aristote et Platon, a dominé l'ensemble de l'évolution humaine, et dont
-l'élite de l'humanité subit maintenant la dernière influence, comme
-l'a montré tout le cours de notre opération historique. La troisième
-phase du moyen âge nous a fait voir, au cinquante-sixième chapitre, ce
-long antagonisme recevant, dans la mémorable transaction scolastique,
-une profonde modification, premier symptôme décisif de l'irrévocable
-décadence de la philosophie initiale, dont l'efficacité sociale venait
-d'être essentiellement épuisée en constituant le catholicisme, et que
-les exigences, désormais prépondérantes, du progrès intellectuel,
-obligeaient à sanctionner, par une incorporation forcée, les
-prétentions politiques de la philosophie métaphysique, auparavant
-extérieure au système catholique. Dès lors régulièrement associée à
-une intronisation précaire, quoique sa participation dût tendre à y
-devenir de plus en plus exclusive, la profonde impuissance organique
-de celle-ci n'a jamais pu lui permettre d'éliminer entièrement les
-conceptions purement théologiques, seule base normale de son autorité
-générale, et dont elle a dû s'efforcer, au contraire, de maintenir
-l'empire ultérieur contre l'imminente invasion de l'esprit positif,
-qui, à partir de cette époque, devait graduellement développer sa
-commune incompatibilité avec ces deux modes, l'un principal, l'autre
-accessoire, de l'antique système mental. Quand l'essor continu des
-connaissances réelles, surtout astronomiques, eut enfin déterminé
-cette inévitable collision, le célèbre compromis cartésien vint
-caractériser une situation bien plus évidemment provisoire que la
-précédente, en proclamant la suprématie directe et définitive de la
-méthode positive dans toute l'étendue de la philosophie naturelle,
-sous l'unique réserve d'une vaine présidence laissée encore à
-la méthode théologico-métaphysique envers les études morales et
-sociales; brisant ainsi à jamais la fragile unité métaphysique
-instituée au XIIIe siècle. Cette incohérente position, qui a
-persisté jusqu'ici, ne comporte certainement d'autre issue, d'après
-l'ensemble de ma théorie historique, que l'universelle prépondérance
-de la positivité rationnelle, désormais seule susceptible d'un
-véritable ascendant général: autrement il faudrait désespérer de la
-systématisation mentale, et, par suite aussi, de la réorganisation
-sociale, soit progressive, soit même rétrograde. Mais les impuissantes
-tentatives opérées, pendant les deux derniers siècles, pour constituer
-une véritable philosophie positive sous l'impulsion mathématique,
-devaient cependant disposer la raison publique à regarder cette
-exclusive solution comme essentiellement impossible. Dans cette
-douloureuse perplexité, l'extension finale de l'esprit positif aux
-spéculations morales et sociales, suffisamment accomplie par ce
-Traité, vient spontanément dénouer une difficulté fondamentale, de
-toute autre manière inextricable, en assurant une large satisfaction
-normale aux conditions, dès lors intimement solidaires, de l'ordre et
-du progrès, soit intellectuels, soit politiques. Ainsi se trouvent
-essentiellement conciliées désormais, en ce qu'elles renfermaient
-de légitime, les prétentions opposées soulevées, de part et d'autre,
-pendant les luttes philosophiques propres à la grande transition
-moderne, dont les diverses aberrations temporaires sont à la fois
-expliquées et éliminées. La positivité, que l'impulsion mathématique
-avait justement en vue d'introduire, quoique par une marche vicieuse,
-dans toutes les spéculations réelles, y est irrévocablement établie;
-tandis que la généralité, dont la résistance théologico-métaphysique
-stipulait, avec raison mais sans force, les indispensables garanties,
-y devient nécessairement plus complète qu'elle n'a jamais pu l'être
-auparavant. Par là disparaît enfin la déplorable opposition qui,
-depuis l'évolution grecque, semblait rendre le progrès intellectuel
-contradictoire au progrès moral, et qui, en effet, à partir de la
-transaction scolastique, pendant que les exigences mentales prévalaient
-graduellement, a fait de plus en plus négliger l'appréciation
-des besoins moraux; ainsi que le témoigne encore trop souvent la
-situation actuelle des peuples avancés, où l'éducation de l'individu,
-reflet nécessaire de celle de l'espèce, est surtout dirigée vers
-l'essor intellectuel, sans s'inquiéter guère du développement moral.
-Quoique l'on doive regarder cette funeste division comme ayant été
-essentiellement inhérente à la nature propre de la transition moderne,
-elle en a certainement constitué la plus douloureuse condition: et
-cette grave considération contribuera sans doute à faire convenablement
-respecter, malgré les déclamations rétrogrades des diverses écoles
-théologico-métaphysiques, la seule philosophie qui puisse aujourd'hui
-résoudre effectivement ce désastreux antagonisme. Nous avons reconnu,
-au chapitre précédent, qu'entre la souveraineté spontanée de la force
-et la prétendue suprématie de l'intelligence, cette philosophie finale
-tend à réaliser directement l'universelle prépondérance de la morale,
-que l'admirable tentative du catholicisme avait, au moyen âge, si
-noblement proclamée, mais sans pouvoir constituer suffisamment son
-avénement normal, alors inévitablement subordonné à une philosophie
-déjà implicitement caduque, dont l'ascendant politique exigeait
-depuis longtemps que l'évolution mentale se séparât provisoirement
-de l'évolution morale. Les propriétés morales inhérentes à la grande
-conception de Dieu ne sauraient être, sans doute, convenablement
-remplacées par celles que comporte la vague entité de la Nature; mais
-elles sont, au contraire, nécessairement inférieures, en intensité
-comme en stabilité, à celles qui caractériseront l'inaltérable notion
-de l'Humanité, présidant enfin, après ce double effort préparatoire,
-à la satisfaction combinée de tous nos besoins essentiels, soit
-intellectuels, soit sociaux, dans la pleine maturité de notre organisme
-collectif. Cette entière prépondérance normale de la morale devient
-désormais non moins indispensable à l'efficacité intellectuelle de
-l'évolution mentale qu'à sa destination sociale: car l'indifférence
-pour les conditions morales, loin d'être encore motivée par l'urgence
-supérieure des conditions intellectuelles, constitue maintenant un
-obstacle croissant à leur réalisation continue, en altérant directement
-la sincérité et la dignité des efforts spéculatifs, qui tendent
-aujourd'hui à dégénérer de plus en plus en instrumens d'ambition
-personnelle, de manière à étouffer graduellement jusqu'au germe des
-vrais progrès scientifiques.
-
-Pour ne laisser aucune grave incertitude sur ce nœud, fondamental
-de la philosophie positive, il importe aujourd'hui de dissiper
-directement, chez tous les bons esprits, la dernière source essentielle
-des illusions métaphysiques, en faisant spécialement ressortir la
-véritable nature du point de vue humain, qui, de toute nécessité,
-doit être éminemment social, et pas seulement individuel: car, sous
-le rapport statique aussi bien que sous l'aspect dynamique, l'homme
-proprement dit n'est, au fond, qu'une pure abstraction; il n'y a de
-réel que l'humanité, surtout dans l'ordre intellectuel et moral. Or la
-philosophie pleinement théologique, soit polythéique, soit monothéique,
-est jusqu'ici la seule, à vrai dire, qui ait effectivement satisfait,
-à sa manière, à cette évidente condition générale; et c'est surtout à
-cet égard que, malgré son extrême caducité, elle n'a pu être encore
-suffisamment remplacée. La métaphysique, ancienne, scolastique, ou
-moderne, n'a jamais osé s'élever au-dessus du simple point de vue
-individuel, dont elle s'est efforcée, surtout depuis la transaction
-cartésienne, de consacrer dogmatiquement la prépondérance absolue,
-comme l'indique journellement son langage caractéristique, rappelant
-toujours des pensées d'isolement et de concentration personnelle,
-qui, malgré de vaines prétentions morales, doivent le plus souvent
-développer des sentimens d'égoïsme. Il en est essentiellement de
-même, dans l'ordre positif, quoique sous une meilleure forme, pour
-l'évolution mentale qui, d'abord surgie des études mathématiques et
-astronomiques, a graduellement tenté, pendant les deux derniers
-siècles, de constituer une philosophie vraiment nouvelle. En effet,
-quand la profonde insuffisance philosophique de l'esprit mathématique
-est devenue pleinement irrécusable, l'esprit biologique proprement
-dit, dont la positivité rationnelle commençait alors à prendre un
-essor décisif, s'est efforcé, à son tour, de devenir la base directe
-et principale de la coordination positive, qui, depuis la fin du
-XVIIIe siècle, n'a pas cessé d'être ainsi conçue par les
-savans les plus avancés, comme le témoignent surtout les illustres
-exemples de Cabanis et de Gall. Ce nouvel effort, dogmatiquement
-apprécié au quarante-neuvième chapitre, indiquait, sans doute, un
-véritable progrès, en ce qu'il transportait le centre moderne de la
-généralisation mentale beaucoup plus près de son siége réel; mais, sauf
-son utilité passagère, à titre d'intermédiaire d'abord indispensable,
-ce progrès, radicalement insuffisant, ne saurait directement conduire
-qu'à une stérile utopie fondée sur une vicieuse exagération des
-relations nécessaires entre la biologie et la sociologie, et tendrait
-finalement à éterniser l'antique régime intellectuel, en empêchant
-le développement propre des saines spéculations sociales, qu'elle
-tente vainement d'ériger en simple corollaire naturel des études
-biologiques. De quelque manière, soit métaphysique, soit même positive,
-que se trouve instituée la science de l'individu, elle doit être,
-sans doute, isolément impuissante à construire aucune philosophie
-générale, parce qu'elle reste encore étrangère à l'unique point de
-vue susceptible d'une véritable universalité. C'est, au contraire,
-de l'ascendant sociologique que la biologie, comme toutes les autres
-sciences préliminaires, quoique par une correspondance plus directe et
-plus étendue, doit exclusivement attendre la consolidation effective
-de sa propre constitution, scientifique ou logique, jusqu'à présent si
-incertaine. Séparément envisagée, l'évolution individuelle de l'esprit
-humain ne peut vraiment dévoiler aucune loi essentielle; elle ne
-saurait même fournir de précieuses indications ou des vérifications
-importantes que lorsque son exploration rationnelle est dirigée et
-interprétée par les inspirations émanées de l'évolution totale de
-l'humanité, seule à la fois assez réelle et assez complète pour
-manifester suffisamment la véritable marche de notre intelligence:
-l'exécution même de ce Traité l'a, j'ose le dire, pleinement démontré;
-car, quelque utilité que j'y aie souvent tirée de la considération
-de l'individu, c'est évidemment à l'étude directe de l'espèce que
-j'ai dû, non-seulement d'abord la pensée fondamentale de ma théorie
-philosophique, mais ensuite aussi son développement caractéristique.
-
-Ainsi, la phase biologique ne constitue réellement qu'un dernier
-préambule indispensable, comme l'avaient été auparavant les phases
-physico-chimique et astronomique, dans l'essor général de l'esprit
-positif, qui, spontanément issu des simples études mathématiques, a
-graduellement tendu, pendant les deux derniers siècles, à régénérer
-toutes nos conceptions élémentaires. Tant qu'il ne s'est point élevé
-jusqu'au degré sociologique, seul terme naturel de son éducation
-décisive, il n'a pu suffisamment parvenir à des vues vraiment
-d'ensemble, propres à lui conférer le droit et le pouvoir de
-constituer enfin une véritable philosophie moderne, dont l'ascendant
-normal remplace à jamais l'antique régime mental: mais aussi, quand
-cette condition finale est convenablement remplie, rien ne saurait
-empêcher une rénovation fondamentale qui, ardemment désirée et
-longuement préparée, soit par la plupart des hautes intelligences,
-soit par les vœux et les dispositions de la raison publique, trouvera
-même d'involontaires coopérateurs chez ses plus systématiques
-adversaires, suivant le privilége ordinaire des révolutions directement
-relatives à la méthode. Cette extrême préparation étant maintenant
-accomplie, son exacte appréciation générale ressort aisément de sa
-judicieuse confrontation au grand programme initial si puissamment
-formulé par Descartes et Bacon, dont les principales espérances
-philosophiques se trouvent ainsi pleinement consolidées, malgré
-la sorte d'incompatibilité qui semblait d'abord exister entre les
-tendances respectives de ces deux éminens législateurs. Nous avons, en
-effet, reconnu, au cinquante-sixième chapitre, que Descartes s'était
-systématiquement interdit les études sociales, pour concentrer son
-effort sur les spéculations inorganiques, où il sentait profondément
-que devait d'abord s'élaborer la méthode universelle, destinée ensuite
-à régénérer nécessairement l'ensemble de la raison humaine; tandis
-que, au contraire, Bacon avait surtout en vue la rénovation des
-théories sociales, à laquelle il voulait immédiatement rapporter le
-perfectionnement des sciences naturelles, comme on put le constater
-nettement chez le grand Hobbes, type essentiel de cette école: en
-sorte que ces deux élaborations, mutuellement complémentaires,
-accordaient, l'une aux besoins intellectuels, l'autre aux besoins
-politiques, une prépondérance trop exclusive, qui devait les rendre
-pareillement provisoires, quoique très-diversement efficaces,
-selon nos explications antérieures. Pendant que la conception de
-Descartes dirigeait, dans la science inorganique, l'essor décisif de
-la positivité rationnelle, la pensée de Hobbes, après avoir indiqué
-les premiers germes si méconnus de la véritable science sociale,
-présidait à l'indispensable ébranlement négatif, sans lequel la
-commune destination philosophique de cette double évolution ne pouvait
-être convenablement appréciée. Ainsi s'est réalisée spontanément la
-convergence nécessaire de ces deux ordres de travaux coexistans,
-dont l'un devait préparer la vraie position générale de la question
-finale, et l'autre élaborer la seule voie logique qui pût conduire à
-sa solution réelle. Mon effort philosophique résulte essentiellement
-de l'intime combinaison de ces deux évolutions préliminaires,
-déterminée, sous la lumineuse impulsion de la grande crise sociale,
-par l'extension simultanée de l'esprit positif aux spéculations les
-plus rapprochées des études politiques. On voit que cette nouvelle
-opération consiste surtout à compléter la double opération initiale de
-Descartes et de Bacon, en satisfaisant à la fois aux deux conditions,
-également indispensables, mais jusqu'alors trop peu conciliables, entre
-lesquelles avaient dû se partager les deux principales écoles destinées
-à préparer graduellement l'avénement définitif de la philosophie
-positive.
-
-Pour avoir convenablement apprécié l'aptitude nécessaire de cette
-philosophie à une telle satisfaction combinée des justes exigences
-respectivement inspirées par les spéculations inorganiques et par les
-études humaines, il ne nous reste plus qu'à considérer directement
-envers l'avenir une conciliation ci-dessus envisagée quant au passé
-et au présent. Sous ce dernier aspect, l'ensemble de ce Traité
-dispense spontanément de toute discussion relative aux inquiétudes
-qu'inspirerait l'universelle prépondérance de l'esprit sociologique
-sur l'altération ou le découragement des diverses branches de la
-science des corps bruts, et surtout des théories mathématiques: car
-ces craintes seraient évidemment chimériques, au sujet d'un principe
-philosophique qui, par sa nature, aussi bien que par son origine, ne
-peut établir l'indispensable ascendant d'un tel point de vue sans
-faire invinciblement ressortir, de la même démonstration, comme on a
-pu le remarquer précédemment, son intime subordination, scientifique
-et logique, initiale et permanente, à tous les autres points de vue
-positifs, qui, en vertu de leur moindre complication, lui constituent
-successivement autant de préambules inévitables, dont aucun ne saurait
-être gravement négligé sans qu'une pareille suprématie ne fût aussitôt
-compromise. La déplorable institution actuelle des études morales et
-politiques, isolées de toutes les connaissances réelles, et dominées
-par les entités métaphysiques, pourrait, en effet, justifier de
-semblables alarmes, si la profonde stérilité qui en résulte, malgré
-l'intérêt majeur du sujet, ne les dissipait suffisamment. Mais il
-serait, sans doute, aussi injuste qu'absurde, chez les savans, de
-redouter les mêmes dangers de la part d'un régime tout opposé,
-qui, maintenant toujours une intime connexité entre les diverses
-spéculations positives, est si propre, au contraire, à faire mieux
-ressortir chaque véritable élaboration scientifique, quelque éloignée
-qu'elle puisse être de l'étude dont la prépondérance continue est
-aussi indispensable à l'harmonie mentale qu'à l'efficacité sociale. Il
-faut seulement reconnaître, à ce sujet, que les travaux sans portée
-et sans conscience, source facile de tant de réputations usurpées,
-qu'encouragent de plus en plus aujourd'hui le rétrécissement et la
-dispersion propres à notre déplorable anarchie philosophique, seront
-alors constamment soumis à une sévère discipline rationnelle, dont les
-vrais amis des sciences doivent certes désirer déjà l'indispensable
-avénement, seul apte à contenir de graves et imminentes perturbations.
-Si, d'ailleurs, comme on n'en saurait douter, une préoccupation
-spéciale, fondée sur les plus puissans motifs, doit justement tourner,
-de nos jours, les plus hautes capacités scientifiques, ainsi que
-la principale attention publique, vers les études sociologiques,
-jusqu'à ce que la réorganisation moderne soit assez avancée pour
-être essentiellement laissée à son cours spontané, il n'y a rien là
-que de pleinement conforme à l'inévitable prépondérance qu'obtient
-naturellement, à chaque époque, la direction intellectuelle la plus
-convenable aux besoins correspondans de l'humanité. Quant à la
-légitime influence continue des diverses sciences sur l'ensemble de
-l'éducation individuelle, privée ou commune, l'esprit de la nouvelle
-philosophie doit aussitôt dissiper, à cet égard, encore plus facilement
-que sous l'aspect précédent, toute inquiétude sérieuse. En effet la
-théorie sociologique pose immédiatement en principe, à ce sujet, que
-l'éducation de l'individu doit essentiellement reproduire celle de
-l'espèce, au moins dans chacune de ses grandes phases successives,
-d'après l'évidente similitude d'origine, de nature, et de terminaison,
-malgré l'immense inégalité de vitesse. Ainsi, les mêmes motifs
-fondamentaux, soit scientifiques, soit logiques, qui, dans le pénible
-essor de l'humanité, ont exclusivement conféré aux plus simples études
-inorganiques l'élaboration primitive de la positivité rationnelle,
-imposent, non moins évidemment, une pareille marche à chaque évolution
-personnelle, sous peine d'un inévitable avortement, non-seulement
-en cas de grave négligence de l'un quelconque des divers élémens
-essentiels, mais aussi par suite de toute forte perturbation de
-l'ordre nécessaire de leur succession hiérarchique. Directement établi
-au début de cet ouvrage, ce grand principe, à la fois historique et
-dogmatique, de la logique positive a été ensuite constamment vérifié
-à tous les différens degrés de la longue préparation philosophique à
-laquelle j'ai dû assujettir graduellement le lecteur, comme moi-même,
-et dont l'ensemble n'en constitue, à vrai dire, qu'une rigide
-application continue. Les spéculations mathématiques conserveront
-donc éternellement, pour l'individu, l'inaltérable privilége qu'elles
-ont temporairement exercé pour l'espèce, de fournir exclusivement le
-berceau spontané de la positivité rationnelle: les justes exigences
-des géomètres obtiendront toujours, à cet égard, une indestructible
-autorité, dont aucune supériorité personnelle ne saurait jamais
-s'affranchir entièrement, et que consacrera de plus en plus la raison
-publique, à mesure qu'elle sentira mieux les premiers besoins de
-l'esprit humain. Mais, complétant cet indispensable principe, on
-n'oubliera pas qu'un berceau ne saurait être un trône, et que le plus
-simple degré de l'élaboration positive ne peut aucunement dispenser de
-poursuivre ses modifications successives envers les différens ordres
-de phénomènes jusqu'à ce que leur complication croissante ait enfin
-conduit, l'individu comme l'espèce, au seul point de vue vraiment
-universel, unique terme, en l'un et l'autre cas, de toute véritable
-éducation.
-
-Tels sont les divers genres de considérations qui concourent à
-démontrer l'heureuse aptitude de la philosophie positive à établir,
-sans aucune inconséquence, une conciliation définitive entre les deux
-voies intellectuelles, jusqu'ici radicalement antipathiques, qui
-procèdent à l'enchaînement de nos différentes spéculations, en partant,
-soit du monde extérieur, soit de l'homme lui-même. En réduisant leurs
-prétentions opposées à ce qu'elles contiennent de légitime et de
-permanent, l'une dirige toujours l'essor fondamental du véritable
-esprit philosophique, l'autre maintient sans cesse le seul principe
-de liaison propre à constituer une véritable unité mentale. Par là se
-trouve enfin dissipé irrévocablement le grand antagonisme logique qui,
-depuis Aristote et Platon, domine l'ensemble de l'évolution humaine, à
-la fois intellectuelle et sociale, et qui, après avoir été longtemps
-indispensable à ce double mouvement préparatoire, devient maintenant le
-plus puissant obstacle à l'accomplissement décisif de sa destination
-finale, dont l'âge est désormais arrivé.
-
-La discussion difficile et variée que nous venons d'achever était ici
-nécessaire pour manifester suffisamment l'unité fondamentale que la
-création de la sociologie vient aujourd'hui constituer spontanément
-dans le système entier de la vraie philosophie moderne. Après cette
-démonstration décisive, qui caractérise pleinement l'esprit général
-propre à une telle philosophie, les autres conclusions essentielles
-relatives à son appréciation logique doivent aisément ressortir de
-l'ensemble de ce Traité, en considérant maintenant, d'une manière
-sommaire mais directe, d'abord la nature et la destination, ensuite
-l'institution et le développement de la méthode positive, enfin
-complète et dès lors indivisible; afin que ses divers attributs
-essentiels, jusqu'ici purement spontanés, acquièrent désormais une
-consistance convenablement systématique, sous l'uniforme prépondérance
-du point de vue sociologique.
-
-
-Envers chacun des différens ordres de phénomènes, nous avons
-spécialement reconnu que la philosophie positive se distingue
-surtout de l'ancienne philosophie, théologique ou métaphysique, par
-sa tendance constante à écarter comme nécessairement vaine toute
-recherche quelconque des causes proprement dites, soit premières,
-soit finales, pour se borner à étudier les relations invariables qui
-constituent les lois effectives de tous les événemens observables,
-ainsi susceptibles d'être rationnellement prévus les uns d'après
-les autres. Tant que les effets naturels restent attribués à des
-volontés surhumaines, les spéculations relatives à l'origine et à la
-destination des divers êtres doivent seules paraître dignes d'occuper
-sérieusement notre intelligence, dont elles pouvaient seules, il est
-vrai, stimuler suffisamment le premier essor contemplatif. Mais, sous
-l'inévitable décadence ultérieure de l'esprit religieux, à mesure
-que notre activité mentale trouve un meilleur aliment continu, ces
-questions inaccessibles sont graduellement abandonnées, et finalement
-jugées vides de sens pour nous, qui ne saurions réellement connaître
-que les faits appréciables à notre organisme, sans jamais pouvoir
-obtenir aucune notion sur la nature intime d'aucun être, ni sur le
-mode essentiel de production d'aucun phénomène. Quoique cette pleine
-maturité de la raison humaine soit encore trop récente, et même fort
-incomplète aujourd'hui, jusque chez les plus saines intelligences, elle
-a été ici constituée enfin relativement à toutes les classes possibles
-de conceptions élémentaires, y compris les plus compliquées et les
-plus universelles: d'ailleurs, l'unanime prépondérance maintenant
-obtenue par un tel régime logique dans les études les plus simples
-et les plus parfaites montrait déjà clairement que son insuffisante
-extension actuelle à des sujets où il doit naturellement devenir plus
-indispensable, n'est qu'une conséquence passagère de l'enfance plus
-prolongée des spéculations les plus difficiles.
-
-Cette notion générale de la vraie nature des recherches positives
-quelconques nous a spontanément conduits, d'après une juste
-appréciation des conditions essentielles propres à chaque cas
-scientifique, à déterminer partout les attributions respectives de
-l'observation et du raisonnement, de manière à éviter également les
-deux écueils opposés de l'empirisme et du mysticisme, entre lesquels
-doivent constamment cheminer les connaissances réelles. D'une part,
-nous avons ainsi consacré la maxime, devenue, depuis Bacon, si
-heureusement vulgaire, sur la nécessité continue de prendre les faits
-observés pour base, directe ou indirecte, mais toujours seule décisive,
-de toute saine spéculation: au point que, comme je l'écrivais, en
-1825, dans un travail déjà cité, «Toute proposition qui n'est pas
-finalement réductible à la simple énonciation d'un fait, ou particulier
-ou général, ne saurait offrir aucun sens réel et intelligible». Mais,
-d'une autre part, nous avons pareillement écarté les irrationnelles
-dispositions, aujourd'hui trop communes, qui réduiraient la science
-à une stérile accumulation de faits incohérens; car nous avons
-reconnu, en tous genres, que la véritable science, appréciée
-d'après cette prévision rationnelle qui caractérise sa principale
-supériorité envers la pure érudition, se compose essentiellement de
-lois, et non de faits, quoique ceux-ci soient indispensables à leur
-établissement et à leur sanction: en sorte qu'aucun fait isolé ne
-saurait être vraiment incorporé à la science, jusqu'à ce qu'il ait été
-convenablement lié à quelque autre notion, au moins à l'aide d'une
-judicieuse hypothèse. Outre que les saines indications théoriques
-doivent souvent contrôler et rectifier d'imparfaites observations,
-il est clair que l'esprit positif, sans méconnaître jamais la
-prépondérance nécessaire de la réalité directement constatée, tend
-toujours à agrandir, autant que possible, le domaine rationnel aux
-dépens du domaine expérimental, en substituant de plus en plus la
-prévision des phénomènes à leur exploration immédiate: le progrès
-scientifique consiste principalement à diminuer graduellement le
-nombre des lois distinctes et indépendantes, en étendant sans cesse
-les liaisons. Toutefois l'insuffisante éducation des savans actuels
-nous a donné lieu de signaler, à ce sujet, surtout chez les géomètres,
-une aberration trop commune, radicalement funeste à la véritable
-rationnalité, par suite d'une vicieuse exagération qui dispose à
-chercher partout, d'après de vaines hypothèses, une chimérique unité.
-Le nombre des lois vraiment irréductibles est nécessairement beaucoup
-plus considérable que ne l'indiquent ces dangereuses illusions,
-fondées sur une fausse appréciation de notre puissance mentale et des
-difficultés scientifiques. Une telle unité d'explication constitue
-non-seulement une absurde utopie envers l'ensemble total de nos
-diverses connaissances réelles, mais elle restera même toujours
-impossible à réaliser dans l'intérieur de chaque science fondamentale,
-isolément envisagée: la branche la plus simple de la philosophie
-naturelle constitue seule, à cet égard, une exception trop légèrement
-érigée en type universel, et qui d'ailleurs est fort incomplète,
-puisque la théorie de la gravitation n'établit aucune liaison générale
-entre la plupart des données élémentaires relatives aux divers astres
-de notre monde. Cette tendance abusive vers une systématisation
-illusoire s'explique aisément d'après les dispositions d'esprit qui ont
-dû présider, pendant les deux derniers siècles, à l'essor successif
-des sciences préliminaires, jusqu'à l'avénement de la science finale
-dans ce Traité; car un pareil effort devait alors, sous de vicieuses
-inspirations mathématiques, sembler seul propre à procurer au système
-des connaissances positives une indispensable homogénéité. Mais la
-prolongation d'une telle aberration serait désormais inexcusable,
-maintenant que toute intelligence vraiment philosophique peut
-directement concevoir, par l'universalité nécessaire du point de vue
-sociologique, l'unique moyen de constituer spontanément cette liaison
-fondamentale, sans entraver le génie propre de chaque science sous
-une concentration factice et oppressive. Ainsi, quoique d'heureuses
-généralisations doivent toujours diminuer le nombre des lois naturelles
-vraiment indépendantes, il ne faut jamais oublier qu'un tel progrès ne
-saurait avoir de valeur durable qu'en restant constamment subordonné
-à la réalité des conceptions, et il serait d'ailleurs peu judicieux
-d'espérer que nos efforts puissent un jour pousser cette importante
-réduction aussi loin, à beaucoup près, qu'on le suppose encore
-communément, d'après une appréciation, nécessairement très-imparfaite,
-du premier essor de la positivité rationnelle dans les plus simples
-études préliminaires.
-
-Sous un autre aspect non moins important, et jusqu'ici trop méconnu,
-la vraie nature des spéculations positives nous a souvent conduits à
-vérifier, en tous genres, l'heureux accord fondamental de la saine
-contemplation philosophique avec la marche spontanée de la raison
-publique. Le régime théologico-métaphysique, plaçant directement
-l'esprit humain à la prétendue source des explications universelles,
-a profondément imprimé aux habitudes spéculatives un vain caractère
-d'élévation chimérique qui les isole radicalement des modestes allures
-de la sagesse vulgaire, et qui n'est encore que très-imparfaitement
-rectifié d'après l'essor insuffisant d'une positivité purement
-partielle. Tandis que la raison commune se bornait à saisir, dans
-l'observation judicieuse des divers événemens, quelques relations
-naturelles propres à diriger les plus indispensables prévisions
-pratiques, l'ambition philosophique, dédaignant de tels succès,
-attendait d'une lumière surhumaine la solution illusoire des plus
-impénétrables mystères. Mais, au contraire, la saine philosophie,
-substituant partout la recherche des lois effectives à celle des
-causes essentielles, combine intimement ses plus hautes spéculations
-avec les plus simples notions populaires, de manière à constituer
-enfin, sauf la seule inégalité du degré, une profonde identité
-mentale, qui ne permet plus habituellement à la classe contemplative
-un orgueilleux isolement de la masse active: car chacun conçoit ainsi
-désormais qu'il s'agit, de part et d'autre, de questions radicalement
-semblables, finalement relatives aux mêmes sujets, élaborées par des
-procédés analogues, et toujours accessibles à toutes les intelligences
-convenablement préparées, sans exiger aucune mystérieuse initiation.
-Tout ce Traité concourt naturellement à démontrer, à cet égard,
-d'après les confirmations les plus décisives et les plus variées, que
-le véritable esprit philosophique consiste uniquement en une simple
-extension méthodique du bon sens vulgaire à tous les sujets accessibles
-à la raison humaine, puisqu'on ne saurait douter que, dans un genre
-quelconque, les inspirations spontanées de la sagesse pratique n'aient
-seules déterminé graduellement la transformation radicale des antiques
-habitudes spéculatives, en rappelant toujours les contemplations
-humaines à leur vraie destination et aux conditions essentielles de
-leur réalité. La méthode positive est nécessairement, comme la méthode
-théologique ou métaphysique, l'œuvre continue de l'humanité tout
-entière, sans aucun inventeur spécial; et ses principaux caractères
-sont déjà nettement appréciables dès les premières recherches usuelles
-dirigées vers un but suffisamment déterminé. Prenant toujours pour
-type fondamental cette sagesse spontanée, constamment recommandée
-par des succès journaliers, la saine philosophie s'est réellement
-bornée ensuite à la généraliser et à la systématiser, en l'étendant
-convenablement aux diverses spéculations abstraites, qu'elle a ainsi
-successivement régénérées, soit quant à la nature des questions,
-soit quant au mode de solution. Comme nos observations individuelles
-conservent nécessairement un certain caractère de personnalité, qui
-doit être soigneusement écarté de toute contemplation régulière, c'est
-essentiellement à la raison publique qu'il appartient de déterminer,
-en un cas quelconque, sous une forme plus ou moins explicite, le champ
-général de la véritable exploration scientifique, qui ne saurait jamais
-porter que sur les impressions communes à tous les hommes, abstraction
-faite des nuances, même normales, particulières à chaque observateur.
-Il est, en outre, incontestable que l'exploration vulgaire, quoique
-purement spontanée, fournit toujours le vrai point de départ de toutes
-les spéculations positives, dont il serait autrement impossible de
-comprendre ni l'essor initial ni l'unanime propagation finale. Nous
-avons, en effet, constamment reconnu que les faits les plus communs
-sont aussi, en tous genres, les plus importans; à tel point qu'une
-attention prépondérante accordée à des phénomènes extraordinaires
-constitue maintenant, auprès de tous les bons esprits, un des signes
-les moins équivoques de l'imperfection des études scientifiques;
-nous avons pareillement constaté que les plus puissans artifices
-de la positivité rationnelle résultent primitivement de l'heureuse
-systématisation de certains procédés logiques naturellement émanés
-de la sagesse usuelle. Aussi rien n'est-il plus contraire, en un
-cas quelconque, à la véritable philosophie, que l'élaboration
-dogmatique, non moins stérile que puérile, des premiers principes de
-nos connaissances réelles, qui, essentiellement dérivés de l'essor
-spontané de la raison humaine, ne sauraient, par cela même, jamais
-donner lieu à aucun traité judicieux. Tel est, entre autres exemples,
-l'un des motifs généraux les plus propres à vérifier et à expliquer la
-profonde inanité nécessairement inhérente à la prétendue psychologie
-moderne; car, outre l'absurde hallucination qui caractérise son mode
-spécial d'exploration intérieure, elle se propose surtout d'accomplir,
-envers les phénomènes les plus compliqués, ce degré inopportun
-d'analyse élémentaire que l'on s'est accordé à éliminer des plus
-simples études, sans qu'elle ait pu seulement conduire cette vaine
-investigation jusqu'au niveau des notions inspirées de tout temps, à
-cet égard, par l'expérience vulgaire. Enfin, outre le point de départ,
-la raison publique doit aussi établir le but général des spéculations
-positives, toujours finalement dirigées vers les prévisions relatives
-aux besoins universels: c'est ainsi que l'immortel fondateur de la
-vraie science astronomique en avait immédiatement apprécié l'ensemble
-total comme devant surtout fournir la détermination rationnelle des
-longitudes, quoiqu'une telle destination ne pût devenir suffisamment
-réalisable que vingt siècles après Hipparque. Il ne peut donc y
-avoir d'essentiellement propre aux philosophes, dans l'élaboration
-positive, que l'institution et le développement des divers procédés
-intermédiaires susceptibles de lier convenablement les deux termes
-extrêmes spontanément indiqués par la sagesse universelle. Toute la
-supériorité réelle du véritable esprit philosophique sur le bons
-sens vulgaire résulte d'une application spéciale et continue aux
-spéculations communes, en partant avec prudence du degré initial, et
-après les avoir ramenées à un état normal de judicieuse abstraction,
-sans lequel ne sauraient s'accomplir cette généralisation et cette
-coordination qui constituent la principale valeur des saines théories
-scientifiques: car, ce qui manque surtout aux intelligences ordinaires,
-c'est moins la justesse et la pénétration propres à dévoiler d'heureux
-rapprochemens partiels, que l'aptitude à généraliser des relations
-abstraites et à établir entre nos différentes notions une parfaite
-cohérence logique, dont la plupart des hommes sont trop peu touchés,
-comme le témoigne leur facile résignation à la coexistence prolongée
-des conceptions les plus contradictoires. Ainsi, d'après ces divers
-motifs, on ne peut se former une juste idée de l'ensemble effectif
-des études positives qu'en y voyant, soit dans le passé, soit dans
-l'avenir, le résultat continu d'une immense élaboration générale, à la
-fois spontanée et systématique, à laquelle participe nécessairement
-plus ou moins l'humanité tout entière, seulement devancée par la classe
-spécialement contemplative. Malgré la spontanéité primitive que nous
-a tant présentée la philosophie théologique, son essor graduel a dû
-être surtout attribué aux lumières surnaturelles de quelques organes
-privilégiés, sans aucune active coopération de la raison publique: en
-sorte que cette adjonction normale de la masse pensante à l'association
-scientifique constitue certainement l'un des caractères distinctifs de
-la philosophie positive, dont il fallait ici convenablement signaler
-une propriété trop mal appréciée, qui, mieux qu'aucune autre, peut
-déjà indiquer à quelle intime et familière incorporation sociale est
-ultérieurement réservé un système spéculatif toujours conçu comme une
-simple extension de la commune sagesse. On vérifie ainsi de nouveau
-que le point de vue sociologique est désormais, en tous genres, le
-seul vraiment philosophique; et chacun sent par là combien doit être
-impuissante ou vicieuse toute étude relative à la marche de notre
-intelligence quand on y procède essentiellement du point de vue
-individuel, encore plus faux à cet égard que sous tout autre aspect
-humain.
-
-D'après notre appréciation générale de la vraie nature des spéculations
-positives, soit spontanées, soit systématiques, il est clair que le
-principe fondamental de la saine philosophie consiste nécessairement
-dans l'assujettissement continu de tous les phénomènes quelconques,
-inorganiques ou organiques, physiques ou moraux, individuels ou
-sociaux, à des lois rigoureusement invariables, sans lesquelles,
-toute prévision rationnelle étant évidemment impossible, la
-science réelle demeurerait bornée à une stérile érudition. Quoique
-nous ayons vu les premiers germes de ce grand principe coexister
-implicitement avec l'exercice primordial de la raison humaine,
-qui, en aucun temps, n'a pu être entièrement soumise au régime
-théologique, nous avons cependant reconnu que son essor décisif a
-dû être beaucoup plus tardif que ne le fait aujourd'hui supposer
-une heureuse vulgarisation, résultat final de vingt siècles de
-pénible élaboration. Pendant la longue enfance de l'humanité, les
-phénomènes, partiels ou secondaires, envers lesquels on n'a jamais pu
-méconnaître l'existence de certaines règles constantes, constituent
-assurément une simple exception, dont l'importance spéculative est
-loin de correspondre à son utilité pratique, et qui d'ailleurs est
-alors fréquemment altérée par l'arbitraire intervention des volontés
-dirigeantes. Un tel essor n'a pu vraiment surgir qu'envers les plus
-simples conceptions géométriques, et d'abord même numériques, qui,
-vu leur abstraction supérieure et leur apparente inutilité, avaient
-dû être spontanément soustraites à l'empire explicite et spécial des
-croyances théologiques: il n'a pu ensuite acquérir une véritable
-valeur philosophique qu'en s'étendant graduellement aux contemplations
-astronomiques, si naturellement destinées jusqu'ici, comme je l'ai
-montré, à annoncer, dans leurs principales phases logiques, les
-plus grandes révolutions mentales de l'humanité. Malgré l'extrême
-imperfection de cette première extension capitale, alors bornée à la
-seule géométrie céleste, tandis que la mécanique céleste devait rester
-longtemps encore à l'état purement théologique, sa réaction générale,
-développée par de puissantes analogies métaphysiques, a néanmoins
-constitué, au fond, d'après notre théorie historique, le principal
-motif intellectuel de cette importante réduction du polythéisme en
-monothéisme, qui a commencé l'inévitable décadence chronique de la
-philosophie initiale. Toutefois c'est seulement sous l'ascendant
-universel d'une telle concentration religieuse que le principe des
-lois invariables a pu d'abord acquérir directement une véritable et
-active popularité, surtout quand il a pu être introduit, pendant la
-dernière phase du moyen âge, dans les spéculations physico-chimiques,
-à l'aide des conceptions alchimiques et astrologiques, suivant les
-explications du cinquante-sixième chapitre. La grande transaction
-scolastique a dès lors consacré cette puissance naissante, en faisant
-désormais prévaloir cette célèbre notion transitoire qui subordonne
-à des règles constantes le développement effectif de la volonté
-directrice, ainsi spontanément éliminée de tous les phénomènes où de
-telles règles ont pu être successivement découvertes. Cet ingénieux
-artifice a protégé jusqu'ici tout l'essor ultérieur du principe
-positif, qui, après avoir graduellement obtenu, pendant les deux
-derniers siècles, une prépondérance incontestée envers les différentes
-études inorganiques, a finalement prévalu aussi, de nos jours, dans la
-science de l'homme individuel, même intellectuel et moral. Néanmoins
-l'intime connexité d'une telle science, surtout sous ce dernier
-aspect, avec celle du développement social, n'a pu permettre que
-l'invariabilité des lois naturelles y fût suffisamment sentie, soit
-chez la masse pensante, soit même chez les organes spéculatifs, tant
-que l'évolution totale de l'humanité n'était pas encore assujettie à
-une semblable élimination directe des volontés providentielles, ce
-qui n'a été réellement accompli que par ce Traité. C'est seulement
-d'après cette ébauche successive des lois effectives envers tous les
-ordres essentiels de phénomènes, que ce principe fondamental peut
-obtenir assez d'ascendant pour devenir la base directe et exclusive
-d'une philosophie vraiment nouvelle, vu l'irrésistible puissance des
-analogies, dès lors pleinement rationnelles, qui font concevoir à tous
-les bons esprits la vérification ultérieure d'une pareille hypothèse
-envers les phénomènes où elle n'a pu jusqu'ici être spécialement
-confirmée, malgré leur évidente prépondérance numérique. Tant que
-cette condition, aussi difficile qu'indispensable, n'était pas
-suffisamment remplie, surtout envers les phénomènes qui absorbent
-justement aujourd'hui l'attention universelle, il fallait peu compter
-sur la faible puissance d'une vague argumentation métaphysique, qui
-avait prématurément tenté d'établir à priori l'existence générale
-des lois naturelles, sans pouvoir en signaler aucun germe décisif
-dans les cas les plus importans; ce qui certainement ne permettait
-pas d'y combattre avec succès l'énergique entraînement des habitudes
-antérieures. Mais, au contraire, cette détermination naissante des
-lois propres aux événemens les plus complexes et les plus intéressans,
-quelque imparfaite qu'elle doive être encore, ne laissera plus
-subsister désormais aucun doute raisonnable quant à l'entière
-généralité d'un tel principe, dont l'ascendant philosophique, dès lors
-pleinement secondé par la tendance naturelle de l'esprit moderne vers
-cet état normal, deviendra bientôt irrésistible auprès de tous les
-hommes sensés. Dans cette nouvelle situation, l'influence prolongée
-des croyances monothéiques, qui avaient d'abord tant facilité ce
-grand mouvement logique, surtout depuis la modification scolastique,
-constitue réellement aujourd'hui le seul obstacle essentiel à la
-plénitude de son accomplissement universel, en conservant toujours
-la possibilité d'une arbitraire intervention qui vienne brusquement
-changer, sous un aspect quelconque, l'ordre fondamental. Sans une telle
-arrière-pensée continue, nécessairement inhérente à toute philosophie
-théologique, même réduite à sa plus extrême simplification, la raison
-moderne aurait déjà entièrement cédé à la conviction spontanée que doit
-produire, à ce sujet, le cours journalier d'une foule d'événemens de
-tous genres régulièrement accomplis selon nos prévisions rationnelles.
-Toutefois la découverte naissante des lois sociologiques doit aussi
-dissiper naturellement cette extrême opposition d'une philosophie
-expirante, en ôtant directement aux explications providentielles
-l'unique domaine important qui leur fût effectivement resté depuis
-la transaction cartésienne. C'est ainsi que la création finale de la
-sociologie pouvait seule à la fois compléter et consolider aujourd'hui
-la grande révolution mentale graduellement déterminée, à cet égard, par
-les diverses sciences préliminaires. En même temps, cette fondation
-décisive, qui institue spontanément le nouveau système philosophique,
-perfectionne beaucoup la notion générale des lois naturelles envers
-tous les phénomènes antérieurs, en assurant à ces différentes lois une
-indépendance directe suffisamment conforme au vrai génie des études
-correspondantes. Sous la vicieuse impulsion mathématique qui avait
-dû présider, pendant les deux derniers siècles, au premier essor
-philosophique de l'esprit positif, ce principe fondamental ne semblait
-être, dans les sciences supérieures, qu'une conséquence détournée, de
-plus en plus éloignée et de moins en moins énergique, des inspirations
-émanées des sciences inférieures: tandis que maintenant sa réalisation
-immédiate en un cas évidemment inaccessible à l'empire des conceptions
-mathématiques doit naturellement réagir sur tous les autres, en y
-faisant uniformément sentir que chaque ordre essentiel de phénomènes
-a nécessairement ses lois propres, outre celles qui résultent de
-ses relations véritables avec les ordres moins compliqués et plus
-généraux, suivant les règles de la saine hiérarchie scientifique. Les
-hautes spéculations sociologiques pouvaient donc seules développer
-convenablement et conduire enfin jusqu'à sa pleine maturité le
-sentiment universel des lois invariables, d'abord inspiré par les
-simples théories mathématiques, désormais philosophiquement réduites à
-leur domaine normal.
-
-Considérées maintenant quant à leur nature scientifique, ces lois,
-quoique toujours également aptes à la prévision rationnelle qui
-les caractérise nécessairement, donnent lieu, en général, à une
-distinction importante, utilement appliquée dans toutes les parties
-de ce Traité, selon que les relations ainsi consacrées ont pour objet
-la similitude ou la succession des phénomènes correspondans. Nos
-explications positives se réduisent constamment, en effet, à lier
-entre eux les divers phénomènes, tantôt comme semblables, tantôt
-comme successifs, sans que nous puissions d'ailleurs rien constater
-réellement, à cet égard, au delà du fait invariable d'une telle
-similitude, ou d'une telle succession, dont la source et le mode
-doivent rester à jamais impénétrables. La connaissance effective de
-ces analogies ou de ces filiations suffit pleinement pour atteindre
-le véritable but de toute saine contemplation de la nature; puisque
-les phénomènes peuvent être dès lors, d'une part éclaircis, d'une
-autre part prévus, les uns d'après les autres: on sait, du reste, que
-cette prévision peut indifféremment s'appliquer au présent, ou même au
-passé, aussi bien qu'à l'avenir, en conservant toujours un caractère
-identique, consistant à connaître les événemens indépendamment de
-leur observation directe, et seulement en vertu de leurs relations
-mutuelles. Cette distinction générale entre les lois d'assimilation
-et les lois de succession a été surtout employée dans ce Traité
-sous une autre forme plus usuelle, d'ailleurs essentiellement
-équivalente, en y distinguant l'étude statique et l'étude dynamique
-d'un sujet quelconque, envisagé, tantôt quant à l'existence, tantôt
-quant à l'activité. En attachant trop d'importance aux dénominations
-habituelles, on croirait d'abord émanée de la science mathématique
-une considération logique qui n'a pu y être convenablement étendue
-que par une sorte de réaction philosophique: il est clair que les
-expressions caractéristiques pouvaient être également empruntées à
-l'art musical, qui fournit, à cet égard, encore plus naturellement,
-une heureuse comparaison, d'après un pareil contraste élémentaire de
-l'harmonie à la mélodie. Abstraction faite de toute formule, c'est
-assurément en mathématique que cette importante distinction est, au
-contraire, le moins prononcée, puisqu'elle ne saurait aucunement y
-convenir à la géométrie proprement dite, où il ne s'agit jamais que de
-relations de coexistence, et qui cependant constitue, à tous égards,
-la principale partie du domaine mathématique: elle ne commence à
-s'appliquer que dans la mécanique, d'où dérivent les termes consacrés,
-mais dont l'essor scientifique a été beaucoup trop tardif pour avoir
-pu réellement inspirer une telle notion. Graduellement développée par
-les parties supérieures de la philosophie naturelle, l'étude des corps
-vivans, d'où elle est évidemment émanée, peut seule en manifester
-suffisamment les vrais caractères, d'après la distinction spontanée
-entre l'organisation et la vie. Toutefois son établissement ne peut
-être complété que dans la science sociologique, qui, manifestant
-au plus haut degré une telle division, y ajoute naturellement une
-haute destination pratique, en la faisant exactement correspondre au
-contraste élémentaire des idées d'ordre aux idées de progrès.
-
-Appréciées, enfin, quant à leur institution logique, les lois réelles
-nous ont offert une autre distinction générale, selon que leur source
-essentielle est expérimentale ou rationnelle. Quoiqu'un vain orgueil
-dogmatique ait souvent tenté de flétrir la première voie par une
-injuste accusation d'empirisme, qui, au fond, conviendrait fréquemment
-davantage à la seconde, puisque le raisonnement peut devenir, en
-certains cas, tout aussi routinier que l'observation est supposée
-l'être, nous avons reconnu que cette diversité nécessaire n'influe
-aucunement ni sur la certitude, ni sur l'utilité, ni même sur la
-vraie dignité philosophique des lois correspondantes, pourvu qu'elles
-soient, de part et d'autre, suffisamment constatées, et d'ailleurs
-toujours établies d'après le mode le plus convenable à la nature du
-sujet. Chacune des six sciences fondamentales nous a présenté d'éminens
-exemples de ces deux marches opposées, mutuellement complémentaires;
-malgré les préjugés de nos géomètres, il n'y a certes pas moins de
-vrai génie scientifique dans la découverte de Kepler que dans celle
-de Newton: il est d'ailleurs évident que les lois initiales de la
-mécanique rationnelle, et celles même de la géométrie, reposent
-uniquement sur une judicieuse observation, trop souvent troublée par
-une vicieuse argumentation. On sait, du reste, que la perfection
-logique, qu'il faut constamment avoir en vue, sans qu'elle soit
-toujours réalisable, consiste surtout, sous cet aspect, à confirmer
-pleinement par l'une de ces voies ce qui a dû être trouvé par l'autre:
-cependant chaque science renferme assurément plusieurs notions
-essentielles qui ne peuvent résulter que d'un seul des deux procédés,
-sans être, à ce titre, moins certaines, quand toutes les conditions
-ont été convenablement remplies. Les avantages respectifs de ces deux
-modes varient beaucoup suivant la nature des cas scientifiques: il
-faut, autant que possible, préférer habituellement la déduction pour
-les recherches spéciales, et réserver l'induction pour les seules
-lois fondamentales, afin de mieux constituer la systématisation
-positive. Si l'abus de la seconde tend directement à faire dégénérer
-la science en une confuse accumulation de lois incohérentes, il
-est pareillement incontestable que l'emploi exagéré de la première
-altère nécessairement l'utilité, la netteté, et même la réalité de
-nos spéculations quelconques. Quant aux ressources comparatives que
-possèdent, à ce double titre, les différentes sciences fondamentales,
-elles sont certainement beaucoup moins inégales que ne l'indique
-vulgairement une fausse appréciation philosophique, maintenant inspirée
-surtout par d'orgueilleux préjugés mathématiques. D'une part, en effet,
-les sciences supérieures, d'après l'excessive complication de leurs
-phénomènes, présentant plus de difficultés à la déduction, semblent
-moins accessibles à la voie rationnelle que ne doivent l'être les
-sciences inférieures, où l'extrême simplicité du sujet permet aisément
-de prolonger davantage l'argumentation positive. Mais, en même temps,
-la dépendance nécessaire des études les plus complexes envers les
-plus générales, suivant notre théorie hiérarchique, doit naturellement
-procurer, dans les premières, quand elles sont convenablement cultivées
-par des intelligences vraiment dignes de cette haute mission, une
-importance bien plus capitale aux considérations à priori dérivées
-des sciences antérieures, et dont la judicieuse introduction conduit
-alors à rendre essentiellement déductives la plupart des notions
-fondamentales, qui ne peuvent être qu'inductives dans les sciences
-plus isolées. Quoique une telle compensation soit loin de suffire, et
-que les diverses sciences ne puissent néanmoins, comme je l'ai tant
-expliqué, comporter une égale perfection, elles peuvent toutefois
-devenir ainsi essentiellement équivalentes, soit en positivité, soit
-même en rationnalité: une juste comparaison ne saurait, à cet égard,
-uniquement reposer sur l'appréciation effective de notre état présent,
-trop rapproché de l'essor initial des études les plus difficiles, qui
-sont encore si imparfaitement instituées, tandis que les plus faciles
-ont acquis depuis longtemps un caractère beaucoup moins éloigné de leur
-vraie constitution finale. Il faut d'ailleurs, à ce sujet, considérer
-aussi, en sens inverse, que cette formation plus récente des sciences
-supérieures ne leur est pas entièrement désavantageuse, puisqu'elle y
-doit naturellement permettre un plus libre et plus complet ascendant
-du véritable esprit philosophique, en ne développant les habitudes
-mentales correspondantes que lorsque l'éducation générale de la
-raison humaine est réellement plus avancée; outre que la position
-encyclopédique d'un tel ordre de spéculations y doit susciter
-spontanément un sentiment plus étendu et plus réel de l'ensemble de
-la méthode positive. Tous les penseurs qui sauront assez s'affranchir
-de nos préjugés scientifiques pour établir, à ces divers titres, une
-judicieuse comparaison philosophique entre les deux termes extrêmes de
-la vraie hiérarchie spéculative, reconnaîtront finalement, j'ose le
-dire, d'après un sage examen respectif, que la science sociologique,
-quoique créée seulement par ce Traité, peut déjà rivaliser, non de
-précision et de fécondité, mais de positivité et de rationnalité,
-avec la science mathématique elle-même, soit par une plus parfaite
-émancipation de toute influence métaphysique, soit surtout en vertu
-d'une solidarité plus satisfaisante, dans une étude dont l'immensité et
-la difficulté n'empêchent pas la réduction spontanée à une véritable
-unité, comme je crois l'avoir suffisamment constaté en déduisant d'une
-seule loi fondamentale l'explication générale de chacune des grandes
-phases successives propres à l'ensemble de l'évolution humaine. Si l'on
-a convenablement égard aux diversités nécessaires, on trouvera que les
-sciences préliminaires n'offrent, sous ce rapport, rien de vraiment
-comparable, sauf la parfaite systématisation accomplie par Lagrange
-dans la théorie de l'équilibre et du mouvement, relativement à un sujet
-bien moins difficile et beaucoup mieux préparé; ce qui doit manifester
-l'aptitude naturelle de la science finale à une coordination plus
-complète, malgré sa fondation récente, et nonobstant la complication
-transcendante de ses phénomènes, par la seule efficacité de sa position
-normale à l'extrémité supérieure de la véritable échelle encyclopédique.
-
-Cette appréciation fondamentale de la philosophie positive comme ayant
-toujours pour objet l'étude des lois invariables, soit d'harmonie,
-soit de succession, à la fois expérimentales et rationnelles,
-propres aux divers ordres de phénomènes, nous a partout conduits
-à faire spécialement ressortir les deux caractères corrélatifs,
-l'un logique, l'autre scientifique, qui, en un sujet quelconque,
-distinguent le plus profondément une telle manière de philosopher.
-Le premier consiste surtout dans la prépondérance nécessaire et
-universelle, mais d'ailleurs directe ou indirecte, de l'observation
-sur l'imagination, contrairement au régime philosophique initial.
-Tant que l'état franchement théologique a suffisamment persisté,
-c'est-à-dire jusqu'au plein ascendant du monothéisme, les enquêtes
-inaccessibles dont l'esprit humain était habituellement préoccupé se
-trouvaient nécessairement dirigées par des révélations plus ou moins
-explicites, où l'imagination avait seule essentiellement part, sans que
-l'observation y pût même exercer aucun contrôle capital et continu,
-puisque le sentiment général de l'existence des lois naturelles n'avait
-alors acquis aucune consistance rationnelle. En passant à l'état
-éminemment métaphysique, qui a commencé à prévaloir aussitôt après
-l'entier développement social du monothéisme, l'imagination pure n'est
-plus souveraine, mais la véritable observation ne l'est pas encore;
-c'est l'argumentation proprement dite qui domine l'ensemble du régime
-philosophique, où le raisonnement s'exerce, non sur des fictions, ni
-sur des réalités, mais sur de simples entités. Dans cette situation
-transitoire, la nature des principales recherches n'ayant pas changé,
-et la marche étant seulement transformée, d'équivalentes considérations
-à priori, indépendantes de toute observation, continuent à diriger les
-hautes spéculations, quoique sous une forme plus abstraite, pendant
-que s'accumulent les faits secondaires destinés à permettre ensuite
-une meilleure alimentation mentale. L'exorbitante prolongation de ce
-régime vague et équivoque constitue le plus grand danger propre au
-développement de la raison moderne, qui ne peut plus sérieusement
-redouter les fictions théologiques, tandis qu'elle peut être, au
-contraire, fort entravée, à tous égards, par ces entités métaphysiques,
-dont l'empire, moins consistant, mais plus spécieux, présente une
-apparence de rationnalité susceptible de séduire les intelligences
-qu'un convenable exercice positif n'a pas suffisamment raffermies.
-Nous avons constaté, même en mathématique, surtout envers la théorie
-du mouvement, combien l'abus du raisonnement, symptôme invariable
-d'une telle transition, y a longtemps empêché la connaissance des
-plus importantes vérités scientifiques, et altère encore gravement
-leur appréciation habituelle. L'ensemble de la méthode positive est
-si mal compris des savans actuels, par suite d'une culture trop
-dispersive, qu'il n'est, malheureusement, pas superflu de signaler
-directement aujourd'hui la prépondérance continue de l'observation
-sur l'imagination comme le principal caractère logique de la saine
-philosophie moderne, en tant que dirigeant nos recherches, non
-vers les causes essentielles, mais vers les lois effectives, des
-divers phénomènes naturels: car, sans être désormais immédiatement
-contesté, ce principe fondamental reste souvent méconnu dans les
-travaux spéciaux. Quoique les différens ordres de spéculations réelles
-accordent, sans doute, à l'imagination une haute participation active,
-nous l'y avons cependant toujours vue nécessairement subordonnée
-à l'observation, c'est-à-dire constamment employée à créer ou à
-perfectionner les moyens de liaison entre les faits constatés; mais
-le point de départ ni la direction ne sauraient, en aucun cas, lui
-appartenir. Même quand nous procédons vraiment à priori, il est clair
-que les considérations générales qui nous guident ont été primitivement
-fondées, soit dans la science correspondante, soit dans une autre, sur
-la simple observation, seule source de leur réalité et aussi de leur
-fécondité. Voir pour prévoir, tel est le caractère permanent de la
-véritable science; tout prévoir sans avoir rien vu, ne peut constituer
-qu'une absurde utopie métaphysique, encore trop poursuivie.
-
-À cette appréciation logique correspond naturellement, sous l'aspect
-scientifique, la substitution nécessaire du relatif à l'absolu,
-comme constituant aujourd'hui l'attribut le plus décisif du vrai
-génie philosophique. Dans toutes les parties actuelles de la
-philosophie naturelle, nous avons toujours vu cette grande et heureuse
-transformation résulter spontanément d'un essor suffisant de la
-positivité rationnelle; et nous l'avons ensuite étendue irrévocablement
-au seul ordre essentiel de phénomènes qui ne l'eût pas encore
-manifestée. En résultat commun de cette double élaboration, il ne reste
-donc plus ici qu'à caractériser sommairement le profond contraste
-général qui existe directement, à ce sujet, entre la philosophie
-pleinement positive et l'ancienne philosophie théologico-métaphysique.
-Celle-ci, en effet dans les diverses phases qu'elle a dû successivement
-offrir, et même à l'état métaphysique le moins éloigné de l'état
-positif, conserve sans cesse cette tendance invincible aux notions
-absolues qui doit naturellement convenir à toute recherche quelconque
-de la cause proprement dite et du mode essentiel de production des
-divers phénomènes. Rien ne pouvant mieux caractériser les natures
-vraiment éminentes que leurs efforts instinctifs pour surmonter
-spontanément une vicieuse direction fondamentale, le plus grand des
-métaphysiciens modernes, l'illustre Kant, a noblement mérité une
-éternelle admiration en tentant, le premier, d'échapper directement
-à l'absolu philosophique par sa célèbre conception de la double
-réalité, à la fois objective et subjective, qui indique un si juste
-sentiment de la saine philosophie. Mais cet heureux aperçu, privé de
-toute active consistance scientifique, par suite du stérile isolement
-où la métaphysique se trouvait partout radicalement placée depuis
-la transaction cartésienne, suivant les explications directes du
-cinquante-sixième chapitre, ne pouvait aucunement suffire à instituer
-une philosophie vraiment relative: aussi l'absolu, que ce puissant
-penseur avait, à certains égards, implicitement contenu, n'a pas tardé
-à reprendre naturellement, chez ses divers successeurs, son ancienne
-prépondérance, même plus dogmatiquement formulée, et que peut seul
-détruire l'ascendant final de l'esprit philosophique graduellement
-émané de l'évolution scientifique proprement dite. Or, rien de vraiment
-décisif n'était possible à cet égard, tant que cette évolution n'était
-pas convenablement étendue jusqu'aux spéculations sociales, soit parce
-qu'elle restait encore trop incomplète, soit surtout parce qu'elle
-n'affectait pas les seules conceptions pleinement universelles. Mais
-cette condition finale étant désormais suffisamment réalisée par ce
-Traité, l'irrévocable décadence de toute philosophie absolue ne peut
-plus être aucunement empêchée, en un siècle dont l'esprit dominant
-est d'ailleurs si contraire à son antique ascendant, même chez les
-populations où la déplorable influence mentale du protestantisme
-a dû gravement entraver l'essor de la philosophie positive, en
-prolongeant et aggravant spécialement la transition métaphysique.
-D'abord, l'ensemble des études inorganiques nous a clairement démontré,
-à tous égards, que toutes les notions sur le monde extérieur, où
-l'homme n'intervient que comme spectateur de phénomènes indépendans
-de lui, sont essentiellement relatives, comme nous l'avons surtout
-remarqué envers celle qui semblait le plus justement devoir conserver
-un caractère absolu, c'est-à-dire la pesanteur. Ensuite, la saine
-philosophie biologique nous a fait sentir, en restant au point de vue
-élémentaire de l'homme individuel, que les opérations mêmes de notre
-intelligence, en qualité de phénomènes vitaux, sont inévitablement
-subordonnées, comme tous les autres phénomènes humains, à cette
-relation fondamentale entre l'organisme et le milieu, dont le dualisme
-constitue, à tous égards, la vie, suivant les explications directes
-du quarantième chapitre, spécialement complétées, sous ce rapport,
-au quarante-cinquième. Ainsi, toutes nos connaissances réelles sont
-nécessairement relatives, d'une part au milieu en tant que susceptible
-d'agir sur nous, et d'une autre part à l'organisme en tant que sensible
-à cette action: en sorte que l'inertie de l'un ou l'insensibilité de
-l'autre suppriment aussitôt ce commerce continu d'où dépend toute
-notion effective; ce qui est surtout sensible dans les cas où la
-communication s'opère par une seule voie, comme je l'ai noté, en
-philosophie astronomique, envers les astres obscurs, ou chez les
-individus aveugles. Toutes nos spéculations quelconques sont donc
-à la fois profondément affectées, aussi bien que tous les autres
-phénomènes de la vie, par la constitution extérieure qui règle le
-mode d'action, et par la constitution intérieure qui en détermine le
-résultat personnel, sans que nous puissions jamais établir, en chaque
-cas, une exacte appréciation partielle de l'influence uniquement
-propre à chacun de ces deux inséparables élémens de nos impressions
-et de nos pensées. C'est à l'équivalent très-imparfait de cette
-conception biologique que Kant était seulement parvenu, à sa manière,
-avec les divers inconvéniens graves, quant à la netteté et surtout à
-l'efficacité, qui restaient inhérens à sa marche métaphysique. Mais un
-tel pas, même mieux accompli, ne saurait évidemment suffire, puisqu'il
-ne concerne qu'une appréciation purement statique de l'intelligence
-individuelle; ce qui constitue un point de vue beaucoup trop éloigné de
-la réalité philosophique pour pouvoir déterminer, à cet égard, aucune
-révolution décisive. Il était donc indispensable de s'élever enfin
-directement jusqu'à la saine appréciation dynamique de l'intelligence
-collective de l'humanité, convenablement envisagée dans l'ensemble de
-son développement continu; ce qui doit certainement caractériser à ce
-sujet le seul état vraiment normal, désormais atteint dans ce Traité
-par la création de la sociologie, d'où dépend aujourd'hui l'entière
-élimination de l'absolu. C'est uniquement alors que l'indication
-biologique se trouve complétée et fécondée, en faisant sentir que,
-dans le grand dualisme élémentaire entre l'intelligence et le milieu,
-le premier terme est nécessairement assujetti aussi à des phases
-successives, et surtout en dévoilant la loi fondamentale de cette
-évolution spontanée. Ainsi l'aperçu statique montrait seulement que nos
-conceptions seraient modifiées si notre organisation changeait, autant
-que par l'altération du milieu; mais comme, en réalité, ce changement
-organique est purement fictif, l'absolu n'était qu'imparfaitement
-ôté, puisque l'immuable semblait rester. Notre théorie dynamique,
-au contraire, prend directement en considération prépondérante le
-développement graduel auquel est évidemment assujettie, sans aucune
-transformation d'organisme, l'évolution intellectuelle de l'humanité,
-et dont l'influence continue n'avait pu être écartée que d'après
-une vicieuse abstraction métaphysique, constituant tout au plus un
-degré transitoire, mais entièrement incompatible avec l'état normal
-des conclusions philosophiques. Ce dernier effort est donc seul
-susceptible d'une pleine et active efficacité contre la philosophie
-absolue: s'il était possible que je me fusse mépris sur la véritable
-loi de la grande évolution humaine, il n'en pourrait résulter
-rationnellement que la nécessité d'établir une meilleure doctrine
-sociologique, et je n'en aurais pas moins irrévocablement constitué, à
-ce sujet, l'unique méthode susceptible de conduire à la connaissance
-positive de l'esprit humain, désormais envisagé dans l'ensemble de ses
-conditions nécessaires, et non dans la situation vague et chimérique à
-laquelle s'est toujours arrêtée la marche métaphysique. La prétendue
-immuabilité mentale étant ainsi écartée, la philosophie relative se
-trouve directement constituée; car nous avons été conduits par là à
-concevoir habituellement, en tous genres, les théories successives
-comme des approximations croissantes d'une réalité qui ne saurait
-jamais être rigoureusement appréciée, la meilleure théorie étant
-toujours, à chaque époque, celle qui représente le mieux l'ensemble
-des observations correspondantes, suivant la tendance spontanée,
-aujourd'hui heureusement familière aux bons esprits scientifiques, à
-laquelle la philosophie sociologique se borne à ajouter une complète
-généralisation, et dès lors une consécration dogmatique.
-
-En même temps, cette appréciation finale doit spontanément dissiper
-les craintes sérieuses qu'avait dû souvent inspirer jusqu'ici une
-élimination prématurée et mal conçue de l'absolu philosophique,
-d'après d'insuffisans aperçus métaphysiques, qui, si leur influence
-pratique n'eût pas été essentiellement contenue par la rectitude
-naturelle de la raison commune, pouvaient conduire aux plus dangereuses
-aberrations, en ôtant toute consistance à nos opinions quelconques,
-ainsi livrées, en apparence, à des fluctuations arbitraires et
-indéfinies, sans aucun principe de fixité. D'abord, sous l'aspect
-statique, il est certain que plusieurs écoles ont vicieusement exagéré
-l'influence nécessaire des diversités organiques sur les conceptions
-mentales, en rapportant au mode les variations toujours bornées au
-degré. Si l'on considère l'ensemble des organismes possibles, soit
-effectifs, soit même fictifs, on reconnaît aisément que, quoique le
-monde ne doive pas sans doute être entièrement identique pour tous
-les animaux, les connaissances réelles propres aux diverses races ont
-cependant un fond essentiellement commun, qui est seulement plus
-ou moins apprécié par des entendemens plus ou moins parfaits mais
-radicalement homogènes. Cette conformité nécessaire est incontestable
-pour la partie expérimentale de chaque notion, puisque nos impressions
-personnelles n'y servent surtout que d'intermédiaires indispensables
-à la manifestation des rapports externes; et elle est assurément
-encore plus évidente pour la partie purement rationnelle, puisque les
-diverses intelligences ne sauraient aucunement différer quant à la
-nature élémentaire des déductions ou des combinaisons, malgré leur
-aptitude très-inégale à les former ou à les prolonger. On ne pourrait
-méconnaître cette universalité fondamentale des lois intellectuelles,
-sans être pareillement conduit à nier aussi celle de toutes les autres
-lois biologiques, aujourd'hui scientifiquement établie. Ainsi, le
-monde réel est, sans doute, moins bien connu, sauf à quelques égards
-secondaires, par les autres animaux, même les plus élevés, que par
-notre espèce, comme il pourrait l'être encore mieux par des êtres
-plus parfaits, que l'on imaginerait propres à faire des observations
-plus complètes ou plus exactes et des raisonnemens plus généraux ou
-plus suivis: mais, en tous ces cas, le sujet des études et le fond
-des conceptions restent nécessairement identiques, quelle que puisse
-être la diversité des degrés, toujours analogue à celle que nous
-apercevons journellement chez les différens hommes, et seulement
-beaucoup plus prononcée; les maladies mentales elles-mêmes n'altèrent
-pas essentiellement cette identité nécessaire. En second lieu, sous
-l'aspect dynamique, il est clair que les variations continues des
-opinions humaines, selon les temps ou suivant les lieux, n'affectent
-pas davantage une telle uniformité radicale, puisque nous connaissons
-maintenant la loi fondamentale d'évolution à laquelle est assujetti
-le cours, en apparence arbitraire, de ces diverses mutations. Le
-spectacle de ces grands changemens n'a pu faire croire à l'incertitude
-totale de nos connaissances quelconques que par suite même de la
-prépondérance, jusqu'ici plus ou moins persistante, d'une philosophie
-essentiellement absolue, qui ne permettait pas de concevoir la vérité
-sans l'immuabilité. Une autre conséquence, plus fréquente et non moins
-funeste, de ce vicieux régime intellectuel, se trouve pareillement
-dissipée par la philosophie positive, toujours sagement relative, sous
-l'ascendant universel de l'esprit sociologique: c'est la tendance,
-aujourd'hui si commune, surtout chez les hommes éclairés, à une
-absurde exagération de la supériorité propre à la raison moderne,
-en interprétant la plupart des opinions antérieures de l'humanité
-comme l'indice d'une sorte d'état chronique d'aliénation mentale qui
-aurait persisté jusqu'à ces derniers siècles, sans que d'ailleurs on
-s'inquiète davantage de motiver sa cessation que son origine. Cette
-irrationnelle disposition, principal fondement logique des conceptions
-purement révolutionnaires, et qui empêche directement toute saine
-appréciation de l'ensemble de l'évolution humaine, a été spontanément
-rectifiée, dans ce Traité, d'après l'élaboration historique qui nous
-a constamment représenté, au contraire, non-seulement les théories
-successives de chaque science réelle, mais même les croyances
-monothéiques, polythéiques, ou fétichiques, les plus opposées à
-nos lumières actuelles, comme ayant toujours constitué, au temps
-de leur avénement, et ensuite pour une certaine durée, le meilleur
-système compatible avec l'âge correspondant du développement humain,
-c'est-à-dire la moins imparfaite approximation qui fût alors possible
-de cette vérité fondamentale dont nous sommes seulement plus rapprochés
-aujourd'hui, quoique notre nature, ni aucune autre quelconque, n'y
-puisse jamais rigoureusement parvenir. La saine philosophie, restituant
-enfin à notre intelligence ce mouvement normal sans lequel, à aucun
-égard, on ne saurait concevoir la vie, explique donc le cours général
-des opinions humaines pendant les diverses phases successives qui
-devaient préparer notre virilité mentale, d'après le même principe
-nécessaire d'une harmonie croissante entre les conceptions et les
-observations, qui nous fait journellement sentir la réalité progressive
-de nos différentes notions positives, depuis que la recherche des
-lois commence à prévaloir sur celle des causes. C'est ainsi que
-l'esprit sociologique pouvait seul constituer une philosophie
-éminemment relative, en rendant toujours prépondérante la considération
-universelle d'une évolution fondamentale, assujettie à une marche
-déterminée, et dominant, à chaque époque, l'ensemble de nos pensées
-quelconques; de manière à permettre désormais de concilier suffisamment
-les plus antipathiques systèmes en rapportant chacun à la situation
-correspondante, sans jamais compromettre cependant l'indispensable
-énergie du jugement final par les dangereuses inconséquences d'un
-vain éclectisme, qui aspire si étrangement à conduire aujourd'hui
-le mouvement intellectuel, tandis que lui-même, dépourvu de toute
-direction générale, oscille constamment jusqu'ici entre l'absolu et
-l'arbitraire, également consacrés dans ses irrationnelles abstractions.
-Le spectacle des grandes variations dogmatiques, encore si dangereux
-à contempler pour tant d'intelligences mal affermies, est dès lors
-irrévocablement converti, d'après une judicieuse appréciation
-historique, en source directe et continue de l'harmonie la plus durable
-et la plus étendue.
-
-Après avoir suffisamment caractérisé, sous les divers aspects
-essentiels, la vraie nature générale de la philosophie positive, il
-faut maintenant compléter cette détermination fondamentale par un
-examen plus immédiat de sa destination permanente, successivement
-considérée, soit dans l'individu, soit surtout dans l'espèce, d'abord
-quant à la vie spéculative, ensuite quant à la vie active.
-
-L'office théorique de la philosophie positive consiste principalement,
-en ce qui concerne l'individu, à satisfaire spontanément au double
-besoin élémentaire qu'éprouve toujours notre intelligence d'étendre
-et de lier, autant que possible, ses connaissances réelles. Ces deux
-indispensables conditions ont dû être très-imparfaitement remplies,
-et d'ailleurs rester vicieusement antipathiques, tant qu'a prévalu
-la philosophie théologico-métaphysique, par une suite nécessaire
-de son caractère absolu, qui ne permettait la consistance qu'avec
-l'immobilité. Quoique la liaison établie entre nos conceptions sous
-l'ascendant arbitraire des volontés ou des entités fût assurément
-très-vague et fort peu stable, elle n'en tendait pas moins à empêcher
-directement leur extension, en posant d'avance l'uniforme explication
-apparente de tous les cas imaginables; et elle y eût apporté, en
-effet, un obstacle insurmontable, si un tel régime mental avait
-jamais pu être rigoureusement universel: mais, tandis que cet esprit
-initial dominait dans toutes les hautes spéculations, les spéculations
-secondaires, relatives aux questions les plus usuelles, étaient
-nécessairement d'une autre nature, et présentaient, envers certains
-phénomènes de tous genres, cette première ébauche spontanée des lois
-effectives, sans laquelle l'homme, encore plus qu'aucun autre animal,
-ne pourrait nullement diriger sa conduite journalière; et c'est ce qui
-a permis ensuite, comme je l'ai rappelé ci-dessus, le développement
-continu des études réelles, d'après l'essor graduel de cette positivité
-vulgaire, d'abord accessoire, spéciale, et incohérente. Au contraire,
-la philosophie positive ne saurait être mieux caractérisée que par
-son aptitude naturelle à concilier directement et de plus en plus
-ces deux besoins, jusqu'alors si opposés, de liaison et d'extension,
-en tirant de la liaison même de nos connaissances réelles le plus
-puissant moyen de déterminer leur extension, et, réciproquement, en
-faisant servir chaque extension accomplie à perfectionner la liaison
-antérieure. Malgré les grandes difficultés que présente souvent cette
-double réaction, surtout quand l'introduction de nouveaux faits
-semble devoir profondément troubler la coordination établie, une
-longue expérience, maintenant assez complète pour être pleinement
-décisive, démontre déjà irrécusablement cette éminente propriété de la
-philosophie relative, toujours disposée à subordonner les conceptions
-aux réalités. C'est ainsi que la vraie philosophie moderne, dès sa plus
-intime et plus abstraite appréciation logique, se montre directement
-destinée à satisfaire spontanément aux deux faces inséparables du grand
-problème humain, en garantissant à la fois l'ordre et le progrès,
-alternativement sacrifiés l'un à l'autre dans les divers états de
-l'ancienne philosophie. D'après une telle identité nécessaire, la
-fonction fondamentale de la saine philosophie peut être utilement
-réduite, pour plus de simplicité, à constituer, autant que possible,
-l'harmonie générale de notre système intellectuel, afin de mieux
-formuler ainsi la prééminence normale que doivent toujours conserver,
-malgré cette heureuse convergence naturelle, les besoins relatifs à
-l'existence sur ceux propres au mouvement, aussi bien chez l'espèce que
-chez l'individu, sauf les phases exceptionnelles où, en l'un et l'autre
-cas, cette disposition habituelle semble temporairement intervertie.
-Le caractère éminemment relatif du véritable esprit philosophique doit
-conduire à regarder cette entière cohérence logique comme constituant,
-à chaque époque, le témoignage le plus décisif de la réalité de nos
-conceptions, puisque leur correspondance avec nos observations est
-dès lors directement garantie, et que par là nous sommes assurés
-d'être aussi près de la vérité que le comporte l'état correspondant de
-l'évolution humaine. Or, toute prévision rationnelle consistant, au
-fond, à passer régulièrement d'une notion à une autre, en vertu de leur
-liaison mutuelle, on voit ainsi comment une telle prévision, devient
-nécessairement le critérium le plus certain d'une vraie positivité, en
-manifestant la destination essentielle de cette harmonie fondamentale,
-qui fait spontanément résulter l'extension de nos connaissances de
-leur saine coordination générale. Quoique ces besoins intellectuels
-doivent assurément être, en eux-mêmes, peu prononcés d'ordinaire, vu
-la faible énergie des fonctions spéculatives dans l'ensemble de notre
-imparfait organisme, ils y sont cependant beaucoup plus vifs que ne
-le fait d'abord supposer la longue résignation de l'esprit humain à
-supporter, sans aucune répugnance apparente, le régime philosophique
-le moins propre à y satisfaire convenablement: car nous savons que,
-loin d'indiquer aucun choix, une telle disposition est une suite
-inévitable de la marche originale de l'évolution mentale. À un degré
-quelconque de cette lente préparation spontanée, si une heureuse
-communication extérieure parvient à introduire avant le temps les
-conceptions positives, l'avide empressement avec lequel elles sont
-partout accueillies montre assez que l'attachement primitif de notre
-intelligence aux explications théologiques ou métaphysiques était
-seulement dû à l'impossibilité évidente d'une meilleure alimentation,
-et n'avait aucunement altéré l'intime sentiment de nos vrais appétits
-cérébraux, comme le témoigne une expérience journalière, soit
-individuelle, soit même collective. Il faut d'ailleurs reconnaître
-que la faiblesse de notre entendement constitue un nouveau motif de
-la prédilection involontaire pour les connaissances réelles, du moins
-aussitôt que leur essor suffisamment avancé peut lui procurer un
-précieux soulagement, en lui faisant retrouver, dans les relations
-générales, cette constance et cette continuité que ne sauraient lui
-offrir les phénomènes particuliers, et qui posent un terme, toujours
-ardemment désiré, à ses pénibles hésitations. Mais, quelle que soit,
-quant à l'individu, la haute importance d'un tel office spéculatif,
-c'est surtout envers l'espèce que sa destination doit devenir vraiment
-fondamentale, en constituant la base logique de l'association
-humaine. L'aptitude spontanée de la philosophie positive à établir
-une exacte harmonie dans le système total de chaque entendement isolé
-se développe alors par une application plus vaste et plus décisive,
-afin de déterminer une indispensable convergence chez les diverses
-intelligences: c'est toujours, au fond, en l'un et l'autre cas, la
-même propriété élémentaire, avec une inégale activité, qui n'influe
-essentiellement que sur la rapidité du succès. D'après la similitude
-nécessaire entre l'organisme individuel et l'organisme collectif, on
-peut assurer, en principe, que, à chaque degré quelconque de la commune
-évolution, toute philosophie qui aura pu constituer une véritable
-cohérence logique chez un esprit unique, se montre, par cela seul,
-susceptible de rallier ultérieurement la masse entière des penseurs.
-C'est surtout ainsi que les grands génies philosophiques deviennent
-spontanément les guides intellectuels de l'humanité, comme subissant
-les premiers chaque révolution mentale, dont une telle manifestation
-devance et facilite plus ou moins l'avénement naturel. Sensible jusque
-dans l'état théologico-métaphysique, malgré les immenses divagations
-qu'il comporte, cette intime solidarité doit être à la fois plus
-directe, plus complète, et plus irrésistible, dans l'état positif, où,
-comme nous l'avons déjà rappelé, toutes les intelligences spéculent
-sur un fond commun, soumis à leur appréciation, mais soustrait à leur
-ascendant, et procèdent, suivant une marche toujours homogène, d'après
-un même point de départ, à des recherches finalement identiques:
-leur inégalité effective, d'ailleurs si irrationnellement exagérée
-par l'orgueil scientifique, ne peut réellement affecter que l'époque
-du succès, qui, une fois accompli en un seul cerveau, ne saurait
-plus être convenablement observé chez tous les autres. Inversement
-appliqué, cet important principe doit faire pareillement sentir qu'une
-telle adhésion spontanée, graduellement unanime, confirme autant la
-réalité des nouvelles conceptions que leur opportunité, d'après la
-coïncidence nécessaire que la philosophie relative démontre entre ces
-deux conditions fondamentales; car deux appareils aussi compliqués
-que le sont, à tant d'égards, deux cerveaux humains, ne sauraient
-évidemment manifester longtemps, dans leur allure originale, une
-marche suffisamment conforme, sans qu'une telle coïncidence ne doive
-constituer aussitôt une indication presque certaine de la commune
-correspondance de leurs conceptions simultanées au sujet extérieur de
-cette double contemplation; comme nous le supposons habituellement,
-et avec raison, envers des mécanismes infiniment plus simples. D'une
-autre part, nulle intelligence partielle ne saurait s'isoler assez de
-la masse pensante pour n'être pas essentiellement entraînée par la
-convergence publique. On le confirmerait au besoin d'après l'exemple
-exceptionnel des réunions d'aliénés, qui, malgré leur discordance
-caractéristique, exercent toujours une déplorable influence sur l'état
-mental des plus éminens médecins exposés à leur action journalière,
-en vertu de la seule aptitude de toute énergique conviction, même
-erronée, à troubler spontanément toute opinion contraire, quelque bien
-fondée qu'elle puisse être. Aucun profond penseur n'oubliera donc
-jamais que tous les hommes doivent être regardés comme naturellement
-collaborateurs pour découvrir la vérité autant que pour l'utiliser.
-Quelle que soit la juste hardiesse du génie vraiment destiné à devancer
-la commune sagesse, son isolement absolu serait nécessairement aussi
-irrationnel qu'immoral. L'état d'abstraction indispensable aux grands
-efforts intellectuels expose à tant de graves aberrations, soit par
-négligence, soit même par illusion, qu'aucun bon esprit ne doit
-dédaigner ce précieux contrôle permanent de la raison publique, si
-propre à consolider et à rectifier sa marche particulière, toujours
-plus ou moins aventureuse, jusqu'à ce qu'il ait suffisamment mérité
-cet assentiment universel, objet final de ses travaux. Une fois
-accomplie, cette convergence spéculative constitue, à son tour, la
-première condition élémentaire de toute véritable association, qui
-exige, par sa nature, l'indispensable réunion permanente d'un suffisant
-concours d'intérêts, non-seulement avec une convenable conformité de
-sentimens, mais aussi, et avant tout, avec une communauté essentielle
-d'opinions: sans ce triple fondement indivisible, aucune société
-quelconque, depuis la famille jusqu'à l'espèce, ne saurait être ni
-active, ni durable. Les haines profondes toujours suscitées par de
-graves dissidences intellectuelles, et qui, sous d'autres formes, ne
-seraient pas moins prononcées dans l'état positif, si ces divergences
-y pouvaient être aussi complètes, indiquent assez que, malgré le
-peu d'énergie intrinsèque que notre nature accorde directement aux
-impulsions purement mentales, leur réaction nécessaire sur l'ensemble
-de notre conduite, soit individuelle, soit surtout collective,
-exige évidemment que la sociabilité humaine repose d'abord sur leur
-universelle coïncidence. Il serait sans doute superflu de faire ici
-spécialement ressortir, à cet égard, la supériorité spontanée de la
-philosophie positive, en un temps où de vaines prétentions surannées
-ne sauraient empêcher la raison publique de sentir profondément que,
-depuis plusieurs siècles, l'ancienne philosophie, soit théologique,
-soit métaphysique, loin de constituer encore la seule source d'harmonie
-générale qui dût être primitivement possible quoique extrêmement
-imparfaite, est réellement devenue, chez l'élite de l'humanité, un
-principe très-actif d'intime perturbation, à la fois personnelle,
-domestique et sociale. Le cours graduel de l'évolution moderne a
-désormais irrécusablement signalé dans l'esprit positif l'unique
-base finale d'une vraie communion intellectuelle, susceptible d'une
-consistance et d'une extension dont le passé ne saurait fournir aucune
-juste mesure. Telle est donc, tant pour l'espèce que pour l'individu,
-la destination fondamentale de la méthode positive, envisagée seulement
-quant à notre vie spéculative, comme principe spontané de cohérence
-logique et d'harmonie unanime.
-
-Sans quitter le point de vue abstrait, seul convenable à ce Traité,
-nous avons fréquemment reconnu, dans ses diverses parties successives,
-combien cette importante appréciation est puissamment fortifiée par une
-suffisante considération générale des besoins intellectuels directement
-relatifs à la vie active, suivant la distinction ci-dessus indiquée,
-quoiqu'il n'en puisse résulter aucun motif essentiellement nouveau.
-C'est surtout comme base nécessaire de toute action rationnelle
-que la science réelle a été jusqu'ici universellement goûtée; et
-cette attribution permanente conservera toujours une valeur vraiment
-fondamentale, d'après l'indispensable stimulation qui en résulte
-spontanément, soit pour neutraliser à chaque instant l'inertie native
-de notre intelligence, soit pour imprimer à ses efforts une direction
-mieux déterminée. Toutes les parties de la philosophie naturelle nous
-ont montré, avec une pleine évidence, que le premier essor de la
-positivité rationnelle a été partout provoqué par les exigences de
-l'application, beaucoup plus impérieuses et plus précises que celles
-de la pure spéculation. Néanmoins il demeure incontestable que, si
-cet essor n'eût pas été, à un certain degré, spontané, d'après les
-seules tendances mentales, il n'aurait jamais pu s'accomplir, puisque
-l'heureuse aptitude pratique des théories positives ne saurait devenir
-sensible qu'en résultat d'une suffisante culture, avant laquelle les
-chimères théologico-métaphysiques ont dû longtemps sembler bien plus
-propres à la satisfaction des plus ardens désirs correspondans à
-l'enfance de l'humanité. Mais, malgré cette indispensable appréciation,
-sans laquelle on exagérerait vicieusement l'influence spéculative
-des besoins actifs, comme on y est aujourd'hui trop disposé, il est
-certain qu'aussitôt qu'une telle relation a pu s'établir en quelques
-cas importants, elle a exercé une influence capitale et toujours
-croissante sur le développement du véritable esprit philosophique, en
-faisant spontanément ressortir, mieux que par aucune autre comparaison,
-l'inanité radicale du régime des volontés ou des entités, finalement
-reconnu impuissant à diriger l'action réelle de l'homme sur la nature.
-Quoique un sentiment imparfait de cette grande destination tende
-quelquefois à trop restreindre les hautes spéculations scientifiques,
-sa juste notion devient cependant aussi favorable à la pleine
-rationnalité de nos conceptions qu'à leur entière positivité, quand
-on a suffisamment compris l'intime connexité qui lie les moindres
-problèmes pratiques aux plus éminentes recherches théoriques; comme le
-témoignent, par exemple, depuis si longtemps, tous les arts relatifs à
-l'astronomie. La prévision systématique, qui constitue, à tous égards,
-le principal caractère de la science réelle, acquiert surtout ainsi
-une valeur fondamentale, en tant que base nécessaire de toute action
-rationnelle: rien ne saurait mieux montrer que les efforts spéculatifs
-restent essentiellement stériles tant que ce but décisif n'a pu être
-atteint. Suivant nos explications précédentes, l'intelligence humaine
-éprouve sans doute, indépendamment de toute application active, et
-par une pure impulsion mentale, le besoin direct de connaître les
-phénomènes et de les lier: mais cette double tendance est assurément
-trop peu prononcée, sauf chez quelques organismes exceptionnels, pour
-faire universellement prévaloir un sévère régime philosophique, qui
-choque, à beaucoup d'égards, les inclinations initiales de l'humanité;
-ou, du moins, son avénement spontané eût été extrêmement retardé, si
-les exigences pratiques ne l'avaient nécessairement très-accéléré. Une
-insuffisante analyse des effets généraux de l'étonnement ferait d'abord
-attribuer une bien plus grande intensité à ces besoins spéculatifs; car
-rien n'égale peut-être, chez l'homme normal, la profonde perturbation
-subitement déterminée quelquefois, dans l'appareil cérébral, et
-ensuite dans tout le reste de l'économie, par la seule apparence
-d'une grave et brusque infraction à l'ordre accoutumé des divers
-phénomènes naturels: mais une plus complète appréciation montre alors
-que le principal trouble est dû aux inquiétudes pratiques, directes ou
-indirectes, que suggère naturellement une telle pensée, en détruisant
-les règles constantes qui servaient de base à notre conduite effective;
-on a souvent occasion de reconnaître que le renversement des lois
-extérieures exciterait à peine, au contraire, une légère attention,
-s'il n'affectait que des événements étrangers à notre existence,
-quoiqu'il pût être, en lui-même, infiniment plus prononcé. Sans
-insister davantage sur une explication aussi peu contestable, il faut
-surtout remarquer ici, à ce sujet, l'extension capitale que la création
-de la sociologie, complétant enfin le système de la philosophie
-naturelle, vient aujourd'hui procurer spontanément à cette relation
-fondamentale entre la spéculation et l'action, qui désormais embrassera
-directement tous les cas possibles. Quoique très-imparfaitement
-constituée jusqu'ici, par suite même du défaut d'ensemble propre
-à l'évolution moderne, la subordination rationnelle de l'art à la
-science a cependant reçu un commencement d'organisation, suivant
-l'ordre naturel de cette progression commune, d'abord quant aux arts
-mathématiques, soit géométriques, soit mécaniques, ensuite envers les
-arts physico-chimiques, et puis, de nos jours, relativement aux arts
-biologiques, soit hygiéniques, soit thérapeutiques. Mais il restait
-à l'étendre aussi à l'art le plus difficile et le plus important,
-l'art politique proprement dit, dont le dédaigneux isolement de toute
-théorie quelconque ne peut tenir essentiellement, comme dans les
-autres cas antérieurs, qu'à l'inanité radicale des seules théories
-qui y aient encore été appliquées, et cessera nécessairement, au
-moins autant qu'ailleurs, quand la raison publique aura suffisamment
-senti que les phénomènes correspondans sont déjà ramenés aussi à de
-véritables lois naturelles, susceptibles de fournir habituellement
-d'heureuses indications pratiques. Dès lors complétée enfin, et, par
-suite, convenablement systématisée, la relation générale de la science
-à l'art deviendra de plus en plus une source directe et féconde de
-précieuse stimulation philosophique, également propre à accroître nos
-connaissances réelles et à perfectionner leur caractère, soit quant à
-la positivité ou à la rationnalité.
-
-Cette destination fondamentale, à la fois spéculative et active,
-de la philosophie positive achève de faire apprécier sa véritable
-nature, en déterminant mieux la direction de ses efforts, et même le
-genre ou le degré de précision convenable à ses diverses recherches,
-suivant les vraies exigences de chaque cas spécial. Dans l'évolution
-préliminaire de l'humanité, où rien ne pouvait fournir de telles
-indications générales, l'esprit positif n'aurait pu acquérir un essor
-suffisant s'il ne s'était indistinctement appliqué à tout ce qui lui
-devenait accessible: mais cet aveugle instinct ne saurait indéfiniment
-prévaloir; la virilité de la raison humaine le remplacera bientôt par
-une sage discipline philosophique, fondée sur une juste notion de
-l'ensemble de notre condition, et facilement acceptée du véritable
-génie scientifique, sous l'utile impulsion continue de la sagesse
-vulgaire, toujours tendant à prévenir toute vaine déperdition de
-nos forces intellectuelles. Sous une judicieuse organisation des
-travaux théoriques, les hautes capacités, dès lors indifféremment
-qualifiées de scientifiques ou de philosophiques, seront constamment
-disponibles, d'après une éducation vraiment rationnelle, pour
-transporter aisément leurs efforts aux sujets qui réclameront, à
-chaque époque, la principale attention, au lieu de se consumer en
-recherches profondément puériles, par suite d'une spécialisation
-empirique, comme on le voit si souvent aujourd'hui, surtout chez les
-géomètres, encore moins aptes que tous nos autres savans à un heureux
-déplacement d'activité. Le plus vaste champ étant toujours ouvert,
-dans l'ensemble de la philosophie, à des recherches nécessairement
-importantes, les tentatives incohérentes ou stériles pourront être
-sévèrement condamnées, sans qu'aucune intelligence soit exposée à
-manquer d'une suffisante alimentation. Cette appréciation philosophique
-doit, en outre, limiter essentiellement, en chaque genre, soit pour
-les observations, ou pour les déductions, le degré convenable de
-précision habituelle, au delà duquel l'exploration scientifique
-dégénère inévitablement, par une trop minutieuse analyse, en une
-curiosité toujours vaine, et quelquefois même gravement perturbatrice.
-Il faut reconnaître, en effet, suivant l'esprit relatif de la
-saine philosophie, que les lois naturelles, véritable objet de nos
-recherches, ne sauraient demeurer rigoureusement compatibles, en aucun
-cas, avec une investigation trop détaillée; il serait, par exemple,
-impossible de maintenir, en thermologie, aucune règle fixe, si on y
-explorait communément les phénomènes avec ces thermomètres métalliques
-auxquels les physiciens ont eu le bon sens de renoncer tacitement, et
-dont la susceptibilité exagérée dévoilait d'immenses et perpétuelles
-oscillations dans des mouvemens de température que nous supposons, et
-avec raison, continus. Quand même la prétendue psychologie moderne
-ne devrait pas être déjà radicalement condamnée, ainsi que je l'ai
-pleinement démontré, soit par sa vicieuse institution du sujet, soit
-par l'évidente absurdité de son mode principal d'exploration, on voit
-ainsi combien elle serait nécessairement vaine, en tant que directement
-destinée à poursuivre, envers les phénomènes les plus compliqués, un
-genre d'analyse élémentaire dont l'équivalent a été sagement écarté des
-études les plus simples, comme chimérique et perturbateur. La relation
-fondamentale de la spéculation à l'action est surtout très-propre à
-déterminer convenablement cette limite essentielle de précision dans
-chaque genre de recherches; car les cas les plus décisifs indiquent
-clairement, à cet égard, surtout en astronomie, que nos saines théories
-ne sauraient vraiment dépasser avec succès l'exactitude réclamée par
-les besoins pratiques. Quoique de tels principes généraux ne puissent
-plus être directement contestés aujourd'hui, l'anarchie scientifique
-actuelle témoigne journellement combien une sage discipline
-philosophique devient désormais indispensable, à ce sujet, afin de
-prévenir l'active désorganisation dont le système des connaissances
-positives est maintenant menacé, sous l'irrationnel essor d'une puérile
-curiosité, stimulée par une avide ambition. D'éclatans exemples ont
-déjà montré qu'on peut obtenir aujourd'hui, en philosophie naturelle,
-d'éphémères triomphes, aussi faciles que désastreux, en se bornant
-à détruire, d'après une investigation trop minutieuse, les lois
-précédemment établies, sans aucune substitution quelconque de nouvelles
-règles; en sorte qu'une aveugle appréciation académique entraîne
-à récompenser expressément une conduite que tout véritable régime
-spéculatif frapperait nécessairement d'une sévère réprobation. Cette
-déplorable tendance, désormais évidemment croissante, doit faire sentir
-combien il devient urgent, dans l'intérêt permanent des vrais progrès
-théoriques, soit généraux, soit même spéciaux, de faire convenablement
-cesser l'absolu philosophique et la dispersion scientifique, double
-condition naturelle de cette activité dissolvante. Quand les
-spéculations positives seront judicieusement rapportées à l'ensemble
-de leur destination, une sage pondération journalière contiendra
-l'essor déréglé des travaux particuliers, de manière à concilier,
-autant que possible, par répression ou par concession, suivant les
-exigences propres à chaque cas, les deux besoins, quelquefois opposés,
-mais toujours également légitimes, de la coordination totale et de
-l'amélioration partielle.
-
-En considérant sous un dernier aspect l'influence fondamentale d'une
-telle destination, suivant l'esprit de la philosophie relative, nous
-avons partout reconnu qu'elle détermine spontanément le genre de
-liberté resté facultatif pour notre intelligence, et dont nous devons
-savoir user, sans aucun vain scrupule, afin de satisfaire, entre
-les limites convenables, nos justes inclinations mentales, toujours
-dirigées, avec une prédilection instinctive, vers la simplicité, la
-continuité et la généralité des conceptions, tout en respectant
-constamment la réalité des lois extérieures, en tant qu'elle nous
-est accessible. Cette importante appréciation, encore trop méconnue,
-même chez les meilleurs esprits, n'a donc plus besoin que d'être ici
-directement systématisée. Quoique, de toutes les créations de l'homme,
-les œuvres scientifiques soient nécessairement celles où ses propres
-convenances peuvent être le moins consultées, parce que nos travaux
-s'y rapportent directement à une réalité extérieure, essentiellement
-indépendante de nous, il faut pourtant reconnaître que nos inclinations
-peuvent les modifier légitimement, à un moindre degré, mais au même
-titre, que dans les œuvres d'art, soit technique, soit esthétique,
-afin de les mieux adapter à leur destination fondamentale, toujours
-finalement relative à l'humanité. À cet effet, il faut distinguer,
-en chaque genre d'études, deux cas essentiels, selon qu'il s'agit de
-recherches ou indéfiniment inaccessibles, quoique de nature positive,
-ou seulement prématurées, et sur lesquelles cependant, pour mieux fixer
-nos spéculations, notre intelligence, répugnant à une trop grande
-indétermination, a besoin de formuler une opinion actuelle. Il est
-clair, en principe, que, dans l'un et l'autre cas, il est pleinement
-légitime, quand on n'aspire plus à l'absolu, de former les suppositions
-les plus propres à faciliter notre marche mentale, sous la double
-condition permanente de ne choquer aucune notion antérieure, et d'être
-toujours disposé à modifier ces artifices aussitôt que l'observation
-viendrait à l'exiger. En considérant d'abord le premier cas, il faut
-reconnaître qu'après avoir sévèrement écarté tous les vains problèmes
-théologico-métaphysiques relatifs à la chimérique détermination des
-causes proprement dites, soit premières, soit finales, chacune de nos
-sciences réelles, judicieusement réduite à la seule recherche des
-lois effectives, renferme encore d'importantes questions naturelles,
-que l'esprit humain ne saurait certainement résoudre jamais, et qui
-méritent cependant d'être qualifiées de positives, parce qu'on peut
-concevoir qu'elles deviendraient accessibles à une intelligence
-mieux organisée, apte à une exploration plus complète ou à de plus
-puissantes déductions. Une juste appréciation, souvent très-délicate,
-du vrai génie de chaque science doit seule alors présider au choix
-des artifices correspondans, afin que l'usage d'une telle liberté
-spéculative seconde l'essor des connaissances effectives, au lieu de
-l'entraver. On peut, à cet égard, indiquer, comme modèle, l'hypothèse,
-spontanément adoptée en physique, sur la constitution moléculaire des
-corps, pourvu toutefois qu'on ne lui attribue jamais une vicieuse
-réalité, et qu'on s'abstienne de l'étendre à des sujets qui la
-repoussent, par exemple aux études biologiques, double condition
-trop rarement remplie aujourd'hui. Je dois citer encore, à ce sujet,
-à titre de premier résultat d'une application systématique d'un tel
-principe philosophique, l'artifice fondamental du dualisme, que j'ai
-proposé, en chimie, pour y faciliter essentiellement toutes les
-hautes spéculations. Quant au second cas, c'est-à-dire envers les
-recherches qui ne sont que prématurées, il rentre évidemment dans la
-théorie générale des hypothèses proprement dites, que j'ai déduite,
-au vingt-huitième chapitre, de la même philosophie relative, par une
-opération, à la fois historique et dogmatique, souvent confirmée
-depuis. En conservant toujours le degré de précision compatible avec
-la nature des recherches correspondantes, on ne saurait douter que
-l'institution de l'hypothèse la plus simple qui puisse satisfaire à
-l'ensemble des observations actuelles ne soit, pour notre intelligence,
-non-seulement un droit très-légitime, mais même un véritable devoir,
-impérieusement prescrit par la destination fondamentale de nos
-efforts spéculatifs. L'évolution scientifique est, à la vérité, plus
-rapprochée d'une situation vraiment normale sous ce rapport que sous
-le précédent: mais on peut assurer que, à l'un et à l'autre titre, la
-vaine prépondérance de l'absolu métaphysique, et le sentiment trop
-imparfait de la méthode positive par suite du régime dispersif, ont
-empêché jusqu'ici de réaliser les principaux résultats que comporte
-cette précieuse faculté pour améliorer radicalement, en tous genres,
-la culture permanente des vraies connaissances humaines. Ainsi, le
-point de vue le plus philosophique conduit finalement, à ce sujet, à
-concevoir l'étude des lois naturelles comme destinée à nous représenter
-le monde extérieur, en satisfaisant aux inclinations essentielles
-de notre intelligence, autant que le comporte le degré d'exactitude
-commandé, à cet égard, par l'ensemble de nos besoins pratiques. Nos
-lois statiques correspondent à cette prédilection instinctive pour
-l'ordre et l'harmonie, dont l'esprit humain est tellement animé que,
-si elle n'était pas sagement contenue, elle entraînerait souvent aux
-plus vicieux rapprochemens; nos lois dynamiques s'accordent avec
-notre tendance irrésistible à croire constamment, même d'après trois
-observations seulement, à la perpétuité des retours déjà constatés,
-suivant une impulsion spontanée que nous devons aussi réprimer
-fréquemment pour maintenir l'indispensable réalité de nos conceptions.
-
-Ayant désormais suffisamment examiné la nature et la destination
-de la méthode positive, il ne nous reste plus, afin d'en compléter
-l'appréciation systématique, qu'à considérer maintenant son institution
-fondamentale et son développement graduel.
-
-D'après l'unité nécessaire de notre intelligence, et l'identité
-continue de sa marche générale dans tous les sujets quelconques qui lui
-sont réellement accessibles, on ne saurait douter que la philosophie
-positive ne doive finalement embrasser, beaucoup plus complétement
-qu'il n'a pu l'être encore, l'ensemble total de notre activité mentale,
-en comprenant un jour, non-seulement toute la science humaine, mais
-aussi tout l'art humain, soit esthétique, soit technique, comme je
-l'indiquerai plus explicitement au soixantième chapitre. Néanmoins,
-quoique, suivant la juste recommandation de Bacon, cette entière
-coordination finale ne doive être jamais oubliée, il faut, avant tout,
-reconnaître que l'institution systématique de la méthode fondamentale
-exige aujourd'hui la consécration dogmatique de la double division
-préalable qui a dû toujours présider jusqu'ici à son développement
-spontané, d'abord entre la spéculation et l'action, ensuite entre la
-contemplation scientifique et la contemplation esthétique: nous avons
-vu ces deux séparations successives remonter historiquement jusqu'à
-l'époque polythéique, qui a ébauché la première pendant la phase
-théocratique, et la seconde sous le régime grec, l'une et l'autre ayant
-été depuis continuellement développée, malgré l'importance croissante
-des relations mutuelles.
-
-Sous le premier aspect, chacune des six parties essentielles de ce
-Traité nous a pleinement représenté l'indépendance de la théorie
-envers la pratique comme la condition primordiale de l'évolution
-mentale relativement à tous les ordres de conceptions élémentaires,
-qui n'eussent pu surgir aucunement si le point de vue théorique
-était resté adhérent au point de vue pratique. Mais, en outre,
-nous avons également constaté que, quelle que doive être un jour
-l'heureuse organisation de leurs vraies relations, elle ne doit jamais
-altérer leur spontanéité respective, de plus en plus indispensable
-à leur commun développement, nécessairement incompatible avec toute
-oppressive subordination de l'un à l'autre. L'esprit théorique ne
-peut s'élever habituellement à la généralité de vues qui constitue
-sa principale valeur, à la fois intellectuelle et sociale, qu'en se
-plaçant dans un état continu d'abstraction analytique, qui saisit
-ce que les divers cas effectifs ont de semblable en écartant leurs
-diversités caractéristiques, et qui, par cela même, est toujours plus
-ou moins opposé à la réalité proprement dite. Au contraire, l'esprit
-pratique, en vertu de sa spécialité nécessaire, est, en chaque cas,
-le seul réel et complet, mais aussi le moins propre à l'extension des
-rapports. Si l'on a justement remarqué que l'entière domination du
-second tendrait à étouffer directement une progression intellectuelle
-déjà trop peu énergique dans notre imparfaite économie, il faudrait
-également sentir que l'ascendant universel du premier ne serait pas,
-au fond, moins funeste à leur destination commune, en empêchant de
-conduire aucune opération active jusqu'à une suffisante consommation.
-Quoique l'orgueil scientifique ou philosophique ait souvent rêvé
-l'entière systématisation des travaux pratiques en s'affranchissant
-de toute culture directe et spontanée, il est évident qu'un tel
-projet repose sur la plus absurde exagération de la vraie portée de
-nos moyens théoriques, dont la puissance apparente suppose toujours
-qu'on a préalablement réduit les questions à un état abstrait trop
-éloigné de l'état concret pour suffire jamais aux justes exigences de
-la pratique; comme le témoigne surtout, dans les cas même les plus
-favorables, l'impuissance journalière des théories mathématiques envers
-les moindres travaux techniques. Les habitudes mentales contractées
-sous le régime de l'absolu théologico-métaphysique inspirent encore
-certainement, à la plupart des penseurs actuels, une opinion
-très-vicieuse de la puissance et de la destination des considérations
-à priori, qui, sagement instituées et judicieusement employées,
-comportent, sans doute, une heureuse efficacité finale, d'après les
-indications indispensables par lesquelles l'étude de la nature doit
-éclairer notre action rationnelle, mais sous la condition nécessaire
-que l'esprit pratique ne cessera jamais de présider à l'ensemble,
-souvent très-complexe, de chaque opération concrète, en comprenant
-seulement les données scientifiques parmi les élémens préalables de
-ses combinaisons spéciales. Toute subordination de la pratique envers
-la théorie qui dépasserait habituellement une telle mesure exposerait
-bientôt à de graves et universelles perturbations. Au reste, nous avons
-heureusement reconnu que la nature de la civilisation moderne tend
-spontanément à contenir, à cet égard, les grands conflits mutuels, en
-développant de plus en plus une telle division; ce qui d'ailleurs est
-bien loin d'indiquer l'inutilité d'une coordination systématique, et
-en montre seulement l'avénement naturel. La fondation de la sociologie
-vient aujourd'hui compléter, à ce sujet, l'ensemble des garanties
-antérieures, en constituant enfin convenablement une semblable
-décomposition dans le cas le plus fondamental, où elle n'avait pu
-jusqu'ici donner lieu qu'à une ébauche insuffisante et précaire, sous
-l'impulsion imparfaite et prématurée du catholicisme. On doit donc
-regarder la prépondérance philosophique de l'esprit sociologique comme
-l'influence la plus propre à consolider rationnellement cette condition
-primordiale, toujours indispensable à l'institution systématique de
-la méthode positive, et que l'organisme positif mettra sans cesse en
-pleine évidence, puisqu'elle y deviendra, d'après le dernier chapitre,
-la première base de son principal caractère politique.
-
-Quoique la division entre les deux sortes de contemplations,
-scientifique et esthétique, soit, au fond, moins prononcée que celle
-entre la spéculation et l'action, elle est cependant beaucoup moins
-contestée, à raison de sa nature bien plus purement intellectuelle
-et presque entièrement affranchie des inspirations passionnées dont
-l'énergique impulsion aggrave le plus les rivalités précédentes. Aux
-temps même où l'imagination dominait en philosophie, l'esprit poétique,
-sans altérer aucunement son heureuse et indispensable spontanéité,
-a constamment reconnu sa subordination nécessaire envers l'esprit
-philosophique proprement dit, d'après la relation fondamentale qui
-rattache, même instinctivement, en tous genres, le sentiment du beau
-à la connaissance du vrai, et qui, par suite, assujettit toujours
-l'idéalité esthétique à l'ensemble des conditions essentielles
-généralement admises, à chaque époque, pour la réalité scientifique.
-Lorsqu'une éducation vraiment rationnelle, à beaucoup d'égards commune,
-aura rendu les deux sortes de capacités également dignes de participer,
-suivant une juste harmonie, au gouvernement spirituel de l'humanité,
-conformément aux indications du chapitre précédent, leur combinaison
-deviendra sans doute beaucoup plus intime, surtout dans l'existence
-pratique, qu'elle n'a jamais pu l'être jusqu'ici depuis leur séparation
-primitive du tronc théocratique. En retour de l'indispensable fondement
-universel que le génie scientifique doit fournir au génie esthétique,
-celui-ci, outre son heureuse aptitude exclusive à instituer à la fois
-la plus précieuse diversion mentale et la plus douce stimulation
-morale, devra même réagir sur l'autre, par une influence plus directe
-et plus intime, à peine soupçonnée aujourd'hui, afin de perfectionner,
-à divers égards, secondaires mais intéressans, son propre caractère
-philosophique. Quand l'esprit relatif de la vraie philosophie moderne
-aura convenablement prévalu, tous les penseurs comprendront, ce que le
-règne de l'absolu empêche maintenant de sentir, que les convenances
-purement esthétiques doivent avoir une certaine part légitime dans
-l'usage continu du genre de liberté resté facultatif pour notre
-intelligence par la nature essentielle des véritables recherches
-scientifiques. Avant tout, sans doute, comme je l'ai ci-dessus
-expliqué, une telle liberté doit être employée de manière à faciliter
-le plus possible la marche ultérieure de nos conceptions réelles, en
-satisfaisant convenablement à nos plus éminentes inclinations mentales.
-Mais cette condition primordiale laissera partout subsister encore une
-notable indétermination, dont il conviendra de gratifier directement
-nos besoins d'idéalité, en embellissant nos pensées scientifiques, sans
-nuire aucunement à leur réalité essentielle. Cette intime réaction
-modérée de l'esprit esthétique sur l'esprit scientifique pourra
-même, outre une heureuse satisfaction immédiate, ou, si l'on veut,
-en vertu d'une telle satisfaction, faciliter beaucoup l'évolution
-générale de la positivité rationnelle. Toutefois cette connexité
-élémentaire, quelle qu'en puisse être l'importance ultérieure, ne
-fera certainement jamais disparaître la différence fondamentale qui
-existe nécessairement entre des tendances aussi diverses, dont la plus
-abstraite et la plus générale devra toujours mentalement prévaloir,
-dans l'intérêt commun de leur destination finale, comme l'ensemble de
-notre élaboration sociologique l'a pleinement démontré, surtout en
-appréciant directement, au chapitre précédent, la vraie nature générale
-de la hiérarchie positive.
-
-À ces deux séparations successives, de la spéculation d'avec l'action,
-et de la réalité d'avec l'idéalité, que leur spontanéité nécessaire
-a dû faire en tout temps plus ou moins sentir, il faut enfin ajouter
-une troisième décomposition préalable, d'institution essentiellement
-moderne, et qui, beaucoup moins évidente, est cependant tout aussi
-indispensable à la véritable constitution systématique de la méthode
-positive. Il s'agit de la division vraiment capitale que j'ai établie,
-dès le début de ce Traité, entre la science abstraite et la science
-concrète, et qui depuis nous a constamment fourni une source féconde
-de lumineuses indications philosophiques, surtout en ce qui concerne
-la saine physique sociale. Le grand Bacon a, le premier, senti,
-quoique très-confusément, mais avec toute la généralité convenable,
-que ce qu'il a justement nommé la _philosophie première_, en tant que
-destinée à former la base primordiale de tout le système intellectuel,
-ne pouvait résulter que d'une étude, essentiellement abstraite et
-analytique, des divers phénomènes élémentaires dont la combinaison
-variée constitue l'existence effective des différens êtres naturels,
-afin de saisir les lois fondamentales propres à chaque ordre essentiel
-d'événemens, directement considéré en lui-même, sous un aspect général,
-isolément des êtres qui en fournissent la manifestation indispensable.
-Sans qu'une telle division ait jamais été jusqu'ici suffisamment
-appréciée, ni même comprise, elle a néanmoins implicitement présidé,
-au milieu de graves fluctuations, à l'évolution scientifique des deux
-derniers siècles, suivant le privilége naturel de toute institution
-réelle, c'est-à-dire d'après l'impossibilité de procéder autrement.
-Car nous avons partout reconnu, d'abord en principe, puis en fait,
-que la science concrète, ou l'histoire naturelle proprement dite,
-ne pouvait, en aucun genre, être rationnellement abordée, tant que
-la science abstraite n'avait pas été suffisamment ébauchée envers
-tous les ordres successifs de phénomènes élémentaires, dont chaque
-élaboration concrète exige, par sa nature, l'entière combinaison
-permanente. Or, cette condition n'a été réellement accomplie que de
-nos jours, et, j'ose le dire, seulement dans ce Traité, où se trouve
-constituée pour la première fois la dernière et la plus importante
-de ces sciences fondamentales: en sorte qu'il faut peu s'étonner si
-les grandes spéculations scientifiques développées depuis Bacon ont
-été essentiellement abstraites, d'après l'impuissance nécessaire des
-spéculations concrètes quelquefois entreprises dans cet intervalle.
-Ainsi, cette observance forcée et empirique du précepte baconien ne
-rendait nullement superflue la démonstration rationnelle que j'ai
-dû en établir d'après cette expérience décisive, qui permettait
-d'apprécier toute la portée de l'heureux aperçu dû à cet éminent
-philosophe. Quoique la création de la sociologie, complétant et
-systématisant la philosophie première, doive bientôt permettre de
-traiter convenablement les questions concrètes, comme je l'indiquerai
-directement au soixantième chapitre, il importe beaucoup de sentir
-que l'institution fondamentale de la méthode positive ne doit jamais
-cesser de reposer sur une telle séparation, sans laquelle les deux
-autres ci-dessus appréciées resteraient nécessairement insuffisantes.
-Cette indispensable division constitue, en réalité, le plus puissant
-et le plus délicat de tous les artifices généraux qu'exige, par sa
-nature, l'élaboration spéculative du système positif. Une judicieuse
-abstraction graduelle a seule permis et peut seule maintenir l'essor
-continu du véritable esprit philosophique, en écartant d'abord les
-exigences pratiques, ensuite les impressions esthétiques, et enfin
-les conditions concrètes, pour organiser peu à peu le point de vue
-le plus simple, le plus général et le plus élevé, au delà duquel
-on ne saurait réduire davantage l'appréciation rationnelle sans
-tomber aussitôt dans une vaine ontologie. Si le troisième degré
-d'abstraction, essentiellement fondé sur les mêmes motifs logiques que
-les deux précédens, n'était pas venu en compléter, en temps opportun,
-l'heureuse efficacité, on peut assurer que la philosophie positive
-serait encore demeurée impossible. Envers les plus simples phénomènes,
-et même en astronomie, nous avons pleinement reconnu qu'aucune loi
-vraiment générale ne pouvait être établie, tant que les corps restaient
-considérés dans l'ensemble de leur existence concrète, dont il fallait,
-avant tout, détacher, par une judicieuse analyse, le principal
-phénomène, pour l'assujettir isolément à une lumineuse appréciation
-abstraite, susceptible de réagir ultérieurement avec succès sur l'étude
-même des réalités les plus complexes, comme l'esprit mathématique en
-avait spontanément fourni le premier exemple, dès l'évolution grecque,
-à l'égard des spéculations purement géométriques. Mais c'est surtout
-aux saines théories sociologiques, en vertu de leur complication
-transcendante, que ce grand précepte logique devait être éminemment
-applicable: il y constituait aujourd'hui la principale condition de
-l'établissement d'une véritable rationnalité, qu'aurait indéfiniment
-empêché une dangereuse érudition, si je n'avais osé, suivant une marche
-déjà pleinement éprouvée, écarter toute perturbation concrète, afin
-de saisir, dans sa plus grande simplicité réelle, la règle naturelle
-du mouvement fondamental, laissant à dessein aux travaux ultérieurs
-le soin d'y ramener convenablement les anomalies apparentes, qui, si
-l'opération normale n'a pas avorté, ne sauraient manquer d'y rentrer
-suffisamment, ainsi qu'en astronomie. Or, les mêmes motifs essentiels
-qui ont déterminé d'abord une telle institution logique doivent en
-prescrire ensuite le maintien continu, comme envers les deux divisions
-antérieures, dont celle-ci n'est, à vrai dire, que l'indispensable
-complément: car, sans cet artifice permanent, la confusion des vues
-et l'incohérence des spéculations, que l'évolution moderne a eu tant
-de peine à écarter ainsi dans les diverses branches de la philosophie
-naturelle, ne tarderaient pas à redevenir partout imminentes, sous
-l'aveugle ascendant de l'esprit de détail. Si le point de vue théorique
-se trouve par là plus éloigné, en effet, du point de vue pratique,
-cette inévitable compensation d'une généralité supérieure constitue
-seulement une puissante considération nouvelle qui doit faire mieux
-ressortir la haute nécessité de la décomposition fondamentale, à
-la fois politique et philosophique, tant recommandée, au chapitre
-précédent, comme la base universelle de la véritable réorganisation
-moderne.
-
-Tels sont les trois degrés généraux d'abstraction successive dont
-l'intime combinaison finale détermine l'institution graduelle, d'abord
-spontanée, puis systématique, de la méthode positive, conformément à
-l'ensemble de sa nature et de sa destination. Quant au développement
-effectif des principaux procédés qui lui sont propres, il n'est
-aucunement susceptible d'être étudié avec fruit séparément des études
-essentielles où ils ont pris naissance, et qui peuvent seules en
-manifester suffisamment le vrai caractère, comme nous l'ont si souvent
-démontré les diverses parties de ce Traité. Cette méthode fondamentale
-ne résultant, à vrai dire, suivant nos explications antérieures,
-que d'une heureuse extension philosophique de la sagesse vulgaire
-aux diverses spéculations abstraites, il est clair que ses premiers
-fondemens, coïncidant de toute nécessité avec ceux du simple bon sens,
-ne sauraient comporter réellement aucune utile explication dogmatique.
-Il n'y a vraiment lieu d'expliquer, à cet égard, que la manière de
-surmonter les différentes difficultés spéciales qui empêchent d'abord
-d'étendre ainsi la raison commune de l'humanité à des recherches
-qu'elle n'avait jamais osé poursuivre aussi loin: or cette appréciation
-successive serait assurément insignifiante et même inintelligible, si
-on l'isolait entièrement des cas scientifiques correspondans. Cette
-vicieuse abstraction logique ne saurait conduire, même dans l'hypothèse
-la plus favorable, comme une expérience trop prolongée l'a pleinement
-confirmé, qu'à la vaine reproduction d'adages incontestables, mais
-stériles ou puérils, qui ne peuvent jamais dépasser essentiellement
-les indications spontanées qu'un suffisant exercice développe
-ordinairement chez tous les bons esprits, indépendamment de toute
-culture systématique. En appréciant d'une manière approfondie les
-grandes règles logiques de Descartes, ou les préceptes, équivalens
-quoique moins précis, de Bacon, ainsi que les aphorismes plus spéciaux
-formulés ensuite par Pascal et enfin par Newton, il est aisé d'y
-reconnaître la simple consécration dogmatique des maximes émanées de
-la sagesse vulgaire, et déjà naturellement étendues aux spéculations
-abstraites dans les études géométriques. Leur efficacité historique,
-pleinement conforme à la principale intention de ces éminens penseurs,
-a surtout consisté, soit à mieux caractériser la profonde inanité des
-anciennes formalités logiques, toujours relatives à une tout autre
-manière de philosopher, soit à représenter directement la nouvelle
-méthode philosophique comme une heureuse extension de la raison
-commune, ainsi érigée en arbitre final de tous les cas douteux. À
-titre de règles de conduite, elles sont nécessairement impuissantes à
-diriger, en général, nos efforts intellectuels, abstraction faite des
-études positives qui spécifient leur application réelle, et qui seules
-même peuvent manifester suffisamment leur véritable esprit; isolées de
-cette indispensable explication, elles ne pourraient, en elles-mêmes,
-préserver aucunement des plus graves aberrations. Si l'on a justement
-remarqué quelquefois la plus scrupuleuse observance des préceptes
-poétiques dans les plus vicieuses compositions, on pourrait sans doute
-étendre encore davantage une semblable observation aux opérations
-logiques. Il est évident, en principe, qu'aucun art proprement dit,
-pas plus l'art de penser que celui d'écrire, de parler, de marcher, de
-lire, etc., n'est susceptible d'un enseignement vraiment dogmatique;
-il ne peut jamais être appris qu'en résultat spontané d'un judicieux
-exercice suffisamment prolongé. L'art de raisonner est certainement
-moins que tout autre à l'abri d'une telle prescription, puisque, en
-vertu de son universalité caractéristique, sa propre systématisation
-directe ne pourrait reposer sur aucune base antérieure: en sorte que,
-par exemple, rien ne saurait être plus irrationnel que la moderne
-institution française, si étrangement qualifiée de _normale_ par un
-naïf orgueil métaphysique, où l'on se propose directement d'enseigner
-dogmatiquement l'art même de l'enseignement, sans être nullement choqué
-du cercle profondément vicieux qui résulte aussitôt d'une pareille
-prétention. Toutes les aberrations de ce genre constituent, en réalité,
-autant de vestiges inaperçus de l'antique régime philosophique,
-fondé sur la recherche absolue des premiers principes, et dont le
-ténébreux ascendant s'exerce encore, à tant d'égards, faute d'une
-vraie réorganisation mentale, sur les esprits même qui s'en croient
-aujourd'hui le plus affranchis. Si, comme je l'ai ci-dessus remarqué,
-l'élaboration dogmatique des notions les plus élémentaires est partout
-déplacée, puisque leur essor doit nécessairement émaner toujours d'une
-évolution spontanée, essentiellement commune à tous les hommes sensés,
-cette maxime fondamentale, déjà unanimement admise, sous une forme plus
-ou moins explicite, envers les moindres sujets de nos spéculations
-réelles, doit sans doute, à bien plus forte raison, s'étendre aussi aux
-études logiques proprement dites, à l'égard desquelles cette vicieuse
-systématisation doit être nécessairement encore plus vaine et plus
-stérile.
-
-D'après ces motifs évidens, le point de vue logique et le point de
-vue scientifique doivent donc être finalement considérés comme deux
-aspects corrélatifs et indivisibles sous lesquels il faut constamment
-envisager chacune de nos théories positives, sans que l'un soit, en
-réalité, plus susceptible que l'autre d'une appréciation abstraite
-et générale, indépendante de toute manifestation déterminée. Cette
-condition nécessaire du véritable esprit philosophique a été
-spontanément observée dans les diverses parties de ce Traité, où
-l'éducation logique a toujours coexisté avec l'éducation scientifique,
-leur enchaînement continu étant tel d'ailleurs que les résultats
-scientifiques d'une science se transforment souvent en moyens
-logiques pour une autre, surtout postérieure; ce qui rend manifeste
-l'impossibilité réelle de toute semblable séparation. Après avoir
-ainsi apprécié la composition générale de la méthode positive par
-la seule voie qui pût en procurer une connaissance réelle, il ne
-nous reste plus ici, envers un tel développement, qu'à caractériser
-directement la coordination systématique des principales phases
-successives qu'il nous a naturellement présentées. Il faut, comme on
-sait, distinguer, à cet effet, entre le degré initial ou mathématique
-et le degré final ou sociologique, trois phases intermédiaires: d'une
-part le degré astronomique complétant le premier, d'une autre part le
-degré biologique préparant le dernier, et enfin, au milieu précis de
-la grande évolution logique, le degré physico-chimique, constituant
-l'indispensable transition du régime mental le plus convenable aux
-études inorganiques à celui qui doit prévaloir dans l'ensemble des
-spéculations organiques. Telles sont les cinq phases consécutives
-naturellement propres à l'essor graduel de la positivité rationnelle,
-et dont il ne s'agit plus maintenant que d'apprécier systématiquement,
-d'après notre élaboration totale, la destination respective et la
-succession nécessaire.
-
-Les graves aberrations philosophiques dont l'esprit mathématique est
-devenu la source croissante, par suite d'une irrationnelle exagération,
-ne sauraient jamais altérer sa propriété fondamentale de constituer
-nécessairement, pour l'individu comme pour l'espèce, la première base
-normale de toute saine éducation logique. Cet invariable privilége
-résulte évidemment de la nature propre du sujet le plus simple,
-le plus abstrait et le plus général, ainsi que le mieux dégagé de
-toute passion perturbatrice. Aucune supériorité personnelle ne peut
-entièrement dispenser notre faible intelligence de recourir à un tel
-exercice initial, pour s'y former un premier type inaltérable de
-positivité rationnelle, susceptible ensuite de résister suffisamment
-aux divers motifs spontanés de divagation continue: et même, après
-avoir convenablement rempli cette condition préliminaire, l'esprit
-le mieux organisé éprouvera encore, pendant l'essor total de sa
-propre activité, le besoin instinctif de venir souvent retremper ses
-forces élémentaires dans cette salutaire contemplation des notions
-les plus parfaites et les plus purement spéculatives, indépendamment
-d'ailleurs des indications nécessaires qu'elles fournissent plus
-ou moins à toutes les autres études positives. Une trop fréquente
-expérience démontre clairement que, faute d'une pareille base,
-d'éminens penseurs peuvent être entraînés, sous l'influence inaperçue
-d'une médiocre passion habituelle, aux plus grossières aberrations sur
-les questions qui leur sont le plus spécialement familières, quand
-le sujet en est un peu complexe. Si, comme on n'en saurait douter,
-le perfectionnement continu de la nature humaine, individuelle ou
-collective, consiste surtout à faire convenablement prévaloir, autant
-que possible, les influences purement intellectuelles, l'éducation
-mathématique constitue certainement la première condition d'un
-tel progrès, en donnant la meilleure impulsion initiale à l'essor
-élémentaire de l'esprit positif, dans les études les mieux garanties
-de toute perturbation mentale. Quoique, par leur nature, elles
-doivent manifester nécessairement, sous des formes plus ou moins
-distinctes, chacun des divers procédés généraux, aussi bien inductifs
-que déductifs, qui composent essentiellement la méthode positive, il
-n'y a néanmoins de pleinement développé, d'après un exercice vraiment
-caractéristique, que l'art fondamental du raisonnement, dont tous
-les artifices quelconques, depuis les plus spontanés jusqu'aux plus
-sublimes, y sont continuellement appliqués avec beaucoup plus de
-variété et de fécondité que partout ailleurs: au contraire, l'art
-de l'observation, qui pourtant y trouve sa première destination
-scientifique, n'y est pas employé, même en mécanique, d'une manière
-assez prononcée pour y recevoir une suffisante manifestation. La partie
-la plus générale et la plus abstraite des études mathématiques peut
-être, en effet, directement envisagée, dans son vaste ensemble, comme
-une sorte d'immense accumulation de moyens logiques tout préparés pour
-les besoins ultérieurs de déduction et de coordination des divers cas
-scientifiques qui pourront permettre le convenable accomplissement des
-conditions préliminaires sans lesquelles cette puissance rationnelle
-devient inévitablement illusoire. Toutefois, vu la répugnance naturelle
-de l'esprit humain envers les spéculations trop abstraites, à raison de
-leur trop grande indétermination, et malgré leur simplicité supérieure,
-c'est la géométrie proprement dite, encore plus que la pure analyse,
-qui, suivant l'appréciation instinctive indiquée par l'expression
-la plus usitée, constituera toujours, sous l'aspect logique, la
-principale des trois grandes branches de la science mathématique,
-la mieux adaptée à la première élaboration de la méthode positive.
-La pensée fondamentale de Descartes, qui a directement institué la
-philosophie mathématique, en commençant à y organiser la relation
-générale de l'abstrait au concret, a définitivement placé dans la
-géométrie le centre essentiel des conceptions mathématiques, puisque
-toutes les spéculations analytiques y trouvent spontanément la plus
-vaste alimentation et la plus heureuse destination, et aussi, par une
-réaction nécessaire, une source puissante de lumineuses indications,
-en retour de l'admirable généralité qu'elles seules pouvaient procurer
-aux spéculations géométriques. Au contraire, la mécanique, quoique
-plus importante encore que la géométrie, sous le rapport scientifique,
-n'a point, à beaucoup près, la même valeur logique, en vertu de
-sa complication supérieure, qui n'y saurait permettre autant de
-facilité aux déductions sans altérer gravement la réalité du sujet:
-l'analyse en a souvent reçu d'utiles impulsions secondaires, mais
-jamais des lumières directes. En passant des spéculations géométriques
-aux spéculations dynamiques, notre intelligence sent profondément
-qu'elle est près de toucher aux vraies limites générales de l'esprit
-mathématique, d'après l'extrême difficulté qu'elle éprouve à y traiter,
-d'une manière pleinement satisfaisante, les questions les plus simples
-en apparence, même sans sortir des systèmes solides, et surtout quant à
-la théorie des rotations.
-
-Mais, quel que soit l'indispensable office logique de l'éducation
-mathématique, comme constituant la première phase essentielle de
-l'initiation positive, ce début nécessaire offre naturellement, outre
-son inévitable insuffisance, de si graves inconvéniens, que tout
-entendement qui s'y est exclusivement borné doit être, en réalité,
-très-imparfaitement dressé pour la destination fondamentale de la
-raison humaine, sauf l'aptitude secondaire à quelques applications
-spéciales. Par suite même de l'heureuse priorité historique inhérente à
-sa moindre complication, cette science préliminaire reste aujourd'hui
-profondément imprégnée des vicieuses inspirations métaphysiques
-dont l'ascendant a dû longtemps dominer son développement, et qui
-trop souvent y altèrent la positivité des conceptions, surtout
-en accordant aux signes une irrationnelle prépondérance. Suivant
-une appréciation plus intime et plus permanente, il est clair que
-l'extrême extension que la simplicité du sujet y permet à l'emploi
-continu des déductions tend à déterminer des habitudes fort opposées
-aux vraies prescriptions de la méthode universelle envers toutes les
-spéculations plus complexes, en inspirant une très-fausse idée de la
-portée réelle de notre intelligence, et disposant à substituer indûment
-l'argumentation à l'observation, par l'abus des considérations à
-priori, fréquemment fondées sur les plus vaines hypothèses physiques,
-pourvu qu'elles s'adaptent commodément à l'élaboration algébrique.
-Non-seulement une telle éducation est peu propre, en elle-même, à
-développer convenablement l'esprit d'observation rationnelle, qui doit
-prévaloir dans presque tout le reste de la philosophie naturelle;
-mais nous avons d'ailleurs reconnu que, lorsqu'elle est exclusive,
-elle entrave directement son essor, et conduit à méconnaître jusqu'à
-sa participation nécessaire aux théories géométriques et mécaniques.
-Ainsi, quoique le premier sentiment systématique des lois invariables
-ait dû résulter des spéculations mathématiques, leur prépondérance
-logique tend certainement aujourd'hui à constituer un régime
-mental très-peu convenable à la véritable étude de la nature, et
-maintient même directement, à divers égards essentiels, l'ancien
-esprit philosophique, surtout en paraissant consacrer les recherches
-absolues. L'excessive extension des conséquences y faisant perdre de
-vue le point de départ, on y oublie aisément que les spéculations
-mathématiques, comme toutes les autres, émanent d'abord de la raison
-commune, dont les sages indications générales n'y sauraient perdre,
-en aucun cas, leur droit nécessaire à diriger et à contrôler partout
-l'usage habituel, si souvent immodéré, des divers procédés spéciaux,
-uniquement institués pour perfectionner ces notions spontanées et
-jamais pour en dispenser. Enfin la culture exclusivement mathématique
-inspire nécessairement d'aveugles prétentions à l'universelle
-domination spéculative, dont le début de ce chapitre a suffisamment
-apprécié le double danger fondamental, soit à raison des obstacles
-qu'elle oppose à la formation d'une véritable philosophie positive,
-soit en vertu de la vicieuse compression qu'elle exerce sur la plupart
-des études réelles. À ces divers titres, il est aisé de sentir que,
-lorsque ce degré initial de la saine éducation logique est pris pour
-le degré final, il fait prévaloir, en dernier résultat usuel, des
-habitudes beaucoup plus contraires que favorables au vrai régime
-philosophique, comme l'indique journellement l'imperfection, bien
-plus prononcée chez les géomètres que chez tous les autres savans,
-des qualités directement relatives, non à certaines études spéciales,
-mais à l'ensemble de la raison humaine. Il n'y a pas d'enseignement
-scientifique aussi peu rationnel, d'ordinaire, que l'enseignement
-mathématique, d'après la faible importance qu'on y attache à l'esprit
-général de la science, profondément voilé sous d'innombrables détails;
-par un motif semblable, les progrès du premier ordre, ceux qui ont
-immédiatement perfectionné la philosophie de la science, dans les plus
-éminentes conceptions de Descartes, de Leibnitz, de Lagrange même, y
-sont encore très-imparfaitement appréciés, et souvent moins estimés
-que les découvertes secondaires. Quant à l'efficacité finale d'une
-telle éducation pour la maturité mentale, une expérience journalière
-ne témoigne que trop sa profonde impuissance à préserver suffisamment
-des plus grossières aberrations générales, soit la masse des esprits
-qui la reçoivent, soit même ses principaux organes spéciaux. Toutes les
-utopies antisociales qu'enfante notre déplorable anarchie spirituelle
-ont trouvé de nombreux et actifs partisans chez les classes les mieux
-dominées par une éducation mathématique. En second lieu, tandis que les
-savans voués aux études supérieures ont depuis longtemps cessé, par
-exemple, d'accorder aucune confiance aux conceptions astrologiques, on
-voit, au contraire, de nos jours, des géomètres fort recommandables
-donner quelquefois le triste spectacle d'une foi beaucoup plus
-absurde envers des sujets qui leur sont étrangers, d'après un vicieux
-sentiment de leur position spéculative, qui les entraîne, à leur
-insu, à s'ériger en arbitres de questions qu'ils ne peuvent nullement
-comprendre, au point de laisser souvent succomber leur superbe raison
-sous les illusions et les jongleries magnétiques ou homéopathiques.
-Quand une saine philosophie aura suffisamment prévalu, on sentira
-partout que la première phase de la logique positive, loin de pouvoir
-aucunement dispenser des suivantes, doit attendre, sur le sujet propre
-de ses opérations spéciales, d'importantes lumières générales dues à
-l'heureuse réaction mentale que détermine nécessairement l'ensemble des
-autres degrés, et sans lesquelles la logique mathématique elle-même ne
-saurait être complétement appréciable.
-
-Tous ces inconvéniens essentiels de l'éducation mathématique proprement
-dite font aussitôt ressortir la nécessité immédiate d'une autre phase
-générale, où la méthode positive trouve, dans le système des études
-astronomiques, un second degré de développement, naturellement lié
-au degré initial, dont il constitue le complément indispensable,
-et, en même temps, le plus heureux correctif. Faute de direction
-philosophique, le génie propre de cette seconde science fondamentale,
-surtout depuis l'extension, d'ailleurs si capitale, de la mécanique
-céleste, reste aujourd'hui profondément dissimulé, comme je l'ai noté
-ci-dessus, sous l'application nécessaire des notions et des procédés
-mathématiques, qui pourtant, ainsi qu'en tout autre cas, y devraient
-être toujours subordonnés, au contraire, à une telle destination.
-Néanmoins, en écartant autant que possible cette grave altération
-actuelle, nous avons reconnu que ce second degré de l'initiation
-positive est, au fond, beaucoup plus distinct du premier qu'on ne le
-pense communément. Sans doute il ne s'y agit encore que de phénomènes
-purement géométriques ou mécaniques, déjà abstraitement considérés en
-mathématique, d'où résulte une transition pleinement naturelle; mais
-les difficultés essentielles de leur investigation, aussi bien que
-son importance spéciale, y impriment à l'ensemble de leur étude un
-caractère très-différent, soit logique, soit scientifique. Quoique
-l'observation serve nécessairement, même en géométrie, de première
-base, explicite ou implicite, aux raisonnemens mathématiques, sauf les
-déductions purement logiques de la simple analyse, son office, trop
-spontané, y est pourtant si peu prononcé, comparativement à l'immense
-extension des conséquences, qu'il n'y saurait être suffisamment
-appréciable. C'est donc en astronomie que doit commencer l'essor
-distinct et direct de l'esprit d'observation; c'est là que le plus
-simple et le plus général des quatre modes essentiels que nous a
-successivement offerts l'art d'observer trouve naturellement son
-développement le plus pur et le plus caractéristique, en manifestant,
-dans la situation la plus défavorable, toute la portée scientifique
-dont est susceptible un sens isolé, à la vérité le plus intellectuel
-de tous. Pendant que les conditions du sujet y attirent nécessairement
-une attention continue sur les moyens d'exploration immédiate, elles
-y font également sentir l'intervention plus indispensable et plus
-élémentaire des procédés rationnels qui doivent y diriger en tant
-de cas une exploration beaucoup plus indirecte qu'en aucune autre
-science naturelle, et à laquelle s'adapte spontanément la simplicité
-supérieure des recherches correspondantes. Si, sous l'aspect
-scientifique, l'astronomie est justement regardée comme la partie la
-plus fondamentale du système des connaissances inorganiques, elle
-mérite aussi, sous l'aspect logique, de rester le type le plus parfait
-de l'étude générale de la nature. D'une part, nous l'avons toujours
-vue, historiquement, influer davantage qu'aucune autre science sur
-le cours fondamental des spéculations humaines, qui a jusqu'ici dû
-surtout consister à modifier graduellement la philosophie initiale par
-des conceptions émanées de l'étude du monde extérieur. En même temps,
-nous l'avons reconnue, dogmatiquement, la plus propre à caractériser
-pleinement la positivité rationnelle, autant que le comporte l'extrême
-simplicité de ses recherches réelles. C'est là que, dans l'avenir
-comme dans le passé, la raison humaine doit constamment trouver le
-premier sentiment philosophique des lois naturelles; c'est là qu'il
-faut d'abord apprendre en quoi consiste la saine explication d'un
-phénomène quelconque, soit par similitude, soit par enchaînement. Rien
-n'est aussi propre que l'ensemble de sa marche, à la fois historique
-et dogmatique, à manifester dignement cette harmonie progressive entre
-nos conceptions et nos observations, qui constitue, en tous genres, le
-caractère essentiel des vraies connaissances humaines. Nous l'avons
-vue également destinée à indiquer spontanément, par l'application
-la plus décisive, la saine théorie générale des hypothèses vraiment
-scientifiques, si indispensable à toutes les parties de la philosophie
-naturelle, et pourtant si souvent méconnue jusqu'ici, faute d'une
-telle appréciation initiale. On sait, en outre, que sa rationnalité
-n'est pas moins satisfaisante que sa positivité, puisqu'elle nous
-offre le premier et le plus parfait exemple, d'ailleurs jusqu'ici
-unique, de cette rigoureuse unité philosophique que nous devons
-toujours avoir en vue dans chaque ordre de spéculations réelles, et
-que tous doivent finalement comporter, pourvu qu'on n'y cherche pas
-une précision spéciale incompatible avec la complication croissante
-des phénomènes, comme je crois en avoir suffisamment ébauché ici
-la réalisation directe envers les plus difficiles études. Enfin,
-nulle autre science ne saurait manifester, avec une aussi familière
-évidence, cette prévision rationnelle qui constitue, à tous égards, le
-principal caractère permanent de nos théories positives. Abstraction
-faite des vicieuses inspirations dues à une exorbitante prépondérance
-de l'esprit purement mathématique, les principales imperfections
-philosophiques de l'astronomie actuelle résultent essentiellement d'une
-trop vague appréciation générale de ses véritables recherches, dont
-nous avons reconnu que la nature n'est point encore assez sagement
-circonscrite, ni quant à l'objet, ni surtout quant au sujet; d'où
-dérive, à divers égards, un reste de tendance aux notions absolues,
-toutefois moins prononcé déjà qu'en aucune autre science, et d'ailleurs
-facile à dissiper sous l'ascendant ultérieur d'une meilleure éducation
-scientifique. L'ensemble de notre appréciation démontre donc que,
-contrairement aux préjugés régnans, qui placent les géomètres au-dessus
-des astronomes, la phase astronomique constitue en elle-même, dans
-l'essor fondamental de la logique positive, un degré bien plus avancé,
-sous tous les aspects essentiels, et beaucoup plus rapproché du
-véritable état philosophique, que ne le comportait la simple initiation
-mathématique.
-
-À cette seconde phase générale de la positivité rationnelle, succède
-nécessairement la phase physico-chimique, qui doit y trouver à la fois
-son type logique et sa base scientifique, afin de compléter l'étude
-abstraite du monde extérieur, en cherchant les lois de tous les
-phénomènes appréciables qui composent l'existence inorganique. Pour
-diminuer autant que possible le nombre effectif des degrés différens
-propres à la grande évolution logique, en n'y distinguant que ceux
-caractérisés par une extension capitale des moyens élémentaires
-d'investigations, j'ai cru devoir maintenant réunir les études
-chimiques aux études purement physiques, quoique j'aie dû les en
-séparer soigneusement dans le cours de ce Traité, et que je doive même
-ne pas confondre, au chapitre suivant, leur appréciation scientifique.
-Nous savons, en effet, que la chimie applique essentiellement, avec
-une moindre perfection, la méthode générale d'exploration développée
-par la physique: la seule attribution logique qui lui appartienne
-exclusivement consiste à cultiver spontanément l'art des nomenclatures
-systématiques; or, quelle que soit l'importance réelle de cet heureux
-artifice, elle ne me semble pas exiger ici une séparation qui
-rendrait moins facile à saisir la marche fondamentale de l'éducation
-positive, d'ailleurs aisée à compléter ensuite, sous ce rapport,
-d'après notre examen antérieur de l'une et l'autre science. Cette
-double étude fondamentale constitue nécessairement, à tous égards,
-le lien naturel, aussi bien logique que scientifique, entre les deux
-termes extrêmes de nos spéculations réelles; car si, d'une part, elle
-complète l'étude du monde et prépare celle de l'homme, ou plutôt de
-l'humanité, d'une autre part, la complication de son sujet propre
-est pareillement intermédiaire, et correspond à un état moyen de
-l'investigation positive. La nature plus complexe des phénomènes exige
-alors que, à tous les artifices du raisonnement mathématique, viennent
-se joindre, non-seulement toutes les ressources de l'exploration
-astronomique, étendue même à tous nos sens, mais aussi et surtout
-un nouveau mode essentiel de l'art d'observer, propre à fournir des
-déterminations plus décisives quoique moins directes, et parfaitement
-adapté au véritable esprit des recherches correspondantes, en passant
-de l'observation proprement dite à l'expérimentation. D'après
-l'ensemble de ce Traité, c'est là, et spécialement en physique, que la
-saine philosophie placera toujours le règne essentiel de la méthode
-expérimentale, qui n'était auparavant ni possible ni nécessaire, et
-qui devient ensuite insuffisante ou même illusoire. Conjointement
-avec cette nouvelle puissance investigatrice, une heureuse conception
-élémentaire, jusqu'alors peu prononcée, vient achever de donner à
-ce troisième degré fondamental de l'esprit positif une physionomie
-pleinement caractéristique, par l'important artifice logique qui
-constitue la théorie corpusculaire ou atomistique. Parfaitement
-convenable à des phénomènes qui doivent nécessairement appartenir aux
-moindres particules, puisqu'ils constituent l'existence permanente de
-toute matière, cette indispensable conception est d'ailleurs aussi
-essentiellement bornée à de telles études que l'expérimentation
-correspondante. Quand les conditions préalables, à la fois logiques
-et scientifiques, propres à leur vraie position encyclopédique, y
-seront enfin suffisamment remplies, il n'est pas douteux que cette
-troisième phase essentielle de la positivité rationnelle devra
-être habituellement jugée aussi supérieure à la phase astronomique
-que celle-ci l'est, au fond, à la phase purement mathématique,
-comme rapprochant davantage notre intelligence d'un état vraiment
-philosophique. Mais nous avons eu trop d'occasions de reconnaître
-l'extrême imperfection actuelle de son institution ordinaire, flottant
-encore si souvent entre un stérile empirisme et un mysticisme
-oppressif, soit métaphysique, soit algébrique. Des hypothèses
-radicalement contraires au véritable esprit scientifique continuent
-à y exercer, surtout sous le vicieux ascendant des géomètres, une
-déplorable prépondérance qui y altère gravement la positivité de
-presque toutes les notions, sans rien ajouter à leur rationnalité
-effective, quoiqu'une judicieuse imitation du type astronomique dût
-aujourd'hui suffire pour y rectifier cette désastreuse aberration
-logique qui y maintient, à divers égards essentiels, l'empire de
-l'absolu. Nous avons d'ailleurs reconnu que la nature, à la fois bien
-plus variée et beaucoup plus compliquée, d'un tel ordre de recherches
-ne saurait jamais y permettre, même sous un meilleur régime mental, ni
-une précision, ni une coordination comparables à celles que comportent
-les théories célestes. Mais ces diverses imperfections, passagères ou
-permanentes, n'empêchent pas néanmoins que le sentiment général des
-lois naturelles n'y reçoive certainement une extension aussi évidente
-qu'indispensable, en s'appliquant ainsi directement aux phénomènes les
-plus complexes de l'existence inorganique.
-
-En passant de la nature inerte à la nature vivante, d'abord même
-purement individuelle, nous y avons vu la méthode positive s'élever
-nécessairement à une nouvelle élaboration fondamentale, bien plus
-distincte encore de ses trois évolutions antérieures que celles-ci
-ne l'étaient déjà les unes des autres, et qui rendra cette nouvelle
-science, conformément à sa vraie position encyclopédique, aussi
-essentiellement supérieure aux précédentes par sa plénitude logique que
-par son importance scientifique, dès que les conditions générales, à
-la vérité plus difficiles, convenables à sa culture rationnelle seront
-enfin suffisamment remplies. Jusqu'alors le sujet des recherches avait
-comporté un morcellement presque indéfini, longtemps indispensable à
-l'essor décisif de la positivité préliminaire, qui, sous l'ascendant
-métaphysique, ne pouvait trop circonscrire son exercice initial.
-Mais, dans les études biologiques, où tous les divers phénomènes
-sont évidemment caractérisés par leur intime solidarité continue,
-aucune opération analytique ne saurait jamais être conçue que comme
-le préambule plus ou moins nécessaire d'une détermination finalement
-synthétique; en continuant toutefois à y maintenir convenablement la
-division générale entre la science abstraite et la science concrète,
-toujours pareillement obligatoire, quoique dès lors plus délicate, à
-raison même du moindre intervalle de l'abstrait au concret. La nature
-du sujet commence donc ici à exiger une modification radicale du régime
-scientifique antérieur, et tend déjà à faire graduellement prévaloir
-l'esprit d'ensemble sur l'esprit de détail jusque là prépondérant; de
-manière à rapprocher notablement notre intelligence de son véritable
-état normal. Cette intime connexité des phénomènes détermine alors
-le développement très-prononcé du grand principe spontané des
-conditions d'existence, plus ou moins inhérent à toutes les parties
-quelconques de la philosophie naturelle, où il doit toujours lier
-l'appréciation dynamique à l'appréciation statique, mais, par cela
-même, spécialement convenable aux spéculations biologiques, où ces
-deux sortes d'appréciation sont à la fois plus nettement distinctes et
-plus évidemment corrélatives: nous y avons vu sa judicieuse application
-remplir avec beaucoup d'avantage le seul office élémentaire qui pût
-sembler y motiver, à un certain degré, le maintien continu d'une
-philosophie théologique. Néanmoins ce qui caractérise le mieux cette
-quatrième phase essentielle de la logique positive, c'est assurément
-l'extension capitale qu'y reçoit l'art général d'observer, alors
-augmenté d'un nouveau mode fondamental, pleinement conforme à la
-nature de ces nouvelles recherches. À tous les principaux artifices du
-raisonnement mathématique, seulement dépouillé d'un langage spécial
-qui ne convient qu'aux plus simples sujets, à l'ensemble des moyens
-d'exploration qui constituent l'observation proprement dite, et aux
-diverses ressources de la méthode expérimentale, alors surtout employée
-sous la forme spontanée d'analyse pathologique, la complication même
-des phénomènes vient déterminer l'adjonction prépondérante d'un
-procédé supérieur d'investigation rationnelle, en développant la
-méthode comparative, jusqu'alors très-accessoire et peu distincte,
-mais destinée ici à constituer le plus puissant instrument logique
-applicable à de telles spéculations. Nous avons pleinement reconnu
-que ce mode transcendant, encore si mal compris de la plupart des
-savans, ne saurait être convenablement apprécié qu'avec l'institution
-correspondante de la vraie théorie des classifications, qui appartient,
-au même titre, à la biologie, où, scientifiquement envisagée, elle
-doit résumer les principaux résultats des comparaisons antérieures,
-tandis que, logiquement, elle y dirige aussi l'élaboration des nouveaux
-rapprochemens. Cette double création fondamentale, si éminemment propre
-à une telle science, doit surtout prévaloir dans la juste appréciation
-de sa vraie dignité logique, qui ne saurait être équitablement
-jugée d'après son extrême imperfection actuelle, suite nécessaire,
-soit d'une formation plus récente, à raison même de sa complication
-supérieure, soit d'un moindre accomplissement des conditions préalables
-qu'exige sa culture rationnelle. Si le sentiment général des lois
-naturelles ne pouvait d'abord être systématiquement développé que par
-les études inorganiques, sa pleine efficacité ne devait certainement
-devenir décisive que d'après son extension directe aux spéculations
-biologiques, dont la nature est si propre à montrer l'inanité des
-notions absolues, en manifestant l'immense variété des divers systèmes
-d'existence. Toutefois, quelle que soit, à tous égards, l'intime
-prééminence philosophique de cette quatrième phase fondamentale propre
-à la grande évolution logique, cette science, quoique intrinsèquement
-supérieure aux précédentes, reste, comme elles, purement préliminaire,
-mais à un bien moindre degré, en tant que beaucoup plus rapprochée de
-la science vraiment finale, suivant notre théorie hiérarchique. Cette
-insuffisance nécessaire y devient bientôt appréciable quand on quitte
-les études biologiques les plus élémentaires, presque adhérentes aux
-études physico-chimiques, et relatives aux phénomènes généraux de
-la vie organique proprement dite. Après avoir d'abord passé ainsi à
-la science de l'animalité, si l'on y aborde enfin les plus hautes
-spéculations positives, en s'élevant directement jusqu'aux fonctions
-morales et intellectuelles de l'appareil cérébral, on ne tarde
-point à sentir l'inévitable irrationnalité d'une telle constitution
-scientifique: car le cas le plus décisif, surtout à cet égard, n'y
-saurait être convenablement traité qu'en subordonnant son étude à la
-science ultérieure du développement social, suivant l'ensemble des
-motifs déjà indiqués dans ce chapitre pour démontrer l'impossibilité
-radicale d'une satisfaisante appréciation de notre nature mentale tant
-qu'on reste au point de vue individuel, alors essentiellement stérile,
-de quelque manière qu'il puisse être institué.
-
-L'évolution fondamentale de la méthode positive demeure donc
-nécessairement incomplète jusqu'à ce qu'elle s'étende suffisamment à
-la seule étude vraiment finale, l'étude de l'humanité, envers laquelle
-toutes les autres, même celle de l'homme proprement dit, ne sauraient
-constituer que d'indispensables préambules, et qui est spontanément
-destinée à exercer sur elles une universelle prépondérance normale,
-aussi bien logique que scientifique, comme nous l'avons ci-dessus
-reconnu. D'abord, c'est uniquement ainsi que le sentiment général
-des lois naturelles peut acquérir un développement décisif, en
-s'appliquant enfin au cas où l'irrévocable élimination des volontés
-arbitraires et des entités chimériques présente à la fois le plus
-d'importance et de difficulté. En même temps, rien ne saurait être
-plus propre à éteindre entièrement l'antique absolu philosophique,
-qu'une étude directement instituée pour dévoiler les lois générales
-de la variation continue des opinions humaines. Nous avons souvent
-constaté qu'une telle science comporte plus qu'aucune autre l'emploi
-capital, aussi légitime qu'étendu, des considérations à priori,
-soit d'après sa vraie position encyclopédique qui la fait dépendre
-de toutes les sciences préliminaires, soit en vertu de la parfaite
-unité qui caractérise naturellement son sujet, soit à raison de
-l'entière plénitude de ses moyens logiques. Sa récente formation et
-sa complication supérieure ne sauraient l'empêcher d'être bientôt
-jugée, par tous les véritables connaisseurs, la plus rationnelle
-de toutes les sciences réelles, eu égard au degré de précision
-compatible avec la nature des phénomènes, puisque les spéculations
-les plus difficiles et les plus variées s'y trouvent spontanément
-rattachées à une seule théorie fondamentale. Mais, ce qu'il y faut
-surtout remarquer ici, c'est l'extension essentielle des moyens
-d'investigation, alors nécessitée par les nouvelles exigences du
-sujet le plus complexe que l'esprit humain puisse aborder, et en
-même temps déterminée par le caractère distinctif des recherches
-correspondantes. Outre l'aptitude aux déductions, développée sous la
-phase mathématique, la puissance de l'exploration directe que manifeste
-la phase astronomique, l'appréciation expérimentale propre à la phase
-physico-chimique, et enfin la méthode comparative, émanée de la phase
-biologique, les difficultés caractéristiques des études sociologiques y
-réclament encore l'emploi continu et prépondérant d'un nouveau procédé
-fondamental, sans lequel l'accumulation de toutes les ressources
-précédentes y deviendrait presque toujours insuffisante et même souvent
-illusoire. Cet indispensable complément de la logique positive consiste
-dans le mode historique proprement dit, constituant l'investigation,
-non par simple comparaison, mais par filiation graduelle. L'ensemble
-de ce Traité a tellement caractérisé cette nouvelle méthode, la plus
-transcendante de toutes, qu'il serait entièrement superflu de rappeler
-ici son appréciation générale, d'abord résultée, au tome quatrième,
-d'une explication dogmatique, et ensuite confirmée, dans les deux
-autres volumes, d'après une application décisive. Nous avons d'ailleurs
-pleinement reconnu, au début de ce chapitre, l'ascendant nécessaire
-qu'elle doit désormais exercer sur tous les modes quelconques
-d'investigation positive, afin d'utiliser les éminentes indications
-que sa judicieuse intervention pourra toujours fournir, et qui
-perfectionneront partout l'emploi régulier de nos forces mentales.
-C'est ainsi que, au seul point de vue scientifique qui puisse être
-réellement universel, correspond naturellement la seule voie logique
-qui comporte aussi une véritable et active universalité; d'où résulte
-aussitôt, à ce double titre, l'unique situation normale que la raison
-humaine doive finalement chercher. Pour déterminer suffisamment cet
-état définitif, il ne resterait plus ici qu'à considérer spécialement
-la réaction nécessaire que cette phase extrême ou sociologique de
-la méthode positive doit inégalement exercer sur toutes les phases
-préliminaires, et principalement sur la phase initiale ou mathématique,
-afin d'imprimer à chacun de ces degrés toujours indispensables le
-vrai caractère permanent qui convient à sa nature, et que ne pouvait
-suffisamment manifester chaque phase successive, tant qu'elle devait
-rester conçue isolément. Mais cette nouvelle élaboration, maintenant
-prématurée, excéderait beaucoup les limites naturelles et même la
-destination propre de ce Traité, où j'ai dû me borner à constituer
-directement le véritable système de la philosophie positive, en dernier
-résultat de la préparation graduellement accomplie en tous genres
-depuis Bacon et Descartes, sans devoir encore aborder essentiellement
-sa construction effective, réservée surtout à un prochain avenir.
-
-Telles sont les cinq phases principales nécessairement inhérentes à
-l'essor fondamental de la méthode positive, et dont l'indispensable
-succession élève peu à peu l'esprit scientifique proprement dit à la
-dignité finale d'esprit vraiment philosophique, en dissipant à jamais
-la distinction provisoire qui devait subsister entre eux tant que
-l'évolution préliminaire du génie moderne n'était pas suffisamment
-opérée. Si l'on considère avec soin de quel misérable état théorique
-la raison humaine est inévitablement partie, on cessera d'être
-surpris qu'il lui ait fallu tout ce long et pénible enfantement pour
-étendre convenablement à ses spéculations abstraites et générales
-ce même régime mental que la sagesse vulgaire emploie spontanément
-dans ses actes partiels et pratiques. Quoique rien ne puisse jamais
-dispenser notre faible intelligence de reproduire constamment cette
-succession naturelle, où réside la principale efficacité de notre
-développement philosophique, il est clair qu'une pareille éducation
-ultérieure, soit individuelle, soit même collective, pouvant désormais
-devenir systématique, tandis qu'elle a dû jusqu'ici rester purement
-instinctive, sera susceptible d'un accomplissement beaucoup plus rapide
-et plus facile, mais d'ailleurs essentiellement équivalent, que je
-m'estime heureux d'avoir ainsi préparé à tous mes successeurs, par le
-laborieux ensemble de mon évolution originale.
-
-
-Un tel examen de l'institution générale et de la formation graduelle
-convenables à la méthode positive, complète ici son appréciation
-finale, déjà accomplie quant à sa nature et à sa destination, après
-la détermination fondamentale de son unité nécessaire. L'ensemble de
-ce chapitre peut donc être envisagé comme constituant aujourd'hui
-une sorte d'équivalent spontané du discours initial de Descartes
-sur la méthode, sauf les diversités essentielles qui résultent de
-la nouvelle situation de la raison moderne et des nouveaux besoins
-correspondans. Tandis que Descartes devait surtout avoir en vue
-l'évolution préliminaire qui, pendant les deux derniers siècles,
-était destinée à préparer successivement l'ascendant décisif de la
-positivité rationnelle, j'ai dû, au contraire, apprécier ici l'entier
-accomplissement effectif d'un tel préambule, afin de déterminer
-directement la constitution finale de la saine philosophie, en
-harmonie nécessaire avec une haute destination sociale, que Descartes
-avait justement écartée, mais que Bacon avait déjà essentiellement
-pressentie. Ainsi, ce chapitre concernait naturellement la partie
-la plus difficile et la plus importante de tout le travail relatif
-à nos conclusions générales, d'après la prépondérance constante des
-besoins logiques sur les besoins scientifiques, surtout en un temps
-où, la doctrine devant être encore fort peu avancée, la principale
-élaboration philosophique doit consister à instituer complétement la
-méthode. Toutefois, pour que notre opération extrême puisse atteindre
-suffisamment son but général, il faut, en outre, consacrer le chapitre
-suivant à une rapide appréciation scientifique, correspondante à
-cette appréciation logique, et oser même caractériser enfin, dans un
-dernier chapitre, l'action totale que doit ultérieurement exercer la
-philosophie positive, dès lors pleinement constituée.
-
-
-
-
-CINQUANTE-NEUVIÈME LEÇON.
-
- Appréciation philosophique de l'ensemble des résultats propres
- à l'élaboration préliminaire de la doctrine positive.
-
-
-Toutes les parties de ce Traité nous ont directement représenté chaque
-branche essentielle de la philosophie naturelle comme étant encore,
-à beaucoup d'égards, dans un état purement provisoire, désormais
-suffisamment expliqué par l'appréciation logique que nous venons
-d'accomplir, puisque la méthode fondamentale ne pouvait elle-même
-être convenablement développée que d'après son extension décisive aux
-phénomènes les plus complexes et les plus importans, réalisée seulement
-ici. Malgré la haute valeur spéciale de diverses notions partielles,
-les sciences ont été jusqu'à présent cultivées d'une manière trop
-peu philosophique pour avoir pu atteindre une situation vraiment
-normale, en sorte que l'élaboration finale de la doctrine positive
-doit être maintenant très-peu avancée, sans excepter les études les
-plus simples et les plus anciennes. La destination systématique de
-l'évolution scientifique propre aux trois derniers siècles a donc
-surtout consisté dans la formation graduelle de la méthode positive,
-appréciée au chapitre précédent. C'est uniquement d'après le suffisant
-accomplissement de cette opération fondamentale que pourra désormais
-commencer directement l'essor final de la véritable science, enfin
-parvenue à une judicieuse unité, sous l'ascendant continu du seul
-point de vue vraiment universel. Ainsi, nos conclusions scientifiques
-ne sauraient maintenant avoir ni la même importance, ni, par suite,
-la même extension, que nos conclusions logiques, puisqu'elles se
-rapportent à un système de connaissances à peine ébauché aujourd'hui.
-Néanmoins notre principale appréciation philosophique, accomplie dans
-la leçon précédente, ne serait pas suffisamment complète, si nous
-ne consacrions pas le chapitre actuel à caractériser directement,
-autant que le comporte l'élaboration préliminaire, la nature propre et
-l'enchaînement général des diverses études abstraites que nous avons
-successivement examinées, en les considérant désormais comme autant
-d'élémens nécessaires d'un seul corps de doctrine, suivant le principe
-établi précédemment.
-
-D'un tel point de vue philosophique, nous avons toujours reconnu
-que, du moins pour l'ensemble de l'évolution humaine, il existe
-spontanément, à tous égards, une harmonie essentielle entre nos
-connaissances réelles et nos besoins effectifs. Les connaissances
-qui nous sont nécessairement interdites en chaque genre y sont aussi
-celles qui n'auraient d'autre efficacité que de satisfaire une vaine
-curiosité. Nous ne devons vraiment chercher à connaître que les lois
-des phénomènes susceptibles d'exercer sur l'humanité une influence
-quelconque; or une telle action, quelque indirecte qu'elle puisse
-être, constitue aussitôt une base d'appréciation positive, dont la
-suffisante réalisation peut seulement suivre quelquefois de très-loin
-la manifestation des besoins correspondans, surtout par suite de
-l'imparfaite institution du système de nos recherches, jusqu'ici à
-peine ébauché. En considérant l'ensemble de cette élaboration, on voit
-qu'elle doit embrasser, d'une part, l'humanité elle-même, envisagée
-sous tous les aspects propres à son existence et à son activité; d'une
-autre part, le milieu général, dont l'influence permanente domine
-l'accomplissement spontané d'une pareille évolution. Or ce n'est pas
-seulement en vertu des nécessités logiques, appréciées au chapitre
-précédent, que l'étude de cette économie extérieure doit précéder et
-préparer celle de notre propre économie, afin d'élaborer d'abord la
-méthode fondamentale dans les seuls cas assez simples pour en permettre
-convenablement l'essor initial. Il faut aussi reconnaître maintenant,
-à ce sujet, que des motifs purement scientifiques prescrivent, d'une
-manière non moins irrécusable, la même marche philosophique. Nous
-devons, en effet, préalablement étudier une économie naturelle à
-laquelle sont nécessairement subordonnées toutes nos conditions
-d'existence, et qui se compose de phénomènes essentiellement
-indépendans de notre action, sauf les modifications secondaires
-qu'elle y détermine, et qui ne sauraient devenir convenablement
-appréciables sans une telle connaissance antérieure. Mais, en outre, à
-ne considérer même que l'étude propre de notre organisme, individuel
-ou collectif, elle a besoin de reposer d'abord sur une semblable
-élaboration, destinée à nous dévoiler les lois des phénomènes les plus
-fondamentaux, inévitablement communs à tous les êtres quelconques,
-et qui ne peuvent être suffisamment connus que par l'examen des cas
-où ils existent isolés de nos complications vitales. C'est ainsi que
-l'unité finale de la science humaine se concilie spontanément avec sa
-décomposition rationnelle en deux études principales, l'une relative à
-l'existence inorganique ou générale, l'autre à l'existence organique
-ou spéciale, dont la première constitue l'indispensable préambule
-de la seconde, où une plus noble activité vient seulement modifier
-les phénomènes universels. En considérant sous le même aspect les
-trois modes essentiels, d'abord mathématique ou astronomique, ensuite
-physique, et enfin chimique, que présente l'existence inorganique, et
-pareillement les deux modes, individuel et social, qui sont propres à
-l'existence organique, leur succession totale constituera désormais
-une série scientifique parfaitement correspondante à la série logique
-du chapitre précédent; elle conduira aussi naturellement à l'état
-normal de la vraie philosophie, d'après les cinq degrés consécutifs
-de complication et de réalité que doit offrir l'existence finale, et
-dont la dignité graduelle résulte de leur spécialité croissante. Notre
-appréciation actuelle ne saurait avoir d'autre objet principal que de
-caractériser convenablement cette nouvelle application générale de la
-conception fondamentale établie, au début de ce Traité, relativement à
-la véritable hiérarchie encyclopédique.
-
-Le mode le plus simple et le plus universel de l'existence inorganique
-consiste nécessairement dans l'existence mathématique, d'abord
-géométrique, puis mécanique, seule appréciable en chacun des cas,
-très-nombreux et fort importans, où notre investigation ne peut reposer
-que sur l'exploration visuelle. Tel est le motif scientifique qui,
-indépendamment des motifs logiques déjà examinés, érige spontanément
-l'ensemble des études mathématiques en premier élément fondamental
-de la philosophie positive. Sous ce second aspect, cette science
-primordiale doit être ici considérée abstraction faite des théories
-analytiques qui constituent, sans doute, ses plus puissantes
-ressources, mais qui, en elles-mêmes, à titre de simple instrument
-de déduction ou de coordination, ne sauraient directement contenir
-aucune connaissance réelle, quelque précieuse, et même indispensable,
-que doive devenir ensuite leur application rationnelle. C'est, en
-effet, dans un sens purement logique que nous avons toujours reconnu à
-l'analyse mathématique une importance vraiment propre et prépondérante,
-comme offrant, par sa nature, l'exercice le plus fécond et le plus
-décisif de l'art élémentaire du raisonnement positif, d'après
-l'admirable facilité que l'extrême simplicité du sujet y présente
-pour multiplier et varier les conséquences pleinement rigoureuses:
-aucune autre étude, même mathématique, ne saurait aussi nettement
-caractériser l'aptitude déductive de l'esprit humain. Mais l'éducation
-scientifique proprement dite, seul objet du chapitre actuel, n'y peut
-trouver, au contraire, d'autre grand résultat direct que le premier
-développement systématique du sentiment fondamental des lois logiques,
-sans lesquelles on ne concevrait jamais les lois physiques: c'est
-ainsi que les spéculations numériques, source nécessaire de cette
-analyse, ont historiquement fourni la plus ancienne manifestation
-des idées générales d'ordre et d'harmonie, graduellement étendues
-ensuite aux sujets les plus complexes. À cela près, il est clair que
-la science mathématique se compose surtout de la géométrie et de la
-mécanique, qu'on peut regarder comme directement relatives aux notions
-primordiales, l'une de toute existence, l'autre de toute activité, du
-moins quand on fait subir à nos diverses conceptions réelles la plus
-extrême décomposition élémentaire, d'ailleurs souvent inopportune et
-quelquefois perturbatrice; car tous les phénomènes quelconques seraient
-abstraitement réductibles, dans l'ordre statique, à de simples rapports
-de grandeur, de forme, ou de situation, et, dans l'ordre dynamique,
-à de purs mouvemens, partiels ou généraux; sauf à juger sagement la
-convenance effective d'une telle réduction philosophique. L'ascendant
-oppressif que les géomètres ont tendu à exercer, pendant les deux
-derniers siècles, sur toutes les parties de la philosophie naturelle,
-correspond seulement à une fausse appréciation de ce principe
-incontestable, tendant à dénaturer la plupart de nos conceptions
-réelles d'après une vicieuse analyse, nécessairement contraire à la
-nature de tous les phénomènes un peu compliqués. Mais, sans aller
-jusqu'à cette abusive simplification, l'universalité spéculative de
-cette double étude primordiale reste néanmoins évidente, puisqu'une
-telle existence mathématique doit se retrouver spontanément dans tout
-autre mode plus composé et plus élevé, bien qu'elle n'y constitue
-pas l'unique élément, ni même le principal. Nous savons, en outre,
-que la géométrie doit être abstraitement jugée encore plus générale
-que la mécanique, puisque l'existence pourrait être rigoureusement
-conçue sans aucune activité, comme, par exemple, envers des astres
-réellement immobiles, auxquels la géométrie pourrait seule convenir.
-Quoique cette séparation ne puisse être accomplie que dans des cas
-insignifians pour nous, il demeure certain que la géométrie constitue,
-par sa nature, l'étude mathématique la plus propre à développer
-convenablement le premier sentiment élémentaire des lois d'harmonie,
-qui n'y sont jamais troublées par aucun mélange avec les lois de
-succession. Malgré ces attributs caractéristiques, il faut néanmoins
-regarder finalement la théorie du mouvement comme constituant, sous
-le rapport scientifique proprement dit, encore plus que la théorie de
-l'étendue, la principale branche de la mathématique, en vertu de ses
-relations plus directes et plus complètes avec tout le reste de la
-philosophie naturelle. Cette prépondérance est d'autant plus convenable
-que les spéculations mécaniques se compliquent toujours, par leur
-nature, de certaines considérations géométriques: or cette intime
-connexité, d'où résultent leur difficulté supérieure et leur moindre
-perfection logique, constitue aussi leur réalité plus prononcée, et
-leur permet de représenter suffisamment l'ensemble de l'existence
-mathématique, dont une telle concentration peut ici faciliter
-l'appréciation philosophique. Nous savons que ce préambule universel
-de la philosophie naturelle compose aujourd'hui avec sa manifestation
-astronomique, la seule partie de la science inorganique qui soit
-essentiellement parvenue à la vraie constitution normale qui convient à
-sa nature. Aussi dois-je attacher beaucoup de prix à faire suffisamment
-ressortir, au sujet des lois primordiales sur lesquelles repose cette
-constitution, leur coïncidence spontanée avec les lois fondamentales
-qui semblent jusqu'ici propres à la seule existence organique, afin
-de signaler sommairement, par la corrélation directe des deux cas
-extrêmes, la tendance nécessaire de nos diverses connaissances réelles
-à une véritable unité scientifique, en harmonie avec leur unité logique
-déjà reconnue au chapitre précédent. Les notions intermédiaires,
-c'est-à-dire celles de l'ordre physico-chimique, confirmeront sans
-doute, à leur manière, une telle convergence, quand leur vrai caractère
-philosophique aura pu être convenablement établi d'après une culture
-plus rationnelle.
-
-Nous avons d'abord reconnu spécialement en philosophie mathématique
-(_voyez_ surtout la quinzième leçon), contrairement à l'opinion
-commune, que, la théorie abstraite du mouvement et de l'équilibre
-étant entièrement indépendante de la nature des moteurs, les lois
-physiques qui lui servent de base, et par suite aussi toutes leurs
-conséquences générales, sont nécessairement applicables aux phénomènes
-mécaniques des corps vivans comme en tout autre cas quelconque, sauf
-la précision des déterminations, incompatible avec la complication
-des appareils, et nous avons ensuite constaté spécialement, en
-philosophie biologique (_voyez_ surtout la quarante-quatrième
-leçon), qu'une semblable application y devait, en effet, diriger
-la première étude de la mécanique animale, statique ou dynamique,
-radicalement inintelligible sans un pareil fondement. Mais il s'agit
-ici d'une appréciation plus élevée et beaucoup moins sentie jusqu'à
-présent, qui, d'après une suffisante généralisation de ces trois lois
-fondamentales, leur assure une véritable universalité philosophique
-en les faisant convenir finalement à tous les phénomènes possibles,
-et particulièrement à ceux de la nature vivante, soit individuelle,
-soit même sociale, ainsi qu'il est maintenant aisé de l'expliquer
-envers chacune d'elles. Quant à la première, si mal qualifiée de loi
-d'inertie, et que je me suis borné à désigner historiquement par le
-nom de Kepler à qui nous la devons, il suffit de l'envisager, sous
-son aspect réel, comme loi de persistance mécanique, pour y voir
-aussitôt un simple cas particulier de la tendance spontanée de tous
-les phénomènes naturels à persévérer indéfiniment dans leur état
-quelconque s'il ne survient aucune influence perturbatrice, tendance
-alors spécialement constatée à l'égard des phénomènes les plus
-simples et les plus généraux. J'ai déjà fait sentir, en biologie, à
-la fin du quarante-quatrième chapitre, que la vraie théorie générale
-de l'habitude ne pouvait comporter au fond aucun autre principe
-philosophique, seulement modifié par l'intermittence caractéristique
-des phénomènes correspondans. Une remarque analogue convient encore
-davantage à la sociologie, où, d'après la complication supérieure
-de l'organisme collectif, la vie sociale, à la fois beaucoup plus
-durable et moins rapide que la vie individuelle, fait si hautement
-ressortir la tendance opiniâtre de tout système politique à se
-perpétuer spontanément. Nous avons aussi noté en physique, au sujet
-de l'acoustique, certains phénomènes trop peu étudiés qui manifestent
-pareillement, jusque dans les moindres modifications moléculaires, une
-disposition à la reproduction des actes, qu'on supposait mal à propos
-particulière aux corps vivans, et dont l'identité fondamentale avec
-la persistance mécanique considérée ici devient alors spécialement
-évidente. Ainsi, sous ce premier aspect, il est désormais impossible
-de méconnaître la subordination nécessaire de tous les divers effets
-naturels à quelques lois vraiment universelles, modifiées seulement
-dans leur manifestation réelle, suivant les conditions propres à
-chaque cas. Il en est certainement de même pour notre seconde loi du
-mouvement, celle de Galilée, relative à la conciliation spontanée
-de tout mouvement commun avec les différens mouvemens particuliers.
-Non-seulement elle convient éminemment aux phénomènes mécaniques de
-la vie animale, dont l'existence serait directement contradictoire
-sans une telle loi, mais aussi, philosophiquement généralisée, elle
-devient pareillement applicable à tous les phénomènes quelconques,
-organiques ou inorganiques. On peut, en effet, toujours constater
-en tout système l'indépendance fondamentale des diverses relations
-mutuelles, actives ou passives, envers toute action exactement commune
-aux différentes parties, quels qu'en soient d'ailleurs le genre et
-le degré. Les études biologiques offrent la vérification continue de
-cette loi universelle, aussi bien pour les phénomènes de sensibilité
-que pour ceux de contractilité; puisque, nos impressions étant
-purement comparatives, notre appréciation des différences partielles
-n'est jamais troublée par aucune influence générale et uniforme. Son
-extension naturelle à la sociologie n'est pas moins incontestable:
-car, si le progrès social tend à altérer l'ordre intérieur d'un
-système politique, c'est uniquement, comme en mécanique, parce que le
-mouvement n'y saurait être suffisamment commun aux diverses parties,
-dont l'économie mutuelle ne serait, au contraire, nullement affectée
-par une progression beaucoup plus rapide, à laquelle tous les élémens
-participeraient avec une égale énergie. Une étude plus philosophique
-des actes physico-chimiques montrera sans doute que la même loi s'y
-applique aussi aux différens phénomènes qui n'y doivent pas être
-regardés comme purement mécaniques, ainsi que l'indiquent déjà, par
-exemple, les effets thermométriques, uniquement dus aux inégalités
-mutuelles. Quant à notre troisième loi fondamentale du mouvement, celle
-que j'ai dû attribuer à Newton, et qui consiste dans l'équivalence
-constante entre la réaction et l'action, son universalité nécessaire
-est encore plus sensible que pour les deux autres: c'est la seule
-en effet dont jusqu'ici on ait quelquefois entrevu, quoique d'une
-manière très-confuse et fort insuffisante, l'extension spontanée à
-toute économie naturelle. Pourvu que l'on conçoive toujours la nature
-et la mesure des réactions suivant le véritable esprit des phénomènes
-correspondans, il n'est pas douteux qu'une telle équivalence ne
-puisse être aussi réellement observée envers les effets physiques,
-chimiques, biologiques, et même politiques, qu'à l'égard des simples
-effets mécaniques, du moins en ne cherchant partout que le degré de
-précision compatible avec les conditions du sujet. Outre la mutualité
-évidemment inhérente à toutes les actions réelles, il faut d'ailleurs
-reconnaître que l'estimation générale des réactions mécaniques,
-d'après la combinaison des masses et des vitesses, trouve partout une
-appréciation analogue. Si Berthollet a rendu sensible l'influence
-chimique de la masse, jusqu'alors essentiellement méconnue, une
-discussion équivalente manifesterait aussi nettement son influence
-biologique ou politique. L'intime solidarité continue qui caractérise
-les phénomènes vitaux, et encore davantage les phénomènes sociaux,
-où tous les aspects se montrent spontanément connexes, est surtout
-très-propre à nous familiariser avec l'universalité effective de cette
-troisième loi du mouvement, ainsi étendue désormais à tout changement
-quelconque. Chacune des trois grandes lois naturelles sur lesquelles
-nous avons reconnu, malgré les graves aberrations philosophiques des
-géomètres actuels, que repose nécessairement l'ensemble de la mécanique
-rationnelle, n'est donc au fond que la manifestation mécanique
-d'une loi générale, pareillement applicable à tous les phénomènes
-possibles. En outre, afin de mieux caractériser ce rapprochement
-capital, il importe maintenant de l'étendre aussi, non sans doute aux
-principales conséquences ultérieures d'une telle doctrine initiale, où
-la spécialité du sujet doit se trouver trop prononcée pour comporter
-aucune utile comparaison, mais seulement à la notion essentielle qui
-y constitue le lien nécessaire des diverses spéculations. On conçoit
-qu'il s'agit du célèbre principe général d'après lequel d'Alembert
-a profondément rattaché les questions de mouvement aux questions
-d'équilibre. Soit qu'on l'envisage, suivant ma proposition, comme
-une heureuse généralisation de la troisième loi du mouvement, soit
-qu'on persiste à y voir une notion pleinement distincte, on pourra
-toujours sentir sa conformité spontanée avec une conception vraiment
-universelle, pareillement destinée à lier, dans un sujet quelconque,
-l'appréciation dynamique à l'appréciation statique, en considérant
-que les lois d'harmonie correspondantes doivent être sans cesse
-maintenues au milieu des phénomènes de succession. La sociologie nous
-a naturellement offert l'application la plus décisive, quoique le plus
-souvent implicite, de cette importante relation générale, parce que
-ces deux aspects élémentaires y sont à la fois plus prononcés et plus
-solidaires qu'en aucun autre cas. Si les lois d'existence pouvaient
-toujours être suffisamment connues, je ne doute pas qu'on n'y pût ainsi
-ramener partout, comme en mécanique, toutes les questions d'activité.
-Mais, lors même que la complication du sujet oblige au contraire à
-procéder en sens inverse, c'est encore au fond d'après une pareille
-conception de convergence nécessaire entre l'appréciation statique et
-l'appréciation dynamique: ce principe universel est seulement employé
-alors sous un nouveau mode conforme à la nature des phénomènes, et
-dont les spéculations sociologiques nous ont fréquemment présenté
-d'importans exemples.
-
-Les diverses lois fondamentales de la mécanique rationnelle ne
-constituent donc, à tous égards, que la première manifestation
-philosophique de certaines lois générales, nécessairement applicables à
-l'économie naturelle d'un genre quelconque de phénomènes. Quoiqu'elles
-dussent être d'abord dévoilées envers le sujet le plus simple et
-le plus commun, on voit qu'elles pourraient aussi être conçues
-comme émanant des parties les plus élevées et les plus spéciales
-de la philosophie abstraite, qui seules en font apercevoir le vrai
-caractère d'universalité. Loin qu'elles soient réellement dues à
-l'esprit mathématique, il est clair que son vicieux ascendant s'oppose
-directement aujourd'hui à leur saine appréciation philosophique, soit
-en spécialisant trop leur interprétation mécanique, soit surtout en
-s'efforçant vainement d'y substituer une argumentation sophistique à
-la judicieuse observation qui constitue exclusivement leur réalité,
-suivant les explications directes du tome premier. Cette importante
-conception résulte donc ici d'une première réaction scientifique de
-l'esprit positif propre aux études organiques, et surtout caractérisé
-par les spéculations sociologiques, sur les notions fondamentales qui
-ont semblé jusqu'à présent particulières aux études inorganiques.
-Toute sa valeur philosophique tient, en effet, à l'identité spontanée
-que nous avons ainsi établie entre les lois initiales des deux ordres
-extrêmes de phénomènes naturels, dont le rapprochement général
-n'avait jamais été tenté que d'après une décomposition inopportune
-et perturbatrice des effets les plus complexes en simples mouvemens
-moléculaires, qui tendait aussitôt à détruire radicalement les
-plus éminentes contemplations. Ainsi, l'indication précédente est
-finalement destinée à signaler ici, dans le seul cas compatible
-avec l'extrême imperfection de la science actuelle, le premier type
-essentiel du nouveau caractère d'universalité que devront prendre les
-principales notions positives sous l'ascendant normal du véritable
-esprit philosophique, directement apprécié au chapitre précédent.
-C'est pourquoi j'ai cru devoir insister spécialement à cet égard, afin
-d'utiliser convenablement une occasion d'autant plus précieuse que
-le reste de notre appréciation scientifique n'en saurait aujourd'hui
-reproduire l'équivalent. Pour le cas qui nous l'a fournie, les
-lois universelles que nous avons reconnues sont, par leur nature,
-pleinement suffisantes, puisque la théorie abstraite du mouvement et
-de l'équilibre n'exige certainement aucune autre base réelle: quel
-qu'en soit ensuite l'immense développement spécial, nous savons qu'il
-ne constitue qu'un simple système de conséquences logiques de ces
-notions fondamentales, élaborées surtout d'après un judicieux emploi de
-l'instrument analytique. Mais, envers tout autre sujet plus complexe,
-ces lois générales sont assurément bien loin de suffire à diriger
-convenablement nos diverses spéculations réelles. On peut seulement
-garantir que leur sage application y fournira toujours de précieuses
-indications scientifiques, parce que de telles lois y doivent
-constamment dominer les différentes lois plus spéciales relatives
-aux autres modes abstraits d'existence et d'activité, organiques ou
-inorganiques. Quant à ces dernières lois distinctes, qui resteront
-sans cesse indispensables, et dont le nombre effectif demeurera
-longtemps très-considérable, on est ainsi conduit à espérer que les
-plus importantes d'entre elles seront un jour pareillement investies,
-bien qu'à un moindre degré, d'un semblable caractère d'universalité,
-correspondant à l'étendue naturelle des phénomènes respectifs. Mais,
-sans attendre cette concentration ultérieure, les explications
-précédentes autorisent déjà à concevoir le système entier de nos
-connaissances réelles, même dans son imperfection actuelle, comme
-susceptible, à certains égards, d'une véritable unité scientifique,
-indépendamment de la grande unité logique constituée au chapitre
-précédent, quoiqu'en harmonie avec elle.
-
-Après avoir abstraitement apprécié l'existence mathématique, à la fois
-géométrique et mécanique, l'esprit positif doit compléter une telle
-élaboration initiale en l'appliquant convenablement au cas naturel le
-plus important, par l'étude générale des phénomènes astronomiques.
-Si la première appréciation était d'abord évidemment indispensable
-pour déterminer les lois essentielles de la plus simple existence
-inorganique, nécessairement commune à tous les êtres quelconques, la
-seconde ne le devient pas moins ensuite pour caractériser le milieu
-universel, dont l'ascendant continu domine inévitablement le cours
-élémentaire de tous les autres phénomènes. Cette nouvelle opération
-scientifique doit, au premier aspect, sembler contraire à notre
-grand précepte baconien sur la nature essentiellement abstraite
-des spéculations propres à la philosophie première; car les vraies
-notions astronomiques ne diffèrent, en effet, des notions purement
-mathématiques que par leur restriction spéciale au cas céleste.
-Mais cette infraction apparente, dont le motif serait d'ailleurs
-irrécusable, n'est pas, au fond, plus réelle que celle, déjà examinée
-au trente-sixième chapitre, qui incorpore à la chimie abstraite
-l'analyse fondamentale de l'air et de l'eau, au même titre essentiel
-de milieu général où s'accomplissent tous les phénomènes ultérieurs,
-sans que pour cela l'appréciation devienne vraiment concrète. Il est
-clair, en effet, que, dans les études astronomiques, les phénomènes
-géométriques et mécaniques restent toujours abstraitement considérés,
-comme si les corps correspondans n'en pouvaient pas comporter d'autres;
-tandis que le caractère propre de toute théorie concrète consiste
-surtout dans la combinaison directe et permanente des divers modes
-inhérents à chaque existence totale. En passant au cas céleste, les
-spéculations mathématiques n'altèrent donc pas essentiellement leur
-nature abstraite, et ne font que se développer davantage sur un exemple
-capital, que son extrême importance oblige à spécialiser ainsi, et
-dont les difficultés caractéristiques constituent même la principale
-destination scientifique de l'ensemble des études mathématiques, aussi
-bien que sa plus heureuse stimulation logique. Cette application
-décisive exerce d'ailleurs une réaction nécessaire éminemment propre
-à faire dignement apprécier la réalité et la portée des notions
-mathématiques, dont le vrai caractère philosophique ne saurait être
-convenablement senti par ceux qui n'ont pas accordé une attention
-suffisante à une telle manifestation. Il serait superflu d'insister
-ici sur la lumineuse confirmation qu'y reçoivent spécialement les lois
-universelles que nous venons de remarquer. C'est surtout en cette
-partie prépondérante de la philosophie inorganique que l'humanité
-développera toujours le premier sentiment systématique d'une économie
-nécessaire, spontanément émanée des relations invariables propres aux
-phénomènes correspondans, et dont l'ascendant fondamental, radicalement
-soustrait à notre influence, doit servir de règle permanente à notre
-conduite effective. Quelque extension indispensable que ce sentiment
-initial doive ensuite acquérir graduellement envers les phénomènes plus
-compliqués, c'est à une telle source qu'il faudra sans cesse remonter
-pour en apprécier suffisamment l'énergie et la pureté: notre éducation
-individuelle maintiendra certainement, à cet égard, sur une moindre
-échelle, la haute influence philosophique que les études astronomiques
-ont nécessairement exercée dans notre éducation collective. Toutefois
-l'ascendant scientifique du vrai point de vue humain, c'est-à-dire
-social, y doit spécialement conserver sa destination universelle, afin
-de garantir la pleine rationnalité des études correspondantes; car,
-du point de vue purement céleste, l'astronomie positive semblerait
-constituer une science très-peu satisfaisante, d'après notre ignorance
-radicale des lois vraiment cosmiques, et la restriction nécessaire de
-nos recherches effectives au seul monde dont nous faisons partie. Mais,
-au contraire, le véritable esprit philosophique explique aussitôt et
-justifie pleinement cette restriction fondamentale, rationnellement
-motivée désormais par la vérification toujours nouvelle de l'entière
-indépendance des phénomènes intérieurs de notre monde, les seuls
-qui doivent réellement nous intéresser, et que nous pouvons aussi
-connaître parfaitement, envers les phénomènes plus généraux relatifs à
-l'action mutuelle, essentiellement inaccessible, des divers systèmes
-solaires. Une telle indépendance, qui offre d'ailleurs la plus haute
-manifestation possible de la seconde loi universelle remarquée
-ci-dessus, fait directement sentir l'inanité nécessaire des tentatives
-irrationnelles sur la prétendue astronomie sidérale, qui constituent
-aujourd'hui la seule grave aberration scientifique propre aux études
-célestes. À la vérité, l'astronomie nous offre aussi déjà, à certains
-égards, la première vérification importante des empiétemens abusifs
-que présentent ensuite, au plus haut degré, les parties supérieures
-de la philosophie naturelle, d'après le caractère essentiellement
-empirique qu'a dû jusqu'à présent affecter l'élaboration préliminaire
-de la science réelle, dont les diverses branches principales se
-sont développées à l'aveugle imitation les unes des autres, et, par
-suite, sous l'ascendant plus ou moins direct de l'esprit purement
-mathématique. Mais nous avons reconnu, au chapitre précédent, que cet
-inévitable ascendant provisoire ne saurait produire, en astronomie,
-les mêmes dangers scientifiques que partout ailleurs, puisqu'il y est
-pleinement conforme à la vraie nature des recherches, et seulement
-contraire à une judicieuse administration logique, qui y exigerait,
-comme en tout autre cas, la subordination continue de l'instrument à
-l'usage.
-
-En passant de l'existence purement mathématique, manifestée surtout
-dans l'ordre astronomique, à l'existence physique proprement dite, on
-commence à sentir la progression fondamentale que tout le reste de la
-philosophie naturelle caractérisera de plus en plus, en appréciant
-une nouvelle activité spontanée, plus spéciale, plus complexe, et
-plus éminente, qui modifie essentiellement l'activité antérieure,
-plus simple et plus générale. Quoique tous les phénomènes vraiment
-physiques soient nécessairement communs à tous les corps quelconques,
-sauf l'unique inégalité des degrés, leur manifestation exige toujours
-un concours de circonstances plus ou moins composé, qui ne saurait
-jamais être rigoureusement continu. Parmi les cinq grandes catégories
-que nous avons dû y distinguer, la première, relative à la pesanteur,
-nous a seule offert une véritable généralité mathématique; aussi
-constitue-t-elle la transition pleinement naturelle de l'astronomie
-à la physique: toutes les autres nous ont présenté une spécialité
-croissante, d'après laquelle nous les avons surtout classées. Outre
-la nécessité directe de cette nouvelle étude fondamentale pour
-connaître une partie aussi essentielle de l'existence inorganique,
-elle compose, conjointement avec la chimie, le couple scientifique
-intermédiaire, destiné, dans le système total de la philosophie
-première, à lier le couple initial mathématico-astronomique au
-couple final biologico-sociologique. Son importance philosophique
-devient, sous ce rapport, facile à sentir, en général, en supposant
-un moment qu'une telle transition n'existât pas; car il serait
-aussitôt impossible de concevoir réellement l'unité de la science
-humaine, ainsi formée de deux élémens radicalement hétérogènes, entre
-lesquels aucune relation permanente ne saurait être instituée, quand
-même on admettrait d'ailleurs qu'une pareille lacune permît encore
-l'essor suffisant de l'esprit positif, ce qui serait certainement
-contradictoire à la marche inévitable de notre éducation logique,
-établie au chapitre précédent. Mais cet élément intermédiaire,
-naturellement adhérent, par une extrémité, aux notions astronomiques,
-et, par l'autre, aux notions biologiques, vient procurer spontanément
-à notre intelligence l'heureuse faculté de parcourir graduellement
-le système entier de la philosophie abstraite, en parvenant, suivant
-une succession presque insensible, des plus simples spéculations
-mathématiques aux plus hautes contemplations sociologiques. Toutefois
-la même position encyclopédique qui confère évidemment à un tel couple
-scientifique cette indispensable attribution y devient, à d'autres
-égards, une source non moins nécessaire de difficultés fondamentales,
-qui influeront toujours beaucoup sur l'imperfection relative de cette
-double étude, dont le sujet propre ne saurait offrir ni l'admirable
-simplicité du couple initial, ni la solidarité caractéristique du
-couple final. Quand toutes les parties de la science réelle seront
-enfin convenablement cultivées, il y a lieu de croire que, par
-ce motif, ces spéculations moyennes devront être, tout compensé,
-finalement jugées plus imparfaites, non-seulement que les premières,
-ce qui est déjà bien reconnu, mais aussi que les dernières, du moins
-aux yeux de ceux qui n'attacheront point une importance exagérée à la
-précision des déterminations, et qui apprécieront surtout l'harmonie
-des conceptions. En nous bornant d'abord à la physique, beaucoup
-plus avancée d'ailleurs que la chimie, il ne faut pas que l'immense
-accumulation actuelle de précieuses notions spéciales y dissimule
-l'extrême imperfection que nous avons constatée, à tant d'égards
-essentiels, dans son caractère philosophique, et qui tient, sous
-divers aspects, à sa propre nature, quoiqu'elle soit, sans doute,
-fort aggravée par une vicieuse institution, qui pourrait désormais
-être suffisamment rectifiée. Cette science offre, en premier lieu, le
-grave inconvénient d'être inévitablement composée de parties plus ou
-moins hétérogènes, beaucoup plus distinctes les unes des autres que ne
-le sont entre elles la géométrie et la mécanique, et bien davantage
-surtout que les diverses branches principales de la biologie ou de
-la sociologie. Malgré d'heureuses relations binaires, l'importante
-fusion opérée de nos jours des notions magnétiques parmi les notions
-électriques ne doit faire nullement espérer que cette multiplicité
-scientifique soit jamais réductible à une véritable unité, même sous
-la vaine intervention des vagues hypothèses métaphysiques qui altèrent
-encore profondément la positivité des conceptions physiques. Il y a
-plutôt lieu de penser, au contraire, qu'une plus complète appréciation
-de l'existence inorganique augmentera ultérieurement le nombre de
-ces élémens irréductibles, que nous avons maintenant fixé à cinq; car
-cette diversité ne doit pas seulement correspondre à celle des modes
-ainsi étudiés, mais aussi à celle de nos propres moyens organiques
-d'exploration élémentaire. Or, parmi les cinq branches actuelles de
-la physique, deux s'adressent chacune à un seul de nos sens, l'une à
-l'ouïe, l'autre à la vue; et celles-là ne sauraient assurément jamais
-coïncider, malgré les chimériques espérances suscitées quelquefois par
-de vicieux rapprochemens, sous l'ascendant sophistique d'hypothèses
-antiscientifiques: les trois autres se rapportent également à la vue
-et au toucher, et cependant, malgré cette affinité organique, personne
-n'oserait aujourd'hui regarder la thermologie ou l'électrologie comme
-réellement susceptible de fusion ultérieure avec la barologie, ni même
-entre elles, quelque incontestables que soient, à certains égards,
-leurs relations naturelles. Le nombre effectif de nos sens extérieurs
-n'est pas d'ailleurs maintenant à l'abri de toute grave incertitude
-scientifique, d'après l'état d'enfance où se trouve encore toute
-la théorie des sensations, si déplorablement abandonnée jusqu'ici
-aux seuls métaphysiciens: une appréciation vraiment rationnelle,
-à la fois anatomique et physiologique, conduirait sans doute, par
-exemple, à distinguer entre eux les deux sentimens de chaleur et de
-pression, aujourd'hui vaguement confondus, avec plusieurs autres
-peut-être, dans le sens du tact, qui, malgré sa classique réputation
-de netteté, semble destiné en quelque sorte à recueillir toutes les
-attributions dont le siége spécial n'est pas clairement déterminé.
-Quoi qu'il en soit à cet égard, il reste incontestable que deux
-de nos sens, l'odorat et le goût, très-employés en chimie, n'ont
-encore, dans la physique, aucune application essentielle: cependant
-on doit penser que chacun d'eux, et surtout le premier, aurait déjà
-suscité un département distinct, si notre organisation nerveuse
-avait été, sous ce rapport, aussi parfaite que celle de beaucoup
-d'autres animaux supérieurs; de même, réciproquement, que l'optique
-et l'acoustique seraient probablement encore inconnues si notre
-vision et notre audition étaient au niveau de notre olfaction. Le
-mode d'existence inorganique spécialement appréciable à l'odorat
-semble, en effet, n'être pas moins distinct, par sa nature, de ceux
-qui correspondent aux deux autres sens que ceux-là ne le sont entre
-eux; comme le confirme surtout la persistance très-prépondérante de
-l'olfaction dans l'ensemble de la série animale. Malgré les obstacles
-inévitables que notre imperfection organique doit toujours apporter à
-l'essor de la branche correspondante de la physique, une exploration
-plus artificielle pourrait sans doute indirectement parvenir à les
-surmonter assez pour donner lieu à une telle extension scientifique:
-d'ailleurs il ne nous serait peut-être pas impossible d'instituer, à
-cet effet, avec les plus intelligens des animaux qui nous surpassent
-sous ce rapport, une sorte d'association contemplative, équivalente à
-l'utile association active, militaire ou industrielle, dont le même
-sens a dès longtemps fourni le motif spontané. Ainsi, le nombre des
-élémens vraiment irréductibles dont la physique générale doit être
-composée n'est pas même encore rationnellement fixé. Quand il aura
-été convenablement déterminé, de manière à écarter essentiellement
-toute vicieuse concentration, en prévenant toutefois une scission
-spéculative qui ne serait pas moins contraire au véritable esprit
-de cette étude nécessairement multiple, l'influence philosophique
-pourra plus aisément améliorer la constitution scientifique de chaque
-branche principale. Envers les parties même les plus avancées, nous
-avons reconnu que cette constitution est loin d'être aujourd'hui
-suffisamment définie; elle flotte encore presque toujours entre
-l'impulsion quasi-métaphysique de géomètres trop peu disposés à
-la saine appréciation des théories physiques, et la résistance
-empirique de physiciens trop étrangers à une judicieuse initiation
-mathématique. Les abus essentiels de l'esprit mathématique offrent
-ici plus de dangers que partout ailleurs, parce que leur introduction
-y est nécessairement beaucoup plus directe et leur conservation plus
-spécieuse qu'en aucune autre science plus compliquée, d'après la
-nature purement géométrique ou mécanique qu'on ne saurait contester à
-un grand nombre de spéculations physiques, quoique la plupart aient
-réellement un tout autre caractère. Chaque science fondamentale ayant
-eu à se défendre des envahissemens de la précédente, dont l'ascendant,
-à la fois logique et scientifique, y a dû spontanément présider à
-l'essor initial de la positivité rationnelle, c'est surtout aux
-physiciens qu'il appartient aujourd'hui, dans l'institution finale de
-nos spéculations réelles, de contenir suffisamment, d'après de saines
-inspirations philosophiques, l'aveugle instinct qui entraîne encore
-les géomètres à exercer, sur l'ensemble des études naturelles, une
-domination stérile et oppressive. La perturbation radicale à laquelle
-la physique est ainsi plus complétement exposée qu'aucune autre
-science, m'a déterminé à y rapporter la discussion générale, d'ailleurs
-universellement applicable, des vicieuses hypothèses qui continuent
-à y altérer profondément la réalité des conceptions principales.
-Nous avons, en effet, reconnu que les fluides métaphysiques n'y
-sont aujourd'hui maintenus qu'afin de permettre d'y envisager tous
-les phénomènes quelconques, contre leur nature évidente, comme
-exclusivement mécaniques. Or, cette uniforme représentation ne saurait
-être pleinement convenable qu'envers la seule barologie, où nous
-savons d'ailleurs que, de même qu'en astronomie, mais à un plus haut
-degré, l'heureuse application de l'esprit mathématique n'a pu être
-encore suffisamment accomplie, faute pareillement de sa judicieuse
-subordination au véritable esprit de la physique, qui ne pourra y
-prévaloir convenablement que d'après l'indispensable rénovation de
-notre éducation scientifique. Mais, quelles que soient, à ces divers
-titres, les graves imperfections de la physique actuelle, les unes
-directement inhérentes à sa propre nature, les autres seulement
-relatives à une vicieuse culture, elles n'empêchent pas que sa vraie
-constitution philosophique ne soit déjà assez appréciable pour
-permettre d'établir, entre ses diverses branches effectives, et sous la
-réserve ultérieure de branches nouvelles, une succession hiérarchique
-pleinement conforme à sa véritable position encyclopédique. Une telle
-classification, toujours fondée sur le même principe essentiel de la
-généralité décroissante que nous avons vue partout prévaloir, est sans
-doute destinée à remédier suffisamment aux inconvéniens spontanés de
-la multiplicité scientifique nécessairement propre à la physique, en
-y instituant une transition graduelle des spéculations barologiques
-presque adhérentes à l'astronomie, aux spéculations électrologiques les
-plus voisines de la chimie.
-
-Quoique nous ayons dû, au chapitre précédent, pour faciliter
-l'appréciation de l'ensemble de l'évolution logique, réunir
-essentiellement la phase chimique à la phase physique, il convient
-ici de considérer séparément le second élément du couple scientifique
-moyen, comme plus spécialement propre à conduire au couple supérieur
-ou final, tandis que le premier émanait plus naturellement du couple
-inférieur ou initial. Il s'agit alors du mode le plus intime et
-le plus complet de l'existence inorganique, que l'esprit humain a
-eu tant de peine à distinguer suffisamment, sous ce rapport, de
-l'existence vraiment organique. L'activité matérielle s'y élève à un
-degré évidemment supérieur, qui modifie profondément le système des
-phénomènes antérieurs. Sans que ce nouvel ordre d'effets naturels cesse
-réellement de nous offrir la généralité inorganique, elle y a toutefois
-gravement décru. Outre le concours beaucoup plus complexe, et par suite
-plus rare, des circonstances indispensables à leur production, ces
-phénomènes présentent nécessairement, entre les diverses substances,
-des différences essentielles, qui ne sont plus réductibles, comme en
-physique, à de simples inégalités d'énergie, sauf d'après les vagues
-hypothèses générales qu'une vicieuse impulsion mathématique y a
-quelquefois indirectement suscitées, et que leur évidente stérilité y
-rend peu dangereuses. C'est surtout ici que se développe, dans toute
-sa plénitude, la tendance constante que nous avons remarquée parmi
-les divers ordres de phénomènes à devenir de plus en plus modifiables
-à mesure que leur complication et leur spécialité augmentent. Les
-phénomènes purement physiques en avaient sans doute offert la première
-manifestation, puisqu'un tel caractère y avait nécessairement motivé
-l'introduction spontanée de la méthode expérimentale proprement dite.
-Mais, quoique cette méthode soit, au fond, moins satisfaisante en
-chimie, par la difficulté supérieure des recherches, la faculté de
-modifier y est naturellement bien plus complète, puisqu'elle s'étend
-alors jusqu'à l'intime composition moléculaire. La modification
-pourrait, il est vrai, être encore plus prononcée dans l'ordre des
-actions vitales, en tant que plus compliquées et plus spéciales; mais,
-par cela même qu'elle y serait souvent poussée jusqu'à la suspension
-totale ou même l'entière suppression de phénomènes beaucoup plus
-précaires, elle n'y saurait présenter autant d'utilité réelle. Aussi la
-chimie constituera-t-elle toujours, et de plus en plus, la principale
-base de notre puissance matérielle. Sous l'aspect spéculatif, la double
-destination fondamentale des études inorganiques y est spécialement
-évidente, soit pour achever d'apprécier l'existence universelle
-en ce qu'elle peut offrir de plus intime, soit pour compléter la
-connaissance du milieu général dans sa plus immédiate influence sur
-l'organisme. À l'un et l'autre titre, l'importance scientifique de
-la chimie est assurément incontestable, comme constituant, par sa
-nature, l'indispensable transition des spéculations inorganiques
-aux spéculations organiques: le caractère d'élément moyen, qui lui
-est commun avec la physique, s'y trouve spontanément beaucoup plus
-prononcé. On y sent aussi, sous un autre aspect essentiel, l'approche
-des études biologiques, en voyant alors augmenter notablement l'intime
-solidarité naturelle propre à l'ensemble du sujet scientifique, si
-insuffisante en physique, et même, au fond, en mathématique. Mais, par
-une nouvelle conséquence de la complication supérieure, sa culture plus
-récente et plus imparfaite laisse aujourd'hui la chimie beaucoup plus
-éloignée encore que la physique elle-même de la vraie constitution
-scientifique qui convient à sa position encyclopédique, au point que
-nous y avons souvent reconnu des traces très-prononcées de la plus
-grossière métaphysique. Sa nature intermédiaire la destine, sans
-doute, à faire convenablement pénétrer, dans le système des études
-inorganiques, l'esprit d'ensemble spontanément développé par les études
-organiques, avec la méthode comparative et la théorie taxonomique qui
-leur sont propres, et que j'ai tant représentées comme éminemment
-aptes à perfectionner directement les spéculations chimiques. Là donc
-devraient déjà se trouver le terme actuel de l'ascendant préliminaire
-du régime analytique, et le commencement naturel de la prépondérance
-finale que doit partout obtenir le régime synthétique. Jusqu'ici, au
-contraire, cette science, après avoir trop aveuglément détruit la
-systématisation provisoire que la belle théorie du grand Lavoisier lui
-avait si heureusement imposée, et qui n'a pu encore être convenablement
-remplacée, se trouve plus abandonnée qu'aucune autre à l'irrationnelle
-activité de l'esprit de détail, qui l'encombre journellement
-d'une stérile accumulation de faits incohérens. Si l'essor de la
-doctrine numérique tend à y maintenir désormais un certain degré de
-rationnalité, ce n'est qu'en y écartant davantage le principal sujet
-scientifique, outre les spéculations hasardées que suscite souvent
-cette conception incomplète et insuffisante, d'où émane d'ailleurs
-une disposition, déjà trop commune, à dissimuler le vide réel des
-idées sous un facile verbiage hiéroglyphique, à l'imitation des abus
-algébriques. Aucune autre science n'exige aussi impérieusement, à
-tous égards, l'intervention directrice d'une saine philosophie, pour
-y discipliner un aveugle empirisme, dont tout le caractère théorique
-s'y réduirait bientôt, sans un tel ascendant normal, à l'impuissant
-appareil des nomenclatures et des notations techniques. Ce n'est
-plus ici de l'invasion mathématique qu'il faut surtout préserver la
-vraie constitution scientifique: ce danger, trop détourné, cesse
-d'y être assez redoutable; il sera d'ailleurs naturellement contenu
-déjà par la physique, qui s'y trouve bien autrement exposée, comme
-on l'a vu ci-dessus. Mais la chimie a principalement besoin d'être
-judicieusement garantie contre la vicieuse domination de la physique
-elle-même, première source directe de sa positivité rationnelle,
-et à travers laquelle s'y introduirait, au reste, l'ascendant
-mathématique. Par une aberration philosophique essentiellement
-analogue à celle qui voudrait réduire l'existence physique à la seule
-existence géométrique ou mécanique, beaucoup d'esprits distingués sont
-maintenant entraînés à ne voir que de simples effets physiques dans
-les phénomènes chimiques les mieux caractérisés. Une tendance aussi
-radicalement contraire au progrès général de la chimie y est d'autant
-plus dangereuse qu'elle repose en partie sur l'incontestable affinité
-des deux sciences fondamentales les plus voisines l'une de l'autre,
-d'après une irrationnelle exagération de la haute efficacité chimique
-qui appartient évidemment aux diverses actions physiques, y compris
-même peut-être les vibrations sonores convenablement explorées. Cette
-intime perturbation n'y sera suffisamment contenue, comme partout
-ailleurs, mais d'après des motifs encore plus urgens, que par la
-prépondérance normale du véritable esprit philosophique, présidant
-à l'universelle régénération de l'esprit scientifique actuel. Mais,
-quelle que soit encore, à tant de titres, l'extrême imperfection, à la
-fois scientifique et logique, des études chimiques, où la prévision
-rationnelle, qui caractérise surtout la véritable science, n'est
-presque jamais possible aujourd'hui qu'à certains égards secondaires,
-leur état présent n'en a pas moins déjà développé irrévocablement le
-sentiment fondamental des lois naturelles envers les phénomènes les
-plus compliqués de l'existence inorganique, qui furent si longtemps
-regardés comme spécialement régis par de mystérieuses influences
-et susceptibles d'arbitraires variations. On parvient alors à
-sentir nettement l'ensemble de la constitution propre à la science
-préliminaire de la nature morte, depuis son origine astronomique
-jusqu'à sa terminaison chimique, profondément liées par l'interposition
-spontanée de la physique.
-
-Après avoir ainsi fondé cette moitié de la philosophie première qui
-devait d'abord être spécialement analytique, l'esprit positif s'est
-enfin élevé directement à celle dont le caractère a dû toujours être
-essentiellement synthétique, malgré les graves aberrations, à la
-fois scientifiques et logiques, qu'y entretient encore une servile
-imitation de l'élaboration préalable qui lui a nécessairement fourni
-sa base initiale. Suivant une formule justement célèbre, cette étude de
-l'homme et de l'humanité a été constamment regardée comme constituant,
-par sa nature, la principale science, celle qui doit surtout attirer
-et l'attention normale des hautes intelligences et la sollicitude
-continue de la raison publique. La destination simplement préliminaire
-des spéculations antérieures est même tellement sentie, que leur
-ensemble n'a jamais pu être qualifié qu'à l'aide d'expressions purement
-négatives, inorganique, inerte, etc., qui ne les définissent que par
-leur contraste spontané avec cette étude finale, objet prépondérant
-de toutes nos contemplations directes. Quoique nous ayons pleinement
-reconnu que les exigences initiales de la grande évolution logique
-avaient obligé l'esprit humain, pendant les deux derniers siècles,
-à s'occuper surtout de ces sciences préparatoires, seules propres,
-d'après leur simplicité supérieure, à consolider suffisamment l'essor
-fondamental de la positivité rationnelle, il est clair que cette
-marche exceptionnelle ne pouvait toujours prévaloir, et que son terme
-naturel a été posé, dans notre siècle, par la formation décisive de
-la philosophie biologique. Toutefois, tant que l'extension graduelle
-de l'esprit positif n'a pas été convenablement poussée jusqu'aux
-phénomènes sociaux, il était impossible que l'impulsion perturbatrice,
-provenue des sciences inférieures, fût, en biologie, réellement
-contenue, parce qu'elle n'y pouvait être directement combattue que sous
-les vicieuses inspirations de la philosophie théologico-métaphysique,
-dont il fallait, avant tout, détruire alors l'antique ascendant
-mental. C'est pourquoi les biologistes judicieux n'ont désormais aucun
-intérêt véritable à repousser l'universelle prépondérance spéculative
-du point de vue sociologique, où ils doivent voir, au contraire, le
-seul moyen de garantir suffisamment l'indépendance et la dignité de
-leurs propres études contre les prétentions opposées, mais également
-oppressives, des physiciens et des métaphysiciens. Malgré que la
-distinction scientifique entre l'existence individuelle et l'existence
-sociale ne soit réellement assez prononcée que dans notre seule espèce,
-elle exige néanmoins, comme je l'ai tant démontré, l'indispensable
-décomposition de la philosophie organique en deux sciences distinctes,
-quoique intimement liées, l'une biologique, l'autre sociologique,
-puisque la considération humaine est évidemment celle qui doit y
-prévaloir, et à laquelle doivent toujours être essentiellement
-rapportées toutes les autres appréciations vitales. Quelque importante
-réaction que la seconde étude doive ultérieurement exercer sur la
-première, il est d'ailleurs sensible que la sociologie doit d'abord
-reposer sur la biologie, afin de connaître l'agent nécessaire des
-phénomènes qui lui sont propres, après avoir apprécié le milieu où il
-doit se développer, avant d'examiner sa marche effective. Nous avons
-surtout constaté que cette division fondamentale des deux sciences
-organiques résulte spontanément d'une dernière application générale du
-principe incontestable que nous avons partout employé pour construire
-graduellement la hiérarchie scientifique.
-
-En passant des études inorganiques aux études purement biologiques,
-on sent, avec une énergique évidence, que l'existence matérielle
-éprouve alors un immense accroissement nouveau, très-supérieur aux
-deux degrés essentiels d'extension successive qu'elle avait déjà
-reçus, en s'élevant d'abord du simple état mathématique ou astronomique
-à l'état physique proprement dit, et même ensuite de celui-ci à la
-complication de l'état chimique. Toutefois le conflit exceptionnel qui
-a dû exister en biologie entre les besoins logiques et les besoins
-scientifiques pendant tout le cours de l'évolution préparatoire propre
-aux deux derniers siècles, y a opposé de tels obstacles à la convenable
-appréciation philosophique d'une telle diversité, qu'il en est résulté
-la difficulté la plus fondamentale que la constitution normale de cette
-grande science eût nécessairement à surmonter. La tendance générale
-des sciences inférieures à dominer les supérieures, d'après leur
-antériorité nécessaire, était ici encore plus puissante qu'envers les
-deux cas précédens, puisque les phénomènes vitaux sont certainement, en
-grande partie, mécaniques, physiques, et surtout chimiques: ce qu'ils
-offrent de réellement propre, outre la différence des appareils, est
-d'abord d'une détermination trop difficile pour ne pas rendre longtemps
-spécieuse la légitimité d'une semblable domination, d'où semblait
-alors dépendre l'introduction décisive de l'esprit positif dans ces
-éminentes spéculations. Mais ce qui a dû le plus aggraver et prolonger
-cette intime perturbation, c'est que, pour résister à cette énergique
-impulsion physico-chimique, et d'abord même mathématique, réclamant,
-au nom de la positivité, l'empire de la biologie, les droits de la
-rationnalité, de l'indépendance et de la dignité des études vitales
-n'ont pu être longtemps soutenus qu'en y maintenant le ténébreux
-ascendant de l'esprit métaphysique, et même finalement théologique.
-L'antique régime mental est devenu tellement antipathique à la raison
-moderne, que depuis trois siècles nous l'avons vu, à beaucoup d'égards,
-compromettre de plus en plus tout ce qui reste essentiellement placé
-sous sa vaine protection, dont la dangereuse persistance donne à la
-plus indispensable résistance le caractère inévitable d'une vraie
-rétrogradation, aussi bien dans l'ordre scientifique que dans l'ordre
-politique, également intéressés désormais à reposer sur une autre
-base philosophique, propre à concilier spontanément les conditions du
-progrès et celles de la conservation, qui, à partir des spéculations
-biologiques, semblent jusqu'ici radicalement incompatibles, tandis
-qu'elles convergent déjà suffisamment dans la partie préliminaire de
-la philosophie abstraite. Cette situation contradictoire a dû faire
-provisoirement accueillir en biologie toutes les conceptions qui
-paraissaient suffisamment susceptibles d'y détruire enfin, comme dans
-les sciences inférieures, l'ascendant métaphysique, quelque opposées
-qu'elles fussent d'ailleurs à la nature effective des phénomènes.
-Rien ne saurait être plus caractéristique, à cet égard, que l'étrange
-prépondérance conservée pendant plus d'un siècle par la célèbre
-aberration biologique de Descartes sur l'automatisme animal, dont le
-grand Buffon lui-même ne put jamais s'affranchir pleinement, quoique
-ses propres méditations dussent lui en manifester spécialement la
-profonde absurdité: quels que fussent sans doute à ses yeux les graves
-dangers de la domination mathématique, elle lui paraissait encore,
-et avec raison, préférable à la tutelle théologico-métaphysique,
-puisqu'il ne pouvait alors exister de meilleure alternative. Quelque
-oppressif que dût être un tel antagonisme pour l'essor fondamental
-du véritable esprit biologique, nous avons apprécié comment il s'est
-finalement ouvert une issue décisive par la combinaison spontanée
-de deux conceptions indispensables, l'une physiologique, l'autre
-anatomique, qui ont si dignement immortalisé l'incomparable Bichat.
-La première consiste dans cette célèbre distinction élémentaire entre
-la vie organique ou végétative et la vie animale proprement dite,
-qui, malgré de vicieuses exagérations initiales, sera de plus en plus
-appréciée, comme le fondement primordial de la saine philosophie
-biologique. C'est sous son inspiration, en effet, que l'on a pu enfin
-dénouer suffisamment la difficulté primitive, d'après une satisfaisante
-appréciation de la part légitime qu'il fallait accorder en biologie aux
-prétentions physico-chimiques, ainsi reconnues pleinement rationnelles
-en tout ce qui concerne les simples phénomènes de végétabilité,
-base nécessaire de toute existence vitale; tandis que la double
-propriété qui caractérise l'animalité était radicalement irréductible
-aux qualités inorganiques, et présiderait désormais à un ordre de
-phénomènes entièrement distinct, sans aucune analogie fondamentale
-avec les actes inférieurs. Toutefois une telle répartition n'autorise
-nullement les physiciens et les chimistes à dominer directement
-le premier ordre d'études biologiques; quelque indispensable qu'y
-soit la sage application continue de la doctrine inorganique, c'est
-exclusivement aux biologistes qu'il appartient de la diriger toujours,
-puisqu'ils en peuvent seuls comprendre suffisamment les conditions
-et la destination. Les motifs d'une telle discipline sont évidemment
-analogues à ceux des semblables prescriptions déjà considérées envers
-les trois cas antérieurs d'intervention scientifique des théories
-inférieures dans les théories supérieures: mais ils ont ici beaucoup
-plus d'énergie, d'après l'extrême influence que doit exercer la nature
-propre des appareils vitaux sur les actes physico-chimiques qui y
-constituent la pure végétabilité, même quand elle peut y être étudiée
-séparément de toute animalité, ce qui d'ailleurs est si rarement
-possible. Quant à la conception anatomique, en harmonie, d'abord
-simplement spontanée, aujourd'hui pleinement systématique, avec cette
-conception physiologique, elle résulte de la grande théorie des
-tissus élémentaires, où nous avons reconnu le véritable équivalent
-philosophique pour la biologie de l'office rempli, en physico-chimie,
-par la théorie moléculaire, dont l'application biologique est
-essentiellement contraire à la nature des phénomènes. Cette notion
-statique, convenablement élaborée, a pu seule, en effet, procurer à la
-notion dynamique des deux vies une pleine consistance scientifique,
-en permettant d'assigner à chacun de ces modes d'existence un siége
-fondamental qui pût être nettement distingué, même dans les plus
-éminens organismes. Mais, quelle que soit la puissance intrinsèque
-de cette double conception, elle n'eût jamais acquis une suffisante
-prépondérance, ni même un caractère assez complet, si elle fût
-toujours restée relative à l'homme, comme elle l'était exclusivement
-pour son immortel créateur. Quoique l'homme soit certainement, à tous
-égards, l'objet essentiel de la biologie, nous avons cependant reconnu
-que cette grande étude ne pouvait à aucun titre devenir vraiment
-rationnelle tant qu'elle demeurait bornée directement à l'organisme
-le plus complexe, dont l'appréciation ne saurait, sous aucun aspect,
-être abordée avec un succès décisif sans être constamment dominée
-par l'admirable méthode comparative que la nature de tels phénomènes
-y a si heureusement ménagée pour surmonter les immenses difficultés
-de ces hautes recherches, d'après une lumineuse transition graduelle
-entre les divers degrés successifs d'organisation ou de vie. Or ce
-principe fondamental de la logique biologique est surtout applicable à
-la distinction statique et dynamique entre les deux modes élémentaires
-de l'activité vitale, qui se trouvent ainsi nettement caractérisés par
-les divers types essentiels de la hiérarchie organique. Mais, en sens
-inverse, la construction finale d'une telle hiérarchie devait aussi
-dépendre directement de cette conception préalable, puisque la pure
-végétabilité ne saurait comporter entre les différens êtres que de
-simples inégalités d'énergie, comme les propriétés physico-chimiques,
-sans pouvoir admettre cette diversité graduelle de modes successifs
-qui peut devenir la base d'une véritable série, et qui est évidemment
-propre à la seule animalité, dont les degrés de plénitude anatomique ou
-physiologique offrent en effet une nombreuse suite de nuances fortement
-tranchées, susceptibles de diriger convenablement les spéculations
-taxonomiques. C'est surtout à raison de cette intime connexité que
-nous avons vu la fondation directe de la saine philosophie biologique
-être surtout déterminée par l'établissement décisif de la hiérarchie
-animale, sous la puissante élaboration d'abord de Lamarck, ensuite
-d'Oken, et enfin de Blainville. Une telle création constituera de plus
-en plus non-seulement le principal instrument logique, mais aussi la
-pensée prépondérante de toutes les hautes contemplations biologiques,
-parce que le point de vue anatomique et le point de vue physiologique
-y viennent nécessairement converger, à tous égards, avec le point
-de vue taxonomique. La notion fondamentale de l'organisme, d'abord
-absorbée par celle du milieu, seule préalablement appréciable, a
-ainsi pris enfin l'activité directe qui convient à sa nature, d'après
-la considération habituelle d'une longue succession de systèmes
-vitaux de plus en plus complexes, dont l'existence, de plus en plus
-éminente, modifie toujours davantage l'existence universelle, et
-devient aussi de plus en plus susceptible de se modifier elle-même,
-conformément à l'ensemble des exigences extérieures. Quoique les idées
-systématiques d'ordre et d'harmonie aient dû primitivement résulter
-des études inorganiques, à raison de leur simplicité supérieure, les
-idées de classement et de hiérarchie, qui en constituent sans doute
-la plus haute manifestation, ne pouvaient certainement émaner que
-des études biologiques, d'où elles doivent finalement s'étendre aux
-spéculations sociales qui en avaient originairement fourni le type
-spontané, et qui, en effet, les renverront ultérieurement partout
-avec une irrésistible énergie. Malgré les immenses lacunes de la
-biologie actuelle, où la position des diverses questions essentielles
-est seule aujourd'hui pleinement appréciable, sans qu'aucune d'elles
-soit encore effectivement résolue, nous avons donc pu regarder cette
-grande science comme ayant déjà pris, au moins chez ses plus éminens
-interprètes, le vrai caractère général qui convient à sa propre
-nature; ce qui est pleinement compatible avec l'extrême imperfection
-des détails dans une étude où, d'après l'intime solidarité du sujet,
-l'esprit d'ensemble doit essentiellement prévaloir. Par suite
-d'un tel caractère, quelque peu avancé que doive être jusqu'ici un
-genre de spéculations positives aussi difficile et aussi récent, sa
-constitution scientifique n'en est pas moins maintenant, aux yeux des
-vrais connaisseurs, plus rationnelle que celle des diverses sciences
-antérieures, aveuglément livrées à la dispersion empirique qui devait
-distinguer leur élaboration préliminaire. La notion fondamentale de la
-spontanéité vitale se développant, à divers degrés déterminés, entre
-les limites générales correspondantes à l'inévitable accomplissement
-continu des lois élémentaires de l'existence universelle, y est
-désormais irrévocablement établie d'après la grande conception
-hiérarchique qui domine l'ensemble des idées biologiques. Toutefois
-les obstacles journaliers qu'éprouve encore, au sein même de la
-science, cette indispensable conception, et la persistance opiniâtre
-du conflit initial, quoique très-heureusement atténué, entre les
-prétentions opposées de l'école physico-chimique et de l'école
-théologico-métaphysique, prouvent clairement qu'une telle constitution
-scientifique n'est pas suffisamment complète. On doit sans doute
-attribuer à cet égard beaucoup d'influence à l'extrême insuffisance
-de l'éducation habituelle qui précède aujourd'hui une culture aussi
-difficile, suivant les explications du quarantième chapitre. Il est
-incontestable, en effet, que les biologistes ne pourront jamais
-s'affranchir de l'irrationnelle invasion de diverses sciences
-inorganiques qu'autant qu'ils se les seront d'abord rendues assez
-familières pour en incorporer convenablement la judicieuse application
-simultanée au système de leurs études propres; cette irrécusable
-obligation résulte ici des mêmes motifs essentiels, devenus seulement
-plus énergiques, qui ont déjà imposé aux autres classes de savans
-de semblables conditions logiques, comme unique moyen de contenir
-les empiétemens abusifs des études inférieures sur les supérieures.
-Mais, outre cette considération temporaire, il faut reconnaître,
-d'après une plus profonde appréciation, que la biologie ne saurait
-être complétement constituée sans l'intervention prépondérante de
-la sociologie; car, tandis que, par son extrémité inférieure, elle
-touche à la science inorganique dans l'étude élémentaire de la vie
-végétative, elle adhère, par son extrémité supérieure, à la science
-finale du développement social, dans l'étude transcendante de la vie
-intellectuelle et morale. Or, comme je l'ai expliqué au chapitre
-précédent, cette dernière étude, sans laquelle la connaissance
-biologique de l'homme est radicalement insuffisante, ne saurait être
-convenablement instituée du seul point de vue individuel, et elle exige
-l'indispensable considération d'un essor collectif qui en lui-même ne
-saurait être scindé: en sorte que, malgré l'éminent mérite et l'utilité
-capitale que nous avons dû tant reconnaître dans l'immortelle tentative
-de Gall, sa faible efficacité jusqu'ici ne doit pas être uniquement
-attribuée, ni même principalement, à ses imperfections radicales, ni au
-peu de portée de ceux qui l'ont poursuivie, mais surtout à la vicieuse
-constitution d'un travail où la biologie devrait se subordonner
-judicieusement à la sociologie, loin de pouvoir l'y dominer. Cette voie
-étant aujourd'hui la seule ouverte à l'esprit théologico-métaphysique
-pour maintenir en biologie son antique domination, il est aisé de
-sentir combien l'entière prépondérance de la positivité rationnelle
-s'y trouve profondément liée à la fondation de la science sociale, sans
-laquelle toutes les conceptions déjà élaborées n'y pourraient jamais
-acquérir une pleine efficacité, ni même une véritable stabilité. Une
-telle influence philosophique n'est pas moins propre, en sens inverse,
-à garantir irrévocablement les études vitales contre l'invasion opposée
-de l'esprit mathématique, premier moteur des usurpations inorganiques,
-en faisant prévaloir une science où il ne saurait évidemment espérer
-aucun accès réel, sauf dans les absurdes utopies fondées sur le
-prétendu calcul des chances, désormais trop ridicules pour être
-vraiment dangereuses. On conçoit d'ailleurs que ces deux offices
-sont spontanément connexes, puisque l'école théologico-métaphysique
-ne peut aujourd'hui conserver en biologie une certaine valeur qu'à
-raison de son insuffisante résistance aux tendances subversives de
-l'école physico-chimique, d'abord destinée elle-même à y lutter contre
-l'ascendant oppressif de l'ancienne philosophie. En biologie, comme en
-politique, une même conception doit aujourd'hui pleinement satisfaire
-à la fois aux conditions de l'ordre et à celles du progrès, au fond
-nécessairement identiques.
-
-La seule science qui puisse être vraiment finale, et envers
-laquelle la biologie elle-même ne constitue qu'un dernier préambule
-indispensable, résulte donc maintenant de l'extrême accroissement
-fondamental qu'éprouve l'existence réelle en s'élevant de l'organisme
-individuel à l'organisme collectif. Quoique d'une autre nature que
-les trois précédentes, cette complication définitive n'est pas moins
-prononcée que celles déjà éprouvées en passant d'abord du degré
-mathématique initial au degré physique proprement dit, ensuite de
-celui-ci au chimique, et même enfin du degré chimique au plus simple
-degré biologique: elle est d'ailleurs toujours en harmonie avec la
-généralité décroissante des phénomènes successifs. D'après l'expansion
-continue et la perpétuité presque indéfinie qui caractérisent le nouvel
-organisme, ce cas diffère tellement du précédent, malgré l'homogénéité
-nécessaire de leurs élémens, qu'il est vraiment impossible de ne l'en
-pas séparer profondément, surtout quand on considère directement
-cette extension totale de l'association humaine à l'ensemble de notre
-espèce, que la civilisation moderne a eu toujours en vue, quelque
-éloignée qu'en doive être encore la suffisante réalisation. Sous
-l'aspect logique, nous avons reconnu que la méthode fondamentale reçoit
-alors sa plus éminente élaboration par l'introduction spontanée du
-mode historique proprement dit, parfaitement adapté à la nature d'un
-sujet où la filiation graduelle doit constituer de plus en plus le
-principal moyen d'investigation, qui, quoique nécessairement dérivé
-du mode comparatif propre à la biologie, en doit néanmoins être
-radicalement distingué, à titre de transformation transcendante. Or
-l'indispensable séparation des deux études organiques n'est certes
-pas moins caractérisée dans l'ordre purement scientifique, d'après
-l'évidente impossibilité de jamais déduire les phénomènes successifs
-de l'évolution sociale, indépendamment de leur propre observation
-directe, d'après la seule connaissance des lois individuelles; car
-chacun de ces divers degrés ne peut d'abord être positivement rattaché
-qu'au degré immédiatement antérieur, quoique leur ensemble doive
-constamment rester, à tous égards, en harmonie fondamentale avec le
-système des notions biologiques. Nous savons d'ailleurs, suivant la
-remarque précédente, que ces théories elles-mêmes ne peuvent isolément
-suffire à leur plus haute destination individuelle, sans l'assistance
-supérieure des notions sociologiques. Il importait donc, en constituant
-la sociologie, de faire convenablement sentir l'indispensable nécessité
-de cette séparation fondamentale, où réside maintenant, à mon gré,
-pour les esprits les plus avancés, la principale difficulté, à la
-fois scientifique et logique, d'une telle constitution, parce que
-la tendance générale des études inférieures à absorber spontanément
-les supérieures, en vertu de leur positivité antérieure, et d'après
-leurs relations naturelles, ne pouvait jamais être plus spécieuse
-assurément que dans ce cas extrême, où presque aucun des éminens
-penseurs de notre siècle n'a pu, en effet, éviter cette grande
-aberration. Une discussion décisive nous a donc ainsi conduits à
-satisfaire systématiquement aux éternelles conditions d'originalité
-et de prééminence des spéculations sociales, que la résistance
-théologico-métaphysique n'a pu que maintenir instinctivement d'une
-manière fort insuffisante, depuis que la méthode positive a commencé
-à prévaloir de plus en plus dans la moderne évolution mentale. C'est
-au nom même de la positivité et de la rationnalité que nous avons
-directement réclamé, et même déterminé la convenable reconstruction
-d'un ascendant philosophique, toujours indispensable, qu'on n'ose
-pourtant motiver de nos jours que sur les seules exigences pratiques.
-Mais cette réorganisation normale ne pouvait être vraiment consolidée
-qu'en faisant aussitôt cesser, d'une autre part, le stérile et
-irrationnel isolement où les diverses écoles théologico-métaphysiques,
-sans exception des moins arriérées, s'accordaient, depuis deux
-siècles, au milieu de leurs intimes divergences, à placer constamment
-le système des études morales et politiques envers l'ensemble de la
-philosophie naturelle. Or cette seconde condition générale, non moins
-inévitable que la première, a été complétement remplie, d'après une
-exacte convergence des besoins scientifiques avec les besoins logiques,
-prescrivant également désormais la subordination fondamentale de la
-science finale à chacune des sciences préliminaires, sur lesquelles
-sa réaction philosophique doit ensuite redevenir prépondérante.
-Aussi devais-je attacher beaucoup de prix à signaler, autant que
-possible, les liaisons directes qui résultent, à cet égard, de la
-nature des études respectives, vu la double nécessité continue de
-connaître préalablement, d'une part, le milieu, d'une autre part,
-l'agent de l'évolution sociale. La position encyclopédique assignée
-à la sociologie, dès le début de ce Traité, par notre hiérarchie
-scientifique, et qui résume exactement l'ensemble de ses conditions et
-de ses relations, s'est donc trouvée ensuite spécialement confirmée
-en une foule d'occasions, même indépendamment de l'irrécusable
-obligation logique d'une telle marche successive pour élever la méthode
-positive jusqu'à sa phase sociologique, suivant les explications du
-chapitre précédent. Mais, quelle que soit l'importance réelle des
-indispensables notions ainsi transportées d'abord des études purement
-inorganiques dans cette science finale, c'est aux études biologiques
-que doit surtout appartenir, d'après la nature des sujets respectifs,
-un tel office scientifique, après que les tendances primitives aux
-empiétemens irrationnels y ont été suffisamment contenues. À tous les
-degrés de l'échelle sociologique, et sous tous les rapports statiques
-ou dynamiques, la biologie fournit nécessairement, sur la nature
-humaine, autant qu'elle peut être connue par la seule considération de
-l'individu, des notions fondamentales qui doivent toujours contrôler
-les indications directes de l'exploration sociologique, et souvent
-même les rectifier ou les perfectionner. Mais, en outre, dans la
-partie inférieure de la série, sans descendre d'ailleurs jusqu'à
-l'état initial, où les déductions biologiques peuvent seules nous
-guider, il est clair que la biologie, quoique toujours dominée, comme
-dans tous les cas antérieurs de ce genre, par l'esprit sociologique,
-doit faire spécialement connaître cette association élémentaire,
-intermédiaire spontané entre l'existence purement individuelle et
-l'existence pleinement sociale, qui résulte de l'existence domestique
-proprement dite, plus ou moins commune à tous les animaux supérieurs,
-et qui constitue, dans notre espèce, la véritable base primordiale du
-plus vaste organisme collectif. Toutefois l'élaboration originale de
-cette nouvelle science a dû être essentiellement dynamique, en sorte
-que les lois d'harmonie y ont été presque toujours implicitement
-considérées parmi les lois de succession, dont l'appréciation distincte
-pouvait seule constituer aujourd'hui la physique sociale. Aussi sa
-plus haute connexité scientifique avec la biologie consiste-t-elle
-maintenant dans la liaison fondamentale que j'ai établie entre la
-série sociologique et la série biologique, et qui permet d'envisager
-philosophiquement la première comme un simple prolongement graduel
-de la seconde, quoique les termes de l'une soient surtout coexistans
-et ceux de l'autre surtout successifs. Sauf cette unique différence
-générale, qui ne saurait interdire l'enchaînement des deux séries, nous
-avons, en effet, reconnu que le caractère essentiel de l'évolution
-humaine résulte nécessairement de la prépondérance toujours croissante
-des mêmes attributs supérieurs qui placent l'homme à la tête de la
-hiérarchie animale, où ils dirigent aussi l'appréciation rationnelle
-des principaux degrés d'animalité. On parvient ainsi à concevoir
-l'immense système organique comme liant réellement la moindre
-existence végétative à la plus noble existence sociale, par une
-longue progression intermédiaire de modes d'existence de plus en plus
-élevés, dont la succession, quoique nécessairement discontinue, n'en
-est pas moins essentiellement homogène. Enfin, le principe d'un tel
-enchaînement consistant, au fond, dans la généralité décroissante des
-phénomènes prépondérans, cette double série organique se rattache
-spontanément à l'unique série rudimentaire que puisse nous offrir
-la nature inorganique, où, en effet, les trois degrés principaux,
-d'abord mathématique ou astronomique, ensuite physique, et enfin
-chimique, propres à l'existence universelle, présentent déjà une
-succession relative au même principe, que j'ai dès lors osé ériger
-au cinquante-septième chapitre, après tant de hautes vérifications
-dynamiques et statiques, en loi fondamentale de toute taxonomie
-positive. La direction nécessaire de l'ensemble du mouvement humain,
-à la fois individuel et social, étant ainsi scientifiquement
-déterminée, il ne restait plus, pour constituer la sociologie, qu'à en
-caractériser aussi la marche générale. C'est ce que j'ai accompli,
-au tome quatrième, par ma loi fondamentale d'évolution, qui, avec
-cette loi hiérarchique, établit, j'ose le dire, un véritable système
-philosophique, dont les deux élémens principaux sont spontanément
-solidaires. Dans cette conception dynamique, la sociologie se rattache
-profondément à la biologie, puisque l'état initial de l'humanité y
-coïncide essentiellement avec celui où leur imperfection organique
-retient les animaux supérieurs, chez lesquels l'essor spéculatif
-ne dépasse jamais ce fétichisme primordial d'où l'homme lui-même
-n'aurait pu sortir sans l'énergique impulsion du développement
-collectif. La similitude est encore plus évidente quant à l'existence
-active. Après avoir ainsi constitué la théorie sociologique, il
-fallait, pour la rendre vraiment jugeable, constater directement sa
-réalité fondamentale, en osant l'appliquer convenablement à la saine
-appréciation générale, historique quoique abstraite, de la grande
-progression, à la fois mentale et sociale, qui, depuis quarante
-siècles, élève continuellement l'élite de l'humanité. Tel a été l'objet
-de l'élaboration décisive qui a exigé la totalité du volume précédent
-et la majeure partie de celui-ci. Comme le vaste ensemble en a été, au
-cinquante-septième chapitre, spécialement résumé, il serait superflu
-d'y revenir maintenant. Il suffit ici de rappeler que cette irrécusable
-épreuve, sous laquelle ont radicalement succombé toutes les conceptions
-historiques proposées jusqu'ici, a finalement démontré la réalité
-essentielle de ma théorie dynamique, par cela même que chaque phase
-importante de la grande évolution y a trouvé spontanément, outre la
-filiation nécessaire, l'explication générale de son propre caractère
-et la juste appréciation de sa participation indispensable au résultat
-commun; de manière à toujours permettre de glorifier convenablement,
-sans aucune inconséquence, les services rendus successivement par
-les influences les plus opposées. Une semblable aptitude à rendre,
-par exemple, une égale et complète justice à l'état monothéique et à
-l'état polythéique, avec une pareille indifférence personnelle envers
-chacun d'eux, n'était, sans doute, possible que par suite même du
-salutaire ébranlement qui a déterminé la crise finale propre à l'élite
-de l'humanité, d'après l'ensemble du double mouvement moderne. Sans
-une telle préparation, à la fois politique et philosophique, aucun
-esprit n'aurait pu s'affranchir assez complétement et de l'antique
-philosophie et des préjugés critiques développés pendant sa longue
-décadence pour introduire, en un semblable sujet, cette disposition
-pleinement scientifique, indispensable aux moindres spéculations, mais
-beaucoup plus nécessaire, et pourtant bien plus difficile, envers
-les études les plus transcendantes et aussi les plus passionnées que
-l'esprit humain puisse aborder. Ainsi, les mêmes conditions générales
-qui exigeaient aujourd'hui cette élaboration décisive, devaient, sous
-un autre aspect, la seconder spécialement. Son efficacité pratique est
-d'ailleurs inséparable de sa réalité théorique, puisque le présent y
-est profondément rattaché enfin, sous tous les aspects possibles, à
-l'ensemble du passé humain, de manière à mettre également en évidence
-la marche antérieure et la tendance ultérieure de chaque phénomène
-important: d'où résulte enfin, dans le cas politique, la possibilité
-d'une relation normale entre la science et l'art, déjà ébauchée
-envers les cas plus simples, à mesure que s'est accompli l'essor
-préliminaire de la sociabilité moderne. Quelque peu avancée que doive
-être encore cette nouvelle science, on peut donc la regarder comme
-ayant déjà suffisamment rempli toutes les conditions essentielles de
-son institution initiale, en sorte qu'il ne restera plus désormais
-qu'à poursuivre convenablement son développement spécial. La nature
-du sujet, où la solidarité est beaucoup plus complète que partout
-ailleurs, lui assure spontanément, dès sa naissance, en compensation
-nécessaire de sa complication plus grande, une rationnalité supérieure
-à celle de toutes les sciences préliminaires, y compris même la
-biologie, en y établissant aussitôt l'ascendant normal de l'esprit
-d'ensemble, qui, d'une telle source, doit bientôt se répandre sur
-toutes les parties antérieures de la philosophie abstraite, afin
-d'y réparer peu à peu les désastres du régime dispersif propre à
-l'élaboration préparatoire des connaissances réelles.
-
-
-D'après l'appréciation scientifique que nous venons de terminer, la
-grande appréciation logique du chapitre précédent se trouve donc
-suffisamment complétée. Malgré l'état peu satisfaisant de presque
-toutes les doctrines spéciales, sauf, à quelques égards, dans les
-sciences inférieures, on peut cependant juger désormais essentiellement
-accomplie la longue et difficile préparation mentale qui, depuis
-la mémorable impulsion initiale de Descartes et de Bacon, devait
-graduellement amener l'avénement final de la vraie philosophie moderne.
-Tous les élémens indispensables destinés à concourir à sa formation
-sont maintenant assez développés pour que le véritable caractère, à
-la fois scientifique et logique, propre à chacun d'eux, soit déjà
-pleinement appréciable, quoique jusqu'ici très-imparfaitement réalisé.
-En même temps, le lien nécessaire de leur systématisation directe est
-spontanément résulté de l'extension successive de l'esprit positif
-à des spéculations de plus en plus éminentes, dont les dernières,
-relatives aux phénomènes les plus complexes et les plus importans,
-réunissent, par leur nature, toutes les grandes conditions de
-l'ascendant philosophique. La création décisive de la sociologie
-complète l'essor fondamental de la méthode positive, et constitue
-le seul point de vue susceptible d'une véritable universalité, de
-manière à réagir convenablement sur toutes les études antérieures, afin
-de garantir leur convergence normale sans altérer leur originalité
-continue. Sous un tel ascendant, nos diverses connaissances réelles
-pourront donc former enfin un vrai système, assujetti, dans son
-entière étendue et dans son expansion graduelle, à une même hiérarchie
-et à une commune évolution, ce qui n'est certainement possible par
-aucune autre voie. D'une autre part, l'indispensable harmonie entre
-la spéculation et l'action est ainsi pleinement établie, puisque les
-diverses nécessités mentales, soit logiques, soit scientifiques,
-concourent alors, avec une remarquable spontanéité, à conférer la
-présidence philosophique aux conceptions que la raison publique a
-toujours justement regardées comme devant universellement prévaloir,
-et qui n'avaient passagèrement perdu cet invariable privilége que par
-suite des besoins exceptionnels propres à la situation profondément
-contradictoire qui caractérise l'ensemble de la grande transition
-moderne. Le bon sens, au nom duquel réclamaient surtout, il y a deux
-siècles, les fondateurs de la philosophie positive, revient donc
-aujourd'hui, convenablement systématisé, présider à son installation
-finale, pour diriger ensuite à jamais son application normale, après
-que toutes les aberrations générales du génie spécial auront été
-suffisamment rectifiées. Enfin, la morale, dont les exigences directes
-étaient implicitement méconnues pendant l'élaboration préliminaire,
-recouvre aussitôt ses droits éternels par suite de la suprématie
-mentale du point de vue social, rétablissant, avec une énergique
-efficacité, le règne continu de l'esprit d'ensemble, auquel le vrai
-sentiment du devoir reste toujours profondément lié. Dans les deux
-derniers siècles, l'ascendant scientifique a pu longtemps appartenir
-à l'impulsion, essentiellement mathématique, émanée des sciences
-inférieures, sans aucun grave danger immédiat pour les conditions
-naturelles de la moralité, tant que les besoins sociaux n'étaient
-pas encore redevenus directement prépondérans. Tout en écartant
-spontanément les contemplations sociales, afin de se restreindre
-d'abord aux études préliminaires où la positivité rationnelle était
-plus aisément développable, l'instinct spéculatif pouvait alors
-être soutenu par ce juste sentiment de l'harmonie fondamentale
-de nos efforts privés avec la commune destination, qui nous rend
-spécialement accessibles aux inspirations morales. Mais il n'en
-est plus ainsi depuis que la crise finale a mis en haute évidence
-l'urgence universelle des nécessités politiques. Dès lors, cet esprit
-scientifique, qui, d'après l'inévitable conviction de son impuissance
-radicale envers les plus nobles spéculations, tend à inspirer, à leur
-égard, une désastreuse indifférence, devient nécessairement de plus en
-plus immoral, en conduisant presque toujours à l'égoïsme systématique,
-que l'ascendant familier des vues d'ensemble peut seul aujourd'hui
-convenablement guérir. Cette intime perturbation, d'autant plus
-dangereuse qu'elle corrompt directement la première source mentale de
-la régénération humaine, est spontanément dissipée par la prépondérance
-philosophique de l'esprit sociologique. Le type fondamental de
-l'évolution humaine, aussi bien individuelle que collective, y est,
-en effet, scientifiquement représenté comme consistant toujours
-dans l'ascendant croissant de notre humanité sur notre animalité,
-d'après la double suprématie de l'intelligence sur les penchans, et
-de l'instinct sympathique sur l'instinct personnel. Ainsi ressort
-directement, de l'ensemble même du vrai développement spéculatif,
-l'universelle domination de la morale, autant du moins que le comporte
-notre imparfaite nature. Il serait assurément superflu de signaler
-ici davantage l'aptitude morale d'une philosophie qui développe
-systématiquement, au plus haut degré possible, le sentiment fondamental
-de la solidarité et de la continuité sociales, en même temps que la
-notion générale de l'ordre spontané que l'économie totale du monde
-réel érige, à tous égards, en base nécessaire de notre conduite, soit
-privée, soit publique.
-
-Pour achever de caractériser cette nouvelle philosophie générale,
-il ne nous reste plus enfin, après avoir suffisamment considéré sa
-constitution propre, à la fois scientifique et logique, qu'à indiquer,
-au chapitre suivant, la nature de son action ultérieure, d'abord
-mentale, puis sociale, en tant du moins qu'une telle détermination peut
-aujourd'hui reposer sur une base vraiment rationnelle, suivant notre
-théorie de l'évolution humaine, ainsi poussée jusqu'à sa plus extrême
-application actuelle.
-
-
-
-
-SOIXANTIÈME ET DERNIÈRE LEÇON.
-
- Appréciation sommaire de l'action finale propre à la philosophie
- positive.
-
-
-Aucune des précédentes révolutions de l'humanité, même la plus grande
-de toutes, relative au passage décisif de l'organisme polythéique de
-l'antiquité au régime monothéique du moyen âge, n'a pu modifier aussi
-profondément l'ensemble de l'existence humaine, à la fois individuelle
-et sociale, que devra le faire, dans un prochain avenir, l'avénement
-nécessaire de l'état pleinement positif, où nous avons reconnu
-consister, à tous égards, la seule issue possible de l'immense crise
-finale qui, depuis un demi-siècle, agite si intimement les populations
-d'élite. Ce terme naturel des divers mouvemens antérieurs est enfin
-tellement préparé, que son accomplissement définitif ne dépend plus
-essentiellement désormais que de l'essor direct et systématique de la
-philosophie correspondante. La seconde moitié du cinquante-septième
-chapitre a été surtout consacrée à faire spécialement apprécier la
-grande élaboration politique qui doit constituer, dans le siècle
-actuel, le principal caractère d'une telle philosophie, dont
-l'influence immédiate se trouve ainsi convenablement signalée. Il
-ne nous reste donc plus ici qu'à indiquer sommairement, sous un
-aspect plus général, l'action normale que devra finalement exercer le
-nouveau régime philosophique, quand son universel ascendant aura pu
-être suffisamment réalisé. Nous devons, à cet effet, le considérer
-successivement envers chacun des modes essentiels de l'existence
-humaine, d'abord mentale, puis sociale. Relativement à celle-ci, il
-faudra séparément examiner l'ordre purement moral et ensuite l'ordre
-politique proprement dit. Quant à la première, elle présente, non moins
-naturellement, deux points de vue très-distincts, l'un scientifique,
-l'autre esthétique. Mais, ce dernier étant surtout destiné à réfléter
-spontanément l'ensemble des divers aspects humains, aussi bien sociaux
-qu'intellectuels, l'indication qui s'y rapporte sera mieux placée
-à la fin de cette appréciation totale. Telles sont donc les quatre
-classes de considérations générales, d'abord scientifiques ou plutôt
-rationnelles, ensuite morales, puis politiques, et enfin esthétiques,
-d'après lesquelles nous devons, dans ce chapitre extrême, achever
-rapidement de caractériser la grande régénération philosophique qui a
-toujours constitué l'objet essentiel de ce Traité.
-
-La principale propriété intellectuelle de l'état positif consistera
-certainement en son aptitude spontanée à déterminer et à maintenir une
-entière cohérence mentale, qui n'a pu encore exister jamais à un pareil
-degré, même chez les esprits les mieux organisés et les plus avancés.
-Sans doute le régime polythéique, qui dut former, à tous égards, la
-phase la plus importante de notre préparation théologique, offrit
-longtemps, comme je l'ai expliqué, une sorte d'unité spéculative,
-d'après la nature uniformément religieuse que présentaient alors
-toutes les grandes conceptions humaines, du moins avant que la
-métaphysique dissolvante eût acquis une extension décisive. Mais,
-quoique notre intelligence n'ait pu ensuite retrouver une harmonie
-aucunement équivalente, cette consistance initiale, outre sa moindre
-stabilité, ne pouvait même être aussi complète, à beaucoup près,
-que celle qui résultera nécessairement de l'universel ascendant de
-l'esprit positif; car, aux époques les plus arriérées, la positivité
-spontanée des notions les plus particulières et les plus usuelles
-a dû toujours altérer involontairement, en chaque genre, la pureté
-théologique des spéculations générales, tandis que le nouveau régime
-doit, au contraire, imprimer à toutes nos conceptions quelconques,
-depuis les plus élémentaires jusqu'aux plus transcendantes, un
-caractère pleinement positif, sans le moindre mélange indispensable
-d'aucune philosophie hétérogène. Il serait d'ailleurs superflu de
-faire expressément ressortir la supériorité naturelle de cette
-harmonie finale sur l'équilibre précaire et incomplet que nous avons
-vu exister, pendant quelques siècles, sous la prépondérance provisoire
-de la métaphysique scolastique, après l'entier ascendant du système
-monothéique, et avant que la philosophie positive eût commencé à se
-manifester distinctement. La situation profondément contradictoire
-propre à la transition actuelle, où les meilleurs esprits sont
-habituellement soumis à trois régimes incompatibles, permet encore
-moins de concevoir directement aujourd'hui cette prochaine unité, à
-la fois scientifique et logique. On ne peut s'en former une juste
-idée qu'en y voyant surtout, d'après la double appréciation de nos
-deux derniers chapitres, l'extension totale et définitive de ce bon
-sens fondamental qui, longtemps borné à des opérations partielles et
-pratiques, s'est ensuite graduellement emparé des diverses parties du
-domaine spéculatif, de manière à déterminer enfin l'entière rénovation
-de la raison humaine, ou plutôt son ascendant décisif sur la pure
-imagination. Alors notre intelligence, faisant à jamais prévaloir,
-envers les plus hautes recherches, cette même sagesse universelle que
-les exigences de la vie active nous rendent spontanément familière
-à l'égard des plus simples sujets, aura systématiquement renoncé
-partout à la détermination chimérique des causes essentielles et de la
-nature intime des phénomènes, pour se livrer exclusivement à l'étude
-progressive de leurs lois effectives, dans l'intention permanente,
-d'ailleurs spéciale ou générale, d'y puiser les moyens d'améliorer le
-plus possible l'ensemble de notre existence réelle, soit privée, soit
-publique. Le caractère purement relatif de toutes nos connaissances
-étant ainsi habituellement reconnu, nos théories quelconques, sous
-la commune prépondérance naturelle du point de vue social, seront
-toujours uniquement destinées à constituer, envers une réalité qui
-ne saurait jamais être absolument dévoilée, des approximations aussi
-satisfaisantes que puisse le comporter, à chaque époque, l'état
-correspondant de la grande évolution humaine. Cette universelle
-appréciation logique sera d'ailleurs en pleine harmonie scientifique
-avec le sentiment fondamental d'un ordre spontané, essentiellement
-indépendant de nous, même envers nos propres phénomènes, individuels
-ou collectifs, et sur lequel notre intervention ne saurait jamais
-exercer que des modifications simplement secondaires, mais, du reste,
-infiniment précieuses, comme formant la principale base de notre
-puissance effective. On ne peut aujourd'hui comprendre suffisamment
-combien un tel sentiment doit enfin dominer notre intelligence: soit
-parce que la pensée involontaire des perturbations continues, au
-moins virtuelles, nécessairement rappelées par un reste quelconque
-de croyance théologique, empêche encore la plupart des bons esprits
-d'éprouver complétement l'irrésistible conviction que tend à produire,
-à tous égards, la régularité journalière du spectacle extérieur; soit
-aussi parce que cette invariabilité des lois naturelles n'est pas
-jusqu'ici convenablement reconnue à l'égard des événemens les plus
-complexes, dont l'attention publique est justement préoccupée. La
-puissance ultérieure de cette grande notion, à la fois transcendante
-et vulgaire, ne saurait être actuellement aperçue que des entendemens
-assez avancés pour se trouver maintenant, à l'un et à l'autre titre,
-convenablement approchés de cette situation normale, que d'ailleurs
-tout homme sensé regarde déjà comme évidemment inévitable. Enfin
-un troisième attribut élémentaire, en même temps scientifique et
-logique, qui est également propre au véritable esprit positif,
-devra pareillement contribuer beaucoup à accélérer alors l'heureux
-essor de nos saines spéculations, d'après un judicieux usage de la
-liberté fondamentale que la nature et la destination des théories
-réelles laissent nécessairement à notre intelligence, et qui est,
-en tout genre, beaucoup plus étendue que les tendances absolues
-n'ont pu jusqu'ici permettre de le soupçonner. À ces divers titres
-essentiels, notre situation transitoire est encore si peu conforme à
-cette prochaine terminaison, qu'on ne peut aujourd'hui directement
-mesurer l'importance et la rapidité des progrès qui seront ainsi
-obtenus: nous ne pouvons, en chaque cas, que les apprécier vaguement
-d'après ceux déjà réalisés, depuis trois siècles, sous un régime
-mental extrêmement imparfait, et même, à certains égards, radicalement
-vicieux, qui continue à occasionner l'inévitable déperdition de la
-plupart des efforts intellectuels. Toutes les sciences, même les
-plus avancées, étant jusqu'ici à peine sorties de l'enfance, il est
-impossible qu'une culture sagement systématique, où les moindres forces
-seront directement appliquées à la commune élaboration, n'y détermine
-promptement un essor très-supérieur à celui qu'y pouvait permettre
-un empirisme dispersif, impuissant à s'affranchir suffisamment de la
-tutelle métaphysique, et même théologique, dont leur état présent
-nous a offert tant de traces capitales. Pour préciser davantage
-cette indication générale, il faut considérer séparément la parfaite
-harmonie mentale qui appartient à l'état positif, d'abord envers les
-spéculations abstraites, ensuite quant aux études concrètes, et enfin
-relativement aux notions pratiques.
-
-Sous le premier aspect, seul pleinement appréciable jusqu'ici, toutes
-les parties de ce Traité ont fait directement ressortir combien chaque
-classe de connaissances réelles doit hautement s'améliorer, quand
-une marche vraiment rationnelle y remplacera enfin l'élaboration
-purement préliminaire, dont les deux chapitres précédens ont
-suffisamment caractérisé les diverses imperfections essentielles,
-soit scientifiques, soit logiques. Le régime final devant être, à
-cet égard, principalement distingué par l'intime solidarité des
-différentes branches de la philosophie abstraite, il suffit ici de
-signaler sommairement la double influence fondamentale d'une telle
-connexité, comme devant garantir pleinement la juste indépendance de
-chaque science, et consolider entièrement les notions correspondantes.
-Quand l'ascendant normal de l'esprit sociologique aura partout remplacé
-convenablement la vaine présidence scientifique, provisoirement laissée
-à l'esprit mathématique, dès lors réduit à son domaine naturel, la
-prépondérance spontanée d'une science qui dépend de toutes les autres,
-et qui cependant ne saurait jamais être absorbée par aucune d'elles,
-assurera nécessairement le libre essor de chacune, conformément à
-son génie propre, et à l'abri de toute irrationnelle invasion, sans
-altérer néanmoins son concours permanent à l'harmonie universelle, que
-cette légitime originalité de chaque élément philosophique rendra, au
-contraire, plus intime et plus stable. Au lieu de chercher aveuglément
-une stérile unité scientifique, aussi oppressive que chimérique, dans
-la vicieuse réduction de tous les phénomènes quelconques à un seul
-ordre de lois, l'esprit humain regardera finalement les diverses
-classes d'événements comme ayant leurs lois spéciales, d'ailleurs
-inévitablement convergentes, et même, à quelques égards, analogues;
-l'harmonie la plus satisfaisante résultera spontanément entre elles,
-d'abord de leur commun assujettissement continu à une même méthode
-fondamentale, ensuite de leur tendance uniforme et solidaire vers
-une même destination essentielle, et enfin de leur subordination
-simultanée à une même évolution générale. Quoique ce régime définitif
-doive évidemment augmenter beaucoup l'indépendance et la dignité de
-toutes les sciences quelconques, l'étude des corps vivans est pourtant
-celle qui en devra naturellement retirer le plus d'avantages, comme
-ayant dû être jusqu'ici la plus exposée à de désastreux empiétemens,
-contre lesquels elle ne semble pouvoir trouver de garanties effectives
-que sous la protection, encore plus dangereuse, et néanmoins fort
-insuffisante, des conceptions théologico-métaphysiques. Le déplorable
-conflit qui résulte, en biologie, d'une telle opposition, constitue
-aujourd'hui la seule influence sérieuse qu'ait pu encore conserver
-l'ancien antagonisme philosophique entre le matérialisme et le
-spiritualisme. Car ces deux tendances inverses, mais également
-vicieuses, que leur intime corrélation destine à disparaître
-simultanément sous la prépondérance finale du véritable esprit positif,
-ne représentent, au fond, l'une que la disposition naturelle des
-sciences inférieures à absorber abusivement les supérieures, l'autre
-que l'entraînement spontané de celles-ci à supposer le maintien de
-leur juste dignité, toujours lié à la ténébreuse conservation de
-l'antique philosophie: double aberration qui n'a plus maintenant de
-gravité profonde qu'envers les études biologiques, où elle cédera
-nécessairement à l'heureuse aptitude directe de la philosophie
-finale pour régler convenablement chaque constitution scientifique,
-à la fois sans oppression et sans anarchie. Si l'on considère, en
-second lieu, la coordination intérieure de chaque science, la même
-discipline philosophique y doit ultérieurement garantir, en vertu
-de son universalité caractéristique, l'indispensable consolidation
-des diverses conceptions essentielles contre l'imminente dissolution
-dont les menace aujourd'hui, en tous genres, l'essor déréglé des
-impulsions spéciales. Dans les sciences même les plus avancées,
-d'irrécusables symptômes annoncent déjà l'impérieuse nécessité de
-contenir ainsi les perturbations radicales qu'y doit susciter de plus
-en plus la tendance croissante des médiocrités ambitieuses à obtenir
-de faciles succès par l'anarchique démolition des doctrines qu'on y
-suppose les mieux établies, et qui cependant ne sauraient, en aucun
-cas, être suffisamment affermies que d'après leur commune adhérence
-au système général de la vraie philosophie abstraite. Ainsi que le
-précédent, ce nouveau besoin essentiel, quoique partout appréciable,
-doit se faire spécialement sentir pour les études biologiques, que
-leur complication supérieure et leur formation plus tardive doivent
-davantage exposer aux controverses destructives, mais que leur plus
-intime connexité avec la science dirigeante devra naturellement
-rendre aussi mieux accessible à sa salutaire protection. En signalant
-ici seulement l'exemple le plus décisif, la déplorable hésitation
-scientifique que conservent encore tant d'esprits éclairés au sujet
-de la grande conception de la hiérarchie animale, sans laquelle toute
-véritable philosophie biologique serait assurément impossible, se
-trouvera spontanément dissipée à jamais, quand le régime final aura
-fait suffisamment reconnaître la liaison nécessaire d'une telle notion,
-soit avec l'ensemble de la constitution spéculative, soit même avec
-le principe général du classement social, comme je l'ai spécialement
-expliqué. Jusqu'envers les cas où les notions établies comporteraient,
-en effet, d'incontestables rectifications partielles, une sage
-discipline philosophique saura toujours maintenir une juste pondération
-rationnelle entre les exigences, quelquefois opposées, de la liaison
-et de l'exactitude; tandis que le régime dispersif sacrifie trop
-aveuglément aujourd'hui les premières aux dernières, d'ailleurs souvent
-plus spécieuses que réelles.
-
-Quoique la marche nécessaire de l'élaboration préliminaire, fidèlement
-reproduite dans l'ensemble de ce Traité, y ait dû faire justement
-prévaloir la formation graduelle de la science abstraite, dont Bacon
-avait si bien pressenti l'indispensable priorité, il est clair,
-suivant les indications spéciales de l'avant-dernier chapitre, que
-la construction directe de la science concrète devra naturellement
-constituer l'une des principales attributions permanentes du nouvel
-esprit philosophique, sans l'ascendant duquel ne pourrait certainement
-se développer une étude qui exige inévitablement l'intime combinaison
-continue des divers points de vue scientifiques. Une telle étude doit
-être, à tous égards, comme l'indique déjà sa dénomination la plus
-usitée, éminemment historique, en tant que relative à l'appréciation
-effective de l'existence successive propre aux différens êtres réels.
-Outre l'éclatante lumière qu'elle fera spontanément rejaillir sur
-les lois élémentaires des divers modes d'activité, et les précieuses
-indications pratiques dont elle sera, par sa nature, la source
-immédiate, je dois y signaler ici, surtout envers les phénomènes les
-plus complexes et les plus élevés, une importante détermination,
-qui ne saurait être autrement obtenue, et dont il faut regarder la
-réaction philosophique comme spécialement indispensable à la pleine
-consolidation du nouveau régime mental, où l'entière élimination de
-l'absolu ne pourrait, sans cela, être suffisamment assurée. Il s'agit
-de la fixation, aujourd'hui trop prématurée, mais alors directement
-accessible, de la véritable durée générale assignée, par l'ensemble de
-l'économie réelle, à chacune des principales existences naturelles, et
-entre autres à l'évolution ascensionnelle de l'humanité. Quoique cette
-grande évolution, qui commence à peine à se dégager aujourd'hui d'un
-lent essor préparatoire, doive certainement rester encore à l'état
-progressif pendant une longue suite de siècles, au delà desquels il
-serait sans doute aussi déplacé qu'irrationnel de spéculer maintenant,
-il importe cependant beaucoup au développement ultérieur du vrai génie
-philosophique de reconnaître déjà, en principe, le plus nettement
-possible, que l'organisme collectif est nécessairement assujetti,
-comme l'organisme individuel, à un inévitable déclin spontané, même
-indépendamment des altérations insurmontables du milieu général.
-Vainement argue-t-on, pour détourner cette fatale assimilation,
-d'une prétendue différence radicale entre les deux cas, tenant au
-rajeunissement continu que l'on suppose indéfiniment propre au
-premier; car, il est clair que le second n'y est pas, au fond, moins
-disposé, d'après l'introduction permanente de nouveaux élémens, qui
-n'y cesse qu'avec la vie, et qui pourtant n'y empêche pas la mort,
-quand la décomposition croissante l'emporte enfin sur la recomposition
-décroissante. Sauf l'immense inégalité des durées, relative à l'étendue
-comparative des deux organismes et à la vitesse respective de leur
-développement, rien ne saurait assurément empêcher la vie collective
-de l'humanité d'offrir naturellement une semblable destinée, dont la
-perspective philosophique, tout en dissipant radicalement les illusions
-métaphysiques sur la perfectibilité indéfinie, ne doit pas davantage
-décourager les énergiques tentatives d'une judicieuse amélioration
-que ne le fait habituellement, aux yeux de tous les hommes sensés, en
-un cas beaucoup moins favorable, la pleine certitude d'une inévitable
-destruction, même quand elle est très-prochaine. La saine philosophie
-devra, ce me semble, peu regretter l'insuffisante coopération de ceux
-qui n'auraient pas désormais le courage de concourir activement à la
-longue ascension de l'humanité sans la stimulation artificielle de ces
-chimériques espérances, dont l'influence tend directement aujourd'hui
-à prolonger, sous d'autres formes, la ténébreuse prépondérance de
-l'antique philosophie absolue. Il serait d'ailleurs évidemment oiseux
-de s'arrêter maintenant, en aucune manière, à la détermination
-prématurée du caractère extrême que devra prendre, dans un avenir
-très-lointain, le véritable esprit philosophique, toujours disposé
-à reconnaître, sans aucun vain désespoir, toute destinée clairement
-inévitable, quand l'âge du déclin deviendra prochain, afin d'en adoucir
-convenablement l'amertume naturelle, en y soutenant noblement la
-dignité humaine. Ce n'est point à ceux qui sortent à peine de l'enfance
-qu'il appartient déjà de préparer leur vieillesse: cette prétendue
-sagesse conviendrait certainement encore moins pour la vie collective
-que pour la vie individuelle.
-
-Si l'on considère enfin l'influence normale du nouveau régime mental
-quant à l'élaboration rationnelle des connaissances pratiques, il
-serait ici superflu de faire expressément ressortir son heureuse
-aptitude à constituer spontanément la plus intime harmonie permanente
-entre le point de vue actif et le point de vue spéculatif, dès lors
-toujours subordonnés à un même esprit philosophique, après l'entière
-cessation de l'opposition radicale que l'antique philosophie avait
-nécessairement établie entre eux. D'un côté, en effet, l'essor
-pratique, plus ou moins comprimé jusqu'ici par de superstitieux
-scrupules, ou détourné par de chimériques espérances, devra être
-directement stimulé d'après l'universel ascendant de la positivité
-rationnelle, qui soumettra toutes les opérations usuelles à une
-lumineuse appréciation systématique. Mais, en sens inverse, l'extension
-technique n'aura pas moins d'efficacité pour faire unanimement
-apprécier l'immense supériorité du vrai régime scientifique sur la
-vaine constitution antérieure des diverses spéculations humaines. Le
-sentiment de l'action et celui de la prévision étant ainsi mutuellement
-solidaires, d'après leur commune subordination au principe fondamental
-des lois naturelles, il n'est pas douteux qu'une telle connexité devra
-beaucoup contribuer à populariser et à consolider, par une application
-continue, la nouvelle philosophie, où chacun reconnaîtra directement
-l'uniforme réalisation d'une même marche générale envers tous les
-sujets quelconques accessibles à notre intelligence. Ces diverses
-influences nécessaires seront surtout caractérisées dans l'essor
-ultérieur des deux arts les plus difficiles et les plus importans,
-l'art médical et l'art politique, aujourd'hui à peine ébauchés, d'après
-l'état d'enfance des théories correspondantes, et qui seront alors
-promptement rationnalisés, sous la puissante impulsion d'une véritable
-unité philosophique, quand toutefois les études concrètes auront été
-suffisamment instituées. Puisque les phénomènes les plus complexes
-sont aussi les plus modifiables, c'est à eux que doit naturellement
-se rapporter la principale appréciation de la vraie relation générale
-entre la spéculation et l'action. Ainsi se manifestera directement, à
-tous égards, la solidarité mutuelle qui doit intimement unir l'activité
-pratique et le régime mental les plus convenables à la vraie nature
-humaine, après leur entier affranchissement des impulsions étrangères
-qui, longtemps indispensables à leur essor initial, entravent désormais
-leur double progrès et leur rapprochement décisif.
-
-Telles sont, en aperçu très-sommaire, les diverses propriétés
-essentielles que devra spontanément développer l'esprit positif,
-enfin parvenu, par suite de sa dernière extension fondamentale, à sa
-pleine universalité caractéristique, et que dissimule profondément
-aujourd'hui la désastreuse prolongation de sa dispersion préliminaire.
-Il faut maintenant apprécier, avec une équivalente rapidité, la haute
-aptitude, encore plus méconnue, et pourtant encore plus décisive, de la
-philosophie positive pour consolider et perfectionner, à tous égards,
-la moralité humaine.
-
-Nous avons eu déjà, dans les deux chapitres précédens, quelques
-occasions de reconnaître suffisamment la fatale scission qui s'est
-naturellement développée, pendant tout le cours de la grande transition
-moderne, entre les besoins intellectuels et les besoins moraux,
-et d'après laquelle on est aujourd'hui involontairement disposé à
-craindre que le régime le plus convenable aux uns ne puisse également
-satisfaire aux autres. Pour dissiper cette funeste prévention, qui
-tend directement à neutraliser l'activité régénératrice, il suffit
-de remarquer que ce dangereux antagonisme dut seulement constituer
-un résultat inévitable, très-douloureux sans doute, mais purement
-provisoire, de la situation contradictoire qui devait caractériser
-une telle évolution préliminaire, où la rénovation mentale n'était
-d'abord exécutable qu'envers les études supérieures, en écartant,
-comme trop compliquées, les questions morales, qui semblaient
-ainsi devoir indéfiniment adhérer à l'antique philosophie, dont ce
-mouvement préalable était surtout destiné à détruire l'ascendant
-devenu profondément oppressif, avant de pouvoir le remplacer par
-une systématisation plus complète et plus durable. Mais l'extension
-finale de la positivité rationnelle aux plus éminentes spéculations
-fait désormais cesser spontanément cette désastreuse opposition,
-en conférant directement au point de vue social la plus heureuse
-prépondérance normale, aussi bien logique et scientifique que morale et
-politique, comme les deux derniers chapitres l'ont pleinement démontré.
-Sous ce nouveau régime philosophique, l'esprit positif développera
-rapidement son aptitude essentielle à traiter de telles questions, où
-les conceptions théologiques et métaphysiques ne peuvent plus offrir
-maintenant que des dangers toujours croissans, en faisant rejaillir
-sur les doctrines les plus importantes l'incertitude et le discrédit
-qui s'attacheront inévitablement de plus en plus à une philosophie dès
-longtemps caduque, envers laquelle l'absence actuelle de toute autre
-systématisation contient à peine la juste antipathie de la raison
-moderne.
-
-Depuis que l'intervention métaphysique a définitivement rompu l'unité
-théologique, en s'efforçant vainement de la remplacer, sa profonde
-impuissance organique a dû se trouver passagèrement dissimulée par
-l'ardeur même de la grande lutte critique, qui, à défaut de vrais
-principes moraux, suscitait une impulsion commune, propre à refouler,
-à un certain degré, l'égoïsme spontané. Mais, l'opération négative
-étant aujourd'hui, sous tous les aspects essentiels, aussi accomplie
-qu'elle puisse l'être jusqu'à la rénovation directe, l'inévitable
-affaissement des passions purement révolutionnaires, faute d'une
-suffisante destination, commence à mettre en pleine évidence la
-fragilité croissante des fondemens métaphysiques, incapables de
-résister utilement à la moindre perturbation. Les convictions
-profondes, que la théologie a laissé détruire, et que la métaphysique
-n'a pu ranimer, ne peuvent donc plus être établies désormais, en
-morale comme partout ailleurs, que d'après l'universelle prépondérance
-de l'esprit positif, quand il y sera enfin convenablement appliqué,
-dans l'élaboration finale des théories sociales. Il serait assurément
-superflu d'ailleurs d'insister ici sur la tendance éminemment morale
-propre à l'ascendant scientifique du point de vue social et à la
-suprématie logique des conceptions d'ensemble, qui, suivant nos
-explications antérieures, devront constituer le double caractère
-final de la philosophie pleinement positive. Dans l'universelle
-fluctuation inhérente à l'anarchie actuelle, où, faute de principes
-suffisans, les plus indispensables notions peuvent être ouvertement
-contestées, rien ne saurait donner une juste idée de l'énergie et de
-la ténacité que devront acquérir, à tous égards, les règles morales,
-lorsqu'elles pourront ainsi reposer convenablement sur une irrécusable
-appréciation de l'influence réelle, directe ou indirecte, spéciale ou
-générale, que l'existence humaine, soit privée, soit publique, doit
-habituellement recevoir de nos actes et de nos tendances quelconques,
-successivement jugés d'après l'ensemble des lois de notre nature, à la
-fois individuelle et sociale. Cette détermination positive ne laissera
-plus aucun accès essentiel à ces faciles subterfuges par lesquels tant
-de sincères croyans éludent journellement, à leurs propres yeux comme
-à ceux d'autrui, la rigueur des prescriptions morales, depuis que les
-doctrines religieuses ont partout perdu leur principale efficacité
-sociale, sous l'irrévocable décadence du pouvoir correspondant.
-L'intime sentiment de l'ordre fondamental doit alors acquérir, à tous
-égards, d'après la convergence nécessaire de tout le développement
-spéculatif, une intensité susceptible de persister spontanément au
-milieu des plus orageuses perturbations. Pendant que la parfaite unité
-mentale qui caractérise l'état positif déterminera ainsi, chez chacun
-des esprits convenablement cultivés, d'actives convictions morales,
-elle constituera, non moins inévitablement, de puissans préjugés
-publics, en développant, à ce sujet, une plénitude d'assentiment qui
-n'a pu jamais exister au même degré, et dont l'irrésistible ascendant
-continu sera destiné à suppléer à l'insuffisance des efforts privés,
-en cas de culture trop imparfaite ou d'entraînement trop énergique.
-J'ai d'ailleurs assez expliqué d'avance, surtout au cinquante-septième
-chapitre, que cette double efficacité morale de la philosophie
-finale ne suppose pas seulement l'influence directe et spontanée
-des doctrines correspondantes, qui, quel qu'en doive être le pouvoir
-spéculatif, suffiraient rarement à contenir les stimulations vicieuses,
-vu la faible intensité des impulsions purement intellectuelles dans
-l'ensemble de notre économie. Nous avons pleinement reconnu que, sous
-le régime le plus favorable, de tels résultats exigeront, en outre,
-par leur nature, d'abord l'action fondamentale d'un système convenable
-d'éducation universelle, et même ensuite l'intervention continue
-d'une sage discipline, à la fois privée et publique, émanée du même
-pouvoir moral qui aura dirigé cette commune initiation. On oublie trop
-aujourd'hui cette indispensable considération dans les comparaisons
-superficielles et prématurées, si souvent injustes, et quelquefois
-malveillantes, que l'on tente d'établir de la morale positive, à
-peine mentalement ébauchée, et encore dépourvue de toute institution
-régulière, avec la morale religieuse, complétement developpée par une
-élaboration séculaire, et dès longtemps assistée de tout l'appareil
-social qu'exigeait son application.
-
-L'influence ultérieure de la philosophie positive n'étant donc, à
-cet égard, maintenant appréciable que relativement aux doctrines
-elles-mêmes, indépendamment des institutions correspondantes, il
-importe, pour en faciliter l'appréciation sommaire, d'y distinguer ici
-rapidement chacun des trois degrés nécessaires que nous avons reconnus,
-au cinquantième chapitre, propres à la morale universelle, d'abord
-personnelle, puis domestique, et enfin sociale.
-
-Sous le premier aspect, la morale positive, convenablement organisée,
-comportera certainement beaucoup plus d'efficacité pratique que
-n'a pu jamais en obtenir, même à l'état monothéique, la morale
-religieuse, malgré les puissans moyens dont elle a disposé. Outre
-que l'appréciation individuelle de chaque système de conduite est,
-en ce cas, plus directe et plus facile, ce degré initial sera dès
-lors habituellement envisagé sous son aspect véritable, non plus
-seulement quant à son utilité privée, mais comme base primordiale de
-tout le développement moral, et, à ce titre, radicalement soustrait à
-l'arbitrage de la prudence personnelle, pour être désormais pleinement
-incorporé à l'ensemble des prescriptions publiques. Les anciens
-n'ont pu obtenir un tel résultat, quoiqu'ils en eussent pressenti
-l'importance, et le catholicisme lui-même ne l'a pas suffisamment
-réalisé, par une conséquence inévitable de la prépondérance toujours
-accordée à un but imaginaire. En exagérant les dangers momentanés d'une
-franche renonciation à toute espérance chimérique, on a trop méconnu
-jusqu'ici les avantages permanens que doit produire, sous une sage
-direction philosophique, la concentration finale des efforts humains
-sur la vie réelle, soit individuelle, soit surtout collective, dont
-l'homme est ainsi directement poussé à améliorer le plus possible
-l'économie totale, d'après l'ensemble des moyens qui lui sont propres,
-et parmi lesquels les règles morales occupent certainement le premier
-rang, comme immédiatement destinées à permettre ce concours universel
-où réside évidemment notre principale puissance. Si cette inévitable
-restriction tend, à certains égards, à diminuer spontanément une
-prévoyance immodérée, en faisant mieux sentir le prix de l'actualité,
-cette influence, facile à régler, peut elle-même utilement consolider
-l'harmonie commune, en détournant davantage de toute excessive
-accumulation. Une saine appréciation de notre nature, où d'abord
-prédominent nécessairement les penchans vicieux ou abusifs, rendra
-vulgaire l'obligation unanime d'exercer, sur nos diverses inclinations,
-une sage discipline continue, destinée à les stimuler et à les
-contenir suivant leurs tendances respectives. Enfin, la conception
-fondamentale, à la fois scientifique et morale, de la vraie situation
-générale de l'homme, comme chef spontané de l'économie réelle, fera
-toujours nettement ressortir la nécessité de développer sans cesse,
-par un judicieux exercice, les nobles attributs, non moins affectifs
-qu'intellectuels, qui nous placent à la tête de la hiérarchie vivante.
-Le juste orgueil que devra susciter le sentiment continu d'une telle
-prééminence, surtout succédant à l'infériorité tant consacrée de
-l'homme envers les anges, ne saurait d'ailleurs déterminer aucune
-dangereuse apathie, puisque le même principe rappellera toujours un
-type de perfection réelle, au-dessous duquel il sera trop aisé de
-sentir que nous resterons constamment, quoique nos efforts persévérans
-puissent nous en rapprocher de plus en plus. Il en résultera seulement
-une noble audace à développer en tous sens la grandeur de l'homme, à
-l'abri de toute terreur oppressive, et sans reconnaître jamais d'autres
-limites que celles que nous impose l'irrésistible ensemble de l'ordre
-réel, qu'il faut d'ailleurs chercher à modifier le plus possible à
-notre avantage, d'après son exacte appréciation continue.
-
-Quant à la morale domestique, une comparaison décisive fera sans
-doute bientôt apprécier la supériorité spontanée de la philosophie
-positive, seule apte désormais, d'après les explications spéciales
-du cinquantième chapitre, à refréner convenablement les dangereuses
-aberrations que la métaphysique a suscitées, sans que la théologie
-pût les contenir. Peut-être fallait-il que l'anarchie actuelle fût
-poussée jusqu'à ces intimes perturbations, pour rendre pleinement
-irrécusable la nécessité de constituer enfin l'ensemble des notions
-morales sur une nouvelle base intellectuelle, seule propre à résister
-suffisamment aux discussions corrosives, et même à les écarter
-irrévocablement, en manifestant directement l'immuable réalité de la
-subordination fondamentale qui constitue l'économie élémentaire des
-sociétés humaines. C'est, en effet, envers l'union domestique, où
-l'appréciation sociologique se confond presque avec l'appréciation
-biologique, qu'on fera le plus aisément sentir combien les rapports
-sociaux sont profondément naturels, puisqu'ils se rattachent ainsi
-au mode d'existence propre à toute la partie supérieure de la
-hiérarchie animale, dont l'humanité offre simplement le plus complet
-développement, en harmonie avec son universelle prééminence. Une
-judicieuse application du principe uniforme de classement, d'abord
-abstrait, ensuite concret, propre à la philosophie positive,
-consolidera d'ailleurs cette subordination élémentaire, en la liant
-intimement à l'ensemble de la constitution spéculative, comme je l'ai
-noté au cinquante-septième chapitre. Enfin l'étude approfondie de
-l'évolution humaine, sous cet aspect capital, démontrera pleinement,
-suivant nos indications historiques, que les diversités naturelles sur
-lesquelles repose une telle économie sont de plus en plus développées
-par le progrès commun, qui fait mieux tendre chaque élément vers
-l'existence la plus conforme à son vrai caractère et la plus convenable
-à l'harmonie générale. Pendant que l'esprit positif consolidera
-systématiquement les grandes notions morales qui se rapportent à
-ce premier degré d'association, il fera directement ressortir la
-prépondérance croissante de la vie domestique pour l'immense majorité
-de l'humanité, à mesure que la sociabilité moderne se rapproche
-davantage de son état normal. L'enchaînement naturel qui, sauf quelques
-rares anomalies individuelles, érige toujours, et à tous égards,
-l'existence domestique en préambule indispensable de l'existence
-sociale, sera donc ainsi finalement garanti contre toute sophistique
-altération.
-
-Appréciée, en troisième lieu, envers la morale sociale proprement
-dite, la philosophie positive y développera, encore plus évidemment
-que dans les deux autres cas, sa haute aptitude organique. Ni la
-philosophie métaphysique, qui consacre spontanément l'égoïsme, ni
-même la philosophie théologique, qui subordonne la vie réelle à une
-destination chimérique, n'ont jamais pu faire directement ressortir le
-point de vue social comme le fera, par sa nature, cette philosophie
-nouvelle, qui le prend nécessairement pour base universelle de la
-systématisation finale. Ces deux régimes antérieurs étaient si peu
-propres à permettre l'essor des affections purement bienveillantes
-et pleinement désintéressées, qu'ils ont souvent conduit à en nier
-dogmatiquement l'existence, l'un d'après de vaines subtilités
-scolastiques, et l'autre sous l'ascendant inévitable des préoccupations
-continues relatives au salut personnel. Aucun sentiment quelconque
-n'étant pleinement développable sans un exercice spécial et permanent,
-surtout s'il est naturellement peu prononcé, on doit donc regarder
-le sens moral, dont le degré social constitue seulement la plus
-complète manifestation, comme ayant été jusqu'ici imparfaitement
-ébauché par une culture indirecte et factice, dont j'ai d'ailleurs
-suffisamment apprécié la nécessité préliminaire. Quand une véritable
-éducation aura convenablement familiarisé les esprits modernes avec
-les notions de solidarité et de perpétuité que suggère spontanément,
-en tant de cas, la contemplation positive de l'évolution sociale, on
-sentira profondément l'intime supériorité morale d'une philosophie qui
-rattache directement chacun de nous à l'existence totale de l'humanité,
-envisagée dans l'ensemble des temps et des lieux: la religion,
-au contraire, ne pouvait, au fond, reconnaître que des individus
-passagèrement réunis, tous absorbés par une destination purement
-personnelle, et dont la vaine association finale, vaguement reléguée au
-ciel, ne devait offrir à l'imagination humaine qu'un type radicalement
-stérile, faute d'aucun but saisissable. La restriction même de toutes
-nos espérances à la vie réelle, individuelle ou collective, peut
-aisément fournir, sous une sage direction philosophique, de nouveaux
-moyens de mieux lier l'essor privé à la marche universelle, dont la
-considération graduellement prépondérante constituera dès lors la seule
-voie propre à satisfaire autant que possible ce besoin d'éternité
-toujours inhérent à notre nature. Par exemple, le respect scrupuleux
-pour la vie de l'homme, qui a toujours augmenté à mesure que notre
-sociabilité s'est développée, ne peut certainement que s'accroître
-beaucoup d'après l'extinction générale d'un espoir chimérique, dont la
-préoccupation continue dispose si aisément à déprécier, aux yeux de
-tous, chaque existence présente, toujours si accessoire en comparaison
-de la perspective finale. Malgré les déclamations rétrogrades des
-diverses écoles religieuses, la philosophie positive, convenablement
-étendue jusqu'aux phénomènes sociaux qui doivent caractériser sa
-principale attribution, se présente donc, à tous égards, comme plus
-apte qu'aucune autre à seconder l'essor naturel de la sociabilité
-humaine. Le véritable esprit philosophique n'étant, au fond, que le bon
-sens pleinement systématisé, on peut même assurer que, du moins sous
-sa forme spontanée, il maintient seul essentiellement, depuis plus de
-trois siècles, l'harmonie générale contre les perturbations dogmatiques
-inspirées ou tolérées par l'ancienne philosophie, dont les divagations
-théologico-métaphysiques eussent déjà bouleversé toute l'économie
-moderne, si la résistance instinctive de la raison vulgaire n'en avait
-implicitement contenu la désastreuse application sociale, quoique les
-effets en soient d'ailleurs trop sensibles, par suite de l'incohérence
-naturelle de cette insuffisante opposition pratique, qui n'intervient
-jamais qu'envers les désordres très-prononcés, sans pouvoir en arrêter
-le renouvellement toujours imminent en faisant enfin cesser l'anarchie
-mentale d'où ils proviennent nécessairement.
-
-D'après cette triple aptitude fondamentale, la morale positive tendra
-de plus en plus à représenter familièrement le bonheur de chacun
-comme surtout attaché au plus complet essor des actes bienveillans et
-des émotions sympathiques envers l'ensemble de notre espèce, et même
-ensuite, par une indispensable extension graduelle, à l'égard de tous
-les êtres sensibles qui nous sont subordonnés, proportionnellement
-d'ailleurs à leur dignité animale et à leur utilité sociale. Son
-efficacité continue sera d'autant plus assurée qu'elle pourra
-toujours s'adapter spontanément, avec une pleine opportunité, et sans
-aucune inconséquence, aux exigences variables de chaque cas spécial,
-individuel ou social, suivant la nature éminemment relative de la
-nouvelle philosophie: tandis que l'immobilité nécessaire de la morale
-religieuse devait, aux temps même de son principal ascendant, lui ôter
-presque toute sa force au sujet des situations qui, développées après
-sa constitution initiale, n'y avaient pu être suffisamment prévues.
-Avant que l'avenir ait dignement réalisé l'essor universel de ces
-éminens attributs moraux propres à la philosophie positive, c'est aux
-vrais philosophes, précurseurs naturels de l'humanité, qu'il appartient
-déjà de les constater hautement, aux yeux de tous, par la supériorité
-soutenue de leur conduite effective, personnelle, domestique et
-sociale, contrairement à la pernicieuse maxime métaphysique qui
-voudrait aujourd'hui dogmatiquement interdire toute publique
-appréciation de la vie privée. C'est ainsi que d'irrécusables exemples
-devront manifester d'avance la possibilité continue de développer
-désormais, d'après les seuls motifs humains, un sentiment assez complet
-de la morale universelle pour déterminer spontanément, en chaque cas,
-soit une invincible répugnance envers toute violation réelle, soit une
-irrésistible impulsion au plus actif dévouement continu.
-
-Après avoir sommairement caractérisé l'action mentale et l'action
-morale que doit ultérieurement exercer la philosophie positive, il
-faut maintenant procéder à une pareille appréciation envers l'action
-politique qui constituera toujours sa principale destination. Mais la
-considération implicite d'un tel sujet dans toute la seconde moitié de
-ce Traité, où le passé a été sans cesse contemplé en vue de l'avenir,
-et les conclusions explicites du cinquante-septième chapitre pour
-l'avenir le plus immédiat, doivent ici nous réduire, sous ce rapport, à
-l'indication la plus décisive, relative à cette division fondamentale
-entre l'organisme spirituel ou théorique et l'organisme temporel ou
-pratique, dont nous avons assez examiné déjà l'avénement initial; en
-sorte qu'il ne nous reste qu'à juger rapidement son développement
-normal et son application permanente.
-
-La tentative prématurée du catholicisme au moyen âge, malgré son
-éminent mérite et son admirable efficacité que je crois avoir
-dignement appréciés, n'a pu réellement que marquer, à cet égard,
-le but nécessaire de la civilisation moderne par une impression
-ineffaçable, quoique très-imparfaite, sans ébaucher suffisamment une
-solution politique qui devait dépendre d'une tout autre philosophie et
-se rapporter à une tout autre sociabilité. Comme toutes les grandes
-notions sociales placées jusqu'ici sous l'insuffisante protection
-du monothéisme, cette conception fondamentale a dû être d'ailleurs,
-pendant les cinq siècles de la double transition, de plus en plus
-discréditée, à raison de sa pernicieuse adhérence à des doctrines
-arriérées, alors devenues profondément oppressives. On voit, au
-contraire, l'utopie pédantocratique, transmise par la métaphysique
-grecque à la métaphysique moderne, acquérir, en même temps, un
-ascendant croissant, dont l'influence profondément perturbatrice est
-enfin devenue aujourd'hui directement jugeable. Il n'existe donc
-encore essentiellement, à ce sujet, qu'un sentiment fondamental,
-vague et incomplet, mais spontané et indestructible, des exigences
-politiques inhérentes à la nature de la civilisation actuelle, qui
-assigne, en tous genres, une certaine participation distincte à
-la puissance matérielle et à la puissance intellectuelle, dont la
-séparation et la coordination, jusqu'ici entièrement confuses, sont
-surtout réservées à l'avenir. Leur équilibre passager n'est résulté,
-au moyen âge, que d'un antagonisme purement empirique, tenant à
-l'essor du système monothéique sous une sociabilité antérieure, qu'il
-ne pouvait réellement que modifier, quoique son instinct absolu
-l'entraînât à la dominer entièrement, comme l'a montré, au terme de
-cette grande phase, sa tendance directement théocratique, que les
-chefs temporels ont enfin heureusement neutralisée. Quelque haute
-utilité que l'évolution humaine ait alors retirée d'une première
-consécration de l'indépendance fondamentale de la morale envers la
-politique, l'avenir devra certainement reprendre l'ensemble de la
-constitution moderne à partir même de cette opération initiale, qui
-en détermine l'esprit général; car l'élaboration catholique ne put la
-concevoir et la conduire que d'une manière extrêmement insuffisante,
-et, à beaucoup d'égards, vicieuse, vu l'inaptitude radicale de la
-philosophie correspondante. Ce n'est point, en effet, d'après une
-saine appréciation systématique, à la fois mentale et sociale, encore
-essentiellement impossible, que le catholicisme ébaucha la séparation
-nécessaire entre les règles universelles de la conduite humaine,
-soit privée, soit publique, et leurs applications mobiles aux divers
-cas spéciaux. Une telle division ne put être alors instituée que
-suivant l'opposition mystique entre les intérêts célestes et les
-intérêts terrestres, comme le rappellent aujourd'hui les dénominations
-usitées. Si l'instinct vulgaire de la nouvelle situation sociale,
-et l'inévitable prépondérance des impulsions pratiques, n'avaient
-spontanément dirigé vers sa destination politique un moyen logique
-aussi imparfait, les sociétés modernes eussent été ainsi converties
-en stériles thébaïdes, où la vaine préoccupation du salut personnel
-aurait essentiellement absorbé toute considération réelle. Aussi,
-quand le point de vue terrestre eut finalement prévalu sur le point de
-vue céleste, l'indépendance de la morale envers la politique, malgré
-son intime harmonie avec la nature de la civilisation moderne, comme
-je l'ai assez expliqué aux cinquante-quatrième et cinquante-septième
-chapitres, dut se trouver spéculativement très-compromise, parce
-qu'elle n'avait alors, au fond, aucune base rationnelle, susceptible de
-résister suffisamment aux divagations révolutionnaires. Devant ainsi
-reprendre, dès ses premiers fondemens, l'ensemble de cette opération
-décisive, dont le passé ne peut réellement fournir aucun type, l'avenir
-positif en accomplira d'abord la rectification essentielle, d'après
-une juste appréciation du cours entier de l'évolution humaine; car
-le principe chrétien poussait certainement l'indépendance de la
-morale jusqu'à un vicieux isolement, aussi funeste qu'irrationnel.
-En constituant partout la prépondérance directe, à la fois logique
-et scientifique, du point de vue social, la philosophie positive ne
-saurait certainement la méconnaître jamais envers la morale elle-même,
-qui doit en offrir toujours la principale application, et où, jusqu'au
-cas purement individuel, tout doit être sans cesse rapporté, non à
-l'homme, mais à l'humanité. On peut évidemment étendre aux lois
-morales la remarque essentielle déjà indiquée, aux deux chapitres
-précédens, envers les lois intellectuelles, comme étant, par leur
-nature, aussi bien les unes que les autres, beaucoup mieux appréciables
-dans l'organisme collectif que dans l'organisme individuel. Quoique
-le type fondamental du perfectionnement humain soit nécessairement
-identique pour l'individu et pour l'espèce, il doit être néanmoins bien
-plus complétement caractérisé d'après l'examen de l'évolution sociale
-que suivant l'évolution personnelle. Il est donc certain que la morale
-proprement dite ne cessera jamais, à ce double titre, de rattacher à la
-politique convenablement envisagée son point de départ général. Leur
-division nécessaire ne résultera désormais, comme je l'ai expliqué,
-que de l'institution systématique d'une décomposition intérieure
-entre les vues théoriques et les vues pratiques, indispensable à leur
-commune destination. Nous pouvons, à ce sujet, résumer déjà l'ensemble
-des conditions ultérieures propres au principal office politique de
-la philosophie positive, en concevant sa sagesse systématique comme
-devant enfin concilier les attributs opposés que la sagesse spontanée
-de l'humanité manifesta successivement dans l'antiquité et au moyen
-âge. Car, si le régime monothéique eut le mérite de proclamer enfin,
-quoique avec trop peu de succès, la légitime indépendance de la
-morale, ou plutôt sa dignité supérieure, il y avait sans doute une
-tendance éminemment sociale au fond de son antique subordination
-envers la politique, quoique le régime polythéique l'eût poussée
-jusqu'à une pernicieuse confusion, d'ailleurs impossible à éviter
-alors, et même indispensable à la concentration militaire, suivant
-nos explications historiques. La seule antiquité a pu réellement
-offrir jusqu'ici un système politique complet, comportant une entière
-homogénéité, et susceptible de conserver, pendant une longue existence,
-un caractère essentiellement identique: il n'a pu s'instituer depuis
-que des transitions plus ou moins chroniques, d'abord au moyen âge,
-et ensuite sous l'initiation moderne. Or, cet organisme polythéique
-a présenté, comme on l'a vu, deux modes pleinement distincts,
-quoique intimement combinés: l'un conservateur et stationnaire,
-sous l'ascendant théocratique; l'autre actif et progressif, sous
-l'impulsion militaire. Le grand effort politique tenté prématurément
-au moyen âge, et que l'avenir pourra seul réaliser, consiste surtout
-à concilier radicalement, dans un milieu, avec un but et d'après un
-principe d'ailleurs très-différens, les propriétés opposées de ces deux
-régimes, dont l'un conférait au pouvoir théorique et l'autre au pouvoir
-pratique l'universelle prépondérance sociale. Cette conciliation
-fondamentale reposera directement, comme je l'ai expliqué, sur la
-distinction systématique entre les justes exigences respectives de
-l'éducation et de l'action. Mais, en instituant convenablement cette
-répartition décisive, sans laquelle la politique moderne ne peut
-plus faire aucun pas capital, il importe extrêmement, suivant la
-doctrine du cinquante-quatrième chapitre, spécialement complétée au
-cinquante-septième, d'y conserver scrupuleusement à la pratique la
-suprême direction journalière des opérations, où l'autorité théorique
-doit toujours rester purement consultative, sous peine d'imminentes
-perturbations pédantocratiques. Quoique l'irrévocable élimination
-des influences religieuses doive heureusement empêcher désormais la
-profonde oppression que put jadis déterminer le déréglement initial des
-ambitions spéculatives, nous avons reconnu combien leurs irrationnelles
-prétentions peuvent encore susciter de graves désordres, dont la
-réaction ou même l'inquiétude tendent maintenant d'ailleurs à interdire
-aux exigences théoriques toute légitime satisfaction politique, d'où
-l'aveugle instinct d'une indispensable résistance pratique craindrait
-aujourd'hui de voir sortir un essor subversif qu'elle ne pourrait
-plus contenir. Malgré les hautes difficultés, à la fois mentales et
-sociales, que présentera certainement une telle pondération, première
-base nécessaire de l'organisme positif, l'économie élémentaire des
-sociétés modernes en indique néanmoins déjà l'ébauche spontanée dans la
-relation journalière entre l'art et la science, qu'il s'agit ainsi, au
-fond, de constituer définitivement, en l'étendant jusqu'aux opérations
-les plus importantes et les plus difficiles, sous l'inspiration
-générale d'une saine philosophie, toujours attentive à l'ensemble
-des rapports humains. L'inévitable imperfection que doit encore
-présenter ce type naturel ne saurait l'empêcher de fournir réellement
-aujourd'hui de précieuses indications sur la correspondance ultérieure
-entre la théorie et la pratique, en politique comme partout ailleurs,
-suivant la tendance caractéristique de l'esprit positif à toujours
-rattacher chaque appréciation systématique à une première manifestation
-instinctive. On reconnaît ainsi, en même temps, et la nécessité
-permanente d'une juste indépendance de la théorie, sans laquelle son
-propre essor, et par suite celui de la pratique, seraient profondément
-entravés, et son impuissance radicale à diriger les opérations réelles,
-où la sagesse pratique doit seule présider à l'emploi continu des
-lumières spéculatives. Si la longue expérience propre à l'élaboration
-moderne a spontanément consacré, par une multitude de vérifications
-journalières, cette double situation dans les cas les plus simples,
-des motifs parfaitement analogues doivent, à bien plus forte raison,
-en faire sentir l'impérieux besoin envers les plus compliqués. En
-systématisant enfin l'universelle suprématie mentale du bon sens, la
-philosophie positive tendra, sous ce rapport, à dissiper directement
-les illusions politiques des ambitions spéculatives, tenant encore à
-l'influence inaperçue de la nature mystique et absolue des théories
-initiales, inspirant, pour l'instinct pratique, un profond dédain;
-tandis que désormais une juste appréciation mutuelle pourra ressortir
-du sentiment unanime relatif à l'identité d'origine, à la conformité de
-marche, et à la communauté de destination, qui existent nécessairement
-entre les deux modes également indispensables de la sagesse humaine,
-dont le progrès dépend surtout de leur intime convergence. L'art
-politique, qui, par sa nature, appelle toujours l'involontaire
-coopération de tous les efforts individuels, est éminemment propre,
-à raison même de sa complication transcendante, à faire dignement
-apprécier aujourd'hui la haute valeur spontanée de la sagesse pratique,
-qui s'y est jusqu'ici montrée ordinairement très-supérieure à la
-sagesse théorique, sous l'heureuse impulsion, il est vrai, d'une
-situation générale dont l'influence effective est à la fois beaucoup
-plus irrésistible et plus déterminée que ne le supposent encore de
-vaines doctrines métaphysiques. On doit, à ce sujet, reconnaître,
-en principe universel, que plus l'art devient éminent, plus il
-importe, d'une part, que la théorie y soit nettement séparée de la
-pratique, et, d'une autre part, que celle-ci conserve toujours la
-direction effective de chaque opération. Mieux on approfondira l'étude
-positive de la politique, surtout moderne, et même actuelle, mieux
-on sentira combien les mesures spontanément émanées de la situation
-y surpassent habituellement, non-seulement envers le présent, mais
-aussi quant à l'avenir, les superbes inspirations de théories mal
-établies. Quoiqu'une telle différence doive sans doute beaucoup
-diminuer désormais sous une meilleure institution des spéculations
-sociales, l'intérêt commun n'y cessera jamais d'exiger la prépondérance
-journalière du pouvoir pratique ou matériel, pourvu qu'il sache enfin
-respecter convenablement la juste indépendance du pouvoir théorique
-ou intellectuel, et reconnaître aussi, comme en tout autre cas, la
-nécessité permanente de comprendre les indications abstraites parmi
-les élémens réguliers de chaque détermination concrète: ce qu'aucun
-véritable homme d'état n'osera certainement contester, aussitôt que
-les théoriciens auront, de leur côté, suffisamment manifesté le
-caractère scientifique et l'attitude politique convenables à leur vraie
-destination sociale. Comme l'ensemble de ce Traité tend, par sa nature,
-à constituer directement la nouvelle puissance spirituelle, j'y devais,
-en le terminant, spécialement rappeler, dans une vue d'avenir, les
-prescriptions rationnelles destinées à prévenir, autant que possible,
-l'empiétement abusif du gouvernement moral sur le gouvernement
-politique, et sans lesquelles on ne saurait dissiper suffisamment
-les justes préventions instinctives qui s'opposent aujourd'hui à
-cet indispensable avénement, où j'ai directement montré la première
-condition sociale de la régénération finale.
-
-En caractérisant, au cinquante-septième chapitre, l'élaboration
-initiale d'un tel avénement, j'ai dû insister sur la nécessité de la
-restreindre d'abord aux seules populations de l'Europe occidentale,
-exactement définie au début de ce volume, afin de mieux garantir sa
-netteté et son originalité contre la tendance vague et confuse des
-habitudes spéculatives actuelles. Mais, en considérant ici l'état
-final, j'y dois nécessairement avoir en vue l'extension ultérieure
-de l'organisme positif, d'abord à l'ensemble de la race blanche, et
-même ensuite à la totalité de notre espèce, convenablement préparée.
-Toutefois l'aptitude naturelle de la philosophie positive à permettre
-une association spirituelle beaucoup plus vaste que n'a jamais pu
-le comporter la philosophie antérieure, est déjà tellement évidente
-qu'il serait heureusement superflu de la faire spécialement ressortir.
-La même propriété fondamentale qui, individuellement considérée,
-destine l'esprit positif à constituer une harmonie mentale jusqu'alors
-impossible, l'appelle aussi, dans l'application collective, à
-déterminer non moins nécessairement une communion intellectuelle et
-morale à la fois plus complète, plus étendue et plus stable qu'aucune
-communion religieuse. Malgré la vaine consécration qu'une aveugle
-routine persiste encore à accorder aux prétentions surannées de la
-philosophie théologique, c'est, à tous égards, sous son inspiration
-spontanée, directe ou indirecte, que l'occident européen s'est
-décomposé depuis cinq siècles en nationalités indépendantes, dont
-la solidarité élémentaire, surtout due à leur commune évolution
-positive, ne saurait être systématisée que sous l'essor direct de la
-rénovation totale. Le cas européen étant par sa nature beaucoup plus
-propre que le cas national à faire convenablement apprécier la vraie
-constitution spirituelle, elle devra ensuite acquérir un nouveau degré
-de consistance et d'efficacité d'après chaque nouvelle extension de
-l'organisme positif, ainsi devenu de plus en plus moral et de moins
-en moins politique, sans que la puissance pratique y puisse pour
-cela jamais perdre son active prépondérance. Suivant une réaction
-nécessaire, cette inévitable progression ne sera pas moins favorable
-à la juste liberté qu'à l'ordre indispensable; car, à mesure que
-l'association intellectuelle et morale se consolidera en s'étendant, la
-concentration temporelle, sans laquelle aujourd'hui la désagrégation
-serait évidemment imminente, diminuera spontanément faute d'urgence, de
-manière à permettre à chaque élément politique une spécialité d'essor
-qui maintenant exposerait à une désastreuse anarchie, dont les dangers
-seraient certainement beaucoup plus graves que les divers inconvéniens
-actuels d'une excessive centralisation pratique.
-
-Quant aux conflits essentiels que l'inévitable discordance des
-passions humaines déterminera spontanément, malgré les plus sages
-mesures, dans l'ensemble de l'économie positive, comme en tout autre
-système antérieur, mais avec un caractère moins orageux et une moins
-opiniâtre ténacité, ils ont dû être d'avance suffisamment considérés
-au cinquante-septième chapitre, puisque leur principale intensité
-sera surtout relative à l'institution initiale du nouveau régime,
-bien davantage qu'à son développement normal; en sorte que je puis
-ici renvoyer essentiellement, sous ce rapport, à cette appréciation
-anticipée, caractéristique quoique sommaire. C'est, en effet, à un
-prochain avenir qu'appartient nécessairement le désastreux essor des
-grandes luttes intestines inhérentes à notre anarchie mentale et
-morale, dont les graves conséquences matérielles commencent déjà à
-devenir partout imminentes, d'abord au sujet des relations élémentaires
-entre les entrepreneurs et les travailleurs, et même ensuite, par une
-influence moins aperçue, qui sera seulement un peu plus tardive, pour
-l'attitude mutuelle des villes et des campagnes. En un mot, il n'y a
-de vraiment systématisé aujourd'hui que ce qui est essentiellement
-destiné à disparaître: or tout ce qui n'est point encore systématisé,
-c'est-à-dire tout ce qui a vie, doit engendrer d'inévitables collisions
-qui ne sauraient être suffisamment prévenues ni même contenues d'après
-le lent essor d'une systématisation très-difficile, que repousse
-d'ailleurs le concours spontané des tendances les plus contraires,
-quoique son propre avénement soit toutefois pleinement naturel. Dans
-cette orageuse situation, la philosophie positive devra trouver
-la première épreuve décisive de son efficacité politique, en même
-temps qu'une irrésistible stimulation à son indispensable ascendant
-social, unique voie de satisfaction régulière dès lors laissée à tous
-les vœux légitimes, relatifs à l'ordre ou au progrès qu'elle seule
-peut réellement concilier. Quand cette pénible introduction sera
-suffisamment accomplie, les difficultés continues, propres à l'action
-normale du nouveau régime, présenteront, quoique de même espèce, une
-intensité beaucoup moindre, et se résoudront d'une semblable manière;
-en sorte qu'il serait ici superflu de s'y arrêter spécialement.
-
-Par des motifs analogues, nous sommes également dispensés
-d'insister encore sur l'intime solidarité spontanée, reconnue au
-cinquante-septième chapitre, entre les tendances philosophiques et
-les impulsions populaires. Après avoir essentiellement déterminé
-l'avénement politique de l'économie positive, cette puissante affinité
-mutuelle en deviendra naturellement le plus solide appui permanent.
-La même philosophie qui aura fait systématiquement reconnaître la
-suprématie mentale de la raison commune, fera pareillement admettre,
-sans aucun danger d'anarchie, la prépondérance sociale des vrais
-besoins populaires, en constituant de plus en plus l'universel
-ascendant de la morale, dominant à la fois les inspirations
-scientifiques et les déterminations politiques.
-
-C'est ainsi qu'après de grands orages passagers, dus surtout à une
-extrême inégalité d'essor entre les exigences pratiques et les
-satisfactions théoriques, la philosophie positive, politiquement
-appliquée, conduira nécessairement l'humanité au système social le plus
-convenable à sa nature, et qui surpassera beaucoup en homogénéité, en
-extension et en stabilité tout ce que le passé put jamais offrir.
-
-Tandis que cette triple élaboration simultanée des opinions, des
-mœurs et des institutions finalement propres à la sociabilité moderne
-s'accomplira graduellement sous l'impulsion naturelle des événemens
-les plus décisifs, la philosophie positive manifestera spontanément
-une quatrième aptitude fondamentale, complémentaire de toutes
-les autres, et moins soupçonnée aujourd'hui qu'aucune d'elles,
-en développant de plus en plus la vraie constitution esthétique
-correspondante à notre civilisation, et si vainement cherchée depuis
-cinq siècles. On se formerait une notion très-insuffisante de cette
-nouvelle propriété ultérieure de l'esprit positif, en la réduisant à
-la seule systématisation de la philosophie générale des beaux-arts,
-incidemment annoncée au cinquante-huitième chapitre. Quelle que doive
-être, à beaucoup d'égards, la haute importance d'une telle opération
-philosophique, jusqu'ici essentiellement impossible et même trop
-prématurée aujourd'hui, comme cependant les meilleures poétiques
-doivent sans doute fort peu suffire à faire surgir de véritables
-poètes, il n'y aurait pas lieu certainement à considérer ici l'action
-esthétique de la philosophie finale, si par sa nature elle ne devait
-avoir un tout autre caractère essentiel, plus éminent et plus efficace,
-à la fois mental et social.
-
-En étudiant la marche générale de l'évolution humaine, j'ai
-fait suffisamment ressortir, surtout aux cinquante-troisième et
-cinquante-sixième chapitres, la destination fondamentale, soit
-statique, soit dynamique, propre à la vie esthétique dans l'ensemble de
-notre existence, individuelle ou collective, où son heureuse influence,
-intermédiaire entre la tendance spéculative et l'impulsion active, doit
-toujours charmer et améliorer les êtres les plus vulgaires et aussi les
-plus éminens, en élevant les uns et adoucissant les autres. Sous cet
-aspect élémentaire, qui deviendra de plus en plus appréciable à mesure
-que se développera la nouvelle philosophie, les beaux-arts doivent
-évidemment beaucoup gagner à l'avénement final du régime positif, qui
-les incorpore dignement à l'économie sociale, à laquelle ils sont
-jusqu'ici restés essentiellement extérieurs. Nous avons d'ailleurs
-reconnu, au cinquante-huitième chapitre, combien l'universelle
-prépondérance du point de vue humain et l'ascendant correspondant de
-l'esprit d'ensemble doivent être profondément favorables à l'essor
-général des dispositions esthétiques, soit dans ce degré modéré qui
-suffit à déterminer un véritable goût, soit même dans cette intensité
-privilégiée qui constitue une vocation réelle. Enfin, l'appréciation
-historique nous avait déjà manifesté, chez les anciens et chez les
-modernes, la double condition sociale indispensable à la plénitude
-d'un tel développement, qui exige nécessairement une sociabilité
-progressive, à la fois fortement caractérisée et profondément stable.
-D'après ces divers motifs, dont le poids ne peut qu'augmenter, tous
-les bons esprits sentiront bientôt, malgré des préjugés qui n'ont
-réellement de force qu'envers l'élaboration préliminaire, les éminentes
-ressources esthétiques propres à notre véritable avenir.
-
-Les diverses conditions mentales et sociales d'un essor actif des
-beaux-arts n'ont pu jusqu'ici, comme je l'ai expliqué, se trouver
-convenablement réunies que sous le régime polythéique de l'antiquité,
-où il se rapportait surtout à une vie publique très-prononcée et
-très-durable, caractérisée par l'énergique développement de l'existence
-militaire, dont l'idéalisation est, à tous égards, essentiellement
-épuisée. Mais il n'en saurait être ainsi de l'activité laborieuse et
-pacifique propre à la civilisation moderne, et qui, jusqu'ici à peine
-ébauchée, n'a pu être encore esthétiquement appréciée, faute de la
-direction philosophique et de la consistance politique convenables
-à sa nature: en sorte que l'art moderne, aussi bien que la science
-et l'industrie elle-même, loin d'avoir déjà vieilli, n'est pas, au
-fond, suffisamment formé, parce qu'il n'a pu se dégager assez du
-type antique, qui, malgré son évidente inopportunité, n'a pas perdu,
-sous ce rapport, la prépondérance provisoire que dut lui procurer
-notre longue transition. Les admirables productions des cinq derniers
-siècles ont constaté, sans doute, de la manière la plus irrécusable,
-contre de vains préjugés, l'inaltérable conservation spontanée des
-facultés esthétiques de l'humanité, et même leur accroissement continu,
-malgré le milieu le plus défavorable. Cependant leur ensemble ne doit
-être regardé, comparativement à l'avenir, que comme constituant une
-simple préparation naturelle, dont la portion la plus originale et
-la plus populaire a dû être ordinairement réduite à la vie privée,
-faute de trouver dans la vie publique une convenable alimentation.
-À mesure qu'un prochain avenir développera enfin le vrai caractère
-intellectuel, moral et politique, propre à l'existence moderne, on
-peut assurer que cette nouvelle vie trouvera bientôt une idéalisation
-continue. Le double sentiment du vrai et du bon n'y saurait devenir
-nettement prononcé, sans que le sentiment du beau, qui n'est, en
-tout genre, que l'instinct de la perfection rapidement appréciée,
-ne doive aussi partout surgir: en sorte que cette dernière action
-générale de la philosophie positive est, par sa nature, intimement
-liée à chacune des trois qui viennent d'être examinées. En outre,
-la régénération systématique de toutes les conceptions humaines
-fournira certainement de nouveaux moyens philosophiques à l'essor
-esthétique, ainsi déjà assuré d'un but éminent et d'une stimulation
-continue. Pour mieux sentir cette importante appréciation, il faut
-d'abord franchement reconnaître que la philosophie théologique,
-d'après l'universelle application spontanée du type humain, qui
-constitue son véritable esprit élémentaire, devait être longtemps
-favorable à l'élan direct de l'imagination. Mais cette aptitude
-initiale était certainement bornée à l'état polythéique, ainsi que
-je l'ai assez expliqué: le déclin monothéique l'a fait tellement
-cesser, qu'elle n'a pu se maintenir que d'après l'étrange expédient
-qui, au milieu du plus fervent christianisme, vint spécialement
-prolonger, à cet effet, l'ascendant contradictoire de la principale
-époque religieuse. On peut donc regarder la conception de la
-divinité, ou plutôt des dieux, comme étant depuis longtemps encore
-plus radicalement impuissante sous l'aspect esthétique qu'elle ne
-l'est certainement devenue sous le point de vue intellectuel et même
-enfin social. Quant à la vaine entité de la Nature, par laquelle la
-métaphysique a tenté de remplacer cette croyance initiale, sa profonde
-stérilité organique est assurément aussi évidente en poésie qu'en
-philosophie et en politique. Il faut peu s'étonner que le sentiment
-confus de cette double lacune ait souvent conduit à regarder les
-sources mentales de l'art comme étant essentiellement taries chez
-ceux qui, ne trouvant point en eux-mêmes une assez intime conviction
-de l'indestructible spontanéité de la vie esthétique, y doivent
-exagérer l'importance des impulsions intellectuelles, dont ils ont
-fait d'ailleurs une appréciation très-insuffisante. Faute d'avoir
-aperçu le côté positif de l'évolution moderne aussi nettement que son
-côté négatif, seul compris jusqu'ici, une superficielle observation
-détermine trop fréquemment, à cet égard, ainsi qu'à tout autre, une
-sorte de désespoir philosophique, parmi les esprits assez avancés
-pour sentir d'ailleurs suffisamment l'impossibilité radicale d'une
-véritable restauration du passé. Mais l'ensemble de la saine théorie
-historique nous a toujours, au contraire, évidemment manifesté, même
-à ce titre spécial, la marche croissante de la fondation, solidaire
-avec celle de la démolition. Le principal résultat philosophique de
-cette double progression consiste dans la convergence spontanée de
-toutes les conceptions modernes vers la grande notion de l'Humanité,
-dont l'active prépondérance finale doit, en tous sens, remplacer
-l'antique coordination théologico-métaphysique. Or cette nouvelle
-unité mentale, nécessairement plus complète et plus durable qu'aucune
-autre, suivant nos dernières explications, comportera certainement,
-sans aucun artifice, une immense aptitude esthétique, quand elle aura
-convenablement prévalu. Une telle efficacité spéciale devra être
-bientôt supérieure à celle qu'a pu jamais montrer la philosophie
-théologique, même dans sa splendeur polythéique; car, si l'art,
-qui partout voit ou cherche l'homme, a dû, à ce titre, longtemps
-sympathiser avec la philosophie initiale qui lui en offrait, à tous
-égards, la pensée fictive, il devra finalement bien mieux s'adapter
-à une doctrine fondamentale substituant, à cette représentation
-chimérique et indirecte, la notion effective et immédiate de la
-prépondérance humaine envers tous les sujets de nos spéculations
-habituelles, dès lors circonscrites à l'ordre réel, primitivement
-inconnu. Il y a certainement, pour ceux qui sauront l'apprécier,
-une source inépuisable de nouvelle grandeur poétique dans la
-conception positive de l'homme comme le chef suprême de l'économie
-naturelle, qu'il modifie sans cesse à son avantage, d'après une sage
-hardiesse, pleinement affranchie de tout vain scrupule et de toute
-terreur oppressive, et ne reconnaissant d'autres limites générales
-que celles relatives à l'ensemble des lois positives dévoilées
-par notre active intelligence: tandis que jusqu'alors l'humanité
-restait, au contraire, passivement assujettie, à tous égards, à une
-arbitraire direction extérieure, d'où devaient toujours dépendre ses
-entreprises quelconques. L'action de l'homme sur la nature, d'ailleurs
-si imparfaite encore, n'a pu se manifester suffisamment que chez
-les modernes, en résultat final d'une pénible évolution sociale,
-longtemps après que l'essor esthétique correspondant à la philosophie
-initiale devait être essentiellement épuisé: en sorte qu'elle n'a
-pu comporter aucune idéalisation. À l'irrationnelle imitation de la
-poésie antique, l'art moderne a continué à chanter la merveilleuse
-sagesse de la nature, même depuis que la science réelle a directement
-constaté, sous tous les aspects importans, l'extrême imperfection de
-cet ordre si vanté. Quand la fascination théologique ou métaphysique
-n'empêche point un vrai jugement, chacun sent aujourd'hui que les
-ouvrages humains, depuis les simples appareils mécaniques jusqu'aux
-sublimes constructions politiques, sont, en général, très-supérieurs,
-soit en convenance, soit en simplicité, à tout ce que peut offrir
-de plus parfait l'économie qu'il ne dirige pas, et où la grandeur
-des masses constitue seule ordinairement la principale cause des
-admirations antérieures. C'est donc à chanter les prodiges de l'homme,
-sa conquête de la nature, les merveilles de sa sociabilité, que le
-vrai génie esthétique trouvera surtout désormais, sous l'active
-impulsion de l'esprit positif, une source féconde d'inspirations
-neuves et puissantes, susceptibles d'une popularité qui n'eut jamais
-d'équivalent, parce qu'elles seront en pleine harmonie, soit avec
-le noble instinct de notre supériorité fondamentale, soit avec
-l'ensemble de nos convictions rationnelles. Le plus éminent poète
-de notre siècle, le grand Byron, qui a jusqu'ici, à sa manière,
-mieux pressenti que personne la vraie nature générale de l'existence
-moderne, à la fois mentale et morale, a seul tenté spontanément cette
-audacieuse régénération poétique, unique issue de l'art actuel.
-Sans doute la saine philosophie n'était point alors assez avancée
-pour permettre à son génie d'apprécier suffisamment, dans notre
-situation fondamentale, rien au delà de l'aspect purement négatif,
-qu'il a d'ailleurs admirablement idéalisé, comme je l'ai noté au
-cinquante-septième chapitre. Mais le profond mérite de ses immortelles
-compositions, et leur immense succès immédiat, malgré de vaines
-antipathies nationales, chez toutes les populations d'élite, ont déjà
-rendu irrécusable, soit la puissance esthétique propre à la nouvelle
-sociabilité, soit la tendance universelle vers une telle rénovation.
-Tous les esprits vraiment philosophiques peuvent donc comprendre
-maintenant que l'avénement nécessaire de la réorganisation universelle
-procurera spontanément à l'art moderne en même temps une inépuisable
-alimentation, par le spectacle général des merveilles humaines, et une
-éminente destination sociale, pour faire mieux apprécier l'économie
-finale. Quoique la philosophie dogmatique doive toujours présider
-à l'élaboration directe des divers types, intellectuels ou moraux,
-qu'exigera la nouvelle organisation spirituelle, la participation
-esthétique deviendra cependant indispensable, soit à leur active
-propagation, soit même à leur dernière préparation; en sorte que l'art
-retrouvera ainsi, dans l'avenir positif, un important office politique,
-essentiellement équivalent, sauf la diversité des régimes, à celui que
-le passé polythéique lui avait conféré, et qui depuis s'était effacé
-sous la sombre domination monothéique. Nous devons évidemment écarter
-ici toute indication générale relative aux nouveaux moyens d'une
-exécution esthétique qui ne saurait être assez prochaine pour comporter
-utilement aucune semblable appréciation actuelle. Mais, en évitant,
-à ce sujet, les discussions prématurées et déplacées, il convient
-pourtant d'annoncer déjà que l'obligation fondamentale nécessairement
-imposée à l'art moderne, comme à la science et à l'industrie, de
-subordonner toutes ses conceptions à l'ensemble des lois réelles, ne
-tendra nullement à lui ravir la précieuse ressource des êtres fictifs,
-et le contraindra seulement à lui imprimer une nouvelle direction,
-conforme à celle que ce puissant artifice logique recevra aussi
-sous ces deux autres aspects universels. J'ai, par exemple, signalé
-d'avance, au quarantième chapitre, l'utile emploi scientifique, et même
-logique, que la saine philosophie biologique pourra désormais retirer
-de la convenable introduction d'organismes imaginaires, d'ailleurs
-en pleine harmonie avec toutes les notions vitales: quand l'esprit
-positif aura suffisamment prévalu, je ne doute pas qu'un tel procédé,
-essentiellement analogue à la marche actuelle des géomètres en beaucoup
-de cas importans, ne puisse vraiment faciliter, en biologie, l'essor
-des conceptions judicieusement systématiques. Or, il est clair que le
-but et les conditions de l'art doivent y permettre une application bien
-plus étendue de semblables moyens, dont l'usage théorique deviendrait
-aisément abusif. Chacun sent d'ailleurs que leur emploi esthétique
-devra principalement se rapporter à l'organisme humain, supposé
-modifié, soit en mal, soit surtout en bien, de manière à augmenter
-convenablement les effets d'art, sans cependant jamais violer les lois
-fondamentales de la réalité.
-
-Dans cette rapide appréciation de l'action esthétique propre à la
-philosophie positive, j'ai dû me borner à considérer explicitement
-le premier de tous les beaux-arts, celui qui, par sa plénitude et
-sa généralité supérieures, a toujours dominé l'ensemble de leur
-développement. Mais il est évident que cette régénération de l'art
-moderne ne saurait être limitée à la seule poésie, d'où elle s'étendra
-nécessairement aux quatre autres moyens fondamentaux d'expression
-idéale, suivant l'ordre indiqué par leur hiérarchie naturelle, signalée
-au cinquante-troisième chapitre. Ainsi, l'esprit positif, qui, tant
-qu'il est resté à sa phase mathématique initiale, a dû sembler mériter
-les reproches habituels de tendance antiesthétique, que lui adresse
-encore injustement une appréciation routinière, deviendra finalement,
-au contraire, d'après son entière systématisation sociologique, la
-principale base d'une organisation esthétique non moins indispensable
-que la rénovation mentale et sociale dont elle est nécessairement
-inséparable.
-
-Cette triple élaboration positive, toujours dominée par un même
-principe fondamental, conduira donc certainement l'humanité au
-régime universel le plus conforme à sa nature, où tous nos attributs
-caractéristiques trouveront habituellement à la fois la plus parfaite
-consolidation respective, la plus complète harmonie mutuelle, et
-le plus libre essor commun. Immédiatement destinée à l'ensemble de
-l'occident européen, les cinq élémens essentiels de cette noble élite
-de notre espèce y apporteront chacun l'indispensable participation
-continue de son génie propre, annonçant déjà, par un tel concours,
-leur intime combinaison ultérieure. Sous la salutaire prépondérance,
-également philosophique et politique, assurée à l'esprit français
-d'après l'ensemble de la transition moderne, l'esprit anglais y fera
-puissamment sentir sa prédilection caractéristique pour la réalité
-et l'utilité, l'esprit allemand y appliquera son aptitude native aux
-généralisations systématiques, l'esprit italien y fera convenablement
-pénétrer son admirable spontanéité esthétique, enfin l'esprit espagnol
-y introduira son double sentiment familier de la dignité personnelle et
-de la fraternité universelle.
-
- * * * * *
-
-En achevant ici cette rapide indication générale de l'action définitive
-propre à la philosophie positive que je me suis efforcé de constituer
-par l'ensemble de ce Traité, j'ai donc enfin terminé complétement
-la longue et difficile opération que j'ai osé concevoir et exécuter
-pour renouveler convenablement aujourd'hui la grande impulsion
-philosophique de Bacon et Descartes, qui, ayant dû se rapporter surtout
-à l'élaboration préliminaire de la positivité rationnelle, devait
-se trouver essentiellement épuisée depuis que, d'après le suffisant
-accomplissement d'une telle préparation, l'esprit humain était conduit
-à aborder directement la rénovation finale, qui n'avait pu être d'abord
-que confusément entrevue, et qui maintenant devait correspondre aux
-irrécusables exigences d'une situation sans exemple, où l'intervention
-philosophique doit radicalement dissiper une anarchie toujours
-imminente, en transformant l'agitation révolutionnaire en activité
-organique. Dans le cours d'un travail que les embarras de ma position
-ont fait durer douze ans, mon intelligence, à l'âge de la pleine
-ardeur, a nécessairement marché, en reproduisant personnellement, avec
-une fidélité spontanée, selon mon plan primitif, les principales phases
-successives de cette moderne évolution mentale. Mais cet inévitable
-progrès a toujours été, j'ose le dire, entièrement homogène, comme
-chaque lecteur peut maintenant s'en convaincre d'après le parfait
-accord de ces trois chapitres extrêmes de conclusions générales avec
-les deux premiers chapitres d'introduction fondamentale: la longue
-élaboration intermédiaire est d'ailleurs restée constamment conforme
-aux conditions scrupuleuses d'une exacte continuité, à la fois logique
-et scientifique. Un simple rapprochement entre la table totale des
-matières et le tableau synoptique initial pourra même aisément rappeler
-ci-dessous que le plan originaire n'a jamais subi aucune altération
-réelle, au moins quant à l'ordre des diverses parties, dont l'extension
-proportionnelle a seule éprouvé un accroissement imprévu envers la
-science finale que j'avais à créer, et qui, en conséquence, ne pouvait
-d'abord être aussi précisément mesurée que les différentes sciences
-préliminaires déjà constituées. Même en ayant égard à cette unique
-exception, tous les bons esprits reconnaîtront, j'espère, que, dans
-cette appréciation systématique de tous les élémens essentiels propres
-à la philosophie fondamentale, chacun d'eux a reçu spontanément le
-développement effectif que méritait, au fond, sa véritable importance
-philosophique.
-
-Par cette universelle élaboration, mon intelligence, aussi
-complétement dégagée de toute métaphysique que de toute théologie,
-se trouve donc parvenue enfin à l'état pleinement positif, où elle
-tente d'attirer tous les penseurs énergiques, pour y construire en
-commun la systématisation finale de la raison moderne. Il me reste
-maintenant à annoncer ici la part personnelle que je me propose de
-prendre ultérieurement à cette construction directe, après l'avoir
-convenablement instituée dans le Traité que je viens d'achever, et
-qui devient désormais le simple point de départ général de tous les
-travaux réservés à mon âge d'entière maturité. En indiquant ces quatre
-ouvrages essentiels, je vais les mentionner suivant l'ordre où je
-les ai successivement conçus, dès la première origine de ce Traité
-fondamental, mais en avertissant déjà que je ne m'engage nullement
-à le suivre, et que je me réserve, à cet égard, toute la liberté
-d'exécution que me procure désormais la base universelle que je viens
-de poser, et dont je puis toujours, sans aucune inconséquence, varier
-à mon gré l'application spéciale, soit d'après les exigences plus ou
-moins éventuelles du grand mouvement philosophique, soit même selon
-les seules convenances de ma situation personnelle: tandis qu'il ne
-pouvait en être ainsi auparavant, vu l'inflexible nécessité de suivre
-scrupuleusement, à tout prix, l'ordre unique qui correspondait à une
-telle fondation, en écartant avec une invariable opiniâtreté les
-divers conseils irrationnels qu'une sollicitude peu judicieuse m'avait
-souvent donnés jadis sur le morcellement arbitraire de la composition
-actuelle. Au reste, je terminerai cette indication par la discussion
-rapide du meilleur ordre d'une telle élaboration, étant d'ailleurs
-très-disposé maintenant à accueillir avec reconnaissance les réflexions
-que pourraient m'adresser à ce sujet tous ceux qui, ayant suffisamment
-compris la nature et la portée de cette nouvelle philosophie,
-s'intéressent aujourd'hui à son essor ultérieur.
-
-Deux de ces ouvrages seront directement destinés à consolider
-méthodiquement le nouveau système philosophique; les deux autres se
-rapporteront surtout à son application générale.
-
-Quant aux premiers, il faut reconnaître que, dans ce Traité original,
-je devais essentiellement apprécier chaque élément fondamental de
-la systématisation finale en restant, autant que possible, dans la
-situation d'esprit conforme à sa constitution actuelle, afin de
-m'élever ainsi successivement, en même temps que le lecteur, avec
-une pleine sécurité et une efficacité mieux assurée, jusqu'à l'état
-définitif que j'avais d'abord aperçu, mais qui ne pouvait être
-suffisamment caractérisé que par cet essor graduel, reproduction
-spontanée, suivant le précepte cartésien, de l'ensemble de l'évolution
-moderne. Or, quels que dussent être les avantages essentiels de cette
-marche à posteriori, sans laquelle mon but eût été certainement
-manqué, il en résulte nécessairement que les diverses philosophies
-spéciales, d'après lesquelles je crois avoir enfin fondé la vraie
-philosophie générale, ne sauraient avoir ici leur véritable caractère
-définitif, qui ne peut maintenant s'établir que sous l'universelle
-intervention normale de la nouvelle unité philosophique, régénérant
-ainsi, à son tour, tous les élémens qui ont dû concourir à sa propre
-formation. Cette réaction nécessaire, qui, convenablement accomplie,
-constituera directement, au moins dans l'ordre abstrait, l'état
-final de la systématisation positive, exigerait donc, par sa nature,
-autant de Traités philosophiquement spéciaux, tous dominés par
-l'esprit sociologique, qu'il existe réellement de différentes sciences
-fondamentales. Mais l'évidente impossibilité d'exécuter dignement cette
-entière élaboration pendant le peu de vie qui me reste, même quand le
-temps m'y serait désormais mieux ménagé, m'a d'avance déterminé à me
-restreindre, à cet égard, aux deux termes extrêmes, qui doivent être,
-en effet, les plus décisifs, et qui d'ailleurs me sont plus familiers:
-ce qui me conduira donc à systématiser méthodiquement, d'une part, la
-philosophie mathématique, d'une autre part, la philosophie politique;
-laissant ainsi à mes divers successeurs ou collègues à constituer
-semblablement les quatre philosophies intermédiaires, astronomique,
-physique, chimique et biologique.
-
-La philosophie mathématique sera l'objet direct d'un ouvrage spécial
-en deux volumes, dont le premier se rapportera naturellement à la
-mathématique abstraite, ou analyse proprement dite, et le second à
-la mathématique concrète, spontanément décomposée en géométrie et
-mécanique, suivant les principes ici établis. Quand j'ai composé, il
-y a douze ans, le tome premier du Traité actuel, j'avais encore une
-opinion beaucoup trop favorable de la portée philosophique propre aux
-géomètres de notre siècle; en sorte que j'y ai dû croire suffisamment
-indiquées plusieurs vues importantes de philosophie mathématique,
-qui sont au contraire restées jusqu'ici complétement inaperçues,
-faute d'avoir été assez distinctement caractérisées pour des esprits
-maintenant parvenus, à force de dispersion empirique, à un degré de
-rétrécissement dont j'avais moi-même d'abord une trop faible idée avant
-une telle épreuve, quoique je sois forcé de vivre au milieu d'eux.
-Ainsi, outre le motif fondamental ci-dessus indiqué, qui m'impose
-l'obligation directe de construire spécialement, d'après mon point
-de vue actuel, une vraie philosophie mathématique, on voit que des
-considérations passagères, mais aujourd'hui fort importantes, doivent
-me faire mieux sentir le besoin d'accomplir une portion aussi décisive
-de la construction générale.
-
-Envers le second ouvrage, uniquement consacré à la philosophie
-politique, il a été ici si souvent indiqué, depuis le début du tome
-quatrième, qu'il serait maintenant superflu d'en signaler expressément
-la destination et l'urgence. Il se composera de quatre volumes,
-dont le premier traitera de la méthode sociologique, le second de
-la statique sociale, le troisième de la dynamique sociale, et le
-dernier de l'application générale d'une telle doctrine. Tous ceux
-qui auront convenablement apprécié ma création de la sociologie
-dans la seconde moitié de ce Traité sentiront aisément, d'après mes
-nombreux avis incidents, qu'elle ne rend nullement superflue cette
-nouvelle composition, à laquelle se trouve seulement ainsi préparée une
-base indispensable. Ayant ici consacré deux volumes à l'élaboration
-originale de la sociologie dynamique, on doit d'abord craindre
-qu'un seul ne puisse pas me suffire ultérieurement pour sa propre
-construction finale: mais il faut considérer que j'ai été forcé de
-mêler, à beaucoup d'égards, à l'étude purement dynamique que je devais
-avoir surtout en vue, des discussions spontanées relatives à la partie
-statique, et même à la méthode, qui auront été alors suffisamment
-constituées d'avance; en sorte que, d'après l'ensemble des préparations
-antérieures, ce volume unique suffira, j'espère, à l'appréciation
-abstraite de l'évolution sociale. Cet ouvrage est, ce me semble, par
-sa nature, le plus important de tous ceux qui me restent à exécuter;
-puisque le Traité actuel ayant finalement abouti à l'universelle
-prépondérance mentale, à la fois logique et scientifique, du point de
-vue social, on ne saurait, à tous égards, plus directement coopérer à
-l'installation finale de la nouvelle philosophie qu'en élaborant l'état
-normal de la science correspondante, quand même les hautes nécessités
-pratiques ne commanderaient pas évidemment une telle construction
-spéciale.
-
-Passant maintenant aux deux ouvrages relatifs à l'application générale
-du nouveau système philosophique, je dois d'abord annoncer, en
-troisième lieu, un Traité fondamental sur l'éducation positive, qui,
-d'après la maturité actuelle de mes idées, me semble réductible à
-un seul volume. Ce grand sujet n'a pu encore être abordé chez les
-modernes d'une manière convenablement systématique, puisque la marche
-générale de l'éducation individuelle ne peut être, à tous égards,
-suffisamment appréciée que d'après sa conformité nécessaire avec
-l'évolution collective, seule immédiatement jugeable, suivant les
-explications directes du cinquante-huitième chapitre. Mais, la vraie
-théorie de cette évolution fondamentale étant maintenant établie, on
-peut enfin traiter aussi de l'éducation proprement dite. D'une autre
-part, la destination sociale d'un tel travail est ici nettement posée
-d'avance, en même temps que son principe philosophique, comme devant
-constituer la première base universelle de la régénération politique,
-dont l'inévitable avénement se trouve déjà démontré et caractérisé.
-Ce troisième ouvrage dérive donc, de la manière la plus naturelle,
-du Traité actuel. Quant à sa haute importance, elle ne saurait être
-douteuse, surtout à cause de l'organisation positive de la morale,
-qui constituera la principale partie d'une telle élaboration, et
-qui doit aujourd'hui déterminer avec le plus d'efficacité l'entière
-élimination de la philosophie théologique, dont la domination surannée
-entrave encore, à tant d'égards, malgré sa propre impuissance, l'essor
-fondamental de la pensée et de la sociabilité modernes.
-
-Enfin, le quatrième ouvrage, également formé d'un seul volume,
-consistera en un Traité systématique de l'action de l'homme sur
-la nature, qui n'a jamais été, à ma connaissance, rationnellement
-appréciée dans son ensemble. Malgré l'intérêt propre de ce vaste sujet,
-il n'y saurait être conçu que dans son institution philosophique;
-puisque son élaboration spéciale exigerait évidemment, d'après mes
-principes encyclopédiques, la construction préalable de la science
-concrète, encore essentiellement prématurée. En cet état, il est aisé
-de concevoir l'intime connexité de cette dernière composition avec le
-Traité fondamental: car son principal objet consistera à organiser
-directement la vraie relation finale qui doit exister, à tous égards,
-entre la science et l'art. La fluctuation radicale qui persiste encore
-à ce sujet, surtout envers les cas les plus importans, et qui suscite
-ou maintient tant de vicieux conflits élémentaires où la théorie et la
-pratique sont également compromises, caractérise certainement l'une
-des plus intimes difficultés de la situation moderne. Il est donc aisé
-de sentir aussi l'importance spéciale d'un ouvrage destiné surtout à
-dissiper directement ces obstacles intellectuels à l'établissement
-durable de l'harmonie la plus décisive entre les deux élémens
-nécessaires de l'organisme positif.
-
-D'après cette indication successive, le lecteur voit maintenant
-que, comme je l'ai annoncé ci-dessus, l'ensemble de mon élaboration
-ultérieure peut indifféremment affecter un ordre quelconque envers
-ces quatre ouvrages essentiels, puisque chacun d'eux se rapporte
-directement à la pensée fondamentale dont je viens d'achever la
-constitution originale, et au plein ascendant de laquelle tous sont
-réellement indispensables. Si j'étais certain de pouvoir l'accomplir
-entièrement, malgré la brièveté de ma vie et les graves embarras d'une
-position que la préface de ce volume a suffisamment caractérisée, je
-serais encore disposé à conduire cette exécution suivant l'exposition
-précédente, comme je l'ai projeté il y a vingt ans, en arrêtant déjà
-la conception et la destination de ces divers travaux philosophiques,
-tous incidemment promis, quoique avec une inégale insistance, dans
-ce Traité: ce serait peut-être l'ordre le plus efficace, au moins
-finalement, pour le progrès général de la raison publique. Mais, une
-telle sécurité étant fort loin d'exister chez moi, je serai sans
-doute conduit à exécuter d'abord, pendant les quatre ou cinq années
-qui vont suivre, le second de ces ouvrages, comme étant à la fois
-le plus étendu et le plus décisif. Le quatrième est assurément le
-moins urgent, quelle qu'en soit la haute utilité; et le troisième n'a
-probablement pas autant besoin que le second d'une exécution immédiate
-à laquelle le public actuel est d'ailleurs moins préparé. D'une autre
-part, quelque éminent avantage logique que dût offrir aujourd'hui
-l'apparition directe du premier Traité, pour attirer aussitôt à la
-grande élaboration philosophique des esprits qui s'arrêtent maintenant
-au premier degré de l'initiation scientifique, son ajournement n'offre
-peut-être aucun grave inconvénient réel; puisque les géomètres actuels
-semblent peu mériter d'ordinaire qu'on s'occupe tant de les élever
-méthodiquement à la dignité philosophique, que le mouvement universel
-les forcera bientôt de rechercher.
-
-Telle est l'indication générale par laquelle j'ai cru devoir terminer
-enfin ce grand ouvrage, qui doit aussi constituer désormais une simple
-introduction fondamentale aux divers travaux essentiels du reste de
-ma carrière spéculative, si je n'y suis pas trop entravé d'après
-l'état, à la fois subalterne et précaire, où, suivant les douloureuses
-explications de ma préface, se trouve encore, au milieu de ma
-quarante-cinquième année, ma laborieuse existence personnelle, toujours
-exposée jusqu'ici, malgré le scrupuleux accomplissement continu de mes
-divers devoirs spéciaux, à être inopinément bouleversée sous l'aveugle
-ou malveillante impulsion des préjugés et des passions propres à notre
-déplorable régime scientifique.
-
-
-FIN DU TOME SIXIÈME ET DERNIER.
-
-
-
-
-TABLE GÉNÉRALE
-DES MATIÈRES
-CONTENUES
-DANS LES SIX VOLUMES DE CE TRAITÉ[36].
-
- Note 36: D'après les motifs indiqués à la fin de la Préface,
- j'ai cru devoir ici noter exactement l'époque et la durée de
- chacune des parties successives de cette longue composition,
- dont les diverses vicissitudes deviendront ainsi plus
- aisément appréciables.
-
-
- TOME PREMIER,
- CONTENANT
- LES PRÉLIMINAIRES GÉNÉRAUX ET LA PHILOSOPHIE
- MATHÉMATIQUE.
-
- (Tout ce premier volume a été écrit dans le premier semestre de 1830.)
-
- Pages.
-
- DÉDICACE V
-
- AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR VI
-
- Tableau synoptique de l'ensemble du Cours de philosophie
- positive 1
-
- 1re Leçon. Exposition du but de ce cours, ou considérations
- générales sur la nature et la destination de la
- philosophie positive 1
-
- 2e Leçon. Exposition du plan de ce cours, ou considérations
- générales sur la hiérarchie fondamentale des
- sciences positives 57
-
- 3e Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble
- de la science mathématique 117
-
- 4e Leçon. Vue générale de l'analyse mathématique 165
-
- 5e Leçon. Considérations générales sur le calcul des
- fonctions directes 197
-
- 6e Leçon. Exposition comparative des divers points de
- vue généraux sous lesquels on peut envisager le
- calcul des fonctions indirectes 225
-
- 7e Leçon. Tableau général du calcul des fonctions indirectes 273
-
- 8e Leçon. Considérations générales sur le calcul des
- variations 315
-
- 9e Leçon. Considérations générales sur le calcul aux
- différences finies 337
-
- 10e Leçon. Vue générale de la géométrie 349
-
- 11e Leçon. Considérations générales sur la géométrie
- _spéciale_ ou _préliminaire_ 397
-
- 12e Leçon. Conception fondamentale de la géométrie
- _générale_ ou _analytique_ 429
-
- 13e Leçon. De la géométrie générale à deux dimensions 469
-
- 14e Leçon. De la géométrie générale à trois dimensions 511
-
- 15e Leçon. Considérations philosophiques sur les principes
- fondamentaux de la mécanique rationnelle 539
-
- 16e Leçon. Vue générale de la statique 587
-
- 17e Leçon. Vue générale de la dynamique 647
-
- 18e Leçon. Considérations philosophiques sur les théorèmes
- généraux de mécanique rationnelle 691
-
-
- TOME DEUXIÈME,
- CONTENANT
- LA PHILOSOPHIE ASTRONOMIQUE ET LA PHILOSOPHIE PHYSIQUE.
-
- (L'une a été écrite dans le mois de septembre 1834, et
- l'autre dans le premier trimestre de 1835.)
-
- 19e Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble
- de la science astronomique 7
-
- 20e Leçon. Considérations générales sur les méthodes
- d'observation en astronomie 47
-
- 21e Leçon. Considérations générales sur les phénomènes
- géométriques élémentaires des corps célestes 93
-
- 22e Leçon. Considérations générales sur le mouvement
- de la Terre 139
-
- 23e Leçon. Considérations générales sur les lois de Kepler,
- et sur leur application à l'étude géométrique des
- mouvemens célestes 179
-
- 24e Leçon. Considérations fondamentales sur la loi de la
- gravitation 219
-
- 25e Leçon. Considérations générales sur la statique céleste 261
-
- 26e Leçon. Considérations générales sur la dynamique
- céleste 301
-
- 27e Leçon. Considérations générales sur l'astronomie
- sidérale et sur la cosmogonie positive 351
-
- 28e Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble
- de la physique 389
-
- 29e Leçon. Considérations générales sur la barologie 465
-
- 30e Leçon. Considérations générales sur la thermologie
- physique 507
-
- 31e Leçon. Considérations générales sur la thermologie
- mathématique 549
-
- 32e Leçon. Considérations générales sur l'acoustique 595
-
- 33e Leçon. Considérations générales sur l'optique 637
-
- 34e Leçon. Considérations générales sur l'électrologie 677
-
-
- TOME TROISIÈME,
- CONTENANT
- LA PHILOSOPHIE CHIMIQUE ET LA PHILOSOPHIE BIOLOGIQUE.
-
- (La philosophie chimique a été écrite dans le mois de
- septembre 1835.)
-
- 35e Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble
- de la chimie 7
-
- 36e Leçon. Considérations générales sur la chimie proprement
- dite ou _inorganique_ 79
-
- 37e Leçon. Examen philosophique de la doctrine chimique
- des proportions définies 133
-
- 38e Leçon. Examen philosophique de la théorie électro-chimique 179
-
- 39e Leçon. Considérations générales sur la chimie dite
- _organique_ 227
-
- 40e Leçon. (_Écrite du 1er au 30 janvier 1836._)
- Considérations philosophiques sur l'ensemble de la
- science biologique 269
-
- 41e Leçon. (_Écrite du 1er au 6 août 1836._) Considérations
- générales sur la philosophie anatomique 487
-
- 42e Leçon. (_Écrite du 9 au 15 août 1836._) Considérations
- générales sur la philosophie biotaxique 537
-
- 43e Leçon. (_Écrite du 20 novembre au 15 décembre
- 1837._) Considérations philosophiques sur l'étude
- générale de la vie végétative ou _organique_ 609
-
- 44e Leçon. (_Écrite du 17 au 22 décembre 1837._)
- Considérations philosophiques sur l'étude générale de la
- vie _animale_ proprement dite 693
-
- 45e Leçon. (_Écrite du 24 au 31 décembre 1837._)
- Considérations générales sur l'étude positive des fonctions
- intellectuelles et morales, ou cérébrales 761
-
-
- TOME QUATRIÈME,
- CONTENANT
- LA PARTIE DOGMATIQUE DE LA PHILOSOPHIE SOCIALE.
-
- (Tout ce quatrième volume a été écrit, avec très-peu
- d'interruption, du 1er mars au 1er juillet 1839.)
-
- AVIS DE L'ÉDITEUR V
-
- AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR VII
-
- 46e Leçon. Considérations politiques préliminaires sur
- la nécessité et l'opportunité de la _physique sociale_,
- d'après l'analyse fondamentale de l'état politique actuel 1
-
- 47e Leçon. Appréciation sommaire des principales tentatives
- philosophiques entreprises jusqu'ici pour constituer la
- science sociale 225
-
- 48e Leçon. Caractères fondamentaux de la méthode positive
- dans l'étude rationnelle des phénomènes sociaux 287
-
- 49e Leçon. Relations nécessaires de la physique sociale
- avec les autres branches fondamentales de la philosophie
- positive 471
-
- 50e Leçon. Considérations préliminaires sur la statique
- sociale, ou théorie générale de l'ordre spontané des
- sociétés humaines 537
-
- 51e Leçon. Lois fondamentales de la dynamique sociale,
- ou théorie générale du progrès naturel de l'humanité 623
-
-
- TOME CINQUIÈME,
- CONTENANT
- LA PARTIE HISTORIQUE DE LA PHILOSOPHIE SOCIALE, EN TOUT CE QUI
- CONCERNE L'ÉTAT THÉOLOGIQUE ET L'ÉTAT MÉTAPHYSIQUE.
-
- 52e Leçon. (_Écrite du 21 avril au 2 mai 1840._) Réduction
- préalable de l'ensemble de l'élaboration historique.
- --Considérations générales sur le premier état théologique
- de l'humanité: âge du fétichisme. Ébauche spontanée du
- régime théologique et militaire 1
-
- 53e Leçon. (_Écrite du 7 au 30 mai 1840._) Appréciation
- générale du principal état théologique de l'humanité:
- âge du polythéisme. Développement graduel
- du régime théologique et militaire 115
-
- 54e Leçon. (_Écrite du 15 juin au 2 juillet 1840._)
- Appréciation générale du dernier état théologique de
- l'humanité: âge du monothéisme. Modification radicale
- du régime théologique et militaire 297
-
- 55e Leçon. (_Écrite du 10 janvier au 26 février 1841._)
- Appréciation générale de l'état métaphysique des sociétés
- modernes: époque critique, ou âge de transition
- révolutionnaire. Désorganisation croissante, d'abord
- spontanée et ensuite systématique, de l'ensemble du régime
- théologique et militaire 492
-
-
- TOME SIXIÈME ET DERNIER,
- CONTENANT
- LE COMPLÉMENT DE LA PARTIE HISTORIQUE DE LA PHILOSOPHIE SOCIALE,
- ET LES CONCLUSIONS GÉNÉRALES.
-
- EXTRAIT DU JUGEMENT rendu le 29 décembre 1842 PAR LE TRIBUNAL
- DE COMMERCE DE PARIS III
-
- AVIS DE L'ÉDITEUR IV
-
- PRÉFACE PERSONNELLE (_Écrite du 17 au 19 juillet 1842._) V
-
- 56e Leçon. (_Écrite du 20 mai au 17 juin 1841._) Appréciation
- générale du développement fondamental des divers élémens
- propres à l'état positif de l'humanité: âge de la spécialité,
- ou époque provisoire, caractérisée par l'universelle
- prépondérance de l'esprit de détail sur l'esprit d'ensemble.
- Convergence progressive des principales évolutions spontanées
- de la société moderne vers l'organisation finale d'un régime
- rationnel et pacifique 1
-
- 57e Leçon. (_La partie historique de cette Leçon a été écrite
- du 25 juin au 14 juillet 1841, et la partie dogmatique du 23
- décembre 1841 au 15 janvier 1842._) Appréciation générale
- de la portion déjà accomplie de la révolution française ou
- européenne.--Détermination rationnelle de la tendance finale
- des sociétés modernes, d'après l'ensemble du passé humain:
- état pleinement positif, ou âge de la généralité, caractérisé
- par une nouvelle prépondérance normale de l'esprit d'ensemble
- sur l'esprit de détail 344
-
- 58e Leçon. (_Écrite du 17 mai au 16 juin 1842._) Appréciation
- finale de l'ensemble de la méthode positive 645
-
- 59e Leçon. (_Écrite du 23 au 28 juin 1842._) Appréciation
- philosophique de l'ensemble des résultats propres à
- l'élaboration préliminaire de la doctrine positive 786
-
- 60e et dernière Leçon. (_Écrite du 9 au 13 juillet 1842._)
- Appréciation générale de l'action finale propre à la
- philosophie positive 839
-
-
-FIN DE LA TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES.
-
- * * * * *
-
- Corrections.
-
- Note 1: «inpudemment» remplacé par «impudemment» (qui lui furent
- ensuite impudemment attribuées).
- Page 63: au lieu de «de plus en pacifique» il faut sans doute lire
- «de plus en plus pacifique».
- Page 112: «irrationelle» remplacé par «irrationnelle» (loin de
- justifier l'irrationnelle surprise).
- Page 161: «pure-rement» remplacé par «purement» (en travaux purement
- préparatoires).
- Page 296: «public» remplacé par «publique» (ce que d'abord la raison
- publique jugeait impie).
- Page 307: «hapitre» remplacé par «chapitre» (au quarante-cinquième
- chapitre).
- Page 308: «Mallebranche» remplacé par «Malebranche» (quand
- Malebranche s'en fut exclusivement emparé).
- Page 413: «Histo-toriquement» remplacé par «Historiquement»
- (Historiquement envisagée, cette nouvelle prépondérance).
- Page 413: «un» remplacé par «une» (une telle rénovation préalable).
- Page 415: «plongé» remplacé par «plongée» (où demeure plongée, depuis
- un demi-siècle, l'élite de l'humanité).
- Page 434: inséré «l'» (de ceux de l'antiquité).
- Page 478: «posivité» remplacé par «positivité» (sa positivité le
- rendrait plus efficace).
- Page 536: «dis-discussion» remplacé par «discussion» (la discussion
- rationnelle).
- Page 565: «corrrespondante» remplacé par «correspondante» (l'esprit
- de la philosophie correspondante).
- Page 599: «et et» remplacé par «et» (continue d'éclairer et de
- défendre).
- Page 599: «un» remplacé par «une» (une certaine similitude).
- Page 644: inséré «y» (il y a douze ans).
- Page 645: «le» remplacé par «la» (la plus importante et la plus
- difficile).
- Page 649: «le» remplacé par «la» (a été la plus complète).
- Page 675: inséré «ai» (la constitution que je lui ai imposée).
- Page 701: «rationellement» remplacé par «rationnellement»
- (susceptibles d'être rationnellement prévus).
- Page 734: «l'évolu-lution» remplacé par «l'évolution» (l'état
- correspondant de l'évolution humaine).
- Page 771: «offert» remplacé par «offerts» (quatre modes essentiels
- que nous a successivement offerts).
- Page 791: «tendante» remplacé par «tendant» (ce principe
- incontestable, tendant à dénaturer).
- Page 853: «tout» remplacé par «toute» (toute autre systématisation).
-
-
-
-
-
-
-
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-Auguste Comte
-
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-<title>The Project Gutenberg eBook of Cours de philosophie positive, tome VI,
- by Auguste Comte</title>
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- <body>
-
-
-<pre>
-
-Project Gutenberg's Cours de philosophie positive, vol. 6/6, by Auguste Comte
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
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-
-Title: Cours de philosophie positive, vol. 6/6
-
-Author: Auguste Comte
-
-Release Date: December 28, 2015 [EBook #50786]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE POSITIVE, VOL 6 ***
-
-
-
-
-Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Hans
-Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at
-http://www.pgdp.net (This file was produced from images
-generously made available by the Bibliothèque nationale
-de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-
-<hr class="full" />
-
-<p class="noind sansrf"><a href="#au_lecteur">Au lecteur</a></p>
-
-<p class="noind sansrf"><a href="#Page_XXXIX">Table des matières du sixième volume</a></p>
-
-<p class="noind sansrf"><a href="#Page_897">Table générale des six volumes</a></p>
-
-<h1>COURS<br />
-<span class="cs6">DE</span><br />
-<b>PHILOSOPHIE POSITIVE.</b></h1>
-
-<p class="sep6 cent">SE TROUVE AUSSI:</p>
-
-<p class="edlist">À TOULOUSE, chez <i>Charpentier</i>.</p>
-
-<hr class="small3" />
-
-<p class="edlist">À LEIPZIG, chez <i>Michelsen</i>,</p>
-
-<p class="edlist">À LONDRES, chez <i>Duleau et C<sup>ie</sup></i>,</p>
-
-<p class="edlist">À VIENNE, chez <i>Rohrmann</i>,</p>
-
-<table class="edlist" summary="Éditeurs à Turin">
-<tr>
- <td rowspan="2">À TURIN, chez <span class="cs20">{</span></td>
- <td><i>Pic</i>,</td>
-</tr>
-<tr>
- <td><i>Bocca</i>,</td>
-</tr>
-</table>
-
-<p class="edlist">À SAINT-PÉTERSBOURG, chez <i>Graff</i>.</p>
-
-<div style="width: 9em; float: right; border-top: solid 1px; margin: 4em 0 1em auto;">
-<div class="cs6 ralign">IMPRIMERIE&nbsp;DE&nbsp;BACHELIER,<br />
-rue du Jardinet, n<sup>o</sup> 12.</div>
-</div>
-
-<div class="npage">
-<p class="sep4 cent cs20 esp">COURS<br />
-<span class="cs5">DE</span><br />
-PHILOSOPHIE POSITIVE,</p>
-
-<p class="cent"><b>PAR M. AUGUSTE COMTE,</b><br />
-<span class="cs6">ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE, RÉPÉTITEUR D'ANALYSE TRANSCENDANTE<br />
-ET DE MÉCANIQUE RATIONNELLE À CETTE ÉCOLE,<br />
-ET EXAMINATEUR DES CANDIDATS QUI S'Y DESTINENT.</span></p>
-
-<div class="figcenter">
- <img src="images/filet-100.jpg" alt="" title="" width="100" height="8" />
-</div>
-
-<p class="cent esp"><span class="cs12"><b>TOME SIXIÈME ET DERNIER,</b></span><br />
-<span class="cs6">CONTENANT</span><br />
-LE COMPLÉMENT DE LA PHILOSOPHIE SOCIALE,<br />
-<span class="cs5">ET LES CONCLUSIONS GÉNÉRALES.</span></p>
-
-<div class="figcenter2">
- <img src="images/filet-300.jpg" alt="" title="" width="300" height="17" />
-</div>
-
-<p class="cent"><span class="cs16">PARIS,</span><br />
-BACHELIER, IMPRIMEUR-LIBRAIRE<br />
-<span class="cs5">POUR LES SCIENCES,</span><br />
-<span class="cs7">QUAI DES AUGUSTINS, N<sup>o</sup> 55.</span></p>
-
-<hr class="small3" />
-
-<p class="cent"><b>1842</b></p>
-</div>
-
-<div id="Page_III" class="npage">
-<p class="cent cs16 esp">EXTRAIT DU JUGEMENT<br />
-<span class="cs5">rendu le 29 décembre 1842</span><br />
-PAR LE TRIBUNAL DE COMMERCE<br />
-DE PARIS,</p>
-
-<p class="hang"><i>Sur l'action intentée par</i> <span class="smcap">M. Auguste COMTE</span> <i>contre</i> M. BACHELIER,
-<i>au sujet de l'<b>Avis de l'éditeur</b> placé par ce libraire en tête du
-tome 6<sup>e</sup> et dernier du</i> <span class="smcap">Cours de philosophie positive</span>.</p>
-
-<hr class="small" />
-
-<hr class="light" />
-
-<p>Attendu que, dans cet <i>Avis</i>, M. Bachelier ne s'est pas borné à récuser d'avance
-la solidarité des assertions de l'auteur, mais qu'il y a ajouté des expressions inconvenantes
-envers M. Comte; que ledit avis n'a point été préalablement communiqué
-à M. Comte, lequel n'en a eu connaissance que par la publication de son volume;</p>
-</div>
-
-<p>Attendu qu'un éditeur ne peut faire arbitrairement, dans un ouvrage qu'il
-publie, aucune addition ni suppression sans le consentement formel de l'auteur;
-et que les usages constants de la librairie s'opposent à ce qu'une portion quelconque
-d'une publication soit mise sous presse sans que l'éditeur ait d'abord
-obtenu le <i>bon à tirer</i> de l'auteur;</p>
-
-<p>Attendu que, dans la position respective où se trouvent ainsi les parties, tous
-rapports de confiance mutuelle deviennent désormais impossibles;</p>
-
-<p>Par ces motifs, le Tribunal ordonne:</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> Que Bachelier sera tenu de supprimer, dans tous les exemplaires non
-écoulés, le carton intitulé <i>Avis de l'éditeur</i>, placé avant la préface du 6<sup>me</sup> volume
-de la <i>Philosophie positive</i>, et ce dans les huit jours du présent jugement,
-sous peine de cinquante francs de dommages-intérêts pour chaque jour de retard,
-à quoi Bachelier serait contraint par toutes les voies de droit et même par
-corps;</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> Que les conventions primitivement arrêtées entre les parties sont dès ce
-moment résiliées, en ce qui touche le droit exclusif réservé à Bachelier de publier
-les éditions subséquentes dudit ouvrage, à la seule charge par l'auteur de n'en
-point émettre une nouvelle édition avant l'épuisement de la première;</p>
-
-<p>3<sup>o</sup> Condamne Bachelier à tous les dépens, même au coût de l'enregistrement du
-présent jugement.</p>
-
-<div id="Page_IV" class="npage">
-<hr class="double" />
-
-<p class="cent cs16">AVIS DE L'ÉDITEUR.</p>
-
-<hr class="small" />
-
-<p>Au moment de mettre sous presse la Préface de ce volume,
-je me suis aperçu que l'auteur y injurie M. Arago.
-Ceux qui savent combien je dois de reconnaissance au
-Secrétaire de l'Académie des Sciences et du Bureau des
-Longitudes comprendront que j'aie demandé <i>catégoriquement</i>
-la suppression d'un passage qui blessait tous mes
-sentiments. M. Comte s'y est <i>refusé</i>. Dès ce moment je
-n'avais qu'un parti à prendre, celui de ne pas prêter mon
-concours à la publication de ce 6<sup>e</sup> volume. M. Arago, à qui
-j'ai communiqué cette résolution, m'a forcé d'y renoncer.</p>
-</div>
-
-<p>«Ne vous inquiétez pas, m'a-t-il dit, des attaques de
-M. Comte. Si elles en valent la peine, j'y répondrai. La
-portion du public que ces discussions intéressent sait
-d'ailleurs très-bien que la mauvaise humeur du <i>philosophe</i>
-date tout juste de l'époque où M. Sturm fut nommé professeur
-d'analyse à l'École Polytechnique. Or, avoir conseillé,
-dans le cercle restreint de mon influence, de préférer
-un illustre géomètre au concurrent chez lequel je
-ne voyais de titres mathématiques d'aucune sorte, ni
-grands ni petits, c'est un acte de ma vie dont je ne saurais
-me repentir.»</p>
-
-<p>Malgré les incitations si libérales de M. Arago, j'ai cru
-ne devoir publier cet ouvrage qu'en y joignant une note explicative
-du débat qui s'est élevé entre M. Comte et moi.</p>
-
-<p class="cs7">Paris, 16 août 1842.</p>
-
-<p class="ralign">BACHELIER, <span class="cs7">LIBRAIRE-ÉDITEUR</span>.</p>
-
-
-<div id="Page_V" class="npage">
-
-<div class="figcenter">
- <img src="images/filet-600.jpg" alt="" title="" width="100%" height="13" />
-</div>
-
-<p class="sep2 cent cs16">PRÉFACE PERSONNELLE.</p>
-
-<hr class="small" />
-
-<p>En publiant enfin le dernier volume de ce Traité, je
-crois aujourd'hui devoir exposer, à tous ceux qui ont
-bien voulu m'accorder aussi longtemps une attention
-persévérante, l'explication générale des motifs, essentiellement
-personnels, qui ont prolongé pendant douze ans
-cette nouvelle élaboration philosophique. Une telle exposition
-est ici d'autant plus convenable, que des obstacles
-analogues pourront également entraver ou retarder
-les divers travaux ultérieurs que j'annonce en terminant
-l'ouvrage actuel. Comme le titre même de cette préface
-exceptionnelle rappelle expressément sa destination principale,
-les lecteurs qui voudront immédiatement poursuivre
-le grand sujet étudié dans le tome précédent pourront
-la passer sans aucun inconvénient, sauf à y revenir
-ensuite, si son objet propre les intéresse suffisamment.</p>
-</div>
-
-<p>La longue durée de l'élaboration que j'achève aujourd'hui
-pourrait d'abord être imputée à la suspension forcée
-qu'elle éprouva, aussitôt après la publication du
-tome premier, par suite de la crise industrielle qu'occasionna
-la mémorable secousse politique de 1830. Ainsi
-contraint de chercher un nouvel éditeur, je dus interrompre,
-pendant quatre ans environ, une composition
-qui, suivant ma nature et mes habitudes, ne pouvait
-être jamais écrite qu'en vue d'une impression immédiate.
-Une seconde cause de retard dut résulter ensuite de l'extension
-très-prononcée qu'acquit graduellement mon
-<span class="pagenum cs7">VI</span>
-opération philosophique, sans que l'esprit ni le plan en
-éprouvassent d'ailleurs la moindre altération quelconque.
-Ceux de mes lecteurs qui n'auront pas oublié l'annonce
-initiale pourront maintenant se convaincre, soit d'après
-l'accroissement du nombre des volumes, soit en vertu
-de leur ampleur supérieure, que l'étendue effective de
-ce Traité est réellement plus que double de ce qui avait
-été originairement promis. Mais, quelle qu'ait dû être
-l'influence évidente de ces deux motifs de retard, elle
-n'eût véritablement abouti qu'à prolonger jusqu'en 1836
-un travail que j'avais d'abord espéré terminer en 1832.
-Si donc, au lieu de ces six années, mon &oelig;uvre en a finalement
-exigé douze, il faut surtout l'attribuer aux
-graves obstacles inhérens à ma situation personnelle. Or,
-je n'en puis faire suffisamment apprécier la portée essentielle,
-soit passée, soit future, qu'en appelant ici une
-attention directe, quoique sommaire, sur une existence
-privée où je m'efforcerai, d'ailleurs, de caractériser,
-autant que possible, son intime connexité avec l'état
-général de la raison humaine au dix-neuvième siècle.
-Du reste, il a toujours paru convenable que le fondateur
-d'une nouvelle philosophie fît directement connaître au
-public l'ensemble de sa marche spéculative et même
-aussi de sa position individuelle.</p>
-
-<p>Issu, au midi de notre France, d'une famille éminemment
-catholique et monarchique, élevé d'ailleurs dans
-l'un de ces lycées où Bonaparte s'efforçait vainement de
-restaurer, à grands frais, l'antique prépondérance mentale
-du régime théologico-métaphysique, j'avais à peine
-atteint ma quatorzième année que, parcourant spontanément
-tous les degrés essentiels de l'esprit révolutionnaire,
-<span class="pagenum cs7">VII</span>
-j'éprouvais déjà le besoin fondamental d'une régénération
-universelle, à la fois politique et philosophique,
-sous l'active impulsion de la crise salutaire dont la principale
-phase avait précédé ma naissance, et dont l'irrésistible
-ascendant était sur moi d'autant plus assuré, que, pleinement
-conforme à ma propre nature, il se trouvait alors
-partout comprimé autour de moi. La lumineuse influence
-d'une familière initiation mathématique, heureusement
-développée à l'École Polytechnique, me fit bientôt pressentir
-instinctivement la seule voie intellectuelle qui pût
-réellement conduire à cette grande rénovation. Ayant
-promptement compris l'insuffisance radicale d'une instruction
-scientifique bornée à la première phase de la
-positivité rationnelle, étendue seulement jusqu'à l'ensemble
-des études inorganiques, j'éprouvai ensuite,
-avant même d'avoir quitté ce noble établissement révolutionnaire,
-le besoin d'appliquer aux spéculations vitales
-et sociales la nouvelle manière de philosopher que
-j'y avais apprise envers les plus simples sujets. Pendant
-que, à cet effet, je complétais spontanément, surtout
-en biologie et en histoire, à travers beaucoup d'obstacles
-matériels, mon indispensable préparation, le sentiment graduel
-de la vraie hiérarchie encyclopédique
-commençait à se développer chez moi, ainsi que l'instinct
-croissant d'une harmonie finale entre mes tendances
-intellectuelles et mes tendances politiques, d'abord essentiellement
-indépendantes, quoique toujours également
-impérieuses<a name="FNanchor_1" id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>. Cet équilibre décisif résulta enfin,
-<span class="pagenum cs7">VIII</span>
-en 1822, de la découverte fondamentale qui me conduisit,
-dès l'âge de vingt-quatre ans, à une véritable unité mentale
-et même sociale, ensuite de plus en plus développée
-et consolidée sous l'inspiration continue de ma grande loi
-relative à l'ensemble de l'évolution humaine, individuelle
-ou collective: elle fut directement appliquée, en 1825
-<span class="pagenum cs7">IX</span>
-et 1826, à la réorganisation politique, dans les essais
-déjà cités souvent en ce Traité, et que je retirerai ultérieurement
-du recueil hétérogène où ils restent encore
-égarés. Une telle harmonie philosophique ne put être
-toutefois pleinement constituée que d'après la première
-exécution, commencée en 1826, et réalisée en 1829, de
-<span class="pagenum cs7">X</span>
-l'élaboration orale qui a suscité l'élaboration écrite que
-je termine maintenant pour la systématisation finale de
-la philosophie positive, graduellement préparée par mes
-divers prédécesseurs depuis Descartes et Bacon<a name="FNanchor_2" id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_1" id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label"><b>Note 1</b>:</span></a>
-A cette époque, et quand j'étais parvenu à sentir à la fois la
-portée et l'insuffisance de la grande tentative de Condorcet, mon
-évolution spontanée fut profondément troublée pendant quelques années,
-sans cependant être jamais déviée ni suspendue, par une liaison
-funeste avec un écrivain fort ingénieux, mais très-superficiel, dont la
-nature propre, beaucoup plus active que spéculative, était assurément
-peu philosophique, et ne comportait réellement d'autre mobile essentiel
-qu'une immense ambition personnelle (le célèbre M. de Saint-Simon).
-Il avait, de son côté, déjà senti, à sa manière, le besoin d'une
-régénération sociale fondée sur une rénovation mentale, quelque vague
-et incohérente notion qu'il se formât d'ailleurs de l'une et de l'autre,
-d'après la profonde irrationnalité de son éducation générale. Cette coïncidence
-devint pour lui, à mon égard, la base d'une désastreuse influence,
-qui détourna longtemps une partie notable de mon activité
-philosophique vers de vaines tentatives d'action politique directe;
-quoique, du reste, il en soit résulté chez moi, outre une plus vive excitation
-à une publicité immédiate et peut-être même prématurée, une
-attention plus décisive à l'efficacité sociale du développement industriel,
-sur laquelle toutefois j'avais été auparavant éveillé par les doctrines
-économiques, premier fondement réel de la direction qui caractérisait
-surtout M. de Saint-Simon. Une telle conformité apparente,
-quoique très-incomplète en effet, constitua aussi, après notre rupture,
-le motif ou le prétexte des envieuses insinuations dirigées contre l'originalité
-de mes premiers travaux en philosophie politique, en attribuant
-une importance factice à une vicieuse qualification que m'avait
-inspirée, en 1824, une générosité fort mal entendue, ainsi étrangement
-récompensée, et que ne portait point, deux ans auparavant, la
-première édition de l'écrit correspondant. L'ensemble de mon essor
-ultérieur a depuis longtemps écarté spontanément ces vaines récriminations
-contre un philosophe qui a souvent, j'ose le dire, accordé, à
-chacun de ses divers prédécesseurs, fort au-delà de ce qu'il en avait
-véritablement tiré, d'après la double tendance qui m'entraîne, soit à
-éviter des détails indifférens au public en rapportant la valeur totale
-de chaque conception à celui qui en a manifesté le premier germe distinct,
-lors même que la saine appréciation et la réalisation principale
-m'en sont essentiellement dues, soit à montrer, autant que possible,
-les racines antérieures qui peuvent donner plus de force à mes propres
-pensées.</p>
-
-<p class="snote">Quoique ce célèbre personnage ait, à mon égard, indignement
-abusé du facile ascendant individuel que devait lui procurer mon extrême
-jeunesse sur une nature profondément disposée à l'enthousiasme
-politique et philosophique, je dois cependant profiter d'une telle occasion
-pour venger ici sa mémoire des graves imputations que doivent
-inspirer, à tous les hommes sensés et à toutes les âmes pures, les honteuses
-aberrations éphémères qu'on a osé introduire sous son nom
-après sa mort. S'il eût vécu quelques années de plus, son absence totale
-de vraies convictions et son entraînement presque irrésistible vers
-les bruyans succès immédiats eussent peut-être égaré sa vieillesse fort
-au-delà des bornes qu'il avait toujours spéculativement respectées.
-Mais, quoi qu'il en soit d'une telle conjecture, je puis directement assurer
-que, pendant six années environ d'une intime liaison, je ne lui ai
-pas entendu proclamer une seule fois aucune de ces maximes profondément
-subversives de toute sociabilité élémentaire qui lui furent ensuite
-<ins id="cor_1" title="inpudemment">impudemment</ins> attribuées par des jongleurs qu'il n'avait jamais
-connus. J'ai pu seulement observer en lui, après l'affaiblissement résulté
-d'une fatale impression physique, cette tendance banale vers une
-vague religiosité, qui dérive aujourd'hui si fréquemment du sentiment
-secret de l'impuissance philosophique, chez ceux qui entreprennent
-la réorganisation sociale sans y être convenablement préparés
-par leur propre rénovation mentale.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_2" id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label"><b>Note 2</b>:</span></a>
-L'essor initial de cette opération orale fut douloureusement interrompu,
-au printemps de 1826, par une crise cérébrale, résultée
-du fatal concours de grandes peines morales avec de violens excès de
-travail. Sagement livrée à son cours spontané, cette crise eût sans
-doute bientôt rétabli l'état normal, comme la suite le montra clairement.
-Mais une sollicitude trop timide et trop irréfléchie, d'ailleurs si
-naturelle en de tels cas, détermina malheureusement la désastreuse
-intervention d'une médication empirique, dans l'établissement particulier
-du fameux Esquirol, où le plus absurde traitement me conduisit
-rapidement à une aliénation très-caractérisée. Après que la
-médecine m'eut enfin heureusement déclaré incurable, la puissance
-intrinsèque de mon organisation, assistée d'affectueux soins domestiques,
-triompha naturellement, en quelques semaines, au commencement
-de l'hiver suivant, de la maladie, et surtout des remèdes. Ce
-succès essentiellement spontané se trouvait, dix-huit mois après, tellement
-consolidé que, en août 1828, appréciant, dans un journal,
-le célèbre ouvrage de Broussais sur l'irritation et la folie, j'utilisais
-déjà philosophiquement les lumières personnelles que cette triste expérience
-venait de me procurer si chèrement envers ce grand sujet.
-Le lecteur sait assez d'ailleurs comment je constatai irrécusablement,
-l'année suivante, que ce terrible épisode n'avait nullement altéré la
-parfaite continuité de mon essor mental, en accomplissant jusqu'au
-bout l'élaboration orale ainsi interrompue trois ans auparavant, et qui
-a ensuite fait naître le Traité que j'achève aujourd'hui.</p>
-
-<p class="snote">Je crois être maintenant assez connu pour qu'on n'impute point à
-de vaines préoccupations personnelles la confidence hardie que je viens
-d'adresser à tous ceux qui sauront l'apprécier. En un temps où l'anarchie
-morale comporte, chez des natures inférieures, le recours aux
-plus indignes moyens, sous l'excitation passagère ou permanente des
-antipathies individuelles ou collectives, j'ai cru devoir me garantir
-d'avance, par cette franche exposition, contre les insinuation infâmes
-que pourraient ainsi secrètement susciter les animosités diverses que
-soulèvera de plus en plus l'essor de ma nouvelle philosophie, et auxquelles
-ce dernier volume doit surtout imprimer spontanément une
-dangereuse impulsion. Cette juste prévision reposa déjà sur le honteux
-emploi de semblables machinations, auxquelles recourut vainement,
-en 1838, pour satisfaire envers moi d'ignobles ressentimens privés,
-un puissant personnage scientifique, dont le nom doit ici figurer enfin,
-en digne punition unique d'une telle conduite, le fameux géomètre
-Poisson. On n'a pas d'ailleurs oublié que, quelques années auparavant,
-un moyen analogue avait aussi été employé en vain, dans le
-monde savant, quoique avec une intention beaucoup moins haineuse,
-afin de ruiner le crédit intellectuel de l'illustre navigateur qu'une récente
-catastrophe vient d'enlever à la France. Par ces deux exemples
-incontestables du déplorable égarement pratique où peut conduire le
-jeu naturel de nos passions, même scientifiques, le lecteur comprendra,
-j'espère, le motif et la portée d'une explication où l'on aurait pu, sans
-cela, soupçonner l'influence d'inquiétudes exagérées, que la malveillance
-eût même tenté peut-être d'ériger en symptômes indirects d'une
-certaine persistance actuelle de l'accident qui en est l'objet.</p>
-
-<p class="sep1">Dès l'origine de mon essor philosophique, dénué de
-toute fortune personnelle, même future, j'ai eu le bonheur
-de comprendre que mon existence matérielle devait
-directement reposer sur des occupations professionnelles
-indépendantes de mes travaux spéculatifs, dont le succès
-<span class="pagenum cs7">XI</span>
-serait, par leur nature, trop lointain et trop incomplet
-pour jamais suffire à consolider ma position privée. Afin
-toutefois que cette nécessite continue tendît, autant que
-possible, à développer ma vocation principale, sans jamais
-pouvoir l'altérer, je choisis spontanément, à cet
-effet, en 1816, l'enseignement mathématique, envers
-lequel mon aptitude spéciale avait été, j'ose le dire, déjà
-remarquée, pendant que j'étudiais à l'École Polytechnique,
-aussi bien par mes chefs que par mes camarades.
-<span class="pagenum cs7">XII</span>
-Cet enseignement a sans cesse constitué, depuis cette
-époque, dans ses divers degrés, et sous tous ses modes,
-mon unique moyen d'existence. Mais quoique, pendant
-ces vingt-six années, mon élaboration philosophique
-n'ait jamais troublé, en aucune manière, ces devoirs
-spéciaux, toujours aussi scrupuleusement accomplis que
-si je m'en fusse exclusivement occupé, elle a essentiellement
-empêché, d'après ma discordance involontaire avec
-le milieu où j'étais forcé de vivre, que ces longs et constans
-services m'aient procuré jusqu'ici la juste récompense
-personnelle qui en fût naturellement résultée pour
-tout autre professeur uniquement livré, même avec moins
-de zèle et de succès, à de telles opérations. Les travaux
-transcendans, qui semblaient devoir rehausser le mérite
-de mes occupations professionnelles, ont constitué, au
-contraire, la principale cause des graves injustices que
-j'ai subies dans cette carrière, soit en vertu de la répugnance
-qu'ils inspiraient aux diverses influences dominantes,
-soit surtout par suite de la basse envie que je
-suscitais secrètement autour de moi, en remplissant,
-avec une supériorité généralement reconnue, des fonctions
-qui, de ma part, étaient ainsi évidemment accessoires.
-Quoique je sois jusqu'ici le seul philosophe qui
-n'ait fait, ni dans ses écrits, ni dans sa conduite, aucune
-concession contraire à ses convictions, l'état présent de
-la raison publique commence déjà réellement à permettre,
-du moins en France, une telle plénitude de la dignité
-spéculative; mais elle n'est pas encore suffisamment
-exempte de dangers personnels. Toujours résolu à maintenir
-entièrement intacte, à tout prix, mon indépendance
-philosophique, j'ai été sans cesse rigoureusement
-<span class="pagenum cs7">XIII</span>
-écarté des diverses branches de notre instruction publique,
-par les velléités rétrogrades et l'esprit tracassier
-du déplorable gouvernement dont l'heureuse secousse
-de 1830 nous a délivrés à jamais. Ainsi réduit
-exclusivement aux pénibles ressources de l'enseignement
-privé, il a longtemps été pour moi encore plus
-précaire et moins efficace qu'envers tout autre, soit
-à raison d'une vie essentiellement solitaire qui me tenait
-éloigné des relations utiles, soit d'après le peu de sympathie
-que je trouvais chez les divers personnages qui
-pouvaient le plus appuyer une telle situation. Jusqu'à
-une époque très-rapprochée, mon existence a toujours
-reposé sur un enseignement quotidien prolongé ordinairement
-pendant six ou huit heures. C'est au milieu de
-ces entraves qu'a été exécutée la première moitié de ce
-Traité; le lecteur doit maintenant s'en expliquer la lenteur
-spéciale de publication. Il y a seulement dix ans que
-je fus introduit enfin à l'École Polytechnique, dans le
-grade le plus subalterne, sous les généreux auspices
-spontanés d'un géomètre fort recommandable (feu M. Navier),
-dont la rare élévation morale honorait notre
-monde scientifique, et dont l'esprit, quoique trop exclusivement
-mathématique, avait pourtant su discerner,
-à un certain degré, ma valeur caractéristique. Dès lors
-directement devenue mieux appréciable, mon aptitude à
-l'enseignement fut ensuite solennellement constatée, sur
-ce grand théâtre, d'après l'épreuve décisive qui résulta,
-en 1836, de l'obligation naturelle où je me trouvai d'y
-occuper, par intérim, la principale chaire mathématique.
-Mais, malgré cette irrécusable démonstration, que la
-noble sollicitude de mes élèves et de mon chef essentiel
-<span class="pagenum cs7">XIV</span>
-(l'illustre Dulong) a fait, j'ose le dire, soit alors, soit
-depuis, retentir avec éclat dans le monde savant, les
-antipathies scientifiques, spontanément développées à
-mesure que je perçais davantage, se sont jusqu'ici activement
-opposées à la juste rémunération de mes services
-spéciaux. On a cru jusqu'à présent, et on croira sans
-doute longtemps encore, m'avoir suffisamment récompensé
-en ajoutant, depuis cinq ans, à mon office précaire
-et subalterne dans l'enseignement polytechnique, des
-fonctions plus importantes, mais également temporaires,
-relatives au jugement initial des candidats. Cette double
-attribution est d'ailleurs, suivant la coutume française,
-tellement peu rétribuée, que je suis obligé, pour suffire
-aux nécessités de ma position, d'y joindre au dehors un
-actif enseignement quotidien, dans l'un des principaux
-établissemens spécialement destinés à la préparation
-polytechnique. Il résulte de ces triples fonctions mathématiques
-un tel enchaînement d'obligations journalières
-que, depuis six ans, je n'ai pu trouver vingt jours consécutifs
-de suspension totale, susceptibles d'être pleinement
-consacrés ou à un véritable repos ou à l'exclusive
-poursuite de mes travaux philosophiques. Cette nouvelle
-phase de ma position personnelle ne m'a donc réellement
-procuré d'autre amélioration essentielle que de m'avoir
-laissé un peu plus de temps pour ma grande élaboration,
-en me dispensant désormais de tout enseignement individuel.
-Aussi ai-je pu exécuter la seconde moitié de ce
-Traité, malgré sa difficulté et son extension supérieures,
-beaucoup plus rapidement que la première, en composant,
-depuis cette heureuse modification, un volume
-environ chaque année. Mais les pénibles entraves qu'un
-<span class="pagenum cs7">XV</span>
-tel assujettissement continu doit encore apporter directement
-à mon essor ultérieur sont surtout aggravées par
-le caractère profondément précaire qui, d'après d'absurdes
-réglemens, distingue aujourd'hui cette laborieuse
-existence<a name="FNanchor_3" id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>. La double réélection annuelle à laquelle
-je suis ainsi soumis ne constituerait peut-être, envers
-tout autre, qu'une simple formalité, d'ailleurs choquante.
-Quant à moi, elle peut, à tout instant, devenir
-beaucoup plus grave, en fournissant un point d'appui
-<span class="pagenum cs7">XVI</span>
-légal aux injustes animosités que j'ai involontairement
-soulevées, et que le cours naturel de mes travaux doit
-directement augmenter, surtout d'après l'action nécessaire
-du volume actuel. En tant que répétiteur, mon sort
-est subordonné, chaque année, non-seulement aux diverses
-impulsions d'une corporation mal disposée à mon
-égard, mais aussi à la délicatesse ou à la circonspection
-d'un ennemi reconnu, dont la conduite antérieure est
-fort loin de garantir, en ce qui me concerne, son équité
-ultérieure. Comme examinateur, je suis pareillement exposé
-<span class="pagenum cs7">XVII</span>
-à la réaction annuelle, soit des différentes passions
-que doit spontanément susciter le juste exercice de mon
-autorité, soit même des vaines utopies spéciales que peut
-suggérer à chacun de mes seigneurs officiels le mode
-d'accomplissement d'un tel office: des récriminations
-pédantesques qui, quoique collectives, n'en étaient pas
-moins inconvenantes et même ridicules, m'ont déjà
-formellement averti de l'imminente gravité que pourrait,
-envers moi, acquérir inopinément un tel joug. À ce
-double titre, mes amis et mes ennemis savent également
-aujourd'hui que, parvenue à sa quarante-cinquième
-année, ma laborieuse existence personnelle peut encore
-être brusquement bouleversée, malgré le scrupuleux accomplissement
-continu de tous mes devoirs professionnels,
-d'après une suffisante coalition momentanée des diverses
-antipathies qui s'opposent à mon légitime essor. C'est
-afin de sortir, autant qu'il est en mon pouvoir, de cette
-intolérable situation, que j'ai cru devoir, par cette préface,
-provoquer, à mon égard, une crise décisive, dont
-le péril, quelque réel qu'il puisse être, est, à mon sens,
-moins funeste que la perspective continue d'une imminente
-oppression.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_3" id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label"><b>Note 3</b>:</span></a>
-Notre École Polytechnique est essentiellement régie, en tout ce
-qui concerne l'enseignement, par un conseil formé principalement
-de tous les professeurs quelconques, y compris les maîtres de dessin,
-de français et d'allemand, en exceptant seulement ceux qui dirigent
-les exercices non obligatoires, comme l'escrime, la danse et la musique.
-Depuis dix ou douze ans, cette corporation a graduellement acquis
-une grande prépondérance, en se faisant attribuer, à titre de compétence,
-la nomination exclusive ou la présentation décisive aux
-divers offices polytechniques, par suite de la confiance irréfléchie que
-sa composition caractéristique a dû inspirer de plus en plus à un pouvoir
-trop disposé à sacrifier, en général, sa juste suprématie effective
-aux impérieuses exigences des préjugés actuels. Ce nouvel ascendant a
-aussi tendu sans cesse à rendre essentiellement amovibles, en les assujettissant
-à une réélection annuelle, tous les emplois quelconques
-autres que ceux occupés ou convoités par les membres du conseil dirigeant,
-et sans même excepter les fonctions qui, de leur nature, réclament
-le plus évidemment une pleine indépendance légale, afin de
-résister suffisamment à l'antagonisme continu d'une foule de passions
-spontanément convergentes contre leur plus légitime exercice, comme
-sont surtout mes difficiles devoirs d'examinateur préalable. Envers
-l'office didactique accessoire rempli par ce qu'on appelle improprement
-les <i>répétiteurs</i>, les ombrageuses prétentions d'une telle domination
-ont été poussées au point que, depuis l'ordonnance de 1832, chacun
-d'eux peut être directement repoussé au seul gré personnel du professeur
-correspondant: en sorte que la prévoyance législative de nos savans
-n'a pu s'élever jusqu'à comprendre la dangereuse autorité qu'ils accordaient
-ainsi aux plus injustes animosités que pourrait susciter une rivalité
-individuelle alors trop naturelle pour ne devoir pas être fréquente,
-on plutôt presque habituelle.</p>
-
-<p class="snote">D'aussi absurdes institutions sont sans doute très-propres à vérifier
-spécialement ce que j'ai tant de fois établi, en principe, surtout dans
-ce dernier volume, sur la profonde incapacité qui caractérise les savans
-actuels en matière quelconque de gouvernement, même scientifique.
-L'administrateur le plus étranger aux études spéculatives n'eût
-certainement jamais adopté spontanément des règles si radicalement
-contraires a cette connaissance usuelle de l'homme et de la société
-qui distingue naturellement la classe administrative, et qui, même à
-l'état empirique, constitue toujours, au fond, dans la vie réelle, notre
-plus précieuse acquisition. Vainement donc nos savans voudraient-ils
-aujourd'hui renvoyer à l'administration la responsabilité exclusive de
-mesures aussi choquantes pour tous les hommes sensés: il est clair que
-le pouvoir n'a eu, à ce sujet, d'autre tort essentiel que de céder,
-avec trop de condescendance, à l'aveugle impulsion des préjugés et
-des ambitions scientifiques. Toute personne bien informée sait même
-maintenant que les dispositions irrationnelles et oppressives adoptées
-depuis dix ans a l'École Polytechnique émanent surtout de la désastreuse
-influence exercée par M. Arago, fidèle organe spontané des
-passions et des aberrations propres à la classe qu'il domine si déplorablement
-aujourd'hui.</p>
-
-<p class="sep1">Pour mieux caractériser, surtout quant à l'avenir, une
-telle appréciation personnelle, il me reste maintenant à
-la rattacher convenablement à la position nécessaire où
-me place directement l'ensemble de mon élaboration
-philosophique envers chacune des trois influences générales,
-théologique, métaphysique et scientifique, qui
-se disputent ou se partagent encore l'empire intellectuel.</p>
-
-<p>Il serait certes superflu d'indiquer ici expressément
-<span class="pagenum cs7">XVIII</span>
-que je ne devrai jamais attendre que d'actives persécutions,
-d'ailleurs patentes ou secrètes, de la part du parti
-théologique, avec lequel, quelque complète justice que
-j'aie sincèrement rendue à son antique prépondérance,
-ma philosophie ne comporte réellement aucune conciliation
-essentielle, à moins d'une entière transformation
-sacerdotale, sur laquelle il ne faut pas compter. Dès mon
-adolescence, j'ai péniblement senti le poids personnel de
-cet inévitable antagonisme, première source générale
-des difficultés actuelles de ma situation. C'est, en effet,
-sous les inspirations rétrogrades de l'école théologique
-que fut surtout accompli, pendant la célèbre réaction
-de 1816, le funeste licenciement qui brisa ou troubla
-tant d'existences à l'École Polytechnique, et sans lequel
-j'eusse naturellement obtenu seize ans plus tôt, suivant
-les heureuses coutumes de cet établissement, la modeste
-position que j'ai commencé seulement à y occuper en 1832;
-ce qui eût assurément changé tout le cours ultérieur de ma
-vie matérielle. Une exception formelle, émanée de la même
-origine, vint ensuite me soustraire personnellement à la
-réparation partielle qui compensa, quelque temps après,
-pour mes camarades, cette proscription générale. Le
-lecteur sait déjà que le prolongement continu de cette
-oppressive influence m'interdit surtout l'instruction publique,
-et me réduisit à la pénible ressource de l'enseignement
-privé. À mesure que mon essor mental s'est
-définitivement caractérisé par l'apparition successive des
-divers volumes de ce Traité, une inévitable déchéance
-officielle n'a pas empêché envers moi les malveillantes
-manifestations de ce parti incorrigible, qui, depuis cinq
-siècles, se sentant de plus en plus incapable de soutenir
-<span class="pagenum cs7">XIX</span>
-aucune véritable discussion, aspire toujours, même dans
-l'impuissance, à exterminer ou à avilir ses divers adversaires
-philosophiques. Malgré sa circonspection accoutumée,
-la cour de Rome a récemment fulminé, contre un
-ouvrage qui n'était pas achevé, une de ces ridicules censures
-qui ont désormais perdu jusqu'à l'étrange pouvoir,
-subsistant encore au siècle dernier, d'exciter à lire les
-ouvrages qui en sont l'objet, et envers lesquels le public
-actuel ne daigne pas même s'informer d'une telle proscription.
-Au début de la présente année, à l'occasion de
-la réouverture habituelle du cours populaire d'astronomie
-que je professe gratuitement depuis douze ans, les
-plus ignobles organes de cette école, dans le vain espoir
-d'un prochain triomphe, ont osé demander hautement,
-à un pouvoir qui ne leur est plus dévoué, la destruction
-directe de tous mes moyens actuels d'existence, pour
-avoir systématiquement proclamé la nécessité et la possibilité
-de rendre enfin la morale pleinement indépendante
-de toute croyance religieuse, d'après l'universel
-ascendant de l'esprit positif, enfin directement érigé en
-unique base solide de toutes les notions humaines.</p>
-
-<p>Envers le parti métaphysique, soit gouvernant, soit
-aspirant, ma position nécessaire, quoique relative à une
-collision moins prononcée, est, au fond, encore plus dangereuse
-pour moi, à cause de la grande prépondérance
-qu'il exerce aujourd'hui, à tous égards, en France. Plus
-éclairé et plus souple que le précédent, ce parti équivoque
-sent confusément que, depuis Descartes et Bacon,
-l'essor graduel de la philosophie positive a été surtout
-dirigé spontanément contre sa domination transitoire,
-non moins intéressée aujourd'hui que les prétentions
-<span class="pagenum cs7">XX</span>
-purement théologiques à empêcher, à tout prix, l'installation
-sociale de la vraie philosophie moderne. En
-considérant d'abord la portion de cette école qui règne
-maintenant, je puis aisément signaler, chez son plus
-éminent organe, un exemple très-caractéristique de sa
-disposition instinctive à me tenir, autant que possible,
-non sans doute dans l'oppression sacerdotale, mais dans
-une profonde obscurité personnelle, à la fois mentale
-et sociale. Ayant été, dès mon premier essor philosophique,
-individuellement apprécié, à certains égards,
-en 1824 et 1825, par M. Guizot, je lui ait fait l'honneur,
-il y a dix ans, lors de son principal avénement politique,
-de m'écarter une seule fois envers lui de la règle constante
-que je me suis prescrite de jamais rien demander aux
-divers pouvoirs actuels en dehors de ce qui m'est strictement
-dû d'après les usages établis. Quelques ouvertures
-de sa part me conduisirent alors à lui proposer de créer,
-au Collége de France, une chaire directement consacrée
-à l'histoire générale des sciences positives, que seul encore
-je pourrais remplir de nos jours, et à laquelle
-j'eusse spontanément donné un caractère convenablement
-relatif à l'ascendant scientifique et logique de la nouvelle
-philosophie. Or, après diverses tergiversations, M. Guizot,
-qui a fondé, là et ailleurs, pour ses adhérens ou ses
-flatteurs, tant de chaires inutiles ou même nuisibles,
-fut bientôt entraîné, par ses rancunes métaphysiques,
-à écarter définitivement une innovation qui pouvait honorer
-sa mémoire, et dont il avait d'abord semblé comprendre
-la valeur naturelle. Je fus même ensuite obligé
-de publier, dans deux journaux, en octobre 1833, avec
-quelques commentaires spéciaux, la note philosophique
-<span class="pagenum cs7">XXI</span>
-que j'avais dû composer à ce sujet, afin d'empêcher au
-moins que cette proposition, qui, en effet, est ainsi
-restée ultérieurement intacte, ne se trouvât finalement
-gaspillée au profit de quelque courtisan. Quant à la partie
-de l'école métaphysique qui constitue aujourd'hui ce
-qu'on appelle vulgairement l'opposition, et dont la principale
-influence réside dans la presse périodique, ses
-dispositions envers moi sont, sans doute, assez caractérisées
-par l'étrange silence que ses divers organes, quotidiens
-ou mensuels, ont unanimement gardé, pendant
-douze ans, pour la première fois peut-être, envers
-ma publication philosophique. C'est jusqu'ici seulement
-en Angleterre, du moins à ma connaissance, que
-ce Traité a donné lieu à un sérieux examen, par la consciencieuse
-appréciation dont un illustre physicien (sir
-David Brewster) honora, en 1838, dans la célèbre revue
-d'Édimbourg, mes deux premiers volumes, quoiqu'il
-eût d'ailleurs assez peu compris l'ensemble de mon opération
-philosophique, malgré l'admission formelle de
-ma loi fondamentale, pour regarder un tel préambule
-comme constituant mon principal objet. Sauf cette unique
-discussion, ainsi plutôt scientifique que vraiment
-philosophique, ce long travail n'a jamais été même annoncé
-dans aucun journal de quelque importance, sans
-que l'on puisse assurément attribuer une telle réserve
-au sentiment personnel d'une insuffisance d'instruction
-préalable qui n'empêche pas l'essor habituel des jugemens
-les plus tranchés. Quoique quelques organes
-avancés aient dû, à ce sujet, attendre naturellement la
-fin d'une élaboration qui n'est, en effet, pleinement jugeable que
-dans son ensemble total, on ne peut douter
-<span class="pagenum cs7">XXII</span>
-que ce silence exceptionnel ne soit surtout dû à la
-répugnance involontaire avec laquelle les métaphysiciens,
-qui dominent partout la presse périodique, voient
-aujourd'hui surgir une philosophie supérieure à leur
-influence, et qui tend directement à faire cesser leur
-prépondérance actuelle, sous l'inflexible prescription
-continue de rigoureuses conditions mentales, à la fois
-logiques et scientifiques, qu'ils se sentent incapables de
-remplir suffisamment.</p>
-
-<p>Considérons enfin la troisième classe spéculative, celle
-qui seule constitue aujourd'hui le germe très-imparfait
-mais direct de la vraie spiritualité moderne. Là se trouvent
-ceux à qui j'ai fait l'honneur de demander à gagner
-honnêtement mon pain, parce qu'ils sont de ma famille
-intellectuelle: tandis que je n'ai jamais rien dû attendre
-des deux autres catégories, comme m'étant essentiellement
-étrangères et même involontairement hostiles, sauf
-l'unique exception personnelle dont j'avais si mal à propos
-honoré M. Guizot. Afin d'apprécier convenablement
-à leur égard ma situation naturelle, il y faut distinguer
-avec soin les deux écoles, spontanément antagonistes, qui
-s'y partagent, quoique très-inégalement jusqu'ici, l'empire
-général de la positivité rationnelle: l'école mathématique
-proprement dite, dominant encore, sans contestation
-sérieuse, l'ensemble des études inorganiques, et
-l'école biologique, luttant faiblement aujourd'hui pour
-maintenir, contre l'irrationnel ascendant de la première,
-l'indépendance et la dignité des études organiques. En
-tant que celle-ci me comprend, elle m'est, au fond, plus,
-favorable qu'hostile, parce qu'elle sent confusément que
-mon action philosophique tend directement à la dégager
-<span class="pagenum cs7">XXIII</span>
-de l'oppression des géomètres. J'y ai trouvé non-seulement
-mon plus complet appréciateur scientifique, dans
-la personne de mon éminent ami M. de Blainville, mais
-aussi de nombreux et honorables adhérens, dont le concours
-constate mieux une telle sympathie collective.
-Malheureusement ce n'est pas de cette classe, comme on
-sait, que dépend mon existence personnelle. Or, quant
-aux géomètres, sous la domination desquels je suis naturellement
-forcé de vivre, les indications précédentes ont
-assez fait pressentir ce que je dois attendre d'une classe
-scientifique dont l'ensemble de mon opération philosophique,
-soit mentale, soit sociale, détruit nécessairement
-la suprématie provisoire, graduellement développée pendant
-le cours de la longue élaboration préliminaire propre
-aux deux derniers siècles, comme l'expliquent spécialement
-les trois chapitres extrêmes de ce volume final.</p>
-
-<p>Pour mieux caractériser cette inévitable opposition
-instinctive, il me suffit ici de signaler convenablement
-l'expérience pleinement décisive qui s'accomplit, à mon
-détriment, en 1840, lors d'une nouvelle vacance de la
-principale chaire mathématique de l'École Polytechnique,
-que j'avais occupée, par intérim, quatre ans auparavant,
-avec une supériorité généralement reconnue, même de
-mes ennemis, et que je ne cesserai jamais, à ce titre, de regarder
-comme ma propriété légitime, quoiqu'une violente
-iniquité m'en ait dépouillé jusqu'ici avec l'appareil des
-formalités légales. L'illustre Dulong, en sa qualité de
-directeur des études de cet établissement, y avait personnellement
-suivi ces mémorables leçons qui m'avaient
-hautement conquis sa consciencieuse estime, malgré sa
-disposition antérieure à partager involontairement envers
-<span class="pagenum cs7">XXIV</span>
-moi les préventions routinières de nos coteries scientifiques:
-c'est sous le récent souvenir de cette éminente
-approbation que se fit une telle élection, où son suffrage
-eût certainement garanti mon succès, sans la mort prématurée
-qui a privé le monde savant de cette rare combinaison
-d'une haute capacité avec une moralité équivalente.
-En même temps, une noble jeunesse, que je n'ai jamais
-flattée, j'ose le dire, mais qui connaît mon dévouement
-continu à ses besoins légitimes, manifestant, à sa
-manière, son heureux concours spontané avec l'appréciation
-de son ancien chef, honora ma candidature par une
-généreuse démarche exceptionnelle, dont j'ai été jusqu'à
-présent le seul objet, et pour laquelle je lui offre ici la
-faible expression de mon éternelle reconnaissance, dans
-la personne collective de ses successeurs actuels, envers
-lesquels l'intime solidarité de nos diverses générations
-polytechniques autorise pleinement une telle substitution
-continue. Le lecteur sait peut-être que des députations
-spéciales furent alors adressées par les élèves à tous
-les votans quelconques, afin de leur témoigner convenablement
-le désir unanime qu'une épreuve irrécusable
-avait inspiré en ma faveur à tous ceux qui avaient pu en
-sentir l'effet général. À cette convergence décisive, et
-peut-être inouïe, entre les supérieurs et les inférieurs,
-se joignaient d'ailleurs, à mon avantage, toutes les considérations
-accessoires relatives aux règles ordinaires, qu'il
-a fallu simultanément violer pour m'exclure: une incontestable
-ancienneté, d'honorables services spéciaux, et la
-convenance reconnue de recruter, autant que possible,
-les professeurs de cette grande école parmi ses anciens
-élèves, à moins d'insuffisance réelle. Si tout autre que
-<span class="pagenum cs7">XXV</span>
-moi eût réuni un tel ensemble de titres, son triomphe
-eût été certain. Mais les antipathies géométriques, spécialement
-concentrées à l'Académie des Sciences de Paris,
-ne pouvaient ainsi laisser irrévocablement surgir celui
-qui, connaissant le véritable esprit de nos diverses coteries
-scientifiques, et d'ailleurs peu effrayé de leur antagonisme,
-même concerté, aurait directement tendu, dans
-un tel office, à donner à la haute instruction mathématique
-la direction la plus conforme à sa véritable destination
-pour le système général de l'évolution positive. Les
-honteux moyens qui déterminèrent mon exclusion furent
-alors en pleine harmonie avec l'évidente iniquité
-du projet. Comme les meneurs académiques devaient
-naturellement craindre le vote spontané du Conseil de
-l'École, où mes ennemis et mes amis croyaient également
-d'abord que la majorité m'était assurée, et auquel l'usage
-accordait à ce sujet une priorité naturelle, ils profitèrent
-habilement contre moi de l'occasion facile à prévoir que
-leur offrit la discussion philosophique que je cherchai à
-engager directement, auprès de la classe essentiellement
-saine de cette académie, par la lettre de candidature
-dont je parle, à une autre fin, au second chapitre de ce
-volume. On sait assez comment la lecture officielle de cette
-lettre fut expressément refusée, en dépit d'une formelle
-disposition du règlement académique<a name="FNanchor_4" id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>. Après cette
-<span class="pagenum cs7">XXVI</span>
-première violence, il fut ensuite aisé à la Commission spéciale
-d'établir, par une nouvelle infraction de tous les
-usages et de toutes les convenances, une liste de candidature
-où je n'étais pas même nommé, comme ne méritant
-sans doute aucune discussion. Le profond mépris personnel
-que je renvoie solennellement ici à chacun de
-ceux qui prirent une active participation volontaire à cette
-dernière indignité académique, ne m'empêche pas d'ailleurs
-de sentir qu'elle eut au fond peu d'influence sur le
-résultat, puisqu'elle suivit le vote effectif du Conseil polytechnique,
-déjà tourné contre moi par la réaction
-presque irrésistible de la turpitude initiale. En un mot,
-les meneurs d'une telle intrigue n'oublièrent rien pour
-indiquer d'avance à ce Conseil que, s'il voulait réaliser sa
-première disposition en ma faveur, il aurait à soutenir une
-lutte redoutable contre une corporation plus puissante,
-qui se montrait ainsi disposée à maintenir à tout prix, en
-cette grave occurrence, le monopole habituel des hautes
-positions didactiques, dont l'ensemble de sa conduite
-prouve depuis longtemps qu'elle regarde chacun de ses
-membres comme le possesseur légitime, quelle que puisse
-être son inaptitude réelle. On devait aisément s'attendre
-que le Conseil n'oserait engager envers l'académie une
-collision aussi inégale. C'est ainsi que fut accomplie, avec
-<span class="pagenum cs7">XXVII</span>
-un concert apparent des deux votes essentiels, une injustice
-pleinement caractérisée, dont le poids naturel empêchera
-toujours sans doute envers moi toute convenable
-réparation, malgré la composition mobile du corps spécial
-qui s'en rendit l'instrument passif, d'après la fixité
-naturelle de la puissante compagnie qui en fut le principal
-moteur, et où d'ailleurs les antipathies que j'inspire
-doivent être continuellement rajeunies, parce qu'elles
-tiennent directement, soit à la situation générale de l'esprit
-humain au <span class="cs7">XIX</span><sup>e</sup> siècle, soit au caractère fondamental
-de ma nouvelle philosophie.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_4" id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label"><b>Note 4</b>:</span></a>
-Celui des deux secrétaires perpétuels qui rendit compte de la séance
-du 3 août 1840 sentit tellement, sans doute, la turpitude de cette violence
-académique, ainsi accomplie contre moi au profit personnel de
-l'un de ses confrères, qu'il tenta vainement de la représenter comme
-une sorte d'ajournement, motivé par je ne sais quelle autre urgence
-plus immédiate. Mais, si cette jésuitique exposition eût été vraiment
-fidèle, l'Académie eût distinctement réservé, pour la lecture de ma
-lettre, une séance ultérieure, tandis qu'il n'en fut jamais question ensuite.
-Comme il importe beaucoup à la morale publique que l'actif
-accomplissement volontaire des mauvaises actions, individuelles ou
-collectives, ne puisse, en aucun cas, éluder une inflexible responsabilité,
-j'ai cru devoir ici spécialement rectifier cette officieuse erreur.</p>
-
-<p class="sep1">Après cette triple appréciation des tendances diversement
-hostiles qui doivent faire spontanément converger
-contre mon essor légitime toutes les classes antagonistes
-entre lesquelles est aujourd'hui partagé l'empire intellectuel,
-il serait assurément superflu de faire ici autant
-ressortir leur commune disposition à me priver accessoirement
-des différentes récompenses honorifiques qui
-dépendent de leur arbitrage, quels que puissent jamais
-être, à cet égard, mes droits naturels. Quand M. Guizot
-eut attaché son nom à la dangereuse restauration d'une
-académie heureusement supprimée par Bonaparte, la
-plupart de mes amis, et même de mes ennemis, pensèrent
-qu'on ne pouvait se dispenser, ne fût-ce que d'après
-mes travaux originaires en philosophie politique,
-de m'introduire directement dans une compagnie où,
-à défaut de toute véritable unité mentale, on s'efforçait
-de réunir tous ceux qui, à un titre quelconque, et par
-les voies les plus inconciliables, avaient semblé coopérer
-au perfectionnement des études morales et sociales.
-Presque seul alors je compris que, quelque opposition
-<span class="pagenum cs7">XXVIII</span>
-mutuelle qui dût, en effet, exister entre ces diverses
-tendances spéculatives, leur commune nature métaphysique
-les réunirait toujours contre moi. C'est donc précisément
-en qualité de fondateur d'une nouvelle philosophie
-générale, à la fois historique et dogmatique, que
-je resterai constamment en dehors, sans aucune discussion
-possible, d'une corporation instituée pour ranimer, en
-les centralisant, les influences ontologiques, auxquelles
-je m'efforce de substituer enfin l'universelle prépondérance
-de l'esprit positif. Dans un autre cas, une illusion
-analogue m'avait d'abord, comme je l'ai franchement
-avoué au tome quatrième, conduit moi-même à compter
-sur l'appui, au moins moral, de la classe scientifique,
-qui semblait devoir prendre un vif intérêt direct à l'extension
-décisive de la positivité rationnelle. C'était l'erreur
-naturelle de la jeunesse, disposée à penser que
-les sciences sont habituellement cultivées en vertu d'une
-vraie vocation, et que les généreuses tendances spéculatives
-y prédominent sur les vicieuses impulsions actives.
-Mais, d'après les explications précédentes, celui qui a
-directement fondé une science nouvelle, la plus difficile
-et la plus importante de toutes, et qui, en même temps,
-a spécialement perfectionné la philosophie de chacune
-des sciences antérieures, sera nécessairement toujours
-repoussé de ce qu'on appelle improprement l'Académie
-des Sciences, quand même il pourrait se résoudre à en
-solliciter l'entrée, ce qu'il ne fera certainement jamais,
-depuis les indignités qu'on s'y est permis envers lui. Il
-laissera donc, sans aucun regret, cet honneur, de plus
-en plus banal, à la foule de ceux qui accomplissent aujourd'hui,
-d'une manière presque machinale, ces prétendus
-<span class="pagenum cs7">XXIX</span>
-travaux scientifiques dont, le plus souvent,
-l'esprit humain ne saurait conserver, après dix ans, la
-moindre trace, malgré l'ambitieuse dénomination qui
-les décore spécialement d'une chimérique éternité.</p>
-
-<p>Pour achever d'apprécier la tendance profondément
-naturelle de l'influence scientifique à se réunir aujourd'hui,
-contre mon essor philosophique, à l'influence
-métaphysique, et même à l'influence théologique, il faut
-enfin remarquer, d'après une exacte analyse de notre
-situation mentale, que, malgré leur antagonisme naturel,
-la première, en tant que dominée encore par les
-géomètres, doit être, au fond, beaucoup moins éloignée
-qu'elle ne le semble de transiger habituellement avec
-les deux autres, au détriment de la raison publique.
-Depuis que la rénovation finale des théories morales et
-sociales constitue directement, dans l'immense révolution
-où nous vivons, la nécessité prépondérante, la
-présidence scientifique laissée jusqu'ici à l'esprit mathématique
-tend à devenir presque aussi rétrograde que le
-sont déjà les impulsions métaphysiques et les résistances
-théologiques, comme l'expliqueront spécialement les
-trois derniers chapitres de ce Traité. Le sentiment secret
-de leur inévitable impuissance envers ces spéculations
-transcendantes dispose involontairement les géomètres
-actuels à en empêcher, autant que possible, l'essor décisif,
-d'où résulterait nécessairement leur propre déchéance
-scientifique, et leur réduction normale à l'office modeste,
-quoique indispensable, que leur assigne évidemment la
-vraie hiérarchie encyclopédique. Après avoir jeté, comme
-un leurre, au vulgaire philosophique, leur absurde et
-dangereuse utopie relative à la prétendue régénération
-<span class="pagenum cs7">XXX</span>
-ultérieure des conceptions sociales d'après leur vaine
-théorie des chances, dont tout homme sensé fera bientôt
-justice, ils se contentent donc essentiellement d'exploiter
-à l'aise les bénéfices personnels que la grande
-transaction moderne assure spontanément à ceux qu'on
-a dû regarder jusqu'ici comme les plus fidèles organes
-de l'esprit positif, bien qu'ils n'en puissent vraiment
-représenter que l'état rudimentaire. Quant aux besoins
-fondamentaux inhérens à notre situation intellectuelle,
-ils n'intéressent aucunement la plupart des géomètres, qui
-sont, au contraire, secrètement entraînés à en empêcher
-la satisfaction finale. Leur opposition, plus apparente
-que réelle, à la prépondérance métaphysique, ou même
-théologique, tend depuis longtemps à se réduire à ce qui
-est strictement nécessaire pour garantir les droits directs
-de la science, surtout mathématique, aux profits généraux
-de l'exploitation spéculative. Or ce but est certes
-suffisamment atteint aujourd'hui, où le pouvoir a trop
-généreusement abandonné aux savans eux-mêmes, surtout
-en France, la répartition effective des diverses
-récompenses scientifiques. Ceux qui, avec une audace
-apparente, attaquent chaque jour la liste civile de la
-royauté, sont, d'ordinaire, humblement prosternés
-devant la liste civile de la science, au point de n'oser,
-par exemple, se permettre aucune critique envers les
-frais monstrueux qu'occasionne maintenant la seule
-composition d'un almanach très-imparfait. Tous les intérêts
-mathématiques étant ainsi garantis, les géomètres
-consentent volontiers à laisser à la métaphysique, et
-même à la théologie, l'antique possession du domaine
-moral et politique, où ils ne sauraient avoir aucune
-<span class="pagenum cs7">XXXI</span>
-prétention sérieuse. D'un autre côté, la demi-intelligence
-que l'entraînement contemporain fait aujourd'hui
-pénétrer jusque dans la théologie, disposerait peut-être
-celle-ci, en cas d'un triomphe momentané, d'ailleurs
-presque impossible, à mieux respecter désormais les
-ambitions géométriques, pourvu que, suivant leur tendance
-spontanée, elles l'aidassent suffisamment à contenir
-le véritable essor systématique des spéculations
-biologiques, seules études préliminaires où la lutte fondamentale
-reste encore pendante, à beaucoup d'égards,
-entre l'esprit positif et l'ancien esprit philosophique.
-Cependant les craintes naturelles que doit suggérer
-l'instinct aveuglément rétrograde de la puissance théologique
-conduiraient, sans doute, les géomètres à voir
-avec regret le retour éphémère de son ascendant oppressif,
-où ils redouteraient, à leur propre égard, une source
-d'exclusion. Mais la situation actuelle, où domine
-l'influence métaphysique, plus souple et moins ténébreuse,
-quoique, au fond, seule vraiment dangereuse
-aujourd'hui, convient beaucoup à l'ensemble de leurs
-dispositions présentes, tant morales que mentales, parce
-qu'elle empêche une solution qui leur répugne, tout en
-leur assurant les nombreux avantages personnels d'un
-facile ascendant scientifique. Aussi est-ce surtout à prolonger,
-autant que possible, cet état profondément
-contradictoire, en écartant, de toutes leurs forces, une
-vraie rénovation spéculative, que nos géomètres s'attacheront
-de plus en plus, sans s'inquiéter d'ailleurs, en
-aucune manière, des graves dangers sociaux que doit
-nécessairement offrir cette prolongation artificielle de
-l'interrègne spirituel. Le lecteur peut ainsi concevoir
-<span class="pagenum cs7">XXXII</span>
-déjà que la résistance spontanée du milieu scientifique
-actuel à mon action philosophique n'offre rien d'essentiellement
-fortuit ou personnel, et qu'elle se développera
-désormais, avec une énergie croissante, soit à mon
-égard, soit envers mes collègues ou mes successeurs, à
-mesure que la nouvelle philosophie tendra directement
-vers son inévitable ascendant final: l'ensemble de ce
-volume ne laissera plus aucun doute sur l'intime réalité
-de mes prévisions à ce sujet.</p>
-
-<p>D'après une telle appréciation générale de la corrélation
-nécessaire qui lie aujourd'hui ma position privée à
-la situation fondamentale du monde intellectuel, chacun
-doit maintenant sentir combien cette préface était vraiment
-indispensable pour placer directement, par un
-appel décisif, la suite entière des grands travaux ultérieurs
-annoncés à la fin de ce volume, sous le noble
-patronage d'une opinion publique, non-seulement française,
-mais aussi européenne, qui constitue mon unique
-refuge, et qui jusqu'ici n'a jamais failli à mes justes réclamations.
-Ceux qui trouveraient commode de continuer
-à m'opprimer sans me permettre la plainte, vont probablement
-se récrier beaucoup contre le caractère insolite
-de cette sorte de manifeste, dont ils redouteront l'efficacité.
-Quelques amis sincères, trop timides ou trop
-superficiels, craindront, à leur tour, que cette lutte dangereuse,
-en apparence si inégale, ne détermine contre
-moi la funeste réaction de puissantes animosités, sous le
-jeu desquelles je suis immédiatement placé. Mais, dans
-les conflits intellectuels, où le nombre a naturellement
-peu d'importance, une intime combinaison de la raison
-avec la morale constitue la principale force, d'après laquelle
-<span class="pagenum cs7">XXXIII</span>
-un seul esprit supérieur a quelquefois vaincu,
-même pendant sa vie, une multitude académique. Ici,
-d'ailleurs, j'ose assurer d'avance que je ne serai pas seul
-contre cette masse aveugle et passionnée. Quelque solitaire
-que soit mon existence, je sais que l'élite du public
-européen a déjà nettement témoigné, surtout en Angleterre
-et en Allemagne, par ses plus éminens précurseurs,
-son indignation spontanée contre les entraves personnelles
-qu'éprouve mon essor légitime, quoique ces nobles
-sympathies reposent encore sur une insuffisante connaissance
-de mes embarras privés. Les lecteurs les plus étrangers
-aux débats que cette préface a caractérisés comprendront
-aisément que les trois premiers volumes de ce
-Traité, tous relatifs aux diverses sciences existantes, constatent
-évidemment une haute aptitude didactique,
-quand même elle n'eût pas été directement démontrée
-par le concours spontané des expériences les plus décisives:
-ils apprendront avec surprise qu'on ait osé me
-refuser jusqu'ici, à ce sujet, une satisfaction méritée,
-si pleinement conforme à l'ensemble de ma double carrière,
-spéciale ou générale.</p>
-
-<p>Tous ceux qui auront suffisamment apprécié les justes
-plaintes que je viens d'exposer sur ma situation personnelle
-sentiront, sans incertitude, ce que je dois ici
-hautement demander, en transportant désormais sous
-les yeux du public des luttes jusqu'ici contenues dans
-l'ombre des conciliabules scientifiques. Je n'exige nullement
-que mon existence privée soit changée ni même
-élargie, mais seulement à la fois adoucie et consolidée.
-Son état présent, s'il était moins pénible et moins précaire,
-suffirait à mes besoins essentiels, et même à mes
-<span class="pagenum cs7">XXXIV</span>
-goûts principaux. Quant aux prévoyances de la vieillesse,
-si jamais il y a lieu, la nation française saura sans
-doute y pourvoir spontanément. Mais je demande surtout
-que mes ressources matérielles ne soient pas livrées
-chaque année au despotique arbitrage des préjugés et
-des passions que mon essor philosophique doit naturellement
-combattre avec une infatigable énergie, comme
-constituant désormais le principal obstacle à la rénovation
-intellectuelle, condition fondamentale de la régénération
-sociale. Or, à cet égard, sans attendre ni solliciter
-directement aucune rectification réglementaire, la
-crise que je viens de provoquer ainsi dans ma situation
-personnelle va nécessairement, quoi qu'on fasse, devenir
-pleinement décisive en l'un ou l'autre sens; car, si, malgré
-cette loyale manifestation publique, les prochaines
-réélections annuelles confirment, sans aucune difficulté,
-ma double position polytechnique, je serai, par cela
-seul, suffisamment autorisé à regarder, d'un aveu unanime,
-cette formalité, d'ailleurs absurde, comme ayant
-cessé enfin d'offrir envers moi aucun danger essentiel: elle
-ne permettra plus à personne d'oser m'offrir, presqu'à
-titre de grâce, cette confirmation périodique, qui ne sera
-plus vraiment facultative. Au cas contraire, je sais assez
-ce qui me resterait à faire pour que la suite de mon élaboration
-philosophique souffrît le moins possible de cette
-infâme iniquité finale.</p>
-
-<p class="sep2">Le but de cette préface étant ainsi convenablement
-atteint, je crois devoir utiliser l'occasion qu'elle me
-fournit d'indiquer sommairement, suivant la coutume,
-aux lecteurs les plus attentifs, quelques renseignemens
-<span class="pagenum cs7">XXXV</span>
-accessoires sur le mode invariable de préparation et
-d'exécution qui a présidé à la longue composition que ce
-volume termine, afin de faciliter une équitable appréciation,
-en se plaçant mieux dans les conditions de l'auteur.</p>
-
-<p>J'ai toujours pensé que, chez les philosophes modernes,
-nécessairement moins libres, à cet égard, que
-ceux de l'antiquité, la lecture nuisait beaucoup à la méditation,
-en altérant à la fois son originalité et son
-homogénéité. En conséquence, après avoir, dans ma
-première jeunesse, rapidement amassé tous les matériaux
-qui me paraissaient convenir à la grande élaboration
-dont je sentais déjà l'esprit fondamental, je me suis,
-depuis vingt ans au moins, imposé, à titre d'hygiène
-cérébrale, l'obligation, quelquefois gênante, mais plus
-souvent heureuse, de ne jamais faire aucune lecture qui
-puisse offrir une importante relation, même indirecte,
-au sujet quelconque dont je m'occupe actuellement,
-sauf à ajourner judicieusement, selon ce principe, les nouvelles
-acquisitions extérieures que je jugerais utiles. Ce
-régime sévère a constamment dirigé l'entière exécution de
-ce Traité, où il a assuré la netteté, l'énergie, et la consistance
-de mes diverses conceptions, quoiqu'il y ait pu,
-en certains cas secondaires, déterminer, envers les sciences
-constituées, une appréciation trop peu conforme à
-leur état récent, aux yeux de ceux qui chercheraient en
-cet ouvrage, contre mes formelles explications initiales,
-de véritables spécialités, autres que celles qui concernent
-la science finale du développement social, que je devais y
-fonder<a name="FNanchor_5" id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>. Quand je suis parvenu à cette seconde et principale
-<span class="pagenum cs7">XXXVI</span>
-moitié de mon élaboration totale, j'ai senti que la
-rigueur de mon principe hygiénique, dont une longue
-expérience m'avait pleinement confirmé l'heureuse efficacité,
-m'obligeait pareillement désormais à m'interdire
-scrupuleusement toute lecture quelconque de journaux
-politiques ou philosophiques, soit quotidiens, soit
-mensuels, etc. Aussi, depuis plus de quatre ans, n'ai-je
-pas lu réellement un seul journal, sauf la publication
-hebdomadaire de l'Académie des Sciences de Paris: encore
-me borné-je souvent à la table des matières de cette fastidieuse
-compilation, qui dégénère de plus en plus
-en étalage habituel de nos moindres vanités académiques.
-Je voudrais pouvoir ici faire suffisamment
-sentir à tous les vrais philosophes combien un tel régime
-mental, d'ailleurs en pleine harmonie avec ma vie solitaire,
-peut aujourd'hui contribuer, en politique, à faciliter
-l'élévation des vues et l'impartialité des sentimens,
-en faisant mieux ressortir le véritable ensemble des
-événemens, que doit dissimuler profondément l'irrationnelle
-importance naturellement attachée, soit par la
-<span class="pagenum cs7">XXXVII</span>
-presse périodique, soit par la tribune parlementaire, à
-chaque considération journalière.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_5" id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label"><b>Note 5</b>:</span></a>
-Même envers cette science finale, on a pu aisément reconnaître
-que, suivant ce régime constant, j'y ai toujours réduit autant que possible
-mes lectures préparatoires. Je n'ai jamais lu, en aucune langue,
-ni Vico, ni Kant, ni Herder, ni Hegel, etc.; je ne connais leurs divers
-ouvrages que d'après quelques relations indirectes et certains extraits
-fort insuffisans. Quels que puissent être les inconvéniens réels de cette
-négligence volontaire, je suis convaincu qu'elle a beaucoup contribué
-à la pureté et à l'harmonie de ma philosophie sociale. Mais, cette philosophie
-étant enfin irrévocablement constituée, je me propose d'apprendre
-prochainement, à ma manière, la langue allemande, pour
-mieux apprécier les relations nécessaires de ma nouvelle unité mentale
-avec les efforts systématiques des principales écoles germaniques.</p>
-
-<p class="sep1">Quant au mode d'exécution des diverses portions de
-ce Traité, il me suffit d'indiquer que les embarras d'une
-situation personnelle, dont le lecteur connaît maintenant
-toute la gravité, ont dû m'obliger à y apporter
-toujours la plus grande célérité partielle, sans laquelle
-mon entreprise philosophique fût ainsi restée essentiellement
-impraticable. Pour mesurer, autant que possible,
-cette vitesse effective, j'ai cru devoir, dans la table générale
-des matières, placée à la fin de ce volume, noter
-brièvement l'époque et la durée de chacune des treize
-élaborations distinctes qui ont constitué, à des intervalles
-très-inégaux, le vaste ensemble de ma composition.
-A cette indication caractéristique, je dois d'avance
-ajouter ici que, pressé par le temps, je n'ai jamais pu
-récrire aucune partie quelconque de ce long travail, qui
-a toujours été imprimé sur mon brouillon original,
-dont la transcription eût au moins doublé la durée de
-mon exécution. Heureusement que, peu disposé, de ma
-nature, à rien écrire avant une pleine maturité, ce premier
-jet s'est trouvé constamment assez net pour permettre
-aisément, sans la moindre réclamation, l'opération typographique,
-que je n'ai d'ailleurs ralentie par aucun
-remaniement ultérieur. Ces divers renseignemens secondaires
-pourront, j'espère, susciter quelque indulgence
-pour les imperfections littéraires d'une telle composition.</p>
-
-<p class="sep2">En terminant cette préface inusitée, que ma position
-exceptionnelle rendait, j'ose le dire, indispensable, je
-<span class="pagenum cs7">XXXVIII</span>
-dois rassurer d'avance tous ceux qui s'intéressent à la
-plénitude et à la pureté de mon essor ultérieur, en leur
-déclarant enfin que je ne laisserai jamais prendre à personne
-le funeste pouvoir de troubler, par aucune vaine
-polémique, une haute élaboration philosophique, déjà
-assez entravée naturellement, soit d'après la brièveté de
-ma vie, soit en vertu des graves exigences de ma situation
-personnelle. Ayant ici suffisamment exposé des
-explications qu'il fallait une fois présenter, rien ne pourra
-me déterminer à répondre aux récriminations quelconques
-que ce volume extrême va sans doute soulever.
-Je connais toute la valeur de l'initiative philosophique,
-et je saurais la maintenir avec énergie, quand même ma
-vie profondément solitaire ne me préserverait pas spontanément,
-à cet égard, des tentations ordinaires.</p>
-
-<p class="ralign cs8">Paris, le 19 juillet 1842.</p>
-
-<div id="Page_XXXIX" class="npage">
-
-<div class="figcenter">
- <img src="images/filet-600.jpg" alt="" title="" width="100%" height="13" />
-</div>
-
-<h2 id="toc">TABLE DES MATIÈRES<br />
-<span class="cs5">CONTENUES</span><br />
-<span class="cs8">DANS LE TOME SIXIÈME ET DERNIER.</span></h2>
-
-<hr class="small" />
-
-<table class="tabmat" summary="Table des matières">
-<tr>
- <td class="tdr" colspan="2">Pages.</td>
-</tr>
-
-<tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap"><a href="#Page_III">Extrait du jugement</a></span>
- rendu le 29 décembre 1842 <span class="smcap">par le Tribunal de commerce
- de Paris</span></td>
- <td class="tdr"><span class="cs7"><a href="#Page_III">III</a></span></td>
-</tr><tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap"><a href="#Page_IV">Avis de l'éditeur</a></span></td>
- <td class="tdr"><span class="cs7"><a href="#Page_IV">IV</a></span></td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap"><a href="#Page_V">Préface personnelle</a></span></td>
- <td class="tdr"><span class="cs7"><a href="#Page_V">V</a></span></td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl"><a href="#Page_1">56<sup>e</sup> Leçon</a>. Appréciation générale du développement fondamental
- des divers élémens propres à l'état positif de l'humanité:
- âge de la spécialité, ou époque provisoire, caractérisée par
- l'universelle prépondérance de l'esprit de détail sur l'esprit
- d'ensemble. Convergence progressive des principales évolutions
- spontanées de la société moderne vers l'organisation
- finale d'un régime rationnel et pacifique</td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_1">1</a></td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl"><a href="#Page_344">57<sup>e</sup> Leçon</a>. Appréciation générale de la portion déjà accomplie
- de la révolution française ou européenne.&mdash;Détermination
- rationnelle de la tendance finale des sociétés modernes, d'après
- l'ensemble du passé humain: état pleinement positif,
- ou âge de la généralité, caractérisé par une nouvelle prépondérance
- normale de l'esprit d'ensemble sur l'esprit de
- détail</td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_344">344</a></td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl"><a href="#Page_645">58<sup>e</sup> Leçon</a>. Appréciation finale de l'ensemble de la méthode
- positive</td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_645">645</a></td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl"><a href="#Page_786">59<sup>e</sup> Leçon</a>. Appréciation philosophique de l'ensemble des résultats
- propres à l'élaboration préliminaire de la doctrine positive</td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_786">786</a></td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl"><a href="#Page_839">60<sup>e</sup> et dernière Leçon</a>. Appréciation générale de l'action finale
- propre à la philosophie positive</td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_839">839</a></td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl"><a href="#Page_897"><span class="smcap">Table générale des matières</span></a> contenues dans
- les six volumes de ce Traité</td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_897">897</a></td>
-</tr>
-</table>
-
-<hr class="small" />
-
-</div>
-
-<div id="Page_1" class="npage">
-
-<p class="sep4 cent cs16 esp">COURS<br />
-<span class="cs5">DE</span><br />
-PHILOSOPHIE POSITIVE.</p>
-
-<div class="figcenter2">
- <img src="images/filet-600.jpg" alt="" title="" width="100%" height="13" />
-</div>
-
-<h2 class="nobreak">CINQUANTE-SIXIÈME LEÇON.</h2>
-
-<p class="hang cs8">Appréciation générale du développement fondamental propre
-aux divers élémens essentiels de l'état positif de l'humanité:
-âge de la spécialité, ou époque provisoire, caractérisée par
-l'universelle prépondérance de l'esprit de détail sur l'esprit
-d'ensemble. Convergence progressive des principales évolutions
-spontanées de la société moderne vers l'organisation
-finale d'un régime rationnel et pacifique.</p>
-
-<div class="figcenter">
- <img src="images/filet-100.jpg" alt="" title="" width="100" height="8" />
-</div>
-
-<p>L'ensemble du régime monothéique propre
-au moyen-âge a été représenté, au cinquante-quatrième
-chapitre, comme nécessairement investi,
-par sa nature, d'une double destination,
-temporaire mais indispensable, pour l'évolution
-fondamentale de l'humanité: d'une part,
-le développement général de ses conséquences
-politiques devait déterminer graduellement la
-désorganisation radicale du système théologique
-et militaire, déjà parvenu ainsi à son extrême
-<span class="pagenum" id="Page_2">2</span>
-phase principale; d'une autre part, le cours simultané
-de ses effets intellectuels devait enfin
-permettre l'essor décisif des nouveaux élémens
-sociaux, bases ultérieures d'une organisation directement
-conforme à la civilisation moderne.
-Sous le premier aspect, qu'il fallait d'abord expliquer,
-nous avons suffisamment apprécié, dans
-la dernière leçon du volume précédent, l'enchaînement
-historique des suites essentielles de ce
-mémorable régime transitoire pendant les cinq
-siècles qui ont succédé au temps de sa plus grande
-splendeur: en sorte que la considération, pénible
-quoique inévitable, du mouvement de décomposition,
-peut désormais être heureusement écartée.
-Il nous reste donc maintenant, envers cette
-même période préliminaire qui a dû sembler jusqu'ici
-purement révolutionnaire, à y poursuivre rationnellement
-l'analyse générale, plus consolante
-et non moins décisive, de cet unanime mouvement
-instinctif de réorganisation, encore si mal
-jugé, qui, par la convergence spontanée des diverses
-évolutions partielles, préparait alors graduellement
-la société moderne à un système entièrement
-nouveau, seul susceptible de remplacer
-enfin l'ordre caduc dont l'irrévocable démolition
-s'accomplissait simultanément. C'est seulement
-après cette seconde appréciation fondamentale,
-<span class="pagenum" id="Page_3">3</span>
-sujet propre de la leçon actuelle, que nous pourrons
-convenablement terminer notre grande élaboration
-historique dans un dernier chapitre
-consacré à l'examen direct de l'immense crise
-sociale qui, depuis un demi-siècle, tourmente
-l'élite de l'humanité, et dont le vrai caractère essentiel
-ne saurait être pleinement conçu que sous
-l'inspiration d'une théorie déjà suffisamment éprouvée
-et éclairée par une explication satisfaisante de
-l'ensemble du passé humain. En vertu même de
-sa nouveauté, une telle analyse philosophique du
-mouvement élémentaire de recomposition propre
-à la civilisation moderne se trouvera presque
-toujours spontanément affranchie de ces discussions
-explicatives qui ont été si indispensables,
-au chapitre précédent, afin d'y faire prédominer
-de saines conceptions historiques sur les notions
-irrationnelles qui obscurcissent aujourd'hui l'étude
-ordinaire du mouvement de décomposition:
-ce qui peut heureusement nous permettre de
-procéder ici avec plus de rapidité, quoique la
-multiplicité des aspects organiques partiels, profondément
-distincts et indépendans malgré leur
-convergence et leur solidarité nécessaires, doive
-cependant entraîner à des développemens assez
-étendus pour que chacun d'eux puisse être utilement
-jugé, outre que nous devrons soigneusement
-<span class="pagenum" id="Page_4">4</span>
-apprécier, envers les principales phases organiques,
-leur correspondance nécessaire avec les
-phases critiques simultanées.</p>
-
-</div>
-
-<p class="sep2">Il faudrait, avant tout, déterminer rationnellement
-le point de départ général le plus convenable
-à cette nouvelle élaboration historique, si
-d'avance une telle origine n'avait été suffisamment
-établie au chapitre précédent, d'après sa remarquable
-coïncidence effective avec celle alors assignée
-à l'époque révolutionnaire. Mais nos explications
-antérieures sur la nécessité philosophique
-d'avancer d'environ deux siècles le terme normal
-du moyen-âge et le début réel de l'histoire moderne,
-communément placés aujourd'hui à la fin
-du quinzième siècle, sont certainement encore
-plus décisives pour la série organique que pour la
-série critique, sans qu'il convienne ici d'insister
-spécialement à cet égard. On serait même d'abord
-disposé, d'après l'ensemble des observations, à
-faire davantage remonter l'origine générale du
-mouvement de recomposition, qui semblerait
-devoir être reportée jusqu'au commencement du
-douzième siècle, si l'on négligeait une indispensable
-distinction historique entre la formation primitive
-des classes nouvelles et la première manifestation
-réelle, nécessairement très postérieure,
-<span class="pagenum" id="Page_5">5</span>
-de leur tendance sociale à constituer graduellement
-les élémens spontanés d'un régime essentiellement
-différent. En ne perdant jamais de vue cette évidente
-prescription logique, chacun peut aisément
-reconnaître que, sous tous les rapports essentiels,
-l'ouverture du quatorzième siècle représente la
-véritable époque où le travail organique des sociétés
-actuelles a commencé à devenir suffisamment
-caractéristique, comme nous l'avons déjà
-tant constaté pour leur activité critique. Par une
-coïncidence trop peu sentie, les divers symptômes
-principaux de notre civilisation concourent spontanément
-à ériger cette ère mémorable en origine
-réelle de l'ensemble de l'histoire moderne. Rien
-n'est assurément moins douteux quant à l'essor
-industriel, alors socialement caractérisé d'après
-l'universelle admission légale des communes
-parmi les élémens généraux et permanens du système
-politique, non-seulement en Italie, où, par
-une précocité spéciale, un tel progrès avait dû
-s'accomplir longtemps auparavant, mais aussi
-dans tout le reste de l'occident européen, sous les
-divers noms équivalens respectivement consacrés
-en Angleterre, en France, en Allemagne, et en
-Espagne: ce symptôme normal et permanent est
-d'ailleurs pleinement confirmé par un autre grand
-témoignage historique, non moins universel et
-<span class="pagenum" id="Page_6">6</span>
-non moins décisif, quoique violent et passager,
-quand on considère ces immenses insurrections
-spontanées qui, dans presque tous ces pays, et
-surtout en France et en Angleterre, manifestèrent,
-avec tant d'énergie, pendant la seconde moitié
-de ce siècle, la puissance naissante des classes
-laborieuses contre les pouvoirs qui leur étaient,
-en chaque lieu, spécialement antipathiques. Cette
-même époque a vu d'ailleurs pareillement commencer,
-en Italie, la grande institution des armées
-soldées, qui, non moins importante,
-comme je l'expliquerai, pour la série organique
-que pour la série critique, marque une phase si
-prononcée de la vie industrielle propre aux peuples
-modernes. Enfin, outre les indices évidens
-d'un développement général de l'activité commerciale,
-on voit alors coïncider diverses innovations
-capitales destinées à caractériser une ère
-nouvelle, entre autres l'usage actif de la boussole
-et l'introduction des armes à feu. La réalité d'un
-tel point de départ est pareillement irrécusable
-pour l'essor esthétique des sociétés actuelles, qui,
-par une filiation continue, remonte certainement
-jusqu'à cet admirable élan poétique de Dante et
-de Pétrarque, au-delà duquel il est habituellement
-inutile de reporter aujourd'hui l'analyse
-historique, si ce n'est afin d'en expliquer d'abord
-<span class="pagenum" id="Page_7">7</span>
-l'avénement graduel: une appréciation équivalente
-s'applique aussi, quoique avec moins d'éclat,
-à tous les autres beaux-arts, et surtout à la peinture,
-ainsi qu'à la musique. Quoique le mouvement
-scientifique n'ait pu manifester aussi promptement
-son véritable caractère, on doit néanmoins
-reconnaître également cette grande époque
-comme celle où, en résultat d'une mémorable
-préparation antérieure, l'ensemble de la philosophie
-naturelle a partout commencé, sous des
-formes correspondantes aux opinions dominantes,
-à devenir l'objet spécial d'une culture active et
-permanente; ainsi que le témoignent clairement,
-outre la nouvelle importance qu'acquièrent alors
-les études astronomiques dans les divers foyers
-intellectuels de l'Europe occidentale, le puissant
-intérêt qui déjà s'attache assidûment aux explorations
-chimiques, et même l'ébauche décisive
-des saines observations anatomiques, jusque-là si
-imparfaitement instituées. Enfin, l'essor philosophique
-proprement dit, bien qu'ayant dû être,
-par sa nature, encore plus tardif, représente
-aussi dès lors, malgré son état nécessairement
-métaphysique, et d'après plusieurs symptômes
-rattachés à l'impulsion préalable de la scolastique,
-la tendance progressive de l'esprit humain vers
-une rénovation fondamentale, dont je signalerai
-<span class="pagenum" id="Page_8">8</span>
-plus tard l'un des principaux indices précurseurs
-dans la direction, vraiment caractéristique, que
-prend, à cette époque, la mémorable controverse
-entre les réalistes et les nominalistes. Ainsi, le
-début du quatorzième siècle constitue certainement,
-à tous égards, le vrai point de départ général
-de la quadruple série organique suivant laquelle
-nous devons apprécier ici le développement
-élémentaire propre à la civilisation moderne: en
-tant du moins que d'exactes déterminations chronologiques
-peuvent être suffisamment compatibles
-avec la nature essentielle des saines spéculations
-sociologiques, toujours relatives à des phénomènes
-de filiation collective, encore plus assujétis que
-ceux de la vie individuelle à la continuité nécessaire
-d'une longue suite de modifications presque
-insensibles, antipathique à toute précision
-numérique, qui n'y saurait comporter d'office
-rationnel qu'à titre d'un indispensable artifice logique
-destiné à prévenir, autant que possible, la
-divagation des pensées et des discussions, conformément
-aux principes établis dans la quarante-huitième
-leçon.</p>
-
-<p>En considérant directement cette remarquable
-coïncidence historique entre le mouvement organique
-et le mouvement critique quant à l'époque
-initiale qu'il convient désormais de leur assigner
-<span class="pagenum" id="Page_9">9</span>
-régulièrement, il est aisé d'expliquer une telle
-conformité d'après la théorie du volume précédent
-sur l'ensemble du moyen-âge. Il est d'abord évident,
-vu la connexité fondamentale des deux
-mouvemens, que l'essor spécial des nouveaux
-élémens sociaux ne pouvait se manifester d'une
-manière suffisamment distincte que quand la décomposition
-spontanée de l'ancien système politique
-aurait commencé à devenir irrécusable;
-puisque jusque alors les forces propres à la civilisation
-moderne restaient nécessairement contenues
-dans une trop grande subalternité, malgré la
-protection, constante mais dédaigneuse, exercée
-à leur égard par les divers pouvoirs prépondérans,
-et qui ne pouvait acquérir une importance
-décisive avant que ceux-ci, dans leurs
-grandes luttes naturelles, eussent à l'envi provoqué
-l'introduction auxiliaire de ces puissances naissantes,
-dont l'influence propre devait, réciproquement,
-tant développer une telle désorganisation.
-En outre, une appréciation plus directe et plus
-intime montrera facilement, suivant les principes
-historiques du cinquante-quatrième chapitre, que
-l'identité effective des points de départ convenables
-aux deux séries résulte naturellement de leur
-commune subordination aux mêmes causes essentielles,
-successivement envisagées sous l'un et l'autre
-<span class="pagenum" id="Page_10">10</span>
-aspect. Car, la leçon précédente a pleinement démontré
-que, d'après le caractère éminemment
-transitoire inhérent à la constitution catholique et
-féodale, sa décomposition spontanée devait immédiatement
-succéder à l'époque de sa plus grande
-splendeur, aussitôt que, par le suffisant accomplissement
-de leur indispensable office temporaire
-pour l'ensemble de l'évolution humaine, ses divers
-élémens généraux auraient perdu, comme je
-l'ai expliqué, le but principal de leur activité
-normale, en même temps que le seul frein capable
-de contenir jusqu'alors leur antipathie réciproque.
-Or, considérées d'une autre manière, ces mêmes
-conditions fondamentales conduisent, non moins
-nécessairement, à assigner une pareille époque
-initiale au mouvement naturel de recomposition
-partielle. Quand l'admirable système de guerres
-défensives propre au moyen-âge a été enfin assez
-réalisé pour ôter désormais à l'activité militaire
-toute grande destination permanente, il est clair
-que l'énergie pratique a dû spontanément se reporter
-de plus en plus sur le mouvement industriel
-déjà naissant, seul susceptible dès lors d'offrir
-habituellement au monde civilisé un large et
-intéressant exercice des facultés communément
-prépondérantes. Pareillement, dans l'ordre spirituel,
-après le libre et plein développement, pendant
-<span class="pagenum" id="Page_11">11</span>
-les douzième et treizième siècles, de tout
-l'ascendant politique que pouvait jamais obtenir
-la philosophie monothéique, l'essor théologique
-avait sans doute irrévocablement perdu la propriété
-d'inspirer un attrait suffisant aux puissantes
-intelligences, auxquelles les diverses carrières
-scientifiques et esthétiques devaient dorénavant
-présenter, d'une manière de plus en plus exclusive,
-l'unique destination digne de leur pur dévouement
-continu. À tous égards, en un mot, les
-deux mouvemens co-existans, organique et critique,
-également issus de l'état social particulier
-au moyen-âge, devaient nécessairement commencer
-à la fois dès que ce régime intermédiaire
-aurait convenablement rempli sa mission spéciale
-dans la marche fondamentale de l'humanité: ce
-qui achève d'écarter, de notre préalable détermination
-chronologique, toute apparence accidentelle
-ou empirique, d'après l'exacte concordance
-des principes avec les faits.</p>
-
-<p>Un tel point de départ général étant maintenant
-aussi incontestable pour cette série positive
-qu'il l'était déjà pour la série négative du chapitre
-précédent, sauf les vérifications implicites que lui
-procurera naturellement la suite de notre analyse
-historique, nous devons compléter cet indispensable
-préambule en caractérisant, à son tour,
-<span class="pagenum" id="Page_12">12</span>
-l'ordre rationnel qu'il convient d'établir ici entre
-les quatre évolutions simultanées dont se compose
-surtout le grand travail spontané de recomposition
-élémentaire propre à la civilisation moderne
-pendant tout le cours des cinq derniers siècles.</p>
-
-<p>Il serait actuellement prématuré d'établir systématiquement
-la vraie coordination fondamentale
-des nouveaux élémens sociaux, suivant l'ensemble
-effectif de leurs relations normales. Cette
-grande question de statique sociale, dont le principe
-essentiel a été surtout indiqué dans les deux
-derniers chapitres du tome quatrième, ne pourra
-être convenablement approfondie que dans le
-Traité spécial de philosophie politique dont j'ai
-déjà eu tant d'occasions de signaler la destination
-ultérieure. Toutefois, une telle appréciation deviendra
-inévitablement, au chapitre suivant, le
-sujet naturel d'une première ébauche, directe
-quoique sommaire, afin d'y caractériser suffisamment
-la loi philosophique de la hiérarchie finale
-de l'humanité. Mais, ici, sans la considérer autrement
-que sous l'aspect purement dynamique
-propre à notre élaboration historique, nous devons
-seulement y rattacher d'avance l'enchaînement
-général de nos principales évolutions élémentaires,
-en vertu du dogme fondamental,
-expliqué au quarante-huitième chapitre, sur la
-<span class="pagenum" id="Page_13">13</span>
-conformité nécessaire entre l'ordre des harmonies
-et l'ordre des successions, dans toute étude vraiment
-rationnelle des phénomènes sociaux.</p>
-
-<p>Ces divers développemens élémentaires de la
-civilisation moderne ont toujours résulté jusque ici
-d'autant de séries partielles d'efforts spontanés et
-directs, sans aucun sentiment usuel ni de leurs
-relations mutuelles ni de la régénération finale
-vers laquelle tendait nécessairement leur commune
-convergence effective: en sorte que cet essor empirique
-des différens modes fondamentaux de l'activité
-humaine a été constamment caractérisé par
-un instinct plus ou moins prononcé d'aveugle
-spécialité exclusive, comme la suite de ce chapitre
-le constatera clairement pour chacun des cas principaux.
-Mais, quoique profondément méconnue,
-l'intime connexité de ces différentes évolutions
-simultanées n'en a pas moins exercé naturellement,
-sur leur accomplissement continu, son inévitable
-influence secrète, dont il s'agit maintenant
-d'indiquer le principe universel, qui doit être essentiellement
-conforme à celui des relations statiques,
-et d'après lequel se trouvera aussitôt déterminé
-l'ordre historique que nous devrons
-ensuite maintenir entre ces appréciations distinctes.
-Or, ce principe fondamental d'une telle
-subordination nécessaire se réduit réellement à
-<span class="pagenum" id="Page_14">14</span>
-l'entière extension philosophique, à la fois intellectuelle
-et sociale, de la loi hiérarchique, établie
-dès le début de ce Traité, et depuis constamment
-appliquée dans tout le cours de l'ouvrage, relativement
-à la classification rationnelle des diverses
-sciences essentielles d'après la généralité et la
-simplicité successivement croissantes ou décroissantes
-de leurs phénomènes respectifs. Cette base
-universelle de coordination naturelle n'est point,
-en elle-même, effectivement limitée au seul enchaînement
-des conceptions purement spéculatives:
-nécessairement applicable aussi à tous les
-divers modes positifs de l'activité humaine, non
-moins pratique que théorique, individuelle ou
-collective, elle aura finalement pour destination
-usuelle de déterminer, par l'ensemble de ses déductions,
-le caractère constant du classement
-social, tant spontané que systématique, propre à
-l'état définitif de l'humanité; comme je l'expliquerai
-directement au chapitre suivant par une
-sommaire exposition statique, à laquelle je ne fais
-ici qu'emprunter, par une anticipation forcée,
-une indication dynamique, indispensable au
-cours actuel de notre élaboration historique.</p>
-
-<p>Malgré la variété presque indéfinie et l'extrême
-incohérence qui semblent d'abord régner entre
-les divers élémens de la civilisation positive, d'après
-<span class="pagenum" id="Page_15">15</span>
-l'esprit de spécialité et de division qui devait
-présider jusqu'ici à leur évolution préalable, nous
-devons donc concevoir le système total des travaux
-humains disposé en une grande série linéaire,
-comprenant depuis les moindres opérations matérielles
-jusqu'aux plus sublimes spéculations esthétiques,
-scientifiques, ou philosophiques, et
-dont la succession ascendante présente un accroissement
-continu de généralité et d'abstraction
-dans le point de vue normal correspondant à
-chaque genre d'occupations habituelles, tandis
-que la progression descendante y offre, par suite,
-l'arrangement inverse des différentes professions
-selon la complication graduelle de leur destination
-immédiate et l'utilité de plus en plus directe
-de leurs actes journaliers. Dans l'économie normale
-d'un tel ensemble, les premiers rangs de
-cette immense hiérarchie sont caractérisés par
-une participation plus éminente et plus étendue,
-mais moins complète, plus détournée, moins
-certaine même, et qui en effet avorte souvent: les
-rangs inférieurs, au contraire, par la plénitude,
-la soudaineté, et l'évidence propres à leurs irrécusables
-services, compensent ordinairement ce
-que leur nature offre de plus subalterne et de plus
-restreint. Comparées sous l'aspect individuel, ces
-diverses classes doivent manifester spontanément
-<span class="pagenum" id="Page_16">16</span>
-une prépondérance de plus en plus prononcée
-des nobles facultés qui distinguent le mieux l'humanité;
-puisque l'abstraction et la généralité
-croissantes des pensées habituelles, ainsi que
-l'aptitude correspondante à poursuivre plus loin
-leurs combinaisons rationnelles, constituent assurément
-les principaux symptômes de la supériorité
-de l'homme sur tous les autres animaux:
-pourvu du moins que l'évolution effective de cette
-prééminence intellectuelle ne soit pas finalement
-neutralisée, d'après une trop grande imperfection
-morale, suivant une anomalie organique heureusement
-très peu fréquente. A cette inégalité mentale,
-correspondent naturellement, sous l'aspect
-social, une concentration plus complète et une
-solidarité plus intime, à mesure qu'on s'élève à
-des travaux accessibles, en vertu de leur difficulté
-plus grande, à de moins nombreux coopérateurs,
-en même temps que leur convenable accomplissement
-n'exige, en effet, qu'une moindre
-multiplicité d'organes, suivant la portée plus
-étendue de leur activité respective: d'où doit résulter,
-d'ordinaire, à raison de relations plus fréquentes,
-un développement plus vaste, quoique
-moins intense, de la sociabilité universelle, qui,
-au contraire, dans la hiérarchie descendante,
-tend de plus en plus à se réduire presque à la
-<span class="pagenum" id="Page_17">17</span>
-seule vie domestique, alors, il est vrai, plus précieuse
-et mieux goûtée.</p>
-
-<p>Quoique cette hiérarchie positive soit, de sa
-nature, essentiellement unique, et présente, entre
-ses innombrables élémens, une succession pour
-ainsi dire continue, donnant lieu à des transitions
-presque insensibles, son unité nécessaire ne
-l'empêche point de comporter, et même d'exiger,
-des divisions rationnelles, fondées sur le groupement
-régulier des divers modes d'activité d'après
-l'ensemble de leurs affinités réelles, à la manière
-de la hiérarchie animale, dont une telle classification,
-considérée du point de vue le plus philosophique,
-ne constitue, au fond, qu'une sorte de
-prolongement spécial, comme je l'expliquerai au
-chapitre suivant. La première et la plus importante
-de ces décompositions successives, résulte
-de cette distinction fondamentale entre la vie active
-et la vie spéculative, que, sous les noms consacrés
-d'ordre temporel et d'ordre spirituel, nous
-avons, jusqu'à présent, tant appliquée à l'état
-préliminaire de l'humanité, envisagé surtout dans
-sa dernière phase, et que nous reconnaîtrons
-bientôt devoir appartenir encore davantage à l'état
-définitif; ce qui nous dispense d'insister expressément
-ici sur un principe aussi évident,
-déjà devenu spontanément familier à tout lecteur
-<span class="pagenum" id="Page_18">18</span>
-attentif des deux volumes précédens. Dans son
-emploi essentiel, il serait habituellement inutile
-d'avoir égard à aucune subdivision, si ce n'est
-quelquefois à la plus générale, et seulement même
-d'une manière accessoire, en ce qui concerne le
-premier de ces deux systèmes partiels, qui sera
-toujours collectivement désigné, comme je n'ai
-cessé de le faire dès l'origine de cet ouvrage,
-d'après l'indispensable dénomination maintenant
-affectée, par tous les esprits philosophiques, à exprimer
-directement l'ensemble de l'action de
-l'homme sur la nature, depuis qu'un tel ensemble
-commence à être envisagé d'une manière
-un peu rationnelle. Mais il est, au contraire,
-strictement nécessaire de décomposer constamment
-le système purement spéculatif en deux autres radicalement
-distincts, malgré leurs attributs communs
-et leur uniforme destination finale, selon
-que la spéculation y prend le caractère esthétique
-ou le caractère scientifique: sans qu'il faille assurément
-insister davantage ici, soit pour expliquer
-aujourd'hui une telle division, soit même pour
-en faire immédiatement apprécier l'extrême importance,
-à la fois mentale et sociale, qui ressortira
-d'ailleurs spontanément de notre élaboration
-ultérieure. Par la combinaison rationnelle de ces
-deux décompositions successives, on aboutit donc
-<span class="pagenum" id="Page_19">19</span>
-habituellement au partage systématique de l'ensemble
-de la hiérarchie positive propre à la civilisation
-moderne en trois ordres fondamentaux:
-l'ordre industriel ou pratique, l'ordre esthétique
-ou poétique, et l'ordre scientifique ou philosophique,
-ainsi disposés dans le sens normal de la
-série ascendante, d'une manière essentiellement
-conforme à leurs principales relations caractéristiques.</p>
-
-<p>Également indispensables dans leurs destinations
-respectives, et d'ailleurs pareillement spontanés,
-ces trois grands élémens directs du régime
-final de l'humanité représentent à la fois des besoins
-aussi universels quoique très inégalement
-prononcés, et des aptitudes uniformément communes
-malgré leur diverse intensité. Ils correspondent
-aux trois aspects généraux sous lesquels
-l'homme peut envisager positivement chaque
-sujet quelconque, successivement considéré comme
-<i>bon</i>, quant à l'utilité réelle que notre sage intervention
-peut en retirer pour la meilleure satisfaction
-de nos besoins privés ou publics, ensuite
-comme <i>beau</i>, relativement aux sentimens de perfection
-idéale que sa contemplation peut nous suggérer,
-et enfin comme <i>vrai</i>, eu égard à ses relations
-effectives avec l'ensemble des phénomènes
-appréciables, abstraction faite alors de toute
-<span class="pagenum" id="Page_20">20</span>
-application quelconque aux intérêts ou aux émotions
-de l'homme. C'est selon cet ordre ascendant
-que s'établit communément leur succession effective
-chez les natures vulgaires, où la vie mentale
-est presque effacée sous l'exorbitante prépondérance
-de la vie affective, sauf quelques rares et
-courts élans des tendances spéculatives qui caractérisent
-toujours notre espèce: l'ordre descendant
-est évidemment, au contraire, le plus rationnel,
-et celui qui tend constamment à prévaloir, à mesure
-que l'intelligence acquiert graduellement
-plus d'empire dans l'évolution humaine, individuelle
-ou sociale. D'après la théorie fondamentale
-établie, au dernier chapitre du tome troisième,
-sur la vraie constitution générale de
-l'organisme cérébral, on voit même qu'une telle
-hiérarchie se rattache directement à un immuable
-principe anatomique, d'après la diversité nécessaire
-des siéges organiques respectivement propres
-aux facultés que chacun de ces trois genres essentiels
-d'activité doit spécialement exiger. Quoique
-les trois régions principales du cerveau, la postérieure,
-la moyenne, et l'antérieure, agissent
-sans doute synergiquement dans toute opération
-humaine de quelque importance, industrielle, esthétique,
-ou scientifique, on peut néanmoins regarder
-aujourd'hui comme vraiment démontré, d'après
-<span class="pagenum" id="Page_21">21</span>
-la lumineuse élaboration biologique due au génie
-de Gall, sauf toute vaine localisation partielle,
-que l'homme vulgaire est surtout poussé à la poursuite
-habituelle de l'immédiate utilité pratique
-par la prépondérance de l'ensemble des énergiques
-penchants relatifs à la première région;
-que l'activité spéciale des sentimens propres à la
-seconde région dispose directement d'heureux
-naturels à la conception instinctive d'une perfection
-idéale, et que, enfin, sous l'impulsion suffisante
-des facultés caractéristiques de la troisième
-région, se manifeste la prédilection spontanée
-de quelques organisations supérieures pour la recherche
-persévérante de la pure vérité abstraite.
-À quelques égards que l'on compare ces trois
-sortes de tendances, j'ose assurer qu'une judicieuse
-appréciation confirmera finalement la réalité nécessaire
-des divers motifs hiérarchiques précédemment
-indiqués, envers le principe général de la
-classification positive, soit en ce qui concerne la
-généralité et l'abstraction des diverses pensées habituelles,
-ou l'efficacité plus indirecte et plus
-lointaine, en même temps que plus étendue, des
-travaux respectifs, ou enfin leur concentration
-correspondante chez des classes moins nombreuses:
-de manière à retrouver toujours l'élément esthétique
-comme essentiellement intermédiaire entre
-<span class="pagenum" id="Page_22">22</span>
-l'élément industriel et l'élément scientifique, participant
-à la fois de leur double nature, nonobstant
-d'ailleurs les évidentes relations directes entre
-ces deux ordres extrêmes. Telle est la série fondamentale
-qui doit, à mes yeux, constituer désormais
-l'immuable base rationnelle de toute saine
-analyse statique, et par suite aussi dynamique,
-propre à la civilisation moderne.</p>
-
-<p>Pour l'usage purement historique auquel nous
-destinons, dans la leçon actuelle, cette classification
-générale, il est indispensable d'y ajouter ici
-une dernière subdivision principale, dont le caractère
-essentiel, beaucoup moins normal que celui
-de la double décomposition précédente, ne comporte
-réellement qu'une simple application provisoire,
-convenable surtout à l'évolution préliminaire
-accomplie depuis le <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle, et qui
-devra cesser aussitôt que le grand mouvement
-de régénération universelle aura enfin directement
-commencé à devenir vraiment systématique.
-On a pu remarquer ci-dessus que, envers
-le plus abstrait et le plus indirect des nouveaux
-élémens sociaux, j'ai employé indifféremment
-les qualifications de scientifique ou philosophique,
-qui, à mon gré, sont, par leur nature, radicalement
-équivalentes, et dont la diversité passagère,
-encore trop réelle aujourd'hui, tend certainement
-<span class="pagenum" id="Page_23">23</span>
-à disparaître, à mesure que la science devient
-plus philosophique et la philosophie plus scientifique:
-ce qui, dans un inévitable et prochain avenir,
-réduira véritablement l'ensemble fondamental
-de la hiérarchie sociale à la triple série dont
-je viens d'esquisser le principe. Mais cette heureuse
-tendance n'étant point jusque ici suffisamment
-prépondérante, notre analyse historique de
-la dernière préparation sociale chez l'élite de l'humanité
-n'aurait point tout le degré nécessaire
-d'exactitude, de clarté et de précision, si nous
-n'y distinguions pas, conformément à la nature
-d'un tel passé, entre l'ordre simplement scientifique
-et l'ordre philosophique proprement dit,
-en classant provisoirement celui-ci, en vertu de
-sa généralité supérieure et de sa prééminence
-mentale et sociale, comme un quatrième et dernier
-élément essentiel de notre hiérarchie ascendante;
-quoique l'irrationnalité intrinsèque d'une
-telle subdivision passagère exige de grandes précautions
-logiques pour ne pas altérer gravement,
-dans l'application habituelle, la pureté et l'efficacité
-de la progression totale. Cette fâcheuse obligation
-transitoire résulte directement, d'une part, de l'esprit
-de spécialité plus ou moins exclusive qui devait,
-jusqu'à notre siècle, inévitablement présider
-au développement des sciences réelles, et qu'une
-<span class="pagenum" id="Page_24">24</span>
-aveugle routine prolonge si abusivement aujourd'hui,
-comme je l'expliquerai en son lieu; d'une
-autre part, elle tient aussi au caractère vague et
-équivoque conservé, malgré ses modifications successives,
-par une philosophie, encore essentiellement
-métaphysique, que son défaut actuel de positivité
-ne permettrait pas même d'incorporer
-effectivement parmi les nouveaux élémens sociaux,
-si cette imperfection radicale n'était point évidemment
-parvenue de nos jours à la dernière phase qui
-devait précéder, à cet égard, une entière rénovation
-finale. En un mot, notre époque continue,
-sous ce rapport capital, à subir l'empire expirant
-de cette célèbre division qui, suivant les explications
-directes du cinquante-troisième chapitre,
-fut instituée, vingt siècles auparavant, par les
-écoles grecques, entre la philosophie naturelle,
-surtout relative au monde inorganique, et la philosophie
-morale, immédiatement appliquée à
-l'homme et à la société: division qui, malgré sa
-profonde irrationnalité abstraite, constitue, comme
-je l'ai établi, un expédient fondamental longtemps
-indispensable à l'évolution intellectuelle de l'humanité,
-et dont notre siècle n'est sans doute destiné
-à déterminer l'extinction totale qu'autant
-que la science, enfin complétée et systématisée,
-devra s'y confondre graduellement avec une philosophie
-<span class="pagenum" id="Page_25">25</span>
-émanée de son propre sein, ainsi que la
-suite de ce volume le rendra, j'espère, incontestable.
-Cette séparation provisoire a dû être éminemment
-prononcée pendant tout le cours des
-cinq derniers siècles, en vertu de l'essor correspondant
-de la philosophie naturelle proprement
-dite, et des transformations consécutives de la
-philosophie morale. Tel est donc le motif insurmontable
-qui, pour l'analyse historique de cette
-phase préparatoire de la civilisation moderne, nous
-oblige finalement à concevoir ici la hiérarchie positive
-comme si elle était réellement composée de
-quatre élémens essentiels, industriel, esthétique,
-scientifique, et philosophique, au lieu des trois
-établis ci-dessus. Mais, en subissant convenablement
-une pareille condition, il ne faudrait jamais
-oublier que, sous peine de conduire à de fausses
-appréciations statiques, et même dynamiques,
-l'usage limité de cette altération provisoire doit
-être constamment réglé suivant l'esprit des explications
-précédentes, par un sentiment très délicat
-de sa vraie destination sociologique, à laquelle,
-malgré mes scrupuleux efforts, je crains peut-être
-de n'avoir pas toujours été suffisamment fidèle.</p>
-
-<p>L'ordre statique fondamental ainsi sommairement
-établi entre les nouveaux élémens sociaux
-détermine aussitôt la loi la plus générale de leur
-<span class="pagenum" id="Page_26">26</span>
-développement commun, en fixant immédiatement,
-par une coïncidence nécessaire, l'ordre dynamique
-de ces quatre évolutions partielles, dont
-l'inévitable simultanéité permanente ne pouvait
-neutraliser l'inégale rapidité naturelle. Chacun
-peut aisément reconnaître, en effet, en reproduisant
-dynamiquement les considérations ci-dessus
-indiquées statiquement, que les mêmes motifs qui
-règlent l'harmonie normale s'appliquent, d'une
-manière aussi directe et aussi énergique, à la succession
-spontanée, toujours accomplie historiquement
-suivant la hiérarchie, soit ascendante, soit
-descendante, que nous venons de définir. Une
-appréciation plus spéciale conduit ensuite à constater
-que, dans l'évolution préparatoire dont nous
-instituons l'étude rationnelle, la filiation a dû être
-jusque ici essentiellement ascendante; la progression
-inverse, qui commence à devenir prépondérante,
-n'ayant pu encore exercer qu'une influence
-secondaire, quoique également nécessaire, ultérieurement
-analysée.</p>
-
-<p>D'après la seule définition d'une telle hiérarchie
-sociale, désormais envisagée dynamiquement, il est
-sans doute évident que l'essor de chacun des élémens
-principaux tend à provoquer spontanément
-celui des divers autres, soit que l'impulsion se
-propage du plus général au moins général, ou
-<span class="pagenum" id="Page_27">27</span>
-bien en sens contraire. Il est heureusement inutile
-aujourd'hui de s'arrêter ici à faire expressément
-ressortir l'influence réciproque, de direction et
-d'excitation, qui se développe continuellement
-sous nos yeux entre l'évolution scientifique et l'évolution
-industrielle: la suite de notre élaboration
-historique en caractérisera d'ailleurs naturellement
-les grandes conséquences sociales. Mais l'intime
-connexité de l'évolution esthétique avec chacune
-des deux évolutions extrêmes est jusqu'à présent
-appréciée d'une manière beaucoup moins
-convenable, sans toutefois qu'elle soit, au fond,
-plus douteuse, du point de vue pleinement philosophique
-propre à ce Traité. Car, la théorie positive
-de la nature humaine montre clairement
-que, dans l'ensemble de notre éducation normale,
-individuelle ou sociale, l'essor esthétique doit
-graduellement succéder à l'essor pratique ou industriel,
-et préparer ensuite l'essor scientifique
-ou philosophique; comme j'aurai lieu d'ailleurs de
-l'expliquer directement ci-dessous. Quand, au
-contraire, la progression commune s'accomplit en
-sens inverse, suivant une marche exceptionnelle
-ci-après caractérisée, on comprend aussi, quoique
-moins spontanément, soit la tendance de l'activité
-scientifique à provoquer, à titre d'indispensable
-diversion mentale, une certaine activité esthétique,
-<span class="pagenum" id="Page_28">28</span>
-soit surtout l'heureuse réaction exercée
-par l'essor esthétique sur le perfectionnement industriel.
-Ainsi, la réalité dynamique de notre hiérarchie
-fondamentale est, en principe général,
-aussi incontestable, à tous égards, que sa primitive
-réalité statique.</p>
-
-<p>L'unique hésitation qui puisse d'abord entraver
-ici son usage historique, résulte d'une première
-incertitude inévitable sur le sens effectif,
-ascendant ou descendant, de l'ordre principal des
-quatre évolutions partielles, lorsqu'on néglige
-la distinction préalable, déjà employée ci-dessus
-quant à l'époque initiale, entre l'ébauche
-primordiale de chaque développement et son incorporation
-directe au système propre de la civilisation
-moderne. Mais, en ayant convenablement
-égard à cette indispensable différence, il ne
-peut, ce me semble, rester maintenant aucune incertitude
-sur le sens, essentiellement ascendant,
-d'une telle série historique, pendant le cours total
-des cinq siècles écoulés depuis que cette civilisation
-a commencé à manifester le caractère vraiment
-distinct des nouveaux élémens sociaux. Car,
-il est assurément incontestable que l'essor industriel
-des sociétés modernes devait constituer leur premier
-contraste général, et encore même aujourd'hui
-le plus décisif, envers celles de l'antiquité. Quelle
-<span class="pagenum" id="Page_29">29</span>
-que soit évidemment l'extrême importance sociale
-de l'évolution esthétique et de l'évolution scientifique,
-outre qu'elles ont dû être, chez les modernes,
-constamment postérieures à l'évolution
-industrielle, on ne peut douter qu'elles ne caractérisent
-jusque ici notre civilisation beaucoup moins
-profondément que celle-ci, directement relative à
-un élément étranger à l'ancienne économie sociale,
-et en même temps le plus populaire de tous;
-tandis que les deux autres développemens, sans
-être, à beaucoup près, aussi profondément incorporés
-au régime antique qu'ils le sont à l'état
-moderne, y avaient été néanmoins poussés à un
-degré fort remarquable. C'est, à tous égards, la
-prédominance graduelle de la vie industrielle sur
-la vie militaire, par suite de l'entière abolition de
-l'esclavage primitif des classes laborieuses, qui
-distingue le mieux l'ensemble des populations
-composant aujourd'hui l'élite de l'humanité; c'est
-aussi la première source générale de tous leurs
-autres attributs essentiels, et le principal moteur
-universel du mode d'éducation sociale qui leur
-est propre. L'éveil mental que cette activité pratique
-y a provoqué et maintenu, à un certain
-degré, par une influence inévitable et continue,
-jusque chez les classes les plus inférieures, ainsi
-que l'aisance relative dès lors uniformément répandue,
-<span class="pagenum" id="Page_30">30</span>
-y ont ensuite naturellement amené un
-développement esthétique plus désintéressé, dont
-l'active propagation n'avait jamais pu être aussi
-étendue sous aucun des trois modes essentiels
-que nous avons distingués, au cinquante-troisième
-chapitre, dans le régime polythéique de
-l'antiquité. D'un point de vue secondaire, mais
-plus spécial, on voit d'ailleurs que le perfectionnement
-graduel de l'essor industriel l'élève spontanément,
-par une suite de transitions presque
-insensibles, jusqu'à l'essor purement esthétique,
-surtout en ce qui concerne les arts géométriques.
-Quant à l'influence nécessaire de cette même évolution
-industrielle pour imprimer ensuite à l'esprit
-scientifique des modernes cette positivité
-fondamentale qui le caractérise, et qui a ultérieurement
-transformé aussi l'esprit philosophique
-proprement dit, elle est certes tellement
-évidente, en principe, que nous n'avons aucun
-besoin de nous y arrêter ici, jusqu'à ce que le
-cours naturel de notre élaboration historique nous
-conduise à en apprécier directement les conséquences
-générales. On ne saurait donc méconnaître
-la direction radicalement ascendante de l'évolution,
-essentiellement empirique, propre au premier
-essor fondamental des nouveaux élémens sociaux,
-dont la hiérarchie normale ne pourra se développer
-<span class="pagenum" id="Page_31">31</span>
-librement suivant la marche descendante,
-seule pleinement rationnelle, qu'après le suffisant
-accomplissement d'une systématisation directe,
-jusque ici à peine entrevue, et qui suppose l'ascendant
-final de la philosophie positive chez tous les
-esprits actifs.</p>
-
-<p>Il ne peut, à cet égard, rester quelque embarras
-historique que relativement à l'ordre respectif des
-deux évolutions esthétique et scientifique, qui
-toutes deux constamment postérieures à l'évolution
-industrielle, semblent n'avoir pas observé
-entre elles une loi de succession aussi fixe, quoique
-d'ailleurs, dans la plupart des cas, la première
-ait été, conformément à cette règle générale,
-évidemment antérieure: l'exemple capital de
-l'Allemagne donne surtout de la gravité à une
-telle objection, puisque l'essor scientifique paraît
-y avoir, au contraire, notablement précédé le
-principal essor esthétique, par un concours de
-causes exceptionnelles qui mériterait une saine
-analyse spéciale, du reste incompatible avec la
-nature abstraite de notre élaboration sociologique.
-Mais, pour dissiper ici convenablement l'incertitude
-qu'une semblable anomalie pourrait jeter sur
-l'ordre dynamique que nous venons d'établir, il
-suffit de considérer l'irrécusable nécessité philosophique
-d'apprécier simultanément l'essor direct
-<span class="pagenum" id="Page_32">32</span>
-de la civilisation moderne, non chez une seule
-nation, même très étendue, mais chez tous les
-peuples qui ont réellement participé au mouvement
-fondamental de l'Europe occidentale; c'est-à-dire
-(afin d'en faire, une fois pour toutes, l'indispensable
-énumération), l'Italie, la France,
-l'Angleterre, l'Allemagne, et l'Espagne<a name="FNanchor_6" id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>. Ces
-cinq grandes nations, dont Charlemagne a si dignement
-<span class="pagenum" id="Page_33">33</span>
-achevé de constituer l'imposante synergie,
-peuvent être regardées, dès le milieu du
-moyen-âge, comme constituant, à beaucoup d'égards
-essentiels, malgré d'immenses diversités,
-un peuple vraiment unique, intégralement soumis
-alors au régime catholique et féodal, et depuis
-généralement assujéti à toutes les transformations
-successives, soit critiques, soit surtout organiques,
-que la destinée ultérieure d'un tel régime devait
-graduellement déterminer chez cette avant-garde
-de notre espèce. Par une semblable considération,
-d'ailleurs si importante, en général, pour circonscrire
-convenablement la véritable extension
-du théâtre permanent de la phase sociale que
-nous apprécions, on résout aussitôt la difficulté
-précédente, en faisant clairement ressortir que,
-dans ce mode rationnel d'observation historique,
-l'essor scientifique se présente, suivant l'ordre naturel
-ci-dessus établi, comme certainement postérieur
-à l'essor esthétique. Rien n'est surtout
-plus évident quant à l'Italie, dont la civilisation
-a, sous tous les rapports essentiels, tant précédé
-et si longtemps guidé celle de tout le reste de
-la grande république occidentale, et où l'on voit
-si nettement l'essor esthétique succéder peu à peu
-à l'essor industriel, et préparer ensuite graduellement
-l'essor scientifique ou philosophique, d'après
-<span class="pagenum" id="Page_34">34</span>
-l'heureuse propriété qui le caractérise d'exciter
-spontanément l'éveil spéculatif jusque chez les
-plus vulgaires intelligences.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_6" id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label"><b>Note 6</b>:</span></a>
-Comme tout le reste de notre élaboration historique devra naturellement
-contenir de fréquentes allusions, soit explicites, soit plus
-souvent implicites, à une telle circonscription territoriale, il convient
-ici d'avertir directement, pour prévenir toute interprétation équivoque
-ou incomplète, que, afin de ne pas trop multiplier le nombre de ces
-élémens européens, je suppose toujours essentiellement annexé à chacun
-d'eux l'ensemble de ses appendices naturels. Ainsi, dans cette définition
-historique de l'Angleterre, j'y comprends, non-seulement l'Écosse,
-et même d'Irlande, suivant un usage déjà familier, mais aussi,
-à beaucoup d'égards, l'Union américaine elle-même, dont la civilisation,
-essentiellement dépourvue d'originalité, ne fut surtout, jusqu'à
-notre siècle, qu'une simple expansion directe de la civilisation
-anglaise, modifiée par des circonstances locales et sociales. Par des
-motifs équivalens d'affinité politique, je joins pareillement, d'ordinaire,
-à l'Allemagne proprement dite, d'une part la Hollande, et
-même la Flandre, d'une autre part les îles danoises et même la péninsule
-scandinave, ainsi que la Pologne, extrêmes limites boréale et
-orientale de notre synergie européenne. Enfin, il serait superflu de prévenir
-que, sous la seule dénomination d'Espagne, on doit entendre
-habituellement ici l'ensemble de la presqu'île ibérique. Des subdivisions
-plus détaillées seraient contraires à la nature essentiellement abstraite
-de notre opération sociologique, où une telle énumération ne saurait
-avoir d'autre destination principale que de prévenir le vague et la confusion
-des idées relatives à la vérification effective de ma théorie fondamentale
-de l'évolution humaine.</p>
-
-<p class="sep1">Si, au lieu d'envisager le développement direct
-des modernes élémens sociaux, qui, je ne
-saurais trop le rappeler, constitue le seul objet
-de notre appréciation actuelle, on voulait étudier,
-dans l'ensemble du passé humain, la première
-origine successive de leurs évolutions respectives,
-on trouverait, au contraire, une marche
-nécessairement inverse; puisque la civilisation
-ancienne, toujours issue, comme je l'ai montré au
-cinquante-troisième chapitre, d'un état essentiellement
-théocratique, avait d'abord procédé du
-principe le plus général qui fût alors applicable
-aux relations humaines, pour descendre graduellement
-aux applications particulières, tandis que
-la civilisation moderne a dû commencer par les
-moindres rapports pratiques. C'est ainsi que le
-génie purement philosophique a été, chez les anciens,
-le premier développé, sous la forme nécessairement
-théologique seule possible à un tel
-âge; ensuite le génie scientifique, avec un caractère
-analogue, après sa séparation du tronc commun
-de la théocratie; et enfin le génie esthétique,
-longtemps simple auxiliaire de l'action
-théocratique; le génie industriel y étant d'ailleurs,
-<span class="pagenum" id="Page_35">35</span>
-par les conditions fondamentales de toute l'économie
-antique, constamment étouffé sous l'esclavage
-systématique des travailleurs, afin de laisser
-à l'activité pratique la direction guerrière
-qu'elle devait primitivement manifester. Une
-marche semblable, du général au particulier, ou
-de l'abstrait au concret, n'a surgi jusqu'à présent,
-dans l'essor propre de la civilisation moderne,
-que d'une manière secondaire, qui ne
-pourra devenir principale, avec une rationnalité
-bien supérieure à celle de la marche antique, que
-d'après la systématisation totale qui tend aujourd'hui
-à résulter de l'ensemble de cette évolution
-préparatoire. Mais la considération permanente
-d'une telle marche n'en est pas moins, quoique
-purement accessoire, indispensable à signaler
-déjà, même envers un tel passé, parce que son
-influence, pareillement spontanée, a essentiellement
-dominé, comme je l'expliquerai bientôt, le
-développement intérieur de chacun des grands
-élémens sociaux, décomposé dans les diverses activités
-partielles dont il représente l'agglomération
-naturelle: en sorte que l'ordre ascendant et l'ordre
-descendant de la hiérarchie positive ont, en résumé,
-pareillement concouru, d'une manière déterminée,
-à régler l'évolution organique des cinq
-derniers siècles, l'un pour la progression générale,
-<span class="pagenum" id="Page_36">36</span>
-et l'autre pour chacune des trois progressions
-spéciales, où le sentiment systématique plus restreint
-avait pu devenir suffisamment usuel. Un
-tel mode d'évolution représenterait la marche naturelle
-d'une société idéale, dont l'enfance serait
-supposée convenablement préservée de la théologie
-et de la guerre: il tend aujourd'hui à se reproduire
-communément, dans un cas plus réel quoique
-plus restreint, pour l'ensemble de l'éducation
-individuelle, en tant du moins que spontanée,
-où l'activité esthétique succède graduellement à
-l'activité industrielle, et prépare progressivement
-l'activité scientifique ou philosophique.</p>
-
-<p>Après ce double préambule indispensable,
-où l'époque initiale et ensuite l'ordre de succession
-de notre série positive ont été enfin convenablement
-appréciés, procédons directement à
-l'examen général de chacune des quatre évolutions
-essentielles, en commençant, suivant l'explication
-précédente, par l'évolution industrielle,
-principale base nécessaire du grand mouvement
-de recomposition élémentaire qui a jusque ici caractérisé
-la société moderne.</p>
-
-<p>Il faut d'abord expliquer comment ce nouvel
-élément social, essentiellement étranger à l'antiquité,
-a naturellement surgi, en temps opportun,
-de ce mémorable état transitoire dominé par l'organisme
-<span class="pagenum" id="Page_37">37</span>
-catholique et féodal, qu'une étude impartiale
-et approfondie représente, à tous égards,
-non moins dans la progression organique que dans
-la progression critique, comme la vraie source générale
-de notre civilisation occidentale. Cette heureuse
-transformation, la plus fondamentale que
-l'humanité ait encore éprouvée, et qui, chez l'ensemble
-des populations réparties sur le vaste
-théâtre du moyen-âge, a remplacé enfin, suivant
-une marche graduelle mais irrévocable, la vie
-guerrière par la vie industrielle, a été jusque ici
-assez sainement jugée quant à ses résultats essentiels,
-quoique d'une manière étroite et insuffisante;
-tandis que, au contraire, son accomplissement
-nécessaire n'a guère donné lieu qu'à des
-théories radicalement vicieuses, où l'on attribue
-presque toujours une irrationnelle importance à
-des causes purement accessoires, hors de toute
-juste proportion avec l'immensité d'un tel phénomène,
-faute d'en avoir directement saisi le véritable
-principe universel. Les plus sages tentatives
-appartiennent incontestablement, à cet égard, à
-ces illustres écrivains qui, au siècle dernier, ont si
-dignement immortalisé la noble école écossaise:
-et cependant aucun d'entre eux, sans même excepter
-le loyal et judicieux Robertson, n'a pu
-s'affranchir assez des aveugles préjugés alors inspirés
-<span class="pagenum" id="Page_38">38</span>
-par la philosophie négative, soit protestante,
-soit déiste, pour s'élever au degré d'impartialité
-historique susceptible de faire sentir, au moins
-empiriquement, à d'aussi bons esprits, l'impulsion
-prépondérante, directement émanée, à cette
-fin, de l'ensemble du régime propre au moyen-âge.</p>
-
-<p>En appliquant ici, sous ce rapport, les principes
-établis d'avance, dans l'avant-dernier chapitre
-du volume précédent, sur la tendance nécessaire,
-à la fois temporelle et spirituelle, d'une telle organisation
-vers l'affranchissement et l'élévation
-des classes laborieuses, il faut d'abord rappeler
-que, d'ordinaire, on est loin d'apprécier convenablement
-la haute importance de la transition primordiale
-ainsi partout réalisée par la substitution
-du servage proprement dit à l'esclavage antique:
-modification où les juges les plus prévenus ne sauraient
-assurément méconnaître ni l'influence
-normale du catholicisme, imposant, avec une énergique
-autorité permanente, d'universelles obligations
-morales, ni la conversion spontanée du
-système conquérant en système défensif, qui caractérise
-l'état féodal. Ce grand changement doit
-être envisagé, ce me semble, comme constituant,
-dès l'origine du moyen-âge, un certain degré
-primitif d'incorporation directe de la population
-<span class="pagenum" id="Page_39">39</span>
-agricole à la société générale, où jusque alors elle
-n'avait presque figuré qu'à la manière des animaux
-domestiques: puisque le cultivateur, ainsi fixé
-désormais à la terre, en un temps où les possessions
-territoriales tendaient vers une profonde stabilité,
-a dû commencer aussitôt, quelque chétive
-et précaire que fût son existence naissante, à acquérir
-de véritables droits sociaux, ne fût-ce que
-le plus élémentaire de tous, celui de former une
-famille proprement dite; ce qui, auparavant impossible,
-est alors naturellement résulté, d'ordinaire,
-de cette nouvelle situation, sous l'opiniâtre
-impulsion catholique. Une telle amélioration,
-base nécessaire de toutes les phases ultérieures
-d'émancipation civile, me paraît conduire, contre
-une opinion presque unanime aujourd'hui, à placer
-dans les campagnes le siége initial de l'affranchissement
-populaire, du moins quand on veut
-analyser ce grand phénomène social jusque dans
-ses premiers élémens historiques: il se rattache
-par-là, d'une manière directe et spontanée, soit à
-la prédilection instinctive des chefs féodaux pour
-la vie agricole, d'après leur passion caractéristique
-d'indépendance habituelle, soit aussi au noble
-spectacle permanent si fréquemment offert par
-tant d'ordres monastiques, surtout au début du
-moyen-âge, en consacrant les mains les plus vénérées
-<span class="pagenum" id="Page_40">40</span>
-à des travaux toujours avilis précédemment<a name="FNanchor_7" id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>.
-Aussi la condition rurale semble-t-elle
-avoir été primitivement moins malheureuse que
-celle de la plupart des villes, sauf quelques grands
-centres, alors très rares, mais dont la considération
-est fort importante, comme point d'appui
-naturel des principaux efforts ultérieurs. On ne
-peut douter que l'ensemble du régime propre au
-moyen-âge ne tendît d'abord puissamment à l'uniforme
-dissémination de la population, même
-dans les plus défavorables localités, par une influence
-intérieure analogue à l'action si prononcée
-qu'il exerçait au dehors, en interdisant les invasions
-régulières, pour établir des populations sédentaires
-dans les plus stériles contrées de l'Europe.
-Il est incontestable, en effet, que les systèmes de
-grands travaux publics destinés, sur tant de points,
-à améliorer un séjour, dont les inconvéniens naturels
-<span class="pagenum" id="Page_41">41</span>
-cessaient ainsi graduellement de pouvoir
-être éludés à l'aide d'une hostile émigration, remontent
-essentiellement jusqu'à ces temps, si irrationnellement
-dédaignés, où la miraculeuse existence
-de Venise, et surtout de la Hollande, ont
-commencé à devenir possibles, en vertu d'opiniâtres
-efforts sagement organisés, auprès desquels
-les plus fastueuses opérations antiques doivent assurément
-paraître fort secondaires.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_7" id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label"><b>Note 7</b>:</span></a>
-Un estimable historien de l'Italie (Denina) a judicieusement rattaché
-à cette double influence générale le mémorable mouvement spontané,
-si mal apprécié d'ordinaire, qui, pendant les sixième et septième
-siècles, tendit à réparer énergiquement, surtout en Italie, l'action désastreuse
-que les meilleurs temps du régime romain avaient dû exercer
-sur l'agriculture et sur la population, par suite de la concentration d'immenses
-domaines chez d'indolens propriétaires, habituellement concentrés
-au loin, et dont la sollicitude accidentelle, aussi nuisible que leur
-incurie journalière, n'aboutissait presque jamais qu'à y opérer, à grands
-frais, de stériles embellissemens.</p>
-
-<p class="sep1">L'influence initiale du régime catholique et
-féodal a donc partout établi, au moins autant
-dans les campagnes que dans les villes, ce premier
-degré élémentaire d'émancipation populaire,
-qui, impropre, par sa nature, à constituer une
-condition vraiment stable, ne pouvait évidemment
-que précéder et préparer universellement une
-irrévocable abolition de tout esclavage personnel.
-Dans l'étude très imparfaite de cette intéressante
-progression, on a presque toujours confondu cet
-affranchissement individuel avec la formation collective
-des communes industrielles, nécessairement
-plus ou moins postérieure, et sur laquelle l'attention
-s'est trop exclusivement fixée; en sorte que
-la phase intermédiaire qui a aussitôt suivi l'entière
-institution du servage constitue encore la portion
-la plus obscure et la plus mal conçue de toute
-l'histoire du moyen-âge. C'est alors cependant que,
-<span class="pagenum" id="Page_42">42</span>
-suivant une marche nécessaire, que notre théorie
-sociologique a déjà distinctement caractérisée en
-principe, s'est opérée graduellement, dans tout
-l'occident européen, une seconde transformation
-élémentaire, qui, par l'ensemble de ses conséquences
-nécessaires, marque directement la différence
-la plus décisive entre la sociabilité moderne
-et celle de l'antiquité. On peut regarder, en effet,
-cette deuxième période, composée d'environ trois
-siècles, depuis le début du huitième siècle jusque
-vers celui du onzième, comme l'époque d'une
-dernière préparation indispensable à cette vie industrielle
-dont le développement universel devait
-suivre immédiatement l'uniforme abolition de la
-servitude populaire. Car, suivant les explications
-fondamentales du volume précédent, l'institution
-primordiale de l'esclavage permanent des travailleurs
-avait eu, par sa nature, un double but nécessaire:
-en permettant, d'une part, à l'activité
-militaire un essor suffisant pour accomplir convenablement
-sa grande destination préliminaire dans
-l'ensemble de l'évolution sociale, comme je l'ai
-pleinement démontré; et en organisant, d'une
-autre part, le seul moyen général d'éducation
-qui, par une invincible prépondérance, pût primitivement
-surmonter, chez la masse des hommes,
-l'antipathie radicale que leur inspire d'abord
-<span class="pagenum" id="Page_43">43</span>
-l'habitude continue d'un travail régulier. Or, il
-faut maintenant reconnaître, à ce sujet, que le
-système de servitude qui convenait le mieux sous
-le premier aspect ne pouvait pas être aussi le plus
-efficace sous le second; en sorte que, malgré l'évidente
-simultanéité de ces deux ordres d'effets
-spontanés, ces deux opérations préalables, également
-indispensables au développement humain,
-ne pouvaient être pleinement réalisées que l'une
-après l'autre. La première avait été dignement accomplie
-sous le régime romain, d'après le mode
-de servitude arbitraire et indéfinie qui devait le
-moins troubler le libre essor extérieur de la classe
-guerrière, peu compatible, au contraire, avec la
-sollicitude continue qu'eût exigé chez elle le servage
-proprement dit: tandis que, d'une autre
-part, l'esclavage antique était certainement beaucoup
-trop éloigné de la vraie situation industrielle
-pour y pouvoir conduire sans une longue transition
-spéciale, malgré les nombreux affranchissemens
-privés, si multipliés surtout depuis l'abaissement
-de l'aristocratie sénatoriale, et qui ne
-pouvaient produire aucune émancipation décisive,
-au milieu d'une continuelle affluence étrangère
-de nouveaux esclaves. Quand ensuite, avec l'état
-féodal, le système militaire, enfin devenu essentiellement
-défensif, a fait généralement prévaloir
-<span class="pagenum" id="Page_44">44</span>
-le nouveau genre d'assujettissement personnel,
-correspondant à l'habituelle dispersion des chefs
-parmi les populations soumises, l'initiation directe
-des inférieurs à la vie purement industrielle
-a dès lors commencé à recevoir spontanément
-une organisation régulière, auparavant impossible,
-en offrant à chaque serf un point de départ
-nettement déterminé, d'où, suivant une marche
-uniforme, très lente mais légitime, il pouvait toujours
-espérer de s'élever peu à peu à une véritable
-indépendance individuelle, dont le principe
-était d'ailleurs, dès l'origine du moyen-âge, partout
-implicitement consacré par la morale catholique.
-On conçoit, au reste, que les conditions de
-rachat, le plus souvent très modérées, communément
-imposées à une telle libération, outre la
-juste et utile indemnité qu'elles tendaient à régulariser,
-constituaient surtout, en réalité, comme
-l'ont déjà entrevu quelques philosophes, une garantie
-usuelle de la pleine efficacité d'un semblable
-progrès, en constatant que l'affranchi avait suffisamment
-contracté les habitudes élémentaires de
-modération et de prévoyance qui permettaient
-de livrer désormais à sa seule responsabilité la direction
-journalière de sa propre conduite, sans
-aucun danger permanent, ni pour lui-même, ni
-pour la société: préparation évidemment indispensable
-<span class="pagenum" id="Page_45">45</span>
-à la destination finale d'une semblable
-transition, et à laquelle cependant on peut assurer
-que l'esclave ancien était ordinairement impropre,
-tandis que le serf du moyen-âge y était
-spontanément disposé de plus en plus, soit dans
-les campagnes, soit encore mieux dans les villes,
-par l'ensemble de l'état social correspondant.</p>
-
-<p>Telle est, en général, l'influence temporelle propre
-à la seconde époque de ce régime sur l'accomplissement
-graduel, et presque continu, de cette
-dernière phase préliminaire, destinée à précéder
-immédiatement l'entière émancipation personnelle.
-Quant à son influence spirituelle, elle y est
-assurément trop évidente pour exiger ici aucune
-explication spéciale. Dès l'origine du servage, en
-faisant pleinement participer tous les inférieurs à
-la même religion que les supérieurs quelconques,
-et, par conséquent, au degré commun d'éducation
-fondamentale, au moins morale, qui en
-résultait nécessairement, il est clair que non-seulement
-le catholicisme avait partout établi une
-sanction permanente pour les droits élémentaires
-des serfs, et imposé envers eux des obligations
-régulières; mais aussi qu'il avait toujours
-spontanément proclamé, d'une manière plus ou
-moins explicite, l'affranchissement volontaire
-comme un véritable devoir chrétien, à mesure
-<span class="pagenum" id="Page_46">46</span>
-que la population manifestait à la fois sa tendance
-et son aptitude à la liberté. La célèbre bulle d'Alexandre
-III, sur l'abolition générale de l'esclavage
-dans la chrétienté, ne fut assurément qu'une
-simple consécration systématique, qui semble
-d'ailleurs un peu tardive, d'un usage qui, depuis
-plusieurs siècles, avait graduellement tendu, sous
-l'impulsion catholique, à devenir universel et irrévocable.
-À partir même du <span class="cs7">VI</span><sup>e</sup> siècle, et d'après
-la première influence du catholicisme sur les nouveaux
-chefs temporels, on voit la pratique des
-affranchissemens personnels, accordés quelquefois
-simultanément à tous les habitans d'une localité
-considérable, croître successivement avec
-assez de rapidité pour que l'histoire signale encore
-çà et là divers cas exceptionnels où cette
-généreuse sollicitude, trop dédaigneuse des conditions
-rigoureuses d'une lente évolution sociale,
-avait indiscrètement devancé les besoins et les
-désirs de ceux-là même qui en étaient l'objet. La
-touchante cérémonie, alors habituellement destinée
-à de semblables concessions, constitue un
-naïf témoignage, soit de leur grande multiplicité,
-soit de la participation fondamentale et continue
-de l'influence catholique. Il faut surtout noter
-ici, sous ce rapport, qu'une telle influence ne tenait
-point uniquement, ni même principalement,
-<span class="pagenum" id="Page_47">47</span>
-à l'esprit général de la morale religieuse, qui,
-malgré des doctrines abstraitement équivalentes,
-est loin d'avoir obtenu ailleurs la même efficacité;
-cette salutaire impulsion a été surtout
-réalisée par l'admirable organisation du catholicisme,
-sans l'action persévérante de laquelle de
-vagues prescriptions morales auraient été, à cet
-égard, radicalement insuffisantes. Outre l'antipathie
-fondamentale envers tout régime de castes
-chez un clergé célibataire, qui alors se recrutait
-indistinctement à tous les degrés de l'échelle sociale,
-et d'abord même spécialement parmi les
-rangs inférieurs, il convient aussi de signaler déjà
-la tendance instinctive de la politique sacerdotale
-à protéger activement l'essor universel des classes
-laborieuses, au sein desquelles sa propre domination
-devait ensuite trouver longtemps le plus
-ferme point d'appui; quoique cette dernière cause
-n'ait pu exercer beaucoup d'empire que sous la
-période immédiatement suivante, après la suffisante
-extension de l'affranchissement personnel,
-dont l'avénement primitif a été surtout encouragé
-par le système catholique en vertu des motifs plus
-désintéressés que je viens de rappeler sommairement.</p>
-
-<p>Ce mémorable concours d'impulsions nécessaires,
-temporelles et spirituelles, qui avait ainsi organisé
-<span class="pagenum" id="Page_48">48</span>
-spontanément une transition, lente mais continue,
-du servage primordial à l'universelle abolition
-de tout esclavage individuel, a dû réaliser ce grand
-résultat beaucoup plus promptement dans les
-villes que dans les campagnes. J'ai représenté ci-dessus
-la condition générale de la population agricole
-comme ayant été naturellement, à l'origine
-de cette phase, moins onéreuse que celle de la
-population manufacturière et commerciale des
-bourgs ou des villes; ce qui d'ailleurs se rattache
-évidemment aussi aux impressions prolongées du
-régime antérieur, soit romain, soit barbare, où
-l'industrie agricole, d'après son irrécusable importance,
-auprès même des juges les plus grossiers,
-était la seule qui n'eût pas toujours été
-complétement avilie par les préjugés militaires.
-Sous ce rapport, l'évolution industrielle a donc
-réellement commencé dans le sens ascendant de
-notre hiérarchie positive, comme la théorie précédemment
-établie l'a démontré pour l'ensemble
-de la progression moderne. Mais le mouvement
-inverse n'a pas tardé à prévaloir de plus en plus
-pendant le cours de cette même phase, pour conserver
-jusqu'à nos jours sa prépondérance spontanée,
-et souvent avec une dangereuse exagération.
-La dissémination des populations agricoles,
-et la nature plus empirique de leurs travaux journaliers,
-<span class="pagenum" id="Page_49">49</span>
-devaient notablement y retarder la tendance
-et l'aptitude à l'entière émancipation personnelle,
-ainsi que la faculté d'y parvenir. Si, d'une
-part, la résidence familière des chefs féodaux au
-milieu d'elles devait d'abord y adoucir habituellement
-les rigueurs de la servitude, cette relation
-plus directe, outre que, par cela même, elle
-pouvait souvent éloigner le désir continu de la
-libération, devait surtout en rendre ensuite l'accès
-plus difficile, quand les maîtres voulaient
-réellement l'empêcher. On conçoit d'ailleurs, sans
-aucune explication nouvelle, que l'impulsion spirituelle,
-ci-dessus caractérisée, avait nécessairement,
-dans ce cas, une énergie beaucoup moindre.
-Aussi est-ce principalement par la grande et
-heureuse réaction continue spontanément émanée
-des villes, quand l'établissement des communes y
-eut permis un plein développement industriel que,
-pendant le <span class="cs7">XII</span><sup>e</sup> siècle et surtout le <span class="cs7">XIII</span><sup>e</sup>, les cultivateurs
-se sont trouvés peu à peu affranchis sur tous
-les points importans de l'occident européen: sous
-ce rapport, je dois me borner à renvoyer directement
-le lecteur à la lumineuse explication présentée
-par Adam Smith d'après l'aperçu de Hume;
-quoique ces deux éminens penseurs, suivant l'esprit
-de la philosophie contemporaine, y aient
-beaucoup trop négligé l'ensemble des influences
-<span class="pagenum" id="Page_50">50</span>
-sociales propres au régime antérieur, et d'où serait,
-sans doute, dérivée plus tard une telle émancipation,
-dont les causes signalées par eux n'ont pu
-que hâter notablement l'avénement nécessaire.</p>
-
-<p>Si l'on applique en sens inverse les différentes
-indications précédentes, il sera facile de reconnaître
-directement que la libération personnelle
-devait naturellement commencer dans les villes
-et les bourgs, où le servage universel, toujours
-pareillement caractérisé par l'adhérence à la localité,
-était d'abord plus onéreux, par suite même
-de l'éloignement habituel du maître, qui livrait
-ordinairement la multitude à l'oppressive domination
-d'un agent subalterne. Outre qu'un tel
-motif devait spontanément stimuler davantage le
-besoin de libération, l'agglomération permanente
-de ces populations leur en facilitait les voies.
-Mais il faut surtout considérer, à ce sujet, une
-cause plus profonde et plus universelle, quoique
-essentiellement méconnue jusque ici, qui rattache
-nécessairement cette inégalité capitale, entre l'évolution
-des villes et celle des campagnes, à la
-nature propre de leurs travaux respectifs, d'après
-un simple prolongement rationnel du principe
-philosophique sur lequel j'ai fondé ci-dessus l'ensemble
-de la hiérarchie positive. Il est clair, en
-effet, que ce principe vraiment fondamental, d'abord
-<span class="pagenum" id="Page_51">51</span>
-appliqué à l'étude statique de la seule hiérarchie
-industrielle, conduit à y distinguer, suivant
-une heureuse conformité spontanée avec
-l'appréciation instinctive de la raison vulgaire,
-dans l'ordre graduellement ascendant, les trois
-grandes industries générales, agricole, manufacturière,
-et enfin commerciale, dont la comparaison
-essentielle donne lieu, bien qu'à un degré
-nécessairement beaucoup moindre, à des différences
-de même nature que celles que nous avons
-déjà caractérisées entre les trois principaux élémens
-de la civilisation moderne, comme je l'expliquerai
-directement au chapitre suivant. Or, en
-considérant maintenant cette série partielle sous
-l'aspect essentiellement dynamique propre à notre
-élaboration historique, on voit ainsi que la nature
-plus abstraite et plus indirecte de l'industrie des
-villes, l'éducation plus spéciale qu'elle exige, la
-moindre multiplicité de ses agens, leur concert plus
-facile et même habituellement indispensable à
-leurs travaux, et enfin la liberté plus grande que
-supposent leurs opérations usuelles, constituent
-un irrésistible ensemble de causes spontanées et
-permanentes pour expliquer aussitôt la libération
-plus hâtive des classes correspondantes, sans qu'il
-convienne assurément d'insister ici davantage sur
-une telle indication philosophique, dont je dois
-<span class="pagenum" id="Page_52">52</span>
-laisser au lecteur le développement immédiat.
-Toutefois, afin de faciliter ce travail, je crois devoir
-ajouter, en précisant plus spécialement l'indication,
-que mon Traité ultérieur de philosophie
-politique soumettra directement au même
-ordre essentiel de succession les diverses industries
-urbaines, comparativement envisagées dans
-leurs évolutions respectives, en démontrant que,
-par une suite plus éloignée, mais non moins nécessaire,
-de ces mêmes différences élémentaires,
-le mouvement d'émancipation personnelle a d'abord
-prévalu dans l'industrie commerciale, plutôt
-que dans l'industrie manufacturière. Enfin, en procédant
-aussi à un troisième degré d'analyse historique,
-on trouverait encore que le commerce le
-plus anciennement affranchi dut être alors celui
-dont les opérations sont les plus abstraites et les plus
-indirectes, c'est-à-dire le commerce des valeurs
-proprement dites, dont les agens primitifs n'étaient
-que de simples changeurs, graduellement
-transformés en opulens banquiers, d'abord habituellement
-juifs, et, à ce titre même, soustraits
-à un servage régulier qui les eût incorporés à la
-société chrétienne; ce qui n'empêchait point, malgré
-de trop fréquentes extorsions, qu'ils ne fussent
-systématiquement encouragés par l'ensemble
-du régime initial du moyen-âge, et surtout par
-<span class="pagenum" id="Page_53">53</span>
-la politique catholique, qui a toujours tendu à
-faciliter autant que possible leur essor industriel,
-constamment plus libre à Rome qu'en aucun autre
-lieu de la chrétienté. L'ensemble de l'histoire industrielle
-du moyen-âge doit déjà suffire ici pour
-indiquer spontanément au lecteur éclairé la lumineuse
-vérification que cette loi nécessaire reçoit,
-au milieu de perturbations plus apparentes
-que réelles, surtout par la précocité plus spéciale,
-qui, dans la précocité générale de l'Italie, distingue
-si hautement, même avant l'admirable Florence,
-les cités maritimes, et par suite principalement
-marchandes, telles que Gênes, Pise, etc.,
-et, à leur tête, à tous égards, la merveilleuse Venise,
-dont l'existence ne pouvait être qu'essentiellement
-commerciale, sauf le mélange de m&oelig;urs
-militaires qui s'allie naturellement à la vie maritime,
-et qui devait même faciliter alors la transition
-de la civilisation ancienne à la moderne: une
-pareille différence se remarque aussi, sur l'Océan,
-entre les divers élémens de la grande ligue anséatique,
-ainsi que dans la Flandre; on sait d'ailleurs
-que la prospérité industrielle naissante de
-la France et de l'Angleterre tira directement sa
-plus grande impulsion initiale des nombreux et
-importans établissemens qu'y formèrent, au
-<span class="cs7">XIII</span><sup>e</sup> siècle, les industriels italiens et anséatiques,
-<span class="pagenum" id="Page_54">54</span>
-d'abord à titre de simples comptoirs, devenus ensuite
-de vastes entrepôts réels, et finalement transformés
-en manufactures capitales.</p>
-
-<p>Je devais ici m'arrêter particulièrement à la
-difficile appréciation de cette seconde phase essentielle
-du mouvement général d'émancipation
-qui a donné naissance à l'élément le plus caractéristique
-des sociétés modernes; car, quoique encore
-purement préliminaire, cette phase est, au fond,
-la plus importante, et, en outre, la plus méconnue;
-son analyse, à la fois historique et rationnelle, nous
-permettra d'ailleurs de procéder plus rapidement
-à tout le reste d'un tel travail, désormais relatif
-à un passé mieux exploré. La phase immédiatement
-suivante comprend l'évolution collective si
-célèbre sous le nom d'affranchissement des communes,
-et qui, malgré d'innombrables études, partiellement
-intéressantes, est jusque ici irrationnellement
-jugée, non-seulement parce qu'on n'y
-conçoit pas assez la participation fondamentale
-du régime catholique et féodal, en accordant trop
-d'influence à des causes accidentelles ou accessoires,
-mais surtout parce qu'on la considère trop
-isolément de la précédente, dont elle ne put être,
-à vrai dire, que le complément naturel, non
-moins inévitable qu'indispensable. Quand on envisage
-principalement, suivant l'usage dominant,
-<span class="pagenum" id="Page_55">55</span>
-la lutte politique des grandes masses sociales, l'ère
-des communes constitue, en effet, un véritable
-point de départ, au delà duquel il serait habituellement
-inutile de remonter, comme ayant
-directement introduit un nouveau poids dans les
-conflits historiques. Mais lorsque, au contraire,
-suivant l'esprit de notre élaboration actuelle, on
-étudie surtout le mouvement, pour ainsi dire moléculaire,
-qui a graduellement tendu, à partir du
-moyen-âge, à la régénération sociale de l'élite de
-l'humanité, il n'est pas douteux, ce me semble,
-que cette importante transformation n'a fait que
-compléter spontanément le travail intestin d'émancipation
-personnelle propre à la phase ci-dessus
-examinée, en y ajoutant le degré d'indépendance
-politique alors nécessaire à sa pleine
-réalisation, et qui toutefois, loin de caractériser
-suffisamment l'évolution fondamentale, en a quelquefois
-gravement détourné ultérieurement la direction
-essentielle, comme j'aurai lieu de l'indiquer
-spécialement ci-après. Car, en se reportant
-à l'explication précédente de la libération plus
-hâtive des habitans des villes, on voit aisément que
-les mêmes motifs généraux exigeaient nécessairement,
-eu égard à l'état social correspondant, que
-la liberté individuelle y fût prochainement accompagnée
-d'une certaine liberté collective, sans
-<span class="pagenum" id="Page_56">56</span>
-laquelle l'activité industrielle n'aurait pu assurément,
-à cette époque, prendre aucun essor vraiment
-décisif. D'un autre côté, ces influences
-spontanées tendaient simultanément à réaliser
-une telle condition de développement, avec le
-surcroît naturel de rapidité qui devait résulter
-déjà du premier élan de l'industrie naissante pour
-surmonter la résistance, d'ailleurs communément
-très faible, de pouvoirs guère plus disposés et
-moins capables de s'opposer à l'indépendance qu'à
-l'affranchissement, en un temps où l'une était universellement
-jugée plus ou moins inséparable de
-l'autre. Aussi l'établissement des communes succéda-t-il
-presque aussitôt à la libération urbaine,
-tellement qu'une scrupuleuse analyse historique
-peut à peine assigner la première moitié du <span class="cs7">XI</span><sup>e</sup>
-siècle comme constituant, en général, l'intervalle
-effectif entre la fin du mouvement individuel et
-l'origine du mouvement collectif. Il est clair que
-l'ensemble du régime propre au moyen-âge tendait
-spontanément à seconder partout un tel progrès,
-indépendamment de toutes les circonstances,
-plus ou moins fortuites, qui n'ont pu influer que
-sur son inégale rapidité. Malgré d'inévitables conflits
-ultérieurs, d'abord impossibles à prévoir, l'organisme
-féodal, par sa nature éminemment dispersive,
-devait se prêter sans répugnance à
-<span class="pagenum" id="Page_57">57</span>
-l'admission primitive des communautés industrielles
-parmi les nombreux élémens dont sa hiérarchie
-était composée; sans devoir redouter alors
-aucune dangereuse rivalité, sociale ou politique,
-chez ces forces naissantes où les deux principaux
-pouvoirs temporels ne durent longtemps, au contraire,
-que chercher, à l'envi, d'utiles auxiliaires
-dans leurs luttes intestines. L'organisme catholique
-était évidemment encore plus favorable à un
-tel essor, même abstraction faite de toute impulsion
-chrétienne, puisque la politique sacerdotale
-y voyait nécessairement un important moyen de
-consolider sa domination, en secondant, et souvent
-en provoquant, l'élévation de ces nouvelles
-classes dont elle ne devait attendre ordinairement
-qu'une respectueuse reconnaissance, en un temps
-si éloigné encore de toute émancipation mentale
-des masses populaires.</p>
-
-<p>Pour achever ici de fixer suffisamment les principales
-notions relatives à la naissance universelle
-de l'élément industriel, il convient d'ajouter, quant
-aux époques, que le mouvement total d'émancipation
-personnelle, depuis l'entière institution du
-servage jusqu'à la pleine abolition de tout esclavage,
-même agricole, a essentiellement coïncidé
-avec l'admirable système de grandes guerres défensives
-par lequel, au moyen-âge, l'activité militaire,
-<span class="pagenum" id="Page_58">58</span>
-sous l'inspiration catholique, a si dignement
-rempli sa dernière mission préparatoire dans l'évolution
-fondamentale de l'humanité, suivant les
-explications du volume précédent. Les deux
-phases générales que nous venons d'apprécier dans
-ce mouvement préliminaire, correspondent, avec
-une remarquable exactitude, dont le lecteur éclairé
-se rendra aisément raison d'après les principes précédemment
-posés, aux deux séries d'opérations déjà
-distinguées dans ce vaste enchaînement protecteur:
-car, la phase de libération personnelle s'est accomplie
-pendant la durée des expéditions directement
-défensives, commençant à Charles Martel
-et finissant à l'établissement occidental des Normands;
-la phase consécutive d'établissement des
-communes industrielles, y compris ses conséquences
-naturelles, suivant la théorie de Hume et d'Adam
-Smith, pour l'affranchissement final des campagnes,
-s'est surtout opérée conjointement avec
-la grande lutte des croisades contre l'imminente
-invasion de l'oppressif monothéisme musulman.</p>
-
-<p>En contemplant, avec une haute impartialité
-philosophique, cette noble portion du passé humain,
-où, à travers tant d'obstacles essentiels, la
-progression sociale a reçu une accélération beaucoup
-plus prononcée qu'en aucun autre âge antérieur,
-il est vraiment impossible de n'être point choqué
-<span class="pagenum" id="Page_59">59</span>
-de la profonde irrationnalité des préjugés révolutionnaires
-qui empêchent encore habituellement
-tant de bons esprits d'apercevoir, dans cette évolution
-décisive, l'éclatante participation fondamentale
-de l'ensemble du régime politique correspondant.
-Deux observations générales, dont
-l'exactitude est aussi irrécusable que leur conclusion
-est irrésistible, devraient pourtant suffire pour
-dissiper, à cet égard, tout aveuglement préalable,
-si les haines théologiques, protestantes ou déistes,
-pouvaient être convenablement accessibles aux pures
-inspirations rationnelles. La première consiste
-à remarquer que l'entière extension territoriale
-d'une telle émancipation élémentaire est précisément
-circonscrite par les mêmes limites essentielles
-que celle de l'organisme catholique et féodal; c'est-à-dire
-dans l'occident européen, défini au début
-de ce chapitre, et dont toutes les parties principales
-ont participé, avec une mémorable solidarité,
-à ce mouvement fondamental, sauf l'inégale
-rapidité naturellement due à la diverse installation
-locale de ce régime, ainsi qu'à sa destination
-défensive plus ou moins intense et prolongée: ces
-différences ont d'ailleurs été alors beaucoup moins
-prononcées qu'elles ne le devinrent ultérieurement
-soit en vertu d'un mouvement plus avancé, soit
-aussi par la moindre énergie du lien catholique.
-<span class="pagenum" id="Page_60">60</span>
-En sens inverse, on ne trouve réellement rien d'équivalent
-hors d'une telle sphère, ni sous le régime
-monothéique musulman, ni même sous le
-monothéisme bizantin, malgré son illusoire conformité
-théologique, essentiellement neutralisée
-par le défaut radical d'accomplissement des principales
-conditions politiques assignées, au cinquante-quatrième
-chapitre, à l'efficacité sociale
-du catholicisme. Quoique plus restreinte, la seconde
-observation n'est pas, sans doute, moins
-décisive, puisqu'elle consiste à reconnaître, d'après
-l'évidente convergence de tous les témoignages
-historiques, que le mouvement d'émancipation
-préalable, soit personnelle, soit collective, s'est
-accompli avec le plus de rapidité et de facilité là
-même où la puissance prépondérante d'un tel organisme
-exerçait l'ascendant le plus direct et le
-plus complet, c'est-à-dire en Italie, où personne
-ne saurait contester, surtout à cet égard, une éclatante
-précocité spéciale. Les causes, trop exclusivement
-temporelles, qu'on a coutume d'assigner
-à cette mémorable accélération, d'après l'affaiblissement
-caractéristique du pouvoir impérial, ne suffisent
-certainement point à son explication; outre
-que, suivant la théorie du volume précédent, ce
-défaut continu de concentration est essentiellement
-dû à l'action italienne du catholicisme, on
-<span class="pagenum" id="Page_61">61</span>
-reconnaît d'ailleurs plus directement une telle influence
-dans la permanente sollicitude des papes
-pour dissiper les haines aveugles qui s'opposaient
-alors avec tant d'énergie à la coalition naissante
-des communautés industrielles, dont la politique
-habituelle fut si longtemps dirigée surtout par les
-principaux ordres religieux. Enfin, quant à ce qui
-concerne plus particulièrement l'impulsion purement
-féodale, on voit aussi s'élever, sous la protection
-impériale, à l'autre extrémité du système
-occidental, les célèbres villes anséatiques, dont la
-correspondance permanente avec les villes italiennes,
-par l'intermédiaire normal des villes flamandes,
-vint bientôt compléter, au moyen-âge, la
-constitution générale du grand mouvement industriel,
-comprenant, d'une part, tout le bassin, même
-oriental, de la Méditerranée, et par suite s'étendant
-aux principales parties de l'Orient, sans excepter
-les plus lointaines; d'une autre part, l'Océan
-européen, et dès lors tout le nord de l'Europe:
-de manière à former un ensemble habituel de
-relations européennes beaucoup plus vaste que
-celui des plus beaux temps de la domination romaine.</p>
-
-<p>Cette partie de notre appréciation actuelle était
-essentiellement la seule qui, par sa nature, dût
-exiger ici une véritable discussion, comme étant
-<span class="pagenum" id="Page_62">62</span>
-en opposition radicale avec les fausses conceptions
-qui, malgré d'utiles modifications partielles, prévalent
-encore envers l'ensemble de cette époque.
-Aussi ai-je cru devoir, pour la plus importante évolution
-élémentaire des sociétés modernes, spécialement
-rectifier d'abord une aberration fondamentale,
-qui, rompant tout à coup, dans le n&oelig;ud le
-plus décisif, la continuité nécessaire de la progression
-humaine, empêche directement toute liaison
-vraiment philosophique du mouvement moderne
-au mouvement ancien. Je n'ai donc point hésité
-à témoigner franchement ici, au nom de tous les
-esprits pleinement émancipés, non moins affranchis
-de la métaphysique que de la théologie, les
-sentimens profonds de respectueuse reconnaissance
-que méritera toujours des vrais philosophes
-l'immortel souvenir d'un régime auquel notre civilisation
-actuelle doit, à tous égards, son impulsion
-initiale, quoique, par sa nature, il soit ensuite
-inévitablement devenu incompatible avec la tendance
-finale de l'humanité.</p>
-
-<p>L'introduction sociale de l'élément industriel
-étant ainsi convenablement rattachée désormais
-à l'ensemble antérieur du passé humain, nous
-pourrons maintenant procéder avec plus de rapidité
-à la juste appréciation générale de son essor
-ultérieur. Toutefois, afin d'éclairer, et même d'abréger,
-<span class="pagenum" id="Page_63">63</span>
-une telle analyse, il convient d'abord de
-nous arrêter encore à juger directement le vrai
-caractère fondamental propre à ce nouveau moteur
-de l'humanité. On sent qu'il ne saurait être ici
-question d'aucune vaine apologie philosophique,
-surtout envers une puissance sociale qui, certes,
-n'en a désormais aucun besoin, puisque, au contraire,
-son ascendant réel tend, de nos jours, à
-devenir beaucoup trop exclusif, comme je l'expliquerai
-au chapitre suivant: il s'agit seulement
-d'indiquer, d'une manière abstraite, les principaux
-attributs normaux de ce nouvel élément, sans négliger
-de signaler déjà les vices essentiels qui l'ont
-également distingué jusqu'à présent.</p>
-
-<p>En considérant successivement, à ce sujet, les
-divers aspects élémentaires de la sociabilité, on
-reconnaît d'abord, avec une pleine évidence, que,
-sous le rapport individuel, la grande transformation
-qui vient d'être expliquée constitue la plus
-profonde révolution temporelle que l'humanité pût
-éprouver, puisqu'elle a directement tendu à changer
-irrévocablement le mode normal de l'existence
-humaine, jusque alors éminemment guerrière, dès
-lors de plus en <ins id="cor_2" title="il faut sans doute lire 'plus pacifique'">pacifique</ins>, chez la majorité croissante
-des populations civilisées. Si, douze siècles auparavant,
-on avait annoncé aux philosophes grecs
-cette abolition universelle de l'esclavage, et ce
-<span class="pagenum" id="Page_64">64</span>
-commun assujettissement volontaire de l'homme
-libre au travail alors servile, dans une nombreuse
-et puissante population, les plus hardis et les plus
-généreux penseurs n'auraient certes nullement
-hésité à proclamer l'absurdité d'une utopie dont
-rien ne leur indiquait le fondement; n'ayant pu
-d'ailleurs reconnaître encore que, suivant le cours
-naturel des mutations sociales, les changemens
-spontanés et graduels finissent toujours par dépasser
-beaucoup les plus audacieuses spéculations primitives.
-Par cette immense régénération, l'humanité
-a réellement terminé son âge préliminaire, et
-commencé son âge définitif, en ce qui concerne
-l'existence pratique, qui dès lors a été directement
-constituée en harmonie durable et croissante avec
-l'ensemble réel de notre nature normale. Car, malgré
-l'irrécusable instinct qui d'abord entraîne
-l'homme à la vie guerrière, en lui faisant repousser
-la vie laborieuse, celle-ci n'en devient pas moins
-finalement, après une suffisante préparation, la
-mieux adaptée à notre organisation morale, comme
-plus convenable au libre et plein développement
-de nos principales dispositions de tout genre; indépendamment
-de son évidente propriété exclusive
-de comporter et même de provoquer la simultanéité
-la plus étendus, tandis que, dans l'essor militaire,
-l'activité des uns suppose ou détermine la
-<span class="pagenum" id="Page_65">65</span>
-compression nécessaire des autres, suivant les
-explications du cinquante-unième chapitre. La
-confuse appréciation qui domine encore à ce sujet
-tient surtout à l'esprit absolu de la philosophie politique
-actuelle, consacrant à jamais ce qui s'applique
-uniquement à l'état initial de l'humanité.
-On ne peut reconnaître, sous ce rapport, d'autre
-condition vraiment permanente que l'insurmontable
-prépondérance naturelle, chez presque tous
-les hommes, de la vie active sur la vie spéculative,
-comme l'indique aujourd'hui la saine théorie fondamentale
-de l'organisme cérébral. Mais le mode
-propre de cette activité pratique nécessairement
-dominante n'est certainement pas invariable,
-quoique ses variations essentielles soient assujetties
-à une marche régulière, représentée par notre loi
-d'évolution humaine, conformément à l'expérience
-la plus décisive.</p>
-
-<p>La conception la plus philosophique, et aussi la
-plus noble, de l'ensemble de cette évolution, consiste,
-suivant les principes établis à la fin du tome
-quatrième, à y mesurer surtout le progrès d'après
-l'ascendant graduel des facultés caractéristiques de
-l'humanité sur les tendances fondamentales de
-notre animalité: en sorte que la série sociale se
-présente rationnellement comme un prolongement
-spécial de la grande série animale. Or, selon cette
-<span class="pagenum" id="Page_66">66</span>
-règle générale, la prédominance, commencée au
-moyen-âge, de la vie industrielle sur la vie guerrière,
-a directement tendu à élever d'un degré le
-type primitif de l'homme social, du moins chez
-l'ensemble de notre race. En considérant d'abord,
-sous cet aspect, conformément à la théorie du cinquantième
-chapitre, le principal des deux attributs
-fondamentaux de notre nature, il est clair que l'usage
-normal de l'intelligence pour la conduite
-pratique est communément plus prononcé dans la
-vie industrielle des modernes que dans la vie militaire
-des anciens, en comparant judicieusement
-des organismes équivalens, pareillement placés
-dans les deux hiérarchies: j'écarte d'ailleurs à dessein,
-comme trop disproportionnée, la comparaison
-avec la vie militaire actuelle, à cause de l'automatisme
-spécial qu'y subissent nécessairement les
-inférieurs. L'émancipation des classes laborieuses
-a vulgairement organisé, pour les intelligences modernes,
-l'exercice continu le mieux adapté à la médiocrité
-mentale qui caractérise inévitablement
-l'immense majorité de notre espèce: des questions
-claires et concrètes, dont la faible étendue est très
-nettement circonscrite, susceptibles de solution
-directe ou prochaine, exigeant une attention persévérante
-et néanmoins facile, et toujours relatives
-à des occupations immédiatement stimulées par
-<span class="pagenum" id="Page_67">67</span>
-les plus chers intérêts pratiques de l'homme civilisé,
-aspirant surtout désormais à l'aisance et à l'indépendance,
-qui dès lors ont tendu de plus en plus
-à devenir partout la récompense presque assurée
-d'une sage application au travail. Quant à l'influence
-habituelle de l'instinct social sur l'instinct
-personnel, qui constitue le second attribut essentiel
-de l'humanité, elle a été certainement augmentée,
-au moins virtuellement, dans l'existence
-industrielle des modernes, enfin devenue directement
-compatible avec une bienveillance vraiment
-universelle, puisque chacun peut y considérer réellement
-ses opérations journalières comme immédiatement
-destinées à l'utilité commune autant
-qu'à son propre avantage; tandis que l'ancien
-mode d'existence développait nécessairement les
-passions haineuses, au milieu même du plus noble
-dévouement. À la vérité, le rétrécissement mental
-inhérent à une excessive spécialisation du travail,
-et la stimulation de l'égoïsme par la préoccupation
-trop exclusive des intérêts privés, ont directement
-tendu jusqu'ici à neutraliser beaucoup ces heureuses
-propriétés intellectuelles et morales: mais,
-en ce qu'ils offrent aujourd'hui d'exorbitant, ces
-graves inconvéniens naturels propres à l'essor industriel
-tiennent surtout à ce qu'il n'a pu être encore
-que simplement spontané, sans avoir convenablement
-<span class="pagenum" id="Page_68">68</span>
-reçu la systématisation rationnelle qui
-lui appartient, comme l'établira la suite de notre
-appréciation historique. L'oubli d'une telle lacune
-fait souvent tomber dans une grande injustice involontaire
-les partisans spéculatifs de l'activité militaire,
-dont les incontestables qualités sociales
-doivent être essentiellement attribuées à la puissante
-organisation si longtemps élaborée pour elle,
-et dont l'équivalent industriel n'existe encore aucunement.
-Qu'est-ce primitivement, en effet, que
-l'ardeur guerrière, considérée isolément de toute
-discipline morale, et abstraction faite de toute
-destination sociale? Rien autre chose, au fond,
-qu'une combinaison spontanée de l'aversion naturelle
-du travail avec l'instinct d'une domination
-brutale; d'où il résulte habituellement une impulsion
-plus nuisible, et non moins ignoble, que
-celle tant reprochée aux cupidités industrielles.
-Ainsi les immenses services communément retirés
-de la régularisation convenable d'un tel mobile,
-par cela seul que, chez les moindres agens, il a
-été profondément investi d'un caractère habituel
-d'utilité publique, devraient conduire à penser
-aussi que, chez les modernes, un mobile plus
-utile et non moins actif serait pareillement susceptible
-de voir suffisamment atténués, sous une
-sage systématisation permanente, les vices spéciaux
-<span class="pagenum" id="Page_69">69</span>
-qui altèrent si gravement aujourd'hui son
-efficacité intellectuelle et morale, presque entièrement
-abandonnée jusqu'ici à l'aveugle direction
-des tendances privées, comme je l'expliquerai ultérieurement.
-Mais cette lacune fondamentale n'a
-pas cependant empêché, depuis le moyen-âge,
-de constater réellement, à un certain degré, l'aptitude
-croissante de la vie industrielle à provoquer
-spontanément, même chez les derniers rangs de
-la société européenne, un essor mental et sympathique
-qui n'y pouvait auparavant être à beaucoup
-près autant développé.</p>
-
-<p>Quant à l'influence élémentaire de cette grande
-transformation sur les relations domestiques, elle
-a d'abord été immense en ce sens que les douces
-émotions de la famille sont ainsi devenues enfin
-communément accessibles à la classe la plus nombreuse,
-qui n'y pouvait jusque alors prétendre que
-d'une manière très précaire et fort insuffisante,
-même après l'incontestable amélioration déterminée,
-sous ce rapport, au début du moyen-âge, par
-la substitution générale du servage à l'esclavage.
-C'est donc là seulement qu'a pu commencer la
-pleine manifestation directe de la destination
-finale de presque tous les hommes civilisés
-à une vie principalement domestique, qui, au
-contraire, chez les anciens, avait été, d'une part,
-<span class="pagenum" id="Page_70">70</span>
-radicalement interdite aux esclaves, et, d'ailleurs
-peu goûtée même de la caste libre, habituellement
-entraînée par les bruyantes émotions
-de la place publique et des champs de bataille.
-On voit, en second lieu, que le nouveau mode
-d'existence a naturellement amélioré le double
-caractère essentiel des relations de famille, soit
-en y assimilant davantage les occupations ordinaires
-des deux sexes, jusque alors trop discordantes
-pour comporter des m&oelig;urs suffisamment
-communes, soit aussi en y diminuant l'antique
-dépendance trop absolue des enfants envers les
-parents. Sous l'un et l'autre aspect, il est clair
-que la tendance spontanée des habitudes industrielles
-a directement concouru avec l'action systématique
-de la morale catholique, à laquelle un
-enthousiasme irréfléchi a quelquefois attribué ainsi
-d'heureux effets qui en étaient réellement indépendans,
-quoique, de nos jours, la méprise soit
-bien plus souvent inverse, par suite d'une irrationnelle
-antipathie. Toutefois, à ce double titre,
-il est d'ailleurs incontestable que le défaut radical
-de systématisation industrielle a beaucoup neutralisé
-jusqu'ici, comme sous les rapports ci-dessus
-appréciés, les propriétés virtuelles d'une semblable
-transformation sociale, que ses détracteurs spéculatifs
-ont pu même accuser, d'une manière spécieuse,
-<span class="pagenum" id="Page_71">71</span>
-de tendre, au contraire, à l'intime dissolution
-des liens domestiques, d'ailleurs rêvée aussi
-par quelques-uns de ses plus aveugles prôneurs. On
-pourrait craindre, par exemple, quant à la relation
-principale, qu'un essor industriel désordonné
-ne dût finalement altérer l'indispensable subordination
-des sexes, en procurant habituellement aux
-femmes une existence trop indépendante, si une
-appréciation mieux approfondie ne représentait
-une telle influence comme étant nécessairement
-plus que compensée par une tendance populaire,
-bien plus énergique et plus constante, à faire passer,
-au contraire, chez les hommes beaucoup de
-professions d'abord exercées par les femmes, de
-façon à réduire de plus en plus celles-ci à leur destination
-éminemment domestique, en ne leur laissant
-guère que les carrières pleinement compatibles
-avec elle, suivant la marche fondamentale
-de l'évolution humaine à cet égard, directement
-caractérisée au cinquante-quatrième chapitre.</p>
-
-<p>Après avoir suffisamment indiqué la réaction
-élémentaire de l'affranchissement industriel, d'abord
-sur l'amélioration individuelle du caractère
-humain, et ensuite sur le perfectionnement de la
-constitution domestique, il nous reste surtout à
-considérer abstraitement ses propriétés directement
-sociales, suivant leur généralité croissante,
-<span class="pagenum" id="Page_72">72</span>
-afin que son universelle efficacité pour préparer
-spontanément la régénération temporelle des sociétés
-modernes puisse être ensuite convenablement
-appréciée, à partir de l'ère décisive précédemment
-déterminée.</p>
-
-<p>Il est d'abord évident que l'évolution industrielle
-a nécessairement tendu à compléter, chez
-les modernes, l'irrévocable abolition du régime
-des castes, en instituant, envers l'antique ascendant
-de la naissance, la rivalité progressive de la
-richesse acquise par le travail. Nous avons reconnu,
-dans le volume précédent, comment l'organisme
-catholique avait, au moyen-âge, dignement
-commencé cet ébranlement décisif, par cela
-seul qu'il avait radicalement supprimé l'hérédité
-du sacerdoce, et fondé la hiérarchie spirituelle sur
-le principe de la capacité. Or, le mouvement industriel
-est venu ensuite réaliser aussi, à sa manière,
-jusque pour les moindres fonctions sociales,
-une transformation équivalente à celle ainsi imprimée
-aux plus éminentes. Cette influence n'a pu
-être essentiellement neutralisée par ce qui a dû
-subsister de la tendance naturelle à l'hérédité des
-professions, qui, malgré son décroissement continu,
-se fera nécessairement toujours sentir à un
-degré quelconque, mais dont l'insuffisante opposition
-devait dès lors céder de plus en plus, d'une
-<span class="pagenum" id="Page_73">73</span>
-part, parmi les classes inférieures de la nouvelle hiérarchie,
-à l'essor continu de ce même instinct d'amélioration
-universelle qui avait déterminé l'émancipation
-primordiale, et, d'une autre part, dans
-les premiers rangs, à l'impossibilité si connue de
-conserver chez les mêmes familles les grandes fortunes
-commerciales ou manufacturières. Si l'on
-combine une telle propriété avec la spécialisation
-croissante des occupations humaines, non moins
-inhérente à la vie industrielle, on pourra concevoir
-l'action permanente de la civilisation moderne
-pour perfectionner, par les seules voies temporelles,
-l'ensemble du classement social, en
-comportant désormais une plus exacte harmonie
-journalière entre les aptitudes et les destinations.
-En même temps, il n'est pas douteux que la liaison
-normale de l'intérêt privé à l'intérêt public a
-été dès lors directement perfectionnée par l'influence
-continue de cette merveilleuse économie
-instinctive des sociétés actuelles, qu'on admirerait
-sans doute profondément si, au lieu d'y être
-habituellement plongé, on l'envisageait seulement
-dans la lointaine perspective d'une romanesque
-utopie, où l'on verrait, abstraction faite du mobile,
-chaque individu constamment appliqué, avec
-la plus active sollicitude, à imaginer et à réaliser
-de nouvelles manières de servir la communauté;
-<span class="pagenum" id="Page_74">74</span>
-les moindres opérations privées tendant ainsi à
-s'anoblir de plus en plus en acquérant spontanément
-le caractère de fonctions publiques, sans
-qu'on puisse désormais établir nettement une
-ligne générale de démarcation entre les unes et
-les autres, jadis si profondément séparées. Quelle
-que soit encore, à tous égards, la profonde imperfection
-d'un tel ordre, d'après son défaut radical
-de systématisation rationnelle, la convenable
-appréciation de ces résultats usuels est bien propre
-à faire sentir l'absurdité historique de ces déclamations
-illusoires sur la richesse et sur le luxe,
-qui, chez tant de prétendus philosophes ou moralistes
-modernes, ne sont surtout qu'un vain retentissement
-scolastique des fausses notions sociales
-que notre vicieuse éducation puise encore exclusivement
-dans le type antique. À la vérité, tous ces
-heureux résultats dérivent essentiellement de calculs
-personnels, où ne se manifeste que trop l'action
-primitive des instincts de ruse et de cupidité
-propres à des esclaves émancipés: mais on peut
-assurer, à cet égard, que toutes les récriminations
-réelles qui ne se rapporteraient point à l'absence
-actuelle de régularisation générale resteraient purement
-relatives à l'invincible défectuosité de la
-nature humaine, où la prépondérance habituelle
-des impulsions individuelles ne laisse, à cet égard,
-<span class="pagenum" id="Page_75">75</span>
-d'autre variation possible que celle d'un mobile
-privé plus ou moins accessible aux inspirations de
-l'instinct social: or, l'amour du pillage serait-il
-donc plus moral, ou même plus noble, que l'amour
-du gain?</p>
-
-<p>Quant à l'influence abstraite de l'évolution industrielle
-sur le caractère essentiel des transactions
-sociales, il serait superflu de faire spécialement
-ressortir sa tendance pratique à faire graduellement
-prévaloir le principe de la conciliation des
-intérêts, sur l'esprit, d'abord hostile, ensuite litigieux,
-qui dominait jusque alors dans les opérations
-privées. La législation indépendante et spontanée
-qui, au moyen-âge, devait appartenir aux communautés
-industrielles, quoiqu'elle ait dû ensuite
-disparaître essentiellement, comme je l'expliquerai
-ci-dessous, pour permettre la formation des
-grandes unités politiques, nous a laissé un précieux
-témoignage permanent de cette disposition primitive
-par l'heureuse institution des réglemens et
-des tribunaux de commerce, d'abord élaborée sous
-les sages inspirations des négocians anséatiques, et
-dont la marche journalière nous offre un contraste
-si décisif avec celle des autres juridictions, malgré
-que l'intervention ultérieure des légistes y ait certainement
-tendu à altérer beaucoup ses qualités primordiales.
-Je crois devoir insister davantage sur
-<span class="pagenum" id="Page_76">76</span>
-l'indication sommaire d'un autre attribut élémentaire
-de l'esprit industriel, considéré, sous un aspect
-beaucoup moins senti et encore plus capital, relativement
-à son mode habituel de discipline sociale.
-D'après l'aversion primitive de l'homme pour la vie
-laborieuse, on eût, sans doute, difficilement prévu
-que le désir d'un travail permanent constituerait
-un jour le principal v&oelig;u ordinaire de la majorité
-des hommes libres, tellement que la concession ou
-le refus du travail y deviendrait la base usuelle de
-l'action disciplinaire, préventive ou même coercitive,
-indispensable à l'économie générale, en
-écartant de plus en plus tout usage direct de la
-force proprement dite. Cette nouvelle tendance,
-si évidemment propre aux sociétés industrielles,
-a sans doute besoin, comme toutes celles précédemment
-signalées, et même à un plus haut degré,
-d'être enfin convenablement régularisée: mais
-son influence croissante n'en a pas moins déjà
-réalisé, depuis le moyen-âge, une notable amélioration
-universelle, dont l'importance sera dignement
-appréciée par quiconque voudra, sous ce
-rapport, judicieusement comparer le principe industriel
-au principe militaire, où la douleur et la
-mort sanctionnent finalement toute subordination.
-Dans les abus même les plus déplorables que puisse
-engendrer un vicieux ascendant de la richesse,
-<span class="pagenum" id="Page_77">77</span>
-lorsqu'il semblerait que cette transformation s'est
-réduite, pour ainsi dire, à remplacer le droit de
-tuer par celui d'empêcher l'existence, on pourrait
-encore constater que le despotisme industriel
-se montre nécessairement moins oppressif et plus
-indirect que le despotisme militaire, de manière
-à comporter beaucoup plus de moyens de l'adoucir
-ou de l'éluder; outre qu'un sentiment plus net et
-plus actif du besoin réciproque de coopération,
-ainsi que des m&oelig;urs plus conciliantes, doivent
-éloigner davantage d'aussi extrêmes conflits.</p>
-
-<p>Enfin, si l'on envisage l'action élémentaire de
-l'évolution industrielle pour modifier les plus
-vastes relations sociales, il serait assurément inutile
-d'insister ici sur sa tendance fondamentale,
-déjà si prononcée au moyen-âge, à lier directement
-tous les peuples, malgré les diverses causes
-quelconques, même religieuses, d'antipathie nationale.
-Non-seulement l'absence si regrettable de
-toute vraie systématisation progressive n'a pu
-neutraliser jusqu'ici l'énergie spontanée de cet
-instinct caractéristique: mais sa manifestation
-continue a même surmonté les efforts les plus actifs
-d'une puissante systématisation rétrograde;
-comme le montre surtout l'exemple de l'Angleterre,
-où l'esprit d'égoïsme national habilement
-stimulé n'a pu parvenir, dans les cas même le plus
-<span class="pagenum" id="Page_78">78</span>
-favorables à son influence, à contenir entièrement,
-envers les nations rivales, l'essor journalier
-des dispositions pacifiques inhérentes à l'existence
-temporelle des sociétés modernes. Quelles qu'aient
-dû être les propriétés primitives de l'esprit militaire
-pour l'extension graduelle des associations
-humaines, comme je l'ai soigneusement expliqué,
-il est clair que sa puissance est, à cet égard, nécessairement
-limitée, et qu'elle avait essentiellement
-épuisé tout le développement dont elle était
-susceptible, sous le régime initial qui, dès le
-moyen-âge, a graduellement tendu vers son entière
-et irrévocable abolition, pour laisser agir désormais,
-dans l'esprit industriel convenablement
-systématisé, une aptitude exclusive à permettre
-enfin l'assimilation totale de l'humanité.</p>
-
-<p>Cette sommaire appréciation des principaux
-attributs élémentaires du nouveau moteur temporel,
-était indispensable ici afin de caractériser
-nettement le profond changement que sa prépondérance
-croissante a dû graduellement imprimer
-au mode primordial de sociabilité. En reprenant
-maintenant le cours direct de notre élaboration
-historique, pour analyser, à partir du <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle,
-l'essor continu de la puissance industrielle, nous
-devons d'abord exactement déterminer l'ensemble
-de sa position nécessaire envers les anciens
-<span class="pagenum" id="Page_79">79</span>
-pouvoirs sociaux, et la direction correspondante
-de son développement ultérieur. Dans tout ce
-mouvement élémentaire de recomposition temporelle,
-nous devrons désormais considérer essentiellement
-l'industrie urbaine, qui en est restée
-jusqu'ici le principal siége, par une conséquence
-plus éloignée des mêmes différences fondamentales
-ci-dessus signalées pour expliquer d'abord l'émancipation
-plus tardive de l'industrie rurale, dont
-l'évolution sociale est encore si arriérée.</p>
-
-<p>La politique spontanée que l'heureux instinct
-des classes laborieuses leur a presque toujours
-inspirée, dès leur plein affranchissement au moyen-âge,
-a été surtout distinguée, sauf les déviations
-passagères ou locales, par ces deux attributs permanents,
-suite nécessaire de la situation générale:
-elle a eu pour caractère propre la spécialité,
-et pour condition indispensable la liberté; c'est-à-dire
-que l'ambition prépondérante des nouvelles
-forces a été concentrée vers leur développement
-industriel, en s'abstenant de prendre réellement,
-à la haute gestion des affaires publiques, aucune
-autre part ordinaire que celle qui se rattachait à
-une telle destination, dont l'accomplissement ne
-pouvait alors faire naître d'autre grand besoin
-politique que celui d'un essor suffisamment libre
-des facultés industrielles. C'est, en effet, comme
-<span class="pagenum" id="Page_80">80</span>
-seule garantie efficace de cette liberté élémentaire,
-dans l'état social propre au moyen-âge, que l'indépendance
-primitive des communautés urbaines
-conserva si longtemps une importance vraiment
-fondamentale, malgré les graves aberrations qu'elle
-pouvait susciter. Il faut attribuer aussi la même
-destination essentielle à l'existence, d'abord si tutélaire,
-quoique ultérieurement oppressive, de ces
-corporations plus spéciales qui, dans chaque
-communauté urbaine, unissaient plus particulièrement
-les citoyens de chaque profession, et sans
-lesquelles la sécurité du travail individuel eût été
-alors si souvent compromise, outre leur utile influence
-morale, plus prolongée, pour seconder
-l'intime développement des m&oelig;urs industrielles,
-en concourant à prévenir l'inconstance naturelle
-qui pouvait pousser à des changemens de carrière
-trop désordonnés, surtout en un temps où
-le nouveau mode d'existence n'avait pu être encore
-suffisamment apprécié.</p>
-
-<p>Telle est la véritable origine générale de la passion
-caractéristique des modernes pour cette liberté
-universelle et continue, suite naturelle et complément
-nécessaire de l'émancipation personnelle,
-afin d'assurer à chacun l'essor convenable de
-son activité normale: l'instinct vulgaire l'a ordinairement
-mieux appréciée jusqu'ici que la
-<span class="pagenum" id="Page_81">81</span>
-raison spéculative, qui, par un vicieux rapprochement,
-s'efforçait toujours de la subordonner
-à cette liberté politique particulière aux anciens,
-où l'esclavage des travailleurs constituait l'indispensable
-condition d'une turbulente participation
-de la caste guerrière à la direction journalière de
-ses affaires communes. Or, l'esprit féodal était évidemment
-très favorable à la satisfaction spontanée
-de ce besoin capital, qui ne pouvait d'abord
-donner lieu à aucun conflit habituel. Quand
-l'élan industriel a pu ainsi commencer, ses résultats
-naturels ont ensuite graduellement développé,
-envers les divers pouvoirs prépondérans, un
-moyen d'action de plus en plus irrésistible, par
-l'entraînement involontaire des ennemis les plus
-systématiques de l'industrie moderne vers les nouvelles
-jouissances, de commodité et surtout de
-vanité, inhérentes à son cours permanent. Ce
-n'est pas seulement de nos jours que, chez les
-classes les plus opposées aux suites sociales de
-l'évolution industrielle, les plus opiniâtres conservateurs
-n'ont pu cependant se résigner à renoncer
-aux satisfactions privées qu'elle procure habituellement,
-et dont la douce influence journalière
-étouffe spontanément chaque germe sérieux de
-réaction rétrograde: une pareille inconséquence,
-et une semblable diversion, ont certainement
-<span class="pagenum" id="Page_82">82</span>
-existé aussi, quoique à un moindre degré, aux
-temps même les plus rapprochés de l'affranchissement
-primordial, dont les grands effets ultérieurs
-ne pouvaient d'ailleurs être nullement
-prévus. Ainsi, la politique initiale des classes laborieuses,
-par cela même qu'elle était exclusivement
-industrielle, reposait sur une base certaine
-et inébranlable: sa sagesse instinctive était, en
-réalité, bien supérieure à celle des plans péniblement
-conçus alors par tant d'ambitieux spéculatifs
-qui s'efforçaient, au contraire, de provoquer, au
-sein des villes, une activité principalement politique,
-qui eût détourné leurs travaux naissans, et
-attiré sur elles l'unanime réprobation des pouvoirs
-prépondérans. On doit donc, contre l'opinion commune,
-regarder comme éminemment salutaire au
-véritable essor social du nouvel élément temporel
-la compression générale que l'ensemble du régime
-militaire et théologique exerçait d'abord nécessairement
-sur lui, pourvu que, suivant l'influence
-la plus ordinaire, ce frein fondamental, assez
-puissant pour maintenir les forces nouvelles en
-état de subalternité politique, ne pût acquérir une
-intensité susceptible d'entraver leur développement
-spécial. Cette situation naturelle, dont la
-durée indéfinie eût été sans doute fort désastreuse,
-et d'ailleurs heureusement impossible, était, à
-<span class="pagenum" id="Page_83">83</span>
-l'origine, tellement indispensable à l'intime élaboration
-des m&oelig;urs industrielles, que lorsque des
-circonstances exceptionnelles ont empêché une
-telle résistance de devenir suffisamment puissante,
-l'essor industriel en a été profondément troublé,
-par son déplorable mélange avec une tendance
-vraiment rétrograde vers le système de domination
-guerrière, le seul qui pût encore satisfaire la
-vaine ambition politique des cités trop indépendantes,
-en un temps si voisin de l'entière prépondérance
-temporelle des m&oelig;urs militaires. Une
-semblable nécessité a été surtout tristement marquée
-dans les funestes animosités mutuelles et
-dans les cruelles agitations intestines par lesquelles
-la plupart des villes italiennes, sauf la sage Venise,
-où avait pu prévaloir bientôt une heureuse combinaison,
-compensèrent si douloureusement, au
-<span class="cs7">XIII</span><sup>e</sup> et au <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle, les avantages primitifs
-que leur précoce émancipation avait retirés d'une
-moindre compression politique, jusqu'à ce que
-leur orageuse indépendance eût partout abouti
-à la suprématie d'une famille locale, d'abord
-féodale en Lombardie, ensuite industrielle en
-Toscane. On voit aussi que les principales villes
-suisses durent plus tard à une cause semblable les
-abus caractéristiques inhérens à leur domination
-trop oppressive sur les campagnes environnantes,
-<span class="pagenum" id="Page_84">84</span>
-qui semblaient n'avoir fait que changer de maîtres.
-Sous ce rapport capital, les cités anséatiques,
-quoique placées, comme celles de l'Italie, dans un
-milieu trop peu concentré, avaient une situation
-beaucoup plus favorable; et, en effet, à raison
-même des obstacles naturellement apportés à leur
-essor politique, elles échappèrent heureusement
-à ces stériles perturbations de la vie industrielle,
-qui s'y développa aussi purement, et néanmoins
-plus rapidement, qu'au sein des grandes organisations
-féodales, comme celles de la France et de
-l'Angleterre. C'est ainsi que, dans l'ensemble de
-l'occident européen, les entraves générales que le
-régime correspondant semble avoir d'abord présentées
-au nouvel élément temporel constituaient,
-en réalité, à l'origine, des conditions essentiellement
-propres à son évolution normale. Si, au
-début de ce chapitre, j'ai paru attacher, pour la
-détermination de l'époque initiale, une haute
-importance à l'admission primitive des classes laborieuses
-dans les diverses assemblées nationales,
-ce n'est point à raison de l'influence, très peu
-profonde en effet, qu'une telle élévation politique
-put exercer immédiatement sur leur propre essor
-social; c'est surtout comme offrant un irrécusable
-symptôme de la puissance universelle qu'elles
-avaient déjà acquise.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_85">85</span>
-Après avoir ainsi apprécié la situation primitive
-de l'élément industriel envers l'ensemble de
-l'ancien organisme, il convient aussi de caractériser
-sommairement sa relation spéciale avec chacun
-des principaux pouvoirs correspondants.</p>
-
-<p>Quant à la puissance catholique, il est évident
-que l'essor industriel devait alors y recevoir un
-accueil particulièrement favorable, par sa double
-conformité spontanée, soit avec l'esprit général de
-la constitution spirituelle, soit avec les besoins
-propres de la force ecclésiastique dans son antagonisme
-politique, comme je l'ai précédemment
-indiqué. Mais il importe de noter ici que cette utile
-convergence, d'abord inhérente à la vraie destination
-sociale du pouvoir spirituel, y était, dès
-l'origine, notablement altérée par d'inévitables
-oppositions tenant à cette nature malheureusement
-théologique de la philosophie correspondante,
-que nous avons déjà vue tant neutraliser,
-à d'autres égards, les attributs essentiels du gouvernement
-moral. Cette restriction ne se rapporte
-point même à la tendance anti-théologique nécessairement
-propre à l'industrie convenablement
-développée, quand elle a enfin largement manifesté
-son vrai caractère philosophique par une
-grande action permanente de l'humanité sur le
-monde extérieur, comme je l'ai indiqué, en principe,
-<span class="pagenum" id="Page_86">86</span>
-au dernier chapitre du tome quatrième: ce
-conflit nécessaire n'a pu se faire sentir qu'en un
-temps trop postérieur pour devoir être maintenant
-considéré. Abstraction faite de cette opposition
-radicale, qui sera ensuite appréciée, je dois déjà
-signaler ici le contraste fondamental que l'essor
-unanime d'une ardente activité industrielle ne
-pouvait manquer d'offrir bientôt avec l'exclusive
-préoccupation chrétienne du salut éternel, nécessairement
-imposée par la doctrine religieuse,
-dont l'inaptitude pratique à diriger la nouvelle
-existence des populations civilisées devait ainsi
-devenir de plus en plus sensible. L'esprit absolu,
-et par suite immobile, inévitablement propre à
-une telle doctrine, ne pouvait d'ailleurs lui permettre,
-sans se dénaturer, aucune modification
-morale convenable à une situation sociale qui
-n'avait pu être suffisamment prévue dans l'élaboration
-primordiale du catholicisme, dès lors réduit
-à n'y intervenir que par des prescriptions
-trop vagues et trop imparfaites, souvent même
-assez incompatibles avec la réalité pour devenir
-directement contraires aux plus évidentes conditions
-normales de la vie industrielle. C'est ainsi,
-par exemple, que, dès l'origine, les irrationnelles
-déclamations du clergé contre l'intérêt des capitaux,
-quoique ayant pu d'abord tempérer une
-<span class="pagenum" id="Page_87">87</span>
-ignoble cupidité, n'ont pas tardé à devenir doublement
-nuisibles aux opérations industrielles,
-soit en y entravant d'indispensables transactions,
-soit en y provoquant indirectement d'exorbitantes
-extorsions. Ne fût-ce qu'à ce titre, il est
-évident que l'esprit industriel devait promptement
-se trouver, dans la pratique, en conflit habituel
-avec l'esprit catholique, qui, même aujourd'hui,
-n'a pu encore parvenir, malgré tant de
-laborieuses spéculations théologiques, à établir
-aucune théorie unanime du prêt à intérêt, au
-sujet duquel il a donc fallu que l'industrie moderne
-se trouvât constituée en journalière contravention
-chrétienne, de manière à constater hautement
-l'insuffisance pratique d'une morale
-religieuse inaccessible aux plus irrécusables inspirations
-de la sagesse vulgaire.</p>
-
-<p>Un tel ordre de considérations explique aisément
-pourquoi les classes laborieuses, tout en accueillant
-avec respect l'utile intervention du
-clergé dans leurs affaires générales, devaient
-éprouver cependant une prédilection instinctive
-envers les divers élémens du pouvoir temporel,
-d'où leur paisible activité continue ne pouvait
-craindre ordinairement aucune grave opposition
-systématique. Malgré l'inévitable rivalité sociale
-qui devait ultérieurement surgir entre l'aristocratie
-<span class="pagenum" id="Page_88">88</span>
-industrielle et l'aristocratie nobiliaire,
-après que celle-ci eut suffisamment perdu la supériorité
-militaire qui la caractérisait, il est clair
-que, longtemps trop subalternes pour oser tenter
-une telle concurrence, même à la faveur des plus
-grandes richesses, les travailleurs devaient d'abord,
-en général, considérer surtout les nobles, soit
-comme offrant, par leur luxe, un indispensable
-stimulant à la production journalière, soit aussi
-comme constituant, par la supériorité naturelle
-de leur éducation morale, les meilleurs types
-du perfectionnement individuel. Sous l'un et
-l'autre aspect, il n'est pas douteux que les m&oelig;urs
-féodales, même abstraction faite de l'utilité propre
-à leur mission guerrière, ont exercé pendant plusieurs
-siècles une heureuse influence sur le développement
-fondamental de l'industrie moderne.
-La production directe des objets destinés au plus
-grand nombre n'a pu constituer que beaucoup plus
-tard un aliment suffisant à l'activité commerciale
-ou manufacturière; et, quoique, de nos jours, ce
-progrès soit enfin heureusement accompli, il n'altère
-encore que trop rarement la tendance naturelle
-des améliorations industrielles à s'adresser
-d'abord aux fortunes supérieures, jusque dans les
-cas où leur principale extension dépend davantage
-d'une entière vulgarisation ultérieure. Pareillement,
-<span class="pagenum" id="Page_89">89</span>
-sous le second point de vue, il est clair que
-la supériorité sociale et la richesse héréditaire devaient
-ordinairement tendre à entretenir, chez les
-classes féodales, une généralité de vues et une générosité
-de sentimens, difficilement compatibles
-avec la préoccupation spéciale d'une laborieuse économie,
-et qui devaient naturellement paraître, aux
-classes industrielles, de dignes sujets d'imitation.
-À ce double titre, les grandes fortunes patrimoniales
-constitueront certainement toujours, même
-après la plus sage régénération sociale, la source
-d'une influence considérable, qui, dignement
-systématisée, est susceptible d'ailleurs des plus
-heureux résultats pour l'amélioration universelle
-de la condition humaine: qu'on juge donc quelle
-devait être leur importance en des temps si voisins
-du premier essor industriel!</p>
-
-<p>Mais, quelque avantageuses que pussent être,
-en général, les relations normales des classes laborieuses
-avec l'élément local de l'ancien organisme
-temporel, jusqu'à l'avénement ultérieur
-d'une rivalité plus ou moins directe, on conçoit
-encore mieux que leurs principales sympathies sociales
-devaient presque toujours se tourner avec
-prédilection vers l'élément central, même indépendamment
-des motifs spéciaux de solidarité
-politique qui, dans le cas le plus fréquent, devaient
-<span class="pagenum" id="Page_90">90</span>
-leur faire préférer la royauté à la noblesse.
-Car, chez le pouvoir royal, l'industrie trouvait
-alors évidemment réalisées au plus haut degré les
-conditions précédentes de son affinité primitive
-pour la puissance féodale, et spontanément dépouillées,
-de part et d'autre, en vertu d'une élévation
-supérieure, de toute source habituelle de
-graves collisions; sauf les charges pécuniaires, qui
-ne pouvaient d'abord paraître fort onéreuses à
-des populations judicieusement disposées, par un
-long usage antérieur, à regarder comme éminemment
-favorable la faculté de convertir ainsi leurs
-divers embarras sociaux. Aussi cette prédilection
-spéciale envers la royauté s'est-elle fait sentir là
-même où les classes industrielles, comme je l'expliquerai
-ci-dessous, ont été exceptionnellement
-conduites à se liguer contre elle avec la noblesse,
-surtout en Angleterre, où une telle tendance permanente
-a beaucoup ralenti la décadence naturelle
-du pouvoir royal.</p>
-
-<p>Telle était donc, en général, au <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle, la
-situation fondamentale du nouvel élément temporel,
-soit relativement à l'ensemble de l'ancien
-organisme européen, soit à l'égard de ses diverses
-branches principales. La politique spéciale qui en
-résultait spontanément pour les classes laborieuses
-se trouva d'abord, dans les pays les plus précoces,
-<span class="pagenum" id="Page_91">91</span>
-et surtout en Italie, sous la direction naturelle
-des influences, ecclésiastique ou nobiliaire, qui
-avaient été disposées ou contraintes à s'incorporer
-suffisamment aux communautés industrielles, où
-l'on distingue alors, d'une manière si éclatante,
-la haute intervention primitive, ordinairement si
-heureuse, des nouveaux ordres religieux, et ensuite
-l'importance plus durable de quelques grandes
-familles féodales, habilement résignées à fonder
-leur agrandissement sur une pareille assimilation.
-Mais, sans cesser totalement de subir l'action permanente
-de ces deux élémens étrangers, les intérêts
-sociaux de l'industrie durent spontanément
-tomber peu à peu sous l'uniforme direction des
-légistes, d'autant plus exclusive que les cités
-étaient plus indépendantes, par suite d'une incorporation
-beaucoup plus complète; si nettement
-marquée, par exemple, dans cette curieuse classification
-industrielle qui formait la base de la constitution
-florentine, où les avocats et les notaires
-figuraient à la tête de ce qu'on y nommait les
-grands arts. On conçoit aisément, en effet, l'ascendant
-familier qu'avait dû spontanément acquérir,
-chez de telles populations, une classe
-dont les intérêts étaient alors, quoique radicalement
-hétérogènes, intimement unis aux leurs, et qui
-seule y pouvait posséder l'habitude normale d'une
-<span class="pagenum" id="Page_92">92</span>
-certaine généralité dans les conceptions sociales.
-C'est ainsi que les légistes, déjà naturellement investis,
-suivant les explications du chapitre précédent,
-de la direction temporelle du mouvement
-de décomposition, ont pareillement obtenu d'ordinaire
-la principale influence dans la partie correspondante
-de la progression organique; de manière
-à rester encore, à beaucoup d'égards, sous
-l'un et l'autre aspect, les déplorables chefs de
-l'ensemble du mouvement politique actuel. Quelque
-désastreuse qu'ait dû ensuite devenir leur influence
-politique, il ne faut pas oublier que, à
-cette époque initiale, elle n'était pas moins indispensable
-qu'inévitable, aussi bien pour la progression
-organique que nous l'avons déjà reconnu
-pour la progression critique: puisque, malgré les
-vices permanens qui lui sont propres, cette classe
-était alors seule capable, d'ordinaire, de discuter
-suffisamment avec les anciens pouvoirs les intérêts
-généraux de la politique industrielle; en même
-temps, les classes laborieuses pouvaient ainsi développer
-plus librement leur activité caractéristique,
-dont une vaine agitation politique eût alors
-gravement troublé l'essor spontané, principale
-base ultérieure de leur ascendant social.</p>
-
-<p>Ayant désormais suffisamment analysé, quant
-à l'évolution fondamentale du nouvel élément
-<span class="pagenum" id="Page_93">93</span>
-temporel, d'abord son origine essentielle, ensuite
-son caractère propre, et enfin sa situation générale
-envers le milieu politique correspondant, il
-ne nous reste plus ici, pour compléter cette appréciation
-historique du principal moteur des sociétés
-modernes, qu'à y caractériser sommairement
-son développement universel pendant la
-mémorable période des cinq siècles qui ont suivi
-son essor initial, selon la marche indiquée au début
-de ce chapitre.</p>
-
-<p>En étudiant, dans la leçon précédente, le cours
-simultané du mouvement révolutionnaire, nous
-avons été spontanément conduits, sans aucune
-résolution antérieure, et par la seule tendance
-directe de l'ensemble des événemens, à partager
-successivement cette grande époque préparatoire
-en trois phases consécutives, suivant l'état plus ou
-moins avancé de la décomposition politique: la fin
-du <span class="cs7">XV</span><sup>e</sup> siècle servant à séparer les temps où la dissolution,
-spirituelle et temporelle, était surtout
-spontanée, de ceux où elle est devenue graduellement
-systématique; et, pour ce dernier âge, le milieu
-environ du <span class="cs7">XVII</span><sup>e</sup> siècle divisant le règne direct
-de la philosophie négative en critique protestante,
-purement préliminaire, et critique déiste, seule
-décisive: d'où résultent finalement trois périodes
-peu inégales, comprenant à peu près, la première
-<span class="pagenum" id="Page_94">94</span>
-six générations, la seconde cinq, et la dernière
-quatre, du moins en arrêtant celle-ci,
-comme nous avons dû le faire, au début de la
-révolution française. Or, la rationnalité fondamentale
-d'une telle distribution générale de notre
-passé immédiat va maintenant recevoir la plus
-heureuse et la moins équivoque confirmation,
-en ce que le même ordre doit naturellement présider
-ici à l'examen philosophique du mouvement
-élémentaire de recomposition temporelle, dont les
-progrès principaux correspondent, en effet, avec
-une remarquable convergence, à ces divers degrés
-nécessaires du mouvement de décomposition.
-Comme cette concordance essentielle doit évidemment
-résulter, à priori, de la connexité naturelle
-des deux séries, sa vérification propre devra réciproquement
-rendre hautement incontestable à tous
-les bons esprits l'obligation de procéder désormais
-à toute saine appréciation des temps modernes
-d'après la nouvelle division que j'ai été conduit
-ainsi à établir, et qui seule, j'ose l'assurer, peut
-soutenir convenablement l'épreuve décisive d'une
-suffisante conformité entre la progression critique
-et la progression organique, dont le concours permanent
-constitue, à mes yeux, pour un tel âge,
-le vrai criterium de la rationnalité historique.</p>
-
-<p>La première phase, que, dans la série négative,
-<span class="pagenum" id="Page_95">95</span>
-nous avons jugée, à tant d'égards, la plus
-capitale, conserve certainement la même supériorité
-fondamentale dans notre série positive,
-malgré les préventions ordinaires en l'un et l'autre
-cas. C'est, en effet, pendant les deux siècles environ
-relatifs à la principale décomposition spontanée
-du régime catholique et féodal d'après les
-luttes intestines de ses élémens essentiels, que
-l'industrie a réellement commencé à établir son
-irrévocable ascendant élémentaire, de manière à
-manifester déjà le vrai caractère pratique de la civilisation
-moderne. On conçoit même aisément
-que cette dissolution croissante de l'ordre ancien,
-et sa tendance continue vers la dictature temporelle
-qui en devait provisoirement résulter, suivant
-la théorie du chapitre précédent, devaient être
-éminemment favorables à l'évolution industrielle,
-que les divers pouvoirs s'efforçaient à l'envi de seconder,
-soit d'après une sympathie directe, essentiellement
-commune à tous, par suite de l'esprit
-catholique et féodal, si longtemps protecteur
-de l'industrie naissante, soit en vertu des motifs
-politiques qui devaient plus spécialement disposer
-l'élément temporel, tendant alors vers un ascendant
-très contesté, à se ménager l'appui de forces
-nouvelles, dont la haute importance sociale était
-déjà pleinement irrécusable. En sens inverse, il
-<span class="pagenum" id="Page_96">96</span>
-n'est pas douteux que l'extension et la consolidation
-de la vie industrielle ont alors directement
-commencé à seconder activement l'intime dissolution
-naturelle de l'ancienne constitution sociale,
-en tendant de plus en plus, surtout au sein des
-villes, et par suite aussi, quoiqu'à un moindre
-degré, jusque parmi les campagnes, à ruiner radicalement
-l'antique subordination journalière qui
-lui rattachait auparavant la majorité des classes
-inférieures. Les grandes cités, principal foyer, en
-tout temps, et surtout chez les modernes, de la
-civilisation humaine, comme le rappelle si heureusement
-une étymologie expressive, remontent
-essentiellement jusqu'à cette phase capitale, avant
-laquelle l'importance de Londres, d'Amsterdam,
-etc., et même de Paris, était encore si faible. Quoique
-les causes purement politiques aient dû beaucoup
-influer sur un tel phénomène, il est, au
-fond, principalement résulté, dès lors comme
-aujourd'hui, de l'essor industriel, qui a surtout
-imprimé à ces divers centres européens ce caractère
-fondamental de bienveillante solidarité mutuelle
-envers les populations moins condensées, si
-différent du superbe esprit de domination universelle,
-propre, dans l'antiquité, aux rares chefs-lieux
-de l'activité militaire.</p>
-
-<p>Parmi les nombreuses institutions qui, à cette
-<span class="pagenum" id="Page_97">97</span>
-époque, témoignent évidemment de la prépondérance
-naissante de la vie industrielle sur la vie
-militaire, je dois me borner ici à signaler spécialement
-celle qui, soit comme symptôme, soit
-comme cause, fut assurément la plus décisive de
-toutes, l'établissement universel des armées soldées,
-d'abord temporaires au début de cette
-phase, et partout permanentes vers sa fin. J'en ai
-déjà suffisamment indiqué, au chapitre précédent,
-la haute portée pour accélérer notablement la dissolution
-spontanée de l'ancien ordre temporel:
-nous ne devons l'envisager maintenant que relativement
-à son influence vraiment fondamentale
-sur le mouvement industriel. En voyant naître,
-en Italie, cette grande innovation, au commencement
-du <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle, d'abord à Venise, ensuite
-à Florence, chacun peut aisément constater son
-origine essentiellement industrielle, pareillement
-sensible aussi dans son extension ultérieure à tout
-le reste de notre occident, et qui partout devenait
-une manifestation non équivoque de l'antipathie
-croissante des nouvelles populations pour les
-m&oelig;urs militaires, ainsi concentrées désormais
-chez une minorité spéciale, dont la proportion
-n'a pas, en général, cessé de décroître, malgré
-l'agrandissement numérique des armées modernes.
-Quant à la réaction organique d'une telle institution
-<span class="pagenum" id="Page_98">98</span>
-suffisamment développée, il est clair que sans
-elle l'essor universel de la vie industrielle n'aurait
-pu devenir convenablement décisif, par le mélange
-d'habitudes guerrières qui eût continué à
-en altérer la pure efficacité morale au sein des
-populations européennes. Ce préambule était
-surtout indispensable pour que les classes inférieures
-pussent enfin être irrévocablement soustraites
-à la subordination féodale, et désormais
-pleinement rattachées, comme aujourd'hui, aux
-chefs naturels de leurs travaux journaliers; tandis
-que, d'une autre part, l'essor industriel tendait
-aussi à ruiner essentiellement la grande influence
-populaire que procurait au clergé son vaste système
-de charités publiques, dès lors de plus en
-plus secondaire vis-à-vis des voies nouvelles, non
-moins supérieures en importance qu'en moralité,
-que l'industrie commençait à ouvrir spontanément
-à l'amélioration universelle des conditions
-temporelles. La double influence ainsi exercée
-pour l'organisation élémentaire du travail européen
-était, à cette époque, d'autant plus assurée
-que la rareté naturelle des ouvriers, et spécialement
-de ceux doués de quelque habileté, y
-rendait leur situation relative bien plus favorable
-que de nos jours. En un mot, sous quelque aspect
-industriel qu'on étudie cette phase mémorable,
-<span class="pagenum" id="Page_99">99</span>
-on y trouvera clairement le premier germe social
-des divers progrès qui ont ensuite caractérisé,
-avec tant d'éclat, les deux phases postérieures.
-On y voit même, dès le début, l'ébauche primitive,
-distincte quoique imparfaite, du vrai système
-de crédit public, si justement regardé aujourd'hui
-comme l'un des principes fondamentaux
-de la constitution industrielle, mais auquel on
-suppose communément une source beaucoup trop
-récente; car il remonte certainement aux efforts
-de Florence et de Venise vers le milieu du <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup>
-siècle, bientôt suivis de la vaste organisation de
-la banque de Gênes, long-temps avant que la
-Hollande, et ensuite l'Angleterre, pussent acquérir
-une grande importance financière.</p>
-
-<p>Si, après cette sommaire appréciation de ce que
-l'essor social de l'industrie offre alors d'essentiellement
-uniforme en tout notre occident, on considère
-les principales différences qui, sous ce rapport,
-devaient distinguer les divers élémens
-généraux de la république européenne, on trouve
-encore qu'elles s'accordent spontanément avec
-celles que le chapitre précédent a pleinement caractérisées
-quant au mouvement simultané de décomposition
-temporelle, suivant qu'il a tendu vers
-l'irrévocable prépondérance du pouvoir central
-ou du pouvoir local. On voit, en effet, dans cet
-<span class="pagenum" id="Page_100">100</span>
-immense conflit décisif entre la royauté et la noblesse,
-l'industrie, partout sollicitée des deux
-côtés, se prononcer, le plus souvent, d'après l'admirable
-sentiment de la situation qui avait jusque
-alors caractérisé sa politique instinctive, pour
-celle des deux puissances qui avait été primitivement
-la plus faible, mais qui devait ensuite obtenir
-l'ascendant final, si utilement secondé par un
-tel secours. Sans aucun calcul systématique, cette
-sagesse spontanée résultait évidemment de la prédilection
-spéciale que les classes laborieuses devaient
-graduellement concevoir pour celui des
-deux pouvoirs antagonistes qui, à raison de son infériorité
-primordiale, devait être le mieux disposé
-à s'assurer leur assistance par des services convenables.
-C'est ainsi surtout que, diversement déterminée
-par un esprit identique, la force industrielle,
-en France, contracta avec la royauté la
-plus intime alliance politique; tandis que, au
-contraire, en Angleterre, elle se ligua contre le
-trône avec l'aristocratie féodale, malgré la sympathie
-naturelle, ci-dessus expliquée, qui, là comme
-en tout autre milieu, l'attirait en sens inverse.
-Une telle diversité ne devait recevoir son développement
-actif que sous les deux autres phases, où
-elle a tant concouru à constituer les différences
-fondamentales entre l'industrie française et l'industrie
-<span class="pagenum" id="Page_101">101</span>
-anglaise, la première tendant surtout à
-une centralisation systématique, la seconde à des
-ligues spontanées mais partielles, suivant la propre
-nature des élémens féodaux qu'elles choisirent
-pour contracter cette longue confraternité politique.
-Quoique devant ainsi me borner maintenant
-à signaler la véritable origine historique de
-ces importans attributs, je dois d'ailleurs noter
-ici que, dans notre série positive actuelle, comme
-dans la série négative du chapitre précédent, le
-cas français a été essentiellement normal, et commun
-à la majeure partie de la république européenne;
-pendant que le cas anglais a été, au
-contraire, éminemment exceptionnel, mais réalisé
-cependant, à un moindre degré, chez quelques
-autres populations occidentales, ainsi que je
-l'ai indiqué envers le mouvement critique. Il est
-clair, en effet, que le premier mode d'évolution
-temporelle est nécessairement de beaucoup le plus
-favorable à l'ascendant social de l'industrie moderne,
-dont le principal antagoniste universel
-était naturellement la noblesse, au triomphe politique
-de laquelle le second mode l'obligeait irrationnellement
-à concourir elle-même. L'influence
-spontanée de l'une et l'autre marche sur l'éducation
-mentale de la puissance industrielle conduit
-aussi à de pareilles conclusions, en montrant que
-<span class="pagenum" id="Page_102">102</span>
-la voie exceptionnelle, ou anglaise, devait tendre
-à fortifier, par une telle alliance, les habitudes
-de spécialité dispersive dont la prépondérance
-constituait nécessairement, sous l'aspect intellectuel,
-le vice universel de l'évolution industrielle;
-pendant que la voie normale, ou française, tendait,
-au contraire, à corriger spontanément, à un
-certain degré, cet inconvénient fondamental,
-d'après les habitudes émanées d'une direction politique
-plus élevée et plus systématique, susceptibles
-de mieux préparer les classes nouvelles à
-l'ultérieure conception rationnelle d'une véritable
-organisation générale, encore si confusément soupçonnée
-jusqu'ici. Vers la fin même de la phase que
-nous considérons, cette grave différence me semble
-déjà réellement caractérisée sous plusieurs rapports
-intéressans, et surtout par une grande institution
-centrale, qui a si heureusement influé dès
-lors sur l'ensemble de l'essor industriel: on conçoit
-qu'il s'agit de la création des postes, alors émanée
-de la royauté française, et par laquelle l'illustre
-Louis XI a commencé à marquer l'utile intervention
-d'une influence générale dans le système de
-l'industrie européenne; tandis que l'esprit anglais
-a souvent poussé la défiance nationale envers
-toute direction centrale jusqu'à repousser directement,
-comme on sait, l'organisation d'une police
-<span class="pagenum" id="Page_103">103</span>
-assez étendue pour garantir la sécurité des
-grandes villes britanniques, où cette importante
-amélioration a été si spécialement tardive.</p>
-
-<p>En considérant enfin cette phase capitale sous
-un point de vue plus particulier, on y trouve aussi
-l'esprit fondamental de la civilisation moderne profondément
-empreint, jusque dans la nature technologique
-des grandes inventions qui ont alors
-influé sur les destinées ultérieures de l'humanité.
-J'ai indiqué, en principe, à la fin de la cinquante-quatrième
-leçon, que les procédés modernes se distinguaient
-essentiellement de ceux que les anciens
-employaient à des usages équivalens, par la tendance
-croissante à y substituer les divers agens
-extérieurs à l'action physique de la force humaine;
-et j'ai rattaché cette différence capitale à l'émancipation
-personnelle qui, chez les modernes, a
-rendu l'agent humain beaucoup plus précieux,
-tandis que l'esclavage antique, permettant de
-prodiguer l'activité musculaire de l'homme, repoussait
-toute large application ordinaire des forces
-naturelles. Les derniers siècles du moyen-âge s'étaient
-déjà illustrés, à cet égard, par diverses créations
-importantes, dont l'usage journalier devrait
-nous faire mieux sentir la barbarie du préjugé
-philosophique qui attribue une ténébreuse tendance
-aux temps mémorables où l'humanité en fut
-<span class="pagenum" id="Page_104">104</span>
-gratifiée. Toutefois, c'est surtout dans la troisième
-phase moderne que ce grand caractère de notre industrie
-a dû se développer convenablement, comme
-je l'expliquerai en son lieu. Mais il est néanmoins
-nécessaire de le remarquer déjà envers notre première
-phase, où les conditions fondamentales de
-la société moderne me paraissent avoir déterminé
-surtout trois inventions capitales, dont une irrationnelle
-appréciation attribue jusqu'ici l'origine
-à des causes purement accidentelles, tandis que,
-au contraire, aucun avénement industriel ne me
-semble avoir été mieux préparé par le système des
-influences contemporaines: il s'agit d'abord de la
-boussole, ensuite des armes à feu, et enfin de l'imprimerie.</p>
-
-<p>Quoique l'invention primitive de la boussole
-ait certainement précédé, d'environ deux siècles,
-les temps que nous examinons, c'est cependant
-au <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle qu'il en faut rapporter le perfectionnement
-suffisant, et surtout l'usage actif. Ce lent
-progrès est lui-même très propre à indiquer que
-la vraie source rationnelle s'en trouvait, au fond,
-dans l'ensemble de la nouvelle situation sociale,
-qui poussait déjà, avec une énergie continue, à
-l'extension et à l'amélioration de la navigation
-européenne, en imposant toujours d'ailleurs une
-économie, de plus en plus indispensable, des forces
-<span class="pagenum" id="Page_105">105</span>
-physiques de l'homme. Serait-il donc étrange que
-de telles nécessités eussent graduellement inspiré
-le perfectionnement successif, et même la recherche
-initiale, d'une pareille découverte, en un
-temps où la philosophie naturelle commençait
-déjà à être activement cultivée? Quand on a vu,
-de nos jours, tant d'esprits superficiels attribuer
-aussi au seul hasard la belle observation originale
-de M. &OElig;rsted sur l'influence mutuelle de la pile
-voltaïque et de l'aiguille aimantée, comme je l'ai
-signalé dans le second volume de ce Traité, on doit
-assurément se défier de l'irrationnelle présomption
-qui a vulgairement supposé à la boussole une
-origine purement accidentelle, spécialement démentie
-d'ailleurs par de précieuses indications
-historiques, directement relatives aux plus anciennes
-ébauches de théorie, grossière mais progressive,
-dont les phénomènes magnétiques ont
-été l'objet au moyen-âge.</p>
-
-<p>Une pareille rectification des préjugés ordinaires
-est encore plus sensible et plus importante envers
-l'invention, ou plutôt peut-être l'introduction
-usuelle<a name="FNanchor_8" id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>, des armes à feu, où tout esprit vraiment
-<span class="pagenum" id="Page_106">106</span>
-philosophique aurait dû, ce me semble, saisir
-déjà l'influence fondamentale de la nouvelle
-situation sociale, poussant, d'une manière directe
-et puissante, à perfectionner assez les procédés
-militaires pour que de paisibles populations industrielles
-pussent enfin lutter réellement contre les
-tentatives oppressives de la caste guerrière, sans
-altérer habituellement leurs travaux par un long
-et pénible apprentissage, qui devait même être le
-plus souvent insuffisant contre les récens progrès
-de l'armure féodale. La découverte chimique de
-la poudre à canon est, par sa nature, d'une telle
-facilité, qu'on devrait bien plutôt s'étonner si elle
-avait plus longtemps résisté aux nombreux efforts
-qu'une telle stimulation permanente devait partout
-<span class="pagenum" id="Page_107">107</span>
-susciter à cet égard, en un temps où l'ardeur
-scientifique était d'ailleurs déjà vivement éveillée,
-surtout quant aux mélanges explosifs. Il faut noter,
-en outre, qu'un tel changement se rattachait
-alors, par sa nature, à l'institution naissante des
-armées soldées, où les rois et les villes avaient
-tant d'intérêt à mettre un petit nombre de guerriers
-d'élite en état de triompher d'une puissante
-coalition féodale. Sans m'arrêter aucunement ici
-aux irrationnelles exagérations relatives à cette invention,
-dont l'importance sociale est toutefois
-incontestable, j'y dois signaler deux nouvelles
-considérations capitales, tendant à rectifier, à ce
-sujet, la commune opinion des philosophes. La
-première, déjà indiquée, en principe, au cinquante-troisième
-chapitre, consiste à remarquer qu'un tel
-progrès n'indique nullement, chez les modernes,
-une recrudescence imprévue de l'esprit militaire,
-dont les guerriers d'alors déploraient, au contraire,
-avec une si juste naïveté, qu'il eût notablement
-accéléré le décroissement universel. Toute convenable
-appréciation comparative établira clairement,
-en général, que, nonobstant cette grande
-innovation, l'industrie militaire des anciens était,
-eu égard aux temps et aux moyens, très supérieure
-à la nôtre, par suite de l'importance beaucoup
-plus fondamentale que la guerre devait avoir
-<span class="pagenum" id="Page_108">108</span>
-habituellement chez eux. Aujourd'hui surtout, il
-est clair que les procédés militaires sont infiniment
-au-dessous de la puissante extension que nos connaissances
-et nos ressources permettraient d'imprimer
-rapidement à l'ensemble des appareils
-destructifs, si les nations modernes pouvaient jamais
-subir, sous ce rapport, par une situation exceptionnelle,
-une stimulation, même passagère,
-équivalente à celle qui sollicitait communément
-les peuples anciens. L'autre rectification se rapporte
-à la confusion historique où l'on tombe fréquemment
-en attribuant à l'introduction des
-armes à feu plusieurs conséquences sociales réellement
-dues à l'institution simultanée des soldats
-permanens: c'est ainsi que d'éminens philosophes,
-et surtout Adam Smith, ont expliqué la tendance
-des guerres modernes à se placer de plus en plus
-sous la dépendance de l'essor industriel, par suite
-de l'énorme accroissement des frais militaires. Or,
-cette incontestable extension de dépenses publiques
-me semble dérivée, au contraire, de la substitution
-croissante des troupes soldées à des armées
-volontaires et gratuites; transformation qui
-eût certainement produit un tel résultat, quand
-même la nature des armes n'aurait pas été changée:
-comme l'indique aisément une judicieuse
-comparaison entre les frais respectifs des deux
-<span class="pagenum" id="Page_109">109</span>
-systèmes, d'où peut-être on devrait plutôt conclure
-que les nouveaux procédés procurèrent
-d'abord une véritable économie totale. Enfin, je
-dois surtout signaler ici, sur cet important sujet,
-une conséquence très heureuse, et néanmoins
-inaperçue jusqu'à présent, de cette grande révolution
-militaire, qui, en imprimant à l'art de la
-guerre un caractère de plus en plus scientifique, a
-directement tendu à intéresser tous les pouvoirs à
-l'actif développement continu de la philosophie
-naturelle, et même à sa propagation sociale, par
-de nombreux établissemens spéciaux, dont l'utile
-création eût été, sans doute, bien plus tardive sans
-une telle solidarité, que j'ai d'ailleurs déjà signalée,
-en terminant le tome quatrième, comme tendant
-aussi à rapprocher l'esprit militaire des convenances
-fondamentales de la civilisation moderne,
-par la positivité rationnelle qu'il a ainsi tendu à
-acquérir de plus en plus.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_8" id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label"><b>Note 8</b>:</span></a>
-Un philosophe militaire, que j'ai déjà cité dans une note de la
-cinquante-troisième leçon, a pensé, de nos jours, que la poudre avait
-toujours été connue depuis l'antique domination des théocraties orientales,
-et que son emploi, jamais totalement abandonné, avait seulement
-été étendu, sous de nouvelles formes, à des usages militaires plus
-considérables, par les hardis explorateurs de la fin du moyen-âge. Cette
-hypothèse ne serait certes nullement contraire à mon appréciation historique,
-en prouvant que cette pratique avait pris une grande importance
-aux temps précis où les besoins sociaux en avaient dû solliciter
-l'extension. Quant à sa vraisemblance intrinsèque, l'auteur la fondait sur
-la notoire nitrification spontanée de la surface du sol en beaucoup de
-lieux de l'Égypte, de l'Inde, et même de la Chine, où sans exiger, en
-effet, de grandes connaissances chimiques, la sagesse sacerdotale l'aurait
-aisément appliquée à consolider la domination théocratique; comme il
-tentait de le prouver par les ingénieuses ressources qu'il tirait naturellement
-de sa vaste érudition spéciale, appuyée surtout de nombreux
-passages bibliques, d'où il croyait pouvoir conclure l'usage prolongé
-des mélanges explosifs enseignés à Moïse par les prêtres égyptiens.</p>
-
-<p class="sep1">Une semblable appréciation historique est plus
-indispensable encore et non moins évidente envers
-la troisième grande invention technologique
-ci-dessus indiquée, communément restée jusqu'ici
-le sujet, pour ainsi dire obligé, d'une admiration
-ridiculement déclamatoire, incompatible avec
-tout véritable examen philosophique, par suite
-d'une irrationnelle exagération qui, sans tenir
-<span class="pagenum" id="Page_110">110</span>
-aucun compte essentiel de la civilisation antérieure,
-dispose à rattacher surtout à l'art typographique
-l'ensemble d'un mouvement progressif où il n'a
-pu utilement intervenir qu'à titre de puissant
-moyen matériel de propagation universelle, et
-par suite aussi de consolidation indirecte. Autant,
-et même davantage que les deux précédentes,
-cette innovation capitale, dont l'importance
-n'exige assurément aucune explication nouvelle,
-fut un résultat nécessaire de la situation naissante
-des sociétés modernes, source spontanée, à cet
-égard, d'une profonde stimulation permanente,
-graduellement développée depuis trois siècles, surtout
-en conséquence de l'essor industriel succédant
-à l'émancipation personnelle. Dans cette antiquité
-trop vantée, où, en vertu de l'esclavage et de la
-guerre, les productions de l'esprit humain ne
-pouvaient jamais trouver qu'un petit nombre de
-lecteurs d'élite, le mode naturel de propagation
-des écrits était, sans doute, pleinement suffisant
-pour correspondre aux besoins normaux, et même
-pour satisfaire quelquefois à des nécessités extraordinaires.
-Il en fut tout autrement au moyen-âge,
-où l'immense extension d'un puissant clergé
-européen, naturellement poussé à la lecture,
-quelques reproches qu'aient pu ultérieurement
-mériter sa paresse et son ignorance, devait tant
-<span class="pagenum" id="Page_111">111</span>
-exciter un intime désir continu de rendre les
-transcriptions plus économiques et plus rapides.
-Quand l'essor de la scolastique, après l'entière
-ascension politique du catholicisme, fut venu,
-comme je l'ai expliqué, imprimer directement
-une énergie nouvelle au mouvement intellectuel,
-cette nécessité devait évidemment faire naître, à
-cet égard, une inquiète sollicitude permanente,
-en un temps où d'avides auditeurs affluaient habituellement
-par milliers dans les principales universités
-de l'Europe, comme on le voit déjà partout
-au douzième siècle, où la multiplication des
-exemplaires avait dû acquérir une extension que
-les anciens n'avaient jamais pu connaître. Mais
-l'entière abolition du servage, et le développement
-simultané d'une activité industrielle de plus en
-plus répandue, durent ensuite rendre un tel besoin
-plus irrésistible encore, et surtout bien plus
-universel, à mesure que l'aisance croissante devait
-multiplier les lecteurs, pendant que l'industrie
-tendait à propager, jusqu'aux derniers rangs sociaux,
-le désir et même l'obligation d'une certaine
-instruction écrite, à laquelle la parole ne pouvait
-plus convenablement suppléer: il serait d'ailleurs
-superflu d'insister, à cet égard, sur le puissant
-concours spontané de l'essor mental simultané,
-esthétique, scientifique et philosophique, qui
-<span class="pagenum" id="Page_112">112</span>
-caractérisait aussi cette première phase de révolution
-moderne, comme je l'expliquerai bientôt.
-Ainsi, en aucun cas antérieur, des exigences sociales
-nettement prononcées n'avaient pu, sans
-doute, susciter et maintenir une tendance spéciale
-vers un nouvel art, autant que dut le faire
-alors la situation fondamentale de l'élite de l'humanité
-relativement à la typographie. Or, d'un
-autre côté, quelle qu'en soit réellement la difficulté
-technologique, très supérieure, ce me semble, à
-celle de l'invention ci-dessus appréciée, il n'est
-pas douteux que l'industrie moderne avait déjà
-hautement manifesté depuis longtemps, par plusieurs
-créations importantes, son aptitude caractéristique
-à substituer les procédés mécaniques à
-l'usage direct des agens humains, conformément
-au principe rappelé plus haut. Quelques siècles
-auparavant, le plus indispensable préambule de
-l'art typographique avait été suffisamment réalisé
-par l'heureuse innovation du papier, premier résultat
-évident de la tendance croissante à faciliter
-les transcriptions. D'après un tel ensemble de
-considérations, une appréciation vraiment philosophique,
-loin de justifier l'<ins id="cor_3" title="irrationelle">irrationnelle</ins> surprise
-qu'inspire ordinairement une découverte si poursuivie
-et tant préparée, conduirait bien plutôt à
-rechercher soigneusement pourquoi elle fut aussi
-<span class="pagenum" id="Page_113">113</span>
-tardive, ce qui exigerait une discussion trop spéciale
-pour être ici convenablement placée; quoique
-déjà notre théorie antérieure indique spontanément
-les actives controverses contemporaines
-sur la nationalisation des divers clergés européens,
-afin de consolider la suprématie naissante du pouvoir
-temporel, comme ayant dû alors exciter, chez
-toutes les classes, et surtout en Allemagne, un
-sentiment encore plus vif du besoin de perfectionner
-la propagation des livres. En terminant
-cet examen sommaire, je crois d'ailleurs devoir signaler,
-au sujet de l'imprimerie, une importante
-considération historique, inaperçue jusqu'ici, en
-indiquant l'utile solidarité permanente que l'essor
-intellectuel a dès lors directement contractée avec
-la marche d'un nouvel art, destiné à acquérir
-bientôt une grande portée industrielle, et dont les
-intérêts, de plus en plus respectés par des pouvoirs
-protecteurs du travail, ont si heureusement
-forcé, en tant d'occasions, la plus ombrageuse
-politique à tolérer la libre circulation des écrits,
-et par suite même à favoriser leur production, afin
-de ne point tarir une source de richesse publique,
-désormais de plus en plus précieuse. Ce motif universel,
-qui eut d'abord tant de poids en Hollande,
-sous les deux autres phases générales de l'évolution
-moderne, dut exercer aussi, quoique à un
-<span class="pagenum" id="Page_114">114</span>
-moindre degré, une notable influence ultérieure
-dans tout le reste de la république européenne,
-où il contribue souvent encore à contenir les velléités
-rétrogrades inspirées aux gouvernemens
-par les abus de la presse, indistinctement accessible,
-de sa nature, aux plus viles et aux plus nobles
-inspirations mentales, en vertu des conditions
-d'existence propres à notre anarchie spirituelle.</p>
-
-<p>Telle est donc, en général, la saine explication
-historique des trois inventions fondamentales qui
-devaient le mieux caractériser la première époque
-essentielle du développement industriel. Malgré
-leur juste célébrité, on voit ainsi qu'elles durent
-surtout résulter spontanément de la nouvelle situation
-sociale; parce qu'aucune d'elles, même
-la dernière, n'offrait alors une assez grande difficulté
-technologique pour échapper longtemps à
-une persévérante succession d'efforts intelligens,
-convenablement stimulés par d'impérieuses exigences
-journalières. Si, comme on l'a tant répété,
-l'ébauche directe de ces trois arts fut réellement
-beaucoup plus ancienne chez certaines populations
-de l'orient asiatique, sans y avoir cependant
-déterminé aucun des immenses résultats sociaux
-qu'une irrationnelle appréciation attribue vulgairement
-à leur unique influence, une telle coïncidence
-ne pourrait assurément que confirmer, à
-<span class="pagenum" id="Page_115">115</span>
-tous égards, l'ensemble de notre explication.
-Envers des découvertes aussi capitales, et encore
-aussi mal jugées, j'ai cru devoir m'écarter une
-seule fois de l'indispensable généralité qui doit
-habituellement caractériser notre élaboration historique:
-heureux si cette opération exceptionnelle
-peut offrir un exemple décisif de la vive lumière
-philosophique que répandrait, sur l'histoire rationnelle
-des arts, l'usage convenable de la saine
-théorie fondamentale propre à l'évolution totale
-de l'humanité, conformément aux principes logiques
-du tome quatrième quant à l'intime solidarité
-nécessaire entre les divers aspects quelconques
-du mouvement humain. Mais il est clair
-que, dans tout le reste de notre analyse dynamique,
-les autres grandes créations de l'industrie
-moderne ne doivent nullement donner lieu à un
-semblable examen spécial, quels que puissent
-être leur mérite et leur importance, dont l'appréciation
-sociale devra être réservée pour le Traité
-ultérieur que j'ai fréquemment indiqué.</p>
-
-<p>Afin de compléter convenablement l'examen
-général de cette première phase essentielle de l'évolution
-industrielle, il semblerait d'abord nécessaire
-d'envisager ici les deux immenses découvertes
-géographiques qui en ont tant illustré la fin, s'il
-n'était pas évident que toute leur influence réelle
-<span class="pagenum" id="Page_116">116</span>
-appartient exclusivement à la phase suivante, par
-là directement rattachée, sous l'aspect qui nous
-occupe, à celle que nous venons d'étudier. Je
-dois donc, à cet égard, me borner maintenant à
-indiquer l'incontestable enchaînement qui devait
-faire des deux immortelles expéditions de Colomb
-et de Gama un résultat spontané de l'ensemble du
-mouvement propre à cette époque fondamentale.
-Or, cette filiation nécessaire repose évidemment
-sur la tendance naturelle de l'industrie moderne
-à explorer, en temps opportun, la surface totale
-du globe, d'après les saines notions universellement
-répandues, depuis l'école d'Alexandrie,
-sur sa figure générale, aussitôt que l'usage actif
-de la boussole aurait permis d'audacieuses tentatives
-maritimes, et que l'essor unanime du commerce
-européen aurait suffisamment poussé à lui
-chercher de nouveaux champs; tandis que, d'une
-autre part, la concentration naissante du pouvoir
-temporel aurait rendu possible l'accumulation des
-diverses ressources indispensables au succès final de
-ces aventureuses excursions, qui durent être alors
-essentiellement interdites, par exemple, aux principales
-puissances italiennes, malgré leur haute
-supériorité navale, par une inévitable conséquence
-de leurs luttes destructives, suivant la juste remarque
-de plusieurs historiens italiens. Si, comme
-<span class="pagenum" id="Page_117">117</span>
-il est vraisemblable, quelques siècles auparavant,
-de hardis pirates scandinaves avaient réellement
-visité le nord de l'Amérique, ces courses stériles
-ne font que mieux ressortir combien il est certain
-que rien d'essentiel ne put être fortuit
-dans l'issue favorable de la mémorable opération
-de Colomb; en vérifiant plus nettement que sa
-valeur sociale devait surtout tenir à son intime
-solidarité avec l'ensemble de la civilisation contemporaine,
-qui, pendant le cours presque entier
-du <span class="cs7">XV</span><sup>e</sup> siècle, avait déjà spécialement préparé ce
-grand résultat définitif, par des essais toujours
-croissans d'heureuse navigation atlantique, graduellement
-suivis d'utiles établissemens européens.</p>
-
-<p>Telles sont donc, enfin, les principales considérations
-que je devais sommairement indiquer ici
-sur l'appréciation philosophique propre à cette
-phase fondamentale du mouvement élémentaire
-de recomposition temporelle. Intégralement considérée,
-sa marche nous a évidemment présenté,
-non-seulement une connexité nécessaire, que j'ai
-suffisamment expliquée, avec celle du mouvement
-simultané de décomposition du régime ancien,
-mais aussi envers elle une notable conformité de
-caractère, en vertu de leur mémorable spontanéité
-commune, encore très peu altérée par aucune
-<span class="pagenum" id="Page_118">118</span>
-influence systématique. La suite de notre analyse
-dynamique va confirmer ce rapprochement continu,
-si propre à faire hautement ressortir la rationnalité
-effective de notre théorie historique, en
-montrant toujours que la systématisation graduelle
-de la progression positive coïncidera pareillement
-désormais avec celle de la progression
-négative, étudiée dans la leçon précédente.</p>
-
-<p>Dès la seconde phase générale de l'évolution
-moderne, c'est-à-dire pendant le développement
-du protestantisme, depuis le commencement du
-<span class="cs7">XVI</span><sup>e</sup> siècle jusque vers le milieu du <span class="cs7">XVII</span><sup>e</sup>, on remarque,
-en effet, sous des formes diverses mais équivalentes,
-chez les différens peuples de l'occident
-européen, une nouvelle tendance croissante à la régularisation
-du mouvement industriel, à mesure que
-le mouvement révolutionnaire se subordonnait aussi
-davantage à une philosophie directement critique.
-Auparavant, les gouvernemens avaient dû surtout
-envisager l'essor naissant des classes laborieuses, à
-partir de l'entière émancipation personnelle,
-comme introduisant désormais une puissante intervention
-auxiliaire au milieu des grandes luttes
-intestines qui devaient alors constituer la principale
-préoccupation ordinaire des pouvoirs ultérieurement
-destinés à la prépondérance: en sorte
-que toutes leurs vues systématiques se réduisaient
-<span class="pagenum" id="Page_119">119</span>
-essentiellement, sous ce rapport, à se ménager
-habituellement, par des concessions convenables,
-une aussi précieuse assistance, sans qu'il fût encore
-possible de donner suite à aucune importante
-combinaison de politique industrielle, tant que
-la concentration temporelle ne pouvait être suffisamment
-réalisée. Mais, au contraire, sous la
-phase que nous commençons maintenant à examiner,
-cette centralisation nécessaire était déjà
-assez avancée partout pour rendre de plus en plus
-superflue l'ancienne coopération spéciale des
-nouvelles forces sociales aux principaux conflits
-politiques: en même temps, les gouvernemens
-modernes, par là naturellement élevés à un point
-de vue plus général, devaient graduellement tenter
-de subordonner à quelques conceptions d'ensemble
-le mouvement industriel, qui jusque alors
-avait dû être éminemment spontané, et dont les
-services antérieurs avaient irrévocablement établi
-la haute importance politique. Pour compléter ce
-principe d'appréciation, adapté à la nature de
-toute cette seconde phase, il faut enfin ajouter
-que, dans cette tendance naissante à l'encouragement
-systématique de l'industrie, la dictature
-temporelle, monarchique ou aristocratique, ne
-pouvait encore être dirigée, même à son insu, par
-les impulsions philosophiques sur la prépondérance
-<span class="pagenum" id="Page_120">120</span>
-pratique de l'industrie, qui ont exercé tant
-d'empire pendant la troisième et dernière phase
-de l'évolution préparatoire des sociétés modernes,
-comme je l'expliquerai en son lieu: au <span class="cs7">XVI</span><sup>e</sup> siècle,
-et même au <span class="cs7">XVII</span><sup>e</sup>, la guerre n'avait point cessé
-d'être regardée comme le principal but des gouvernemens;
-seulement ils avaient définitivement
-reconnu la nécessité de favoriser, autant que possible,
-le développement industriel, à titre de base
-désormais indispensable de la puissance militaire;
-ce qui était assurément le seul progrès alors réalisable
-dans les pensées fondamentales des hommes
-d'état. On voit donc ainsi de plus en plus que
-notre intime correspondance continue entre la
-marche générale du mouvement organique et celle
-du mouvement critique ne tient point à une vaine
-prédilection scientifique pour une stérile symétrie
-abstraite, mais qu'elle ressort véritablement d'une
-saine appréciation de l'ensemble des faits historiques,
-qui nous montrent ici les deux progressions
-comme devenues simultanément systématiques,
-et même à un premier degré commun.</p>
-
-<p>Cette systématisation naissante nous a présenté,
-dans la série négative, une distinction vraiment
-fondamentale, suivant la nature, monarchique ou
-aristocratique, de la dictature temporelle qui en
-devait être partout, à la fin de cette seconde
-<span class="pagenum" id="Page_121">121</span>
-phase, la conséquence nécessaire. Il est clair que
-la même division se reproduit ici, de la manière
-la plus directe, d'après la différence générale, ci-dessus
-expliquée, entre les deux modes essentiels
-de coalition politique du nouvel élément social
-avec les divers pouvoirs anciens, pendant la phase
-précédente, qui fut, à tous égards, le vrai principe
-de celle-ci. On conçoit, en effet, comme je
-l'ai déjà indiqué par anticipation, que la tendance
-à la systématisation politique de l'industrie a dû
-présenter un caractère pratique fort distinct, suivant
-que cette action régulatrice a été dirigée par
-la force centrale ou la force locale du régime féodal.
-Dans l'un et l'autre cas, une telle régularisation
-a, sans doute, également exigé d'abord l'indispensable
-sacrifice de l'ancienne indépendance
-propre aux principales cités industrielles, et qui,
-longtemps nécessaire à leur essor spécial, ne constituait
-plus alors qu'un dangereux obstacle à la
-formation des grandes unités nationales, si importante
-à tous les progrès ultérieurs, même purement
-industriels: en sorte que l'industrie devait
-réellement beaucoup plus gagner, en dernier lieu,
-à cette grande concentration politique, qu'elle ne
-pouvait perdre par la suppression de ces immunités
-locales, déjà dégénérées presque partout, depuis
-la cessation naturelle d'une plus noble
-<span class="pagenum" id="Page_122">122</span>
-destination permanente, en motifs continus d'une
-stérile rivalité mutuelle; aussi cette absorption
-préliminaire, destinée à incorporer irrévocablement
-chaque foyer industriel à un organisme plus
-général, s'accomplit-elle presque sans réclamation,
-au commencement de cette époque. Toutefois,
-la diversité des deux modes essentiels a dû
-présenter, sous ce rapport, des différences considérables,
-encore très sensibles aujourd'hui; puisque
-la constitution primitive des communautés
-industrielles devait inévitablement laisser beaucoup
-plus de traces là où cette concentration nouvelle
-était présidée par une dictature essentiellement
-aristocratique; tandis que les anciens
-priviléges urbains devaient naturellement s'effacer
-bien davantage quand l'incorporation était,
-au contraire, dominée par l'action plus systématique
-de la royauté. Depuis cette première influence,
-la différence nécessaire entre ces deux marches n'a
-pas cessé de se faire pareillement sentir jusqu'à la
-fin de cette phase, et même encore plus peut-être
-sous la suivante, en offrant, de part et d'autre,
-des avantages et des inconvéniens propres à chaque
-cas, et qui, sans être, à beaucoup près, finalement
-équivalens, expliquent néanmoins suffisamment
-les diverses prédilections nationales qui s'y
-sont attachées, suivant la nature essentielle des
-<span class="pagenum" id="Page_123">123</span>
-situations correspondantes. Le mode français, ou
-monarchique, que, sans aucune puérile inspiration
-patriotique, j'ai dû ci-dessus qualifier de normal,
-était évidemment le plus propre, par la prédominance
-directe de l'action centrale, à préparer
-l'industrie à une véritable organisation ultérieure,
-assez affranchie des impulsions locales pour devenir
-enfin, suivant l'heureux caractère fondamental
-du nouvel élément social, pleinement compatible
-avec l'essor simultané de toute la république européenne,
-en réduisant l'instinct de nationalité à
-constituer habituellement la source salutaire d'une
-sage émulation. A la fin de notre seconde phase,
-la dictature temporelle avait ainsi marqué, en
-France, son vrai caractère naturel, par le bel ensemble
-d'opérations qui a si justement immortalisé
-l'admirable ministère du grand Colbert, tendant,
-avec une si noble efficacité, à développer à la fois
-les trois élémens essentiels de la civilisation moderne,
-d'après un judicieux mélange de direction
-et d'encouragement, et en même temps à ébaucher
-aussi la régularisation directe de leurs rapports
-partiels: ce qui, eu égard au siècle, constituait
-certainement un type administratif dont l'équivalent
-n'a jusqu'ici été jamais reproduit, en aucun
-lieu. Mais il est clair aussi que l'inévitable rétrogradation
-des inclinations monarchiques vers
-<span class="pagenum" id="Page_124">124</span>
-une noblesse essentiellement antipathique à l'industrie,
-selon les explications du chapitre précédent,
-devait, en sens inverse, hautement manifester,
-pendant la génération suivante, comme je
-le montrerai bientôt, les imperfections radicales
-d'une telle politique, qui, même en ce cas, ne
-pouvait alors, sauf l'utile impulsion qui en est
-immédiatement résultée, donner lieu qu'à une
-insuffisante indication provisoire de ce que la réorganisation
-finale des sociétés modernes pourra
-seule convenablement réaliser. En renversant l'une
-et l'autre appréciation, on trouvera aisément ce
-qui convient au mode exceptionnel, ou anglais,
-que j'ai dû désigner surtout d'après le cas le plus
-favorable à son entière application, quoique d'ailleurs
-il se soit d'abord développé en Hollande,
-pendant la phase que nous examinons; malgré
-l'influence préparatoire du règne d'Élisabeth, c'est,
-en effet, sous la direction de Cromwell, que cette
-autre marche industrielle a seulement commencé
-à manifester, en Angleterre, son caractère propre.
-Ses avantages essentiels résultent surtout de l'intime
-solidarité ainsi régularisée entre l'élément industriel
-et l'élément féodal, par la participation
-habituelle, quelquefois active, mais le plus souvent
-passive, de la noblesse aux opérations industrielles,
-dont l'essor journalier reçoit dès-lors
-<span class="pagenum" id="Page_125">125</span>
-partiellement un utile encouragement continu chez
-la classe prépondérante, type naturel de l'imitation
-universelle, et source continue des plus puissans
-capitaux. Cette combinaison permanente,
-qui, trois siècles auparavant, avait fondé la prospérité
-spéciale de Venise, offre, sans doute, d'importantes
-propriétés directes, incompatibles avec
-le stupide dédain de l'aristocratie française pour
-les classes laborieuses. Mais, outre qu'on est aujourd'hui
-trop porté à exagérer de tels avantages,
-qui n'ont pas empêché la décadence de l'industrie
-vénitienne, il faut surtout noter ici que cette seconde
-marche, malgré sa spécieuse supériorité
-partielle et immédiate, est bien moins favorable
-que la première à l'avénement final d'une véritable
-organisation industrielle, ainsi doublement
-éloignée, soit par la prépondérance qu'y acquiert
-nécessairement l'esprit de détail sur l'esprit d'ensemble,
-et qui s'y combine avec un instinct plus
-puissant de nationalité égoïste, soit aussi par le
-prolongement spécial qui en résulte pour la suprématie
-sociale de l'élément féodal le plus opposé à
-toute franche abolition intégrale du régime ancien.</p>
-
-<p>Enfin, cette double appréciation comparative
-a besoin d'être complétée, en principe, en observant
-que, d'après le chapitre précédent, la
-<span class="pagenum" id="Page_126">126</span>
-distinction européenne de ces deux modes a été, en
-général, conforme à la répartition territoriale
-entre le catholicisme et le protestantisme, à la
-fin de la phase que nous examinons. La Prusse
-me semble seule offrir, à cet égard, une importante
-exception, qui, dans une histoire concrète,
-aurait mérité une analyse spéciale, afin d'expliquer
-la conciliation anomale qui s'y est établie
-entre la suprématie légale du protestantisme et
-l'ascendant réel de la royauté. Il est aisé de concevoir,
-en général, que, sous l'aspect qui nous
-occupe, chacune de ces deux situations spirituelles
-a dû notablement fortifier l'influence nécessaire
-de la situation temporelle correspondante.
-Le caractère profondément rétrograde que la décadence
-du catholicisme lui imprimait alors spontanément,
-comme je l'ai expliqué, devait, en
-effet, spécialement développer, à cette époque,
-la tendance anti-industrielle propre à tout esprit
-théologique; d'où résulte certainement l'une
-des principales causes de l'infériorité relative qui,
-sans aucune rétrogradation réelle, a dû dès-lors
-distinguer, dans l'active concurrence industrielle
-des divers élémens européens, les populations où
-l'ascendant catholique a trop persisté, et même
-celles qui avaient été si longtemps le siége principal
-de l'industrie moderne, pendant que le
-<span class="pagenum" id="Page_127">127</span>
-catholicisme était encore progressif. Sans doute
-l'esprit protestant, en tant que pareillement théologique,
-n'est pas, au fond, plus favorable à l'évolution
-systématique de l'industrie humaine, à
-laquelle même, s'il pouvait indéfiniment prévaloir,
-il deviendrait finalement beaucoup plus contraire,
-comme une foule d'exemples ont pu déjà
-l'indiquer, par son défaut caractéristique de toute
-vraie discipline religieuse, qui, ouvrant une libre
-carrière au cours spontané des aberrations individuelles,
-détruit radicalement, à cet égard comme
-à tout autre, les avantages sociaux inhérens à
-l'aptitude fondamentale de la sagesse sacerdotale
-pour tempérer, dans la pratique, l'extrême imperfection
-d'une telle philosophie, suivant nos explications
-antérieures. Toutefois, à raison même
-de son action négative, l'influence protestante a
-dû provisoirement seconder, chez les populations
-correspondantes, l'essor graduel de l'industrie,
-tant qu'il devait surtout dépendre du plus libre
-développement possible de l'activité personnelle,
-ainsi que l'expérience l'a démontré, aux temps
-que nous considérons, en plaçant dans la Hollande
-le principal foyer de l'industrie européenne,
-transporté ensuite en Angleterre sous la troisième
-phase. Mais les nations protestantes sont probablement
-destinées à compenser ultérieurement,
-<span class="pagenum" id="Page_128">128</span>
-même à cet égard, cette supériorité passagère,
-par les obstacles spéciaux qu'une plus intime
-prépondérance du point de vue pratique et des
-instincts personnels doit y opposer nécessairement
-à l'avénement final d'une vraie réorganisation
-européenne.</p>
-
-<p>L'universelle systématisation politique qui,
-pendant notre seconde phase, a commencé à caractériser
-l'évolution industrielle, jusque alors essentiellement
-spontanée, et les différences fondamentales
-que présentent, sous ce rapport, ses
-deux modes généraux de réalisation historique,
-me paraissent fidèlement caractérisées dans la plus
-large extension que put alors recevoir l'essor industriel,
-par la fondation naissante du système
-colonial, préparée sous la phase précédente, et
-qui a tant influé sur la suivante. Sans revenir assurément
-aux dissertations déclamatoires du siècle
-dernier relativement à l'avantage ou au danger
-final de cette vaste opération pour l'ensemble de
-l'humanité, ce qui constitue une question aussi
-oiseuse qu'insoluble, il serait intéressant d'examiner
-s'il en est définitivement résulté une accélération
-ou un retard pour l'évolution totale, à la
-fois négative et positive, des sociétés modernes.
-Or, à cet égard, il semble d'abord que la nouvelle
-destination capitale ainsi ouverte à l'esprit
-<span class="pagenum" id="Page_129">129</span>
-guerrier, sur la terre et sur la mer, et l'importante
-recrudescence pareillement imprimée à l'esprit
-religieux, comme mieux adapté à la civilisation
-de populations arriérées, ont tendu directement à
-prolonger la durée générale du régime militaire
-et théologique, et, par suite, à éloigner spécialement
-la réorganisation finale. Mais, en premier
-lieu, l'entière extension que le système des relations
-humaines a dès lors tendu à recevoir graduellement,
-a dû faire mieux comprendre la vraie
-nature philosophique d'une telle régénération, en
-la montrant comme finalement destinée à l'ensemble
-de l'humanité; ce qui devait mettre en
-plus haute évidence l'insuffisance radicale d'une
-politique conduite alors, en tant d'occasions, à
-détruire systématiquement les races humaines,
-dans l'impuissance de les assimiler. En second
-lieu, par une influence plus directe et plus prochaine,
-l'active stimulation nouvelle que ce grand
-événement européen a dû partout imprimer à
-l'industrie, a certainement augmenté beaucoup
-son importance sociale et même politique: en
-sorte que, tout compensé, l'évolution moderne
-en a, ce me semble, éprouvé nécessairement une
-accélération réelle, dont toutefois on se forme
-communément une opinion très exagérée. Quoi
-qu'il en soit, cette comparaison est ici destinée
-<span class="pagenum" id="Page_130">130</span>
-surtout à faire mieux ressortir l'indication philosophique
-des effets les plus généraux de cette expansion
-fondamentale, à la fois symptôme et
-agent, direct ou indirect, de l'essor universel de
-l'industrie moderne. Pour en apprécier dignement
-l'action nécessaire, il faut ajouter aussi que,
-suivant la judicieuse remarque des principaux
-philosophes de l'école écossaise, l'influence s'en
-est fait pareillement sentir, et peut-être d'une
-manière encore plus heureuse, surtout pour l'Allemagne,
-dans les parties de la république européenne
-qui, par divers motifs, et principalement
-à raison de leur situation géographique,
-ont dû spécialement rester presque étrangères à
-l'ensemble du mouvement colonial.</p>
-
-<p>Considéré maintenant dans sa principale diversité,
-ce mouvement a dû prendre nécessairement
-un caractère fort distinct, suivant qu'il a été
-dirigé par la politique monarchique et catholique
-ou par la dictature aristocratique et protestante,
-conformément à la division ci-dessus expliquée.
-Dans ce dernier cas, la nature du mode correspondant
-y a fait prédominer surtout l'activité individuelle,
-simplement secondée par l'égoïsme national,
-dont la systématisation croissante y fut
-souvent poussée jusqu'aux plus monstrueuses
-aberrations pratiques; comme l'indiquent, par
-<span class="pagenum" id="Page_131">131</span>
-exemple, les destructions méthodiques que l'avidité
-hollandaise exerça si longtemps sur les productions
-trop universelles de l'archipel équatorial.
-Quant au premier cas, dont l'appréciation ordinaire
-est beaucoup moins satisfaisante, j'y dois
-principalement signaler ici le caractère, bien plus
-politique qu'industriel, que présente, à mes yeux,
-sa plus vaste réalisation. Or, en considérant l'ensemble
-du système colonial de l'Espagne et même
-du Portugal<a name="FNanchor_9" id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>, si différent de celui de la
-<span class="pagenum" id="Page_132">132</span>
-Hollande et de l'Angleterre, on y reconnaît d'abord,
-avec une pleine évidence, la profonde concentration
-systématique propre à la nature, monarchique
-et catholique, du pouvoir dirigeant. Mais, par un
-examen mieux approfondi, on trouve, ce me
-semble, que ce système fut surtout conçu comme
-un indispensable complément de la politique
-hautement rétrograde alors organisée par la royauté
-espagnole, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent;
-car il offrait habituellement à une telle
-politique la double propriété essentielle d'accorder
-à la noblesse et au sacerdoce une large satisfaction
-personnelle, et d'ouvrir une issue capitale
-à un essor industriel dont l'inquiète activité intérieure
-s'était déjà montrée hostile au régime
-correspondant, qui, malgré ses précautions solennelles
-contre toute émancipation sociale, n'aurait
-pu certainement conserver si longtemps une déplorable
-consistance, s'il n'avait présenté, aux diverses
-classes actives, une semblable compensation
-normale: en sorte que, comme quelques
-<span class="pagenum" id="Page_133">133</span>
-philosophes l'ont soupçonné, il n'est guère douteux
-que, pour cette énergique nation, l'expansion
-coloniale n'ait finalement contribué à ralentir
-gravement l'évolution fondamentale.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_9" id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label"><b>Note 9</b>:</span></a>
-La comparaison générale de ces deux grandes colonisations catholiques
-a donné lieu, de la part de l'illustre de Maistre, à une très
-belle observation historique sur le contraste mémorable que présente
-l'absence prolongée de tout profond conflit colonial entre deux nations
-aussi naturellement rivales, avec l'acharnement continu des nations
-protestantes au sujet de colonies beaucoup moins précieuses. Mais les
-préoccupations systématiques de cet éminent philosophe l'ont conduit à
-faire trop exclusivement dépendre cette incontestable différence de
-l'heureuse influence du catholicisme pour contenir d'imminentes animosités,
-d'après le principe d'équitable répartition coloniale, entre les
-deux populations de la péninsule ibérique, judicieusement posé par la
-célèbre bulle d'Alexandre VI. Sans méconnaître l'importance réelle
-d'une telle explication, que j'ai moi-même citée autrefois, je pense
-qu'elle est défectueuse en ce sens qu'on y néglige totalement une cause
-générale, beaucoup plus puissante à mon gré, dérivée du système politique
-caractérisé dans le texte. C'est surtout, à mes yeux, parce que
-la colonisation n'avait point, en ce cas, une destination essentiellement
-industrielle, que ces conflits ont pu être évités d'après la commune
-prépondérance de la politique rétrograde, dont les intérêts identiques
-devaient habituellement absorber les motifs secondaires de rivalité nationale,
-quand d'ailleurs ces motifs devaient être naturellement
-atténués par l'immensité du champ ainsi respectivement ouvert à l'expansion
-coloniale des deux populations. Le catholicisme n'aurait alors
-exercé, à cet égard, d'influence fondamentale, que comme principale
-base nécessaire d'une telle politique, indépendamment de tout respect
-spécial pour aucune décision papale.</p>
-
-<p class="sep1">Je ne crois pas devoir terminer une telle indication,
-sans fournir ici ma sincère participation
-spéciale à l'unanime réprobation philosophique
-que devra toujours mériter la monstrueuse aberration
-sociale par laquelle l'avidité européenne
-ternit alors le légitime éclat de ce grand mouvement.
-Trois siècles après l'entière émancipation
-personnelle, le catholicisme en décadence est conduit
-à sanctionner, et même à provoquer, non-seulement
-l'extermination primitive de races entières,
-mais surtout l'institution permanente d'un
-esclavage infiniment plus dangereux que celui
-dont il avait si noblement concouru à réaliser
-l'abolition totale. En établissant, surtout au cinquante-troisième
-chapitre, la vraie théorie sociologique
-de l'esclavage, envisagé, soit comme base
-normale du premier régime politique, soit comme
-indispensable condition de l'ensemble du développement
-humain, j'ai déjà suffisamment flétri
-d'avance cette honteuse anomalie, en montrant
-spécialement, à ce sujet, que les institutions convenables
-à la sociabilité militaire devaient être
-antipathiques à la sociabilité industrielle,
-<span class="pagenum" id="Page_134">134</span>
-nécessairement fondée sur l'affranchissement universel,
-et dans laquelle, au contraire, l'esclavage colonial
-tendait alors à introduire une situation également
-dégradante pour le maître et pour le sujet, dont
-l'activité homogène devait être, en général, pareillement
-énervée, tandis que, chez les anciens,
-la diverse nature des destinations avait comporté,
-et même excité, à un certain degré, la simultanéité
-d'essor. La réaction nécessaire de cette immense
-aberration, malgré son application lointaine, sur
-les parties correspondantes de la population européenne,
-devait y favoriser indirectement l'esprit
-de rétrogradation ou d'immobilité sociale, en y interdisant
-l'entière extension philosophique des
-généreux principes élémentaires propres à l'évolution
-moderne; puisque leurs plus actifs défenseurs
-se sont ainsi fréquemment trouvés, contradictoirement
-à de fastueuses démonstrations
-philanthropiques, personnellement intéressés au
-maintien de la plus oppressive politique. Sous ce
-rapport, les nations protestantes devaient être encore
-plus vicieusement affectées que les peuples
-catholiques, où l'action sacerdotale, quoique très
-affaiblie, a noblement tenté de réparer, par une
-utile intervention journalière, sa déplorable participation
-primitive à une telle monstruosité sociale;
-pendant que, dans les colonies protestantes,
-<span class="pagenum" id="Page_135">135</span>
-l'anarchie spirituelle légalement consacrée devait
-habituellement laisser un libre cours à l'oppression
-privée, sauf l'inerte opposition de quelques
-vains réglemens temporels, ordinairement formés,
-ou du moins appliqués, par les oppresseurs eux-mêmes.
-Relativement à cette commune anomalie
-européenne, j'aime à noter ici que la France eut,
-dès l'origine, le bonheur de trouver la situation la
-moins défavorable, parmi les puissances coloniales:
-ayant pris au mouvement de colonisation une assez
-grande part directe pour en retirer continuellement
-une importante stimulation industrielle,
-sans s'y être toutefois assez engagée pour en faire
-essentiellement dépendre son essor pratique; évitant
-ainsi que son avenir social pût jamais être
-gravement entravé par l'influence rétrograde nécessairement
-émanée de cette désastreuse institution<a name="FNanchor_10" id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>,
-dont les avides promoteurs devaient par
-<span class="pagenum" id="Page_136">136</span>
-là recevoir ultérieurement la juste punition naturellement
-dérivée, à cet égard, de l'ensemble des
-lois fondamentales propres à la sociabilité humaine.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_10" id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label"><b>Note 10</b>:</span></a>
-Un spécieux prosélytisme social, le plus souvent aveugle, et presque
-toujours indiscret, a fréquemment tendu, surtout de nos jours,
-lors même qu'il était pleinement sincère, à faire gravement méconnaître,
-à cet égard, l'ensemble des influences réelles, en représentant cette
-odieuse institution et l'infâme trafic correspondant comme une source
-d'améliorations effectives pour la malheureuse race qui en était l'objet,
-et dont la situation spontanée paraissait encore plus déplorable que
-la condition nouvelle où elle était ainsi transportée artificiellement. Ce
-cas constitue, ce me semble, le premier exemple capital de l'active application
-d'un sophisme très dangereux qui, fondé sur une entière
-ignorance des lois fondamentales propres à la succession, nécessairement
-graduelle, des diverses phases essentielles de la sociabilité humaine,
-peut devenir, chez les modernes, un principe habituel de pernicieuses
-perturbations, en conduisant à dénaturer profondément, par une irrationnelle
-intervention violente, la marche originale des civilisations
-arriérées. On peut dire, en effet, que, par suite de sa spontanéité, l'esclavage
-indigène auquel on soustrait ainsi les nègres constitue, dans
-leur état social, une situation vraiment susceptible de devenir progressive
-pour les vainqueurs et les vaincus, comme elle le fut dans l'antiquité;
-tandis que, par une telle transplantation factice, malgré les
-améliorations individuelles dont elle semble accompagnée, on altère,
-de la manière la plus funeste, la progression naturelle de ces populations
-africaines. Ces phénomènes sont trop compliqués, et les lois en
-sont trop peu connues encore, pour qu'il puisse déjà convenir à l'élite
-de l'humanité de s'efforcer, par une sage intervention active, de hâter
-réellement l'évolution spontanée des races les moins avancées, sans y
-déterminer artificiellement des perturbations beaucoup plus dangereuses
-que les vices mêmes auxquels un zèle irréfléchi voudrait apporter un
-remède inopportun et illusoire. A l'avenir seul pourra dignement appartenir
-cette noble mission, d'après une suffisante réalisation européenne
-de notre régénération mentale et sociale, comme je l'indiquerai
-directement au chapitre suivant.</p>
-
-<p class="sep1">Pour compléter ici l'appréciation fondamentale
-de l'évolution industrielle, il ne nous reste donc
-plus qu'à considérer maintenant sa nouvelle
-marche générale pendant la troisième phase préparatoire
-de la société moderne, depuis l'expulsion
-légale des calvinistes français et le triomphe
-<span class="pagenum" id="Page_137">137</span>
-politique de l'aristocratie anglicane, jusqu'au début
-de la révolution française; période déjà caractérisée,
-dans la progression négative du chapitre
-précédent, par l'ascendant croissant du déisme
-proprement dit, dernière suite nécessaire du protestantisme
-antérieur. Or, l'ensemble de cette
-époque, d'après une judicieuse comparaison historique
-entre le mouvement de décomposition
-politique et le mouvement correspondant de recomposition
-élémentaire, confirme encore, avec
-une pleine évidence, l'exactitude de notre théorie
-sur leur systématisation toujours simultanée, si
-clairement établie envers la phase que nous venons
-d'examiner. Car, tandis que le mouvement
-révolutionnaire se subordonnait alors graduellement
-à une philosophie négative plus directe et
-plus complète, le mouvement organique éprouvait
-une semblable transformation, en vertu d'un
-notable progrès européen dans la régularisation
-politique de l'essor industriel, commencée pendant
-l'époque précédente. Sous la seconde phase,
-nous avons vu l'industrie devenir partout l'objet
-permanent d'actifs encouragemens systématiques,
-mais seulement comme base de la supériorité
-guerrière qui restait toujours le but principal de la
-politique, sans que la prédilection croissante des
-populations modernes pour la vie industrielle pût
-<span class="pagenum" id="Page_138">138</span>
-encore se propager jusqu'à des pouvoirs essentiellement
-militaires. Mais, aux temps plus avancés
-dont nous commençons l'appréciation, cette
-connexité, désormais consacrée, subit peu à peu
-une inversion très remarquable, qu'on doit regarder
-comme le plus grand progrès qui pût
-être, à cet égard, compatible avec la nature du
-régime ancien, et au-delà duquel il est impossible
-de rien réaliser autrement que par l'avénement
-direct de la réorganisation finale; ce qui confirme
-clairement que cette troisième phase constitue,
-sous ce rapport, l'extrême préparation temporelle
-imposée aux sociétés modernes d'après la loi fondamentale
-de l'évolution humaine. Alors commence,
-en effet, une dernière série militaire, celle
-des guerres commerciales, où, par une tendance,
-d'abord spontanée et bientôt systématique,
-l'esprit guerrier, pour se conserver une active destination
-permanente, se subordonne de plus en
-plus à l'esprit industriel, auparavant si subalterne,
-et tente de s'incorporer désormais intimement à la
-nouvelle économie sociale, en manifestant son
-aptitude spéciale, soit à conquérir, pour chaque
-peuple, d'utiles établissemens, soit à détruire à
-son profit les principales sources d'une dangereuse
-concurrence étrangère. Malgré les déplorables
-luttes suscitées par une telle politique entre les
-<span class="pagenum" id="Page_139">139</span>
-divers élémens essentiels de la grande république
-européenne, elle n'en doit pas moins être primitivement
-envisagée, dans son ensemble, comme
-un véritable progrès, en tant que double témoignage
-irrécusable de la décadence naturelle de
-l'activité militaire et de la prépondérance décisive
-de l'activité industrielle, ainsi nécessairement proclamée,
-dans l'ordre temporel, à la fois le principe
-et le but de la civilisation moderne. Or, tel fut
-certainement, pendant la majeure partie de cette
-seconde phase, le nouveau caractère de la politique
-active, soit que la dictature temporelle qui
-la dirigeait fût monarchique et catholique, ou bien
-aristocratique et protestante, suivant notre distinction
-ordinaire. Cette importante transformation
-était déjà très sensible dans les grandes guerres
-européennes qui ont lié le commencement de la
-phase déiste à celui de la phase protestante:
-quoique, d'après les explications du chapitre précédent,
-elles se rapportassent encore principalement
-à l'antagonisme universel entre le catholicisme et
-le protestantisme, les vues industrielles y exercèrent
-évidemment une grande influence pratique.
-Toutefois, c'est seulement au <span class="cs7">XVIII</span><sup>e</sup> siècle que cette
-subordination nouvelle de l'action militaire à l'essor
-industriel est devenue pleinement décisive
-dans presque toute l'étendue de l'occident européen:
-<span class="pagenum" id="Page_140">140</span>
-le système colonial, fondé sous la phase
-précédente, a dû être d'ailleurs la source la plus
-puissante d'un tel ordre de conflits.</p>
-
-<p>Notre distinction fondamentale entre les deux
-systèmes de politique industrielle correspondans
-aux deux modes essentiels de dictature temporelle,
-trouve encore, à cet égard, une large et indispensable
-application naturelle. Malgré les efforts
-évidens et prolongés de la royauté pour
-imprimer à la politique française ce nouveau caractère,
-il ne pouvait jamais y acquérir une profonde
-consistance, soit en vertu des obstacles
-spéciaux que la situation de la France, au centre
-de la république occidentale, devait opposer à la
-prépondérance de l'égoïsme national que suppose
-ou qu'exige une telle conduite; soit d'après le généreux
-instinct de sociabilité universelle propre à
-cette population, en vertu des m&oelig;urs résultées,
-depuis Charlemagne, de l'ensemble de ses antécédens;
-soit par l'influence plus générale de l'esprit
-catholique, encore actif chez les rois, et
-directement contraire à cet audacieux isolement
-mercantile qui poussait activement à la dissolution
-violente de l'organisme européen; soit enfin à
-raison de l'ascendant mental qu'obtenait alors une
-philosophie purement négative mais nécessairement
-cosmopolite, au sein des populations
-<span class="pagenum" id="Page_141">141</span>
-immédiatement passées du catholicisme aux doctrines
-pleinement révolutionnaires, en évitant heureusement
-la halte protestante, comme on l'a vu au
-chapitre précédent. Par le simple renversement
-de tous ces divers motifs essentiels, on concevra
-aisément pourquoi cette nouvelle politique industrielle
-a dû recevoir en Angleterre son principal
-développement systématique, sous l'active direction
-permanente d'une dictature aristocratique,
-naturellement plus propre qu'aucune dictature
-monarchique à la persévérante continuité d'habiles
-efforts partiels indispensable aux succès soutenu
-d'une telle conduite nationale, spécialement
-en vertu de l'intime solidarité antérieure qui liait
-directement les intérêts matériels et moraux de
-cette caste avec l'essor de plus en plus étendu des
-classes laborieuses placées sous son antique patronage.
-Quelle que soit aujourd'hui l'exorbitante
-prépondérance du point de vue purement temporel,
-les autres nations européennes ne devraient
-certes nullement regretter la supériorité provisoire
-que devait ainsi offrir, depuis le siècle dernier, la
-prospérité d'un peuple nécessairement unique,
-au risque d'entraver ensuite profondément tout
-son avenir social: soit en y prolongeant inévitablement
-la prépondérance du régime militaire et
-théologique, dangereusement incorporé dès-lors
-<span class="pagenum" id="Page_142">142</span>
-à son évolution industrielle; soit surtout en tendant
-à exercer sur lui-même une plus grande dépravation
-morale, par un plus libre ascendant
-continu d'une insatiable cupidité, et par une
-plus pernicieuse compression de toute généreuse
-sympathie nationale.</p>
-
-<p>Après avoir suffisamment caractérisé la haute
-importance systématique que, pendant cette troisième
-phase, la politique industrielle acquiert
-chez tous les peuples européens, il faut apprécier
-aussi le développement simultané de l'organisation
-intérieure correspondante.</p>
-
-<p>Dès l'origine de cette période, la prééminence
-spontanée de la vie industrielle devenait déjà
-très sensible parmi tous les rangs sociaux, par la
-prédilection croissante que manifestaient partout
-les hommes les plus actifs et les plus énergiques
-pour un mode d'existence qui s'adapte si bien à
-l'infinie variété des inclinations humaines. En
-sens inverse de la répartition primitive des professions,
-la carrière militaire tendit alors de plus en
-plus, surtout chez les classes inférieures, à devenir
-le refuge des natures les moins pourvues d'aptitude
-ou de persévérance. Pendant la seconde des
-quatre générations qui composent cette phase, le
-mémorable mouvement occasionné, en France,
-par les opérations de la banque de Law, vint
-<span class="pagenum" id="Page_143">143</span>
-hautement dévoiler que la cupidité tant reprochée au
-nouvel élément temporel, loin de lui être exclusivement
-propre, caractérisait désormais, avec
-non moins d'énergie, une caste dont le superbe
-dédain pour la vie industrielle ne prouvait plus
-réellement que son incurable aversion du travail
-régulier. Dès lors une expérience continue a de
-plus en plus témoigné, chez toutes les nations catholiques,
-où la dictature temporelle avait dû être
-essentiellement monarchique, que, depuis son asservissement
-total envers la royauté, si peu honorablement
-subi dès le début de cette époque,
-comme je l'ai expliqué au chapitre précédent, la
-noblesse avait aussi perdu irrévocablement, en général,
-jusqu'à cette supériorité de sentimens sociaux
-et d'éducation morale qui lui avait encore
-conservé, sous la phase précédente, une haute
-utilité indirecte, à titre de type spontané, même
-après la cessation de sa principale activité militaire,
-devenue essentiellement perturbatrice: cet
-oubli simultané de sa dignité et de ses devoirs ne
-pouvait d'ailleurs être aucunement compensé par
-son active participation spéciale à la propagation
-ultérieure de la philosophie négative. Cette dégradation
-devait être alors nécessairement beaucoup
-moindre dans les pays protestans, et principalement
-en Angleterre, où, par la nature aristocratique
-<span class="pagenum" id="Page_144">144</span>
-de la dictature temporelle, la noblesse, activement
-incorporée au mouvement industriel,
-gardait une prépondérance politique susceptible
-de contrebalancer, et surtout de dissimuler, sa propre
-dégénération morale, sans que son véritable
-esprit y fût resté, au fond, plus généreux, et
-quoiqu'il dût même être, à certains égards, plus
-altéré par une hypocrisie systématique, profondément
-inhérente, suivant nos explications antérieures,
-à son système général de gouvernement,
-bien plus habile, mais non moins rétrograde, que
-celui de la royauté. Néanmoins, cet ascendant
-prolongé de l'aristocratie, malgré sa tendance nécessaire
-à retarder spécialement une vraie réorganisation
-sociale, devait alors utilement influer sur
-une plus parfaite élaboration des m&oelig;urs industrielles,
-ailleurs dépourvues désormais de toute
-direction supérieure avant que leur développement
-spontané y pût être encore suffisamment avancé.</p>
-
-<p>Pendant qu'elle étendait ainsi sa prépondérance
-sociale, l'industrie moderne complétait aussi son
-organisation élémentaire par un double essor intérieur
-qu'il importe ici de caractériser sommairement.
-D'une part, on voit alors se développer
-partout le système de crédit public, que nous
-avons vu ébauché, sous la première phase, par
-les cités italiennes et même anséatiques, mais qui
-<span class="pagenum" id="Page_145">145</span>
-ne pouvait acquérir une haute importance que
-quand l'essor industriel aurait été, dans les principaux
-états, intimement lié, d'abord comme
-moyen, et surtout ensuite comme but, à l'ensemble
-de la politique européenne. Quoiqu'un tel système,
-déjà établi en Hollande, et alors plus
-étendu encore en Angleterre, n'ait pu produire
-que de nos jours ses plus puissans effets, j'en devais
-cependant signaler ici la première extension
-décisive. Car, par la formation spontanée des
-grandes compagnies financières, il en est immédiatement
-résulté l'installation définitive de la classe
-des banquiers à la tête de la hiérarchie industrielle,
-en vertu de la généralité supérieure de ses vues habituelles,
-conformément au principe de classement
-posé au début de ce chapitre. Malgré qu'il
-eût historiquement commencé l'évolution élémentaire,
-cet ordre de commerçans n'était point encore
-convenablement incorporé à l'ensemble de
-l'économie industrielle: aussi son avénement à la
-vraie situation générale convenable à sa nature,
-doit être regardé comme ayant procuré à un tel
-organisme un complément indispensable, puisque
-cet élément y est spécialement destiné à lier plus
-intimement tous les autres, par l'universalité spontanée
-de son action propre et directe, ainsi que je
-l'expliquerai directement au chapitre suivant.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_146">146</span>
-Sous un autre aspect, la constitution industrielle
-recevait en même temps un perfectionnement
-non moins fondamental, par un commencement
-de régularisation systématique des
-relations générales entre la science et l'industrie.
-Partis des points les plus opposés, l'un des plus
-lointaines spéculations abstraites, l'autre des plus
-immédiates inspirations pratiques, ces deux élémens
-caractéristiques de l'état positif étaient déjà,
-vers la fin de la phase précédente, assez développés
-respectivement pour que le grand Colbert dût
-ébaucher directement l'organisation de l'évidente
-solidarité continue désormais manifestée par leur
-essor commun. Néanmoins, c'est surtout au
-<span class="cs7">XVIII</span><sup>e</sup> siècle que cette connexité nécessaire, si
-longtemps bornée presque à l'art nautique et à
-l'art médical, devait s'étendre suffisamment, non-seulement
-au système entier des arts géométriques
-et mécaniques, mais aussi à celui, plus
-complexe et plus imparfait, des arts physiques
-et chimiques, qui en ont dès lors tant profité.
-Ces relations deviennent, dès cette époque, assez
-étendues et assez permanentes pour susciter
-spontanément une classe très remarquable, jusqu'ici
-peu nombreuse, quoique destinée à un grand
-essor ultérieur, la classe des ingénieurs proprement
-dits, spécialement apte au réglement
-<span class="pagenum" id="Page_147">147</span>
-journalier de ces rapports indispensables; sans que
-toutefois son vrai caractère intermédiaire ait pu
-être, même aujourd'hui, convenablement établi,
-faute des doctrines correspondantes, comme je
-l'ai abstraitement expliqué au second chapitre
-du premier volume de ce Traité. Son développement
-initial s'est alors opéré, surtout en France
-et en Angleterre, selon la nature propre à chacune
-des deux voies opposées respectivement
-suivies, dès l'origine, par l'ensemble de l'évolution
-industrielle: c'est-à-dire, d'après la prépondérance,
-d'un côté, d'une direction centrale, et,
-de l'autre, des tendances partielles; avec les
-avantages et les inconvéniens inhérens à chaque
-mode, l'un susceptible de mieux préparer à une
-véritable organisation finale du travail universel,
-l'autre faisant mieux ressortir les merveilles d'un
-libre instinct privé, seulement secondé par
-d'heureuses associations volontaires.</p>
-
-<p>Enfin, par une suite spontanée de son progrès
-intérieur, l'industrie moderne commence alors
-à manifester directement son grand caractère
-philosophique, jusque alors trop peu prononcé,
-quoique toujours appréciable à une scrupuleuse
-analyse historique; elle tend désormais à se présenter
-de plus en plus comme immédiatement
-destinée à réaliser l'action systématique de
-<span class="pagenum" id="Page_148">148</span>
-l'humanité sur le monde extérieur, d'après une suffisante
-connaissance des lois naturelles. Deux inventions
-capitales, d'abord celle de la machine
-à vapeur dès le début de cette troisième époque,
-et ensuite celle des aérostats vers sa fin, doivent
-être surtout signalées comme ayant spécialement
-concouru à l'universelle propagation d'une telle
-conception, l'une par ses puissans résultats actuels,
-et l'autre par les espérances, hardies mais
-légitimes, qu'elle devait partout soulever. L'ensemble
-des diverses impressions de ce genre autorise
-pleinement à remarquer que, si, sous la
-seconde phase, l'esprit théologique avait été spontanément
-conduit à dévoiler hautement sa tendance
-anti-industrielle, ainsi que je l'ai expliqué,
-réciproquement, sous cette phase nouvelle, l'esprit
-industriel fut amené, non moins naturellement,
-à caractériser nettement la tendance
-anti-théologique qui lui appartient irrévocablement
-après un essor suffisant. Non-seulement,
-en effet, toute grande action volontaire de
-l'homme sur le monde suppose nécessairement la
-subordination réelle des phénomènes à des lois
-invariables, finalement incompatibles avec aucune
-véritable activité providentielle; d'où résulte une
-inévitable participation indirecte de l'essor industriel
-à l'influence irréligieuse de l'esprit
-<span class="pagenum" id="Page_149">149</span>
-vraiment scientifique, comme je l'ai tant établi dans
-les diverses parties de ce Traité. Mais, outre ce
-concours spontané, dont la popularité spéciale
-indique assez la haute portée sociale, il est clair
-que l'industrie, une fois convenablement développée,
-a son mode propre et direct de tendre à
-l'entière extinction des croyances théologiques
-quelconques, indépendamment de son efficacité
-continue contre la préoccupation dominante du
-salut éternel, déjà très sensible, au moyen âge,
-aussitôt après l'émancipation initiale. Car, en
-principe, toute intervention active de l'homme
-pour altérer à son profit l'économie naturelle du
-monde réel constitue nécessairement un injurieux
-attentat contre la perfection infinie de l'ordre divin.
-La nature propre du polythéisme lui fournissait
-directement de nombreux moyens spéciaux
-pour éluder suffisamment un tel antagonisme,
-comme je l'ai expliqué au cinquante-troisième
-chapitre. Au contraire, sous le monothéisme,
-l'inévitable hypothèse de l'optimisme providentiel
-devait finalement développer ce fatal conflit, aussitôt
-que le caractère sacerdotal ne serait plus
-assez progressif pour contenir dignement les vicieuses
-inspirations de la théologie, et que l'essor
-industriel aurait acquis assez d'extension pour
-constituer, à cet égard, une opposition prononcée.
-<span class="pagenum" id="Page_150">150</span>
-Le monothéisme musulman était parvenu, presque
-dès sa naissance, à ce désastreux antagonisme, par
-cela même que, conservant la grande concentration
-politique propre au régime polythéique, il avait
-toujours été radicalement privé de cette heureuse
-division catholique qui faisait réellement la principale
-valeur sociale du régime monothéique.
-Quoique l'admirable organisation du catholicisme
-ait ainsi ajourné spontanément cette inévitable
-collision jusqu'aux temps où, vu la décadence
-très avancée du système théologique, elle ne pouvait
-plus compromettre gravement l'évolution industrielle
-de l'élite de l'humanité, un tel ajournement
-devait, en sens inverse, rendre le conflit final
-plus profondément nuisible à l'esprit religieux,
-désormais devenu de plus en plus, pendant cette
-troisième phase, directement incompatible, même
-aux yeux les moins clairvoyans, avec une large
-extension de l'action rationnelle de l'homme sur
-la nature. C'est ainsi que cette phase vraiment
-extrême dans l'évolution préliminaire de la société
-moderne, aussi bien pour la progression positive
-que pour la progression négative, a graduellement
-amené l'élément industriel à se trouver dès-lors
-involontairement constitué en hostilité radicale et
-continue, d'ailleurs ouverte ou latente, envers les
-divers pouvoirs, théologiques et militaires, dont la
-<span class="pagenum" id="Page_151">151</span>
-tutélaire prépondérance avait été longtemps indispensable
-à son essor initial: d'où résulte, en général,
-que tout le développement préparatoire dont il était
-susceptible sous le régime ancien était désormais
-essentiellement accompli; et que, par conséquent,
-sa tendance ultérieure devait être spontanément dirigée
-vers une entière réorganisation politique. On
-voit donc, en résumé, comment, à cette époque, l'influence
-mentale, directe quoique accessoire, propre
-au mouvement industriel, a instinctivement secondé,
-par une action spéciale éminemment populaire,
-l'ébranlement décisif alors immédiatement dirigé
-contre l'ensemble de la philosophie théologique.</p>
-
-<p>Telle est enfin, la saine appréciation historique
-des divers caractères successifs de l'évolution
-industrielle pendant les trois phases essentielles
-de la civilisation moderne. Après son
-origine, au moyen-âge, sous la tutelle catholique
-et féodale, ce grand mouvement temporel a dû
-suivre, dans sa première phase, une marche purement
-spontanée, seulement secondée par d'heureuses
-alliances naturelles avec les divers pouvoirs
-anciens; il a été, durant la seconde phase, systématiquement
-assujéti, par les différens gouvernemens
-européens, à d'actifs encouragemens continus,
-comme moyen fondamental de suprématie
-politique; pendant la phase suivante, il a été
-<span class="pagenum" id="Page_152">152</span>
-finalement érigé en but permanent de la politique
-européenne, qui partout a mis la guerre à son
-service régulier: son essor social, de plus en plus
-prépondérant, a été ainsi conduit graduellement
-à ne pouvoir plus avancer autrement que par l'avénement
-final du système politique correspondant.
-Quoique cette tendance extrême ne doive
-être appréciée que dans la leçon suivante, il convenait
-cependant d'en indiquer ici la filiation
-nécessaire, afin que les bons esprits puissent déjà
-sentir pleinement l'intime réalité de la nouvelle
-philosophie politique que je m'efforce de fonder.
-Rattachant ainsi l'un à l'autre les trois âges principaux
-de l'histoire moderne, de manière à montrer
-chaque phase comme naissant de la précédente
-et produisant la suivante, notre élaboration
-actuelle complète, par une explication décisive,
-la liaison fondamentale précédemment établie
-entre l'évolution moderne et l'évolution ancienne,
-par l'intermédiaire de l'évolution transitoire
-propre au moyen-âge; instituant dès-lors une indissoluble
-solidarité effective entre tous les divers
-degrés du développement humain, dont on
-pourra désormais concevoir nettement la parfaite
-continuité, en remontant aisément des moindres
-phénomènes actuels aux actes les plus antiques de
-la sociabilité humaine.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_153">153</span>
-Il nous reste maintenant à accomplir, mais
-beaucoup plus sommairement, une équivalente
-appréciation pour le triple mouvement intellectuel,
-esthétique, scientifique, et philosophique,
-qui préparait simultanément une réorganisation
-spirituelle susceptible de fournir ultérieurement
-une base rationnelle à la réorganisation temporelle
-dont nous venons d'examiner la préparation
-élémentaire. Outre les fausses notions qu'une irrationnelle
-analyse historique y avait multiplié davantage,
-cette première élaboration organique devait
-nous offrir des difficultés plus complexes et
-exiger des explications plus étendues, en vertu
-de l'importance prépondérante de l'évolution industrielle,
-sur laquelle devait reposer nécessairement
-la constitution propre de la société moderne;
-tandis que le nouvel essor spirituel, toujours restreint
-à une classe très limitée, n'y a pu, au contraire,
-exercer encore qu'une simple influence
-modificatrice, destinée seulement à devenir
-active et principale dans un prochain avenir.
-Chacune de ces trois évolutions partielles ne doit
-d'ailleurs, par la nature de notre opération dynamique,
-être ici nullement considérée quant à
-son histoire spéciale, quelque profond intérêt
-qu'elle y pût offrir, mais uniquement sous son aspect
-social, où son action immédiate ne se présente
-<span class="pagenum" id="Page_154">154</span>
-jusqu'à présent que comme purement accessoire,
-et n'acquiert vraiment d'importance majeure qu'à
-raison des germes nécessaires d'un puissant ascendant
-ultérieur. Ainsi que nous l'avons fait
-envers l'évolution principale, il nous suffira donc,
-pour chaque élément spirituel, d'apprécier successivement,
-d'abord sa première émanation historique
-sous la tutelle du régime propre au moyen-âge,
-ensuite son vrai caractère essentiel relativement
-à la société moderne, et enfin sa marche graduelle
-pendant les trois phases que nous avons établies
-depuis le <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle. D'après l'ordre fondamental
-expliqué au début de ce chapitre, nous devons commencer
-ce travail complémentaire par l'examen
-sommaire de l'évolution esthétique, la plus rapprochée,
-à tous égards, de l'évolution industrielle.</p>
-
-<p>Les facultés esthétiques étant, par leur nature,
-essentiellement destinées à l'idéale représentation
-sympathique des divers sentimens qui caractérisent
-la nature humaine, personnelle, domestique,
-ou sociale, leur essor spécial, quelque ascendant
-qu'on lui suppose, ne saurait jamais suffire à définir
-réellement la civilisation correspondante.
-Quoique la sociabilité moderne leur réserve nécessairement
-une activité et une extension très
-supérieures à celles que pouvaient permettre
-les phases sociales antérieures, comme je
-<span class="pagenum" id="Page_155">155</span>
-l'expliquerai bientôt, contrairement aux opinions ordinaires,
-il est clair néanmoins que leur énergique
-manifestation a dû toujours être indistinctement
-mêlée aux situations quelconques de l'humanité,
-sous l'unique condition indispensable que l'état
-respectif fût à la fois assez prononcé et assez stable.
-Aussi est-ce la seule, parmi les différentes évolutions
-élémentaires étudiées dans ce chapitre, qui
-puisse être envisagée comme pleinement commune
-à la société militaire et théologique ainsi
-qu'à la société industrielle et positive: d'où résulte
-évidemment un nouveau motif spécial pour que
-nous devions ici moins appliquer notre analyse
-historique à un tel élément général qu'à ceux qui
-constituent directement les vrais caractères distinctifs
-de la civilisation moderne, où nous devons
-seulement apprécier le mode fondamental d'incorporation
-de l'élément esthétique, et les nouvelles
-propriétés qu'il y a naturellement développées.</p>
-
-<p>D'après cette remarque préalable, sur l'issue permanente
-que les beaux-arts doivent spontanément
-trouver dans tous les âges de l'humanité, on conçoit
-d'abord, relativement à la première des trois
-questions posées ci-dessus, combien il serait impossible,
-en principe, que leur essor ne se fût point fait
-jour dans un état social aussi fortement prononcé
-que celui du moyen-âge, où il importe maintenant
-<span class="pagenum" id="Page_156">156</span>
-de montrer la véritable source nécessaire de l'évolution
-esthétique des sociétés modernes. Or, il
-est aisé de reconnaître, à tous égards, que, si le
-régime féodal et catholique avait pu comporter
-une stabilité suffisante, il était, par sa nature,
-beaucoup plus favorable à un tel développement
-qu'aucun des régimes antérieurs. Car, les m&oelig;urs
-féodales avaient d'abord imprimé aux sentimens
-d'indépendance personnelle une énergie habituelle
-jusque alors inconnue: en même temps, la vie
-domestique y avait été surtout communément
-embellie et étendue, fort au-delà de ce qui avait
-été possible chez les anciens, principalement en
-vertu des heureux changemens survenus dans la
-condition des femmes: enfin, l'activité collective,
-quand elle y put être convenablement exercée, y
-devait certes constituer une source non moins
-puissante d'inspirations poétiques et artistiques,
-d'après le nouvel attrait moral que devait offrir
-le grand système de guerres défensives propre à
-cette mémorable phase de l'humanité. Il est évident
-que tous ces éminens attributs n'étaient
-nullement accidentels, et qu'ils résultaient alors
-nécessairement de la situation féodale régularisée
-par l'esprit catholique, spécialement à l'aide de
-la division fondamentale des deux pouvoirs, qui
-constituait le principal caractère politique d'un
-<span class="pagenum" id="Page_157">157</span>
-tel état social, suivant nos explications antérieures.
-Quant à l'influence particulière du catholicisme,
-elle se marque, à cet égard, d'une manière encore
-moins contestable: soit par le degré initial d'activité
-spéculative que nous l'avons vu développer
-directement chez toutes les classes, et qui devait
-y permettre à l'action esthétique une universalité
-jusque alors impossible; soit par la destination permanente
-que son culte fournissait immédiatement
-à chacun des beaux-arts, et qui érigea si longtemps
-de nombreuses cathédrales en autant de
-véritables musées, où la musique, la peinture,
-la sculpture et l'architecture trouvaient spontanément
-une heureuse consécration; soit enfin
-par les ressources si variées de son organisation
-intérieure pour offrir de puissans moyens continus
-d'encouragement individuel. Toutefois, il faut
-reconnaître, sous ce rapport, que ces importantes
-propriétés étaient surtout inhérentes à l'admirable
-perfection de la constitution catholique, socialement
-envisagée, abstraction faite de la philosophie
-théologique qui lui servait inévitablement de base
-rationnelle, et dont l'influence a tant neutralisé,
-comme nous l'avons constaté, les heureuses tendances
-propres à un tel organisme. Car, malgré
-l'aptitude spéciale que nous reconnaîtrons bientôt
-au monothéisme pour favoriser spontanément le
-<span class="pagenum" id="Page_158">158</span>
-premier essor scientifique des modernes, il n'en
-pouvait être nullement ainsi relativement à l'essor
-esthétique, qui devait être certes peu compatible
-avec le caractère à la fois vague, abstrait et inflexible,
-des croyances monothéiques: cette antipathie,
-d'ailleurs peu contestée aujourd'hui, a été
-d'avance suffisamment appréciée par contraste, en
-expliquant, au cinquante-troisième chapitre, les
-éminentes propriétés esthétiques du polythéisme,
-directement émanées, au contraire, de la doctrine
-elle-même, bien plus que du régime correspondant.
-Mais cette opposition naturelle n'a pu, en réalité,
-longtemps retarder, au moyen-âge, l'essor des
-beaux-arts, si puissamment stimulé par l'ensemble
-de la situation sociale; elle y a seulement nécessité
-une mémorable inconséquence habituelle,
-avidement accueillie des croyans même les plus
-timorés, en conduisant le génie esthétique à consacrer,
-par une sorte de foi idéale, la perpétuité
-fictive du polythéisme antique, soit grec ou romain,
-soit scandinave, soit arabe. Quoique, par
-l'indispensable doctrine des êtres surnaturels intermédiaires,
-le monothéisme chrétien, presque autant
-que le monothéisme musulman, se prêtât
-aisément à un tel expédient poétique, il est néanmoins
-incontestable que cette inévitable incohérence
-a dû constituer, chez les modernes, l'une
-<span class="pagenum" id="Page_159">159</span>
-des principales causes de la moindre énergie des
-impressions esthétiques, d'abord tant que les doctrines
-religieuses y ont conservé un véritable ascendant,
-et même ensuite, quand les esprits
-avancés y ont été presque aussi affranchis du monothéisme
-que du polythéisme. Ce conflit fondamental
-se fera nécessairement toujours sentir, à
-un degré quelconque, surtout chez les classes auxquelles
-les beaux-arts sont plus spécialement destinés,
-jusqu'aux temps, encore éloignés mais certains,
-où l'évolution esthétique pourra directement
-reposer sur la propagation familière d'une philosophie
-pleinement positive, comme je l'expliquerai
-en terminant ce volume. Mais on a trop confondu
-la tendance réelle de cet antagonisme logique à
-neutraliser les grands effets esthétiques, avec une
-chimérique opposition à l'essor des beaux-arts,
-et surtout avec une prétendue infériorité de ceux
-qui les ont si heureusement cultivés sous une telle
-influence permanente.</p>
-
-<p>Stimulée par l'ensemble des causes essentielles
-que nous venons d'apprécier, l'évolution esthétique
-dut se manifester, au moyen-âge, aussitôt
-que la situation sociale put commencer à le permettre,
-c'est-à-dire quand l'organisme catholique
-et féodal fut enfin suffisamment parvenu à sa
-constitution propre: l'avénement universel de la
-<span class="pagenum" id="Page_160">160</span>
-chevalerie en marque naturellement l'époque initiale,
-par l'heureuse excitation nouvelle qui en
-devait spécialement résulter; mais c'est nécessairement
-aux croisades que se rapporte son principal
-développement, ainsi directement alimenté, pendant
-deux siècles, par ce noble essor collectif de
-l'énergie européenne. Tous les témoignages historiques
-constatent de la manière la plus décisive,
-l'unanime empressement que montrèrent alors,
-avec une naïveté si expressive, les diverses classes
-quelconques de la société européenne pour un
-genre d'activité mentale si bien caractérisé par ce
-doux privilége de charmer presque également les
-esprits les plus opposés, soit en offrant aux uns
-l'exercice intellectuel le mieux adapté à la faible
-portée de leur entendement, soit en présentant
-aux autres la plus salutaire diversion qui puisse
-procurer un repos sans apathie. Ces dispositions
-favorables étaient même tellement inspirées par
-la nature d'un régime irrationnellement qualifié
-de ténébreux, qu'elles furent, en général, plus
-fortement prononcées là où ce régime avait pu se
-réaliser plus complétement, c'est-à-dire en France
-et en Angleterre, où l'essor naissant des beaux-arts
-excita longtemps une admiration bien supérieure,
-soit en énergie, soit en universalité, à
-l'ardeur tant célébrée de quelques rares populations
-<span class="pagenum" id="Page_161">161</span>
-antiques pour les chefs-d'&oelig;uvre correspondans.
-Quelle que dût être bientôt, à cet égard,
-l'éclatante prépondérance de l'Italie, on doit, en
-effet, remarquer, comme Dante l'a noblement
-proclamé, que sa première évolution esthétique
-fut d'abord précédée et préparée, au moyen-âge,
-par celle de la France méridionale: or, cette incontestable
-diversité historique me semble devoir être
-surtout attribuée à la moindre consistance de
-l'ordre féodal en Italie, malgré l'action plus spécialement
-favorable que le catholicisme y devait
-exercer sur le développement initial des beaux-arts.</p>
-
-<p>Cet essor spontané dut être longtemps entravé
-par une lente et difficile opération préliminaire,
-dont l'indispensable accomplissement devait précéder,
-de toute nécessité, l'élan direct du génie
-poétique: on conçoit qu'il s'agit de l'élaboration
-fondamentale des langues modernes, où l'on doit
-voir, à mon gré, une première intervention universelle
-des facultés esthétiques. Quoique un tel
-préambule ne pût laisser, à cet égard, de résultats
-immédiats, leur absence effective n'indique certainement
-pas la stérilité radicale des efforts primitifs
-longtemps consumés ainsi en travaux <ins id="cor_4" title="pure-rement">purement</ins>
-préparatoires, mais d'une importance
-capitale pour l'ensemble de l'évolution ultérieure,
-<span class="pagenum" id="Page_162">162</span>
-qu'une ingrate appréciation isole trop souvent de
-ces premiers germes nécessaires. Les langues résultent
-surtout, comme on sait, d'une lente élaboration
-populaire, où se manifestent toujours
-profondément les divers caractères essentiels de
-la civilisation correspondante: cela est surtout
-évident quant aux langues modernes, où la prédominance
-croissante de la vie industrielle et l'ascendant
-graduel d'une rationnalité positive sont si
-fidèlement prononcés. Mais cette origine vulgaire
-n'empêche nullement le concours nécessaire de
-l'influence plus régulière spontanément émanée
-des esprits d'élite, et sans laquelle un tel travail
-universel ne saurait acquérir ni la stabilité, ni
-même la cohérence indispensables à sa destination
-finale. Or, dans cette intervention permanente du
-génie spécial pour la sanction et la révision de
-l'élaboration populaire fondamentale, aussitôt que
-celle-ci est suffisamment avancée, il importe de
-reconnaître, en général, que, malgré l'inévitable
-participation simultanée de nos divers modes quelconques
-d'activité mentale, l'opération dépend
-surtout, par sa nature, des facultés esthétiques
-proprement dites, comme étant à la fois les moins
-inertes chez la plupart des intelligences, et celles
-dont l'exercice exige davantage le perfectionnement
-de la langue commune. Cette propriété
-<span class="pagenum" id="Page_163">163</span>
-nécessaire devient encore plus évidente quand il s'agit,
-non de la création spontanée d'une langue
-originale, mais de la transformation radicale d'un
-langage antérieur, par suite d'un nouvel état social.
-Quelque activité que le génie philosophique
-et le génie scientifique aient pu manifester au
-moyen-âge, comme nous l'apprécierons bientôt,
-ils y ont assurément fort peu contribué l'un et
-l'autre à la fondation générale des langues modernes.
-Malgré les avantages essentiels que chacun
-d'eux a ultérieurement retirés de la supériorité logique
-propre aux nouveaux idiomes, le long usage
-que tous deux firent du latin, après qu'il eut entièrement
-cessé d'être vulgaire, confirme assez
-leur répugnance et leur inaptitude naturelles à
-diriger l'élaboration du langage usuel. C'était donc
-à des facultés moins abstraites, moins générales et
-moins éminentes, mais aussi plus intimes, plus
-populaires et plus actives, que devait nécessairement
-appartenir cette indispensable opération. Essentiellement
-destiné à la représentation universelle
-et énergique des pensées et des affections
-inhérentes à la vie réelle et commune, jamais le
-génie esthétique n'a pu convenablement parler
-une langue morte, ni même étrangère, quelque
-facilité exceptionnelle qu'aient pu procurer, à cet
-égard, des habitudes artificielles. On conçoit donc
-<span class="pagenum" id="Page_164">164</span>
-aisément comment son activité spéciale a dû être,
-au moyen-âge, si longtemps occupée surtout d'accélérer
-et de régulariser la formation spontanée
-des langues modernes, qui doit être principalement
-rapportée aux efforts assidus de ces mêmes
-facultés auxquelles une superficielle appréciation
-attribue une sorte de léthargie séculaire, aux temps
-même où elles posaient ainsi les fondemens généraux
-des monumens les plus caractéristiques de
-notre sociabilité européenne. Le retard inévitable
-qui en devait résulter pour l'essor direct des productions
-esthétiques, n'affectait sans doute immédiatement
-que l'art poétique proprement dit, et
-accessoirement l'art musical: mais les trois autres
-beaux-arts devaient aussi en être indirectement
-entravés, quoique à un degré beaucoup moindre,
-d'après leurs relations fondamentales avec l'art le
-plus universel, conformément à la hiérarchie esthétique
-indiquée, en principe, au cinquante-troisième
-chapitre; ce qui explique essentiellement
-les principaux modes historiques de l'évolution
-esthétique propre au moyen-âge.</p>
-
-<p>En considérant directement la mémorable
-spontanéité d'une telle évolution, on ne saurait
-méconnaître la réalité de notre explication générale
-sur son émanation nécessaire du milieu social
-correspondant. On doit taxer, sans doute,
-<span class="pagenum" id="Page_165">165</span>
-d'irrationnelle exagération les reproches ordinaires
-sur l'entier abandon des ouvrages anciens,
-dont la lecture assidue, au moins quant aux auteurs
-romains, ne pouvait certainement cesser
-en un temps où le latin constituait encore le
-langage spécial de la principale hiérarchie européenne.
-Toutefois, il est certain que les plus beaux
-siècles du moyen-âge durent offrir, à cet égard,
-après la première ébauche des langues modernes,
-une heureuse désuétude naturelle, sauf les besoins
-permanens du clergé, en vertu d'un instinct
-confus de l'incompatibilité de la nouvelle évolution
-esthétique avec l'admiration trop exclusive
-des chefs-d'&oelig;uvre relatifs à un système de sociabilité
-dès lors à jamais éteint. Quels que fussent
-alors, sous le rapport du goût, les inconvéniens
-réels d'une semblable disposition, elle présentait
-d'abord l'avantage beaucoup plus essentiel de
-mieux garantir l'originalité et la popularité de cet
-essor naissant. Il faut d'ailleurs noter qu'une telle
-tendance était, au moyen-âge, intimement liée
-au préjugé universel, si justement établi par le
-catholicisme, sur la prééminence fondamentale
-du nouvel état social comparé à l'ancien. Cette
-relation naturelle a même ultérieurement contribué,
-en sens inverse, à la résurrection de la
-littérature ancienne, où tant d'esprits cultivés
-<span class="pagenum" id="Page_166">166</span>
-cherchaient, à leur insu, une sorte de protestation
-indirecte contre l'esprit catholique, aussitôt
-qu'il eut cessé d'être suffisamment progressif.
-Quoi qu'il en soit, la spontanéité primitive d'une
-telle évolution esthétique avait certainement besoin
-d'être consolidée par son entière indépendance
-de celle qu'avait inspirée une tout autre
-situation sociale. C'est ainsi, par exemple, que,
-d'après le trop grand ascendant que devait spécialement
-conserver, en Italie, l'imitation des
-monumens romains, cette belle partie de la république
-européenne, longtemps si supérieure
-aux autres dans presque tous les beaux-arts, n'a
-point offert, au moyen-âge, la même prépondérance
-relativement à l'architecture, dont le principal
-essor caractéristique dut alors s'accomplir
-chez des populations où les influences catholiques
-et féodales avaient plus exclusivement prévalu;
-ce qui permettait d'y ériger des édifices plus profondément
-adaptés à l'ensemble de la civilisation
-dont ils étaient destinés à éterniser, sous la forme
-la plus sensible, l'imposant souvenir. En tous
-genres, l'intime spontanéité de cette mémorable
-évolution initiale n'est pas moins marquée par
-l'originalité de ses productions et par leur naïve
-conformité avec la situation sociale correspondante
-que par l'indépendance de sa marche
-<span class="pagenum" id="Page_167">167</span>
-affranchie de toute imitation servile. On le voit surtout
-pour l'essor poétique, alors si directement
-consacré, d'une part, à l'expression, fidèle quoique
-idéale, des m&oelig;urs chevaleresques, et, d'une
-autre part, à l'heureuse indication de la prépondérance
-caractéristique qu'obtenait de plus en
-plus la vie domestique dans le système habituel
-de l'existence moderne. Sous l'un et l'autre aspect,
-il faut principalement remarquer, à cette
-époque, l'ébauche primordiale d'un genre de
-compositions essentiellement inconnu à l'antiquité,
-parce qu'il se rapporte éminemment à la
-vie privée, si peu développée chez les anciens,
-et que la vie publique n'y intervient qu'en vertu
-de sa réaction nécessaire sur celle-ci. Cette sorte
-d'épopée domestique, ultérieurement destinée à
-de si admirables progrès, comme je l'indiquerai
-ci-dessous, et qui constitue certainement la nouvelle
-espèce de productions la mieux adaptée jusqu'ici
-à la nature propre de la civilisation moderne,
-remonte évidemment jusqu'à cette évolution
-initiale, dont une servile admiration de
-l'antique littérature a fait trop oublier ensuite
-les ingénieux essais originaux: la dénomination
-vulgaire, malgré son impropriété actuelle, conserve
-directement le souvenir continu de cette
-incontestable filiation historique.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_168">168</span>
-Tel est l'ensemble d'explications préliminaires
-qui indique l'état social du moyen-âge comme
-constituant, à tous égards, le berceau nécessaire
-de la grande évolution esthétique des sociétés modernes.
-Si les éminens attributs qui caractérisent,
-sous ce rapport, cette mémorable situation, n'ont
-pu être, en réalité, assez développés pour que
-leur appréciation générale n'exigeât pas aujourd'hui
-une discussion approfondie, cela tient surtout
-à la nature essentiellement transitoire qui,
-d'après nos démonstrations antérieures, devait
-nécessairement distinguer ce degré de la progression
-humaine. L'essor esthétique ne suppose pas
-seulement un état social assez fortement caractérisé
-pour comporter une idéalisation énergique:
-il demande, en outre, que cet état quelconque
-soit assez stable pour permettre spontanément,
-entre l'interprète et le spectateur, cette intime
-harmonie préalable sans laquelle l'action des
-beaux-arts ne saurait obtenir habituellement une
-pleine efficacité. Or, ces deux conditions fondamentales,
-naturellement réunies chez les anciens,
-n'ont jamais pu l'être depuis à un degré suffisant,
-même au moyen-âge, et ne pourront retrouver
-leur concours normal que sous l'ascendant ultérieur
-de la régénération positive réservée à notre siècle,
-comme je l'indiquerai spécialement à la fin de ce
-<span class="pagenum" id="Page_169">169</span>
-dernier volume. Nous avons, en effet, pleinement
-reconnu que le moyen-âge constitue, à tous
-égards, une immense transition, qui, sous les divers
-aspects principaux, n'est pas encore totalement
-terminée; et c'est là seulement qu'il faut
-chercher la véritable explication historique de l'incontestable
-disproportion générale qui se fait alors
-si déplorablement sentir entre les faibles résultats
-permanens de l'essor esthétique et l'énergie de
-son activité originale, si bien secondée par un empressement
-universel. Cette mémorable anomalie
-est irrationnellement appréciée dans les deux
-écoles opposées qui se disputent aujourd'hui l'empire
-des beaux-arts: les uns n'y ayant vu qu'un chimérique
-témoignage d'un inexplicable décroissement
-des facultés esthétiques de l'humanité; les
-autres l'ayant exclusivement attribuée à la servile
-imitation ultérieure des chefs-d'&oelig;uvre de l'antiquité.
-Quoique cette dernière considération ne
-soit pas aussi vaine que la première, on y prend
-cependant un effet pour une cause, et surtout on
-y accorde une importance fort exagérée à une influence
-purement secondaire: car, si la situation
-catholique et féodale avait pu et dû comporter
-une véritable stabilité, comparable à celle de l'ordre
-grec ou romain, sa prépondérance spontanée
-eût aisément contenu l'espèce de rétrogradation
-<span class="pagenum" id="Page_170">170</span>
-esthétique que tendit à produire ensuite une prédilection
-trop exclusive pour les modèles antiques.
-Ainsi, la source essentielle de cette singulière hésitation
-sociale qui caractérise l'art moderne, et
-qui a tant neutralisé jusqu'ici l'universalité nécessaire
-de son influence continue, après sa première
-évolution si ferme, si originale, et si populaire, au
-moyen-âge, doit être directement cherchée dans
-l'inévitable instabilité de l'état social correspondant,
-suscitant toujours de nouvelles transitions
-successives. Une profonde et persévérante élaboration
-esthétique était certainement impossible
-chez des populations où chaque siècle, et quelquefois
-même chaque génération, modifiait assez
-notablement la sociabilité antérieure pour que
-chaque situation déterminée eût déjà essentiellement
-cessé avant que le poète ou l'artiste eussent
-pu y contracter suffisamment l'intime pénétration
-spontanée indispensable à l'action des beaux-arts.
-C'est ainsi, par exemple, que l'esprit des
-croisades, si favorable à la plus puissante poésie,
-avait irrévocablement disparu quand les langues
-modernes ont pu être assez formées pour en permettre
-la pleine idéalisation: tandis que, chez les
-anciens, chaque mode effectif de sociabilité avait
-été tellement durable, que le génie esthétique
-pouvait ressentir et retrouver, après plusieurs
-<span class="pagenum" id="Page_171">171</span>
-siècles, des passions et des affections populaires essentiellement
-identiques à celles dont il voulait
-retracer l'empire antérieur. L'avenir seul pourra
-replacer l'humanité, et d'une manière même bien
-supérieure, dans ces conditions normales de stabilité
-active, sans lesquelles l'action des beaux-arts
-ne saurait obtenir l'entière efficacité sociale
-convenable à sa nature.</p>
-
-<p>Quoique forcé de me borner ici à l'indication
-sommaire de ces diverses explications, j'espère en
-avoir assez caractérisé l'esprit général, d'ailleurs
-pleinement conforme à l'ensemble de ma théorie
-fondamentale de l'évolution humaine, pour que le
-lecteur, suffisamment préparé, puisse utilement
-prolonger l'application spéciale de ce principe
-historique, qui montre l'état social du moyen-âge
-comme étant à la fois la source nécessaire, soit de
-l'ensemble du développement esthétique propre
-à la civilisation moderne, soit des imperfections
-caractéristiques qu'il devait offrir; sans supposer
-aucune diminution réelle des facultés esthétiques
-de l'humanité, et en tendant, au contraire, à
-faire mieux ressortir l'énergie intrinsèque d'un essor
-effectif qui, malgré de tels obstacles, a réalisé
-tant d'admirables résultats, ainsi que je l'avais
-signalé d'avance au <a href="#Page_344">cinquante-septième</a> chapitre.
-Afin de faciliter davantage cette élaboration
-<span class="pagenum" id="Page_172">172</span>
-ultérieure, je crois devoir ici distinctement indiquer
-la division rationnelle que j'ai toujours spontanément
-suivie, dans ce volume et dans le précédent,
-pour l'histoire universelle du moyen-âge, et qui,
-spécialement vérifiée ci-dessus quant à l'évolution
-industrielle, n'est pas moins convenable envers
-l'évolution esthétique, ou relativement à toute
-autre préparation essentielle, soit positive, soit
-même négative, de la civilisation moderne. Elle
-consiste, en comprenant le moyen-âge proprement
-dit entre le début du <span class="cs7">V</span><sup>e</sup> siècle et la fin
-du <span class="cs7">XIII</span><sup>e</sup>, comme je l'ai suffisamment démontré,
-à partager cette mémorable transition de neuf
-siècles en trois phases naturelles, qui se trouvent
-être à peu près de même durée: la première, se
-terminant avec le <span class="cs7">VII</span><sup>e</sup> siècle, représente l'établissement
-fondamental, contenant, d'une manière
-très-confuse mais appréciable, tous les véritables
-germes essentiels des divers mouvemens ultérieurs;
-la seconde, prolongée jusqu'à la fin du
-<span class="cs7">X</span><sup>e</sup> siècle, correspond à l'essor graduel de la constitution
-catholique et féodale, extérieurement caractérisé
-par le premier grand système de guerres
-défensives, dirigé surtout, d'après nos explications
-antérieures, contre les sauvages polythéistes du
-nord; enfin la troisième, directement relative à
-la plus grande splendeur de cet organisme
-<span class="pagenum" id="Page_173">173</span>
-transitoire, comprend l'admirable défense du monothéisme
-occidental contre l'invasion, alors seule
-redoutable, du monothéisme oriental; opération
-vraiment finale, bientôt suivie de l'irrévocable
-dissolution spontanée d'un système désormais
-privé de sa destination fondamentale, et de l'évolution
-simultanée des nouveaux élémens sociaux,
-secrètement élaborés sous sa tutélaire prépondérance
-européenne. Dans la série industrielle, nous
-avons vu ces trois phases successives présenter naturellement,
-l'une l'universelle substitution préalable
-du servage à l'esclavage, l'autre l'émancipation
-personnelle des classes urbaines, et la dernière
-le premier élan industriel des villes, accompagné
-de l'entière abolition de la servitude rurale: dans
-la série esthétique, nous venons d'y reconnaître,
-avec non moins d'évidence, d'abord l'ébauche
-primitive d'une nouvelle sociabilité, destinée à
-renouveler l'action générale des facultés esthétiques,
-ensuite leur indispensable application préliminaire
-à la formation des langues modernes,
-et enfin leur développement direct, suivant la nature
-propre de la civilisation correspondante; tous
-les autres aspects quelconques du mouvement humain
-donneront lieu, j'ose l'assurer, à des vérifications
-équivalentes, que je dois maintenant me
-dispenser de spécifier formellement. Leur
-<span class="pagenum" id="Page_174">174</span>
-concours nécessaire conduit spontanément à concevoir
-l'admirable règne de l'incomparable Charlemagne,
-placé près du milieu de la seconde phase,
-presque équidistant des deux termes extrêmes, qui
-rattachent immédiatement le moyen-âge, l'un à l'évolution
-ancienne, l'autre à l'évolution moderne,
-comme l'époque la plus décisive, où l'esprit du
-régime transitoire commence à manifester pleinement
-ses différens attributs essentiels, et où les
-divers élémens principaux de la civilisation ultérieure
-reçoivent aussi, à tous égards, la plus heureuse
-stimulation initiale. Quoique un tel classement
-des temps ait toujours implicitement dirigé
-mon appréciation historique du moyen-âge, la
-nature éminemment abstraite de notre élaboration
-dynamique ne me permettait point de le faire
-directement présider à son accomplissement, qui
-eût alors exigé des explications concrètes incompatibles
-avec les limites et la destination de cet ouvrage.
-J'ai cru cependant devoir en indiquer finalement
-la conception explicite, à l'usage des
-philosophes qui voudraient ultérieurement appliquer
-ma théorie fondamentale à l'étude spéciale
-et méthodique de cette grande transition, dont
-le cours graduel offre ainsi spontanément, sans
-aucune vaine préoccupation systématique, une
-distribution ternaire, analogue, sauf la durée, à
-<span class="pagenum" id="Page_175">175</span>
-celle que nous avons toujours reconnue, d'abord
-pour les principaux états de l'ensemble du développement
-humain, ensuite pour les modes successifs
-de l'évolution ancienne, et enfin pour les
-degrés consécutifs propres à l'évolution moderne:
-ce qui présente partout à l'esprit des intervalles
-susceptibles de permettre l'essor habituel des considérations
-générales, indispensable à l'efficacité
-sociale de notre philosophie historique, qui n'est
-point destinée, je ne saurais trop le rappeler, à un
-stérile étalage académique, mais à fournir réellement
-une base rationnelle à l'active coordination
-des efforts directement relatifs à la régénération
-finale de l'humanité.</p>
-
-<p>Après avoir suffisamment expliqué comment
-l'essor esthétique des sociétés modernes est naturellement
-émané de l'état social constitué au
-moyen-âge, il devient aisé de procéder à la seconde
-partie générale d'un tel examen, en appréciant
-les principaux caractères propres au
-nouvel élément ainsi introduit dans le système de
-notre civilisation, et sa situation nécessaire envers
-les anciens pouvoirs à l'époque initiale du <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup>
-siècle. Ces deux déterminations connexes ne peuvent,
-en effet, résulter que de l'influence prépondérante
-des causes ci-dessus signalées, combinée
-avec l'extension naissante de la vie industrielle,
-<span class="pagenum" id="Page_176">176</span>
-qui tendait dès-lors à changer le mode primitif
-de sociabilité; en sorte qu'il ne nous reste surtout
-qu'à saisir la relation fondamentale de cette modification
-décisive avec l'ensemble du mouvement
-déjà imprimé aux beaux-arts par les impulsions
-catholiques et féodales.</p>
-
-<p>L'intime affinité mutuelle que témoigne toute
-l'histoire moderne entre l'essor industriel et l'essor
-esthétique, a pour principe évident, suivant la
-théorie hiérarchique indiquée au préambule de
-ce chapitre, la double tendance nécessaire de l'évolution
-industrielle à développer spontanément,
-jusque chez les dernières classes, un premier degré
-habituel d'activité mentale, sans lequel l'action
-des beaux-arts ne saurait être comprise, et
-en même temps l'aisance et la sécurité qui peuvent
-seules disposer à goûter convenablement les nobles
-jouissances correspondantes. Dans la marche
-naturelle de l'éducation humaine, individuelle ou
-collective, l'exercice intellectuel est d'abord déterminé
-communément par l'impulsion pratique
-des besoins les plus grossiers mais les plus urgens,
-dont la satisfaction suffisante permet ensuite
-l'heureuse efficacité continue de l'impulsion, plus
-élevée mais moins énergique, qui dérive des facultés
-esthétiques. Celles-ci, d'après le doux mélange
-de pensées et d'émotions qui les caractérise si
-<span class="pagenum" id="Page_177">177</span>
-exclusivement, constituent réellement, vu l'extrême
-imperfection de notre économie cérébrale, les
-seules facultés mentales assez prononcées, chez la
-plupart des hommes, pour que leur activité régulière
-puisse devenir une source de véritables
-jouissances; tandis que les facultés scientifiques
-ou philosophiques, plus éminentes encore, mais
-beaucoup moins développées, ne déterminent le
-plus souvent, comme on sait, qu'une fatigue
-bientôt insupportable, excepté chez le très petit
-nombre d'hommes vraiment destinés à la contemplation
-abstraite. Il est donc aisé de concevoir
-l'office fondamental de l'essor esthétique, constituant
-la transition normale de la vie active à la
-vie spéculative. Par une appréciation plus précise,
-cet essor intermédiaire me semble devoir essentiellement
-caractériser le degré habituel d'exercice
-mental auquel s'arrêterait communément l'humanité
-si, d'après un milieu plus favorable, ou en
-vertu d'une organisation moins exigeante, elle était
-affranchie des obligations continues relatives aux
-besoins physiques: comme l'indique assez la tendance
-commune des situations sociales les moins
-éloignées d'une telle supposition idéale. Quoi qu'il
-en soit, la relation élémentaire de la vie esthétique
-à la vie pratique est certainement devenue beaucoup
-plus directe, plus complète, et surtout plus
-<span class="pagenum" id="Page_178">178</span>
-universelle, depuis la substitution graduelle de
-l'existence industrielle à l'existence militaire,
-suivant les motifs déjà indiqués. Tant que l'esclavage
-et la guerre ont caractérisé l'économie
-sociale, il est clair que les beaux-arts ne pouvaient
-réellement acquérir une profonde popularité, et
-ne devaient être ordinairement goûtés, même
-parmi les hommes libres, que chez les classes supérieures:
-le seul cas différent, beaucoup trop
-vanté d'ailleurs, ne se rapporte historiquement
-qu'à une médiocre partie de la population grecque,
-qu'un ensemble de circonstances locales et sociales,
-éminemment exceptionnel sans être aucunement
-arbitraire, avait prédestiné, comme je l'ai expliqué,
-à cette heureuse anomalie: partout ailleurs,
-chez les sociétés guerrières de l'antiquité, il n'y
-avait de vraiment populaires que les jeux sanglans
-qui retraçaient à ces peuples grossiers le souvenir
-de leur activité chérie. Il est clair, au contraire,
-que l'évolution industrielle propre à la fin
-du moyen-âge a spontanément consolidé, sous ce
-rapport, la salutaire influence des m&oelig;urs catholiques
-et féodales, en tendant à faire habituellement
-pénétrer, jusque chez les plus humbles
-familles, les dispositions élémentaires les plus favorables
-à l'action des beaux-arts, dont les productions
-devaient désormais s'adresser à un public
-<span class="pagenum" id="Page_179">179</span>
-à la fois beaucoup plus nombreux et beaucoup
-mieux préparé. C'est ainsi que le génie esthétique,
-destiné surtout aux masses, et qui s'amoindrit,
-de toute nécessité, dans les sphères privilégiées,
-a pu s'incorporer à la sociabilité moderne d'une
-manière bien plus intime qu'il ne pouvait l'être
-ordinairement à celle de l'antiquité, où, même sous
-l'accueil le plus favorable, il était presque toujours
-traité comme un élément essentiellement étranger
-à l'ensemble de la constitution sociale. Si cette
-connexité plus profonde n'a pas été encore suffisamment
-manifestée, il faut l'attribuer à l'état
-purement rudimentaire de tout ce qui concerne
-l'organisme moderne, où l'absence totale de systématisation
-rationnelle a tant neutralisé jusqu'ici, à
-tous égards, les propriétés les plus caractéristiques.</p>
-
-<p>Considérée maintenant en sens inverse, cette
-relation élémentaire entre l'essor esthétique et
-l'essor industriel se présente surtout comme
-heureusement destinée à constituer, chez les
-modernes, le plus puissant correctif naturel de ce
-déplorable rétrécissement, à la fois mental et moral,
-que tend à produire communément l'exorbitante
-prépondérance de l'activité industrielle
-dans l'ensemble de l'existence humaine. Sous ce
-rapport fondamental, l'éducation esthétique commence
-spontanément, avec la plus universelle
-<span class="pagenum" id="Page_180">180</span>
-efficacité, ce que l'éducation scientifique et philosophique
-peut seule convenablement achever; de
-manière à pouvoir un jour, sous l'influence d'une
-sage régularisation, avantageusement combler la
-grave lacune qui résulte provisoirement, à cet
-égard, de l'inévitable désuétude des usages religieux,
-quant à la continuelle diversion intellectuelle
-qu'exige incontestablement, à un certain
-degré, la vie purement pratique, pour ne pas dégénérer
-en une stupide et égoïste préoccupation.
-Dans les diverses parties principales de la grande
-république européenne constituée au moyen-âge,
-l'évolution esthétique, suivant toujours de près
-l'évolution industrielle, a plus ou moins tendu à
-en tempérer les dangers essentiels, en développant
-partout une activité mentale plus générale
-et plus désintéressée que celle qu'exigeaient les
-travaux journaliers, et en sollicitant directement,
-suivant son heureuse nature, l'exercice simultané
-des affections les plus bienveillantes, par des
-jouissances d'autant plus vives qu'elles sont plus
-unanimes. Quelles que soient, à cet égard, les
-éminentes propriétés de l'évolution scientifique
-ou philosophique, elle aura constamment, auprès
-des masses, une efficacité beaucoup moindre, en
-vertu de son intensité et surtout de sa popularité
-très inférieures, même après les plus grandes
-<span class="pagenum" id="Page_181">181</span>
-améliorations que doive ultérieurement recevoir
-le système général de l'éducation humaine, individuelle
-ou sociale. À la vérité, des philosophes peu
-sensibles aux beaux-arts ont souvent accusé, d'une
-manière très spécieuse, principalement au sujet
-de l'Italie, le développement excessif de la vie
-esthétique de tendre à entraver la progression sociale
-en inspirant trop d'attachement à des jouissances
-momentanément incompatibles avec une
-indispensable agitation politique. Mais, excepté
-les anomalies individuelles, où la préoccupation
-esthétique peut, en effet, être quelquefois poussée
-jusqu'à déterminer une sorte de dégradation mentale
-et morale, il est clair que, dans les cas réels,
-son influence sur l'ensemble des populations, lors
-même qu'elle a dû sembler exagérée, n'a contribué
-le plus souvent qu'à empêcher une prépondérance
-bien plus dangereuse de la vie matérielle,
-et à y entretenir une certaine ardeur spéculative,
-susceptible de recevoir un jour une plus importante
-destination. Enfin, sous un aspect plus spécial,
-on doit évidemment regarder le développement
-des beaux-arts comme ayant même été, à
-beaucoup d'égards, directement lié au perfectionnement
-technique des opérations industrielles,
-qui ne peuvent, en effet, recevoir toutes les améliorations
-habituelles dont elles sont réellement
-<span class="pagenum" id="Page_182">182</span>
-susceptibles, chez les nations où le sentiment
-d'une perfection idéale n'est pas, en tout genre,
-suffisamment cultivé. Cela est surtout sensible
-quant aux arts nombreux qui se rapportent à la
-forme extérieure, et qui, à ce titre, se rattachent
-nécessairement à l'architecture, à la sculpture,
-et même à la peinture, par une foule de
-nuances intermédiaires, constituant une gradation
-presque insensible, où il devient quelquefois
-impossible d'assigner une exacte séparation entre
-le point de vue vraiment esthétique et le point de
-vue purement industriel. L'expérience universelle
-a tellement constaté, sous ce rapport, la
-supériorité technique des populations améliorées
-par les beaux-arts, que cette considération est
-souvent devenue l'un des principaux motifs des
-gouvernemens modernes pour encourager directement
-la propagation de l'éducation esthétique,
-alors justement envisagée comme une puissante
-garantie ultérieure de succès industriel, dans l'utile
-concurrence commerciale des différens peuples
-européens.</p>
-
-<p>Par les divers motifs ci-dessus indiqués, il est
-donc évident que la prépondérance naissante de
-la vie industrielle à la fin du moyen-âge, bien
-loin d'être défavorable à l'évolution esthétique
-déjà déterminée par l'ensemble de la situation
-<span class="pagenum" id="Page_183">183</span>
-antérieure, tendait, au contraire, à lui procurer finalement
-une popularité et une consistance qu'elle
-n'aurait pu autrement obtenir au même degré, en
-la rattachant désormais, de la manière la plus
-intime, au progrès de l'existence moderne. Toutefois,
-pendant les cinq siècles qui nous séparent
-du moyen-âge, cet ascendant graduel a dû provisoirement
-influer, d'une manière indirecte,
-sur le caractère vague et indécis précédemment
-attribué à l'art moderne, en augmentant l'instabilité
-et accélérant la décadence du régime sous
-lequel il avait dû surgir. Si l'état catholique et
-féodal avait pu persister réellement, il n'est pas
-douteux, à mes yeux, que l'essor esthétique des
-douzième et treizième siècles aurait acquis, par
-son éminente homogénéité, une importance et
-une profondeur bien supérieures à tout ce qui a
-pu exister depuis, surtout quant à l'efficacité populaire,
-vrai critérium des beaux-arts. Par la transition
-rapide, et souvent violente, qui devait s'accomplir
-dans le cours de cette grande période
-révolutionnaire, et à laquelle la progression industrielle
-a si puissamment concouru, le génie
-esthétique a nécessairement manqué de direction
-générale et de destination sociale. Entre l'ancienne
-sociabilité expirante, et la nouvelle trop
-peu caractérisée encore, il n'a pu assez nettement
-<span class="pagenum" id="Page_184">184</span>
-sentir ni ce qu'il devait surtout idéaliser, ni sur
-quelles sympathies universelles il devait principalement
-reposer. Telle est, au fond, la cause
-progressive de cette spécialité exclusive qui a jusqu'ici
-caractérisé l'art moderne, comme l'industrie,
-et comme la science aussi, faute d'une généralité
-réellement prépondérante. Bien loin d'être
-dégénéré, le génie esthétique est certainement devenu
-plus étendu, plus varié, et plus complet
-même, qu'il n'avait jamais pu l'être dans l'antiquité:
-mais, malgré ses éminentes propriétés intrinsèques,
-son efficacité devait être alors beaucoup
-moindre, dans un milieu social qui n'a pu
-encore lui offrir ni la netteté ni la fixité indispensables
-à son libre essor. Obligé de reproduire les
-émotions religieuses pendant que la foi s'éteignait,
-et de représenter les m&oelig;urs guerrières à des populations
-de plus en plus livrées à une activité pacifique,
-sa situation radicalement contradictoire a
-dû non-seulement nuire à la réalité fondamentale
-de ses effets extérieurs, mais à celle même de ses
-propres impressions intérieures, jusqu'aux temps
-encore lointains où la régénération finale de l'humanité
-viendra lui offrir le milieu le plus favorable
-à son plein développement, par suite d'une homogénéité
-et d'une stabilité qui n'ont pu jamais
-exister au même degré, comme je l'indiquerai
-<span class="pagenum" id="Page_185">185</span>
-plus distinctement à la fin de ce volume. Ainsi
-privé nécessairement, pendant la grande transition
-que nous étudions, de toute vraie direction philosophique,
-et dépourvu de toute large destination
-sociale, l'art moderne n'a pu être essentiellement
-animé que par l'instinct fondamental qui pousse
-involontairement à une activité continue les plus
-énergiques facultés de notre intelligence: les organisations
-éminemment esthétiques ont dû alors,
-comme on dit aujourd'hui, cultiver l'art pour l'art
-lui-même; ou, suivant le langage, plus humble mais
-équivalent, employé par le grand Corneille, ne se
-proposer habituellement d'autre but réel que de
-divertir le public. Néanmoins, malgré cet inévitable
-isolement provisoire, en considérant de plus
-près l'ensemble de cette évolution esthétique, on y
-peut discerner presque toujours, depuis son origine
-jusqu'à présent, une certaine tendance sociale
-plus ou moins prononcée; mais elle est purement
-critique, et par suite peu compatible avec l'éminente
-nature d'un tel développement, où la négation
-ne peut jamais avoir qu'une importance fort
-accessoire. C'est seulement par là que l'art moderne
-a pris communément une part directe à
-notre mouvement social. On conçoit, en effet,
-que, dans la double progression, à la fois négative
-et positive, qui devait constituer ce mouvement
-<span class="pagenum" id="Page_186">186</span>
-préliminaire, le premier aspect, seul suffisamment
-appréciable, pouvait seul convenir aux beaux-arts,
-quelque imparfaite excitation qu'ils y pussent
-trouver; tandis que le second, à peine saisissable
-aujourd'hui à la plus haute contention philosophique,
-ne pouvait assurément leur fournir aucun
-aliment immédiat, quoique finalement destiné à
-leur imprimer en temps opportun, la plus puissante
-stimulation continue: en sorte que, dans
-ce long intervalle, toutes les fois que la philosophie
-esthétique a voulu réellement prendre un
-caractère organique, elle n'a pu aboutir, comme
-la philosophie politique elle-même, qu'à de vains
-regrets sur l'irrévocable dissolution de l'ordre ancien,
-suivis de déplorables récriminations sur la
-prétendue dégénération de l'humanité. C'est ainsi
-qu'on explique aisément, en général, la tendance
-critique qui, à toutes les époques de l'art moderne,
-s'est nettement prononcée, sous des formes d'ailleurs
-très variées, même chez les plus éminens
-génies, surtout poétiques, quoique, dans une situation
-vraiment normale, la critique ne doive
-certainement convenir qu'à des intelligences secondaires,
-principalement quant aux beaux-arts.
-Une telle tendance devait d'ailleurs, d'après cette
-appréciation historique, suivre naturellement la
-marche correspondante de la grande progression
-<span class="pagenum" id="Page_187">187</span>
-négative; c'est-à-dire, d'après la théorie du chapitre
-précédent, être d'abord et principalement
-dirigée contre l'organisme catholique, dont la disposition,
-désormais oppressive et rétrograde, devait
-commencer, vers la fin du moyen-âge, à soulever
-spécialement les antipathies esthétiques, comme
-l'indiquent alors si naïvement tant d'éclatants
-exemples<a name="FNanchor_11" id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>. Tout en concourant instinctivement
-à sanctionner ainsi l'ascendant universel du pouvoir
-temporel sur le pouvoir spirituel, l'essor esthétique
-devait aussi participer, quoique à un
-degré beaucoup moindre, au triomphe graduel
-de celui des deux élémens temporels que
-<span class="pagenum" id="Page_188">188</span>
-l'ensemble des influences nationales destinait, en
-chaque pays, à la dictature finale, suivant la distinction
-fondamentale que j'ai tant appliquée:
-ce qui a notablement contribué à déterminer les
-principales différences que la marche des beaux-arts
-devait offrir chez les divers peuples européens,
-pendant les deux dernières phases de l'évolution
-moderne, comme je l'indiquerai ci-dessous.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_11" id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label"><b>Note 11</b>:</span></a>
-D'après une appréciation plus spéciale, qui doit être renvoyée au
-Traité ultérieur que j'ai annoncé, il sera aisé d'établir que cette opposition,
-d'abord peu sensible dans la plupart des arts, auxquels le catholicisme
-procurait, par sa nature, une alimentation longtemps suffisante,
-devait être surtout prononcée dans l'art le plus universel, dont
-la marche détermine nécessairement tôt ou tard celle de tous les autres,
-et auquel le système catholique ne pouvait fournir qu'une trop imparfaite
-satisfaction, essentiellement bornée au genre lyrique, soit pour
-les chants religieux, soit pour les poésies mystiques, dont le livre de
-l'<i>Imitation</i> nous offre un type si éminent. Les deux principales formes
-propres à l'art poétique, surtout chez les modernes, échappaient nécessairement
-à la direction catholique, et devaient, par suite, lui devenir
-particulièrement hostiles; cette tendance, incontestable, dès l'origine,
-quant aux compositions épiques, est bientôt non moins réelle, et encore
-plus décisive, envers les compositions dramatiques, malgré les
-vains efforts du clergé afin de subordonner à la foi chrétienne leur essor
-initial.</p>
-
-<p class="sep1">En terminant cette sommaire appréciation historique
-des propriétés et du caractère social de
-l'élément esthétique, il serait superflu d'établir
-directement que, comme l'ensemble d'influences
-d'où il émanait, son essor devait être essentiellement
-commun, sauf de simples inégalités de degré,
-à toutes les parties de la grande république
-occidentale. Nous devons seulement, sous ce
-rapport, indiquer un nouvel attribut social d'une
-telle évolution, qui à dû spontanément exercer la
-plus heureuse influence pour resserrer les liens de
-cette immense communauté, alors poussée, à
-tant d'égards, vers un démembrement direct, par
-suite de la désorganisation catholique et féodale.
-On a pu, sans doute, accuser quelquefois les
-beaux-arts de tendre, au contraire, à susciter de
-déplorables antipathies nationales, en vertu même
-de leur plus intime incorporation au développement
-<span class="pagenum" id="Page_189">189</span>
-propre de chaque population. Mais cette
-influence partielle et secondaire est certainement
-plus que compensée par la vive prédilection universelle
-que doivent inspirer, en général, les éminentes
-productions esthétiques envers les peuples
-d'où elles émanent; du moins quand l'amour de
-l'art est vraiment développé, au lieu de servir
-seulement de masque à de puériles vanités nationales.
-À cet égard, outre l'influence commune,
-chacun des beaux-arts a eu son mode spécial de
-stimuler directement la sympathie permanente
-des peuples européens, surtout en excitant à des
-déplacemens journellement utiles à la consolidation
-de cette heureuse harmonie. La poésie elle-même,
-dont les compositions étrangères pouvaient
-être immédiatement goûtées au loin, tendait au
-même but par une influence encore plus efficace,
-et surtout plus générale, en obligeant partout à
-l'étude mutuelle des principales langues modernes,
-sans laquelle ces divers chefs-d'&oelig;uvre eussent
-été si imparfaitement appréciables: d'où est
-résulté, par exemple, l'une des plus puissantes
-causes spontanées de la précieuse universalité
-graduellement acquise à la langue française. Il
-est clair qu'un tel privilége appartient spécialement
-aux productions esthétiques: les facultés
-scientifiques ou philosophiques, à raison de leur
-<span class="pagenum" id="Page_190">190</span>
-généralité et de leur abstraction supérieures, peuvent
-transmettre suffisamment leur action indépendamment
-du langage; en sorte que les mêmes
-attributs essentiels qui les ont d'abord privées,
-comme je l'ai indiqué, de toute importante participation
-à la formation des langues modernes
-les ont également empêchées ensuite de concourir
-notablement à leur propagation respective.</p>
-
-<p>Ayant désormais assez caractérisé, soit l'avénement
-initial de l'évolution esthétique propre à
-la civilisation moderne, soit l'ensemble de ses
-principaux attributs, il ne nous reste plus qu'à
-considérer sommairement la marche historique
-du nouvel élément social pendant les trois phases
-consécutives de la double progression préparatoire
-commencée au quatorzième siècle.</p>
-
-<p>L'ensemble de cet examen présente, de la manière
-la plus naturelle, une nouvelle vérification
-générale de la distinction fondamentale établie
-entre ces trois phases, dans la leçon précédente,
-d'après l'analyse du mouvement de décomposition,
-et déjà pleinement confirmée, à l'égard du
-mouvement organique, par l'étude de l'évolution
-industrielle, appréciée dans la première moitié
-de la leçon actuelle. On ne peut douter, en effet,
-que la marche de l'élément esthétique n'ait été
-tour à tour, aussi bien que celle de l'élément
-<span class="pagenum" id="Page_191">191</span>
-industriel, essentiellement spontanée pendant notre
-première phase, stimulée, pendant la seconde,
-comme moyen d'influence, par des encouragemens
-plus ou moins systématiques, et enfin directement
-érigée, sous la troisième, en but partiel de la
-politique moderne. Devant ici soigneusement écarter
-toute appréciation concrète incompatible avec
-la nature et les limites de cet ouvrage, quel que pût
-être, à ce sujet, l'intérêt philosophique de plusieurs
-discussions capitales jusqu'ici très mal conduites,
-mais dont l'élaboration doit être laissée au lecteur
-assez pénétré de ma théorie historique pour l'y
-appliquer convenablement, il faut nous réduire
-à l'explication très sommaire du caractère abstrait
-propre à chacune de ces trois époques, considérées
-surtout quant à l'incorporation définitive de
-l'élément esthétique au système de la civilisation
-moderne, ce qui constitue toujours le but principal
-de notre opération dynamique.</p>
-
-<p>Quoique, sous la première phase, comme sous
-les deux autres, l'évolution esthétique ait été, en
-réalité, plus ou moins relative à tous les divers
-beaux-arts, et plus ou moins commune aux différens
-états de la république européenne, c'est
-néanmoins pour la poésie uniquement, et dans la
-seule Italie, qu'il en est resté des productions
-pleinement caractéristiques et vraiment
-<span class="pagenum" id="Page_192">192</span>
-impérissables, surtout par les sublimes inspirations de
-Dante et les douces émotions de Pétrarque. On voit
-alors, conformément à notre théorie, le mouvement
-esthétique suivre spontanément le mouvement
-industriel, en vertu des mêmes causes de précocité
-spéciale, de manière à constituer, pour l'Italie,
-une antériorité d'environ deux siècles sur le reste
-de l'occident, comme le montrent aussi tous les
-autres aspects quelconques du développement européen.
-L'évidente spontanéité de ce premier élan
-est spécialement prononcée quant à la plus éminente
-élaboration, qui ne fut pas même encouragée
-par les sympathies qu'elle devait le plus
-naturellement exciter. Du reste, l'unanime admiration,
-non-seulement italienne, mais européenne,
-bientôt inspirée par cette immense création, vint
-hautement constater sa parfaite harmonie avec
-l'état correspondant des populations civilisées,
-quoique cette tardive justice n'ait pu être personnellement
-appliquée qu'à d'heureux successeurs:
-c'était Dante que l'instinct confus de la reconnaissance
-universelle couronnait réellement sous
-le célèbre laurier de Pétrarque, alors seulement
-connu par ses poésies latines justement oubliées
-aujourd'hui. Tous les caractères essentiels précédemment
-attribués à l'art moderne, d'après la
-nature du milieu social correspondant, se vérifient
-<span class="pagenum" id="Page_193">193</span>
-clairement pendant cette première phase,
-sans qu'il soit nécessaire de l'indiquer expressément.
-La tendance critique y est très prononcée,
-surtout dans le poème de Dante, dominé par une
-métaphysique très peu favorable à l'esprit vraiment
-catholique: cette opposition ne résulte pas seulement
-des attaques formelles contre les papes et le
-clergé, quoiqu'elles y soient très graves et fort multipliées;
-elle ressort bien plus profondément de la
-conception même d'une telle composition, où les
-droits suprêmes d'apothéose et de damnation sont
-audacieusement usurpés, de façon à constituer une
-sorte de sacrilége fondamental, qui eût été certainement
-impossible, deux siècles auparavant,
-sous le plein ascendant du catholicisme. Quant à
-l'ordre temporel, l'antagonisme du mouvement
-esthétique est alors, sans doute, beaucoup moins
-appréciable, parce qu'il n'y pouvait encore être
-aucunement direct: mais il se fait déjà sentir,
-d'une manière indirecte, d'après l'inévitable influence
-d'un tel essor pour fonder d'éminentes
-réputations personnelles, indépendantes, et bientôt
-émules, de la supériorité héréditaire.</p>
-
-<p>Vers le milieu de cette première phase, l'évolution
-esthétique propre à la civilisation moderne,
-et qui d'abord avait principalement obéi à l'impulsion
-spontanée du milieu social correspondant,
-<span class="pagenum" id="Page_194">194</span>
-commence à subir une altération notable, vainement
-qualifiée de régénération des beaux-arts, et
-qui, à beaucoup d'égards, constituait bien plutôt
-une sorte de tendance rétrograde, en inspirant
-une admiration trop servile et trop exclusive pour
-les chefs-d'&oelig;uvre de l'antiquité, relatifs à un tout
-autre système de sociabilité. Quoique cette influence
-n'ait dû surtout s'exercer que sous la seconde
-phase, c'est ici néanmoins qu'il convient
-d'en indiquer le caractère historique, puisque
-c'est alors qu'elle a réellement pris naissance: elle
-me semble même s'être déjà fait sentir, d'une manière
-négative il est vrai, mais d'autant plus fâcheuse,
-pendant la dernière moitié de la phase
-que nous considérons; en y neutralisant l'élan
-que semblait devoir imprimer partout l'admirable
-essor poétique du quatorzième siècle, avec lequel
-le siècle suivant forme, même en Italie, un contraste
-si déplorable et si imprévu, auquel les controverses
-religieuses ont, sans doute, gravement
-concouru, mais qui a peut-être dépendu bien davantage
-de cette nouvelle ardeur immodérée pour
-les productions grecques et latines, tendant à
-éteindre les plus précieuses des qualités esthétiques,
-l'originalité et la popularité. Une telle altération
-se manifeste immédiatement dans l'architecture,
-qui, malgré les grands progrès que n'a
-<span class="pagenum" id="Page_195">195</span>
-cessé de faire sa partie technique et usuelle, n'a
-pu produire, depuis le quinzième siècle, et, en
-partie, à cause de cette vicieuse prédilection, des
-monumens vraiment comparables, sous le point
-de vue esthétique, aux admirables cathédrales du
-moyen-âge. En ce sens, l'appréciation générale
-de l'école romantique actuelle ne pêche surtout
-que par une irrationnelle exagération historique,
-comme je l'ai ci-dessus indiqué: mais ses récriminations
-sont loin d'être dépourvues de fondemens
-réels. Toutefois, il ne faut pas oublier, à ce
-sujet, que, suivant notre explication antérieure,
-cette servile imitation de l'antiquité n'a pu que
-développer secondairement, et non déterminer en
-effet, le caractère vague et indécis inhérent à l'art
-moderne, par une suite nécessaire de la confusion
-et de l'instabilité de l'état social correspondant:
-les productions anciennes, qui, au fond, ne furent
-jamais véritablement perdues ni oubliées, surtout
-quant à l'architecture et à la sculpture, n'avaient
-point cependant altéré l'énergique spontanéité de
-l'évolution esthétique commencée au moyen-âge,
-tant que l'organisme catholique et féodal avait
-conservé sa pleine vigueur. Ainsi, l'avénement
-ultérieur de cette altération, d'ailleurs inévitable,
-ne peut réellement prouver que l'extinction
-graduelle de toute direction philosophique
-<span class="pagenum" id="Page_196">196</span>
-et de toute destination sociale, naturellement
-opérée dans les beaux-arts, sous l'accomplissement
-simultané de la décomposition spontanée
-propre à cette première phase de la civilisation
-moderne, et déjà très sentie pendant sa seconde
-moitié: c'est là principalement ce qui a empêché
-l'impulsion antérieure de résister suffisamment à
-l'influence perturbatrice qu'elle avait jusque alors
-facilement surmontée. Une appréciation plus approfondie
-conduit même, ce me semble, à reconnaître
-que l'imitation plus ou moins servile de
-l'art antique dut bientôt, par une réaction nécessaire,
-devenir, pour l'art moderne, un moyen
-factice de suppléer provisoirement, quoique d'une
-manière très imparfaite, à cette lacune fondamentale,
-que le progrès de la transition révolutionnaire
-devait rendre de plus en plus funeste à la
-marche des beaux-arts, jusqu'à ce que la progression
-positive ait, sous ce rapport, convenablement
-réparé les dangers inséparables de la progression
-négative, ce qui certainement n'a pu encore avoir
-lieu. Ne pouvant trouver autour de lui une sociabilité
-assez caractérisée et assez fixe, l'art moderne
-s'est naturellement imbu de la sociabilité antique,
-autant que pouvait le permettre une idéale contemplation,
-guidée par l'ensemble des monumens
-de tous genres: c'est à ce milieu abstrait que le
-<span class="pagenum" id="Page_197">197</span>
-génie esthétique devait tenter d'appliquer plus ou
-moins heureusement les impressions hétérogènes
-qu'il recevait spontanément du milieu réel d'où il
-ne pouvait, malgré ses efforts assidus, parvenir à
-s'isoler. Quels que dussent être évidemment l'insuffisance
-et les dangers d'un tel expédient provisoire,
-il importe de reconnaître qu'il fut alors
-strictement indispensable, afin d'éviter, à cet
-égard, une anarchie totale, qui eût été, sans
-doute, bien autrement funeste à la marche de l'art
-moderne: aussi voit-on les plus puissans esprits,
-non-seulement Pétrarque et Boccace, mais le
-grand Dante lui-même, qu'on ne peut certes
-soupçonner aucunement de servilité routinière,
-alors occupés, avec une ardente sollicitude, à recommander
-constamment l'étude approfondie de
-l'antiquité, comme base fondamentale du développement
-esthétique, ce qui n'avait, à cette époque,
-d'autre tort essentiel que d'ériger en principe
-absolu et indéfini une simple mesure temporaire,
-d'après l'esprit général de la philosophie métaphysique
-dont l'ascendant dominait encore toutes
-les intelligences. La saine appréciation historique
-d'une telle nécessité ne peut seulement qu'augmenter
-beaucoup, par une admiration réfléchie,
-la profonde vénération que devront toujours nous
-inspirer les éminens chefs-d'&oelig;uvre créés, pendant
-<span class="pagenum" id="Page_198">198</span>
-la seconde phase, au milieu de tant d'entraves, et
-avec des moyens aussi imparfaits, si propres à
-susciter l'heureuse conviction expérimentale d'une
-certaine extension réelle dans les facultés esthétiques
-de l'humanité, ultérieurement destinées à
-une plus complète manifestation, sous l'accomplissement
-convenable des grandes conditions sociales
-réservées à notre prochain avenir, comme je
-l'indiquerai à la fin de cet ouvrage. Mais, pour
-compléter l'explication précédente, il faut ajouter
-ici que ce régime provisoire, ainsi naturellement
-imposé, au <span class="cs7">XV</span><sup>e</sup> siècle, à la marche générale de
-l'art moderne, devait alors déterminer, outre l'altération
-du mouvement antérieur, une inévitable
-suspension, qui explique la mémorable anomalie
-ci-dessus signalée envers ce siècle, où l'éminent
-essor du siècle précédent semblait, au contraire,
-devoir faire présager un grand développement
-esthétique. On conçoit aisément, en effet, qu'à
-un système de composition aussi factice, il fallait
-également préparer, pendant quelques générations,
-un public qui ne le fût pas moins; car, en perdant
-sa grossière originalité du moyen-âge, l'art perdait
-pareillement, de toute nécessité, la naïve popularité
-qui en était la récompense spontanée, et qui
-n'a pu encore être retrouvée à un pareil degré,
-dans les cas même les plus favorables. Quoique sa
-<span class="pagenum" id="Page_199">199</span>
-nature générale le destine surtout aux masses,
-l'art moderne était alors forcé, par une exception
-inévitable, de s'adresser spécialement à des auditeurs
-privilégiés, qu'une laborieuse éducation aurait
-préalablement placés aussi, bien qu'à un
-moindre degré, dans des conditions esthétiques
-analogues à celles des artistes eux-mêmes, et sans
-lesquelles n'aurait pu exister, entre l'état passif des
-uns et l'état actif des autres, cette harmonie indispensable
-à toute action des beaux-arts. Dans
-l'ordre pleinement normal, une telle harmonie
-s'établit partout sans effort, d'une manière bien
-plus intime, d'après la prépondérance commune
-du milieu social qui pénètre constamment à la
-fois l'interprète et le spectateur; mais, sous cette
-anomalie provisoire, elle devait, au contraire,
-exiger une longue et difficile préparation. C'est
-seulement quand cette préparation artificielle a
-été convenablement accomplie, chez un public
-spécial suffisamment nombreux, par suite de la
-propagation spontanée de l'éducation fondée sur
-l'étude des langues anciennes, que l'évolution
-esthétique a pu directement reprendre son cours
-jusque alors suspendu, et graduellement produire,
-pendant la seconde phase, l'admirable mouvement
-universel qui nous reste maintenant à caractériser,
-comme le seul résultat capital dont fût susceptible,
-<span class="pagenum" id="Page_200">200</span>
-par sa nature exceptionnelle, le régime temporaire
-que nous venons d'apprécier. Du reste, ce régime
-devait nécessairement s'étendre à tous les divers
-beaux-arts, mais suivant des degrés très inégaux:
-son influence la plus directe et la plus puissante
-dut se rapporter à l'art le plus général, auquel
-tous les autres subordonnent plus ou moins leurs
-inspirations primitives; quant aux quatre autres,
-la sculpture et l'architecture durent y être beaucoup
-plus complétement assujéties que la peinture
-et surtout la musique, dont l'évolution dut
-être ainsi plus tardive et plus originale, sous la
-seule impulsion initiale du moyen-âge, simplement
-modifiée par l'action indirecte que devait
-exercer, à cet égard, la marche effective de la
-poésie elle-même. Enfin, quoique ce régime esthétique
-ait d'abord été plus ou moins commun aux
-cinq élémens principaux de la république occidentale,
-son développement ultérieur y devait offrir
-des différences capitales, dont les plus importantes
-se trouveront naturellement caractérisées
-ci-après.</p>
-
-<p>Pendant la seconde phase, il est évident que
-l'essor général des beaux-arts, jusque alors essentiellement
-spontané, est partout stimulé, comme
-celui de l'industrie elle-même, par les encouragemens
-de plus en plus systématiques des divers
-<span class="pagenum" id="Page_201">201</span>
-gouvernemens européens, depuis que le progrès
-général du mouvement révolutionnaire y avait
-suffisamment avancé la concentration temporelle,
-sans laquelle cette nouvelle marche ne pouvait
-avoir une vraie stabilité. L'art devait alors trouver,
-sous ce rapport, un double avantage sur la science,
-dont la marche éprouvait simultanément une
-semblable transformation: car, en même temps
-qu'il devait inspirer des sympathies bien plus vives
-et plus communes, son développement ne pouvait
-exciter aucune inquiétude politique chez les pouvoirs
-les plus ombrageux; c'est surtout, par exemple,
-d'après ce dernier motif, que les papes, déjà dégénérés
-en simples princes italiens, tandis qu'ils favorisaient
-très médiocrement les sciences, étaient
-presque toujours les plus zélés protecteurs des arts,
-à l'appréciation desquels l'ensemble de leur éducation
-et de leurs habitudes devait les disposer
-personnellement. Toutefois, c'est principalement
-comme moyen d'influence et de considération,
-beaucoup plus que par suite d'un sentiment réel,
-que les beaux-arts furent alors encouragés, même
-par des princes qui n'éprouvaient, à ce sujet,
-aucun penchant individuel, mais qui sentaient le
-prix de la consécration ultérieure et de la popularité
-immédiate ainsi obtenues: aussi plusieurs souverains,
-entre autres François I<sup>er</sup> au début de cette
-<span class="pagenum" id="Page_202">202</span>
-phase et Louis XIV à la fin, se sont-ils alors distingués,
-malgré leur médiocrité mentale, pour avoir,
-outre ces motifs généraux, ressenti, à cet égard,
-quelques inclinations privées. Quelle qu'ait dû
-être l'efficacité réelle de ce système d'encouragement
-en quelques cas fort importans, cependant
-sa valeur essentielle doit être ici surtout appréciée
-en y voyant un irrécusable symptôme de la
-puissance sociale que l'art commençait à acquérir
-parmi les diverses populations modernes, dont les
-sympathies universelles constituaient la source ordinaire
-d'une telle politique, qui, sous un autre
-aspect, ne pouvait être finalement aussi utile à
-l'essor esthétique, dont elle tendait à altérer gravement
-l'originalité, qu'elle l'était certainement à
-l'essor industriel.</p>
-
-<p>Notre distinction fondamentale entre les deux
-modes politiques suivant lesquels s'est alors accomplie
-la désorganisation systématique, à la fois
-spirituelle et temporelle, chez les différens peuples
-européens, n'est pas moins caractéristique pour
-l'évolution esthétique que pour l'évolution industrielle:
-car, les principales diversités alors si marquées
-dans la marche des beaux-arts sont surtout
-déterminées, aussi bien que leurs suites ultérieures,
-par nos deux systèmes généraux de dictature
-temporelle, l'un monarchique et catholique,
-<span class="pagenum" id="Page_203">203</span>
-l'autre aristocratique et protestant. Suivant la remarque
-très judicieuse de quelques philosophes
-italiens, il n'est pas douteux que l'abolition du
-culte catholique a dû alors exercer, dans une
-grande partie de l'Europe, une influence très défavorable
-au développement esthétique, surtout
-en ce qui concerne la musique, la peinture, et
-même la sculpture, dont la commune imperfection
-contraste si tristement, en Angleterre, avec
-l'admirable essor de la poésie; toutefois, une telle
-appréciation attache trop d'importance à l'influence
-spirituelle, tandis que les causes politiques
-ont été, ce me semble, prépondérantes.
-Quoi qu'il en soit, le premier mode de dictature
-temporelle était certainement, pour l'élément esthétique,
-comme je l'ai déjà expliqué pour l'élément
-industriel, de beaucoup le plus favorable,
-par sa nature, à une intime assimilation sociale,
-ce qui doit constituer ici notre considération principale:
-cela devait, en effet, résulter de l'impulsion
-plus homogène et plus complète émanée d'un
-pouvoir plus central et plus élevé, dont l'ascendant
-protecteur devait incorporer bien davantage
-l'encouragement continu de tous les beaux-arts
-au système général de la politique moderne, alors
-nettement caractérisé, sous ce rapport, par la
-fondation des académies poétiques ou artistiques,
-<span class="pagenum" id="Page_204">204</span>
-qui, nées spontanément en Italie, acquirent bientôt,
-en France, sous Richelieu et sous Louis XIV,
-une importance très supérieure. Dans l'autre
-mode, au contraire, la prépondérance de la force
-locale devait essentiellement livrer les beaux-arts à
-la pénible et insuffisante ressource des protections
-privées, chez des populations où d'ailleurs le protestantisme
-tendait, à tant d'égards, à neutraliser
-l'éducation esthétique commencée au moyen-âge:
-aussi, sans les triomphes passagers d'Élisabeth, et
-surtout de Cromwell, sur l'aristocratie nationale,
-les admirables génies de Shakespeare et de Milton
-ne nous eussent probablement jamais fourni deux
-des témoignages les plus décisifs contre la prétendue
-dégénération moderne des facultés esthétiques
-de l'humanité. Toutefois, il faut reconnaître
-que, par une compensation très insuffisante, la nature
-plus défavorable d'un tel milieu social, d'ailleurs
-propre à augmenter notre profonde vénération
-pour les énergiques vocations qui s'y sont fait
-jour, tendait indirectement à mieux garantir l'originalité,
-souvent altérée, sous le premier régime,
-par des encouragemens excessifs ou mal appliqués.
-Mais les dangers intellectuels d'un tel abus n'ont
-pas empêché que, même en ce cas, le mode français
-ne fût plus favorable, sous l'aspect social,
-soit à la propagation graduelle de la vie esthétique
-<span class="pagenum" id="Page_205">205</span>
-chez les populations modernes, soit à l'incorporation
-croissante de la classe correspondante
-parmi les élémens essentiels d'une réorganisation
-finale.</p>
-
-<p>Envisagée d'un point de vue plus spécial, cette
-grande distinction politique me paraît propre à
-indiquer la principale source historique de la mémorable
-anomalie qui a soustrait alors le système
-dramatique anglais, surtout pour la tragédie, à la
-commune prépondérance primitive ci-dessus attribuée
-à l'imitation de l'art antique. Les modernes
-ont, en général, radicalement perfectionné la division
-fondamentale de la poésie dramatique, en y
-faisant de plus en plus correspondre les deux ordres
-de poèmes, l'un à la vie publique, l'autre à la
-vie privée: tandis que, dans la tragédie grecque,
-malgré la célèbre intervention du ch&oelig;ur, il n'y
-avait ordinairement de politique que la nature des
-familles dont on y retraçait les passions et les catastrophes,
-toujours éminemment domestiques; ce qui
-était inévitable chez des populations qui ne pouvaient
-concevoir d'autre état social que le leur. Or,
-la tragédie moderne ayant pris ainsi un plus éminent
-caractère historique, comme tendant à nous
-retracer les divers modes antérieurs de la sociabilité
-humaine, son essor a suivi deux marches très
-différentes, suivant que le milieu politique où elle
-<span class="pagenum" id="Page_206">206</span>
-s'est développée a déterminé sa direction spéciale
-vers la société ancienne ou vers celle du moyen-âge.
-La dictature monarchique devait naturellement
-répugner, en France, aux souvenirs du
-moyen-âge, où la royauté était ordinairement si
-faible et l'aristocratie si puissante; les impressions
-populaires étant d'ailleurs spontanément conformes
-à une telle disposition, il est clair que l'ensemble
-des influences sociales y concourait à fortifier
-la tendance naturelle du système esthétique
-précédemment expliqué à la reproduction exclusive
-des grandes scènes de l'antiquité. C'est ainsi
-que Corneille, choisissant, avec une parfaite sagacité,
-ce que le monde ancien pouvait offrir à la
-fois de mieux connu et de plus fortement caractérisé,
-fut conduit à consacrer son admirable
-génie à l'immortelle idéalisation des principales
-phases de la société romaine<a name="FNanchor_12" id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a>, depuis son
-<span class="pagenum" id="Page_207">207</span>
-origine jusqu'à son déclin. En Angleterre, au contraire,
-où, par le triomphe de l'aristocratie, le
-régime féodal avait été réellement beaucoup moins
-altéré, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent,
-les sympathies communes de la classe prépondérante
-et d'une nation longtemps heureuse
-de son patronage, devaient tendre à conserver spécialement
-les derniers souvenirs du moyen-âge,
-seuls susceptibles d'une véritable popularité, si
-puissamment stimulée par le grand Shakespeare,
-dont les énergiques tableaux ne seront jamais neutralisés
-par les vices essentiels d'un système de
-composition fondé sur une insuffisante appréciation
-des conditions respectivement propres à la
-poésie épique et à la poésie dramatique: il est d'ailleurs
-évident que ce résultat a dû être beaucoup
-fortifié par l'isolement caractéristique qui, dès l'origine
-de cette phase protestante, distingue de plus
-en plus l'ensemble de la politique anglaise, et qui
-devait pousser davantage au choix presque exclusif
-de sujets nationaux. À la vérité, on voit, en même
-temps, se développer aussi, en Espagne, sous
-l'ascendant royal et catholique, un art dramatique
-<span class="pagenum" id="Page_208">208</span>
-essentiellement analogue au précédent, et même
-encore plus éloigné de toute imitation antique;
-mais cette seconde anomalie, loin d'être opposée
-à notre explication, la confirme radicalement:
-car, dans ce cas, d'autres influences ont déterminé
-une pareille prédilection nationale pour les
-traditions du moyen-âge, en vertu même de l'intime
-incorporation du catholicisme à la politique
-correspondante. Si l'esprit catholique avait pu
-conserver alors autant d'empire chez les autres
-peuples préservés du protestantisme, son entraînement
-naturel vers les temps de sa plus grande
-splendeur eût certainement empêché partout la
-tendance poétique vers l'antiquité, toujours plus
-ou moins liée d'ailleurs à l'instinct universel d'émancipation
-religieuse. On conçoit aisément que
-cette impulsion catholique devait être alors plus
-décisive, à cet égard, pour l'Espagne, que l'impulsion
-féodale correspondante ne pouvait l'être pour
-l'Angleterre, où elle était directement combattue
-par l'esprit du protestantisme, quoique la nature
-anti-esthétique de celui-ci ne fût pas d'ailleurs
-favorable au système d'art adopté en Italie et en
-France. Je me borne ici à l'indication très sommaire
-d'un tel ordre d'explications, que j'ai jugé propre à
-faire mieux ressortir la nouvelle lumière générale
-que la saine théorie de l'évolution sociale peut
-<span class="pagenum" id="Page_209">209</span>
-répandre sur l'étude spéciale du développement
-historique de l'art moderne, de manière à dissiper
-spontanément une foule d'appréciations illusoires
-ou irrationnelles.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_12" id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label"><b>Note 12</b>:</span></a>
-Quand Racine, après s'être longtemps borné à peindre trop abstraitement,
-sous des noms presque arbitraires, nos principales passions
-élémentaires, comprit enfin dignement cette destination plus élevée et
-plus complète que Corneille venait d'assigner irrévocablement à la
-tragédie moderne, et qu'il voulut consacrer aussi la pleine maturité
-de son génie à la vraie tragédie historique, son heureux instinct lui fit
-sentir que cette immense élaboration de Corneille avait désormais essentiellement
-épuisé l'idéalisation dramatique du monde romain. C'est
-pourquoi, conduit à remonter vers une sociabilité encore plus antique,
-il tenta, dans son dernier et principal chef-d'&oelig;uvre, une admirable
-appréciation poétique des principaux attributs propres au régime théocratique,
-considéré du moins dans son type le plus connu quoique le
-moins caractéristique.</p>
-
-<p class="sep1">Pour que cette indication soit suffisamment
-complète, il faut toutefois ajouter que cette mémorable
-diversité poétique, d'ailleurs évidemment
-provisoire, comme l'ensemble des causes qui
-l'ont produite, a dû seulement affecter les compositions
-relatives à la vie publique; tandis que
-celles destinées à retracer la vie privée ne pouvaient,
-par leur nature, se rapporter qu'à la seule
-civilisation moderne, et se trouvaient, en conséquence,
-partout essentiellement soustraites au système
-esthétique artificiel fondé sur l'imitation de
-l'antiquité, si ce n'est quant au mode secondaire
-d'exécution. Aussi ce dernier ordre de poèmes, soit
-épiques, soit dramatiques, sans exiger certes ni plus
-de force, ni plus d'invention, devait-il spontanément
-offrir une originalité plus complète et obtenir
-une popularité plus réelle et plus étendue;
-car il était, de toute nécessité, le mieux adapté
-jusqu'ici à la nature des sociétés modernes, dont
-la vie publique ne pouvait fournir à l'art une
-base assez nette et assez fixe, comme je l'ai précédemment
-expliqué. C'est ainsi qu'on conçoit
-aisément pourquoi Cervantes et Molière furent
-<span class="pagenum" id="Page_210">210</span>
-alors, de même qu'aujourd'hui, presque également
-goûtés chez les divers peuples européens,
-pendant que l'admiration de Corneille et celle de
-Shakespeare y devaient sembler profondément
-inconciliables. Jusqu'à ce que la réorganisation
-finale ait suffisamment développé le caractère
-propre de notre sociabilité, enfin dégagée de tout
-mélange contradictoire, la vie publique ne saurait
-y donner lieu, dans l'ordre le plus élevé des
-compositions poétiques, à une expression convenablement
-prononcée, ni dramatique, ni même
-épique. Aucun éminent génie esthétique ne l'a
-réellement tenté pour le premier genre; et les
-puissans efforts relatifs au second, tout en faisant
-hautement ressortir l'admirable supériorité
-de leurs immortels auteurs, n'ont que mieux
-constaté l'impossibilité d'un tel succès, dans la
-situation transitoire des sociétés modernes. On
-doit en écarter le merveilleux poème d'Arioste,
-comme bien plus relatif, en effet, à la vie privée
-qu'à la vie publique. Quant à l'&oelig;uvre de Tasse,
-il suffirait de remarquer son étrange coïncidence
-avec le succès universel d'une composition principalement
-destinée à effacer, par le ridicule le
-plus irrésistible, le dernier souvenir populaire de
-cette même chevalerie dont la gloire y était immortalisée.
-Rien n'est assurément plus propre
-<span class="pagenum" id="Page_211">211</span>
-qu'un tel rapprochement historique à faire nettement
-sentir que la nouvelle situation sociale ne
-permettait plus le plein succès de semblables
-sujets, les plus beaux néanmoins que le berceau
-général de la civilisation moderne pût, évidemment,
-offrir au génie poétique: tandis que, chez
-les anciens, les chants d'Homère retrouvaient
-encore, après dix siècles, dans presque toute
-leur intensité, les dispositions populaires relatives
-aux premières luttes de la Grèce contre l'Asie.
-Un pareil contraste n'est pas moins sensible envers
-l'&oelig;uvre du grand Milton, s'efforçant d'idéaliser
-les principes de la foi chrétienne, au temps
-même où elle s'éteignait irrévocablement autour
-de lui chez les esprits les plus avancés. Sans pouvoir
-réaliser suffisamment un résultat esthétique
-radicalement incompatible avec la transition révolutionnaire
-des sociétés modernes, ces immortels
-essais n'ont prouvé, de la manière la plus
-décisive, que la pleine conservation, et même
-l'extension intrinsèque, des facultés poétiques de
-l'humanité.</p>
-
-<p>L'ensemble de l'admirable essor que nous venons
-d'apprécier confirme hautement l'accroissement
-notable, pendant tout le cours de cette seconde
-phase, du caractère éminemment critique,
-déjà sensible sous la phase précédente, et même
-<span class="pagenum" id="Page_212">212</span>
-dès l'origine, au moyen-âge, d'une telle évolution,
-surtout envers l'organisme catholique, principale
-base de l'ordre antérieur. D'abord, dans un état
-aussi avancé de la progression négative, le mouvement
-esthétique devait partout concourir involontairement
-à l'ébranlement universel, par cela
-seul qu'il tendait à développer, chez toutes les
-classes quelconques de la société européenne, un
-premier degré habituel d'activité mentale, dont les
-suites n'y pouvaient dès lors être que radicalement
-contraires à la conservation du régime ancien: ce
-qui faisait, à cette époque, participer spontanément
-à l'élaboration critique même les poètes et
-les artistes les plus dévoués aux antiques doctrines,
-comme je l'ai déjà indiqué au chapitre précédent.
-Mais, en outre, presque tous les organes éminens
-de ce grand mouvement esthétique ont alors manifesté,
-sous des formes équivalentes quoique
-très variées, en Italie, en Espagne, en France, et
-en Angleterre, une active coopération volontaire
-aux principales attaques systématiques contre
-la constitution catholique et féodale. La poésie
-dramatique, en général, y était, pour ainsi dire,
-forcée par suite de l'anathème sacerdotal dont le
-théâtre avait été frappé, quand l'église eut été
-contrainte de renoncer à l'espoir, si unanime au
-quinzième siècle, d'en conserver la direction
-<span class="pagenum" id="Page_213">213</span>
-prépondérante. Toutefois, cette opposition devait
-être plus profondément marquée, surtout
-en France, dans la comédie, d'après son aptitude
-spéciale à refléter l'instinct moderne. Rien n'est
-plus sensible, en effet, chez notre incomparable
-Molière, exerçant à la fois son irrésistible critique,
-avec le plus heureux sentiment de l'ensemble de
-la situation sociale, contre l'esprit catholique et
-l'esprit féodal, sans épargner davantage l'esprit
-métaphysique, et en ne négligeant pas d'ailleurs
-de rectifier, par une salutaire censure, chez les
-diverses classes ascendantes, les aberrations inséparables
-d'une progression purement empirique,
-contrairement à leur vraie destination sociale.
-Cette éminente magistrature morale fut activement
-protégée contre les rancunes sacerdotales et
-nobiliaires par l'instinct confus qui, dans la jeunesse
-de Louis XIV, lui fit spontanément soupçonner
-la tendance momentanée d'une telle critique
-à seconder l'établissement simultané de la
-dictature royale. Quelle que soit la source réelle
-d'une semblable protection, elle n'en méritera pas
-moins toujours, par l'importance de ses effets, la
-reconnaissance de la postérité: il est d'ailleurs sensible
-que rien d'équivalent n'aurait pu s'accomplir
-sous la dictature aristocratique.</p>
-
-<p>Tel est donc le vrai caractère général de cette
-<span class="pagenum" id="Page_214">214</span>
-seconde phase, principale époque, à tous égards,
-de l'universelle évolution esthétique des sociétés
-modernes, jusqu'à l'avénement ultérieur de leur
-réorganisation finale. Il ne nous reste plus enfin qu'à
-apprécier maintenant la singulière transformation
-de ce mouvement pendant la troisième phase essentielle
-de la transition révolutionnaire, parvenue
-à l'état purement déiste, qui devait constituer le
-dernier terme naturel de la philosophie négative.
-Nous devrons principalement y saisir comment cette
-modification nécessaire a finalement déterminé,
-surtout en France, siége fondamental de l'ébranlement,
-une incorporation encore plus intime de
-l'élément esthétique à la sociabilité moderne.</p>
-
-<p>Sous cet aspect capital, cette nouvelle phase se
-distingue partout de la précédente par le caractère
-plus élevé et plus décisif qu'y prend de plus en
-plus l'encouragement systématique des beaux-arts,
-comme celui de l'industrie, tandis que la progression
-négative devenait aussi plus complète et plus
-irrévocable. Jusque alors, en effet, la protection
-de l'art n'était point, pour les gouvernemens modernes,
-un véritable devoir, mais un simple calcul
-facultatif, dans le seul intérêt de leur gloire
-ou de leur popularité, ainsi que je l'ai expliqué ci-dessus.
-Pendant la troisième phase, au contraire,
-l'admirable développement esthétique qui venait de
-<span class="pagenum" id="Page_215">215</span>
-s'accomplir avait tellement augmenté l'importance
-sociale de l'art, son essor continu était devenu
-tellement nécessaire aux populations modernes,
-que les pouvoirs dirigeants durent universellement
-reconnaître désormais l'obligation permanente de
-le seconder par d'actifs encouragemens réguliers,
-dont le cours journalier ne procédât plus d'aucune
-générosité personnelle, mais d'une juste sollicitude
-publique. En même temps, la propagation
-croissante de la vie esthétique chez les diverses
-classes de la société européenne, tendait directement
-à consolider l'indépendance sociale des
-poètes et des artistes, en leur assurant, bien plus
-qu'aux savans, une existence affranchie de toute
-protection quelconque; l'heureuse nature de leurs
-productions devant les rendre habituellement
-susceptibles d'une appréciation à la fois plus complète,
-plus immédiate, et plus vulgaire. L'institution
-des journaux, qui commençait alors à
-prendre une importance réelle, quoique encore
-purement littéraire, vint déjà seconder cet ensemble
-de dispositions naissantes, en fournissant à
-de jeunes talens une honorable situation, bientôt
-destinée à une si large extension, et dans laquelle
-l'illustre Bayle avait d'abord trouvé, vers
-la fin de la phase précédente, un heureux refuge
-contre les divers genres de persécution
-<span class="pagenum" id="Page_216">216</span>
-théologique: il est d'ailleurs évident que, par son influence
-indirecte, comme puissant moyen de vulgarisation
-universelle, cette innovation capitale
-devait tendre à la consolidation sociale de tous les
-beaux-arts, malgré qu'elle semblât exclusivement
-destinée au seul art poétique.</p>
-
-<p>Tandis que l'élément esthétique obtenait ainsi
-naturellement, dans son incorporation finale à
-notre sociabilité, plus d'indépendance et plus
-d'ascendant, son essor spécial subissait nécessairement
-une mémorable altération, jusqu'ici trop
-confusément appréciée, d'après l'inévitable épuisement
-du régime artificiel et précaire sous la
-prépondérance duquel avait dû s'accomplir l'admirable
-évolution propre à la phase précédente. La
-subordination systématique des plus grandes compositions
-modernes à l'imitation de l'antiquité,
-constitue, évidemment, un principe trop factice,
-trop contraire à l'originalité et à la popularité dont
-les beaux-arts ont surtout besoin, pour comporter
-une longue durée effective, comme je l'ai ci-dessus
-expliqué, malgré le prolongement des causes politiques
-d'où était surtout dérivé son empire provisoire,
-et qui d'ailleurs ne pouvaient plus avoir, à
-cet égard, autant d'influence, à mesure que le
-progrès même de la transition révolutionnaire tendait
-davantage à écarter les obstacles qui
-<span class="pagenum" id="Page_217">217</span>
-empêchaient d'apprécier le vrai caractère fondamental
-du nouvel état social. Quoique ce caractère fût,
-sans doute, encore très vaguement entrevu, et
-presque toujours mal apprécié, cependant l'instinct
-spontané de la situation devait graduellement
-développer d'universelles répugnances contre l'imitation
-esthétique de l'antiquité, d'où le génie
-moderne venait assurément de tirer tout ce qu'elle
-pouvait fournir de véritablement capital, par d'immortels
-chefs-d'&oelig;uvre, dont l'influence croissante,
-en propageant le goût des beaux-arts, devait naturellement
-mieux manifester la nécessité d'une
-marche nouvelle, susceptible de produire habituellement
-des impressions plus complètes et plus unanimes.
-Aussi, dès le début de cette troisième phase,
-voit-on s'élever, surtout en France, où ce régime
-provisoire avait le plus prévalu, une disposition très
-prononcée à son irrévocable extinction, toujours
-poursuivie ensuite sous diverses formes, mais jusqu'ici
-sans aucun autre succès possible qu'une
-sorte d'anarchie esthétique, destinée à persister
-jusqu'à ce qu'un sentiment assez net de la réorganisation
-finale puisse enfin commencer à fournir
-à l'art moderne la direction et la destination qui
-doivent constituer son état normal. Cette tendance
-initiale à l'émancipation poétique, déjà marquée
-par quelques essais directs de composition
-<span class="pagenum" id="Page_218">218</span>
-indépendante, est alors principalement caractérisée
-par cette grande discussion sur la comparaison
-entre les anciens et les modernes, qui est devenue,
-à tant d'égards, un véritable événement dans
-l'histoire générale de l'esprit humain, comme je
-l'indiquerai de nouveau au sujet de l'évolution
-philosophique. Une telle controverse, heureusement
-étendue, par les défenseurs des modernes,
-à tous les aspects du mouvement mental, devait
-achever, en effet, de discréditer radicalement l'ancien
-régime esthétique, chez le public impartial,
-étranger aux controverses littéraires, et jugeant
-seulement d'après l'instinct naturel de l'harmonie
-nécessaire entre les conceptions poétiques et les
-sympathies sociales qu'elles doivent émouvoir.
-Pendant tout le reste de cette phase, l'absence
-d'aucune autre régularisation suffisante a pu seule,
-surtout en poésie, conserver à ce système d'art
-une vaine existence passive, malgré son évidente
-caducité, tant constatée par son impuissance à
-inspirer de nouveaux chefs-d'&oelig;uvre. Mais le
-système inverse, précédemment apprécié comme
-anomalie propre à l'Angleterre et à l'Espagne,
-subit alors pareillement, d'une manière non moins
-décisive, une décadence simultanée, caractérisée
-par une équivalente stérilité, d'après l'inévitable
-éloignement graduel des populations modernes,
-<span class="pagenum" id="Page_219">219</span>
-même dans ces deux pays, pour les souvenirs sociaux
-du moyen-âge, jusqu'à ce que la régénération
-philosophique ait partout ramené les esprits,
-sous ce rapport, à une juste appréciation historique,
-sans susciter aucune dangereuse inclination rétrograde.
-Ce double déclin nécessaire dans l'ordre
-le plus élevé des productions esthétiques explique
-aisément pourquoi cette époque n'offre, en effet,
-de véritable progrès poétique qu'à l'égard des compositions
-relatives à la vie privée, et, à ce titre,
-essentiellement soustraites au régime fondé sur
-l'imitation de l'antiquité, comme je l'ai ci-dessus
-indiqué: encore ce progrès ne s'étend-il point aux
-compositions dramatiques, où Molière est certainement
-resté jusqu'ici sans émule, malgré d'heureuses
-tentatives secondaires. Quant aux productions
-destinées à la représentation épique des
-m&oelig;urs privées, et qui constituent encore le genre
-à la fois le plus original et le plus étendu des
-créations littéraires propres à la société moderne,
-on voit alors surgir, parmi beaucoup d'estimables
-témoignages de l'universelle spontanéité d'un tel
-essor, les admirables chefs-d'&oelig;uvre de Lesage et
-de Fielding, qui suffiraient seuls à prouver que la
-médiocrité des autres travaux contemporains n'indique
-aucune dégénération réelle dans les facultés
-poétiques de l'humanité. Relativement aux arts
-<span class="pagenum" id="Page_220">220</span>
-plus spéciaux, cette phase est nettement caractérisée
-par l'évolution décisive de la musique dramatique,
-surtout en Italie et en Allemagne, qui
-doit tant influer, par sa nature, sur la profonde incorporation
-populaire de la vie esthétique au système
-général de l'existence moderne.</p>
-
-<p>Il serait assurément superflu d'insister ici sur
-l'inévitable accroissement, pendant toute cette
-troisième période, du caractère critique déjà signalé
-dans le mouvement esthétique de l'époque
-précédente, et qui devait toujours se développer
-davantage à mesure que la désorganisation de l'ancien
-régime politique devenait plus systématique
-et plus irrévocable. Mais il faut, à ce sujet, convenablement
-apprécier l'importante transformation
-que cette coopération plus active et plus
-complète à l'ébranlement philosophique du siècle
-dernier a naturellement déterminée dans l'ensemble
-de l'évolution élémentaire que nous achevons
-d'examiner. D'abord, cette relation a exercé
-sur l'art une haute influence provisoire, en lui
-procurant spontanément, à un certain degré, une
-direction générale et une destination sociale, qui
-ne pouvaient alors autrement exister. Malgré les
-graves dangers esthétiques d'une philosophie purement
-négative, dont les inspirations passagères
-tendaient à neutraliser la vérité fondamentale des
-<span class="pagenum" id="Page_221">221</span>
-conceptions poétiques, la caducité nécessaire du
-régime antérieur devait procurer à cette impulsion
-très imparfaite une valeur véritable quoique
-temporaire, qui subsistera plus ou moins jusqu'à
-l'avénement ultérieur d'une systématisation positive,
-correspondante à la réorganisation finale.
-Cette intime alliance fut alors naturellement personnifiée
-chez l'illustre poète placé à la tête de
-l'ébranlement philosophique, à la propagation
-duquel il consacra, avec tant de succès, l'admirable
-variété de son talent, sans jamais hésiter,
-suivant son but principal, à sacrifier les convenances
-esthétiques aux intérêts, même momentanés,
-de l'élaboration négative. Quoique profondément
-funeste au développement propre de l'art, ce dernier
-régime provisoire a été néanmoins nécessaire
-pour achever, sous le rapport social, l'évolution
-préparatoire du nouvel élément, ainsi directement
-incorporé désormais au grand mouvement
-politique des sociétés modernes, où il ne pouvait
-d'abord s'agréger autrement. C'est par là que les
-poètes et les artistes, à peine affranchis des protections
-personnelles au début de cette phase,
-sont alors rapidement parvenus à être en quelque
-sorte érigés spontanément, à beaucoup d'égards,
-en chefs spirituels des populations modernes contre
-le système de résistance rétrograde qu'elles
-<span class="pagenum" id="Page_222">222</span>
-tendaient à détruire irrévocablement: car, les facilités
-propres à une élaboration purement négative,
-déjà dogmatiquement préparée, comme je
-l'ai expliqué, par les métaphysiciens antérieurs,
-permettaient, en effet, à des intelligences bien
-plus esthétiques que philosophiques, de s'emparer,
-contre leur nature, de la direction journalière
-d'un tel mouvement, où elles trouvaient
-une source d'activité que l'art proprement dit ne
-pouvait momentanément leur offrir, et en même
-temps une heureuse extension des habitudes critiques
-déjà contractées sous la phase précédente.
-Mais les suites ultérieures de cette étrange confusion
-ne devaient pas être moins funestes à la société
-moderne qu'à l'art lui-même, aussitôt que
-la transition révolutionnaire serait assez avancée
-pour permettre, et même pour exiger, l'ascendant
-immédiat du mouvement de réorganisation positive.
-Car, la classe équivoque des littérateurs,
-issue d'une telle transformation, et malheureusement
-dès-lors investie jusqu'ici de la suprême direction
-spirituelle de l'ébranlement social, tend
-à éloigner spontanément la régénération finale, par
-son inclination naturelle à prolonger abusivement
-le règne de l'esprit critique, seul susceptible de
-maintenir sa prépondérance sociale, comme je
-l'expliquerai spécialement au chapitre suivant.
-<span class="pagenum" id="Page_223">223</span>
-Quoi qu'il en soit, le véritable terme nécessaire de
-la préparation sociale propre à l'élément esthétique
-n'en est ainsi que plus hautement caractérisé,
-puisque son irrévocable incorporation à la sociabilité
-moderne s'est trouvée poussée, par cette
-exagération temporaire, au-delà même de la destination
-normale la plus conforme à sa nature
-fondamentale.</p>
-
-<p>L'ensemble de l'appréciation historique que
-nous venons d'accomplir montre donc que l'évolution
-esthétique, depuis son origine au moyen-âge,
-jusqu'à la fin de la dernière phase essentielle
-de la double transition moderne, est graduellement
-parvenue au point de ne pouvoir plus recevoir
-de nouveaux développemens autrement que
-par l'élaboration directe de la réorganisation universelle,
-comme nous l'avions déjà reconnu pour
-l'évolution industrielle, base principale de notre
-état social. Nous devons maintenant procéder à
-une équivalente démonstration envers l'évolution
-scientifique proprement dite, et ensuite quant à l'évolution
-purement philosophique, en tant qu'elles
-peuvent être distinguées provisoirement l'une de
-l'autre, suivant nos explications préliminaires: ce
-qui doit enfin conduire à faire spontanément sortir,
-de leur commune terminaison, le vrai principe immédiat
-de la systématisation spirituelle, et, par
-<span class="pagenum" id="Page_224">224</span>
-suite, temporelle, qui ne saurait trouver ailleurs
-aucune base suffisante.</p>
-
-<p>Parmi les diverses aptitudes fondamentales de
-notre intelligence, les facultés scientifiques et
-philosophiques sont assurément, chez presque
-tous les hommes, les moins énergiques de toutes,
-comme je l'ai directement expliqué au quarante-cinquième
-chapitre et au cinquantième, en caractérisant
-l'imperfection de notre constitution
-cérébrale: aussi leur influence immédiate sur la
-vie réelle, soit privée, soit publique, est-elle ordinairement
-beaucoup moindre que celle des facultés
-esthétiques, à leur tour surpassées, à cet
-égard, par les facultés industrielles ou pratiques,
-dont l'activité continue, à la fois plus facile et plus
-urgente, doit être communément prépondérante.
-Mais, malgré cette moindre énergie naturelle,
-l'esprit scientifique ou philosophique finit, de
-toute nécessité, par obtenir indirectement le principal
-empire dans l'ensemble de l'évolution humaine,
-soit individuelle, soit surtout sociale, d'après
-son éminente destination relativement aux
-conceptions générales sur lesquelles repose tout
-le système de nos idées quelconques à l'égard du
-monde extérieur et de l'homme lui-même: l'extrême
-lenteur des grands changemens qui s'y
-rapportent, confirme simultanément leur
-<span class="pagenum" id="Page_225">225</span>
-importance et leur difficulté supérieures, quoiqu'elle ait
-souvent dissimulé la réalité d'un ascendant élémentaire
-que sa propre permanence devait rendre
-moins appréciable. Nous avons pleinement reconnu
-que toute la civilisation ancienne dépendait inévitablement
-du premier essor spéculatif de l'humanité,
-caractérisé par une spontanéité parfaite, et
-aboutissant à une philosophie purement théologique,
-qui n'a pu ensuite que se modifier de plus
-en plus, en tendant vers son irrévocable extinction,
-sans toutefois pouvoir encore être suffisamment
-remplacée. Il s'agit maintenant d'expliquer
-comment, à partir du moyen-âge, véritable
-source, à tous égards, des grandes transformations
-ultérieures, l'esprit humain, après avoir essentiellement
-épuisé les plus hautes applications
-sociales que comportât cette philosophie primitive,
-a dès-lors commencé à tendre directement,
-quoique avec un instinct très confus de sa marche
-nécessaire, vers la suprématie finale d'une philosophie
-radicalement différente, et même opposée,
-destinée à constituer la base rationnelle d'une
-réorganisation vraiment durable, seule conforme
-à la nature propre de la civilisation moderne.
-Or, cette grande évolution philosophique a nécessairement
-continué à dépendre de plus en plus
-de l'évolution scientifique proprement dite, dont
-<span class="pagenum" id="Page_226">226</span>
-nous avons apprécié, au cinquante-troisième chapitre,
-le mémorable développement initial, et
-qui déjà avait secrètement déterminé la dégénération
-croissante de l'esprit purement théologique
-en esprit métaphysique, uniquement apte à préparer
-l'ascendant universel de l'esprit franchement
-positif. L'intime connexité de ces deux évolutions
-simultanées n'empêche pas que notre appréciation
-historique ne doive provisoirement les traiter
-comme distinctes, suivant nos explications préliminaires,
-jusqu'aux temps prochains où le génie
-philosophique et le génie scientifique auront suffisamment
-accompli leur essor préparatoire, en
-acquérant enfin, l'un la pleine positivité, l'autre
-l'entière généralité, qui leur manquent encore,
-et dont ce Traité est directement destiné à organiser
-l'indispensable combinaison normale, seule
-base possible de la régénération sociale. Dans cette
-séparation transitoire de deux progressions que
-leur nature commune appelle certainement à se
-confondre bientôt d'une manière irrévocable, il
-convient évidemment d'examiner d'abord le mouvement
-scientifique, sans lequel le mouvement
-philosophique resterait essentiellement inintelligible,
-malgré la réaction effective, jusqu'ici très
-secondaire, du second sur le premier: d'où résulte,
-à leur égard, la confirmation spéciale de
-<span class="pagenum" id="Page_227">227</span>
-l'ordre général établi, au préambule de ce chapitre,
-entre les quatre aspects partiels propres à
-la grande série positive que nous achevons d'étudier.
-Malgré l'importance prépondérante de cette
-double appréciation finale, il est clair que nous
-sommes d'avance heureusement dispensés de nous
-y arrêter autant qu'envers les deux autres évolutions
-déjà considérées, puisque les trois premiers
-volumes de ce Traité ont été directement consacrés,
-non-seulement à caractériser pleinement, sous
-tous les rapports fondamentaux, le véritable esprit
-scientifique et l'esprit philosophique correspondant,
-mais aussi à expliquer suffisamment,
-par une anticipation naturelle, la vraie filiation
-historique des principales conceptions scientifiques,
-ainsi que leur influence graduelle, à la fois
-positive et négative, sur l'éducation philosophique
-de l'humanité: ce qui ne nous laisse plus à accomplir
-ici d'autre opération essentielle que la
-seule coordination générale de ces diverses vues
-historiques, alors nécessairement isolées, en écartant
-d'ailleurs, comme pour les deux premières
-progressions, tout ce qui pourrait dégénérer en
-histoire concrète ou spéciale de la science ou de la
-philosophie, également incompatible avec la nature
-et la destination de notre élaboration dynamique,
-aussi bien qu'avec ses limites indispensables.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_228">228</span>
-De même que pour les deux cas précédens, il
-faut d'abord apprécier l'origine de la moderne évolution
-scientifique, au sein du régime monothéique
-propre au moyen-âge, aussitôt que l'entier développement
-de l'organisme catholique et féodal put
-y permettre le libre essor continu d'une activité
-philosophique qui n'avait jamais été réellement
-suspendue, mais dont le cours général avait dû être
-longtemps ralenti par les justes préoccupations
-politiques qui, pendant les deux phases antérieures,
-dirigeaient surtout les plus éminens esprits
-vers l'élaboration, bien plus urgente, du
-nouvel état social. Quoique cette progression fût
-nécessairement liée au développement initial de
-la philosophie naturelle dans l'ancienne Grèce,
-ce n'est pourtant pas sans raison qu'elle est habituellement
-traitée comme directe, non-seulement
-à cause de cette mémorable recrudescence après
-un ralentissement très prolongé, mais principalement
-en vertu des caractères beaucoup plus décisifs
-qu'elle dut alors manifester de plus en plus:
-pourvu toutefois que ces différences fondamentales
-ne fassent jamais négliger l'inévitable enchaînement
-qui rattachera toujours les découvertes des
-Kepler et des Newton à celles des Hipparque et
-des Archimède.</p>
-
-<p>J'ai suffisamment expliqué, au cinquante-troisième
-<span class="pagenum" id="Page_229">229</span>
-chapitre, comment le premier essor scientifique
-avait spontanément déterminé, il y a plus
-de vingt siècles, cette division capitale, entre la
-philosophie naturelle et la philosophie morale,
-dont l'ascendant provisoire devait diriger jusqu'à
-nos jours la marche générale de l'esprit humain;
-en permettant à la plus simple des deux branches
-une vie assez indépendante de l'existence propre
-à la plus compliquée, pour que l'une pût librement
-parcourir les divers degrés de l'état métaphysique,
-tandis que les nécessités sociales, encore
-plus que sa difficulté supérieure, retiendraient
-davantage l'autre à l'état purement théologique,
-désormais parvenu toutefois à sa dernière phase
-essentielle. D'après cette séparation primitive,
-nous avons ensuite reconnu comment la philosophie
-naturelle avait dû rester, non-seulement
-étrangère, mais extérieure à l'organisation finale
-du monothéisme catholique, qui, forcé plus tard
-de se l'incorporer, tendit dès-lors à se dénaturer
-irrévocablement, par ce célèbre compromis qui
-constitue la scolastique proprement dite, où la
-théologie se rend profondément dépendante de la
-métaphysique, comme je l'indiquerai spécialement
-au sujet de l'évolution philosophique. Cette
-extrême modification de l'esprit religieux dut être
-heureusement décisive pour l'évolution scientifique,
-<span class="pagenum" id="Page_230">230</span>
-désormais protégée directement par l'ensemble
-des doctrines dominantes, du moins jusqu'à
-l'époque, alors encore éloignée, où son
-caractère anti-théologique serait suffisamment
-développé. Mais, abstraction faite de l'influence
-scolastique, et avant même qu'elle pût devenir
-pleinement distincte, il n'est pas douteux que le
-catholicisme devait exercer spontanément une
-action immédiate et continue pour seconder, par
-une utile stimulation, l'essor universel de la philosophie
-naturelle, en commençant aussi à l'incorporer
-profondément au système de la sociabilité
-moderne, d'après une tendance encore plus
-directe et plus complète que celle ci-dessus expliquée
-pour l'essor esthétique, laquelle résultait
-surtout de l'organisation, et non de la doctrine,
-tandis que l'autre était également inhérente à
-toutes deux.</p>
-
-<p>Nous avons, en effet, reconnu, dans le volume
-précédent, combien le passage du polythéisme
-au monothéisme, devait être, en général, spontanément
-favorable, soit au développement propre
-de l'esprit scientifique, soit à son influence habituelle
-sur le système commun des opinions humaines.
-Tel était le caractère éminemment transitoire
-de la philosophie monothéique, phase
-vraiment extrême de la philosophie théologique,
-<span class="pagenum" id="Page_231">231</span>
-que, loin d'interdire directement, comme le polythéisme,
-l'étude spéciale de la nature, elle devait
-d'abord y attirer, à un certain degré, les
-contemplations universelles, pour l'appréciation
-détaillée de l'optimisme providentiel. Le polythéisme
-avait rattaché tous les phénomènes principaux
-à des explications si particulières et si
-précises, que chaque tentative d'analyse physique
-tendait nécessairement à susciter un conflit immédiat
-envers la formule religieuse correspondante:
-après même que, sous un tel régime mental et
-social, cette incompatibilité radicale se fut développée
-au point de pousser spontanément les penseurs
-à un monothéisme plus ou moins explicite,
-l'esprit d'investigation n'y resta pas moins profondément
-entravé par les justes craintes que devait
-inspirer l'opposition vulgaire, rendue plus redoutable
-par l'intime confusion entre la religion et la
-politique; en sorte que l'essor scientifique avait
-toujours été essentiellement extérieur à la société
-ancienne, malgré les encouragemens exceptionnels
-qu'il y avait heureusement reçus. Au contraire,
-le monothéisme, réduisant les diverses explications
-religieuses à une vague et uniforme intervention
-divine, admettait, et même invitait, les
-scrutateurs de la nature à explorer assidûment
-les détails des phénomènes, et même à dévoiler
-<span class="pagenum" id="Page_232">232</span>
-leurs lois secondaires, d'abord envisagées comme
-autant de manifestations de la suprême sagesse,
-dont la considération fondamentale établissait
-d'ailleurs immédiatement une première liaison générale,
-alors très précieuse quoique fort imparfaite,
-entre les différentes parties quelconques de
-la science naissante: c'est ainsi que, par une utile
-réaction nécessaire, le monothéisme, primitivement
-résulté de l'élan initial de l'esprit scientifique,
-devenait maintenant indispensable à son
-second âge, soit pour ses progrès spéciaux, soit
-surtout pour sa propagation universelle, dès lors
-possible à un certain degré. Ces importantes propriétés
-temporaires sont tellement inhérentes au
-monothéisme, qu'on les trouve aussi, moins prononcées
-toutefois, dans le monothéisme arabe,
-dont le premier ascendant fut si favorable à la
-culture des sciences: mais le monothéisme catholique,
-par l'éminente supériorité de son organisation
-caractéristique, devait exercer, à cet égard,
-chez une population mieux préparée, une influence
-à la fois bien plus profonde et beaucoup
-plus durable<a name="FNanchor_13" id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a>. Son esprit est, sous ce rapport,
-<span class="pagenum" id="Page_233">233</span>
-directement indiqué par sa mémorable tendance
-continue, si mal appréciée jusqu'à présent, à restreindre
-autant que possible toute spéciale intervention
-surnaturelle, pour faire prévaloir de plus
-en plus les explications rationnelles, ainsi que je
-l'ai établi au cinquante-quatrième chapitre, quant
-aux miracles, aux prophéties, aux visions, etc.,
-restes inévitables du régime polythéique, trop
-conservés, au contraire, par l'islamisme. Il serait
-d'ailleurs superflu de s'arrêter ici à faire expressément
-ressortir l'évidente influence que devait
-d'abord exercer l'organisation catholique, même
-avant sa pleine consolidation politique, sur le développement
-effectif et l'universelle propagation
-de l'activité scientifique: soit en excitant partout
-un premier degré de vie spéculative, et déterminant
-aussi quelques habitudes populaires de
-<span class="pagenum" id="Page_234">234</span>
-discussion rationnelle, de manière à stimuler les
-moindres germes individuels d'aptitude contemplative,
-et à disposer, en même temps, les plus
-vulgaires intelligences à goûter une certaine instruction
-abstraite; soit en fondant directement sa
-propre hiérarchie sur le principe de la capacité
-spirituelle, dont l'ascendant général permettait
-alors à tout éminent penseur d'ambitionner sans
-extravagance jusqu'à la plus haute dignité européenne,
-comme tant d'éclatans exemples l'ont
-constaté au moyen-âge; soit, enfin, par les immenses
-facilités qu'elle offrait naturellement à
-l'existence mentale, et qui devaient conserver
-beaucoup de valeur, surtout en Italie, même après
-que la décadence spontanée du catholicisme aurait
-essentiellement éteint ses autres propriétés scientifiques.
-Aussi, dès la seconde phase du moyen-âge,
-quand le nouvel état social commence à acquérir
-quelque consistance, les mémorables
-efforts de Charlemagne, et ensuite d'Alfred,
-pour activer et pour répandre la culture des
-sciences, viennent-ils manifester, de la manière
-la plus décisive, la tendance nécessaire de l'esprit
-catholique, déjà indiquée, sous la phase précédente,
-par la constante sollicitude des papes pour
-la conservation des connaissances antérieures,
-accompagnée de quelques améliorations
-<span class="pagenum" id="Page_235">235</span>
-secondaires. Cette seconde phase n'était pas même terminée
-lorsque, par exemple, le savant Gerbert, devenu
-pape, fit servir son pouvoir à l'établissement
-général du nouveau mode de notation arithmétique,
-dont l'élaboration graduelle, pendant les
-trois siècles précédens, était enfin achevée,
-quoique cette innovation capitale n'ait dû, par
-sa nature, devenir vraiment usuelle que longtemps
-après, quand l'essor universel de la vie industrielle
-aurait fait assez énergiquement sentir la
-nécessité de simplifier et d'abréger les calculs les
-plus communs. Le système normal de l'éducation
-que recevaient alors, non-seulement tous les ecclésiastiques,
-mais aussi une foule de laïques,
-témoigne clairement cette tendance permanente
-du catholicisme, à l'état ascendant, vers la culture
-scientifique: car, si le <i lang="la" xml:lang="la">trivium</i>, auquel s'arrêtait
-la masse des élèves, était, comme aujourd'hui,
-purement littéraire et métaphysique, il
-est clair que tous les esprits distingués allaient
-habituellement jusqu'au <i lang="la" xml:lang="la">quadrivium</i>, directement
-consacré aux études mathématiques et astronomiques.
-Toutefois, il faut reconnaître que, en
-vertu des hautes préoccupations politiques, à la
-fois spirituelles et temporelles, que j'ai suffisamment
-expliquées comme nécessairement propres
-à la seconde période du moyen-âge, les principaux
-<span class="pagenum" id="Page_236">236</span>
-progrès scientifiques n'y durent point être
-dirigés par le monothéisme catholique, qu'absorbaient
-justement des soins bien plus importans,
-mais par le monothéisme arabe, si heureusement
-destiné, pendant ces trois siècles, à cet indispensable
-relai, et dont l'ascendant présida aux utiles
-améliorations qui s'introduisirent dans les anciennes
-connaissances mathématiques et astronomiques,
-surtout d'après l'essor distinct de l'algèbre,
-et la féconde extension de la trigonométrie,
-double progrès qu'exigeaient hautement les besoins
-croissans de la géométrie céleste. On conçoit
-aisément aussi que, sous la première phase, la
-profonde perturbation habituellement résultée
-des grandes invasions occidentales avait dû faire
-provisoirement dépendre du monothéisme byzantin
-la principale culture scientifique. C'était donc
-seulement à la troisième phase que devait appartenir
-la manifestation pleinement décisive des
-éminentes propriétés du catholicisme pour l'essor
-initial de la moderne évolution scientifique, après
-ces deux utiles fonctions temporaires successivement
-remplies par les deux autres monothéismes,
-auxquels leur vicieuse organisation ne pouvait permettre
-de rester vraiment progressifs aussi longtemps,
-à beaucoup près, que l'a été le monothéisme
-catholique, quoique cette même imperfection
-<span class="pagenum" id="Page_237">237</span>
-leur eût d'abord procuré une marche plus rapide,
-en les dispensant tous deux de la longue et pénible
-élaboration intérieure qui avait été indispensable
-au catholicisme afin d'établir, entre les deux pouvoirs
-élémentaires, cette division fondamentale,
-où nous avons reconnu, à tous égards, la première
-base nécessaire des plus grands progrès ultérieurs.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_13" id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label"><b>Note 13</b>:</span></a>
-Il n'est pas inutile de remarquer ici que chacun des deux monothéismes
-a, dès son origine, heureusement institué une liaison spéciale
-et continue de son culte essentiel à la seule science naturelle qui
-fût alors possible, l'un par la relation de sa principale fête aux
-mouvemens du soleil et de la lune, l'autre par l'orientation fixe imposée aux
-attitudes d'adoration: ce qui, des deux parts, exigeait nécessairement
-une certaine culture permanente des études astronomiques. Cette stimulation
-directe, évidemment bien plus profonde et plus complète
-dans le premier cas que dans le second, est très propre à faire nettement
-ressortir l'irrationnelle injustice du dédain superficiel qui a conduit
-tant d'historiens modernes à regarder l'astronomie comme totalement
-négligée à certaines époques du moyen-âge, tandis que les besoins
-même du culte chrétien ne pouvaient cesser d'inspirer une active sollicitude
-pour la conservation et le progrès des deux principales parties
-de la géométrie céleste.</p>
-
-<p class="sep1">Tant que ces sollicitudes politiques avaient dû
-justement prévaloir, c'est-à-dire, jusqu'à l'entière
-ascension de l'organisme catholique et féodal pendant
-le onzième siècle, l'essor scientifique, alors
-nécessairement rattaché à la doctrine d'Aristote,
-n'avait pu être encouragé que par les heureuses
-dispositions spontanées que nous venons d'apprécier,
-mais qui ne pouvaient encore neutraliser suffisamment
-l'ancienne antipathie fondamentale
-entre la philosophie naturelle, devenue métaphysique,
-et la philosophie morale, restée théologique.
-Mais, quand la pleine réalisation de cette grande
-création politique eut enfin essentiellement épuisé
-l'aptitude constituante de celle-ci, l'autre, dont
-l'impuissance organique cessait ainsi de maintenir
-la subalternité primitive, dut alors, à son
-tour, tendre directement vers la prépondérance
-spirituelle, comme seule apte à diriger activement
-le mouvement mental, qui dès-lors succédait au
-mouvement social. Cette lutte inévitable dut se
-<span class="pagenum" id="Page_238">238</span>
-terminer bientôt par l'avénement universel de la
-scolastique, qui constituait l'ascendant décisif de
-l'esprit métaphysique proprement dit sur l'esprit
-purement théologique, et qui préparait nécessairement
-le triomphe ultérieur de l'esprit positif,
-par cela même que l'étude du monde extérieur
-commençait ainsi à dominer l'étude immédiate
-de l'homme, comme je l'ai indiqué à la fin du
-cinquante-quatrième chapitre. La consécration
-solennelle qui s'attacha dès lors à l'autorité d'Aristote,
-fut à la fois le signe éclatant de cette
-mémorable transformation, et la condition indispensable
-de sa durée, puisque cet expédient pouvait
-seul contenir, même très-imparfaitement, les
-divagations illimitées que devait susciter une telle
-philosophie activement cultivée. Cette grande
-révolution intellectuelle, dont la portée est encore
-trop peu comprise, a déjà été assignée, dans la
-leçon précédente, comme la principale origine de
-la décomposition spontanée propre à la philosophie
-catholique: or, son efficacité positive ne fut pas
-moins réelle que son activité négative; car, c'est
-d'elle que dérive certainement l'accélération toujours
-croissante dès lors imprimée à l'évolution
-scientifique. Par là, en effet, celle-ci se trouve
-enfin directement incorporée, pour la première
-fois, à la sociabilité humaine, d'après son intime
-<span class="pagenum" id="Page_239">239</span>
-connexité antérieure avec le système philosophique
-ainsi devenu dominant, et dont elle-même
-devait ensuite tendre à déterminer l'élimination
-finale, après quatre ou cinq siècles de préparation
-graduelle, selon nos explications ultérieures.
-Cette nouvelle progression scientifique, dès lors
-plus ou moins perpétuée jusqu'à nos jours, se manifeste
-bientôt, non-seulement par une active
-culture des connaissances grecques et arabes, mais
-surtout par la création, à la fois en Orient et en
-Occident, de la chimie, où l'investigation fondamentale
-de la nature faisait un pas vraiment capital,
-en s'étendant désormais à un ordre de phénomènes
-destiné à constituer le n&oelig;ud principal
-de la philosophie naturelle, comme lien général
-entre les études organiques et les études inorganiques,
-suivant les notions établies dans le troisième
-volume de ce Traité. La science commence
-déjà tellement à exciter la principale sollicitude
-des plus éminens penseurs, que cette ardeur naissante
-est même poussée jusqu'à des tentatives
-beaucoup trop prématurées pour comporter encore
-aucun succès soutenu, quoiqu'elles dussent
-offrir d'énergiques témoignages de la transformation
-mentale, et même, à certains égards, quelques
-précieuses indications ultérieures: telles sont,
-par exemple, les heureuses conjectures où le
-<span class="pagenum" id="Page_240">240</span>
-grand Albert déposa les premiers germes historiques
-de la saine physiologie cérébrale. Enfin,
-l'harmonie fondamentale de ce nouvel essor intellectuel
-avec la vraie situation générale des esprits
-actifs, se trouve évidemment caractérisée, de la manière
-la plus décisive, par l'empressement continu
-qui attirait des milliers d'auditeurs aux leçons des
-grandes universités européennes, pendant la dernière
-phase du moyen-âge: car, cette influence
-mémorable, très supérieure à celle des plus célèbres
-écoles grecques, ne s'attachait pas seulement
-aux controverses métaphysiques proprement dites;
-le développement naissant de la philosophie naturelle
-y avait certainement une grande part,
-en un temps où la prépondérance de l'organisation
-spirituelle entretenait une ardeur spéculative
-peut-être plus vive et surtout plus pure
-que celle qui existe aujourd'hui sous l'ascendant
-momentané des seules inspirations temporelles.</p>
-
-<p>Les diverses sciences étaient alors trop peu
-étendues, et surtout leur véritable esprit était encore
-trop peu développé, pour nécessiter déjà la
-spécialisation croissante qui devait ultérieurement
-décomposer la philosophie naturelle, et qui, après
-avoir provisoirement rendu des services vraiment
-fondamentaux, présente aujourd'hui tant d'entraves
-aux plus indispensables progrès de notre
-<span class="pagenum" id="Page_241">241</span>
-intelligence et de notre sociabilité, comme je l'expliquerai
-bientôt. À cette mémorable époque,
-l'uniforme assujétissement des principales conceptions
-humaines au pur régime des entités scolastiques,
-directement liées entre elles par la
-grande entité générale de la <i>nature</i>, établissait
-une certaine harmonie mentale, à la fois scientifique
-et logique, qui n'avait pu encore exister au
-même degré, si ce n'est sous l'ascendant universel
-du polythéisme antique, et qui ne pourra être
-désormais retrouvée que d'après l'entière organisation
-de la philosophie positive, jusqu'ici purement
-rudimentaire. Quoique cette union incomplète
-et artificielle, où l'esprit métaphysique
-s'efforçait de combiner la théologie avec la science,
-ne comportât certainement aucune stabilité, elle
-n'en offrait pas moins dès-lors les avantages essentiels
-toujours inhérens à de semblables tentatives,
-et qui se manifestèrent déjà, d'une manière éminente,
-par la direction vraiment encyclopédique
-des hautes spéculations abstraites, profondément
-marquée surtout chez l'admirable moine Roger
-Bacon, dont la plupart des savans actuels, si dédaigneux
-du moyen-âge, seraient assurément incapables,
-je ne dis point d'écrire, mais seulement de
-lire, la grande composition, à cause de l'immense
-variété des vues qui s'y trouvent sur tous les
-<span class="pagenum" id="Page_242">242</span>
-divers ordres de phénomènes. Ainsi, la conception
-scolastique du <span class="cs7">XIII</span><sup>e</sup> siècle, en commençant l'incorporation
-directe de l'élément scientifique au
-système de la société moderne, avait aussi donné,
-à sa manière, une image, anticipée mais expressive,
-de l'esprit d'unité et de rationnalité qui devra finalement
-diriger la culture normale de la science
-réelle, quand son évolution préliminaire sera suffisamment
-accomplie. L'isolement de l'esprit scientifique
-dans l'antiquité, après la séparation fondamentale
-entre la philosophie naturelle et la
-philosophie morale, n'avait certainement pu tenir
-à l'extension des connaissances réelles, alors bien
-moindre qu'au moyen-âge, mais à l'antipathie
-primitive des deux philosophies, et surtout à leur
-commune incompatibilité avec le milieu polythéique
-où s'accomplissaient simultanément
-leurs évolutions respectives. Quand la transaction
-scolastique eut enfin agrégé l'une d'elles à la suprématie
-sociale longuement conquise par l'autre,
-ce premier isolement devait spontanément cesser,
-jusqu'à ce que l'essor caractéristique de l'esprit
-positif vînt bientôt déterminer son irrévocable
-éloignement de toutes deux, et, par suite, sa
-propre spécialisation provisoire.</p>
-
-<p>Cette première systématisation scientifique,
-aussi précaire qu'imparfaite, et cependant la plus
-<span class="pagenum" id="Page_243">243</span>
-satisfaisante que permît l'époque, s'accomplit
-principalement d'après deux conceptions générales
-qu'il importe ici d'apprécier sommairement,
-comme servant de base, l'une à l'astrologie, l'autre
-à l'alchimie, si longtemps prépondérantes. On se
-forme aujourd'hui de très vicieuses notions de ces
-deux mémorables doctrines, en les enveloppant,
-d'après une superficielle critique, dans le dédain
-confus qui s'attache indistinctement à tout l'incohérent
-assemblage de ce qu'on a nommé, depuis
-le <span class="cs7">XVII</span><sup>e</sup> siècle, les sciences occultes. Pour éclairer
-cette vague appréciation par une analyse vraiment
-philosophique, il suffit de remarquer que cette
-aveugle flétrissure s'attache à la fois à des croyances
-purement rétrogrades, héritage transformé des
-superstitions polythéiques ou même fétichiques,
-et à des conceptions éminemment progressives,
-dont le vice essentiel ne résultait alors que d'une
-extension trop audacieuse de l'esprit positif, avant
-que la philosophie théologique pût être suffisamment
-éliminée: la magie, entre autres, est dans le
-premier cas; mais l'astrologie et l'alchimie sont,
-au contraire, dans le second, quoique les haines
-religieuses aient souvent tourné contre elles cette
-étrange confusion vulgaire, quand la secrète antipathie
-entre la science et la théologie devint
-enfin manifeste.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_244">244</span>
-Sans doute, l'astrologie du moyen-âge, malgré
-son éminente supériorité envers l'astrologie antique,
-dont on ne sait plus la distinguer, retient,
-comme celle-ci, mais à un degré beaucoup moindre,
-une certaine influence fondamentale de l'état,
-encore nécessairement théologique à tant d'égards,
-de la philosophie dominante, même après la
-grande transformation scolastique: car elle suppose
-toujours l'univers subordonné à l'homme, ou
-du moins disposé pour lui; ce qui constitue le
-principal caractère philosophique de l'esprit théologique,
-dont la découverte du mouvement de la
-Terre a pu seule directement commencer l'ébranlement
-décisif, ainsi que je l'ai expliqué dans le
-second volume de ce Traité (<i>voyez</i> la vingt-deuxième
-leçon). Néanmoins, à cela près, il n'est
-pas douteux, sous un autre aspect, que cette doctrine
-reposait aussi sur une disposition très progressive,
-et seulement trop hasardée, à subordonner
-tous les phénomènes quelconques à d'invariables
-lois naturelles, comme la qualification normale
-d'astrologie <i>judiciaire</i> le rappelait directement.
-L'analyse scientifique était alors beaucoup trop
-imparfaite pour que l'esprit humain pût assigner
-aux phénomènes astronomiques leur vraie position
-rationnelle dans l'ensemble de la physique,
-ce que tant de savans actuels seraient même
-<span class="pagenum" id="Page_245">245</span>
-incapables d'établir méthodiquement; en sorte que
-aucun principe ne pouvait encore contenir l'exagération
-idéale attribuée aux influences célestes.
-Dans une telle situation, il convenait certainement
-que notre intelligence, s'appuyant sur les
-seuls phénomènes dont elle eût ébauché déjà les
-lois effectives, tentât d'y ramener directement tous
-les autres phénomènes quelconques, même humains
-et sociaux. Aucune marche scientifique ne
-pouvait assurément être alors plus rationnelle:
-la seule universalité de cette tendance, aussi bien
-que son opiniâtre persévérance jusqu'à l'avant-dernier
-siècle, suffiraient à indiquer son harmonie
-nécessaire, sociale autant que mentale, avec
-l'ensemble de la situation correspondante. Les
-savans qui la condamnent aujourd'hui d'une manière
-absolue, sans en comprendre la destination
-historique, tombent eux-mêmes journellement
-dans une aberration fort analogue, et peut-être
-plus vicieuse encore, surtout moins excusable,
-quoique heureusement moins susceptible d'activité,
-en rêvant, par exemple, la future explication
-de tous les phénomènes biologiques, même
-cérébraux, d'après des influences électriques ou
-magnétiques, ce qui constitue, comme on sait,
-l'utopie favorite de presque tous les physiciens actuels,
-par suite des hypothèses fantastiques que
-<span class="pagenum" id="Page_246">246</span>
-j'ai tant combattues. Enfin, considérée quant à
-son action nécessaire sur l'éducation universelle
-de la raison humaine, l'astrologie judiciaire du
-moyen-âge a certainement rendu le plus éminent
-service, pendant les quatre ou cinq siècles de son
-ascendant réel, dont il reste encore tant de traces,
-en faisant activement pénétrer partout un premier
-sentiment fondamental de la subordination des
-phénomènes quelconques à des lois invariables,
-qui les rendent susceptibles de prévision rationnelle:
-car, une fois qu'on admettait les chimériques
-principes relatifs aux influx et aux pronostics,
-les prédictions astrologiques avaient
-habituellement un caractère aussi scientifique que
-les calculs astronomiques d'où elles résultaient.</p>
-
-<p>Une semblable appréciation s'applique également
-à l'alchimie, d'ailleurs intimement liée à
-l'astrologie, comme je l'ai noté au premier chapitre
-du tome troisième: toutefois, sa conception
-générale devait être moins philosophique, d'après
-la nature plus compliquée et l'état moins avancé
-des études correspondantes, alors à peine ébauchées.
-Sa rationnalité primitive n'est pas plus équivoque,
-en se reportant à la situation correspondante
-des connaissances chimiques. J'ai expliqué,
-en effet, au sujet de la chimie, que les spéculations
-relatives aux phénomènes de composition
-<span class="pagenum" id="Page_247">247</span>
-et de décomposition, radicalement impossibles
-tant que l'antique philosophie n'avait admis qu'un
-seul principe, n'avaient pu trouver une première
-base que dans la doctrine d'Aristote sur les quatre
-élémens. Or, ces élémens étaient, par leur nature,
-essentiellement communs à presque toutes les
-substances effectives, réelles ou même artificielles;
-en sorte que, tant que cette doctrine a prévalu,
-la fameuse transmutation des métaux ne
-devait pas être jugée plus chimérique que les transformations
-journalières accomplies par les chimistes
-actuels entre les diverses matières végétales ou
-animales, d'après l'identité fondamentale de leurs
-premiers principes. Ainsi, en jugeant l'alchimie,
-on oublie trop aujourd'hui que l'absurdité des
-audacieuses espérances qu'elle suscitait n'a pu
-être vraiment démontrée que depuis les découvertes
-capitales propres à la seconde moitié du
-siècle dernier. Il est d'ailleurs évident que l'alchimie
-tendait aussi heureusement que l'astrologie
-vers l'universelle propagation active du principe
-fondamental de toute philosophie positive, l'invariable
-subordination de tous les phénomènes à
-des lois naturelles, ainsi étendu des grands effets
-généraux aux moindres opérations particulières.
-Car, sans méconnaître la haute influence
-de l'esprit théologique sur les illusions des
-<span class="pagenum" id="Page_248">248</span>
-alchimistes, on ne peut douter que leur admirable
-persévérance pratique ne supposât nécessairement,
-et par suite ne rappelât avec énergie, une telle
-invariabilité: si le vague espoir d'une sorte de
-miracle contribuait presque toujours à soutenir
-leur courage contre des désappointemens journaliers,
-en même temps la permanence des lois
-physiques pouvait seule les engager à poursuivre
-leur but autrement que par la prière, le jeûne, et
-les autres expédiens religieux.</p>
-
-<p>Je devais ici m'arrêter spécialement à cette
-double appréciation philosophique de la partie la
-plus importante et la plus méconnue de l'évolution
-scientifique propre au moyen-âge, envisagée
-soit quant au progrès spécial de l'esprit positif,
-soit quant à son intime incorporation à la sociabilité
-moderne. Sous l'un et l'autre aspect, j'espère
-que ces indications sommaires feront enfin
-rendre une véritable justice historique à deux immenses
-séries de travaux, qui ont tant et si longtemps
-contribué au développement de la raison
-humaine, malgré les graves aberrations qu'elles
-ont suscitées. En succédant nécessairement aux
-astrologues et aux alchimistes du moyen-âge, les
-savans modernes n'ont pas seulement trouvé la
-science déjà ébauchée par l'utile persévérance
-de ces hardis précurseurs; mais, ce qui était plus
-<span class="pagenum" id="Page_249">249</span>
-difficile encore, et non moins indispensable, ils
-ont aussi trouvé suffisamment établi l'indispensable
-principe général de l'invariabilité des lois
-naturelles: son admission populaire n'aurait pu
-certainement être déterminée par une influence
-plus active et plus profonde, dont nous recueillons
-les heureux résultats, en oubliant trop leur source
-nécessaire. L'action morale de ces deux grandes
-conceptions provisoires, qu'une irrationnelle ingratitude
-fait exclusivement qualifier d'aberrations,
-ne fut pas d'ailleurs moins favorable que leur action
-mentale à l'éducation préliminaire de la société
-moderne. Car, tandis que l'astrologie tendait
-à inspirer habituellement une haute idée de la
-sagesse humaine, d'après les prévisions relatives
-aux lois les plus simples et les plus générales,
-l'alchimie relevait avec énergie le digne sentiment
-de notre puissance réelle, déprimé par les croyances
-théologiques, en nous inspirant d'audacieuses espérances
-sur notre active intervention dans les
-phénomènes les plus susceptibles d'une modification
-avantageuse.</p>
-
-<p>Telle est l'appréciation fondamentale de l'origine
-nécessaire de la moderne évolution scientifique,
-au sein du régime monothéique propre au
-moyen-âge, et considéré surtout dans sa dernière
-phase. Il était superflu d'y indiquer expressément
-<span class="pagenum" id="Page_250">250</span>
-l'heureuse influence secondaire évidemment exercée,
-à cet égard, par l'évolution industrielle et
-ensuite par l'évolution esthétique, qui avaient dû
-précéder ce premier essor scientifique, auquel
-l'une assignait spontanément une relation directe
-et permanente avec les travaux journaliers, et
-pour lequel l'autre préparait les plus vulgaires intelligences
-par un indispensable éveil spéculatif.
-D'après ce point de départ général, qui seul devait
-nous offrir une véritable difficulté, à cause des funestes
-préjugés dont il est encore l'objet chez les
-meilleurs esprits actuels, nous pouvons aisément
-accomplir, autant que l'exige notre but principal,
-l'examen rapide de cette progression capitale,
-pendant les trois phases successives que nous
-avons établies, à tant d'égards, dans l'histoire moderne,
-et qui vont ici continuer à se distinguer
-entre elles suivant des principes fort analogues à
-ceux déjà employés pour les autres progressions.</p>
-
-<p>Sous la première phase, en effet, la marche de
-la science est, en général, comme celle de l'industrie,
-et celle de l'art, essentiellement spontanée,
-c'est-à-dire qu'elle résulte surtout d'un simple
-prolongement naturel des principales influences
-initiales que nous venons de voir constituées au
-moyen-âge, sans aucune intervention importante
-des encouragemens spéciaux qui furent
-<span class="pagenum" id="Page_251">251</span>
-ensuite organisés. C'est alors que l'on peut le mieux
-apprécier la haute utilité des chimères astrologiques
-et des illusions alchimiques pour soutenir
-la nouvelle classe spéculative jusqu'à cet établissement
-ultérieur: aussi tel est l'aspect grossier sous
-lequel seulement ont été quelquefois appréciées
-l'astrologie et l'alchimie, dont la haute influence
-mentale est encore totalement méconnue. Tandis
-que l'esprit métaphysique, désormais rappelé à sa
-nature critique, dont la scolastique l'avait momentanément
-écarté, n'était essentiellement préoccupé
-que des luttes décisives des rois contre les
-papes, où il devait trouver la plus convenable
-alimentation, la science, placée sous sa dangereuse
-tutelle, eût été presque abandonnée, si déjà
-le régime antérieur ne l'avait profondément liée,
-par ce double attrait, au système de l'existence
-moderne. Pour bien sentir une telle nécessité, il
-faut observer que la philosophie naturelle, alors
-trop imparfaite, ne pouvait encore se recommander
-par ces grandes applications pratiques qui lui
-rattachent aujourd'hui les plus grossiers intérêts:
-en outre, la faible énergie des facultés scientifiques
-chez presque tous les hommes ne lui permettait
-point de compter sur les heureuses sympathies
-personnelles que l'art a seul le privilége
-d'exciter suffisamment, et que ne pouvaient
-<span class="pagenum" id="Page_252">252</span>
-assurément éprouver alors tant de chefs dont l'esprit
-se contentait aisément des explications théologiques,
-ou du moins métaphysiques. Les princes
-capables, comme Charlemagne et le grand Frédéric,
-de goûter réellement les sciences, sont nécessairement
-très rares, tandis que les inclinations
-esthétiques de François I<sup>er</sup> et de Louis XIV doivent
-être beaucoup plus communes. Ainsi, les
-astronomes et les chimistes ne pouvaient, à cette
-époque, être convenablement accueillis qu'à titre
-d'astrologues et d'alchimistes, puisqu'ils ne devaient
-d'ailleurs trouver que de très faibles ressources
-dans les universités, qui n'étaient, par leur
-nature, pleinement favorables qu'à l'esprit purement
-métaphysique, dont l'esprit scientifique
-tendait déjà à se séparer nettement. Cette influence
-propre et directe était alors d'autant plus nécessaire
-aux savans, que le catholicisme, devenu peu
-à peu rétrograde, comme je l'ai expliqué, à mesure
-que s'accomplissait sa décomposition politique,
-commençait à manifester son antipathie
-finale pour l'essor scientifique qu'il avait d'abord
-tant secondé, et dont désormais il craignait justement
-l'action irreligieuse sur tous les esprits actifs:
-beaucoup d'exemples ont assurément prouvé
-à quelle désastreuse oppression la science aurait été
-ainsi exposée, en un temps où la décadence
-<span class="pagenum" id="Page_253">253</span>
-européenne du catholicisme n'empêchait point encore
-son grand ascendant intérieur, si les conceptions
-astrologiques et alchimiques ne lui avaient
-assuré partout, et au sein même du clergé, d'actives
-protections individuelles.</p>
-
-<p>Quant au progrès spéculatif, il ne peut, à cette
-époque, donner lieu à aucun mouvement capital
-dans les connaissances déjà ébauchées. La chimie
-devait rester longtemps encore à l'état préliminaire
-d'acquisition des matériaux, qui continuèrent
-à s'accumuler rapidement: l'astronomie seule,
-et la géométrie qui lui restait adhérente, pouvaient
-sembler susceptibles d'améliorations plus décisives;
-mais, au fond, la première n'avait pas suffisamment
-épuisé les ressources que comportait l'artifice
-des épicycles pour prolonger la durée de
-l'antique hypothèse des mouvemens circulaires et
-uniformes, dont l'irrévocable élimination était
-réservée à la phase suivante, et la seconde était
-arrêtée, par l'inévitable imperfection de l'algèbre,
-au simple prolongement de l'ancien esprit géométrique,
-caractérisé par la spécialité des recherches
-et des méthodes, en attendant la grande révolution
-cartésienne. Aussi le principal perfectionnement
-dut-il alors consister, à l'un et l'autre titre,
-dans l'extension simultanée de l'algèbre naissante
-et de la trigonométrie, enfin complétée par l'usage
-<span class="pagenum" id="Page_254">254</span>
-des tangentes, et dans l'utile impulsion qui s'ensuivit
-pour l'astronomie, commençant dès lors à
-préférer habituellement les calculs aux procédés
-graphiques, en même temps que les observations,
-soit angulaires, soit surtout horaires, devenaient
-également plus précises. C'est pendant cette première
-phase que se développe le plus complétement
-la puissante stimulation scientifique propre
-aux conceptions astrologiques, qui, par leur nature,
-proposaient continuellement aux travaux
-astronomiques le but le plus étendu et le plus décisif,
-en faisant directement prévaloir, au plus
-haut degré, la détermination des aspects binaires,
-ternaires, et même quaternaires, où se trouve le
-plus parfait criterium des théories célestes, puisqu'elle
-exige le perfectionnement simultané des
-études relatives aux divers astres correspondans,
-comme je l'ai expliqué au vingt-troisième chapitre:
-l'utile excitation primitive que le catholicisme
-avait, à cet égard, spécialement procurée pour le
-calcul des fêtes mobiles, était certainement très
-faible en comparaison de cet énergique aiguillon
-permanent.</p>
-
-<p>L'unique accroissement fondamental qu'éprouve,
-à cette époque, la philosophie naturelle,
-résulte de l'essor direct de l'anatomie, qui, précédemment
-réduite à d'insuffisantes explorations
-<span class="pagenum" id="Page_255">255</span>
-animales, put enfin reposer, à partir seulement du
-<span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle, sur une série de dissections humaines,
-jusque alors trop entravées par les préjugés religieux,
-suivant la juste remarque de Vicq-d'Azyr.
-Quoique cette première ébauche dût être nécessairement
-encore plus imparfaite que celle
-des recherches chimiques, elle n'en avait pas
-moins déjà une haute importance, en complétant
-le système naissant de la science moderne, commençant
-ainsi à s'étendre de l'étude de l'univers à
-celle de l'homme lui-même, par l'interposition
-naturelle de la physique moléculaire. Cette extension
-nécessaire n'était pas moins essentielle,
-sous le rapport social, pour consolider l'existence
-de la nouvelle classe spéculative, en y agrégeant
-spontanément la corporation des médecins, qui,
-de leur subalternité presque servile chez les anciens,
-s'étaient déjà élevés, au moyen-âge, à une
-puissante influence privée, bientôt rivale de l'influence
-sacerdotale. Malgré les graves obstacles
-que l'adhérence trop intime et trop prolongée de
-la science biologique à l'art médical oppose, de
-nos jours, à leur perfectionnement respectif, suivant
-les explications de la quarantième leçon,
-cette inévitable confusion n'en était pas moins
-d'abord indispensable pour assurer la continuité
-des travaux anatomiques avant l'érection d'aucun
-<span class="pagenum" id="Page_256">256</span>
-établissement théorique. On sait d'ailleurs comment
-les conceptions astrologiques et alchimiques
-étaient intimement liées à des conceptions analogues,
-douées, à tous égards, des mêmes avantages
-provisoires, envers cette troisième branche
-fondamentale de la philosophie naturelle, dont
-l'essor naissant dut être si longtemps soutenu par
-l'énergique chimère d'une médication universelle,
-tendant aussi, soit à introduire spécialement le
-principe de l'invariabilité des lois physiques dans
-les phénomènes les plus compliqués, soit à suggérer
-d'audacieuses espérances sur l'action rationnelle
-de l'homme pour modifier utilement son
-propre organisme: double aspect sous lequel commençait
-à se manifester dès-lors, comme relativement
-aux deux autres ordres de phénomènes,
-l'incompatibilité radicale entre l'esprit scientifique
-et l'esprit religieux<a name="FNanchor_14" id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a>.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_14" id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label"><b>Note 14</b>:</span></a>
-Cette incompatibilité est déjà, sous ce rapport, nettement formulée
-par un fameux adage latin sur l'impiété des médecins, devenu presque
-proverbial vers la fin de cette première phase, suivant la judicieuse
-observation de Barthez.</p>
-
-<p class="sep1">Dans la progression scientifique, comme dans
-la progression esthétique, la seconde phase constitue
-certainement la période la plus décisive de
-l'évolution moderne, surtout à cause de
-<span class="pagenum" id="Page_257">257</span>
-l'admirable mouvement qui, de Copernic à Newton, a
-posé les bases définitives du vrai système des connaissances
-astronomiques, bientôt devenu le type
-fondamental de l'ensemble de la philosophie naturelle.
-Conformément à ce que nous avons reconnu
-pour les deux autres progressions positives, nous y
-voyons aussi l'essor scientifique, jusque alors essentiellement
-spontané, commencer à recevoir habituellement
-des divers gouvernemens européens des
-encouragemens plus ou moins systématiques, graduellement
-déterminés, soit par l'ascendant spéculatif
-directement résulté du développement antérieur,
-soit par l'aptitude pratique que cet exercice
-préliminaire avait déjà suffisamment annoncée, et
-d'après laquelle le nouvel art de la guerre, aussi bien
-que la marche rapide de l'industrie, devaient alors
-solliciter activement le progrès des doctrines mathématiques
-et chimiques. Toutefois, en vertu des motifs
-ci-dessus indiqués, ce système de protection se
-forme bien plus lentement que celui des beaux-arts,
-et c'est seulement vers la fin de cette nouvelle phase
-qu'il s'établit d'une manière vraiment convenable,
-surtout en France et en Angleterre, reposant
-sur l'importante création des académies
-scientifiques, dont la principale influence devait
-donc se rapporter à la phase suivante. Mais,
-quelque imparfaits que fussent d'abord ces
-<span class="pagenum" id="Page_258">258</span>
-encouragemens, l'influence effective n'en était pas
-moins très précieuse, pour soutenir la science
-naissante dans la crise vraiment décisive qui allait
-résulter de son inévitable conflit avec le système
-entier de l'ancienne philosophie théologico-métaphysique,
-d'où elle devait alors se dégager irrévocablement.
-La nature de cette lutte indispensable
-indique d'ailleurs clairement que la science
-n'y pouvait être, en général, utilement protégée
-que par les seuls pouvoirs temporels, spontanément
-étrangers aux graves animosités abstraites
-du pouvoir spirituel, soit théologique, soit même
-métaphysique, dont il fallait subir le redoutable
-antagonisme: en sorte que, comme l'art, et comme
-l'industrie, la science avait aussi, d'une manière encore
-plus directe peut-être, un haut intérêt spécial
-à l'établissement de la grande dictature temporelle,
-monarchique ou aristocratique, dont la
-consolidation graduelle constituait la destination
-la plus immédiate du mouvement politique propre
-à cette seconde phase. Aucune autre progression
-élémentaire ne peut aussi clairement indiquer que
-si, par une hypothèse heureusement contradictoire,
-la concentration politique avait pu, au contraire,
-s'accomplir au profit du pouvoir spirituel,
-déjà devenu essentiellement rétrograde, l'évolution
-moderne eût été radicalement impraticable.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_259">259</span>
-Notre comparaison fondamentale des deux principaux
-systèmes de dictature temporelle indique
-encore très nettement, sous ce nouvel et dernier
-aspect, la supériorité essentielle du mode normal
-ou français, sur le mode exceptionnel ou anglais,
-en vertu de motifs fort analogues à ceux précédemment
-indiqués envers les beaux-arts, et seulement
-ici plus prononcés. Car, la science ne pouvant
-ordinairement inspirer aux grands un véritable
-attrait intellectuel, devait bien moins
-compter que l'art sur les encouragemens aristocratiques,
-tandis que la suprématie d'un pouvoir
-central devait lui être habituellement beaucoup
-plus favorable, outre que cette centralisation pouvait
-utilement contenir, à un certain degré, une trop
-grande dispersion ultérieure des spécialités scientifiques,
-qu'il serait aujourd'hui si important de
-régler. On ne saurait douter que les spéculations
-abstraites, dont la science doit être essentiellement
-composée, n'aient dû suivre, en général, un cours
-plus libre et plus élevé sous la dictature monarchique
-que sous la dictature aristocratique, dont
-l'influence, surtout en Angleterre, a trop tendu
-à subordonner les recherches scientifiques aux
-considérations pratiques. Enfin, le premier mode
-devait être, par sa nature, beaucoup plus favorable
-que le second à l'incorporation finale de
-<span class="pagenum" id="Page_260">260</span>
-l'évolution scientifique au système de la politique
-moderne, et tendait aussi à mieux assurer sa propagation
-graduelle chez toutes les classes, en lui
-procurant plus d'influence sur l'éducation générale.
-Toutefois, l'autre système devait être, pour
-la science, comme pour l'art, plus favorable à
-la spontanéité des vocations et à l'originalité des
-travaux, par suite même d'un moindre encouragement
-et d'une direction moins homogène. Il
-faut aussi noter que les graves inconvéniens qui
-lui sont propres, aujourd'hui généralement
-avoués, ne devaient se développer principalement
-que sous la troisième phase, comme je l'expliquerai
-bientôt. Pendant la seconde, ils furent heureusement
-compensés par la première influence de
-l'esprit protestant, qui, sans être, au fond, nullement
-favorable aux recherches spéculatives,
-d'après sa préoccupation caractéristique des conditions
-temporelles, et sans être d'ailleurs plus
-compatible que l'esprit catholique contemporain
-avec la tendance finale de l'évolution scientifique,
-constituait alors, d'après son principe
-révolutionnaire du libre examen individuel, un
-état de demi-indépendance mentale très avantageux
-à l'essor correspondant de la philosophie
-naturelle, dont les grandes découvertes astronomiques
-durent, à cette époque, s'accomplir
-<span class="pagenum" id="Page_261">261</span>
-surtout chez des populations protestantes. On voit,
-en sens inverse, là où la nouvelle politique
-rétrograde du catholicisme put prendre un véritable
-ascendant, cette évolution éprouver bientôt
-un funeste ralentissement, dont la cause n'est
-pas équivoque, particulièrement en Espagne,
-malgré les germes très précieux que le moyen-âge
-y avait développés.</p>
-
-<p>Cet admirable mouvement spéculatif, déterminé,
-à travers beaucoup d'obstacles, par un très
-petit nombre d'hommes de génie, dans un milieu
-convenablement préparé, présente, en général,
-deux progressions très distinctes, mais intimement
-solidaires, l'une purement scientifique, ou
-positive, composée des découvertes capitales en
-mathématiques et en astronomie, l'autre essentiellement
-philosophique, et presque toujours négative,
-relative aux efforts, d'abord spontanés, ensuite
-systématiques, de l'esprit scientifique contre
-la tutelle théologico-métaphysique, devenue alors
-vraiment oppressive; cette seconde progression,
-que nous devrons reprendre au sujet de l'évolution
-philosophique proprement dite, ne doit
-être ici considérée que comme indispensable à la
-première. Or, celle-ci, à laquelle l'Allemagne,
-l'Italie, la France et l'Angleterre prirent chacune
-une si noble part, offre pour centre principal
-<span class="pagenum" id="Page_262">262</span>
-l'investigation vraiment fondamentale due
-au génie du grand Kepler, et qui, préparée par
-la découverte initiale de Copernic et par l'utile
-élaboration de Tycho-Brahé, constitue enfin le
-vrai système de la géométrie céleste; tandis que,
-sous un autre aspect, devenue la source nécessaire
-de la mécanique céleste, elle se lie spontanément
-à la découverte finale de Newton, d'après
-la création préalable de la théorie mathématique
-du mouvement par Galilée, indispensablement
-suivi d'Huyghens. Entre ces deux séries, dont
-l'enchaînement est direct, l'ordre historique interpose
-naturellement l'immense révolution mathématique
-opérée par Descartes, et qui, intimement
-liée à son entreprise philosophique,
-vient aboutir, vers la fin de cette seconde phase,
-à la sublime découverte analytique de Leibnitz,
-sans laquelle le résultat newtonien n'aurait pu
-suffisamment devenir le principe actif de l'éminente
-opération réservée à la phase suivante pour
-le développement final de la mécanique céleste.
-Chacune des deux premières séries offre une filiation
-historique assez évidente désormais pour
-qu'il soit inutile d'y insister ici: il est clair que
-la découverte du mouvement de la terre, et
-l'exacte révision de toutes les données astronomiques,
-ne permettaient plus de conserver, avec
-<span class="pagenum" id="Page_263">263</span>
-l'expédient caduque des épicycles, l'antique hypothèse
-des mouvemens circulaires et uniformes,
-enfin directement remplacée par l'heureuse législation
-de Kepler, dernier résultat capital que comportât
-l'application de l'ancienne géométrie; d'un
-autre côté, ce principe ne pouvait conduire à la
-théorie de la gravitation sans la fondation de la
-doctrine abstraite du mouvement curviligne, soit
-libre, soit forcé; mais aussi, d'après une telle
-base, il amenait nécessairement à cette loi générale,
-dont l'invention, ainsi préparée, n'eût pas
-échappé, sans doute, à Jacques Bernoulli, par
-exemple, si Newton l'eût manquée. L'autre série,
-bien plus relative à la méthode qu'à la science,
-et par cela même encore plus éminente, doit être
-naturellement beaucoup moins appréciée du vulgaire
-des géomètres, aujourd'hui si éloignés d'une
-disposition vraiment rationnelle envers les principales
-parties de l'histoire mathématique, et qui
-ne sentent d'ordinaire que les seuls résultats; c'est
-pourquoi une indication plus directe n'y sera pas
-sans importance. Préparée par l'indispensable généralisation
-de l'algèbre, due au génie original
-de Viète, la conception fondamentale de Descartes
-sur la géométrie analytique a constitué, ce
-me semble, la principale création de la philosophie
-mathématique, qui, ouvrant à la fois à la
-<span class="pagenum" id="Page_264">264</span>
-géométrie le champ le plus étendu, et à l'analyse
-la plus heureuse destination, organisait enfin
-la relation élémentaire de l'abstrait au concret,
-sans laquelle les recherches mathématiques tendent
-à une incohérente et stérile activité: aucune
-idée mère ne devait autant influer sur l'ensemble
-des progrès ultérieurs. Sa tendance nécessaire à
-déterminer la création de l'analyse infinitésimale
-me paraît spécialement incontestable: car, en
-obligeant désormais à traiter sous un point de
-vue commun la théorie des courbes quelconques,
-elle a directement conduit aussi à généraliser abstraitement
-les vues primordiales d'Archimède,
-soit quant aux tangentes, soit surtout quant aux
-quadratures; or, les efforts graduellement tentés
-à ce sujet ne pouvaient aboutir qu'à l'admirable
-invention de Leibnitz, si heureusement provoquée,
-pendant la génération intermédiaire, par
-les lumineux essais de Wallis et de Fermat.</p>
-
-<p>Quoique absorbé par toutes ces éminentes opérations,
-l'esprit scientifique dut soutenir, vers le
-second tiers de cette phase, une lutte vraiment
-décisive contre l'ensemble de la philosophie dominante.
-Les découvertes astronomiques de Copernic
-et de Kepler, et même celles de Tycho-Brahé
-sur les comètes, étaient trop directement
-contraires à la nature de cette philosophie, ou
-<span class="pagenum" id="Page_265">265</span>
-même à ses dogmes formels, pour qu'un tel conflit
-pût être longtemps évité, et la science y devait
-enfin combattre, non-seulement la théologie,
-mais encore davantage la métaphysique, plus active
-et plus ombrageuse. Cet antagonisme est déjà
-manifesté, au <span class="cs7">XVI</span><sup>e</sup> siècle, par d'éclatans symptômes,
-et surtout par la mémorable hardiesse de
-Ramus, dont la tragique destinée montrait assez
-que les haines métaphysiques n'étaient pas moins
-redoutables que les haines théologiques. J'ai assez
-indiqué, au vingt-deuxième chapitre, les caractères
-essentiels qui devaient réserver la découverte
-capitale du double mouvement de notre planète
-à devenir le sujet immédiat de la discussion
-principale, quand le grand Galilée eut enfin levé
-le seul obstacle rationnel qui s'opposât à sa propagation
-universelle, tant entravée au siècle précédent,
-et que l'esprit théologico-métaphysique
-devait désormais redouter comme nécessairement
-imminente. L'odieuse persécution qui s'y rattache
-consacrera toujours le souvenir populaire de la
-première collision directe de la science moderne
-avec l'ancienne philosophie. On doit, en effet, regarder
-cette époque comme celle où le principe
-fondamental de l'invariabilité des lois physiques
-a commencé à se montrer incompatible avec les
-conceptions théologiques, dont l'influence
-<span class="pagenum" id="Page_266">266</span>
-constituait dès lors le seul obstacle essentiel à l'entière
-admission de cet indispensable principe, parce
-qu'elle seule neutralisait, à cet égard, l'énergique
-entraînement spontanément produit par une
-longue expérience unanime, comme je l'expliquerai
-davantage au sujet de l'évolution philosophique.
-C'est aussi à l'appréciation directe de
-cette évolution qu'il convient évidemment de
-renvoyer la considération historique des admirables
-tentatives contemporaines de Bacon, et
-surtout de Descartes, pour proclamer enfin les
-caractères essentiels de l'esprit positif, par opposition
-à l'esprit métaphysico-théologique.</p>
-
-<p>Je dois cependant signaler ici, comme directement
-relative à la progression scientifique, l'audacieuse
-conception de Descartes sur le mécanisme
-général de l'univers. Car, en se reportant convenablement
-à la situation correspondante de l'esprit
-humain, il sera facile de reconnaître que
-son ascendant temporaire, à peine étendu pleinement
-à deux générations, et sur la perpétuité
-duquel Descartes ne s'était fait probablement
-aucune grave illusion, dut être provisoirement
-indispensable à l'avénement ultérieur de la saine
-mécanique céleste, alors silencieusement préparée
-par les travaux d'Huyghens, complétant ceux
-de Galilée. On a vu, en effet, au vingt-huitième
-<span class="pagenum" id="Page_267">267</span>
-chapitre, relativement à la théorie fondamentale
-des hypothèses, que, dans le passage définitif de
-l'état métaphysique à l'état vraiment positif, l'éducation
-préliminaire de la raison humaine exige,
-comme une dernière transition, rapide mais inévitable,
-surtout envers les plus importantes conceptions,
-ce régime intermédiaire, où l'intelligence,
-avant de renoncer franchement aux questions
-inaccessibles et aux notions absolues de
-la philosophie primitive, s'efforce d'assujétir ces
-vains problèmes à d'illusoires tentatives de solution
-positive, fondées sur la substitution des
-fluides imaginaires aux entités chimériques, et
-dont toute l'efficacité réelle se réduit à disposer
-enfin notre entendement à la seule habitude
-rationnelle des lois invariables propres
-aux phénomènes correspondans. Toutes les parties
-essentielles de la philosophie naturelle, sauf
-l'astronomie convenablement conçue, nous offrent
-encore, par suite de l'éducation anti-philosophique
-des savans actuels, de trop profonds vestiges
-d'une semblable disposition, pour qu'on
-doive s'étonner qu'elle ait dû alors se manifester
-d'abord au sujet des phénomènes célestes, suivant
-les explications des trois premiers volumes de ce
-Traité.</p>
-
-<p>Cette sommaire appréciation historique de
-<span class="pagenum" id="Page_268">268</span>
-l'évolution scientifique propre à la seconde phase
-devait être ici réduite aux grands progrès mathématiques
-et astronomiques qui en ont principalement
-caractérisé l'ensemble. Toutefois, le dernier
-tiers de cette mémorable période offre une nouvelle
-extension fondamentale de la philosophie naturelle,
-par les travaux vraiment créateurs de
-Galilée sur la barologie, suivis de tant d'heureuses
-découvertes secondaires, et par d'équivalentes
-créations ultérieures en acoustique et en
-optique. En un temps où l'on ne savait encore s'étonner
-que des effets les plus exceptionnels, rien
-n'est surtout plus admirable, rien ne peut mieux
-caractériser la destination de la science moderne
-à régénérer les moindres notions élémentaires,
-que la découverte décisive due au génie du grand
-Galilée, dévoilant enfin, suivant la juste appréciation
-de Lagrange, les lois profondément inconnues
-des plus vulgaires phénomènes, dont l'étude,
-à la fois rattachée à la géométrie et à
-l'astronomie, est si légitimement regardée comme
-le véritable berceau de la physique proprement
-dite. C'est alors que se trouve constituée, entre les
-astronomes et les chimistes, une nouvelle classe
-indispensable, spécialement destinée à développer
-le génie de l'expérimentation, d'après une
-conception corpusculaire très heureusement
-<span class="pagenum" id="Page_269">269</span>
-adaptée à la nature des phénomènes correspondans,
-quoique son irrationnelle extension absolue
-puisse devenir ailleurs très dangereuse aux véritables
-progrès scientifiques, comme je l'ai expliqué
-au quarante-unième chapitre: mais ces inconvéniens,
-alors très éloignés, n'empêchaient nullement
-ni l'utilité immédiate et spéciale d'une telle
-doctrine, ni même son efficacité générale et continue
-contre le vain régime des entités. En considérant
-aussi la division spontanée qui s'établit simultanément,
-d'après la rapide extension des
-deux sciences, entre les purs géomètres et les
-simples astronomes, jusque alors investis de l'un
-et l'autre caractère, on reconnaîtra que l'organisation
-générale du travail scientifique, surtout
-envers la philosophie inorganique, seule alors
-vraiment active, s'effectue déjà sur le même plan
-qu'aujourd'hui, comme le montre clairement le
-peu de changement survenu jusqu'ici dans la
-constitution provisoire des académies, quoiqu'il y
-ait tout lieu de la croire désormais essentiellement
-épuisée, ainsi que je l'indiquerai bientôt.
-Quant aux autres branches fondamentales de la
-philosophie naturelle, il est clair, suivant ma
-théorie hiérarchique, que la chimie, et surtout
-l'anatomie, n'avaient encore pu sortir de l'état
-purement préliminaire, destiné à la seule
-<span class="pagenum" id="Page_270">270</span>
-accumulation des matériaux, quelle qu'ait dû être la
-haute importance ultérieure des nouveaux faits
-dont elles s'enrichirent alors, et principalement
-des immortelles découvertes de Harvey sur la circulation
-et sur la génération, qui imprimèrent
-aussitôt une si active impulsion aux observations
-physiologiques, jusque alors si imparfaites, sans
-que toutefois le temps fût venu de les incorporer
-à aucune véritable doctrine biologique. L'étrange
-hypothèse de Descartes sur l'automatisme des animaux
-montre assez quelle était alors la vraie situation
-des idées physiologiques, désormais ballotées
-entre d'insuffisantes explications mécaniques et
-de vaines conceptions ontologiques, sans pouvoir
-trouver une base rationnelle qui leur fût réellement
-propre.</p>
-
-<p>En terminant cette rapide appréciation historique,
-il ne faut pas négliger de signaler sommairement
-cette seconde phase de l'évolution
-scientifique comme étant celle où l'esprit positif
-devait commencer à manifester en même temps
-son vrai caractère social et sa prépondérance populaire.
-L'heureuse disposition croissante des
-populations modernes à accorder leur confiance
-aux doctrines fondées sur des démonstrations
-réelles, quoique opposées à d'antiques croyances,
-est déjà hautement constatée, vers la fin de cette
-<span class="pagenum" id="Page_271">271</span>
-période, par l'universelle adoption du double
-mouvement de la Terre, un siècle avant que la
-papauté, d'après une inconséquence superflue,
-en eût enfin toléré solennellement l'admission
-chrétienne. C'est ainsi que l'irrévocable dissolution
-graduelle de l'ancienne discipline spirituelle
-était partout accompagnée déjà d'une sorte de
-foi nouvelle, germe élémentaire d'une réorganisation
-ultérieure, et spontanément déterminée,
-sans aucune intervention spéciale, soit par la suffisante
-vérification des prévisions scientifiques,
-soit même par la seule concordance de tous les
-juges compétens, chez les esprits qui, par divers
-motifs quelconques, ne pouvaient directement
-apprécier la validité des démonstrations fondamentales,
-et dont la confiance n'était pas cependant
-plus aveugle, en principe, que celle des différens
-savans les uns pour les autres, quoique son
-exercice dût être plus étendu, à raison du moindre
-accomplissement des conditions logiques d'une
-émancipation active, toujours accessible à quiconque
-voudrait la mériter. De telles habitudes,
-incessamment développées, témoignaient dès-lors
-clairement que l'anarchie provisoire des intelligences
-sur les doctrines morales et sociales ne tenait,
-au fond, à aucun chimérique amour du désordre
-perpétuel, mais uniquement au défaut de
-<span class="pagenum" id="Page_272">272</span>
-conceptions susceptibles de remplir suffisamment
-les obligations de positivité rationnelle, sans lesquelles
-l'esprit moderne était justement résolu à
-refuser désormais son assentiment volontaire.
-Cette aptitude nécessaire de la nouvelle autorité
-mentale à déterminer spontanément la convergence
-à la fois la plus stable et la plus étendue, se
-montre déjà certainement bien plus propre encore
-à l'action scientifique qu'à l'action esthétique;
-puisque celle-ci, malgré son efficacité plus
-énergique et plus immédiate, est gravement entravée
-par les différences de langues et de m&oelig;urs,
-tandis que l'autre, en vertu de la généralité et de
-l'abstraction supérieures des conceptions élémentaires
-qui s'y rapportent, permet évidemment
-la plus vaste communion intellectuelle.
-On pouvait assurément prévoir, dès la fin de
-cette phase, que la foi positive comporterait un
-jour une universalité beaucoup plus complète
-et plus fixe que celle de la foi monothéique aux
-plus beaux temps du catholicisme, dont la circonscription
-territoriale avait dû être, comme je
-l'ai fait voir, gravement restreinte par la nature
-vague et discordante des idées théologiques, où
-l'unité n'a jamais pu s'établir, et surtout durer,
-sans l'assistance continue d'une certaine
-compression artificielle, essentiellement inutile
-<span class="pagenum" id="Page_273">273</span>
-à l'unité scientifique, toujours fondée sur la puissance
-spontanée de la démonstration, nécessairement
-irrésistible à la longue, quoique d'abord
-très peu active. En un temps où les divergences
-nationales étaient encore très énergiques, surtout
-depuis la dissolution générale du lien catholique,
-l'institution des académies vient déjà offrir un
-irrécusable témoignage de la tendance cosmopolite
-propre à l'esprit scientifique, par le noble
-usage qui s'introduit partout d'y admettre des
-membres étrangers, de manière à présenter la
-nouvelle classe spéculative comme éminemment
-européenne: cet heureux caractère est alors plus
-spécialement prononcé en France, où, depuis
-Charlemagne, le génie étranger avait toujours
-reçu un généreux accueil, et quelquefois même,
-par une injuste délicatesse, au détriment du génie
-national. Quant à l'influence de l'évolution scientifique
-sur l'éducation générale, elle commence
-alors à s'y manifester nettement, malgré la conservation
-du système d'éducation organisé, sous
-l'impulsion scolastique, dans la dernière phase
-du moyen-âge, et qui subsiste encore aujourd'hui
-avec de simples modifications accessoires, qui n'en
-changent pas l'esprit: on voit dès lors, en effet,
-ainsi qu'on l'a vu depuis à un degré plus avancé,
-le <i lang="la" xml:lang="la">quadrivium</i> acquérir une importance croissante
-<span class="pagenum" id="Page_274">274</span>
-aux dépens du <i lang="la" xml:lang="la">trivium</i>; et ce progrès eût même
-été déjà plus sensible si le cours officiel de ces
-changemens graduels n'avait fait que suivre fidèlement
-la marche presque unanime des m&oelig;urs
-et des opinions, au lieu d'être souvent dirigé par
-des vues systématiques sur la nécessité de maintenir
-artificiellement l'ancienne éducation, jugée
-indispensable à l'ensemble de la politique rétrograde,
-qui commençait à dominer partout d'une
-manière plus ou moins prononcée, comme je l'ai
-expliqué<a name="FNanchor_15" id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a>.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_15" id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label"><b>Note 15</b>:</span></a>
-Les mémorables efforts des Jésuites, afin de s'emparer alors de
-l'évolution scientifique, ont certainement beaucoup concouru à cette
-propagation des études positives, sans que ces vains projets pussent
-d'ailleurs offrir aucun danger fondamental, en un temps où l'incompatibilité
-mutuelle entre la science et la théologie était déjà trop prononcée
-pour ne pas rendre nécessairement illusoires ces tentatives d'absorption.
-Aussi, malgré les grandes facilités individuelles que cette
-puissante corporation pouvait présenter à l'existence spéculative, toute
-l'habileté de sa tactique n'y a pu réellement jamais produire ou agréger
-un seul homme de génie, parce qu'aucun éminent penseur ne voulait
-subordonner son indépendance mentale à une politique où la science
-était nécessairement subalternisée. Ce n'est pas que la science ne puisse,
-et même ne doive, se lier finalement à des vues vraiment politiques:
-mais il faut que leur caractère soit large et leur destination éminemment
-populaire, au lieu de se rapporter à des intérêts partiels et anti-sociaux;
-il faut enfin, que la politique y soit directement relative au
-propre essor de l'esprit positif, quand il sera assez complétement formé
-pour mériter d'être habituellement envisagé comme le régulateur mental
-des sociétés modernes; ce qui n'est point encore, à beaucoup près,
-suffisamment possible, surtout à défaut de la généralité convenable.</p>
-
-<p class="sep1"><span class="pagenum" id="Page_275">275</span>
-Pendant la troisième phase, l'élément scientifique,
-désormais intimement incorporé à la
-sociabilité moderne, reçoit un accroissement fondamental
-de puissance sociale parfaitement analogue
-à celui que nous avons apprécié envers
-l'élément esthétique, et même encore mieux caractérisé,
-à cause d'une nature plus évidemment
-progressive. Jusque alors la science avait reçu,
-comme l'art, des encouragemens facultatifs,
-quoique déjà systématiques, entraînant toujours
-une sorte d'obligation personnelle; maintenant,
-au contraire, d'après le grand éclat résulté de
-l'admirable mouvement propre à la phase précédente,
-l'active protection des sciences devenait,
-pour tous les gouvernemens occidentaux, un véritable
-devoir, généralement reconnu, et dont
-la négligence eût entraîné un blâme universel,
-sans que son accomplissement normal dût exiger
-habituellement aucune gratitude individuelle, sauf
-la reconnaissance générale toujours due à l'état.
-En même temps, les relations croissantes de la philosophie
-naturelle, surtout inorganique, soit avec
-l'ensemble des procédés militaires, soit avec l'essor
-industriel, devenu le principal objet de la politique
-européenne, déterminent, à cette époque,
-une grande extension dans l'influence sociale des
-sciences, soit par la création d'écoles spéciales où
-<span class="pagenum" id="Page_276">276</span>
-l'éducation scientifique commence à dominer,
-soit par l'institution plus ou moins rationnelle de
-la nouvelle classe directement destinée à la réalisation
-permanente des rapports essentiels entre
-la théorie et la pratique. Aussi, quoique les savans,
-par l'appréciation plus difficile, plus lente,
-et moins populaire, de leurs travaux propres, ne
-pussent ordinairement prétendre à l'heureuse indépendance
-privée que les poètes et les artistes
-commençaient alors à obtenir partout, cependant
-leur nombre beaucoup moindre, et leur coopération
-plus nécessaire à l'utilité publique, tendaient
-déjà à une équivalente consolidation de
-leur existence sociale.</p>
-
-<p>Dans cette nouvelle situation, plus ou moins
-commune à toutes les parties de la grande république
-européenne, on voit se développer au plus
-haut degré, quant à l'évolution scientifique, les
-différences essentielles ci-dessus caractérisées, à
-tant d'autres égards, entre les deux systèmes
-principaux de dictature temporelle; de manière
-à manifester complétement la supériorité naturelle
-du mode monarchique sur le mode aristocratique,
-auparavant neutralisée par les influences
-spirituelles, comme je l'ai expliqué. Subitement
-entraîné du catholicisme à une philosophie pleinement
-négative, en évitant heureusement la
-<span class="pagenum" id="Page_277">277</span>
-transition protestante, l'esprit français retient,
-du moins en partie, de l'ancienne éducation catholique,
-l'instinct de contemplation et de généralité
-qu'elle avait spontanément développé, et
-qui tendait à contenir alors la prépondérance
-trop exclusive des considérations pratiques; en
-même temps, sa nouvelle éducation révolutionnaire
-lui inspire la hardiesse et l'indépendance
-devenues indispensables au libre essor de la philosophie
-naturelle, dès lors incompatible avec l'ascendant
-rétrograde du catholicisme chez les autres
-peuples préservés du protestantisme: en sorte
-que tous les avantages propres à la protection monarchique
-durent alors se réaliser directement, et
-assurer désormais à la France la principale impulsion
-scientifique, qui, dans la phase précédente,
-avait successivement appartenu aussi à
-l'Allemagne, à l'Italie, et à l'Angleterre, sauf la
-seule prépondérance passagère du mouvement
-cartésien. Dans le mode inverse, la dictature aristocratique
-particulière à l'Angleterre y laisse les
-savans essentiellement assujétis à la dépendance
-des protections privées, pendant que l'exorbitante
-préoccupation nationale des intérêts industriels
-n'y permet guère d'apprécier que les découvertes
-spéculatives immédiatement susceptibles d'applications
-matérielles; en même temps, l'esprit
-<span class="pagenum" id="Page_278">278</span>
-protestant, dont la première influence révolutionnaire
-avait, sous la phase précédente, favorisé
-d'abord l'évolution scientifique, alors définitivement
-incorporé au gouvernement, manifeste nécessairement
-son antipathie théologique contre
-l'entière extension du génie positif, après avoir,
-au début de cette troisième phase, tristement signalé
-cette influence, en ternissant, par d'absurdes
-rêveries, la vieillesse du grand Newton.
-L'exclusive nationalité qui dès lors caractérise la
-politique anglaise, fait déjà sentir, jusque sur le
-développement des sciences, sa déplorable influence,
-en disposant à n'adopter activement que
-les méthodes et les découvertes indigènes; comme
-on le voit clairement, envers les sciences mathématiques
-elles-mêmes, malgré leur universalité
-plus éclatante, soit par la répugnance à l'introduction
-usuelle de la géométrie analytique, encore aujourd'hui
-trop peu familière aux écoles anglaises,
-soit par l'obstination analogue contre l'emploi des
-formes et des notations purement infinitésimales,
-si justement préférées partout ailleurs<a name="FNanchor_16" id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a>. Ces
-<span class="pagenum" id="Page_279">279</span>
-irrationnelles dispositions sont d'autant plus choquantes
-qu'elles forment un étrange contraste avec
-l'admiration exagérée dont la France était dès lors
-saisie pour le génie de Newton, par suite de la réaction
-nécessaire contre l'hypothèse des tourbillons,
-en faveur de la loi de la gravitation; on sait comment
-cette transformation conduisit, et concourt
-aujourd'hui, à méconnaître, avec une sorte d'ingratitude
-nationale, l'éminente supériorité de
-notre incomparable Descartes, dont le génie, à la
-fois scientifique et philosophique, n'a réellement
-<span class="pagenum" id="Page_280">280</span>
-trouvé ensuite d'autres dignes rivaux que le grand
-Leibnitz, et de nos jours l'immortel Lagrange,
-si peu compris encore du vulgaire des géomètres.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_16" id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label"><b>Note 16</b>:</span></a>
-Au début de cette phase, cette tendance irrationnelle et ombrageuse
-me semble fortement marquée dans la célèbre controverse à
-laquelle donna lieu, entre l'Angleterre et l'Allemagne, la priorité
-d'invention de l'analyse infinitésimale. Cette longue querelle, déjà si
-bien sentie par Fontenelle, et ensuite si bien jugée par Lagrange, dont
-l'éminente décision, aussi impartiale que rationnelle, ne trouve plus
-aucune opposition quelconque, offrit pendant presque tout son cours,
-un mémorable contraste entre la rectitude et la loyauté de Leibnitz
-ainsi que de la plupart de ses partisans, et les injustes subtilités de la
-polémique anglaise. La conduite de Newton, en cette grave occasion,
-fut assurément très peu honorable: puisque, d'un seul mot, il pouvait
-terminer cette scandaleuse discussion, en se déclarant personnellement
-convaincu, comme il ne pouvait manquer de l'être, de la parfaite
-originalité de Leibnitz, la sienne n'étant pas d'ailleurs contestée: or,
-ce mot, pressé de le dire, il ne le prononça jamais, en évitant toutefois,
-par un silence trop prudent, qu'on pût lui reprocher formellement
-aucune articulation contraire. J'espère que cette juste improbation
-ne sera point attribuée à de vaines préventions nationales, dont je
-me suis montré, j'ose le dire, pleinement affranchi, comme l'ont noblement
-signalé les illustres critiques d'Édimbourg, dans leur bienveillant
-examen des deux premiers volumes de ce Traité, en juillet 1838:
-d'ailleurs, pour une controverse où la France était parfaitement désintéressée,
-il serait difficile, ce me semble, de soupçonner l'impartialité
-historique d'un Français jugeant, après plus d'un siècle, une discussion
-scientifique entre l'Angleterre et l'Allemagne.</p>
-
-<p class="sep1">Quant au mouvement scientifique propre à cette
-troisième phase, sans pouvoir offrir une originalité
-aussi fondamentale que sous la phase précédente,
-il présente cependant une éminente portée, bien
-supérieure à celle du mouvement esthétique correspondant,
-et qui laissera toujours subsister des
-créations capitales, dues à des penseurs nullement
-inférieurs à leurs prédécesseurs, quoique appliqués
-à des difficultés d'une autre nature. En considérant
-d'abord, suivant notre hiérarchie, les
-sciences mathématiques, par lesquelles, en effet,
-s'établit le mieux la filiation des deux phases, on y
-doit distinguer deux principales séries de progrès:
-l'une, relative au principe newtonien, pour la
-construction graduelle de la mécanique céleste, et
-qui donne lieu naturellement à l'essor des diverses
-théories essentielles de la mécanique rationnelle;
-l'autre, d'ailleurs intimement liée à celle-ci, remonte
-à l'impulsion analytique de Leibnitz, émanée
-de la grande révolution cartésienne, et détermine
-l'admirable développement de l'analyse
-mathématique, ordinaire ou transcendante, tendant
-à généraliser et à coordonner toutes les conceptions
-géométriques et mécaniques. Dans la
-<span class="pagenum" id="Page_281">281</span>
-première série, Maclaurin, et surtout Clairaut,
-établissent d'abord, au sujet de la figure des planètes,
-la théorie générale de l'équilibre des
-fluides, pendant que Daniel Bernoulli construit
-suffisamment la théorie des marées; ensuite, d'Alembert
-et Euler, relativement à la précession
-des équinoxes, complètent la dynamique des solides,
-en constituant la difficile théorie du mouvement
-de rotation, en même temps que le
-premier fonde, d'après son immortel principe,
-le système analytique de l'hydrodynamique, déjà
-ébauchée par Daniel Bernoulli; enfin, Lagrange
-et Laplace complètent la théorie fondamentale
-des perturbations, avant que le premier se consacrât
-surtout aux éminens travaux de philosophie
-mathématique qui devaient le mieux caractériser
-son puissant génie, comme je l'indiquerai au chapitre
-suivant. La seconde série est essentiellement
-dominée par la grande figure d'Euler, dévouant
-sa longue vie et son infatigable activité à
-l'extension systématique de l'analyse mathématique,
-et à développer l'uniforme coordination
-que sa prépondérance devait introduire dans l'ensemble
-de la géométrie et de la mécanique, où
-jusque alors son intervention avait été secondaire
-ou passagère: succession à jamais mémorable de
-spéculations abstraites, où l'analyse développe
-<span class="pagenum" id="Page_282">282</span>
-enfin toute sa puissante fécondité, sans dégénérer
-en un dangereux verbiage, tendant à dissimuler,
-sous des formes trop respectées, une profonde
-stérilité mentale, ainsi qu'on l'a vu depuis très
-fréquemment, par suite de l'esprit antiphilosophique
-qui distingue aujourd'hui la plupart des
-géomètres. En considérant l'ensemble de ce double
-mouvement mathématique, on ne peut s'empêcher
-de noter comment l'Angleterre y trouva la juste
-punition de l'étroite nationalité scientifique qu'elle
-avait tenté de se constituer, suivant les deux exclusions
-connexes ci-dessus signalées: car, il en
-résulta directement que, même pour la première
-progression, les savans anglais ne purent prendre
-en général, sauf le seul Maclaurin, qu'une part
-très secondaire à l'élaboration systématique de la
-théorie newtonienne, dont le développement et
-la coordination analytique durent presque uniquement
-appartenir à la France, à l'Allemagne,
-et enfin à l'Italie, si dignement représentée par
-le grand Lagrange.</p>
-
-<p>L'ensemble de la physique proprement dite,
-ébauché, sous la phase précédente, surtout par
-la création des deux branches qui se rattachent à
-l'astronomie, c'est-à-dire la barologie et l'optique,
-se complète alors par l'élaboration scientifique de
-la thermologie et de l'électrologie, qui la lient
-<span class="pagenum" id="Page_283">283</span>
-directement à la chimie: la première branche, en
-effet, commence alors à se dégager du vain régime
-des entités chimériques et des fluides imaginaires,
-d'après la lumineuse découverte de Black sur les
-changemens d'état; la seconde, d'abord popularisée
-par les ingénieux travaux de Franklin, acquiert
-ensuite une certaine rationalité par les
-judicieuses recherches de Coulomb, avant d'avoir
-été altérée par l'abus de l'analyse mathématique.
-Quant à l'astronomie pure, réduite à la géométrie
-céleste, elle perd nécessairement la prépondérance
-fondamentale qu'elle avait dû conserver jusque
-alors, par suite de la systématisation de la mécanique
-céleste, tendant à suggérer à priori les principales
-lois relatives aux perturbations du mouvement
-elliptique: aussi, parmi beaucoup d'illustres
-observateurs, l'astronomie ne compte-t-elle alors
-qu'un seul homme d'un vrai génie, le grand
-Bradley, dont l'admirable élaboration sur l'aberration
-de la lumière constitue certainement
-le plus beau travail dont cette science puisse s'honorer
-depuis Kepler.</p>
-
-<p>Malgré le juste éclat de ces divers ordres de
-travaux scientifiques, on doit regarder, ce me
-semble, la création de la véritable chimie comme
-surtout destinée à caractériser cette phase avec
-plus d'originalité qu'aucune autre évolution
-<span class="pagenum" id="Page_284">284</span>
-quelconque. Jusque alors bornée à une mystérieuse
-accumulation de faits, dominée par les entités alchimiques,
-la chimie, vers le milieu de cette période,
-subit une transformation mémorable,
-quoique purement provisoire, qui me semble fort
-analogue à la préparation philosophique que l'hypothèse
-des tourbillons avait opérée, un siècle auparavant,
-pour la mécanique céleste: tel est l'office
-préliminaire, aujourd'hui trop méconnu, de la
-célèbre conception de Stahl, précédée de la tentative
-trop mécanique de Boërhaave, et déterminant
-une marche beaucoup plus rationnelle dans
-l'ensemble des recherches chimiques, surtout
-entre les mains de Bergmann et ensuite de Schéele.
-Préparée, sous cette influence transitoire, par les
-expériences capitales de Priestley et de Cavendish,
-l'élaboration décisive du grand Lavoisier vint enfin
-élever la chimie au rang des véritables sciences,
-d'après une théorie admirablement conçue,
-quoique une exploration plus étendue dût bientôt
-lui ravir un ascendant, dont l'éminente rationnalité
-n'est pas encore, à beaucoup près, dignement
-remplacée. Aussi intermédiaire, à divers
-égards, quant à la méthode que quant à la doctrine,
-entre la philosophie purement inorganique et la
-philosophie vraiment organique, cette nouvelle
-science vient heureusement compléter l'ensemble
-<span class="pagenum" id="Page_285">285</span>
-de l'étude fondamentale du monde extérieur par
-l'institution normale d'un ordre de spéculations
-physiques sur lequel l'esprit mathématique proprement
-dit ne peut réellement exercer aucun
-empire immédiat, si ce n'est à titre d'éducation:
-ce qui a heureusement érigé dès lors, même quant
-à la nature morte, un puissant abri contre l'imminente
-invasion d'un tel esprit, qui, après avoir
-nécessairement fondé la philosophie naturelle,
-tend, par une irrationnelle exagération, à en altérer
-radicalement l'essor ultérieur, jusqu'à ce
-que la construction finale d'une philosophie
-pleinement positive vienne directement contenir
-cette dangereuse intervention, en réduisant, autant
-que possible, l'esprit purement mathématique
-à sa vraie destination, comme je l'ai expliqué
-dans les trois premiers volumes de ce Traité.</p>
-
-<p>Quoique la grande science biologique n'ait pu recevoir
-que de nos jours sa vraie constitution rationnelle,
-encore si imparfaite et si chancelante, il importe
-de signaler, pendant cette troisième phase,
-l'admirable mouvement préparatoire dont elle devient
-alors l'objet, en résultat général des divers
-essais isolés propres aux deux phases précédentes.
-Les trois aspects essentiels, taxonomique, anatomique,
-et physiologique, dont la combinaison permanente
-caractérise ses spéculations fondamentales, y
-<span class="pagenum" id="Page_286">286</span>
-donnèrent lieu à d'éminentes élaborations indépendantes,
-essentiellement provisoires par cela même
-qu'elles n'étaient point dirigées d'après des principes
-communs, mais destinées à faire enfin dignement
-ressortir le véritable esprit de chacun
-d'eux: nettement dévoilé, pour le premier, par
-les admirables conceptions du grand Linné succédant
-aux heureuses inspirations de Bernard de
-Jussieu; quant au second, par la suite des analyses
-comparatives de Daubenton, ultérieurement
-rationnalisée suivant les vues générales de Vicq-d'Azyr;
-et enfin, pour le troisième, par l'exploration
-fondamentale de Haller, suivie de
-l'ingénieuse expérimentation de Spallanzani.
-Conjointement à cette triple préparation, le
-génie, éminemment synthétique et concret, de
-notre grand Buffon caractérisait avec énergie les
-principales relations encyclopédiques propres à
-la science des corps vivans, et faisait surtout
-sentir l'intime solidarité qui la distingue, en
-même temps que sa haute destination morale et
-sociale, spécialement signalée d'ailleurs par les
-utiles indications secondaires de Georges Leroy
-et de Charles Bonnet: toutefois, en relevant dignement
-la mémoire scientifique et philosophique
-de Buffon, que d'envieux détracteurs ont tenté
-de réduire au simple mérite littéraire, l'impartiale
-<span class="pagenum" id="Page_287">287</span>
-postérité n'oubliera jamais son aveugle obstination
-à méconnaître l'importance capitale des conceptions
-taxonomiques, dont les travaux de son
-illustre émule suédois pouvaient si bien lui manifester
-la vraie nature et l'indispensable destination.
-Au reste, rien de définitif, en philosophie
-biologique, ne pouvait encore sortir d'une
-époque où, non-seulement la hiérarchie animale
-n'était entrevue que d'une manière vague et empirique,
-mais où même la notion élémentaire de
-l'état vital restait radicalement confuse et incertaine,
-puisque, des deux élémens inséparables
-du dualisme fondamental qui le constitue, le
-plus caractéristique et le plus varié était alors
-totalement subordonné à l'autre, dont l'influence
-plus simple devait être mieux saisissable; ce qui
-donna lieu à tant d'irrationnelles exagérations
-sur la prépondérance absolue des milieux biologiques,
-comme si l'organisme était à la fois purement passif
-et indéfiniment modifiable: cette
-vicieuse tendance, si prononcée chez tous les
-penseurs du siècle dernier, conduisit spécialement
-Montesquieu à ses célèbres aberrations sur l'action
-sociale des climats. Néanmoins, il importait
-de signaler ici la première élaboration vraiment
-scientifique de la philosophie organique, qui,
-outre son extrême importance directe, est si
-<span class="pagenum" id="Page_288">288</span>
-heureusement destinée, de sa nature, à mettre
-enfin un terme indispensable à l'esprit de spécialité
-dispersive émané de la philosophie inorganique,
-dont le sujet inerte comporte une décomposition
-presque illimitée, tandis que l'étude de
-la vie pousse nécessairement à la régénération
-de l'esprit d'ensemble, par l'indivisible connexité
-de ses divers aspects, dont la division provisoire
-et artificielle ne peut longtemps dissimuler la
-nécessité finale de leur coordination nécessaire.
-Quoique l'imitation trop servile du régime logique
-propre aux sciences déjà formées, ait dû
-d'abord engager naturellement les diverses spéculations
-biologiques dans une marche trop peu
-conforme à leurs vraies conditions caractéristiques,
-il n'est pas douteux cependant que leur développement
-ultérieur devait finir par dévoiler spontanément
-une obligation aussi fondamentale, de manière
-à modifier convenablement le mode primitif,
-comme on commence à l'apercevoir aujourd'hui,
-sans que toutefois une transformation aussi contraire
-à la prépondérance actuelle de la philosophie
-inorganique puisse être suffisamment réalisée autrement
-que sous l'ascendant général de la vraie
-philosophie positive, dont j'ai osé, le premier, entreprendre
-enfin la construction directe, d'après
-l'ensemble des différens matériaux antérieurs.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_289">289</span>
-En appréciant, au cinquante-troisième chapitre,
-la première apparition du véritable génie
-scientifique, à la fois spéculatif et abstrait, par
-les spéculations mathématiques des Grecs, j'ai
-convenablement expliqué pourquoi il avait dû
-être d'abord éminemment spécial, comme surgissant
-dans un milieu, philosophique et social,
-profondément hétérogène à sa nature, laquelle
-n'aurait pu recevoir son développement caractéristique
-sans l'indispensable isolement continu
-des contemplations devenues positives envers
-toutes celles qui restaient théologiques ou même
-métaphysiques. Or, les diverses branches fondamentales
-de la philosophie naturelle n'ayant pu
-passer simultanément à l'état positif, et leur essor
-initial ayant dû s'opérer, à de longs intervalles,
-suivant la loi hiérarchique établie au début de
-ce Traité, il est clair que cette même nécessité
-primitive devait toujours subsister, quoique avec
-une intensité décroissante, jusqu'à ce que tous
-les aspects élémentaires eussent ainsi été successivement
-assujettis à une positivité rationnelle, ce
-qui n'existe point encore envers les études sociales,
-excepté dans cet ouvrage. L'esprit de
-spécialité, devenu de plus en plus dispersif à
-mesure que la philosophie inorganique s'était
-décomposée, restait donc en suffisante harmonie
-<span class="pagenum" id="Page_290">290</span>
-avec les principaux besoins de l'évolution mentale
-sous la phase que nous achevons d'apprécier:
-toutefois, son office, évidemment provisoire, était
-déjà très voisin de son entier accomplissement;
-et son influence, qui, d'après l'anarchie philosophique,
-s'exagérait à l'instant où elle aurait dû
-décroître, commençait alors à devenir dangereuse,
-suivant l'explication précédente, en tendant
-à imprimer à la culture naissante de la
-philosophie organique une impulsion trop exclusivement
-analytique, contraire à sa nature et à
-sa destination. Néanmoins, ces aberrations, seulement
-imminentes, ne pouvaient se développer
-que plus tard, et ne produisaient encore que des
-inconvéniens secondaires; en sorte que cette
-époque peut être envisagée comme le plus bel
-âge de l'esprit de spécialité scientifique, personnifié
-par la constitution des académies, dont les
-membres n'étaient point alors parvenus à oublier
-entièrement la conception fondamentale de Bacon
-et de Descartes, où l'analyse spéciale n'était envisagée
-que comme une préparation nécessaire à une
-synthèse générale, toujours présente aux savans de
-la seconde phase, quelque lointaine que dût leur
-sembler sa réalisation ultérieure. La tendance dispersive
-des travaux de détail fut, à cette époque,
-très heureusement contenue par l'active impulsion
-<span class="pagenum" id="Page_291">291</span>
-générale qui déterminait spontanément les savans,
-comme les artistes, et d'une manière même
-plus efficace quoique moins explicite, à seconder
-le grand ébranlement philosophique propre au
-siècle dernier, et dont la direction anti-théologique
-devait tant sympathiser avec l'instinct
-scientifique: j'ai assez expliqué la puissante consistance
-mentale que cette indispensable opération
-révolutionnaire dut recevoir d'une telle
-assistance permanente, hautement caractérisée
-surtout chez l'éminent géomètre qui fut l'un des
-chefs principaux de cette élaboration dissolvante.
-Malgré sa nature purement négative, qui la
-rendait assurément peu susceptible de constituer
-aucune liaison solide, l'influence provisoire de
-cette philosophie, en vertu de sa seule généralité,
-quelque imparfaite qu'elle dût être, servit réellement,
-à cette époque, à empêcher l'esprit
-scientifique de perdre totalement de vue les considérations
-d'ensemble, qu'on affectait, au contraire,
-de reproduire sans cesse, d'après des
-aperçus plus ou moins superficiels. Par cette
-réaction temporaire, où cette philosophie transitoire
-rendait à la science l'équivalent des services
-qu'elle en recevait, les savans trouvèrent alors,
-comme les artistes, outre une immédiate destination
-sociale, qui les incorporait davantage au
-<span class="pagenum" id="Page_292">292</span>
-mouvement universel, une sorte de supplément
-momentané à l'absence de toute vraie direction
-systématique; tandis que, de nos jours, l'irrationnelle
-prolongation de cette situation mentale,
-maintenant trop arriérée, n'aboutit, au contraire,
-chez les uns et les autres, qu'à justifier ordinairement
-leur déplorable aversion de toute idée
-générale.</p>
-
-<p>Après avoir suffisamment caractérisé l'ensemble
-du développement scientifique depuis le moyen-âge,
-il ne nous reste plus maintenant, pour
-compléter enfin notre indispensable appréciation
-de la progression moderne, qu'à y considérer
-sommairement le mouvement élémentaire de recomposition
-sous un quatrième et dernier aspect
-général, quant à l'évolution philosophique proprement
-dite, en tant que provisoirement distincte
-de l'évolution purement scientifique correspondante,
-jusqu'à ce que l'esprit scientifique
-et l'esprit philosophique, essentiellement identiques
-au fond, aient acquis, l'un la généralité,
-l'autre la positivité, qui leur manquent encore.
-Mais, malgré la nécessité historique de cette distinction
-transitoire, il est clair que notre appréciation
-de la progression scientifique doit nous
-permettre d'abréger beaucoup celle de la progression
-philosophique, dont les diverses phases
-<span class="pagenum" id="Page_293">293</span>
-ont toujours été déterminées par celles de la première,
-à partir de la division fondamentale, organisée
-dans les écoles grecques, entre la philosophie
-naturelle devenue métaphysique, et la
-philosophie morale restée théologique, comme
-je l'ai tant expliqué. En outre, d'après la fusion
-provisoire opérée entre ces deux philosophies, sous
-l'ascendant métaphysique de la scolastique proprement
-dite, pendant la dernière période du
-moyen-âge, nous avons reconnu que l'esprit scientifique
-et ce nouvel esprit philosophique étaient
-restés essentiellement unis jusqu'à la fin de la première
-partie de l'évolution moderne: en sorte que
-nous n'avons plus réellement à considérer le mouvement
-philosophique que sous les deux autres
-phases, où il s'est de plus en plus isolé du mouvement
-scientifique, jusqu'à ce que celui-ci ait
-rempli les conditions qui doivent lui procurer
-une entière suprématie, par une convenable
-prépondérance prochaine de l'esprit d'ensemble
-sur l'esprit de détail, tous deux enfin devenus
-également positifs. Néanmoins, pour que cette
-appréciation puisse être suffisamment caractéristique,
-il faut d'abord revenir brièvement sur ce
-point de départ, dont l'importance historique
-est encore trop peu comprise, afin de mieux déterminer
-la vraie nature de cette philosophie
-<span class="pagenum" id="Page_294">294</span>
-transitoire que, dans le cours des trois derniers
-siècles, la science devait toujours tendre à annuler
-graduellement.</p>
-
-<p>La grande transaction scolastique avait réalisé
-autant que possible, le triomphe social de l'esprit
-métaphysique, dont la profonde impuissance organique
-s'est trouvée ainsi dissimulée, pendant
-quelques siècles, d'après son intime incorporation
-à l'ensemble de la constitution catholique, laquelle,
-par ses éminentes propriétés politiques,
-lui rendit certes un large équivalent de l'assistance
-mentale qu'elle en reçut provisoirement.
-Dès lors, en effet, la philosophie métaphysique,
-toujours bornée auparavant à l'étude du monde
-inorganique, compléta son domaine fondamental,
-en étendant aussi ses entités caractéristiques à
-l'homme moral et social; ce qui produisit, comme
-je l'ai noté, un état, très précaire mais fort remarquable,
-d'apparente homogénéité intellectuelle,
-qui n'avait jamais pu exister encore depuis le partage
-primordial opéré sous la première décadence
-du polythéisme. En acceptant ainsi le dangereux
-secours de la raison, la foi monothéique commençait
-à se dénaturer d'une manière irrévocable,
-aussitôt que, cessant de reposer exclusivement
-sur la spontanéité universelle, liée à une révélation
-directe et continue, elle subit la protection
-<span class="pagenum" id="Page_295">295</span>
-des démonstrations, nécessairement susceptibles
-de controverse permanente et même de réfutation
-ultérieure, qui composaient la doctrine nouvelle
-que, par une étrange incohérence, on qualifiait
-déjà de théologie naturelle. Cette dénomination
-historique caractérise très heureusement la conciliation
-passagère qu'on avait ainsi tenté d'organiser
-entre la raison et la foi, et qui ne pouvait
-réellement aboutir qu'à l'absorption totale de la
-seconde sous la première: car, elle représente le
-dualisme contradictoire alors établi entre l'ancienne
-notion de Dieu et la nouvelle entité de la
-Nature, centres respectifs des deux philosophies
-théologique et métaphysique. L'imminent antagonisme
-de ces deux conceptions générales semblait
-alors devoir être suffisamment contenu par
-le principe fondamental qui, sous l'influence inaperçue
-de l'instinct positif, les subordonnait l'une
-et l'autre à la nouvelle hypothèse d'un Dieu créateur
-primordial de lois invariables, qu'il s'était
-aussitôt interdit de jamais changer, et dont l'application
-spéciale et continue était irrévocablement
-confiée à la Nature; ce qui constitue assurément
-une fiction fort analogue à celle des publicistes
-actuels sur la royauté constitutionnelle. Cette
-étrange combinaison, où l'on tentait de concilier
-le principe théologique avec le principe positif,
-<span class="pagenum" id="Page_296">296</span>
-porte l'empreinte caractéristique de l'esprit métaphysique
-qui l'avait élaborée, et qui s'y était évidemment
-ménagé la plus belle part, en faisant
-désormais de la Nature l'objet des contemplations
-et même des adorations journalières, sauf la stérile
-vénération réservée à la majestueuse inertie
-de la divinité suprême, solennellement réduite à
-une vague intervention initiale, où la pensée devait
-de moins en moins remonter. Jamais le bon
-sens vulgaire n'a pu réellement admettre ces subtilités
-doctorales, qui neutralisaient radicalement
-toutes les idées de volonté arbitraire et d'action
-permanente, sans lesquelles les croyances théologiques
-ne sauraient conserver leur véritable caractère
-fondamental: aussi doit-on peu s'étonner
-que l'instinct populaire poursuivît alors tant de
-docteurs de l'accusation d'athéisme; puisque la
-doctrine transitoire, ainsi qualifiée ultérieurement,
-n'a pu consister au fond qu'à pousser jusqu'à
-l'entière intronisation de la Nature cette première
-restriction scolastique de la conception
-monothéique, comme je l'ai expliqué au chapitre
-précédent. Suivant une inversion vraiment décisive,
-témoignage direct de l'irrévocable décadence
-de toute théologie, ce que d'abord la raison <ins id="cor_5" title="public">publique</ins>
-jugeait impie, semble constituer maintenant
-la disposition la plus religieuse, qu'on s'épuise
-<span class="pagenum" id="Page_297">297</span>
-vainement à produire par de nombreuses démonstrations,
-où j'ai montré l'une des principales
-causes historiques de la dissolution mentale du
-monothéisme. On voit donc que le compromis
-scolastique n'avait effectivement constitué qu'une
-situation profondément contradictoire, dont la
-stabilité était impossible, quoique son influence,
-d'ailleurs inévitable, ait été longtemps indispensable
-au développement fondamental de l'évolution
-scientifique, selon nos explications antérieures.</p>
-
-<p>Aucune discussion spéciale ne peut mieux caractériser
-cette tendance générale que la grande
-controverse scolastique entre les réalistes et les
-nominalistes, si activement prolongée sous la première
-phase moderne, et dont l'ensemble marque
-très nettement la haute supériorité de la métaphysique
-du moyen-âge sur celle de l'antiquité,
-où l'action naissante de l'esprit positif était nécessairement
-beaucoup moindre. La marche progressive
-de ce long débat mesure en effet, avec beaucoup
-d'exactitude, l'accroissement continu de
-l'influence philosophique propre à l'évolution
-scientifique, dont l'essor graduel devait spontanément
-déterminer l'ascendant croissant du nominalisme
-sur le réalisme: car, sous ces formes qui
-semblent aujourd'hui si vaines, commençait alors
-<span class="pagenum" id="Page_298">298</span>
-secrètement la lutte inévitable de l'esprit positif
-contre l'esprit métaphysique, dont le principal
-caractère consiste directement à personnifier des
-abstractions qui ne sauraient avoir, hors de notre
-intelligence, qu'une simple existence nominale.
-Jamais les écoles grecques n'avaient, assurément,
-pu offrir une contestation aussi élevée, ni surtout
-aussi décisive, soit pour ruiner enfin le régime
-des entités, soit même pour faire déjà soupçonner
-la nature éminemment relative de la vraie philosophie.
-Quoi qu'il en soit, il reste évident que l'esprit
-métaphysique et l'esprit positif, presque
-aussitôt après leur triomphe combiné sur l'esprit
-monothéique, dernière modification possible de
-l'esprit religieux, commençaient ainsi à tendre
-vers une irrévocable séparation, qui ne pouvait
-aboutir qu'à l'entier ascendant du second sur le
-premier.</p>
-
-<p>Pendant la première phase de l'évolution moderne,
-nous avons vu, d'un côté, la métaphysique
-occupée surtout de seconder par son action
-critique l'heureuse insurrection du pouvoir temporel
-contre la constitution catholique, tandis
-que, de son côté, la science naissante se livrait
-principalement à l'accumulation préalable des diverses
-observations, sous les inspirations astrologiques
-et alchimiques: en sorte que, malgré
-<span class="pagenum" id="Page_299">299</span>
-leur divergence croissante, aucun grave conflit ne
-pouvait directement surgir entre elles. Mais il n'en
-devait plus être ainsi quand, sous la seconde
-phase, l'ébranlement protestant eut mis, même
-chez les peuples restés nominalement catholiques,
-la philosophie métaphysique en possession presque
-exclusive, ou du moins prépondérante, de l'autorité
-spirituelle qu'elle avait toujours convoitée;
-en même temps que l'esprit scientifique commençait
-à manifester son vrai caractère fondamental,
-par la convergence graduelle de son élaboration
-spontanée vers des découvertes décisives, pleinement
-incompatibles avec l'ensemble de l'ancienne philosophie,
-aussi bien métaphysique que
-théologique. On voit par là comment l'admirable
-mouvement astronomique du <span class="cs7">XVI</span><sup>e</sup> siècle dût nécessairement
-y conduire enfin la science à une opposition
-directe envers la métaphysique, succédant
-partout, sous des formes diverses mais équivalentes,
-à la théologie proprement dite, dont elle
-tendait dès lors à reconstruire, à son profit, l'antique
-domination, à la fois mentale et sociale. Par
-la nature même d'un tel antagonisme, il devait
-d'abord être gravement défavorable à la science,
-comme le prouvent alors tant de tristes exemples,
-analogues à ceux de Cardan, de Ramus, etc.
-Mais l'évolution logique proprement dite est celle
-<span class="pagenum" id="Page_300">300</span>
-de toutes qui peut le moins être efficacement contenue,
-soit parce que la portée n'en peut être ordinairement
-comprise que lorsque son essor est assez
-développé pour surmonter spontanément tous
-les obstacles, soit en vertu de l'assistance involontaire
-qu'elle doit naturellement trouver chez ceux-là
-même qui prétendent lui opposer des entraves
-systématiques. C'est pourquoi la persévérance,
-d'ailleurs mutuellement inévitable, de ce conflit
-décisif, y détermina nécessairement, dans le premier
-tiers du <span class="cs7">XVII</span><sup>e</sup> siècle, l'irrévocable décadence
-du régime des entités, dès lors accomplie envers
-les phénomènes généraux du monde extérieur, et
-par suite plus ou moins imminente relativement à
-tous les autres, à mesure qu'ils deviendraient suffisamment
-accessibles à la positivité rationnelle.</p>
-
-<p>Tous les élémens principaux de la république
-européenne, sauf la seule Espagne, alors engourdie
-par la politique rétrograde, prirent une part
-capitale à cet immense débat, qui constituait enfin
-la première apparition caractéristique de la
-philosophie définitive, et qui, par suite, devait
-exercer une influence fondamentale sur l'ensemble
-des destinées ultérieures de l'humanité. L'Allemagne
-avait doublement déterminé, au siècle précédent,
-cette crise décisive, soit par l'ébranlement
-protestant, soit surtout par les belles découvertes
-<span class="pagenum" id="Page_301">301</span>
-astronomiques de Copernic, de Tycho-Brahé, et
-enfin du grand Kepler: mais, absorbée par les
-luttes religieuses, elle n'y put activement concourir.
-Au contraire, l'Angleterre, l'Italie et la
-France fournirent chacune à cette noble élaboration
-un éminent coopérateur, en y faisant participer
-trois immortels philosophes, dont les génies
-très divers y étaient également indispensables,
-Bacon, Galilée et Descartes, que la plus lointaine
-postérité proclamera toujours les premiers fondateurs
-immédiats de la philosophie positive; puisque
-chacun d'eux en a déjà dignement senti le vrai
-caractère, suffisamment compris les conditions
-nécessaires, et convenablement prévu l'ascendant
-final. Comme l'action de Galilée, inséparable de
-ses admirables découvertes, appartient essentiellement
-à l'évolution scientifique proprement dite,
-il serait superflu de revenir maintenant sur cette
-belle série de travaux qui, tandis qu'on définissait
-ailleurs, par une discussion directe, l'esprit général
-de la nouvelle manière de philosopher, se
-bornait à la caractériser activement, par une
-extension décisive, sans laquelle les préceptes
-abstraits eussent été trop vaguement appréciables.
-Quant aux travaux directement philosophiques de
-Bacon et de Descartes, également dirigés contre
-l'ancienne philosophie, et pareillement destinés à
-<span class="pagenum" id="Page_302">302</span>
-constituer la nouvelle, leurs différences essentielles
-présentent à la fois une remarquable harmonie,
-soit avec la nature propre de chaque philosophe,
-soit avec celle du milieu social correspondant.
-Chacun d'eux établit, sans doute, avec une irrésistible
-énergie, la nécessité d'abandonner irrévocablement
-l'ancien régime mental; tous deux s'accordent
-spontanément à faire nettement ressortir
-les attributs élémentaires du régime nouveau;
-enfin, tous deux proclament hautement la destination
-purement provisoire de l'analyse spéciale
-qu'ils prescrivent impérieusement, mais dont ils
-signalent déjà l'indispensable tendance ultérieure
-vers une synthèse générale, aujourd'hui si déplorablement
-oubliée, à l'époque même que la marche
-nécessaire de l'évolution humaine assigne si clairement
-à son élaboration directe. Malgré cette conformité
-fondamentale, l'indispensable concours
-philosophique de Bacon et de Descartes ne pouvait
-nullement dissimuler l'extrême diversité que
-l'organisation, l'éducation, et la situation avaient
-nécessairement établie entre eux. D'une nature
-plus active, mais moins rationnelle, et, à tous
-égards, moins éminente, préparé par une éducation
-vague et incohérente, soumis ensuite à l'influence
-permanente d'un milieu essentiellement
-pratique, où la spéculation était étroitement
-<span class="pagenum" id="Page_303">303</span>
-subordonnée à l'application, Bacon n'a qu'imparfaitement
-caractérisé le véritable esprit scientifique,
-qui, dans ses préceptes, flotte si souvent
-entre l'empirisme et la métaphysique, surtout envers
-l'étude du monde extérieur, base immuable
-de toute la philosophie naturelle; tandis que Descartes,
-aussi grand géomètre que profond philosophe,
-appréciant la positivité à sa vraie source
-initiale, en pose avec bien plus de fermeté et de
-précision les conditions essentielles, dans cet admirable
-discours où, en retraçant naïvement son
-évolution individuelle, il décrit, à son insu, la
-marche générale de la raison humaine; cette appréciation
-concise sera toujours relue avec fruit,
-même après que la diffuse élaboration de Bacon
-n'offrira plus qu'un simple intérêt historique.
-Mais, sous un autre aspect fondamental, quant
-à l'étude de l'homme et de la société, Bacon présente,
-à son tour, une incontestable supériorité
-sur Descartes, qui, en constituant, aussi bien que
-l'époque le comportait, la philosophie inorganique,
-semble abandonner indéfiniment à l'ancienne méthode
-le domaine moral et social; pendant que
-Bacon a surtout en vue l'indispensable rénovation
-de cette seconde moitié du système philosophique,
-qu'il ose même concevoir déjà comme finalement
-destinée à la régénération totale de l'humanité:
-<span class="pagenum" id="Page_304">304</span>
-différence qu'il faut attribuer, soit à la diversité
-de leurs génies, l'un plus sensible à la rationnalité,
-l'autre à l'utilité, soit à ce que la position du
-premier devait lui faire mieux apprécier qu'au
-second l'état radicalement révolutionnaire de l'Europe
-moderne; double distinction alors correspondante
-à celle entre le catholicisme et le protestantisme.
-On doit toutefois noter, à ce sujet, que
-l'école cartésienne a spontanément tendu à corriger
-les imperfections de son chef, dont la métaphysique
-n'a certainement jamais obtenu, en
-France, l'ascendant qu'y prenait sa théorie corpusculaire;
-au lieu que l'école baconienne a bientôt
-tendu, en Angleterre, et même ailleurs, à
-restreindre les hautes inspirations sociales de son
-fondateur, pour exagérer, au contraire, ses inconvéniens
-abstraits, en laissant trop souvent dégénérer
-l'esprit d'observation en une sorte de stérile
-empirisme, trop aisément accessible à une patiente
-médiocrité. Aussi, quand les savans actuels veulent
-donner une certaine apparence philosophique
-au déplorable esprit de spécialité exclusive qui
-domine parmi eux, on peut remarquer qu'ils affectent
-partout de s'appuyer sur Bacon, et non sur
-Descartes, dont ils ont déprécié même la mémoire
-scientifique; quoique les préceptes du premier ne
-soient cependant pas moins contraires, au fond
-<span class="pagenum" id="Page_305">305</span>
-que les conceptions du second à cette irrationnelle
-disposition, directement opposée au but commun
-que ces deux grands philosophes ont également
-proclamé.</p>
-
-<p>Quelle que fût, dans l'évolution générale de l'humanité,
-l'importance vraiment fondamentale de ces
-deux élaborations convergentes, il est néanmoins
-évident que, ni séparées, ni même réunies, elles ne
-pouvaient aucunement suffire, soit pour la doctrine,
-soit seulement pour la méthode, à constituer réellement
-la philosophie positive, dont le véritable esprit
-ne pouvait alors être suffisamment caractérisé que
-par les études géométriques ou astronomiques, et
-commençait à peine à s'étendre aussi aux plus simples
-théories de la physique proprement dite, sans
-même embrasser déjà l'ensemble élémentaire de
-la science inorganique, puisque la chimie n'y devait
-être convenablement assujétie que vers la fin
-de la phase suivante. On comprend surtout combien
-l'avénement, encore moins préparé, de la
-science biologique était, à cet égard, profondément
-indispensable, comme seul apte à faire dignement
-apprécier la nouvelle manière de philosopher
-sous les aspects les plus nécessaires à son
-extension finale aux conceptions morales et sociales,
-suivant le noble but indiqué par Bacon. Cette
-grande impulsion ne pouvait donc que signaler
-<span class="pagenum" id="Page_306">306</span>
-suffisamment l'introduction décisive d'une philosophie
-nouvelle, montrer vaguement le terme général
-de son essor initial, et faire imparfaitement
-pressentir les conditions principales de sa préparation
-graduelle pendant les deux siècles qui devaient
-précéder son élaboration d'ensemble: ni
-l'un ni l'autre des deux illustres fondateurs n'avait
-alors en vue qu'un développement provisoire,
-destiné à rendre successivement positifs tous les
-divers élémens essentiels des spéculations humaines,
-afin de permettre ultérieurement une systématisation
-définitive, dont aucun d'eux ne supposait
-réellement la possibilité immédiate, quelque
-confusément qu'il en dût concevoir la nature et
-la destination. La situation fondamentale de l'esprit
-humain restait donc encore nécessairement
-transitoire, jusqu'à l'évolution décisive de la
-science chimique, et surtout de la science biologique.
-Pour tout cet intervalle, il n'y avait vraiment
-lieu qu'à modifier, par un dernier amendement
-général, le partage primordial organisé par
-Aristote et Platon entre la philosophie naturelle
-et la philosophie morale, en faisant avancer chacune
-d'elles d'une phase dans le développement
-élémentaire dont la loi sert de base à tout ce Traité,
-mais en continuant à laisser entre elles une divergence
-non moins radicale, et même bien plus
-<span class="pagenum" id="Page_307">307</span>
-prononcée; puisque la première, désormais passée à
-l'état positif, devait être beaucoup plus contradictoire
-envers la seconde, devenue purement métaphysique,
-que lorsque celle-ci était théologique et
-l'autre métaphysique, comme à l'origine de cette
-indispensable séparation provisoire: ce qui devait
-faire aisément prévoir le peu de durée d'une transaction
-aussi incohérente, malgré sa nécessité actuelle.
-Descartes, appréciant une telle situation
-avec plus de profondeur et de netteté que son illustre
-collègue, entreprit directement de régulariser
-cette nouvelle répartition, où il étendit le
-domaine positif autant qu'on pouvait l'oser alors,
-en y faisant rentrer jusqu'à l'étude intellectuelle et
-morale des animaux, d'après sa célèbre hypothèse
-d'automatisme, dont j'ai spécialement indiqué, au
-quarante-cinquième <ins id="cor_6" title="hapitre">chapitre</ins>, l'office momentané,
-sans en dissimuler l'inévitable danger; il ne laissa
-à la métaphysique que le seul domaine qui ne pût
-encore lui être ôté, en la réduisant à l'étude isolée
-de l'homme moral et de la société. Mais, en coordonnant
-ces attributions extrêmes de l'ancienne
-philosophie, son génie éminemment systématique
-l'emporta à leur donner trop d'importance, en
-tentant de leur imprimer une rationnalité plus
-consistante qu'il ne convenait à la dernière fonction
-provisoire d'une doctrine prête à s'éteindre
-<span class="pagenum" id="Page_308">308</span>
-sous la prochaine extension simultanée de l'évolution
-scientifique et de l'ébranlement révolutionnaire:
-aussi cette seconde partie de son élaboration
-philosophique, beaucoup moins en harmonie
-avec l'état fondamental des esprits, n'eut-elle
-point, à beaucoup près, surtout en France, l'éclatant
-succès de la première, même quand <ins id="cor_7" title="Mallebranche">Malebranche</ins>
-s'en fut exclusivement emparé. Quant à
-Bacon, qui n'avait en vue aucun partage méthodique,
-et qui, au contraire, poursuivait surtout la
-régénération des études morales et sociales, il était
-spontanément préservé de toute semblable déviation:
-mais cependant la haute impossibilité, bientôt
-constatée, de rendre déjà positives ces deux
-parties extrêmes du système philosophique, dut
-nécessairement conduire son école à reconnaître
-également, d'une manière plus ou moins explicite,
-le besoin provisoire de la répartition établie,
-ou plutôt modifiée, par Descartes, en évitant ainsi
-toutefois de lui attribuer, en général, une aussi
-vicieuse consistance. La recherche prématurée
-d'une unité encore impossible ne pouvait alors
-aboutir certainement qu'à tout replacer sous l'uniforme
-domination d'une métaphysique plus ou
-moins prononcée, comme le montrèrent avec tant
-d'évidence, à la fin de cette phase, ou au commencement
-de la suivante, les vains efforts,
-<span class="pagenum" id="Page_309">309</span>
-presque simultanés, de Malebranche et de Leibnitz,
-pour établir une entière coordination philosophique,
-l'un d'après sa fameuse prémotion physique,
-l'autre par sa célèbre conception des monades.
-Quoique la seconde tentative fût d'ailleurs beaucoup
-plus progressive que l'autre, en tant
-que fondée sur un principe beaucoup moins théologique,
-toutes deux furent cependant également
-impuissantes à dissoudre réellement la répartition
-fondamentale, quelque contradictoire, et par suite
-provisoire qu'elle dût justement sembler déjà: ce
-qui peut faire spécialement sentir combien devait
-être profonde une telle nécessité transitoire, contre
-laquelle a ainsi échoué l'énergique génie du grand
-Leibnitz.</p>
-
-<p>Tel était donc le premier résultat général de
-la haute impulsion philosophique imprimée par
-Bacon et par Descartes, sous l'influence spontanée
-de l'évolution scientifique: l'esprit positif,
-ayant enfin conquis son émancipation partielle,
-devenait seul maître de la philosophie naturelle
-proprement dite; l'esprit métaphysique, dès lors
-essentiellement isolé, exerçait sur la philosophie
-morale sa vaine domination provisoire, dont le
-terme naturel était déjà appréciable: par là s'est
-trouvée irrévocablement dissoute la systématisation
-passagère qu'avait établie, à la fin du moyen-âge,
-<span class="pagenum" id="Page_310">310</span>
-l'uniforme assujettissement des diverses conceptions
-humaines au pur régime des entités.
-Dès ce moment, il n'a pu réellement exister aucune
-philosophie quelconque, jusqu'à la tentative
-directe que j'ai entreprise dans cet ouvrage pour
-l'organisation totale de la philosophie positive,
-dont tous les élémens principaux m'ont paru assez
-élaborés désormais pour que sa construction finale
-devînt possible, d'après l'extrême extension que je
-m'efforce de lui donner, en y faisant rentrer les
-études sociales, comme Gall y a suffisamment ramené
-les études morales: et, si j'échoue, l'interrègne
-philosophique se prolongera nécessairement
-jusqu'à une plus heureuse élaboration ultérieure.
-Car, pendant tout cet intervalle d'environ deux
-siècles, l'esprit d'ensemble, qui doit essentiellement
-caractériser toute philosophie digne de ce
-nom, quelles qu'en soient la nature et la destination,
-n'a pu véritablement se trouver nulle part;
-pas plus chez ceux qui, continuant à s'appeler
-philosophes, entreprenaient désormais la vaine
-appréciation directe des phénomènes les plus spéciaux
-et les plus compliqués, sans la fonder sur
-celle des phénomènes les plus simples et les plus
-généraux, que chez les savans eux-mêmes qui,
-faisant ouvertement profession d'une spécialité
-alors indispensable, devaient borner leurs
-<span class="pagenum" id="Page_311">311</span>
-recherches préparatoires à l'analyse partielle d'un
-seul ordre de phénomènes. Par suite d'un tel
-isolement, la métaphysique a dû perdre rapidement
-le crédit universel qu'elle avait jusque alors
-conservé, et qui tenait essentiellement à son intime
-solidarité antérieure avec l'évolution scientifique,
-depuis la séparation grecque entre le domaine
-métaphysique et le domaine théologique.
-En même temps, les plus éminens penseurs s'étant
-naturellement tournés vers les sciences,
-sauf un très petit nombre d'immortelles exceptions,
-la philosophie proprement dite, qui, au
-fond, cessait ainsi d'exiger de graves études préparatoires,
-dès lors sans consistance mentale
-entre la science et la théologie, a dû bientôt tomber
-aux mains des simples littérateurs, qui, en
-l'appliquant à la démolition radicale de l'ancienne
-organisation spirituelle, lui ont heureusement
-procuré, sous la troisième phase, une destination
-sociale susceptible de dissimuler momentanément
-sa profonde caducité intrinsèque, comme je l'ai
-suffisamment expliqué. Quant à son activité
-propre et directe, elle s'est dès lors nécessairement
-consumée, comme aujourd'hui, en une
-vaine et fastidieuse reproduction des principales
-aberrations, soit intellectuelles, soit politiques, qui
-avaient agité les anciennes écoles grecques, les unes
-<span class="pagenum" id="Page_312">312</span>
-plus théologiques, les autres plus ontologiques,
-mais toutes presque également vicieuses, et surtout
-pareillement ambitieuses de la chimérique
-théocratie métaphysique que j'ai suffisamment
-appréciée, et dont on vit alors, par suite d'une
-semblable direction mentale, se renouveler, chez
-la plupart de ces philosophes incomplets, l'espoir
-plus ou moins explicite. Les deux cas ont
-même dû offrir cette grave différence que les controverses
-antiques avaient naturellement abouti à
-la systématisation monothéique, dont l'importance,
-surtout sociale, était assurément fondamentale,
-quoique purement transitoire; tandis
-que ces discussions modernes n'étaient réellement
-susceptibles d'aucune issue et ne pouvaient servir
-qu'à empêcher que les élaborations partielles dont
-l'humanité était alors justement préoccupée n'y
-fissent perdre totalement le souvenir de l'esprit
-d'ensemble, qu'il faut, à tout prix, toujours maintenir
-sous une forme quelconque, même seulement
-spécieuse, afin de conserver l'indispensable
-continuité de l'évolution générale. Il serait
-donc superflu d'examiner ici les principales différences
-européennes d'un mouvement métaphysique
-partout devenu désormais essentiellement
-étranger à la marche nécessaire du développement
-humain. Chacun sait d'ailleurs que ces
-<span class="pagenum" id="Page_313">313</span>
-différences ont surtout consisté dans les diverses
-manières d'envisager l'essor abstrait de notre entendement,
-où les uns ont seulement apprécié
-les conditions extérieures, tandis que les autres
-en établissaient exclusivement les conditions intérieures:
-ce qui a constitué deux systèmes, ou
-plutôt deux modes, également irrationnels et chimériques,
-par cela même qu'ils séparaient les
-deux notions de milieu et d'organisme, dont la
-combinaison permanente constitue la base indispensable
-de toute saine spéculation biologique,
-aussi bien envers les phénomènes intellectuels et
-moraux que relativement à tous les autres, comme
-je l'ai pleinement démontré aux quarantième et
-quarante-cinquième chapitres: cette vaine séparation
-n'était, au reste, qu'une inexcusable reproduction
-de l'antique rivalité qui avait divisé
-jadis les écoles opposées d'Aristote et de Platon,
-et que la scolastique avait, au moyen-âge, heureusement
-suspendue. Toutefois, il est juste de
-noter que le premier ordre d'aberrations était, par
-sa nature, moins écarté que le second de la
-marche vraiment normale, puisque, dans l'étude
-préparatoire de tout sujet biologique, l'influence
-du milieu devait naturellement être appréciée
-avant celle de l'organisme, suivant la tendance
-constante de la véritable philosophie, passant
-<span class="pagenum" id="Page_314">314</span>
-toujours du monde à l'homme, afin de procéder
-sans cesse du plus simple au plus complexe: j'ai
-ci-dessus remarqué, en effet, que cette vicieuse
-disposition à s'occuper presque exclusivement des
-influences extérieures s'étendait alors à toutes les
-études physiologiques, sans exception des moins
-difficiles; ce qui doit historiquement atténuer les
-torts primitifs d'une telle métaphysique, en indiquant,
-malgré la gravité de ses dangers ultérieurs,
-qu'elle était alors moins éloignée que sa
-rivale de la vraie direction positive. Quant à la répartition
-européenne de ces deux ordres d'erreurs,
-elle me semble avoir dû finalement correspondre,
-en général, à la division entre le catholicisme et
-le protestantisme, d'après les motifs essentiels
-qui nous ont expliqué, au chapitre précédent, la
-destination naturelle des pays catholiques, et surtout
-de la France, à devenir, sous la troisième
-phase, le principal siége de l'élaboration négative,
-dirigée par un esprit métaphysique nécessairement
-plus critique et dès lors plus rapproché
-de l'esprit positif; tandis que, chez les populations
-protestantes, l'esprit métaphysique, désormais profondément
-incorporé au gouvernement, avait dû
-remonter davantage vers l'état purement théologique,
-et, par suite, procéder, au contraire, plus
-explicitement de l'homme au monde, en considérant
-<span class="pagenum" id="Page_315">315</span>
-surtout, dans l'essor mental, les conditions
-intérieures, quelque vicieuse que dût être d'ailleurs
-cette étude, ainsi séparée de toute notion
-réelle de l'organisme humain. Ces tendances respectives
-à l'aristotélisme ou au platonisme avaient
-dû toutefois être précédées, en Angleterre, d'une
-mémorable exception, que j'ai déjà suffisamment
-appréciée, relativement à l'école passagère de
-Hobbes, suivi de Locke, laquelle, sous l'impulsion
-baconienne pour la régénération directe
-des études morales et sociales, avait dû entreprendre
-d'abord une critique radicale, et par conséquent
-aristotélique, dont le développement, et
-surtout la propagation, devaient ensuite s'opérer
-ailleurs.</p>
-
-<p>Avant de quitter cette seconde phase, aussi
-décisive pour l'évolution philosophique que pour
-l'évolution scientifique, j'y dois sommairement
-signaler les premiers germes essentiels de la rénovation
-finale de la philosophie politique, que
-Hobbes et Bossuet me semblent avoir directement
-préparée, vers la fin de cette mémorable période,
-dont le début avait été marqué, sous ce rapport,
-par quelques heureux essais partiels de Machiavel,
-afin de rattacher à des causes purement naturelles
-l'explication de certains phénomènes politiques,
-quoique son énergique sagacité ait été
-<span class="pagenum" id="Page_316">316</span>
-essentiellement neutralisée par une appréciation
-radicalement vicieuse de la sociabilité moderne,
-qu'il ne put jamais distinguer suffisamment de
-l'ancienne. La célèbre conception politique de
-Hobbes sur l'état de guerre primordial et sur le
-prétendu règne de la force, a presque toujours
-été gravement méconnue jusqu'ici, d'après les
-injustes antipathies indiquées au chapitre précédent;
-mais, en l'étudiant d'une manière convenablement
-approfondie, on sentira que, eu égard
-aux temps, elle a constitué, sous l'obscurité des
-formes métaphysiques, un puissant aperçu primordial,
-à la fois statique et dynamique, de la
-prépondérance fondamentale des influences temporelles
-dans l'ensemble permanent des conditions
-sociales inhérentes à l'imparfaite nature de
-l'humanité; et, en second lieu, de l'état nécessairement
-militaire des sociétés primitives. En se
-rappelant l'active consécration contemporaine
-des fictions métaphysiques sur l'état de nature et
-le contrat social, on sentira, j'espère, l'éminente
-valeur de ce double aperçu, qui déjà tendait à introduire
-énergiquement la réalité au milieu de ces
-hypothèses fantastiques. Quant à la participation
-de notre grand Bossuet à cette préparation initiale
-de la saine philosophie politique, elle est plus évidente
-et moins contestée, surtout d'après son
-<span class="pagenum" id="Page_317">317</span>
-admirable élaboration historique, où, pour la première
-fois, l'esprit humain tentait de concevoir
-les phénomènes politiques comme réellement assujettis,
-soit dans leur coexistence, soit dans leur
-succession, à certaines lois invariables, dont l'usage
-rationnel pût permettre, à divers égards,
-de les déterminer les uns par les autres. Malgré
-que l'inévitable prépondérance du principe théologique
-ait dû profondément altérer une conception
-aussi avancée, elle n'a pu dissimuler son
-éminente valeur, ni même empêcher son heureuse
-influence ultérieure sur le perfectionnement universel
-des études historiques sous la phase suivante;
-on sent, au reste, qu'elle ne pouvait naître alors
-qu'au sein du catholicisme, dont elle constitue la
-dernière inspiration capitale, puisque l'instinct
-négatif empêchait ailleurs toute juste appréciation
-quelconque de l'ensemble de l'évolution humaine.
-Il n'est pas inutile de noter, en outre,
-que la destination spéciale de cette immortelle
-composition concourait spontanément à mieux
-caractériser sa nature, en présentant directement
-l'histoire systématique comme la base nécessaire
-de l'éducation politique.</p>
-
-<p>Cet examen complet de la seconde phase de
-l'évolution philosophique était ici particulièrement
-indispensable pour expliquer convenablement
-<span class="pagenum" id="Page_318">318</span>
-la formation historique d'une situation très
-peu comprise, et qui cependant n'a pu encore
-subir aucun changement essentiel; mais ce travail
-même nous dispense d'insister beaucoup sur
-la troisième phase, qui, sous ce rapport, ne dut
-être, à tous égards, qu'une simple extension de la
-précédente. Dans l'ordre moral, on y remarque
-surtout l'heureuse tendance de l'école écossaise,
-d'après l'indépendance spéculative plus prononcée
-que lui procuraient à la fois son état d'opposition
-presbytérienne au sein de l'organisme anglican,
-et son défaut même de principes propres
-au milieu des vaines controverses sur l'exclusive
-appréciation des conditions extérieures ou intérieures
-de l'essor mental. Car cette école, dont
-toute la valeur était due à l'éminent mérite des
-penseurs qui s'y trouvaient alors rapprochés sans
-aucune liaison vraiment systématique, put, à cette
-époque, utilement tenter de rectifier les graves
-aberrations critiques de l'école française, quoique
-son inconsistance caractéristique ne pût aucunement
-lui permettre d'en arrêter le cours inévitable,
-qui n'a pu être vraiment contenu, comme je
-l'ai montré au quarante-cinquième chapitre, que
-par l'avénement ultérieur de la saine physiologie
-cérébrale. Sous l'aspect purement mental, l'un
-des principaux membres de cette illustre
-<span class="pagenum" id="Page_319">319</span>
-association, le judicieux Hume, par une élaboration
-plus originale sur la théorie de la causalité, entreprend
-avec hardiesse, mais avec les inconvéniens
-inséparables de la scission générale entre la science
-et la philosophie, d'ébaucher directement le vrai
-caractère des conceptions positives. Malgré toutes
-ses graves imperfections, ce travail constitue, à mon
-gré, le seul pas capital qu'ait fait l'esprit humain
-vers la juste appréciation directe de la nature
-purement relative propre à la saine philosophie,
-depuis la grande controverse entre les réalistes et
-les nominalistes, où j'ai ci-dessus indiqué le premier
-germe historique de cette détermination
-fondamentale. On doit aussi noter, à cet égard,
-le concours spontané des ingénieux aperçus de
-son immortel ami Adam Smith sur l'histoire générale
-des sciences, et surtout de l'astronomie,
-où il s'approche peut-être encore davantage du
-vrai sentiment de la positivité rationnelle; je me
-plais à consigner ici l'expression de ma reconnaissance
-spéciale pour ces deux éminens penseurs,
-dont l'influence fut très utile à ma première éducation
-philosophique, avant que j'eusse découvert
-la grande loi qui en a nécessairement dirigé tout
-le cours ultérieur.</p>
-
-<p>Quant à la préparation graduelle de la saine
-philosophie politique, ébauchée, sous la seconde
-<span class="pagenum" id="Page_320">320</span>
-phase, par Hobbes et par Bossuet, comme je
-viens de l'expliquer, on doit d'abord remarquer
-l'heureuse amélioration qui commence, au siècle
-dernier, à s'introduire partout dans les compositions
-historiques, où la marche fondamentale
-du développement social devient de plus en plus
-le but spontané des plus célèbres productions;
-autant du moins que peut le permettre l'absence
-irréparable de toute théorie d'évolution, dont
-l'usage élèvera nécessairement à la dignité scientifique
-des travaux restés jusqu'ici essentiellement
-littéraires, malgré ces utiles modifications, où
-l'école écossaise s'est tant distinguée. Il serait injuste
-d'oublier, à ce sujet, l'élaboration bien plus
-modeste, mais encore plus indispensable, des
-utiles et ingénieux érudits qui, sous la seconde
-phase, et surtout sous la troisième, dévouèrent
-leur infatigable activité à l'éclaircissement partiel
-des principaux points de l'histoire antérieure,
-dans tant d'intéressans mémoires de notre ancienne
-Académie des inscriptions, dans l'importante
-collection du judicieux Muratori, etc. Trop
-dédaignés aujourd'hui de nos savans, dont la
-marche spéciale est, toutefois, en beaucoup d'occasions,
-encore moins rationnelle, ces estimables
-travaux figurent, à mes yeux, pour la préparation
-de la sociologie positive, comme les
-<span class="pagenum" id="Page_321">321</span>
-accumulations analogues de matériaux provisoires,
-sous la première phase, et même sous la seconde,
-pour la formation ultérieure de la chimie et de
-la biologie: c'est uniquement grâce aux lumineuses
-indications, directes ou indirectes, qui
-en sont naturellement dérivées, que la sociologie
-peut maintenant commencer à sortir enfin de
-cet état préliminaire, où toutes les autres sciences
-avaient déjà passé, et s'élever convenablement
-à la positivité systématique que je m'efforce de
-lui imprimer ici.</p>
-
-<p>Malgré l'incontestable utilité de ces diverses
-améliorations, la seule conception capitale qu'on
-doive regarder comme réellement propre à cette
-troisième phase consiste dans la grande notion
-du progrès humain, qui, sous l'ascendant même
-de l'élaboration négative, prépare directement le
-principe d'une vraie réorganisation mentale,
-comme je l'ai expliqué au quarante-septième et au
-quarante-huitième chapitre. Son premier germe
-devait spontanément ressortir, même dès la seconde
-phase, de l'ensemble de l'évolution scientifique,
-qui, plus clairement qu'aucune autre, suggère
-l'idée d'une vraie progression, dont les termes se
-succèdent par une irrécusable filiation nécessaire.
-Aussi, avant la fin de cette phase, Pascal avait-il
-réellement formulé, le premier, la conception
-<span class="pagenum" id="Page_322">322</span>
-philosophique du progrès humain, sous la secrète
-impulsion naturelle de l'histoire générale
-des sciences mathématiques. Toutefois, cette heureuse
-innovation ne pouvait aucunement fructifier
-tant que sa vérification effective restait bornée
-à une seule évolution partielle, quelle qu'en
-fût de plus en plus l'extrême importance: puisqu'il
-faut au moins deux cas pour s'élever, par
-leur rapprochement, à une généralisation durable,
-même envers les plus simples sujets de nos
-spéculations quelconques; et, en outre, un troisième
-cas devient toujours indispensable pour
-confirmer la comparaison primitive. La première
-de ces deux conditions logiques était, à la vérité,
-facilement remplie d'après l'évidente conformité
-de la progression industrielle avec la progression
-scientifique; mais il restait à satisfaire à l'autre condition,
-en vérifiant une telle convergence par une
-convenable appréciation de la troisième évolution
-élémentaire. Car, suivant une étrange coïncidence,
-l'évolution morale et politique, qui présentait,
-au fond, la plus irrésistible confirmation,
-et qui, en effet, au moyen-âge, avait inspiré au
-catholicisme l'ébauche imparfaite de cette notion
-fondamentale, ne pouvait plus être employée
-alors à une semblable démonstration, d'après
-l'inévitable ascendant provisoire du mouvement
-<span class="pagenum" id="Page_323">323</span>
-de décomposition, qui, dès le <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle, disposait
-de plus en plus toutes les classes de
-la société européenne à concevoir comme une
-période de rétrogradation les temps qui, au contraire,
-ont été le plus profondément caractérisés
-par le perfectionnement universel de la sociabilité
-humaine, ainsi que je crois l'avoir pleinement
-établi désormais. On comprend dès lors quelle
-devait être, au début de la troisième phase, l'importance
-vraiment décisive de la grande controverse,
-si heureusement agrandie et rationalisée
-à la fois par l'éminent Fontenelle et le judicieux
-Perrault, à l'occasion de l'aveugle obstination de
-certains classiques français à méconnaître le mérite
-général de la moderne évolution esthétique
-comparée à l'ancienne. L'appréciation extrêmement
-délicate d'une telle comparaison, suivant
-nos explications antérieures, provoquait nécessairement
-une discussion très approfondie, où
-tendaient successivement à s'introduire tous les
-principaux aspects sociaux, malgré les efforts continus
-de Boileau et de ses coopérateurs pour restreindre
-une contestation philosophique dont ils
-se sentaient radicalement incapables de soutenir
-dignement l'extension inévitable. D'après la sage
-direction que Fontenelle, appuyé surtout sur
-l'évolution scientifique, sut habilement imprimer
-<span class="pagenum" id="Page_324">324</span>
-à l'ensemble de cette éminente controverse, quoique
-le sujet primitif du débat restât enveloppé
-d'un doute général qui subsiste encore essentiellement,
-la notion du progrès humain, spontanément
-secondée par l'instinct universel de la civilisation
-moderne, s'établit alors d'une manière
-aussi systématique que pouvait le comporter la
-grande anomalie apparente relative au moyen-âge.
-Cette prétendue exception à la loi du progrès n'a
-pas cessé de se faire sentir jusqu'à présent, malgré
-d'insuffisantes rectifications partielles; et j'ose
-dire qu'elle ne pouvait être convenablement résolue
-que par la théorie fondamentale d'évolution,
-à la fois intellectuelle et sociale, établie,
-pour la première fois, dans cet ouvrage. Néanmoins,
-il serait injuste de ne point signaler spécialement,
-à ce sujet, l'heureuse influence indirectement
-émanée, pendant la seconde moitié de
-la phase que nous achevons d'apprécier, du développement
-spontané de la doctrine critique et
-transitoire qu'on a si improprement qualifiée d'économie
-politique. En effet, cette élaboration
-provisoire, en fixant enfin l'attention générale
-sur la vie industrielle des sociétés modernes,
-quoique avec tous les graves inconvéniens philosophiques
-inhérens à la nature vague et absolue de
-toute conception métaphysique, comme je l'ai
-<span class="pagenum" id="Page_325">325</span>
-indiqué au quarante-septième chapitre, tendit à
-ébaucher l'appréciation historique de la vraie différence
-temporelle entre notre civilisation et celle
-des anciens; ce qui devait ultérieurement conduire
-à se former une juste idée politique de la
-sociabilité intermédiaire, dont la nature propre
-n'aurait pu être autrement aperçue, suivant l'universelle
-obligation logique de ne juger aucun
-état moyen que d'après les deux extrêmes qu'il
-doit réunir. C'est, sans doute, sous l'influence
-d'une telle préparation mentale que l'illustre
-économiste Turgot fut amené, vers la fin de cette
-troisième phase, à construire directement sa célèbre
-théorie de la perfectibilité indéfinie, qui,
-malgré son caractère essentiellement métaphysique,
-servit ensuite de base au grand projet historique
-conçu par Condorcet, sous l'indispensable inspiration
-de l'ébranlement révolutionnaire, selon
-les explications spéciales du quarante-septième
-chapitre, naturellement complétées au chapitre
-qui va suivre. J'ai d'ailleurs suffisamment apprécié
-d'avance, dans cette même quarante-septième leçon,
-avec toute l'importance spéciale que méritait
-une telle exception, la tentative éminemment
-prématurée du grand Montesquieu pour
-concevoir enfin directement les phénomènes sociaux
-comme aussi assujettis que tous les autres
-<span class="pagenum" id="Page_326">326</span>
-à d'invariables lois naturelles: on a dû remarquer
-alors que l'inévitable avortement d'une conception
-trop supérieure à l'ensemble de la phase
-correspondante n'a permis à cette mémorable
-élaboration d'autre influence réelle que celle relative,
-non à l'admirable instinct qui l'avait inspirée,
-mais aux graves aberrations, théoriques
-ou pratiques, qui en accompagnèrent le cours,
-surtout quant à l'action politique des climats, et
-à l'irrationnelle admiration de la constitution
-transitoire propre à l'Angleterre.</p>
-
-<p>Après avoir ainsi totalement apprécié la moderne
-évolution philosophique, depuis son origine
-au moyen-âge jusqu'au début de la grande
-crise française, terme naturel de notre analyse
-actuelle, il est impossible de n'y pas remarquer,
-encore plus clairement qu'envers nos trois autres
-évolutions partielles, que son ensemble, confusément
-composé d'une foule de spécieux débris mêlés
-à quelques matériaux très précieux mais très
-rares et surtout fort incohérens, constitue seulement
-une simple élaboration préliminaire, qui
-ne peut trouver d'issue que dans une ébauche
-directe de la régénération humaine. Quoique cette
-conclusion finale du présent chapitre soit déjà
-résultée séparément de chacune des progressions
-élémentaires propres à la sociabilité moderne, son
-<span class="pagenum" id="Page_327">327</span>
-importance vraiment fondamentale m'oblige à terminer
-ce grand travail en la faisant sommairement
-ressortir de leur rapprochement général,
-par l'indication des lacunes caractéristiques qui
-leur sont communes, et dont j'avais dû préalablement
-écarter la considération explicite, afin de
-ne pas troubler l'examen historique de chaque
-mouvement principal.</p>
-
-<p>Des évolutions purement partielles, essentiellement
-indépendantes les unes des autres, malgré
-leur secrète connexité naturelle, longtemps accomplies
-sous la seule impulsion nécessaire des
-influences spontanément émanées de l'ensemble
-d'une situation sociale généralement méconnue,
-sans aucun sentiment rationnel de leur marche et
-de leur destination, devaient exiger, comme nous
-l'avons pleinement reconnu pour chacune d'elles,
-l'indispensable ascendant d'un instinct continu
-de spécialité plus ou moins exclusive, tendant à
-faire dominer de plus en plus l'esprit de détail sur
-l'esprit d'ensemble, suivant l'appréciation brièvement
-indiquée au titre même de ce chapitre.
-Ce développement isolé et empirique de chacun
-des nouveaux élémens sociaux était évidemment
-le seul possible en un temps où toutes les
-vues systématiques se rapportaient uniquement
-au régime qui devait s'éteindre; en même temps
-<span class="pagenum" id="Page_328">328</span>
-que cette énergique individualité pouvait seule
-permettre aux forces nouvelles de manifester suffisamment
-leur caractère et leur tendance. Mais
-une telle marche, quoique étant à la fois inévitable
-et indispensable, n'en doit pas moins être
-maintenant reconnue comme la principale source
-nécessaire des dispositions anti-sociales propres à
-ces diverses progressions préliminaires, dont le
-cours simultané ne nous a présenté que l'essor
-graduel d'éléments susceptibles de combinaisons
-ultérieures, sans être encore nullement parvenus
-à une association réelle. Cet empirisme dispersif,
-qui devenait sans objet quand l'évolution préparatoire
-était suffisamment accomplie, a dû, au
-contraire, naturellement obtenir dès-lors, d'après
-son activité continue, une prépondérance plus
-prononcée, qui constitue véritablement aujourd'hui
-le plus puissant obstacle à une régénération
-finale, où l'esprit d'ensemble doit, à son
-tour, directement prévaloir. Bien loin de reconnaître
-cette nouvelle nécessité fondamentale, les
-évolutions partielles s'obstinent à maintenir leur
-marche antérieure; et la vaine métaphysique, qui
-dirige encore les spéculations générales, consacre
-dogmatiquement ces diverses aberrations spontanées,
-en s'efforçant d'établir ce désastreux principe
-que ni l'industrie, ni l'art, ni la science, ni
-<span class="pagenum" id="Page_329">329</span>
-même la philosophie, n'exigent et ne comportent,
-dans la sociabilité moderne, aucune véritable organisation
-systématique: en sorte que leur cours respectif
-doit être livré, encore plus qu'auparavant,
-à la seule impulsion des instincts spéciaux. Or,
-rien ne peut mieux caractériser ici le vice fondamental
-de cette pernicieuse conception que de
-compléter sommairement l'appréciation historique
-que nous venons d'établir, en montrant directement
-chacune de nos quatre progressions élémentaires
-comme ayant dû tendre de plus en plus à
-s'entraver radicalement par l'exagération croissante
-de l'empirisme primitif.</p>
-
-<p>Cette tendance est surtout évidente quant à
-l'évolution la plus fondamentale, celle qui devait
-vraiment constituer la société moderne; et c'est
-cependant à son égard que les subtilités doctorales
-ont le plus absolument insisté, au siècle dernier
-aussi bien qu'aujourd'hui, contre toute organisation
-quelconque, dans les diverses doctrines économiques
-construites sous l'ascendant métaphysique
-de l'élaboration négative.</p>
-
-<p>Nous avons, en effet, d'abord reconnu que la
-progression industrielle avait été, à partir du
-<span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle, essentiellement concentrée dans les
-villes, en sorte que l'industrie agricole, une fois
-le servage aboli, n'y avait jamais participé
-<span class="pagenum" id="Page_330">330</span>
-qu'avec une extrême lenteur et à un degré fort incomplet.
-Ainsi, par suite de la spécialité d'essor, l'élément,
-sinon le plus caractéristique, du moins
-certainement le plus fondamental, est resté gravement
-arriéré dans l'évolution temporelle, de
-manière à demeurer, presque partout, beaucoup
-plus adhérent que tous les autres à l'ancienne organisation,
-comme le montre si nettement, par
-exemple, la profonde diversité actuelle entre
-l'industrie rurale et les industries urbaines, quant
-aux relations respectives des entrepreneurs aux
-capitalistes. Nous avons même noté que, chez les
-populations où la compression féodale n'avait pas
-d'abord suffisamment prévalu, la marche opposée
-de l'élément industriel dans les villes et dans les
-campagnes avait souvent provoqué de profondes
-collisions directes. Voilà donc un premier aspect
-capital sous lequel il est évident que l'évolution industrielle
-appréciée dans ce chapitre, attend nécessairement
-une action systématique qui puisse
-établir entre ses divers élémens l'homogénéité
-convenable à leur intime combinaison ultérieure.</p>
-
-<p>En second lieu, et considérant seulement les
-industries urbaines, les seules dont l'essor social
-ait été jusqu'ici suffisant, on voit aisément que,
-par une déplorable conséquence universelle de la
-prépondérance croissante de l'esprit d'individualisme
-<span class="pagenum" id="Page_331">331</span>
-et de spécialité, le développement moral y
-est resté fort en arrière du développement matériel;
-tandis qu'il semble au contraire qu'en acquérant
-de nouveaux moyens d'action, l'homme a
-plus besoin d'en régler moralement l'exercice,
-afin qu'il ne soit nuisible ni à lui ni à la société.
-La nature absolue et immuable de la morale religieuse
-l'ayant forcée, comme je l'ai indiqué, de
-laisser pour ainsi dire en dehors de son empire ce
-nouvel ordre de relations humaines, que son organisation
-initiale n'avait pu suffisamment prévoir,
-il a été tacitement abandonné au simple antagonisme
-spontané des intérêts privés, sauf la
-vaine intervention accessoire de quelques vagues
-maximes générales, dont l'ascendant réel devait
-d'ailleurs rapidement décroître, suivant nos explications
-antérieures, par l'inévitable décadence
-du pouvoir propre à en diriger l'application active,
-et même ensuite par l'irrévocable dissolution
-des croyances nécessairement transitoires qui leur
-servaient de base mentale. C'est ainsi que la société
-industrielle s'est trouvée, chez les modernes,
-radicalement dépourvue de toute morale systématique,
-destinée à une sage régularisation pratique
-des divers rapports élémentaires qui en
-constituent l'existence journalière. Dans les innombrables
-contacts permanens entre les producteurs
-<span class="pagenum" id="Page_332">332</span>
-et les consommateurs, ou entre les différentes
-classes industrielles, et surtout entre les
-entrepreneurs et les ouvriers, il semble convenu
-que, suivant l'instinct primitif de l'esclave émancipé,
-chacun doit être uniquement préoccupé de
-son intérêt personnel, sans se regarder comme
-coopérant à une véritable fonction publique: et
-cette déplorable tendance ressort tellement de
-l'ensemble de la situation moderne, que des économistes,
-d'ailleurs estimés, en ont osé tenter
-l'apologie directe, en s'élevant dogmatiquement
-contre toute systématisation quelconque de l'enseignement
-moral. Rien ne peut mieux caractériser
-un tel désordre que son contraste universel
-avec l'ordre admirable relatif à l'ancienne sociabilité
-militaire, où, sous l'influence prolongée
-d'une puissante organisation, tous les rapports
-étaient soumis à des règles invariables, assignant
-à chacun des devoirs et des droits justement relatifs
-à sa propre participation à l'économie correspondante:
-la constitution actuelle des armées
-offre encore assez de traces de cette antique régularisation
-pour faire immédiatement sentir les
-graves lacunes que présente, sous cet aspect, l'état
-spontané de l'association industrielle, eu égard à
-l'opposition fondamentale des deux sortes d'activité,
-suffisamment indiquée en son lieu.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_333">333</span>
-D'après une appréciation plus spéciale, et non
-moins décisive, il est aisé de reconnaître que l'aveugle
-empirisme sous lequel s'est jusqu'ici essentiellement
-accomplie l'évolution industrielle, y a
-graduellement suscité des difficultés intérieures qui
-tendent directement à entraver son développement
-futur par une sorte de cercle profondément
-vicieux, dont la seule issue possible se trouve dans
-une systématisation convenable du mouvement
-industriel, laquelle est, à son tour, inséparable
-d'une élaboration directe de la réorganisation générale.
-Nous avons, en effet, remarqué, comme un
-caractère essentiel de l'industrie moderne, sa tendance
-croissante à utiliser autant que possible les
-forces extérieures, en chargeant chaque agent,
-même inorganique, de la plus haute élaboration
-que sa nature puisse comporter, et réservant de
-plus en plus l'homme à l'action, principalement
-intellectuelle, convenable à son organisation supérieure.
-Cette disposition nécessaire, déjà sensible
-au moyen-âge, à la suite de l'émancipation personnelle,
-s'est continuellement accrue pendant
-les deux premières phases modernes, et nous l'avons
-vue parvenir à un irrévocable ascendant vers
-le milieu de la troisième phase, par l'emploi étendu
-des machines. Tel est assurément l'aspect le plus
-philosophique de l'industrie, conçue comme
-<span class="pagenum" id="Page_334">334</span>
-destinée, sous les inspirations de la science, à développer
-l'action rationnelle de l'humanité sur le
-monde extérieur: ce qui aboutit, d'une autre part,
-à élever graduellement la condition et même le caractère
-de l'homme, jusque chez les moindres
-classes, en y consacrant l'intervention humaine
-à la seule administration judicieuse des forces matérielles,
-toujours empruntées, autant que possible,
-au milieu même où cette action doit s'accomplir.
-Mais, quelle que doive être l'heureuse influence
-ultérieure de cette grande transformation,
-quand elle deviendra convenablement développable,
-elle a spontanément manifesté une immense
-difficulté intérieure, tenant à la spécialité d'évolution,
-et dont le dénouement doit de plus en
-plus devenir indispensable à la libre extension
-du mouvement industriel. Car, il n'est pas douteux,
-malgré les froides subtilités de nos économistes,
-que cette aveugle extension empirique de
-l'emploi des agens mécaniques est immédiatement
-contraire, en beaucoup de cas, aux plus légitimes
-intérêts de la classe la plus nombreuse, dont les
-justes réclamations tendent nécessairement à susciter
-des collisions de plus en plus graves, tant
-que les relations industrielles sont abandonnées à
-un simple antagonisme physique, par l'absence de
-toute systématisation rationnelle. Pour comprendre
-<span class="pagenum" id="Page_335">335</span>
-suffisamment toute la profondeur d'une telle
-entrave, il faut ajouter que cette influence n'appartient
-pas seulement, comme on le croit d'ordinaire,
-à l'emploi des machines, mais qu'elle
-s'étend, en général, à tout perfectionnement quelconque
-des procédés industriels; de quelque manière
-qu'il puisse être réalisé, il en résulte effectivement
-toujours une diminution correspondante
-dans le nombre des individus occupés, et par suite
-une perturbation plus ou moins grave et plus ou
-moins durable dans l'existence des populations
-ouvrières. Ainsi, par suite de la spécialisation déréglée
-qui devait jusqu'ici présider à la marche de
-l'industrie moderne, son propre essor détermine
-un obstacle permanent, qui ne peut être suffisamment
-neutralisé que sous l'influence d'une systématisation
-judicieuse, destinée à prévenir ou à
-réparer tous les maux qui en sont susceptibles, ou
-même à modérer les embarras insurmontables par
-une sage prévoyance et une résignation rationnelle.</p>
-
-<p>Ces trois ordres de considérations sur les graves
-lacunes de l'évolution industrielle appréciée dans
-ce chapitre, viennent converger spontanément
-vers une douloureuse observation finale, dont la
-justesse est, ce me semble, irrécusable, sur la
-disproportion notable entre ce développement
-spécial et l'amélioration correspondante de la
-<span class="pagenum" id="Page_336">336</span>
-condition humaine chez la majeure partie des populations
-modernes, surtout urbaines. Un loyal
-et judicieux historien anglais, M. Hallam, a convenablement
-établi, de nos jours, que le salaire
-des ouvriers actuels est sensiblement inférieur,
-eu égard au prix des denrées les plus indispensables,
-à celui de leurs prédécesseurs au <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> et
-au <span class="cs7">XV</span><sup>e</sup> siècle: beaucoup d'influences incontestables,
-comme l'extension ultérieure d'un luxe
-immodéré, l'emploi croissant des machines, la
-condensation progressive des ouvriers, etc., expliquent
-aisément ce triste résultat. Ainsi, pendant
-que d'ingénieux progrès procuraient aux plus
-pauvres artisans modernes des commodités inconnues
-à leurs ancêtres, ceux-ci avaient probablement
-obtenu, sous la première phase, et même
-sous la seconde, une plus complète satisfaction
-des premiers besoins physiques. En outre, le
-rapprochement plus fraternel des entrepreneurs
-et des travailleurs, tant que la prépondérance
-des anciennes classes avait contenu suffisamment
-l'ambitieuse tendance des premiers à substituer
-leur domination bourgeoise à celle des chefs féodaux,
-procurait aussi aux populations ouvrières
-une meilleure existence morale, où leur droits
-et leurs devoirs devaient être moins méconnus
-que sous l'ascendant ultérieur du déplorable
-<span class="pagenum" id="Page_337">337</span>
-égoïsme suscité par l'extension croissante d'un
-empirisme dispersif. Plus on approfondira ce
-grand sujet de méditations politiques, mieux on
-sentira, en général, que les intérêts propres des
-classes inférieures concourent spontanément aujourd'hui
-avec les nécessités fondamentales qu'une
-saine analyse historique dévoile irrécusablement
-dans l'évolution préparatoire des sociétés modernes:
-en sorte que le v&oelig;u spéculatif d'une
-réorganisation systématique, loin de constituer
-une vaine utopie philosophique, suivant l'aveugle
-dédain de presque tous les hommes d'état, tend,
-au contraire, à s'appuyer nécessairement sur un
-puissant instinct populaire, qui n'a plus besoin,
-pour être convenablement écouté, que de trouver
-enfin des organes suffisamment rationnels.</p>
-
-<p>Il est donc certain désormais, sous tous les
-aspects principaux, que l'évolution sociale de
-l'industrie moderne n'a pu être jusqu'ici que
-simplement préparatoire: elle a introduit de
-précieux élémens pour un ordre réel et stable,
-mais sans pouvoir aucunement dispenser de l'élaboration
-directe d'une réorganisation ultérieure,
-impérieusement exigée par de graves lacunes destructives,
-tendant à arrêter le mouvement antérieur,
-et tenant à l'esprit de spécialité dispersive
-sous lequel cette préparation avait dû s'accomplir
-<span class="pagenum" id="Page_338">338</span>
-depuis le <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle. Comme ce cas est le plus
-important, et aussi le plus contesté, je devais y
-insister ici de manière à rectifier suffisamment
-les opinions dominantes, afin de mieux caractériser
-l'ensemble de mon appréciation historique.
-Mais il serait totalement superflu d'étendre le
-même travail aux trois parties essentielles de l'évolution
-spirituelle, où les suites funestes de la
-spécialisation déréglée doivent être aujourd'hui
-naturellement évidentes à tout lecteur vraiment
-élevé au point de vue de ce Traité. Dans l'ordre
-esthétique, il est clair que l'art, radicalement
-dépourvu de toute direction générale et de toute
-destination sociale, privé même désormais, comme
-je l'ai montré, du régime factice qui a dirigé son
-activité sous la seconde phase, et enfin fatigué
-d'une vaine reproduction de sa fonction critique
-sous la phase suivante, attend avec impatience
-une impulsion organique susceptible à la fois de
-régénérer sa propre vitalité et de déployer ses
-éminens attributs sociaux: jusque alors réduit à
-une stérile agitation, son essor vague et incohérent
-n'a d'autre résultat permanent que d'empêcher
-l'atrophie et l'oubli de facultés indispensables
-à l'humanité. Quant à la philosophie proprement
-dite, la nullité radicale où elle est tombée, sous
-la troisième phase, par une suite nécessaire de
-<span class="pagenum" id="Page_339">339</span>
-son irrationnel isolement, n'a certes besoin d'aucune
-nouvelle explication: une activité mentale
-qui, par sa nature, ne saurait avoir d'autre destination
-que de développer régulièrement l'esprit
-d'ensemble, se dégrade irrévocablement en se
-réduisant à une spécialité isolée, quelque important
-qu'en paraisse l'objet, et surtout quand
-il est spontanément inséparable du système entier
-des connaissances réelles.</p>
-
-<p>Enfin, relativement à la science, d'où seule
-peut cependant sortir le premier principe d'une
-vraie régénération, d'abord mentale, puis sociale,
-j'ai particulièrement établi, dans les trois premiers
-volumes de cet ouvrage, combien lui est
-devenu funeste, pour chaque branche fondamentale
-de la philosophie naturelle, le régime purement
-spécial longtemps indispensable à son essor
-caractéristique, mais dont nous avons reconnu
-ci-dessus le terme nécessaire. Cette désastreuse
-influence, sur laquelle je devrai naturellement
-revenir au chapitre suivant, a dû même se faire
-d'autant plus sentir, en général, qu'elle s'appliquait
-à une science plus avancée, et surtout dans
-la philosophie inorganique, où la nature du sujet
-permet une spécialisation beaucoup plus dispersive.
-Il suffit, par exemple, de rappeler à cet
-égard les remarques du tome deuxième quant aux
-<span class="pagenum" id="Page_340">340</span>
-fluides fantastiques de la physique actuelle, qui
-n'y sont certainement maintenus, au grand détriment
-de la science, depuis que leur fonction
-transitoire est suffisamment accomplie, que d'après
-la vicieuse éducation des savans, presque
-aussi dépourvus que les artistes de toute direction
-vraiment philosophique, dont la seule pensée répugne
-à leur irrationnel instinct exclusif. Nous
-avons même reconnu que la plus parfaite des
-sciences naturelles proprement dites n'est pas, à
-beaucoup près, exempte de la déplorable influence
-mentale caractéristique d'un tel isolement, qui, y
-laissant spontanément dominer encore l'ancien
-esprit métaphysique, y maintient, à un certain
-degré, une vaine tendance aux notions absolues,
-dont j'ai spécialement signalé le danger scientifique
-au sujet de ce qu'on appelle l'astronomie
-sidérale. La science mathématique, d'après son
-indépendance plus profonde, comportant une
-dispersion plus complète, nous a plus gravement
-manifesté les vices actuels de ce régime purement
-provisoire, qui, par sa vicieuse prolongation, y a
-laissé tant de traces sensibles de l'état métaphysique
-antérieur. Il suffit ici d'indiquer, à ce sujet,
-la mémorable aberration que la seconde phase a
-transmise à la troisième sur la prétendue théorie
-des probabilités, qui, dans son ensemble, sauf les
-<span class="pagenum" id="Page_341">341</span>
-travaux analytiques dont elle a pu être l'occasion,
-ne constitue réellement qu'un déplorable abus de
-l'esprit mathématique, tenant à l'irrationnel isolement
-scientifique des géomètres modernes, qui
-les empêche de sentir la profonde absurdité d'une
-conception directement contraire au principe de
-l'invariabilité des lois naturelles, première base
-nécessaire de toute la philosophie positive. Quoique
-tous ces divers inconvéniens ne fussent point encore
-pleinement développés au temps où s'arrête
-l'appréciation historique du chapitre actuel, ils y
-étaient cependant imminens, comme je l'ai expliqué
-par l'indication même des motifs indirects et
-passagers qui en ont spontanément contenu l'essor
-à la fin de la troisième phase. Il était donc convenable
-de les rappeler ici sommairement, afin d'établir
-nettement, envers l'évolution scientifique
-comme pour toutes les autres, que le régime de
-spécialité sous lequel a dû s'accomplir son développement
-préparatoire est devenu désormais impropre
-à diriger convenablement son essor définitif,
-et tend même directement à entraver ses
-progrès spéculatifs aussi bien que son influence
-sociale: c'est d'ailleurs au chapitre suivant qu'appartient
-l'appréciation directe des principaux
-dangers, intellectuels ou politiques, réalisés aujourd'hui
-par le développement effectif d'une telle
-<span class="pagenum" id="Page_342">342</span>
-anarchie philosophique. Nous devons, en outre,
-noter ici, comme une remarque relative à la troisième
-phase, que, suivant nos explications antérieures,
-la préparation scientifique n'y était pas
-même, à beaucoup près, suffisamment complète,
-puisqu'elle n'avait pu encore faire convenablement
-surgir la science biologique, plus nécessaire
-qu'aucune autre à l'action sociale de la philosophie
-positive: la leçon suivante indiquera naturellement
-la grave influence de cette lacune fondamentale,
-qui a nécessairement prolongé la
-pernicieuse domination de la philosophie métaphysique.</p>
-
-<p class="sep2">Tel est donc le résultat général de l'indispensable
-élaboration historique propre à ce long chapitre:
-dans toute l'étendue de la grande république
-européenne, l'heureux essor préliminaire
-des nouveaux élémens sociaux constitue, depuis
-le moyen âge, un mouvement universel de recomposition
-partielle, destiné à concourir avec
-le mouvement simultané de décomposition politique,
-étudié au chapitre précédent, afin de faire
-sortir, de leur inévitable combinaison, la régénération
-finale de l'humanité; mais, en même temps,
-la spécialité dispersive qui devait caractériser ces
-diverses progressions positives a naturellement
-<span class="pagenum" id="Page_343">343</span>
-tendu à empêcher, chez les classes ascendantes,
-tout développement de l'esprit d'ensemble, pendant
-que la progression négative l'étouffait aussi
-de plus en plus chez les pouvoirs en décadence.
-C'est ainsi que, à l'avénement nécessaire de la
-grande crise préparée par cette double série de
-progrès, aucune vue générale du passé, et par
-suite aucune saine appréciation de l'avenir n'ont
-pu tendre nulle part à éclairer suffisamment une
-situation profondément confuse, qui, après un
-demi-siècle d'orageux tâtonnemens, flotte encore,
-presque autant qu'au début, entre une invincible
-aversion du système ancien et une vague
-impulsion vers une réorganisation indéterminée,
-comme l'établira la leçon suivante, où nous reconnaîtrons
-enfin l'aptitude spontanée de la nouvelle
-philosophie politique à imprimer à cet immense
-ébranlement la direction systématique qui peut
-seule permettre à la fois d'en contenir les imminens
-dangers et d'en réaliser les admirables propriétés.</p>
-
-<hr class="small" />
-
-<div id="Page_344" class="npage"><span class="pagenum">344</span></div>
-
-<div class="figcenter">
- <img src="images/filet-600.jpg" alt="" title="" width="100%" height="13" />
-</div>
-
-<h2 class="nobreak">CINQUANTE-SEPTIÈME LEÇON.</h2>
-
-<p class="hang cs8">Appréciation générale de la portion déjà accomplie de la révolution
-française ou européenne.&mdash;Détermination rationnelle
-de la tendance finale des sociétés modernes, d'après
-l'ensemble du passé humain: état pleinement positif, ou âge
-de la généralité, caractérisé par une nouvelle prépondérance
-normale de l'esprit d'ensemble sur l'esprit de détail.</p>
-
-<div class="figcenter">
- <img src="images/filet-100.jpg" alt="" title="" width="100" height="8" />
-</div>
-
-<p>Le concours fondamental des deux chapitres précédens
-fait spontanément reconnaître que les deux mouvemens
-simultanés de décomposition politique et de recomposition
-sociale, dont la convergence nécessaire devait, depuis
-le <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle, toujours caractériser les sociétés modernes,
-ne pouvaient, malgré leur intime solidarité,
-s'accomplir avec la même rapidité: en sorte que, vers la
-fin de notre troisième phase, la progression négative
-se trouvait déjà assez avancée pour mettre en évidence
-l'imminent besoin de la réorganisation finale, quand
-l'imperfection de la progression positive empêchait encore
-de concevoir suffisamment la vraie nature d'une telle
-régénération. Cette inévitable disparité constitue réellement
-la principale cause de la vicieuse direction
-suivie jusqu'à présent par l'immense crise révolutionnaire
-où devait alors aboutir ce double mouvement
-<span class="pagenum" id="Page_345">345</span>
-universel, et dans laquelle l'esprit critique dut ainsi conserver
-provisoirement un ascendant incompatible avec la
-destination essentiellement organique de la nouvelle
-élaboration européenne. Mais, malgré les graves dangers
-inhérens à une telle discordance radicale entre le principe
-et le but, l'influence, même intellectuelle, et surtout
-sociale, de cet ébranlement vraiment fondamental n'était
-pas moins d'abord aussi pleinement indispensable que sa
-nécessité dut être insurmontable, quoiqu'il n'ait pu manifester
-encore convenablement le vrai caractère qui doit
-lui appartenir dans l'ensemble de l'évolution moderne.
-Sans cette salutaire explosion, dévoilant enfin à tous les
-yeux la décomposition chronique d'où elle résultait,
-l'impuissante caducité du régime ancien serait restée
-profondément dissimulée, de manière à entraver radicalement
-la marche politique de l'élite de l'humanité, en
-écartant toute idée d'une véritable réorganisation, qui
-eût continué à sembler vulgairement aussi superflue qu'impossible;
-tant notre faible intelligence est communément
-disposée à se contenter des moindres apparences organiques,
-pour se dispenser des grands efforts qu'exige
-toujours la conception d'un ordre nouveau. En même
-temps, l'essor progressif des modernes élémens sociaux
-serait demeuré essentiellement inappréciable sous la
-vaine prépondérance des antiques pouvoirs; et l'esprit
-d'ensemble, qui seul manque encore à leur ascension
-finale, n'y aurait jamais pu devenir autrement développable.
-Cette crise décisive était donc indispensable pour
-signaler convenablement à tous les peuples avancés l'avénement
-direct de la régénération finale graduellement
-préparée par le grand mouvement universel des cinq
-<span class="pagenum" id="Page_346">346</span>
-siècles antérieurs: il fallait même qu'une expérience solennelle
-vînt aussi faire immédiatement ressortir l'impuissance
-organique des principes critiques qui avaient présidé
-à la décomposition du système ancien, pour constater suffisamment
-l'insurmontable nécessité d'une nouvelle élaboration
-de la philosophie politique.</p>
-
-<p>Quoique, d'après l'ensemble de notre appréciation
-historique, cette situation fondamentale fût essentiellement
-commune à toutes les diverses parties de la grande
-république européenne, les deux leçons précédentes nous
-ont cependant montré entre elles une inégalité très-prononcée,
-soit quant à la décadence plus ou moins profonde
-du régime antique, soit relativement à la préparation plus
-ou moins complète de l'ordre nouveau. Sous l'un et l'autre
-aspect, nous avons pleinement reconnu que les principales différences
-avaient dû dépendre de la direction
-générale que les influences nationales avaient spontanément
-imprimée à la mémorable concentration temporelle
-propre aux deux dernières phases de l'évolution moderne, suivant
-qu'elle y avait abouti à la dictature
-monarchique, ordinairement secondée par l'esprit catholique,
-ou à la dictature aristocratique, presque toujours
-combinée avec l'ascendant du protestantisme. Quels que
-soient, à divers égards, les irrécusables avantages particuliers
-à ce dernier mode, j'ai suffisamment établi que
-le premier avait dû être finalement beaucoup plus favorable
-soit à l'irrévocable extinction de l'ordre ancien,
-soit à l'essor décisif des nouveaux élémens sociaux.
-Enfin, la comparaison graduelle des principaux cas relatifs
-au mode normal, nous a naturellement démontré
-la supériorité générale de l'évolution française, évidemment
-<span class="pagenum" id="Page_347">347</span>
-devenue, sous la dernière phase, le centre définitif
-du mouvement universel, aussi bien positif que négatif.
-L'asservissement de l'aristocratie avait, de toute nécessité,
-bien plus radicalement détruit, en France, l'ancien
-système politique, que n'avait pu le faire, en Angleterre,
-l'abaissement de la royauté: en même temps,
-le passage direct de la situation pleinement catholique à
-l'entière émancipation mentale avait dû devenir éminemment
-favorable à l'essor décisif des intelligences françaises,
-ainsi heureusement préservées de la dangereuse inertie
-que la transition protestante avait dû imprimer aux esprits
-anglais. Quoique l'activité industrielle eût été, sans doute,
-moins développée déjà en France qu'en Angleterre, l'influence
-sociale du nouvel élément temporel y était cependant
-plus nette et même plus grande, en tant que
-beaucoup mieux dégagée de la prépondérance aristocratique.
-Dans l'ordre spirituel, le développement esthétique
-de la nation française, malgré son incontestable
-infériorité envers celui de la population italienne, était
-certainement plus avancé, quant à la plupart des arts,
-qu'il ne pouvait l'être en Angleterre; cette supériorité
-était aussi, en général, plus irrécusable encore relativement
-à l'essor scientifique et à son universelle propagation,
-quelque imparfaite qu'elle soit jusqu'ici; et, enfin,
-il est surtout sensible que l'esprit philosophique proprement
-dit était dès lors bien plus dégagé en France
-que partout ailleurs de l'ancien régime théologico-métaphysique,
-et beaucoup plus rapproché d'une vraie
-positivité rationnelle, exempte à la fois de l'empirisme
-anglais et du mysticisme allemand. Ainsi, la double
-base d'appréciation comparative, également positive et
-<span class="pagenum" id="Page_348">348</span>
-négative, que nous a spontanément préparée l'étude
-approfondie de l'ensemble de l'évolution moderne, explique
-directement, de la manière la plus irrécusable,
-la haute initiative évidemment réservée à la France dans
-la grande crise finale de la société occidentale: en sorte
-qu'une telle démonstration historique ne sera, j'espère,
-jamais soupçonnée d'aucune irrationnelle influence des
-vaines inspirations nationales dont je crois m'être montré
-suffisamment affranchi; le concours naturel des deux progressions
-générales constitue surtout, à cet égard, une
-puissance logique vraiment irrésistible. Mais, s'il importe
-beaucoup de reconnaître convenablement cette priorité
-nécessaire, il est encore plus indispensable de n'en point
-exagérer vicieusement la notion générale jusqu'à regarder
-un tel mouvement comme particulier à la nation
-française, qui au contraire n'a pu certainement y manifester
-qu'une simple antériorité spontanée, essentiellement
-analogue à celle que l'Italie, l'Espagne, l'Allemagne,
-la Hollande, et l'Angleterre avaient tour à tour
-présentée aux époques antérieures du développement
-européen. C'est ce qui résulte nécessairement, comme le
-cours naturel des événemens l'a si bien confirmé, de
-l'identité politique fondamentale propre aux diverses
-parties de la grande république occidentale, qui, depuis
-sa constitution directe sous Charlemagne, intégralement
-assujettie au régime catholique et féodal, en a uniformément
-subi les principales conséquences ultérieures, soit
-quant à la dissolution graduelle du système théologique
-et militaire, soit pour l'élaboration progressive des nouveaux
-élémens sociaux, suivant les explications des deux
-chapitres précédens. Du reste, la profonde sympathie
-<span class="pagenum" id="Page_349">349</span>
-que trouva chez toutes ces populations le début de la
-révolution française, et que n'ont pu même détruire les
-graves aberrations ultérieures, eût seule suffisamment
-constaté l'universalité nécessaire d'un tel mouvement,
-où la France avait si bien senti, dès l'origine, qu'elle
-ne pouvait avoir d'autre privilége que le périlleux honneur
-de l'indispensable initiative qui lui était évidemment
-réservée par l'ensemble des antécédents européens.
-Il est d'ailleurs certain que les conditions intellectuelles
-et politiques qui déterminaient surtout une telle initiative,
-se trouvaient, en général, spontanément secondées
-par les dispositions morales propres à la nation française,
-soit d'après la noble émulation qui, depuis les croisades,
-l'avait si souvent poussée à se rendre l'organe désintéressé
-des principaux besoins communs à la grande association
-européenne, soit en vertu des sentimens habituels
-de sociabilité universelle dont l'attrait continu inspirait
-naturellement à toutes les populations civilisées une
-confiance involontaire, et faisait partout regarder avec
-prédilection le séjour de la France, chez tous ceux qui
-n'étaient point exclusivement livrés à l'activité pratique.</p>
-
-<p>Ce grand ébranlement, qu'indiquait si clairement la
-vraie situation générale, et dont le pressentiment plus ou
-moins distinct n'avait point, en effet, échappé, depuis un
-siècle, à la pénétration des principaux penseurs, avait
-été spécialement annoncé, vers la fin de la troisième phase
-moderne, d'après trois événemens de diverse nature et
-d'inégale importance, mais, à cet égard, pareillement
-expressifs. Le premier et le plus décisif fut assurément la
-mémorable abolition des jésuites, commencée là même
-où la politique rétrograde organisée sous leur influence
-<span class="pagenum" id="Page_350">350</span>
-avait dû être le plus profondément enracinée, et complétée
-par la sanction solennelle du pouvoir même qu'une
-telle politique tendait à rétablir dans son antique suprématie
-européenne. Rien ne pouvait, sans doute, mieux
-caractériser l'irrévocable caducité de l'ancien système social
-que cette aveugle destruction de la seule puissance
-susceptible d'en retarder, à un certain degré, l'imminent
-déclin. Un tel événement, le plus capital, à tous égards,
-qui fût survenu, en occident, depuis le protestantisme,
-était d'autant moins équivoque qu'il s'accomplissait ainsi
-sans aucune participation directe de la philosophie négative,
-qui, avec une apparente indifférence, se bornait à y
-contempler le jeu spontané des mêmes animosités intérieures
-d'où était partout résultée, sous la première
-phase, la décomposition politique du catholicisme, soit
-d'après l'ombrageux instinct des rois contre toute indépendance
-sacerdotale, soit par suite de l'incurable répugnance
-des divers clergés nationaux envers toute direction
-vraiment centrale. Le système de résistance rétrograde,
-si péniblement élaboré sous la seconde phase, se montra
-dès lors tellement ruiné que ses plus indispensables conditions
-avaient cessé d'être suffisamment comprises des
-principaux pouvoirs destinés à y coopérer, et qui, sous
-l'aveugle impulsion de frivoles jalousies intestines, se laissaient
-entraîner à briser eux-mêmes le lien le plus essentiel
-de leur commune opposition à l'émancipation universelle.
-Quant au second symptôme précurseur, il résulta,
-peu de temps après le premier, du grand essai de réformation
-si vainement tenté sous le célèbre ministère de
-Turgot, dont l'inévitable avortement vint faire unanimement
-ressortir, soit le besoin d'innovations plus radicales
-<span class="pagenum" id="Page_351">351</span>
-et plus étendues, soit surtout l'évidente nécessité d'une
-énergique intervention populaire contre les abus inhérens
-à la politique rétrograde qui dominait depuis le commencement
-de la troisième phase, et dont la royauté, malgré
-quelques favorables inclinations personnelles, se reconnaissait
-par-là impuissante à contenir les imminens dangers,
-quoique elle-même les eût ainsi solennellement
-proclamés. Enfin, la fameuse révolution d'Amérique
-vint bientôt fournir une occasion capitale de témoigner
-spontanément l'universelle disposition des esprits français
-à un ébranlement décisif, en indiquant même déjà
-la tendance caractéristique à le concevoir comme une
-crise essentiellement commune à toute l'humanité civilisée.
-On se forme, en général, une très-fausse idée de
-cette célèbre coopération, où la France assurément,
-même sous le rapport moral, dut apporter beaucoup plus
-qu'elle ne put recevoir, surtout en déposant les germes directs
-d'une pleine émancipation philosophique chez les
-populations les plus engourdies par le protestantisme.
-Nous retrouverons, en effet, ci-dessous la véritable influence
-politique propre à l'insurrection américaine,
-comme première phase capitale de la destruction nécessaire
-du système colonial. Mais, quant à son efficacité si
-vantée pour préparer la grande révolution française, elle
-dut essentiellement se réduire, en réalité, à permettre
-directement la manifestation spontanée de l'impulsion
-décisive imprimée aux populations les plus avancées par
-l'ensemble de l'ébranlement philosophique du siècle dernier,
-ainsi que l'eût fait, sans doute, à défaut d'une telle
-occasion, tout autre événement majeur.</p>
-
-<p>Spontanément résultée de l'irrévocable décomposition
-<span class="pagenum" id="Page_352">352</span>
-continue du régime ancien, cette immense crise se présente
-hautement, dès son début, comme étant surtout destinée
-à une régénération directe, pour laquelle toute opération
-purement négative, quelque indispensable qu'elle
-fût, ne pouvait jamais constituer qu'un simple préambule
-accessoire. Mais, d'après les deux chapitres précédens,
-cette intention profondément organique, qui se manifeste
-avec énergie dans les diverses conceptions révolutionnaires,
-n'y pouvait être aucunement réalisée, faute d'une
-doctrine convenable, susceptible de diriger sagement ces
-v&oelig;ux indéterminés. L'inévitable absence de tout caractère
-vraiment politique dans les diverses évolutions partielles
-et empiriques relatives au développement spontané
-des nouveaux élémens sociaux, ne pouvait d'abord nullement
-permettre, comme nous l'avons reconnu, la juste
-appréciation générale de l'ordre final vers lequel tendait
-instinctivement leur convergence nécessaire, et dont la
-nature reste encore aujourd'hui si confusément soupçonnée.
-Par une suite irrésistible de cette lacune fondamentale,
-la métaphysique négative qui, depuis cinq siècles, avait
-graduellement présidé au mouvement de décomposition
-préalable, et dont l'entière systématisation venait enfin
-de déterminer l'explosion décisive, constituait donc évidemment
-la seule doctrine qui dût alors sembler applicable
-à la réorganisation universelle, quoique son propre
-esprit fût réellement contradictoire à cette nouvelle destination.
-C'est ainsi que toutes les intelligences actives
-furent d'abord nécessairement entraînées à développer
-plus que jamais l'ascendant des principes purement critiques,
-en les convertissant en une sorte de conceptions
-organiques, à l'instant même où leur office provisoire
-<span class="pagenum" id="Page_353">353</span>
-étant essentiellement accompli, leur prépondérance passagère
-semblait devoir rationnellement cesser. Sous une
-telle influence, la société ne pouvant encore manifester
-aucune tendance caractéristique vers une rénovation suffisamment
-déterminée, toutes les tentatives de réorganisation,
-au lieu de changer convenablement la nature et la
-destination des pouvoirs sociaux, ne devaient aboutir qu'à
-morceler ou à limiter, et tout au plus à déplacer les anciennes
-autorités, de manière à y entraver de plus en plus
-toute action réelle, en voyant toujours dans des restrictions
-plus complètes l'uniforme solution des nouvelles
-difficultés politiques. C'est alors que l'esprit métaphysique,
-enfin librement développé, constamment poussé, selon
-sa nature, à voir partout de simples questions de forme,
-commence à réaliser directement sa conception de la société
-comme indéfiniment livrée, sans aucune impulsion propre
-et indépendante, à l'inépuisable succession de ses vains
-essais constitutionnels. Mais, quels que dussent être les
-graves dangers de cette immense illusion politique, qui
-attribuait à des principes purement négatifs une destination
-éminemment organique, il importe de reconnaître
-qu'aucune aberration philosophique n'avait jamais pu être
-aussi pleinement excusable, d'après les motifs évidemment
-irrésistibles qui ne permettaient pas plus d'en éluder
-l'application active que d'en éviter l'essor mental. Outre
-qu'un long usage antérieur avait rendu les conceptions
-critiques seules suffisamment familières à tous les esprits,
-il est clair que, sans pouvoir fournir aucune vue réelle sur
-la réorganisation sociale, elles en formulaient du moins,
-à leur manière, les plus indispensables conditions générales,
-qui ne pouvaient alors trouver d'organes plus
-<span class="pagenum" id="Page_354">354</span>
-rationnels. Ainsi, d'après l'irrécusable nécessité de quitter
-enfin un régime devenu radicalement hostile à l'évolution
-fondamentale de l'humanité, il fallait bien recourir
-aux seuls principes susceptibles, dans une telle situation,
-de faire universellement entrevoir la régénération sociale,
-à quelque confuse et vicieuse appréciation qu'ils dussent
-d'ailleurs conduire. En un mot, les mêmes motifs généraux
-qui, suivant les explications directes du quarante-sixième
-chapitre, démontrent encore le besoin actuel de
-la doctrine critique, jusqu'à l'avénement d'une doctrine
-vraiment organique, devaient, à bien plus forte raison,
-justifier son active prépondérance, en un temps où la véritable
-tendance finale de la sociabilité moderne devait
-être bien moins appréciable. Il faut aussi reconnaître que
-cette entière application politique de la métaphysique
-négative était d'abord indispensable pour caractériser
-suffisamment son impuissance organique, de manière à
-faire enfin convenablement ressortir la nécessité de nouvelles
-conceptions vraiment positives, spécialement
-propres à diriger le mouvement de réorganisation, que,
-malgré cette expérience décisive, beaucoup d'esprits persistent
-aujourd'hui à rattacher exclusivement aux dogmes
-critiques, faute d'une saine théorie historique sur l'ensemble
-de l'évolution humaine.</p>
-
-<p>L'indispensable ascendant social ainsi momentanément
-réservé à la doctrine critique, devait naturellement déterminer
-le triomphe politique des métaphysiciens et des
-légistes qui en avaient été jusque alors les organes nécessaires.
-Mais, pour apprécier convenablement, à cet égard,
-la vraie situation générale, il faut maintenant compléter
-l'explication, commencée au cinquante-cinquième
-<span class="pagenum" id="Page_355">355</span>
-chapitre, sur la mémorable transformation qu'avait dû subir,
-vers le milieu de la troisième phase moderne, l'influence
-métaphysique proprement dite, désormais passée des
-purs docteurs aux simples littérateurs, lorsque l'ébranlement
-intellectuel avait dû surtout se réduire à la seule
-propagation universelle d'une élaboration négative déjà
-suffisamment systématisée. Cette inévitable dégénération
-spirituelle propre à la transition critique, dut, en effet, nécessairement
-déterminer, dans l'ordre temporel, au début
-de la grande crise que nous apprécions, une dégradation
-essentiellement équivalente, qui transmit aux avocats la
-prépondérance politique auparavant obtenue par les
-juges, dès lors relégués, d'une manière de plus en plus
-subalterne, à leurs fonctions spéciales, tandis que les
-avocats, s'élevant, au contraire, au-dessus de leurs opérations
-privées, s'emparaient graduellement de l'universelle
-direction des affaires publiques. Une telle modification
-devait, de part et d'autre, naturellement caractériser
-l'entier ascendant de la doctrine critique. Si, comme
-nous l'avons reconnu, les littérateurs étaient seuls propres
-à l'active propagation d'une philosophie négative qu'ils
-n'auraient pu construire, il est encore plus évident que
-les avocats, d'après les habitudes mêmes de libre divagation
-qui les distinguent ordinairement des juges, devaient
-alors devenir exclusivement aptes à développer suffisamment
-l'entière application politique d'une métaphysique
-révolutionnaire dont les principales conceptions avaient
-dû être préalablement élaborées par des intelligences plus
-consistantes. On conçoit d'ailleurs que les juges, comme
-les docteurs, s'étant enfin partout incorporés intimement
-au régime ancien, sous l'influence des modifications qu'ils
-<span class="pagenum" id="Page_356">356</span>
-y avaient déterminées dans le cours des deux premières
-phases modernes, les avocats devaient naturellement obtenir,
-ainsi que les littérateurs, la confiance populaire
-longtemps accordée aux premiers organes de la transition
-critique. Quand les hautes spéculations politiques semblaient
-réductibles à de simples combinaisons de formes,
-destinées à contrôler ou à circonscrire des pouvoirs indéterminés,
-pour régénérer une société supposée indéfiniment
-modifiable par l'action législative, aucune classe
-ne pouvait certainement être aussi apte que celle des avocats
-à une telle élaboration métaphysique, dont un exercice
-journalier leur rendait spontanément familières les
-principales fictions constitutionnelles. À la concevoir durable,
-cette double organisation finale propre à la transition
-critique constituerait, sans doute, une profonde dégradation
-sociale, en conférant le principal ascendant à
-des classes aussi complétement dépourvues, par leur nature,
-de toutes convictions réelles et stables, et par suite non
-moins nécessairement exposées à la démoralisation politique
-qu'étrangères à toute saine appréciation mentale
-d'une question quelconque. Mais, en vertu même d'une
-telle transmission de l'influence critique à des organes
-plus subalternes et moins respectables que les docteurs
-et les juges qui l'avaient longtemps dirigée, il devenait
-évident que cette action transitoire était désormais parvenue
-à son dernier terme essentiel, caractérisé par cet
-office vraiment extrême qui consistait à développer activement
-l'entière application organique de la métaphysique
-négative, dont l'inaptitude fondamentale, une fois directement
-dévoilée par une expérience pleinement décisive,
-devait naturellement entraîner bientôt l'universelle
-<span class="pagenum" id="Page_357">357</span>
-déconsidération des deux classes co-relatives ainsi solennellement
-jugées, et qui, en effet, ne prolongent encore leur
-stérile et dangereuse prépondérance que par suite d'une
-déplorable continuation de la même lacune philosophique
-relativement à la vraie théorie de l'évolution moderne.</p>
-
-<p>Ayant ici assez examiné d'abord la direction nécessaire,
-ensuite le siége principal, et enfin les agens spéciaux de
-l'immense crise révolutionnaire, nous devons maintenant
-procéder, d'après l'ensemble de notre théorie historique,
-à une sommaire appréciation philosophique de son accomplissement
-général. Il suffit, pour cela, d'y distinguer
-successivement deux degrés naturels, l'un simplement
-préparatoire, l'autre pleinement caractéristique, sous la
-conduite respective de nos deux grandes assemblées nationales.</p>
-
-<p>Dans le degré initial, le besoin de régénération, encore
-trop vaguement ressenti, semble pouvoir se concilier
-avec une certaine conservation indéfinie du régime ancien,
-réduit à ses dispositions les plus fondamentales,
-et dégagé, autant que possible, de tous les abus secondaires.
-Quoique cette première époque soit communément
-jugée moins métaphysique que la seconde, les illusions
-politiques y étaient cependant bien plus profondes, d'après
-une tendance absolue aux combinaisons les plus contradictoires;
-on y était certainement plus éloigné d'aucune
-saine appréciation générale de la situation sociale; l'absence
-de toute doctrine réelle y conduisait davantage à
-l'intime confusion du gouvernement moral avec le gouvernement
-politique; par suite, enfin, un irrationnel
-esprit réglementaire y obtenait une extension plus arbitraire,
-et y conduisait à de plus complètes déceptions sur
-<span class="pagenum" id="Page_358">358</span>
-l'éternelle durée des institutions les moins stables: en un
-mot, jamais position aussi provisoire n'a pu paraître aussi
-définitive. Suivant notre théorie historique, en vertu de
-l'entière condensation antérieure des divers élémens du
-régime ancien autour de la royauté, il est clair que l'effort
-primordial de la révolution française pour quitter
-irrévocablement l'antique organisation devait nécessairement
-consister dans la lutte directe de la puissance populaire
-contre le pouvoir royal, dont la prépondérance
-caractérisait seule un tel système depuis la fin de la seconde
-phase moderne. Or, quoique cette époque préliminaire
-n'ait pu avoir, en effet, d'autre destination politique
-que d'amener graduellement l'élimination prochaine de la
-royauté, que les plus hardis novateurs n'auraient d'abord
-osé concevoir, il est remarquable que la métaphysique
-constitutionnelle rêvait alors, au contraire, l'indissoluble
-union du principe monarchique avec l'ascendant populaire,
-comme celle de la constitution catholique avec l'émancipation
-mentale. D'aussi incohérentes spéculations
-ne mériteraient aujourd'hui aucune attention philosophique,
-si on n'y devait voir le premier témoignage direct
-d'une aberration générale qui exerce encore la plus déplorable
-influence pour dissimuler radicalement la vraie
-nature de la réorganisation moderne, en réduisant cette
-régénération fondamentale à une vaine imitation universelle
-de la constitution transitoire particulière à l'Angleterre.
-Telle fut, en effet, l'utopie politique des principaux
-chefs de l'assemblée constituante; et ils en poursuivirent
-certainement la réalisation directe autant que le comportait
-alors sa contradiction radicale avec l'ensemble des
-tendances caractéristiques de la sociabilité française. C'est
-<span class="pagenum" id="Page_359">359</span>
-donc ici le lieu naturel d'appliquer immédiatement notre
-théorie historique à l'appréciation rapide de cette dangereuse
-illusion; quoiqu'elle fût, en elle-même, trop
-grossière pour exiger aucune analyse spéciale, la gravité de
-ses conséquences m'engage à signaler au lecteur les principales
-bases de cet examen, qu'il pourra d'ailleurs spontanément
-développer sans difficulté d'après les explications
-propres aux deux chapitres précédens.</p>
-
-<p>L'absence de toute saine philosophie politique fait d'abord
-concevoir aisément par quel entraînement empirique
-a été naturellement déterminée une telle aberration,
-qui certes devait être profondément inévitable
-puisqu'elle a pu complétement séduire la raison même
-du grand Montesquieu, bien qu'elle dût assurément devenir
-beaucoup moins excusable sous la lumineuse indication
-que l'ébranlement révolutionnaire tendit à répandre
-avec tant d'énergie sur l'ensemble de la situation
-moderne. Par suite, en effet, de la différence que j'ai
-suffisamment expliquée quant à la marche comparative
-de la décomposition politique en France et en Angleterre,
-il est clair que ces deux modes généraux de la progression
-négative étaient, par leur nature, mutuellement complémentaires,
-puisque leur combinaison hypothétique eût
-aussitôt déterminé l'entière abolition du régime ancien,
-où, après une commune absorption temporelle du pouvoir
-spirituel, chacun d'eux avait radicalement subalternisé
-l'un ou l'autre des deux grands élémens temporels.
-D'après cette incontestable appréciation instinctive, l'empirisme
-métaphysique devait donc conduire à penser, au
-début de la crise finale, que, pour détruire totalement
-l'antique organisme, il suffisait de joindre à l'extinction
-<span class="pagenum" id="Page_360">360</span>
-française de la puissance aristocratique l'abaissement anglais
-du pouvoir monarchique. Telle est la filiation pleinement
-naturelle qui devait, dans le dernier siècle, disposer
-les esprits français à l'imitation irréfléchie du type
-anglais; de même que, réciproquement, elle tend aujourd'hui
-à faire spontanément prévaloir, chez l'école révolutionnaire
-anglaise, la considération du mode français:
-car chacun des deux cas se trouvait ainsi posséder
-nécessairement, quant à la progression négative, les propriétés
-qui manquaient à l'autre, sans qu'il puisse d'ailleurs
-exister entre eux, sous ce rapport, aucune véritable
-équivalence, suivant les explications directes du cinquante-cinquième
-chapitre. Mais, par une étude plus
-approfondie, que pouvait seule déterminer une saine
-théorie fondamentale de l'ensemble de l'évolution moderne,
-ce grand rapprochement historique eût, au contraire,
-conduit, en France, à manifester aussitôt la profonde
-irrationnalité d'une semblable imitation, en faisant
-sentir que le mouvement français avait été principalement
-dirigé contre l'élément politique dont la prépondérance
-graduelle avait imprimé au mouvement anglais
-le caractère éminemment spécial qu'on voulait ainsi vainement
-introduire dans un tout autre milieu social.</p>
-
-<p>Aucune subtilité métaphysique ne saurait désormais
-empêcher de reconnaître sans incertitude, d'après une
-juste appréciation historique, que la constitution parlementaire
-propre à la transition anglaise fut nécessairement
-le résultat spontané et local de la nature exceptionnelle
-que devait prendre, en un tel milieu, la dictature
-temporelle vers laquelle tendait partout, sous la seconde
-phase moderne, la décomposition générale du régime
-<span class="pagenum" id="Page_361">361</span>
-catholique et féodal, comme je l'ai précédemment expliqué.
-Son origine effective, qu'une célèbre aberration rattache
-aux antiques forêts saxonnes, se trouve donc immédiatement,
-de même qu'en tout autre cas politique, dans
-l'ensemble de la situation sociale correspondante, convenablement
-analysée depuis le moyen âge. Ceux qui,
-contre toute prescription rationnelle, s'obstineraient à y
-voir une imitation quelconque, seraient obligés d'en
-emprunter le type réel à de semblables situations antérieures,
-et se trouveraient ainsi conduits à des rapprochemens
-fort éloignés des opinions actuellement dominantes.
-On peut remarquer, en effet, que le régime
-vénitien, pleinement caractérisé à la fin du <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle, constitue
-certainement, à tous égards, le système politique
-le plus analogue à l'ensemble du gouvernement anglais,
-considéré sous la forme définitive qu'il dut prendre trois
-siècles après: cette similitude nécessaire résulte évidemment
-d'une pareille tendance fondamentale de la progression
-sociale vers la dictature temporelle de l'élément
-aristocratique. Il est même incontestable que, par suite
-de la diversité des temps, le type vénitien dut être beaucoup
-plus complet que le mode anglais, comme assurant
-à l'aristocratie dirigeante une prépondérance bien plus
-prononcée, soit sur le pouvoir central, soit sur la puissance
-populaire. La seule différence capitale que devaient
-offrir les destinées comparatives de ces deux régimes pareillement
-transitoires (et dont le second, formé à une
-époque plus avancée de la décomposition politique, ne
-saurait certes prétendre à la même durée totale que le
-premier), consiste en ce que l'indépendance de Venise
-devait naturellement disparaître sous la décadence
-<span class="pagenum" id="Page_362">362</span>
-nécessaire de son gouvernement spécial, tandis que la nationalité
-anglaise doit heureusement rester tout à fait intacte
-au milieu de l'inévitable dislocation de sa constitution
-provisoire. Quoi qu'il en soit d'ailleurs d'une telle comparaison,
-qui m'a semblé propre à mieux caractériser
-mon appréciation historique du système anglais, en excluant
-du reste toute idée quelconque d'imitation effective,
-il demeure incontestable que, malgré les vaines
-théories métaphysiques imaginées après coup sur la chimérique
-pondération des divers pouvoirs, la prépondérance
-spontanée de l'élément aristocratique a dû fournir,
-en Angleterre comme à Venise, le principe universel d'un
-tel mécanisme politique, dont le mouvement réel serait
-assurément incompatible avec cet équilibre fantastique.
-À cette condition fondamentale d'un pareil régime, il en
-faut joindre deux autres fort importantes, encore plus
-particulières à l'Angleterre, et qui y ont beaucoup contribué
-au maintien de ce système exceptionnel, malgré
-l'active tendance universelle à la décomposition radicale
-de l'antique organisme dont il est surtout destiné à prolonger
-l'existence spéciale. La première, déjà signalée au
-cinquante-cinquième chapitre, consiste dans l'institution
-du protestantisme anglican, qui assurait beaucoup mieux
-la subalternisation permanente du pouvoir spirituel que
-n'avait pu le faire le genre de catholicisme propre à
-Venise, et qui, par suite, devait fournir à l'aristocratie
-dirigeante de puissans moyens, soit de retarder sa déchéance
-privée en s'emparant habituellement des grands
-bénéfices ecclésiastiques, soit de consolider son ascendant
-populaire en lui imprimant une sorte de consécration religieuse,
-d'ailleurs inévitablement décroissante. Quant à
-<span class="pagenum" id="Page_363">363</span>
-la seconde condition complémentaire du régime anglais,
-elle se rapporte à l'esprit d'isolement politique éminemment
-particulier à l'Angleterre, et qui en y permettant,
-surtout sous la troisième phase moderne, l'actif développement
-d'un vaste système d'égoïsme national, y a naturellement
-tendu à lier profondément les intérêts principaux
-des diverses classes au maintien continu de la
-politique dirigée par une aristocratie ainsi érigée désormais
-en une sorte de gage permanent de la prospérité
-commune, sauf l'insuffisante satisfaction dès lors accordée
-à la masse inférieure: une semblable tendance habituelle
-s'était auparavant manifestée aussi à Venise, mais sans
-pouvoir évidemment y acquérir un pareil ascendant.
-Malgré que je ne doive point ici poursuivre davantage
-une telle analyse, que chacun pourra maintenant prolonger
-avec facilité, elle est certainement assez caractérisée
-déjà pour faire directement sentir, à tous ceux qui
-auront convenablement étudié l'ensemble du gouvernement
-anglais, combien cette constitution exceptionnelle
-de la grande transition moderne doit être regardée comme
-nécessairement spéciale, puisqu'elle repose essentiellement
-sur des conditions purement relatives à l'Angleterre,
-et dont l'ensemble est néanmoins indispensable à l'existence
-réelle d'une semblable anomalie politique.</p>
-
-<p>Cette digression nécessaire, que je me suis efforcé d'abréger
-autant que possible, fait aussitôt ressortir la frivole
-irrationnalité des vaines spéculations métaphysiques
-qui conduisirent les principaux chefs de l'assemblée constituante
-à proposer pour but à la révolution française
-la simple imitation d'un régime aussi contradictoire à
-l'ensemble de notre passé que radicalement antipathique
-<span class="pagenum" id="Page_364">364</span>
-aux instincts émanés de notre vraie situation sociale. Une
-vague et confuse appréciation des conditions politiques
-dont je viens d'établir l'indispensable influence, les
-poussa cependant à en poursuivre alors l'impraticable accomplissement,
-malgré l'énergique ascendant du milieu
-le plus défavorable. On remarque, en effet, leur tendance
-permanente à l'institution régulière d'un pouvoir spécialement
-aristocratique, dont toutefois l'heureux instinct
-démocratique de la population française, si dignement
-représentée, à cet égard, par la ferme volonté des Parisiens,
-les empêcha d'oser jamais poursuivre ouvertement
-l'organisation, directement contraire à l'invariable progression
-des cinq siècles antérieurs. Il faut aussi noter
-dès lors une disposition naissante, qui devait prendre
-ensuite une si déplorable extension, à détacher les intérêts
-sociaux des chefs industriels de ceux des masses naturellement
-placées sous leur patronage, pour les unir de
-plus en plus, suivant le type anglais, à ceux des classes
-en décadence, en abusant, à cet effet, de l'ascendant spontané
-qu'avait dû jadis obtenir l'universelle imitation des
-m&oelig;urs aristocratiques. Quant à la condition spirituelle,
-il n'est pas difficile de démêler alors, au milieu des influences
-philosophiques prépondérantes, une certaine
-tendance systématique à ériger aussi le gallicanisme,
-sous un reste d'inspirations jansénistes et parlementaires,
-en une sorte d'équivalent national du protestantisme anglican:
-c'était, sans doute, une étrange tentative chez
-une population élevée par Voltaire et Diderot; mais le
-projet n'en était ni moins évident, ni moins propre à caractériser
-une telle politique, qui n'a pas même cessé
-aujourd'hui de trouver secrètement de fervens admirateurs
-<span class="pagenum" id="Page_365">365</span>
-parmi les métaphysiciens et les légistes qui dirigent
-encore nos destinées officielles. Enfin, relativement à la
-condition d'isolement national, ci-dessus signalée comme
-l'indispensable complément de toutes les autres exigences
-d'une telle imitation, on voit heureusement que,
-à cette époque initiale d'élan universel, elle n'était pas
-moins radicalement contraire aux propres sentimens
-spontanés des partisans de cette empirique utopie qu'aux
-énergiques inclinations d'une population généreuse, si
-noblement disposée, par un long exercice antérieur, à
-l'active propagation désintéressée de toutes les améliorations
-quelconques qu'elle pourrait jamais réaliser, et
-chez laquelle, en effet, les plus puissans efforts ultérieurs
-n'ont pu parvenir à enraciner profondément aucune affection
-anti-européenne.</p>
-
-<p>D'après cet ensemble de considérations sommaires,
-chacun peut désormais apprécier aisément combien les
-dispositions les plus fondamentales, soit préalables, soit
-actuelles, de la sociabilité française devaient être directement
-opposées à la dangereuse utopie politique inspirée
-par une vaine métaphysique chez notre première assemblée
-nationale, dont la qualification usuelle pourra sembler,
-auprès d'une impartiale postérité, le résultat d'une
-amère ironie philosophique; puisqu'il n'a jamais existé
-un contraste aussi profondément décisif entre l'éternité
-des espérances spéculatives et la fragilité des créations
-effectives. Aucun exemple spécial ne m'a semblé plus caractéristique
-d'une telle discordance entre les conceptions
-propres à cette philosophie politique et la réalité du milieu
-social correspondant, que la pénible impression spontanément
-suggérée aujourd'hui à l'intéressante lecture
-<span class="pagenum" id="Page_366">366</span>
-d'un ouvrage destiné à survivre aux circonstances qui
-l'avaient dicté, comme émanant d'un écrivain non moins
-estimable par ses lumières que par l'élévation de ses sentimens
-et la loyauté de son caractère: on conçoit qu'il
-s'agit de l'essai historique où l'infortuné Rabaut-Saint-Etienne
-proclamait déjà solennellement accomplie, d'après
-l'acceptation royale d'une constitution éphémère,
-une crise révolutionnaire qui n'était ainsi parvenue qu'à
-sa préparation initiale, et dont le cours irrésistible devait,
-l'année suivante, dissiper sans effort tout ce vain échafaudage
-métaphysique. Rien n'est assurément plus propre
-qu'une telle opposition à montrer la profonde inanité
-d'une théorie qui peut conduire des esprits distingués à
-une appréciation aussi radicalement illusoire du milieu social
-correspondant: rien également ne peut mieux vérifier,
-en général, contre les étranges subtilités de nos docteurs
-empiriques, l'insurmontable réalité des préceptes logiques
-établis au quarante-huitième chapitre sur le besoin
-d'une vraie théorie pour diriger les observations sociologiques,
-qui, en vertu de leur complication supérieure,
-peuvent bien moins se passer d'un tel guide que toutes
-celles relatives à de plus simples phénomènes.</p>
-
-<p>Procédons maintenant à la sommaire appréciation historique
-du second degré révolutionnaire, où l'instinct
-plus complet de la véritable situation sociale, compensant,
-en partie, sous l'énergique impulsion des circonstances
-les plus décisives, la vicieuse influence d'une vaine
-métaphysique, a déterminé enfin l'essor spontané du caractère
-fondamental propre à cette immense crise finale,
-autant du moins que pouvait le permettre alors l'inévitable
-ascendant exclusif d'une philosophie purement
-<span class="pagenum" id="Page_367">367</span>
-négative, étrangère à toute conception réelle de l'ensemble
-de l'évolution moderne.</p>
-
-<p>Justement opposée aux vaines fictions politiques sur
-lesquelles reposait l'incohérent édifice de l'Assemblée
-Constituante, l'éminente assemblée si pleinement immortalisée
-sous le nom de Convention Nationale fut aussitôt
-conduite, par son origine même, à regarder l'entière abolition
-de la royauté comme un indispensable préambule
-de la régénération sociale vers laquelle tendait directement
-la révolution française. D'après la concentration
-monarchique de tous les anciens pouvoirs, graduellement
-accomplie, surtout en France, depuis la fin du moyen
-âge, suivant nos explications antérieures, une conservation
-quelconque de la royauté devait alors rendre imminente
-la dangereuse restauration des divers débris politiques,
-spirituels ou temporels, qui, sous la seconde
-phase moderne, s'étaient enfin spontanément ralliés autour
-du pouvoir royal, dont la destruction solennelle pouvait
-seule, dans une telle situation, caractériser suffisamment
-la rénovation générale qui devait constituer le but final
-du grand mouvement révolutionnaire commencé au <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup>
-siècle et désormais parvenu à sa dernière crise essentielle.
-L'ensemble de notre théorie historique représente nécessairement
-la royauté moderne comme le seul reste capital
-de l'antique régime des castes, que nous avons vu, au
-cinquante-troisième chapitre, fournir partout, d'une
-manière plus ou moins explicite, la base fondamentale
-de toute organisation primitive, selon le principe naturel
-de l'hérédité primordiale des professions quelconques,
-plus durable à mesure qu'il s'agit d'arts plus compliqués,
-dont l'exercice plus empirique exige davantage
-<span class="pagenum" id="Page_368">368</span>
-l'apprentissage domestique. Nous avons reconnu, au chapitre
-suivant, comment ce régime initial, qui, malgré
-d'importantes modifications, constituait encore le fond
-général de l'organisme grec et même romain, avait été,
-pour la première fois, directement ébranlé, dès le début
-du moyen âge, dans sa principale disposition politique,
-par l'admirable constitution du catholicisme, qui avait
-enfin radicalement supprimé l'hérédité des plus éminentes
-fonctions sociales, en un temps où les plus hautes
-combinaisons européennes étaient spontanément réservées
-à un clergé célibataire: la <a href="#Page_1">cinquante-sixième leçon</a>
-nous a d'ailleurs montré le même régime irrévocablement
-détruit aussi, sous la dernière phase du moyen
-âge, dans l'économie élémentaire des sociétés modernes,
-d'après les suites nécessaires de l'émancipation personnelle
-présidant à l'évolution industrielle. Il est clair que l'abaissement
-ultérieur de la puissance aristocratique sous
-le pouvoir royal, pendant les deux premières phases
-modernes, n'avait pu que compléter et consolider, surtout
-en France, envers les fonctions intermédiaires, la
-grande transformation ainsi commencée simultanément,
-au moyen âge, pour les plus générales et les plus particulières.
-Déjà radicalement compromise par un tel isolement,
-l'hérédité monarchique ne pouvait ensuite que
-perdre beaucoup, sous la troisième phase, à l'excessive
-concentration d'attributions politiques, à la fois spirituelles
-et temporelles, que venait ainsi d'obtenir la dictature
-royale, dès lors spontanément conduite, comme
-nous l'avons vu au cinquante-cinquième chapitre, à constater
-de plus en plus son inaptitude fondamentale à la
-saine appréciation habituelle de ce vaste ensemble, en
-<span class="pagenum" id="Page_369">369</span>
-cédant volontairement ses principaux pouvoirs à des ministres
-de moins en moins dépendans. On conçoit enfin,
-quant aux conditions intellectuelles, suivant une indication
-préalable de la cinquante-troisième leçon, que,
-dans l'art de gouverner, comme dans tout autre, quoique
-plus tardivement à raison de sa complication supérieure,
-la rationnalité croissante des conceptions humaines tend
-nécessairement à rendre l'aptitude réelle, même temporelle,
-de plus en plus indépendante de toute imitation
-domestique, en lui procurant directement une éducation
-systématique, que peuvent convenablement recevoir,
-quelle que soit leur condition sociale, les intelligences
-suffisamment douées de l'esprit d'ensemble qui détermine
-une telle vocation, et qui certainement, au temps
-que nous considérons, était bien loin, abstraction faite
-de toute satire personnelle, d'appartenir exclusivement,
-ou même principalement, aux maisons royales, qui jadis
-durent en être si longtemps les dépositaires naturels.</p>
-
-<p>Cette abolition préliminaire, sans laquelle la révolution
-française ne pouvait être pleinement caractérisée,
-dut bientôt s'accompagner de toutes les démolitions partielles
-destinées à y compléter l'indication d'une irrésistible
-tendance à la rénovation totale du système social,
-autant que le permettait la vicieuse nature de la seule
-philosophie qui pût alors diriger un tel ébranlement.
-Malgré une odieuse persécution, aussi impolitique qu'injuste,
-suscitée par une haine aveugle, et spécialement
-entretenue par l'instinct de rivalité religieuse d'un vain
-déisme, il faut surtout distinguer, à ce sujet, l'audacieuse
-suppression légale du christianisme, tendant à faire
-énergiquement ressortir, soit la caducité d'une organisation
-<span class="pagenum" id="Page_370">370</span>
-enfin devenue essentiellement étrangère à l'existence
-moderne, soit la nécessité d'un nouvel ordre spirituel
-susceptible de diriger convenablement la régénération
-humaine. Parmi les moindres préparations négatives, il
-n'est pas inutile de noter ici la destruction systématique
-de toutes les diverses corporations antérieures, trop
-exclusivement attribuée aujourd'hui à une aveugle répugnance
-absolue contre toute agrégation quelconque,
-et dans laquelle on peut certainement apercevoir, sans
-excepter même les cas les plus défavorables, un certain
-instinct confus de la tendance plus ou moins rétrograde
-de ces différentes institutions, après l'accomplissement
-suffisant de leur office purement provisoire, dont la vicieuse
-prolongation devenait réellement une source d'entraves
-bien plus que de progrès. Je ne crois pas devoir
-me dispenser d'étendre une semblable appréciation historique
-jusqu'à la suppression directe des compagnies
-savantes, et même de l'illustre Académie des sciences de
-Paris, la seule qui pût essentiellement mériter quelques
-regrets sérieux. Malgré les vains reproches de vandalisme
-adressés à un tel acte par des esprits ordinairement incapables
-d'en apprécier la véritable portée, j'aurai bientôt
-lieu de faire directement sentir que cette institution
-provisoire avait alors rendu tous les principaux services
-intellectuels compatibles avec la nature et l'esprit de
-son organisation primitive, et que son influence ultérieure
-a été, au fond, surtout aujourd'hui, bien plus
-contraire que favorable à la marche nécessaire des conceptions
-modernes. Le mémorable instinct progressif de
-la grande dictature révolutionnaire ne fut donc pas, au
-fond, plus en défaut dans ce cas important que dans
-<span class="pagenum" id="Page_371">371</span>
-tant d'autres où une meilleure appréciation a déjà conduit
-à rendre une exacte justice aux éminentes intentions
-d'une assemblée qui avait déjà solennellement prouvé,
-sous ce rapport, sa parfaite loyauté, en étendant, sans
-aucun ménagement, ses opérations négatives jusqu'aux
-diverses corporations légistes, quoique la plupart de ses
-membres en fussent sortis. Sous l'aspect scientifique,
-sa prochaine sollicitude pour tant d'heureuses fondations
-destinées à seconder la marche ou la propagation des
-connaissances réelles, et surtout pour la création capitale
-de l'École Polytechnique, si supérieure aux institutions
-antérieures, devrait suffisamment montrer que la
-suppression des Académies, si amèrement déplorée par
-tant d'académiciens postérieurs, ne pouvait alors tenir
-essentiellement à de sauvages antipathies, mais bien
-plutôt à une certaine prévision générale, juste quoique
-confuse, des nouveaux besoins de l'esprit humain.</p>
-
-<p>Afin d'apprécier convenablement le vrai caractère fondamental
-de cette grande époque, il est indispensable
-d'y considérer toujours l'irrésistible influence, encore
-plus favorable que funeste, des circonstances éminemment
-décisives qui durent la dominer, et dont l'ascendant
-spontané contribua beaucoup à y contenir les dangereuses
-divagations métaphysiques inhérentes à la seule philosophie
-qui pût alors diriger cet immense mouvement.
-D'après les motifs ci-dessus indiqués, les gouvernemens
-européens qui, sous la seconde phase, avaient laissé tomber
-Charles I sans aucune opposition sérieuse, n'eurent pas
-même besoin des coupables intrigues de la royauté française
-pour réunir bientôt tous leurs efforts actifs contre
-une révolution radicale, où l'initiative de la France
-<span class="pagenum" id="Page_372">372</span>
-signalait évidemment une inévitable crise finale, nécessairement
-commune à l'ensemble de la grande république
-européenne, comme l'était, depuis le moyen
-âge, la double progression, positive et négative, dont
-elle annonçait le dernier terme naturel: l'oligarchie anglaise
-elle-même, quoique désintéressée, en apparence,
-dans la dissolution des monarchies, se plaça promptement
-à la tête de cette coalition rétrograde, destinée à
-l'universelle conservation du système militaire et théologique,
-désormais également menacé sous toutes les
-formes diverses qu'avait pu prendre la dictature temporelle
-où avait partout abouti sa décomposition graduelle.
-Or, cette formidable attaque, qui, par une réaction nécessaire,
-obligeait aussi la France à proclamer directement
-l'intime universalité de l'ébranlement final, dut
-procurer à ce second degré de la crise révolutionnaire
-un avantage fondamental, que n'avait pu suffisamment
-obtenir le premier, en y provoquant spontanément une
-mémorable identité continue de sentimens et même, à
-certains égards, de vues politiques, indispensable au
-succès réel de la plus juste et la plus sublime défense
-nationale que l'histoire puisse jamais offrir. C'est là surtout
-ce qui détermina, ou du moins maintint, l'énergie
-morale et la rectitude mentale qui placeront toujours,
-chez l'impartiale postérité, la Convention nationale très
-au-dessus de l'Assemblée constituante, malgré les vices
-respectivement inhérens à leur doctrine et à leur situation.
-Quoique constamment poussée, par sa philosophie
-métaphysique, à des conceptions vagues et absolues,
-l'assemblée républicaine, après avoir spontanément accordé
-à cette inévitable tendance générale les seules
-<span class="pagenum" id="Page_373">373</span>
-satisfactions qu'elle ne pouvait lui refuser, fut bientôt
-heureusement conduite, par les actives exigences de sa
-principale mission politique, à écarter, sous un respectueux
-ajournement, une vaine constitution, pour s'élever
-enfin à l'admirable conception du gouvernement
-révolutionnaire proprement dit, directement envisagé
-comme un régime provisoire parfaitement adapté à la
-nature éminemment transitoire du milieu social correspondant.
-C'est ainsi que, supérieurs à la puérile ambition
-de leurs prédécesseurs, si aveuglément imitée par
-leurs successeurs, les conventionnels français, renonçant
-implicitement à fonder déjà d'éternelles institutions qui
-ne pouvaient encore avoir aucune base réelle, s'attachèrent
-surtout à organiser provisoirement, conformément
-à la situation, une vaste dictature temporelle, équivalente
-à celle graduellement élaborée par Louis XI et par
-Richelieu, mais dirigée d'après une bien plus juste
-appréciation générale de sa destination propre et de sa
-durée limitée. En la constituant spontanément sur la
-base indispensable de la puissance populaire, ils furent
-d'ailleurs conduits à mieux annoncer le caractère essentiel
-de la rénovation finale, soit en vertu de l'admirable
-essor directement imprimé aux vrais sentimens de fraternité
-universelle, soit en inspirant aux classes inférieures
-une juste conscience de leur valeur politique, soit
-enfin d'après une heureuse prédilection continue pour
-des intérêts qui, à raison de leur généralité supérieure,
-doivent être presque toujours les plus conformes à une
-saine appréciation philosophique de l'ensemble des besoins
-sociaux. Cette conduite naturelle, immédiatement
-récompensée par tant de sublimes ou touchans dévouemens,
-<span class="pagenum" id="Page_374">374</span>
-et qui élevait la constitution morale d'une population
-où tous les gouvernemens ultérieurs ont systématiquement
-tendu à développer, au contraire, un abject
-égoïsme, a laissé nécessairement, chez le peuple français,
-d'ineffaçables souvenirs, et même de profonds regrets,
-qui ne pourront vraiment disparaître que par une juste
-satisfaction permanente de l'instinct correspondant. Il
-faut aussi noter, dans cette mémorable organisation de
-la dictature révolutionnaire, une certaine tendance
-spontanée à une première appréciation générale, vague
-mais réelle, de la division fondamentale entre le gouvernement
-moral et le gouvernement politique des sociétés
-modernes, dès lors indiquée, à mes yeux, par
-l'action simultanée d'une célèbre association volontaire,
-qui, essentiellement extérieure au pouvoir proprement
-dit, était surtout destinée, en appréciant mieux l'ensemble
-de sa marche, à lui fournir de lumineuses indications.
-Quelque imparfait que dût être alors un instinct
-aussi confus de la principale condition propre à la réorganisation
-sociale, on en retrouve d'autres indices, non
-moins caractéristiques, en considérant diverses tentatives
-remarquables pour fonder, sur la régénération directe
-des m&oelig;urs françaises, la rénovation ultérieure des institutions;
-quoique la vaine théorie métaphysique qui
-présidait nécessairement à de tels efforts n'en pût aucunement
-permettre l'efficacité durable.</p>
-
-<p>En général, l'étude approfondie de cette grande crise
-fera de plus en plus ressortir que, sous l'impulsion décisive
-des circonstances extérieures, les éminens attributs
-qui la distinguent furent essentiellement dus à la haute
-valeur politique, et surtout morale, soit de ses principaux
-<span class="pagenum" id="Page_375">375</span>
-directeurs, soit des masses qui les secondaient avec un
-si admirable dévouement; tandis que les graves aberrations
-qui s'y rattachent étaient inséparables de la vicieuse
-philosophie qui dominait à cette époque, et dont, par
-les plus heureuses inspirations d'une sagesse purement
-spontanée, il n'était pas toujours possible de contenir
-suffisamment la dangereuse influence systématique. De
-sa nature, cette métaphysique, au lieu de lier intimement
-les tendances actuelles de l'humanité à l'ensemble
-des transformations antérieures, représentait la société
-sans aucune impulsion propre, sans aucune relation au
-passé, indéfiniment livrée à l'action arbitraire du législateur;
-étrangère à toute saine appréciation de la sociabilité
-moderne, elle remontait au delà du moyen âge
-pour emprunter à la sociabilité antique un type rétrograde
-et contradictoire; enfin, au milieu des circonstances
-les plus irritantes, elle appelait spécialement les
-passions à l'office le mieux réservé à la raison. C'était
-cependant sous un tel régime mental qu'il fallait alors
-s'élever à des conceptions politiques heureusement adaptées
-à la vraie disposition des esprits et aux impérieuses
-exigences de la plus difficile situation: aussi la juste considération
-d'un semblable contraste devra-t-elle toujours
-porter les véritables philosophes à une admiration spéciale
-des grands résultats qui s'y sont développés, et à
-une indulgente réprobation d'inévitables égaremens généraux.
-Aucun ordre de faits ne caractérise plus profondément
-cette opposition fondamentale, que ceux relatifs
-au besoin continu de l'unité nationale, dont l'actif sentiment
-dut surmonter, à cette époque, chez les natures
-vraiment politiques, la tendance éminemment dispersive
-<span class="pagenum" id="Page_376">376</span>
-de la métaphysique prépondérante. Cette admirable
-réaction d'un heureux instinct pratique contre les dangereuses
-indications d'une théorie décevante, se manifeste
-surtout dans la lutte décisive suscitée par le puéril
-orgueil des malheureux girondins, entraînés, d'après leur
-haute incapacité politique, à de coupables menées,
-poussées quelquefois jusqu'à des coalitions armées avec
-le parti monarchique, afin de détruire systématiquement
-l'un des plus grands résultats de notre passé social, en
-décomposant la France en républiques partielles, au
-temps même où la plus redoutable agression extérieure
-exigeait nécessairement la plus intense concentration intérieure.
-Quand, par une indispensable épuration, la
-marche révolutionnaire eut enfin écarté ces dangereux
-discoureurs, on remarque, en effet, à cet égard, malgré
-les plus graves divergences, une mémorable unanimité
-d'efforts permanens pour contenir la tendance métaphysique
-au morcellement politique, dont l'école progressive
-actuelle a été ainsi heureusement préservée, laissant désormais
-à l'école rétrograde l'étrange privilége de telles
-aberrations, comme je l'ai expliqué au quarante-sixième
-chapitre.</p>
-
-<p>Le terme naturel d'une exaltation qui, quoique évidemment
-nécessaire, ne devait ni ne pouvait durer,
-aurait été directement fixé, par une prévision rationnelle,
-à l'époque, fort antérieure à la célèbre journée thermidorienne,
-où la France serait suffisamment garantie contre
-l'invasion étrangère; ce qui exigeait que la résistance révolutionnaire
-eût été poussée jusqu'à la double conquête
-provisoire de la Belgique et de la Savoie, alors seule pleinement
-caractéristique d'une efficacité décisive de notre
-<span class="pagenum" id="Page_377">377</span>
-défense nationale. Mais l'inévitable irritation générale résultée
-d'aussi extrêmes nécessités, et surtout les inspirations
-absolues de la métaphysique dirigeante, ne pouvaient
-malheureusement permettre que l'indispensable politique
-exceptionnelle cessât aussitôt que son principal
-office provisoire aurait été convenablement accompli. On
-doit certainement regarder son abusive prolongation,
-avec un déplorable surcroît d'intensité, après le terme
-relatif à sa destination nécessaire, comme la cause essentielle
-des horribles déviations que rappelle trop exclusivement
-aujourd'hui le souvenir de cette grande époque,
-et qui n'ont laissé d'autre enseignement universel que
-l'immortelle démonstration de l'impuissance organique
-propre à une doctrine purement négative, ainsi poussée
-à son entière application politique. C'est ici le lieu d'employer
-complétement une division historique, indiquée
-d'avance à la fin du volume précédent, entre les deux
-écoles générales qui avaient surtout dirigé l'ébranlement
-philosophique du siècle dernier, en poursuivant spécialement,
-l'une l'émancipation mentale, l'autre l'agitation
-sociale. Quoique ayant également abouti au déisme spéculatif,
-nous avons déjà reconnu que, dès l'origine,
-elles avaient envisagé cette situation passagère de notre
-intelligence sous deux aspects très-différens et même virtuellement
-opposés: l'un progressif, où cette extrême
-phase de la philosophie primitive ne pouvait constituer
-qu'une halte rapide d'un mouvement anti-théologique
-touchant à son inévitable destination finale; l'autre rétrograde,
-où l'on y voyait, au contraire, le point de départ
-d'une sorte de restauration religieuse, modifiée
-d'après les illusions contradictoires de nouveaux
-<span class="pagenum" id="Page_378">378</span>
-réformateurs. Cette rivalité fondamentale des deux écoles de
-Voltaire et de Rousseau se laissa toujours distinctement
-sentir, malgré leur unanime coopération active à la grande
-crise révolutionnaire, par la tendance caractéristique de
-la première à concevoir franchement la métaphysique
-dirigeante comme éminemment négative, et la dictature
-républicaine comme une indispensable mesure provisoire,
-dont l'institution lui fut principalement due; tandis que,
-aux yeux de la seconde, cette doctrine formait déjà réellement
-la base nécessaire d'une réorganisation directe,
-qu'il fallait immédiatement substituer au régime exceptionnel:
-en même temps, l'une avait constamment témoigné
-un instinct confus mais réel des conditions essentielles
-de la civilisation moderne, pendant que l'autre
-se montrait surtout préoccupée d'une vague imitation de
-la société antique. Après que le commun danger eut cessé
-de pouvoir suffisamment contenir ces inévitables divergences,
-l'énergique sollicitude de l'école politique poussa
-l'école philosophique, jusque alors prépondérante, à
-constater directement son impuissance organique en formulant
-précipitamment, pour la régénération intellectuelle
-et morale, une sorte de polythéisme métaphysique,
-dominé par l'adoration de la grande entité
-scolastique, et qui ne pouvait assurément obtenir aucune
-consistance effective: d'où résulta graduellement
-la mémorable catastrophe de l'énergique Danton et de
-l'intéressant Camille Desmoulins, en un temps où tous
-les triomphes se résumaient par l'impitoyable extermination
-des adversaires quelconques, sous les déplorables
-inspirations d'une doctrine qui, profondément incompatible
-avec toute démonstration véritable, laissait bientôt
-<span class="pagenum" id="Page_379">379</span>
-prévaloir des passions sanguinaires, indiquant toujours
-la compression matérielle comme seul gage assuré de la
-convergence spirituelle, suivant la nature constante des
-conceptions politiques qui repoussent ou méconnaissent
-la division fondamentale des deux puissances élémentaires.
-L'ascendant décisif ainsi naturellement procuré à
-l'école politique, où le sincère fanatisme de quelques
-chefs recommandables dissimulait la facile et dangereuse
-hypocrisie d'un plus grand nombre de purs déclamateurs,
-vint bientôt prouver, à son tour, d'après l'irrécusable
-témoignage d'un horrible délire, que, malgré ses mystérieuses
-promesses, elle était encore moins apte que sa
-rivale à diriger convenablement une vraie réorganisation
-finale. C'est surtout alors que, par une inévitable aberration
-générale, la métaphysique révolutionnaire, sous
-l'absurde prépondérance du type antique radicalement
-méconnu, fut rapidement conduite à se montrer directement
-hostile aux divers élémens essentiels de la civilisation
-moderne, dont l'universelle influence spontanée
-empêchait nécessairement le libre essor d'une telle utopie
-rétrograde, chez les esprits même les plus accessibles à
-de vains entraînemens systématiques. En contradiction
-radicale avec la solidarité nécessaire des deux mouvemens,
-hétérogènes mais convergens, dont l'ensemble caractérise,
-d'après les deux chapitres précédens, l'évolution fondamentale
-de la sociabilité européenne depuis le moyen âge,
-on vit ainsi la progression négative, irrationnellement
-devenue organique, se tourner enfin contre la progression
-positive, après avoir pleinement satisfait à sa propre destination
-transitoire. Cette déviation décisive, sensible
-même pour l'évolution scientifique et l'évolution
-<span class="pagenum" id="Page_380">380</span>
-esthétique, dut être surtout prononcée relativement à l'évolution
-industrielle, alors menacée d'une entière désorganisation,
-d'après une désastreuse tendance politique à
-détruire l'indispensable subordination élémentaire des
-classes laborieuses envers les véritables chefs naturels de
-leurs travaux journaliers, afin d'appeler la plus incapable
-multitude, sous l'inévitable direction des littérateurs
-et des avocats, à une active participation permanente
-au gouvernement effectif, par une abusive appréciation
-métaphysique du juste intérêt continu que, dans
-tout véritable état social, les moindres citoyens doivent
-nécessairement prendre, en raison de leurs talens et de
-leurs lumières, à la marche générale des affaires publiques.
-Du point de vue purement politique, la grande
-réaction rétrograde, que l'école révolutionnaire la plus
-avancée fait aujourd'hui commencer seulement à la journée
-thermidorienne, me paraît devoir être réellement
-envisagée désormais, d'après l'ensemble de notre élaboration
-historique, comme remontant à la célèbre tentative
-pour l'organisation fondamentale du déisme légal,
-pleinement caractérisée par une manifestation mémorable,
-et dont la tendance nécessaire ressortait déjà des
-singulières révélations qui attribuaient une sorte de mission
-céleste au sanguinaire déclamateur érigé en souverain
-pontife de cette étrange restauration religieuse. Sous
-ce nouvel aspect, le mouvement thermidorien, d'abord
-dirigé par les amis de Danton, reprend un caractère plus
-conforme aux saines inspirations spontanées de la raison
-publique; en constituant primitivement le symptôme
-décisif de l'inévitable décadence d'une désastreuse politique,
-qui, malgré la plus horrible exagération des
-<span class="pagenum" id="Page_381">381</span>
-procédés exceptionnels, ne pouvait réellement parvenir, en
-troublant profondément l'économie élémentaire propre
-à la sociabilité moderne, qu'à organiser finalement une
-immense rétrogradation: il reste d'ailleurs pleinement
-incontestable que, à la faveur de cette indispensable
-journée, bientôt détournée de sa destination naturelle,
-de sanglantes représailles furent déplorablement dirigées,
-à la secrète instigation du parti monarchique, contre l'ensemble
-du mouvement révolutionnaire. En se félicitant
-de voir enfin, comme il l'avait tant mérité, le grand Carnot
-sortir glorieusement d'une telle collision, tout vrai
-philosophe devra toujours y regretter spécialement la
-perte d'un noble jeune homme, l'éminent Saint-Just,
-tombé victime presque volontaire de son aveugle dévouement
-à un ambitieux sophiste, indigne d'une si précieuse
-admiration.</p>
-
-<p>J'ai cru devoir ici convenablement insister sur la saine
-appréciation historique propre à l'ensemble de l'époque
-la plus décisive que pût offrir la portion jusqu'à présent
-accomplie de l'immense révolution au sein de laquelle
-nous vivons. On voit ainsi, d'une part, comment le degré
-républicain a spontanément élevé, d'une manière beaucoup
-plus complète et plus énergique que n'avait d'abord pu
-le faire le degré constitutionnel, une sorte de programme
-politique vraiment fondamental, dont l'ineffaçable souvenir
-indiquera naturellement, jusqu'à une convenable
-réalisation ultérieure, la destination finale de cette crise
-universelle, malgré le mode essentiellement négatif sous
-lequel il dut alors être conçu par la métaphysique dirigeante,
-dont l'inévitable impuissance organique fut,
-d'une autre part, simultanément démontrée d'après
-<span class="pagenum" id="Page_382">382</span>
-l'épreuve solennelle, pleinement caractéristique quoique
-nécessairement passagère, de son entier ascendant politique.
-Quelques vains efforts qu'ait pu tenter ensuite la
-grande réaction rétrograde, dont je viens d'assigner la
-véritable origine historique, pour dissimuler totalement
-le premier enseignement social en laissant seulement ressortir
-le second, ils sont tous deux également impérissables
-auprès de la population européenne, aux yeux de
-laquelle ils tendront spontanément de plus en plus à devenir
-radicalement inséparables, aussitôt qu'une sage
-élaboration philosophique aura suffisamment fondé, sur
-leur combinaison permanente, l'indispensable indication
-générale de la marche ultérieure propre à l'ensemble du
-mouvement révolutionnaire. Toutes les récriminations
-doctorales sur la prétendue inopportunité radicale de la
-régénération totale ainsi projetée par les conventionnels
-français, ne peuvent réellement affecter, d'après notre théorie
-historique, que l'insuffisance nécessaire des moyens
-vicieux qu'une décevante métaphysique dut conduire à y
-appliquer; mais elles ne sauraient nullement atteindre le
-besoin fondamental d'une réorganisation universelle, qui
-était déjà aussi incontestable, et même aussi pleinement
-senti par les masses, qu'il peut l'être essentiellement aujourd'hui.
-Rien ne doit mieux confirmer une telle appréciation
-que la mémorable lenteur, trop peu comprise
-jusqu'ici, d'un mouvement rétrograde dont l'instinct dirigeant
-se reconnaissait tacitement incompatible avec les
-plus intimes dispositions populaires, qui, par leur énergique
-antipathie, obligèrent ensuite à prendre tant de
-longs et pénibles circuits politiques pour restaurer enfin,
-sous un vain déguisement impérial, une monarchie qu'une
-<span class="pagenum" id="Page_383">383</span>
-seule rapide secousse avait d'abord suffi à renverser entièrement:
-si tant est même que la stricte exactitude
-historique permette maintenant d'envisager comme vraiment
-rétablie une royauté qui n'a jamais pu encore passer
-avec sécurité de ses divers possesseurs effectifs à leurs
-propres successeurs domestiques, quoique une telle transmission
-héréditaire constitue certainement la principale
-différence caractéristique entre le véritable pouvoir royal
-et le simple pouvoir dictatorial, dès longtemps devenu,
-sous une forme quelconque, naturellement indispensable,
-suivant nos explications antérieures, à la situation transitoire
-des sociétés modernes.</p>
-
-<p>Après la chute nécessaire du régime conventionnel,
-la réaction rétrograde ne se fit surtout sentir immédiatement
-que par le vain retour de la métaphysique
-constitutionnelle propre au degré initial de la crise
-universelle, et dont la stérile obstination tendit toujours
-à reproduire, autant que le permettait alors
-l'état général des esprits, une aveugle imitation de la
-constitution anglaise, caractérisée par une chimérique
-pondération des diverses fractions du pouvoir temporel,
-sous de nouvelles formes, encore plus rapprochées de
-ce type imaginaire, où d'irrationnelles conceptions ne
-cessaient de montrer la vraie réorganisation finale,
-malgré l'expérience primitive du peu de stabilité que
-pouvait comporter, en France, l'importation d'une telle
-anomalie politique. En même temps, suivant un inévitable
-contraste, des tentatives énergiques mais
-insensées annoncèrent déjà la déplorable tendance
-ultérieure du parti qui se croyait sincèrement progressif
-à chercher de plus en plus la solution sociale dans une
-<span class="pagenum" id="Page_384">384</span>
-plus complète extension du mouvement négatif, que la
-dictature révolutionnaire avait réellement poussé jusqu'à
-ses plus extrêmes limites politiques, et que néanmoins
-on voulait aussi conduire désormais, sous les anarchiques
-inspirations de l'école de Rousseau, jusqu'à l'ébranlement
-direct des institutions élémentaires les plus indispensables
-à toute sociabilité humaine. Par ces deux ordres d'aberrations,
-tous concouraient spontanément à maintenir la
-position vicieusement abstraite du problème politique,
-indépendamment d'aucune vraie relation générale au milieu
-social correspondant; tous concevaient également la
-société indéfiniment modifiable, sans aucune impulsion
-propre, et dégagée de toute filiation antérieure; tous, enfin,
-s'accordaient à subordonner la régénération morale
-aux règlemens législatifs: si j'insiste sur ces caractères
-logiques alors communs à l'école rétrograde ou stationnaire
-et à l'école progressive, c'est parce qu'ils n'ont pu
-aujourd'hui essentiellement changer, et qu'on doit naturellement
-les apprécier d'une manière plus philosophique
-envers une situation moins actuelle, quoique
-d'ailleurs radicalement persistante.</p>
-
-<p>Une telle fluctuation politique, toujours menaçante
-pour l'ordre, et néanmoins stérile pour le progrès,
-devait nécessairement aboutir, malgré d'énergiques répugnances
-populaires, au triomphe passager de l'esprit
-rétrograde, qui montrait spontanément la concentration
-monarchique comme seule propre à garantir la sécurité
-du développement continu des divers élémens essentiels
-de la sociabilité moderne, déjà pressés d'utiliser les nouvelles
-ressources générales que procurait désormais à
-leur libre essor l'irrévocable décomposition de l'ancienne
-<span class="pagenum" id="Page_385">385</span>
-hiérarchie sociale. Dans l'état d'empirisme métaphysique
-où se trouve encore la philosophie politique, cette dernière
-épreuve était alors indispensable pour faire universellement
-apprécier, par une expérience décisive, l'espèce
-d'ordre réellement compatible avec une pleine rétrogradation,
-dont les promesses illusoires ne pouvaient être directement
-jugées par aucune discussion vraiment rationnelle.
-En même temps, la marche naturelle des événemens
-conduisait inévitablement à cette issue immédiate, en
-faisant de plus en plus prévaloir le pouvoir militaire,
-première base nécessaire de toute véritable royauté moderne;
-à mesure que la guerre révolutionnaire perdait
-son caractère essentiellement défensif, pour devenir, à
-son tour, éminemment offensive, sous le spécieux entraînement
-d'une active propagation universelle de l'ébranlement
-fondamental, sans que cette irrésistible séduction
-pût d'abord céder à aucune sage appréciation, soit de
-l'opportunité du but, soit de l'efficacité du moyen. Tant
-que l'armée, pleinement nationale, était restée liée au
-sol natal, et n'avait pas cessé, sous l'espoir continu d'une
-prochaine libération, de participer directement aux émotions
-et aux inspirations populaires, la salutaire énergie
-du terrible comité avait pu y maintenir, par une infatigable
-activité, la plus parfaite prépondérance que les
-guerres modernes eussent encore offerte de l'autorité civile
-sur la force militaire. Mais il ne pouvait plus en être ainsi
-quand, dans les diverses expéditions lointaines, l'armée,
-devenue de plus en plus étrangère aux affaires intérieures,
-et prenant nécessairement, d'après un but plus spécial et
-moins direct, un caractère plus déterminé et moins passager,
-tendait graduellement à s'identifier profondément
-<span class="pagenum" id="Page_386">386</span>
-avec ses propres chefs, au milieu de populations inconnues,
-en même temps que son intervention politique devait
-peu à peu paraître indispensable à la compression
-nécessaire de la stérile agitation sociale qu'entretenait un
-dangereux esprit métaphysique. Il était donc certainement
-impossible que l'ensemble d'une telle situation ne
-conduisît bientôt à l'installation spontanée d'une véritable
-dictature militaire, dont la tendance, rétrograde ou progressive,
-devait d'ailleurs, malgré l'influence naturelle
-d'une réaction passagère, dépendre beaucoup, et certainement
-davantage qu'en aucun autre cas historique, de la
-disposition personnelle de celui qui en serait honoré,
-parmi tant d'illustres généraux que la défense révolutionnaire
-avait suscités. Par une fatalité à jamais déplorable,
-cette inévitable suprématie, à laquelle le grand Hoche semblait
-d'abord si heureusement destiné, échut à un homme
-presque étranger à la France, issu d'une civilisation arriérée,
-et spécialement animé, sous la secrète impulsion d'une
-nature superstitieuse, d'une admiration involontaire pour
-l'ancienne hiérarchie sociale; tandis que l'immense ambition
-dont il était dévoré ne se trouvait réellement en harmonie,
-malgré son vaste charlatanisme caractéristique,
-avec aucune éminente supériorité mentale, sauf celle relative
-à un incontestable talent pour la guerre, bien plus lié,
-surtout de nos jours, à l'énergie morale qu'à la force intellectuelle.</p>
-
-<p>On ne saurait aujourd'hui rappeler un tel nom sans se
-souvenir que de vils flatteurs et d'ignorans enthousiastes
-ont osé longtemps comparer à Charlemagne un souverain
-qui, à tous égards, fut aussi en arrière de son
-siècle que l'admirable type du moyen âge avait été en
-<span class="pagenum" id="Page_387">387</span>
-avant du sien. Quoique toute appréciation personnelle
-doive rester essentiellement étrangère à la nature et à
-la destination de notre analyse historique, chaque vrai
-philosophe doit, à mon gré, regarder maintenant comme
-un irrécusable devoir social de signaler convenablement
-à la raison publique la dangereuse aberration qui, sous
-la mensongère exposition d'une presse aussi coupable
-qu'égarée, pousse aujourd'hui l'ensemble de l'école révolutionnaire
-à s'efforcer, par un funeste aveuglement,
-de réhabiliter la mémoire, d'abord si justement abhorrée,
-de celui qui organisa, de la manière la plus désastreuse,
-la plus intense rétrogradation politique dont
-l'humanité dut jamais gémir. D'après les explications
-précédentes, personne assurément ne saurait croire que
-je prétende ici blâmer l'avénement d'une dictature non
-moins indispensable qu'inévitable: mais je voudrais
-flétrir, avec toute l'énergie philosophique dont je suis
-susceptible, l'usage profondément pernicieux qu'en fit
-un chef alors naturellement investi d'une puissance matérielle
-et d'une confiance morale qu'aucun autre législateur
-moderne n'a pu réunir au même degré. L'état
-général de l'esprit humain ne permettait point, sans doute,
-à son immense autocratie de diriger immédiatement la
-réorganisation finale de l'élite de l'humanité, faute
-d'une indispensable élaboration philosophique encore
-inaccomplie; mais son action rationnelle aurait pu y appliquer
-convenablement les hautes intelligences, et y
-disposer simultanément la masse des populations, au
-lieu d'écarter les unes et de détourner les autres par une
-activité radicalement perturbatrice de tous les grands
-effets sociaux que la dictature purement révolutionnaire
-<span class="pagenum" id="Page_388">388</span>
-avait déjà glorieusement ébauchés, autant que l'avait
-comporté l'inévitable prépondérance d'une métaphysique
-essentiellement négative. Si le prétendu génie politique
-de Bonaparte avait été vraiment éminent, ce chef ne se
-serait point abandonné à son aversion trop exclusive
-envers la grande crise républicaine, où il ne savait voir, à
-la suite des plus vulgaires déclamateurs rétrogrades, que
-la facile démonstration de l'impuissance organique propre
-à la seule philosophie qui avait pu y présider: il
-n'y aurait pas entièrement méconnu d'énergiques tendances
-vers une régénération fondamentale, dont les
-conditions nécessaires s'y étaient certainement manifestées
-d'une manière non moins irrécusable pour tous les
-hommes d'état dignement placés, même par le seul
-instinct, au véritable point de vue général de la sociabilité
-moderne, qui n'eût point échappé, sans doute, dans
-cette lumineuse position, à Richelieu, à Cromwell, ou à
-Frédéric. On n'a d'ailleurs aucun besoin de prouver que
-son autorité réelle eût ainsi acquis, avec une aussi pleine
-intensité, une stabilité beaucoup plus grande, en même
-temps que sa mémoire eût été assurée d'une éternelle
-et unanime consécration, quoiqu'il dût alors entièrement
-renoncer à la puérile fondation d'une nouvelle tribu
-royale. Mais, à vrai dire, toute sa nature intellectuelle
-et morale était profondément incompatible avec la seule
-pensée d'une irrévocable extinction de l'antique système
-théologique et militaire, hors duquel il ne pouvait rien
-concevoir, sans toutefois en comprendre suffisamment
-l'esprit ni les conditions; comme le témoignèrent tant
-de graves contradictions dans la marche générale de sa
-politique rétrograde, surtout en ce qui concerne la
-<span class="pagenum" id="Page_389">389</span>
-restauration religieuse, où, suivant la tendance habituelle
-du vulgaire des rois, il prétendit si vainement allier
-toujours la considération à la servilité, en s'efforçant de
-ranimer des pouvoirs qui, par leur essence, ne sauraient
-jamais rester franchement subalternes.</p>
-
-<p>Le développement continu d'une immense activité
-guerrière constituait, à tout prix, le fondement nécessaire
-de cette désastreuse domination, qui, pour le rétablissement
-éphémère d'un régime radicalement antipathique
-au milieu social correspondant, devait surtout
-exploiter, par une stimulation incessamment renouvelée,
-soit les vices généraux de l'humanité, soit les imperfections
-spéciales de notre caractère national, et principalement
-une vanité exagérée, qui, loin d'être soigneusement
-réglée d'après une sage opposition, fut alors, au
-contraire, directement excitée jusqu'à la production fréquente
-des plus irrationnelles illusions, suivant des
-moyens d'ailleurs empruntés, comme tout le reste de ce
-prétendu système, aux usages les plus discrédités de
-l'ancienne monarchie. Sans un état de guerre très-actif,
-en effet, le ridicule le plus incisif aurait certainement
-suffi pour faire prompte et pleine justice de l'étrange
-restauration nobiliaire et sacerdotale tentée par Bonaparte,
-tant elle était profondément contradictoire à l'état
-réel des m&oelig;urs et des opinions; la France n'aurait pu
-être réduite, par aucune autre voie, à cette longue et
-honteuse oppression, où la moindre réclamation généreuse
-était aussitôt étouffée comme un acte de trahison
-nationale concerté avec l'étranger; l'armée, qui, pendant
-la crise républicaine, avait été constamment animée
-d'un si noble esprit patriotique, n'aurait pu être autrement
-<span class="pagenum" id="Page_390">390</span>
-amenée, d'après l'essor exorbitant des ambitions
-personnelles, à une tendance tyrannique envers les citoyens,
-désormais réduits à se consoler vainement du
-despotisme et de la misère par la puérile satisfaction de
-voir l'empire français s'étendre de Hambourg à Rome.
-Enfin, quant à l'influence morale, on n'a point encore
-dignement compris que la Convention, élevant le peuple
-sans le corrompre, avait irrévocablement terminé la
-décomposition chronique de l'ancienne hiérarchie sociale,
-tout en consolidant néanmoins, chez les moindres
-classes, le respect de chacun pour sa propre condition,
-suivant l'attrait universel d'une noble activité politique,
-tendant spontanément à contenir partout la disposition
-au déplacement privé, en honorant et améliorant les
-plus inférieures positions: c'est surtout sous la domination
-guerrière de Bonaparte que le généreux sentiment
-primitif de l'égalité révolutionnaire subit cette immorale
-déviation qui devait associer directement la plus active
-portion de notre population à un désastreux système de
-rétrogradation politique, en lui offrant, comme prix de
-sa coopération permanente, l'Europe à piller et à opprimer;
-on doit certainement ainsi expliquer le principal
-développement direct d'une corruption générale déterminée,
-en germe, par l'ensemble de la désorganisation
-sociale, et dont nous recueillons aujourd'hui les tristes
-fruits. Mais il serait aussi superflu que pénible de s'arrêter
-ici davantage sur cette malheureuse époque, autrement
-que pour y noter sommairement les graves enseignemens
-politiques qu'elle nous a si chèrement procurés.
-Le premier de tous consiste assurément dans l'irrécusable
-démonstration de la douloureuse versatilité
-<span class="pagenum" id="Page_391">391</span>
-politique qui devait caractériser l'absence de toute véritable
-doctrine, depuis que les convictions révolutionnaires,
-seules pleinement actives de nos jours, avaient été nécessairement
-ébranlées, chez la plupart des esprits,
-d'après la déplorable expérience propre à la dernière partie
-de la grande crise républicaine. Sans cette inévitable
-influence mentale, la politique rétrograde de Bonaparte
-aurait évidemment manqué à la fois d'instrumens et
-d'appuis, chez une population qui n'aurait pu autrement
-laisser tenter la folle et coupable résurrection du
-régime que son énergique antipathie avait si récemment
-abattu. La honteuse apostasie de tant d'indignes républicains,
-et l'entraînement insensé des masses désintéressées,
-durent alors marquer profondément la fragilité
-désormais inhérente à toutes les convictions uniquement
-fondées sur une métaphysique purement négative, qui
-avait déjà cessé d'être en suffisante harmonie, intellectuelle
-ou sociale, avec l'ensemble de la situation révolutionnaire.
-On doit, en second lieu, remarquer, dans
-l'épreuve vraiment décisive tentée à cette époque, l'indispensable
-fondement que la guerre active et permanente
-y fournissait nécessairement au système de rétrogradation,
-qui n'aurait pu autrement obtenir alors
-aucune telle consistance temporaire, comme je l'ai ci-dessus
-signalé. Cette incontestable appréciation historique
-indique certainement combien serait à la fois chimérique
-et perturbatrice une politique ainsi obligée à l'accomplissement
-continu d'une condition fondamentale devenue
-de plus en plus antipathique à l'ensemble de la
-civilisation moderne, et souvent même secrètement repoussée
-désormais par l'instinct involontaire des plus
-<span class="pagenum" id="Page_392">392</span>
-zélés partisans des projets insensés dont elle devrait former
-la base générale. Il faut y voir aussi, en sens inverse,
-l'immédiate condamnation philosophique de la déplorable
-aberration qui, d'après l'absence actuelle de toute
-véritable doctrine politique, a depuis entraîné trop
-souvent l'école révolutionnaire, malgré d'insuffisantes
-intentions progressives, dans le seul intérêt de ses passions
-fugitives, à préconiser et même à solliciter l'état
-de guerre, qui constitue cependant l'unique chance sérieuse,
-quoique éphémère, qui pût rester désormais aux
-tendances rétrogrades. Enfin, il importe beaucoup de
-signaler spécialement, au sujet de cette domination
-guerrière, le nouveau sophisme général, à la fois spontané
-et systématique, d'après lequel l'esprit militaire,
-avant de s'effacer irrévocablement, y fut conduit à
-rendre un hommage involontaire à la nature éminemment
-pacifique de la sociabilité moderne, en s'efforçant
-toujours d'y représenter la guerre comme un moyen
-fondamental de civilisation, par un chimérique rajeunissement
-de l'antique politique romaine, dont la destination
-sociale avait évidemment reçu, quinze siècles
-auparavant, selon notre théorie historique, une pleine
-réalisation, nécessairement impossible à renouveler dans
-tout le reste de l'évolution humaine. Une telle illusion
-politique avait dû être assurément fort naturelle, et même
-d'abord inévitable, à l'issue immédiate de la défense
-révolutionnaire, qui suscitait spontanément une irrésistible
-impulsion à l'active propagation universelle des
-principes français; quoique une saine appréciation philosophique,
-alors malheureusement impossible, eût sans
-doute déjà conseillé, à tous égards, de se borner à la
-<span class="pagenum" id="Page_393">393</span>
-simple garantie nationale, en laissant à des voies plus
-douces et plus efficaces l'indispensable extension graduelle
-d'un mouvement essentiellement européen, et en
-n'admettant que le juste degré d'invasion provisoire
-qu'exigeait l'entière efficacité de l'opération défensive,
-ainsi que je l'ai indiqué ci-dessus. Mais au moins cette
-aberration spontanée, malgré ses graves conséquences
-pour l'ensemble de la grande république occidentale,
-était primitivement très-sincère, soit dans l'armée, soit
-dans la nation; et, par suite, elle devait être beaucoup
-moins funeste à l'extérieur: tandis que, pendant les
-guerres impériales, l'inqualifiable prétention d'accélérer
-le progrès social par le pillage et l'oppression de l'Europe,
-sous l'intronisation successive d'une étrange famille,
-ne pouvait plus exercer aucune séduction sérieuse,
-sinon chez de purs déclamateurs politiques, dont les
-vaines conceptions conservent aujourd'hui une fâcheuse
-influence sur la réhabilitation passagère de ce système
-rétrograde. Leur appréciation sophistique ne saurait
-offrir aucun autre fondement spécieux que la réaction
-nécessaire suivant laquelle cette déplorable déviation,
-comme l'eût fait également une invasion de barbares,
-devait naturellement provoquer, par l'active sollicitude
-des gouvernemens eux-mêmes, l'éveil universel d'un principe
-d'indépendance et de liberté, plus ou moins identique
-à celui de notre révolution, dont le germe essentiel
-était, comme nous l'avons reconnu, déjà déposé
-dans tout ce vaste territoire propre à l'élite de l'humanité,
-la France n'ayant pu avoir, à cet égard, d'autre
-privilége décisif que celui d'une indispensable initiative:
-tel est certainement le seul mode réel d'après lequel la
-<span class="pagenum" id="Page_394">394</span>
-tyrannie impériale ait dû indirectement concourir,
-contre les desseins de son chef, à la régénération de
-l'Europe. Tandis que Paris comprimé était honteusement
-réduit à chercher un aliment à son activité caractéristique
-dans les misérables rivalités des comédiens et des
-versificateurs, par une étrange vicissitude, aujourd'hui
-trop oubliée, et qu'on eût, peu d'années auparavant,
-jugée à jamais impossible, Cadix, Berlin, et même
-Vienne retentissaient, à leur tour, de chants énergiques
-et de patriotiques acclamations, provoquant partout à
-de généreuses insurrections nationales contre une intolérable
-domination, au temps même où notre bel hymne
-révolutionnaire était chez nous l'objet d'une ombrageuse
-inquisition. Mais, sauf cette inévitable réaction, dont
-la postérité ne saura certes aucun gré au système qui l'a
-indirectement déterminée, il est évident que l'ensemble
-de la politique impériale, bien loin d'avoir réellement
-propagé l'influence française, fut, de toute nécessité,
-directement contraire à un tel résultat, en stimulant les
-peuples à s'unir aux rois pour repousser l'oppression
-étrangère, et en détruisant la sympathie et l'admiration
-que notre initiative révolutionnaire et notre défense populaire
-avaient universellement inspirées à nos concitoyens
-occidentaux, chez lesquels cette immense aberration guerrière
-a laissé encore envers nous quelques funestes préventions,
-soigneusement entretenues, malgré l'heureuse
-prolongation d'une paix indispensable, par les diverses
-fractions européennes de l'école et du parti rétrogrades.</p>
-
-<p>Il serait évidemment superflu d'expliquer ici comment,
-après une sanglante prépondérance, également désastreuse,
-à tous égards, pour la France et pour l'Europe,
-<span class="pagenum" id="Page_395">395</span>
-ce régime, fondé sur la guerre, tomba trop tard par une
-suite naturelle de la guerre elle-même, quand la résistance
-fut partout devenue suffisamment populaire, tandis
-que l'attaque se dépopularisait essentiellement. Quels
-que soient aujourd'hui les efforts, coupables ou insensés,
-d'une fallacieuse exposition, dont le succès momentané
-prouve combien l'absence de toute véritable doctrine
-facilite maintenant les plus audacieux mensonges, la postérité
-ne méconnaîtra point la mémorable satisfaction avec
-laquelle cette chute indispensable fut immédiatement accueillie
-par l'ensemble de la France, qui, outre sa misère
-et son oppression intérieures, était lasse enfin de se
-voir condamnée à toujours craindre, suivant une irrésistible
-alternative, ou la honte de ses armes, ou la défaite
-de ses plus chers principes. Cette grande catastrophe ne
-devra finalement laisser à la nation française d'autre éternel
-regret, que de n'y avoir pris qu'une part trop passive
-et trop tardive, au lieu de prévenir un dénouement
-funeste par une énergique insurrection populaire contre
-la tyrannie rétrograde, avant que notre territoire eût pu
-subir, à son tour, l'opprobre d'une invasion que notre
-déplorable torpeur rendit seule alors inévitable. La forme
-honteuse de cet indispensable renversement a constitué
-depuis l'unique base sur laquelle il soit devenu possible
-d'établir, avec une sorte de succès passager, une spécieuse
-solidarité entre notre propre gloire nationale et la mémoire
-individuelle de celui qui, plus nuisible à l'ensemble
-de l'humanité qu'aucun autre personnage historique,
-fut toujours spécialement le plus dangereux ennemi
-d'une révolution dont une étrange aberration a quelquefois
-conduit à le proclamer le principal représentant.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_396">396</span>
-D'après la contradiction radicale qui existait nécessairement
-entre la propre élévation de Bonaparte et l'esprit
-monarchique qu'il avait tenté de restaurer, les habitudes
-politiques contractées sous son influence devaient, à sa
-chute, faciliter spontanément le retour provisoire des
-héritiers naturels de l'ancienne royauté française, qui
-furent accueillis, sans confiance mais sans crainte, chez
-une nation dont le seul v&oelig;u prononcé consistait alors à
-voir simultanément cesser, à tout prix, la guerre et la
-tyrannie, et d'abord même disposée à penser que cette
-famille comprendrait aussi, comme tout le monde le
-sentait en France, l'intime liaison politique qui avait
-dû régner entre le système de conquête et le régime de
-rétrogradation, tous deux également détestés. Mais,
-croyant voir, au contraire, un symptôme de haute
-adhésion populaire à leur vaine utopie monarchique dans
-une réintégration qu'ils ne devaient, à tous égards, qu'à
-Bonaparte, et où le peuple était resté essentiellement
-passif, ces nouveaux organes de l'action centrale tendirent
-aussitôt à reprendre follement la politique rétrograde
-du pouvoir déchu, en la concevant, de toute nécessité,
-radicalement privée désormais de l'activité
-guerrière à laquelle ils attribuaient sa décadence, et qui
-avait, en réalité, constitué la principale base indispensable
-de son succès temporaire. Quand cette illusion
-fondamentale fut suffisamment développée, la nation
-aurait été, sans doute, promptement préservée des tracasseries
-et des perturbations qui en devaient résulter,
-en laissant seulement agir une ancienne rivalité domestique,
-si le désastreux retour épisodique de Bonaparte
-ne fût venu compliquer gravement la situation, en
-<span class="pagenum" id="Page_397">397</span>
-mettant de nouveau l'Europe en garde contre la France, de
-manière toutefois à n'aboutir, après son irrévocable expulsion,
-qu'à retarder de quinze ans, au prix d'immenses
-sacrifices passagers, une substitution de personnes devenue
-évidemment inévitable.</p>
-
-<p>Cette dernière période a répandu, sur l'ensemble de
-la position révolutionnaire, une nouvelle lumière, qu'il
-importe d'apprécier sommairement. Sans regarder le
-grand problème organique comme aucunement résolu,
-et sans renoncer entièrement à sa solution ultérieure, la
-nation française était alors assez désabusée, d'après une
-expérience décisive, des hautes espérances de régénération
-sociale qu'elle avait d'abord attachées au triomphe
-universel de la politique métaphysique, pour ne s'occuper
-essentiellement désormais que de réaliser l'heureuse
-influence de l'état de paix sur le développement continu
-de l'évolution industrielle, à laquelle l'ébranlement initial
-avait imprimé une accélération capitale, dont la
-guerre avait auparavant entravé la manifestation permanente.
-Aussi, quoique l'absence d'une véritable doctrine
-ne permît point une meilleure direction, la France ne
-prit-elle habituellement qu'un intérêt passif et secondaire
-aux stériles discussions constitutionnelles qui
-durent, à cette époque, marquer le réveil officiel de
-l'esprit révolutionnaire, et qui tendaient à fonder la
-réorganisation finale sur une troisième tentative d'imitation
-générale du régime parlementaire propre à l'Angleterre,
-et auquel les débris du système impérial
-semblaient avoir préparé enfin une sorte d'élément aristocratique
-susceptible d'une consistance apparente. Mais,
-à défaut d'une saine théorie, cette nouvelle épreuve,
-<span class="pagenum" id="Page_398">398</span>
-plus prolongée, plus paisible, et, par suite, plus décisive
-qu'aucune des précédentes, tendit bientôt à faire
-irrévocablement ressortir le caractère anti-historique et
-anti-national d'une telle utopie politique, profondément
-antipathique à un milieu social où, depuis la fin du
-moyen âge, l'ensemble du passé avait toujours développé
-la décadence spéciale de l'aristocratie, en concentrant
-graduellement autour de la seule royauté tous les restes
-quelconques de l'ancienne organisation. Sous un actif
-ascendant aristocratique, le pouvoir royal était essentiellement
-réduit, en Angleterre, à une vaste sinécure accordée
-au chef nominal de l'oligarchie britannique, avec
-une puissance réelle peu supérieure à celle des doges
-vénitiens, malgré la vaine décoration d'une hérédité
-monarchique. En France, au contraire, l'instinct royal
-devait profondément répugner à une telle dégradation
-de l'élément prépondérant d'un régime qu'on prétendait
-seulement modifier quand on l'annullait radicalement,
-suivant la formule, triviale mais énergique, employée
-par Bonaparte, à son avénement dictatorial, pour repousser
-une semblable mystification métaphysique.
-Ainsi réduite à sa partie purement négative, faute de
-bases réelles pour la partie vraiment positive, l'irrationnelle
-imitation du type anglais ne pouvait, en effet,
-aboutir qu'à l'irrévocable neutralisation de la royauté;
-et ce résultat nécessaire devenait alors d'autant plus décisif
-que, par la nouvelle forme d'une telle institution,
-l'adhésion monarchique y semblait spécialement volontaire.
-C'est là surtout qu'il faut placer, dans l'histoire
-générale de la transition moderne, la dissolution directe
-de la grande dictature temporelle où nous avons vu, au
-<span class="pagenum" id="Page_399">399</span>
-cinquante-cinquième chapitre, partout converger, sous diverses
-formes, l'ensemble du mouvement de décomposition
-politique. Depuis le commencement de la crise révolutionnaire,
-cette dictature, élaborée par Louis XI et complétée
-par Richelieu, avait été essentiellement maintenue, au
-plus haut degré d'énergie politique, d'abord avec un caractère
-progressif par la Convention, et ensuite dans un esprit
-rétrograde par Bonaparte, qui en dut être réellement
-le dernier organe. Mais, au temps que nous considérons,
-elle se résout enfin en un antagonisme permanent entre
-l'action politique centrale, que cette nouvelle royauté
-représente imparfaitement, et l'action locale ou partielle,
-émanée d'une assemblée plus ou moins populaire: l'unité
-de direction disparaît alors sous le tiraillement régulier
-de ces deux forces opposées, dont chacune tend à s'assurer
-une prépondérance désormais impossible jusqu'à ce
-qu'une convenable terminaison de l'anarchie spirituelle
-vienne permettre enfin une véritable organisation temporelle;
-Bonaparte lui-même eût alors subi cette inévitable
-conséquence de la situation générale, comme l'indique
-directement la transformation forcée qui caractérisa son
-retour éphémère. Une appréciation plus spéciale commence
-d'ailleurs à montrer l'inévitable abaissement du
-pouvoir royal marqué, d'une manière plus directe et plus
-distincte, dans la nouvelle existence générale, historiquement
-trop peu comprise, du pouvoir ministériel
-proprement dit, qui, après en avoir été, sous la seconde
-phase moderne, une émanation facultative, en devenait
-maintenant une substitution continue, dont l'action
-tendait de plus en plus à une pleine indépendance réelle
-envers la royauté, ainsi graduellement rapprochée de la
-<span class="pagenum" id="Page_400">400</span>
-nullité anglaise; cette sorte d'abdication spontanée devait,
-au reste, immédiatement aboutir à augmenter la dispersion
-politique, qui semblait par-là érigée en principe
-irrévocable.</p>
-
-<p>Hors des vains débats constitutionnels propres à cette
-époque, se poursuivait nécessairement la lutte générale
-entre l'instinct progressif et la résistance rétrograde, à la
-faveur même de ce régime métaphysique, qui, malgré
-son éternité officielle, ne pouvait être regardé que comme
-une transition précaire chez les divers partis actifs qui s'y
-disputaient une suprématie impossible. À certains égards,
-cette coexistence contradictoire de deux politiques incompatibles
-maintenait, sans doute, le caractère essentiel
-de la situation fondamentale antérieure à la crise révolutionnaire,
-mais avec cette différence capitale que l'école
-progressive avait hautement marqué son but final, quoique
-d'une manière purement négative, en même temps
-qu'elle avait ainsi constaté sa propre impuissance organique;
-tandis que l'école rétrograde, éclairée, à sa manière,
-par la même expérience, avait été naturellement conduite
-à mieux concevoir qu'auparavant l'ensemble des
-conditions d'existence relatives au régime dont elle entreprenait
-la chimérique restauration. C'est alors que se
-trouve pleinement établi le déplorable dualisme social
-que j'ai complétement décrit au quarante-sixième chapitre,
-où nous avons vu les deux sentimens également
-indispensables de l'ordre et du progrès entretenus désormais,
-d'une manière également insuffisante, par l'inévitable
-conflit de deux doctrines antipathiques, sous la
-vaine interposition officielle d'un parti stationnaire, empruntant
-à chacune d'elles des principes qui se neutralisaient
-<span class="pagenum" id="Page_401">401</span>
-mutuellement, surtout quand il tentait de concilier
-la suprématie légale du catholicisme avec une vraie
-liberté religieuse. En renvoyant le lecteur à cette appréciation
-fondamentale d'une situation qui a dû jusqu'à
-présent persister essentiellement, je rappellerai seulement
-ici que cette stérile et dangereuse oscillation nous a paru
-principalement caractérisée, sous le rapport moral,
-d'après l'extension nécessaire d'une corruption systématique
-sans laquelle une telle anarchie empêcherait toute
-action réelle, et, sous le rapport politique, d'après l'entière
-prépondérance permanente des littérateurs et des
-avocats, ainsi devenus, chez tous les partis, les directeurs
-naturels d'une lutte de plus en plus dégagée de toutes
-convictions profondes. Quoiqu'on ait alors tenté d'ériger,
-en l'honneur de l'entité politique vainement décorée du
-nom de <i>loi</i>, une sorte de culte métaphysique, qui ne
-pouvait, au fond, aboutir qu'à consacrer l'universelle
-domination des légistes, l'absence de véritables principes
-sociaux se manifeste, plus complétement encore que
-dans les périodes précédentes, par cette déplorable fécondité
-réglementaire qui distingue nécessairement les
-temps où, faute de notions vraiment fondamentales, on
-est conduit, pour éviter un arbitraire indéfini, à l'incohérente
-accumulation d'une multitude presque illimitée
-de décisions particulières, d'ailleurs le plus souvent impuissantes
-à atteindre convenablement les réalités. C'est
-ainsi que, malgré l'insuffisante codification présidée par
-Bonaparte, la dispersion des idées politiques est rapidement
-parvenue à ce degré caractéristique où, comme le
-témoigne notre triste expérience journalière, les plus
-habiles jurisconsultes, après avoir consumé leurs veilles
-<span class="pagenum" id="Page_402">402</span>
-à l'étude des décisions légales, ne peuvent presque
-jamais convenir, en chaque cas déterminé, de ce qui
-constitue effectivement la légalité, profondément dissimulée
-sous l'obscur assemblage d'une foule de dispositions
-spéciales, dont aucun juriste ne peut même se
-flatter aujourd'hui d'avoir acquis une pleine connaissance
-totale.</p>
-
-<p>Avec quelque homogénéité logique que dût être alors
-coordonnée, suivant l'explication précédente, l'action rétrograde
-que nous considérons dans son extrême effort politique,
-j'ai déjà signalé, au quarante-sixième chapitre, les
-inconséquences nécessaires qui, même abstraitement, la
-condamnaient à une nullité caractéristique. Sous l'aspect
-historique, la plus décisive de ces contradictions fondamentales
-consistait assurément, comme je l'ai ci-dessus
-indiqué, à combiner le système de rétrogradation politique
-avec un état de paix continu, de manière à priver
-radicalement une telle marche des seules influences permanentes
-qui lui eussent procuré, sous la direction de
-Bonaparte, un succès temporaire. Cette incohérence capitale
-était d'autant plus significative qu'elle constituait
-spontanément une suite insurmontable de l'ensemble de
-la situation sociale; puisque le maintien de la paix était,
-au fond, l'unique mérite essentiel qui, malgré de vaines
-stimulations, déterminât la nation française à supporter
-suffisamment une telle domination provisoire, dont les
-dangers ne purent longtemps lui paraître assez sérieux
-pour compromettre, par son renversement prématuré,
-une tranquillité extérieure et intérieure féconde en progrès
-matériels et même intellectuels. On doit surtout
-attribuer au sentiment instinctif de cette inconséquence
-<span class="pagenum" id="Page_403">403</span>
-décisive l'espèce d'indifférence dédaigneuse qu'inspirait
-alors à la masse de la population une politique rétrograde,
-antipathique à ses plus énergiques tendances,
-mais dont l'inanité radicale était ainsi confusément reconnue.
-L'ensemble de notre théorie historique de l'évolution
-moderne nous dispense d'ailleurs évidemment de
-nous arrêter ici aux graves incohérences intérieures qui,
-malgré les efforts de ses coordinateurs abstraits, devaient
-neutraliser mutuellement les divers élémens de cette
-étrange politique, par une sorte de reproduction spontanée,
-sur une moindre échelle, et suivant un cours
-beaucoup plus rapide, des mêmes dissidences essentielles
-d'où nous avons vu, au cinquante-cinquième chapitre, résulter
-graduellement, pendant les cinq siècles de la transition
-moderne, la décomposition révolutionnaire de l'ancien
-système politique, soit d'après l'opposition fondamentale
-entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, soit
-même en vertu de la lutte de la royauté avec l'aristocratie;
-double conflit caractéristique, dont les diverses fractions
-de l'école rétrograde donnèrent alors, à la France et à
-l'Europe, la rassurante imitation. Toutefois, il n'est pas
-inutile de remarquer, comme pouvant faire spécialement
-ressortir la nature des principaux besoins propres à notre
-situation sociale, l'ascendant habituel que dut prendre,
-dans une telle politique, la réorganisation spirituelle,
-directement érigée en base indispensable du plan général
-de rétrogradation, sous la suprême influence d'une dangereuse
-corporation, préalablement rétablie pour cette
-unique destination. A ce titre, ainsi qu'à tout autre, cette
-dernière tentative ne pouvait, sans doute, conduire qu'à
-la reproduction accélérée de l'inévitable avortement
-<span class="pagenum" id="Page_404">404</span>
-propre à une pareille marche pendant les trois siècles antérieurs:
-la compagnie tristement fameuse qui s'en rendit
-l'organe naturel ne put alors que joindre à la haine insurmontable
-qu'elle avait jadis inspirée le plus irrévocable
-mépris, justement acquis désormais à une congrégation
-où la plus ignoble hypocrisie dispensait si souvent
-de mérite et même de moralité. Néanmoins, cette façon
-de procéder constitue, à sa manière, un premier symptôme
-politique de la prépondérance directe que devait
-maintenant obtenir de plus en plus le besoin fondamental
-de la réorganisation spirituelle, depuis que l'impuissance
-organique de la métaphysique négative avait
-suffisamment prouvé l'impossibilité actuelle de toute
-réorganisation temporelle qui n'aurait pas été convenablement
-précédé d'une régénération intellectuelle et
-morale: ce sentiment ne pouvait, en effet, exister habituellement
-chez l'école rétrograde, sans tendre nécessairement
-à se propager aussi peu à peu, avec une efficacité
-plus décisive, chez l'école progressive elle-même, par
-une suite naturelle de leur antagonisme fondamental.</p>
-
-<p>Quand cette vaine réaction eut enfin pris une attitude
-sérieusement menaçante pour l'ensemble du grand mouvement
-révolutionnaire, une seule secousse décisive, détruisant
-rapidement, sans aucune opposition réelle, une
-politique essentiellement dépourvue de toutes racines
-populaires, suffit à démontrer, aux plus aveugles observateurs,
-que la chute de Bonaparte, loin d'être simplement
-due à l'unique amour de la paix, était également
-résultée de l'aversion universellement inspirée par la
-rétrogradation tyrannique qui était devenue le but déplorable
-d'une inévitable dictature. La forme effective
-<span class="pagenum" id="Page_405">405</span>
-du dénoûment impérial ayant dû naturellement laisser,
-à cet égard, ainsi que je l'ai noté ci-dessus, une équivoque
-fondamentale, qu'il importait de dissiper à jamais,
-cette énergique manifestation était certainement indispensable,
-dans l'état présent de la philosophie politique,
-pour faire dignement comprendre que le besoin du progrès
-social n'était pas moins fondamental, aux yeux de la
-nation française, premier organe spontané de la république
-européenne, que le besoin de l'ordre et celui de la paix,
-déjà spécialement signalés, l'un à l'avénement, l'autre
-au déclin, du régime de Bonaparte. Cette démonstration
-nécessaire doit être, ce me semble, historiquement envisagée
-comme destinée à marquer enfin le terme irrévocable
-de la grande réaction rétrograde, immédiatement
-commencée à l'institution du déisme légal de
-Robespierre, complétement développée sous la tyrannie
-de Bonaparte, et aveuglément prolongée par ses faibles
-successeurs. Depuis cet indispensable enseignement, la
-nation française est demeurée essentiellement inaccessible
-à de fréquentes tentatives d'une agitation politique toujours
-dépourvue jusqu'ici de toute véritable intention
-organique, et ne pouvant aboutir qu'à de vaines substitutions
-de personnes, où l'ordre serait gravement
-compromis sans aucun profit pour le progrès. Quoique
-le caractère purement provisoire, propre à l'ensemble
-de la situation révolutionnaire, soit ainsi devenu plus
-profondément appréciable que sous aucun des modes
-antérieurs, la population a dû, en général, sauf d'inévitables
-manifestations, dès lors, il est vrai, plus réitérées,
-du besoin fondamental de régénération sociale,
-reprendre paisiblement le cours naturel de son évolution
-<span class="pagenum" id="Page_406">406</span>
-industrielle, dont l'exclusive prépondérance, malgré
-ses graves dangers moraux, doit spontanément résulter
-de l'absence prolongée de toute éminente activité politique,
-jusqu'à une convenable élaboration de la vraie
-réorganisation spirituelle.</p>
-
-<p>Cette dernière transformation préparatoire se distingue
-principalement des précédentes par une sorte de
-renonciation volontaire, implicite mais irrécusable, du
-régime officiel à l'établissement régulier d'aucun ordre
-intellectuel et moral: devenue directement matérielle,
-la politique y prétend rester indépendante des doctrines
-et des sentimens, et reposer désormais sur la seule considération
-active des intérêts proprement dits. Une aversion
-instinctive pour les aberrations qui venaient de
-perdre le système royal, vainement obstiné à poursuivre,
-en sens rétrograde, la réorganisation spirituelle, a dû
-naturellement inspirer une telle tendance empirique,
-dans un milieu où l'état des idées ne saurait permettre
-aux hommes politiques de concevoir, d'une manière vraiment
-progressive, cette indispensable réorganisation.
-En même temps, la difficulté croissante de maintenir
-suffisamment l'ordre matériel, au milieu de l'anarchie
-mentale et morale, ainsi directement livrée désormais
-à son libre essor spontané, a dû maintenir habituellement
-cette nouvelle disposition, en produisant un état
-continu d'imminente préoccupation politique, qui détournerait
-le pouvoir de toute autre inquiétude moins
-immédiate, quand même il serait sérieusement accessible
-à aucune considération étrangère à la conservation,
-de plus en plus pénible, de sa propre existence, dès lors
-incessamment menacée, non-seulement par des
-<span class="pagenum" id="Page_407">407</span>
-agitations exceptionnelles devenues plus fréquentes, mais
-surtout par le jeu régulier des divers élémens d'un régime
-contradictoire. C'est ainsi que s'est enfin trouvé
-provisoirement réalisé, autant que le comportent les
-tendances générales de la société moderne, l'étrange
-type politique propre à la philosophie négative, qui
-avait si longtemps demandé un système réduisant le
-pouvoir à de simples fonctions répressives, sans aucune
-attribution directrice, et abandonnant à une libre concurrence
-privée toute active poursuite de la régénération
-intellectuelle et morale. Mais, après son entière installation,
-ce dernier régime provisoire est radicalement
-méconnu de ceux-là même qui en avaient été d'avance
-les plus zélés admirateurs spéculatifs, parce qu'ils y ont
-vu s'évanouir aussitôt les irrationnelles espérances de
-réformation sociale qu'ils en avaient aveuglément conçues,
-et qui ont fait place à la triste conviction expérimentale
-qu'une telle politique matérielle nécessite aujourd'hui
-la plus vaste extension permanente d'une
-corruption organisée, à défaut de laquelle la décomposition
-deviendrait imminente, sous l'essor presque illimité
-des ambitions perturbatrices, et d'où résulte nécessairement
-l'accroissement continu des plus onéreuses
-dépenses publiques, comme indispensable condition
-pratique d'un régime surtout vanté pour sa nature éminemment
-économique.</p>
-
-<p>Sans examiner ici davantage les divers caractères essentiels
-propres à une situation déjà spécialement analysée,
-à tous égards, dans la leçon préliminaire du tome
-quatrième, il nous suffit de les avoir ainsi directement
-rattachés à l'ensemble de notre appréciation historique.
-<span class="pagenum" id="Page_408">408</span>
-Toutefois, afin de compléter réellement l'explication ci-dessus
-indiquée sur la désorganisation décisive de la
-grande dictature temporelle, il importe de considérer,
-d'une manière distincte quoique sommaire, la nouvelle
-situation générale d'un pouvoir central auquel la précision
-du langage philosophique ne permet guère d'appliquer
-désormais l'ancienne qualification de royauté,
-depuis que tous les prestiges monarchiques ont irrévocablement
-disparu avec les croyances qui les consacraient,
-et lorsque d'ailleurs le cours naturel des événemens, pendant
-le dernier demi-siècle, a dû rendre fort problématique,
-en France, la vaine hérédité légale d'une fonction
-qui n'y saurait jamais dégénérer en une simple sinécure
-anglaise, et qui, par suite, y exigera toujours une véritable
-capacité personnelle, dont la transmission domestique
-est peu vraisemblable. Il serait d'ailleurs superflu
-de s'arrêter ici aucunement à l'irrécusable confirmation
-que notre dernière commotion politique a spontanément
-fournie pour l'inanité radicale des imitations métaphysiques
-du régime transitoire propre à l'Angleterre, d'après
-l'évidente subalternité parlementaire à laquelle s'est ainsi
-trouvé réduit un prétendu élément aristocratique d'origine
-impériale ou royale. Mais il faut, au contraire, soigneusement
-noter les nouveaux empiétemens généraux
-de l'assemblée législative sur le pouvoir qu'une habitude
-invétérée conduit encore à qualifier de royal, malgré qu'il
-ait déjà perdu sans retour tous les principaux attributs
-historiquement rappelés par une telle dénomination politique.
-Ces usurpations caractéristiques consistent d'abord
-dans l'initiative directe constitutionnellement accordée
-à chacun des membres de cette législature, et
-<span class="pagenum" id="Page_409">409</span>
-surtout dans la tendance permanente, encore plus décisive,
-quoique moins légale, qui les pousse tous, au milieu
-de leurs vains dissentimens habituels, à l'annulation
-directe de l'autorité centrale, en lui imposant les organes
-qu'elle doit employer, de manière à empêcher l'exercice
-le plus légitime de son indispensable spontanéité. Sous
-cette double influence, il est clair que le centre d'action,
-désormais privé de toute stabilité réelle, se trouve successivement
-transporté chez chacun des personnages qui
-parviennent, tour à tour, à obtenir, par des moyens plus
-ou moins éphémères, un ascendant parlementaire, si rarement
-attaché à une vraie capacité politique, d'après
-l'irrationnelle nature d'une assemblée où doivent nécessairement
-dominer aujourd'hui les vues empiriques et
-partielles avec les passions dispersives, sauf les cas exceptionnels
-où l'imminence d'un grave danger commun vient
-y permettre une véritable unité passagère. On doit aussi
-remarquer que les ministres même du pouvoir central,
-ainsi devenus presque indépendans de la puissance royale,
-tendraient bientôt à déterminer son entière élimination
-graduelle, sans plus d'embarras que les anciens maires
-du palais, quoique d'une tout autre manière, si notre
-milieu social n'empêchait spontanément une telle usurpation,
-soit par la propre fragilité de ces suprêmes agens,
-soit surtout par l'absence nécessaire de tout éminent dessein
-politique dans cette situation provisoire du grand
-mouvement révolutionnaire. Toutefois, malgré ces périls
-continus, l'action royale, habilement exercée, et sagement
-réduite à son indispensable office actuel pour le
-maintien matériel d'un ordre public souvent compromis,
-finit par obtenir suffisamment, sous l'adhésion spontanée
-<span class="pagenum" id="Page_410">410</span>
-d'une masse essentiellement étrangère à de vaines agitations
-parlementaires, un véritable ascendant habituel, en
-vertu de sa constance et de sa concentration, sur les vues
-incohérentes de tant d'ambitions contradictoires, qu'apaisent
-aisément de nouvelles décompositions du pouvoir
-et de fréquentes mutations personnelles, dont l'influence
-continue, en dissipant toute crainte sérieuse
-d'empiètement ministériel, tend d'ailleurs évidemment
-à l'augmentation rapide de la déplorable dispersion politique
-qui caractérise une société désormais dépourvue
-de toute vraie direction permanente, tant que durera
-l'interrègne intellectuel et moral.</p>
-
-<p>Dans cette étrange situation temporaire, il ne nous
-reste plus à considérer que le résultat général de la renonciation
-implicite du régime officiel à toute prétention
-sérieuse sur la réorganisation spirituelle, pour laquelle il
-a volontairement reconnu son inaptitude radicale, comme
-je l'ai ci-dessus expliqué. Or, cette incompétence, tacitement
-avouée, livre nécessairement la puissance intellectuelle
-et morale à quiconque veut et peut s'en saisir
-passagèrement, sans aucune garantie normale d'une vraie
-vocation personnelle relativement aux plus importans
-et aux plus difficiles problèmes dont la pensée humaine
-puisse être jamais préoccupée: d'où suit habituellement,
-beaucoup plus que sous tous les autres modes antérieurs,
-la domination spirituelle du journalisme, naturellement
-échue aujourd'hui à de purs littérateurs, ordinairement
-impropres, soit en eux-mêmes, soit surtout par l'ensemble
-de leur éducation, à sentir suffisamment ce qui
-constitue la saine élaboration rationnelle d'une question
-quelconque, fût-ce envers les plus simples sujets de
-<span class="pagenum" id="Page_411">411</span>
-spéculation positive, et dès lors nécessairement disposés,
-même avec les plus loyales intentions politiques, à faire
-trop souvent dégénérer l'appréciation philosophique des
-principales difficultés sociales en un stérile appel à des
-passions qu'il faudrait, au contraire, presque toujours
-calmer. Sous le déplorable ascendant de sectes éphémères,
-dont la vaine succession deviendra bientôt aussi rapide
-que celle des ministères parlementaires, ce pouvoir, inconstitutionnel
-mais irrécusable, a dû malheureusement
-rester jusqu'ici, chez l'école progressive ou révolutionnaire,
-essentiellement consacré, sauf d'inévitables
-intrigues personnelles, à l'active propagation continue
-de conceptions éminemment anarchiques, liant la réorganisation
-finale à une profonde perturbation des conditions
-élémentaires les plus indispensables à la sociabilité
-moderne, d'après des inspirations constamment empruntées,
-d'une manière plus ou moins explicite, au déisme
-légal de Rousseau et de Robespierre, spontanément érigé
-en fondement nécessaire de la régénération humaine.
-Dans une situation radicalement désordonnée, où les
-plus énergiques stimulations poussent incessamment aux
-plus difficiles spéculations les intelligences les moins préparées,
-sans aucun principe réel propre à contenir les
-divagations spontanées, on doit certes peu s'étonner ni
-que les plus absurdes utopies obtiennent momentanément
-un dangereux crédit, ni qu'une critique dissolvante
-tende à la funeste déconsidération de toute autorité quelconque,
-suivant les explications fondamentales du quarante-sixième
-chapitre, auquel je dois ici me borner, à
-cet égard, à renvoyer spécialement le lecteur attentif.
-J'y ajouterai seulement, pour compléter cette appréciation
-<span class="pagenum" id="Page_412">412</span>
-historique, que les irrationnelles précautions légalement
-instituées contre de tels périls tendent nécessairement
-d'ordinaire à les aggraver beaucoup, puisque les
-conditions fiscales et les répressions pécuniaires ainsi imposées
-au libre exercice de cet étrange pouvoir spirituel
-doivent naturellement aboutir à le concentrer davantage
-chez de vastes coteries, où il se complique inévitablement
-de calculs mercantiles, en un temps où, la méditation
-solitaire pouvant seule produire de vraies convictions,
-une sage politique devrait, au contraire, systématiquement
-encourager l'action sociale des penseurs isolés, les
-seuls qui puissent être aujourd'hui suffisamment affranchis
-d'un déplorable entraînement intellectuel et moral.
-Quoi qu'il en soit, l'extrême imperfection actuelle de
-cette nouvelle puissance ne doit pas faire méconnaître la
-haute importance de son avénement caractéristique,
-malgré les vaines réclamations d'une assemblée temporelle,
-souvent choquée de voir ainsi surgir hors de son
-sein un pouvoir illégal, quelquefois disposé envers elle à
-un redoutable antagonisme, bien que lui-même manifeste
-encore, sous ce rapport surtout, un trop faible sentiment
-de son énergique spontanéité, d'après un reste d'influence
-inaperçue de la grande aberration révolutionnaire
-sur la confusion fondamentale des deux puissances
-élémentaires, tant signalée dans le volume précédent.
-Depuis que les principaux débats parlementaires sont
-habituellement réduits à déterminer à quelle nouvelle
-coterie d'avocats et de littérateurs appartiendront momentanément
-les portefeuilles et les ambassades, il faut
-peu s'étonner, sans doute, que la presse ait rapidement
-conquis, malgré tous les obstacles quelconques, un
-<span class="pagenum" id="Page_413">413</span>
-ascendant social dont la tribune n'était plus digne. <ins id="cor_8" title="Histo-toriquement">Historiquement</ins>
-envisagée, cette nouvelle prépondérance,
-qui ne peut certainement que s'accroître, constitue maintenant
-à mes yeux, pour l'ensemble de l'école révolutionnaire,
-un premier symptôme décisif de la prééminence
-générale qu'y acquiert aujourd'hui le sentiment
-instinctif du besoin direct de la réorganisation spirituelle,
-dont l'urgence supérieure avait été déjà comprise, sous
-la période précédente, par l'école rétrograde, suivant
-les formes convenables à sa nature propre, comme je l'ai
-ci-dessus expliqué. C'est ainsi que, sous l'irrésistible impulsion
-d'un enseignement expérimental, un demi-siècle
-de profondes perturbations sociales a finalement conduit
-désormais tous les partis actifs à reconnaître spontanément,
-chacun à sa manière, quoique d'après un mode
-très-imparfait, la priorité nécessaire que doit actuellement
-obtenir la régénération intellectuelle et morale sur
-une suite immédiate d'essais purement politiques, dont
-l'efficacité est enfin radicalement épuisée, tant qu'ils ne
-pourront pas être philosophiquement dirigés par <ins id="cor_9" title="un">une</ins> telle
-rénovation préalable.</p>
-
-<p>Quant aux résultats effectifs de la période extrême que
-nous achevons d'apprécier, ils ont surtout consisté jusqu'ici
-dans l'inévitable extension de la crise fondamentale
-à l'ensemble de la grande république européenne,
-dont la France devait être seulement l'avant-garde. Pendant
-la période précédente, l'heureuse influence politique
-de la paix universelle y avait déjà spontanément
-développé presque partout les germes antérieurs d'un
-salutaire ébranlement, que l'agitation guerrière avait
-elle-même préalablement concouru à stimuler
-<span class="pagenum" id="Page_414">414</span>
-involontairement, comme je l'ai expliqué en son lieu. Mais
-cette propagation naturelle ne pouvait, sans doute, acquérir
-une importance vraiment décisive tant que la crise
-générale avait dû sembler dissipée dans son foyer principal.
-C'est donc seulement depuis qu'une dernière commotion
-indispensable a pleinement démontré l'inanité
-radicale d'une telle illusion politique, que cette extension
-nécessaire a pu suffisamment s'accomplir. Quoiqu'elle
-semble avoir partout abouti, comme en France, à une
-vaine imitation universelle de la transition anglaise,
-l'appréciation historique ci-dessus appliquée au cas français
-démontre pareillement, surtout chez les peuples
-catholiques, que cette irrationnelle utopie n'y saurait
-acquérir aujourd'hui aucune véritable consistance, même
-parmi les populations allemandes où l'élément aristocratique
-avait le moins déchu, comme le confirme de plus
-en plus l'épreuve universelle. Il est d'ailleurs évident que
-l'imminente propagation spéciale de l'agitation révolutionnaire
-jusqu'au sein de l'organisation britannique,
-doit nécessairement discréditer toute application extérieure
-d'un régime radicalement attaqué dans son type
-national. Cette indispensable extension occidentale était
-surtout destinée, pour la marche générale des conceptions
-actuelles, à déterminer une suffisante généralisation d'idées
-politiques sur la vraie nature de la crise commune,
-et à faire directement ressortir la prépondérance décisive
-que doit enfin acquérir partout la réorganisation intellectuelle
-et morale, seule susceptible de convenir simultanément
-à des populations où l'élaboration politique
-proprement dite devra s'accomplir ensuite d'une manière
-essentiellement indépendante, sous peine des plus
-<span class="pagenum" id="Page_415">415</span>
-dangereuses perturbations européennes, comme je l'indiquerai
-ci-dessous. Quoiqu'une telle propagation ait dû
-naturellement tendre à rajeunir la métaphysique révolutionnaire,
-qui ne pouvait ailleurs être aussi usée qu'en
-France, l'impuissance organique de cette doctrine négative
-a dû aussi se manifester universellement, sans
-exiger, en chaque cas, le renouvellement national des
-douloureuses expériences qui, d'après la similitude fondamentale
-des situations, avaient dû être tentées par un
-seul peuple à l'éternel profit de tous les autres. Enfin,
-il importe de noter que la réaction nécessaire de cette
-extension décisive achève de consolider la pleine sécurité
-du mouvement commun, que garantissait d'abord notre
-grande défense révolutionnaire, et qui désormais repose
-aussi sur l'heureuse impossibilité de toute grave compression
-rétrograde, ainsi directement condamnée à une
-chimérique universalité, depuis que les diverses populations
-occidentales ne peuvent plus être sérieusement
-ameutées contre une seule d'entre elles, et que les armées
-sont partout occupées principalement à contenir ces agitations
-intérieures.</p>
-
-<p>Telle est la suite naturelle de considérations historiques,
-qui, d'après une appréciation, sommaire mais
-spéciale, de chacune des cinq périodes essentielles propres
-à la crise finale où demeure <ins id="cor_10" title="plongé">plongée</ins>, depuis un demi-siècle,
-l'élite de l'humanité, nous conduit à reconnaître,
-d'une manière plus ou moins distincte, dans l'ensemble
-de ce vaste théâtre social, et surtout dans le principal
-siége de l'impulsion décisive, l'irrécusable nécessité actuelle
-d'une réorganisation spirituelle, vers laquelle nous
-avons vu converger spontanément toutes les hautes
-<span class="pagenum" id="Page_416">416</span>
-tendances politiques, et dont l'inévitable avénement, désormais
-complétement préparé, n'attend plus aujourd'hui
-que l'indispensable initiative philosophique qui seule lui
-manque encore, et que j'ose immédiatement tenter par ce
-Traité fondamental, destiné à caractériser, à tous égards,
-la rationnalité positive. Néanmoins, avant de procéder
-directement à cette indication définitive, que l'esprit
-général et le cours graduel de notre élaboration dynamique
-font déjà spontanément pressentir, il faut d'abord
-compléter l'examen intégral de la grande époque à laquelle
-nous venons de consacrer une analyse partielle
-exigée par son importance décisive, en y considérant enfin,
-abstraction faite de toute période particulière, l'extension
-nécessaire de la double progression sociale que
-les deux chapitres précédens ont démontrée propre à
-toute l'évolution moderne, soit quant à l'irrévocable
-extinction du système théologique et militaire, soit pour
-l'essor universel d'un organisme rationnel et pacifique. À
-l'un et l'autre titre, il importe ici d'apprécier exactement
-l'indispensable complément naturel ainsi rapidement apporté
-à l'ensemble du mouvement fondamental, à la fois
-négatif et positif, que nous avons vu lentement s'accomplir
-pendant les cinq siècles antérieurs.</p>
-
-<p>Comme envers ce passé, nous devons ici considérer, en
-premier lieu, le prolongement de la décomposition politique,
-et d'abord en ce qui concerne l'organisme théologique,
-principale base de l'ancien système social. Or, à
-cet égard, il est aisé d'apprécier historiquement la réaction
-nécessaire suivant laquelle la crise révolutionnaire,
-spontanément issue de la désorganisation religieuse, a
-puissamment contribué à la rendre évidemment irrévocable,
-<span class="pagenum" id="Page_417">417</span>
-en portant une dernière atteinte décisive aux diverses
-conditions essentielles, politiques, intellectuelles
-et morales, de l'ancienne économie spirituelle. Sous le
-premier aspect, il est clair que l'asservissement antérieur
-de l'ordre ecclésiastique à la puissance temporelle a été
-alors beaucoup augmenté, soit en ôtant au clergé cette
-influence légale sur la vie domestique dont il conserve encore
-l'apparence chez les populations protestantes, soit
-surtout en le privant de biens spéciaux déjà dépourvus de
-toute grande destination, et en subordonnant par suite
-l'ensemble de son existence aux discussions annuelles
-d'une assemblée de laïques incrédules, presque toujours
-mal disposés envers la corporation sacerdotale, quoique
-leur antipathie soit ordinairement contenue par une sorte
-de croyance empirique à la prétendue nécessité indéfinie
-des doctrines théologiques pour le maintien de l'harmonie
-sociale. En laissant Bonaparte rétablir, sans opposition
-sérieuse, un culte encore cher à une partie arriérée
-mais intéressante de notre population, la nation française
-a toujours imposé au clergé, comme condition tacite
-d'une dotation désormais facultative, l'obligation fondamentale
-de renoncer à toute influence politique, et de se
-borner à ses fonctions privées, envers ceux seulement qui
-consentent à y recourir. Dès la prochaine tentative un peu
-grave de réaction rétrograde au profit d'un pouvoir qui ne
-saurait se résigner volontairement à un tel abaissement,
-cette disposition nationale, aujourd'hui certainement
-prépondérante, malgré de vaines apparences contraires,
-déterminera, sans doute, la suppression finale du budget
-ecclésiastique, en réservant aux divers fidèles l'entretien
-spécial de leurs pasteurs respectifs, suivant une tendance
-<span class="pagenum" id="Page_418">418</span>
-trop conforme à l'esprit général de la métaphysique révolutionnaire
-pour rester longtemps inévitable, comme l'ont
-annoncé déjà quelques propositions prématurées. Or, un
-tel usage, qui, dans les m&oelig;urs protestantes des anglo-américains,
-est très-favorable à la profession sacerdotale,
-consommerait assurément sa ruine totale en France,
-et bientôt même dans tous les autres pays demeurés nominalement
-catholiques, sauf l'insuffisante compensation
-de quelques rares dévouemens partiels. Quant à la décadence
-intellectuelle de l'organisation théologique, la
-crise révolutionnaire a dû l'aggraver profondément, en
-propageant chez toutes les classes quelconques l'entière
-émancipation religieuse. Une nation qui, pendant plusieurs
-années, loin de réclamer sérieusement contre la
-suppression légale du culte public par une assemblée
-éminemment populaire, a paisiblement écouté, dans ses
-vieilles cathédrales, la prédication directe d'un audacieux
-athéisme ou d'un déisme non moins hostile aux
-anciennes croyances, a certes suffisamment constaté son
-plein affranchissement théologique; surtout quand on
-considère que même d'odieuses persécutions ne purent
-alors vraiment ranimer une ferveur religieuse dont les
-sources mentales étaient nécessairement taries: les vains
-témoignages ultérieurs qu'on a souvent allégués à cet
-égard, ont toujours été essentiellement dépourvus de
-la véritable spontanéité qui seule en eût constitué la
-valeur sociale; car ils furent constamment dus aux préoccupations
-systématiques d'une politique rétrograde,
-d'abord impériale et puis royale.</p>
-
-<p>Après ces évidentes indications historiques, que
-chaque lecteur peut aisément développer, il faut enfin,
-<span class="pagenum" id="Page_419">419</span>
-quant aux considérations morales, insister davantage sur
-l'appréciation plus contestée, quoique non moins décisive,
-de l'irrécusable démonstration spontanément
-résultée de l'ensemble de la crise révolutionnaire contre
-la prétention exclusive des doctrines religieuses aux propriétés
-morales, soit individuelles, soit surtout sociales,
-dont une aveugle routine dispose encore à y chercher
-uniquement le principe invariable. Depuis qu'une pleine
-émancipation théologique était devenue fréquente chez
-les esprits cultivés, de nombreux exemples privés, parmi
-lesquels on distinguera toujours avec reconnaissance la
-vie entière du vertueux Spinosa, tendaient, sans doute,
-à constater de plus en plus l'indépendance fondamentale
-de toutes les vertus réelles envers les croyances qui, dans
-l'enfance de l'humanité, avaient été longtemps indispensables
-à leur stimulation permanente. Outre ces cas
-particuliers graduellement multipliés, une exacte analyse
-eût aisément prouvé que, même chez le vulgaire, surtout
-pendant la troisième phase moderne, les faibles
-convictions religieuses qui s'y conservaient encore étaient
-habituellement dépourvues de toute efficacité essentielle
-pour l'ensemble de la conduite morale, abstraction faite
-d'ailleurs des graves discordes, domestiques, civiles, et
-nationales, dont elles étaient devenues le principe évident.
-Mais, malgré ces divers enseignemens, on sait
-combien de telles prétentions doivent longtemps survivre
-aux situations qui les motivaient, envers des phénomènes
-aussi complexes, et sous l'impulsion de tant
-d'intérêts attachés à leur ascendant continu. En considérant
-l'ensemble de l'évolution humaine, il n'y a pas,
-d'après notre théorie historique, de vertu quelconque
-<span class="pagenum" id="Page_420">420</span>
-qui, pour se convertir en habitude suffisante, n'ait eu
-primitivement besoin d'une sanction religieuse, que la
-progression intellectuelle et morale a fait ensuite éliminer
-sans danger, à mesure que la saine appréciation des influences
-réelles a rendu superflus les stimulans chimériques.
-C'est pourquoi toutes les phases sociales ont
-retenti, comme aujourd'hui, de déclamations rétrogrades
-sur la prétendue dépravation que l'humanité allait
-inévitablement subir d'après l'imprudente suppression
-de telle ou telle croyance superstitieuse: il suffit encore
-de parcourir les diverses civilisations contemporaines
-pour retrouver l'équivalent de ces vains regrets, même
-envers les cas que les plus croyans regardent, chez les
-peuples avancés, comme nécessairement étrangers à
-toute considération théologique. Quoique, par exemple,
-la propreté y soit certainement devenue depuis longtemps
-indépendante des motifs religieux, et simplement
-rattachée à des convenances réelles, privées ou publiques,
-tous les brames persistent cependant à ériger en
-nécessité absolue son invariable liaison à leurs prescriptions
-théologiques. Plusieurs siècles après l'essor universel
-du christianisme, un grand nombre d'hommes
-d'état et même beaucoup de philosophes continuaient à
-déplorer gravement l'imminente démoralisation qu'ils
-concevaient attachée à la chute des superstitions polythéiques.
-Sans que les clameurs modernes soient, au
-fond, plus raisonnables, il est donc facile de sentir ainsi
-l'extrême importance d'une grande manifestation nationale
-qui constaterait enfin, d'une manière directe et décisive,
-l'actif développement des plus hautes vertus chez
-une population devenue essentiellement étrangère, et
-<span class="pagenum" id="Page_421">421</span>
-même profondément antipathique, aux diverses croyances
-théologiques. Or, tel est l'éminent service dont l'émancipation
-humaine sera éternellement redevable à l'énergique
-démonstration historique spontanément fournie
-par la révolution française. En voyant alors, non-seulement
-parmi les chefs, mais chez les moindres citoyens,
-tant de courage, soit guerrier, soit même civil, tant
-d'admirables dévouemens patriotiques, tant d'actes,
-même obscurs, d'un noble désintéressement, surtout
-pendant la durée totale de la grande défense républicaine,
-tandis que toutes les anciennes croyances étaient avilies
-ou persécutées, il est certainement impossible, à tout
-observateur judicieux, de ne pas sentir profondément
-l'inanité radicale du principe rétrograde relatif à l'immuable
-nécessité morale des opinions religieuses. Cette
-grande expérience ne laisse pas seulement à l'esprit théologique
-la ressource, d'ailleurs évidemment illusoire,
-de rattacher à un vague déisme tant d'énergiques résultats:
-outre que les demi-convictions propres à cette
-vaine doctrine sont, par leur nature, trop confuses et
-trop chancelantes pour comporter de tels effets, il est
-directement sensible que, à cette époque, la plupart des
-citoyens actifs, soit dans l'armée, soit dans la nation,
-étaient presque aussi indifférens au déisme moderne qu'à
-tout autre système religieux; car le déisme légal devint
-ensuite, comme je l'ai montré, le vrai commencement
-historique de la réaction rétrograde, et procéda surtout,
-aussi bien que tous les degrés ultérieurs de cette réaction,
-de vues purement politiques, fort étrangères et
-souvent opposées aux principaux instincts populaires. Tel
-est le nouvel aspect général sous lequel on doit concevoir
-<span class="pagenum" id="Page_422">422</span>
-l'ensemble de la crise révolutionnaire comme ayant
-spécialement complété l'irrévocable décadence de tout
-régime théologique, en ôtant radicalement aux doctrines
-religieuses les attributions morales dont un opiniâtre
-préjugé semblait leur assurer à jamais le privilége
-exclusif.</p>
-
-<p>Les diverses considérations précédentes concourent,
-en résumé, à montrer le catholicisme, que nous avons
-vu si longtemps présider à l'évolution moderne, comme
-devenu finalement étranger à la société actuelle, où il
-ne peut plus figurer qu'à titre d'imposante ruine historique,
-pour empêcher le monde de perdre tout sentiment
-actif d'une véritable organisation spirituelle, et pour en
-indiquer aux philosophes les vraies conditions fondamentales.
-Encore ce double office extrême est-il aussi très
-imparfaitement rempli désormais, soit d'après l'irrationnelle
-appréciation qui transporte à un admirable organisme
-politique la juste réprobation maintenant attachée
-à la philosophie théologique sur laquelle il avait dû
-malheureusement reposer, soit aussi en vertu de l'infériorité
-mentale d'un clergé de plus en plus recruté
-parmi les natures inférieures, et qui perd rapidement le
-digne sentiment de son ancienne mission sociale, dont
-une étude approfondie du moyen âge peut seule fournir
-aujourd'hui une suffisante connaissance aux penseurs qui
-voudraient y puiser convenablement d'heureuses indications
-générales<a name="FNanchor_17" id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a>. Quoique tout vrai philosophe doive
-<span class="pagenum" id="Page_423">423</span>
-profondément regretter la stérilité sociale de cette grande
-construction, ces deux genres de motifs ne permettent
-guère d'espérer qu'une sage transformation, conforme à
-l'esprit de la régénération finale, puisse l'y utiliser réellement
-comme moyen de transition; le principal obstacle,
-à cet égard, résultera surtout de l'aveugle antipathie
-du sacerdoce contre toute philosophie vraiment positive,
-et de sa puérile obstination à chercher, dans de vaines
-intrigues, la chimérique restauration de son antique ascendant.
-Il est malheureusement beaucoup plus vraisemblable
-que ce noble édifice politique est destiné, par
-l'irrévocable caducité de ses fondemens intellectuels, à
-une entière démolition, de même que l'ordre polythéique
-antérieur, en laissant seulement l'impérissable souvenir
-des immenses services de tous genres qui y rattachent
-historiquement l'ensemble de l'évolution humaine, et
-<span class="pagenum" id="Page_424">424</span>
-des perfectionnemens essentiels qu'il a introduits dans la
-théorie fondamentale de l'organisme social, suivant la
-juste appréciation spéciale du volume précédent.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_17" id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label"><b>Note 17</b>:</span></a>
-Cette irrévocable dégénération intérieure du clergé catholique,
-par suite de la discordance fondamentale de sa philosophie avec l'ensemble
-de la civilisation actuelle, est alors devenue spécialement
-sensible en ce que les efforts mémorables, quoique rétrogrades, tentés, à
-cette époque, pour recomposer la théorie générale du catholicisme, et
-qui n'auront eu d'autre utilité permanente que d'en mieux caractériser
-le système historique, furent essentiellement dus à des penseurs étrangers
-à l'église: tel fut surtout l'éminent de Maistre, celui de tous les
-philosophes modernes qui a jusqu'ici le plus complétement apprécié
-ce grand organisme. Parmi les différens prêtres qui ont suivi ses traces,
-le seul qui l'ait fait avec un véritable talent, toutefois bien plus littéraire
-que philosophique, longtemps célébré comme le plus ferme appui
-de la restauration catholique, a finalement témoigné, par une
-scandaleuse conversion révolutionnaire, l'extrême fragilité des convictions
-que peuvent maintenant produire des doctrines caduques,
-qu'un aveugle empirisme s'obstine vainement à présenter encore
-comme les seules garanties solides de l'ordre intellectuel et moral, tandis
-que, en réalité, le moindre choc des passions suffit aujourd'hui à les
-ébranler radicalement chez leurs principaux organes.</p>
-
-<p class="sep1">Considérant maintenant le progrès actuel de la décomposition
-politique relativement à l'organisme temporel,
-il est aisé de reconnaître que, malgré le développement
-exceptionnel d'une prodigieuse activité guerrière, le
-cours graduel de la crise révolutionnaire n'a pas moins
-concouru à compléter, en général, l'irrévocable décadence
-du régime militaire que celle du système théologique
-lui-même. D'abord, le mode nécessaire suivant
-lequel dut s'accomplir la grande défense républicaine
-détermina simultanément l'irrévocable déconsidération
-de l'ancienne caste militaire, ainsi radicalement privée
-de sa seule attribution caractéristique, et même la cessation
-correspondante du prestige jadis inhérent, malgré
-l'institution décisive des armées permanentes, à la spécialité
-d'une telle profession, où les citoyens les moins
-préparés surpassèrent alors, après un rapide apprentissage,
-les maîtres les plus expérimentés. Cette épreuve
-décisive, heureusement accomplie au milieu des plus
-défavorables circonstances, fit donc sentir que, pour
-une simple activité défensive, seule vraiment compatible
-avec l'esprit pacifique de la sociabilité moderne, toute
-tribu guerrière, et même toute grave préoccupation
-continue des sollicitudes militaires, étaient désormais
-devenues essentiellement inutiles, sous l'impulsion patriotique
-d'une véritable détermination populaire, sans
-laquelle d'ailleurs la plus habile tactique serait, à cet
-égard, radicalement insuffisante, comme le prouva
-ensuite trop clairement la triste contre-épreuve amenée
-<span class="pagenum" id="Page_425">425</span>
-par la tyrannie rétrograde de Bonaparte. D'autres exemples
-nationaux établirent bientôt, d'une manière non
-moins expressive, et suivant des conditions analogues,
-que cette consolante vérité politique est également applicable
-à toutes les populations actuelles, et qu'elle
-résulte nécessairement du système fondamental de notre
-civilisation.</p>
-
-<p>En second lieu, la nature même de la guerre révolutionnaire
-dut aussitôt mettre un terme irrévocable à la
-dernière série de guerres systématiques qui avait surtout
-caractérisé, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent,
-la troisième phase moderne, et qui tendait à perpétuer
-l'activité militaire en la destinant au service politique
-de l'activité industrielle, désormais prépondérante: cet
-ancien esprit ne put alors persister qu'en Angleterre, où
-il était même profondément modifié par de graves sollicitudes
-sociales. On doit, à cet égard, soigneusement remarquer,
-à cette époque, la décadence presque universelle
-du régime colonial, fondé sous la seconde phase, et que
-l'irrévocable séparation des principales colonies détruisit
-essentiellement après trois siècles, de manière à prévenir
-tout renouvellement sérieux des guerres importantes
-qu'il avait auparavant suscitées: l'Angleterre seule dut
-aussi offrir, à ce sujet, une exception spéciale et probablement
-passagère, que les autres nations européennes
-ne pouvaient ni ne devaient troubler, dans l'intérêt commun
-de la grande république occidentale, éminemment
-compatible avec une telle anomalie, correspondante à des
-besoins et à des aptitudes qui ne sauraient ailleurs exister
-encore au même degré. L'heureuse révolution américaine
-avait d'abord fourni à cette scission nécessaire à la
-<span class="pagenum" id="Page_426">426</span>
-fois un signal décisif et un appui fondamental; mais son
-accomplissement dut ensuite résulter des préoccupations
-exclusives propres aux diverses métropoles par une suite
-plus ou moins directe de la crise révolutionnaire. C'est
-ainsi que disparut alors essentiellement, dans l'ensemble
-de la république européenne, la dernière source générale
-des guerres modernes. J'ai d'ailleurs suffisamment expliqué
-déjà comment, en un temps où l'esprit militaire se
-subordonnait profondément à un but social, une immense
-aberration guerrière avait été naturellement déterminée
-par un irrésistible entraînement, dont le retour
-est certainement impossible, malgré tous les efforts
-quelconques, depuis que les guerres de principes, qui
-seules restaient supposables, ont été radicalement contenues
-par une suffisante extension occidentale de l'agitation
-révolutionnaire, ainsi devenue, pour l'Europe
-actuelle, un gage assuré de tranquillité provisoire, en
-consumant, d'une manière continue, toute la sollicitude
-des gouvernemens et toute l'activité de leurs nombreuses
-armées à prévenir péniblement les perturbations intérieures.
-Quelque précaire que doive sembler une telle
-garantie, elle est cependant de nature à durer jusqu'à
-ce qu'une véritable réorganisation intellectuelle et morale
-vienne partout instituer spontanément une sécurité directe
-et permanente, en réformant à jamais des m&oelig;urs
-et des opinions qui constituent les derniers vestiges du
-régime initial de l'humanité, et en faisant uniformément
-prévaloir désormais la paisible préoccupation journalière
-des divers perfectionnemens sociaux, soit européens,
-soit nationaux, sous la commune inspiration d'une doctrine
-universelle, interprétée par un même pouvoir
-<span class="pagenum" id="Page_427">427</span>
-spirituel, comme je l'indiquerai spécialement ci-après. Nous
-avons, il est vrai, précédemment remarqué l'introduction
-spontanée d'un dangereux sophisme, qu'on s'efforce
-aujourd'hui de consolider, et qui tendrait à conserver
-indéfiniment l'activité militaire, en assignant aux invasions
-successives la spécieuse destination d'établir directement,
-dans l'intérêt final de la civilisation universelle,
-la prépondérance matérielle des populations les plus
-avancées sur celles qui le sont moins. Dans le déplorable
-état présent de la philosophie politique, qui permet l'ascendant
-éphémère de toute aberration quelconque, une
-telle tendance a certainement beaucoup de gravité, comme
-source de perturbation universelle; logiquement poursuivie,
-elle aboutirait, sans doute, après avoir motivé
-l'oppression mutuelle des nations, à précipiter les unes
-sur les autres les diverses cités, d'après leur inégale
-progression sociale; et, sans aller jusqu'à cette rigoureuse
-extension, qui doit certainement toujours rester
-idéale, c'est, en effet, sur un tel prétexte qu'on a prétendu
-fonder l'odieuse justification de l'esclavage colonial,
-suivant l'incontestable supériorité de la race blanche.
-Mais, quelques graves désordres que puisse momentanément
-susciter un pareil sophisme, l'instinct caractéristique
-de la sociabilité moderne doit certainement
-dissiper toute irrationnelle inquiétude qui tendrait à y
-voir, même seulement pour un prochain avenir, une
-nouvelle source de guerres générales, entièrement incompatibles
-avec les plus persévérantes dispositions de
-toutes les populations civilisées. Avant la formation et la
-propagation de la saine philosophie politique, la rectitude
-populaire aura d'ailleurs, sans doute, suffisamment
-<span class="pagenum" id="Page_428">428</span>
-apprécié, quoique d'après un empirisme confus, cette
-grossière imitation rétrograde de la grande politique romaine,
-que nous avons vue, en sens inverse, essentiellement
-destinée, sous des conditions sociales radicalement
-opposées à celles du milieu moderne, à comprimer partout,
-excepté chez un peuple unique, l'essor imminent
-de la vie militaire, que cette vaine parodie stimulerait,
-au contraire, simultanément chez des nations dès longtemps
-livrées à une activité éminemment pacifique.</p>
-
-<p>La décadence fondamentale du régime et de l'esprit
-militaires s'est partout continuée spontanément, pendant
-ce dernier demi-siècle, au milieu des plus spécieuses
-manifestations contraires, sous un troisième aspect général,
-non moins caractéristique que les deux précédens,
-par une grande innovation universelle, dont la haute signification
-historique est encore trop peu comprise, et qui
-constitue certainement la plus profonde modification que
-l'institution moderne des armées soldées et permanentes
-ait pu encore éprouver depuis son origine au <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle.
-On conçoit qu'il s'agit du recrutement forcé, d'abord
-établi en France pour suffire aux immenses besoins de
-notre défense révolutionnaire ainsi qu'aux exigences plus
-durables de l'aberration guerrière qui lui succéda, et
-ensuite universellement adopté ailleurs pour consolider
-suffisamment les diverses résistances nationales. Cette
-mémorable innovation, qui, depuis la paix, a partout
-survécu aux nécessités initiales, constitue évidemment,
-par sa nature, un témoignage spontané des dispositions
-anti-militaires propres aux populations modernes, où
-l'on trouve encore des officiers vraiment volontaires,
-mais plus ou trop peu de soldats. En même temps, elle
-<span class="pagenum" id="Page_429">429</span>
-concourt directement à détruire les m&oelig;urs et l'activité
-guerrières, en faisant cesser essentiellement la spécialité
-primitive d'une telle profession, et en composant les armées
-d'une masse radicalement antipathique à la vie militaire,
-devenue pour elle un fardeau purement temporaire,
-qui n'est habituellement supporté, par chacun de
-ceux qui le subissent, que dans la prévision constante
-d'une prochaine et inévitable libération personnelle. Il
-est d'ailleurs à craindre que, sous l'extension croissante
-des opinions et des habitudes anarchiques, un service
-aussi onéreux ne finisse, malgré son évidente importance,
-par déterminer, chez la classe, déjà si grevée à tant
-d'autres titres, sur laquelle retombe son poids principal,
-d'énergiques résistances plus ou moins explicites, qui
-rendraient bientôt impossible la prolongation réelle de
-l'extension inusitée que les armées ont partout conservée
-depuis la paix universelle. Quoi qu'il en soit d'une telle
-prévision, on ne saurait douter que le recours normal à
-une telle ressource nécessaire ne caractérise spontanément,
-soit comme symptôme, soit même comme principe,
-la pleine décadence finale du système militaire,
-désormais essentiellement réduit à un office subalterne,
-quoique indispensable, dans le mécanisme fondamental
-de la sociabilité moderne.</p>
-
-<p>D'après ces trois ordres de considérations générales,
-tous les esprits vraiment philosophiques doivent aisément
-reconnaître, avec une parfaite satisfaction, à la
-fois intellectuelle et morale, que l'époque est enfin venue
-où la guerre sérieuse et durable doit totalement disparaître
-chez l'élite de l'humanité. Le vague et confus pressentiment
-de ce grand résultat social inspirait, depuis
-<span class="pagenum" id="Page_430">430</span>
-trois siècles, de nobles utopies caractéristiques, qui,
-malgré leur insuffisante rationnalité, n'eussent point excité
-tant de frivoles dédains, si l'on eût senti davantage
-que, comme je l'ai expliqué au cinquante-quatrième
-chapitre, de telles conceptions, quand elles sont vraiment
-spontanées et convenablement persistantes, annoncent
-toujours, par une anticipation plutôt affective
-que mentale, un véritable besoin capital, et une certaine
-création correspondante, quelque imparfaite qu'en doive
-être ainsi la double appréciation primitive. Nous voyons
-ici, en effet, cette heureuse conséquence finale se réaliser
-spontanément, après les plus terribles orages, comme
-une suite nécessaire de l'ensemble de la situation fondamentale
-propre aux populations modernes, qui a successivement
-épuisé tous les divers motifs généraux de
-guerres importantes, pendant qu'elle détruisait peu à peu
-toutes les conditions principales d'un puissant essor militaire.
-La profonde paix européenne qui, malgré tant
-d'irrationnelles prévisions et de vicieuses tentatives,
-persiste maintenant à un degré déjà sans exemple dans
-l'ensemble de l'histoire moderne, constitue certainement
-un admirable phénomène qui, si nous n'y étions pas
-plongés, paraîtrait à tous éminemment décisif pour l'avénement
-final d'une ère pleinement pacifique. Quelque
-sommaires qu'aient dû être, à ce sujet, les indications
-précédentes, elles sont à la fois tellement irrécusables et
-tellement liées à toute notre élaboration historique,
-qu'elles contribueront, j'espère, à rassurer les bons esprits
-sur le maintien nécessaire d'une paix indispensable, à
-tous égards, à l'évolution actuelle de l'élite de l'humanité,
-et qui ne saurait éprouver aujourd'hui de perturbation
-<span class="pagenum" id="Page_431">431</span>
-grave, quoique momentanée, que si de vaines
-agitations intérieures venaient permettre, en France, la
-prépondérance passagère de funestes impulsions systématiques,
-que le seul pressentiment de ces dangereux
-effets suffirait d'ailleurs à rendre antipathiques aux populations
-actuelles, où prédominent assurément d'opiniâtres
-dispositions pacifiques, quelquefois dissimulées sous des
-démonstrations éphémères, dues à des inspirations anti-progressives.</p>
-
-<p>Malgré l'incontestable réalité d'une telle appréciation
-générale, le vaste appareil militaire conservé, chez tous
-les peuples européens, avec presque autant d'extension
-qu'avant la paix universelle, semblerait d'abord annoncer
-l'imminence d'une disposition opposée, si un examen
-plus approfondi de la situation fondamentale n'expliquait
-aussitôt cette apparente anomalie, en la rattachant directement,
-d'après l'ensemble de ce chapitre, aux nécessités
-communes d'une crise révolutionnaire maintenant
-plus ou moins étendue à toute la république occidentale.
-L'active participation des armées proprement dites
-au maintien continu de l'ordre public, qui jadis ne leur
-offrait qu'une destination accessoire et passagère, constitue
-désormais, au contraire, partout et de plus en plus,
-leur attribution principale et constante, en vertu des
-graves perturbations intestines qui peuvent ainsi continuellement
-survenir chez les diverses populations avancées,
-et d'où doivent d'ailleurs fréquemment résulter
-de véritables inquiétudes extérieures, quoique, au fond,
-cette uniforme agitation intérieure garantisse, comme
-je l'ai ci-dessus indiqué, l'impossibilité des chocs nationaux.
-Dans un état de profond désordre intellectuel et
-<span class="pagenum" id="Page_432">432</span>
-moral, qui doit rendre toujours imminente l'anarchie
-matérielle, il faut bien que les moyens de répression acquièrent
-une intensité correspondante à celle des tendances
-insurrectionnelles, afin qu'un ordre indispensable
-protége suffisamment le vrai progrès social contre l'effort
-continu d'ambitions mal dirigées liguées par des conceptions
-vicieuses. Cette nécessité nouvelle a été jusqu'ici
-commune à toutes les formes successives de la crise révolutionnaire,
-et l'on peut d'avance assurer qu'elle ne sera
-pas moins sentie chez tous les gouvernemens quelconques
-qui pourraient survenir, jusqu'à ce que la réorganisation
-intellectuelle et morale vienne mettre à ce besoin exceptionnel
-un terme définitif, dont la réalisation ne saurait
-être prochaine, soit d'après les difficultés et la lenteur
-d'une telle opération, d'abord philosophique, puis politique,
-soit à raison de l'égoïsme et de l'aveuglement qui
-partout devront l'entraver, sous la déplorable prépondérance
-universelle d'un esprit profondément dispersif,
-viciant aujourd'hui les plus saines intelligences. Tel est
-le mode général suivant lequel la même époque, destinée
-à voir essentiellement disparaître à jamais la guerre proprement
-dite, a développé, pour les armées modernes,
-transformées en une sorte de grande maréchaussée politique,
-une dernière mission sociale, dont l'importance
-n'est point contestable, et dont la durée, quoique nécessairement
-limitée, suivant la condition précédente, doit
-être, par sa nature, beaucoup plus prolongée qu'on ne
-l'imagine en un temps où cette attribution finale n'est
-encore réellement qu'au début de son principal exercice.
-Cette situation réelle n'est pas aujourd'hui suffisamment
-comprise, parce que les faits politiques ne peuvent, sans
-<span class="pagenum" id="Page_433">433</span>
-une théorie vraiment positive, être convenablement aperçus
-qu'après une longue persistance; outre qu'un reste
-d'influence des m&oelig;urs et des opinions anciennes s'oppose
-ici spécialement à une exacte appréciation générale: de là
-résulte, pour les gouvernemens actuels, le fréquent recours
-à des artifices peu convenables et souvent dangereux,
-tendant à motiver, auprès des peuples, sur la
-prétendue imminence d'une guerre impossible, le maintien
-d'un vaste appareil militaire, qu'on n'ose pas justifier
-directement d'après sa vraie destination nécessaire.
-Mais une telle mission sociale étant assurément très-avouable,
-en un temps où, comme je l'ai montré ci-dessus,
-le pouvoir central lui-même n'a pas, au fond,
-d'autre principal office provisoire, son importance prolongée
-doit bientôt conduire à la reconnaître directement
-et avec franchise, afin d'y adapter régulièrement les nombreux
-organes qui doivent y concourir; car, leur position
-équivoque les expose aujourd'hui à de périlleuses séductions,
-d'après un désordre général d'opinions et d'habitudes
-dont l'influence s'étend ainsi, au delà des exigences
-fondamentales, sur ceux-là même qui en doivent réprimer
-les plus grands effets matériels.</p>
-
-<p>La décadence continue du régime et de l'esprit guerriers
-ne peut donc frapper aujourd'hui la profession
-militaire d'une déchéance sociale aucunement équivalente
-à celle qui, d'après l'irrévocable déclin de la
-philosophie théologique, menace désormais la corporation
-sacerdotale, chez laquelle on ne saurait espérer, avec
-quelque vraisemblance, une transformation assez profonde
-pour permettre sa fusion réelle dans l'organisation
-finale de l'humanité, où la classe spéculative doit
-<span class="pagenum" id="Page_434">434</span>
-avoir un tout autre caractère. Depuis l'entière dissolution
-de la caste militaire, commencée au <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle,
-par l'institution fondamentale des armées modernes,
-et complétée, surtout en France, sous l'influence révolutionnaire,
-comme je l'ai expliqué, aucun grand obstacle
-ne peut plus empêcher la milice actuelle de prendre
-convenablement les m&oelig;urs et l'esprit qui doivent correspondre
-à sa nouvelle destination sociale. Tout profond
-regret d'un passé, où ce qui est désormais accessoire
-fut si longtemps principal, peut être, en effet, malgré une
-récente imitation passagère de cette antique situation,
-radicalement écarté aujourd'hui chez une classe qui
-doit conserver un digne sentiment de son utilité permanente,
-et qui peut d'ailleurs justement s'enorgueillir,
-en un temps d'anarchie, d'un instinct organique dont
-le meilleur type temporel se trouvera toujours dans
-son admirable hiérarchie; outre les heureuses ressources
-secondaires que présente sa dernière constitution pour
-faciliter le développement intellectuel et social de nos
-populations, en utilisant convenablement un indispensable
-sacrifice temporaire. Malgré la solidarité fondamentale
-qui dut exister jadis entre l'esprit guerrier
-et l'esprit religieux, il ne faut jamais oublier que,
-dès son origine, l'institution des armées permanentes
-fut partout érigée dans des vues radicalement critiques,
-afin d'assurer l'avénement de la dictature temporelle
-autant contre la puissance sacerdotale que contre la
-force féodale. Aussi les guerriers modernes se distinguèrent-ils
-presque toujours de ceux du moyen âge,
-et encore davantage de ceux de <ins id="cor_11" title="'l' inséré">l</ins>'antiquité, par une
-tendance plus ou moins prononcée vers une émancipation
-<span class="pagenum" id="Page_435">435</span>
-théologique qui excita souvent les impuissantes
-réclamations du clergé. Bonaparte lui-même, malgré
-son ascendant sur l'armée, fut obligé d'y tolérer une
-pleine indépendance spirituelle, qui, politiquement
-appréciée, eût alors suffi pour juger une vaine utopie
-rétrograde, nécessairement fondée sur la combinaison
-permanente de deux élémens devenus évidemment
-inconciliables: on sait assez d'ailleurs que les efforts
-insensés de ses débiles successeurs n'aboutirent, en
-général, qu'à mieux développer une telle antipathie.
-Enfin, la netteté et la précision des spéculations militaires
-doivent tendre, par leur nature, à favoriser
-aujourd'hui, chez ceux qui s'y livrent, l'essor de
-l'esprit positif; comme l'ont confirmé, depuis trois siècles,
-tant d'heureux exemples d'une utile alliance entre
-les recherches scientifiques et les études guerrières,
-dont l'affinité spontanée a déterminé jusqu'ici les plus
-importantes créations spéciales pour l'éducation positive.
-C'est ainsi que des antipathies communes et de
-pareilles sympathies ont de plus en plus tendu, surtout
-en France, à faire profondément pénétrer chez les
-armées l'instinct progressif qui caractérise les populations
-modernes; tandis que l'immobilité nécessaire
-de la classe sacerdotale a dû la rendre finalement
-presque étrangère à la sociabilité actuelle. Telle est la
-cause générale d'une différence essentielle, qu'il importait
-ici d'expliquer sommairement, entre les destinées
-prochaines des deux élémens principaux de
-l'ancien système politique, dont l'uniforme décomposition,
-à la fois temporelle et spirituelle, n'est d'ailleurs
-nullement altérée par cette indispensable distinction;
-<span class="pagenum" id="Page_436">436</span>
-puisque c'est seulement une profonde transformation
-spontanée qui permet à l'élément militaire, par contraste
-avec l'élément théologique, une véritable incorporation
-au mouvement final de la société moderne, où son office
-politique devra se réduire ensuite peu à peu, à mesure
-que l'ordre normal s'établira, à des services journaliers
-dont la nécessité ne saurait jamais cesser entièrement,
-quel que puisse être l'accomplissement ultérieur de la
-régénération morale.</p>
-
-<p>Après avoir ainsi suffisamment apprécié l'éminente
-influence propre au dernier demi-siècle pour compléter
-irrévocablement la grande progression négative des cinq
-siècles antérieurs, il nous reste à juger aussi l'extension
-simultanée de la progression positive, en considérant
-successivement les quatre évolutions partielles dont nous
-l'avons vue composée dans la dernière leçon, afin de
-caractériser à la fois ses résultats effectifs et ses lacunes
-essentielles, quant à leur commune relation à la réorganisation
-finale.</p>
-
-<p>Envers la plus fondamentale de ces évolutions solidaires,
-il serait certainement superflu, sous l'un et l'autre
-aspect, d'insister ici sur une appréciation désormais
-évidente à tous les observateurs judicieux, et qui ne peut
-constituer, à tous égards, qu'un simple prolongement
-général de celle du chapitre précédent, particulièrement
-rappelé en ce qui s'y rapporte à la troisième phase moderne.
-On conçoit aisément, en effet, combien la prépondérance
-sociale de l'élément industriel devait être
-augmentée et consolidée par une crise révolutionnaire
-qui achevait la démolition séculaire de l'ancienne hiérarchie,
-et qui dès lors plaçait naturellement en
-<span class="pagenum" id="Page_437">437</span>
-première ligne l'élévation temporelle fondée sur la richesse,
-dont l'influence est même ainsi devenue évidemment
-exorbitante, en vertu de l'anarchie intellectuelle et
-morale. Nécessairement troublée par la guerre, cette
-inévitable transformation a dû se développer rapidement
-depuis la paix, et se consolider ensuite sous l'impulsion
-de la mémorable secousse qui a marqué le véritable
-terme historique de la grande réaction rétrograde. Le
-progrès technique de l'industrie devait d'ailleurs suivre
-spontanément son progrès social. Aussi est-ce alors qu'il
-faut placer l'essor principal du mouvement caractéristique
-dont j'ai d'avance indiqué le début général vers
-le milieu de la troisième phase moderne, où nous l'avons
-vu consister surtout en une large application des agens
-mécaniques, dont l'emploi, de plus en plus systématique,
-essentiellement fondé sur l'introduction d'un puissant
-moteur universel, a déjà réalisé, pendant le dernier
-demi-siècle, tant d'heureux perfectionnemens, que va
-compléter désormais l'admirable rénovation qui commence
-à s'opérer partout dans la locomotion artificielle,
-fluviale, terrestre, ou même maritime. Chacun sait d'ailleurs
-aujourd'hui combien la relation de plus en
-plus intime entre la science et l'industrie a profondément
-contribué à tous ces progrès, quoique son influence mentale
-n'ait pas été le plus souvent aussi favorable, d'après
-la funeste altération qu'elle tend à imprimer momentanément
-au caractère philosophique de la science réelle,
-comme je l'expliquerai ci-dessous. Enfin, c'est surtout
-alors que, suivant la juste remarque de divers observateurs,
-celle de toutes les classes industrielles qui est la plus
-susceptible, à raison de sa généralité supérieure, de s'élever
-<span class="pagenum" id="Page_438">438</span>
-habituellement à quelques vues vraiment politiques,
-a commencé à développer son essor caractéristique, et à
-régulariser ses rapports élémentaires avec chacune des
-autres branches, sous l'impulsion primitive du système de
-crédit public, naturellement résulté partout de l'inévitable
-extension simultanée des dépenses nationales.</p>
-
-<p>Conjointement avec ces importans progrès, on doit
-malheureusement noter aussi la gravité croissante des
-différentes lacunes fondamentales signalées, à la fin du
-chapitre précédent, comme nécessairement propres à
-l'ensemble de l'évolution industrielle, d'après la spécialité
-empirique et dispersive qui devait y présider
-jusqu'ici. Quant à l'isolement de l'industrie agricole,
-malgré les heureuses conséquences de la crise révolutionnaire,
-surtout en France, pour améliorer la condition
-générale des agriculteurs, on ne peut douter qu'il n'ait
-été finalement aggravé, par suite de la préoccupation
-trop exclusive qu'a dû alors inspirer l'essor plus rapide
-et plus décisif de l'industrie manufacturière et de l'industrie
-commerciale, qui, à mesure qu'elles se sont
-élevées dans la hiérarchie sociale, ont dû, comme dans
-le passé, s'écarter davantage de la première, dont l'ascension
-ne pouvait être, à beaucoup près, autant accélérée.
-Toutefois, la plus incontestable et la plus dangereuse
-de ces récentes aggravations des vices radicaux
-inhérens jusqu'ici au mouvement industriel, consiste
-assurément dans l'opposition plus profonde qui
-s'est établie entre les intérêts respectifs des entrepreneurs
-et des travailleurs, dont le déplorable antagonisme
-montre aujourd'hui combien l'industrie moderne est
-encore essentiellement éloignée d'une véritable
-<span class="pagenum" id="Page_439">439</span>
-organisation, puisque sa marche ne peut s'accomplir sans
-tendre à devenir oppressive pour la majeure partie de
-ceux dont le concours y est le plus indispensable. Ce
-n&oelig;ud fondamental de la sociabilité industrielle est alors
-devenu spécialement caractéristique par la grande extension
-universelle de l'usage continu des agens mécaniques,
-sans lesquels l'essor pratique correspondant eût
-été évidemment impossible. On ne saurait douter que la
-propagation simultanée des dispositions anarchiques,
-surtout d'après de folles prédications utopiques, n'ait
-beaucoup contribué, comme je l'ai précédemment expliqué,
-à envenimer cette fatale séparation, en tendant
-à détacher radicalement les ouvriers de leurs véritables
-chefs naturels, pour les placer sous la direction démagogique
-des rhéteurs et des sophistes les plus étrangers
-aux saines habitudes laborieuses. Mais, quelle que soit, à
-cet égard, l'influence permanente de cette cause inévitable,
-dont l'action funeste est aujourd'hui trop évidente,
-je ne dois pas hésiter à signaler ici cette scission
-croissante entre les têtes et les bras, comme devant être
-beaucoup plus reprochée à l'incapacité politique, à l'incurie
-sociale, et surtout à l'aveugle égoïsme des entrepreneurs
-qu'aux exigences démesurées des travailleurs.
-Outre que les premiers n'ont jusqu'ici nullement profité
-de leur ascendant social pour tenter de garantir les seconds
-contre la séduction des utopies anarchiques par
-l'organisation positive d'une large éducation populaire,
-dont ils semblent, au contraire, irrationnellement redouter
-l'extension indispensable, ils ont évidemment
-succombé à leur ancienne tendance à se substituer aux
-chefs féodaux, dont ils convoitaient la chute nécessaire,
-<span class="pagenum" id="Page_440">440</span>
-sans hériter pareillement de leur antique générosité envers
-les inférieurs. J'ai déjà indiqué la comparaison générale
-entre l'organisme guerrier et le mécanisme industriel
-comme éminemment propre, par sa nature, à faire
-rapidement saisir, chez l'industrie moderne, l'absence
-de toute morale spéciale, imposant des devoirs, non-seulement
-aux ouvriers, mais aussi aux chefs, et obligeant
-ceux-ci à une sollicitude permanente envers leurs associés
-subalternes, convenablement équivalente à l'admirable
-solidarité des divers intérêts militaires. Cette immense
-lacune se fait de nos jours plus profondément sentir,
-d'abord par une tendance trop fréquente des hauts fonctionnaires
-industriels à utiliser leur influence politique
-pour s'attribuer, au détriment du public, d'importans
-monopoles, et ensuite, par une disposition plus directe
-et plus générale, à abuser de l'inévitable puissance des
-capitaux, pour faire presque toujours dominer les prétentions
-des entrepreneurs sur celles des travailleurs,
-dans leur antagonisme journalier, dont la nature, encore
-exclusivement matérielle, n'est pas même réglée d'après
-une véritable équité, puisque la législation interdit aux
-uns les coalitions qu'elle permet ou tolère chez les autres.
-Sans insister davantage sur d'aussi pénibles considérations,
-dont la réalité est malheureusement irrécusable,
-il faut surtout remarquer, à cet égard, l'aveuglement
-doctoral de la métaphysique économique qui, en présence
-de pareils conflits, ose couvrir son impuissance organique
-d'une irrationnelle déclaration sur la prétendue
-nécessité de livrer indéfiniment l'industrie moderne à sa
-seule spontanéité désordonnée. Toutefois, on doit également
-reconnaître qu'une telle opinion indique, d'une
-<span class="pagenum" id="Page_441">441</span>
-manière indirecte et confuse, le vague pressentiment de
-l'insuffisance radicale des mesures politiques proprement
-dites, c'est-à-dire temporelles, pour le dénouement continu
-de cette immense difficulté sociale qui, par sa nature,
-doit en effet dépendre surtout d'une véritable réorganisation
-intellectuelle et morale, réglant enfin, dans
-un esprit d'ensemble, les devoirs respectifs des diverses
-classes industrielles, sous la constante surveillance impartiale
-d'un pouvoir spirituel unanimement respecté,
-comme j'aurai lieu de l'indiquer spécialement ci-après.</p>
-
-<p>Les remarques du chapitre précédent sur le caractère
-général de l'évolution esthétique pendant la troisième
-phase moderne, nous dispensent essentiellement, à ce
-sujet, de toute nouvelle appréciation pour le dernier demi-siècle,
-qui n'a pu offrir, sous ce rapport, qu'une
-simple extension spontanée de la marche antérieure,
-sans aucune modification radicale. Seulement la direction
-unanime des esprits vers les spéculations politiques
-et la tendance universelle à une entière régénération ont
-dû faire alors plus vivement sentir, quoique sous les inspirations
-absolues d'une métaphysique anti-historique,
-les lacunes fondamentales de l'art moderne quant au
-défaut de principe philosophique et de destination sociale,
-ainsi que l'irrévocable caducité du régime factice
-qui en avait provisoirement tenu lieu sous la seconde
-phase, d'après l'imitation exclusive des types antiques,
-comme je l'ai suffisamment expliqué. Mais les impuissans
-efforts tentés jusqu'ici, surtout en France, pour
-dégager l'art de cette stérile situation, n'ont abouti qu'à
-mieux caractériser, auprès des juges impartiaux, la relation
-nécessaire qui subordonne directement une telle
-<span class="pagenum" id="Page_442">442</span>
-réformation au suffisant accomplissement ultérieur d'une
-véritable réorganisation sociale, d'abord intellectuelle et
-puis morale: car, l'impulsion prolongée d'une philosophie
-radicalement négative n'a conduit ainsi tant de prétendus
-rénovateurs qu'à constituer, en tous genres, une
-sorte de dévergondage esthétique, où le désordre même
-des compositions devient un mérite trop souvent destiné
-à dispenser de tout autre, et qui n'a finalement produit
-encore aucune &oelig;uvre vraiment durable, susceptible de
-justifier tant d'orgueilleuses récriminations contre l'évidente
-insuffisance du système classique proprement dit.
-Ces vaines dissertations portent clairement l'empreinte
-universelle de la métaphysique dominante, disposant
-partout à prendre la forme pour le fond, et des discussions
-pour des constructions. Toutefois, malgré une décomposition
-sociale qui interdit à l'art tout large exercice
-spontané et toute profonde efficacité générale, d'immortelles
-créations, essentiellement indépendantes de
-cette stérile poétique, ont alors constaté, pour chaque
-genre principal, que les facultés esthétiques de l'humanité
-ne pouvaient réellement s'éteindre, même dans le
-milieu le plus défavorable. Un éminent poète, envers lequel
-l'aristocratie britannique, qui pouvait s'en honorer,
-aima mieux, par d'odieuses persécutions, constater, aux
-yeux de l'Europe, son esprit éminemment rétrograde,
-sut profondément saisir l'appréciation esthétique de
-l'état négatif et flottant de la société actuelle, que d'impuissans
-imitateurs ont depuis voulu reproduire, sans
-comprendre que, par sa nature anti-poétique, cette situation
-transitoire ne pouvait comporter qu'une seule
-fois, et chez un tel génie, une énergique idéalisation. En
-<span class="pagenum" id="Page_443">443</span>
-même temps, le genre de compositions le mieux adapté à
-la civilisation moderne, d'où nous l'avons vu spontanément
-sortir, continue à manifester son originalité et sa
-popularité par un mémorable perfectionnement général,
-consistant surtout en une heureuse alliance historique de
-la vie privée, jusqu'alors seule abstraitement envisagée,
-à la vie publique qui, à chaque âge social, en modifie
-nécessairement le caractère fondamental. C'est ainsi que,
-d'après un choix judicieux de phases sociales bien déterminées
-et convenablement éloignées, l'immortel auteur
-d'<i>Ivanhoë</i>, de <i>Quentin Durward</i>, des <i>Puritains</i>, etc.,
-a produit tant d'éminens chefs-d'&oelig;uvre, si avidement
-accueillis dans toute la république européenne, quoique
-principalement consacrés à caractériser la civilisation
-protestante; tandis que notre civilisation catholique a
-trouvé ensuite une seule digne représentation poétique
-dans l'admirable composition de <i lang="it" xml:lang="it">I Promessi sposi</i>, dont
-l'illustre auteur, trop peu apprécié encore, figurera, sans
-doute, aux yeux d'une impartiale postérité, parmi les plus
-nobles génies esthétiques des temps modernes. Une telle
-voie épique est probablement destinée, par son indépendance
-naturelle, à déterminer ultérieurement la rénovation
-graduelle propre à l'ensemble de l'art moderne,
-quand la nature fondamentale de notre sociabilité pourra
-se manifester enfin d'une manière à la fois assez énergique
-et assez fixe pour devenir esthétiquement appréciable,
-sous l'essor direct de la réorganisation spirituelle. Il serait
-d'ailleurs superflu d'indiquer ici comment les autres
-beaux-arts ont, en général, honorablement soutenu, pendant
-ce dernier demi-siècle, leur éclat antérieur, sans toutefois
-recevoir aucune amélioration capitale, si ce n'est
-<span class="pagenum" id="Page_444">444</span>
-pour la musique, surtout dramatique, dont le caractère
-général est alors devenu, en Italie et dans l'Allemagne catholique,
-plus élevé et plus complet. La crise révolutionnaire
-a spontanément constaté, avec une énergie non
-équivoque, par un témoignage impérissable, la puissance
-esthétique nécessairement propre à tout grand mouvement
-social, même purement temporaire, en faisant inopinément
-émaner d'une nation aussi peu musicale que l'est
-assurément jusqu'ici la nôtre, le type le plus parfait de
-la musique politique, dans cet hymne admirable qui
-tant de fois stimula le généreux patriotisme de nos héroïques
-défenseurs.</p>
-
-<p>Quoique l'évolution scientifique n'ait pu certainement,
-encore plus que les deux précédentes, offrir alors qu'une
-simple continuation générale du mouvement antérieur,
-sans aucune impulsion vraiment nouvelle, cependant sa
-nature plus profondément progressive, et surtout son
-importance sociale prépondérante, comme première base
-directe de la réorganisation spirituelle, nous obligent ici
-à considérer de plus près, soit ses derniers progrès essentiels,
-soit principalement la déplorable extension simultanée
-des graves aberrations qui, sous l'empirique
-ascendant d'une spécialité dispersive, y menacent aujourd'hui
-d'imprimer un caractère hautement rétrograde
-aux seules doctrines d'où puisse désormais sortir un vrai
-principe de régénération universelle, d'abord mentale,
-ensuite morale, et enfin politique.</p>
-
-<p>Dans les sciences mathématiques, outre le complément
-naturel des travaux essentiels de la troisième phase moderne
-pour la construction finale de la mécanique céleste,
-on remarque alors la création capitale de
-<span class="pagenum" id="Page_445">445</span>
-l'immortel Fourier, étendant l'analyse, avec une si heureuse
-rationnalité, à un nouvel ordre fondamental de phénomènes
-généraux, par l'étude des lois abstraites de l'équilibre
-et du mouvement des températures. Relativement
-à la pure analyse, au milieu des nombreuses
-intégrations accomplies sous l'impulsion prolongée d'Euler,
-on distingue surtout, comme éminemment originale,
-la conception du même Fourier sur la résolution
-des équations, utilement poursuivie, et même accessoirement
-améliorée, par divers géomètres, auxquels on
-peut d'ailleurs reprocher une sorte d'injuste concert contre
-cette idée-mère, dont ils tentent vainement de dissimuler
-la vraie source. La géométrie est alors essentiellement
-agrandie, comme je l'ai exprimé dans le premier volume
-de ce Traité, par la grande pensée de Monge sur la
-théorie générale des familles de surfaces, jusqu'à présent
-si peu comprise du vulgaire mathématique, et
-peut-être même trop imparfaitement appréciée de son
-illustre auteur, Lagrange seul paraissant en avoir dignement
-pressenti la haute portée philosophique, qui ne
-peut être pleinement conçue que d'un point de vue plus
-élevé, comme première base de la géométrie comparée,
-ainsi que j'ai vainement essayé de l'indiquer à des esprits
-que je croyais mieux disposés à saisir une telle ouverture.
-En même temps, l'incomparable Lagrange perfectionne
-l'ensemble de la mécanique rationnelle, en lui
-imprimant à jamais, par une admirable unité, la plus
-parfaite rationnalité dont elle soit susceptible. Mais,
-cette immense création ne doit pas être appréciée isolément,
-et se lie directement à l'effort général de son
-auteur pour constituer enfin une véritable philosophie
-<span class="pagenum" id="Page_446">446</span>
-mathématique, fondée sur la rénovation préalable de
-l'analyse transcendante; comme le montre cette composition
-sans exemple où Lagrange a ainsi entrepris de régénérer,
-dans un même esprit, toutes les grandes conceptions,
-d'abord de l'analyse, ensuite de la géométrie, et
-enfin de la mécanique. Quoique cette systématisation
-prématurée n'ait pu suffisamment réussir, et malgré que
-la plupart des géomètres, déjà dominés par une aveugle
-spécialisation, n'en aient pas suffisamment saisi la pensée,
-c'est là cependant ce qui, sans doute, auprès d'une
-postérité convenablement préparée, honorera le plus
-cette époque mathématique, en plaçant tout à fait à
-part le génie éminemment philosophique de Lagrange,
-le seul géomètre qui ait dignement aperçu l'alliance ultérieure
-de l'esprit historique avec l'esprit scientifique,
-destinée à caractériser la plus haute perfection des spéculations
-positives, comme je l'ai indiqué au tome quatrième,
-et comme je l'établirai spécialement dans les
-chapitres qui vont terminer ce Traité.</p>
-
-<p>Quoique la pure astronomie, ou la géométrie céleste,
-ne pût désormais comporter que des progrès secondaires,
-comparativement à la lumière supérieure émanée de la
-mécanique céleste, on y remarque alors cependant d'intéressantes
-extensions, par la découverte d'Uranus et de
-ses satellites, et ensuite par celle des quatre petites planètes
-entre Mars et Jupiter: toutefois, les curieuses observations
-de cette époque sur les nébuleuses et les étoiles
-doubles, ont eu le grave inconvénient de suggérer envers
-une prétendue astronomie sidérale de vagues espérances
-indéfinies, incompatibles, comme je l'ai établi, avec la
-saine philosophie astronomique.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_447">447</span>
-La physique proprement dite, outre les nouvelles
-ressources fondamentales qu'elle reçoit alors de l'analyse
-mathématique, trop souvent viciée d'ailleurs par une
-tendance prépondérante vers des hypothèses anti-philosophiques,
-s'enrichit d'une foule d'importantes notions
-expérimentales dans presque toutes ses branches principales,
-et surtout en optique et en électrologie, par les
-grands travaux successifs, d'une part, de Malus, de
-Fresnel, et d'Young; d'une autre part, de Volta, d'&OElig;rsted,
-et d'Ampère. Au milieu du spectacle peu rationnel que
-présente la démolition, d'ailleurs évidemment nécessaire,
-de la belle théorie de Lavoisier, la chimie reçoit,
-pendant ce mémorable demi-siècle, un double perfectionnement
-essentiel, dont j'ai tâché de faire convenablement
-apprécier la nature et la marche, soit par la
-formation graduelle de sa doctrine numérique, soit par
-la série générale de ses études électriques. Mais, quels
-que soient alors les importans progrès des diverses parties
-fondamentales de la philosophie inorganique et ceux
-même de la science mathématique, cette grande époque
-scientifique sera surtout caractérisée finalement par la
-création décisive de la philosophie biologique, aux yeux
-de tous ceux qui considèrent suffisamment le véritable
-ensemble de l'évolution mentale, dont une telle formation
-devait achever de constituer le caractère pleinement
-positif, tandis que, sous un autre aspect, cet indispensable
-complément rapprochait directement la science
-moderne de sa plus haute destination sociale.</p>
-
-<p>J'ai déjà assez expliqué, au tome troisième, l'esprit
-général, et même la marche nécessaire, de cette élaboration
-capitale, pour devoir ici me borner à rappeler au
-<span class="pagenum" id="Page_448">448</span>
-lecteur cette appréciation spéciale et directe, presque
-aussi historique que scientifique, où les trois aspects
-essentiels, anatomique, taxonomique et physiologique,
-propres à toutes les spéculations biologiques, ont été
-séparément examinés, après une suffisante considération
-de leur intime connexité permanente. Une telle explication
-préalable nous dispense maintenant d'envisager à
-part, même historiquement, soit la double conception
-fondamentale du grand Bichat sur le dualisme vital et
-surtout sur la théorie des tissus, soit les immortels efforts
-successifs de Vicq-d'Azyr, de Lamarck, et de l'école
-allemande, pour constituer directement la hiérarchie
-animale, enfin pleinement systématisée par les pensées
-et les travaux, éminemment philosophiques, de notre
-éminent Blainville, l'esprit le plus rationnel, à ma connaissance,
-dont puisse s'honorer le monde scientifique actuel.
-À l'ensemble de cette élaboration, première base nécessaire
-de toute la biologie, le lecteur sait d'avance que
-la même époque a bientôt ajouté l'heureuse rénovation
-due au génie de Gall, qui, par une impulsion vraiment
-décisive, malgré d'inévitables aberrations secondaires,
-a fait définitivement entrer, dans le domaine de la philosophie
-naturelle, l'étude générale des plus hautes
-fonctions individuelles, enlevant ainsi sans retour à la
-philosophie théologico-métaphysique la seule attribution
-essentielle qui lui fût restée après ses diverses pertes
-modernes, sauf toutefois les spéculations sociales, envers
-lesquelles d'ailleurs cette indispensable révolution constituait
-évidemment la dernière préparation capitale de
-la régénération finale que j'ose directement tenter dans
-ce Traité. Enfin, pour mieux caractériser ce grand essor
-<span class="pagenum" id="Page_449">449</span>
-initial de la saine philosophie organique, il importe de
-n'y pas oublier historiquement l'effort important, quoique
-prématuré, par lequel l'audacieux génie de Broussais
-entreprit déjà de fonder la vraie philosophie pathologique,
-avec d'insuffisans matériaux, et surtout d'après
-des conceptions biologiques trop peu étendues ou trop
-mal approfondies; ce qui ne doit toutefois nullement
-conduire à méconnaître, soit l'éminent mérite, soit
-même la haute utilité, de cette grande tentative, envers
-laquelle un dédain passager, non moins irrationnel
-qu'injuste, a remplacé un enthousiasme exagéré. Directement
-considéré dans son vaste ensemble, cet admirable
-mouvement biologique propre au dernier demi-siècle a
-certainement contribué, encore plus qu'aucune autre partie
-simultanée de l'évolution scientifique, au progrès
-fondamental de l'esprit humain: non-seulement, sous
-l'aspect scientifique proprement dit, en établissant toutes
-les bases essentielles d'une étude pleinement philosophique
-de l'homme, susceptible de préparer enfin celle
-de la société; mais surtout, comme je l'ai d'avance indiqué
-au chapitre précédent, sous le rapport purement logique,
-en constituant la partie de la philosophie naturelle
-où, d'après l'intime solidarité évidente des
-divers phénomènes, l'esprit synthétique doit finalement
-prévaloir sur l'esprit analytique, de manière à développer
-spontanément la disposition mentale la plus nécessaire
-aux spéculations sociologiques, par une influence active
-et continue que les tendances dispersives de la philosophie
-inorganique ne sauraient désormais neutraliser, quelle
-que soit d'ailleurs la puissance actuelle d'une vicieuse
-imitation provisoire, d'abord inévitable, et même, à
-<span class="pagenum" id="Page_450">450</span>
-certains égards, indispensable. C'est principalement ainsi
-que le mouvement scientifique se trouvait alors, par sa
-nature, quoique à l'insu de ses divers coopérateurs spéciaux,
-profondément lié à l'immense crise politique qui
-poursuivait prématurément la régénération sociale, avant
-que la seule base philosophique susceptible de lui fournir
-un solide fondement rationnel pût sortir convenablement
-d'une telle préparation abstraite.</p>
-
-<p>Pendant que s'accomplissaient ces divers progrès spéculatifs,
-l'influence sociale de la science recevait partout de
-notables accroissemens, tendant tous à mieux incorporer
-l'élément scientifique au système fondamental de la sociabilité
-moderne. Au milieu des plus grands orages politiques,
-surgissent alors d'importans établissemens destinés
-à propager l'instruction scientifique, quoiqu'en lui
-conservant toujours un caractère de spécialité, déjà toutefois
-beaucoup moins prononcé. En même temps, dans
-toutes les parties de la grande république européenne,
-mais surtout en France, on voit croître sans cesse l'introduction
-usuelle des conditions scientifiques parmi les
-obligations préparatoires de professions très-multipliées;
-les pouvoirs les moins favorables à la réorganisation finale
-sont ainsi spontanément conduits à envisager de
-plus en plus les connaissances réelles comme d'indispensables
-garanties pratiques d'un ordre régulier et stable.
-Outre les nouveaux services spéciaux alors si heureusement
-rendus par la science à l'industrie, et sur lesquels
-il serait assurément superflu d'insister ici, il faut distinguer,
-à cette époque, une opération plus générale, où
-la science a marqué, d'une manière non moins honorable
-que salutaire, sa profonde influence sur la vie sociale
-<span class="pagenum" id="Page_451">451</span>
-actuelle, en présidant à l'institution d'un admirable système
-de mesures universelles, aussi noblement exécuté
-que sagement conçu, et qui, émané de la France révolutionnaire,
-tend à dominer aujourd'hui chez toutes les
-populations avancées<a name="FNanchor_18" id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a>. Indépendamment de son évidente
-utilité directe, cette mémorable intervention du
-véritable esprit spéculatif dans le règlement d'un ordre
-de relations humaines où il semblait d'abord si étranger,
-est éminemment propre à faire déjà pressentir les améliorations
-capitales que devra retirer ultérieurement, à tant
-d'autres égards, l'existence moderne, d'une judicieuse
-rationalisation de ses actes les plus pratiques, quand
-l'influence scientifique convenablement généralisée aura
-suffisamment pénétré dans toute l'économie élémentaire
-de nos sociétés régénérées.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_18" id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label"><b>Note 18</b>:</span></a>
-L'institution générale de cette grande opération présente d'ailleurs,
-sous le point de vue social, un caractère fort remarquable et
-trop peu apprécié, par une constante sollicitude, non moins généreuse
-que rationnelle, à en écarter, autant que possible, tout attribut
-de nationalité qui aurait pu entraver son universelle propagation ultérieure.
-Quoique la plupart des états européens n'aient répondu que
-d'une manière tardive et insuffisante au noble appel que la France leur
-avait, dès l'origine, solennellement adressé à ce sujet, l'équitable postérité
-n'oubliera point que cette importante rénovation fut toujours
-conçue et accomplie en vue d'une destination directement commune
-à l'ensemble des populations civilisées, indistinctement invitées, pour
-ce motif spécial, à une coopération régulière, malgré la guerre la plus
-active, par l'éminente assemblée qui dirigeait alors la crise révolutionnaire.</p>
-
-<p class="sep1">Après avoir sommairement caractérisé les admirables
-progrès de la science réelle pendant le dernier demi-siècle,
-il importe beaucoup d'apprécier avec soin les
-<span class="pagenum" id="Page_452">452</span>
-vicieuses tendances, soit mentales, soit même morales,
-qui s'y sont également développées de plus en plus, sous
-l'exagération croissante d'un esprit de spécialité dispersive,
-graduellement détourné de sa destination provisoire,
-par l'empirisme et l'égoïsme combinés de la classe
-mal instituée qui devait servir d'organe imparfait à cette
-indispensable évolution préliminaire. Quoique, en général,
-cette classe, sauf un très-petit nombre d'éminentes
-exceptions individuelles, me soit aujourd'hui personnellement
-hostile, comme l'a trop prouvé sa conduite oppressive
-envers moi, je voudrais pouvoir supprimer ou
-adoucir ce pénible examen, s'il ne formait évidemment
-un élément nécessaire de mon élaboration finale, où il
-doit surtout indiquer combien les savans actuels sont
-radicalement éloignés des idées et des m&oelig;urs sans lesquelles
-ils resteraient toujours indignes de la haute
-destination sociale que leur réserve spontanément la
-vraie nature générale de la civilisation moderne. Plus la
-science réelle doit maintenant devenir la principale base
-intellectuelle de la régénération finale, plus il devient
-indispensable d'y signaler, et même d'y flétrir, les préjugés
-et les passions qui constituent désormais le plus
-dangereux obstacle à l'accomplissement effectif de cette
-grande mission philosophique.</p>
-
-<p>Un fréquent contraste historique a dès longtemps
-montré que la principale opposition à l'élévation politique
-d'une classe quelconque provient presque toujours
-des aveugles résistances intérieures, individuelles et
-même collectives, qui s'y développent spontanément, à
-cause des pénibles conditions préalables, mentales ou
-morales, qu'exige inévitablement une telle ascension
-<span class="pagenum" id="Page_453">453</span>
-chez tous ceux qui doivent y participer. Le grand
-Hildebrand, par exemple, poussant définitivement le
-clergé catholique à la tête de la société européenne, ne
-rencontra jamais, en réalité, de plus redoutables adversaires
-que chez la corporation sacerdotale, alors bien plus
-choquée de la difficile réformation spirituelle qu'exigeait
-d'abord un tel triomphe, que touchée d'un ascendant
-dont la plupart de ses membres avaient peu d'espoir de
-jouir personnellement. Il ne faut donc pas s'étonner ni
-s'alarmer aujourd'hui de la déplorable antipathie des
-passions et des préjugés scientifiques contre une transformation
-fondamentale, sans laquelle la science moderne
-ne saurait obtenir la véritable influence politique
-qui lui est prochainement réservée, sous les conditions
-convenables, par l'évolution générale de l'humanité, et
-que désire même secrètement, quoique d'une manière
-vague et incohérente, l'instinct confus des savants actuels;
-car, désormais, ce n'est plus d'ambition qu'ils
-manquent ordinairement, mais de portée et d'élévation.
-L'admirable perfection partielle que manifeste, à tant
-d'égards, le système de nos connaissances positives, doit
-fréquemment produire une profonde illusion sur la valeur
-réelle de la plupart de ces coopérateurs successifs,
-dont chacun n'a presque jamais contribué que pour une
-part minime et facile à cette formation collective et graduelle
-qui caractérise une telle élaboration plus qu'aucune
-autre construction humaine. D'ailleurs, le public
-ignore souvent que, d'après une spécialisation empirique,
-conduisant à une excessive restriction intellectuelle,
-chaque savant dont il honore justement le mérite particulier
-ne pourrait offrir, sous tout autre aspect mental,
-<span class="pagenum" id="Page_454">454</span>
-même scientifique, qu'une inqualifiable médiocrité: les
-rares observateurs qui reconnaissent cette monstrueuse
-inégalité, sont même disposés aujourd'hui, par une vicieuse
-théorie métaphysique de la nature humaine, à y voir
-complaisamment une nouvelle preuve d'une irrésistible
-vocation. L'appréciation générale du système théologique,
-surtout dans sa perfection catholique, nous a
-montré hautement, contre l'opinion vulgaire, combien
-le clergé y était réellement supérieur à la religion: or, la
-science moderne nous présente un contraste exactement
-inverse; car, jusqu'ici, les docteurs y sont, d'ordinaire,
-très-inférieurs à la doctrine. Mais il convient maintenant
-de caractériser directement les principales aberrations
-temporaires, d'abord intellectuelles, ensuite morales,
-qui rendent aujourd'hui les savans généralement impropres
-et même hostiles à une réorganisation spirituelle
-dont la science, convenablement systématisée, peut seule
-fournir enfin la base rationnelle, comme le prouve clairement
-l'ensemble de notre élaboration sociologique.</p>
-
-<p>En complétant, dans la leçon précédente, une explication
-historique commencée au cinquante-troisième
-chapitre, j'ai déjà suffisamment établi la nécessité provisoire
-du régime de spécialité scientifique, après l'indispensable
-séparation qui détacha la science moderne de
-la mémorable philosophie scolastique propre à la fin du
-moyen âge. Nous avons ainsi reconnu que, la formation
-des diverses sciences fondamentales ayant été inévitablement
-successive, suivant la complication croissante
-de leurs phénomènes respectifs, l'esprit positif n'aurait
-pu, en chaque cas principal, développer convenablement
-ses vrais attributs caractéristiques, sans cette institution
-<span class="pagenum" id="Page_455">455</span>
-partielle et exclusive des différens ordres de spéculations
-abstraites. Mais, la destination propre de ce régime
-initial indiquait, en même temps, sa nature passagère,
-en limitant son office essentiel au seul âge préliminaire
-où la positivité rationnelle n'aurait point encore pénétré
-dans toutes les grandes catégories élémentaires; ce qui
-la bornait réellement aux dix-septième et dix-huitième
-siècles, suivant nos explications antérieures. Les deux
-éternels législateurs primitifs de la philosophie positive,
-Bacon et surtout Descartes, avaient dignement pressenti
-combien devait être purement provisoire cet ascendant
-préalable du génie analytique sur le génie synthétique:
-et, sous leur puissante impulsion, les savans, plus rationnels,
-de ces deux siècles poursuivirent, en effet, presque
-toujours leurs importans travaux partiels, en y voyant
-d'indispensables matériaux pour la construction ultérieure
-d'un véritable système philosophique, quelque
-vague et imparfaite notion qu'ils dussent alors s'en former.
-Si cette tendance spontanée avait pu être pleinement
-motivée, cette marche préparatoire aurait évidemment
-cessé aussitôt que l'avénement décisif de la grande
-science biologique, étendue même aux fonctions intellectuelles
-et morales, en aurait doublement marqué le
-terme nécessaire, pendant le demi-siècle auquel ce chapitre
-est consacré, soit en complétant ainsi le système
-fondamental de la philosophie naturelle, sous la seule
-réserve d'une prochaine adjonction inévitable des études
-sociales, soit en constituant un ordre de spéculations où,
-par la nature des phénomènes, l'esprit d'ensemble doit
-ordinairement prévaloir sur l'esprit de détail. Mais, au
-contraire, les habitudes dispersives précédemment
-<span class="pagenum" id="Page_456">456</span>
-contractées ont aujourd'hui poussé le régime préliminaire
-de la spécialité scientifique jusqu'à la plus désastreuse
-exagération, dogmatiquement justifiée par de vains sophismes
-métaphysiques, qui s'efforcent de lui imprimer
-une consécration absolue et indéfinie, à l'époque même
-où, par le suffisant accomplissement de sa destination
-temporaire, il devrait faire place au régime définitif de
-la généralité rationnelle, devenu maintenant indispensable
-à notre principal besoin, à la fois mental et social.
-Suivant ces empiriques prétentions, il semblerait que
-l'économie élémentaire de l'entendement humain est
-désormais radicalement changée, et qu'il n'y faut plus
-reconnaître, comme auparavant, deux genres, ou plutôt
-deux degrés, d'esprit, l'un analytique, l'autre synthétique,
-également indispensables aux spéculations pleinement
-positives, et qui doivent tour à tour dominer l'évolution
-intellectuelle, individuelle ou collective, selon les
-exigences propres à chaque âge: le premier plus apte à
-saisir partout les différences, le second les ressemblances;
-l'un tendant toujours à diviser, l'autre à coordonner;
-et, par suite, le premier destiné surtout à l'élaboration
-des matériaux, le second à la construction des
-édifices. Anarchiquement ameutés contre ce dualisme
-fondamental, les maçons actuels ne veulent plus souffrir
-d'architectes!</p>
-
-<p>Sous cette vicieuse prolongation, un régime d'abord
-indispensable devient désormais directement contraire à
-sa propre destination, en interdisant la conception totale
-de ce même esprit positif dont il pouvait seul permettre
-la formation partielle. L'ensemble de ce Traité nous a,
-en effet, pleinement démontré la réalité du principe
-<span class="pagenum" id="Page_457">457</span>
-fondamental, posé, dès le début, sur la nécessité, non-seulement
-d'un exercice scientifique quelconque pour développer
-convenablement un tel esprit, mais aussi de l'extension
-graduelle de cette étude à tous les divers ordres
-essentiels de phénomènes, suivant leur vraie hiérarchie
-naturelle, afin de connaître suffisamment les différens
-attributs généraux de la positivité rationnelle, qui ne
-sauraient être simultanément caractérisés par une science
-unique, qu'après que toutes les autres ont fait dignement
-apprécier chacun d'eux. Or, selon cette évidente
-condition, la déplorable organisation actuelle du travail
-scientifique s'oppose immédiatement à ce que la philosophie
-positive soit réellement comprise par personne,
-puisque chaque section de savans n'en connaît que des
-fragmens isolés, dont aucun ne saurait suffire à une conception
-vraiment décisive: ce qui doit inévitablement
-maintenir partout la stérile prépondérance passive de
-l'ancienne philosophie théologico-métaphysique, excepté,
-chez chaque intelligence, envers un seul ordre
-d'idées dont la réaction spontanée ne saurait avoir, à
-cet égard, qu'une simple efficacité critique, sans pouvoir
-aucunement remplacer cette antique constitution philosophique.
-Cette étrange situation, où chaque savant offre
-un si funeste contraste entre la nature avancée de certaines
-conceptions partielles et la honteuse vulgarité de
-toutes les autres, se manifeste habituellement par l'institution
-radicalement contradictoire des académies actuelles,
-qui, malgré leur vaine prétention de laisser toujours
-prévaloir les conditions d'aptitude, sont ainsi
-nécessairement conduites, dans leurs délibérations ordinaires,
-soit qu'il s'agisse d'un choix personnel ou d'une
-mesure générale, à soumettre toutes les décisions
-<span class="pagenum" id="Page_458">458</span>
-quelconques à une majorité scientifique essentiellement incompétente,
-dont l'aveugle instinct doit rarement résister
-aux préjugés et même aux passions des diverses coteries
-régnantes<a name="FNanchor_19" id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a>. Le morcellement caractéristique de ces
-corporations, image fidèle et suite nécessaire de leur
-dispersion mentale, y augmente beaucoup ces graves inconvéniens
-naturels, en y facilitant l'ascendant des médiocrités
-si souvent envieuses de toute élévation philosophique
-dont elles se sentent incapables. Depuis que
-le milieu social, d'où cherchent vainement à s'isoler ces
-compagnies arriérées, offre partout l'active poursuite,
-jusqu'ici trop illusoire, de généralités nouvelles, en harmonie
-avec le besoin fondamental d'une situation sans
-exemple, il est profondément déplorable que la science
-réelle, seule destinée à fournir le principe de cette
-grande solution, soit à tel point dégradée par
-<span class="pagenum" id="Page_459">459</span>
-l'impuissance ou l'égarement de ses interprètes, qu'elle semble
-aujourd'hui prescrire le rétrécissement intellectuel, et
-condamner aveuglément tout effort quelconque de généralisation.
-La prépondérance spirituelle semble dès
-lors devoir appartenir à ceux qui se font un facile mérite
-d'une restriction systématique de vues et de travaux, le
-plus souvent due à leur infériorité personnelle ou à l'insuffisance
-de leur éducation. Aujourd'hui, l'ingénieux
-philosophe qui a tant contribué à la juste illustration
-des savans serait certainement repoussé d'une corporation
-où sa mémoire est à peine l'objet de la dédaigneuse
-reconnaissance d'une foule d'esprits incapables d'apprécier
-sa haute valeur. Pareillement, le grand Buffon, dont
-cette même académie était jadis si fière, n'y pourrait
-maintenant trouver place, à moins que ses expériences
-sur le refroidissement des métaux ou sur la cohésion des
-bois n'y obtinssent grâce pour des conceptions générales
-qui ne pourraient se formuler par aucun mémoire proprement
-dit, quoiqu'elles aient ensuite secrètement
-fourni à d'autres la base réelle de beaucoup de travaux
-retentissans: c'est, comme on sait, au sein de cette assemblée,
-que, sous l'envieuse impulsion de Cuvier, on a
-tenté, avec une sorte de succès passager, de réduire cet
-éminent penseur au seul mérite littéraire.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_19" id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label"><b>Note 19</b>:</span></a>
-En suivant avec attention les actes officiels de l'Académie des
-Sciences de Paris et de nos autres corps savans, depuis que leurs attributions
-sociales ont reçu toute l'extension effective qu'elles offrent aujourd'hui,
-il est aisé d'y reconnaître presque toujours, indépendamment
-des mauvaises passions dont je caractériserai ci-après l'intervention
-spontanée, la déplorable influence permanente de la spécialité
-dispersive et du rétrécissement intellectuel dont ces corporations se
-glorifient si aveuglément. La vicieuse prépondérance continue de l'esprit
-de détail sur l'esprit d'ensemble a rendu les savans actuels tellement
-incapables d'aucune espèce de gouvernement quelconque, même
-scientifique, que, comme je l'ai indiqué à la fin du quarante-sixième
-chapitre, tout homme sensé, étranger à la science, mais habitué aux
-affaires générales, aboutirait ordinairement à de meilleurs choix et
-concevrait de plus sages mesures que ne peuvent le faire maintenant
-ces compagnies spéciales, d'où émanent communément, pour nos
-principales institutions de haut enseignement, tant de nominations désastreuses
-et tant de mesures absurdes.</p>
-
-<p class="sep1">Relativement à ces inconvéniens généraux, il existe,
-entre les diverses classes de savans, une profonde inégalité
-nécessaire, d'après le degré d'indépendance et de
-simplicité des phénomènes respectifs. Suivant notre hiérarchie
-fondamentale, les géomètres, à raison de l'abstraction
-supérieure de leurs études, naturellement affranchies
-de toute subordination préalable envers aucune
-branche directe de la philosophie naturelle, doivent être
-<span class="pagenum" id="Page_460">460</span>
-communément les plus exposés aux dangers d'une spécialisation
-empirique, dont le principe leur est surtout
-dû. Aussi est-ce chez eux que le véritable esprit positif
-est, au fond, le plus méconnu, malgré sa source nécessairement
-mathématique, comme je l'ai fait assez sentir
-dans les deux premiers volumes de ce Traité. Toute leur
-philosophie générale se borne aujourd'hui à rêver vaguement,
-pour un lointain et confus avenir, une chimérique
-extension universelle de leur analyse aux divers
-phénomènes quelconques, d'après une vaine unité scientifique
-toujours fondée sur l'irrationnelle prépondérance
-d'un des fluides métaphysiques dont ils maintiennent si
-déplorablement l'usage; le caractère absolu de l'antique
-philosophie s'est certainement plus conservé chez eux
-que parmi les autres savans, par suite d'une plus grande
-restriction mentale. Au contraire, les biologistes, occupés
-de spéculations nécessairement dépendantes de tout
-le reste de la philosophie naturelle, et relatives à un
-sujet où toute décomposition artificielle rappelle spontanément
-une indispensable combinaison ultérieure,
-d'après l'intime solidarité continue des phénomènes correspondans,
-seraient naturellement les moins livrés aux
-aberrations dispersives, et les mieux disposés au régime
-vraiment philosophique, si leur éducation était aujourd'hui
-en suffisante harmonie avec leur destination, et si
-une servile imitation ne les entraînait encore à transporter
-trop aveuglément, dans leurs travaux ordinaires, des
-conceptions et des habitudes essentiellement propres aux
-études inorganiques. Toutefois, leur inévitable antagonisme,
-quoique jusqu'ici trop subalterne, contribue
-déjà très-utilement à contenir, bien que faiblement, la
-déplorable tendance scientifique qui résulterait maintenant
-<span class="pagenum" id="Page_461">461</span>
-d'un entier ascendant des géomètres. Ce conflit
-nécessaire menace constamment les académies actuelles
-d'une prochaine dissolution spontanée, parce que leur
-nature se rapporte surtout à un âge préparatoire où la
-philosophie inorganique, qui devait permettre la prépondérance
-de l'esprit de détail, était seule florissante:
-elle ne pourra rester longtemps compatible avec le développement
-rationnel d'une science où l'esprit d'ensemble
-doit évidemment prévaloir. Aussi peut-on noter
-que la formation systématique de la biologie, principale
-création scientifique de ce dernier demi-siècle, a été bien
-plus entravée que secondée par les corporations savantes,
-et surtout par la plus puissante d'entre elles, l'illustre
-Académie de Paris, qui ne sut point s'emparer du grand
-Bichat<a name="FNanchor_20" id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a>, qui s'unit honteusement à Bonaparte afin de
-persécuter Gall, et qui méconnut si radicalement la valeur
-de Broussais; sans parler du déplorable ascendant
-qu'y exerça trop longtemps le brillant mais superficiel
-Cuvier contre les admirables efforts de Lamarck, et ensuite
-de Blainville, pour fonder la saine philosophie
-biologique, dont le vrai sentiment est certainement
-<span class="pagenum" id="Page_462">462</span>
-bien plus complet et plus commun, même aujourd'hui,
-hors de cette compagnie que dans son sein<a name="FNanchor_21" id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">[21]</a>.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_20" id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label"><b>Note 20</b>:</span></a>
-On a vainement tenté de pallier une telle exclusion d'après la
-mort prématurée de Bichat, enlevé pendant sa trente-deuxième année.
-Mais l'admirable précocité de son beau génie fut encore plus exceptionnelle,
-et méritait bien une glorieuse dérogation spéciale à des
-usages qui, d'ailleurs, soit avant lui, soit surtout après, ont souvent
-fléchi en faveur d'admissions plus hâtives, et certes moins éminentes,
-décernées à des mérites mieux appréciés d'une compagnie où dominent
-les géomètres. Il n'est pas inutile de remarquer, en outre, qu'aucune
-solennelle manifestation n'est ensuite venue offrir à la postérité,
-au sujet de Bichat, la digne imitation des nobles regrets qui ont tant
-honoré l'Académie Française à l'égard de Molière.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_21" id="Footnote_21" href="#FNanchor_21"><span class="label"><b>Note 21</b>:</span></a>
-Malgré l'appréciation plus facile que trouve ordinairement le
-mérite étranger, on a vu pareillement l'illustre Oken, que ses vicieuses
-inspirations métaphysiques n'empêcheront jamais d'être regardé
-comme l'un des principaux fondateurs de la vraie philosophie
-biologique, dédaigneusement écarté même de l'affiliation subalterne
-que cette académie accorde si aisément, quoique cette insuffisante justice
-y fût noblement réclamée par le plus digne émule de ce grand
-biologiste.</p>
-
-<p class="sep1">La seule justification spécieuse que des esprits consciencieux
-aient quelquefois essayée en faveur de cet irrationnel
-régime, dont je ne puis ici qu'indiquer sommairement
-les principaux désastres, consiste à présenter
-aujourd'hui la spécialisation exclusive comme l'unique
-garantie possible de la positivité des spéculations, en
-considérant l'accueil régulier des généralités comme devant
-aussitôt donner accès à toutes les conceptions vagues
-et illusoires qui pullulent maintenant. Mais cet étrange
-motif, fort semblable aux maximes politiques tendant à
-interdire totalement la parole ou la presse, à cause des
-évidens abus qu'on en peut faire, ne contient réellement,
-au fond, qu'une naïve confirmation involontaire de
-l'impuissance philosophique désormais propre à nos compagnies
-savantes, que l'on proclame ainsi radicalement
-incapables de distinguer assez les généralités vicieuses
-d'avec celles qui seraient bien conçues; en sorte que,
-de peur de laisser pénétrer les unes, il faille indistinctement
-repousser aussi les autres. Une appréciation plus
-judicieuse fait sentir, au contraire, que l'anarchie philosophique
-actuelle, systématiquement prolongée par
-cette stupide résistance académique, constitue la
-<span class="pagenum" id="Page_463">463</span>
-principale cause des dangers intellectuels contre lesquels on
-cherche justement, mais en vain, des garanties permanentes,
-qui ne sauraient admettre d'efficacité réelle qu'en
-reposant enfin sur la construction directe d'une véritable
-philosophie, dont la science, dignement généralisée,
-peut seule fournir la base positive. Bien loin que le régime
-dispersif suffise à défendre la raison publique de
-l'imminente invasion du charlatanisme universel, il lui
-fournit de nouvelles et nombreuses ressources, qui, pour
-être d'une autre espèce que celles relatives à l'abus des
-généralités, ne sont, à vrai dire, ni moins étendues, ni
-moins accessibles, et doivent certes devenir aujourd'hui
-plus dangereuses encore d'après l'aveugle confiance maintenant
-accordée, dans la science comme dans l'industrie,
-à toute spécialité quelconque, souvent aussi trompeuse
-chez la première que chez la seconde. On conçoit aisément,
-en effet, quels immenses moyens doivent ainsi
-trouver les demi-portées intellectuelles afin d'usurper une
-indigne prépondérance par une habile réserve scientifique,
-fondée sur certaines améliorations secondaires, et
-souvent même illusoires, qui, après quelques années
-d'une facile élaboration routinière, autorisent indéfiniment
-tant d'esprits vulgaires à repousser, avec un inqualifiable
-dédain, les plus éminentes spéculations philosophiques<a name="FNanchor_22" id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">[22]</a>.
-Tout lecteur bien préparé trouvera facilement,
-<span class="pagenum" id="Page_464">464</span>
-au sein des plus célèbres académies actuelles, des occasions
-trop multipliées d'apprécier les désastreuses ressources
-que présente à de telles usurpations notre déplorable
-régime scientifique; surtout lorsque, à une adroite
-affiliation à quelque coterie puissante, on peut joindre,
-avec une certaine opportunité, du moins apparente, l'usage
-spécieux du langage algébrique, si souvent employé
-de nos jours, comme je l'ai hautement signalé, à déguiser
-la médiocrité intellectuelle sous la prétendue profondeur
-que semble annoncer encore une langue trop peu
-répandue jusqu'ici pour que le seul mérite de la parler,
-dans un style d'ailleurs quelconque, ne doive pas provisoirement
-tenir lieu d'une vraie supériorité mentale,
-en un temps où le public ignore combien elle est susceptible,
-comme toute autre, et même davantage, de dégénérer
-en un verbiage vide d'idées. Jusque chez les juges
-spéciaux dont la compétence est le moins contestable,
-<span class="pagenum" id="Page_465">465</span>
-ces vicieuses habitudes dispersives s'opposent fréquemment,
-sans excepter les questions mathématiques, à
-une saine appréciation comparative des diverses valeurs
-réelles, si ce n'est après une longue expérience tardive,
-qui n'empêche point d'injustes prééminences. C'est ainsi,
-pour me borner à un seul grand exemple historique, dont
-les analogues seraient faciles à multiplier, que, chez la
-plupart des géomètres, l'habile charlatanisme de Laplace
-éclipsa longtemps la noble spontanéité de Lagrange, malgré
-l'immense distance inverse que l'équitable postérité
-commence à mettre entre l'incomparable génie du second
-et le talent spécial du premier. L'insuffisance radicale du
-mode habituel d'appréciation scientifique est surtout
-marquée, dans ce célèbre contraste mathématique, par
-l'étrange réputation philosophique qu'était parvenu à se
-faire, d'après un pompeux verbiage, l'un des géomètres
-les moins réellement philosophes qui aient jamais existé;
-tandis que le caractère profondément philosophique, qui
-distingue assurément les principales conceptions de Lagrange,
-ne lui valut jamais aucune application d'un titre
-qu'il n'ambitionnait pas, et dont ceux qui l'accordaient
-avec un tel discernement étaient incapables de comprendre
-la vraie signification fondamentale.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_22" id="Footnote_22" href="#FNanchor_22"><span class="label"><b>Note 22</b>:</span></a>
-Si une telle indication générale pouvait être ici prolongée jusqu'à
-la discussion personnelle, il serait facile, par un examen impartial
-et approfondi de la composition actuelle des diverses corporations
-savantes, sans excepter la plus éminente d'entre elles, de constater
-que le régime de la spécialité dispersive, bien loin de tendre, comme on
-le suppose, à en exclure les médiocrités ambitieuses, y est, au contraire,
-de sa nature, surtout aujourd'hui, très-favorable à leur intronisation;
-car, sauf un fort petit nombre d'heureuses exceptions, ces compagnies
-sont désormais essentiellement composées de chétives intelligences,
-qui, malgré leur bruyante importance passagère, n'ont dû
-leur élévation officielle qu'à des titres beaucoup plus spécieux que
-réels, et dont les noms ne devront certainement laisser aucune trace
-durable dans l'histoire véritable de notre évolution mentale, où leur
-entière omission ne saurait occasionner, sous aucun aspect, la moindre
-lacune appréciable pour la filiation effective des différens progrès
-scientifiques. Mais cette application individuelle, que le lecteur suffisamment
-informé peut du reste ébaucher sans difficulté, serait évidemment
-contraire à l'esprit et à la destination de ce Traité; quoiqu'elle
-puisse, en d'autres circonstances, devenir opportune, et même indispensable,
-si une résistance trop aveugle ou trop malveillante m'obligeait
-un jour à pousser ailleurs ma démonstration principale jusqu'à
-ce degré de particularité, auquel je suis d'avance tout préparé, quels
-qu'en puissent être les dangers.</p>
-
-<p class="sep1">Tous ces vices généraux du régime scientifique actuel
-ont spontanément trouvé, pendant le dernier demi-siècle,
-une commune manifestation permanente, par suite
-même de la nouvelle importance sociale que cette époque
-a dû procurer aux savans, et qui a fait simultanément
-ressortir leur insuffisance mentale et l'infériorité morale
-correspondante: car, chez la classe spéculative, l'élévation
-de l'âme et la générosité des sentimens peuvent
-<span class="pagenum" id="Page_466">466</span>
-difficilement se développer sans la généralité des pensées,
-d'après l'affinité naturelle qui doit y exister entre les vues
-étroites ou dispersives et les penchans égoïstes. Sous la
-seconde phase moderne, et encore plus sous la troisième,
-l'encouragement systématique des sciences, caractérisé
-au chapitre précédent, s'était habituellement exercé suivant
-un mode très-judicieux, en heureuse harmonie,
-soit avec les conditions de la situation contemporaine,
-soit avec les besoins de l'avenir immédiat; il consistait,
-comme on sait, à gratifier les savans de pensions suffisantes
-pour permettre le libre cours de leurs travaux,
-mais en évitant soigneusement de leur conférer aucune
-attribution active. Or, depuis le début de la crise révolutionnaire,
-et principalement aujourd'hui, une générosité
-irréfléchie a entraîné les divers gouvernemens, surtout
-en France, à changer avant le temps ce système provisoire,
-pour lui substituer déjà le seul régime qui puisse définitivement
-persister, en fondant désormais une existence
-plus indépendante sur la juste rémunération de fonctions
-directement utiles; sans examiner si les savans actuels
-étaient, en réalité, assez préparés à une transformation
-aussi désirable. Comme l'éducation constitue nécessairement
-la principale destination élémentaire de tout pouvoir
-spirituel, on a dû ainsi livrer de plus en plus aux
-corporations savantes, non l'éducation générale où elles
-ne pouvaient encore prétendre aucunement, mais les diverses
-institutions de haut enseignement spécial, qui
-avaient été successivement établies pour plusieurs professions
-publiques, et qui furent alors beaucoup agrandies.
-Toutefois, par cela même que l'éducation caractérise,
-en un cas quelconque, le premier degré du gouvernement
-<span class="pagenum" id="Page_467">467</span>
-intellectuel et moral, elle exige impérieusement cet
-esprit d'ensemble sans lequel aucun gouvernement ne
-saurait remplir son office, fût-ce sous les plus simples
-aspects. Il était donc aisé de prévoir que les habitudes
-dispersives de la spécialité scientifique rendraient les académies
-actuelles essentiellement impropres aux importantes
-attributions sociales qui leur étaient ainsi prématurément
-conférées: car, la première condition réelle de
-tout pouvoir spirituel consiste assurément en une philosophie
-pleinement générale, quelle qu'en soit la nature;
-et jusqu'ici les savans n'en ont évidemment aucune qui
-leur soit propre. Quoique, réunis, ils possèdent les fragmens
-épars et incohérens, mais infiniment précieux, de
-la seule philosophie durable qui puisse aujourd'hui s'établir,
-ils ne savent pas l'y voir, et s'opposent aveuglément
-à ce que d'autres l'y cherchent. Cette épreuve permanente
-peut donc être maintenant utilisée pour mettre
-dans tout son jour l'inaptitude sociale des corps savans
-actuels, même envers les fonctions auxquelles ils doivent
-sembler le mieux préparés: on doit ainsi convenablement
-apprécier l'intime réalité des obligations philosophiques
-indispensables à l'avénement ultérieur d'une
-véritable organisation spirituelle, même seulement partielle.
-Mais on eût difficilement prévu, avant cette irrécusable
-expérience, jusqu'à quel déplorable degré
-l'égoïsme s'y joindrait à l'empirisme pour constater directement
-la tendance anti-progressive qui caractérise
-nécessairement, en un cas quelconque, tout régime purement
-provisoire, lorsque, après avoir dépassé l'âge de son
-heureuse efficacité temporaire, il est appliqué, dans un
-nouveau milieu, à une destination incompatible avec ses
-<span class="pagenum" id="Page_468">468</span>
-dispositions initiales. Ce grave résultat est aujourd'hui,
-en France, suffisamment accompli, et sa manifestation
-directe importe beaucoup à la netteté des conclusions générales
-propres à ma grande démonstration historique,
-afin de faire mieux ressortir la principale condition, à la
-fois intellectuelle et morale, d'une régénération spirituelle
-dont la vraie nature est encore très-peu comprise.
-Je dois donc compléter cette indispensable critique d'une
-vicieuse organisation scientifique, en osant ici signaler
-sans détour, quoique sommairement, une dégénération
-vraiment décisive, dont les effets immédiats sont d'ailleurs
-très-pernicieux déjà à d'importans services publics;
-quelque nouvelle ardeur que cette loyale appréciation
-doive nécessairement procurer aux puissantes antipathies
-spontanément liguées contre moi.</p>
-
-<p>En conférant à notre Académie des Sciences le choix des
-professeurs destinés, dans les diverses chaires spéciales,
-au plus haut enseignement scientifique, la généreuse
-confiance du gouvernement français n'avait institué aucune
-précaution légale contre les abus que cette illustre
-compagnie pourrait faire un jour d'une telle attribution
-permanente, au profit exclusif de ses propres membres.
-Peut-être même avait-on présumé que, chez une corporation
-où un long usage porte chaque académicien à s'abstenir
-de concourir avec les autres savans quant aux divers
-prix scientifiques qu'elle est appelée à décerner, ce
-respect naturel pour les conditions scrupuleuses d'un
-impartial jugement déterminerait spontanément, envers
-un concours beaucoup plus important à tous égards, une
-pareille observance des garanties ordinaires d'une véritable
-équité, sans exiger des prescriptions formelles qui
-<span class="pagenum" id="Page_469">469</span>
-auraient pu sembler injurieuses à la délicatesse personnelle
-de tant d'hommes recommandables. Mais on avait
-ainsi méconnu la dangereuse tentation à laquelle on exposait
-dès lors, en un temps d'anarchie morale, un corps
-où les natures vulgaires avaient déjà trop de facilité à
-pénétrer, et où d'ailleurs la dispersion mentale devait
-d'abord empêcher sincèrement une suffisante distinction
-entre la capacité académique proprement dite, telle que
-la caractérisent encore nos habitudes transitoires, et la
-capacité vraiment didactique, toujours liée nécessairement
-à des conditions philosophiques; c'est-à-dire entre
-l'esprit de détail et l'esprit d'ensemble, ou entre le régime
-analytique et le régime synthétique, si mal comparés
-jusqu'ici, surtout chez les savans<a name="FNanchor_23" id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">[23]</a>. Primitivement
-<span class="pagenum" id="Page_470">470</span>
-entraînée par cette inévitable illusion, suite naturelle
-d'une spécialisation empirique, cette compagnie a
-finalement abusé de cette nouvelle mission publique, au
-profit, de plus en plus exclusif, de ses propres membres,
-qui forment désormais une sorte de ligue permanente,
-<span class="pagenum" id="Page_471">471</span>
-à la fois spontanée et systématique, pour se garantir les
-uns aux autres, contre tout rival étranger, non-seulement
-la possession d'honorables sinécures, juste équivalent
-des anciennes pensions, mais aussi et surtout le
-monopole universel du haut enseignement scientifique,
-<span class="pagenum" id="Page_472">472</span>
-quelle que pût être, en chaque cas, leur inaptitude notoire
-à d'importantes fonctions actives, même en contraste
-avec la supériorité la mieux constatée de leurs
-concurrens extérieurs. Le monde savant a déjà suffisamment
-compris, en France, cette déplorable dégénération;
-puisque l'expérience y a fait maintenant reconnaître
-l'impossibilité totale de lutter heureusement contre aucun
-académicien, dans les diverses nominations ainsi
-confiées à cette corporation, auprès de laquelle la plus
-éminente aptitude à l'enseignement, spécialement confirmée
-par de longs et utiles services, vient, en effet, toujours
-échouer devant les plus étranges prétentions du
-moindre producteur de Mémoires une fois parvenu à y
-pénétrer sous des titres quelconques, parmi lesquels
-néanmoins l'Académie répugnerait à introduire désormais
-aucune condition didactique directement relative
-à des fonctions dont la qualité académique confère cependant
-aujourd'hui l'investiture privilégiée. Outre la
-dangereuse tendance d'un tel régime à confier souvent
-d'importans offices publics à des hommes profondément
-incapables de s'en acquitter convenablement, on conçoit
-aisément le funeste découragement qu'il doit produire
-parmi les professeurs français; puisque les plus
-dignes fonctionnaires ne peuvent plus espérer d'accès
-aux diverses chaires du haut enseignement scientifique,
-<span class="pagenum" id="Page_473">473</span>
-si ce n'est envers les postes trop improductifs ou trop
-pénibles pour tenter aucun académicien.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_23" id="Footnote_23" href="#FNanchor_23"><span class="label"><b>Note 23</b>:</span></a>
-Afin de mieux marquer ici combien est aujourd'hui profondément
-enracinée, chez cette célèbre compagnie, cette désastreuse confusion
-philosophique, je crois devoir signaler brièvement un fait particulier,
-qui, par l'ensemble de ses circonstances, me paraît, à cet égard,
-tellement caractéristique, que, malgré que le cas me soit personnel, le
-lecteur me saura gré, sans doute, de l'avoir spécialement rappelé, en
-m'y bornant d'ailleurs à ce qui l'érige en symptôme réel de l'esprit dominant.</p>
-
-<p class="snote">Ma dernière candidature, mentionnée dans la préface de ce volume,
-pour la chaire mathématique que j'avais, par intérim, activement occupée
-à l'École Polytechnique, m'avait conduit à adresser à l'Académie
-des Sciences de Paris, le 3 août 1840, une lettre uniquement destinée
-à établir, en général, la distinction rationnelle entre les élections
-purement académiques et les élections essentiellement didactiques,
-spécialement indispensable en une telle occasion; d'où je concluais
-que des traités et des leçons devaient alors constituer des titres plus
-décisifs que de simples Mémoires de détail, dont la considération eût,
-au contraire, dû prévaloir, s'il se fût agi d'une admission à
-l'Académie, tant que durera sa constitution actuelle. La lecture officielle de
-cette lettre, toute philosophique, écrite avec des ménagemens que sa
-publication immédiate fit bientôt apprécier, avait été expressément demandée
-par un membre (M. de Blainville), suivant une formelle disposition
-réglementaire, qui, sous cette seule condition préalable, oblige
-l'Académie à entendre textuellement toute semblable communication.
-Ce corps devait assurément être touché de l'honorable confiance que je
-lui témoignais en lui soumettant une telle discussion, quoique à l'occasion
-d'une concurrence personnelle avec l'un de ses membres; ce
-qui semblait d'ailleurs devoir mieux assurer, à mon égard, pour une
-lutte aussi périlleuse, le scrupuleux accomplissement des garanties protectrices,
-alors devenues non moins nécessaires à l'honneur de la compagnie
-qu'à ma propre sécurité. Néanmoins, dès les premières phrases
-de cette lecture obligatoire, M. Thenard osa demander sa suppression
-totale; appuyé par M. Alexandre Brongniart, il obtint bientôt cette
-mesure exceptionnelle, sans que le président (M. Poncelet) adressât
-à une majorité inattentive aucune remontrance quelconque sur une
-pareille violation du règlement académique: la voix loyale et courageuse
-de M. de Blainville fut la seule qui réclamât à la fois au nom de
-l'équité, de la convenance et de la vraie dignité. Le contraste décisif
-d'un tel accueil avec la paisible admission, quatre ans auparavant,
-d'une lettre toute semblable, soit pour le fond, soit pour la forme, ne
-permet pas d'attribuer cette étrange différence à d'autre motif réel,
-sinon que, en 1836, je ne m'étais trouvé en concurrence avec aucun
-académicien; car mes titres spéciaux étaient d'ailleurs devenus,
-en 1840, beaucoup plus incontestables, d'après la manière dont j'avais
-provisoirement rempli les fonctions que je venais ainsi réclamer, selon
-l'irrécusable témoignage de l'illustre Dulong, qui, comme directeur
-des études de l'École Polytechnique, y avait personnellement suivi
-mes leçons. Au reste, cette mesure, à la fois ignoble et puérile, où
-une puissante corporation se ruait sur un seul homme pour étouffer,
-au profit d'un de ses membres, une juste discussion, excita aussitôt,
-partout ailleurs qu'au sein d'une compagnie probablement entraînée
-par une man&oelig;uvre concertée, l'indignation la plus unanime, soit parmi
-le public scientifique, soit chez la presse périodique, qui, sans aucune
-distinction de parti, sut alors remplir spontanément sa noble
-mission protectrice contre les préjugés et les passions de tous les pouvoirs
-aveuglés ou arriérés.</p>
-
-<p class="snote">Pour compléter cette observation, en y montrant combien les
-meilleurs esprits sont déjà dominés par la déplorable tendance qu'elle
-révèle, je dois ajouter que l'un des plus éminens académiciens,
-M. Poinsot, qui, entre les géomètres français vivans, est assurément
-le moins éloigné du véritable état philosophique, et qui d'ailleurs affecta
-toujours envers moi une stérile bienveillance, n'osa point, en ce
-cas décisif, appuyer de sa juste autorité la voix indépendante de son
-énergique collègue, afin d'épargner à sa corporation l'inévitable réprobation
-publique qui s'attache à toute iniquité constatée. Outre que
-cet illustre savant était personnellement convaincu de la supériorité de
-mes droits, il m'avait expressément écrit qu'il soutiendrait, en cas de
-contestation, la lecture officielle de ma lettre, dont il avait eu préalablement
-connaissance. Cet ingénieux géomètre, toujours si disert et si
-incisif quand sa personnalité est mise en jeu, préféra donc violer
-un engagement formel, pour s'associer, par un lâche silence, à cette
-turpitude académique, plutôt que de paraître blâmer, envers un de
-ses confrères, le funeste monopole maintenant usurpé par sa compagnie
-au préjudice de toute capacité extérieure. Tous ceux de mes
-lecteurs qui auront remarqué, dans les deux premiers volumes de ce
-Traité, l'éclatante justice que je me suis plu à rendre au mérite trop
-peu apprécié de cet éminent académicien, regretteront sans doute avec
-moi que son caractère ne soit point au niveau de son intelligence,
-quoique son âge avancé, et le juste ascendant dont il jouit dussent spécialement
-faciliter l'indépendance de sa conduite; ce qui montre combien
-est désormais profondément enracinée, chez nos savans, la dangereuse
-aberration, à la fois morale et mentale, inhérente à une prolongation
-exagérée de l'anarchie philosophique.</p>
-
-<p class="sep1">L'intime dégénération indiquée par de tels symptômes
-confirme l'état purement provisoire d'une classe
-spéculative où l'actif sentiment du devoir a dû s'affaiblir
-au même degré que le véritable esprit d'ensemble, et
-chez laquelle on remarque, en effet, aujourd'hui, encore
-plus que partout ailleurs, une systématique prépondérance
-de la morale métaphysique fondée sur l'intérêt
-personnel. Bientôt, peut-être, la science elle-même en
-sera profondément atteinte, soit parce qu'une trop avide
-concurrence menace d'y déterminer, chez des natures
-trop inférieures, une altération volontaire de la véracité
-des observations, soit à cause de la surexcitation qu'une
-cupidité croissante est exposée à y recevoir des relations
-plus directes et plus actives entre les spéculations scientifiques
-et les opérations industrielles. C'est ainsi que
-s'annonce, à tous égards, la fin prochaine du régime
-préliminaire. Il ne saurait désormais entraver longtemps
-l'impulsion décisive destinée à régénérer la science moderne
-par une indispensable généralisation, qui, sans
-compromettre sa positivité, et même en la consolidant
-beaucoup, organisera enfin sa suffisante harmonie avec
-les principaux besoins de notre situation fondamentale.
-Aussi, en terminant cette pénible mais inévitable digression,
-qui pouvait seule faire énergiquement sentir
-combien la régénération spirituelle exige préalablement
-une rénovation philosophique, à la fois morale et mentale,
-pouvons-nous résumer entièrement l'ensemble
-d'une telle appréciation, en considérant historiquement
-les savans proprement dits comme une classe essentiellement
-<span class="pagenum" id="Page_474">474</span>
-équivoque, destinée à une prochaine élimination,
-en tant qu'intermédiaires entre les ingénieurs et les philosophes,
-sans avoir nettement aucun de ces deux caractères
-tranchés, puisqu'ils se rapprochent des uns par la
-spécialité de leurs travaux, et des autres par l'abstraction
-de leurs spéculations<a name="FNanchor_24" id="FNanchor_24" href="#Footnote_24" class="fnanchor">[24]</a>.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_24" id="Footnote_24" href="#FNanchor_24"><span class="label"><b>Note 24</b>:</span></a>
-On peut même aisément reconnaître aujourd'hui que, par suite
-de ce caractère bâtard et de cette fausse position, nos corps savans
-remplissent désormais presque aussi mal les fonctions des ingénieurs
-que celles des philosophes. C'est ce que témoignent clairement, par
-exemple, les consultations technologiques journellement émanées de
-l'Académie des Sciences de Paris, où l'on voit trop souvent prôner
-de vicieuses innovations pratiques d'après d'insuffisantes considérations
-théoriques, appuyées de petits essais insignifians, guère plus
-décisifs, d'ordinaire, que les expériences agricoles si justement ridiculisées.
-De telles décisions ne rencontrent encore habituellement
-qu'une aveugle vénération chez un public incompétent, jusqu'à ce
-que l'application en ait tardivement dévoilé la légèreté. Mais quand
-elles pourront être convenablement assujetties à une véritable discussion,
-on ne tardera pas à comprendre que ces corporations équivoques
-ne se font, en général, aucune idée juste des conditions essentielles
-propres à garantir la sagesse et la stabilité de leurs jugemens
-technologiques, et que leurs attributions actuelles à cet égard seraient
-certainement beaucoup mieux exercées par une compagnie franchement
-formée de purs ingénieurs judicieusement choisis.</p>
-
-<p class="sep1">Ces deux élémens hétérogènes coexistent confusément
-aujourd'hui dans la constitution empirique de nos
-académies; mais ils tendront évidemment à s'y séparer
-de plus en plus, soit par l'extension croissante d'un mouvement
-industriel devenu plus rationnel, soit à mesure
-que le besoin d'une véritable réorganisation spirituelle
-sera mieux compris. La majeure partie des savans actuels
-ira se fondre parmi les purs ingénieurs, pour
-<span class="pagenum" id="Page_475">475</span>
-former une active corporation franchement destinée, sans
-aucune vaine diversion spéculative, à diriger l'ensemble
-de l'action de l'homme sur le monde extérieur, d'après
-des conceptions spécialement adaptées à une telle fin.
-Mais les plus éminens d'entre eux deviendront, sans
-doute, le noyau d'une véritable classe philosophique,
-directement réservée aujourd'hui à conduire la régénération
-intellectuelle et morale des sociétés modernes,
-sous l'impulsion permanente d'une commune doctrine
-positive, instituant une éducation scientifique vraiment
-générale, à laquelle serait toujours rationnellement subordonnée
-toute indispensable répartition ultérieure des
-divers travaux contemplatifs, en déterminant, à chaque
-époque, l'importance variable que l'ensemble de la situation
-humaine doit assigner à chaque catégorie abstraite,
-et, par suite, accordant maintenant la plus haute
-prépondérance aux études sociales, jusqu'à ce que la régénération
-finale soit suffisamment avancée<a name="FNanchor_25" id="FNanchor_25" href="#Footnote_25" class="fnanchor">[25]</a>. Quant à ceux
-<span class="pagenum" id="Page_476">476</span>
-des savans actuels, ou plutôt de leurs successeurs immédiats,
-qui seraient incapables de s'élever habituellement
-à la généralité philosophique, et qui cependant dédaigneraient
-l'utile office spécial des ingénieurs, il resteront
-nécessairement, comme tous les êtres équivoques, en
-dehors de toute hiérarchie régulière, tant qu'ils n'auront
-pu s'investir convenablement d'un vrai caractère
-social, soit spéculatif, soit actif. Mais cette exclusion
-naturelle n'empêchera d'ailleurs aucunement, pendant
-cette inévitable transition, la juste appréciation continue
-<span class="pagenum" id="Page_477">477</span>
-de leurs propres travaux. Quoique leur étrange prépondérance
-actuelle doive alors entièrement cesser, ils trouveront
-chez les véritables philosophes plus d'équité qu'ils
-n'en montrent aujourd'hui envers eux: parce que la
-saine généralité fait dignement sentir le prix de toute
-utile spécialité, quelque rétrécie qu'elle puisse être;
-tandis que celle-ci, par sa restriction même, inspire l'aversion
-de toute conception vraiment complète, c'est-à-dire
-générale. Nulle politique normale ne saurait, en
-effet, assigner d'office réellement fondamental à des esprits
-radicalement disparates, dédaignant l'industrie,
-méconnaissant les beaux-arts, ne pouvant même entre
-eux ni se comprendre, ni s'estimer, parce que chacun
-d'eux veut tout ramener au sujet exclusif de son étroite
-préoccupation, enfin tous incapables, dans les opérations
-d'ensemble de la vie sociale, de prendre aucune
-délibération qui leur soit propre, faute d'une doctrine
-commune, et seulement aptes à fournir à une direction
-supérieure de précieux renseignemens partiels. On conçoit
-ainsi le secret instinct personnel qui, malgré de
-vaines démonstrations, pousse maintenant ces natures
-bâtardes et incomplètes à désirer involontairement la conservation
-indéfinie de la philosophie théologico-métaphysique,
-dont l'impuissance sociale leur permet aujourd'hui,
-outre le facile mérite d'une opposition banale, la prolongation
-effective de leur propre ascendant mental, qui
-serait, au contraire, incompatible avec l'active suprématie
-d'une philosophie vraiment positive, assignant à
-chacun, suivant une irrésistible rationnalité, sa fonction
-et son rang. Ces motifs peuvent aisément expliquer la
-profonde antipathie qu'inspirent aujourd'hui à ces étranges
-<span class="pagenum" id="Page_478">478</span>
-chefs provisoires de notre évolution mentale tous
-ceux qui, comme moi, s'efforcent d'instituer enfin, d'après
-des conceptions suffisamment générales, un véritable
-gouvernement intellectuel, d'autant plus redouté
-que sa <ins id="cor_12" title="posivité">positivité</ins> le rendrait plus efficace contre toutes les
-influences usurpées<a name="FNanchor_26" id="FNanchor_26" href="#Footnote_26" class="fnanchor">[26]</a>.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_25" id="Footnote_25" href="#FNanchor_25"><span class="label"><b>Note 25</b>:</span></a>
-Quelque inévitable que doive sembler, assurément, d'après nos
-explications antérieures, la prochaine décadence du régime dispersif
-propre aux académies scientifiques actuelles, et caractérisé par leur
-morcellement empirique, le remplacement définitif de ces corporations
-provisoires par des académies vraiment philosophiques est encore
-loin d'être immédiatement réalisable, faute d'un suffisant développement
-et d'une convenable propagation du véritable esprit philosophique.
-Chez la plus illustre de ces compagnies (l'Académie des
-Sciences de Paris), il n'existe peut-être aujourd'hui qu'un seul membre
-qui satisfît dignement aux conditions philosophiques, comme
-ayant seul judicieusement médité sur la marche réelle de l'esprit
-humain. Dans une telle situation, ces corporations pourraient, sans
-changer encore radicalement leur constitution initiale, prolonger
-et consolider utilement leur existence incomplète, par l'introduction
-d'une section nouvelle et prépondérante, spécialement consacrée
-à la physique sociale et à la philosophie positive; la juste suprématie
-rationnelle de cette section complémentaire étant d'ailleurs
-régulièrement marquée par son privilége exclusif de fournir toujours
-le président annuel et le secrétaire perpétuel de l'Académie, ainsi que
-par la participation déterminée aux délibérations partielles de chacune
-des autres sections. Malgré que cette institution intermédiaire fût certainement
-insuffisante pour l'entière régénération de nos Académies,
-elle pourrait heureusement préparer la transition finale de la constitution
-scientifique à la vraie constitution philosophique. Toutefois,
-l'empirisme et l'égoïsme dont le déplorable concours domine de plus
-en plus aujourd'hui chez de telles compagnies, les pousseront plutôt
-à écarter de toutes leurs forces un expédient aussi salutaire, qui désormais
-ne pourrait guère y être introduit que par la sage énergie d'un
-pouvoir supérieur, dont l'intervention convenable est, à cet égard, très-peu
-vraisemblable. Il est malheureusement beaucoup plus probable
-que la déconsidération croissante, à la fois intellectuelle et morale,
-dont ces corps sont aujourd'hui menacés, par une suite nécessaire du
-rétrécissement graduel de leurs vues et de la corruption progressive de
-leur conduite, détermineront, au contraire, leur suppression universelle,
-hâtée sans doute par l'inévitable accroissement de leurs dissensions
-intestines, avant le temps où de véritables corporations philosophiques
-pourront enfin s'élever à leur place.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_26" id="Footnote_26" href="#FNanchor_26"><span class="label"><b>Note 26</b>:</span></a>
-Les libres réunions scientifiques qui, depuis quelques années,
-commencent à se former temporairement sur les divers points principaux
-de la république européenne, et où le caractère cosmopolite
-de la science moderne surmonte si honorablement tout esprit de nationalité,
-peuvent être regardées, à beaucoup d'égards, comme un témoignage
-spontané d'un sentiment vague mais réel de l'insuffisance
-actuelle, à la fois mentale et sociale, de nos Académies officielles.
-Quoique ces rassemblemens périodiques ne puissent constituer jusqu'ici,
-à vrai dire, que d'heureuses occasions d'un noble divertissement,
-ils pourront ultérieurement faciliter la réorganisation scientifique
-dont ils indiquent confusément le besoin instinctif, quand l'apparition
-d'une véritable philosophie aura permis enfin d'apprécier convenablement,
-soit la nature propre de cette nouvelle nécessité, soit le
-mode effectif de régénération.</p>
-
-<p>L'appréciation que nous venons de terminer doit actuellement
-faire comprendre aussi la sagacité révolutionnaire
-qui, sous le principal degré de la grande crise
-politique, avait disposé l'énergie progressive à ne pas excepter
-les plus estimables compagnies savantes de l'universelle
-suppression des corporations antérieures, dont
-l'esprit devait être, en effet, dans les cas même les plus
-favorables, plus ou moins opposé à la régénération finale.
-Nous venons de le constater, de la manière la plus
-décisive, envers une illustre académie qui, après tant
-d'éminens services partiels, constitue maintenant un
-puissant obstacle, d'abord intellectuel, et même ensuite
-<span class="pagenum" id="Page_479">479</span>
-moral, à toute véritable organisation spirituelle, par
-cela seul qu'elle consacre directement l'anarchique prépondérance
-de l'esprit de détail sur l'esprit d'ensemble,
-sans lequel ne saurait surgir une construction devenue
-aujourd'hui le premier besoin social. Toutefois, les illusions
-métaphysiques propres à l'unique philosophie qui
-pût alors diriger, avaient dû, à cet égard, ainsi qu'à
-tout autre, faire prendre une destruction pour une fondation,
-sans penser que ce qu'il fallait surtout changer,
-comme étant désormais radicalement nuisible, ce n'était
-point seulement la constitution légale de ces anciennes
-corporations, mais le vicieux régime mental dont elles
-n'offraient qu'une inévitable expression, et sur lequel
-les mesures politiques ne pouvaient avoir aucune action
-radicale. Aussi cette suppression prématurée, d'ailleurs
-si injustement flétrie, qui ne favorisait pas réellement la
-réorganisation spirituelle, en un temps où elle était encore
-totalement impossible, fut-elle bientôt suivie d'une
-facile restauration provisoire, parce qu'elle compromettait
-inutilement d'importans services partiels. Mais cet
-inévitable rétablissement, accompagné d'un surcroît essentiel
-d'attributions sociales, a mis en pleine évidence
-ultérieure, comme je viens de le montrer, l'entière impuissance
-politique de la classe scientifique actuelle, et
-même sa dégénération morale, d'après la vicieuse prolongation
-d'un régime mental purement provisoire, dont
-la destination propre était suffisamment accomplie, et
-qui pourtant n'a jamais été plus absolument prôné que
-depuis que, par une abusive extension, il est vraiment
-devenu beaucoup plus rétrograde que progressif. Enfin,
-je ne dois pas négliger de faire ici ressortir spécialement
-<span class="pagenum" id="Page_480">480</span>
-de cette importante et difficile appréciation, si contraire
-aux habitudes régnantes, un précieux enseignement social,
-qui ne pourrait, en aucun autre cas, recevoir spontanément
-une confirmation aussi décisive. Car, en quelques
-mains que les vicissitudes naturelles de notre orageuse
-situation puissent faire successivement passer le
-pouvoir central, une telle expérience m'autorise pleinement,
-sans doute, à lui recommander d'avance, avec les
-plus vives instances, au nom des premiers intérêts sociaux,
-de ne jamais se désaisir volontairement, même d'après les
-plus spécieux motifs, des attributions générales qui lui
-restent encore. Elles ne sauraient être livrées à des organes
-partiels sans que cette imprudente abdication ne
-doive gravement entraver une réorganisation fondamentale
-déjà assez embarrassée, outre son extrême difficulté
-spontanée, par l'ensemble des vicieuses tendances inhérentes
-au double mouvement antérieur, aussi bien positif
-que négatif, soit d'après une spécialité dispersive ou une
-critique dissolvante, dont les déplorables effets politiques
-sont d'ailleurs maintenant fort analogues, malgré la diversité
-d'origine.</p>
-
-<p>Après avoir convenablement apprécié la progression
-générale du dernier demi-siècle, quant au prolongement
-de celle de nos quatre évolutions élémentaires qui a
-maintenant le plus d'importance directe pour la régénération
-finale, il ne nous reste plus, afin de compléter
-l'examen de cette époque extrême, de manière à terminer
-enfin notre grande élaboration historique, qu'à y considérer
-sommairement le cours simultané de l'évolution
-philosophique proprement dite, relative au quatrième
-élément préparatoire de la sociabilité moderne. Par
-<span class="pagenum" id="Page_481">481</span>
-l'inévitable persistance de l'impuissante situation où nous
-l'avons vu nécessairement amené sous la seconde phase,
-cet élément préliminaire, qui devait sembler propre à
-compenser la profonde atteinte temporaire que le mouvement
-scientifique apportait à l'esprit d'ensemble, n'a
-réellement tendu, au contraire, qu'à consacrer dogmatiquement
-cette fatale déviation, en s'efforçant aussi de
-l'étendre servilement au sujet qui la repousse le plus.</p>
-
-<p>Suivant les explications du chapitre précédent, à mesure
-que la science, aux seizième et dix-septième siècles,
-se séparait irrévocablement d'une philosophie caduque,
-sans pouvoir encore devenir la base d'aucune autre, la
-philosophie, de son côté, s'isolant toujours davantage
-de l'évolution scientifique qu'elle dirigeait dès la troisième
-phase du moyen âge, se restreignait exclusivement
-à la vaine élaboration immédiate des théories morales et
-sociales, désormais conçues indépendamment de toute
-relation permanente aux seules études qui pussent leur
-fournir des fondemens réels, soit pour la méthode ou
-pour la doctrine. Depuis l'accomplissement de cette indispensable
-séparation, il n'a pu, à vrai dire, exister
-jusqu'ici aucun véritable philosophe, si, ce qui n'est pas
-contestable, ce titre suppose nécessairement, comme
-attribut caractéristique, la prépondérance habituelle de
-l'esprit d'ensemble, quelle qu'en soit d'ailleurs la nature
-ou la direction, théologique, métaphysique ou positive.
-En ce sens, seul rigoureux, le grand Leibnitz aurait effectivement
-constitué le dernier philosophe moderne; puisque
-personne après lui, pas même l'illustre Kant, malgré
-son admirable puissance logique, n'a convenablement
-rempli encore les conditions de la généralité philosophique,
-<span class="pagenum" id="Page_482">482</span>
-en suffisante harmonie avec l'état avancé de l'évolution
-mentale. Si la philosophie de l'énergique de Maistre
-a pu ensuite, à sa manière, sembler vraiment complète,
-c'est uniquement parce que son caractère rétrograde, qui
-ne lui permettait qu'un office purement historique, devait,
-en effet, la dispenser spontanément de la difficile obligation
-de correspondre simultanément aux divers besoins
-hétérogènes, en apparence contradictoires et néanmoins
-également impérieux, qui sont propres à la sociabilité
-moderne. Aussi, sauf quelques heureux pressentimens
-exceptionnels d'une prochaine rénovation, ce dernier
-demi-siècle n'a-t-il pu essentiellement offrir, sous ce
-rapport, qu'une stérile consécration dogmatique d'une
-telle situation transitoire, bien loin de tendre à la conduire
-vers sa véritable issue finale. Néanmoins, comme
-cette vaine tentative est très propre à caractériser une
-prétendue philosophie, qui, à défaut de toute autre,
-doit aujourd'hui rester spécieuse pour beaucoup d'esprits
-vaguement pénétrés du premier besoin de notre temps,
-il n'est pas inutile d'en indiquer ici rapidement la saine
-appréciation historique.</p>
-
-<p>J'ai démontré, aux quarantième et cinquante-unième
-chapitres, que le véritable esprit général de la philosophie
-primitive, seule encore existante malgré des
-modifications de plus en plus destructives, consiste principalement
-à concevoir l'étude de l'homme, surtout
-intellectuel et moral, comme entièrement indépendante
-de celle du monde extérieur, à laquelle, au contraire,
-elle servirait toujours de base primordiale, en contraste
-fondamental avec la vraie philosophie définitive. Pour
-mieux consolider ce caractère commun à toutes les
-<span class="pagenum" id="Page_483">483</span>
-doctrines théologico-métaphysiques, d'une manière plus
-conforme aux nouvelles prédilections de l'esprit humain,
-la métaphysique moderne, depuis que la science, affranchie
-de sa tutelle, développait rapidement la merveilleuse
-puissance de la méthode positive, voulut aussi,
-par une étrange inconséquence, que la théologie antérieure
-eût certainement évitée, justifier sa propre marche
-d'après un principe logique équivalent à celui de la
-science elle-même, dont elle comprenait de moins en
-moins les conditions réelles. Cette tendance spontanée,
-graduellement prononcée à partir de Locke, a finalement
-abouti, de nos jours, chez les diverses écoles métaphysiques,
-sous des formes d'ailleurs adaptées à leurs divergences,
-à consacrer dogmatiquement cet isolement caractéristique
-et cette priorité décisive des spéculations
-morales, en représentant désormais cette prétendue philosophie
-comme fondée, autant que la science elle-même,
-sur un ensemble de faits observés. Il a suffi pour
-cela d'imaginer, parallèlement à la véritable observation,
-toujours nécessairement extérieure à l'observateur, cette
-fameuse <i>observation intérieure</i>, qui n'en peut être que la
-vaine parodie, et suivant laquelle, dans une situation
-ridiculement contradictoire, notre intelligence se contemplerait
-elle-même pendant l'exécution habituelle de
-ses propres actes. Voilà ce qui se formulait doctoralement,
-tandis que Gall incorporait, d'une manière irrévocable,
-l'étude des fonctions cérébrales au domaine
-positif de la science réelle! On sait assez à quelle stérile
-agitation ce principe illusoire a conduit nécessairement la
-métaphysique actuelle, qui nous offre partout le spectacle
-journalier des plus ambitieuses prétentions
-<span class="pagenum" id="Page_484">484</span>
-philosophiques aboutissant enfin à produire, sur l'ancienne
-philosophie, grecque ou scolastique, des traductions et
-des commentaires, où l'on ne peut même trouver le plus
-souvent aucune judicieuse appréciation historique des
-doctrines correspondantes, faute de toute saine théorie
-fondamentale relativement à l'évolution réelle de l'esprit
-humain.</p>
-
-<p>Cette sophistique parodie du régime scientifique, d'abord
-limitée au seul principe logique, s'est ensuite
-étendue aussi à la marche générale. La plus servile irrationnalité
-a fait aveuglément transporter aux études
-morales et sociales la spécialité caractéristique des études
-scientifiques proprement dites, au temps même où cette
-spécialité, longtemps indispensable à la philosophie inorganique
-d'où elle émanait, était déjà parvenue, comme
-nous l'avons vu ci-dessus, au terme naturel de son office
-provisoire. Une philosophie vraiment digne de ce nom,
-eût alors, conformément à sa destination normale, sagement
-averti les savans, et surtout les biologistes, de l'immense
-déviation logique à laquelle ils s'exposaient ainsi
-de plus en plus en étendant, par une imitation routinière,
-à la science des corps vivans, où tous les aspects sont radicalement
-solidaires, un mode d'élaboration qui n'avait
-pu provisoirement convenir qu'à l'égard des corps inertes.
-Mais, au lieu de cela, arguer d'un tel entraînement
-spontané, pour l'aggraver encore davantage en l'appliquant
-systématiquement à l'étude qui avait toujours été
-conçue comme exigeant le plus, par sa nature, une indispensable
-unité permanente; c'est ce qui constitue, à
-mes yeux, l'un des plus mémorables exemples historiques
-d'une désastreuse fascination métaphysique, et en même
-<span class="pagenum" id="Page_485">485</span>
-temps un témoignage décisif de la profonde impuissance
-philosophique propre aux auteurs quelconques d'une
-aussi stupide aberration. Quand on crut organiser enfin
-la corporation spéculative, en réunissant périodiquement,
-dans un même local, et sous un même titre, des
-classes radicalement hétérogènes, qui ne sauraient encore
-ni se comprendre ni s'estimer les unes les autres, l'inconcevable
-aveuglement que je viens de signaler se manifesta
-directement, de la manière la moins équivoque,
-par l'irrationnel dépècement de la science morale et politique
-entre les diverses coteries d'une académie métaphysique,
-d'après la servile imitation du morcellement
-provisoire inhérent aux académies positives. Heureusement,
-Bonaparte, quoique dans une intention rétrograde,
-détruisit bientôt cette étrange institution, qui ne pouvait
-réellement servir qu'à concentrer les influences métaphysiques,
-en un temps où, leur office temporaire étant
-suffisamment accompli, elles devaient désormais entraver
-profondément toute véritable réorganisation. Quand un
-ministre métaphysicien, progressif et organisateur à sa
-manière, a récemment restauré cette vaine congrégation,
-il y a fidèlement reproduit ce fractionnement sophistique,
-que l'état plus avancé de l'évolution mentale
-permettait certes d'apprécier alors convenablement, mais
-qui est, en effet, très propre à gêner l'essor des conceptions
-vraiment philosophiques, en ameutant officiellement,
-contre leur unité caractéristique, des tendances à
-tout autre égard discordantes<a name="FNanchor_27" id="FNanchor_27" href="#Footnote_27" class="fnanchor">[27]</a>. Chacun connaît
-<span class="pagenum" id="Page_486">486</span>
-d'ailleurs l'étrange complément spécial que cet homme d'état
-a ensuite ajouté, pour l'histoire, à cette irrationnelle décomposition,
-dans ce que ses flatteurs ont osé qualifier
-d'organisation normale des études historiques. On ne saurait
-aujourd'hui comment nommer ce dernier égarement,
-si, en réalité, une telle innovation n'était surtout destinée
-à instituer, envers la presse périodique, un misérable expédient
-de corruption permanente.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_27" id="Footnote_27" href="#FNanchor_27"><span class="label"><b>Note 27</b>:</span></a>
-Si une pareille institution était sérieusement discutable, il serait
-curieux, par exemple, d'y remarquer comment tout esprit qui
-aurait aujourd'hui dignement satisfait à la plus importante condition
-logique, en réunissant convenablement le point de vue philosophique
-et le point de vue historique, se trouverait, à ce titre même, naturellement
-exclu d'une Académie que son organisation dispersive et ses
-habitudes irrationnelles disposeraient toujours à lui préférer spontanément,
-soit un philosophe étranger aux méditations historiques,
-soit un historien dépourvu d'études philosophiques.</p>
-
-<p class="sep1">Tels sont, en général, les symptômes vraiment décisifs
-par lesquels l'évolution philosophique proprement dite,
-depuis que l'évolution scientifique s'en est complétement
-séparée, a dû être finalement conduite, au dix-neuvième
-siècle, à constater directement son extrême caducité nécessaire,
-soit d'après une consécration sophistique de son
-stérile isolement, soit en brisant l'indispensable unité
-des conceptions sociales. Néanmoins, quoiqu'un instinct
-confus de la profonde discordance avec l'esprit et les
-besoins de notre temps l'ait déjà radicalement discréditée
-aux yeux de la raison publique, l'influence politique que
-conserve encore évidemment cette prétendue philosophie,
-à défaut de toute concurrence réelle, est bien propre à
-vérifier l'urgence et le pouvoir de la généralité mentale,
-dont la plus vaine apparence suffit aujourd'hui à
-<span class="pagenum" id="Page_487">487</span>
-maintenir provisoirement la puissance pratique d'une doctrine
-universellement déconsidérée, qui n'a plus d'autre office
-effectif que d'entretenir imparfaitement, au milieu de la
-plus active dispersion, un vague sentiment de la concentration
-intellectuelle. Mais, quand l'inévitable apparition
-d'une vraie philosophie, émanée enfin de la science réelle,
-aura suffisamment enlevé à la métaphysique actuelle le
-seul privilége qui puisse lui attacher maintenant des esprits
-consciencieux, cet unique vestige de son antique
-prépondérance disparaîtra spontanément, sans exiger
-probablement aucune discussion directe, sauf le contraste
-décisif qui ressortira nécessairement des applications respectives.
-Alors se dissipera totalement le grand schisme
-préparatoire consommé, par Aristote et Platon, entre la
-philosophie naturelle et la philosophie morale, dont
-l'indispensable séparation provisoire, radicalement modifiée
-par Descartes, est aujourd'hui parvenue à son dernier
-âge, après avoir convenablement rempli sa destination
-préliminaire. L'unité mentale, vainement poursuivie
-avant le temps sous la noble impulsion scolastique, résultera
-irrévocablement de la convergence journalière
-entre une science devenue philosophique et une philosophie
-devenue scientifique; l'étude de l'homme moral et
-social obtiendra, sans résistance, le juste ascendant normal
-qui lui appartient dans le système de nos spéculations,
-parce que, cessant d'être hostile à l'actif développement
-des contemplations les plus simples et les plus
-parfaites, elle y puisera nécessairement sa première base
-rationnelle, pour y réfléchir ensuite de lumineuses indications
-générales, suivant les explications fondamentales
-du tome quatrième, bientôt directement consolidées
-<span class="pagenum" id="Page_488">488</span>
-dans les trois chapitres qui vont résumer et compléter
-ce Traité. Cette prochaine rénovation sera sans doute
-secondée avec ardeur par beaucoup de jeunes intelligences,
-qui, sincèrement philosophiques, s'égarent aujourd'hui,
-faute d'un plus digne aliment, aux stériles
-contemplations d'une irrationnelle métaphysique, dont
-les déceptions, vaguement appréciées, aboutissent trop
-souvent à déterminer, à l'âge de l'égoïsme, une inévitable
-corruption, en dissipant le sentiment du devoir en
-même temps que l'esprit d'ensemble, d'après leur intime
-connexité naturelle. Il serait oiseux d'ailleurs d'examiner
-si, dans ce mouvement final, les savans s'élèveront à
-la philosophie, ou si les philosophes reviendront à la
-science. On peut seulement assurer que, chez l'une et
-l'autre de ces deux classes actuelles, cette indispensable
-transformation réciproque éprouvera l'active résistance
-d'une majorité étroite et intéressée. D'heureuses exceptions
-individuelles viendront toutefois, des deux parts,
-former le noyau spontané de la nouvelle corporation spirituelle,
-dès lors indifféremment qualifiée de scientifique
-ou philosophique, sous la commune prépondérance permanente
-d'une éducation générale, qui fera naturellement
-cesser toute vicieuse opposition de forces intellectuelles,
-en organisant rationnellement l'indispensable
-distribution continue de l'ensemble du travail spéculatif.</p>
-
-<p>L'appréciation historique que nous venons de terminer
-envers le dernier demi-siècle, et qui, en conséquence,
-complète enfin notre examen général du passé humain,
-nous a toujours conduits à concevoir, à tous égards, le
-temps actuel comme l'époque nécessaire où l'accomplissement
-direct de la grande rénovation philosophique,
-<span class="pagenum" id="Page_489">489</span>
-projetée par Bacon et Descartes, doit déterminer la réorganisation
-spirituelle des sociétés modernes, destinée ensuite
-à présider à la régénération politique de l'humanité.
-Tout est maintenant disposé, au fond, malgré
-beaucoup d'obstacles personnels, pour permettre, autant
-que pour exiger, cette élaboration fondamentale.
-Une crise salutaire a pleinement dévoilé l'irrévocable
-caducité de l'ancien système social, et convenablement
-signalé les obligations essentielles d'un nouvel organisme,
-en faisant aussi ressortir à jamais l'insuffisance organique
-de la métaphysique négative qui avait dû diriger la transition
-révolutionnaire des cinq siècles antérieurs: la
-dictature temporelle, provisoirement résultée de la décomposition
-politique, s'est spontanément dissoute, en
-livrant au libre cours des tentatives philosophiques l'empire
-intellectuel et moral, qu'elle renonce désormais à
-régir, pour se réserver exclusivement au maintien de
-l'ordre matériel, de plus en plus incompatible avec le
-développement de l'anarchie spirituelle: enfin, la science
-a manifesté simultanément son aptitude ultérieure à
-servir de base à la philosophie, et son impuissance actuelle
-à en dispenser; tandis que l'antique philosophie
-parvenait à son extrême décrépitude, en ne laissant
-d'autre issue mentale que d'après une généralisation
-puisée dans la science réelle. J'ai osé, après tant de vains
-efforts, entreprendre directement cette dernière opération
-décisive, qui peut seule satisfaire à la fois aux conditions
-d'ordre et aux besoins de progrès, en tendant à
-substituer graduellement un mouvement soutenu et déterminé
-à une vague et anarchique agitation. C'est maintenant
-aux vrais penseurs à juger si ma théorie
-<span class="pagenum" id="Page_490">490</span>
-fondamentale de l'évolution humaine, dont je viens d'achever
-l'explication historique, contient, en effet, le principe
-essentiel de cette grande solution, sauf à mieux régulariser
-son application ultérieure. Mais, avant de passer
-aux conclusions philosophiques de l'ensemble de ce
-Traité, qui doivent caractériser immédiatement la concentration
-finale de la philosophie positive, il est indispensable
-de procéder à un dernier éclaircissement général
-de la nouvelle philosophie politique successivement
-élaborée dans les diverses parties de mon appréciation
-dynamique, en considérant, d'une manière plus spéciale
-et plus directe que je n'ai pu le faire jusqu'ici, la nature
-propre de la réorganisation spirituelle, où nous venons
-de voir converger le passé, et d'où devra procéder
-l'avenir.</p>
-
-<p>Afin que cette explication définitive puisse acquérir
-toute la clarté et la rationnalité nécessaires, en se présentant
-explicitement comme une déduction rigoureuse de
-notre étude générale du passé humain, il faut d'abord résumer,
-le plus sommairement possible, l'ensemble de
-la grande élaboration historique, commencée au début
-du volume précédent, et que le chapitre actuel vient
-enfin de conduire jusqu'à son terme extrême. Un tel résumé,
-destiné surtout à faciliter la conception usuelle de
-cet enchaînement fondamental, sera d'ailleurs fort utile
-pour mieux diriger une seconde lecture, sans laquelle
-une appréciation aussi difficile et aussi neuve ne saurait
-être suffisamment jugeable aujourd'hui, même par les
-lecteurs le plus heureusement préparés. Cette opération
-est spécialement convenable envers les temps modernes,
-où un indispensable artifice sociologique a dû nous
-<span class="pagenum" id="Page_491">491</span>
-conduire à étudier séparément les deux mouvemens
-simultanés de décomposition politique et de recomposition
-élémentaire, dont l'intime connexité permanente,
-qu'il importe tant de bien saisir, n'a pu ainsi devenir
-assez directement évidente, avec quelque soin que je
-me sois constamment efforcé de la caractériser à tous
-égards.</p>
-
-<p>Toujours guidés par les principes logiques posés au
-tome quatrième, sur l'extension générale de la méthode
-positive à l'étude rationnelle des phénomènes sociaux,
-nous avons graduellement appliqué, à l'ensemble du
-passé, ma loi fondamentale de l'évolution humaine, à
-la fois mentale et sociale, démontrée à la fin de ce même
-volume, et consistant dans le passage nécessaire et universel
-de l'humanité par trois états successifs, l'état
-théologique préparatoire, l'état métaphysique transitoire,
-et l'état positif final. Le judicieux usage de cette
-seule loi nous a directement permis d'expliquer, d'une
-manière vraiment scientifique, toutes les grandes phases
-historiques, considérées comme les principaux degrés
-consécutifs de cet invariable développement, de façon à
-bien apprécier le véritable caractère général propre à
-chacune d'elles, son émanation naturelle de la précédente,
-et sa tendance spontanée vers la suivante: d'où
-résulte enfin, pour la première fois, la conception usuelle
-d'une liaison homogène et continue dans la suite entière
-des temps antérieurs, depuis le premier essor de
-l'intelligence et de la sociabilité jusqu'à l'état présent
-de l'élite de l'humanité. Quelque immense que doive d'abord
-sembler un tel intervalle, nous l'avons vu essentiellement
-rempli par les deux premiers degrés de l'évolution
-<span class="pagenum" id="Page_492">492</span>
-fondamentale, qui constituent seulement l'ensemble
-de l'éducation préliminaire, intellectuelle, morale et
-politique, propre à notre espèce, dont l'état définitif
-n'a pu être jusqu'ici suffisamment ébauché que relativement
-à la préparation, partielle, isolée, et empirique, de
-ses divers élémens principaux. Mais du moins avons-nous
-reconnu, d'une manière irrécusable, que, chez les
-populations les plus avancées, ce lent et pénible préambule
-de l'humanité, caractérisé par la prépondérance de
-l'imagination sur la raison et de l'activité guerrière sur
-l'activité pacifique, est désormais totalement accompli;
-puisque nous avons pu suivre, dans toute son étendue,
-la vie théologique et militaire, en considérant d'abord
-son premier développement spontané, ensuite sa plus
-complète extension mentale ou sociale, et enfin son irrévocable
-décadence, déterminée, par l'accroissement continu
-de l'influence métaphysique, sous l'impulsion graduelle
-de l'essor positif. Ces trois phases principales de
-notre passé ont exactement correspondu aux trois formes
-générales qu'affecte successivement l'esprit théologique,
-nécessairement fétichique dans son élan initial, polythéique
-au temps de sa plus grande splendeur, et monothéique
-pendant son inévitable déclin. L'élaboration
-historique devait donc ici surtout consister à apprécier
-exactement le mode propre de participation de chacun
-de ces trois âges consécutifs à la destination générale,
-strictement indispensable, quoique seulement provisoire,
-qui, suivant notre théorie dynamique, appartient
-inévitablement à l'état théologique dans l'évolution fondamentale
-de l'humanité, où cette philosophie primitive,
-maigre ses éminens dangers, peut seule, en vertu
-<span class="pagenum" id="Page_493">493</span>
-de l'admirable spontanéité qui la caractérise, déterminer
-le premier éveil des diverses facultés intellectuelles,
-morales et politiques, qui constituent la prééminence de
-notre espèce, et diriger ensuite leur développement continu
-jusqu'à ce que l'état définitif commence à y devenir
-possible.</p>
-
-<p>Quelque imparfait que soit, à tous égards, le fétichisme,
-d'abord essentiellement analogue à l'état mental
-des animaux supérieurs, nous avons reconnu que sa
-spontanéité, plus directe et plus irrésistible, lui procure
-nécessairement le privilége exclusif d'arracher l'intelligence
-et la sociabilité à leur torpeur initiale. Constituant,
-par sa nature, le fond invariable de toute philosophie
-théologique, son essor primordial s'est présenté à notre
-appréciation historique comme la véritable époque de
-la plus entière prépondérance individuelle de l'esprit religieux,
-alors nullement entravé par l'esprit positif, et
-encore étranger aux modifications dissolvantes de la métaphysique:
-aussi l'empire intellectuel du principe théologique
-nous a-t-il réellement offert, malgré de spécieuses
-apparences, un décroissement continu et accéléré pendant
-tout le reste de la vie religieuse. Nous avons reconnu,
-à tous égards, l'aptitude spontanée de ce régime
-fétichique à diriger la première ébauche du développement
-humain, soit industriel, soit esthétique, soit même
-scientifique, malgré son inévitable tendance ultérieure
-à l'entraver profondément, par suite d'une exorbitante
-prolongation. Même sous l'aspect social, nous y avons
-apprécié les germes primordiaux de l'organisme antique,
-soit d'après l'exercice primitif de l'activité militaire,
-soit en vertu de la disposition naturelle à l'hérédité des
-<span class="pagenum" id="Page_494">494</span>
-professions, qui a conduit ensuite à l'extension politique
-du gouvernement domestique. Toutefois, la nature
-de cette religion primitive devant y retarder beaucoup
-l'institution d'un culte régulier, dirigé par un sacerdoce
-vraiment distinct, les propriétés sociales de la philosophie
-théologique, liées surtout à l'existence permanente
-d'une véritable classe sacerdotale, y devaient être d'abord
-essentiellement dissimulées. C'est pourquoi nous
-avons dû attacher une haute importance à la division
-de l'âge fétichique en deux phases principales, successivement
-caractérisées, l'une par le fétichisme proprement
-dit, l'autre par l'astrolâtrie, où cette philosophie initiale
-reçoit enfin une extension prépondérante aux corps
-les plus généraux et les plus inaccessibles. Dès lors parvenu
-à la plus entière perfection dont il fût susceptible,
-le régime fétichique, commençant à déterminer le développement
-d'un vrai sacerdoce, a comporté réellement
-une haute efficacité politique, en permettant à l'ordre
-naissant des sociétés humaines d'acquérir une extension
-indispensable et une consistance durable, d'après l'essor
-d'un système d'opinions suffisamment communes et du
-principe de subordination inhérent à la consécration religieuse:
-le passage, ordinairement simultané, de l'existence
-nomade à l'existence sédentaire, vient spontanément
-fortifier cette double influence sociale. Mais une
-telle phase est nécessairement très-voisine de l'avénement
-décisif du polythéisme proprement dit, vers lequel
-l'astrolâtrie constitue, de sa nature, une inévitable
-transition. Par cette grande révolution théologique, le
-principe religieux subit déjà une modification très-profonde,
-jusqu'ici mal appréciée; l'activité divine primordiale,
-<span class="pagenum" id="Page_495">495</span>
-résultant de l'assimilation spontanée de tous les
-phénomènes quelconques aux actes humains, y est directement
-retirée aux êtres réels pour devenir désormais
-l'attribut exclusif des êtres purement fictifs, dès lors
-susceptibles d'élimination graduelle, sous l'impulsion
-ultérieure de la raison humaine, dont l'essor naturel
-est ainsi notablement encouragé. Malgré la haute difficulté
-mentale d'une telle transformation, la plus profonde
-que dussent éprouver les spéculations théologiques
-dans l'ensemble de leur durée, la prépondérance
-croissante des habitudes astrolâtriques la détermine,
-d'une manière presque imperceptible, en temps opportun,
-quand un suffisant essor de l'esprit d'observation a
-fait naître le besoin d'imprimer aux conceptions religieuses
-un premier degré de généralisation, de concentration,
-et de simplification, dont l'accomplissement commence
-à manifester l'intervention nécessaire de l'esprit
-métaphysique, substituant déjà ses entités caractéristiques
-aux divinités matérielles ainsi écartées.</p>
-
-<p>Comparé à toutes les autres phases théologiques, le
-polythéisme nous a offert, sous des circonstances suffisamment
-favorables, de telles propriétés, mentales ou
-sociales, que nous avons dû, contrairement aux habitudes
-modernes, regarder ce second âge comme la principale
-époque de la vie religieuse: soit quant à la plénitude
-d'ascendant dont un tel système est spontanément susceptible
-en un temps où l'assujettissement général des
-phénomènes naturels à des lois invariables n'est encore
-nullement senti; soit par son aptitude exclusive à réaliser
-convenablement la plus importante destination du
-régime préliminaire, doublement indispensable à la
-<span class="pagenum" id="Page_496">496</span>
-sociabilité humaine. L'impulsion décisive qu'il a directement
-imprimée à l'imagination a rendu son empire longtemps
-favorable à l'essor intellectuel, qui, après la première
-excitation, devenait, à tous égards, incompatible
-avec la prolongation de l'état fétichique. Il exerce d'abord
-une heureuse influence sur le développement industriel,
-que le fétichisme avait dû profondément
-entraver par l'immédiate consécration de la matière: les
-faciles ressources qu'il présente pour une certaine explication
-des divers phénomènes, adaptée à cette enfance
-de la raison humaine, le rendent même susceptible de
-seconder alors les faibles commencemens de l'évolution
-scientifique, malgré son imperfection spéciale à cet égard:
-mais sa principale propriété mentale devait surtout consister
-à diriger l'éducation esthétique de l'humanité, qui
-ne pouvait autrement s'accomplir. Sous l'aspect social,
-outre son indispensable participation à l'établissement
-primitif d'un ordre régulier et stable propre à consolider
-la civilisation naissante, le polythéisme devait exclusivement
-présider à l'immense opération politique par
-laquelle la sociabilité antique a préparé la sociabilité moderne
-en utilisant l'exercice spontané de l'activité militaire.
-Quelque variées qu'aient dû être les formes de ce
-régime polythéique, nous l'avons toujours vu caractérisé
-par deux institutions fondamentales naturellement
-connexes: d'une part, l'esclavage des travailleurs, longtemps
-nécessaire à l'essor du système de conquête, et
-même à la première formation des habitudes industrielles;
-d'une autre part, la concentration habituelle
-des deux puissances appelées depuis temporelle et spirituelle,
-chez les mêmes chefs, sans laquelle l'action
-<span class="pagenum" id="Page_497">497</span>
-directrice n'aurait pu alors obtenir la plénitude d'autorité
-convenable à sa destination essentielle. L'aspect moral,
-le plus défavorable à un tel régime, doit d'ailleurs y être
-apprécié relativement au point de vue politique, suivant
-le génie de toute l'antiquité, où les exigences politiques
-ont constamment dirigé même les progrès successifs qui
-s'y sont réalisés dans la morale personnelle, domestique
-ou sociale. Pour bien connaître la nature de cette principale
-phase théologique, et déterminer sa participation
-nécessaire à l'évolution fondamentale de l'humanité,
-nous avons dû y distinguer d'abord deux états généraux,
-l'un essentiellement théocratique, l'autre éminemment
-militaire. Dans le premier système, caractérisé par le régime
-des castes, l'imitation constitue directement, à
-l'exemple de l'organisme domestique, le souverain principe
-de toute éducation. La sociabilité humaine manifeste
-toujours spontanément une tendance initiale vers
-une telle organisation, régularisée par la prépondérance
-de la caste sacerdotale, unique dépositaire des connaissances
-quelconques: fondement nécessaire de l'économie
-ancienne, malgré ses modifications diverses, ce
-principe hiérarchique a même prolongé son influence
-décroissante jusqu'aux temps les plus modernes; quoique,
-chez les populations les plus avancées, la royauté en
-constitue aujourd'hui le seul vestige essentiel. Cet ordre
-primitif, éminemment conservateur, était, à tous égards,
-pleinement adapté aux principaux besoins de la civilisation
-naissante, dont il pouvait seul consolider les premiers
-pas: destiné à ébaucher l'essor spéculatif, par
-suite d'une première séparation permanente entre la
-théorie et la pratique, il était surtout propre à seconder
-<span class="pagenum" id="Page_498">498</span>
-longtemps le développement industriel, par sa préoccupation
-continue des applications immédiates. Mais, après
-avoir toujours présidé aux divers progrès originaires de
-l'humanité, ce régime a dû peu à peu devenir profondément
-stationnaire, de manière à déterminer une dégradante
-immobilité, quand sa tendance caractéristique
-n'a pu être suffisamment neutralisée, et surtout chez
-la race jaune. Quoique toute issue n'y puisse être fermée
-au mouvement social, nous avons cependant reconnu
-que, sauf l'indispensable initiation empruntée à ce premier
-système polythéique, l'évolution fondamentale de
-l'élite de l'humanité a dû s'accomplir, suivant une voie
-beaucoup plus rapide, par l'ascendant, longtemps progressif,
-du polythéisme militaire, successivement réalisé
-sous les deux formes générales qui lui sont propres, l'une
-essentiellement intellectuelle, l'autre éminemment politique,
-et mutuellement solidaires dans leur influence
-finale sur l'ensemble du passé humain. La première, qui
-caractérise la civilisation grecque, s'est développée quand
-les circonstances locales et sociales, exerçant une assez
-grande stimulation directe vers l'essor continu de l'activité
-militaire pour interdire le régime purement théocratique,
-ont néanmoins opposé d'insurmontables obstacles
-à l'établissement régulier du système de conquête, de
-manière à constituer spontanément une heureuse contradiction
-permanente, qui a dû refouler vers la culture
-intellectuelle une libre énergie cérébrale dénuée d'une
-suffisante destination politique. C'est d'un tel contraste
-social que devait alors dépendre la principale évolution
-mentale, non-seulement esthétique, mais surtout scientifique
-et philosophique, compatible avec la vie
-<span class="pagenum" id="Page_499">499</span>
-préliminaire de l'humanité, et qui seule pouvait préparer les
-précieux fondemens de sa vie définitive. La libre culture
-spéculative, ainsi constituée en dehors de l'économie
-ancienne, se manifeste alors par la première apparition
-caractéristique du génie positif, quoique borné nécessairement
-aux plus simples conceptions mathématiques,
-auparavant réduites aux plus grossières destinations pratiques.
-Ce premier exercice scientifique des sentimens
-abstraits de l'évidence et de l'harmonie, quelque limité
-qu'en dût être d'abord le domaine, suffit pour déterminer
-une importante réaction philosophique, qui, immédiatement
-favorable à la seule métaphysique, n'en
-devait pas moins annoncer de loin l'inévitable avénement
-de la philosophie positive, en assurant la prochaine élimination
-de la théologie prépondérante. Accomplissant
-la facile démolition mentale du polythéisme, la métaphysique
-s'empare essentiellement, dès cette époque, de
-l'étude du monde extérieur; mais l'impuissance organique
-qui lui est propre neutralise ses vains efforts pour
-établir l'universelle domination philosophique de ses
-entités caractéristiques; en sorte que, sans pouvoir enlever
-à la théologie l'empire des conceptions morales et
-sociales, elle l'y réduit cependant à la simplification monothéique,
-bien plus voisine d'une désuétude totale. Par
-là se trouve irrévocablement rompue l'antique unité de
-notre système mental, jusqu'alors uniformément théologique,
-et qui n'a pu retrouver encore une équivalente
-homogénéité, dont l'ascendant final de l'esprit positif
-pourra seul fournir le principe inébranlable. Ainsi surgit
-cette étrange division philosophique, ou plutôt ce long
-antagonisme provisoire, qui a dominé jusqu'à nos jours
-<span class="pagenum" id="Page_500">500</span>
-le développement général de l'esprit humain, employant
-déjà simultanément deux philosophies incompatibles:
-l'une <i>naturelle</i>, dès lors parvenue à l'état métaphysique;
-l'autre <i>morale</i>, demeurée essentiellement théologique,
-d'après la complication supérieure de ses phénomènes,
-combinée avec les nécessités de sa destination sociale.
-Tandis que celle-ci, plus active, poursuivait immédiatement
-la fondation du régime monothéique, l'autre, plus
-spéculative, préparait indirectement l'essor ultérieur de
-la philosophie positive. L'institution naissante de cette
-double élaboration est bientôt suivie du premier développement
-caractéristique du second mode, essentiellement
-politique, propre au polythéisme militaire, et par
-lequel il devait si pleinement réaliser, dans la civilisation
-romaine, la principale destination sociale du régime préliminaire
-de l'humanité. Il ne pouvait exister d'autre
-moyen primitif de procurer à la société humaine une indispensable
-extension, et en même temps d'y comprimer
-intérieurement une stérile ardeur guerrière incompatible
-avec l'essor suffisant de la vie laborieuse, que d'après
-l'incorporation graduelle des populations civilisées à une
-seule nation conquérante. Cette assimilation nécessaire,
-base essentielle de tous les progrès ultérieurs chez l'élite
-de l'humanité, constitua, sous les conditions convenables,
-la destination permanente, d'abord spontanée,
-puis systématique, d'une admirable politique, poursuivant
-toujours sa haute mission sans se laisser distraire
-par aucune diversion quelconque, et avec une concentration
-continue d'efforts de tous genres, qui demeurera
-toujours le type le plus éminent de l'homogénéité sociale,
-ultérieurement impossible à un tel degré, faute d'un but
-<span class="pagenum" id="Page_501">501</span>
-équivalent. L'opération romaine pouvait d'ailleurs seule
-consolider les résultats sociaux de l'élaboration grecque,
-dont la propagation et l'application étaient autrement
-impossibles. Mais quand ces deux grandes productions
-du polythéisme progressif purent être suffisamment combinées,
-le commun régime polythéique, déjà mentalement
-discrédité, marcha directement vers une irrévocable
-décadence, par cela même que le convenable
-développement du système de conquête faisait nécessairement
-cesser son principal office provisoire pour l'évolution
-fondamentale de l'humanité, qui alors ne pouvait
-plus trouver d'issue essentielle que dans le régime monothéique,
-dont cette double influence préparait aussi l'avénement
-spontané. Le mouvement philosophique avait
-déjà rendu cette extrême phase religieuse seule susceptible,
-quoique passagèrement, d'une suffisante stabilité
-intellectuelle, tandis que l'extension politique de la société
-humaine manifestait l'aptitude exclusive du monothéisme
-à rallier sous un culte commun des populations
-séparées par des religions nationales devenues sans objet,
-et chez lesquelles devait alors surgir le besoin continu d'une
-morale vraiment universelle, dont l'élaboration lui était
-évidemment réservée. Sous un autre aspect, cette même
-extension tendait à constater graduellement l'impossibilité
-de maintenir, sur un aussi vaste territoire, la concentration
-habituelle des deux puissances, primitivement relative
-au régime d'une seule ville; pendant que l'existence
-purement spéculative des philosophes, dont l'action
-sociale était constamment extérieure à l'ordre légal, constituait
-le germe évident d'un pouvoir spirituel indépendant
-du pouvoir temporel.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_502">502</span>
-Résultat nécessaire de ce double mouvement mental
-et social, le régime monothéique vint constituer, au
-moyen âge, la dernière phase suffisamment durable de
-l'état préliminaire de l'humanité, pendant que l'ancienne
-concentration politique aboutissait à une dispersion
-graduelle, accélérée par d'inévitables invasions,
-et rendant plus indispensables le lieu spirituel qui pouvait
-seul maintenir, et même étendre, l'assimilation universelle.
-Le système primordial subit alors, à tous égards,
-une intime modification générale, indice spontané d'une
-irrévocable décadence, soit par la simplification et la
-réduction de la philosophie théologique, livrant désormais
-à l'esprit rationnel une partie de plus en plus
-grande du domaine primitif de l'esprit religieux; soit
-par la transformation naturelle de l'activité conquérante
-en activité essentiellement défensive; soit par l'altération
-profonde qu'apportait à l'organisme antique l'admirable
-séparation dès lors instituée entre les deux puissances
-élémentaires; soit aussi par l'ébranlement décisif
-que recevait le principe des castes d'après la suppression
-catholique de l'hérédité antérieure du sacerdoce. Mais,
-avant son extinction graduelle, l'organisme théologique
-et militaire, ainsi radicalement modifié, devait épuiser
-enfin ses éminentes propriétés civilisatrices, en déterminant,
-chez l'élite de l'humanité, une dernière préparation
-indispensable à sa vie définitive, et qui devait consister,
-d'une part, dans le premier établissement social
-de la morale universelle, d'une autre part, dans l'évolution
-directe, quoique nécessairement partielle et empirique,
-des divers élémens propres à la sociabilité moderne.
-Cette double opération capitale, qui fit alors
-<span class="pagenum" id="Page_503">503</span>
-justement surgir le premier sentiment instinctif de la
-progression humaine, dut être surtout dirigée par le
-système catholique, dont la formation successive constitue
-jusqu'ici le chef-d'&oelig;uvre politique de la sagesse humaine,
-d'autant plus digne d'une éternelle admiration,
-qu'il était ainsi forcé d'employer une philosophie extrêmement
-imparfaite, toujours essentiellement appuyée
-sur la considération vague et indirecte de la vie future,
-dont l'économie ancienne n'avait fait qu'un usage secondaire.
-Quoique la division fondamentale des deux puissances,
-d'abord empiriquement établie d'après l'irrésistible
-tendance de la nouvelle situation sociale, ait
-dû être profondément entravée, et même bientôt compromise,
-par les graves imperfections de la théologie dirigeante,
-nous y avons cependant reconnu le plus grand
-perfectionnement qu'ait encore éprouvé la saine théorie
-générale de l'organisme social, envisagé comme destiné
-à l'ensemble de notre race. Malgré son existence passagère,
-cette tentative anticipée, trop supérieure, à tous
-égards, à l'état social correspondant, n'en a pas moins
-réalisé suffisamment un résultat vraiment fondamental,
-base impérissable de tous les progrès ultérieurs, en
-constituant enfin l'indispensable indépendance de la morale
-envers la politique, tellement convenable aux nouveaux
-besoins de l'humanité, qu'elle a dû essentiellement
-résister ensuite à l'entière décadence de la philosophie
-théologique qui lui servait de principe intellectuel, en
-restant dès lors de plus en plus exposée à des perturbations
-funestes mais momentanées. Quant à l'aptitude
-temporaire de ce régime monothéique à seconder directement
-la première élaboration décisive des élémens
-<span class="pagenum" id="Page_504">504</span>
-définitifs de la sociabilité humaine, elle résultait nécessairement
-de sa tendance générale à transformer, et ensuite
-à supprimer l'esclavage antique, de manière à permettre
-le libre essor de la vie industrielle, principal attribut
-de l'existence moderne: sous le rapport spéculatif, il
-devait d'abord favoriser spontanément l'universelle propagation,
-et même l'extension graduelle, de l'évolution
-scientifique, tant qu'elle pouvait conserver envers le monothéisme
-une harmonie que le polythéisme n'avait pu
-longtemps admettre; en outre, l'évolution esthétique,
-quoique la moins encouragée par un tel système, devait
-y trouver naturellement une dissémination graduelle,
-et surtout une libre incorporation sociale, très-supérieures
-à ce que l'antiquité avait habituellement réalisé. L'exacte
-appréciation historique des divers résultats essentiels
-propres à cette grande transition humaine, nous a conduits
-à y distinguer deux époques principales, dont la
-première, s'étendant du début du cinquième siècle à la
-fin du septième, est caractérisée, à tous égards, par l'établissement
-initial de la nouvelle société, à l'issue des
-invasions, et n'accomplit d'autre élaboration immédiate
-que la transformation universelle de l'esclavage en servage,
-première source nécessaire de l'entière émancipation
-personnelle. Mais la phase suivante, où le régime
-monothéique a développé enfin ses vrais attributs, soit
-par l'indépendance régulière du pouvoir spirituel, soit
-par la prépondérance de l'organisation défensive destinée
-à contenir suffisamment le système d'invasion, a dû ensuite
-être subdivisée en deux périodes, chacune composée
-aussi d'environ trois siècles, selon que l'activité
-féodale dut être dirigée d'abord contre les sauvages
-<span class="pagenum" id="Page_505">505</span>
-polythéistes du nord, et ensuite contre l'irruption du monothéisme
-musulman. Dans la première, l'organisme,
-soit spirituel, soit temporel, propre au moyen âge, tend
-directement vers sa constitution définitive, mais sans
-pouvoir encore l'y réaliser suffisamment: la libération
-individuelle, à la suite d'une convenable initiation à la
-vie laborieuse, s'accomplit essentiellement chez les habitans
-des villes, désormais appelés à développer de plus
-en plus la nouvelle activité industrielle; les langues modernes
-s'élaborent rapidement, à mesure que l'humanité
-s'éloigne définitivement de la sociabilité antique,
-et préparent ainsi un essor esthétique vraiment original;
-l'élément scientifique et philosophique, extérieur à la
-société ancienne, commence à s'incorporer directement
-à la société nouvelle. La dernière époque est le temps
-de la plus grande splendeur du régime monothéique,
-parvenu enfin à sa pleine maturité, par une suffisante
-indépendance politique du pouvoir spirituel, et par l'entière
-constitution de la hiérarchie féodale. Cet énergique
-organisme accomplit alors directement son plus noble
-office temporaire, soit en faisant convenablement prévaloir
-la morale sur la politique, de manière à ébaucher
-le développement décisif du sentiment universel de la
-dignité humaine, soit en préservant l'élite de l'humanité
-de l'oppressive domination de l'islamisme. Sous sa tutélaire
-prépondérance, l'industrie urbaine, bientôt consolidée
-par un indispensable affranchissement collectif,
-conduisant rapidement à l'entière abolition de la servitude
-rurale, tend graduellement à régénérer l'existence
-temporelle de l'homme, dès lors amené, dans tout le
-monde civilisé, à la vie définitive la plus conforme à sa
-<span class="pagenum" id="Page_506">506</span>
-nature habituelle, malgré une haute répugnance primitive,
-enfin surmontée par une suffisante préparation.
-L'ensemble de la situation encourage alors spontanément
-l'évolution esthétique, qui, dans tous les beaux-arts,
-manifeste partout une marche à la fois originale
-et populaire, à laquelle cependant l'instabilité radicale
-d'un tel état social devait bientôt interdire un développement
-convenable. En même temps, l'esprit scientifique
-et philosophique, dont l'activité, quoique toujours
-continue, avait dû être beaucoup ralentie, tant que l'élaboration
-sociale du catholicisme avait dû justement
-absorber les plus hautes intelligences, recevait naturellement
-une impulsion croissante depuis que le système
-catholique était ainsi pleinement réalisé: il constituait
-déjà une rivalité de plus en plus dangereuse envers l'esprit
-purement religieux, qui, par la mémorable transaction
-scolastique, est obligé d'abandonner aussi à la métaphysique
-le domaine moral; de manière à organiser passagèrement,
-dans notre système mental, une certaine unité
-ontologique, dont la nature éminemment précaire est
-aussitôt annoncée par le succès de la conception, radicalement
-contradictoire, d'un gouvernement providentiel
-subordonné à des lois immuables, concession involontaire
-mais décisive de l'esprit théologique à l'esprit
-positif. Malgré ces éminentes propriétés diverses du régime
-monothéique, son ascendant général devait néanmoins
-cesser après le suffisant accomplissement de la
-mission nécessairement temporaire qui lui appartenait
-dans l'ensemble de l'évolution humaine, et dont la juste
-prépondérance avait pu seule contenir jusqu'alors les
-germes de décomposition spontanée inhérens à un tel
-<span class="pagenum" id="Page_507">507</span>
-système. Sous l'aspect politique, l'indépendance du
-pouvoir spirituel, qui en constituait le principal caractère,
-y devait être finalement incompatible, soit avec
-l'esprit de concentration absolue, inséparable de l'activité
-militaire, restée dominante quoique passée à l'état
-défensif, soit même avec la nature, non moins despotique,
-propre à toute autorité religieuse; d'où résultait sans
-cesse un imminent conflit entre deux tendances également
-perturbatrices d'un tel organisme, flottant toujours
-entre la théocratie et l'empire. Dans l'ordre mental,
-une théologie qui, dès sa première élaboration historique,
-n'avait pu s'incorporer le mouvement intellectuel,
-déjà dirigé par une métaphysique implicitement hostile,
-ne pouvait éviter d'en être enfin discréditée quand elle
-aurait suffisamment réalisé, par l'établissement incontesté
-de la morale universelle, la haute mission sociale
-qui avait pu seule faire longtemps oublier son infériorité
-philosophique, désormais de plus en plus antipathique
-à l'esprit humain, alors pressé de poursuivre son
-libre développement spéculatif, bientôt inconciliable
-avec toute théologie quelconque. Nous avons reconnu
-que l'ensemble de ce mémorable régime transitoire devait,
-à tous égards, après le temps de son principal
-ascendant, devenir graduellement incompatible avec les
-divers progrès que lui-même avait d'abord ébauchés.
-C'est ainsi qu'a nécessairement commencé l'état essentiellement
-métaphysique, qui, pendant les cinq siècles
-qui nous séparent du moyen âge proprement dit, devait
-graduellement réaliser, par une double série d'opérations
-simultanées et solidaires, les unes négatives, les autres
-positives, la dernière transition indispensable à l'avénement
-<span class="pagenum" id="Page_508">508</span>
-direct du régime final de l'humanité, soit en effectuant
-la démolition progressive du système théologique
-et militaire, soit en élaborant la préparation décisive
-des nouveaux élémens sociaux. L'impuissance organique
-propre à la métaphysique obligeait d'ailleurs ce double
-mouvement à s'accomplir sous la haute prépondérance
-politique, inévitable quoique toujours décroissante, de
-l'ancien organisme, que l'irrévocable transformation
-subie au moyen âge rendait, à tous égards, de plus en
-plus modifiable.</p>
-
-<p>Pour apprécier convenablement cette importante progression,
-à la fois révolutionnaire et régénératrice, particulière
-à l'Europe occidentale, comme l'initiation catholique
-et féodale d'où elle dérivait, nous avons dû y
-distinguer d'abord deux époques successives, selon que
-la décomposition générale et la recomposition partielle
-y présentent un caractère purement spontané ou essentiellement
-systématique. Dans la première, s'étendant du
-début du <span class="cs7">XIV</span><sup>e</sup> siècle à la fin du <span class="cs7">XV</span><sup>e</sup>, l'irréparable dissolution
-du régime ancien s'accomplit naturellement d'après
-le seul antagonisme de ses élémens principaux; le
-pouvoir temporel annulle socialement le pouvoir spirituel,
-soit en détruisant l'autorité européenne des papes,
-soit ensuite en brisant l'unité de la hiérarchie catholique
-par la nationalisation des divers clergés: en même temps,
-le conflit permanent des deux élémens généraux du pouvoir
-temporel, l'un local, l'autre central, se développe
-de manière à tendre rapidement vers l'entière prépondérance
-de l'un d'eux. Pendant que toutes les forces politiques
-concourent ainsi à démolir instinctivement l'organisme
-monothéique, les nouveaux élémens sociaux,
-<span class="pagenum" id="Page_509">509</span>
-coopérant seulement à ces luttes comme simples auxiliaires,
-s'efforcent surtout de les utiliser pour l'accélération
-de leur propre essor partiel, dont la réaction nécessaire
-seconde éminemment le mouvement de décomposition.
-La vie industrielle s'étend et se consolide, de
-manière à soustraire irrévocablement la masse des populations
-civilisées à la prépondérance des m&oelig;urs militaires
-et des liens féodaux, et en faisant aussi ressortir naturellement
-l'inaptitude croissante de la morale purement
-théologique à régler une sociabilité qu'elle n'avait pu
-suffisamment pressentir: l'essor esthétique, sous l'impulsion
-acquise au moyen âge, parvient bientôt à un mémorable
-élan, déjà instinctivement hostile à l'ordre ancien,
-mais promptement entravé par l'incohérence et l'instabilité
-de la situation sociale, qui fait naître le besoin d'une
-direction artificielle et précaire, fondée sur une servile
-imitation de l'antiquité: l'évolution scientifique, suivant
-encore la direction scolastique, enrichit et agrandit
-silencieusement le domaine de la philosophie naturelle,
-d'après l'heureuse stimulation continue émanée des conceptions,
-alors éminemment progressives, de l'astrologie
-et de l'alchimie, mais en demeurant ainsi compatible
-avec la prépondérance philosophique de l'esprit métaphysique,
-auquel la présidence du mouvement critique
-procurait momentanément une importante destination
-sociale. Quand la désorganisation spontanée, surtout
-spirituelle, est suffisamment avancée, elle passe nécessairement
-à l'état systématique, par l'avénement naturel
-des principes émanés de la nouvelle situation sociale, et
-dont l'indispensable réaction générale était destinée à
-poursuivre les conséquences révolutionnaires des luttes
-<span class="pagenum" id="Page_510">510</span>
-antérieures jusqu'à l'entière démolition du régime
-ancien, de manière à dévoiler directement la tendance
-instinctive de la sociabilité moderne vers une régénération
-totale, évidemment impossible sans une telle
-préparation négative. C'est alors aussi que le développement
-continu des nouveaux élémens sociaux devient
-régulièrement assujetti à des encouragemens de plus en
-plus systématiques, qui ne pouvaient être habituels
-avant que la concentration temporelle fût convenablement
-réalisée. Notre appréciation historique a dû partager
-l'ensemble de cette double progression systématique,
-jusqu'au début de la grande révolution française,
-en deux phases très-distinctes, qui se succèdent vers le
-milieu du <span class="cs7">XVII</span><sup>e</sup> siècle: elles sont caractérisées, dans la série
-négative, par les dénominations de protestante et
-déiste, suivant que l'esprit critique y contient l'action
-dissolvante du principe du libre examen individuel entre
-des limites qui semblent compatibles avec l'existence
-indéfinie de l'ancien organisme, ou bien étend ensuite
-sa démolition métaphysique jusqu'à rendre logiquement
-impossible cette existence contradictoire: ces deux phases
-présentent d'ailleurs des différences exactement équivalentes,
-quoique moins apparentes, dans la série positive.
-La première, politiquement envisagée, commence par
-l'universelle consécration dogmatique, sous des formes
-nécessairement diverses mais pareillement décisives,
-de l'entière subalternisation du pouvoir spirituel envers
-le pouvoir temporel, d'après l'essor, direct ou indirect, de
-l'esprit protestant: elle aboutit à la mémorable dictature
-de l'un des deux élémens temporels, auquel l'autre
-s'est enfin servilement subordonné. Cette issue, aussi
-<span class="pagenum" id="Page_511">511</span>
-passagère qu'inévitable, nous a nécessairement offert
-deux modes très-différens, selon que la prépondérance
-devait appartenir à l'élément monarchique ou à l'élément
-aristocratique, distinction ordinairement liée à la
-prééminence respective du catholicisme ou du protestantisme;
-le premier cas ayant dû être, finalement, par sa
-nature, beaucoup plus favorable que le second, soit à
-l'irrévocable démolition du régime ancien, soit à l'avénement
-décisif du nouvel état social. Nous avons d'ailleurs
-reconnu que l'une ou l'autre dictature avait spontanément
-développé, à partir de son entière installation,
-un caractère politique essentiellement rétrograde, naturellement
-contenu pendant les luttes antérieures, et consistant
-en une tendance plus ou moins prononcée à reconstruire
-sous sa tutelle l'ancienne constitution sociale, ou
-du moins à arrêter sa dissolution ultérieure, tout en
-secondant, par une irrésistible inconséquence, le développement
-continu de la sociabilité moderne: cet esprit
-rétrograde du pouvoir dirigeant, ou plutôt résistant,
-était d'ailleurs, dans une telle situation, indispensable à
-l'ordre, comme l'esprit révolutionnaire du mouvement
-social l'était simultanément au progrès. Pendant que s'accomplissait
-cette extrême transformation du régime monothéique,
-l'évolution industrielle, directement accélérée
-par une protection systématique, qui toutefois la
-subordonnait encore aux inspirations militaires, marchait
-rapidement à l'entière possession temporelle de la société
-européenne: l'évolution esthétique, pareillement encouragée,
-faisait partout surgir, à tous égards, malgré les
-entraves d'une situation confuse et mobile, d'éternels témoignages
-de l'entière conservation, et même de l'extension
-<span class="pagenum" id="Page_512">512</span>
-réelle, des facultés poétiques et artistiques de l'humanité,
-désormais appelées à une influence sociale de
-plus en plus intime et universelle: l'évolution scientifique,
-parvenue, dans le domaine inorganique, et surtout
-mathématique, à l'éclat le plus caractéristique,
-commence à manifester directement l'incompatibilité
-déjà radicale de l'esprit positif avec la prépondérance de
-l'ancienne philosophie, principalement par suite des
-éminentes découvertes qui renouvellent totalement le
-système des notions astronomiques, ainsi toujours destiné
-à déterminer les grandes transitions mentales, comme
-dans les passages antérieurs du fétichisme au polythéisme
-et de celui-ci au monothéisme: enfin, sous cette irrésistible
-impulsion, une crise vraiment décisive s'opère bientôt
-dans l'évolution purement philosophique, d'après
-l'heureuse émancipation fondamentale de l'esprit positif
-envers l'esprit métaphysique, qui aboutit au compromis,
-évidemment provisoire, institué par Descartes, dernière
-modification du partage primordial organisé par Aristote
-et Platon entre la philosophie naturelle et la philosophie
-morale, répartition déjà altérée, au profit de la métaphysique,
-par la scolastique du moyen âge; la méthode
-positive entre alors irrévocablement en possession exclusive
-de l'étude entière du monde extérieur, en réduisant
-l'ancienne méthode à l'étude, aussi restreinte que possible,
-de l'intelligence et de la sociabilité, où elle ne pouvait
-plus maintenir longtemps une suprématie devenue
-profondément stérile. Tout cet ensemble d'opérations
-critiques et organiques amène nécessairement la phase
-finale de la double progression préparatoire propre aux
-sociétés modernes, où l'ébranlement philosophique porte
-<span class="pagenum" id="Page_513">513</span>
-enfin une atteinte irréparable aux bases les plus essentielles
-de l'ancienne économie, de manière à rendre irrécusable
-la nécessité d'une rénovation totale: toutefois
-l'inconséquence métaphysique, graduellement développée
-à mesure que les vues vraiment générales étaient
-radicalement entravées par l'essor exorbitant de l'esprit
-de détail, continue à rêver la régénération sociale
-comme fondée sur la conservation contradictoire des
-impuissans débris du régime antique; vaine solution,
-correspondante au besoin de repousser à peu de frais le
-reproche, de plus en plus imminent, d'une tendance
-uniquement négative, qui, en réalité, ne pouvait immédiatement
-conduire qu'à une entière anarchie intellectuelle
-et morale, en détruisant, sans pouvoir encore les
-remplacer, les fragiles fondemens spirituels de l'ordre
-social. En même temps, le progrès continu de l'évolution
-industrielle obtient spontanément de la dictature temporelle
-la plus extrême concession pratique compatible avec
-l'existence de l'ancien système, qui dès lors subordonne
-volontairement sa propre activité militaire aux succès
-industriels, partout érigés en but essentiel de la politique
-européenne: l'évolution esthétique, malgré sa stérilité
-positive, et l'évolution scientifique, dont l'éclat se
-maintient, obtiennent alors un ascendant analogue; elles
-commencent à s'affranchir de toute protection facultative,
-et s'incorporent profondément à la sociabilité moderne,
-en exerçant une influence croissante sur l'éducation universelle.
-Tandis que ces trois évolutions simultanées devenaient,
-à tous égards, essentiellement incompatibles
-avec le régime primitif, les vices radicaux inhérens à la
-spécialité exclusive qui avait dirigé, depuis la fin du
-<span class="pagenum" id="Page_514">514</span>
-moyen âge, leur commun développement empirique,
-manifestaient aussi une inévitable extension, qui tendait
-à y entraver radicalement tout grand progrès ultérieur:
-soit par les collisions de plus en plus graves, que le défaut
-de coordination systématique suscitait au sein de
-l'industrie; soit par l'impuissant désordre que l'absence
-de direction générale faisait naître dans l'art moderne,
-depuis que l'artifice du régime classique avait été, sous
-la phase précédente, essentiellement épuisé; soit par les
-abus inhérens à l'irrationnelle dispersion de la culture
-scientifique, surtout depuis que son extension décisive au
-monde organique devait signaler l'imminent danger d'un
-esprit trop analytique. À ces divers titres, il devenait dès
-lors graduellement évident que la progression moderne
-exigeait désormais l'élaboration directe d'une réorganisation
-totale, quoiqu'une vaine métaphysique persistât à
-préconiser dogmatiquement l'empirisme et l'individualité.</p>
-
-<p>En cet état final de la double évolution européenne,
-une immense crise sociale, aussi indispensable qu'inévitable,
-fut nécessairement déterminée chez la nation où
-cette marche commune avait dû acquérir la plus complète
-efficacité politique, et qui, par l'ensemble de ses
-antécédens, était hautement destinée au périlleux honneur
-de cette salutaire initiative, spontanément profitable
-à tout le reste de la grande république occidentale,
-dont le développement, essentiellement homogène, manifestait,
-depuis le moyen âge, une solidarité permanente.
-Pour caractériser suffisamment le besoin d'une
-rénovation totale, ce mouvement décisif dut d'abord enlever
-tous les divers débris du système ancien, sans
-excepter le pouvoir central autour duquel ils s'étaient
-<span class="pagenum" id="Page_515">515</span>
-graduellement ralliés, et qui, de sa nature, tendait toujours
-à leur imminente restauration, profondément antipathique
-à la civilisation moderne. Néanmoins, malgré
-ce préambule négatif, la destination principale de cette
-grande révolution devait être au fond essentiellement
-organique, puisque, loin d'avoir pour but la démolition
-de l'ancienne économie, elle en était, au contraire, le
-résultat nécessaire. Mais la marche empirique et le caractère
-spécial de la progression positive n'ayant pu encore
-faire convenablement ressortir sa véritable tendance politique,
-l'absence provisoire de toutes conceptions vraiment
-générales propres à conduire une telle opération
-fit inévitablement conférer la présidence philosophique
-de la réorganisation sociale à cette même métaphysique
-qui avait antérieurement dirigé le mouvement critique,
-quoique le seul office dont elle fût susceptible se trouvât
-alors suffisamment accompli. Cette illusion fondamentale,
-aussi naturelle que déplorable, a dû jusqu'ici réduire
-la pensée révolutionnaire à une indication vague,
-et cependant irrécusable, des conditions essentielles de
-la régénération finale, dont le principe reste indéterminé.
-En même temps, le triomphe politique de la métaphysique
-négative a fait universellement éclater, par
-une expérience ineffaçable quoique passagère, sa profonde
-inaptitude à rien organiser, et sa tendance finalement
-hostile aux divers élémens caractéristiques de la
-sociabilité moderne. Cette double insuffisance de la philosophie
-dirigeante conduisit bientôt naturellement,
-faute d'une doctrine vraiment organique, à concevoir
-la coordination sociale comme exclusivement fondée sur
-une restauration graduelle du système théologique et
-<span class="pagenum" id="Page_516">516</span>
-militaire, dont la vaine résurrection fut surtout secondée
-par le développement exceptionnel d'une immense activité
-guerrière, détournée peu à peu de sa noble destination
-révolutionnaire. Mais le développement même de
-cette réaction rétrograde, librement parvenue jusqu'à sa
-plus funeste intensité, sans avoir pu néanmoins rien établir
-de durable, fit à jamais ressortir son entière incompatibilité
-avec l'état mental ou social des populations
-modernes. Le cours général des événemens propres au
-dernier demi-siècle a donc spontanément concouru à démontrer,
-par l'irrécusable contraste de deux expériences
-également décisives, que les conditions de l'ordre, autant
-que celles du progrès, ne peuvent désormais obtenir une
-réalisation suffisante que par l'essor direct d'une véritable
-réorganisation. Jusqu'à cet indispensable avénement,
-l'ensemble de la situation politique flottera
-nécessairement, comme avant la crise, entre la tendance
-plus ou moins rétrograde d'un pouvoir qui ne peut concevoir
-l'ordre que dans le type ancien, et l'instinct plus
-ou moins anarchique d'une société qui n'imagine encore
-qu'un progrès purement négatif; seulement ces deux
-grands enseignemens pratiques ont désormais, de part et
-d'autre, beaucoup amorti les passions correspondantes,
-en signalant l'inanité commune de ces espérances opposées.
-Depuis que cette position, précaire et dangereuse
-mais provisoirement inévitable, a pu suffisamment développer
-tous ses caractères essentiels, l'action dirigeante,
-ou plutôt résistante, s'y est spontanément conformée, en
-instituant ou sanctionnant une sorte de partage régulier
-entre ces deux impulsions contradictoires. L'ancienne dictature
-temporelle, nécessairement dissoute par la
-<span class="pagenum" id="Page_517">517</span>
-décomposition forcée du pouvoir central, a reconnu enfin son
-entière impuissance pour diriger la réorganisation spirituelle,
-et s'est exclusivement proposé le maintien
-permanent de l'ordre purement matériel, dont la difficulté
-croissante doit absorber de plus en plus ses efforts
-principaux: le gouvernement intellectuel et moral a été
-entièrement abandonné à la concurrence illimitée des
-libres tentatives philosophiques. Quelque périlleuse que
-soit évidemment une telle consécration politique de l'anarchie
-spirituelle avec laquelle on s'efforce de concilier
-l'ordre temporel, il y faut voir, non-seulement la conséquence
-inévitable de l'absence de tous principes propres
-à servir de base unanime à une vraie discipline mentale,
-mais aussi la condition indispensable de leur avénement
-ultérieur, qui ne peut ainsi être gravement entravé désormais
-que par l'incapacité des philosophes occupés à
-leur recherche. Pendant que se développait cette situation
-sans exemple, les nouveaux élémens sociaux continuaient
-spontanément, avec le même caractère que sous
-la phase précédente, leurs diverses évolutions partielles,
-accélérées seulement par les conséquences naturelles de
-la crise politique; et leur essor respectif tendait de plus
-en plus à faire nettement ressortir le besoin commun
-d'une véritable coordination générale, sans laquelle leur
-progrès futur ne saurait trouver une issue suffisante.
-L'élan industriel parvenait au point de rendre hautement
-irrécusable le besoin de régulariser, entre les entrepreneurs
-et les travailleurs, une indispensable harmonie, à
-laquelle leur libre antagonisme naturel a cessé de pouvoir
-offrir des garanties suffisantes. Dans l'évolution
-scientifique, l'extension définitive de la méthode
-<span class="pagenum" id="Page_518">518</span>
-positive à l'étude de corps vivans, y compris les phénomènes
-intellectuels et moraux de la vie individuelle, tendait à
-manifester directement les vices croissans d'une spécialisation
-dispersive, devenue plus étroite et plus empirique
-au temps même où la marche de l'esprit humain demandait
-davantage le remplacement du régime analytique
-préliminaire par un régime final essentiellement synthétique,
-unique moyen de contenir l'influence délétère
-d'une anarchie philosophique qui menace de compromettre
-gravement l'avenir des sciences, en y faisant prévaloir
-des recherches aveugles et puériles; ainsi, quand
-toutes les nécessités principales exigeaient, chez les hautes
-intelligences, un libre développement de l'esprit d'ensemble,
-seul susceptible de conduire à une indispensable
-solution, il était partout instinctivement entravé par
-l'irrationnelle prépondérance de l'esprit de détail. Ce déplorable
-contraste ressort surtout aujourd'hui, chez la
-nation toujours placée à la tête du grand mouvement
-européen, de l'aveugle opposition, à la fois mentale et
-morale, des savans actuels à toute généralisation de la
-méthode positive, dont l'entière extension philosophique
-constitue pourtant la principale condition logique d'une
-véritable réorganisation.</p>
-
-<p>D'après ce résumé général, notre appréciation historique
-de l'ensemble du passé humain constitue évidemment
-une vérification décisive de la théorie fondamentale
-d'évolution que j'ai fondée, et qui, j'ose le dire, est
-désormais aussi pleinement démontrée qu'aucune autre
-loi essentielle de la philosophie naturelle. À partir des
-moindres ébauches de civilisation jusqu'à la situation
-présente des populations les plus avancées, cette théorie
-<span class="pagenum" id="Page_519">519</span>
-nous a expliqué, sans inconséquence comme sans passion,
-le vrai caractère de toutes les grandes phases de l'humanité,
-la participation propre de chacune d'elles à l'éternelle
-élaboration commune, et leur exacte filiation
-nécessaire, de manière à introduire enfin une unité
-parfaite et une rigoureuse continuité dans cet immense
-spectacle, où l'on voit d'ordinaire tant de confusion et
-d'incohérence. Une loi qui a pu suffisamment remplir de
-telles conditions, ne peut plus passer pour un simple jeu
-de l'esprit philosophique, et contient certainement l'expression
-abstraite de la réalité générale. Elle peut donc
-être maintenant employée, avec une sécurité rationnelle,
-à lier l'ensemble de l'avenir à celui du passé, malgré la
-perpétuelle variété qui caractérise la succession sociale,
-dont la marche essentielle, sans être nullement périodique,
-se trouve cependant ainsi ramenée à une règle
-constante, qui, presque imperceptible dans l'étude isolée
-d'une phase trop circonscrite, devient hautement irrécusable
-quand on examine la progression totale. Or,
-l'usage graduel de cette grande loi nous a finalement
-conduits à déterminer, à l'abri de tout arbitraire, la
-tendance générale de la civilisation actuelle, en marquant,
-avec une précision rigoureuse, le pas déjà atteint
-par l'évolution fondamentale; d'où résulte aussitôt l'indication
-nécessaire de la direction qu'il faut imprimer au
-mouvement systématique, afin de le faire exactement
-converger avec le mouvement spontané. Nous avons
-clairement reconnu que l'élite de l'humanité, après avoir
-essentiellement épuisé toutes les phases successives de la
-vie théologique, et même les divers degrés de la transition
-métaphysique, touche maintenant à l'avénement direct
-<span class="pagenum" id="Page_520">520</span>
-de la vie pleinement positive, dont les principaux élémens
-ont déjà suffisamment reçu leur élaboration partielle,
-et n'attendent plus que leur coordination générale
-pour constituer naturellement un nouveau système social,
-plus homogène et plus stable que ne put jamais
-l'être le système théologique propre à la sociabilité préliminaire.
-Cette indispensable coordination doit être, par
-sa nature, d'abord intellectuelle, ensuite morale, et
-enfin politique; puisque la révolution qu'il s'agit de
-consommer provient, en dernière analyse, de la tendance
-nécessaire de l'esprit humain à remplacer finalement la
-méthode philosophique convenable à son enfance par
-celle qui convient à sa maturité. Toute tentative qui ne
-remonterait pas jusqu'à cette source logique serait radicalement
-impuissante contre le désordre actuel, qui,
-sans aucun doute, est, avant tout, mental. Mais, sous
-cet aspect fondamental, la simple connaissance de la loi
-d'évolution devient elle-même aussitôt le principe général
-d'une telle solution, en établissant spontanément une
-entière harmonie dans le système total de notre entendement,
-par l'universelle prépondérance ainsi procurée à
-la méthode positive, d'après son extension directe et irrévocable
-à l'étude rationnelle des phénomènes sociaux,
-les seuls aujourd'hui qui, chez les esprits les plus avancés,
-n'y aient point encore été suffisamment ramenés.
-En second lieu, cet extrême accomplissement de l'évolution
-intellectuelle tend nécessairement à faire désormais
-prévaloir le véritable esprit d'ensemble, et, par suite,
-le vrai sentiment du devoir, qui s'y trouve, de sa nature,
-étroitement lié, de manière à conduire naturellement
-à la régénération morale. Les règles morales ne
-<span class="pagenum" id="Page_521">521</span>
-sont aujourd'hui dangereusement ébranlées qu'en vertu
-de leur adhérence exclusive aux conceptions théologiques
-justement discréditées; elles reprendront une irrésistible
-vigueur quand elles seront convenablement rattachées à
-des notions positives généralement respectées. Sous l'aspect
-politique enfin, il est pareillement incontestable que
-cette intime rénovation des doctrines sociales ne saurait
-s'accomplir sans faire graduellement surgir, de son exécution
-même, au sein de l'anarchie actuelle, une nouvelle
-autorité spirituelle, qui, après avoir discipliné les
-intelligences et reconstruit les m&oelig;urs, deviendra paisiblement,
-dans toute l'étendue de l'occident européen,
-la première base essentielle du régime final de l'humanité.
-C'est ainsi que la même conception philosophique
-qui, appliquée à notre situation, y dévoile aussitôt la
-vraie nature du problème fondamental, fournit spontanément,
-à tous égards, le principe général de la véritable
-solution, et en caractérise aussi la marche nécessaire.</p>
-
-<p>Rien ne saurait donc être plus préjudiciable au principal
-besoin de la civilisation moderne que cette fatale
-illusion métaphysique qui, malgré leur incompatibilité
-radicale, fait aujourd'hui concourir tous les partis et
-toutes les écoles à repousser, avec un aveugle dédain,
-tous les grands travaux théoriques relatifs aux spéculations
-sociales, pour n'accorder d'attention sérieuse et de
-confiance réelle qu'aux diverses combinaisons pratiques
-destinées à l'immédiate élaboration des institutions politiques
-proprement dites, abstraction faite du désordre
-intellectuel et moral. Tant que ce désordre élémentaire
-n'aura pas été suffisamment dissipé par la seule voie conforme
-à sa nature, aucune institution durable ne saurait
-<span class="pagenum" id="Page_522">522</span>
-devenir possible, faute de base solide; notre état social
-ne comportera que des mesures politiques plus ou moins
-provisoires, principalement destinées à garantir le maintien,
-de plus en plus difficile, d'un ordre matériel toujours
-indispensable, contre l'essor croissant des ambitions
-déréglées, partout excitées d'après la diffusion et
-l'extension graduelles de l'anarchie spirituelle; pour remplir
-cet office continu, les gouvernemens, quelle que soit
-leur forme, continueront d'ailleurs, de toute nécessité,
-à ne pouvoir essentiellement compter, comme aujourd'hui,
-que sur un vaste système de corruption, assisté,
-au besoin, d'une force répressive. Jusqu'à ce que la réorganisation
-mentale, et, par suite, morale, soit convenablement
-développée, l'élaboration philosophique aura
-donc nécessairement beaucoup plus d'importance que
-l'action purement politique, quant à la régénération
-finale des sociétés modernes. Ce que les philosophes
-pourront attendre, à cet égard, des gouvernemens judicieux,
-ce sera surtout de ne point troubler, par une intervention
-mal conçue, cette opération fondamentale,
-et, plus tard, d'en faciliter l'application graduelle. Sous
-cet aspect capital, on doit reconnaître que, de tous les
-pouvoirs successivement prépondérans depuis le début
-de la crise finale, la Convention française est encore le
-seul qui, du moins pendant sa phase ascensionnelle ci-dessus
-définie, ait eu, malgré d'immenses obstacles, le
-véritable instinct de sa position, comme l'indique sa
-tendance caractéristique vers des créations vraiment
-progressives et pourtant toujours provisoires; toutes les
-autres puissances politiques ont cru bâtir pour l'éternité,
-même dans leurs constructions les plus éphémères.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_523">523</span>
-Au sujet de cette grande réorganisation spirituelle,
-premier besoin de notre époque, les deux volumes précédens
-m'ont fourni l'occasion de diverses explications
-incidentes, essentiellement propres à prévenir ou à dissiper
-toute crainte puérile sur la vaine prétention à fonder
-ainsi, au profit de l'une des classes existantes, une domination
-équivalente à celle du sacerdoce catholique au moyen
-âge. La discussion directe et approfondie de ce chapitre
-sur les vices intellectuels et moraux qui rendent d'ordinaire
-les savans actuels profondément indignes d'aucune
-haute mission sociale, par leur double défaut caractéristique
-de pensées générales et de sentimens élevés, ne
-saurait d'ailleurs, à cet égard, laisser subsister la moindre
-incertitude chez les juges de bonne foi, en constatant
-l'entière incapacité politique de la seule classe au triomphe
-de laquelle ma conception sociale pût d'abord sembler
-destinée, comme possédant seule, à mes yeux,
-quoique d'une manière partielle, empirique, et finalement
-très-insuffisante, le principe logique de la vraie
-solution philosophique. Rien de ce qui est aujourd'hui
-classé ne peut être susceptible d'incorporation directe au
-système final, dont tous les élémens spontanés doivent
-préalablement subir une intime régénération intellectuelle
-et morale, conforme à la doctrine fondamentale
-qu'il s'agit précisément d'élaborer. Ainsi, le pouvoir spirituel
-futur, première base d'une véritable réorganisation,
-résidera dans une classe entièrement nouvelle, sans
-analogie à aucune de celles qui existent, et originairement
-composée de membres indifféremment issus, suivant
-leur propre vocation individuelle, de tous les
-ordres quelconques de la société actuelle, le contingent
-<span class="pagenum" id="Page_524">524</span>
-scientifique n'y devant même nullement prédominer,
-d'après l'aperçu le plus probable. L'avénement graduel
-de cette salutaire corporation sera d'ailleurs essentiellement
-spontané, puisque son ascendant social ne peut
-nécessairement résulter que de l'assentiment volontaire
-des intelligences aux nouvelles doctrines successivement
-élaborées: en sorte qu'une telle autorité n'est pas plus
-susceptible, par sa nature, de décret que d'interdiction.
-Son établissement devant donc surgir peu à peu de l'exécution
-même de son &oelig;uvre fondamentale, toute spéculation
-détaillée sur les formes propres à sa constitution
-ultérieure, serait aujourd'hui aussi puérile qu'incertaine,
-quoique la pernicieuse influence des habitudes métaphysiques
-doive encore faire excuser ces vaines préoccupations.
-Puisque l'action sociale d'un tel pouvoir doit inévitablement,
-comme celle de la puissance catholique,
-précéder son organisation légale, il ne peut donc être ici
-question que de caractériser sommairement sa destination
-nécessaire dans le système final de la sociabilité
-moderne, afin surtout de signaler suffisamment son aptitude
-spontanée à agir directement, avec une heureuse
-efficacité, sur la situation générale, par le seul accomplissement
-des travaux philosophiques qui détermineront
-sa formation graduelle, longtemps avant qu'il puisse
-être regardé comme régulièrement constitué.</p>
-
-<p>Toute explication méthodique sur la théorie élémentaire
-des deux puissances, et même sur son application
-spéciale à la civilisation actuelle, doit évidemment être
-renvoyée à mon Traité ultérieur de philosophie politique:
-sauf l'utilité provisoire que le lecteur peut retirer, à cet
-égard, de mon ancien travail déjà rappelé au
-<span class="pagenum" id="Page_525">525</span>
-cinquante-quatrième chapitre. Quelle que fût aujourd'hui l'importance
-de ces démonstrations au sujet d'un principe si fondamental
-et pourtant si contraire à des préjugés encore
-presque universels, elles seraient assurément incompatibles
-avec l'extension déjà trop grande qu'a successivement
-acquise cet ouvrage. Mais la suite des conceptions,
-d'abord logiques, puis scientifiques, propres aux deux
-volumes précédens, doit avoir graduellement transporté
-le lecteur attentif à un point de vue tel, qu'aucun
-bon esprit ne saurait plus maintenant conserver, en
-général, d'incertitude grave relativement à la nécessité
-accélérée, dans toute civilisation suffisamment avancée,
-d'un pouvoir spirituel entièrement distinct et indépendant
-du pouvoir temporel, et destiné à régir les opinions
-et les m&oelig;urs pendant que l'autre s'applique seulement
-aux actes accomplis. Puisque nous avons reconnu,
-en principe, que l'évolution humaine est surtout caractérisée
-par une influence toujours croissante de la vie
-spéculative sur la vie active, quoique celle-ci conserve
-sans cesse l'ascendant effectif, il serait certainement contradictoire
-de supposer que la partie contemplative de
-l'homme doit être à jamais privée de culture propre et
-de direction distincte dans l'état social où l'intelligence
-aura le plus d'essor habituel, au sein même des classes
-les plus inférieures, tandis que cette séparation a déjà
-régulièrement existé, au moyen âge, dans une civilisation
-plus rapprochée, à tous égards, de l'enfance de l'humanité.
-En un temps où tous les bons esprits admettent communément
-la nécessité d'une division permanente entre la
-théorie et la pratique, pour le perfectionnement simultané
-de toutes deux, envers les moindres sujets de nos
-<span class="pagenum" id="Page_526">526</span>
-efforts, pourrait-on hésiter à étendre ce salutaire principe
-aux opérations les plus difficiles et les plus importantes,
-quand un tel progrès y est enfin devenu suffisamment
-réalisable? Or, sous l'aspect purement mental, la séparation
-des deux puissances n'est, au fond, que la
-manifestation extérieure d'une telle distinction entre la
-science et l'art, transportée jusqu'aux idées sociales, et
-dès lors entièrement systématisée. Il y aurait donc, à
-cet égard, une immense rétrogradation, tendant directement
-à l'intime dégradation de notre intelligence, si
-l'on persistait indéfiniment à laisser, en ce sens, la société
-moderne au-dessous de celle du moyen âge, en y reconstituant
-à dessein la confusion antique, sans la situation
-qui l'avait rendue alors inévitable, et sans les motifs
-qui la rendaient indispensable, suivant la théorie historique
-du cinquante-troisième chapitre. Mais le retour
-à la barbarie serait ainsi encore plus prononcé sous le
-rapport moral. Je crois avoir suffisamment caractérisé,
-au cinquante-quatrième chapitre, le pas vraiment fondamental
-que l'admirable effort du catholicisme parvint
-à accomplir, ou du moins à ébaucher, malgré tant d'obstacles
-de tous genres, dans le développement essentiel de
-la sociabilité humaine, en affranchissant la morale de
-l'étroite subordination où la tenait jusque alors la politique,
-pour l'élever enfin à l'entière suprématie sociale
-convenable à sa nature, et sans laquelle elle ne pouvait
-acquérir ni la pureté ni l'universalité indispensables à
-l'extension finale de notre civilisation. Cette sublime
-opération, encore si peu comprise du vulgaire philosophique,
-constitue certainement, par sa nature, la première
-base rationnelle de toute notre éducation morale,
-<span class="pagenum" id="Page_527">527</span>
-en plaçant les lois immuables relatives aux besoins les
-plus intimes et les plus généraux de l'humanité, à l'abri
-des inspirations variables émanées des intérêts les plus
-secondaires et les plus particuliers. Or, il n'est pas douteux
-que cette indispensable coordination n'aurait, à la longue,
-aucune consistance réelle sous l'imminent conflit de nos
-aveugles passions, si, reposant seulement sur une doctrine
-abstraite, elle n'était point vivifiée et consolidée par l'active
-intervention permanente d'un pouvoir moral entièrement
-distinct et suffisamment indépendant du pouvoir
-politique proprement dit: comme ne le confirment que
-trop les graves atteintes qu'elle a éprouvées, et qu'elle
-subit encore journellement, par suite de la désorganisation
-spirituelle, quoique sa profonde harmonie avec la
-nature de la civilisation moderne l'ait jusqu'ici spontanément
-préservée de toute attaque dogmatique, malgré
-la chute de la philosophie catholique qui en avait dû être
-l'organe primitif, ainsi que je l'ai rappelé ci-dessus.
-Nos constitutions métaphysiques elles-mêmes, au milieu
-de leur confusion caractéristique entre les deux ordres
-d'attributions, ont involontairement sanctionné cette
-condition essentielle de notre sociabilité, sans y avoir
-toutefois convenablement satisfait, par ces remarquables
-déclarations préalables, destinées à instituer, jusque chez
-les moindres citoyens, un contrôle général des mesures
-politiques quelconques; faible image et équivalent très-imparfait
-des moyens énergiques que l'organisme catholique
-procurait naturellement à chaque croyant pour
-résister à toute injonction légale contraire à la morale
-établie, en évitant néanmoins de s'insurger ainsi contre
-une économie régulièrement fondée sur une telle séparation
-<span class="pagenum" id="Page_528">528</span>
-continue. Depuis que l'humanité a dépassé l'âge
-préliminaire propre à la civilisation humaine, cette
-grande division est donc devenue, à tous égards, le principe
-social de l'élévation intellectuelle et de la dignité
-morale. Sans doute, la progression moderne, après sa première
-impulsion catholique et féodale, a dû, comme je
-l'ai expliqué, bientôt devenir radicalement hostile à
-l'ordre catholique, où, par l'extrême imperfection de sa
-base théologique, qui ne pouvait ni ne devait prévaloir
-plus longtemps, une organisation, jusqu'alors éminemment
-progressive, tendait désormais à dégénérer directement
-en une dégradante théocratie. Mais cet antagonisme
-nécessaire, dont l'office temporaire est maintenant accompli,
-ne doit pas laisser indéfiniment dominer les préjugés
-révolutionnaires propres à son développement, et dont
-l'empire trop prolongé est maintenant aussi contraire à
-l'élan final de notre sociabilité qu'il fut auparavant indispensable
-à sa dernière préparation. Au reste, tandis que
-la nature de la civilisation moderne prescrit la division
-rationnelle des deux puissances élémentaires comme une
-condition fondamentale de son essor régulier, elle tend,
-encore plus évidemment, malgré toute vaine opposition
-systématique, à la réaliser de plus en plus comme une
-irrésistible conséquence de son cours spontané. Dans
-l'état social du moyen âge, nous avons reconnu qu'une
-telle séparation avait eu, à beaucoup d'égards, un caractère
-forcé, qui a dû accessoirement influer sur son imparfaite
-consistance, en tant qu'opposée au génie éminemment
-absolu de l'activité militaire, alors encore prépondérante,
-malgré sa transformation capitale. Rien d'équivalent
-n'est possible sous l'ascendant, déjà pleinement irrévocable
-<span class="pagenum" id="Page_529">529</span>
-et désormais de plus en plus complet, de la vie industrielle
-propre aux temps modernes, et dont la nature
-doit, au contraire, y empêcher directement toute confusion
-réelle entre la puissance spéculative et la puissance
-active, qui n'y sauraient certainement jamais résider, à
-un haut degré, chez les mêmes organes, fût-ce envers les
-plus simples opérations partielles, et, à fortiori, quant
-aux plus hautes entreprises sociales. La diversité nécessaire
-des m&oelig;urs respectives n'est pas, au fond, moins
-incompatible avec une semblable concentration politique
-que l'évidente distinction des capacités. Quoique les caractères
-particuliers aux différentes classes modernes
-soient encore loin, sans doute, d'être suffisamment prononcés,
-il est pourtant irrécusable, malgré la vicieuse
-identité que d'irrationnelles dispositions tendent aujourd'hui
-à établir entre leurs habitudes, que la supériorité
-de richesse, principal résultat spontané de la prééminence
-industrielle, ne conférera jamais des droits sérieux
-à la suprême décision des questions humaines; de même,
-quelle que soit aujourd'hui la honteuse ardeur de tant
-d'artistes, encore plus choquante chez les savans, pour
-rivaliser de fortune avec les chefs industriels, il n'est
-certes nullement à craindre que les carrières esthétiques
-ou scientifiques puissent désormais conduire au plus haut
-ascendant pécuniaire: la généreuse imprévoyance pratique
-naturellement propre aux uns, quand il y a vocation
-réelle, est assurément incompatible, en général,
-avec la scrupuleuse sollicitude usuelle qu'exigent les
-succès des autres. Une secte éphémère, sans portée comme
-sans moralité, instituant, sur la confusion systématique
-des deux puissances, une dogmatisation rétrograde, a
-<span class="pagenum" id="Page_530">530</span>
-voulu, de nos jours, tenter de prendre la richesse pour
-l'unique base du classement social, en y concevant la seule
-récompense homogène de tous les services quelconques.
-Mais ses vains efforts n'ont essentiellement abouti qu'à
-faire mieux sentir à tous les bons esprits et à toutes les
-âmes élevées que, dans l'économie moderne, les opérations
-d'une utilité immédiate et matérielle constitueront
-indéfiniment, de toute nécessité, la principale source des
-richesses, quelles que puissent être les améliorations ultérieures
-de l'état social; tandis que les divers travaux
-spéculatifs, susceptibles d'une appréciation moins évidente,
-en vertu de leur destination plus indirecte et plus
-lointaine, quoique leur efficacité finale soit réellement
-très-supérieure, sont destinés, par leur nature, à trouver
-surtout, en une vénération prépondérante, leur juste
-rémunération sociale: en sorte qu'il serait aussi chimérique
-que désastreux de vouloir habituellement réunir
-les plus hauts degrés de fortune et de considération. Enfin,
-pour terminer cette discussion préliminaire par une
-observation irrésistible, il faut remarquer que les vraies
-nécessités sociales doivent se manifester toujours, d'une
-manière plus ou moins saisissable, chez ceux-là même
-qui tentent de les éluder: aussi, malgré la profonde anarchie
-des intelligences, existe-t-il véritablement aujourd'hui
-une sorte de pouvoir spirituel spontané, disséminé
-parmi les littérateurs et les métaphysiciens qui, par un
-enseignement journalier, soit oral, soit surtout écrit, dirigent,
-au sein des divers partis existans, l'application
-sociale des doctrines en circulation. L'irrégularité d'une
-telle puissance ne l'empêche point de faire hautement
-sentir son action effective, et d'une manière souvent
-<span class="pagenum" id="Page_531">531</span>
-très-déplorable à beaucoup d'égards, quoique d'ailleurs provisoirement
-nécessaire; les plus systématiques adversaires
-de la séparation des deux autorités élémentaires ne sont
-certes pas les moins servilement soumis à son ascendant
-habituel. Toute la question se réduirait donc, au fond,
-sous cet aspect, à décider si les populations modernes,
-au lieu d'une véritable organisation spirituelle, fondée
-sur une sérieuse élaboration philosophique de l'ensemble
-des conceptions humaines, et assujettie à des conditions
-rationnellement déterminées, doivent être indéfiniment
-conduites par des organes presque toujours aussi dépourvus
-de toutes connaissances réelles qu'étrangers à toutes
-convictions profondes, et qui, au nom d'une déplorable
-facilité à soutenir, avec un spécieux éclat, toutes les thèses
-quelconques, viennent s'ériger, sans aucune garantie
-mentale ni morale, en guides spéculatifs de l'humanité:
-il serait ici superflu d'insister davantage à ce sujet.
-Mieux on approfondira une telle discussion, plus on
-sentira que la civilisation moderne doit, par sa nature,
-offrir le principal développement de cette division fondamentale
-des deux puissances, qui ne put être que très-imparfaitement
-ébauchée au moyen âge, vu la double
-inaptitude de l'état social correspondant et de la philosophie
-alors prépondérante: l'essor croissant de notre sociabilité
-tend nécessairement, à tous égards, à rendre le gouvernement
-humain de plus en plus moral et de moins en
-moins politique. En même temps que la réorganisation
-spirituelle est aujourd'hui la plus urgente, elle est aussi,
-malgré les hautes difficultés qui lui sont propres, la plus
-complétement préparée, chez l'élite de l'humanité, d'après
-l'ensemble des divers antécédens. D'une part, les
-<span class="pagenum" id="Page_532">532</span>
-gouvernemens actuels, renonçant désormais à diriger une
-telle opération, tendent, par cela même, à conférer cette
-haute attribution, avec une suffisante liberté, à l'élaboration
-philosophique qui se montrera digne d'y présider;
-d'une autre part, les populations, radicalement désabusées
-des illusions métaphysiques, comprennent de plus
-en plus, sous l'impulsion spontanée d'un demi-siècle
-d'expériences décisives, que tout le progrès social compatible
-avec les doctrines vulgaires est enfin essentiellement
-épuisé, et qu'aucune importante fondation politique
-ne saurait maintenant surgir sans reposer d'abord sur une
-philosophie vraiment nouvelle. À l'un et à l'autre titre,
-on peut assurer que, du moins en France, où doit nécessairement
-commencer la régénération finale, cette double
-condition préalable est aujourd'hui tellement remplie,
-que le déplorable retard qu'éprouve encore cette grande
-tâche du <span class="cs7">XIX</span><sup>e</sup> siècle doit être déjà imputé surtout à la
-profonde incapacité des philosophes qui l'ont entreprise
-jusqu'ici.</p>
-
-<p>Quand cette opération fondamentale aura reçu un développement
-assez caractéristique pour en faire partout
-sentir la vraie tendance générale, et longtemps avant
-qu'elle ait pu effectivement parvenir à sa pleine maturité
-sociale, elle commencera spontanément à exercer, soit sur
-les esprits les plus actifs, soit sur la masse des intelligences,
-une double influence graduelle très-favorable au
-retour universel d'une harmonie durable, en indiquant
-aux uns une voie pleinement légitime de haute satisfaction
-politique, et aux autres la marche la plus conforme
-à une sage réalisation de leurs v&oelig;ux principaux. Sous le
-premier aspect, j'ai déjà suffisamment établi, en
-<span class="pagenum" id="Page_533">533</span>
-principe, au sujet de l'avénement catholique, que le prétendu
-règne de l'esprit, d'abord rêvé par la métaphysique
-grecque, constitue, suivant l'immuable nature de la sociabilité
-humaine, une conception aussi dangereuse que
-chimérique, non moins contraire aux conditions du progrès
-qu'à celles de l'ordre, et qui, si elle pouvait réellement
-prévaloir, ne tendrait, malgré de spécieuses apparences,
-qu'à organiser une dégradante immobilité, analogue
-à celle des théocraties proprement dites, en livrant
-l'empire du monde à de médiocres intelligences, dès lors
-habituellement privées à la fois de frein et de stimulation
-(<i>voyez</i> le début de la cinquante-quatrième leçon)<a name="FNanchor_28" id="FNanchor_28" href="#Footnote_28" class="fnanchor">[28]</a>. Or,
-cette fallacieuse utopie, naturellement écartée tant que le
-régime du moyen âge put procurer aux ambitions spirituelles
-une convenable satisfaction, dut ensuite reparaître
-spontanément, avec un nouvel attrait, sous la prépondérance
-croissante de la philosophie métaphysique d'où
-elle émanait, quand la décomposition politique du
-<span class="pagenum" id="Page_534">534</span>
-catholicisme parut rétablir, au profit des chefs temporels,
-l'antique confusion des deux pouvoirs élémentaires. Dès
-cette époque, on peut assurer que, dans tout l'occident
-européen, presque tous les esprits actifs, sauf un très-petit
-nombre d'éminentes exceptions dues à l'instinct du
-vrai génie philosophique, ont été plus ou moins animés,
-souvent à leur insu, d'une secrète tendance insurrectionnelle
-contre l'ensemble de l'ordre existant, qui cessait
-ainsi de leur offrir une position légale. À mesure que le
-mouvement négatif s'accomplissait, cette opposition croissante
-devait, par une réaction inévitable, et, à certains
-égards, indispensable, exciter les ambitions spirituelles
-à la poursuite de plus en plus active des grandeurs temporelles,
-alors seules constituées: cette influence devait
-se développer à peu près également, soit dans les états protestans,
-où la confusion des deux puissances était solennellement
-consacrée, soit chez les nations catholiques, où
-la suprématie temporelle n'était pas, au fond, moins
-<span class="pagenum" id="Page_535">535</span>
-réelle, et où d'ailleurs l'abaissement simultané des barrières
-aristocratiques devait éminemment favoriser de telles prétentions.
-Il serait superflu d'expliquer combien la grande
-crise finale a dû, surtout en France, stimuler spontanément
-ces irrationnelles espérances, qui désormais ne
-reconnaissent plus, en principe, aucune limite nécessaire.
-Sans doute, ce dérèglement presque universel des ambitions
-philosophiques ne saurait altérer la nature de la civilisation
-moderne, d'après laquelle ces folles tentatives,
-à jamais privées du point d'appui religieux, viendront
-toujours échouer contre l'ascendant inébranlable de la
-prépondérance matérielle, désormais mesurée surtout
-par la supériorité de richesse, et par suite de plus en plus
-inhérente à la prééminence industrielle. Mais l'essor
-croissant de ces vicieux efforts n'en fomente pas moins,
-au sein des sociétés actuelles, une source permanente
-d'intime perturbation. Ce principe universel de désordre
-est aujourd'hui d'autant plus dangereux, qu'il semble
-plus rationnel, puisqu'il paraît reposer sur la tendance
-incontestable de la civilisation à augmenter continuellement
-l'influence sociale de l'intelligence; d'où l'esprit
-vague et absolu de la philosophie politique généralement
-admise peut conclure, d'une manière très-captieuse, la
-concentration finale du gouvernement humain, à la fois
-spéculatif et actif, chez les hautes capacités mentales,
-conformément à l'utopie grecque. Une éminente rationnalité,
-combinée avec une moralité peu commune, suffit
-à peine pour préserver maintenant notre vaine intelligence
-d'une telle illusion philosophique, qui désormais
-domine secrètement la plupart des esprits occupés de
-questions sociales. La secte pernicieuse ci-dessus indiquée
-<span class="pagenum" id="Page_536">536</span>
-n'a fait, à cet égard, que formuler hautement, avec la plus
-ignoble exagération, le rêve presque unanime des ambitions
-spéculatives. Sans aller jusqu'à une telle issue,
-cette commune disposition exerce journellement une
-influence très-appréciable sur ceux-là même qui repoussent
-le plus sincèrement une pareille aberration, dont
-personne aujourd'hui n'ose directement aborder la <ins id="cor_13" title="dis-discussion">discussion</ins>
-rationnelle: il serait donc superflu d'en signaler
-davantage l'imminent danger. Or, le principe fondamental
-de la séparation systématique des deux pouvoirs
-offre certainement le seul moyen général propre à dissiper
-suffisamment cette grande source de désordre social,
-en accordant une satisfaction régulière à ce que cette confuse
-tendance renferme, au fond, de pleinement légitime.
-La saine théorie élémentaire de l'organisme social, instinctivement
-ébauchée au moyen âge, interdisant à l'intelligence
-la suprême direction immédiate des affaires humaines,
-destine l'esprit à lutter constamment, selon sa
-nature, pour modifier de plus en plus le règne nécessaire
-de la prépondérance matérielle, en l'assujettissant au
-respect continu des lois morales de l'harmonie universelle,
-dont toute activité pratique, soit privée, soit même
-publique, tend toujours à s'écarter spontanément, faute
-de vues assez élevées et de sentimens assez généreux. Ainsi
-conçue, la légitime suprématie sociale n'appartient, à
-proprement parler, ni à la force, ni à la raison, mais à la
-morale, dominant également les actes de l'une et les
-conseils de l'autre: telle est du moins la limite idéale
-dont la réalité doit graduellement s'approcher, quoique
-sans pouvoir jamais l'atteindre rigoureusement, comme
-envers un type quelconque. Dès lors, l'esprit peut enfin
-<span class="pagenum" id="Page_537">537</span>
-abandonner sincèrement sa vaine prétention à gouverner
-le monde par le prétendu droit de la capacité; car l'ordre
-régulier lui assigne exclusivement un noble office permanent,
-aussi propre à entretenir son heureuse activité qu'à
-récompenser ses éminens services. La nature nettement
-déterminée de ces fonctions, essentiellement relatives
-à l'éducation et à l'influence consultative qui en résulte
-dans la vie active, suivant le principe posé au cinquante-quatrième
-chapitre, les conditions exactement définies
-imposées à leur exercice, et la résistance continue qu'il
-rencontre inévitablement, tendent d'ailleurs à contenir
-spontanément cette autorité spirituelle, toujours fondée
-sur un libre assentiment, entre les limites générales susceptibles
-d'en prévenir ou d'en rectifier les abus essentiels,
-au moyen des précautions convenables. C'est ainsi
-que la réorganisation philosophique des sociétés modernes
-constitue nécessairement la seule transformation durable
-propre à rendre désormais éminemment salutaire
-l'action radicalement perturbatrice qu'exerce l'intelligence
-sur notre système politique, où elle ne peut échapper
-à une injuste exclusion qu'en aspirant à une domination
-vicieuse. Par leur aveugle antipathie contre toute
-séparation régulière des deux puissances, les hommes
-d'état tendent donc eux-mêmes à prolonger indéfiniment
-les embarras, de plus en plus graves, que leur causent
-aujourd'hui les confuses prétentions politiques de la capacité.
-On peut assurer que ces funestes conflits resteront
-nécessairement inextricables tant qu'on n'aura point
-établi une division fondamentale entre les fonctions spirituelles
-et les fonctions temporelles: jusqu'alors, l'harmonie
-sociale continuera d'être profondément troublée
-<span class="pagenum" id="Page_538">538</span>
-par des tentatives opposées, mais également vicieuses,
-pour transporter aux unes les conditions et les garanties
-exclusivement convenables aux autres.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_28" id="Footnote_28" href="#FNanchor_28"><span class="label"><b>Note 28</b>:</span></a>
-Cette dangereuse utopie grecque est tellement en harmonie avec
-l'ensemble des aberrations propres à la grande transition moderne, que
-la théorie fondamentale que j'ai établie à ce sujet, au 54<sup>e</sup> chapitre, doit
-maintenant choquer beaucoup les préjugés et les passions de presque
-tous ceux qui s'occupent des hautes spéculations sociales. Malgré cet
-inévitable obstacle, j'ai déjà la précieuse satisfaction de voir un tel jugement
-complétement adopté par l'un des penseurs les plus éminens et
-les plus indépendans dont l'Angleterre puisse aujourd'hui s'honorer
-(M. Mill). En m'annonçant cette puissante adhésion à l'un des principes
-les plus décisifs de ma nouvelle philosophie politique, M. Mill a
-été spontanément conduit, dans la familiarité de notre heureux commerce
-épistolaire, à qualifier cette chimère perturbatrice d'après un
-terme si pleinement caractéristique, que j'ai cru devoir me faire autoriser
-à le rendre public. La dénomination de <i>pédantocratie</i> me semble, en
-effet, très-propre à résumer désormais l'appréciation positive d'une tendance
-sociale qui ne saurait jamais, comme je l'ai démontré, réellement
-aboutir qu'à instituer, au nom de la capacité, la domination,
-profondément oppressive à tous égards, et surtout mentalement, des
-médiocrités ambitieuses dont la valeur philosophique se réduit essentiellement
-à une vaine érudition; à l'exemple du régime chinois, plus
-stationnaire qu'aucun autre, et pourtant le plus rapproché d'un pareil
-type, suivant la judicieuse remarque de M. Mill. Si cet important sujet
-détermine ultérieurement une véritable discussion, je ne doute pas
-qu'une telle formule, convenablement employée, n'y contribue beaucoup
-à l'éclaircir et à la simplifier, en y dirigeant mieux l'attention sur
-le vrai caractère politique de cette désastreuse aberration philosophique,
-que j'ai été obligé, faute de cette expression spéciale, de qualifier par
-des locutions trop composées.</p>
-
-<p class="sep1">À cette heureuse influence permanente de la grande
-élaboration philosophique sur la marche actuelle des
-esprits actifs, correspond naturellement, sous le second
-aspect ci-dessus indiqué, une influence équivalente sur
-la disposition sociale de la masse des intelligences. Il résulte,
-en effet, de la confusion existante entre l'ordre
-spirituel et l'ordre temporel, une tendance générale,
-aujourd'hui profondément désastreuse, à chercher toujours,
-dans les institutions politiques proprement dites,
-la solution exclusive des difficultés quelconques relatives
-à notre situation. Cette disposition populaire, graduellement
-développée en Europe pendant les cinq siècles
-qui ont suivi la désorganisation spontanée du système
-catholique, à mesure que s'accomplissait la concentration
-temporelle, est maintenant parvenue à sa plus
-déplorable intensité, d'après l'active stimulation directement
-entretenue par les nombreuses tentatives de
-constitutions métaphysiques propres au dernier demi-siècle.
-Une telle tendance vulgaire peut seule fournir un
-point d'appui vraiment redoutable aux prétentions déréglées
-de l'intelligence à la domination universelle:
-car, sans une pareille illusion sur l'efficacité absolue des
-mesures purement politiques, l'agitation métaphysique
-ne pourrait déterminer les masses à seconder suffisamment
-ses efforts perturbateurs. Ainsi, pendant que la
-nouvelle impulsion philosophique écartera spontanément
-la dangereuse utopie du règne de l'esprit, en ouvrant
-régulièrement à la capacité mentale une large issue
-<span class="pagenum" id="Page_539">539</span>
-sociale, elle dissipera, d'une autre part, non moins naturellement,
-la sorte d'hallucination correspondante, en
-imprimant aux justes réclamations populaires la direction,
-bien plus souvent morale que politique, convenable
-à leur vraie destination. On ne peut douter, en
-effet, que les principaux griefs légitimement signalés par
-les masses actuelles contre un régime où leurs besoins
-généraux sont si peu consultés, ne se rapportent surtout
-à une rénovation totale des opinions et des m&oelig;urs, sans
-que les institutions directes puissent, au fond, nullement
-suffire à leur indispensable réparation. Cette appréciation
-est particulièrement incontestable, comme
-j'aurai bientôt lieu de l'indiquer plus spécialement, envers
-les graves abus inhérens aujourd'hui à l'inégalité
-nécessaire des richesses, et qui constituent le plus dangereux
-argument des agitateurs ou des utopistes: car ces
-vices tirent certainement leur plus déplorable intensité
-de notre désordre intellectuel et moral, bien davantage
-que de l'imperfection des mesures politiques, dont l'influence
-réelle est, à cet égard, fort limitée dans le système
-de la sociabilité moderne, à moins d'une anarchique
-subversion, aussi destructive du progrès que de l'ordre.
-L'essor philosophique destiné à élaborer graduellement
-la réorganisation spirituelle est donc susceptible, sous ce
-rapport capital, et sous beaucoup d'autres analogues,
-d'exercer immédiatement, vu l'état présent des populations
-modernes, une action rationnelle très-importante,
-directement propre à faciliter le retour universel
-d'une harmonie durable. Mais il faut savoir que cette
-heureuse aptitude ne pourrait être suffisamment réalisable,
-si cette sage réformation des tendances actuelles
-<span class="pagenum" id="Page_540">540</span>
-ne se présentait pas spontanément comme aussi liée aux
-conditions du progrès qu'à celles de l'ordre: car la nouvelle
-prédication philosophique, quelque judicieuse
-qu'elle pût être, resterait essentiellement dépourvue
-d'efficacité populaire, si, en signalant la nature éminemment
-morale de tels embarras sociaux, et leur
-indépendance essentielle des institutions proprement
-dites, elle ne faisait en même temps apercevoir leur
-vraie solution générale, d'après l'uniforme assujettissement
-de toutes les classes quelconques aux devoirs moraux
-attachés à leurs positions respectives, sous l'active
-impulsion continue d'une autorité spirituelle assez énergique
-et assez indépendante pour assurer le maintien
-usuel d'une telle discipline universelle. Sans cette indispensable
-coïncidence, d'ailleurs évidemment inhérente
-à la véritable élaboration régénératrice, l'instinct
-des masses ne saurait accueillir un semblable enseignement,
-où il verrait alors, en effet, une source de déceptions,
-destinée à amortir les efforts d'amélioration
-réelle, au lieu de leur imprimer une direction plus salutaire.
-On ne peut donc méconnaître l'influence nécessaire
-de l'essor philosophique relatif à la réorganisation
-spirituelle, pour réformer graduellement, d'après une
-saine appréciation des diverses difficultés sociales, des
-dispositions populaires éminemment perturbatrices, qui
-fournissent aujourd'hui le principal aliment des illusions
-et des jongleries politiques. En général, cette nouvelle
-philosophie tendra de plus en plus à remplacer spontanément,
-dans les débats actuels, la discussion vague et
-orageuse des <i>droits</i> par la détermination calme et rigoureuse
-des <i>devoirs</i> respectifs. Le premier point de vue,
-<span class="pagenum" id="Page_541">541</span>
-critique et métaphysique, a dû prévaloir tant que la réaction
-négative contre l'ancienne économie n'a pas été
-suffisamment accomplie; le second, au contraire, essentiellement
-organique et positif, doit, à son tour, présider
-à la régénération finale: car l'un est, au fond,
-purement individuel, et l'autre directement social. Au
-lieu de faire consister politiquement les devoirs particuliers
-dans le respect des droits universels, on concevra
-donc, en sens inverse, les droits de chacun comme résultant
-des devoirs des autres envers lui: ce qui, sans
-doute, n'est nullement équivalent; puisque cette distinction
-générale représente alternativement la prépondérance
-sociale de l'esprit métaphysique ou de l'esprit
-positif: l'un conduisant à une morale presque passive,
-où domine l'égoïsme; l'autre à une morale profondément
-active, dirigée par la charité. Cette transformation radicale
-des habitudes actuelles dérivera nécessairement de la
-priorité systématiquement accordée à la réorganisation
-spirituelle sur la réorganisation temporelle, comme étant
-à la fois plus urgente et mieux préparée. L'opiniâtre résistance
-des hommes d'état à la séparation fondamentale des
-deux puissances est donc, sous ce second aspect, tout autant
-que sous le premier, directement contradictoire à leurs
-vaines récriminations contre la tendance exclusive des
-v&oelig;ux populaires vers les solutions purement politiques:
-quelque fondées que soient souvent leurs plaintes à ce
-sujet, elles ne sauraient avoir d'efficacité, tant qu'eux-mêmes
-repousseront aveuglément le seul moyen général
-de réformer ces habitudes irréfléchies, résultat
-inévitable de la dictature temporelle, sans altérer
-l'indispensable manifestation des besoins universels,
-<span class="pagenum" id="Page_542">542</span>
-dès lors assurés, au contraire, d'une meilleure satisfaction.</p>
-
-<p>Tels sont, en aperçu, les services immédiats, aussi
-éminens qu'irrécusables, propres à la grande élaboration
-philosophique destinée à déterminer graduellement la
-réorganisation spirituelle des sociétés modernes. Par
-cette double influence préliminaire sur la raison publique,
-la nouvelle puissance morale, avant sa constitution
-régulière, fera spontanément, dès sa naissance,
-l'épreuve décisive de son action sociale, en faisant universellement
-prévaloir la disposition d'esprit nécessaire
-à sa marche ultérieure. Sa tendance directe étant ainsi
-assez indiquée, il ne me reste plus qu'à apprécier sommairement,
-d'après les bases historiques déjà posées,
-d'abord et surtout la nature générale de ses attributions
-finales, et, par suite, le caractère essentiel de son autorité
-normale, pour achever de dissiper suffisamment
-les inquiétudes peu rationnelles, mais fort excusables,
-qu'inspire aujourd'hui la seule pensée d'un nouveau
-pouvoir spirituel, vu les profondes aberrations qui, à
-raison même des habitudes actuelles de confusion politique,
-ont si souvent conduit, à ce sujet, à des conceptions
-essentiellement théocratiques, justement antipathiques
-à la sociabilité moderne.</p>
-
-<p>Sous l'un et l'autre aspect, la comparaison avec la
-puissance catholique propre au moyen âge se présente
-naturellement, comme relative au seul antécédent réel
-d'une telle organisation, dont l'action sociale serait ainsi,
-dans son ensemble, immédiatement indiquée. Mais,
-quoique ce rapprochement soit, en effet, susceptible
-d'une véritable utilité, quand il est convenablement
-<span class="pagenum" id="Page_543">543</span>
-dirigé, son usage exige toujours des précautions essentielles,
-sans lesquelles il conduirait souvent à de fausses appréciations,
-en vertu de l'intime diversité des situations
-respectives, et surtout à raison du principe purement
-théologique sur lequel reposait l'ancien organisme spirituel,
-où la véritable destination politique était nécessairement
-subordonnée à un but personnel imaginaire,
-que nous avons vu altérer profondément, à beaucoup
-d'égards, l'exercice et le caractère de l'autorité spéculative.
-C'est seulement à ceux qui, d'après nos précédentes
-explications historiques, sauront écarter suffisamment
-le point de vue religieux, pour envisager uniquement
-l'office social du clergé catholique, qu'une judicieuse
-application de ce procédé comparatif pourra devenir
-vraiment utile comme moyen empirique de faciliter les
-déterminations et de les préciser davantage: car, il est
-d'ailleurs certain que tout ce qui, dans la vie réelle,
-comportait, au moyen âge, l'action spirituelle, donnera
-lieu pareillement à une équivalente intervention du
-nouveau pouvoir, dont l'ascendant habituel sera même,
-à divers titres, plus immédiat et plus complet; sauf les
-distinctions nécessaires, de mode ou de degré, qui correspondent
-à la différence radicale des deux philosophies
-et des deux civilisations. Toutefois, sans renoncer à cette
-ressource spontanée, qui devra surtout ultérieurement
-seconder les développemens réservés à mon Traité spécial,
-notre double appréciation sommaire doit ici conserver
-essentiellement la forme directe et abstraite, afin
-de prévenir, autant que possible, toute vicieuse interprétation.</p>
-
-<p>J'ai déjà posé, au cinquante-quatrième chapitre, le
-<span class="pagenum" id="Page_544">544</span>
-principe général, aussi rigoureux qu'incontestable, qui
-détermine rationnellement la séparation fondamentale
-entre les attributions respectives du pouvoir spirituel et
-du pouvoir temporel, et d'après lequel les hommes
-sages des deux classes s'efforceront de résoudre suffisamment
-les conflits plus ou moins graves que la fatale discordance
-de nos passions, aussi inévitable dans l'avenir
-que dans le passé, soulèvera un jour entre les deux puissances,
-malgré l'amélioration réelle de la sociabilité humaine.
-Ce principe consiste à regarder l'autorité spirituelle
-comme devant être, par sa nature, finalement décisive
-en tout ce qui concerne l'<i>éducation</i>, soit spéciale,
-soit surtout générale, et seulement consultative en tout
-ce qui se rapporte à l'<i>action</i>, soit privée, soit même publique,
-où son intervention habituelle n'a jamais d'autre
-objet que de rappeler suffisamment, en chaque cas, les
-règles de conduite primitivement établies: l'autorité
-temporelle, au contraire, entièrement souveraine quant
-à l'action, au point de pouvoir, sous sa responsabilité
-des résultats, suivre une marche opposée aux conseils
-correspondans, ne peut exercer, à son tour, sur l'éducation,
-qu'une simple influence consultative, bornée à y
-solliciter la révision ou la modification partielle des
-préceptes que la pratique lui semblerait condamner.
-Ainsi, l'organisation fondamentale, et ensuite l'application
-journalière, d'un système universel d'éducation positive,
-non-seulement intellectuelle, mais aussi et surtout
-morale, constituera l'attribution caractéristique du
-pouvoir spirituel moderne, dont une telle élaboration
-graduelle pourra seule développer convenablement le
-génie propre et l'ascendant social. C'est principalement
-<span class="pagenum" id="Page_545">545</span>
-pour servir de base générale à un tel système que devra
-être préalablement coordonnée la philosophie positive
-proprement dite, dont j'ai osé, le premier, concevoir et
-ébaucher le véritable ensemble, destiné à fournir désormais
-à l'entendement humain un point d'appui fondamental
-par une suite homogène et hiérarchique de notions
-positives, à la fois logiques et scientifiques, sur
-tous les ordres essentiels de phénomènes, depuis les
-moindres phénomènes mathématiques, source initiale
-de la positivité rationnelle, jusqu'aux plus éminens phénomènes
-moraux et sociaux, terme indispensable de sa
-pleine maturité. Si, d'une part, l'éducation moderne,
-jusqu'ici vague et flottante comme la sociabilité correspondante,
-ne saurait être vraiment constituée sans un
-pareil fondement philosophique, il n'est pas moins certain,
-en sens inverse, que, sans cette grande destination,
-cette coordination préliminaire n'aurait point un
-caractère assez nettement déterminé pour contenir suffisamment
-les divagations dispersives propres à la science
-actuelle. Afin que cette salutaire connexité conserve
-toute l'énergie convenable, en un temps où l'esprit
-d'ensemble est encore si rare et où les conditions en sont
-si peu comprises, il importera même de ne jamais oublier
-que ce système d'éducation positive est nécessairement
-destiné à l'usage direct et continu, non d'aucune
-classe exclusive, quelque vaste qu'on la suppose, mais
-de l'entière universalité des populations, dans toute l'étendue
-de la république européenne. C'est au catholicisme,
-comme je l'ai expliqué, que l'humanité a dû, au
-moyen âge, le premier établissement d'une éducation
-vraiment universelle, qui, quelque imparfaite qu'en dût
-<span class="pagenum" id="Page_546">546</span>
-être l'ébauche, présentait déjà, malgré d'inévitables diversités
-de degré, un fond essentiellement homogène,
-toujours commun aux moindres et aux plus éminens
-chrétiens: il serait donc étrange, à tous égards, de concevoir
-une institution moins générale pour une civilisation
-plus avancée. Sous ce rapport, les dogmes révolutionnaires
-relatifs à l'égalité d'instruction contiennent,
-à leur manière, depuis la décadence nécessaire de l'organisation
-catholique, un certain pressentiment confus
-du véritable avenir social, sauf les graves inconvéniens
-ordinairement inhérens à la nature vague et absolue des
-conceptions métaphysiques, qui, en tous genres, devaient
-précéder et préparer les conceptions positives.
-Rien n'est plus propre, sans doute, à caractériser profondément
-l'anarchie actuelle, que la honteuse incurie
-avec laquelle les classes supérieures considèrent habituellement
-aujourd'hui cette absence totale d'éducation
-populaire, dont la prolongation exagérée menace pourtant
-d'exercer sur leur sort prochain une effroyable
-réaction. Ainsi, la première condition essentielle de l'éducation
-positive, à la fois intellectuelle et morale, envisagée
-comme la base nécessaire d'une vraie réorganisation
-sociale, doit certainement consister dans sa rigoureuse
-universalité. Malgré d'inévitables différences de
-degré, aussi salutaires que spontanées, correspondantes
-aux inégalités d'aptitude et de loisir, c'est d'ailleurs une
-grave erreur philosophique, aujourd'hui trop fréquente,
-que de rattacher à ces distinctions naturelles des diversités
-nécessaires, soit dans le plan, soit dans la marche,
-de cette commune initiation. L'invariable homogénéité
-de l'esprit humain, non-seulement parmi les divers rangs
-<span class="pagenum" id="Page_547">547</span>
-sociaux, mais même chez les différentes natures personnelles,
-fera toujours comprendre, à tous ceux qui ne
-se borneront pas à une superficielle appréciation, que,
-sauf les cas d'anomalie, ces modifications ne sauraient
-finalement influer que sur le développement plus ou
-moins étendu d'un système toujours identique: l'expérience
-catholique a depuis longtemps sanctionné cette
-indication rationnelle, en ce qui concerne l'éducation
-générale, puisque l'instruction religieuse était, au fond,
-pareillement conçue et dirigée pour toutes les classes quelconques,
-quoique plus ou moins détaillée ou approfondie:
-de nos jours même, l'instruction spéciale, seule
-régularisée, pourra montrer aux juges compétens que
-la meilleure institution d'une étude quelconque ne peut
-offrir, à tous ces titres, que de simples variétés d'extension
-d'un mode constamment semblable. Au reste,
-ce n'est point ici le lieu de m'expliquer convenablement
-sur la véritable nature fondamentale de l'éducation positive,
-à la fois industrielle, esthétique, scientifique
-et philosophique, où l'essor moral correspondra sans
-cesse au progrès intellectuel: l'importance prépondérante
-et la difficulté supérieure d'un tel sujet me détermineront
-à y consacrer plus tard un Traité exclusif, que
-j'annoncerai plus distinctement à la fin de ce dernier volume.
-Il me suffit ici d'avoir expressément signalé l'universalité
-caractéristique de ce système primordial, autour
-duquel se ramifieront ensuite spontanément les
-divers appendices particuliers relatifs à la préparation
-directe aux différentes conditions sociales. C'est surtout
-ainsi que l'esprit scientifique actuel, perdant enfin sa
-spécialité empirique, sera invinciblement poussé à une
-<span class="pagenum" id="Page_548">548</span>
-indispensable généralité rationnelle, présidant à une
-saine répartition finale de l'élaboration spéculative: car
-un tel but rendra pleinement irrécusable le besoin de
-condenser et de coordonner les principales branches de
-la philosophie naturelle, qui, devant toutes fournir un
-contingent essentiel à la doctrine commune, ne sauraient
-conserver une incohérence et une dispersion évidemment
-incompatibles avec cette grande destination
-sociale, comme je l'expliquerai davantage au <a href="#Page_839">soixantième
-chapitre</a>. Quand les savans auront suffisamment
-compris que la vie active exige habituellement l'emploi
-simultané des diverses notions positives que chacun
-d'eux isole de toutes les autres, ils comprendront sans
-doute que leur ascension politique suppose nécessairement
-la généralisation préalable de leurs conceptions
-ordinaires, et, par conséquent, l'entière réformation
-philosophique de leurs dispositions actuelles. Car les
-populations modernes ne pourront jamais reconnaître
-pour chefs spirituels des hommes qui, malgré une véritable
-supériorité envers une faible partie de nos connaissances,
-sont le plus souvent au-dessous du vulgaire relativement
-à tout le reste du domaine réel de la raison
-humaine; sans parler d'ailleurs de l'infériorité morale
-qui doit fréquemment accompagner aujourd'hui cette
-sorte d'automatisme spéculatif: cette pleine généralité
-constitue tellement la première condition de l'autorité
-spirituelle, que sa seule influence, même à l'état le plus
-imparfait, préserve aujourd'hui d'une entière désuétude
-sociale l'esprit théologico-métaphysique, quoique désormais
-profondément antipathique à la raison moderne.
-Tandis que, par une telle élaboration, l'esprit positif
-<span class="pagenum" id="Page_549">549</span>
-acquerra spontanément le dernier attribut essentiel qui
-lui manque encore, cette grande destination achèvera
-aussi de le purifier suffisamment, en y faisant hautement
-prévaloir le génie spéculatif, sans pouvoir cependant
-oublier jamais le but social. Nous avons, en effet, précédemment
-remarqué, même envers les sciences les plus
-avancées, que le caractère scientifique actuel flotte presque
-toujours entre l'essor abstrait et l'application partielle,
-de manière à n'être le plus souvent ni franchement
-spéculatif ni véritablement actif, comme le confirme
-clairement la constitution équivoque des corporations
-savantes, où domine un vicieux mélange des attributions
-technologiques avec les travaux scientifiques, et
-dont la plupart des membres sont, en réalité, bien plutôt
-de simples ingénieurs que de vrais savans. Cette confusion
-radicale est aujourd'hui évidemment liée au défaut
-de généralité, qui, dissimulant la haute destination
-philosophique de l'esprit positif, ne permet de motiver
-son utilité finale que sur des services secondaires, aussi
-spéciaux que les habitudes théoriques correspondantes.
-Mais il est clair que cette tendance, convenable seulement
-à l'enfance de la science moderne, constitue maintenant
-un nouvel obstacle essentiel à la systématisation de
-la philosophie positive, qui, dans l'ordre normal de
-l'humanité, ne devra considérer d'autre application immédiate
-que la direction intellectuelle et morale des populations
-civilisées; application nécessaire, n'offrant rien
-d'éventuel ni d'isolé, et dont l'influence continue, loin
-de pouvoir altérer la pureté ou la dignité du caractère
-spéculatif, tendra à lui imprimer plus de généralité et
-d'élévation, aussi bien que plus d'unité et de
-<span class="pagenum" id="Page_550">550</span>
-consistance<a name="FNanchor_29" id="FNanchor_29" href="#Footnote_29" class="fnanchor">[29]</a>. Ainsi, sous tous les aspects importans, la
-grande élaboration philosophique destinée à la fondation
-du système final de l'éducation positive, exercera
-nécessairement, sur les esprits qui l'accompliront, une
-heureuse réaction immédiate, indispensable à la dernière
-préparation mentale de la nouvelle puissance spirituelle,
-dont les élémens actuels sont encore si imparfaits: c'est
-surtout pour ce motif que je devais ici expressément signaler
-cette attribution caractéristique. En même temps,
-l'homogénéité de vues et l'identité de but, établies par
-une telle destination sociale, conduiront spontanément
-les divers philosophes positifs à former peu à peu une
-véritable corporation européenne, de manière à prévenir
-ou à dissiper les imminentes dissensions actuellement
-<span class="pagenum" id="Page_551">551</span>
-inhérentes à l'anarchie scientifique, qui décompose toujours
-ce qu'on appelle improprement aujourd'hui les
-corps savans en une multitude de coteries, aussi précaires
-qu'étroites, mutuellement ennemies, et seulement
-disposées à de honteuses coalitions passagères pour
-protéger à tout prix les intérêts de chaque membre
-contre toute rivalité extérieure.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_29" id="Footnote_29" href="#FNanchor_29"><span class="label"><b>Note 29</b>:</span></a>
-Quelque nécessaire que soit cette séparation préalable des vrais
-savans, s'élevant enfin à l'état philosophique, d'avec les ingénieurs
-proprement dits, on peut assurer que les corporations savantes s'y
-opposeront de tout leur pouvoir, craignant de perdre ainsi l'un de
-leurs principaux titres actuels à la considération publique: et cette
-opposition ne constitue pas l'un des moindres motifs qui feraient désirer,
-surtout en France, la prochaine suppression de ces compagnies
-arriérées, maintenant dominées à tant d'égards par un esprit contraire
-aux principaux besoins de notre temps. Toutefois les hautes
-nécessités philosophiques seront, à ce sujet, heureusement secondées
-par l'essor spontané de la classe des ingénieurs, à mesure que le mouvement
-industriel deviendra plus systématique: car, lorsque cette classe
-aura suffisamment développé son propre caractère, elle s'affranchira
-bientôt, sans doute, d'une orgueilleuse tutelle scientifique, émanée
-d'hommes qui, à raison même de leur direction équivoque, doivent,
-au fond, offrir le plus souvent une faible capacité technologique,
-dont les véritables ingénieurs, au temps de leur émancipation mentale,
-feront aisément ressortir l'insuffisance sociale.</p>
-
-<p class="sep1">Cette élaboration fondamentale de l'éducation positive
-sera principalement caractérisée par la systématisation
-finale de la morale humaine, qui, dès lors
-affranchie de toute conception théologique, reposera
-directement, d'une manière inébranlable, sur l'ensemble
-de la philosophie positive, comme je l'indiquerai
-davantage au <a href="#Page_839">soixantième chapitre</a>. Dans l'économie générale
-d'une telle éducation, de saines habitudes soigneusement
-entretenues, sous la direction des préjugés
-convenables, seront destinées, dès l'enfance, à l'actif
-développement de l'instinct social et du sentiment du
-devoir; pour être définitivement rationnalisés, en
-temps opportun, d'après la connaissance réelle de notre
-nature et des principales lois, statiques ou dynamiques,
-de notre sociabilité: de manière à établir solidement
-d'abord les obligations universelles de l'homme civilisé,
-successivement envisagé quant à son existence personnelle,
-domestique ou sociale, et ensuite leurs différentes
-modifications régulières suivant les diverses
-situations essentielles propres à la civilisation moderne.
-Vainement l'impuissance organique, commune à toutes
-les écoles métaphysiques, les fait-elle aujourd'hui spontanément
-concourir, malgré leurs innombrables divergences,
-à sanctionner indifféremment la prétention exclusive
-<span class="pagenum" id="Page_552">552</span>
-des doctrines théologiques à constituer la morale:
-l'expérience décisive des trois derniers siècles a pleinement
-constaté, surtout depuis le début de la grande
-crise révolutionnaire, que ce mode indirect, quoique
-indispensable à l'état préliminaire de l'humanité,
-n'est plus désormais, sous aucun rapport, convenable
-à sa maturité, qui le rend à la fois impossible et inutile.
-Nous avons historiquement reconnu que l'application
-effective de ce procédé primitif avait toujours
-subi un décroissement spontané, correspondant à celui
-de la philosophie d'où il émanait, à mesure que
-l'intelligence et la sociabilité de notre espèce, simultanément
-développées, ont permis l'appréciation vulgaire
-des règles morales d'après l'ensemble de leur influence
-réelle sur l'individu et sur la société: le catholicisme
-surtout a livré à la raison humaine beaucoup d'utiles
-prescriptions, personnelles où collectives, antérieurement
-soumises à la sanction religieuse, et que les
-philosophes anciens avaient cru ne pouvoir jamais s'y
-soustraire. Or, cette double désuétude croissante est
-maintenant parvenue à son dernier terme, sans aucun
-espoir de retour, comme l'a prouvé notre élaboration
-dynamique. La dispersion indéfinie des croyances religieuses,
-irrévocablement abandonnées aux divagations
-individuelles, empêche désormais de rien établir de
-stable sur d'aussi vains fondemens<a name="FNanchor_30" id="FNanchor_30" href="#Footnote_30" class="fnanchor">[30]</a>. Dans l'état
-<span class="pagenum" id="Page_553">553</span>
-présent de la raison humaine, le degré d'unité théologique
-indispensable à l'efficacité morale de ces doctrines supposerait
-évidemment un vaste système d'hypocrisie, dont
-la suffisante réalisation est heureusement impossible, et
-qui d'ailleurs serait, par sa nature, beaucoup plus nuisible
-à la moralité universelle que cette fragile assistance
-ne pourrait jamais lui devenir utile. Sous un autre aspect,
-les conditions politiques relatives à l'indépendance
-du sacerdoce, et sans lesquelles, comme je l'ai établi, la
-philosophie religieuse, même sincèrement conservée, ne
-saurait en obtenir une véritable efficacité morale, sont désormais
-encore plus complétement repoussées que les conditions
-purement intellectuelles, chez les esprits même où
-l'ancienne foi s'est jusqu'ici le moins altérée. Quelle inconséquence
-philosophique pourrait surtout être comparée
-à celle de nos déistes, rêvant aujourd'hui l'exclusive
-consécration de la morale par une religion sans révélation,
-<span class="pagenum" id="Page_554">554</span>
-sans culte, et sans clergé! L'analyse approfondie
-du catholicisme nous a démontré les conditions, tant
-mentales que sociales, indispensables au suffisant accomplissement
-de son office moral, et la suite de l'appréciation
-historique nous a expliqué comment cinq
-siècles d'une active élaboration révolutionnaire, plus ou
-moins commune à toutes les classes quelconques de la
-société moderne, ont graduellement déterminé l'irrévocable
-destruction des unes et des autres. Une vicieuse
-préoccupation systématique peut seule aujourd'hui faire
-persister des esprits philosophiques à regarder la morale
-comme devant toujours reposer sur les conceptions
-théologiques, puisqu'il est évident que la moralité humaine
-a essentiellement résisté jusqu'ici à la profonde
-impuissance pratique des croyances religieuses, malgré
-l'absence désastreuse de toute autre organisation spirituelle:
-cette indépendance effective est même parvenue
-au point que des observateurs d'une faible portée, mais
-d'une incontestable loyauté, en ont osé conclure l'inutilité
-radicale de tout enseignement moral régulier. Plusieurs
-témoignages décisifs nous ont d'ailleurs indiqué
-déjà que l'adhérence trop prolongée des règles morales
-à la doctrine théologique est maintenant devenue directement
-contraire à leur efficacité, en faisant, quoiqu'à
-tort, rejaillir sur elles l'inévitable discrédit, mental et
-social, qui s'attache irrévocablement à une philosophie
-depuis longtemps rétrograde. Cette empirique solidarité
-constitue même désormais un obstacle général à l'actif
-développement de la moralité moderne, en ce qu'une
-telle illusion empêche de procéder convenablement à aucune
-élaboration rationnelle, contre laquelle, au reste,
-<span class="pagenum" id="Page_555">555</span>
-d'ignobles déclamateurs religieux, catholiques, protestans,
-ou déistes, s'efforcent de soulever d'avance des
-imputations calomnieuses, comme pour fermer à l'envi
-toute issue réelle à l'anarchie actuelle. Dans l'état présent
-de l'élite de l'humanité, l'esprit positif est certainement
-le seul qui, dignement systématisé, puisse à la fois
-produire de véritables convictions morales, aussi stables
-qu'universelles, et permettre l'essor d'une autorité spirituelle
-assez indépendante pour en régulariser l'application
-sociale. En même temps, la philosophie positive,
-comme je l'ai déjà noté, faisant directement prévaloir la
-connaissance réelle de l'ensemble de la nature humaine,
-peut seule présider au plein développement ultérieur du
-sentiment social, qui n'a jamais pu être cultivé jusqu'ici
-que d'une manière fort indirecte, et même, à beaucoup
-d'égards, contradictoire, sous les inspirations d'une
-philosophie théologique qui, de toute nécessité, imprimait
-communément à tous les actes moraux le caractère
-d'un égoïsme exorbitant quoique chimérique, ensuite
-imité par la désastreuse théorie métaphysique de l'intérêt
-personnel. Les sentimens humains n'étant pas suffisamment
-développables sans un exercice direct et soutenu,
-la morale positive, qui prescrira la pratique habituelle
-du bien en avertissant avec franchise qu'il n'en
-peut résulter souvent d'autre récompense certaine qu'une
-inévitable satisfaction intérieure, devra finalement devenir
-beaucoup plus favorable à l'essor actif des affections
-bienveillantes, que les doctrines suivant lesquelles le
-dénouement même était toujours rattaché à de vrais
-calculs personnels, dont l'exclusive préoccupation comprimait
-trop aisément l'insuffisante protestation de nos
-<span class="pagenum" id="Page_556">556</span>
-instincts généreux. Mais, quelque irrécusables que soient
-déjà ces diverses propriétés morales de la philosophie
-positive, une aveugle routine, entretenue par d'énergiques
-intérêts, continuera, malgré l'évidence rationnelle,
-à méconnaître essentiellement la possibilité de systématiser
-la morale sans aucune intervention religieuse, jusqu'à
-ce que la suffisante réalisation d'une telle transformation
-vienne dissiper, à ce sujet, toute vaine controverse.
-C'est pourquoi aucune autre partie quelconque de la
-grande élaboration philosophique ne saurait avoir une
-importance aussi décisive pour déterminer la régénération
-finale de la société moderne. L'humanité ne saurait
-être envisagée comme vraiment sortie de l'état d'enfance,
-tant que ses principales règles de conduite, au
-lieu d'être uniquement puisées dans une juste appréciation
-de sa nature et de sa condition, continueront à
-reposer essentiellement sur des fictions étrangères.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_30" id="Footnote_30" href="#FNanchor_30"><span class="label"><b>Note 30</b>:</span></a>
-Chez les déistes qui dissertent le plus aujourd'hui sur l'exclusive
-consécration religieuse des règles morales, ces divagations métaphysiques
-sont déjà parvenues au point d'altérer profondément le dogme
-même de la vie future, où, par un puéril raffinement de sensibilité
-réelle ou affectée, la plupart d'entre eux ont supprimé les peines éternelles,
-en conservant toutefois les récompenses; conception assurément
-très-propre à consolider la moralité de ceux qui repoussent toute
-base positive! Une telle monstruosité ne constitue pourtant que
-l'extrême développement d'une disposition caractéristique de l'esprit
-protestant, que nous avons vu, dès les premiers progrès de la désorganisation
-théologique, toujours tendre spontanément à diminuer
-de plus en plus la salutaire sévérité de l'ancienne morale religieuse.
-Les principales aberrations morales propres à notre temps
-se rattachent certainement à une vague religiosité métaphysique,
-et ne peuvent être le plus souvent reprochées aux esprits pleinement
-affranchis de toute philosophie théologique, malgré les graves
-lacunes qui résultent encore chez eux du défaut habituel de doctrine
-régulière.</p>
-
-<p class="sep1">Dans l'élaboration systématique de l'éducation positive,
-je dois enfin signaler rapidement une dernière propriété
-essentielle, spécialement incontestable, par laquelle
-ce grand travail, caractérisant la destination européenne
-de la nouvelle autorité spirituelle, satisfera
-déjà à l'une des principales exigences de la situation
-actuelle. Notre analyse historique a clairement expliqué,
-conformément à l'observation directe, pourquoi la crise
-sociale, quoique ayant dû commencer en France, est désormais
-radicalement commune à tous les peuples de
-l'Europe occidentale, qui, après avoir plus ou moins
-subi l'incorporation romaine, furent surtout suffisamment
-soumis à l'initiation catholique et féodale, en sorte que
-leur commun essor ultérieur a toujours présenté jusqu'ici
-<span class="pagenum" id="Page_557">557</span>
-une véritable solidarité, à la fois positive et négative.
-Rien n'est assurément plus propre qu'une telle synergie
-à faire convenablement ressortir la profonde insuffisance
-de la philosophie métaphysique qui dirige encore les
-tentatives politiques, puisque, malgré cette irrécusable
-parité, il ne s'agit partout que d'essais purement nationaux,
-où la communauté occidentale est essentiellement
-oubliée. Cette lacune caractéristique subsistera nécessairement
-tant que le principe fondamental de la séparation
-des deux puissances continuera d'être méconnu,
-par une abusive prolongation de l'esprit temporaire qui
-devait seulement convenir aux cinq siècles de la transition
-négative: car la confusion sociale entre le gouvernement
-moral et le gouvernement politique suppose et
-prolonge l'isolement exceptionnel de ces différens peuples,
-dont la réunion ne pourrait ainsi résulter que de
-l'oppressive prépondérance de l'un d'entre eux. Malgré
-l'intime connexité de leur civilisation homogène, les
-cinq grandes nations énumérées au début de ce volume,
-qui composent aujourd'hui l'élite de l'humanité, ne sauraient
-être, sans une intolérable tyrannie, désormais
-heureusement impossible, habituellement assujetties à
-un même empire temporel: et cependant l'extension
-croissante de leurs contacts journaliers exigerait déjà
-l'intervention normale d'une autorité vraiment commune,
-correspondante à l'ensemble de leurs affinités
-réelles. Or, tel est, maintenant comme au moyen âge,
-l'éminent privilége de la puissance spirituelle, qui, liant
-spontanément ces diverses populations par une même
-éducation fondamentale, est seule susceptible d'y obtenir
-régulièrement un libre assentiment unanime. C'est
-<span class="pagenum" id="Page_558">558</span>
-ainsi que l'élaboration philosophique d'une telle éducation
-commencera inévitablement à imprimer aussitôt à
-la grande solution sociale le caractère européen indispensable
-à son efficacité. Pour bien comprendre la vraie
-nature de cette condition nécessaire, il importe beaucoup
-d'écarter les tendances vagues et absolues d'une
-vaine philanthropie métaphysique, et de restreindre cette
-synergie aux populations qui en sont déjà, quoiqu'à divers
-degrés, suffisamment susceptibles, d'après l'ensemble
-de leurs antécédens; sous la seule réserve de l'extension
-ultérieure d'un tel organisme social, au delà
-même de la race blanche, à mesure que le reste de notre
-espèce aura convenablement satisfait aux obligations préliminaires
-d'une pareille assimilation. Tout en consolidant
-les liens universels partout inhérens à l'identité
-radicale de la nature humaine, la nouvelle philosophie
-sociale, dont l'esprit est éminemment relatif, introduira
-bientôt une distinction familière entre les nations positives
-et les peuples restés encore théologiques ou même
-métaphysiques; comme, au moyen âge, le même attribut
-qui réunissait les diverses populations catholiques les
-séparait aussi de celles demeurées à l'état polythéique ou
-fétichique: il n'y aura, sous ce rapport, de différence
-essentielle entre les deux cas que la destination plus
-étendue finalement propre à l'organisation moderne, et
-la tendance plus conciliante d'une doctrine qui rattache
-toutes les situations quelconques de l'humanité à une
-même évolution fondamentale. La conception immédiate
-d'une trop grande extension conduirait à dénaturer
-profondément la réorganisation sociale, qui ne saurait
-avoir aucun caractère suffisamment prononcé s'il y fallait
-<span class="pagenum" id="Page_559">559</span>
-d'abord embrasser des civilisations trop inégales ou trop
-discordantes et dépourvues de solidarité antérieure. Dans
-l'exacte mesure résultée de notre appréciation historique,
-se trouvent convenablement réunis les avantages
-opposés d'une variété assez étendue pour exciter aujourd'hui
-à la généralisation des pensées politiques, et d'une
-homogénéité assez complète pour que leur nature puisse
-rester nettement déterminée. Ainsi, l'obligation d'étendre
-la régénération moderne à l'ensemble de l'occident
-européen fournit évidemment une confirmation
-décisive de la nécessité, déjà établie, de concevoir la
-réorganisation temporelle, propre à chaque nation,
-comme précédée et dirigée par une réorganisation spirituelle,
-seule commune à tous les élémens de la grande
-république occidentale. En même temps, l'élaboration
-philosophique destinée à fonder le système final de l'éducation
-positive constitue spontanément le meilleur
-moyen de satisfaire convenablement à cet impérieux
-besoin de notre situation sociale, en appelant les diverses
-nationalités actuelles à une &oelig;uvre vraiment identique,
-sous la direction d'une classe spéculative partout homogène,
-habituellement animée, non d'un stérile cosmopolitisme,
-mais d'un actif patriotisme européen.</p>
-
-<p>L'attribution fondamentale dont nous avons enfin
-ébauché suffisamment l'appréciation caractéristique,
-comprend assurément, par sa nature, sans aucune concentration
-factice, l'ensemble des fonctions propres au
-pouvoir spirituel, pour tous les esprits qui, accoutumés
-à bien généraliser, sauront l'envisager dans son entière
-extension. Mais, sous l'irrationnelle prépondérance des
-habitudes métaphysiques, ma pensée ne pourrait être, à
-<span class="pagenum" id="Page_560">560</span>
-ce sujet, pleinement saisie, si je n'ajoutais ici un rapide
-éclaircissement supplémentaire, expressément relatif à
-l'indispensable complément et aux suites inévitables de
-ce grand office social, à la fois national et européen. En
-un temps où il n'existe, à proprement parler, aucune véritable
-éducation, si ce n'est spontanée, et où il n'y a
-de régularisé qu'une instruction plus ou moins spéciale,
-conçue et dirigée d'une manière très-peu philosophique,
-même dans les cas les moins défavorables, l'étude approfondie
-du passé peut seule faire sentir toute la portée
-politique d'une telle attribution convenablement réalisée.
-Il est d'abord évident que cette opération initiale
-ne serait pas suffisamment accomplie, si le pouvoir correspondant
-n'organisait pas, pour l'ensemble de la vie
-active, une sorte de prolongement universel, destiné à
-empêcher, autant que possible, que le mouvement spécial
-ne fasse oublier ou méconnaître les principes généraux,
-dont la notion primitive a besoin d'être convenablement
-reproduite aux époques périodiquement consacrées à
-l'existence spéculative. Ce besoin devant être d'autant
-plus impérieux qu'il concerne des conceptions plus compliquées,
-c'est surtout envers les doctrines morales et
-sociales qu'il importe le plus d'y satisfaire, sous peine
-d'une déplorable insuffisance pratique de l'éducation primordiale.
-De là résulte, pour le pouvoir spirituel, non-seulement
-la nécessité d'exercer toujours une haute surveillance
-sur le mouvement spontané de l'esprit humain,
-afin d'y rappeler les considérations d'ensemble, mais
-principalement l'obligation d'instituer, à la judicieuse
-imitation du catholicisme, un système d'habitudes à la
-fois publiques et privées, propres à ranimer énergiquement
-<span class="pagenum" id="Page_561">561</span>
-le sentiment soutenu de la solidarité sociale. Comme
-ce sentiment ne saurait être assez complet sans celui de
-la continuité historique propre à notre espèce, la philosophie
-positive devra développer l'un de ses plus précieux
-attributs politiques, en présidant à l'organisation d'un
-vaste système de commémoration universelle, dont le
-catholicisme ne put réaliser qu'une faible ébauche, vu
-l'esprit trop étroit et trop absolu de la philosophie correspondante,
-impuissante à concevoir suffisamment l'ensemble
-du passé social. Un tel système, destiné à glorifier,
-par tous les moyens convenables, les diverses phases
-successives de l'évolution humaine, et les principaux
-promoteurs des progrès respectifs, uniformément appréciés
-d'après la saine théorie dynamique de l'humanité,
-pourra d'ailleurs être assez heureusement combiné pour
-offrir spontanément une haute utilité intellectuelle, en
-popularisant la connaissance générale de cette marche
-fondamentale. Quoique ces diverses indications ne puissent
-être ici plus développées, j'espère qu'elles attireront
-suffisamment l'attention du lecteur judicieux sur les fonctions
-complémentaires de la corporation spéculative<a name="FNanchor_31" id="FNanchor_31" href="#Footnote_31" class="fnanchor">[31]</a>.
-Relativement à l'influence sociale qui résulte nécessairement
-<span class="pagenum" id="Page_562">562</span>
-de l'attribution initiale, l'expérience actuelle n'en
-peut guère fournir la notion familière, puisque l'instruction
-spéciale, de nos jours improprement qualifiée d'éducation,
-ne laisse aucune forte impression morale d'où
-puisse dériver l'autorité ultérieure des instituteurs primitifs,
-dont le souvenir est bientôt effacé par les impulsions
-actives. Mais une éducation réelle, suffisamment conforme
-à sa destination sociale, devra naturellement disposer
-les individus et les classes à une confiance générale envers
-la corporation qui l'aura dirigée, de manière à lui conférer
-une haute intervention consultative dans toutes
-les opérations usuelles, soit privées, soit publiques, afin
-d'y mieux assurer la judicieuse application journalière
-des principes établis pendant la durée de l'initiation, et
-dont aucun autre organe ne pourrait aussi bien concevoir
-la saine interprétation. Par cela même, cette éminente
-autorité, toujours placée au vrai point de vue d'ensemble,
-et animée d'une impartialité sans indifférence,
-exercera spontanément un haut arbitrage, plus ou moins
-susceptible de régularisation, dans les divers conflits
-inévitables déterminés par le mouvement social, et qu'il
-serait ordinairement impossible de soumettre à une plus
-sage appréciation. Cet office accessoire prendra surtout
-une grande importance envers les relations internationales,
-qui, ne pouvant être soumises à aucune autorité
-temporelle, resteraient abandonnées à un insuffisant antagonisme,
-si, d'une autre part, elles ne tombaient ainsi,
-mieux qu'au moyen âge, sous la compétence directe de la
-puissance spirituelle, seule assez générale pour être partout
-librement respectée: d'où résultera un système diplomatique
-entièrement nouveau, ou plutôt la cessation
-<span class="pagenum" id="Page_563">563</span>
-graduelle de l'interrègne, très-imparfait, mais indispensable,
-institué par la diplomatie afin de faciliter la grande
-transition européenne, suivant les explications historiques
-du cinquante-cinquième chapitre. Sans doute, les grands
-conflits militaires, dont Bonaparte dut diriger le dernier
-essor, sont désormais essentiellement terminés entre les différens
-élémens de la république européenne; mais l'esprit
-de divergence, plus difficile à contenir à mesure que les
-rapports se généralisent davantage, saura bien y trouver
-de nouvelles formes, qui, sans être aussi désastreuses,
-exigeront néanmoins l'énergique intervention du pouvoir
-modérateur. Cette même activité industrielle, dont l'universelle
-prépondérance est si propre à consolider de
-plus en plus l'état pacifique de cette grande communauté,
-y pousse, d'une autre part, les diverses cupidités nationales
-à des luttes indéfinies, par une commune disposition
-à des monopoles antisociaux, que les vaines prédications
-de la métaphysique économique ne sauraient contenir
-suffisamment. Quoique l'uniforme établissement de
-l'éducation positive doive déjà essentiellement modérer
-cette vicieuse tendance, en atténuant l'importance exagérée
-que l'anarchie spirituelle confère maintenant au
-point de vue pratique, cette influence spontanée ne saurait
-suffire contre un tel danger, si cette commune organisation
-ne devait aussi faire naturellement surgir une
-puissance directement antipathique à ces déplorables
-collisions. Mais il est clair que la même autorité qui,
-dans l'éducation proprement dite, aura convenablement
-fondé la morale des peuples comme celle des individus
-et des classes, deviendra nécessairement susceptible,
-d'après cet ascendant universel, d'y subordonner, autant
-<span class="pagenum" id="Page_564">564</span>
-que possible, dans la vie active, les divergences particulières,
-tant nationales que personnelles.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_31" id="Footnote_31" href="#FNanchor_31"><span class="label"><b>Note 31</b>:</span></a>
-Si une appréciation plus détaillée était ici possible, il faudrait
-convenablement signaler, parmi ces fonctions complémentaires, une
-attribution fort étendue, source nécessaire d'une grande influence
-ultérieure pour le pouvoir spirituel, considéré comme juge naturel du
-suffisant accomplissement des diverses conditions d'éducation, les unes
-générales, les autres spéciales, propres aux différentes carrières sociales,
-d'après un sage système d'examens publics dont il n'existe
-encore qu'une ébauche partielle et imparfaite, mais qui, sous le
-régime positif, devra recevoir un vaste développement usuel.</p>
-
-<p class="sep1">Après avoir ainsi défini la nature générale des attributions
-propres au nouveau pouvoir spirituel, et de l'influence
-nécessaire qui en dérive, il devient aisé de compléter
-cette sommaire appréciation, en procédant à
-l'examen rapide du caractère social de l'autorité correspondante,
-surtout par comparaison, ou plutôt par contraste,
-avec celui de l'autorité catholique au moyen
-âge. Tandis que la puissance temporelle dépend finalement
-d'une certaine prépondérance matérielle, de force
-ou de richesse, dont l'inévitable empire est souvent subi
-à regret, l'autorité spirituelle, à la fois plus douce et
-plus intime, repose toujours sur une confiance spontanément
-accordée à la supériorité intellectuelle et morale;
-elle suppose préalablement un libre assentiment continu,
-de conviction ou de persuasion, à une commune doctrine
-fondamentale, qui règle simultanément l'exercice
-et les conditions d'un tel ascendant, que la cessation de
-cette foi ruine aussitôt. Mais la nature philosophique de
-cette doctrine doit affecter profondément ces caractères
-élémentaires, pareillement applicables à tous les modes
-possibles du gouvernement moral. La foi théologique,
-toujours liée à une révélation quelconque, à laquelle le
-croyant ne saurait participer, est assurément d'une tout
-autre espèce que la foi positive, toujours subordonnée
-à une véritable démonstration, dont l'examen est permis
-à chacun sous des conditions déterminées, quoique
-l'une et l'autre résultent également de cette universelle
-aptitude à la confiance, sans laquelle aucune société
-réelle ne saurait jamais subsister. J'ai déjà suffisamment
-<span class="pagenum" id="Page_565">565</span>
-assigné, au chapitre précédent, les caractères propres à
-la foi nouvelle, en appréciant sa principale manifestation
-historique. Or, il en résulte évidemment que l'autorité
-positive est, de sa nature, essentiellement relative,
-comme l'esprit de la philosophie <ins id="cor_14" title="corrrespondante">correspondante</ins>: nul
-ne pouvant tout savoir, ni tout juger, le crédit ainsi obtenu
-par le plus éminent penseur offre nécessairement,
-quoique plus étendu, une parfaite analogie avec celui
-que lui-même accorde, à son tour, sur certains sujets,
-à la plus humble intelligence. La terrible domination
-absolue que l'homme a pu exercer sur l'homme, pendant
-l'enfance de l'humanité, au nom d'une puissance
-illimitée, appliquée à des intérêts dont la prépondérance
-tendait à interdire toute délibération, est heureusement
-à jamais éteinte, avec l'état mental d'où elle émanait:
-et, de cette émancipation décisive, pourra seulement
-découler le libre essor universel de notre dignité
-et de notre énergie. Mais, quoique la foi positive ne
-puisse être aussi intense, à beaucoup près, que la foi
-théologique, l'expérience des trois derniers siècles a déjà
-montré que, par elle-même, sans aucune organisation
-régulière, elle peut désormais déterminer spontanément
-une suffisante convergence sur des sujets convenablement
-élaborés. L'universelle admission des principales
-notions scientifiques, malgré leur fréquente oppositions
-aux croyances religieuses, nous permet d'entrevoir
-de quelle irrésistible prépondérance sera susceptible,
-dans la virilité de la raison humaine, la force logique
-des démonstrations véritables, surtout quand son extension
-usuelle aux considérations morales et sociales
-lui aura procuré toute l'énergie qu'elle comporte, et
-<span class="pagenum" id="Page_566">566</span>
-dont son défaut actuel de généralité doit profondément
-neutraliser l'essor. Une telle aptitude fondamentale est
-loin, sans doute, de dispenser d'une véritable régularisation
-de la foi positive dans le système de l'éducation universelle:
-cette discipline est surtout indispensable envers
-les notions les plus complexes, où l'assentiment unanime
-est pourtant beaucoup plus essentiel, pour réagir
-suffisamment contre les illusions et l'entraînement des
-passions. Toutefois il est clair que si la foi nouvelle ne
-comporte point la même plénitude d'ascendant que l'ancienne,
-la nature de la philosophie et de la sociabilité
-correspondantes ne l'exigent pas non plus: puisqu'il
-s'agit d'un état mental qui, disposant spontanément à
-la convergence, permet d'organiser une véritable unité
-spirituelle, sans supposer la rigoureuse compression permanente
-que l'état théologique avait dû laborieusement
-établir pour prévenir, autant que possible, les profondes
-discordances propres à une philosophie aussi vague
-et arbitraire qu'absolue, outre que les intérêts réels sont
-bien plus disciplinables que les intérêts chimériques. Il
-existe donc, à cet égard, une suffisante harmonie générale
-entre le besoin et la possibilité d'une discipline régulière
-chez les intelligences modernes; du moins quand le régime
-théologico-métaphysique, devenu éminemment
-perturbateur, y aura totalement cessé. Ces considérations
-tendent à dissiper spontanément les fâcheuses inquiétudes
-théocratiques que soulève aujourd'hui toute
-pensée quelconque de réorganisation spirituelle; puisque
-la nature philosophique du nouveau gouvernement
-moral ne lui permet nullement de comporter des usurpations
-équivalentes à celles de l'autorité théologique.
-<span class="pagenum" id="Page_567">567</span>
-Néanmoins, il ne faut pas croire, par une exagération
-inverse, que ce régime positif ne soit pas, à sa manière,
-susceptible de graves abus, inhérens à l'infirmité de
-notre nature mentale et affective; leur suffisante répression
-exigera même certainement une constante surveillance
-sociale, qui, à la vérité, ne saurait manquer. La
-science réelle ne se montre que trop aujourd'hui compatible
-avec le charlatanisme, surtout chez les géomètres,
-dont le langage mystérieux peut si aisément dissimuler,
-auprès du vulgaire, une profonde médiocrité intellectuelle;
-et les savans sont d'ailleurs tout aussi disposés à
-l'oppression que les prêtres ont jamais pu l'être, quoiqu'ils
-n'en puissent heureusement obtenir jamais les
-mêmes moyens. Ainsi, l'esprit universel de critique sociale,
-spontanément introduit par le régime monothéique
-du moyen âge, comme une suite nécessaire de la séparation
-des deux puissances, suivant les explications du
-cinquante-quatrième chapitre, doit surtout remplir un
-office continu dans le système final de la sociabilité moderne.
-La désastreuse prépondérance que cet esprit exerce
-aujourd'hui n'empêche pas qu'il ne devienne susceptible
-d'une heureuse efficacité ultérieure, quand il sera, au
-contraire, convenablement subordonné à l'esprit organique,
-et régulièrement appliqué à contenir, autant que
-possible, les abus propres au nouveau régime. Sans doute,
-l'universelle propagation des connaissances réelles constituera
-spontanément la plus solide garantie contre le
-charlatanisme scientifique: car, lorsque, par exemple,
-le langage algébrique sera, au degré élémentaire, devenu
-vraiment vulgaire, le mérite de le parler ne dispensera
-plus de toute autre qualité plus essentielle. Mais
-<span class="pagenum" id="Page_568">568</span>
-ce correctif nécessaire ne saurait pourtant suffire, si la
-nature du régime positif ne devait en même temps développer
-aussi une continuelle surveillance critique, qui,
-loin de tendre, comme aujourd'hui, à la subversion du
-système, concourra régulièrement, au contraire, à en
-consolider l'harmonie, parce qu'elle résultera directement
-de sa constitution fondamentale, d'après laquelle
-l'autorité spirituelle sera toujours légitimement soumise,
-soit dans son origine, soit dans sa destination, à des
-conditions de capacité et de moralité, rigoureusement
-déterminées, dont le principe, universellement proclamé,
-pourra toujours être invoqué à l'appui de tout reproche
-convenablement motivé. Ces conditions initiales doivent
-être surtout intellectuelles, tandis que les conditions
-finales seront principalement morales. Les premières se
-rapportent à l'ensemble des difficiles préparations, à la
-fois logiques et scientifiques, qui doivent garantir l'aptitude
-rationnelle des membres de la corporation spéculative,
-à laquelle si peu de nos académiciens seraient
-vraiment dignes d'être agrégés. Le même principe de
-discipline intellectuelle que cette corporation aura communément
-employé, pour interdire la discussion aux
-esprits incompétens, pourra évidemment être tourné
-contre ses propres fonctionnaires, lorsqu'ils n'auront
-pas convenablement satisfait aux obligations correspondantes,
-bien plus étendues et plus impérieuses à leur
-égard qu'envers les simples fidèles. Quant aux autres
-conditions, moins senties mais aussi nécessaires, elles
-concernent directement l'exercice continu de l'autorité
-spirituelle, qui, dans tous ses actes, doit être évidemment
-soumise à l'ensemble des sévères prescriptions morales
-<span class="pagenum" id="Page_569">569</span>
-qu'elle-même aura régulièrement imposées à chacun au
-nom de tous. Depuis que le catholicisme a noblement
-proclamé l'entière suprématie sociale de la morale, non-seulement
-sur la force, mais même sur l'intelligence,
-par suite de la séparation fondamentale des deux pouvoirs,
-le plus chétif croyant a dû acquérir, d'après cette
-règle universelle, un droit légitime de remontrance convenable
-envers toute autorité quelconque qui en aurait
-enfreint les communes obligations, sans excepter même
-l'autorité spirituelle, plus spécialement obligée, au
-contraire, à les respecter. Si une telle faculté a pleinement
-existé sous le régime monothéique, malgré la tendance
-fortement théocratique inhérente au principe religieux,
-elle doit être, à plus forte raison, mieux compatible
-encore avec la nature du régime positif, où tout
-devient nécessairement discutable sous les conditions
-convenables; outre que les prescriptions, générales ou
-spéciales, de la morale positive seront beaucoup plus
-précises et moins irrécusables que ne pouvaient l'être
-celles de la morale religieuse. Tous ceux qui aspireront
-alors au gouvernement spirituel de l'humanité sauront
-ou apprendront bientôt qu'une profonde moralité n'est
-pas moins indispensable qu'une haute capacité pour cette
-grande destination: le discrédit universel qui atteindra
-rapidement ceux qui dédaigneront ou méconnaîtront
-cette alliance nécessaire, montrera que la société moderne,
-dont la foi ne saurait être aveugle, ne supporte
-pas longtemps l'oppressive prétention de nos habiles à dominer
-le monde sans lui rendre réellement aucun service continu.</p>
-
-<p>L'ensemble des considérations qui ont suivi le résumé
-<span class="pagenum" id="Page_570">570</span>
-final de notre élaboration historique constitue maintenant
-ici une suffisante détermination générale du but,
-de la nature et du caractère propres à la grande réorganisation
-spirituelle qui doit nécessairement commencer
-et diriger la régénération totale vers laquelle nous avons
-vu, chez l'élite de l'humanité, directement converger de
-plus en plus, dès le moyen âge, le cours permanent de
-tous les divers mouvemens sociaux. Quant à la réorganisation
-temporelle consécutive, dont l'étude du passé
-nous a déjà nettement indiqué l'esprit essentiel, il est
-clair, d'après nos explications antérieures, que son appréciation
-directe et spéciale, aujourd'hui trop prématurée
-pour comporter la précision et la rigueur convenables,
-ne pourrait actuellement offrir qu'une dangereuse
-concession à de vicieuses habitudes politiques, qu'il s'agit,
-avant tout, de réformer; car nous avons hautement
-reconnu que la fondation du nouveau système social avorterait,
-de toute nécessité, tant qu'elle ne serait pas d'abord
-entreprise seulement dans l'ordre spirituel ou
-européen, et que le point de vue temporel ou national
-conserverait encore sa prépondérance empirique. Mais,
-sans méconnaître jamais cette grande prescription logique,
-je crois maintenant devoir arrêter directement
-l'attention du lecteur sur le vrai principe général de la
-coordination élémentaire propre à l'économie finale des
-sociétés modernes; puisque la notion fondamentale d'un
-tel classement deviendra naturellement indispensable au
-nouveau pouvoir spirituel pour se former une idée suffisamment
-nette du milieu social correspondant, afin d'y
-adapter convenablement l'ensemble de l'éducation positive,
-dont le but politique resterait autrement trop peu
-<span class="pagenum" id="Page_571">571</span>
-déterminé. Or, d'un autre côté, ce principe hiérarchique,
-posé dès le début de ce Traité, a reçu depuis une confirmation
-pleinement décisive par l'extension graduelle
-qu'il a spontanément acquise dans le cours entier des
-cinq volumes précédens; en sorte que nous n'avons plus
-ici qu'à ébaucher sommairement son appréciation directe,
-pour faire suffisamment concevoir sa destination
-universelle, comme je l'ai annoncé aux cinquantième et
-cinquante-unième chapitres; en renvoyant d'ailleurs au
-Traité spécial de philosophie politique, déjà promis à
-tant d'autres titres, des explications développées qui seraient
-actuellement déplacées.</p>
-
-<p>Avant de procéder immédiatement à cette importante
-indication, il faut d'abord écarter entièrement la distinction
-vulgaire entre les deux sortes de fonctions respectivement
-qualifiées de publiques et privées. Cette division
-empirique, propre à nos m&oelig;urs transitoires, constituerait,
-en effet, un obstacle insurmontable à toute saine
-conception du classement social, par l'impossibilité de
-ramener cette vaine démarcation à aucune vue rationnelle.
-Dans toute société vraiment constituée, chaque
-membre peut et doit être envisagé comme un véritable
-fonctionnaire public, en tant que son activité particulière
-concourt à l'économie générale suivant une destination
-régulière, dont l'utilité est universellement sentie: sauf
-l'existence oisive ou purement négative, toujours de plus
-en plus exceptionnelle, et que la sociabilité moderne
-fera bientôt disparaître essentiellement. Il n'en saurait
-être autrement qu'aux époques de grande transition,
-lorsqu'une civilisation se développe sous une autre antérieure
-et hétérogène: car alors les nouveaux élémens
-<span class="pagenum" id="Page_572">572</span>
-sociaux, quoique éminemment actifs, ne pouvant être
-rationnellement annexés à l'ordre normal envers lequel
-ils sont étrangers, et souvent hostiles, doivent, en effet,
-se présenter comme uniquement relatifs à des impulsions
-individuelles, dont la convergence finale n'est pas encore
-assez appréciable. Nous avons historiquement reconnu,
-au cinquante-troisième chapitre, que la distinction dont
-il s'agit fut totalement incompatible avec le régime théocratique,
-ainsi qu'on le voit encore chez les peuples où
-ce régime initial a suffisamment persisté, surtout dans
-l'Inde, principal type à cet égard, et où le plus humble
-artisan offre, à un degré très-prononcé, un véritable
-caractère public. La même remarque, quoique moins
-saillante, reste applicable aussi à l'ordre grec, et principalement
-à l'ordre romain, beaucoup mieux caractérisé;
-mais il faut, en ce nouveau cas, n'avoir égard qu'à la
-population libre, dont tous les membres avaient habituellement
-une évidente destination militaire, les uns
-comme capitaines, les autres comme soldats, suivant
-une distinction toujours essentiellement héréditaire,
-émanée du système précédent. Avec une pareille restriction,
-cette observation s'étend encore au régime du
-moyen âge, du moins tant que son génie propre a pu
-demeurer suffisamment prononcé: tous les hommes libres
-y présentaient toujours un certain caractère politique,
-irrécusable jusque chez le moindre chevalier, sauf
-les inégalités de degré et les intermittences d'activité.
-C'est seulement à la fin de cette époque intermédiaire,
-quand la grande transition a directement commencé,
-surtout d'après l'essor industriel succédant partout à l'abolition
-de la servitude, que l'on voit spontanément
-<span class="pagenum" id="Page_573">573</span>
-surgir une distinction usuelle entre les professions publiques
-et les professions privées, suivant qu'elles se rapportaient
-ou aux fonctions normales de l'ordre antérieur,
-subsistant quoique déclinant, ou aux opérations essentiellement
-partielles et empiriques des nouveaux élémens
-sociaux, dont nul ne pouvait alors apercevoir la tendance
-nécessaire vers une autre économie générale. Une
-telle distinction dut ensuite se développer de plus en
-plus, à mesure que s'accomplissait le double mouvement
-préparatoire, à la fois négatif et positif, que nous avons
-reconnu propre à l'évolution moderne; en sorte que
-l'histoire totale de cette notion temporaire représente
-spontanément, à sa manière, notre appréciation de l'ensemble
-du passé; coïncidence qui, sans doute, n'a rien
-de fortuit, et qui doit pareillement se reproduire à tout
-autre égard, si notre théorie historique est la fidèle expression
-générale de la réalité sociale. Toutefois la plus
-complète intensité d'une semblable démarcation doit se
-rapporter véritablement à la seconde des trois phases
-successives que nous a présentées cet âge transitoire, pendant
-que le régime ancien conservait, en apparence,
-toute sa prépondérance politique; car, sous la phase
-suivante, où l'essor industriel a pris assez d'importance
-pour que les gouvernemens européens commencent à y
-subordonner directement leurs combinaisons pratiques,
-la tendance spontanée de l'évolution moderne vers une
-nouvelle coordination sociale devient déjà graduellement
-appréciable, au point d'imprimer aux grandes existences
-industrielles un caractère public de plus en plus prononcé.
-Enfin, depuis le début de la crise finale, ce changement
-est devenu tellement tranché qu'il indique une
-<span class="pagenum" id="Page_574">574</span>
-inévitable inversion de la disposition antérieure dans le
-nouvel état de société, caractérisé non-seulement quant
-à l'ordre spirituel, ce qui est évident, mais aussi quant
-à l'ordre temporel, par l'extinction presque totale du
-genre d'activité qui constituait d'abord les professions
-publiques, et par la prépondérance normale des fonctions
-jadis privées; le gouvernement proprement dit,
-sous l'un et l'autre aspect, n'étant dès lors, comme autrefois
-en sens contraire, qu'une application plus complète
-et plus générale de la destination habituelle. Néanmoins
-la distinction temporaire que nous apprécions
-persistera nécessairement, à un certain degré, jusqu'à ce
-que la conception fondamentale du nouveau système
-social soit devenue assez nette et assez familière pour
-développer un sentiment élémentaire d'utilité publique,
-d'abord parmi les chefs des divers travaux humains, et
-même ensuite chez les moindres coopérateurs. La dignité
-qui anime encore le plus obscur soldat dans l'exercice de
-ses plus modestes fonctions n'est point, sans doute, particulière
-à l'ordre militaire; elle convient également à
-tout ce qui est systématisé; elle ennoblira un jour les plus
-simples professions actuelles, quand l'éducation positive,
-faisant partout prévaloir une juste notion générale
-de la sociabilité moderne, aura pu rendre suffisamment
-appréciable à tous la participation continue de chaque
-activité partielle à l'économie commune. Ainsi, la cessation
-vulgaire de la division encore existante entre les
-professions privées et les professions publiques dépend
-nécessairement de la régénération universelle des idées
-et des m&oelig;urs modernes. Mais, en vertu même de cette
-intime connexité, les vrais philosophes, dont les conceptions
-<span class="pagenum" id="Page_575">575</span>
-doivent toujours devancer, à un certain degré, la
-raison commune, ne sauraient aujourd'hui se représenter
-convenablement l'ensemble du nouveau système social,
-s'ils ne s'affranchissent préalablement d'une telle distinction,
-propre seulement à l'âge transitoire. Ils devront
-donc concevoir désormais comme publiques toutes les
-fonctions qualifiées actuellement de privées, après avoir
-d'abord judicieusement écarté de l'économie finale, suivant
-les indications de la saine théorie historique, les
-diverses fonctions destinées à disparaître essentiellement.
-En conséquence, nous supposerons ici éliminé tout ce
-qui se rapporte aux divers débris quelconques de l'état
-préliminaire, non-seulement théologique, mais même
-métaphysique; quoique ces derniers soient aujourd'hui
-beaucoup plus bruyans, ils ne sont pas, au fond, plus
-vivaces. D'après une telle préparation, l'économie moderne
-ne présentant plus que des élémens homogènes,
-dont la convergence est nettement appréciable, il devient
-possible de concevoir l'ensemble de la hiérarchie
-sociale, qui restera inintelligible tant qu'on s'efforcera
-d'y combiner irrationnellement les classes vraiment ascendantes
-avec les classes inévitablement descendantes.
-Le lecteur doit maintenant comprendre l'importance
-philosophique de l'explication préalable que nous venons
-d'achever. Quoique cette élévation finale des professions
-privées à la dignité de fonctions publiques ne
-doive, sans doute, rien changer d'essentiel au mode actuel
-de leur exercice spécial, elle transformera profondément
-leur esprit général, et devra même affecter beaucoup
-leurs conditions usuelles. Tandis que, d'une part,
-une telle appréciation normale développera, chez tous
-<span class="pagenum" id="Page_576">576</span>
-les rangs quelconques de la société positive, un noble
-sentiment personnel de valeur sociale, elle y fera, d'une
-autre part, sentir la nécessité permanente d'une certaine
-discipline systématique, naturellement incompatible
-avec le caractère purement individuel, et tendant à garantir
-les obligations, soit préliminaires, soit continues,
-propres à chaque carrière. En un mot, ce simple changement
-constituera spontanément un symptôme universel
-de la régénération moderne.</p>
-
-<p>Le principe essentiel de la nouvelle coordination sociale,
-dont je dois maintenant indiquer l'appréciation
-directe, a été d'abord destiné, au commencement de
-ce Traité (<i>voyez</i> la deuxième leçon), à établir la vraie
-hiérarchie des sciences fondamentales, d'après le degré
-de généralité et d'abstraction de leur sujet propre, suivant
-la nature des phénomènes correspondans: telle fut
-aussi, dans mon évolution personnelle, la première
-source de cette conception philosophique. Nous avons
-ensuite reconnu, sans aucune vaine prévention systématique,
-que la même loi logique fournissait spontanément
-la meilleure distribution intérieure de chaque
-partie successive de la philosophie inorganique. En s'étendant
-à la philosophie biologique, elle y a pris un
-caractère plus actif, plus rapproché de sa destination
-sociale: passant de l'ordre des idées et des phénomènes
-à l'ordre réel des êtres eux-mêmes, ce principe taxonomique,
-convenablement appliqué, est aussi devenu
-apte à représenter exactement la véritable coordination
-naturelle maintenant établie par les zoologistes rationnels
-pour l'ensemble de la série animale. Par une dernière
-extension, nous y avons directement rattaché, au
-<span class="pagenum" id="Page_577">577</span>
-cinquantième chapitre, la base essentielle de toute la
-statique sociale: et, enfin, l'élaboration dynamique de
-la leçon précédente vient d'y puiser la détermination de
-l'ordre général des diverses évolutions élémentaires
-propres à la sociabilité moderne. Une suite aussi décisive
-d'applications capitales, érige désormais, j'ose le
-dire, un tel principe philosophique en loi fondamentale
-de toute hiérarchie quelconque: l'universalité nécessaire
-des lois logiques explique d'ailleurs naturellement cet
-ensemble de coïncidences successives, qui ne devaient,
-sans doute, rien offrir de fortuit. Ainsi, dans chaque
-société régulière, quelles qu'en puissent être la nature
-et la destination, les diverses activités partielles se subordonnent
-toujours entre elles suivant le degré de généralité
-et d'abstraction propre à leur caractère habituel.
-Cette règle nécessaire ne sera jamais démentie par l'exacte
-appréciation des divers cas réels; pourvu que, suivant
-son esprit, on ne l'applique qu'à un véritable système,
-d'ailleurs quelconque, formé d'élémens homogènes,
-convergeant tous vers une destination commune, au lieu
-de l'incohérente coexistence d'activités discordantes. La
-société antique, soit théocratique, soit militaire, la
-seule, comme nous l'avons vu, qui ait pu jusqu'ici être
-pleinement systématisée, a toujours offert une coordination
-évidemment conforme à ce principe universel,
-dont la notion sociale ne saurait être aujourd'hui mieux
-éclaircie que d'après ce type caractéristique, considéré
-même dans les faibles vestiges que notre civilisation en
-conserve encore; surtout dans l'organisme militaire,
-resté, sous ce rapport, plus nettement appréciable qu'aucun
-autre, et où la hiérarchie nécessaire qui subordonne
-<span class="pagenum" id="Page_578">578</span>
-constamment les agens moins généraux à de plus généraux
-devient tellement prononcée qu'elle demeure même
-profondément indiquée par les qualifications usuelles. Il
-serait donc ici superflu de prouver expressément que la
-société nouvelle, une fois parvenue à l'état d'homogénéité
-et de consistance convenable à sa nature, ne saurait
-comporter d'autre classification normale, appliquée seulement
-à des élémens d'un autre ordre; ainsi que l'annoncent
-directement les divers classemens partiels qui s'y
-sont déjà spontanément réalisés, pendant le cours de la
-grande transition moderne. En conséquence, la véritable
-difficulté philosophique se réduit essentiellement, à ce
-sujet, à bien apprécier les différens degrés de généralité
-ou, ce qui revient au même, d'abstraction, inhérens aux
-différentes fonctions de l'organisme positif. Or, par une
-anticipation indispensable, cette opération a été presque
-entièrement accomplie, quoiqu'à une autre fin, dès le
-début de ce volume; et les volumes précédens avaient
-spontanément amené les principales indications propres
-à compléter une telle explication, du moins en la bornant
-au degré de développement que nous ne devons
-point dépasser ici: en sorte qu'il ne nous reste plus, sous
-ce rapport, qu'à combiner directement ces différentes
-notions, pour en faire suffisamment ressortir la conception
-rationnelle de l'économie finale.</p>
-
-<p>Considérée du point de vue le plus philosophique, la
-progression sociale s'est d'abord présentée à nous, dans
-son ensemble, au cinquante-unième chapitre, comme
-une sorte de prolongement nécessaire de la série animale,
-où les êtres sont d'autant plus élevés qu'ils se rapprochent
-davantage du type humain, tandis que, d'une autre part,
-<span class="pagenum" id="Page_579">579</span>
-l'évolution humaine est surtout caractérisée par sa tendance
-constante à faire de plus en plus prévaloir les divers
-attributs essentiels qui distinguent l'humanité
-proprement dite de la simple animalité. Quoique
-l'ordre dynamique, dont les degrés sont beaucoup plus
-tranchés, dût être éminemment propre à fonder une telle
-conception, elle doit évidemment convenir aussi à l'ordre
-statique, d'après l'intime connexité, directement
-établie au quarante-huitième chapitre, entre les lois
-d'harmonie et les lois de succession, pour l'étude rationnelle
-des phénomènes sociaux. Ainsi la hiérarchie sociale
-doit pareillement offrir, en principe, une extension
-spontanée de l'échelle animale: en sorte que les caractères
-qui y séparent les diverses classes doivent être,
-avec une moindre intensité, essentiellement analogues à
-ceux qui distinguent les différens degrés d'animalité.
-Telle est la première base inébranlable que la philosophie
-positive fournira naturellement à la subordination
-sociale, dès lors scientifiquement rattachée au même
-titre fondamental d'où l'homme conclut justement sa
-propre supériorité sur tous les autres animaux. La dignité
-animale est essentiellement mesurée par l'ascendant du
-système nerveux, principal siége de l'animalité, et la
-dignité sociale par la prépondérance plus ou moins prononcée
-des plus éminentes facultés propres à ce système;
-quoique la vie purement organique, fond primitif de
-toute existence, doive d'ailleurs, en l'un et l'autre cas,
-toujours rester plus ou moins dominante, comme je l'ai
-expliqué en son lieu. D'après la tendance spontanée à
-l'universelle application du type humain, qui caractérise
-nécessairement, suivant notre théorie, la philosophie
-<span class="pagenum" id="Page_580">580</span>
-initiale, les idées de hiérarchie ont dû être d'abord tirées
-constamment de l'ordre intérieur des sociétés humaines
-pour être ensuite transportées à divers autres
-sujets. La philosophie finale, qui d'abord, au contraire,
-procède surtout du monde à l'homme, puisera désormais,
-en sens inverse, les notions de subordination dans l'appréciation
-directe de l'ordre extérieur, plus simple,
-mieux tranché et plus fixe, afin que leur extension sociale
-puisse logiquement contenir l'influence dissolvante
-de l'esprit sophistique, dont l'essor accompagne malheureusement
-le progrès naturel de notre intelligence.
-C'est ainsi que la science et la théologie, considérant
-l'homme, l'une comme le premier des animaux, l'autre
-comme le dernier des anges, conduisent, sous ce rapport,
-suivant des voies opposées, à des résultats essentiellement
-équivalens, quoique d'une stabilité fort inégale,
-d'après la commune prépondérance nécessaire,
-rationnelle ou instinctive, réelle ou chimérique, d'un
-même type fondamental. On ne saurait donc contester
-l'éminente aptitude de la philosophie positive à
-consolider spontanément les saines idées de subordination
-sociale en les liant profondément, par des
-nuances moins tranchées et plus délicates, mais non
-moins réelles, au même principe universel qui, dans
-l'échelle générale des êtres vivans, place d'abord la vie
-animale proprement dite au-dessus de la simple vie organique,
-et ensuite constitue la série successive des
-divers degrés essentiels de l'animalité.</p>
-
-<p>Une première application de cette théorie hiérarchique
-à l'ensemble de la nouvelle économie sociale, conduit
-à y concevoir la classe spéculative au-dessus de la
-<span class="pagenum" id="Page_581">581</span>
-masse active, comme je l'ai précédemment établi: puisque
-la première offre certainement un essor plus complet des
-facultés de généralisation et d'abstraction qui distinguent
-le plus la nature humaine; à moins qu'une insuffisante
-moralité n'y vienne paralyser la spiritualité, ce qui, en
-temps normal, ne peut constituer que des anomalies purement
-individuelles, dont la répression possible deviendra
-l'objet continu d'une sage discipline. Quand la séparation
-fondamentale des deux puissances élémentaires fut d'abord
-introduite dans l'organisme social par le régime
-monothéique du moyen âge, il ne faut pas croire que la
-supériorité légale du clergé relativement à tous les autres
-ordres résultât uniquement, ni même principalement,
-de son caractère religieux. Elle dérivait
-surtout d'un principe plus profond et plus universel,
-suivant la tendance involontaire de l'appréciation humaine
-vers la prééminence spéculative. L'accroissement
-effectif de cette tendance constante, malgré la décadence
-continue des influences purement religieuses, montre
-clairement qu'elle est plus désintéressée qu'on n'a coutume
-de le supposer, et qu'elle indique directement
-une disposition spontanée de notre intelligence à estimer
-davantage les conceptions les plus générales.
-Mais, par cela même, cette première subordination ne
-pourra devenir irrévocablement réalisable, dans l'économie
-positive, que lorsque les élémens actuels de la nouvelle
-classe spéculative seront enfin suffisamment dégagés
-de la spécialité dispersive qui, après avoir été indispensable
-à leur préparation, constitue aujourd'hui le
-principal obstacle à leur installation sociale, certainement
-impossible sans leur propre systématisation
-<span class="pagenum" id="Page_582">582</span>
-préalable<a name="FNanchor_32" id="FNanchor_32" href="#Footnote_32" class="fnanchor">[32]</a>. Quand la régénération philosophique aura convenablement
-ramené ces divers élémens à une véritable
-unité, d'ailleurs pleinement compatible avec une saine
-répartition intérieure, correspondante à la diversité secondaire
-des besoins et des aptitudes, alors seulement
-cette classe obtiendra réellement l'éminente position que
-comporte sa nature, et dont sa présente situation ne
-peut donner qu'une très-faible idée. Une superficielle
-appréciation pourrait d'abord faire envisager cette prééminence
-nécessaire de la dignité spéculative comme
-contraire à notre principe fondamental de la séparation
-des deux puissances; mais les explications du cinquante-quatrième
-chapitre, suffisamment complétées ci-dessus,
-<span class="pagenum" id="Page_583">583</span>
-préviendront, j'espère, chez tout lecteur judicieux, une
-aussi grave inconséquence; puisque nous avons directement
-reconnu que, dans la sociabilité moderne, la considération
-et la puissance étaient nécessairement distribuées
-selon des lois tellement différentes, que leurs degrés
-supérieurs s'excluent essentiellement. Or il s'agit ici de
-l'ordre de dignité, et non de l'ordre de pouvoir, du rang
-occupé dans l'estime universelle et non de l'influence directe
-exercée sur les actes réels. Bien loin que la prééminence
-nécessaire de la classe spéculative sous le premier
-aspect puisse aucunement altérer l'indispensable séparation
-des deux puissances, c'est par là, au contraire, que
-cette division doit être suffisamment consolidée: car,
-si celle des deux forces positives qui est inévitablement
-inférieure en ascendant temporel, l'était aussi en
-considération sociale, une telle pondération serait aussitôt
-détruite, par l'entière dégradation de l'autorité
-spirituelle. C'est précisément de l'opposition naturelle
-de ces deux sortes de suprématie que résultera entre
-les deux pouvoirs un état normal de rivalité générale,
-heureusement incompatible avec le despotisme
-prolongé d'aucun d'eux, et qui, malgré sa tendance
-inévitable à susciter quelquefois de graves conflits,
-n'en constituera pas moins, comme je l'ai montré,
-la principale source régulière du mouvement politique.
-Du reste, en se reportant au principe philosophique de
-notre théorie hiérarchique, il est clair que la même
-conception scientifique qui établit la dignité supérieure
-de la classe spéculative, indique directement la prépondérance
-pratique du pouvoir actif en la rattachant à
-l'ascendant nécessaire de la vie organique proprement
-<span class="pagenum" id="Page_584">584</span>
-dite chez les plus éminentes natures animales, sans
-excepter la nature humaine, même parvenue à son plus
-noble développement social, suivant les explications
-décisives des quarantième et cinquante-unième chapitres.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_32" id="Footnote_32" href="#FNanchor_32"><span class="label"><b>Note 32</b>:</span></a>
-Dans leur dédain stupide pour toute philosophie générale, la
-plupart des savans actuels, surtout en France, ne comprennent pas, à
-cet égard, que leur aveugle antipathie est en réalité nécessairement
-contraire au juste sentiment de dignité sociale que leur inspire spontanément
-le caractère spéculatif. Il est pourtant sensible que si cette
-opposition rétrograde à l'essor de tout esprit philosophique pouvait
-effectivement prévaloir, les praticiens viendraient bientôt, sous la
-même impulsion plus prolongée, discréditer à leur tour l'esprit scientifique
-proprement dit. Le régime de la spécialité, naturellement lié à
-la prépondérance des applications directes, conduirait nécessairement
-les simples ingénieurs à éliminer les vrais savans, aux mêmes titres que
-ceux-ci proclament aujourd'hui contre les véritables philosophes.
-Arguant avec raison de la généralité supérieure de leurs conceptions
-habituelles pour légitimer leur prééminence mentale sur les praticiens,
-comment ces savans ne comprennent-ils pas que des vues encore plus
-générales doivent assurer à l'esprit philosophique, sous la seule condition
-d'une suffisante positivité, une supériorité non moins légitime sur
-l'esprit scientifique actuel? L'inconséquence évidente d'une telle disposition
-ne peut s'expliquer réellement que par l'influence d'un déplorable
-empirisme, spontanément rattaché à des instincts égoïstes que
-j'ai déjà suffisamment caractérisés.</p>
-
-<p class="sep1">Nous avons ainsi suffisamment apprécié la principale
-division sociale, celle qui correspond aux deux modes
-les plus distincts de l'existence humaine, et qui régularise
-les deux manières les plus différentes de classer les
-hommes, selon la capacité ou selon la puissance. Il devient
-dès lors facile de caractériser, d'après le même
-principe hiérarchique, la plus importante subdivision
-de chacune de ces deux grandes classes, déjà indiquée
-d'ailleurs, quoiqu'à une autre fin, au début de ce volume.
-Quant à la classe spéculative, elle se décompose
-évidemment en deux très-distinctes, suivant les deux
-directions fort différentes qu'y prend le commun esprit
-contemplatif, tantôt philosophique ou scientifique, tantôt
-esthétique ou poétique. Malgré la similitude essentielle
-de m&oelig;urs et d'opinions qui doit rapprocher spontanément
-ces deux natures contemplatives, en les
-séparant nettement de la nature active, leur évidente
-diversité n'en constitue pas moins une nouvelle application
-irrécusable de notre théorie de coordination. Quelle
-que soit l'importance sociale des beaux-arts, comme je
-l'ai soigneusement expliqué aux cinquante-troisième et
-<a href="#Page_1">cinquante-sixième</a> chapitres, et quoique l'avenir leur
-réserve une éminente mission, que j'indiquerai directement
-à la fin de ce volume, il n'est pas douteux que
-le point de vue esthétique ne soit moins général et
-moins abstrait que le point de vue scientifique ou philosophique.
-Celui-ci est immédiatement relatif aux
-<span class="pagenum" id="Page_585">585</span>
-conceptions fondamentales destinées à diriger l'exercice
-universel de la raison humaine; tandis que l'autre se
-rapporte seulement aux facultés d'expression, qui ne
-sauraient jamais occuper le premier rang dans notre
-système mental: en sorte que, chez la classe philosophique,
-le type humain s'approche nécessairement davantage
-de sa perfection caractéristique, par un essor
-supérieur des facultés d'abstraire, de généraliser et de
-coordonner, qui constituent certainement la principale
-prééminence de l'humanité sur l'animalité. Le principe
-biologique de notre hiérarchie sociale représente directement
-cette inégalité nécessaire entre les deux classes
-spirituelles: car si, en descendant l'échelle animale, les
-aptitudes industrielles sont celles qui, à raison de leur
-dignité inférieure, persistent le plus longtemps, on voit
-aussi les aptitudes esthétiques, sans se prolonger, à beaucoup
-près, autant, disparaître néanmoins plus tard que
-les aptitudes scientifiques, lesquelles, appréciées suivant
-leur attribut essentiel d'une certaine prévision des phénomènes,
-cessent ainsi bien plus promptement que toutes
-les autres, en témoignage incontestable de leur universelle
-suprématie. Pour la classe active ou pratique, qui
-nécessairement embrasse l'immense majorité, son développement
-plus complet et plus prononcé a déjà dû
-rendre ses divisions essentielles encore plus tranchées et
-mieux appréciables; en sorte que, à leur égard, la
-théorie hiérarchique n'a guère qu'à rationnaliser les
-distinctions consacrées jusqu'ici par l'usage spontané. Il
-faut, à cet effet, y considérer d'abord la principale décomposition
-de l'activité industrielle, suivant qu'elle
-se borne à la production proprement dite, ou qu'elle se
-<span class="pagenum" id="Page_586">586</span>
-rapporte à la transmission des produits: le second cas
-est évidemment supérieur au premier quant à l'abstraction
-des opérations et à la généralité des rapports; aussi
-est-il plus exclusivement propre à l'humanité. On doit
-ensuite subdiviser chacun d'eux selon que la production
-concerne la simple formation des matériaux ou leur élaboration
-directe, et que la transmission est immédiatement
-relative aux produits mêmes ou seulement à leurs
-signes représentatifs: il est clair que, des deux parts, le
-dernier ordre industriel présente un caractère plus général
-et plus abstrait que le précédent, conformément à
-notre règle constante de classement. Ces deux décompositions
-successives constituent spontanément la vraie hiérarchie
-industrielle, en plaçant au premier rang les
-banquiers, à raison de la généralité et de l'abstraction
-supérieures de leurs opérations propres, ensuite les
-commerçans proprement dits, puis les manufacturiers,
-et enfin les agriculteurs, dont les travaux sont nécessairement
-plus concrets et les relations plus spéciales que
-chez les trois autres classes pratiques.</p>
-
-<p>À cette coordination fondamentale de la nouvelle économie
-sociale, il serait ici déplacé d'ajouter aucune subdivision
-plus secondaire, soit spéculative, soit active; outre
-que des distinctions trop multipliées, quelle qu'en fût
-l'homogénéité, offriraient d'abord le grave inconvénient
-d'altérer ou de dissimuler l'unité nécessaire des classes
-correspondantes. Quand le progrès de la réorganisation
-positive en aura suffisamment indiqué la nécessité, il
-sera facile de les déterminer graduellement par l'application
-plus prolongée du même principe hiérarchique,
-sans qu'il convienne de trop anticiper, à cet égard,
-<span class="pagenum" id="Page_587">587</span>
-sur les besoins successifs. C'est pourquoi je m'abstiens à
-dessein de combiner ici les diverses indications spontanément
-obtenues dans les volumes précédens quant à la
-décomposition rationnelle de l'ordre spéculatif, soit
-scientifique, soit même esthétique, afin d'éviter toute
-discussion prématurée, qui pourrait faire oublier ou
-méconnaître la principale considération. Je dois seulement,
-envers le premier, rappeler directement la remarque
-déjà mentionnée, au début de ce volume, sur
-la distinction provisoire entre l'esprit scientifique proprement
-dit et l'esprit vraiment philosophique. Tout en
-appliquant cette distinction dans notre élaboration dynamique,
-qui sans cela eût été confuse, j'ai soigneusement
-averti qu'elle ne pouvait avoir qu'une simple
-destination historique, pour la partie de la transition
-moderne où ces deux esprits ont été, en effet, exceptionnellement
-séparés; mais qu'une telle division devait être
-radicalement écartée pour la conception statique de l'ordre
-final, dont elle empêcherait directement l'appréciation
-rationnelle, comme reposant sur une vicieuse opposition
-entre des facultés essentiellement identiques, sauf les
-inégalités de degré. Quoique j'aie eu ci-dessus implicitement
-égard à cette indispensable condition, son importance
-me détermine cependant, afin de prévenir toute
-incertitude, à en formuler ici une dernière expression
-directe, en indiquant que, à l'état positif, la science et
-la philosophie, ainsi qu'elles doivent être conçues l'une
-et l'autre, seront désormais entièrement confondues;
-en sorte que le reste de ce volume emploiera indifféremment
-l'une ou l'autre dénomination.</p>
-
-<p>Envers les subdivisions ultérieures de la hiérarchie
-<span class="pagenum" id="Page_588">588</span>
-positive, la seule considération vraiment essentielle qu'il
-faille signaler ici, consiste en ce qu'elles émaneront toujours
-du même principe fondamental qui vient de nous
-fournir les distinctions primordiales, de façon à maintenir
-constamment l'unité nécessaire du classement social.
-Pour caractériser nettement une telle uniformité, il suffira
-de l'étendre directement à la plus extrême subordination
-industrielle, celle qui, dans chaque espèce de
-travaux, existe entre l'entrepreneur proprement dit et
-l'opérateur immédiat. Or cette coordination, la plus élémentaire
-de toutes, et qui, par suite, comporte, surtout
-aujourd'hui, les plus dangereuses collisions, à raison
-de la continuité et de l'intimité des contacts, se
-rattache évidemment à notre principe hiérarchique;
-puisque le caractère propre de l'entrepreneur est certainement
-plus général et plus abstrait que celui du simple
-ouvrier, dont l'action et la responsabilité sont moins
-étendues. Ainsi cette dernière subordination, si importante
-à consolider, n'est assurément, en elle-même, ni
-plus arbitraire, ni moins immuable qu'aucune des autres:
-à l'état normal, elle ne constitue pas davantage un abus
-de la force ou de la richesse, et repose sur les mêmes
-titres que les relations les moins contestées. Quoi qu'il en
-soit, il n'est plus douteux que le principe propre à expliquer
-ainsi, conformément aux indications spontanées
-de la raison publique, à la fois les cas les plus généraux
-et les plus particuliers, s'adaptera sans effort à une pareille
-appréciation des divers cas intermédiaires, aussitôt
-que l'application sociale l'exigera véritablement, malgré
-qu'on doive maintenant écarter, à ce sujet, toute vicieuse
-anticipation.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_589">589</span>
-Par une facile combinaison des différentes indications
-qui précèdent, chacun peut désormais concevoir spontanément
-une première esquisse rationnelle de l'ensemble
-de l'économie positive, régulièrement disposé en une
-seule série statique, ordonnée suivant la généralité et
-l'abstraction toujours décroissantes du caractère social
-correspondant, et destinée à servir de base ultérieure à
-toute saine spéculation quelconque sur l'harmonie finale
-des sociétés modernes. La subordination normale qui en
-résulte sera naturellement consolidée d'après son intime
-homogénéité; puisque, dans une telle hiérarchie,
-chaque classe ne peut méconnaître la dignité supérieure
-des précédentes qu'en altérant aussitôt son propre titre
-essentiel envers les suivantes, vu l'uniformité constante
-du principe de coordination: les classes même les plus
-inférieures ne sauraient oublier que ce principe coïncide
-nécessairement avec celui qui, plus largement appliqué,
-légitime la supériorité de l'homme envers tous les autres
-animaux: on voit, en outre, d'après les explications du
-cinquantième chapitre, que ce même principe hiérarchique,
-étendu jusqu'à l'ordre domestique, y comprend la
-véritable loi de la subordination des sexes.</p>
-
-<p>En imposant régulièrement des obligations morales
-d'autant plus étendues et plus sévères à mesure que les
-influences sociales deviennent plus générales, la commune
-éducation fondamentale, ultérieurement complétée
-par des institutions convenables, tendra directement
-à contenir d'ailleurs, autant que possible, les abus inhérens
-à ces inégalités nécessaires. Mais, en outre, la série
-statique, considérée en sens inverse, offre, par sa nature,
-une compensation inévitable, quoique insuffisante,
-<span class="pagenum" id="Page_590">590</span>
-directement propre à neutraliser d'exorbitantes
-prétentions; car, à mesure que les opérations sociales
-deviennent ainsi plus particulières et plus concrètes,
-leur utilité réelle devient aussi, de toute nécessité, plus
-directe et moins contestable, et par suite mieux assurée;
-en même temps, l'existence est plus indépendante<a name="FNanchor_33" id="FNanchor_33" href="#Footnote_33" class="fnanchor">[33]</a> et
-la responsabilité moins étendue, en raison des relations
-plus circonscrites et d'une correspondance plus
-<span class="pagenum" id="Page_591">591</span>
-immédiate aux besoins les plus indispensables: en sorte que,
-si les premiers rangs s'honorent justement d'une coopération
-plus éminente et plus difficile, les derniers s'attribuent
-légitimement, à leur tour, un office plus certain
-et plus urgent; en restreignant suffisamment leurs
-désirs, ceux-ci pourraient provisoirement subsister par
-eux-mêmes, sans dénaturer leur caractère essentiel, tandis
-que les autres ne le pourraient aucunement. Outre
-les garanties naturelles qu'une telle opposition fournit directement
-à l'harmonie sociale, elle est évidemment très-favorable
-au bonheur privé, qui, une fois qu'est suffisamment
-consolidée la satisfaction des principales nécessités,
-dépend surtout d'une moindre sollicitude habituelle,
-du moins dans les cas, de plus en plus communs désormais,
-où le caractère individuel est assez conforme à la
-condition sociale; de façon que les derniers rangs des
-populations positives pourront, à cet égard, tirer d'importantes
-ressources de l'heureuse insouciance qui leur
-est propre, et qui constituerait, au contraire, un grave
-défaut chez des classes plus élevées. Il est clair d'ailleurs
-que ces différentes tendances élémentaires de la nouvelle
-économie ne pourront obtenir une pleine efficacité sociale
-que lorsque le système fondamental de l'éducation
-universelle aura convenablement développé les
-m&oelig;urs et les attributs qui doivent y distinguer les divers
-ordres, et dont la confusion actuelle ne saurait offrir
-aucune idée: mais, à raison même d'une telle corrélation,
-je devais ici indiquer sommairement tous ces
-aperçus, afin de mieux signaler les conditions essentielles
-de la grande élaboration philosophique qui doit
-servir de base à l'éducation positive.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_33" id="Footnote_33" href="#FNanchor_33"><span class="label"><b>Note 33</b>:</span></a>
-Au sujet de cette indépendance croissante, il importe ici de résoudre
-sommairement une objection très-naturelle, suscitée par l'apparente
-contradiction d'une telle remarque avec une autre notion plus essentielle
-établie, dès le début de ce Traité, envers la hiérarchie scientifique,
-première source philosophique de notre théorie actuelle du
-classement universel: car nous avons alors reconnu (<i>voyez</i> la deuxième
-leçon) que l'indépendance des spéculations humaines augmentait
-nécessairement avec leur généralité, tandis qu'ici nous voyons les
-opérations sociales devenir spontanément plus indépendantes à mesure
-qu'elles sont plus particulières. Mais l'opposition est facile à expliquer,
-en ayant suffisamment égard à la différence inévitable entre la
-vie spéculative et la vie active. Dans l'ordre théorique, où le but n'est
-que de penser, il est clair que les conceptions les plus abstraites doivent
-le moins dépendre de toutes les autres, qui leur sont, au contraire,
-essentiellement subordonnées. Il n'en peut plus être ainsi dans l'ordre
-pratique, où il faut surtout exister et agir, ce qui doit ériger l'actualité
-des opérations en principale condition de leur indépendance, dès lors
-croissante quand les fonctions deviennent plus concrètes et moins générales.
-Cette marche inverse des deux séries positives sous un aspect
-aussi important ne constitue donc aucune contradiction véritable:
-elle signale seulement un nouveau motif essentiel de comprendre combien
-est réelle et indispensable notre distinction fondamentale entre
-les deux modes principaux de la vie sociale; distinction sans laquelle
-il serait impossible, à tous égards, d'établir aucune exacte appréciation
-de l'ensemble de l'économie moderne.</p>
-
-<p class="sep1"><span class="pagenum" id="Page_592">592</span>
-Considérée quant aux degrés successifs de la prépondérance
-matérielle, désormais mesurée surtout par la richesse,
-notre série statique présente nécessairement des
-résultats opposés, selon qu'on y envisage l'ordre spéculatif
-ou l'ordre actif; car, dans le premier, cette prépondérance
-diminue, tandis que, dans le second, elle augmente, en
-suivant, de part et d'autre, la hiérarchie
-ascendante. En effet, les lois naturelles du mouvement
-des richesses, si mal appréciées jusqu'ici par la métaphysique
-économique, font à la fois dépendre un tel
-ascendant de deux conditions très-distinctes, qui, dans
-leur plus grande intensité respective, sont directement
-opposées, l'extension plus générale et l'utilité plus directe
-des diverses coopérations sociales. Tant que les travaux
-humains, en se généralisant, restent néanmoins assez
-concrets pour que leur utilité demeure immédiatement
-appréciable à la raison commune, il n'est pas douteux
-que cette extension tend, par elle-même, à procurer une
-plus haute rétribution spéciale des services rendus. Mais
-quand cet office social, devenu trop abstrait, ne comporte
-qu'une appréciation indirecte, lointaine et confuse,
-il est également incontestable que, malgré l'accroissement
-réel de son utilité finale, à raison d'une
-généralité supérieure, il procurera nécessairement une
-moindre richesse, par suite de l'insuffisante estimation
-privée d'une coopération dont l'influence partielle ne
-saurait plus comporter aucune exacte analyse usuelle.
-C'est sur l'oubli d'une telle opposition que repose directement
-le dangereux sophisme d'après lequel on prétendrait
-aujourd'hui, d'une manière plus ou moins explicite,
-ériger la richesse en mesure universelle et exclusive
-<span class="pagenum" id="Page_593">593</span>
-de la participation sociale, sans distinguer, à cet égard,
-entre l'ordre spéculatif et l'ordre actif; sophisme éminemment
-perturbateur, qui tend à bouleverser l'économie
-moderne, en étendant au premier ordre la loi qui
-ne convient qu'au second. Si, par exemple, la coopération
-finale, même purement industrielle, des grandes
-découvertes astronomiques qui ont tant perfectionné
-l'art nautique, pouvait être suffisamment appréciée dans
-chaque expédition particulière, il est sensible qu'aucune
-fortune actuelle ne pourrait donner une idée de la monstrueuse
-accumulation de richesses qui se serait ainsi déjà
-réalisée chez les héritiers temporels d'un Kepler, d'un
-Newton, etc., fixât-on même leur rétribution partielle
-au taux le plus minime. Rien n'est plus propre que de
-telles hypothèses à manifester l'absurdité du prétendu
-principe relatif à la rémunération uniformément pécuniaire
-de tous les services réels, en faisant comprendre
-que l'utilité la plus étendue, en tant que trop lointaine
-et trop diffuse par une suite nécessaire de sa généralité
-supérieure, ne saurait trouver sa juste récompense que
-dans une plus haute considération sociale. Cette distinction
-est tellement nécessaire que, même chez la classe
-spéculative, l'ordre esthétique, à raison d'une plus facile
-appréciation privée, quoique son utilité finale soit certainement
-moindre, comporte naturellement une plus
-grande extension de richesses que l'ordre scientifique,
-dont l'existence serait presque impossible sans l'intervention
-continue de la sollicitude publique; malgré que certains
-économistes aient sérieusement proposé d'abandonner
-aux seuls intérêts particuliers la protection habituelle
-des travaux les plus abstraits. D'après l'ensemble
-<span class="pagenum" id="Page_594">594</span>
-des considérations précédentes, il est clair que le principal
-ascendant pécuniaire doit résider vers le milieu de la
-hiérarchie totale, chez la classe des banquiers, naturellement
-placée à la tête du mouvement industriel, et dont
-les opérations ordinaires, sans cesser d'admettre une exacte
-appréciation directe, offrent précisément le degré de généralité
-le plus convenable à l'accumulation des capitaux. Or,
-en même temps, ces caractères essentiels, envisagés sous
-un nouvel aspect, tendent spontanément à rendre cette
-classe réellement digne d'une telle prépondérance temporelle;
-du moins, comme envers toutes les autres, quand
-son éducation propre sera en suffisante harmonie, intellectuelle
-et morale, avec sa destination sociale; car
-l'habitude d'entreprises plus abstraites et plus étendues,
-devant y développer davantage l'esprit d'ensemble, y
-suscite une plus grande aptitude aux combinaisons politiques
-que dans tout le reste de l'ordre pratique; en
-sorte que là surtout se trouvera placé le principal siége
-ultérieur du pouvoir temporel proprement dit. Il faut
-d'ailleurs noter, à ce sujet, que cette classe sera toujours,
-par sa nature, la moins nombreuse des classes industrielles;
-car, en général, la hiérarchie positive doit nécessairement
-offrir une croissante extension numérique,
-à mesure que les travaux, devenus plus particuliers et
-plus urgens, admettent et exigent à la fois des agens
-plus multipliés.</p>
-
-<p>Envisagée sous un autre aspect, l'appréciation précédente
-conduit naturellement à compléter l'explication
-générale par laquelle nous avons dû préparer cette sommaire
-détermination de la hiérarchie positive; car le
-caractère public que l'économie nouvelle imprimera
-<span class="pagenum" id="Page_595">595</span>
-nécessairement aux fonctions qualifiées aujourd'hui de
-privées ne doit influer essentiellement que sur la manière
-de concevoir leur commune destination sociale, et
-n'affectera nullement le mode effectif de leur accomplissement,
-comme je l'ai déjà indiqué. À mesure que l'intelligence
-et la sociabilité se développent à la fois, l'activité
-individuelle devient susceptible de saisir spontanément,
-et, par suite, d'administrer convenablement des relations
-d'autant plus étendues: en sorte que l'exécution
-spéciale des diverses opérations publiques peut être de
-plus en plus confiée à l'industrie privée, quand elles
-offrent des avantages assez directs et assez prochains,
-sans qu'une telle modification administrative doive d'ailleurs
-altérer, en aucune manière, la conception, toujours
-éminemment sociale, ni, par suite, l'indispensable
-discipline, des travaux correspondans. Mais il est clair
-que, sous cet aspect, les diverses fonctions de l'organisme
-positif doivent offrir des différences essentielles,
-suivant leur généralité et leur actualité fort inégales.
-Toutes celles de l'ordre actif, même les plus éminentes,
-pourront être finalement livrées sans danger au jeu
-naturel des impulsions individuelles, convenablement
-préparées par une sage éducation: en y réservant toujours
-la haute intervention facultative de la direction
-centrale, il importera beaucoup d'y éviter les abus de
-l'esprit réglementaire, qui tendrait à étouffer une salutaire
-spontanéité, source directe des plus heureux progrès,
-à l'égard d'offices alors suffisamment appréciables à la
-raison commune. Dans l'ordre spéculatif, au contraire,
-une efficacité sociale trop détournée, trop lointaine, et,
-par suite, trop peu sentie du vulgaire, sans être pourtant
-<span class="pagenum" id="Page_596">596</span>
-moins réelle ni moins intense, doit nécessairement conduire,
-quoiqu'en n'y dédaignant pas l'appui secondaire
-de l'estimation privée, à y placer directement les divers
-travaux habituels sous la protection normale de la munificence
-publique: ce qui fera davantage ressortir le
-caractère politique de ces fonctions, à mesure qu'elles
-deviendront plus générales et plus abstraites, et dès
-lors moins susceptibles d'appréciation individuelle. Tel
-est le seul sens régulier suivant lequel la distinction des
-professions en privées et publiques devra continuer à
-subsister, mais toujours subordonnée directement à la
-notion fondamentale d'une commune destination sociale.</p>
-
-<p>D'après l'ensemble de notre élaboration sociologique,
-il serait assurément superflu d'ajouter ici aucune explication
-directe sur la composition nécessairement mobile
-des diverses classes quelconques de la hiérarchie positive.
-L'éducation universelle est, sous ce rapport, éminemment
-propre, sans exciter une ambition perturbatrice,
-à placer chacun dans la condition la plus convenable à
-ses principales aptitudes, en quelque rang que sa naissance
-l'ait jeté. Cette heureuse influence, beaucoup plus
-dépendante, par sa nature, des m&oelig;urs publiques que
-des institutions politiques, exige deux conditions opposées,
-mais également indispensables, dont l'accomplissement
-continu doit d'ailleurs ne porter aucune atteinte
-aux bases essentielles de l'économie générale: il faut,
-d'une part, que l'accès de toute carrière sociale reste
-constamment ouvert à de justes prétentions individuelles,
-et que cependant, d'une autre part, l'exclusion des indignes
-y demeure sans cesse praticable; d'après la
-<span class="pagenum" id="Page_597">597</span>
-commune appréciation des garanties normales, à la fois intellectuelles
-et morales, que l'éducation fondamentale
-aura spécialement formulées pour chaque cas important.
-Sans doute, après que la confusion actuelle aura suffisamment
-abouti à un premier classement régulier, de
-telles mutations, quoique toujours possibles, et même
-réellement accomplies, devront ensuite devenir essentiellement
-exceptionnelles, en tant que fortement neutralisées
-par la tendance naturelle à l'hérédité des professions:
-puisque la plupart des hommes ne sauraient
-avoir, en réalité, de vocations déterminées, et que, en
-même temps, la plupart des fonctions sociales n'en exigent
-pas; ce qui conservera nécessairement à l'imitation
-domestique une grande efficacité habituelle, sauf les cas
-très-rares d'une véritable prédisposition. L'éducation rationnelle
-constituera d'ailleurs la plus puissante garantie
-contre la direction oppressive que pourrait faire craindre
-cette tendance héréditaire, dès lors spontanément contenue,
-par les m&oelig;urs autant que par les lois, entre les
-limites générales où elle devra exercer ordinairement une
-influence également salutaire sur l'ordre public et sur le
-bonheur privé. Il serait, du reste, évidemment chimérique
-de redouter la transformation ultérieure des
-classes en castes, dans une économie entièrement dégagée
-du principe théologique; car il est clair que les castes
-n'ont jamais pu exister solidement sans une véritable
-consécration religieuse. L'élite de l'humanité a depuis
-longtemps passé la dernière phase sociale suffisamment
-compatible avec le régime des castes, dont l'extrême
-vestige tend certainement à disparaître aujourd'hui chez
-la population la plus avancée, comme je l'ai assez
-<span class="pagenum" id="Page_598">598</span>
-indiqué. Il ne faut pas que des terreurs puériles deviennent,
-à cet égard, l'occasion ou le prétexte d'une opposition
-indéfinie à toute vraie classification sociale, quand la
-prépondérance de l'esprit positif, toujours accessible,
-par sa nature, à une sage discussion, devra spontanément
-dissiper les inquiétudes qu'entretient encore, sous
-ce rapport, le caractère vague et absolu des conceptions
-théologico-métaphysiques.</p>
-
-<p>Ayant maintenant assez caractérisé la théorie hiérarchique
-propre au système final de l'éducation universelle,
-il ne nous reste plus ici, pour avoir enfin apprécié
-suffisamment la grande réorganisation spirituelle des sociétés
-modernes, qu'à y considérer, d'une manière sommaire
-mais directe, un dernier attribut essentiel, en indiquant
-convenablement son intime solidarité avec les
-justes réclamations sociales propres aux classes inférieures.
-Il faut, à cet effet, signaler successivement la principale
-influence d'une telle connexité, soit sur la masse
-populaire, soit sur la classe spéculative.</p>
-
-<p>Un pouvoir spirituel quelconque doit être, par sa nature,
-essentiellement populaire: puisque, sa mission caractéristique
-consistant surtout à faire, autant que possible,
-directement prévaloir la morale universelle dans
-l'ensemble du mouvement social, son devoir le plus
-étendu se rapporte à la constante protection des classes
-les plus nombreuses, habituellement plus exposées à l'oppression,
-et avec lesquelles l'éducation commune lui
-fait davantage entretenir des contacts journaliers. Rien
-ne pouvait mieux témoigner l'irrévocable décadence de
-la puissance catholique, que de la voir graduellement
-abandonner, pendant le cours de la grande transition
-<span class="pagenum" id="Page_599">599</span>
-moderne, cette double fonction continue d'éclairer <ins id="cor_15" title="et et">et</ins>
-de défendre le peuple, qui, au moyen âge, l'avait si
-noblement occupée: son intime répugnance envers l'instruction
-populaire, et sa prédilection spontanée pour les
-intérêts aristocratiques, constituent aujourd'hui les signes
-les moins équivoques du caractère profondément
-rétrograde de cette corporation déchue, depuis longtemps
-absorbée par le soin de plus en plus difficile de sa
-propre conservation. Pareillement, les chétives autorités
-spirituelles émanées du protestantisme ont toujours manifesté
-involontairement la nullité sociale inhérente, dès
-le début, à leur défaut radical d'indépendance, d'après
-leur commune inaptitude à la protection normale des
-classes inférieures. De même, enfin, l'empirisme et l'égoïsme
-qui rétrécissent aujourd'hui les vues et les sentimens
-chez les divers élémens spéculatifs propres à la société
-moderne, et qui les rendent encore indignes
-de tout véritable ascendant social, ne sauraient être,
-sous l'aspect politique, mieux caractérisés que par les
-étranges inclinations aristocratiques de tant de savans
-et d'artistes, qui, oubliant leur origine prolétaire, dédaigneraient
-de consacrer à l'instruction et à la défense
-du peuple l'influence qu'ils ont déjà obtenue, et qu'ils
-emploieraient plus volontiers à consolider des prétentions
-oppressives. Sans insister davantage à cet égard, il
-est d'abord évident que, dans l'état normal de l'économie
-finale, la puissance spirituelle sera spontanément
-liée à la masse populaire par des sympathies communes,
-tenant à <ins id="cor_16" title="un">une</ins> certaine similitude de situation pratique et
-à des habitudes équivalentes d'imprévoyance matérielle,
-ainsi que par des intérêts analogues envers les
-<span class="pagenum" id="Page_600">600</span>
-chefs temporels, maîtres nécessaires des principales richesses.
-Mais il faut surtout remarquer l'intime efficacité
-populaire de l'autorité spéculative, soit à raison de son
-office fondamental pour l'éducation universelle, soit
-ensuite d'après l'intervention régulière que, suivant nos
-indications antérieures, elle devra toujours exercer au
-milieu des divers conflits sociaux, afin d'y développer
-convenablement l'influence modératrice habituellement
-inhérente à l'élévation de ses vues et à la générosité de
-ses inclinations. Sous l'un et l'autre aspect, quoique l'éminente
-destination d'un tel pouvoir ne doive, sans
-doute, jamais prendre aucun caractère exclusif, incompatible
-avec son impartialité nécessaire, il est néanmoins
-évident que sa principale sollicitude sera dirigée habituellement
-vers les classes inférieures, qui, d'une part,
-ont beaucoup plus besoin d'une éducation publique à
-laquelle leurs moyens privés ne sauraient suppléer, et
-qui, d'une autre part, sont bien plus exposées aux lésions
-journalières. Longtemps avant que l'organisation
-spirituelle puisse être suffisamment constituée, ces diverses
-tendances fondamentales comporteront une véritable
-efficacité sociale, comme je l'ai déjà expliqué à
-d'autres égards, par l'influence immédiate de la grande
-élaboration philosophique que nous avons vue devoir
-préparer directement la régénération finale. D'un côté,
-une noble ardeur privée, à laquelle les gouvernemens
-européens ne voudront ni ne pourront s'opposer, entraînera
-spontanément la plupart des esprits spéculatifs à
-faciliter déjà la systématisation ultérieure de l'éducation
-universelle en consacrant une partie de leur activité continue
-à une sage propagation de l'instruction positive,
-<span class="pagenum" id="Page_601">601</span>
-soit scientifique, soit esthétique, chez les classes maintenant
-dépourvues de toute culture mentale, et dont
-l'essor intellectuel peut être beaucoup plus développé
-qu'on ne le suppose sous la seule intervention de ces efforts
-volontaires, antérieurs à tout établissement régulier;
-du moins quand un juste sentiment du principal
-besoin de la société actuelle aura partout suscité le zèle
-convenable<a name="FNanchor_34" id="FNanchor_34" href="#Footnote_34" class="fnanchor">[34]</a>. Même avec les élémens très-imparfaits
-qui existent aujourd'hui, et sans aucune active assistance
-du pouvoir, cette opération préalable pourrait être bientôt
-poussée au point, surtout en France, d'imprimer aux
-justes réclamations populaires une consistance philosophique
-<span class="pagenum" id="Page_602">602</span>
-et une dignité morale directement propres à déterminer
-enfin une attention sérieuse et durable chez
-les classes prépondérantes. Le principal obstacle serait, à
-cet égard, certainement levé si les esprits convenablement
-spéculatifs étaient animés de véritables convictions
-philosophiques, susceptibles d'y dissiper l'empirisme et
-d'y refouler l'égoïsme. Sous le second aspect mentionné
-ci-dessus, les heureux effets populaires de l'élaboration
-philosophique, quoique moins aisément appréciables,
-et devant exiger ici plus d'explications que les précédens,
-ne seront assurément ni moins réels, ni moins étendus,
-ni moins nécessaires, soit qu'ils consistent à éclairer
-convenablement le peuple sur ses vrais intérêts, soit
-qu'ils se rapportent à leur défense immédiate auprès des
-classes dirigeantes. D'abord, en faisant prévaloir la réorganisation
-spirituelle, et dissipant sans retour les illusions
-relatives à l'efficacité illimitée des institutions
-proprement dites, la philosophie positive imprimera graduellement
-aux v&oelig;ux populaires la direction permanente
-la plus favorable à leur satisfaction normale, comme je
-l'ai déjà indiqué en général, par cela seul qu'elle fera
-justement apprécier la supériorité réelle des solutions
-essentiellement morales sur les solutions purement politiques.
-Les dispositions populaires, perdant ainsi tout caractère
-anarchique, cesseront à la fois de fournir aux
-jongleurs et aux utopistes un dangereux moyen de perturbation
-sociale, et d'offrir aux classes supérieures un
-motif ou un prétexte d'ajourner indéfiniment toute large
-transaction. Il suffit ici de signaler distinctement une
-telle influence philosophique relativement aux questions
-les plus orageuses, au sujet desquelles on s'efforce
-<span class="pagenum" id="Page_603">603</span>
-aujourd'hui de développer, chez les prolétaires, des sentimens
-envieux et des conceptions chimériques, aussi
-incompatibles avec leur propre bonheur qu'avec l'harmonie
-générale. Après avoir expliqué les lois naturelles
-qui, dans le système de la sociabilité moderne, doivent
-déterminer l'indispensable concentration des richesses
-parmi les chefs industriels, la philosophie positive fera
-sentir qu'il importe peu aux intérêts populaires en
-quelles mains se trouvent habituellement les capitaux,
-pourvu que leur emploi normal soit nécessairement utile
-à la masse sociale. Or, cette condition essentielle dépend
-bien davantage, par sa nature, des moyens moraux que
-des mesures politiques. Des vues étroites et des passions
-haineuses auraient beau instituer légalement, contre l'accumulation
-spontanée des capitaux, de laborieuses entraves,
-au risque de paralyser directement toute véritable
-activité sociale, il est clair que ces procédés tyranniques
-comporteraient beaucoup moins d'efficacité réelle que
-la réprobation universelle, appliquée par la morale positive
-à tout usage trop égoïste des richesses possédées;
-réprobation d'autant plus irrésistible que ceux-là même
-qui devraient la subir n'en pourraient récuser le principe,
-inculqué à tous par la commune éducation fondamentale,
-comme l'a montré le catholicisme, au temps de sa
-prépondérance. Une appréciation analogue convient également
-à tous les divers dangers plus ou moins inséparables
-de l'état de propriété, et envers chacun desquels,
-après avoir écarté les exagérations vulgaires, la philosophie
-positive démontrera toujours que leur répression
-possible dépend surtout des opinions et des m&oelig;urs, dont
-la souveraine influence peut seule, sans aucune
-<span class="pagenum" id="Page_604">604</span>
-perturbation, diriger graduellement vers le bonheur commun
-les dispositions émanées des situations les plus susceptibles
-d'abus. On ne saurait donc méconnaître l'aptitude
-caractéristique de la nouvelle action philosophique à réformer
-utilement les tendances populaires d'après une
-judicieuse analyse des principales difficultés sociales, et
-par une salutaire transformation des questions de droit
-en questions de devoir, ainsi que je l'ai indiqué. Mais,
-en signalant au peuple la nature essentiellement morale
-de ses plus graves réclamations, la même philosophie fera
-nécessairement sentir aussi aux classes supérieures le
-poids d'une telle appréciation, en leur imposant avec
-énergie, au nom de principes qui ne sont plus ouvertement
-contestables, les grandes obligations morales inhérentes
-à leur position: en sorte que, par exemple, au
-sujet de la propriété, les riches se considéreront moralement
-comme les dépositaires nécessaires des capitaux
-publics, dont l'emploi effectif, sans pouvoir jamais entraîner
-aucune responsabilité politique, sauf quelques
-cas exceptionnels d'extrême aberration, n'en doit pas
-moins rester toujours assujetti à une scrupuleuse discussion
-morale, nécessairement accessible à tous sous les
-conditions convenables, et dont l'autorité spirituelle
-constituera ultérieurement l'organe normal. D'après une
-étude approfondie de l'évolution moderne, la philosophie
-positive montrera que, depuis l'abolition de la servitude
-personnelle, les masses prolétaires ne sont point
-encore, abstraction faite de toute déclamation anarchique,
-véritablement incorporées au système social; que la
-puissance du capital, d'abord moyen naturel d'émancipation
-et ensuite d'indépendance, est maintenant
-<span class="pagenum" id="Page_605">605</span>
-devenue exorbitante dans les transactions journalières;
-quelque juste prépondérance qu'elle y doive nécessairement
-exercer, à raison d'une généralité et d'une responsabilité
-supérieures, suivant la saine théorie hiérarchique.
-En un mot, cette philosophie fera comprendre que
-les relations industrielles, au lieu de rester livrées à un
-dangereux empirisme ou à un antagonisme oppressif,
-doivent être systématisées suivant les lois morales de
-l'harmonie universelle. Les devoirs populaires ainsi imposés
-aux classes supérieures ne seront pas réglés par le
-principe chrétien de l'aumône, qui, sans devoir jamais perdre
-son importance secondaire, ne peut plus comporter aucune
-haute destination sociale, d'après l'universelle amélioration
-réalisée à la fois, pendant le cours de la transition
-moderne, dans la condition et la dignité humaines.
-Ces devoirs nécessaires se formuleront surtout par l'obligation
-fondamentale, soit individuelle, soit collective, de
-procurer à tous, d'après les voies convenables, d'abord
-l'éducation, et ensuite le travail, seules conditions permanentes
-que doivent avoir en vue les justes réclamations
-sociales des prolétaires: leur prépondérance générale
-devra d'ailleurs influer beaucoup sur la judicieuse
-détermination ultérieure des salaires journaliers, sans
-qu'il convienne aujourd'hui de soulever, à ce sujet, des
-discussions trop prématurées pour n'être pas dangereuses.
-Il serait également intempestif de vouloir maintenant
-apprécier jusqu'à quel point la plus grossière partie de
-cette double obligation universelle sera plus tard susceptible
-d'être spécialement fortifiée par les institutions
-politiques: l'essentiel est de savoir que le principe en
-doit rester éminemment moral, sous peine à la fois
-<span class="pagenum" id="Page_606">606</span>
-d'inefficacité et de perturbation, ce que je crois avoir ici rendu
-suffisamment incontestable.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_34" id="Footnote_34" href="#FNanchor_34"><span class="label"><b>Note 34</b>:</span></a>
-Une telle conviction, chez moi très-profonde et fort ancienne,
-m'a fait attacher un intérêt soutenu au cours populaire d'astronomie
-que je professe gratuitement, depuis douze ans, à la municipalité du
-3<sup>e</sup> arrondissement de Paris, quoique les officieuses remontrances ne
-m'aient certes pas manqué sur l'inutilité de cet enseignement pour la
-classe que j'y ai surtout en vue, comme sur les dérangemens personnels
-qu'il peut m'occasionner. Le choix d'un sujet éminemment philosophique,
-son éloignement spontané de toute grave préoccupation matérielle
-chez une population non-maritime, et sa destination immédiate aux
-classes inférieures, sans qu'aucune autre soit d'ailleurs exclue, caractérisent
-assez la tendance directe et avouée de cette opération à l'universelle
-propagation sociale de l'esprit positif. Si quelques-uns de mes lecteurs
-ont déjà remarqué ma constante persévérance à cet égard, ils doivent
-maintenant apprécier l'intime solidarité d'un tel effort avec l'ensemble
-de mon entreprise philosophique, dont la pensée fondamentale imprimera
-toujours nécessairement à mes travaux quelconques son impérieuse
-unité. J'ai voulu, par cet exemple, donner, autant qu'il est en
-moi, le signal anticipé de cette combinaison directe entre la puissance
-spéculative et la force populaire, qui doit ultérieurement déterminer
-la réorganisation politique, quand la raison publique sera convenablement
-préparée.</p>
-
-<p class="sep1">Tels sont, en aperçu, les éminens services que la
-grande cause populaire doit immédiatement retirer de
-l'élaboration philosophique destinée à préparer la réorganisation
-spirituelle des sociétés modernes par la fondation
-graduelle du système universel de l'éducation positive.
-Mais, quelle que soit leur extrême importance, on
-peut assurer, en sens inverse, que la réaction nécessaire de
-cette intime alliance sur la réalisation sociale de la nouvelle
-philosophie doit être, par sa nature, d'un ordre encore
-plus élevé; en sorte que, dans une telle combinaison, le
-peuple rendra aux philosophes plus même qu'il n'en aura
-reçu. En considérant d'abord l'économie finale, il est clair
-que l'adhésion populaire y constituera habituellement la
-plus sûre garantie du pouvoir spirituel contre les tentatives
-oppressives du pouvoir temporel. Quoique l'organisme
-positif soit nécessairement affranchi de nombreuses causes
-perturbatrices propres à l'organisme théologique du
-moyen âge, il ne faut pas croire néanmoins que les graves
-collisions politiques, inhérentes au jeu naturel des
-passions humaines, y doivent devenir ordinairement
-impossibles; seulement leur caractère général sera profondément
-modifié. Si, malgré l'ascendant religieux, la
-puissance catholique fut, comme nous l'avons vu, au
-temps même de son plus grand triomphe, tant exposée
-aux usurpations temporelles, on doit sentir, en général,
-que la spiritualité positive n'en saurait être essentiellement
-préservée, malgré la nature beaucoup plus conciliante
-de la nouvelle activité pratique et l'influence plus
-prononcée de l'intelligence sur la conduite. La
-<span class="pagenum" id="Page_607">607</span>
-dépendance matérielle, plus ou moins inévitable, de la corporation
-spéculative envers les chefs temporels, principaux
-dispensateurs de la richesse, fournira régulièrement à
-ceux-ci un moyen continu de développer à son égard
-les orgueilleuses dispositions spontanément inspirées par
-la prééminence pécuniaire, et qui d'ailleurs pourront
-alors être souvent aigries par l'injuste dédain des théoriciens
-envers les praticiens. Or, la masse populaire, également
-liée à ces deux puissances, à l'une pour l'éducation
-fondamentale et l'assistance morale, à l'autre pour
-le travail journalier et les secours matériels, deviendra
-naturellement, beaucoup plus encore qu'au moyen âge,
-le régulateur final de leurs principaux conflits, dont
-l'issue effective dépendra toujours de la direction que
-suivra sa coopération politique. Afin de compléter cette
-indication, il faut remarquer que si, dans l'économie
-positive, davantage même que dans l'économie catholique,
-les usurpations politiques doivent être à la fois bien
-plus dangereuses et plus imminentes chez le pouvoir temporel
-que chez le pouvoir spirituel, la pondération populaire
-devra, suivant une compensation spontanée,
-favoriser communément l'autorité spirituelle, avec laquelle
-les prolétaires ne sauraient avoir habituellement
-que d'heureuses relations, tandis que leurs contacts
-journaliers avec les chefs pratiques sont toujours plus
-ou moins altérés par les sentimens d'envie que suscite
-trop souvent une supériorité de richesse qui doit rarement
-sembler assez motivée. C'est seulement au temps
-de son inévitable décadence que la puissance catholique
-a vu, par un renversement décisif des dispositions antérieures,
-les affections populaires se tourner de préférence
-<span class="pagenum" id="Page_608">608</span>
-vers ses antagonistes temporels. De cet aperçu directement
-relatif à l'ordre normal, nous pouvons aisément
-passer à une appréciation analogue, aujourd'hui plus
-importante à caractériser, envers l'époque prochaine de
-sa préparation graduelle. Si, en effet, l'assistance populaire,
-surtout morale, et quelquefois politique, doit être
-envisagée comme habituellement indispensable à la nouvelle
-autorité spirituelle, supposée réellement parvenue
-à sa pleine installation sociale, à plus forte raison doit-on
-penser qu'un tel appui lui sera nécessaire pour y arriver,
-puisque les obstacles seront essentiellement les
-mêmes, et seulement plus énergiques, envers cet avénement
-primitif qu'à l'égard du développement ultérieur.
-C'est d'abord la judicieuse défense permanente des intérêts
-populaires auprès des classes supérieures qui pourra
-seule procurer directement, aux yeux de celles-ci, une sérieuse
-importance à l'action philosophique, jusqu'alors
-en butte à l'aveugle dédain des hommes d'état. Quand
-la nouvelle force spéculative aura convenablement surgi,
-les grandes collisions pratiques, que l'absence totale de
-systématisation industrielle doit désormais multiplier et
-aggraver de plus en plus, constitueront, sans doute, les
-principales occasions de son propre développement social,
-en faisant immédiatement sentir à toutes les classes
-l'utilité croissante de son active intervention morale,
-seule susceptible de tempérer suffisamment l'antagonisme
-matériel, et de modifier habituellement les sentimens
-opposés d'envie ou de dédain qu'il inspire de part
-ou d'autre. Les classes les plus disposées aujourd'hui à
-ne reconnaître d'ascendant réel qu'à la richesse seront
-alors amenées par des expériences décisives, et peut-être
-<span class="pagenum" id="Page_609">609</span>
-fort douloureuses, à implorer la protection nécessaire de
-cette même puissance spirituelle qu'elles regardent
-maintenant comme essentiellement chimérique. Tous
-les motifs précédemment indiqués pour faire comprendre
-que, dans le système normal de la sociabilité moderne,
-l'autorité spéculative deviendra naturellement,
-en vertu de l'élévation de ses vues et de l'impartialité de
-son caractère, le principal arbitre des divers conflits
-pratiques, sont applicables, avec bien plus d'énergie,
-pour constater son aptitude à pacifier les débats analogues,
-mais beaucoup plus graves, que doit susciter
-l'anarchie actuelle. Aussitôt que cette nouvelle influence
-philosophique sera suffisamment développée, on peut
-assurer que son intervention morale sera spontanément
-invoquée de tous côtés, à partir de l'époque très-prochaine
-où le besoin croissant d'un tel modérateur ne
-pourra plus être contesté. C'est ainsi que s'établira graduellement,
-en raison des services rendus, un pouvoir
-qui, par sa nature, ne saurait convenablement reposer
-que sur une libre adhésion universelle. En considérant
-aujourd'hui, sous l'aspect le plus général, cette réaction
-fondamentale de la cause populaire sur l'avénement de la
-réorganisation spirituelle, on concevra facilement que la
-situation actuelle ne comporte aucune autre impulsion
-réelle susceptible d'entraîner suffisamment la société
-vers cette issue nécessaire. Les débats, de plus en plus
-misérables, qui s'agitent maintenant à grand bruit parmi
-les classes supérieures, tendent naturellement à écarter
-les esprits de toute véritable réorganisation sociale, pour
-réduire de plus en plus la politique officielle à des luttes
-personnelles, aussi stériles que perturbatrices. Abstraction
-<span class="pagenum" id="Page_610">610</span>
-faite des intérêts populaires proprement dits, on
-ne trouve plus, en effet, que des ambitions pleinement
-compatibles avec la conservation indéfinie de l'organisme
-putréfié que la décomposition moderne nous a transmis,
-pourvu que la direction leur en soit livrée; en même
-temps, les habitudes métaphysiques, entretenues par ces
-conflits constitutionnels, rendent les intelligences radicalement
-incapables de s'élever à la conception d'aucun
-autre système social. On peut donc affirmer aujourd'hui
-que rien de fondamental ne saurait être entrepris dans la
-sphère, de plus en plus étroite, de la politique légale; et,
-en ce sens, tous ceux qui tentent, même aveuglément,
-d'en sortir, exercent partiellement une utile influence,
-qui n'est pas entièrement annulée par leurs aberrations
-trop fréquentes. Mieux on analysera cette situation, plus
-on se convaincra que le point de vue populaire est désormais
-le seul qui puisse spontanément offrir à la fois
-assez de grandeur et de netteté pour placer convenablement
-les esprits actuels dans une direction vraiment organique,
-suffisamment conforme aux indications philosophiques
-résultées d'une saine appréciation de l'ensemble
-du passé humain. Les vaines substitutions de personnes,
-ministérielles ou même royales, qui préoccupent tant les
-divers partis actuels, doivent naturellement devenir très-indifférentes
-au peuple, dont les propres intérêts sociaux
-n'en sauraient être aucunement affectés; il en est à peu
-près ainsi, au fond, des débats, en apparence plus graves,
-quoique réellement analogues, relatifs à l'exercice actif
-de ce qu'on appelle les droits politiques, pour lesquels les
-prolétaires modernes éprouveront toujours fort peu d'attrait,
-malgré les artifices journaliers d'une excitation
-<span class="pagenum" id="Page_611">611</span>
-métaphysique. Assurer convenablement à tous le travail
-et l'éducation, comme je l'ai indiqué, constituera toujours
-le seul objet essentiel de la politique populaire
-proprement dite: or ce grand but, fort étranger aux
-combinaisons et aux discussions constitutionnelles, ne
-saurait être suffisamment réalisé, d'après nos explications
-antérieures, que par une véritable réorganisation, d'abord
-et surtout spirituelle, ensuite et accessoirement
-temporelle. Tel est donc le lien fondamental que l'ensemble
-de la situation moderne institue spontanément
-entre les besoins populaires et les tendances philosophiques,
-et d'après lequel le vrai point de vue social prévaudra
-graduellement à mesure que l'active intervention
-des réclamations prolétaires viendra caractériser de plus
-en plus le grand problème politique. Aucune autre classe
-actuelle ne saurait être, par l'influence instinctive de sa
-position naturelle, aussi bien disposée que le peuple à
-marcher directement vers la régénération finale. En
-même temps, les bons esprits populaires, quand les circonstances
-les ont suffisamment cultivés, surtout en
-France, où tout doit aujourd'hui commencer, pleinement
-affranchis de toute philosophie théologique, et chez
-lesquels la philosophie métaphysique n'a pu s'enraciner
-profondément, par suite même du défaut d'éducation
-régulière, doivent être réellement moins éloignés d'ordinaire
-du régime positif que les intelligences laborieusement
-préparées par une vicieuse instruction de mots et
-d'entités, ou même que la plupart des entendemens absorbés
-par des spécialités trop étroites et trop mal conçues.
-Quoique les illusions métaphysiques inhérentes à la
-politique moderne exercent encore sur la raison
-<span class="pagenum" id="Page_612">612</span>
-populaire une déplorable influence, ci-dessus soigneusement
-appréciée, elles y ont cependant moins d'empire habituel
-que parmi les autres classes actives de la société actuelle.
-Aussi, quand la philosophie positive aura pu suffisamment
-pénétrer chez nos prolétaires, je ne doute pas qu'elle n'y
-trouve rapidement un plus heureux accueil que partout
-ailleurs. On conçoit ainsi comment, outre les inspirations
-démagogiques propres à la métaphysique négative, et
-l'urgente stimulation des plus impérieuses circonstances,
-l'admirable instinct progressif qui caractérisa notre
-grande assemblée républicaine y avait directement conduit
-les meilleurs esprits, même spéculatifs, à concevoir
-la cause populaire proprement dite comme le but essentiel
-de la vraie politique révolutionnaire. Si l'on considère,
-enfin, cette heureuse impulsion populaire quant à
-sa réaction nécessaire sur les dispositions actuelles, mentales
-et morales, des classes supérieures, il sera facile
-de reconnaître combien elle est indispensable pour y développer
-une convenable appréciation de la situation fondamentale.
-Chez ces classes, partout plus ou moins
-viciées aujourd'hui par l'empirisme métaphysique et par
-l'égoïsme aristocratique, l'antagonisme populaire est
-seul susceptible de susciter assez énergiquement des vues
-élevées et des sentimens généreux. Dans les douloureuses
-collisions que nous prépare nécessairement l'anarchie actuelle,
-sous l'excitation spontanée de passions haineuses
-et d'utopies subversives, les vrais philosophes qui les auront
-prévues seront déjà préparés à y faire convenablement
-ressortir les grandes leçons sociales qu'elles doivent
-offrir à tous, en montrant ainsi aux uns et aux autres
-l'insuffisance inévitable des mesures purement politiques
-<span class="pagenum" id="Page_613">613</span>
-pour la juste destination qu'ils ont respectivement en vue,
-les uns quant au progrès, les autres quant à l'ordre, dont
-la commune réalisation doit maintenant dépendre d'une
-réorganisation totale, d'abord et surtout spirituelle. La
-fatale infirmité de notre nature, soit intellectuelle, soit
-affective, oblige peut-être à regarder aujourd'hui ces
-tristes conflits comme seuls susceptibles de faire suffisamment
-pénétrer partout, et surtout chez les classes dirigeantes,
-une conviction aussi indispensable, et pourtant
-aussi opposée à l'ensemble des habitudes et des inclinations
-actuellement dominantes. On peut, du moins, assurer
-que, si ces orages sont réellement évitables, ce ne
-saurait être que d'après un vaste développement systématique
-de la véritable action philosophique, dont l'avénement
-social est, au contraire, aveuglément repoussé,
-de nos jours, par les hommes d'état de tous les partis.
-Bonaparte a laissé misérablement échapper la plus heureuse
-occasion possible de préparer ainsi l'avenir: il est
-peu probable qu'il surgisse désormais aucune autorité
-temporelle, soit personnelle, soit collective, propre à
-réparer suffisamment, sous ce rapport, cette immense
-aberration, que l'histoire déplorera un jour comme la
-plus funeste, sans doute, à l'ensemble de l'évolution
-moderne.</p>
-
-<p>Quelque sommaires qu'aient dû être ici de telles indications,
-j'espère cependant les avoir assez caractérisées
-pour faire convenablement apercevoir à tous les esprits
-vraiment philosophiques la profonde solidarité qui rattache
-nécessairement l'une à l'autre l'élaboration systématique
-de la philosophie positive et l'avénement social
-de la cause populaire, de manière à constituer
-<span class="pagenum" id="Page_614">614</span>
-spontanément une heureuse et irrésistible alliance entre une
-grande pensée et une grande force. Je ne pouvais assurément
-terminer par une explication plus décisive l'appréciation
-générale de la réorganisation spirituelle, que
-l'ensemble du passé nous a graduellement conduits à
-concevoir aujourd'hui comme la seule issue possible des
-sociétés modernes, et qui se trouve maintenant examinée
-sous tous les divers aspects essentiels dont elle était susceptible;
-sauf les développemens ultérieurs que pourra
-seul admettre, à cet égard, ainsi qu'à tant d'autres, le
-Traité spécial déjà promis.</p>
-
-<p>Si les opinions et les habitudes actuelles n'étaient point
-aussi éloignées de l'état mental que suppose une telle
-conception, elle pourrait espérer partout un accueil favorable,
-puisqu'elle est, par sa nature, également apte à la
-satisfaction simultanée des besoins opposés d'ordre et de
-progrès, dont l'exclusive préoccupation caractérise maintenant
-le principal antagonisme social. Toute notre vaste
-élaboration, d'abord logique, puis scientifique, de la
-philosophie sociale, désormais complète enfin dans son
-institution fondamentale, a, j'ose le dire, pleinement
-confirmé, sous ce double aspect, les indications initiales
-propres au premier chapitre du tome quatrième, et dont
-il suffit ici de rappeler sommairement l'accomplissement
-décisif.</p>
-
-<p>D'abord, quant à l'ordre, aucun des divers efforts
-politiques tentés, à grands frais, depuis le début de la
-crise finale, ne pouvait sans doute comporter autant
-d'efficacité sociale que la simple opération philosophique
-qui, prenant le désordre actuel à la source primitive que
-découvre la marche historique de la décomposition
-<span class="pagenum" id="Page_615">615</span>
-moderne, entreprend directement, par la seule voie convenable,
-de réorganiser les opinions, pour passer ensuite
-aux m&oelig;urs, et finalement aux institutions. À cette solution
-vraiment radicale pourrait-on comparer les tentatives
-contradictoires, quoique provisoirement indispensables,
-vainement destinées à concilier la discipline
-matérielle avec l'anarchie intellectuelle et morale? Nous
-avons spécialement reconnu, à beaucoup d'égards importans,
-que l'esprit positif est aujourd'hui le seul apte
-à contenir et à dissiper l'essor métaphysique des utopies
-subversives; tandis que l'esprit théologique, auquel les
-illusions de l'empirisme conservent encore une désastreuse
-confiance, compromet depuis longtemps les grandes
-notions sociales, soit publiques, soit même privées, laissées
-sous son impuissante tutelle; outre sa tendance directement
-perturbatrice, par suite d'une libre divagation
-religieuse, que l'entière désuétude d'un tel régime mental
-peut seule empêcher aujourd'hui. Indépendamment
-de ces discussions partielles, la nouvelle philosophie politique,
-appréciant non-seulement les doctrines, mais
-d'abord et surtout les méthodes, transforme complétement
-à la fois la position des questions actuelles, la manière
-de les traiter, et les conditions préalables de leur
-élaboration; elle constitue ainsi spontanément une triple
-source générale de garanties logiques pour l'ordre fondamental.
-Faisant directement prévaloir enfin l'esprit
-d'ensemble sur l'esprit de détail, et, par suite, le sentiment
-du devoir sur le sentiment du droit, elle démontre
-la nature essentiellement morale des principales difficultés
-sociales; et, par cela seul, elle tend à dissiper
-partout, comme je l'ai récemment expliqué, une cause
-<span class="pagenum" id="Page_616">616</span>
-féconde d'illusions, de désappointemens, et même de
-perturbations. Analysant avec précision l'insuffisance
-évidente de la métaphysique dominante, elle substitue
-toujours le point de vue relatif au point de vue absolu,
-et fait sentir que le seul moyen de juger sainement, sous
-un aspect quelconque, l'état actuel, consiste à y voir
-constamment un résultat nécessaire de l'ensemble du
-passé, dont elle caractérise les diverses phases essentielles,
-sans plus de partialité que d'inconséquence,
-comme les différens degrés successifs d'une même évolution
-fondamentale, où le type humain se développe, à
-tous égards, de plus en plus: ce qui fait aussitôt cesser
-la prépondérance sociale de l'instinct critique. Enfin,
-appréciant l'inanité radicale des études ontologiques ou
-littéraires par lesquelles on se prépare communément
-aux recherches sociales, elle fait irrécusablement ressortir
-de la position même de la sociologie, dans la vraie
-hiérarchie des spéculations positives, les difficiles conditions,
-à la fois scientifiques et logiques, rigoureusement
-propres à une semblable élaboration: d'où résulte immédiatement
-l'exclusion motivée d'une foule d'esprits
-incompétens, et la concentration spontanée de ces hautes
-méditations parmi les rares intelligences susceptibles d'y
-procéder convenablement. Certes, si de telles propriétés,
-aussi incontestables qu'éminentes, ne sont pas senties
-par les hommes d'état qui cherchent sincèrement un
-moyen efficace de contenir aujourd'hui l'esprit de désordre,
-il faut qu'un déplorable empirisme leur ait ôté
-toute aptitude rationnelle à saisir le résultat général de
-nos grandes expériences contemporaines, qui, à cet
-égard, montrent, selon tant de voies décisives, que les
-<span class="pagenum" id="Page_617">617</span>
-aberrations métaphysiques ne sauraient être victorieusement
-combattues par les procédés théologiques, et que
-dès lors les conceptions positives sont seules susceptibles
-d'en triompher réellement. Or quel sacrifice véritable
-ce nouveau régime mental exige-t-il, chez nos gouvernemens
-européens, pour développer convenablement
-tous les moyens de haute discipline intellectuelle qui le
-caractérisent? Aucun autre, assurément, que de renoncer
-enfin, avec une pleine franchise, à l'espoir, de plus
-en plus chimérique, de la conservation indéfinie d'un
-antique organisme dont tous les liens essentiels sont
-déjà putréfiés parmi les populations les plus avancées, et
-dont la vaine restauration, au lieu d'être vraiment favorable
-à l'ordre fondamental, constitue désormais une
-source féconde de graves perturbations, et entretient
-seule le crédit populaire de la métaphysique négative.
-Car, à cela près, en un temps où la politique des gouvernemens
-doit être, par l'imminence croissante de la situation,
-de plus en plus circonscrite à des effets prochains,
-que leur importe, au fond, que, dans un avenir inévitable,
-mais qui ne saurait être immédiat, il ne doive
-rien rester de l'ancien système politique, pourvu que la
-grande élaboration philosophique qui préparera graduellement
-la rénovation finale tende nécessairement aussi à
-dissiper leurs justes inquiétudes sur une imminente dissolution
-sociale, et même à consolider, chez les possesseurs
-actuels, tous les pouvoirs quelconques qui auront
-convenablement reconnu le sens général du mouvement
-moderne? Si l'homme était suffisamment accessible aux
-impulsions intellectuelles, une telle transformation n'offrirait,
-sans doute, aucune invraisemblance. Tout s'y
-<span class="pagenum" id="Page_618">618</span>
-réduirait, en effet, pour les hommes d'état, à décider
-s'il vaut mieux traiter habituellement avec des passions
-ou avec des convictions: or le choix ne saurait être incertain
-chez ceux qui ont en vue un véritable but social,
-quelque attrait que doive inspirer vulgairement le premier
-mode à ceux qui ne poursuivent qu'une simple satisfaction
-personnelle. L'école positive présentera donc,
-par sa nature, des points de contact partiels, mais très-importans,
-aux esprits sincères de l'école stationnaire,
-et dès lors aussi à ceux même de l'école rétrograde. Envers
-les plus systématiques de ceux-ci, et surtout en Italie,
-la nouvelle philosophie politique aura d'ailleurs
-l'éminent privilége de pouvoir seule faire convenablement
-revivre aujourd'hui les nobles conceptions du
-moyen âge sur la théorie universelle de l'organisme social
-d'après la séparation fondamentale des deux puissances
-élémentaires.</p>
-
-<p>Quant à l'école révolutionnaire, où réside encore exclusivement
-l'esprit de progrès, malgré son caractère
-essentiellement négatif, les habitudes métaphysiques y
-constitueront l'unique obstacle à une suffisante appréciation
-de l'aptitude nécessaire de la philosophie positive
-à déterminer réellement, suivant une marche graduelle
-mais directe, la régénération totale si énergiquement
-signalée, avec autant de netteté que pouvaient alors en
-comporter le milieu social et la théorie dominante, par
-la grande assemblée d'où provient la vraie physionomie
-de la crise finale. D'après notre analyse générale du développement
-successif de cette crise décisive jusqu'à
-l'époque actuelle, il est évident que la progression révolutionnaire
-ne peut plus maintenant faire aucun pas
-<span class="pagenum" id="Page_619">619</span>
-important sans changer totalement les doctrines qui l'ont
-d'abord dirigée, et dont l'expérience la plus irrécusable
-a hautement constaté la profonde impuissance organique.
-Radicalement paralysées par une inévitable inconséquence,
-ces doctrines ont même à peine la force désormais
-de contenir suffisamment l'action rétrograde dans
-toute l'étendue de la république européenne: elles sont
-logiquement conduites partout à reconnaître les principes
-essentiels de l'ancien système social, tout en lui déniant ses
-plus importantes conditions d'existence. L'impossibilité
-croissante d'une vie purement négative, et le besoin de
-plus en plus senti d'une reconstruction quelconque, ont,
-en effet, poussé aujourd'hui l'esprit métaphysique qui
-dirige encore l'école révolutionnaire, même la plus
-avancée, à satisfaire vainement à ces exigences irrésistibles
-en formulant à la hâte un simulacre d'organisation
-fondé sur une vague résurrection des croyances religieuses
-et de l'ardeur guerrière, systématiquement privées
-toutefois de leurs principaux appuis antérieurs: en
-sorte que la grande crise de l'humanité aboutirait finalement
-à un simple changement dans les formes politiques;
-sauf quelques utopies antisociales, qui ne sont point
-ouvertement avouées jusqu'ici. Or notre glorieuse assemblée
-républicaine, en commençant ses travaux par
-l'indispensable abolition de la royauté, ne prétendit
-point ériger en véritable construction une simple ruine:
-elle voulut seulement caractériser ainsi l'irrévocable condition
-d'abandonner totalement le système ancien, afin
-de procéder à une rénovation complète; ce qui exigeait,
-en effet, comme je l'ai expliqué, la suppression du pouvoir
-autour duquel s'étaient spontanément ralliés, en
-<span class="pagenum" id="Page_620">620</span>
-France, tous les divers débris du régime déchu; mais ce
-point de départ ne fut pas alors proclamé comme une
-solution. Si aujourd'hui, au contraire, prenant le moyen
-pour le but, la vaine reproduction d'un tel préambule
-ne devait aboutir qu'à restaurer l'esprit théologique et
-l'activité militaire par une étrange intronisation simultanée
-du déisme et de la guerre, il n'est pas douteux
-que l'ordre actuel, malgré tous ses vices, serait, au
-fond, beaucoup plus rapproché qu'un tel républicanisme
-de la véritable issue propre à la crise finale, sans offrir
-d'ailleurs le grave danger de dissimuler la nature profondément
-transitoire de la situation générale. Un contraste
-aussi décisif doit désormais rendre pleinement
-irrécusable, chez les hommes vraiment progressifs, la
-nécessité de confier à l'esprit positif la suprême direction
-ultérieure du mouvement révolutionnaire, qu'il peut
-seul conduire maintenant à sa destination essentielle.
-Mais, en renonçant ainsi à la métaphysique négative qui
-la neutralise aujourd'hui, et dont le vice radical constitue
-maintenant, par un antagonisme nécessaire, l'unique
-valeur sociale de l'école rétrograde, l'école révolutionnaire
-ne sera nullement obligée, suivant l'ensemble de
-nos explications antérieures, d'abandonner aussi les dogmes
-salutaires dont elle est justement préoccupée, et
-qui, longtemps encore, formuleront d'indispensables
-conditions générales de la progression sociale; car j'ai
-suffisamment prouvé, envers chaque cas important, que
-la philosophie positive est spontanément susceptible,
-sans aucune inconséquence, de s'incorporer réellement
-ces diverses notions, en transformant seulement leur
-caractère actuel, de l'absolu au relatif: de manière à y
-<span class="pagenum" id="Page_621">621</span>
-montrer autant de prescriptions sociales propres à la
-grande transition moderne et destinées à persister,
-quoique désormais subordonnées à des conceptions directement
-organiques, jusqu'à son entier accomplissement;
-soit afin d'opérer l'élimination totale du système
-ancien, soit pour permettre l'élaboration graduelle du
-nouvel ordre. Or cette transformation générale, qui auparavant
-eût été prématurée et même dangereuse, loin
-d'amortir aujourd'hui l'énergie effective de ces principes révolutionnaires,
-doit, au contraire, l'augmenter beaucoup,
-en comportant une application plus hardie que quand leur
-nature absolue y devait faire toujours redouter une extension
-anarchique: une destination rationnellement caractérisée,
-et une durée nettement circonscrite, leur procureront,
-entre les limites convenables, sans aucune tendance
-subversive, une plénitude d'activité maintenant
-impossible, depuis que le besoin d'organiser a dû devenir
-prépondérant. Les démolitions plus ou moins importantes
-qui restent encore à opérer, et que j'ai fait suffisamment
-pressentir, s'accompliraient dès lors, sous l'ascendant de
-l'esprit positif, avec un libre aveu direct de la nature
-purement négative de ces mesures provisoires, destinées
-à écarter tous les divers débris de l'ordre ancien qui
-feraient vraiment obstacle à l'ordre nouveau. C'est ainsi,
-par exemple, que la marche générale de la réorganisation
-spirituelle exigera certainement, surtout en France,
-l'entière abolition préalable du vain simulacre d'éducation
-publique que le passé nous a transmis, et de l'étrange
-corporation universitaire qui s'y rattache, comme constituant
-désormais les principales sources d'une pernicieuse
-influence métaphysique, incompatible avec la
-<span class="pagenum" id="Page_622">622</span>
-véritable régénération moderne; outre que la seule existence
-de cet appareil décrépit tend à dissimuler la nécessité
-d'un vrai système d'éducation universelle. Les
-gouvernemens européens, de plus en plus disposés aujourd'hui
-à se dépouiller de toutes leurs attributions
-spirituelles pour se consacrer exclusivement au maintien,
-de plus en plus difficile, de l'ordre matériel, s'empresseront
-sans doute d'accorder une suppression qui
-ne leur sera pas demandée au nom d'un principe antisocial
-sur la liberté absolue et indéfinie de tout enseignement
-quelconque, mais comme une mesure préliminaire
-destinée, au contraire, à accélérer, sous ce rapport capital,
-le retour d'un ordre vraiment normal: ce qui distinguera
-profondément, à cet égard, les franches réclamations
-de l'école positive des prétentions mal dissimulées
-de l'école rétrograde actuelle. Chacun peut étendre aisément
-une pareille appréciation à beaucoup d'autres
-démolitions analogues, quoique moins importantes,
-envers lesquelles il sera non moins facile de reconnaître
-clairement que la philosophie positive, en transformant,
-à sa manière, les conceptions critiques, dès lors pleinement
-réhabilitées, n'en diminue nullement l'efficacité
-sociale. J'ai d'ailleurs suffisamment expliqué ci-dessus
-comment l'esprit critique universel, convenablement
-subordonné à l'esprit organique, conservera toujours une
-active destination normale dans l'économie définitive
-des sociétés modernes. Mais, d'après les mêmes motifs, à un
-degré supérieur d'énergie, il est clair que, sous la même
-condition fondamentale, cette activité critique doit trouver
-aujourd'hui une application, aussi utile qu'étendue,
-pour préparer accessoirement la réorganisation positive,
-<span class="pagenum" id="Page_623">623</span>
-soit en aidant à ruiner l'ascendant actuel des métaphysiciens
-et des légistes, organes antérieurs du mouvement
-transitoire, devenus aujourd'hui les principaux obstacles
-à la solution finale; soit en secondant la régénération
-graduelle des nouveaux élémens sociaux, spirituels ou
-temporels, par une judicieuse censure des vices essentiels,
-intellectuels ou moraux, qui les rendent encore
-indignes d'une véritable suprématie politique.</p>
-
-<p>Cette double appréciation représente la nouvelle philosophie
-comme ayant déjà spontanément rempli la condition
-fondamentale, formulée dès le début de mon élaboration
-sociologique, pour la conciliation décisive des deux aspects,
-normalement inséparables, aujourd'hui vicieusement
-opposés, propres au grand problème social. Sans
-effort, et sans inconséquence, l'école positive se montrera
-toujours plus organique que l'école rétrograde, et plus
-progressive que l'école révolutionnaire, de manière à
-pouvoir être indifféremment qualifiée d'après l'un ou
-l'autre attribut élémentaire. Tendant à réunir ou à dissiper
-tous les partis actuels par la satisfaction simultanée
-de leurs v&oelig;ux légitimes, cette école peut justement
-espérer aujourd'hui de trouver quelques adhésions isolées
-chez toutes les classes quelconques, soit ascendantes,
-soit même descendantes. Jusque dans la corporation sacerdotale,
-ceux de ses membres qui sentent assez profondément
-l'importance sociale de l'ordre spirituel, pour
-être fortement choqués de la dégradation politique où il
-est tombé depuis longtemps sous l'ascendant exclusif
-de la puissance matérielle, pourraient apprécier la valeur
-directe des efforts philosophiques ainsi destinés à le relever
-dignement, si leur intelligence pouvait assez
-<span class="pagenum" id="Page_624">624</span>
-s'affranchir du régime théologique pour rattacher une telle
-destination à des conceptions d'une autre nature, sauf la
-discussion d'efficacité, désormais bientôt terminée. La
-classe militaire pourrait aussi comprendre que, tout en
-consacrant la moderne extinction normale de l'activité
-guerrière, dont le grand office social est pleinement accompli,
-l'école positive justifie directement l'importante
-destination temporaire que doivent maintenant conserver
-les armées pour assurer le maintien indispensable
-de l'ordre matériel, pendant toute la durée de l'élaboration
-universelle qui doit dissiper l'anarchie intellectuelle
-et morale. Il serait assurément superflu de signaler
-les sympathies que devrait exciter, chez les intelligences
-vraiment scientifiques ou esthétiques, une philosophie
-qui, sous la condition nécessaire d'une préalable réformation
-générale de vues et de sentimens, les pousserait
-ultérieurement au gouvernement spirituel de l'humanité.
-Quant aux chefs industriels, dont elle sanctionnerait
-convenablement la future prééminence temporelle, et
-qu'elle seule pourrait garantir des graves collisions populaires
-que leur prépare l'anarchie actuelle, elle en
-devrait attendre le plus favorable accueil, si leurs dispositions
-intellectuelles et morales étaient en suffisante
-harmonie avec la dignité réelle de leur situation sociale.
-Enfin j'ai récemment expliqué les divers motifs fondamentaux
-qui doivent spécialement engager l'école positive
-à compter principalement sur l'adhésion des prolétaires,
-aussitôt que le contact mutuel aura pu suffisamment
-s'établir. Il faut, en outre, considérer que, même chez
-les classes équivoques propres à la période transitoire,
-et destinées ou à disparaître ou à redevenir subalternes,
-<span class="pagenum" id="Page_625">625</span>
-la nouvelle philosophie peut encore trouver d'importantes
-adhésions privées, d'après l'heureux exercice
-secondaire qu'elle doit fournir spontanément à leur
-activité caractéristique. Ainsi, les philosophes métaphysiciens,
-justement choqués aujourd'hui de l'exorbitante
-prépondérance des travaux de détail, et sentant convenablement
-la dignité supérieure des conceptions vraiment
-générales, pourraient saisir la valeur d'une école
-seule apte maintenant à rétablir le règne normal de l'esprit
-d'ensemble, enfin parvenu à une indispensable positivité,
-qui, facile à développer désormais chez les intelligences
-fortement organisées, affranchira les véritables
-philosophes de l'irrationnel dédain du vulgaire des savans
-actuels, dès lors jugés suivant leur faible portée intrinsèque,
-dépouillée d'un spécieux entourage, que
-l'école positive peut seule apprécier. Pareillement, les
-littérateurs, et même les avocats, qui auront suffisamment
-admis la nouvelle direction philosophique, pourront
-y trouver une féconde alimentation de l'activité
-secondaire qui leur est propre, d'après la versatilité, dès
-lors heureuse, inhérente à leur défaut caractéristique de
-convictions profondes, et qui leur permettra d'adapter
-leurs talens d'exposition et de discussion, soit à l'universelle
-diffusion de la philosophie positive, soit à l'utile
-censure initiale que j'y ai déjà signalée, et dont je pourrais,
-au besoin, leur indiquer de nombreuses et importantes
-applications, aussi neuves qu'incisives, qui leur
-permettraient de mesurer, à leur tour, d'orgueilleuses
-prétentions scientifiques, que les plus audacieux d'entre
-eux n'osent aujourd'hui contempler qu'avec un aveugle
-respect.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_626">626</span>
-Malgré toutes ces grandes et incontestables relations
-avec les différens partis et les diverses classes de la
-société actuelle, je n'ai pas dissimulé que l'école positive
-ne doit d'abord compter nulle part sur une adhésion
-collective, parce que chacun sera beaucoup plus choqué,
-à l'origine, des atteintes nécessaires ainsi apportées à ses
-préjugés et à ses passions, que satisfait de la réalisation
-finale dès lors assurée à ses v&oelig;ux légitimes. Elle ne doit
-pas même espérer, au début, l'active coopération de
-notre jeunesse, dont la portion la plus saine et la mieux
-préparée est déjà gravement viciée, en général, par l'empirisme
-et l'égoïsme inhérens à l'anarchie universelle, et
-que tout concourt à développer. Il faut donc s'attendre
-à trouver obstacle, pour la nouvelle philosophie politique,
-chez tout ce qui est aujourd'hui classé, à un titre
-quelconque; elle n'obtiendra longtemps que des adhésions
-purement individuelles, indifféremment issues de
-tous les rangs sociaux. Mais on peut assurer d'avance
-que de tels appuis ne manqueront pas à une école aussi
-évidemment apte à tout concilier sans rien compromettre.
-La philosophie négative du siècle dernier, malgré
-sa tendance essentiellement anarchique, trouva
-partout d'actifs protecteurs, jusque parmi les rois,
-parce qu'elle était alors en suffisante harmonie avec
-les besoins immédiats de l'évolution moderne. Serait-il
-téméraire d'espérer un accueil équivalent pour la philosophie
-positive du dix-neuvième siècle, directement
-destinée à rétablir une situation vraiment normale chez
-l'élite de l'humanité, et seule susceptible d'abréger
-ou d'adoucir, autant que possible, les grandes collisions
-que nous réserve encore l'anarchie intellectuelle
-<span class="pagenum" id="Page_627">627</span>
-et morale, graduellement aggravée par son inévitable
-diffusion?</p>
-
-<p>Dans tout le cours de mon appréciation historique, et
-dans les conclusions politiques que je viens d'en tirer, je
-me suis scrupuleusement conformé à la grande prescription
-logique que j'avais d'abord formulée, au début du
-volume précédent, en ne considérant essentiellement
-qu'une seule série sociale, toujours formée par l'enchaînement
-réel des civilisations les plus avancées; restriction
-sans laquelle j'ose assurer qu'il eût été impossible
-de découvrir la véritable marche générale de l'évolution
-fondamentale. Maintenant que la détermination de cette
-marche a vraiment constitué enfin la sociologie comme
-une dernière branche principale de la philosophie naturelle,
-il y aura lieu, quand cette nouvelle science sera
-suffisamment installée, à poursuivre d'importantes spéculations,
-jusqu'alors prématurées, sur la progression
-sociale des différentes populations qui, par divers obstacles
-assignables, ont dû rester plus ou moins en arrière
-du grand mouvement que nous avons étudié. Le
-but final de cette élaboration supplémentaire sera de
-fournir la base rationnelle de l'action collective que devra
-exercer ultérieurement l'élite actuelle de l'humanité
-pour accélérer et faciliter l'essor de ces civilisations secondaires,
-de manière à tendre systématiquement vers
-l'unité sociale de l'ensemble de notre espèce: de même
-que l'opération principale nous a définitivement conduits
-ci-dessus à concevoir le mode général suivant lequel les
-peuples avancés doivent aujourd'hui développer leur
-propre essor commun. Malgré l'identité nécessaire que
-doit partout offrir la véritable évolution humaine, ses
-<span class="pagenum" id="Page_628">628</span>
-phases successives peuvent cependant s'accomplir avec
-une rapidité et une facilité fort inégales; et il n'est pas
-possible que l'exacte connaissance antérieure de cette
-progression fondamentale, obtenue d'après le lent et
-douloureux mouvement des populations d'élite, ne
-doive, à cet égard, comporter beaucoup d'efficacité:
-en sorte que, par une inévitable compensation, les civilisations
-arriérées, dès lors rationnellement développables
-sous cette heureuse direction, puissent atteindre
-promptement le niveau universel, au lieu de rester indéfiniment
-livrées à l'empirisme spontané dont notre
-marche originale n'avait pu s'affranchir jusqu'ici. Ainsi,
-quelle que doive être aujourd'hui, envers les sociétés les
-plus avancées, l'éminente utilité pratique des saines
-études sociologiques, cette heureuse aptitude de la vraie
-philosophie aura nécessairement, dans l'avenir, encore
-plus d'importance et d'étendue au sujet des populations
-retardées. Le passé ne peut, à cet égard, nous fournir
-aucune juste mesure générale; parce qu'aucune influence
-réellement semblable ne pouvait s'y manifester, par
-suite du caractère toujours absolu de la philosophie dirigeante,
-qui poussait seulement les peuples à s'imposer
-mutuellement l'aveugle imitation routinière de leurs sociabilités
-respectives: tandis que le caractère essentiellement
-relatif de la philosophie positive permettra de modifier
-judicieusement les applications de la théorie fondamentale
-suivant les convenances propres à chaque cas,
-après y avoir d'abord exactement déterminé jusqu'à quel
-degré et par quelles voies les phases analogues de l'évolution
-typique sont alors susceptibles d'amélioration effective.
-Par là, les relations croissantes des populations
-<span class="pagenum" id="Page_629">629</span>
-d'élite avec le reste de l'humanité seront enfin directement
-subordonnées à d'actifs sentimens d'une fraternité
-vraiment universelle, au lieu de rester essentiellement
-dominées par un orgueil féroce ou une ignoble cupidité.
-Mais les philosophes doivent aujourd'hui soigneusement
-éviter les séductions spontanées de cette heureuse perspective,
-qui promet à leur activité rationnelle une aussi
-vaste application ultérieure. Jusqu'à ce que la réorganisation
-positive soit suffisamment avancée, il importe
-beaucoup, comme je l'ai ci-dessus expliqué, que leur
-élaboration systématique demeure toujours exclusivement
-concentrée sur la majorité de la race blanche,
-composant l'avant-garde de l'humanité, suivant l'exacte
-définition sociologique que j'ai directement formulée au
-début de ce volume, et qui comprend seulement les cinq
-grandes nations de l'occident européen. Autant nous
-avons reconnu nécessaire d'imprimer désormais à toutes
-les hautes spéculations politiques l'entière extension indiquée
-par ces limites, en deçà desquelles le point de
-vue social resterait maintenant privé de sa généralité
-caractéristique; autant nous avons jugé indispensable
-aujourd'hui de s'y renfermer habituellement, sous peine
-de ne point suffisamment éliminer l'esprit vague et absolu
-de l'ancienne philosophie, et, par suite, de manière
-à interdire inévitablement toute solution vraiment
-radicale. Cette restriction me semble tellement capitale,
-que j'ai cru devoir la reproduire expressément à la fin
-comme au début de mon élaboration sociologique. La
-pratique en sera d'autant plus convenable que, tant
-que l'occident européen ne sera pas suffisamment réorganisé,
-il ne saurait réellement exercer aucune grande et
-<span class="pagenum" id="Page_630">630</span>
-heureuse action collective sur le reste de l'humanité;
-outre l'imminent danger d'une telle diversion prématurée
-pour y dénaturer ou y troubler gravement cette indispensable
-régénération, point d'appui ultérieur de
-toute notre espèce. Sagement préoccupée de cette opération
-décisive, la population occidentale devra longtemps
-éviter toute large intervention politique, du moins
-active, dans l'évolution spontanée de l'Asie, et même
-dans celle de l'orient européen: sauf, bien entendu, les
-précautions que pourraient exiger le maintien nécessaire
-de la paix générale, ou l'extension naturelle des
-relations industrielles; mais sans jamais seconder les efforts
-spontanés que tente aujourd'hui l'esprit militaire
-pour retarder son inévitable extinction, en se rattachant,
-par de spécieux sophismes, à un dangereux prosélytisme
-social, comme je l'ai ci-dessus expliqué.</p>
-
-<p>Malgré l'homogénéité fondamentale de la population
-d'élite à l'ensemble de laquelle la grande élaboration
-philosophique propre au dix-neuvième siècle doit être
-directement destinée, il existe nécessairement des différences
-essentielles entre les cinq nations principales qui
-la composent, quant aux obstacles et aux ressources que
-doit y trouver la régénération positive, dont toutes les
-phases importantes doivent pourtant, par la nature d'une
-telle rénovation, s'y accomplir simultanément. Notre
-théorie historique, en faisant spontanément ressortir
-cette connexité nécessaire, permet aussi d'apprécier
-exactement cette diversité secondaire, qu'il importe
-maintenant de caractériser rapidement, afin de terminer
-mon opération sociologique par un juste aperçu comparatif
-de l'accueil réservé à la nouvelle philosophie
-<span class="pagenum" id="Page_631">631</span>
-politique chez ces diverses nationalités; complément naturel
-de la comparaison que je viens d'indiquer pour les
-différentes classes modernes. La double évolution, à la
-fois négative et positive, solidairement accomplie, pendant
-les cinq siècles antérieurs, dans toute l'étendue de
-cette république occidentale, nous fournit, d'après les
-deux chapitres précédens, une base pleinement irrécusable
-pour cette détermination délicate, d'où toute
-vaine inspiration locale doit être soigneusement bannie:
-la concordance de ces deux séries simultanées doit surtout
-devenir, à cet égard, le principe décisif d'une entière
-conviction philosophique, qui doit d'ailleurs être
-naturellement fort avancée déjà par ces deux chapitres,
-où j'ai directement établi, à ce sujet, la distinction la
-plus générale, qu'il s'agit seulement ici de compléter
-brièvement, sous ma réserve accoutumée des développemens
-ultérieurs, incompatibles avec les limites et
-même avec la destination de ce Traité.</p>
-
-<p>Tous ces divers moyens essentiels d'appréciation comparative
-concourent évidemment, suivant nos indications
-antérieures, à représenter aujourd'hui la France
-comme le siége nécessaire de la principale élaboration
-sociale. Nous avons vu le commun mouvement de décomposition
-politique s'y opérer toujours, depuis le quatorzième
-siècle, d'une manière plus complète et plus
-décisive qu'en aucun autre cas, même pendant sa période
-spontanée, et, à plus forte raison, à partir de sa
-systématisation, dont la dernière phase, quoique destinée
-immédiatement à l'ensemble de notre occident, dut
-être d'abord essentiellement française, ainsi que la crise
-finale qu'elle détermina nécessairement. Il serait certes
-<span class="pagenum" id="Page_632">632</span>
-superflu de prouver ici que le régime ancien, soit spirituel,
-soit temporel, est maintenant beaucoup plus déchu
-en France que partout ailleurs. Quant à la progression
-positive, l'évolution scientifique, et même aussi l'évolution
-esthétique, sans y être, au fond, plus avancées,
-y ont certainement obtenu un plus grand ascendant social;
-ce qui importe surtout à notre comparaison actuelle.
-Pareillement, l'évolution industrielle, quoique n'y pouvant
-encore offrir le plus large développement spécial, y
-a nécessairement amené déjà la nouvelle puissance temporelle
-beaucoup plus près d'une véritable suprématie
-politique. Enfin, l'unité nationale, condition si capitale
-de cette grande initiative européenne, y est assurément
-plus complète et plus inébranlable qu'en aucun autre
-cas. J'ai assez expliqué comment un admirable instinct
-politique, malgré la tendance dissolvante de la métaphysique
-dirigeante, avait soigneusement maintenu,
-pendant la crise révolutionnaire, ce précieux résultat de
-l'ensemble de notre passé, dès lors même notablement
-consolidé par un plus vaste développement de la subordination
-spontanée de tous les foyers français envers le
-centre parisien. Au reste, la prédilection décisive qui,
-dans l'Europe entière, depuis l'heureux avénement de la
-paix universelle, dispose de plus en plus, non-seulement
-les artistes, les savans et les philosophes, mais la plupart
-des hommes cultivés, à voir dans Paris une sorte
-de patrie commune, doit certainement dissiper toute
-grave incertitude sur la perpétuité nécessaire de cette
-noble initiative, si chèrement acquise.</p>
-
-<p>Malgré le défaut de nationalité, l'ensemble de tous
-les autres caractères me semble devoir déterminer,
-<span class="pagenum" id="Page_633">633</span>
-contrairement à l'opinion commune, à concevoir l'Italie
-comme étant, après la France, le pays le mieux disposé
-à la régénération positive. L'esprit militaire y est peut-être
-plus radicalement éteint que partout ailleurs; et cette
-même lacune, funeste à d'autres égards, dont j'ai expliqué,
-au cinquante-quatrième chapitre, la cause nécessaire,
-n'est sans doute pas étrangère à une telle préparation
-négative. Quoique la conservation du catholicisme
-n'y ait pu être aussi avantageuse qu'en France au plein
-essor original de l'ébranlement philosophique, la compression
-rétrograde, assez intense pour préserver les populations
-contre toute grave extension de la métaphysique
-protestante ou même déiste, n'a pu cependant y empêcher
-ensuite, chez la plupart des esprits cultivés, une
-entière émancipation théologique, aujourd'hui mal dissimulée.
-En outre, cette influence générale, dont j'ai
-tant signalé les propriétés essentielles pour les deux dernières
-phases de l'évolution moderne, a spécialement
-réservé à la population italienne la transmission naturelle
-de ce qui, dans les anciennes habitudes catholiques, est
-susceptible d'incorporation aux nouvelles m&oelig;urs positives,
-relativement à la division fondamentale des
-deux puissances élémentaires, dont le véritable instinct
-ne peut maintenant se trouver que là suffisamment
-familier. L'évolution scientifique et l'évolution industrielle,
-quoique presqu'aussi avancées qu'en France,
-y ont pourtant obtenu une prépondérance sociale beaucoup
-moindre, par suite d'une moindre extinction populaire
-de l'esprit religieux et aristocratique: mais elles y
-sont, au fond, plus rapprochées de leur ascendant final
-que chez tout le reste de la communauté occidentale. Il
-<span class="pagenum" id="Page_634">634</span>
-serait assurément superflu d'y mentionner l'admirable
-développement de l'évolution esthétique, qui, plus
-complète et plus universelle que partout ailleurs, y a si
-heureusement réalisé sa propriété caractéristique d'entretenir,
-chez les plus vulgaires intelligences, l'éveil
-fondamental de la vie spéculative. Quoique le défaut de
-nationalité dût évidemment y interdire une initiative
-politique si hautement réservée à la France, son influence
-est loin d'y empêcher une intime et rapide propagation
-du mouvement original. Convenablement appréciée par
-les bons esprits italiens, d'après l'ensemble de la saine
-théorie historique, cette lacune pourra même y déterminer
-une excitation plus prononcée à la réorganisation
-spirituelle: soit qu'on envisage le catholicisme, suivant
-l'indication spéciale du cinquante-quatrième chapitre,
-comme la cause essentielle d'une telle anomalie; soit
-que l'impossibilité de constituer l'unité italienne fasse
-plus directement sentir l'importance supérieure de l'unité
-européenne, qui ne peut être obtenue que par la régénération
-intellectuelle et morale, et dont l'avénement
-pourra seul faire spontanément cesser, au profit commun
-de l'ordre et du progrès, des tentatives également chimériques
-et perturbatrices.</p>
-
-<p>Envisagée dans toute l'étendue de la définition sociologique
-indiquée au début de ce volume, la population
-allemande me paraît être, tout compensé, après les
-deux précédentes, la mieux disposée aujourd'hui, en
-résultat final de son évolution antérieure, à la réorganisation
-positive. L'esprit militaire ou féodal, et même,
-malgré les apparences, l'esprit religieux, quoique y
-étant moins déchus qu'en Italie, n'y sont pas cependant
-<span class="pagenum" id="Page_635">635</span>
-aussi dangereusement incorporés qu'en Angleterre au
-mouvement général de la société moderne. Outre que la
-prépondérance politique du protestantisme y est beaucoup
-moins intime et moins universelle, elle n'y a pas
-empêché, là où il a le plus prévalu, que la grande concentration
-temporelle propre à la transition moderne n'y aboutît
-aussi, par une heureuse anomalie que j'ai signalée, au
-mode essentiellement monarchique, que nous avons reconnu
-si préférable, à tous égards, au mode aristocratique
-exceptionnel, éminemment particulier à l'Angleterre, et
-dont la seule Suède offre l'équivalent germanique, toutefois
-très-altéré. La plus dangereuse influence qui distingue
-cette population est certainement celle de l'esprit
-métaphysique, qui s'y trouve aujourd'hui plus répandu
-et plus dominant que partout ailleurs, et dont la désastreuse
-activité y entretient une mystique prédilection
-pour les conceptions vagues et absolues, directement
-contraire à toute vraie réorganisation sociale. Mais cet
-esprit, inhérent à l'élaboration protestante est, par cela
-même, beaucoup moins prononcé dans l'Allemagne catholique;
-et d'ailleurs il est déjà partout en pleine
-décroissance. À cela près, l'évolution germanique est
-aujourd'hui, pour l'ordre spéculatif de la progression
-positive, soit esthétique, soit même scientifique, plus
-complète et plus universelle qu'en Angleterre, surtout
-quant à l'ascendant social qui s'y rattache. Il est même
-évident, comme je l'ai noté au trente-sixième chapitre,
-que l'activité supérieure de l'esprit philosophique, malgré
-son caractère encore essentiellement métaphysique,
-entretient en Allemagne une précieuse disposition
-aux méditations générales, maintenant propre à y
-<span class="pagenum" id="Page_636">636</span>
-compenser plus qu'ailleurs les tendances dispersives de nos
-spécialités scientifiques. L'évolution industrielle, sans y
-être matériellement aussi développée qu'en Angleterre,
-y est pourtant moins éloignée de sa principale destination
-sociale, parce que son essor y a été plus indépendant
-de la suprématie aristocratique. Enfin, quoique le défaut
-de nationalité, résultant surtout du protestantisme, y
-offre un tout autre caractère qu'en Italie, il y comporte
-cependant une équivalente stimulation à la régénération
-positive: soit qu'un tel v&oelig;u doive y conduire à mieux
-sentir la nécessité de renoncer enfin à la philosophie théologique,
-désormais principal obstacle à la réunion; soit,
-comme en Italie, en faisant apprécier davantage la
-réorganisation spirituelle, spontanément commune à
-l'ensemble de l'occident européen.</p>
-
-<p>Diverses explications incidentes, dans les deux chapitres
-précédens, ont déjà dû spécialement disposer à
-comprendre, d'après la saine appréciation de l'ensemble
-de l'évolution moderne, que la population anglaise,
-malgré tous ses avantages réels, est aujourd'hui moins
-préparée à une telle solution qu'aucune autre branche
-de la grande famille occidentale, sauf la seule Espagne,
-exceptionnellement retardée. L'esprit féodal et l'esprit
-théologique, par la profonde modification qu'ils y ont
-graduellement subie, y ont conservé plus qu'ailleurs
-une dangereuse consistance politique, qui, longtemps
-compatible avec les évolutions partielles, y constitue
-maintenant un puissant obstacle à la réorganisation finale.
-C'est là que le système rétrograde, ou du moins
-fortement stationnaire, a pu être le plus complétement
-organisé, au spirituel et au temporel. Jamais, par exemple,
-<span class="pagenum" id="Page_637">637</span>
-la prépondérance du jésuitisme n'a pu réaliser, sur
-le continent, l'institution d'une hypocrisie légale aussi
-hostile à l'émancipation humaine que celle dont la constitution
-anglicane, dirigée par l'oligarchie britannique,
-nous offre encore l'exemple journalier. La compensation
-matérielle, par laquelle un tel régime a tenté de s'incorporer
-à l'évolution moderne, en excitant d'abord un
-développement plus parfait de l'activité industrielle, y
-est finalement devenue, à beaucoup d'égards importans,
-une source directe d'entraves politiques: soit en prolongeant
-l'ascendant social d'une aristocratie, ainsi placée
-à la tête du mouvement pratique, où elle maintient la
-haute intervention du principe militaire; soit en viciant
-les habitudes mentales de l'ensemble de la population,
-par une prépondérance exorbitante du point de vue concret
-et de l'utilité immédiate; soit, enfin, en corrompant
-directement les m&oelig;urs nationales d'après l'ascendant
-universel d'un intraitable orgueil et d'une cupidité
-effrénée, tendant à isoler profondément le peuple anglais
-de tout le reste de la famille occidentale. Nous avons
-reconnu que, par une suite nécessaire, la double évolution
-spéculative y avait été notablement altérée, non-seulement
-dans l'ordre scientifique, malgré les immenses
-progrès qui s'y sont individuellement accomplis, mais
-aussi dans l'ordre esthétique, resté encore si imparfait,
-sauf l'admirable essor spontané du premier des beaux-arts:
-l'incorporation sociale de l'un et de l'autre élément
-y est surtout moins avancée que chez les trois autres
-nations. Toutefois ces divers dangers caractéristiques,
-qui doivent gravement entraver, en Angleterre, la commune
-régénération positive, parce qu'ils y affectent
-<span class="pagenum" id="Page_638">638</span>
-directement la masse sociale, n'empêchent pas que, par
-une imparfaite compensation, la coopération fondamentale
-à cette &oelig;uvre finale n'y doive être immédiatement
-fort active et très-importante de la part des esprits d'élite,
-qui, par l'ensemble d'une telle situation, y sont
-déjà plus préparés que partout ailleurs, excepté en
-France. D'abord, leur position même les préserve plus
-facilement de la dangereuse illusion politique qui, dans
-le reste de notre occident, vicie aujourd'hui les meilleures
-intelligences, en disposant à regarder comme une
-solution finale la vaine imitation universelle du régime
-transitoire propre à l'Angleterre, et dont l'insuffisance radicale
-y est assurément beaucoup mieux sentie maintenant
-qu'elle ne peut l'être sur le continent. Ensuite, la prépondérance
-exorbitante de l'esprit pratique y a du moins cet
-avantage, que, lorsqu'elle n'empêche pas, chez les intelligences
-convenablement organisées, l'essor continu des
-méditations générales, elle leur imprime involontairement
-un caractère de netteté et de réalité qui ne saurait
-ordinairement exister, à un pareil degré, en Allemagne,
-ou même en Italie. Par suite, enfin, de la
-moindre importance sociale des corporations scientifiques,
-les savans, plus isolés, y doivent d'ailleurs offrir
-aujourd'hui une originalité plus réelle, et une plus
-grande aptitude à s'affranchir des tendances dispersives
-propres au régime de spécialité, dont l'indispensable
-transformation philosophique y trouvera probablement
-moins d'obstacles qu'en France.</p>
-
-<p>Le retard spécial que durent éprouver, en Espagne,
-les deux dernières phases de l'évolution moderne, tant
-positive que négative, est, de nos jours, trop généralement
-<span class="pagenum" id="Page_639">639</span>
-apprécié pour qu'il faille motiver expressément
-ici le rang extrême que nous assignons à cette énergique
-population, malgré ses éminens caractères, quant à sa
-préparation directe à la réorganisation finale. Quoique
-le système rétrograde n'y ait pu réellement obtenir une
-consistance aussi durable qu'en Angleterre, il y a pourtant
-exercé, sous une direction moins habile, une compression
-immédiate beaucoup plus intense; au point d'y
-entraver profondément l'essor partiel des nouveaux élémens
-sociaux, non-seulement scientifique ou philosophique,
-mais aussi esthétique, et même industriel. La
-conservation exagérée du catholicisme n'y a pu devenir
-aussi avantageuse qu'en Italie au plein développement
-ultérieur de l'émancipation mentale, ni au maintien des
-habitudes politiques du moyen âge sur la séparation des
-deux puissances. Sous ce dernier aspect surtout, l'esprit
-catholique y a été gravement altéré, par suite d'une
-incorporation trop intime au système de gouvernement;
-de manière à susciter plutôt de vicieuses tendances théocratiques
-que de saines dispositions à la coordination
-rationnelle entre le pouvoir moral et le pouvoir politique.
-Mais cette appréciation comparative ne doit jamais
-faire oublier l'irrécusable nécessité de comprendre aussi
-cet élément capital de la république occidentale dans la
-conception et dans la direction de la réorganisation
-commune, où la solidarité antérieure constitue le principe
-irrésistible de la connexité future; quoique d'ailleurs
-cette inévitable condition puisse spécialement devenir
-une source d'embarras, soit philosophiques, soit
-politiques. L'admirable résistance du peuple espagnol à
-l'oppressive invasion de Bonaparte suffirait assurément
-<span class="pagenum" id="Page_640">640</span>
-pour y constater une énergie morale et une ténacité
-politique qui, là plus qu'ailleurs, résident surtout dans
-les masses populaires, et qui garantissent leur aptitude
-ultérieure au régime final, quand le ralentissement antérieur
-y aura pu être suffisamment compensé par les
-voies convenables.</p>
-
-<p>D'après cette sommaire appréciation de l'inégale préparation
-de la régénération positive chez les cinq grandes
-populations qui doivent y participer à la fois, mais à
-divers degrés et sous divers modes, il importe beaucoup
-que l'élaboration philosophique destinée à la déterminer
-graduellement soit instituée de manière à toujours manifester
-cette commune extension occidentale, en s'adaptant
-toutefois assez heureusement aux convenances
-de chaque cas pour convertir, autant que possible, ces
-inévitables différences en nouveaux moyens d'accomplissement,
-par une judicieuse combinaison des qualités
-essentielles propres à chacun de ces élémens nationaux.
-Afin de mieux remplir cette condition capitale, il conviendrait
-de placer expressément, dès l'origine, cette
-élaboration fondamentale sous l'active direction d'une
-association universelle, d'abord très-peu nombreuse,
-mais ultérieurement réservée, par de sages affiliations
-successives, à un vaste développement, et dont la dénomination
-caractéristique de <i>Comité positif occidental</i>
-indiquerait sa destination à conduire, dans toute l'étendue
-de la grande famille européenne, la réorganisation
-spirituelle appréciée, et même ébauchée, d'après
-l'ensemble de ce Traité<a name="FNanchor_35" id="FNanchor_35" href="#Footnote_35" class="fnanchor">[35]</a>. Cette association philosophique,
-<span class="pagenum" id="Page_641">641</span>
-indifféremment issue, chez ces diverses nations,
-de tous les rangs sociaux, soit pour l'élaboration directe,
-soit pour l'efficacité des travaux, tendrait ouvertement
-à systématiser les attributions intellectuelles et
-morales désormais abandonnées de plus en plus par les
-gouvernemens européens, et déjà livrées, du moins en
-France, à la libre concurrence des penseurs indépendans.
-Si j'ai suffisamment caractérisé la nature et l'étendue de
-la réorganisation spirituelle, fondée sur l'essor direct de
-la vraie philosophie moderne, on doit sentir quelle
-immense activité devrait, à tous égards, développer
-partout cette sorte de concile permanent de l'église positive:
-soit pour accomplir une vaste élaboration mentale,
-où toutes les conceptions humaines doivent être
-assujetties à une indispensable rénovation; soit pour en
-faciliter la marche rationnelle par l'institution de colléges
-philosophiques, propres à lui préparer directement
-<span class="pagenum" id="Page_642">642</span>
-de dignes coopérateurs; soit pour en seconder la réalisation
-graduelle par l'universelle propagation d'une sage
-instruction positive, à la fois scientifique et esthétique;
-soit, enfin, pour en régulariser peu à peu l'application
-pratique par un judicieux enseignement journalier, tant
-oral qu'écrit, et même par une convenable intervention
-philosophique au milieu des divers conflits politiques
-naturellement résultés de l'influence prolongée des anciens
-moteurs sociaux.</p>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_35" id="Footnote_35" href="#FNanchor_35"><span class="label"><b>Note 35</b>:</span></a>
-Malgré le petit nombre des membres qui doivent primitivement
-former ce haut comité, et qui, par aperçu, ne me paraît pas devoir
-maintenant excéder trente, il importe que sa composition primitive
-représente expressément une telle coopération, proportion gardée
-d'ailleurs de l'aptitude nationale correspondante, soit collective, soit
-personnelle. D'après les indications précédentes, on y pourrait, par
-exemple, admettre huit Français, sept Anglais, six Italiens, cinq Allemands
-et quatre Espagnols. Sans attacher aucune vaine gravité à de tels
-chiffres, j'insiste seulement pour qu'aucune des cinq nations combinées
-n'y ait la majorité numérique, et que le contingent corresponde
-autant que possible à la participation réelle. La France et l'Angleterre
-constituant évidemment les deux cas les plus opposés, c'est leur
-combinaison qui doit nécessairement offrir l'importance la plus décisive
-dans la formation initiale d'une telle association. Ce comité siégerait
-d'ailleurs naturellement à Paris, mais en évitant de s'assujettir à aucune
-résidence invariable.</p>
-
-<p class="sep2">Malgré l'inévitable longueur de ce chapitre final, les
-principales conclusions sociales déduites de l'appréciation
-fondamentale de l'ensemble du passé humain n'y
-ont pu être que sommairement indiquées, sous la réserve
-des développemens ultérieurs propres au Traité
-spécial que j'ai promis. J'espère néanmoins y avoir assez
-caractérisé la nouvelle philosophie politique, immédiatement
-destinée à conduire enfin vers son but nécessaire
-l'immense révolution où nous sommes directement plongés
-depuis un demi-siècle, et qui doit, à tous égards,
-constituer la crise la plus décisive de l'évolution humaine.
-Par une telle détermination, j'ai finalement accompli
-la grande élaboration philosophique, commencée
-avec le tome quatrième, pour l'entière rénovation des spéculations
-sociales, et dans laquelle je crois avoir ainsi dépassé
-non-seulement l'engagement initial pris au début
-de ce Traité, mais même les promesses plus rigoureuses
-que contenait la première partie de mon opération sociologique.
-En un temps où toutes les convictions morales
-et politiques sont essentiellement flottantes, faute d'une
-base mentale suffisante, j'ai directement posé les fondemens
-<span class="pagenum" id="Page_643">643</span>
-rationnels de nouvelles convictions vraiment stables,
-susceptibles d'efficacité contre les passions discordantes,
-soit privées, soit publiques. Quand les considérations
-pratiques ont partout usurpé une exorbitante
-prépondérance, j'ai relevé la dignité philosophique et
-constitué la réalité sociale des saines spéculations théoriques,
-en établissant, entre les unes et les autres, une
-subordination systématique sans laquelle il est impossible
-désormais de s'élever, en politique, à rien de grand
-ni de stable. À l'époque où l'intelligence humaine, sous
-le régime empirique d'une spécialité dispersive, menace
-de se consumer en travaux de détail de plus en plus misérables
-et de plus en plus éloignés de toute haute destination
-sociale, j'ai osé proclamer et même ébaucher le
-règne prochain de l'esprit d'ensemble, seul propre à
-faire universellement prévaloir le vrai sentiment du devoir.
-Ce triple but a été atteint par la fondation d'une
-science nouvelle, la dernière et la plus importante de
-toutes, sans laquelle le système de la véritable philosophie
-moderne ne saurait avoir ni unité ni consistance, et
-qui, je ne crains pas de l'assurer, quoique ne pouvant
-encore trouver sa place dans la constitution routinière
-et arriérée de nos académies scientifiques, n'en a pas
-moins, dès son origine actuelle, autant de positivité et
-plus de rationnalité qu'aucune des sciences antérieures
-déjà jugées par ce Traité. Quelle que doive être l'importance
-des progrès ultérieurs réservés à la sociologie, ils
-offriront nécessairement beaucoup moins de difficultés
-que cette création fondamentale: non-seulement parce
-que la méthode y est ainsi assez caractérisée pour apprendre
-désormais à retirer, d'une étude plus détaillée
-<span class="pagenum" id="Page_644">644</span>
-du passé, des indications plus précises de l'avenir; mais
-aussi parce que les conclusions générales ici obtenues,
-outre qu'elles sont, par la nature du sujet, les plus essentielles,
-serviront de guide universel aux appréciations
-plus spéciales.</p>
-
-<p>Une telle fondation scientifique complétant enfin le
-système élémentaire de la philosophie naturelle préparée
-par Aristote, annoncée par les scolastiques du moyen
-âge, et directement conçue, quant à son esprit général,
-par Bacon et Descartes, il ne me reste plus maintenant,
-pour avoir atteint, autant que possible, le but principal
-de ce Traité, qu'à y caractériser sommairement la coordination
-finale de cette philosophie positive dont tous
-les élémens essentiels, soit logiques, soit scientifiques,
-ont été successivement l'objet propre des six parties de
-notre élaboration hiérarchique, depuis les plus simples
-conceptions mathématiques jusqu'aux plus éminentes
-spéculations sociales. Telle sera la destination des trois
-chapitres complémentaires qui vont ici être consacrés,
-d'abord à la méthode, ensuite à la doctrine, et enfin à
-la future harmonie générale de la philosophie positive,
-suivant l'annonce contenue au tableau synoptique initial,
-publié, il <ins id="cor_17" title="'y' inséré">y</ins> a douze ans, avec le premier volume de ce
-Traité.</p>
-
-<hr class="small" />
-
-<div id="Page_645" class="npage"><span class="pagenum">645</span></div>
-
-<div class="figcenter">
- <img src="images/filet-600.jpg" alt="" title="" width="100%" height="13" />
-</div>
-
-<h2 class="nobreak">CINQUANTE-HUITIÈME LEÇON.</h2>
-
-<p class="cent cs8">Appréciation finale de l'ensemble de la méthode positive.</p>
-
-<div class="figcenter">
- <img src="images/filet-100.jpg" alt="" title="" width="100" height="8" />
-</div>
-
-<p>L'élaboration fondamentale que j'ai, le premier, osé
-entreprendre, se trouvant enfin suffisamment accomplie,
-même dans sa partie la plus nouvelle, la plus importante
-et <ins id="cor_18" title="le">la</ins> plus difficile, il faut désormais envisager la
-succession hiérarchique des six éléments essentiels qui
-en ont dû composer le vaste ensemble, depuis les plus
-simples spéculations mathématiques jusqu'aux plus
-hautes conceptions sociales, comme ayant été surtout
-destinée à élever graduellement notre intelligence au
-point de vue définitif de la philosophie positive, dont
-le véritable esprit général ne pouvait être autrement
-dévoilé. Nous avons ainsi systématiquement réalisé
-une évolution individuelle radicalement conforme à
-l'évolution nécessaire de l'humanité, que l'on peut
-maintenant, pour plus de facilité, se borner, sans aucun
-grave inconvénient, à considérer ici à partir de l'impulsion
-décisive déterminée par la double action, philosophique
-et scientifique, émanée de Bacon et de Descartes
-conjointement avec Kepler et Galilée. Cette indispensable
-préparation constituait évidemment le seul moyen
-pleinement efficace d'apprécier directement, soit quant
-<span class="pagenum" id="Page_646">646</span>
-à la méthode, ou quant à la doctrine, le vrai caractère
-propre à chacune des phases principales de la positivité
-rationnelle. En outre, l'homogénéité continue de ces
-diverses déterminations partielles nous a spontanément
-manifesté leur convergence croissante vers une même
-philosophie finale, dont la nature et la destination n'ont
-jamais pu être encore suffisamment comprises, par une
-suite inévitable de l'extension trop incomplète et de la
-culture trop dispersive qui devaient jusqu'ici distinguer
-son essor préliminaire, de façon à dissimuler profondément
-à la plupart de ses actifs promoteurs la tendance
-nécessaire de l'ensemble des spéculations modernes.
-Pour caractériser convenablement cette philosophie,
-ainsi successivement appréciée quant à tous ses élémens
-indispensables, il ne nous reste donc plus, en résultat
-spontané de notre opération totale, qu'à indiquer, d'une
-manière sommaire mais directe, dans cette leçon et dans
-la suivante, la coordination définitive de ses différentes
-conceptions essentielles, d'abord logiques, puis scientifiques
-d'après un principe d'unité réellement susceptible
-d'une telle efficacité, afin de pouvoir ensuite signaler
-rapidement, dans un dernier chapitre, la véritable activité
-normale, à la fois mentale et sociale, ultérieurement
-réservée au système qui doit devenir la base usuelle
-du régime spirituel de l'humanité, enfin parvenue, par
-tant de douloureux efforts, à sa pleine virilité.</p>
-
-<p>Au chapitre précédent, les conséquences générales de
-l'étude approfondie du passé nous ont spécialement démontré
-l'inévitable urgence d'une pareille unité philosophique,
-comme constituant désormais la première condition
-fondamentale de la réorganisation intellectuelle et
-<span class="pagenum" id="Page_647">647</span>
-morale des populations les plus avancées. Mais, en outre,
-les esprits même qui, vicieusement contemplatifs, ne
-seraient pas aujourd'hui assez touchés de cette immense
-nécessité sociale, pourraient, en s'élevant au point de
-vue convenable, directement apprécier aussi, sous le
-simple aspect spéculatif, l'irrécusable réalité de ce besoin
-universel si évidemment propre aux temps actuels, où
-l'irrationnelle dispersion des travaux scientifiques menace
-désormais d'altérer profondément les principaux
-résultats de l'ensemble des efforts antérieurs, en faisant
-bientôt dégénérer la plupart des recherches partielles en
-tentatives stériles et incohérentes, qui, de plus en plus
-dépourvues de but réel et de direction déterminée, ne
-pourraient enfin conserver qu'une activité spontanément
-destructive, aveuglément tournée contre cette harmonie
-progressive où l'on doit voir sans doute le plus précieux
-attribut de la vraie positivité moderne. Jusque
-dans les sciences les plus simples, et par suite les moins
-imparfaites, il ne faut pas croire que les notions d'une
-certaine généralité puissent isolément résister toujours à
-cet essor désordonné des divagations individuelles que
-tend maintenant à développer avec rapidité la déplorable
-anarchie philosophique dont tant d'intelligences étroites
-ou égarées se glorifient si étrangement aujourd'hui, et
-qui ne tarderait pas à devenir aussi contraire à la probité
-des opérations spéculatives qu'à leur rationnalité. Toutes
-nos conceptions abstraites, y compris même les mieux
-établies, ne sauraient finalement persister sans une suffisante
-solidarité mutuelle. Sous l'abusive prolongation
-d'un inévitable interrègne philosophique, la même analyse
-dissolvante, qui semble aujourd'hui essentiellement
-<span class="pagenum" id="Page_648">648</span>
-bornée aux idées politiques et morales, où elle s'oppose
-spécialement, en vertu de leur complication supérieure,
-à une indispensable réorganisation, s'étendrait bientôt,
-de toute nécessité, d'après l'unité fondamentale de notre
-entendement, à tous les autres ordres de spéculations,
-de manière à ne laisser intactes, en chaque genre quelconque,
-que les vérités les plus grossières et les moins
-précieuses, comme l'indiquent déjà, dans le monde
-scientifique actuel, par une première extension de cette
-funeste situation, tant de graves divergences et d'aberrations
-capitales sur beaucoup d'importans sujets. En
-un mot, si l'esprit positif, dont l'empirique spécialité a
-maintenant cessé de correspondre aux besoins temporaires
-d'une évolution préparatoire, devait rester indéfiniment
-privé de toute systématisation usuelle, un tel
-désordre reproduirait inévitablement, chez les modernes,
-sauf la diversité des formes, l'équivalent essentiel
-de cette honteuse dégradation mentale que détermina
-jadis, parmi les populations grecques de l'antiquité et
-du moyen âge, le libre essor des divagations théologico-métaphysiques.
-Ceux donc qui persistent à n'attribuer à
-la moderne évolution scientifique d'autre réaction philosophique
-que la simple dissolution de l'antique régime
-intellectuel, sans y vouloir chercher de nouvelles bases
-générales d'une discipline plus parfaite et plus durable,
-tendent nécessairement, à leur insu, vers la destruction
-sophistique de ces mêmes acquisitions partielles auxquelles
-ils attachent une importance très-légitime, quoique
-trop exclusive, et qui, dans la pensée des premiers
-fondateurs de la philosophie positive, étaient, au contraire,
-principalement destinées, comme nous l'avons
-<span class="pagenum" id="Page_649">649</span>
-historiquement reconnu, à permettre enfin la réorganisation
-totale du système spéculatif, d'après une indispensable
-préparation graduelle, à la fois logique et
-scientifique, aujourd'hui suffisamment accomplie. Depuis
-que la spécialisation empirique a essentiellement
-perdu son office temporaire, par l'extension décisive de
-l'esprit positif à tous les ordres principaux de phénomènes
-naturels, elle oppose de puissans obstacles à tous
-les grands progrès scientifiques, et même elle compromet
-gravement la conservation réelle des résultats antérieurs.
-Telle est, au fond, la première cause générale de
-l'état flottant où se trouvent aujourd'hui, suivant notre
-appréciation directe, la plupart des conceptions biologiques,
-surtout chez la nation où la double évolution
-moderne, tant négative que positive, a été <ins id="cor_19" title="le">la</ins> plus complète.
-Mais cette désastreuse influence n'est marquée
-davantage dans les études organiques qu'en vertu de
-leur complication supérieure et de leur besoin plus prononcé
-d'unité directrice; la prolongation ultérieure de
-l'anarchie scientifique produirait nécessairement des ravages
-analogues dans les études inorganiques, y compris
-les études mathématiques, que le régime actuel tend
-déjà visiblement à réduire de plus en plus à la stérile
-accumulation d'incohérens détails, sous l'aveugle impulsion
-d'une avide concurrence, dont l'essor déréglé promet
-de faciles triomphes aux médiocrités ambitieuses.
-Ainsi, même abstraction faite des hautes exigences sociales
-que nous avons vu prescrire impérieusement la
-systématisation finale de la vraie philosophie moderne,
-le simple intérêt des sciences suffirait aujourd'hui pour
-en démontrer l'urgence, en y signalant le seul moyen
-<span class="pagenum" id="Page_650">650</span>
-général de consolider suffisamment l'admirable évolution
-spéculative ébauchée pendant les deux derniers siècles.</p>
-
-<p>Cette indispensable coordination devient maintenant
-une heureuse conséquence spontanée du plan fondamental
-qui caractérise ce Traité, où le développement continu
-de la positivité rationnelle, dans ma propre intelligence
-comme dans celle du lecteur attentif, a été nécessairement
-assujetti, suivant la hiérarchie naturelle des phénomènes
-correspondans, à une succession toujours homogène
-d'états de plus en plus complets, dont chacun
-embrasse essentiellement tous les précédens, en sorte que
-le dernier d'entre eux, relatif aux conceptions les plus
-complexes que puisse aborder l'esprit humain, constitue
-aussitôt la liaison universelle et définitive des diverses
-spéculations positives. Aussi, malgré l'importance et la
-difficulté intrinsèques des résultats généraux propres à
-ces trois chapitres extrêmes, leur facile établissement
-nous offrira-t-il enfin la juste récompense d'une lente et
-pénible élaboration, qui n'avait jamais pu jusqu'ici
-être convenablement instituée.</p>
-
-<p>Une véritable unité philosophique exigeant certainement
-l'entière prépondérance normale de l'un des élémens
-spéculatifs sur tous les autres, la question principale
-se réduit donc ici à déterminer directement quel est
-celui qui doit finalement prévaloir, non plus pour l'essor
-préparatoire du génie positif, mais pour son actif développement
-systématique, parmi les six points de vue fondamentaux,
-mathématique, astronomique, physique,
-chimique, biologique, et enfin sociologique, que nous
-avons successivement appréciés, et à l'ensemble desquels
-se rapportent inévitablement toutes les spéculations
-<span class="pagenum" id="Page_651">651</span>
-réelles. Or la constitution même de notre hiérarchie
-scientifique démontre aussitôt qu'une telle prééminence
-mentale n'a jamais pu appartenir qu'au premier ou au
-dernier de ces six élémens philosophiques: car eux seuls,
-évidemment, sont susceptibles d'universalité nécessaire,
-l'un par la destination, l'autre par l'origine de leurs
-conceptions respectives. La philosophie mathématique,
-d'où nous pouvons momentanément nous dispenser de
-séparer la philosophie astronomique, qui n'en est, à
-vrai dire, qu'une manifestation décisive, présente d'abord
-des titres irrécusables à la suprématie rationnelle,
-en vertu de l'incontestable extension des lois géométriques
-et mécaniques à tous les ordres possibles de phénomènes
-naturels. Sous un autre aspect, la philosophie
-sociologique, d'où nous pouvons pareillement cesser
-d'isoler la philosophie biologique, qui lui sert de base
-immédiate, doit aujourd'hui directement aspirer à la
-souveraineté intellectuelle, sauf l'indispensable condition,
-que j'ose dire désormais suffisamment accomplie,
-d'une véritable positivité; puisque toutes nos spéculations
-quelconques peuvent être réellement envisagées
-comme autant de résultats nécessaires de l'évolution
-spéculative de l'humanité, suivant les explications
-spéciales du quarante-neuvième chapitre. Quant au
-couple intermédiaire, formé par la philosophie physico-chimique,
-sa nature propre le rend assurément
-trop éloigné à la fois du point de départ et du but
-convenables à l'ensemble de l'élaboration positive,
-pour qu'il doive jamais prétendre, dans ce grand
-conflit mental, à aucune autre influence essentielle que
-celle de seconder puissamment l'une ou l'autre de ces deux
-<span class="pagenum" id="Page_652">652</span>
-impulsions rivales, dont il subit inévitablement l'action
-simultanée.</p>
-
-<p>La principale question philosophique étant ainsi réduite
-à reconnaître maintenant, dans l'économie finale du
-système positif, l'entière prépondérance rationnelle, soit
-de l'esprit mathématique, soit de l'esprit sociologique,
-notre théorie générale de l'évolution humaine, spécialement
-en ce qui concerne l'appréciation historique de
-la progression moderne, nous permet aisément d'établir,
-sans aucune grave incertitude, que si le premier a dû
-nécessairement prévaloir pendant la longue éducation
-préliminaire qu'exigeait, en chaque genre, l'éveil successif
-d'une positivité durable, le dernier est, au contraire,
-seul susceptible, à tous égards, de diriger désormais,
-avec une véritable efficacité, l'essor universel et
-continu des spéculations réelles. Cette distinction fondamentale,
-qui constitue la première et la plus importante
-de nos conclusions générales, contient à la fois
-l'explication et le dénouement du déplorable antagonisme,
-jusqu'à présent insoluble, incessamment développé,
-depuis trois siècles, entre le génie scientifique et
-le génie philosophique, dont les justes prétentions respectives,
-d'une part à la positivité, d'une autre part à la
-généralité, doivent être ainsi définitivement conciliées,
-pour que l'état normal de l'humanité pensante puisse
-convenablement reposer sur la satisfaction continue de
-ces deux besoins également irrécusables. Pendant que la
-science poursuivait vainement, sous l'impulsion mathématique,
-une systématisation chimérique, la philosophie
-élevait d'impuissantes réclamations métaphysiques
-contre le funeste abandon du point de vue humain.
-<span class="pagenum" id="Page_653">653</span>
-Jusqu'à ce que l'évolution totale de l'humanité ait été ramenée
-à de véritables lois naturelles, ce qui, j'ose le
-dire, n'a jamais existé encore ailleurs que dans ce Traité,
-l'esprit moderne, qui devait d'abord être principalement
-avide de positivité, ne pouvait accueillir suffisamment
-les protestations relatives au besoin permanent de généralité,
-parce que, malgré leur légitimité implicite, elles
-se rattachaient alors inévitablement à un régime caduc,
-d'où il fallait avant tout irrévocablement sortir.
-Mais l'extension homogène du vrai caractère positif à
-tous les ordres essentiels de spéculation réelle doit maintenant
-permettre aux conceptions sociologiques de reprendre
-enfin l'ascendant universel qui appartient régulièrement
-à leur nature, et qui n'avait dû leur échapper
-provisoirement, depuis la dernière période du moyen
-âge, que par l'exigence temporaire des conditions primordiales
-propres à l'évolution positive.</p>
-
-<p>Dans chacune des six parties essentielles de ce Traité,
-la science mathématique a été tellement recommandée
-comme la première source fondamentale, aussi bien pour
-l'individu que pour l'espèce, de toute positivité rationnelle,
-qu'on ne saurait sans doute me soupçonner aucunement
-de méconnaître jamais sa véritable influence
-philosophique, qui, après m'avoir si heureusement
-fourni, dès ma première jeunesse, le point de départ le
-plus convenable à l'ensemble de mes longues méditations,
-m'a spontanément offert ensuite, par un commerce
-intime et journalier, le meilleur moyen de
-restaurer toujours les forces élémentaires de mon intelligence.
-Mais, d'une autre part, nous avons continuellement
-reconnu, avec la même certitude, que les
-<span class="pagenum" id="Page_654">654</span>
-conceptions mathématiques sont, par leur nature, essentiellement
-impuissantes à diriger la formation d'une
-philosophie réelle et complète, susceptible d'une active
-universalité. Cependant, toutes les nombreuses tentatives
-entreprises depuis trois siècles pour constituer une
-nouvelle philosophie, propre à remplacer enfin la philosophie
-théologico-métaphysique, ont dû être, comme
-je viens de l'expliquer, et ont été, en effet, toujours
-essentiellement conçues d'après un tel principe, employé
-sous des formes plus ou moins explicites. Le seul de ces
-efforts prématurés qui mérite véritablement un éternel
-souvenir, à raison des services indispensables, quoique
-passagers, qu'il a certainement rendus, consiste sans
-doute dans la grande construction cartésienne, qui,
-très-supérieure, sous les principaux aspects, à celles
-qu'on a voulu ensuite lui substituer, en a d'ailleurs
-spontanément fourni le type général. Or cette mémorable
-conception, qui érigeait la géométrie et la mécanique
-en fondemens directs de la science universelle, a
-heureusement présidé, pendant un siècle, malgré ses
-immenses inconvéniens, au premier essor décisif de la
-positivité rationnelle dans les diverses branches essentielles
-de la philosophie inorganique. Mais, outre que
-les études morales et sociales y avaient été, dès l'origine,
-systématiquement écartées, ce qui suffisait assurément
-pour constater le défaut radical de véritable
-universalité propre à un tel point de vue, il est clair
-que son extension forcée aux plus simples spéculations
-biologiques y a finalement exercé une influence perturbatrice,
-dont elles ne sont pas même aujourd'hui assez
-dégagées, quoiqu'elle fût d'abord inévitable, et même
-<span class="pagenum" id="Page_655">655</span>
-indispensable, pour y neutraliser alors l'esprit métaphysique,
-comme je l'ai spécialement expliqué en son lieu.
-Quels qu'aient été, depuis cet ébranlement initial, les
-immenses progrès des théories mathématiques, ils ne
-pouvaient nullement améliorer la nature d'un tel principe
-philosophique, sauf le perfectionnement spécial de
-ses applications secondaires; en sorte que les tentatives
-ultérieures ont été réellement encore plus vicieuses. Le
-sentiment confus de leur impuissance nécessaire et de
-leur inopportunité croissante les a d'ailleurs fait abandonner
-peu à peu à des esprits inférieurs: ils ont, en
-général, transporté dans l'ordre des phénomènes physico-chimiques
-le point de départ de leurs conceptions
-universelles, contrairement aux conditions fondamentales
-d'une telle opération, qui assignaient aux spéculations
-astronomiques la présidence exclusive de tout
-système semblable, comme l'avait si bien compris le
-premier fondateur. Malgré l'inévitable discrédit dont ces
-essais chimériques ont été de plus en plus frappés, ils
-correspondent tellement, quoique d'une manière fort
-insuffisante, au besoin fondamental de liaison universelle
-qu'éprouvent intimement les intelligences modernes,
-et que cette voie semble seule jusqu'ici pouvoir
-satisfaire, que les philosophes proprement dits ont été
-souvent entraînés, même de nos jours, à quitter le point
-de vue moral et social, unique source de leur force
-spontanée, pour suivre de pareils projets, à l'envi des
-géomètres et des physiciens, sans pouvoir être aussi
-excusables par l'influence habituelle d'une instruction
-trop spéciale, dont l'absence a toutefois très-peu altéré,
-d'ordinaire, le mérite comparatif de leurs efforts en ce
-<span class="pagenum" id="Page_656">656</span>
-genre. Ainsi, l'inactivité actuelle d'une telle tendance,
-en résultat purement empirique des nombreux échecs
-antérieurs, n'indique point que nos savans aient réellement
-abandonné un pareil principe philosophique, dont
-l'application ultérieure, d'après des découvertes physiques
-inattendues ou de nouveaux progrès mathématiques,
-n'a pu encore cesser de constituer leur utopie
-favorite: l'instinct vague et passager de son inanité radicale,
-loin de les exciter à la recherche d'un lien plus
-efficace, ne fait jusqu'ici qu'augmenter presque toujours
-leur irrationnelle répugnance contre toute autre systématisation
-quelconque, et même leur dédain trop fréquent
-envers les parties de la philosophie naturelle dont
-la complication supérieure exclut essentiellement tout
-espoir d'y étendre jamais l'empire effectif des conceptions
-géométriques et mécaniques. Pour sortir enfin de cette
-stérile et dangereuse situation, qui entrave radicalement
-l'essor définitif, à la fois mental et social, de la saine
-philosophie moderne, il devient donc indispensable
-d'examiner directement la grande question du mode
-fondamental suivant lequel doit s'opérer désormais la
-liaison universelle des spéculations positives: or la
-forme la plus rapide et la plus décisive de cette discussion
-finale consiste évidemment dans une comparaison
-immédiate entre les deux marches opposées, l'une mathématique,
-l'autre sociologique, seules vraiment susceptibles
-de rivaliser à cet égard.</p>
-
-<p>Quoique les titres philosophiques de l'esprit mathématique
-soient sans doute principalement relatifs à la
-méthode, on ne saurait douter néanmoins que, si la
-véritable logique scientifique y a nécessairement trouvé
-<span class="pagenum" id="Page_657">657</span>
-son essor primordial, elle n'a pu développer suffisamment
-ses divers caractères essentiels que par son
-extension ultérieure à des études de plus en plus complexes,
-jusqu'à ce que, par des modifications de plus en
-plus profondes, elle ait finalement embrassé les spéculations
-les plus difficiles, qui, vu leur dépendance naturelle
-de toutes les autres, exigent inévitablement la
-combinaison permanente de tous les moyens antérieurs,
-outre ceux qui leur sont spécialement propres. Si donc
-on supposait toutes les diverses classes de savans positifs
-convenablement élevées suivant les inégales exigences
-rationnelles de leurs destinations respectives, les sociologistes
-vraiment dignes de ce nom seraient les seuls qui
-pussent être regardés comme ayant une connaissance
-complète de la méthode positive, dont les géomètres,
-au contraire, d'après l'indépendance même de leurs
-travaux, auraient naturellement la notion la plus imparfaite,
-précisément parce qu'ils ne la concevraient
-qu'à l'état rudimentaire, tandis que les autres en auraient
-seuls suivi l'évolution totale. Les vices métaphysiques
-que nous ont spécialement offert, dans les deux premiers
-volumes de ce Traité, la plupart des grandes spéculations
-mathématiques, sont loin de tenir uniquement à
-l'ancienneté de leur formation, en un temps où l'antique
-philosophie conservait partout une suprématie dont la
-science la plus abstraite ne pouvait suffisamment s'affranchir.
-Ils résultent surtout de l'isolement exclusif qui
-distingue aujourd'hui ces conceptions élémentaires, sur
-lesquelles les parties supérieures de la philosophie naturelle
-n'ont pu encore exercer une réaction logique indispensable
-à leur pleine maturité. Aucun attribut
-<span class="pagenum" id="Page_658">658</span>
-fondamental ne saurait mieux définir l'esprit positif, comme
-je l'ai tant établi, que la substitution universelle d'un
-point de vue convenablement relatif au point de vue
-nécessairement absolu de la philosophie théologico-métaphysique.
-Or ce caractère principal est assurément
-trop peu marqué jusqu'ici dans les notions mathématiques,
-où l'extrême facilité des déductions, souvent
-réduites à une sorte de mécanisme technique, fait si
-fréquemment illusion sur la vraie portée de nos connaissances,
-surtout pour l'application aux phénomènes
-naturels, qui nous a présenté, sous une telle influence,
-beaucoup d'irrécusables exemples d'une tendance vicieuse
-vers des enquêtes radicalement inaccessibles à la
-raison humaine, et d'une puérile obstination à substituer
-indûment l'argumentation à l'observation. Les
-saines spéculations sociologiques, au contraire, où le
-point de vue historique obtient spontanément une prépondérance
-intime et continue, doivent offrir, par leur
-nature, la plus complète manifestation possible de cet
-attribut essentiel de la vraie positivité rationnelle. Pour
-tous ceux qui ont convenablement apprécié la profonde
-nécessité de rendre la véritable philosophie moderne
-principalement historique, cette incontestable considération
-suffirait à démontrer irrévocablement l'entière
-prééminence philosophique de l'esprit sociologique. Il
-faut reconnaître, en outre, sous un autre aspect fondamental,
-que le sentiment universel de l'invariabilité des
-lois naturelles doit être habituellement trop peu développé
-par les études mathématiques, quoiqu'il y ait
-nécessairement puisé son premier essor systématique,
-parce que l'extrême simplicité des phénomènes
-<span class="pagenum" id="Page_659">659</span>
-géométriques, et même mécaniques, dont les lois y sont seules
-essentiellement appréciées, permet difficilement une
-pleine et active généralisation de cette grande notion
-philosophique, malgré la précieuse consolidation que
-doit lui procurer son extension réelle aux événemens
-célestes. Aussi a-t-on pu, à cet égard, remarquer en
-tout temps, et sans excepter notre siècle, jusque chez
-d'éminens géomètres, une assez profonde inconséquence
-pour faire communément supposer dépourvus de lois
-constantes tous les phénomènes un peu compliqués,
-surtout quand l'action humaine y intervient à un degré
-quelconque; au point de susciter enfin une branche
-spéciale de l'analyse mathématique, le prétendu calcul
-des chances, que la raison publique flétrira bientôt comme
-une honteuse aberration scientifique, directement incompatible
-avec toute vraie positivité, tandis que le vulgaire
-de nos algébristes, après un siècle de stériles travaux,
-ose encore attendre le perfectionnement des études les
-plus importantes et les plus difficiles de l'absurde utopie
-logique dont une telle conception forme la base principale.
-Les autres sciences fondamentales n'offrent maintenant,
-sous ce rapport, aucune équivalente monstruosité philosophique,
-et nous avons vu leur succession régulière
-présenter une manifestation de plus en plus décisive de
-l'invariabilité des lois naturelles. Mais la science sociologique
-est certainement la seule qui puisse développer
-un tel principe dans toute sa plénitude rationnelle, de
-manière à lui procurer une irrésistible efficacité, en l'étendant
-directement aux événemens les plus complexes,
-ainsi soustraits enfin à la ténébreuse suprématie de l'esprit
-théologico-métaphysique, auquel la transaction
-<span class="pagenum" id="Page_660">660</span>
-cartésienne avait été forcée de réserver encore cette
-extrême attribution, seul vestige, désormais effacé, de
-son ancienne toute-puissance. Sous quelque autre aspect
-capital qu'on examine la méthode positive, une juste
-appréciation comparative, dont ce Traité contient exactement
-tous les élémens essentiels, fera toujours, j'ose
-le dire, finalement ressortir la haute supériorité logique
-du point de vue sociologique sur le point de vue mathématique.
-Vu l'unité fondamentale de cette méthode,
-tous les procédés généraux qui la composent se retrouvent
-sans doute nécessairement, sauf la diversité des
-formes, dans chacune des six sciences principales. L'incontestable
-privilége que possèdent, à cet égard, les
-études mathématiques, tient seulement à l'extrême
-simplicité de leur sujet propre, qui, devant offrir d'heureuses
-ressources pour y multiplier et y prolonger davantage
-les déductions rigoureuses, présente inévitablement
-des exemples spontanés de tous les artifices que
-notre intelligence puisse jamais employer. Mais, en vertu
-même de cette excessive simplification, les plus puissans
-de ces moyens logiques ne sauraient être par là
-suffisamment définis, et ne deviennent vraiment appréciables,
-comme je l'ai souvent montré, que lorsque les
-parties supérieures de la philosophie naturelle en ont
-fait convenablement saisir la principale destination,
-d'après une estimation directe des difficultés essentielles
-qui en exigent le développement. Quoique, une fois
-ainsi caractérisés, ils puissent devenir mieux connus en
-les retrouvant ensuite implicitement appliqués déjà dans
-certaines spéculations mathématiques où il eût été auparavant
-impossible de les distinguer réellement, il faut
-<span class="pagenum" id="Page_661">661</span>
-convenir que cette sorte de vérification uniforme doit
-être ordinairement plus utile à la science mathématique
-elle-même, par une lumineuse réaction philosophique,
-qu'à celle d'où émane la manifestation effective. On le
-voit surtout pour la méthode comparative propre à la
-biologie, et, encore davantage, pour la méthode historique
-propre à la sociologie: la honteuse ignorance de
-presque tous les géomètres quant à ces deux modes
-transcendans d'investigation rationnelle, qui constituent
-les plus éminentes créations logiques de notre
-intelligence, en présence des plus hautes difficultés scientifiques,
-témoigne assez clairement que la notion réelle
-n'en a pas été fournie par les études mathématiques,
-bien qu'elles en puissent offrir spontanément, comme
-je l'ai montré en son lieu, quelques exemples véritables,
-d'ailleurs inutiles, et même inintelligibles, à tous
-ceux qui n'auraient pas puisé une telle connaissance à
-sa source vraiment originale.</p>
-
-<p>La prééminence philosophique de l'esprit sociologique
-sur l'esprit mathématique, suivant leur aptitude respective
-à une active universalité, est encore plus spécialement
-évidente sous le rapport scientifique proprement
-dit, que sous le simple rapport logique; en sorte
-qu'elle peut être ici rapidement motivée. Quoique le
-point de vue géométrique et mécanique soit, de toute
-nécessité, abstraitement universel, comme je l'ai hautement
-établi, en ce sens que les lois de l'étendue et du
-mouvement doivent exercer une première influence élémentaire
-sur tous les phénomènes quelconques, on sait
-que les indications spéciales qui en résultent, quelque
-précieuses qu'elles puissent être, ne sauraient jamais,
-<span class="pagenum" id="Page_662">662</span>
-fût-ce dans les cas les plus simples, dispenser aucunement
-de l'étude directe du sujet, qui doit toujours rester
-prépondérante, sous peine de conduire, par l'abus
-du raisonnement, soit à de stériles travaux, soit même à
-de graves aberrations, dont la physique actuelle nous a
-offert d'irrécusables exemples, tous clairement relatifs à
-une irrationnelle suprématie du mode mathématique,
-aspirant à gouverner les recherches qu'il peut seulement
-seconder. Ces indications, constamment insuffisantes à
-un degré quelconque, deviennent, en outre, de plus en
-plus vagues et imparfaites à mesure que la philosophie
-naturelle étudie des phénomènes plus compliqués. Néanmoins,
-même envers le cas le plus extrême, j'ai, le premier,
-démontré la nécessité d'y prendre d'abord en sérieuse
-considération sociologique l'ensemble des lois
-géométriques et mécaniques, surtout en ne les séparant
-pas de leur grande manifestation astronomique. Mais,
-malgré l'indispensable lumière qu'elles doivent ainsi répandre
-sur le préambule élémentaire de ces hautes spéculations,
-leur impuissance radicale à diriger effectivement
-de semblables recherches devient alors tellement
-évidente, que les phénomènes sociaux, et même moraux,
-ont été, dès l'origine, systématiquement exclus dans
-l'unique tentative vraiment puissante pour constituer
-une philosophie générale sous la seule impulsion mathématique,
-c'est-à-dire l'effort du grand Descartes, qui,
-à la vérité, ne se faisait aucune grave illusion sur la nature
-précaire et la destination provisoire d'une semblable
-construction. Les plus simples phénomènes de la vie
-animale n'ont pu alors comporter, à un faible degré, la
-pénible extension d'un pareil mode philosophique que
-<span class="pagenum" id="Page_663">663</span>
-d'après l'insoutenable hypothèse d'automatisme, à laquelle
-Descartes avait été forcément conduit par les exigences
-fondamentales de cette vicieuse direction, dont
-le prolongement ultérieur n'a nullement produit, à cet
-égard, de meilleurs expédiens, et a seulement fini par
-déterminer habituellement, chez ceux qui ne conçoivent
-pas d'autre philosophie, une sorte de répugnance involontaire
-envers les sciences naturelles où elle ne peut
-suffisamment prévaloir. Aussi l'esprit mathématique a-t-il
-aujourd'hui, sinon en principe, du moins en fait, essentiellement
-réduit ses prétentions directrices à la seule
-philosophie inorganique, en ne concevant même que
-très-confusément l'incorporation effective du domaine
-chimique dans un vague et lointain avenir: ce qui est
-certainement fort loin de l'universalité qu'on poursuivait
-d'abord, et ce qui surtout semble consacrer indéfiniment
-la suprématie provisoire que Descartes avait dû
-laisser à l'ancienne philosophie à l'égard des études morales
-ou politiques; en sorte que la situation fondamentale
-de l'esprit humain n'aurait ainsi fait aucun progrès
-général depuis deux siècles, au milieu de la plus intime
-agitation sociale: tout espoir d'une véritable organisation
-mentale, soit progressive, soit rétrograde, serait
-dès lors irrévocablement perdu, par l'éternelle coexistence
-de deux tendances radicalement incompatibles.
-Bornée au monde inorganique, la suprématie mathématique,
-quoiqu'elle y doive être beaucoup moins nuisible,
-n'y saurait d'ailleurs subsister que passagèrement,
-jusqu'au temps, très-prochain sans doute, où, suivant
-les exigences rationnelles de leur science, les vrais physiciens
-seront suffisamment préparés, d'après une éducation
-<span class="pagenum" id="Page_664">664</span>
-convenable, dont ce Traité a indiqué la nature et le
-plan, à diriger par eux-mêmes, comme je les en ai tant
-pressés, l'usage permanent d'un puissant instrument
-logique, qu'ils peuvent seuls sagement appliquer à chaque
-destination spéciale, et qui est souvent devenu, de
-nos jours, une source de graves embarras par suite d'une
-administration, nécessairement plus ou moins aveugle,
-laissée encore à des géomètres qui n'en peuvent assez
-comprendre le but ni les conditions. Les lois les plus
-générales de la nature inerte devant nous être éternellement
-inconnues, d'après notre inévitable ignorance des
-faits cosmiques proprement dits, l'esprit mathématique
-ne peut le plus souvent dominer les questions physiques
-qu'à l'aide de ces hypothèses profondément chimériques
-sur le mode essentiel de production des phénomènes, où
-j'ai si pleinement signalé l'une des plus dangereuses
-aberrations que puisse produire, dans la science moderne,
-la déplorable absence provisoire de toute vraie
-discipline philosophique; puisque les efforts scientifiques
-prennent ainsi une direction entièrement contraire
-aux prescriptions fondamentales de la méthode positive,
-en abordant des problèmes radicalement insolubles, de
-manière à reproduire finalement, sous un imposant appareil,
-le caractère vague et arbitraire de l'ancienne
-philosophie. Or on doit reconnaître que cette désastreuse
-altération de la positivité rationnelle n'est essentiellement
-maintenue, dans la physique actuelle, que
-par la vicieuse prépondérance des géomètres: car les
-véritables physiciens, justement stimulés par un dédain,
-souvent très-déplacé, envers l'observation directe, seraient
-déjà assez disposés spontanément à sentir l'inanité et
-<span class="pagenum" id="Page_665">665</span>
-les inconvéniens des fluides fantastiques pour tenter aujourd'hui
-de débarrasser enfin leurs théories de ce vain
-échafaudage métaphysique, s'ils pouvaient se soustraire
-à l'ascendant algébrique, qui ne saurait se passer d'une
-telle base. Suivant ces appréciations successives, cette
-prétendue philosophie mathématique qui semblait, il y
-a deux siècles, devoir indéfiniment dominer l'ensemble des
-spéculations humaines, se trouvera donc bientôt réduite,
-en réalité, à ne présider, hors de sa propre sphère,
-qu'aux seules études astronomiques, dont la direction
-générale paraît lui appartenir légitimement, vu la nature,
-évidemment géométrique ou mécanique, de tous
-les problèmes correspondans. Mais, afin de pousser cette
-analyse, à la fois historique et dogmatique, jusqu'à
-sa véritable conclusion, il faut remarquer, en outre,
-envers ce dernier cas, que la prépondérance des géomètres
-en astronomie, quoique bien moins vicieuse
-qu'en aucune autre excursion, présente, même alors,
-un caractère forcé et précaire, relatif à une situation
-passagère, trop facile à modifier pour devoir subsister
-encore longtemps; car, quelque capitale que doive être
-l'influence mathématique dans les études célestes, qui
-lui ont toujours offert le plus convenable exercice, cependant
-l'état normal, en astronomie comme en physique,
-consiste assurément dans l'administration continue de
-cet admirable instrument intellectuel, aussi bien que des
-simples instrumens matériels, par ceux-là même qui en
-comprennent suffisamment la destination spéciale, et
-non par ceux qui en connaissent seulement la structure;
-ce qui, en l'un et l'autre cas, exige uniquement une
-meilleure éducation scientifique, plus aisée, du reste, aux
-<span class="pagenum" id="Page_666">666</span>
-astronomes qu'aux physiciens, suivant nos explications
-directes. Depuis le développement, d'ailleurs si récent,
-de la mécanique céleste, les astronomes proprement
-dits, tels que les Bradley, les Mayer, les Lacaille, les
-Herschell, les Delambre, les Olbers, etc., ont souvent
-souffert de l'irrationnelle présomption des géomètres, qui,
-par un sentiment exagéré de la portée effective des prévisions
-dynamiques envers des phénomènes qu'ils ont
-trop peu étudiés, croient habituellement pouvoir y réduire
-le rôle des observateurs à la détermination subalterne
-de quelques coefficiens; ce qui a plus d'une fois
-entravé déjà les découvertes réelles. Ainsi, tout porte à
-croire que l'ascendant fondamental de l'esprit purement
-mathématique dans le système de la philosophie naturelle,
-bien loin de devoir augmenter désormais, comme
-on le suppose communément, éprouvera nécessairement
-un rapide et irrévocable décroissement, jusqu'à ce que,
-sous l'essor ultérieur d'une éducation convenablement
-rationnelle pour la classe spéculative, la suprématie normale
-en soit renfermée entre les limites philosophiques
-du vrai domaine mathématique, à la fois abstrait et
-concret, tel que ce Traité l'a directement circonscrit. On
-peut assurer que le projet d'une philosophie générale
-dominée par les conceptions mathématiques sera de
-plus en plus regardé comme une vicieuse utopie métaphysique,
-dont une suffisante expérience a déjà hautement
-démontré l'impossibilité, et dont l'influence effective,
-au lieu de seconder aujourd'hui l'essor naturel des
-connaissances réelles, l'entrave désormais radicalement,
-depuis l'extension décisive de l'esprit positif à toutes les
-branches essentielles de la science inorganique. Ces
-<span class="pagenum" id="Page_667">667</span>
-irrationnelles tentatives, qui indiquent une si fausse appréciation
-de la destination et de la portée de l'entendement
-humain, n'ont obtenu provisoirement une véritable
-importance philosophique que par leur solidarité
-passagère avec les besoins intellectuels de la grande
-transition moderne, qui ne pouvait d'abord procéder
-autrement à l'irrévocable extinction de l'ancienne philosophie;
-mais l'entier accomplissement mental d'une
-telle révolution, par la formation définitive de la science
-sociologique, livrera bientôt à leur profonde inanité naturelle
-des aberrations philosophiques ainsi privées de
-toute justification plausible.</p>
-
-<p>D'après l'ensemble de ces considérations, j'ai pu, dans
-la grande alternative que nous examinons, démontrer
-suffisamment, du moins par exclusion, sous le rapport
-scientifique, comme je l'avais déjà fait sous le rapport
-logique, la prééminence philosophique de l'esprit sociologique,
-sans avoir même besoin de faire directement
-contraster sa haute aptitude spontanée à diriger les méditations
-vraiment universelles avec cette impuissance
-nécessaire si évidemment propre, à cet égard, à l'esprit
-mathématique. Ayant, j'ose le dire, créé, et jusqu'ici
-seul cultivé cette nouvelle science fondamentale, envers
-laquelle toutes les autres ne doivent être finalement regardées
-que comme d'indispensables préliminaires graduels,
-il ne m'appartient pas de signaler ici l'importance
-et la fécondité de ses diverses réactions générales sur le
-perfectionnement essentiel des différentes sciences antérieures,
-auxquelles la sociologie, si elle est convenablement
-étudiée par quelques éminentes intelligences, rendra
-bientôt des services plus qu'équivalens à ceux
-<span class="pagenum" id="Page_668">668</span>
-qu'elle en a reçus pour son avénement initial. Une aussi
-récente formation ne saurait d'ailleurs permettre que
-ces exemples spéciaux, encore trop peu variés et surtout
-trop peu développés, soient aujourd'hui équitablement
-appréciables, sous l'ascendant unanime d'habitudes
-mentales plus ou moins contraires: en sorte que c'est
-principalement <i>à priori</i>, suivant une juste notion de la
-nature nécessaire des saines recherches philosophiques,
-qu'on doit maintenant établir l'inévitable suprématie
-rationnelle de l'esprit sociologique sur tout autre mode,
-ou plutôt degré, du véritable esprit scientifique; mais
-aussi les motifs directs de ce genre sont tellement irrécusables,
-qu'ils doivent aisément déterminer l'intime assentiment
-de tous les juges compétens et bien préparés.</p>
-
-<p>Les diverses spéculations humaines ne sauraient évidemment
-comporter, en réalité, d'autre point de vue
-pleinement universel que le point de vue humain, ou,
-plus exactement, social, le seul qui soit susceptible de
-se reproduire spontanément, d'une manière plus ou
-moins explicite, dans un exercice quelconque de notre
-intelligence, aussi bien quand elle se borne à contempler
-le monde extérieur que lorsqu'elle s'occupe immédiatement
-de l'homme. Ainsi, pour concevoir, en principe, les
-droits légitimes de l'esprit sociologique à l'entière suprématie
-philosophique, il suffit, suivant les explications
-spéciales indiquées à la fin du quarante-neuvième chapitre,
-d'envisager toutes nos conceptions, même positives,
-comme autant de résultats nécessaires d'une suite de
-phases déterminées propres à notre évolution mentale, à
-la fois personnelle et collective, s'accomplissant selon
-des lois invariables, les unes statiques, les autres
-<span class="pagenum" id="Page_669">669</span>
-dynamiques, que l'observation rationnelle, soit de l'individu,
-soit surtout de l'espèce, peut suffisamment dévoiler.
-Depuis que les philosophes ont commencé à méditer
-profondément sur les phénomènes intellectuels, ils ont
-dû constamment sentir, à un degré quelconque, malgré
-les ténèbres et les illusions de l'état métaphysique, l'inévitable
-réalité de ces lois fondamentales; car leur existence,
-conformément à la lumineuse réflexion de Tracy,
-est toujours implicitement supposée dans chacune de
-nos études, où aucune conclusion ne serait possible si la
-formation et la variation de nos opinions normales n'étaient
-pas radicalement assujetties à un ordre régulier,
-essentiellement indépendant de notre volonté, et dont
-l'altération pathologique n'est d'ailleurs nullement arbitraire.
-Mais, outre la difficulté transcendante d'un tel
-sujet et sa vicieuse investigation jusqu'ici, l'intelligence
-humaine n'étant, en effet, développable que par la société,
-il est clair, en vertu de l'intime solidarité continue
-tant démontrée, au tome quatrième, entre tous les
-phénomènes sociaux, que nulle découverte réelle et décisive
-ne pouvait être obtenue, à cet égard, jusqu'à ce
-que l'évolution totale de l'humanité eût été convenablement
-ramenée à une conception d'ensemble, ce qui n'est
-devenu vraiment possible que de nos jours, et se trouve
-accompli, pour la première fois, ou du moins suffisamment
-ébauché dans ce Traité. Quelque imparfaite que
-doive être encore une étude aussi compliquée et aussi
-récente, cependant notre élaboration historique ne permettant
-plus maintenant de méconnaître l'exactitude
-et l'efficacité de ma théorie fondamentale sur la marche
-simultanée de l'esprit humain et de la société, la philosophie
-<span class="pagenum" id="Page_670">670</span>
-sociologique se trouve ainsi déjà munie d'un premier
-principe général propre à diriger son intervention naissante,
-aussi bien scientifique que logique, dans toutes
-les parties essentielles du système spéculatif, que cette
-universelle présidence, dont la rationnalité est assurément
-incontestable, peut seule ramener enfin à une véritable
-unité, susceptible de consolider et d'accélérer le progrès
-de toutes les spéculations positives, que la prétendue
-unité mathématique tendait, au contraire, à entraver
-profondément. La réalité et la fécondité de cette nouvelle
-philosophie générale seraient, ce me semble, suffisamment
-vérifiées par l'existence même de ce Traité, où,
-pour la première fois, les diverses sciences ont pu être
-utilement assujetties à un point de vue commun, en respectant
-néanmoins la juste indépendance de chacune
-d'elles et en raffermissant, au lieu de les altérer, leurs vrais
-caractères respectifs, sous l'inspiration continue d'une pensée
-unique, consistant toujours dans ma loi fondamentale
-des trois états spéculatifs, complétée, dès le début, par mon
-indispensable conception de la vraie hiérarchie scientifique.
-Si la brièveté de la vie et les graves difficultés de ma
-situation personnelle me permettent suffisamment la paisible
-exécution graduelle de tous les grands travaux que j'ai
-longuement préparés, je parviendrai, j'espère, à rendre
-la possibilité et l'importance d'une telle réaction philosophique
-irrécusables à ceux-là même qui la repoussent le
-plus aujourd'hui, en l'appliquant directement, d'une
-manière spéciale, à l'ensemble des conceptions mathématiques,
-alors définitivement ramenées à une véritable
-systématisation. Dès ce moment, les lecteurs convenablement
-disposés doivent apprécier, en ce Traité, malgré
-<span class="pagenum" id="Page_671">671</span>
-l'inévitable rapidité de mes sommaires indications, les
-nouvelles lumières fondamentales que ce nouvel esprit
-universel, spontanément constitué par la création de la
-sociologie, peut immédiatement répandre sur chacune
-des sciences antérieures, fort au delà, j'ose le dire, des
-promesses initiales formulées, il y a douze ans, dans mes
-deux premiers chapitres. En me bornant ici à rappeler
-seulement ce qui concerne les études inorganiques, où
-une telle intervention philosophique est maintenant le
-plus contestée, j'indiquerai: 1<sup>o</sup> l'importante conception
-du dualisme facultatif, destinée à perfectionner toutes
-les hautes spéculations chimiques, en y dénouant spontanément
-d'intimes difficultés, qui semblent actuellement
-insurmontables; 2<sup>o</sup> en physique, la fondation de la saine
-théorie générale des hypothèses scientifiques, dont l'ignorance
-entrave profondément le progrès de cette belle
-science, en y altérant gravement la positivité des principales
-notions; 3<sup>o</sup> en astronomie, la juste appréciation
-finale de la prétendue astronomie sidérale, et la réduction
-nécessaire de nos véritables recherches à notre propre
-monde; 4<sup>o</sup> enfin, même en mathématique, la rectification
-capitale des bases essentielles de la mécanique
-rationnelle, du système total des conceptions géométriques,
-et des premiers fondemens de l'analyse, soit
-ordinaire, soit surtout transcendante. Or toutes ces
-diverses améliorations, tendant toujours à consolider le
-vrai caractère propre à chaque science en même temps
-qu'à perfectionner sa marche rationnelle, sont certainement
-dues, d'une manière plus ou moins directe, à l'universelle
-prépondérance du haut point de vue historique
-que la sociologie m'a fourni, et qui peut seul permettre
-<span class="pagenum" id="Page_672">672</span>
-de dominer constamment l'élaboration, à la fois statique
-et dynamique, des questions relatives à la constitution
-respective des différentes parties de la philosophie naturelle.</p>
-
-<p>Le choix du principe philosophique susceptible d'établir
-enfin une véritable unité parmi toutes les spéculations
-positives, ne présente donc plus maintenant aucune grave
-incertitude: c'est uniquement de l'ascendant sociologique
-que doit résulter entre nos connaissances réelles
-une coordination stable et féconde aussi bien que spontanée
-et complète; tandis que la suprématie mathématique
-ne saurait produire qu'une liaison précaire et
-stérile en même temps que forcée et insuffisante, toujours
-fondée sur de vagues et chimériques hypothèses,
-radicalement contraires aux conditions fondamentales de
-la positivité rationnelle, au lieu de constituer une simple
-conséquence générale des rapports effectifs manifestés par
-le commun développement scientifique, conformément à la
-nature spéciale de chaque branche. Comme la constitution
-variable de la classe contemplative représente nécessairement,
-à chaque époque, la situation correspondante
-de l'esprit humain, les rudimens incomplets de nouvelles
-corporations spéculatives qui se sont développés pendant
-les trois derniers siècles, sous l'imparfaite impulsion
-d'un positivisme naissant, ont jusqu'ici de plus en plus
-transporté aux géomètres une prépondérance qui, jusqu'à
-la fin du moyen âge, était restée toujours inhérente,
-suivant les divers modes contemporains, aux études morales
-et sociales. Le terme naturel de cette anomalie
-provisoire, relative aux besoins indispensables mais temporaires
-de la grande transition moderne, est maintenant
-<span class="pagenum" id="Page_673">673</span>
-arrivé; puisque, d'après le passage des théories sociologiques
-à l'état vraiment positif, rien ne s'oppose plus
-désormais à ce que le point de vue humain reprenne à
-jamais l'ascendant normal qui lui appartient naturellement
-dans l'ensemble des spéculations humaines, où les
-nécessités scientifiques sont dès lors en pleine harmonie
-avec les nécessités logiques qui avaient d'abord déterminé
-une telle inversion exceptionnelle. Seulement, la nouvelle
-philosophie générale doit s'attendre ainsi, outre les
-entraves intellectuelles tenant aux préjugés et aux habitudes
-propres à ce long interrègne, à devoir lutter avec
-persévérance contre les passions et les intérêts d'une
-classe qui, quoique peu nombreuse, a dû devenir aujourd'hui
-très-puissante, surtout chez la nation que nous
-avons reconnue, à tant d'égards, destinée à conserver
-longtemps encore la principale initiative de la rénovation
-finale. Tel est surtout le motif pour lequel ces compagnies
-célèbres, nécessairement dominées par les géomètres,
-suivant les conditions naturelles de leur institution provisoire,
-après avoir été justement regardées, dans les deux
-derniers siècles, comme placées à la tête du mouvement
-mental, constituent désormais, suivant les explications
-directes du chapitre précédent, un puissant obstacle à
-l'entier accomplissement de l'évolution philosophique
-dont ce progrès ne pouvait être que le préambule, en
-vertu de leur empirique obstination à consacrer indéfiniment
-une marche exceptionnelle, déjà parvenue à son
-extrême limite depuis le commencement de l'immense
-crise révolutionnaire où nous sommes plongés. Mais,
-malgré la gravité de ces obstacles, qui, quoique peu
-apparens, sont peut-être, au fond, les plus redoutables,
-<span class="pagenum" id="Page_674">674</span>
-du moins en France, parce qu'ils émanent spontanément
-du même milieu intellectuel qui a dû exclusivement fournir
-le vrai point de départ de la philosophie nouvelle,
-celle-ci, outre l'empire fondamental, irrésistible à la
-longue, de ses propriétés logiques et scientifiques, doit
-d'ailleurs trouver d'utiles auxiliaires jusqu'au sein de
-ces corporations arriérées, par suite des vices radicaux
-de leur incohérente constitution. La domination spéculative
-des géomètres est nécessairement plus ou moins
-oppressive, parce qu'elle est naturellement aveugle,
-en vertu de l'entière indépendance de leurs travaux, qui,
-à raison de leur simplicité et de leur abstraction supérieures,
-n'exigeant aucune préparation hétérogène, doivent
-presque toujours rendre ces savans profondément
-étrangers à l'esprit et aux conditions de toutes les autres
-études positives; d'où résultent involontairement des
-chocs, et par suite des résistances, d'autant plus intenses
-qu'il s'agit de sciences plus élevées dans notre hiérarchie
-générale. Ces intimes divergences académiques
-peuvent même s'aggraver assez, comme je l'ai indiqué
-au chapitre précédent, pour déterminer vraisemblablement
-la dissolution spontanée de ces agrégations mal
-cimentées, ou, ce qui serait équivalent, leur décomposition
-effective en compagnies partielles, déjà annoncée,
-dès le début de ce siècle, par la division trop peu comprise
-que l'avénement propre de la philosophie biologique
-a régulièrement déterminée dans la nature, jusqu'alors
-unique et toujours purement mathématique,
-du principal organe permanent de la plus illustre corporation
-savante. Quoique, par une évidente nécessité,
-le joug des géomètres doive être spécialement intolérable
-<span class="pagenum" id="Page_675">675</span>
-aux biologistes, il est, à divers moindres degrés,
-implicitement onéreux désormais à toutes les autres
-classes de savans, d'après l'action inégale mais commune
-du même principe perturbateur, l'irrationnelle prétention
-des études inférieures à diriger les études supérieures,
-la tendance du point de vue le plus simple et le plus incomplet
-à prévaloir constamment sur le plus complexe
-et le plus étendu. Or, ces discordances inévitables, qui
-doivent aujourd'hui s'accroître rapidement, à mesure
-que la constitution provisoire du mouvement scientifique
-pendant les deux derniers siècles devient plus évidemment
-contradictoire aux nouveaux besoins essentiels de
-la situation fondamentale, seront très-propres à faciliter
-spontanément, dans le monde savant, l'accès final de la
-vraie philosophie, soit parce qu'elle offrira de puissans
-secours aux parties les plus lésées, soit en faisant
-sentir à tous son aptitude exclusive à prévenir ou à réparer
-une imminente dislocation. En un mot, cet esprit
-d'ensemble, maintenant si rare et si décrié, que les
-saines spéculations sociologiques peuvent seules convenablement
-développer, sera dès lors, au contraire, universellement
-invoqué pour mettre un terme définitif aux
-perturbations de plus en plus graves que doit bientôt déterminer
-l'essor insurmontable de notre anarchie scientifique;
-manifestant ainsi, au sein de la classe contemplative,
-par un indispensable préambule, l'universelle destination
-organique qu'il devra réaliser ensuite sur la grande scène
-politique. L'intime dépendance nécessaire, à la fois logique
-et scientifique, qui caractérise la sociologie envers
-chacune des sciences antérieures, et que représente énergiquement
-la constitution que je lui <ins id="cor_20" title="'ai' inséré">ai</ins> imposée, l'irrécusable
-<span class="pagenum" id="Page_676">676</span>
-légitimité de son intervention rationnelle parmi
-toutes les autres spéculations réelles, ne tarderont pas
-à faire aisément accepter son ascendant continu, assez
-spontané pour ne pas devenir oppressif, et même toujours
-disposé à seconder activement l'essor naturel du
-véritable génie propre à chaque science, au lieu de l'entraver
-par les exigences pédantesques d'une homogénéité
-factice et stérile.</p>
-
-<p>Quelques lecteurs, habituellement placés au point de
-vue philosophique, mais trop étrangers aux conditions
-difficiles d'une pleine positivité, trouveront sans doute
-que j'aurais dû moins insister ici sur la démonstration
-directe d'un droit permanent d'universelle prééminence
-spéculative, tellement inhérent à la nature des études
-sociales qu'il ne semble pas d'abord susceptible d'aucune
-contestation sérieuse. Mais une plus exacte connaissance
-de la vraie situation fondamentale des intelligences modernes,
-et une plus profonde appréciation du dessein général
-de ce Traité, les convaincront bientôt que, dans
-l'état où j'ai maintenant conduit l'avénement final d'une
-nouvelle philosophie, cette question restait la seule importante
-à décider, puisque, tous les élémens de cette
-grande formation étant désormais établis et caractérisés,
-et même successivement introduits selon leurs affinités
-réelles, leur systématisation spontanée se réduisait dès
-lors à déterminer rationnellement celui dont la commune
-prépondérance doit constituer aussitôt l'active unité
-d'un tel organisme. En second lieu, la principale difficulté
-philosophique consiste certainement aujourd'hui à
-concilier radicalement les deux besoins essentiels de positivité
-et de généralité, qui, quoique également
-<span class="pagenum" id="Page_677">677</span>
-impérieux, sont néanmoins assez diversement sentis pour
-sembler communément incompatibles, comme, sous
-l'aspect politique, les conditions du progrès et celles de
-l'ordre, auxquelles chacun d'eux paraît exclusivement
-correspondre, bien que, au fond, les unes et les autres
-dépendent réellement de tous deux. Or, après avoir enfin
-positivé l'élément intellectuel le plus général, il fallait
-bien discuter directement la chimérique généralisation
-de l'élément le plus spontanément positif, afin de faire
-irrévocablement cesser la seule alternative que comportât
-la question, en démontrant l'impuissance finale de
-la voie philosophique qu'avaient dû involontairement
-adopter les intelligences les plus avancées, depuis que
-l'esprit positif, d'abord nécessairement trop borné, avait
-tendu, par son extension graduelle, à un ascendant universel,
-sous l'énergique impulsion cartésienne. Quelque
-absurde que soit, en lui-même, ce mode mathématique,
-il méritait encore d'être sérieusement examiné, parce qu'il
-a dû sembler jusqu'ici le seul propre à offrir des garanties
-de positivité, quoique véritablement très-insuffisantes.
-Avant cette indispensable appréciation finale, on
-n'aurait pu le dédaigner entièrement sans s'exposer,
-par cela seul, à maintenir involontairement la vaine suprématie
-officielle de la philosophie caduque d'où l'entendement
-humain veut et doit enfin se dégager irrévocablement.
-Entre le mode mathématique propre aux
-deux derniers siècles et l'ancien mode théologico-métaphysique,
-j'ai réalisé, dans l'ensemble de ce Traité, par
-la création de la sociologie, un nouveau mode philosophique,
-satisfaisant à la fois et complétement aux conditions
-que chacun d'eux avait exclusivement en vue sans
-<span class="pagenum" id="Page_678">678</span>
-les remplir suffisamment. La première et la plus importante
-de mes conclusions générales devait donc consister,
-sans doute, à constater directement, d'après une sommaire
-discussion comparative, cette réalisation décisive,
-si vainement cherchée jusqu'ici. Tous ceux qui connaissent
-bien les esprits auxquels s'adresse surtout une
-telle démonstration, loin de la regarder comme trop
-étendue, regretteront avec moi que les limites indispensables
-de cet ouvrage, déjà très-dépassées, ne m'aient
-pas permis de l'y développer assez pour déterminer une
-véritable conviction chez la plupart de ces intelligences
-vicieusement spéciales, où un précieux sentiment de la
-positivité élémentaire doit faire provisoirement excuser
-un vulgaire dédain de la vraie généralité.</p>
-
-<p>Dans cette discussion finale, j'ai dû m'assujettir scrupuleusement,
-suivant les conditions générales établies
-au début de ce Traité, à toujours déduire mes preuves
-de l'exclusive considération des sciences fondamentales
-ou abstraites, dont l'ensemble constitue ce que j'ai nommé,
-d'après Bacon, la philosophie première, destinée à
-fournir la base universelle des spéculations quelconques.
-Mais, en cas de contestation sérieuse, la démonstration
-actuelle, outre ses développemens ultérieurs, pourrait
-être puissamment fortifiée par une convenable adjonction
-des motifs essentiels relatifs à la science concrète, et
-même à la contemplation esthétique; car ce mode sociologique,
-pour l'organisation de la philosophie positive,
-favorise spontanément leur essor respectif, auquel
-la persistance du mode mathématique serait directement
-contraire.</p>
-
-<p>Sous le premier aspect, il ne faut jamais oublier que,
-<span class="pagenum" id="Page_679">679</span>
-si la science abstraite a dû être d'abord le sujet exclusif
-ou très-prépondérant des grands travaux spéculatifs, elle
-doit cependant être constituée de manière à devenir ensuite
-le fondement naturel de la science concrète, qui,
-jusqu'ici, n'a pu acquérir, en aucun genre, aucune véritable
-rationalité, parce que tous les élémens philosophiques,
-dont la combinaison doit présider à sa formation,
-n'étaient point encore assez caractérisés, comme
-je l'ai expliqué dès la deuxième leçon. Or rien ne serait
-sans doute plus opposé à cette grande élaboration ultérieure
-que l'universelle prépondérance de l'esprit purement
-mathématique, qui, poussant l'abstraction au plus
-haut degré, même envers les plus simples phénomènes,
-et faisant toujours prévaloir le régime le plus analytique,
-est nécessairement incompatible avec cette réalité et cette
-concentration qui doivent inévitablement distinguer les
-études directement consacrées à l'existence effective des
-divers êtres, où les habitudes minutieuses et dispersives
-de la science actuelle seraient radicalement inadmissibles.
-Au contraire, quoiqu'il importe beaucoup, comme j'ai
-tâché de le faire sentir, de conserver d'abord aux spéculations
-sociologiques le caractère abstrait que je me suis
-attaché à leur imprimer pendant tout le cours de l'opération
-historique terminée dans ce volume, il est clair
-que, par la complication supérieure de leur sujet, et par
-les vues d'ensemble qu'elles exigent continuellement,
-elles doivent spontanément développer les dispositions
-mentales les plus convenables à la culture rationnelle de
-l'histoire naturelle proprement dite, dont le vrai génie,
-éminemment humain et synthétique, si admirablement
-personnifié chez notre grand Buffon, sympathise
-<span class="pagenum" id="Page_680">680</span>
-nécessairement bien davantage, à ce double titre, avec le génie
-propre de la sociologie qu'avec celui d'aucune autre
-science fondamentale, sans en excepter la biologie elle-même.
-Les intérêts généraux des saines études concrètes
-exigent donc certainement que la présidence normale de la
-philosophie abstraite appartienne finalement à la science
-où les inévitables inconvéniens d'un état d'abstraction
-d'abord indispensable, sont naturellement atténués, autant
-que possible, en vertu de la réalité plus complète du
-point de vue habituel; des recherches qui demanderont
-continuellement l'application combinée de tous les divers
-ordres de notions scientifiques ne sauraient être
-convenablement dirigées que sous l'universel ascendant
-de l'esprit sociologique, seul susceptible d'organiser
-activement une telle combinaison.</p>
-
-<p>Ces mêmes caractères corrélatifs de la sociologie, d'être
-la moins abstraite et la moins analytique de toutes
-les sciences fondamentales, de faire spontanément prévaloir
-les idées d'ensemble et le véritable point de vue
-humain, manifestent également, sous le second aspect
-ci-dessus indiqué, sa haute aptitude exclusive à constituer
-aussi, quand le temps sera venu, la transition nécessaire
-de la philosophie scientifique, alors à la fois
-abstraite et concrète, à la philosophie esthétique, qui
-doit y trouver toujours sa base rationnelle. Tout autre
-mode d'organisation de la philosophie première, fût-il
-d'ailleurs suffisamment réalisable, serait assurément
-impropre à régulariser cette intime subordination générale
-du sentiment du beau à la connaissance du vrai. Le
-caractère profondément synthétique qui distingue surtout
-la contemplation esthétique, toujours relative aux
-<span class="pagenum" id="Page_681">681</span>
-émotions de l'homme, dans les cas même qui semblent
-le plus s'en éloigner, ne saurait la rendre pleinement
-compatible qu'avec le genre d'esprit scientifique le mieux
-disposé à l'unité, comme étant le plus empreint d'humanité.
-On doit reconnaître, à ce sujet, que la tendance
-anti-esthétique empiriquement reprochée à la philosophie
-positive y tient essentiellement à la vicieuse suprématie
-que l'esprit mathématique y exerce de plus en plus
-depuis trois siècles; en ce sens, les plaintes ordinaires,
-quoique irrationnellement absolues, sont loin d'être
-dépourvues de fondement actuel: car rien ne doit être
-aussi évidemment contraire à toute heureuse appréciation
-esthétique que les habitudes dispersives développées,
-chez les géomètres, par des études qui comportent
-spontanément un morcellement presque indéfini, et la
-disposition routinière qui en résulte trop souvent à argumenter
-quand il faudrait sentir. Mais, en passant désormais
-d'une vaine et stérile unité mathématique à une
-véritable et féconde unité sociologique, cette nouvelle
-philosophie se montrera finalement, j'ose l'assurer,
-encore plus favorable à l'essor continu de tous les
-beaux-arts que la philosophie théologico-métaphysique,
-envisagée même à l'état polythéique, que nous avons
-vu constituer, surtout à cet égard, sa pleine maturité;
-j'indiquerai sommairement, au dernier chapitre de ce
-Traité, l'explication directe et spéciale de cette réaction
-fondamentale. En ce moment, il suffit de remarquer,
-pour faire convenablement pressentir une semblable
-tendance, que l'esprit positif, qui, sous la présidence
-mathématique, avait dû rester entièrement étranger aux
-considérations esthétiques, se trouve, au contraire,
-<span class="pagenum" id="Page_682">682</span>
-naturellement forcé de se les incorporer profondément,
-aussitôt que, parvenu enfin au degré sociologique,
-comme il l'est dans cet ouvrage, il entreprend de découvrir
-les véritables lois générales de l'évolution humaine,
-dont l'évolution esthétique constitue l'un des
-principaux élémens; cette étude étant d'ailleurs toujours
-subordonnée à l'irrécusable solidarité, à la fois logique
-et scientifique, qui rend essentiellement inséparables
-tous les divers aspects d'un tel sujet. Rien, sans doute,
-n'est plus propre qu'une pareille élaboration historique
-à faire spontanément apprécier la relation directe qui
-doit toujours subordonner le sentiment de la perfection
-idéale à la notion de l'existence réelle; en écartant
-désormais tout intermédiaire surhumain, la philosophie
-sociologique établira habituellement, entre le point de
-vue esthétique et le point de vue scientifique, une irrévocable
-harmonie, éminemment utile à leur perfectionnement
-mutuel, en même temps qu'indispensable à leur
-commune destination sociale.</p>
-
-<p>Le seul ordre d'idées qui paraisse devoir nécessairement souffrir
-de cet avénement prochain de l'esprit sociologique,
-au lieu de l'esprit mathématique, à la présidence
-générale de la philosophie naturelle, c'est celui
-des applications industrielles, qui, devant surtout dépendre
-de la connaissance du monde inorganique, d'abord
-sous l'aspect géométrico-mécanique, et ensuite
-sous le rapport physico-chimique, semblent exposées à
-une sorte d'abandon funeste, dès que cette étude n'occupe
-plus le premier rang parmi les spéculations scientifiques.
-Mais d'abord il y aurait, au fond, peu d'inconvéniens
-réels, même pratiques, à faire aujourd'hui subir
-<span class="pagenum" id="Page_683">683</span>
-un certain ralentissement effectif à un genre de combinaisons
-qui a pris maintenant une exorbitante prépondérance,
-et dont l'extrême facilité caractéristique,
-aussi bien que l'intime connexité avec les plus vulgaires
-penchans, menacent d'absorber tous les autres modes
-plus nobles de l'activité humaine. On ne saurait craindre
-d'ailleurs, dans le milieu actuel, que cette diminution,
-résultat nécessaire de l'essor croissant des sentimens et
-des pensées propres à la réorganisation finale des sociétés
-modernes, soit jamais poussée au point de déterminer,
-à cet égard, aucune négligence vraiment dangereuse, et,
-si cette fâcheuse influence était possible, la philosophie
-nouvelle, toujours placée, par sa nature, au vrai point de
-vue d'ensemble, la rectifierait suffisamment: le gouvernement
-des sociologistes, ne pouvant être aveugle comme
-celui des géomètres, ne saurait produire, même sous
-l'ascendant des plus actives préoccupations philosophiques,
-aucune déconsidération des travaux mathématiques
-qui soit, à beaucoup près, comparable au stupide
-dédain que l'esprit mathématique inspire trop souvent,
-de nos jours, pour les études sociales. En second lieu,
-le véritable perfectionnement industriel dépend désormais
-bien davantage du judicieux emploi permanent,
-très-imparfait jusqu'ici, des divers moyens déjà acquis
-que de l'accumulation désordonnée de moyens nouveaux;
-en sorte que la prépondérance des considérations
-générales, loin d'y être inopportune, y devient, au contraire,
-de plus en plus désirable, pour contenir, par une
-tendance sagement synthétique, les tentatives superficielles
-et incohérentes d'un fol entraînement analytique:
-ainsi, sous ce rapport, le régime sociologique est
-<span class="pagenum" id="Page_684">684</span>
-finalement plus favorable que le régime mathématique à
-l'utile développement des améliorations matérielles. Trop
-d'occasions décisives s'offrent maintenant de vérifier
-combien l'esprit mathématique actuel est ordinairement
-impropre à diriger convenablement les opérations industrielles,
-parce que tout gouvernement effectif, même
-en ce cas élémentaire, exige principalement une continuelle
-appréciation d'ensemble, fort peu compatible
-avec les habitudes étroites et dispersives si fréquemment
-déterminées jusqu'ici par un ordre de spéculations où
-l'on s'attache essentiellement à poursuivre très-loin chaque
-considération isolée, quelque secondaire qu'elle
-puisse être, sans s'inquiéter beaucoup de la pondération
-finale des divers motifs influens. Il importe, en troisième
-lieu, de reconnaître, à ce sujet, que l'élaboration ultérieure
-du nouveau corps de doctrine, destiné à systématiser
-l'action rationnelle de l'homme sur la nature, ne
-saurait être dignement accomplie que sous l'inspiration
-permanente de la philosophie sociologique, seule apte,
-comme envers la science concrète et la théorie esthétique,
-à instituer réellement la combinaison très-complexe des
-divers aspects scientifiques exigée par la nature de ce
-grand travail, dont les conditions et les difficultés sont
-encore à peine entrevues chez nos ingénieurs. J'ai déjà
-indiqué, dès le début de ce Traité (<i>voyez</i> la deuxième
-leçon), le vrai principe de cette importante relation;
-mais l'intime conviction de sa haute nécessité, afin
-de régulariser suffisamment l'harmonie fondamentale
-entre la contemplation et l'action, m'a d'ailleurs déterminé
-depuis longtemps à consacrer plus tard, si
-je le puis, un ouvrage spécial au développement direct
-<span class="pagenum" id="Page_685">685</span>
-d'une telle application de la nouvelle philosophie générale.</p>
-
-<p>Ainsi, la triple élaboration ultérieure, d'abord concrète,
-ensuite esthétique, et enfin technique, que doit
-aujourd'hui savoir diriger toute véritable philosophie,
-confirmerait au besoin la démonstration pleinement décisive
-directement résultée ci-dessus de l'ensemble des
-motifs purement abstraits pour constater, à tant d'égards,
-la prééminence normale qui doit désormais appartenir
-irrévocablement à l'esprit sociologique dans le
-système entier des spéculations positives, à jamais
-affranchies de la vaine domination provisoire de l'esprit
-mathématique. Toute l'économie de cet ouvrage, surtout
-dans ces trois derniers volumes, a fait, du reste, assez
-connaître sous quelles difficiles conditions mentales cette
-indispensable suprématie est inévitablement acquise.
-Chacun des nouveaux philosophes devra d'abord s'assujettir
-systématiquement, comme je l'ai fait moi-même
-spontanément, à une lente et pénible préparation rationnelle,
-à la fois scientifique et logique, fondée sur
-l'étude hiérarchique des diverses branches essentielles
-de la philosophie naturelle, et destinée à permettre la
-saine élaboration spéciale des lois statiques et dynamiques
-propres à la sociabilité humaine. Sans la force et
-la constance qu'exige l'entier accomplissement d'une
-telle initiation, nul ne doit prétendre, surtout de nos
-jours, à un ascendant philosophique qui suppose nécessairement
-une exacte connexité permanente entre le
-mouvement général et les divers progrès spéciaux, et qui
-sera naturellement trop contesté pour qu'aucune grave
-insuffisance de ses vraies conditions puisse rester inaperçue
-<span class="pagenum" id="Page_686">686</span>
-ou impunie. L'illusoire prépondérance des géomètres
-est d'une acquisition beaucoup plus facile, puisqu'elle
-ne demande pas la moindre préparation étrangère
-à leurs propres études, que leur simplicité caractéristique
-rend d'ailleurs aisément accessibles aujourd'hui à
-tant de médiocres intelligences, au prix de quelques
-années d'application régulière. Mais aussi l'ascendant
-sociologique comportera-t-il une active réalité que n'a
-pu jamais obtenir l'ambition mathématique, qui, malgré
-ses prétentions à l'universalité scientifique, a presque
-toujours exercé, pendant les deux derniers siècles,
-une suprématie plus apparente qu'effective, quoique le
-plus souvent perturbatrice, par une suite nécessaire de
-son intime irrationnalité.</p>
-
-<p>Cet avénement spontané d'une véritable unité, désormais
-assez constatée, dans le système entier de la philosophie
-positive, étant maintenant envisagé du point
-de vue le plus élevé, à la fois historique et dogmatique,
-vient heureusement dissiper enfin le fatal antagonisme
-mental qui, depuis vingt siècles, s'oppose de plus en
-plus à l'état pleinement normal de la raison humaine,
-où les conceptions relatives à l'homme et celles propres
-au monde extérieur ont toujours semblé jusqu'ici radicalement
-inconciliables, tandis que notre solution philosophique
-les combine irrévocablement, en assignant
-à chaque classe la juste influence générale, soit scientifique,
-soit logique, qui convient à sa propre nature,
-sans jamais altérer ainsi l'harmonie fondamentale. Nous
-avons directement reconnu, d'abord au quarantième chapitre
-et puis surtout au cinquante et unième, que l'antipathie
-graduellement développée entre l'esprit théologique
-<span class="pagenum" id="Page_687">687</span>
-et l'esprit positif ne pouvait avoir, à l'origine, d'autre principe
-essentiel que la simple inversion mutuelle de l'ordre
-suivant lequel devaient se succéder ces deux genres de
-spéculations, respectivement complémentaires, dont
-chacun tend plus ou moins à dominer l'autre: l'ensemble
-de notre élaboration historique a fait ensuite hautement
-ressortir l'intime réalité d'une telle appréciation. La
-préférence spontanée qu'a dû primitivement acquérir la
-considération de l'homme, alors seule applicable à
-l'uniforme explication du monde extérieur, a déterminé,
-dans la situation correspondante, le caractère nécessairement
-théologique de la philosophie initiale: au contraire,
-les notions positives, qui, par une influence
-continue, explicite ou implicite, ont ultérieurement
-suscité l'altération toujours croissante de ce système primordial,
-devaient exclusivement émaner des plus simples
-études inorganiques, et spécialement de l'astronomie;
-quoique l'esprit métaphysique, agent naturel de ces
-modifications successives, en ait souvent dissimulé la
-véritable source, en se croyant créateur quand il n'était
-qu'organe. Cet antagonisme élémentaire a réellement
-présidé, d'après le cinquante-deuxième chapitre, à la
-transformation du fétichisme en polythéisme, préparée
-par l'astrolâtrie; mais sa tendance n'a pu devenir distinctement
-appréciable que dans le passage du polythéisme
-au monothéisme, où, pour la première fois,
-l'évolution philosophique a dû exiger une vraie discussion.
-Alors, nous avons vu, au cinquante-troisième chapitre,
-la science inorganique, sous une apparence systématique
-due à l'uniforme prépondérance de la grande
-entité métaphysique, s'élever directement, en vertu de
-<span class="pagenum" id="Page_688">688</span>
-sa supériorité mentale, contre l'ancienne unité théologique,
-dès lors intellectuellement dissoute, quoique
-son aptitude sociale, opposée à l'insuffisance radicale de
-cette rivale, dût prolonger longtemps encore son ascendant
-politique: ainsi surgit, entre la philosophie naturelle
-et la philosophie morale, ce conflit fondamental
-qui, depuis Aristote et Platon, a dominé l'ensemble de
-l'évolution humaine, et dont l'élite de l'humanité subit
-maintenant la dernière influence, comme l'a montré
-tout le cours de notre opération historique. La troisième
-phase du moyen âge nous a fait voir, au <a href="#Page_1">cinquante-sixième
-chapitre</a>, ce long antagonisme recevant, dans la
-mémorable transaction scolastique, une profonde modification,
-premier symptôme décisif de l'irrévocable décadence de
-la philosophie initiale, dont l'efficacité
-sociale venait d'être essentiellement épuisée en constituant
-le catholicisme, et que les exigences, désormais
-prépondérantes, du progrès intellectuel, obligeaient à
-sanctionner, par une incorporation forcée, les prétentions
-politiques de la philosophie métaphysique, auparavant
-extérieure au système catholique. Dès lors régulièrement
-associée à une intronisation précaire, quoique sa participation
-dût tendre à y devenir de plus en plus exclusive, la
-profonde impuissance organique de celle-ci n'a jamais pu
-lui permettre d'éliminer entièrement les conceptions purement
-théologiques, seule base normale de son autorité
-générale, et dont elle a dû s'efforcer, au contraire, de
-maintenir l'empire ultérieur contre l'imminente invasion
-de l'esprit positif, qui, à partir de cette époque, devait
-graduellement développer sa commune incompatibilité
-avec ces deux modes, l'un principal, l'autre accessoire,
-<span class="pagenum" id="Page_689">689</span>
-de l'antique système mental. Quand l'essor continu des
-connaissances réelles, surtout astronomiques, eut enfin
-déterminé cette inévitable collision, le célèbre compromis
-cartésien vint caractériser une situation bien plus évidemment
-provisoire que la précédente, en proclamant
-la suprématie directe et définitive de la méthode positive
-dans toute l'étendue de la philosophie naturelle, sous
-l'unique réserve d'une vaine présidence laissée encore à
-la méthode théologico-métaphysique envers les études
-morales et sociales; brisant ainsi à jamais la fragile unité
-métaphysique instituée au <span class="cs7">XIII</span><sup>e</sup> siècle. Cette incohérente
-position, qui a persisté jusqu'ici, ne comporte certainement
-d'autre issue, d'après l'ensemble de ma théorie
-historique, que l'universelle prépondérance de la positivité
-rationnelle, désormais seule susceptible d'un véritable
-ascendant général: autrement il faudrait désespérer
-de la systématisation mentale, et, par suite aussi,
-de la réorganisation sociale, soit progressive, soit même
-rétrograde. Mais les impuissantes tentatives opérées,
-pendant les deux derniers siècles, pour constituer une
-véritable philosophie positive sous l'impulsion mathématique,
-devaient cependant disposer la raison publique
-à regarder cette exclusive solution comme essentiellement
-impossible. Dans cette douloureuse perplexité,
-l'extension finale de l'esprit positif aux spéculations
-morales et sociales, suffisamment accomplie par ce Traité,
-vient spontanément dénouer une difficulté fondamentale,
-de toute autre manière inextricable, en assurant une
-large satisfaction normale aux conditions, dès lors intimement
-solidaires, de l'ordre et du progrès, soit intellectuels,
-soit politiques. Ainsi se trouvent essentiellement
-<span class="pagenum" id="Page_690">690</span>
-conciliées désormais, en ce qu'elles renfermaient
-de légitime, les prétentions opposées soulevées, de part
-et d'autre, pendant les luttes philosophiques propres à
-la grande transition moderne, dont les diverses aberrations
-temporaires sont à la fois expliquées et éliminées.
-La positivité, que l'impulsion mathématique avait justement
-en vue d'introduire, quoique par une marche
-vicieuse, dans toutes les spéculations réelles, y est irrévocablement
-établie; tandis que la généralité, dont la
-résistance théologico-métaphysique stipulait, avec raison
-mais sans force, les indispensables garanties, y devient
-nécessairement plus complète qu'elle n'a jamais pu l'être
-auparavant. Par là disparaît enfin la déplorable opposition
-qui, depuis l'évolution grecque, semblait rendre le
-progrès intellectuel contradictoire au progrès moral, et
-qui, en effet, à partir de la transaction scolastique, pendant
-que les exigences mentales prévalaient graduellement,
-a fait de plus en plus négliger l'appréciation des
-besoins moraux; ainsi que le témoigne encore trop souvent
-la situation actuelle des peuples avancés, où l'éducation
-de l'individu, reflet nécessaire de celle de l'espèce,
-est surtout dirigée vers l'essor intellectuel, sans
-s'inquiéter guère du développement moral. Quoique l'on
-doive regarder cette funeste division comme ayant été
-essentiellement inhérente à la nature propre de la transition
-moderne, elle en a certainement constitué la plus
-douloureuse condition: et cette grave considération contribuera
-sans doute à faire convenablement respecter,
-malgré les déclamations rétrogrades des diverses écoles
-théologico-métaphysiques, la seule philosophie qui
-puisse aujourd'hui résoudre effectivement ce désastreux
-<span class="pagenum" id="Page_691">691</span>
-antagonisme. Nous avons reconnu, au chapitre précédent,
-qu'entre la souveraineté spontanée de la force et
-la prétendue suprématie de l'intelligence, cette philosophie
-finale tend à réaliser directement l'universelle prépondérance
-de la morale, que l'admirable tentative du
-catholicisme avait, au moyen âge, si noblement proclamée,
-mais sans pouvoir constituer suffisamment son
-avénement normal, alors inévitablement subordonné
-à une philosophie déjà implicitement caduque, dont
-l'ascendant politique exigeait depuis longtemps que l'évolution
-mentale se séparât provisoirement de l'évolution
-morale. Les propriétés morales inhérentes à la
-grande conception de Dieu ne sauraient être, sans doute,
-convenablement remplacées par celles que comporte la
-vague entité de la Nature; mais elles sont, au contraire,
-nécessairement inférieures, en intensité comme en stabilité,
-à celles qui caractériseront l'inaltérable notion
-de l'Humanité, présidant enfin, après ce double effort
-préparatoire, à la satisfaction combinée de tous nos
-besoins essentiels, soit intellectuels, soit sociaux, dans
-la pleine maturité de notre organisme collectif. Cette
-entière prépondérance normale de la morale devient
-désormais non moins indispensable à l'efficacité intellectuelle
-de l'évolution mentale qu'à sa destination sociale:
-car l'indifférence pour les conditions morales, loin d'être
-encore motivée par l'urgence supérieure des conditions
-intellectuelles, constitue maintenant un obstacle croissant
-à leur réalisation continue, en altérant directement
-la sincérité et la dignité des efforts spéculatifs, qui tendent
-aujourd'hui à dégénérer de plus en plus en instrumens
-d'ambition personnelle, de manière à étouffer
-<span class="pagenum" id="Page_692">692</span>
-graduellement jusqu'au germe des vrais progrès scientifiques.</p>
-
-<p>Pour ne laisser aucune grave incertitude sur ce n&oelig;ud,
-fondamental de la philosophie positive, il importe
-aujourd'hui de dissiper directement, chez tous les bons
-esprits, la dernière source essentielle des illusions métaphysiques,
-en faisant spécialement ressortir la véritable
-nature du point de vue humain, qui, de toute nécessité,
-doit être éminemment social, et pas seulement individuel:
-car, sous le rapport statique aussi bien que sous
-l'aspect dynamique, l'homme proprement dit n'est, au
-fond, qu'une pure abstraction; il n'y a de réel que l'humanité,
-surtout dans l'ordre intellectuel et moral. Or
-la philosophie pleinement théologique, soit polythéique,
-soit monothéique, est jusqu'ici la seule, à vrai dire, qui
-ait effectivement satisfait, à sa manière, à cette évidente
-condition générale; et c'est surtout à cet égard que, malgré
-son extrême caducité, elle n'a pu être encore suffisamment
-remplacée. La métaphysique, ancienne, scolastique,
-ou moderne, n'a jamais osé s'élever au-dessus du
-simple point de vue individuel, dont elle s'est efforcée,
-surtout depuis la transaction cartésienne, de consacrer
-dogmatiquement la prépondérance absolue, comme
-l'indique journellement son langage caractéristique,
-rappelant toujours des pensées d'isolement et de concentration
-personnelle, qui, malgré de vaines prétentions
-morales, doivent le plus souvent développer des
-sentimens d'égoïsme. Il en est essentiellement de même,
-dans l'ordre positif, quoique sous une meilleure forme,
-pour l'évolution mentale qui, d'abord surgie des études
-mathématiques et astronomiques, a graduellement tenté,
-<span class="pagenum" id="Page_693">693</span>
-pendant les deux derniers siècles, de constituer une
-philosophie vraiment nouvelle. En effet, quand la profonde
-insuffisance philosophique de l'esprit mathématique
-est devenue pleinement irrécusable, l'esprit biologique
-proprement dit, dont la positivité rationnelle
-commençait alors à prendre un essor décisif, s'est efforcé,
-à son tour, de devenir la base directe et principale de la
-coordination positive, qui, depuis la fin du <span class="cs7">XVIII</span><sup>e</sup> siècle,
-n'a pas cessé d'être ainsi conçue par les savans les plus
-avancés, comme le témoignent surtout les illustres exemples
-de Cabanis et de Gall. Ce nouvel effort, dogmatiquement
-apprécié au quarante-neuvième chapitre, indiquait,
-sans doute, un véritable progrès, en ce qu'il transportait
-le centre moderne de la généralisation mentale beaucoup
-plus près de son siége réel; mais, sauf son utilité passagère,
-à titre d'intermédiaire d'abord indispensable, ce
-progrès, radicalement insuffisant, ne saurait directement
-conduire qu'à une stérile utopie fondée sur une vicieuse
-exagération des relations nécessaires entre la biologie et
-la sociologie, et tendrait finalement à éterniser l'antique
-régime intellectuel, en empêchant le développement
-propre des saines spéculations sociales, qu'elle tente
-vainement d'ériger en simple corollaire naturel des études
-biologiques. De quelque manière, soit métaphysique,
-soit même positive, que se trouve instituée la
-science de l'individu, elle doit être, sans doute, isolément
-impuissante à construire aucune philosophie générale,
-parce qu'elle reste encore étrangère à l'unique point
-de vue susceptible d'une véritable universalité. C'est, au
-contraire, de l'ascendant sociologique que la biologie,
-comme toutes les autres sciences préliminaires, quoique
-<span class="pagenum" id="Page_694">694</span>
-par une correspondance plus directe et plus étendue, doit
-exclusivement attendre la consolidation effective de sa
-propre constitution, scientifique ou logique, jusqu'à
-présent si incertaine. Séparément envisagée, l'évolution
-individuelle de l'esprit humain ne peut vraiment dévoiler
-aucune loi essentielle; elle ne saurait même fournir
-de précieuses indications ou des vérifications importantes
-que lorsque son exploration rationnelle est dirigée et interprétée
-par les inspirations émanées de l'évolution totale
-de l'humanité, seule à la fois assez réelle et assez complète
-pour manifester suffisamment la véritable marche de notre
-intelligence: l'exécution même de ce Traité l'a, j'ose
-le dire, pleinement démontré; car, quelque utilité que
-j'y aie souvent tirée de la considération de l'individu,
-c'est évidemment à l'étude directe de l'espèce que j'ai
-dû, non-seulement d'abord la pensée fondamentale de
-ma théorie philosophique, mais ensuite aussi son développement
-caractéristique.</p>
-
-<p>Ainsi, la phase biologique ne constitue réellement
-qu'un dernier préambule indispensable, comme l'avaient
-été auparavant les phases physico-chimique et astronomique,
-dans l'essor général de l'esprit positif, qui,
-spontanément issu des simples études mathématiques, a
-graduellement tendu, pendant les deux derniers siècles,
-à régénérer toutes nos conceptions élémentaires. Tant
-qu'il ne s'est point élevé jusqu'au degré sociologique,
-seul terme naturel de son éducation décisive, il n'a pu
-suffisamment parvenir à des vues vraiment d'ensemble,
-propres à lui conférer le droit et le pouvoir de constituer
-enfin une véritable philosophie moderne, dont
-l'ascendant normal remplace à jamais l'antique régime
-<span class="pagenum" id="Page_695">695</span>
-mental: mais aussi, quand cette condition finale est
-convenablement remplie, rien ne saurait empêcher une
-rénovation fondamentale qui, ardemment désirée et
-longuement préparée, soit par la plupart des hautes intelligences,
-soit par les v&oelig;ux et les dispositions de la
-raison publique, trouvera même d'involontaires coopérateurs
-chez ses plus systématiques adversaires, suivant
-le privilége ordinaire des révolutions directement relatives
-à la méthode. Cette extrême préparation étant maintenant
-accomplie, son exacte appréciation générale ressort
-aisément de sa judicieuse confrontation au grand programme
-initial si puissamment formulé par Descartes et
-Bacon, dont les principales espérances philosophiques
-se trouvent ainsi pleinement consolidées, malgré la sorte
-d'incompatibilité qui semblait d'abord exister entre les
-tendances respectives de ces deux éminens législateurs.
-Nous avons, en effet, reconnu, au <a href="#Page_1">cinquante-sixième
-chapitre</a>, que Descartes s'était systématiquement interdit
-les études sociales, pour concentrer son effort sur les
-spéculations inorganiques, où il sentait profondément
-que devait d'abord s'élaborer la méthode universelle,
-destinée ensuite à régénérer nécessairement l'ensemble
-de la raison humaine; tandis que, au contraire, Bacon
-avait surtout en vue la rénovation des théories sociales,
-à laquelle il voulait immédiatement rapporter le perfectionnement
-des sciences naturelles, comme on put le
-constater nettement chez le grand Hobbes, type essentiel
-de cette école: en sorte que ces deux élaborations, mutuellement
-complémentaires, accordaient, l'une aux besoins
-intellectuels, l'autre aux besoins politiques, une prépondérance
-trop exclusive, qui devait les rendre pareillement
-<span class="pagenum" id="Page_696">696</span>
-provisoires, quoique très-diversement efficaces,
-selon nos explications antérieures. Pendant que la conception
-de Descartes dirigeait, dans la science inorganique,
-l'essor décisif de la positivité rationnelle, la pensée
-de Hobbes, après avoir indiqué les premiers germes si
-méconnus de la véritable science sociale, présidait à
-l'indispensable ébranlement négatif, sans lequel la commune
-destination philosophique de cette double évolution
-ne pouvait être convenablement appréciée. Ainsi
-s'est réalisée spontanément la convergence nécessaire de
-ces deux ordres de travaux coexistans, dont l'un devait
-préparer la vraie position générale de la question finale,
-et l'autre élaborer la seule voie logique qui pût conduire
-à sa solution réelle. Mon effort philosophique résulte
-essentiellement de l'intime combinaison de ces
-deux évolutions préliminaires, déterminée, sous la lumineuse
-impulsion de la grande crise sociale, par l'extension
-simultanée de l'esprit positif aux spéculations les
-plus rapprochées des études politiques. On voit que cette
-nouvelle opération consiste surtout à compléter la double
-opération initiale de Descartes et de Bacon, en satisfaisant
-à la fois aux deux conditions, également indispensables,
-mais jusqu'alors trop peu conciliables, entre
-lesquelles avaient dû se partager les deux principales
-écoles destinées à préparer graduellement l'avénement
-définitif de la philosophie positive.</p>
-
-<p>Pour avoir convenablement apprécié l'aptitude nécessaire
-de cette philosophie à une telle satisfaction combinée
-des justes exigences respectivement inspirées par les
-spéculations inorganiques et par les études humaines, il
-ne nous reste plus qu'à considérer directement envers
-<span class="pagenum" id="Page_697">697</span>
-l'avenir une conciliation ci-dessus envisagée quant au
-passé et au présent. Sous ce dernier aspect, l'ensemble
-de ce Traité dispense spontanément de toute discussion
-relative aux inquiétudes qu'inspirerait l'universelle prépondérance
-de l'esprit sociologique sur l'altération ou
-le découragement des diverses branches de la science
-des corps bruts, et surtout des théories mathématiques:
-car ces craintes seraient évidemment chimériques, au
-sujet d'un principe philosophique qui, par sa nature,
-aussi bien que par son origine, ne peut établir l'indispensable
-ascendant d'un tel point de vue sans faire invinciblement
-ressortir, de la même démonstration,
-comme on a pu le remarquer précédemment, son intime
-subordination, scientifique et logique, initiale et permanente,
-à tous les autres points de vue positifs, qui,
-en vertu de leur moindre complication, lui constituent
-successivement autant de préambules inévitables, dont
-aucun ne saurait être gravement négligé sans qu'une pareille
-suprématie ne fût aussitôt compromise. La déplorable
-institution actuelle des études morales et
-politiques, isolées de toutes les connaissances réelles, et
-dominées par les entités métaphysiques, pourrait, en
-effet, justifier de semblables alarmes, si la profonde stérilité
-qui en résulte, malgré l'intérêt majeur du sujet,
-ne les dissipait suffisamment. Mais il serait, sans doute,
-aussi injuste qu'absurde, chez les savans, de redouter les
-mêmes dangers de la part d'un régime tout opposé, qui,
-maintenant toujours une intime connexité entre les diverses
-spéculations positives, est si propre, au contraire,
-à faire mieux ressortir chaque véritable élaboration
-scientifique, quelque éloignée qu'elle puisse être
-<span class="pagenum" id="Page_698">698</span>
-de l'étude dont la prépondérance continue est aussi indispensable
-à l'harmonie mentale qu'à l'efficacité sociale.
-Il faut seulement reconnaître, à ce sujet, que les travaux
-sans portée et sans conscience, source facile de tant de
-réputations usurpées, qu'encouragent de plus en plus
-aujourd'hui le rétrécissement et la dispersion propres à
-notre déplorable anarchie philosophique, seront alors
-constamment soumis à une sévère discipline rationnelle,
-dont les vrais amis des sciences doivent certes désirer
-déjà l'indispensable avénement, seul apte à contenir de
-graves et imminentes perturbations. Si, d'ailleurs, comme
-on n'en saurait douter, une préoccupation spéciale, fondée
-sur les plus puissans motifs, doit justement tourner,
-de nos jours, les plus hautes capacités scientifiques, ainsi
-que la principale attention publique, vers les études sociologiques,
-jusqu'à ce que la réorganisation moderne
-soit assez avancée pour être essentiellement laissée à son
-cours spontané, il n'y a rien là que de pleinement conforme
-à l'inévitable prépondérance qu'obtient naturellement,
-à chaque époque, la direction intellectuelle la
-plus convenable aux besoins correspondans de l'humanité.
-Quant à la légitime influence continue des diverses
-sciences sur l'ensemble de l'éducation individuelle, privée
-ou commune, l'esprit de la nouvelle philosophie
-doit aussitôt dissiper, à cet égard, encore plus facilement
-que sous l'aspect précédent, toute inquiétude sérieuse. En
-effet la théorie sociologique pose immédiatement en
-principe, à ce sujet, que l'éducation de l'individu doit
-essentiellement reproduire celle de l'espèce, au moins
-dans chacune de ses grandes phases successives, d'après
-l'évidente similitude d'origine, de nature, et de terminaison,
-<span class="pagenum" id="Page_699">699</span>
-malgré l'immense inégalité de vitesse. Ainsi, les
-mêmes motifs fondamentaux, soit scientifiques, soit logiques,
-qui, dans le pénible essor de l'humanité, ont
-exclusivement conféré aux plus simples études inorganiques
-l'élaboration primitive de la positivité rationnelle,
-imposent, non moins évidemment, une pareille marche
-à chaque évolution personnelle, sous peine d'un inévitable
-avortement, non-seulement en cas de grave négligence
-de l'un quelconque des divers élémens essentiels,
-mais aussi par suite de toute forte perturbation de l'ordre
-nécessaire de leur succession hiérarchique. Directement
-établi au début de cet ouvrage, ce grand principe, à la
-fois historique et dogmatique, de la logique positive a
-été ensuite constamment vérifié à tous les différens degrés
-de la longue préparation philosophique à laquelle
-j'ai dû assujettir graduellement le lecteur, comme moi-même,
-et dont l'ensemble n'en constitue, à vrai dire,
-qu'une rigide application continue. Les spéculations mathématiques
-conserveront donc éternellement, pour
-l'individu, l'inaltérable privilége qu'elles ont temporairement
-exercé pour l'espèce, de fournir exclusivement
-le berceau spontané de la positivité rationnelle: les
-justes exigences des géomètres obtiendront toujours, à
-cet égard, une indestructible autorité, dont aucune
-supériorité personnelle ne saurait jamais s'affranchir entièrement,
-et que consacrera de plus en plus la raison
-publique, à mesure qu'elle sentira mieux les premiers
-besoins de l'esprit humain. Mais, complétant cet indispensable
-principe, on n'oubliera pas qu'un berceau ne
-saurait être un trône, et que le plus simple degré de l'élaboration
-positive ne peut aucunement dispenser de
-<span class="pagenum" id="Page_700">700</span>
-poursuivre ses modifications successives envers les différens
-ordres de phénomènes jusqu'à ce que leur complication
-croissante ait enfin conduit, l'individu comme l'espèce,
-au seul point de vue vraiment universel, unique terme,
-en l'un et l'autre cas, de toute véritable éducation.</p>
-
-<p>Tels sont les divers genres de considérations qui concourent
-à démontrer l'heureuse aptitude de la philosophie
-positive à établir, sans aucune inconséquence, une
-conciliation définitive entre les deux voies intellectuelles,
-jusqu'ici radicalement antipathiques, qui procèdent à
-l'enchaînement de nos différentes spéculations, en partant,
-soit du monde extérieur, soit de l'homme lui-même.
-En réduisant leurs prétentions opposées à ce
-qu'elles contiennent de légitime et de permanent, l'une
-dirige toujours l'essor fondamental du véritable esprit
-philosophique, l'autre maintient sans cesse le seul principe
-de liaison propre à constituer une véritable unité
-mentale. Par là se trouve enfin dissipé irrévocablement
-le grand antagonisme logique qui, depuis Aristote et
-Platon, domine l'ensemble de l'évolution humaine, à la
-fois intellectuelle et sociale, et qui, après avoir été longtemps
-indispensable à ce double mouvement préparatoire,
-devient maintenant le plus puissant obstacle à
-l'accomplissement décisif de sa destination finale, dont
-l'âge est désormais arrivé.</p>
-
-<p>La discussion difficile et variée que nous venons d'achever
-était ici nécessaire pour manifester suffisamment
-l'unité fondamentale que la création de la sociologie
-vient aujourd'hui constituer spontanément dans le système
-entier de la vraie philosophie moderne. Après cette
-démonstration décisive, qui caractérise pleinement
-<span class="pagenum" id="Page_701">701</span>
-l'esprit général propre à une telle philosophie, les autres
-conclusions essentielles relatives à son appréciation logique
-doivent aisément ressortir de l'ensemble de ce
-Traité, en considérant maintenant, d'une manière sommaire
-mais directe, d'abord la nature et la destination,
-ensuite l'institution et le développement de la méthode
-positive, enfin complète et dès lors indivisible; afin que
-ses divers attributs essentiels, jusqu'ici purement spontanés,
-acquièrent désormais une consistance convenablement
-systématique, sous l'uniforme prépondérance
-du point de vue sociologique.</p>
-
-<p class="sep2">Envers chacun des différens ordres de phénomènes,
-nous avons spécialement reconnu que la philosophie positive
-se distingue surtout de l'ancienne philosophie,
-théologique ou métaphysique, par sa tendance constante
-à écarter comme nécessairement vaine toute recherche
-quelconque des causes proprement dites, soit premières,
-soit finales, pour se borner à étudier les relations invariables
-qui constituent les lois effectives de tous les événemens
-observables, ainsi susceptibles d'être <ins id="cor_21" title="rationellement">rationnellement</ins>
-prévus les uns d'après les autres. Tant que les effets
-naturels restent attribués à des volontés surhumaines,
-les spéculations relatives à l'origine et à la destination
-des divers êtres doivent seules paraître dignes d'occuper
-sérieusement notre intelligence, dont elles pouvaient
-seules, il est vrai, stimuler suffisamment le premier essor
-contemplatif. Mais, sous l'inévitable décadence ultérieure
-de l'esprit religieux, à mesure que notre activité
-mentale trouve un meilleur aliment continu, ces questions
-inaccessibles sont graduellement abandonnées, et
-<span class="pagenum" id="Page_702">702</span>
-finalement jugées vides de sens pour nous, qui ne saurions
-réellement connaître que les faits appréciables à
-notre organisme, sans jamais pouvoir obtenir aucune
-notion sur la nature intime d'aucun être, ni sur le mode
-essentiel de production d'aucun phénomène. Quoique
-cette pleine maturité de la raison humaine soit encore
-trop récente, et même fort incomplète aujourd'hui,
-jusque chez les plus saines intelligences, elle a été ici
-constituée enfin relativement à toutes les classes possibles
-de conceptions élémentaires, y compris les plus
-compliquées et les plus universelles: d'ailleurs, l'unanime
-prépondérance maintenant obtenue par un tel régime
-logique dans les études les plus simples et les plus
-parfaites montrait déjà clairement que son insuffisante
-extension actuelle à des sujets où il doit naturellement
-devenir plus indispensable, n'est qu'une conséquence
-passagère de l'enfance plus prolongée des spéculations
-les plus difficiles.</p>
-
-<p>Cette notion générale de la vraie nature des recherches
-positives quelconques nous a spontanément conduits,
-d'après une juste appréciation des conditions essentielles
-propres à chaque cas scientifique, à déterminer partout
-les attributions respectives de l'observation et du raisonnement,
-de manière à éviter également les deux écueils
-opposés de l'empirisme et du mysticisme, entre lesquels
-doivent constamment cheminer les connaissances réelles.
-D'une part, nous avons ainsi consacré la maxime, devenue,
-depuis Bacon, si heureusement vulgaire, sur la
-nécessité continue de prendre les faits observés pour base,
-directe ou indirecte, mais toujours seule décisive, de
-toute saine spéculation: au point que, comme je
-<span class="pagenum" id="Page_703">703</span>
-l'écrivais, en 1825, dans un travail déjà cité, «Toute proposition
-qui n'est pas finalement réductible à la simple
-énonciation d'un fait, ou particulier ou général, ne
-saurait offrir aucun sens réel et intelligible». Mais,
-d'une autre part, nous avons pareillement écarté les irrationnelles
-dispositions, aujourd'hui trop communes,
-qui réduiraient la science à une stérile accumulation de
-faits incohérens; car nous avons reconnu, en tous genres,
-que la véritable science, appréciée d'après cette prévision
-rationnelle qui caractérise sa principale supériorité envers
-la pure érudition, se compose essentiellement de lois, et
-non de faits, quoique ceux-ci soient indispensables à
-leur établissement et à leur sanction: en sorte qu'aucun
-fait isolé ne saurait être vraiment incorporé à la science,
-jusqu'à ce qu'il ait été convenablement lié à quelque
-autre notion, au moins à l'aide d'une judicieuse hypothèse.
-Outre que les saines indications théoriques doivent
-souvent contrôler et rectifier d'imparfaites observations,
-il est clair que l'esprit positif, sans méconnaître jamais
-la prépondérance nécessaire de la réalité directement
-constatée, tend toujours à agrandir, autant que possible,
-le domaine rationnel aux dépens du domaine expérimental,
-en substituant de plus en plus la prévision
-des phénomènes à leur exploration immédiate: le progrès
-scientifique consiste principalement à diminuer
-graduellement le nombre des lois distinctes et indépendantes,
-en étendant sans cesse les liaisons. Toutefois
-l'insuffisante éducation des savans actuels nous a donné
-lieu de signaler, à ce sujet, surtout chez les géomètres,
-une aberration trop commune, radicalement funeste à la
-véritable rationnalité, par suite d'une vicieuse exagération
-<span class="pagenum" id="Page_704">704</span>
-qui dispose à chercher partout, d'après de vaines hypothèses,
-une chimérique unité. Le nombre des lois vraiment
-irréductibles est nécessairement beaucoup plus
-considérable que ne l'indiquent ces dangereuses illusions,
-fondées sur une fausse appréciation de notre puissance
-mentale et des difficultés scientifiques. Une telle unité
-d'explication constitue non-seulement une absurde utopie
-envers l'ensemble total de nos diverses connaissances
-réelles, mais elle restera même toujours impossible à
-réaliser dans l'intérieur de chaque science fondamentale,
-isolément envisagée: la branche la plus simple de la philosophie
-naturelle constitue seule, à cet égard, une exception
-trop légèrement érigée en type universel, et qui
-d'ailleurs est fort incomplète, puisque la théorie de la
-gravitation n'établit aucune liaison générale entre la plupart
-des données élémentaires relatives aux divers astres
-de notre monde. Cette tendance abusive vers une systématisation
-illusoire s'explique aisément d'après les dispositions
-d'esprit qui ont dû présider, pendant les deux
-derniers siècles, à l'essor successif des sciences préliminaires,
-jusqu'à l'avénement de la science finale dans ce
-Traité; car un pareil effort devait alors, sous de vicieuses
-inspirations mathématiques, sembler seul propre
-à procurer au système des connaissances positives une
-indispensable homogénéité. Mais la prolongation d'une
-telle aberration serait désormais inexcusable, maintenant
-que toute intelligence vraiment philosophique peut directement
-concevoir, par l'universalité nécessaire du
-point de vue sociologique, l'unique moyen de constituer
-spontanément cette liaison fondamentale, sans entraver
-le génie propre de chaque science sous une concentration
-<span class="pagenum" id="Page_705">705</span>
-factice et oppressive. Ainsi, quoique d'heureuses généralisations
-doivent toujours diminuer le nombre des lois
-naturelles vraiment indépendantes, il ne faut jamais
-oublier qu'un tel progrès ne saurait avoir de valeur durable
-qu'en restant constamment subordonné à la réalité
-des conceptions, et il serait d'ailleurs peu judicieux d'espérer
-que nos efforts puissent un jour pousser cette importante
-réduction aussi loin, à beaucoup près, qu'on
-le suppose encore communément, d'après une appréciation,
-nécessairement très-imparfaite, du premier essor
-de la positivité rationnelle dans les plus simples études
-préliminaires.</p>
-
-<p>Sous un autre aspect non moins important, et jusqu'ici
-trop méconnu, la vraie nature des spéculations positives
-nous a souvent conduits à vérifier, en tous genres,
-l'heureux accord fondamental de la saine contemplation
-philosophique avec la marche spontanée de la raison publique.
-Le régime théologico-métaphysique, plaçant directement
-l'esprit humain à la prétendue source des explications
-universelles, a profondément imprimé aux habitudes
-spéculatives un vain caractère d'élévation chimérique qui
-les isole radicalement des modestes allures de la sagesse
-vulgaire, et qui n'est encore que très-imparfaitement rectifié
-d'après l'essor insuffisant d'une positivité purement partielle.
-Tandis que la raison commune se bornait à saisir,
-dans l'observation judicieuse des divers événemens,
-quelques relations naturelles propres à diriger les plus
-indispensables prévisions pratiques, l'ambition philosophique,
-dédaignant de tels succès, attendait d'une lumière
-surhumaine la solution illusoire des plus impénétrables
-mystères. Mais, au contraire, la saine philosophie,
-<span class="pagenum" id="Page_706">706</span>
-substituant partout la recherche des lois effectives à celle
-des causes essentielles, combine intimement ses plus
-hautes spéculations avec les plus simples notions populaires,
-de manière à constituer enfin, sauf la seule inégalité
-du degré, une profonde identité mentale, qui ne
-permet plus habituellement à la classe contemplative un
-orgueilleux isolement de la masse active: car chacun
-conçoit ainsi désormais qu'il s'agit, de part et d'autre,
-de questions radicalement semblables, finalement relatives
-aux mêmes sujets, élaborées par des procédés
-analogues, et toujours accessibles à toutes les intelligences
-convenablement préparées, sans exiger aucune mystérieuse
-initiation. Tout ce Traité concourt naturellement
-à démontrer, à cet égard, d'après les confirmations les
-plus décisives et les plus variées, que le véritable esprit
-philosophique consiste uniquement en une simple extension
-méthodique du bon sens vulgaire à tous les sujets
-accessibles à la raison humaine, puisqu'on ne saurait
-douter que, dans un genre quelconque, les inspirations
-spontanées de la sagesse pratique n'aient seules déterminé
-graduellement la transformation radicale des
-antiques habitudes spéculatives, en rappelant toujours
-les contemplations humaines à leur vraie destination et
-aux conditions essentielles de leur réalité. La méthode
-positive est nécessairement, comme la méthode théologique
-ou métaphysique, l'&oelig;uvre continue de l'humanité
-tout entière, sans aucun inventeur spécial; et ses principaux
-caractères sont déjà nettement appréciables dès les
-premières recherches usuelles dirigées vers un but suffisamment
-déterminé. Prenant toujours pour type fondamental
-cette sagesse spontanée, constamment
-<span class="pagenum" id="Page_707">707</span>
-recommandée par des succès journaliers, la saine philosophie
-s'est réellement bornée ensuite à la généraliser et à la
-systématiser, en l'étendant convenablement aux diverses
-spéculations abstraites, qu'elle a ainsi successivement
-régénérées, soit quant à la nature des questions, soit
-quant au mode de solution. Comme nos observations
-individuelles conservent nécessairement un certain caractère
-de personnalité, qui doit être soigneusement écarté
-de toute contemplation régulière, c'est essentiellement
-à la raison publique qu'il appartient de déterminer, en un
-cas quelconque, sous une forme plus ou moins explicite,
-le champ général de la véritable exploration scientifique,
-qui ne saurait jamais porter que sur les impressions
-communes à tous les hommes, abstraction faite des
-nuances, même normales, particulières à chaque observateur.
-Il est, en outre, incontestable que l'exploration
-vulgaire, quoique purement spontanée, fournit toujours
-le vrai point de départ de toutes les spéculations positives,
-dont il serait autrement impossible de comprendre
-ni l'essor initial ni l'unanime propagation finale. Nous
-avons, en effet, constamment reconnu que les faits les
-plus communs sont aussi, en tous genres, les plus importans;
-à tel point qu'une attention prépondérante accordée
-à des phénomènes extraordinaires constitue maintenant,
-auprès de tous les bons esprits, un des signes les moins
-équivoques de l'imperfection des études scientifiques;
-nous avons pareillement constaté que les plus puissans artifices
-de la positivité rationnelle résultent primitivement
-de l'heureuse systématisation de certains procédés logiques
-naturellement émanés de la sagesse usuelle. Aussi
-rien n'est-il plus contraire, en un cas quelconque, à la
-<span class="pagenum" id="Page_708">708</span>
-véritable philosophie, que l'élaboration dogmatique,
-non moins stérile que puérile, des premiers principes
-de nos connaissances réelles, qui, essentiellement dérivés
-de l'essor spontané de la raison humaine, ne sauraient,
-par cela même, jamais donner lieu à aucun traité judicieux.
-Tel est, entre autres exemples, l'un des motifs
-généraux les plus propres à vérifier et à expliquer la profonde
-inanité nécessairement inhérente à la prétendue
-psychologie moderne; car, outre l'absurde hallucination
-qui caractérise son mode spécial d'exploration intérieure,
-elle se propose surtout d'accomplir, envers les phénomènes
-les plus compliqués, ce degré inopportun d'analyse
-élémentaire que l'on s'est accordé à éliminer des
-plus simples études, sans qu'elle ait pu seulement conduire
-cette vaine investigation jusqu'au niveau des
-notions inspirées de tout temps, à cet égard, par l'expérience
-vulgaire. Enfin, outre le point de départ, la raison
-publique doit aussi établir le but général des spéculations
-positives, toujours finalement dirigées vers les
-prévisions relatives aux besoins universels: c'est ainsi
-que l'immortel fondateur de la vraie science astronomique
-en avait immédiatement apprécié l'ensemble
-total comme devant surtout fournir la détermination
-rationnelle des longitudes, quoiqu'une telle destination
-ne pût devenir suffisamment réalisable que vingt siècles
-après Hipparque. Il ne peut donc y avoir d'essentiellement
-propre aux philosophes, dans l'élaboration positive,
-que l'institution et le développement des divers
-procédés intermédiaires susceptibles de lier convenablement
-les deux termes extrêmes spontanément indiqués
-par la sagesse universelle. Toute la supériorité réelle du
-<span class="pagenum" id="Page_709">709</span>
-véritable esprit philosophique sur le bons sens vulgaire
-résulte d'une application spéciale et continue aux spéculations
-communes, en partant avec prudence du degré
-initial, et après les avoir ramenées à un état normal de
-judicieuse abstraction, sans lequel ne sauraient s'accomplir
-cette généralisation et cette coordination qui constituent
-la principale valeur des saines théories scientifiques:
-car, ce qui manque surtout aux intelligences ordinaires,
-c'est moins la justesse et la pénétration propres à dévoiler
-d'heureux rapprochemens partiels, que l'aptitude à généraliser
-des relations abstraites et à établir entre nos
-différentes notions une parfaite cohérence logique,
-dont la plupart des hommes sont trop peu touchés,
-comme le témoigne leur facile résignation à la coexistence
-prolongée des conceptions les plus contradictoires. Ainsi,
-d'après ces divers motifs, on ne peut se former une
-juste idée de l'ensemble effectif des études positives qu'en
-y voyant, soit dans le passé, soit dans l'avenir, le
-résultat continu d'une immense élaboration générale, à
-la fois spontanée et systématique, à laquelle participe
-nécessairement plus ou moins l'humanité tout entière,
-seulement devancée par la classe spécialement contemplative.
-Malgré la spontanéité primitive que nous a tant
-présentée la philosophie théologique, son essor graduel
-a dû être surtout attribué aux lumières surnaturelles de
-quelques organes privilégiés, sans aucune active coopération
-de la raison publique: en sorte que cette adjonction
-normale de la masse pensante à l'association
-scientifique constitue certainement l'un des caractères
-distinctifs de la philosophie positive, dont il fallait ici convenablement
-signaler une propriété trop mal appréciée,
-<span class="pagenum" id="Page_710">710</span>
-qui, mieux qu'aucune autre, peut déjà indiquer à quelle
-intime et familière incorporation sociale est ultérieurement
-réservé un système spéculatif toujours conçu comme
-une simple extension de la commune sagesse. On vérifie
-ainsi de nouveau que le point de vue sociologique est
-désormais, en tous genres, le seul vraiment philosophique;
-et chacun sent par là combien doit être impuissante
-ou vicieuse toute étude relative à la marche de
-notre intelligence quand on y procède essentiellement
-du point de vue individuel, encore plus faux à cet égard
-que sous tout autre aspect humain.</p>
-
-<p>D'après notre appréciation générale de la vraie nature
-des spéculations positives, soit spontanées, soit systématiques,
-il est clair que le principe fondamental de
-la saine philosophie consiste nécessairement dans l'assujettissement
-continu de tous les phénomènes quelconques,
-inorganiques ou organiques, physiques ou moraux,
-individuels ou sociaux, à des lois rigoureusement
-invariables, sans lesquelles, toute prévision rationnelle
-étant évidemment impossible, la science réelle demeurerait
-bornée à une stérile érudition. Quoique nous
-ayons vu les premiers germes de ce grand principe coexister
-implicitement avec l'exercice primordial de la
-raison humaine, qui, en aucun temps, n'a pu être entièrement
-soumise au régime théologique, nous avons
-cependant reconnu que son essor décisif a dû être beaucoup
-plus tardif que ne le fait aujourd'hui supposer une
-heureuse vulgarisation, résultat final de vingt siècles de
-pénible élaboration. Pendant la longue enfance de l'humanité,
-les phénomènes, partiels ou secondaires, envers
-lesquels on n'a jamais pu méconnaître l'existence
-<span class="pagenum" id="Page_711">711</span>
-de certaines règles constantes, constituent assurément
-une simple exception, dont l'importance spéculative est
-loin de correspondre à son utilité pratique, et qui d'ailleurs
-est alors fréquemment altérée par l'arbitraire intervention
-des volontés dirigeantes. Un tel essor n'a pu
-vraiment surgir qu'envers les plus simples conceptions
-géométriques, et d'abord même numériques, qui, vu
-leur abstraction supérieure et leur apparente inutilité,
-avaient dû être spontanément soustraites à l'empire
-explicite et spécial des croyances théologiques: il n'a pu
-ensuite acquérir une véritable valeur philosophique
-qu'en s'étendant graduellement aux contemplations astronomiques,
-si naturellement destinées jusqu'ici, comme
-je l'ai montré, à annoncer, dans leurs principales phases
-logiques, les plus grandes révolutions mentales de l'humanité.
-Malgré l'extrême imperfection de cette première
-extension capitale, alors bornée à la seule géométrie
-céleste, tandis que la mécanique céleste devait rester
-longtemps encore à l'état purement théologique, sa
-réaction générale, développée par de puissantes analogies
-métaphysiques, a néanmoins constitué, au fond,
-d'après notre théorie historique, le principal motif intellectuel
-de cette importante réduction du polythéisme
-en monothéisme, qui a commencé l'inévitable décadence
-chronique de la philosophie initiale. Toutefois c'est
-seulement sous l'ascendant universel d'une telle concentration
-religieuse que le principe des lois invariables a
-pu d'abord acquérir directement une véritable et active
-popularité, surtout quand il a pu être introduit, pendant
-la dernière phase du moyen âge, dans les spéculations
-physico-chimiques, à l'aide des conceptions
-<span class="pagenum" id="Page_712">712</span>
-alchimiques et astrologiques, suivant les explications du
-<a href="#Page_1">cinquante-sixième chapitre</a>. La grande transaction scolastique
-a dès lors consacré cette puissance naissante, en
-faisant désormais prévaloir cette célèbre notion transitoire
-qui subordonne à des règles constantes le développement
-effectif de la volonté directrice, ainsi spontanément
-éliminée de tous les phénomènes où de telles règles
-ont pu être successivement découvertes. Cet ingénieux
-artifice a protégé jusqu'ici tout l'essor ultérieur du principe
-positif, qui, après avoir graduellement obtenu,
-pendant les deux derniers siècles, une prépondérance
-incontestée envers les différentes études inorganiques,
-a finalement prévalu aussi, de nos jours, dans la science
-de l'homme individuel, même intellectuel et moral.
-Néanmoins l'intime connexité d'une telle science, surtout
-sous ce dernier aspect, avec celle du développement
-social, n'a pu permettre que l'invariabilité des lois naturelles
-y fût suffisamment sentie, soit chez la masse
-pensante, soit même chez les organes spéculatifs, tant
-que l'évolution totale de l'humanité n'était pas encore
-assujettie à une semblable élimination directe des volontés
-providentielles, ce qui n'a été réellement accompli
-que par ce Traité. C'est seulement d'après cette ébauche
-successive des lois effectives envers tous les ordres essentiels
-de phénomènes, que ce principe fondamental peut
-obtenir assez d'ascendant pour devenir la base directe et
-exclusive d'une philosophie vraiment nouvelle, vu l'irrésistible
-puissance des analogies, dès lors pleinement
-rationnelles, qui font concevoir à tous les bons esprits
-la vérification ultérieure d'une pareille hypothèse envers
-les phénomènes où elle n'a pu jusqu'ici être spécialement
-<span class="pagenum" id="Page_713">713</span>
-confirmée, malgré leur évidente prépondérance
-numérique. Tant que cette condition, aussi difficile
-qu'indispensable, n'était pas suffisamment remplie, surtout
-envers les phénomènes qui absorbent justement
-aujourd'hui l'attention universelle, il fallait peu compter
-sur la faible puissance d'une vague argumentation métaphysique,
-qui avait prématurément tenté d'établir à
-priori l'existence générale des lois naturelles, sans pouvoir
-en signaler aucun germe décisif dans les cas les plus
-importans; ce qui certainement ne permettait pas d'y
-combattre avec succès l'énergique entraînement des habitudes
-antérieures. Mais, au contraire, cette détermination
-naissante des lois propres aux événemens les plus
-complexes et les plus intéressans, quelque imparfaite
-qu'elle doive être encore, ne laissera plus subsister
-désormais aucun doute raisonnable quant à l'entière
-généralité d'un tel principe, dont l'ascendant philosophique,
-dès lors pleinement secondé par la tendance naturelle
-de l'esprit moderne vers cet état normal, deviendra
-bientôt irrésistible auprès de tous les hommes sensés.
-Dans cette nouvelle situation, l'influence prolongée des
-croyances monothéiques, qui avaient d'abord tant facilité
-ce grand mouvement logique, surtout depuis la modification
-scolastique, constitue réellement aujourd'hui
-le seul obstacle essentiel à la plénitude de son accomplissement
-universel, en conservant toujours la possibilité
-d'une arbitraire intervention qui vienne brusquement
-changer, sous un aspect quelconque, l'ordre
-fondamental. Sans une telle arrière-pensée continue,
-nécessairement inhérente à toute philosophie théologique,
-même réduite à sa plus extrême simplification,
-<span class="pagenum" id="Page_714">714</span>
-la raison moderne aurait déjà entièrement cédé à la conviction
-spontanée que doit produire, à ce sujet, le cours
-journalier d'une foule d'événemens de tous genres régulièrement
-accomplis selon nos prévisions rationnelles.
-Toutefois la découverte naissante des lois sociologiques
-doit aussi dissiper naturellement cette extrême opposition
-d'une philosophie expirante, en ôtant directement aux
-explications providentielles l'unique domaine important
-qui leur fût effectivement resté depuis la transaction
-cartésienne. C'est ainsi que la création finale de la sociologie
-pouvait seule à la fois compléter et consolider aujourd'hui
-la grande révolution mentale graduellement
-déterminée, à cet égard, par les diverses sciences préliminaires.
-En même temps, cette fondation décisive, qui
-institue spontanément le nouveau système philosophique,
-perfectionne beaucoup la notion générale des lois
-naturelles envers tous les phénomènes antérieurs, en
-assurant à ces différentes lois une indépendance directe
-suffisamment conforme au vrai génie des études correspondantes.
-Sous la vicieuse impulsion mathématique qui
-avait dû présider, pendant les deux derniers siècles, au
-premier essor philosophique de l'esprit positif, ce principe
-fondamental ne semblait être, dans les sciences
-supérieures, qu'une conséquence détournée, de plus en
-plus éloignée et de moins en moins énergique, des inspirations
-émanées des sciences inférieures: tandis que
-maintenant sa réalisation immédiate en un cas évidemment
-inaccessible à l'empire des conceptions mathématiques
-doit naturellement réagir sur tous les autres, en
-y faisant uniformément sentir que chaque ordre essentiel
-de phénomènes a nécessairement ses lois propres,
-<span class="pagenum" id="Page_715">715</span>
-outre celles qui résultent de ses relations véritables avec
-les ordres moins compliqués et plus généraux, suivant
-les règles de la saine hiérarchie scientifique. Les hautes
-spéculations sociologiques pouvaient donc seules développer
-convenablement et conduire enfin jusqu'à sa
-pleine maturité le sentiment universel des lois invariables,
-d'abord inspiré par les simples théories mathématiques,
-désormais philosophiquement réduites à leur
-domaine normal.</p>
-
-<p>Considérées maintenant quant à leur nature scientifique,
-ces lois, quoique toujours également aptes à la
-prévision rationnelle qui les caractérise nécessairement,
-donnent lieu, en général, à une distinction importante,
-utilement appliquée dans toutes les parties de ce Traité,
-selon que les relations ainsi consacrées ont pour objet la
-similitude ou la succession des phénomènes correspondans.
-Nos explications positives se réduisent constamment,
-en effet, à lier entre eux les divers phénomènes,
-tantôt comme semblables, tantôt comme successifs, sans
-que nous puissions d'ailleurs rien constater réellement,
-à cet égard, au delà du fait invariable d'une telle similitude,
-ou d'une telle succession, dont la source et le mode
-doivent rester à jamais impénétrables. La connaissance
-effective de ces analogies ou de ces filiations suffit pleinement
-pour atteindre le véritable but de toute saine contemplation
-de la nature; puisque les phénomènes peuvent
-être dès lors, d'une part éclaircis, d'une autre part prévus,
-les uns d'après les autres: on sait, du reste, que
-cette prévision peut indifféremment s'appliquer au présent,
-ou même au passé, aussi bien qu'à l'avenir, en
-conservant toujours un caractère identique, consistant à
-<span class="pagenum" id="Page_716">716</span>
-connaître les événemens indépendamment de leur observation
-directe, et seulement en vertu de leurs relations
-mutuelles. Cette distinction générale entre les lois d'assimilation
-et les lois de succession a été surtout employée
-dans ce Traité sous une autre forme plus usuelle, d'ailleurs
-essentiellement équivalente, en y distinguant l'étude
-statique et l'étude dynamique d'un sujet quelconque,
-envisagé, tantôt quant à l'existence, tantôt quant à l'activité.
-En attachant trop d'importance aux dénominations
-habituelles, on croirait d'abord émanée de la science
-mathématique une considération logique qui n'a pu y
-être convenablement étendue que par une sorte de réaction
-philosophique: il est clair que les expressions caractéristiques
-pouvaient être également empruntées à
-l'art musical, qui fournit, à cet égard, encore plus naturellement,
-une heureuse comparaison, d'après un pareil
-contraste élémentaire de l'harmonie à la mélodie. Abstraction
-faite de toute formule, c'est assurément en
-mathématique que cette importante distinction est, au
-contraire, le moins prononcée, puisqu'elle ne saurait
-aucunement y convenir à la géométrie proprement dite,
-où il ne s'agit jamais que de relations de coexistence, et
-qui cependant constitue, à tous égards, la principale
-partie du domaine mathématique: elle ne commence à
-s'appliquer que dans la mécanique, d'où dérivent les
-termes consacrés, mais dont l'essor scientifique a été
-beaucoup trop tardif pour avoir pu réellement inspirer
-une telle notion. Graduellement développée par les parties
-supérieures de la philosophie naturelle, l'étude des
-corps vivans, d'où elle est évidemment émanée, peut
-seule en manifester suffisamment les vrais caractères,
-<span class="pagenum" id="Page_717">717</span>
-d'après la distinction spontanée entre l'organisation et
-la vie. Toutefois son établissement ne peut être complété
-que dans la science sociologique, qui, manifestant
-au plus haut degré une telle division, y ajoute naturellement
-une haute destination pratique, en la faisant exactement
-correspondre au contraste élémentaire des idées
-d'ordre aux idées de progrès.</p>
-
-<p>Appréciées, enfin, quant à leur institution logique, les
-lois réelles nous ont offert une autre distinction générale,
-selon que leur source essentielle est expérimentale ou
-rationnelle. Quoiqu'un vain orgueil dogmatique ait souvent
-tenté de flétrir la première voie par une injuste
-accusation d'empirisme, qui, au fond, conviendrait fréquemment
-davantage à la seconde, puisque le raisonnement
-peut devenir, en certains cas, tout aussi routinier
-que l'observation est supposée l'être, nous avons reconnu
-que cette diversité nécessaire n'influe aucunement ni sur
-la certitude, ni sur l'utilité, ni même sur la vraie dignité
-philosophique des lois correspondantes, pourvu qu'elles
-soient, de part et d'autre, suffisamment constatées, et
-d'ailleurs toujours établies d'après le mode le plus convenable
-à la nature du sujet. Chacune des six sciences
-fondamentales nous a présenté d'éminens exemples de
-ces deux marches opposées, mutuellement complémentaires;
-malgré les préjugés de nos géomètres, il n'y a
-certes pas moins de vrai génie scientifique dans la découverte
-de Kepler que dans celle de Newton: il est
-d'ailleurs évident que les lois initiales de la mécanique
-rationnelle, et celles même de la géométrie, reposent
-uniquement sur une judicieuse observation, trop souvent
-troublée par une vicieuse argumentation. On sait, du
-<span class="pagenum" id="Page_718">718</span>
-reste, que la perfection logique, qu'il faut constamment
-avoir en vue, sans qu'elle soit toujours réalisable, consiste
-surtout, sous cet aspect, à confirmer pleinement
-par l'une de ces voies ce qui a dû être trouvé par l'autre:
-cependant chaque science renferme assurément plusieurs
-notions essentielles qui ne peuvent résulter que
-d'un seul des deux procédés, sans être, à ce titre, moins
-certaines, quand toutes les conditions ont été convenablement
-remplies. Les avantages respectifs de ces deux
-modes varient beaucoup suivant la nature des cas scientifiques:
-il faut, autant que possible, préférer habituellement
-la déduction pour les recherches spéciales, et
-réserver l'induction pour les seules lois fondamentales,
-afin de mieux constituer la systématisation positive. Si
-l'abus de la seconde tend directement à faire dégénérer
-la science en une confuse accumulation de lois incohérentes,
-il est pareillement incontestable que l'emploi
-exagéré de la première altère nécessairement l'utilité, la
-netteté, et même la réalité de nos spéculations quelconques.
-Quant aux ressources comparatives que possèdent,
-à ce double titre, les différentes sciences fondamentales,
-elles sont certainement beaucoup moins inégales que ne
-l'indique vulgairement une fausse appréciation philosophique,
-maintenant inspirée surtout par d'orgueilleux
-préjugés mathématiques. D'une part, en effet, les sciences
-supérieures, d'après l'excessive complication de leurs
-phénomènes, présentant plus de difficultés à la déduction,
-semblent moins accessibles à la voie rationnelle
-que ne doivent l'être les sciences inférieures, où l'extrême
-simplicité du sujet permet aisément de prolonger davantage
-l'argumentation positive. Mais, en même temps, la
-<span class="pagenum" id="Page_719">719</span>
-dépendance nécessaire des études les plus complexes
-envers les plus générales, suivant notre théorie hiérarchique,
-doit naturellement procurer, dans les premières,
-quand elles sont convenablement cultivées par des intelligences
-vraiment dignes de cette haute mission, une
-importance bien plus capitale aux considérations à priori
-dérivées des sciences antérieures, et dont la judicieuse
-introduction conduit alors à rendre essentiellement déductives
-la plupart des notions fondamentales, qui ne
-peuvent être qu'inductives dans les sciences plus isolées.
-Quoique une telle compensation soit loin de suffire, et que
-les diverses sciences ne puissent néanmoins, comme je
-l'ai tant expliqué, comporter une égale perfection, elles
-peuvent toutefois devenir ainsi essentiellement équivalentes,
-soit en positivité, soit même en rationnalité: une
-juste comparaison ne saurait, à cet égard, uniquement
-reposer sur l'appréciation effective de notre état présent,
-trop rapproché de l'essor initial des études les plus difficiles,
-qui sont encore si imparfaitement instituées, tandis
-que les plus faciles ont acquis depuis longtemps un caractère
-beaucoup moins éloigné de leur vraie constitution
-finale. Il faut d'ailleurs, à ce sujet, considérer aussi, en
-sens inverse, que cette formation plus récente des sciences
-supérieures ne leur est pas entièrement désavantageuse,
-puisqu'elle y doit naturellement permettre un plus libre
-et plus complet ascendant du véritable esprit philosophique,
-en ne développant les habitudes mentales correspondantes
-que lorsque l'éducation générale de la raison
-humaine est réellement plus avancée; outre que la
-position encyclopédique d'un tel ordre de spéculations
-y doit susciter spontanément un sentiment plus étendu
-<span class="pagenum" id="Page_720">720</span>
-et plus réel de l'ensemble de la méthode positive. Tous
-les penseurs qui sauront assez s'affranchir de nos préjugés
-scientifiques pour établir, à ces divers titres, une
-judicieuse comparaison philosophique entre les deux
-termes extrêmes de la vraie hiérarchie spéculative, reconnaîtront
-finalement, j'ose le dire, d'après un sage
-examen respectif, que la science sociologique, quoique
-créée seulement par ce Traité, peut déjà rivaliser, non de
-précision et de fécondité, mais de positivité et de rationnalité,
-avec la science mathématique elle-même, soit
-par une plus parfaite émancipation de toute influence
-métaphysique, soit surtout en vertu d'une solidarité plus
-satisfaisante, dans une étude dont l'immensité et la difficulté
-n'empêchent pas la réduction spontanée à une véritable
-unité, comme je crois l'avoir suffisamment constaté
-en déduisant d'une seule loi fondamentale l'explication
-générale de chacune des grandes phases successives
-propres à l'ensemble de l'évolution humaine. Si l'on a
-convenablement égard aux diversités nécessaires, on trouvera
-que les sciences préliminaires n'offrent, sous ce rapport,
-rien de vraiment comparable, sauf la parfaite systématisation
-accomplie par Lagrange dans la théorie de
-l'équilibre et du mouvement, relativement à un sujet
-bien moins difficile et beaucoup mieux préparé; ce qui
-doit manifester l'aptitude naturelle de la science finale à
-une coordination plus complète, malgré sa fondation
-récente, et nonobstant la complication transcendante de
-ses phénomènes, par la seule efficacité de sa position
-normale à l'extrémité supérieure de la véritable échelle
-encyclopédique.</p>
-
-<p>Cette appréciation fondamentale de la philosophie
-<span class="pagenum" id="Page_721">721</span>
-positive comme ayant toujours pour objet l'étude des
-lois invariables, soit d'harmonie, soit de succession, à la
-fois expérimentales et rationnelles, propres aux divers
-ordres de phénomènes, nous a partout conduits à faire
-spécialement ressortir les deux caractères corrélatifs,
-l'un logique, l'autre scientifique, qui, en un sujet quelconque,
-distinguent le plus profondément une telle manière
-de philosopher. Le premier consiste surtout dans
-la prépondérance nécessaire et universelle, mais d'ailleurs
-directe ou indirecte, de l'observation sur l'imagination,
-contrairement au régime philosophique initial.
-Tant que l'état franchement théologique a suffisamment
-persisté, c'est-à-dire jusqu'au plein ascendant du monothéisme,
-les enquêtes inaccessibles dont l'esprit humain
-était habituellement préoccupé se trouvaient nécessairement
-dirigées par des révélations plus ou moins explicites,
-où l'imagination avait seule essentiellement part,
-sans que l'observation y pût même exercer aucun contrôle
-capital et continu, puisque le sentiment général
-de l'existence des lois naturelles n'avait alors acquis aucune
-consistance rationnelle. En passant à l'état éminemment
-métaphysique, qui a commencé à prévaloir aussitôt
-après l'entier développement social du monothéisme,
-l'imagination pure n'est plus souveraine, mais la véritable
-observation ne l'est pas encore; c'est l'argumentation
-proprement dite qui domine l'ensemble du régime philosophique,
-où le raisonnement s'exerce, non sur des
-fictions, ni sur des réalités, mais sur de simples entités.
-Dans cette situation transitoire, la nature des principales
-recherches n'ayant pas changé, et la marche étant seulement
-transformée, d'équivalentes considérations à priori,
-<span class="pagenum" id="Page_722">722</span>
-indépendantes de toute observation, continuent à diriger
-les hautes spéculations, quoique sous une forme plus
-abstraite, pendant que s'accumulent les faits secondaires
-destinés à permettre ensuite une meilleure alimentation
-mentale. L'exorbitante prolongation de ce régime vague
-et équivoque constitue le plus grand danger propre au
-développement de la raison moderne, qui ne peut
-plus sérieusement redouter les fictions théologiques,
-tandis qu'elle peut être, au contraire, fort entravée, à
-tous égards, par ces entités métaphysiques, dont
-l'empire, moins consistant, mais plus spécieux, présente
-une apparence de rationnalité susceptible de séduire les
-intelligences qu'un convenable exercice positif n'a pas
-suffisamment raffermies. Nous avons constaté, même en
-mathématique, surtout envers la théorie du mouvement,
-combien l'abus du raisonnement, symptôme invariable
-d'une telle transition, y a longtemps empêché la connaissance
-des plus importantes vérités scientifiques, et altère
-encore gravement leur appréciation habituelle. L'ensemble
-de la méthode positive est si mal compris des savans
-actuels, par suite d'une culture trop dispersive, qu'il
-n'est, malheureusement, pas superflu de signaler directement
-aujourd'hui la prépondérance continue de l'observation
-sur l'imagination comme le principal caractère
-logique de la saine philosophie moderne, en tant que
-dirigeant nos recherches, non vers les causes essentielles,
-mais vers les lois effectives, des divers phénomènes
-naturels: car, sans être désormais immédiatement contesté,
-ce principe fondamental reste souvent méconnu
-dans les travaux spéciaux. Quoique les différens ordres
-de spéculations réelles accordent, sans doute, à
-<span class="pagenum" id="Page_723">723</span>
-l'imagination une haute participation active, nous l'y avons
-cependant toujours vue nécessairement subordonnée à
-l'observation, c'est-à-dire constamment employée à créer
-ou à perfectionner les moyens de liaison entre les faits
-constatés; mais le point de départ ni la direction ne sauraient,
-en aucun cas, lui appartenir. Même quand nous
-procédons vraiment à priori, il est clair que les considérations
-générales qui nous guident ont été primitivement
-fondées, soit dans la science correspondante, soit dans
-une autre, sur la simple observation, seule source de leur
-réalité et aussi de leur fécondité. Voir pour prévoir, tel
-est le caractère permanent de la véritable science; tout
-prévoir sans avoir rien vu, ne peut constituer qu'une
-absurde utopie métaphysique, encore trop poursuivie.</p>
-
-<p>À cette appréciation logique correspond naturellement,
-sous l'aspect scientifique, la substitution nécessaire
-du relatif à l'absolu, comme constituant aujourd'hui
-l'attribut le plus décisif du vrai génie philosophique.
-Dans toutes les parties actuelles de la philosophie naturelle,
-nous avons toujours vu cette grande et heureuse
-transformation résulter spontanément d'un essor suffisant
-de la positivité rationnelle; et nous l'avons ensuite étendue
-irrévocablement au seul ordre essentiel de phénomènes
-qui ne l'eût pas encore manifestée. En résultat
-commun de cette double élaboration, il ne reste donc
-plus ici qu'à caractériser sommairement le profond contraste
-général qui existe directement, à ce sujet, entre
-la philosophie pleinement positive et l'ancienne philosophie
-théologico-métaphysique. Celle-ci, en effet dans
-les diverses phases qu'elle a dû successivement offrir, et
-même à l'état métaphysique le moins éloigné de l'état
-<span class="pagenum" id="Page_724">724</span>
-positif, conserve sans cesse cette tendance invincible
-aux notions absolues qui doit naturellement convenir
-à toute recherche quelconque de la cause proprement
-dite et du mode essentiel de production des divers phénomènes.
-Rien ne pouvant mieux caractériser les natures
-vraiment éminentes que leurs efforts instinctifs pour surmonter
-spontanément une vicieuse direction fondamentale,
-le plus grand des métaphysiciens modernes, l'illustre
-Kant, a noblement mérité une éternelle admiration
-en tentant, le premier, d'échapper directement à l'absolu
-philosophique par sa célèbre conception de la double réalité,
-à la fois objective et subjective, qui indique un si
-juste sentiment de la saine philosophie. Mais cet heureux
-aperçu, privé de toute active consistance scientifique, par
-suite du stérile isolement où la métaphysique se trouvait
-partout radicalement placée depuis la transaction cartésienne,
-suivant les explications directes du <a href="#Page_1">cinquante-sixième
-chapitre</a>, ne pouvait aucunement suffire à instituer
-une philosophie vraiment relative: aussi l'absolu,
-que ce puissant penseur avait, à certains égards, implicitement
-contenu, n'a pas tardé à reprendre naturellement,
-chez ses divers successeurs, son ancienne prépondérance,
-même plus dogmatiquement formulée, et que
-peut seul détruire l'ascendant final de l'esprit philosophique
-graduellement émané de l'évolution scientifique
-proprement dite. Or, rien de vraiment décisif n'était possible
-à cet égard, tant que cette évolution n'était pas
-convenablement étendue jusqu'aux spéculations sociales,
-soit parce qu'elle restait encore trop incomplète, soit
-surtout parce qu'elle n'affectait pas les seules conceptions
-pleinement universelles. Mais cette condition finale
-<span class="pagenum" id="Page_725">725</span>
-étant désormais suffisamment réalisée par ce Traité, l'irrévocable
-décadence de toute philosophie absolue ne
-peut plus être aucunement empêchée, en un siècle dont
-l'esprit dominant est d'ailleurs si contraire à son antique
-ascendant, même chez les populations où la déplorable
-influence mentale du protestantisme a dû gravement entraver
-l'essor de la philosophie positive, en prolongeant et
-aggravant spécialement la transition métaphysique. D'abord,
-l'ensemble des études inorganiques nous a clairement
-démontré, à tous égards, que toutes les notions sur
-le monde extérieur, où l'homme n'intervient que comme
-spectateur de phénomènes indépendans de lui, sont essentiellement
-relatives, comme nous l'avons surtout remarqué
-envers celle qui semblait le plus justement devoir
-conserver un caractère absolu, c'est-à-dire la
-pesanteur. Ensuite, la saine philosophie biologique nous
-a fait sentir, en restant au point de vue élémentaire de
-l'homme individuel, que les opérations mêmes de notre
-intelligence, en qualité de phénomènes vitaux, sont
-inévitablement subordonnées, comme tous les autres
-phénomènes humains, à cette relation fondamentale
-entre l'organisme et le milieu, dont le dualisme constitue,
-à tous égards, la vie, suivant les explications directes
-du quarantième chapitre, spécialement complétées,
-sous ce rapport, au quarante-cinquième. Ainsi,
-toutes nos connaissances réelles sont nécessairement relatives,
-d'une part au milieu en tant que susceptible
-d'agir sur nous, et d'une autre part à l'organisme en
-tant que sensible à cette action: en sorte que l'inertie de
-l'un ou l'insensibilité de l'autre suppriment aussitôt ce
-commerce continu d'où dépend toute notion effective;
-<span class="pagenum" id="Page_726">726</span>
-ce qui est surtout sensible dans les cas où la communication
-s'opère par une seule voie, comme je l'ai noté, en
-philosophie astronomique, envers les astres obscurs, ou
-chez les individus aveugles. Toutes nos spéculations quelconques
-sont donc à la fois profondément affectées, aussi
-bien que tous les autres phénomènes de la vie, par la
-constitution extérieure qui règle le mode d'action, et par
-la constitution intérieure qui en détermine le résultat
-personnel, sans que nous puissions jamais établir, en
-chaque cas, une exacte appréciation partielle de l'influence
-uniquement propre à chacun de ces deux inséparables
-élémens de nos impressions et de nos pensées.
-C'est à l'équivalent très-imparfait de cette conception
-biologique que Kant était seulement parvenu, à sa manière,
-avec les divers inconvéniens graves, quant à la
-netteté et surtout à l'efficacité, qui restaient inhérens à sa
-marche métaphysique. Mais un tel pas, même mieux accompli,
-ne saurait évidemment suffire, puisqu'il ne concerne
-qu'une appréciation purement statique de l'intelligence
-individuelle; ce qui constitue un point de vue
-beaucoup trop éloigné de la réalité philosophique pour
-pouvoir déterminer, à cet égard, aucune révolution décisive.
-Il était donc indispensable de s'élever enfin directement
-jusqu'à la saine appréciation dynamique de l'intelligence
-collective de l'humanité, convenablement
-envisagée dans l'ensemble de son développement continu;
-ce qui doit certainement caractériser à ce sujet le
-seul état vraiment normal, désormais atteint dans ce
-Traité par la création de la sociologie, d'où dépend aujourd'hui
-l'entière élimination de l'absolu. C'est uniquement
-alors que l'indication biologique se trouve
-<span class="pagenum" id="Page_727">727</span>
-complétée et fécondée, en faisant sentir que, dans le grand
-dualisme élémentaire entre l'intelligence et le milieu,
-le premier terme est nécessairement assujetti aussi à des
-phases successives, et surtout en dévoilant la loi fondamentale
-de cette évolution spontanée. Ainsi l'aperçu statique
-montrait seulement que nos conceptions seraient
-modifiées si notre organisation changeait, autant que par
-l'altération du milieu; mais comme, en réalité, ce changement
-organique est purement fictif, l'absolu n'était
-qu'imparfaitement ôté, puisque l'immuable semblait
-rester. Notre théorie dynamique, au contraire, prend directement
-en considération prépondérante le développement
-graduel auquel est évidemment assujettie, sans
-aucune transformation d'organisme, l'évolution intellectuelle
-de l'humanité, et dont l'influence continue n'avait
-pu être écartée que d'après une vicieuse abstraction métaphysique,
-constituant tout au plus un degré transitoire,
-mais entièrement incompatible avec l'état normal des
-conclusions philosophiques. Ce dernier effort est donc
-seul susceptible d'une pleine et active efficacité contre la
-philosophie absolue: s'il était possible que je me fusse
-mépris sur la véritable loi de la grande évolution humaine,
-il n'en pourrait résulter rationnellement que la
-nécessité d'établir une meilleure doctrine sociologique,
-et je n'en aurais pas moins irrévocablement constitué, à
-ce sujet, l'unique méthode susceptible de conduire à la
-connaissance positive de l'esprit humain, désormais envisagé
-dans l'ensemble de ses conditions nécessaires, et
-non dans la situation vague et chimérique à laquelle s'est
-toujours arrêtée la marche métaphysique. La prétendue
-immuabilité mentale étant ainsi écartée, la philosophie
-<span class="pagenum" id="Page_728">728</span>
-relative se trouve directement constituée; car nous avons
-été conduits par là à concevoir habituellement, en tous
-genres, les théories successives comme des approximations
-croissantes d'une réalité qui ne saurait jamais être
-rigoureusement appréciée, la meilleure théorie étant toujours,
-à chaque époque, celle qui représente le mieux
-l'ensemble des observations correspondantes, suivant la
-tendance spontanée, aujourd'hui heureusement familière
-aux bons esprits scientifiques, à laquelle la philosophie
-sociologique se borne à ajouter une complète généralisation,
-et dès lors une consécration dogmatique.</p>
-
-<p>En même temps, cette appréciation finale doit spontanément
-dissiper les craintes sérieuses qu'avait dû souvent
-inspirer jusqu'ici une élimination prématurée et
-mal conçue de l'absolu philosophique, d'après d'insuffisans
-aperçus métaphysiques, qui, si leur influence pratique
-n'eût pas été essentiellement contenue par la rectitude
-naturelle de la raison commune, pouvaient
-conduire aux plus dangereuses aberrations, en ôtant
-toute consistance à nos opinions quelconques, ainsi livrées,
-en apparence, à des fluctuations arbitraires et
-indéfinies, sans aucun principe de fixité. D'abord, sous
-l'aspect statique, il est certain que plusieurs écoles ont
-vicieusement exagéré l'influence nécessaire des diversités
-organiques sur les conceptions mentales, en rapportant
-au mode les variations toujours bornées au degré. Si l'on
-considère l'ensemble des organismes possibles, soit effectifs,
-soit même fictifs, on reconnaît aisément que,
-quoique le monde ne doive pas sans doute être entièrement
-identique pour tous les animaux, les connaissances
-réelles propres aux diverses races ont cependant un fond
-<span class="pagenum" id="Page_729">729</span>
-essentiellement commun, qui est seulement plus ou
-moins apprécié par des entendemens plus ou moins parfaits
-mais radicalement homogènes. Cette conformité
-nécessaire est incontestable pour la partie expérimentale
-de chaque notion, puisque nos impressions personnelles
-n'y servent surtout que d'intermédiaires indispensables
-à la manifestation des rapports externes; et elle est assurément
-encore plus évidente pour la partie purement
-rationnelle, puisque les diverses intelligences ne sauraient
-aucunement différer quant à la nature élémentaire
-des déductions ou des combinaisons, malgré leur aptitude
-très-inégale à les former ou à les prolonger. On ne
-pourrait méconnaître cette universalité fondamentale
-des lois intellectuelles, sans être pareillement conduit à
-nier aussi celle de toutes les autres lois biologiques,
-aujourd'hui scientifiquement établie. Ainsi, le monde
-réel est, sans doute, moins bien connu, sauf à quelques
-égards secondaires, par les autres animaux, même les
-plus élevés, que par notre espèce, comme il pourrait
-l'être encore mieux par des êtres plus parfaits, que l'on
-imaginerait propres à faire des observations plus complètes
-ou plus exactes et des raisonnemens plus généraux
-ou plus suivis: mais, en tous ces cas, le sujet des études
-et le fond des conceptions restent nécessairement identiques,
-quelle que puisse être la diversité des degrés,
-toujours analogue à celle que nous apercevons journellement
-chez les différens hommes, et seulement beaucoup
-plus prononcée; les maladies mentales elles-mêmes
-n'altèrent pas essentiellement cette identité nécessaire.
-En second lieu, sous l'aspect dynamique, il est clair
-que les variations continues des opinions humaines,
-<span class="pagenum" id="Page_730">730</span>
-selon les temps ou suivant les lieux, n'affectent pas davantage
-une telle uniformité radicale, puisque nous
-connaissons maintenant la loi fondamentale d'évolution
-à laquelle est assujetti le cours, en apparence arbitraire,
-de ces diverses mutations. Le spectacle de ces grands
-changemens n'a pu faire croire à l'incertitude totale de
-nos connaissances quelconques que par suite même de la
-prépondérance, jusqu'ici plus ou moins persistante, d'une
-philosophie essentiellement absolue, qui ne permettait
-pas de concevoir la vérité sans l'immuabilité. Une autre
-conséquence, plus fréquente et non moins funeste, de
-ce vicieux régime intellectuel, se trouve pareillement
-dissipée par la philosophie positive, toujours sagement
-relative, sous l'ascendant universel de l'esprit sociologique:
-c'est la tendance, aujourd'hui si commune,
-surtout chez les hommes éclairés, à une absurde exagération
-de la supériorité propre à la raison moderne, en
-interprétant la plupart des opinions antérieures de l'humanité
-comme l'indice d'une sorte d'état chronique d'aliénation
-mentale qui aurait persisté jusqu'à ces derniers
-siècles, sans que d'ailleurs on s'inquiète davantage de
-motiver sa cessation que son origine. Cette irrationnelle
-disposition, principal fondement logique des conceptions
-purement révolutionnaires, et qui empêche directement
-toute saine appréciation de l'ensemble de l'évolution
-humaine, a été spontanément rectifiée, dans ce
-Traité, d'après l'élaboration historique qui nous a constamment
-représenté, au contraire, non-seulement les
-théories successives de chaque science réelle, mais même
-les croyances monothéiques, polythéiques, ou fétichiques,
-les plus opposées à nos lumières actuelles, comme
-<span class="pagenum" id="Page_731">731</span>
-ayant toujours constitué, au temps de leur avénement,
-et ensuite pour une certaine durée, le meilleur système
-compatible avec l'âge correspondant du développement
-humain, c'est-à-dire la moins imparfaite approximation
-qui fût alors possible de cette vérité fondamentale dont
-nous sommes seulement plus rapprochés aujourd'hui,
-quoique notre nature, ni aucune autre quelconque,
-n'y puisse jamais rigoureusement parvenir. La saine
-philosophie, restituant enfin à notre intelligence ce mouvement
-normal sans lequel, à aucun égard, on ne saurait
-concevoir la vie, explique donc le cours général
-des opinions humaines pendant les diverses phases successives
-qui devaient préparer notre virilité mentale,
-d'après le même principe nécessaire d'une harmonie
-croissante entre les conceptions et les observations, qui
-nous fait journellement sentir la réalité progressive de
-nos différentes notions positives, depuis que la recherche
-des lois commence à prévaloir sur celle des causes. C'est
-ainsi que l'esprit sociologique pouvait seul constituer
-une philosophie éminemment relative, en rendant toujours
-prépondérante la considération universelle d'une
-évolution fondamentale, assujettie à une marche déterminée,
-et dominant, à chaque époque, l'ensemble de
-nos pensées quelconques; de manière à permettre désormais
-de concilier suffisamment les plus antipathiques
-systèmes en rapportant chacun à la situation correspondante,
-sans jamais compromettre cependant l'indispensable
-énergie du jugement final par les dangereuses inconséquences
-d'un vain éclectisme, qui aspire si étrangement
-à conduire aujourd'hui le mouvement intellectuel,
-tandis que lui-même, dépourvu de toute direction
-<span class="pagenum" id="Page_732">732</span>
-générale, oscille constamment jusqu'ici entre l'absolu et
-l'arbitraire, également consacrés dans ses irrationnelles
-abstractions. Le spectacle des grandes variations dogmatiques,
-encore si dangereux à contempler pour tant
-d'intelligences mal affermies, est dès lors irrévocablement
-converti, d'après une judicieuse appréciation historique,
-en source directe et continue de l'harmonie la plus durable
-et la plus étendue.</p>
-
-<p>Après avoir suffisamment caractérisé, sous les divers
-aspects essentiels, la vraie nature générale de la philosophie
-positive, il faut maintenant compléter cette détermination
-fondamentale par un examen plus immédiat
-de sa destination permanente, successivement considérée,
-soit dans l'individu, soit surtout dans l'espèce,
-d'abord quant à la vie spéculative, ensuite quant à la
-vie active.</p>
-
-<p>L'office théorique de la philosophie positive consiste
-principalement, en ce qui concerne l'individu, à satisfaire
-spontanément au double besoin élémentaire qu'éprouve
-toujours notre intelligence d'étendre et de lier,
-autant que possible, ses connaissances réelles. Ces deux
-indispensables conditions ont dû être très-imparfaitement
-remplies, et d'ailleurs rester vicieusement antipathiques,
-tant qu'a prévalu la philosophie théologico-métaphysique,
-par une suite nécessaire de son caractère
-absolu, qui ne permettait la consistance qu'avec l'immobilité.
-Quoique la liaison établie entre nos conceptions
-sous l'ascendant arbitraire des volontés ou des entités
-fût assurément très-vague et fort peu stable, elle
-n'en tendait pas moins à empêcher directement leur extension,
-en posant d'avance l'uniforme explication
-<span class="pagenum" id="Page_733">733</span>
-apparente de tous les cas imaginables; et elle y eût apporté,
-en effet, un obstacle insurmontable, si un tel régime
-mental avait jamais pu être rigoureusement universel:
-mais, tandis que cet esprit initial dominait dans
-toutes les hautes spéculations, les spéculations secondaires,
-relatives aux questions les plus usuelles, étaient
-nécessairement d'une autre nature, et présentaient, envers
-certains phénomènes de tous genres, cette première
-ébauche spontanée des lois effectives, sans laquelle
-l'homme, encore plus qu'aucun autre animal, ne pourrait
-nullement diriger sa conduite journalière; et c'est ce
-qui a permis ensuite, comme je l'ai rappelé ci-dessus, le
-développement continu des études réelles, d'après l'essor
-graduel de cette positivité vulgaire, d'abord accessoire,
-spéciale, et incohérente. Au contraire, la philosophie positive
-ne saurait être mieux caractérisée que par son aptitude
-naturelle à concilier directement et de plus en plus
-ces deux besoins, jusqu'alors si opposés, de liaison et d'extension,
-en tirant de la liaison même de nos connaissances
-réelles le plus puissant moyen de déterminer leur extension,
-et, réciproquement, en faisant servir chaque extension
-accomplie à perfectionner la liaison antérieure.
-Malgré les grandes difficultés que présente souvent cette
-double réaction, surtout quand l'introduction de nouveaux
-faits semble devoir profondément troubler la coordination
-établie, une longue expérience, maintenant
-assez complète pour être pleinement décisive, démontre
-déjà irrécusablement cette éminente propriété de la philosophie
-relative, toujours disposée à subordonner les
-conceptions aux réalités. C'est ainsi que la vraie philosophie
-moderne, dès sa plus intime et plus abstraite
-<span class="pagenum" id="Page_734">734</span>
-appréciation logique, se montre directement destinée à satisfaire
-spontanément aux deux faces inséparables du
-grand problème humain, en garantissant à la fois l'ordre
-et le progrès, alternativement sacrifiés l'un à l'autre dans
-les divers états de l'ancienne philosophie. D'après une
-telle identité nécessaire, la fonction fondamentale de la
-saine philosophie peut être utilement réduite, pour plus
-de simplicité, à constituer, autant que possible, l'harmonie
-générale de notre système intellectuel, afin de
-mieux formuler ainsi la prééminence normale que doivent
-toujours conserver, malgré cette heureuse convergence
-naturelle, les besoins relatifs à l'existence sur ceux
-propres au mouvement, aussi bien chez l'espèce que chez
-l'individu, sauf les phases exceptionnelles où, en l'un et
-l'autre cas, cette disposition habituelle semble temporairement
-intervertie. Le caractère éminemment relatif
-du véritable esprit philosophique doit conduire à regarder
-cette entière cohérence logique comme constituant,
-à chaque époque, le témoignage le plus décisif de la réalité
-de nos conceptions, puisque leur correspondance
-avec nos observations est dès lors directement garantie,
-et que par là nous sommes assurés d'être aussi près de la
-vérité que le comporte l'état correspondant de l'<ins id="cor_22" title="évolu-lution">évolution</ins>
-humaine. Or, toute prévision rationnelle consistant,
-au fond, à passer régulièrement d'une notion à
-une autre, en vertu de leur liaison mutuelle, on voit
-ainsi comment une telle prévision, devient nécessairement
-le critérium le plus certain d'une vraie positivité,
-en manifestant la destination essentielle de cette harmonie
-fondamentale, qui fait spontanément résulter l'extension
-de nos connaissances de leur saine coordination
-<span class="pagenum" id="Page_735">735</span>
-générale. Quoique ces besoins intellectuels doivent assurément
-être, en eux-mêmes, peu prononcés d'ordinaire,
-vu la faible énergie des fonctions spéculatives dans
-l'ensemble de notre imparfait organisme, ils y sont cependant
-beaucoup plus vifs que ne le fait d'abord supposer
-la longue résignation de l'esprit humain à supporter, sans
-aucune répugnance apparente, le régime philosophique le
-moins propre à y satisfaire convenablement: car nous savons
-que, loin d'indiquer aucun choix, une telle disposition
-est une suite inévitable de la marche originale de
-l'évolution mentale. À un degré quelconque de cette lente
-préparation spontanée, si une heureuse communication
-extérieure parvient à introduire avant le temps les conceptions
-positives, l'avide empressement avec lequel elles sont
-partout accueillies montre assez que l'attachement primitif
-de notre intelligence aux explications théologiques
-ou métaphysiques était seulement dû à l'impossibilité
-évidente d'une meilleure alimentation, et n'avait
-aucunement altéré l'intime sentiment de nos vrais appétits
-cérébraux, comme le témoigne une expérience journalière,
-soit individuelle, soit même collective. Il faut
-d'ailleurs reconnaître que la faiblesse de notre entendement
-constitue un nouveau motif de la prédilection involontaire
-pour les connaissances réelles, du moins aussitôt
-que leur essor suffisamment avancé peut lui procurer
-un précieux soulagement, en lui faisant retrouver,
-dans les relations générales, cette constance et cette continuité
-que ne sauraient lui offrir les phénomènes particuliers,
-et qui posent un terme, toujours ardemment
-désiré, à ses pénibles hésitations. Mais, quelle que soit,
-quant à l'individu, la haute importance d'un tel office
-<span class="pagenum" id="Page_736">736</span>
-spéculatif, c'est surtout envers l'espèce que sa destination
-doit devenir vraiment fondamentale, en constituant
-la base logique de l'association humaine. L'aptitude
-spontanée de la philosophie positive à établir une exacte
-harmonie dans le système total de chaque entendement
-isolé se développe alors par une application plus vaste
-et plus décisive, afin de déterminer une indispensable
-convergence chez les diverses intelligences: c'est toujours,
-au fond, en l'un et l'autre cas, la même propriété
-élémentaire, avec une inégale activité, qui n'influe essentiellement
-que sur la rapidité du succès. D'après la
-similitude nécessaire entre l'organisme individuel et l'organisme
-collectif, on peut assurer, en principe, que, à
-chaque degré quelconque de la commune évolution,
-toute philosophie qui aura pu constituer une véritable
-cohérence logique chez un esprit unique, se montre,
-par cela seul, susceptible de rallier ultérieurement la
-masse entière des penseurs. C'est surtout ainsi que les
-grands génies philosophiques deviennent spontanément
-les guides intellectuels de l'humanité, comme subissant
-les premiers chaque révolution mentale, dont une telle
-manifestation devance et facilite plus ou moins l'avénement
-naturel. Sensible jusque dans l'état théologico-métaphysique,
-malgré les immenses divagations qu'il
-comporte, cette intime solidarité doit être à la fois plus
-directe, plus complète, et plus irrésistible, dans l'état
-positif, où, comme nous l'avons déjà rappelé, toutes les
-intelligences spéculent sur un fond commun, soumis à
-leur appréciation, mais soustrait à leur ascendant, et
-procèdent, suivant une marche toujours homogène,
-d'après un même point de départ, à des recherches
-<span class="pagenum" id="Page_737">737</span>
-finalement identiques: leur inégalité effective, d'ailleurs
-si irrationnellement exagérée par l'orgueil scientifique,
-ne peut réellement affecter que l'époque du succès, qui,
-une fois accompli en un seul cerveau, ne saurait plus
-être convenablement observé chez tous les autres. Inversement
-appliqué, cet important principe doit faire pareillement
-sentir qu'une telle adhésion spontanée, graduellement
-unanime, confirme autant la réalité des nouvelles
-conceptions que leur opportunité, d'après la coïncidence
-nécessaire que la philosophie relative démontre
-entre ces deux conditions fondamentales; car deux appareils
-aussi compliqués que le sont, à tant d'égards,
-deux cerveaux humains, ne sauraient évidemment manifester
-longtemps, dans leur allure originale, une marche
-suffisamment conforme, sans qu'une telle coïncidence
-ne doive constituer aussitôt une indication presque certaine
-de la commune correspondance de leurs conceptions
-simultanées au sujet extérieur de cette double contemplation;
-comme nous le supposons habituellement, et
-avec raison, envers des mécanismes infiniment plus simples.
-D'une autre part, nulle intelligence partielle ne
-saurait s'isoler assez de la masse pensante pour n'être pas
-essentiellement entraînée par la convergence publique.
-On le confirmerait au besoin d'après l'exemple exceptionnel
-des réunions d'aliénés, qui, malgré leur discordance
-caractéristique, exercent toujours une déplorable
-influence sur l'état mental des plus éminens médecins
-exposés à leur action journalière, en vertu de la seule
-aptitude de toute énergique conviction, même erronée,
-à troubler spontanément toute opinion contraire, quelque
-bien fondée qu'elle puisse être. Aucun profond
-<span class="pagenum" id="Page_738">738</span>
-penseur n'oubliera donc jamais que tous les hommes doivent
-être regardés comme naturellement collaborateurs pour
-découvrir la vérité autant que pour l'utiliser. Quelle que
-soit la juste hardiesse du génie vraiment destiné à devancer
-la commune sagesse, son isolement absolu serait
-nécessairement aussi irrationnel qu'immoral. L'état
-d'abstraction indispensable aux grands efforts intellectuels
-expose à tant de graves aberrations, soit par négligence,
-soit même par illusion, qu'aucun bon esprit
-ne doit dédaigner ce précieux contrôle permanent de la
-raison publique, si propre à consolider et à rectifier sa
-marche particulière, toujours plus ou moins aventureuse,
-jusqu'à ce qu'il ait suffisamment mérité cet assentiment
-universel, objet final de ses travaux. Une fois
-accomplie, cette convergence spéculative constitue, à
-son tour, la première condition élémentaire de toute
-véritable association, qui exige, par sa nature, l'indispensable
-réunion permanente d'un suffisant concours
-d'intérêts, non-seulement avec une convenable conformité
-de sentimens, mais aussi, et avant tout, avec une
-communauté essentielle d'opinions: sans ce triple fondement
-indivisible, aucune société quelconque, depuis la
-famille jusqu'à l'espèce, ne saurait être ni active, ni durable.
-Les haines profondes toujours suscitées par de
-graves dissidences intellectuelles, et qui, sous d'autres
-formes, ne seraient pas moins prononcées dans l'état positif,
-si ces divergences y pouvaient être aussi complètes,
-indiquent assez que, malgré le peu d'énergie intrinsèque
-que notre nature accorde directement aux impulsions
-purement mentales, leur réaction nécessaire sur l'ensemble
-de notre conduite, soit individuelle, soit
-<span class="pagenum" id="Page_739">739</span>
-surtout collective, exige évidemment que la sociabilité humaine
-repose d'abord sur leur universelle coïncidence.
-Il serait sans doute superflu de faire ici spécialement
-ressortir, à cet égard, la supériorité spontanée de la philosophie
-positive, en un temps où de vaines prétentions
-surannées ne sauraient empêcher la raison publique
-de sentir profondément que, depuis plusieurs siècles,
-l'ancienne philosophie, soit théologique, soit métaphysique,
-loin de constituer encore la seule source d'harmonie
-générale qui dût être primitivement possible quoique
-extrêmement imparfaite, est réellement devenue,
-chez l'élite de l'humanité, un principe très-actif d'intime
-perturbation, à la fois personnelle, domestique et sociale.
-Le cours graduel de l'évolution moderne a désormais
-irrécusablement signalé dans l'esprit positif l'unique
-base finale d'une vraie communion intellectuelle, susceptible
-d'une consistance et d'une extension dont le
-passé ne saurait fournir aucune juste mesure. Telle est
-donc, tant pour l'espèce que pour l'individu, la destination
-fondamentale de la méthode positive, envisagée
-seulement quant à notre vie spéculative, comme principe
-spontané de cohérence logique et d'harmonie unanime.</p>
-
-<p>Sans quitter le point de vue abstrait, seul convenable
-à ce Traité, nous avons fréquemment reconnu, dans ses
-diverses parties successives, combien cette importante
-appréciation est puissamment fortifiée par une suffisante
-considération générale des besoins intellectuels directement
-relatifs à la vie active, suivant la distinction ci-dessus
-indiquée, quoiqu'il n'en puisse résulter aucun
-motif essentiellement nouveau. C'est surtout comme
-base nécessaire de toute action rationnelle que la science
-<span class="pagenum" id="Page_740">740</span>
-réelle a été jusqu'ici universellement goûtée; et cette
-attribution permanente conservera toujours une valeur
-vraiment fondamentale, d'après l'indispensable stimulation
-qui en résulte spontanément, soit pour neutraliser
-à chaque instant l'inertie native de notre intelligence,
-soit pour imprimer à ses efforts une direction mieux
-déterminée. Toutes les parties de la philosophie naturelle
-nous ont montré, avec une pleine évidence, que le premier
-essor de la positivité rationnelle a été partout provoqué
-par les exigences de l'application, beaucoup
-plus impérieuses et plus précises que celles de la pure
-spéculation. Néanmoins il demeure incontestable que,
-si cet essor n'eût pas été, à un certain degré, spontané,
-d'après les seules tendances mentales, il n'aurait jamais
-pu s'accomplir, puisque l'heureuse aptitude pratique
-des théories positives ne saurait devenir sensible qu'en
-résultat d'une suffisante culture, avant laquelle les chimères
-théologico-métaphysiques ont dû longtemps
-sembler bien plus propres à la satisfaction des plus ardens
-désirs correspondans à l'enfance de l'humanité.
-Mais, malgré cette indispensable appréciation, sans
-laquelle on exagérerait vicieusement l'influence spéculative
-des besoins actifs, comme on y est aujourd'hui
-trop disposé, il est certain qu'aussitôt qu'une telle
-relation a pu s'établir en quelques cas importants, elle
-a exercé une influence capitale et toujours croissante
-sur le développement du véritable esprit philosophique,
-en faisant spontanément ressortir, mieux que par aucune
-autre comparaison, l'inanité radicale du régime des
-volontés ou des entités, finalement reconnu impuissant
-à diriger l'action réelle de l'homme sur la nature.
-<span class="pagenum" id="Page_741">741</span>
-Quoique un sentiment imparfait de cette grande destination
-tende quelquefois à trop restreindre les hautes
-spéculations scientifiques, sa juste notion devient cependant
-aussi favorable à la pleine rationnalité de nos
-conceptions qu'à leur entière positivité, quand on a
-suffisamment compris l'intime connexité qui lie les
-moindres problèmes pratiques aux plus éminentes recherches
-théoriques; comme le témoignent, par exemple,
-depuis si longtemps, tous les arts relatifs à l'astronomie.
-La prévision systématique, qui constitue, à
-tous égards, le principal caractère de la science réelle,
-acquiert surtout ainsi une valeur fondamentale, en tant
-que base nécessaire de toute action rationnelle: rien ne
-saurait mieux montrer que les efforts spéculatifs restent
-essentiellement stériles tant que ce but décisif n'a pu
-être atteint. Suivant nos explications précédentes, l'intelligence
-humaine éprouve sans doute, indépendamment
-de toute application active, et par une pure
-impulsion mentale, le besoin direct de connaître les
-phénomènes et de les lier: mais cette double tendance
-est assurément trop peu prononcée, sauf chez quelques
-organismes exceptionnels, pour faire universellement
-prévaloir un sévère régime philosophique, qui choque,
-à beaucoup d'égards, les inclinations initiales de l'humanité;
-ou, du moins, son avénement spontané eût été
-extrêmement retardé, si les exigences pratiques ne l'avaient
-nécessairement très-accéléré. Une insuffisante
-analyse des effets généraux de l'étonnement ferait d'abord
-attribuer une bien plus grande intensité à ces besoins
-spéculatifs; car rien n'égale peut-être, chez l'homme
-normal, la profonde perturbation subitement déterminée
-<span class="pagenum" id="Page_742">742</span>
-quelquefois, dans l'appareil cérébral, et ensuite
-dans tout le reste de l'économie, par la seule apparence
-d'une grave et brusque infraction à l'ordre accoutumé
-des divers phénomènes naturels: mais une plus complète
-appréciation montre alors que le principal trouble
-est dû aux inquiétudes pratiques, directes ou indirectes,
-que suggère naturellement une telle pensée, en détruisant
-les règles constantes qui servaient de base à notre
-conduite effective; on a souvent occasion de reconnaître
-que le renversement des lois extérieures exciterait à
-peine, au contraire, une légère attention, s'il n'affectait
-que des événements étrangers à notre existence, quoiqu'il
-pût être, en lui-même, infiniment plus prononcé.
-Sans insister davantage sur une explication aussi peu
-contestable, il faut surtout remarquer ici, à ce sujet,
-l'extension capitale que la création de la sociologie,
-complétant enfin le système de la philosophie naturelle,
-vient aujourd'hui procurer spontanément à cette relation
-fondamentale entre la spéculation et l'action, qui désormais
-embrassera directement tous les cas possibles.
-Quoique très-imparfaitement constituée jusqu'ici, par
-suite même du défaut d'ensemble propre à l'évolution
-moderne, la subordination rationnelle de l'art à la
-science a cependant reçu un commencement d'organisation,
-suivant l'ordre naturel de cette progression commune,
-d'abord quant aux arts mathématiques, soit
-géométriques, soit mécaniques, ensuite envers les arts
-physico-chimiques, et puis, de nos jours, relativement
-aux arts biologiques, soit hygiéniques, soit thérapeutiques.
-Mais il restait à l'étendre aussi à l'art le plus
-difficile et le plus important, l'art politique proprement
-<span class="pagenum" id="Page_743">743</span>
-dit, dont le dédaigneux isolement de toute théorie
-quelconque ne peut tenir essentiellement, comme dans
-les autres cas antérieurs, qu'à l'inanité radicale des
-seules théories qui y aient encore été appliquées, et
-cessera nécessairement, au moins autant qu'ailleurs,
-quand la raison publique aura suffisamment senti que
-les phénomènes correspondans sont déjà ramenés aussi
-à de véritables lois naturelles, susceptibles de fournir
-habituellement d'heureuses indications pratiques. Dès
-lors complétée enfin, et, par suite, convenablement
-systématisée, la relation générale de la science à l'art
-deviendra de plus en plus une source directe et féconde de
-précieuse stimulation philosophique, également propre à
-accroître nos connaissances réelles et à perfectionner leur
-caractère, soit quant à la positivité ou à la rationnalité.</p>
-
-<p>Cette destination fondamentale, à la fois spéculative
-et active, de la philosophie positive achève de faire
-apprécier sa véritable nature, en déterminant mieux la
-direction de ses efforts, et même le genre ou le degré
-de précision convenable à ses diverses recherches, suivant
-les vraies exigences de chaque cas spécial. Dans l'évolution
-préliminaire de l'humanité, où rien ne pouvait
-fournir de telles indications générales, l'esprit positif
-n'aurait pu acquérir un essor suffisant s'il ne s'était
-indistinctement appliqué à tout ce qui lui devenait
-accessible: mais cet aveugle instinct ne saurait indéfiniment
-prévaloir; la virilité de la raison humaine le remplacera
-bientôt par une sage discipline philosophique,
-fondée sur une juste notion de l'ensemble de notre condition,
-et facilement acceptée du véritable génie scientifique,
-sous l'utile impulsion continue de la sagesse
-<span class="pagenum" id="Page_744">744</span>
-vulgaire, toujours tendant à prévenir toute vaine déperdition
-de nos forces intellectuelles. Sous une judicieuse
-organisation des travaux théoriques, les hautes capacités,
-dès lors indifféremment qualifiées de scientifiques
-ou de philosophiques, seront constamment disponibles,
-d'après une éducation vraiment rationnelle, pour transporter
-aisément leurs efforts aux sujets qui réclameront,
-à chaque époque, la principale attention, au lieu de se
-consumer en recherches profondément puériles, par
-suite d'une spécialisation empirique, comme on le voit
-si souvent aujourd'hui, surtout chez les géomètres, encore
-moins aptes que tous nos autres savans à un heureux
-déplacement d'activité. Le plus vaste champ étant toujours
-ouvert, dans l'ensemble de la philosophie, à des
-recherches nécessairement importantes, les tentatives
-incohérentes ou stériles pourront être sévèrement condamnées,
-sans qu'aucune intelligence soit exposée à manquer
-d'une suffisante alimentation. Cette appréciation
-philosophique doit, en outre, limiter essentiellement,
-en chaque genre, soit pour les observations, ou pour les
-déductions, le degré convenable de précision habituelle,
-au delà duquel l'exploration scientifique dégénère inévitablement,
-par une trop minutieuse analyse, en une
-curiosité toujours vaine, et quelquefois même gravement
-perturbatrice. Il faut reconnaître, en effet, suivant
-l'esprit relatif de la saine philosophie, que les lois naturelles,
-véritable objet de nos recherches, ne sauraient
-demeurer rigoureusement compatibles, en aucun cas,
-avec une investigation trop détaillée; il serait, par
-exemple, impossible de maintenir, en thermologie,
-aucune règle fixe, si on y explorait communément les
-<span class="pagenum" id="Page_745">745</span>
-phénomènes avec ces thermomètres métalliques auxquels
-les physiciens ont eu le bon sens de renoncer tacitement,
-et dont la susceptibilité exagérée dévoilait d'immenses
-et perpétuelles oscillations dans des mouvemens de température
-que nous supposons, et avec raison, continus.
-Quand même la prétendue psychologie moderne ne devrait
-pas être déjà radicalement condamnée, ainsi que je
-l'ai pleinement démontré, soit par sa vicieuse institution
-du sujet, soit par l'évidente absurdité de son mode
-principal d'exploration, on voit ainsi combien elle serait
-nécessairement vaine, en tant que directement destinée à
-poursuivre, envers les phénomènes les plus compliqués,
-un genre d'analyse élémentaire dont l'équivalent a été
-sagement écarté des études les plus simples, comme
-chimérique et perturbateur. La relation fondamentale
-de la spéculation à l'action est surtout très-propre à déterminer
-convenablement cette limite essentielle de précision
-dans chaque genre de recherches; car les cas les
-plus décisifs indiquent clairement, à cet égard, surtout
-en astronomie, que nos saines théories ne sauraient
-vraiment dépasser avec succès l'exactitude réclamée par
-les besoins pratiques. Quoique de tels principes généraux
-ne puissent plus être directement contestés aujourd'hui,
-l'anarchie scientifique actuelle témoigne journellement
-combien une sage discipline philosophique
-devient désormais indispensable, à ce sujet, afin de
-prévenir l'active désorganisation dont le système des
-connaissances positives est maintenant menacé, sous
-l'irrationnel essor d'une puérile curiosité, stimulée par
-une avide ambition. D'éclatans exemples ont déjà montré
-qu'on peut obtenir aujourd'hui, en philosophie
-<span class="pagenum" id="Page_746">746</span>
-naturelle, d'éphémères triomphes, aussi faciles que
-désastreux, en se bornant à détruire, d'après une investigation
-trop minutieuse, les lois précédemment établies,
-sans aucune substitution quelconque de nouvelles
-règles; en sorte qu'une aveugle appréciation académique
-entraîne à récompenser expressément une conduite que
-tout véritable régime spéculatif frapperait nécessairement
-d'une sévère réprobation. Cette déplorable tendance,
-désormais évidemment croissante, doit faire
-sentir combien il devient urgent, dans l'intérêt permanent
-des vrais progrès théoriques, soit généraux, soit
-même spéciaux, de faire convenablement cesser l'absolu
-philosophique et la dispersion scientifique, double condition
-naturelle de cette activité dissolvante. Quand
-les spéculations positives seront judicieusement rapportées
-à l'ensemble de leur destination, une sage
-pondération journalière contiendra l'essor déréglé des
-travaux particuliers, de manière à concilier, autant que
-possible, par répression ou par concession, suivant les
-exigences propres à chaque cas, les deux besoins, quelquefois
-opposés, mais toujours également légitimes, de
-la coordination totale et de l'amélioration partielle.</p>
-
-<p>En considérant sous un dernier aspect l'influence fondamentale
-d'une telle destination, suivant l'esprit de
-la philosophie relative, nous avons partout reconnu
-qu'elle détermine spontanément le genre de liberté resté
-facultatif pour notre intelligence, et dont nous devons
-savoir user, sans aucun vain scrupule, afin de satisfaire,
-entre les limites convenables, nos justes inclinations
-mentales, toujours dirigées, avec une prédilection instinctive,
-vers la simplicité, la continuité et la généralité
-<span class="pagenum" id="Page_747">747</span>
-des conceptions, tout en respectant constamment la
-réalité des lois extérieures, en tant qu'elle nous est
-accessible. Cette importante appréciation, encore trop
-méconnue, même chez les meilleurs esprits, n'a donc
-plus besoin que d'être ici directement systématisée.
-Quoique, de toutes les créations de l'homme, les &oelig;uvres
-scientifiques soient nécessairement celles où ses propres
-convenances peuvent être le moins consultées, parce que
-nos travaux s'y rapportent directement à une réalité extérieure,
-essentiellement indépendante de nous, il faut
-pourtant reconnaître que nos inclinations peuvent les
-modifier légitimement, à un moindre degré, mais au
-même titre, que dans les &oelig;uvres d'art, soit technique,
-soit esthétique, afin de les mieux adapter à leur destination
-fondamentale, toujours finalement relative à
-l'humanité. À cet effet, il faut distinguer, en chaque genre
-d'études, deux cas essentiels, selon qu'il s'agit de recherches
-ou indéfiniment inaccessibles, quoique de
-nature positive, ou seulement prématurées, et sur lesquelles
-cependant, pour mieux fixer nos spéculations,
-notre intelligence, répugnant à une trop grande indétermination,
-a besoin de formuler une opinion actuelle. Il
-est clair, en principe, que, dans l'un et l'autre cas, il est
-pleinement légitime, quand on n'aspire plus à l'absolu,
-de former les suppositions les plus propres à faciliter
-notre marche mentale, sous la double condition permanente
-de ne choquer aucune notion antérieure, et d'être
-toujours disposé à modifier ces artifices aussitôt que l'observation
-viendrait à l'exiger. En considérant d'abord le
-premier cas, il faut reconnaître qu'après avoir sévèrement
-écarté tous les vains problèmes théologico-métaphysiques
-<span class="pagenum" id="Page_748">748</span>
-relatifs à la chimérique détermination des causes proprement
-dites, soit premières, soit finales, chacune de
-nos sciences réelles, judicieusement réduite à la seule
-recherche des lois effectives, renferme encore d'importantes
-questions naturelles, que l'esprit humain ne saurait
-certainement résoudre jamais, et qui méritent cependant
-d'être qualifiées de positives, parce qu'on peut concevoir
-qu'elles deviendraient accessibles à une intelligence
-mieux organisée, apte à une exploration plus complète
-ou à de plus puissantes déductions. Une juste appréciation,
-souvent très-délicate, du vrai génie de chaque
-science doit seule alors présider au choix des artifices
-correspondans, afin que l'usage d'une telle liberté spéculative
-seconde l'essor des connaissances effectives, au lieu
-de l'entraver. On peut, à cet égard, indiquer, comme
-modèle, l'hypothèse, spontanément adoptée en physique,
-sur la constitution moléculaire des corps, pourvu
-toutefois qu'on ne lui attribue jamais une vicieuse réalité,
-et qu'on s'abstienne de l'étendre à des sujets qui la
-repoussent, par exemple aux études biologiques, double
-condition trop rarement remplie aujourd'hui. Je dois
-citer encore, à ce sujet, à titre de premier résultat d'une
-application systématique d'un tel principe philosophique,
-l'artifice fondamental du dualisme, que j'ai proposé,
-en chimie, pour y faciliter essentiellement toutes
-les hautes spéculations. Quant au second cas, c'est-à-dire
-envers les recherches qui ne sont que prématurées,
-il rentre évidemment dans la théorie générale des hypothèses
-proprement dites, que j'ai déduite, au vingt-huitième
-chapitre, de la même philosophie relative, par
-une opération, à la fois historique et dogmatique,
-<span class="pagenum" id="Page_749">749</span>
-souvent confirmée depuis. En conservant toujours le degré
-de précision compatible avec la nature des recherches
-correspondantes, on ne saurait douter que l'institution
-de l'hypothèse la plus simple qui puisse satisfaire à l'ensemble
-des observations actuelles ne soit, pour notre
-intelligence, non-seulement un droit très-légitime, mais
-même un véritable devoir, impérieusement prescrit par
-la destination fondamentale de nos efforts spéculatifs.
-L'évolution scientifique est, à la vérité, plus rapprochée
-d'une situation vraiment normale sous ce rapport que
-sous le précédent: mais on peut assurer que, à l'un et à
-l'autre titre, la vaine prépondérance de l'absolu métaphysique,
-et le sentiment trop imparfait de la méthode
-positive par suite du régime dispersif, ont empêché
-jusqu'ici de réaliser les principaux résultats que comporte
-cette précieuse faculté pour améliorer radicalement, en
-tous genres, la culture permanente des vraies connaissances
-humaines. Ainsi, le point de vue le plus philosophique
-conduit finalement, à ce sujet, à concevoir l'étude des
-lois naturelles comme destinée à nous représenter le
-monde extérieur, en satisfaisant aux inclinations essentielles
-de notre intelligence, autant que le comporte le
-degré d'exactitude commandé, à cet égard, par l'ensemble
-de nos besoins pratiques. Nos lois statiques
-correspondent à cette prédilection instinctive pour
-l'ordre et l'harmonie, dont l'esprit humain est tellement
-animé que, si elle n'était pas sagement contenue, elle
-entraînerait souvent aux plus vicieux rapprochemens;
-nos lois dynamiques s'accordent avec notre tendance
-irrésistible à croire constamment, même d'après trois
-observations seulement, à la perpétuité des retours déjà
-<span class="pagenum" id="Page_750">750</span>
-constatés, suivant une impulsion spontanée que nous
-devons aussi réprimer fréquemment pour maintenir l'indispensable
-réalité de nos conceptions.</p>
-
-<p>Ayant désormais suffisamment examiné la nature et
-la destination de la méthode positive, il ne nous reste
-plus, afin d'en compléter l'appréciation systématique,
-qu'à considérer maintenant son institution fondamentale
-et son développement graduel.</p>
-
-<p>D'après l'unité nécessaire de notre intelligence, et
-l'identité continue de sa marche générale dans tous les
-sujets quelconques qui lui sont réellement accessibles,
-on ne saurait douter que la philosophie positive ne doive
-finalement embrasser, beaucoup plus complétement qu'il
-n'a pu l'être encore, l'ensemble total de notre activité
-mentale, en comprenant un jour, non-seulement toute
-la science humaine, mais aussi tout l'art humain, soit
-esthétique, soit technique, comme je l'indiquerai plus
-explicitement au <a href="#Page_839">soixantième chapitre</a>. Néanmoins,
-quoique, suivant la juste recommandation de Bacon,
-cette entière coordination finale ne doive être jamais
-oubliée, il faut, avant tout, reconnaître que l'institution
-systématique de la méthode fondamentale exige aujourd'hui
-la consécration dogmatique de la double division
-préalable qui a dû toujours présider jusqu'ici à son développement
-spontané, d'abord entre la spéculation et
-l'action, ensuite entre la contemplation scientifique et la
-contemplation esthétique: nous avons vu ces deux séparations
-successives remonter historiquement jusqu'à l'époque
-polythéique, qui a ébauché la première pendant
-la phase théocratique, et la seconde sous le régime grec,
-l'une et l'autre ayant été depuis continuellement développée,
-<span class="pagenum" id="Page_751">751</span>
-malgré l'importance croissante des relations mutuelles.</p>
-
-<p>Sous le premier aspect, chacune des six parties essentielles
-de ce Traité nous a pleinement représenté l'indépendance
-de la théorie envers la pratique comme la
-condition primordiale de l'évolution mentale relativement
-à tous les ordres de conceptions élémentaires, qui
-n'eussent pu surgir aucunement si le point de vue théorique
-était resté adhérent au point de vue pratique.
-Mais, en outre, nous avons également constaté que,
-quelle que doive être un jour l'heureuse organisation
-de leurs vraies relations, elle ne doit jamais altérer leur
-spontanéité respective, de plus en plus indispensable à
-leur commun développement, nécessairement incompatible
-avec toute oppressive subordination de l'un à
-l'autre. L'esprit théorique ne peut s'élever habituellement
-à la généralité de vues qui constitue sa principale
-valeur, à la fois intellectuelle et sociale, qu'en se plaçant
-dans un état continu d'abstraction analytique, qui saisit
-ce que les divers cas effectifs ont de semblable en écartant
-leurs diversités caractéristiques, et qui, par cela
-même, est toujours plus ou moins opposé à la réalité
-proprement dite. Au contraire, l'esprit pratique, en
-vertu de sa spécialité nécessaire, est, en chaque cas, le
-seul réel et complet, mais aussi le moins propre à l'extension
-des rapports. Si l'on a justement remarqué que
-l'entière domination du second tendrait à étouffer directement
-une progression intellectuelle déjà trop peu
-énergique dans notre imparfaite économie, il faudrait
-également sentir que l'ascendant universel du premier ne
-serait pas, au fond, moins funeste à leur destination
-<span class="pagenum" id="Page_752">752</span>
-commune, en empêchant de conduire aucune opération
-active jusqu'à une suffisante consommation. Quoique
-l'orgueil scientifique ou philosophique ait souvent rêvé
-l'entière systématisation des travaux pratiques en s'affranchissant
-de toute culture directe et spontanée, il est
-évident qu'un tel projet repose sur la plus absurde exagération
-de la vraie portée de nos moyens théoriques,
-dont la puissance apparente suppose toujours qu'on a
-préalablement réduit les questions à un état abstrait trop
-éloigné de l'état concret pour suffire jamais aux justes
-exigences de la pratique; comme le témoigne surtout,
-dans les cas même les plus favorables, l'impuissance
-journalière des théories mathématiques envers les moindres
-travaux techniques. Les habitudes mentales contractées
-sous le régime de l'absolu théologico-métaphysique
-inspirent encore certainement, à la plupart des
-penseurs actuels, une opinion très-vicieuse de la puissance
-et de la destination des considérations à priori,
-qui, sagement instituées et judicieusement employées,
-comportent, sans doute, une heureuse efficacité finale,
-d'après les indications indispensables par lesquelles l'étude
-de la nature doit éclairer notre action rationnelle,
-mais sous la condition nécessaire que l'esprit pratique
-ne cessera jamais de présider à l'ensemble, souvent très-complexe,
-de chaque opération concrète, en comprenant
-seulement les données scientifiques parmi les élémens
-préalables de ses combinaisons spéciales. Toute
-subordination de la pratique envers la théorie qui dépasserait
-habituellement une telle mesure exposerait
-bientôt à de graves et universelles perturbations. Au
-reste, nous avons heureusement reconnu que la nature
-<span class="pagenum" id="Page_753">753</span>
-de la civilisation moderne tend spontanément à contenir,
-à cet égard, les grands conflits mutuels, en développant
-de plus en plus une telle division; ce qui d'ailleurs est
-bien loin d'indiquer l'inutilité d'une coordination systématique,
-et en montre seulement l'avénement naturel.
-La fondation de la sociologie vient aujourd'hui compléter,
-à ce sujet, l'ensemble des garanties antérieures,
-en constituant enfin convenablement une semblable décomposition
-dans le cas le plus fondamental, où elle
-n'avait pu jusqu'ici donner lieu qu'à une ébauche insuffisante
-et précaire, sous l'impulsion imparfaite et
-prématurée du catholicisme. On doit donc regarder la
-prépondérance philosophique de l'esprit sociologique
-comme l'influence la plus propre à consolider rationnellement
-cette condition primordiale, toujours indispensable
-à l'institution systématique de la méthode positive,
-et que l'organisme positif mettra sans cesse en pleine
-évidence, puisqu'elle y deviendra, d'après le dernier
-chapitre, la première base de son principal caractère politique.</p>
-
-<p>Quoique la division entre les deux sortes de contemplations,
-scientifique et esthétique, soit, au fond,
-moins prononcée que celle entre la spéculation et l'action,
-elle est cependant beaucoup moins contestée, à
-raison de sa nature bien plus purement intellectuelle et
-presque entièrement affranchie des inspirations passionnées
-dont l'énergique impulsion aggrave le plus les rivalités
-précédentes. Aux temps même où l'imagination
-dominait en philosophie, l'esprit poétique, sans altérer
-aucunement son heureuse et indispensable spontanéité,
-a constamment reconnu sa subordination nécessaire
-<span class="pagenum" id="Page_754">754</span>
-envers l'esprit philosophique proprement dit, d'après la
-relation fondamentale qui rattache, même instinctivement,
-en tous genres, le sentiment du beau à la connaissance
-du vrai, et qui, par suite, assujettit toujours
-l'idéalité esthétique à l'ensemble des conditions essentielles
-généralement admises, à chaque époque, pour la
-réalité scientifique. Lorsqu'une éducation vraiment rationnelle,
-à beaucoup d'égards commune, aura rendu
-les deux sortes de capacités également dignes de participer,
-suivant une juste harmonie, au gouvernement
-spirituel de l'humanité, conformément aux indications
-du chapitre précédent, leur combinaison deviendra
-sans doute beaucoup plus intime, surtout dans l'existence
-pratique, qu'elle n'a jamais pu l'être jusqu'ici
-depuis leur séparation primitive du tronc théocratique.
-En retour de l'indispensable fondement universel que le
-génie scientifique doit fournir au génie esthétique, celui-ci,
-outre son heureuse aptitude exclusive à instituer à la
-fois la plus précieuse diversion mentale et la plus douce
-stimulation morale, devra même réagir sur l'autre, par
-une influence plus directe et plus intime, à peine soupçonnée
-aujourd'hui, afin de perfectionner, à divers égards,
-secondaires mais intéressans, son propre caractère philosophique.
-Quand l'esprit relatif de la vraie philosophie
-moderne aura convenablement prévalu, tous les penseurs
-comprendront, ce que le règne de l'absolu empêche
-maintenant de sentir, que les convenances purement
-esthétiques doivent avoir une certaine part légitime dans
-l'usage continu du genre de liberté resté facultatif pour
-notre intelligence par la nature essentielle des véritables
-recherches scientifiques. Avant tout, sans doute, comme
-<span class="pagenum" id="Page_755">755</span>
-je l'ai ci-dessus expliqué, une telle liberté doit être
-employée de manière à faciliter le plus possible la marche
-ultérieure de nos conceptions réelles, en satisfaisant
-convenablement à nos plus éminentes inclinations mentales.
-Mais cette condition primordiale laissera partout
-subsister encore une notable indétermination, dont il
-conviendra de gratifier directement nos besoins d'idéalité,
-en embellissant nos pensées scientifiques, sans nuire aucunement
-à leur réalité essentielle. Cette intime réaction
-modérée de l'esprit esthétique sur l'esprit scientifique
-pourra même, outre une heureuse satisfaction immédiate,
-ou, si l'on veut, en vertu d'une telle satisfaction, faciliter
-beaucoup l'évolution générale de la positivité rationnelle.
-Toutefois cette connexité élémentaire, quelle
-qu'en puisse être l'importance ultérieure, ne fera certainement
-jamais disparaître la différence fondamentale
-qui existe nécessairement entre des tendances aussi diverses,
-dont la plus abstraite et la plus générale devra
-toujours mentalement prévaloir, dans l'intérêt commun
-de leur destination finale, comme l'ensemble de notre
-élaboration sociologique l'a pleinement démontré, surtout
-en appréciant directement, au chapitre précédent,
-la vraie nature générale de la hiérarchie positive.</p>
-
-<p>À ces deux séparations successives, de la spéculation
-d'avec l'action, et de la réalité d'avec l'idéalité, que
-leur spontanéité nécessaire a dû faire en tout temps plus
-ou moins sentir, il faut enfin ajouter une troisième décomposition
-préalable, d'institution essentiellement moderne,
-et qui, beaucoup moins évidente, est cependant
-tout aussi indispensable à la véritable constitution systématique
-de la méthode positive. Il s'agit de la division
-<span class="pagenum" id="Page_756">756</span>
-vraiment capitale que j'ai établie, dès le début de ce
-Traité, entre la science abstraite et la science concrète,
-et qui depuis nous a constamment fourni une source féconde
-de lumineuses indications philosophiques, surtout
-en ce qui concerne la saine physique sociale. Le grand
-Bacon a, le premier, senti, quoique très-confusément,
-mais avec toute la généralité convenable, que ce qu'il a
-justement nommé la <i>philosophie première</i>, en tant que
-destinée à former la base primordiale de tout le système
-intellectuel, ne pouvait résulter que d'une étude, essentiellement
-abstraite et analytique, des divers phénomènes
-élémentaires dont la combinaison variée constitue l'existence
-effective des différens êtres naturels, afin de saisir
-les lois fondamentales propres à chaque ordre essentiel
-d'événemens, directement considéré en lui-même, sous
-un aspect général, isolément des êtres qui en fournissent
-la manifestation indispensable. Sans qu'une telle division
-ait jamais été jusqu'ici suffisamment appréciée, ni
-même comprise, elle a néanmoins implicitement présidé,
-au milieu de graves fluctuations, à l'évolution scientifique
-des deux derniers siècles, suivant le privilége naturel
-de toute institution réelle, c'est-à-dire d'après
-l'impossibilité de procéder autrement. Car nous avons
-partout reconnu, d'abord en principe, puis en fait, que
-la science concrète, ou l'histoire naturelle proprement
-dite, ne pouvait, en aucun genre, être rationnellement
-abordée, tant que la science abstraite n'avait pas été suffisamment
-ébauchée envers tous les ordres successifs de
-phénomènes élémentaires, dont chaque élaboration concrète
-exige, par sa nature, l'entière combinaison permanente.
-Or, cette condition n'a été réellement accomplie
-<span class="pagenum" id="Page_757">757</span>
-que de nos jours, et, j'ose le dire, seulement dans
-ce Traité, où se trouve constituée pour la première fois
-la dernière et la plus importante de ces sciences fondamentales:
-en sorte qu'il faut peu s'étonner si les grandes
-spéculations scientifiques développées depuis Bacon ont
-été essentiellement abstraites, d'après l'impuissance nécessaire
-des spéculations concrètes quelquefois entreprises
-dans cet intervalle. Ainsi, cette observance forcée
-et empirique du précepte baconien ne rendait nullement
-superflue la démonstration rationnelle que j'ai dû
-en établir d'après cette expérience décisive, qui permettait
-d'apprécier toute la portée de l'heureux aperçu
-dû à cet éminent philosophe. Quoique la création de la
-sociologie, complétant et systématisant la philosophie
-première, doive bientôt permettre de traiter convenablement
-les questions concrètes, comme je l'indiquerai
-directement au <a href="#Page_839">soixantième chapitre</a>, il importe beaucoup
-de sentir que l'institution fondamentale de la méthode
-positive ne doit jamais cesser de reposer sur une
-telle séparation, sans laquelle les deux autres ci-dessus
-appréciées resteraient nécessairement insuffisantes. Cette
-indispensable division constitue, en réalité, le plus puissant
-et le plus délicat de tous les artifices généraux
-qu'exige, par sa nature, l'élaboration spéculative du système
-positif. Une judicieuse abstraction graduelle a seule
-permis et peut seule maintenir l'essor continu du véritable
-esprit philosophique, en écartant d'abord les exigences
-pratiques, ensuite les impressions esthétiques,
-et enfin les conditions concrètes, pour organiser peu à
-peu le point de vue le plus simple, le plus général et le
-plus élevé, au delà duquel on ne saurait réduire davantage
-<span class="pagenum" id="Page_758">758</span>
-l'appréciation rationnelle sans tomber aussitôt dans
-une vaine ontologie. Si le troisième degré d'abstraction,
-essentiellement fondé sur les mêmes motifs logiques que
-les deux précédens, n'était pas venu en compléter, en
-temps opportun, l'heureuse efficacité, on peut assurer
-que la philosophie positive serait encore demeurée impossible.
-Envers les plus simples phénomènes, et même
-en astronomie, nous avons pleinement reconnu qu'aucune
-loi vraiment générale ne pouvait être établie, tant
-que les corps restaient considérés dans l'ensemble de leur
-existence concrète, dont il fallait, avant tout, détacher,
-par une judicieuse analyse, le principal phénomène,
-pour l'assujettir isolément à une lumineuse appréciation
-abstraite, susceptible de réagir ultérieurement avec succès
-sur l'étude même des réalités les plus complexes,
-comme l'esprit mathématique en avait spontanément
-fourni le premier exemple, dès l'évolution grecque, à
-l'égard des spéculations purement géométriques. Mais
-c'est surtout aux saines théories sociologiques, en vertu
-de leur complication transcendante, que ce grand précepte
-logique devait être éminemment applicable: il y
-constituait aujourd'hui la principale condition de l'établissement
-d'une véritable rationnalité, qu'aurait indéfiniment
-empêché une dangereuse érudition, si je n'avais
-osé, suivant une marche déjà pleinement éprouvée, écarter
-toute perturbation concrète, afin de saisir, dans sa
-plus grande simplicité réelle, la règle naturelle du mouvement
-fondamental, laissant à dessein aux travaux ultérieurs
-le soin d'y ramener convenablement les anomalies
-apparentes, qui, si l'opération normale n'a pas avorté,
-ne sauraient manquer d'y rentrer suffisamment, ainsi
-<span class="pagenum" id="Page_759">759</span>
-qu'en astronomie. Or, les mêmes motifs essentiels qui ont
-déterminé d'abord une telle institution logique doivent
-en prescrire ensuite le maintien continu, comme envers
-les deux divisions antérieures, dont celle-ci n'est, à vrai
-dire, que l'indispensable complément: car, sans cet artifice
-permanent, la confusion des vues et l'incohérence
-des spéculations, que l'évolution moderne a eu tant de
-peine à écarter ainsi dans les diverses branches de la philosophie
-naturelle, ne tarderaient pas à redevenir partout
-imminentes, sous l'aveugle ascendant de l'esprit de détail.
-Si le point de vue théorique se trouve par là plus éloigné,
-en effet, du point de vue pratique, cette inévitable compensation
-d'une généralité supérieure constitue seulement
-une puissante considération nouvelle qui doit faire
-mieux ressortir la haute nécessité de la décomposition
-fondamentale, à la fois politique et philosophique, tant
-recommandée, au chapitre précédent, comme la base universelle
-de la véritable réorganisation moderne.</p>
-
-<p>Tels sont les trois degrés généraux d'abstraction successive
-dont l'intime combinaison finale détermine l'institution
-graduelle, d'abord spontanée, puis systématique,
-de la méthode positive, conformément à l'ensemble
-de sa nature et de sa destination. Quant au développement
-effectif des principaux procédés qui lui sont
-propres, il n'est aucunement susceptible d'être étudié
-avec fruit séparément des études essentielles où ils ont
-pris naissance, et qui peuvent seules en manifester suffisamment
-le vrai caractère, comme nous l'ont si souvent
-démontré les diverses parties de ce Traité. Cette méthode
-fondamentale ne résultant, à vrai dire, suivant nos explications
-antérieures, que d'une heureuse extension
-<span class="pagenum" id="Page_760">760</span>
-philosophique de la sagesse vulgaire aux diverses spéculations
-abstraites, il est clair que ses premiers fondemens,
-coïncidant de toute nécessité avec ceux du simple
-bon sens, ne sauraient comporter réellement aucune
-utile explication dogmatique. Il n'y a vraiment lieu
-d'expliquer, à cet égard, que la manière de surmonter
-les différentes difficultés spéciales qui empêchent d'abord
-d'étendre ainsi la raison commune de l'humanité à des
-recherches qu'elle n'avait jamais osé poursuivre aussi
-loin: or cette appréciation successive serait assurément
-insignifiante et même inintelligible, si on l'isolait entièrement
-des cas scientifiques correspondans. Cette vicieuse
-abstraction logique ne saurait conduire, même dans
-l'hypothèse la plus favorable, comme une expérience
-trop prolongée l'a pleinement confirmé, qu'à la vaine
-reproduction d'adages incontestables, mais stériles ou
-puérils, qui ne peuvent jamais dépasser essentiellement
-les indications spontanées qu'un suffisant exercice développe
-ordinairement chez tous les bons esprits, indépendamment
-de toute culture systématique. En appréciant
-d'une manière approfondie les grandes règles logiques
-de Descartes, ou les préceptes, équivalens quoique moins
-précis, de Bacon, ainsi que les aphorismes plus spéciaux
-formulés ensuite par Pascal et enfin par Newton, il est
-aisé d'y reconnaître la simple consécration dogmatique
-des maximes émanées de la sagesse vulgaire, et déjà naturellement
-étendues aux spéculations abstraites dans
-les études géométriques. Leur efficacité historique, pleinement
-conforme à la principale intention de ces éminens
-penseurs, a surtout consisté, soit à mieux caractériser
-la profonde inanité des anciennes formalités logiques,
-<span class="pagenum" id="Page_761">761</span>
-toujours relatives à une tout autre manière de philosopher,
-soit à représenter directement la nouvelle méthode
-philosophique comme une heureuse extension de
-la raison commune, ainsi érigée en arbitre final de tous
-les cas douteux. À titre de règles de conduite, elles sont
-nécessairement impuissantes à diriger, en général, nos
-efforts intellectuels, abstraction faite des études positives
-qui spécifient leur application réelle, et qui seules
-même peuvent manifester suffisamment leur véritable
-esprit; isolées de cette indispensable explication, elles
-ne pourraient, en elles-mêmes, préserver aucunement
-des plus graves aberrations. Si l'on a justement remarqué
-quelquefois la plus scrupuleuse observance des préceptes
-poétiques dans les plus vicieuses compositions, on
-pourrait sans doute étendre encore davantage une semblable
-observation aux opérations logiques. Il est évident,
-en principe, qu'aucun art proprement dit, pas plus l'art
-de penser que celui d'écrire, de parler, de marcher,
-de lire, etc., n'est susceptible d'un enseignement vraiment
-dogmatique; il ne peut jamais être appris qu'en
-résultat spontané d'un judicieux exercice suffisamment
-prolongé. L'art de raisonner est certainement moins que
-tout autre à l'abri d'une telle prescription, puisque, en
-vertu de son universalité caractéristique, sa propre systématisation
-directe ne pourrait reposer sur aucune base
-antérieure: en sorte que, par exemple, rien ne saurait
-être plus irrationnel que la moderne institution française,
-si étrangement qualifiée de <i>normale</i> par un naïf
-orgueil métaphysique, où l'on se propose directement
-d'enseigner dogmatiquement l'art même de l'enseignement,
-sans être nullement choqué du cercle profondément
-<span class="pagenum" id="Page_762">762</span>
-vicieux qui résulte aussitôt d'une pareille prétention.
-Toutes les aberrations de ce genre constituent, en
-réalité, autant de vestiges inaperçus de l'antique régime
-philosophique, fondé sur la recherche absolue des
-premiers principes, et dont le ténébreux ascendant
-s'exerce encore, à tant d'égards, faute d'une vraie réorganisation
-mentale, sur les esprits même qui s'en croient
-aujourd'hui le plus affranchis. Si, comme je l'ai ci-dessus
-remarqué, l'élaboration dogmatique des notions les
-plus élémentaires est partout déplacée, puisque leur
-essor doit nécessairement émaner toujours d'une évolution
-spontanée, essentiellement commune à tous les
-hommes sensés, cette maxime fondamentale, déjà unanimement
-admise, sous une forme plus ou moins explicite,
-envers les moindres sujets de nos spéculations
-réelles, doit sans doute, à bien plus forte raison, s'étendre
-aussi aux études logiques proprement dites, à l'égard
-desquelles cette vicieuse systématisation doit être
-nécessairement encore plus vaine et plus stérile.</p>
-
-<p>D'après ces motifs évidens, le point de vue logique et
-le point de vue scientifique doivent donc être finalement
-considérés comme deux aspects corrélatifs et indivisibles
-sous lesquels il faut constamment envisager chacune de
-nos théories positives, sans que l'un soit, en réalité, plus
-susceptible que l'autre d'une appréciation abstraite et
-générale, indépendante de toute manifestation déterminée.
-Cette condition nécessaire du véritable esprit philosophique
-a été spontanément observée dans les diverses
-parties de ce Traité, où l'éducation logique a toujours
-coexisté avec l'éducation scientifique, leur enchaînement
-continu étant tel d'ailleurs que les résultats
-<span class="pagenum" id="Page_763">763</span>
-scientifiques d'une science se transforment souvent en moyens
-logiques pour une autre, surtout postérieure; ce qui
-rend manifeste l'impossibilité réelle de toute semblable
-séparation. Après avoir ainsi apprécié la composition générale
-de la méthode positive par la seule voie qui pût
-en procurer une connaissance réelle, il ne nous reste plus
-ici, envers un tel développement, qu'à caractériser directement
-la coordination systématique des principales
-phases successives qu'il nous a naturellement présentées.
-Il faut, comme on sait, distinguer, à cet effet, entre le
-degré initial ou mathématique et le degré final ou sociologique,
-trois phases intermédiaires: d'une part le degré
-astronomique complétant le premier, d'une autre part
-le degré biologique préparant le dernier, et enfin, au
-milieu précis de la grande évolution logique, le degré
-physico-chimique, constituant l'indispensable transition
-du régime mental le plus convenable aux études inorganiques
-à celui qui doit prévaloir dans l'ensemble des
-spéculations organiques. Telles sont les cinq phases consécutives
-naturellement propres à l'essor graduel de la
-positivité rationnelle, et dont il ne s'agit plus maintenant
-que d'apprécier systématiquement, d'après notre
-élaboration totale, la destination respective et la succession
-nécessaire.</p>
-
-<p>Les graves aberrations philosophiques dont l'esprit
-mathématique est devenu la source croissante, par suite
-d'une irrationnelle exagération, ne sauraient jamais altérer
-sa propriété fondamentale de constituer nécessairement,
-pour l'individu comme pour l'espèce, la première
-base normale de toute saine éducation logique. Cet invariable
-privilége résulte évidemment de la nature propre
-<span class="pagenum" id="Page_764">764</span>
-du sujet le plus simple, le plus abstrait et le plus général,
-ainsi que le mieux dégagé de toute passion perturbatrice.
-Aucune supériorité personnelle ne peut entièrement
-dispenser notre faible intelligence de recourir à un
-tel exercice initial, pour s'y former un premier type
-inaltérable de positivité rationnelle, susceptible ensuite
-de résister suffisamment aux divers motifs spontanés de
-divagation continue: et même, après avoir convenablement
-rempli cette condition préliminaire, l'esprit le
-mieux organisé éprouvera encore, pendant l'essor total
-de sa propre activité, le besoin instinctif de venir souvent
-retremper ses forces élémentaires dans cette salutaire
-contemplation des notions les plus parfaites et les
-plus purement spéculatives, indépendamment d'ailleurs
-des indications nécessaires qu'elles fournissent plus ou
-moins à toutes les autres études positives. Une trop fréquente
-expérience démontre clairement que, faute d'une
-pareille base, d'éminens penseurs peuvent être entraînés,
-sous l'influence inaperçue d'une médiocre passion habituelle,
-aux plus grossières aberrations sur les questions qui
-leur sont le plus spécialement familières, quand le sujet
-en est un peu complexe. Si, comme on n'en saurait douter,
-le perfectionnement continu de la nature humaine, individuelle
-ou collective, consiste surtout à faire convenablement
-prévaloir, autant que possible, les influences purement
-intellectuelles, l'éducation mathématique constitue
-certainement la première condition d'un tel progrès,
-en donnant la meilleure impulsion initiale à l'essor élémentaire
-de l'esprit positif, dans les études les mieux
-garanties de toute perturbation mentale. Quoique, par
-leur nature, elles doivent manifester nécessairement, sous
-<span class="pagenum" id="Page_765">765</span>
-des formes plus ou moins distinctes, chacun des divers
-procédés généraux, aussi bien inductifs que déductifs,
-qui composent essentiellement la méthode positive, il
-n'y a néanmoins de pleinement développé, d'après un
-exercice vraiment caractéristique, que l'art fondamental
-du raisonnement, dont tous les artifices quelconques,
-depuis les plus spontanés jusqu'aux plus sublimes, y sont
-continuellement appliqués avec beaucoup plus de variété
-et de fécondité que partout ailleurs: au contraire, l'art
-de l'observation, qui pourtant y trouve sa première destination
-scientifique, n'y est pas employé, même en mécanique,
-d'une manière assez prononcée pour y recevoir
-une suffisante manifestation. La partie la plus générale et
-la plus abstraite des études mathématiques peut être,
-en effet, directement envisagée, dans son vaste ensemble,
-comme une sorte d'immense accumulation de moyens
-logiques tout préparés pour les besoins ultérieurs de déduction
-et de coordination des divers cas scientifiques
-qui pourront permettre le convenable accomplissement
-des conditions préliminaires sans lesquelles cette puissance
-rationnelle devient inévitablement illusoire. Toutefois,
-vu la répugnance naturelle de l'esprit humain
-envers les spéculations trop abstraites, à raison de leur
-trop grande indétermination, et malgré leur simplicité
-supérieure, c'est la géométrie proprement dite, encore
-plus que la pure analyse, qui, suivant l'appréciation
-instinctive indiquée par l'expression la plus usitée, constituera
-toujours, sous l'aspect logique, la principale des
-trois grandes branches de la science mathématique, la
-mieux adaptée à la première élaboration de la méthode
-positive. La pensée fondamentale de Descartes, qui a
-<span class="pagenum" id="Page_766">766</span>
-directement institué la philosophie mathématique, en commençant
-à y organiser la relation générale de l'abstrait au
-concret, a définitivement placé dans la géométrie le centre
-essentiel des conceptions mathématiques, puisque toutes
-les spéculations analytiques y trouvent spontanément
-la plus vaste alimentation et la plus heureuse destination,
-et aussi, par une réaction nécessaire, une source puissante
-de lumineuses indications, en retour de l'admirable généralité
-qu'elles seules pouvaient procurer aux spéculations
-géométriques. Au contraire, la mécanique, quoique
-plus importante encore que la géométrie, sous le rapport
-scientifique, n'a point, à beaucoup près, la même valeur
-logique, en vertu de sa complication supérieure, qui n'y
-saurait permettre autant de facilité aux déductions sans
-altérer gravement la réalité du sujet: l'analyse en a souvent
-reçu d'utiles impulsions secondaires, mais jamais
-des lumières directes. En passant des spéculations géométriques
-aux spéculations dynamiques, notre intelligence
-sent profondément qu'elle est près de toucher aux vraies
-limites générales de l'esprit mathématique, d'après l'extrême
-difficulté qu'elle éprouve à y traiter, d'une manière
-pleinement satisfaisante, les questions les plus simples
-en apparence, même sans sortir des systèmes solides,
-et surtout quant à la théorie des rotations.</p>
-
-<p>Mais, quel que soit l'indispensable office logique de
-l'éducation mathématique, comme constituant la première
-phase essentielle de l'initiation positive, ce début
-nécessaire offre naturellement, outre son inévitable
-insuffisance, de si graves inconvéniens, que tout entendement
-qui s'y est exclusivement borné doit être, en
-réalité, très-imparfaitement dressé pour la destination
-<span class="pagenum" id="Page_767">767</span>
-fondamentale de la raison humaine, sauf l'aptitude
-secondaire à quelques applications spéciales. Par suite
-même de l'heureuse priorité historique inhérente à sa
-moindre complication, cette science préliminaire reste
-aujourd'hui profondément imprégnée des vicieuses inspirations
-métaphysiques dont l'ascendant a dû longtemps
-dominer son développement, et qui trop souvent y altèrent
-la positivité des conceptions, surtout en accordant
-aux signes une irrationnelle prépondérance. Suivant une
-appréciation plus intime et plus permanente, il est clair
-que l'extrême extension que la simplicité du sujet y permet
-à l'emploi continu des déductions tend à déterminer
-des habitudes fort opposées aux vraies prescriptions
-de la méthode universelle envers toutes les spéculations
-plus complexes, en inspirant une très-fausse idée de la
-portée réelle de notre intelligence, et disposant à substituer
-indûment l'argumentation à l'observation, par l'abus
-des considérations à priori, fréquemment fondées
-sur les plus vaines hypothèses physiques, pourvu qu'elles
-s'adaptent commodément à l'élaboration algébrique.
-Non-seulement une telle éducation est peu propre, en
-elle-même, à développer convenablement l'esprit d'observation
-rationnelle, qui doit prévaloir dans presque
-tout le reste de la philosophie naturelle; mais nous
-avons d'ailleurs reconnu que, lorsqu'elle est exclusive,
-elle entrave directement son essor, et conduit à méconnaître
-jusqu'à sa participation nécessaire aux théories
-géométriques et mécaniques. Ainsi, quoique le premier
-sentiment systématique des lois invariables ait dû résulter
-des spéculations mathématiques, leur prépondérance
-logique tend certainement aujourd'hui à constituer un
-<span class="pagenum" id="Page_768">768</span>
-régime mental très-peu convenable à la véritable étude
-de la nature, et maintient même directement, à divers
-égards essentiels, l'ancien esprit philosophique, surtout
-en paraissant consacrer les recherches absolues. L'excessive
-extension des conséquences y faisant perdre de vue
-le point de départ, on y oublie aisément que les spéculations
-mathématiques, comme toutes les autres, émanent
-d'abord de la raison commune, dont les sages
-indications générales n'y sauraient perdre, en aucun cas,
-leur droit nécessaire à diriger et à contrôler partout l'usage
-habituel, si souvent immodéré, des divers procédés
-spéciaux, uniquement institués pour perfectionner
-ces notions spontanées et jamais pour en dispenser. Enfin
-la culture exclusivement mathématique inspire nécessairement
-d'aveugles prétentions à l'universelle domination
-spéculative, dont le début de ce chapitre a suffisamment
-apprécié le double danger fondamental, soit à raison
-des obstacles qu'elle oppose à la formation d'une véritable
-philosophie positive, soit en vertu de la vicieuse
-compression qu'elle exerce sur la plupart des études
-réelles. À ces divers titres, il est aisé de sentir que, lorsque
-ce degré initial de la saine éducation logique est pris
-pour le degré final, il fait prévaloir, en dernier résultat
-usuel, des habitudes beaucoup plus contraires que favorables
-au vrai régime philosophique, comme l'indique
-journellement l'imperfection, bien plus prononcée chez
-les géomètres que chez tous les autres savans, des qualités
-directement relatives, non à certaines études spéciales,
-mais à l'ensemble de la raison humaine. Il n'y a pas
-d'enseignement scientifique aussi peu rationnel, d'ordinaire,
-que l'enseignement mathématique, d'après la
-<span class="pagenum" id="Page_769">769</span>
-faible importance qu'on y attache à l'esprit général de la
-science, profondément voilé sous d'innombrables détails;
-par un motif semblable, les progrès du premier ordre,
-ceux qui ont immédiatement perfectionné la philosophie
-de la science, dans les plus éminentes conceptions de
-Descartes, de Leibnitz, de Lagrange même, y sont encore
-très-imparfaitement appréciés, et souvent moins
-estimés que les découvertes secondaires. Quant à l'efficacité
-finale d'une telle éducation pour la maturité mentale,
-une expérience journalière ne témoigne que trop sa
-profonde impuissance à préserver suffisamment des plus
-grossières aberrations générales, soit la masse des esprits
-qui la reçoivent, soit même ses principaux organes spéciaux.
-Toutes les utopies antisociales qu'enfante notre
-déplorable anarchie spirituelle ont trouvé de nombreux
-et actifs partisans chez les classes les mieux dominées
-par une éducation mathématique. En second lieu, tandis
-que les savans voués aux études supérieures ont depuis
-longtemps cessé, par exemple, d'accorder aucune
-confiance aux conceptions astrologiques, on voit, au
-contraire, de nos jours, des géomètres fort recommandables
-donner quelquefois le triste spectacle d'une foi
-beaucoup plus absurde envers des sujets qui leur sont
-étrangers, d'après un vicieux sentiment de leur position
-spéculative, qui les entraîne, à leur insu, à s'ériger en
-arbitres de questions qu'ils ne peuvent nullement comprendre,
-au point de laisser souvent succomber leur superbe
-raison sous les illusions et les jongleries magnétiques
-ou homéopathiques. Quand une saine philosophie aura suffisamment
-prévalu, on sentira partout que la première
-phase de la logique positive, loin de pouvoir aucunement
-<span class="pagenum" id="Page_770">770</span>
-dispenser des suivantes, doit attendre, sur le sujet propre
-de ses opérations spéciales, d'importantes lumières
-générales dues à l'heureuse réaction mentale que détermine
-nécessairement l'ensemble des autres degrés, et
-sans lesquelles la logique mathématique elle-même ne
-saurait être complétement appréciable.</p>
-
-<p>Tous ces inconvéniens essentiels de l'éducation mathématique
-proprement dite font aussitôt ressortir la
-nécessité immédiate d'une autre phase générale, où la
-méthode positive trouve, dans le système des études astronomiques,
-un second degré de développement, naturellement
-lié au degré initial, dont il constitue le
-complément indispensable, et, en même temps, le plus
-heureux correctif. Faute de direction philosophique, le
-génie propre de cette seconde science fondamentale,
-surtout depuis l'extension, d'ailleurs si capitale, de la
-mécanique céleste, reste aujourd'hui profondément dissimulé,
-comme je l'ai noté ci-dessus, sous l'application
-nécessaire des notions et des procédés mathématiques,
-qui pourtant, ainsi qu'en tout autre cas, y
-devraient être toujours subordonnés, au contraire, à
-une telle destination. Néanmoins, en écartant autant
-que possible cette grave altération actuelle, nous avons
-reconnu que ce second degré de l'initiation positive est,
-au fond, beaucoup plus distinct du premier qu'on ne
-le pense communément. Sans doute il ne s'y agit encore
-que de phénomènes purement géométriques ou
-mécaniques, déjà abstraitement considérés en mathématique,
-d'où résulte une transition pleinement naturelle;
-mais les difficultés essentielles de leur investigation,
-aussi bien que son importance spéciale, y impriment à
-<span class="pagenum" id="Page_771">771</span>
-l'ensemble de leur étude un caractère très-différent,
-soit logique, soit scientifique. Quoique l'observation
-serve nécessairement, même en géométrie, de première
-base, explicite ou implicite, aux raisonnemens mathématiques,
-sauf les déductions purement logiques de la
-simple analyse, son office, trop spontané, y est pourtant
-si peu prononcé, comparativement à l'immense extension
-des conséquences, qu'il n'y saurait être suffisamment
-appréciable. C'est donc en astronomie que doit
-commencer l'essor distinct et direct de l'esprit d'observation;
-c'est là que le plus simple et le plus général des
-quatre modes essentiels que nous a successivement <ins id="cor_23" title="offert">offerts</ins>
-l'art d'observer trouve naturellement son développement
-le plus pur et le plus caractéristique, en manifestant,
-dans la situation la plus défavorable, toute la
-portée scientifique dont est susceptible un sens isolé, à
-la vérité le plus intellectuel de tous. Pendant que les
-conditions du sujet y attirent nécessairement une attention
-continue sur les moyens d'exploration immédiate,
-elles y font également sentir l'intervention plus indispensable
-et plus élémentaire des procédés rationnels qui
-doivent y diriger en tant de cas une exploration beaucoup
-plus indirecte qu'en aucune autre science naturelle,
-et à laquelle s'adapte spontanément la simplicité supérieure
-des recherches correspondantes. Si, sous l'aspect
-scientifique, l'astronomie est justement regardée comme
-la partie la plus fondamentale du système des connaissances
-inorganiques, elle mérite aussi, sous l'aspect
-logique, de rester le type le plus parfait de l'étude
-générale de la nature. D'une part, nous l'avons toujours
-vue, historiquement, influer davantage qu'aucune
-<span class="pagenum" id="Page_772">772</span>
-autre science sur le cours fondamental des spéculations
-humaines, qui a jusqu'ici dû surtout consister à modifier
-graduellement la philosophie initiale par des conceptions
-émanées de l'étude du monde extérieur. En
-même temps, nous l'avons reconnue, dogmatiquement,
-la plus propre à caractériser pleinement la positivité
-rationnelle, autant que le comporte l'extrême simplicité
-de ses recherches réelles. C'est là que, dans l'avenir
-comme dans le passé, la raison humaine doit constamment
-trouver le premier sentiment philosophique des
-lois naturelles; c'est là qu'il faut d'abord apprendre en
-quoi consiste la saine explication d'un phénomène quelconque,
-soit par similitude, soit par enchaînement. Rien
-n'est aussi propre que l'ensemble de sa marche, à la fois
-historique et dogmatique, à manifester dignement cette
-harmonie progressive entre nos conceptions et nos observations,
-qui constitue, en tous genres, le caractère essentiel
-des vraies connaissances humaines. Nous l'avons
-vue également destinée à indiquer spontanément, par
-l'application la plus décisive, la saine théorie générale
-des hypothèses vraiment scientifiques, si indispensable
-à toutes les parties de la philosophie naturelle, et
-pourtant si souvent méconnue jusqu'ici, faute d'une telle
-appréciation initiale. On sait, en outre, que sa rationnalité
-n'est pas moins satisfaisante que sa positivité, puisqu'elle
-nous offre le premier et le plus parfait exemple,
-d'ailleurs jusqu'ici unique, de cette rigoureuse unité
-philosophique que nous devons toujours avoir en vue
-dans chaque ordre de spéculations réelles, et que tous
-doivent finalement comporter, pourvu qu'on n'y cherche
-pas une précision spéciale incompatible avec la complication
-<span class="pagenum" id="Page_773">773</span>
-croissante des phénomènes, comme je crois en
-avoir suffisamment ébauché ici la réalisation directe
-envers les plus difficiles études. Enfin, nulle autre science
-ne saurait manifester, avec une aussi familière évidence,
-cette prévision rationnelle qui constitue, à tous égards,
-le principal caractère permanent de nos théories positives.
-Abstraction faite des vicieuses inspirations dues à
-une exorbitante prépondérance de l'esprit purement mathématique,
-les principales imperfections philosophiques
-de l'astronomie actuelle résultent essentiellement d'une
-trop vague appréciation générale de ses véritables recherches,
-dont nous avons reconnu que la nature n'est
-point encore assez sagement circonscrite, ni quant à
-l'objet, ni surtout quant au sujet; d'où dérive, à divers
-égards, un reste de tendance aux notions absolues,
-toutefois moins prononcé déjà qu'en aucune autre
-science, et d'ailleurs facile à dissiper sous l'ascendant
-ultérieur d'une meilleure éducation scientifique. L'ensemble
-de notre appréciation démontre donc que, contrairement
-aux préjugés régnans, qui placent les géomètres
-au-dessus des astronomes, la phase astronomique
-constitue en elle-même, dans l'essor fondamental de la
-logique positive, un degré bien plus avancé, sous tous
-les aspects essentiels, et beaucoup plus rapproché du
-véritable état philosophique, que ne le comportait la
-simple initiation mathématique.</p>
-
-<p>À cette seconde phase générale de la positivité rationnelle,
-succède nécessairement la phase physico-chimique,
-qui doit y trouver à la fois son type logique et sa base
-scientifique, afin de compléter l'étude abstraite du
-monde extérieur, en cherchant les lois de tous les
-<span class="pagenum" id="Page_774">774</span>
-phénomènes appréciables qui composent l'existence inorganique.
-Pour diminuer autant que possible le nombre effectif
-des degrés différens propres à la grande évolution
-logique, en n'y distinguant que ceux caractérisés par une
-extension capitale des moyens élémentaires d'investigations,
-j'ai cru devoir maintenant réunir les études chimiques
-aux études purement physiques, quoique j'aie
-dû les en séparer soigneusement dans le cours de ce
-Traité, et que je doive même ne pas confondre, au chapitre
-suivant, leur appréciation scientifique. Nous savons,
-en effet, que la chimie applique essentiellement,
-avec une moindre perfection, la méthode générale d'exploration
-développée par la physique: la seule attribution
-logique qui lui appartienne exclusivement consiste
-à cultiver spontanément l'art des nomenclatures systématiques;
-or, quelle que soit l'importance réelle de cet
-heureux artifice, elle ne me semble pas exiger ici une séparation
-qui rendrait moins facile à saisir la marche fondamentale
-de l'éducation positive, d'ailleurs aisée à
-compléter ensuite, sous ce rapport, d'après notre examen
-antérieur de l'une et l'autre science. Cette double
-étude fondamentale constitue nécessairement, à tous
-égards, le lien naturel, aussi bien logique que scientifique,
-entre les deux termes extrêmes de nos spéculations
-réelles; car si, d'une part, elle complète l'étude du monde
-et prépare celle de l'homme, ou plutôt de l'humanité,
-d'une autre part, la complication de son sujet propre est
-pareillement intermédiaire, et correspond à un état
-moyen de l'investigation positive. La nature plus complexe
-des phénomènes exige alors que, à tous les artifices
-du raisonnement mathématique, viennent se joindre,
-<span class="pagenum" id="Page_775">775</span>
-non-seulement toutes les ressources de l'exploration astronomique,
-étendue même à tous nos sens, mais aussi
-et surtout un nouveau mode essentiel de l'art d'observer,
-propre à fournir des déterminations plus décisives quoique
-moins directes, et parfaitement adapté au véritable
-esprit des recherches correspondantes, en passant de
-l'observation proprement dite à l'expérimentation. D'après
-l'ensemble de ce Traité, c'est là, et spécialement en
-physique, que la saine philosophie placera toujours le
-règne essentiel de la méthode expérimentale, qui n'était
-auparavant ni possible ni nécessaire, et qui devient ensuite
-insuffisante ou même illusoire. Conjointement avec
-cette nouvelle puissance investigatrice, une heureuse
-conception élémentaire, jusqu'alors peu prononcée, vient
-achever de donner à ce troisième degré fondamental de
-l'esprit positif une physionomie pleinement caractéristique,
-par l'important artifice logique qui constitue la
-théorie corpusculaire ou atomistique. Parfaitement convenable
-à des phénomènes qui doivent nécessairement
-appartenir aux moindres particules, puisqu'ils constituent
-l'existence permanente de toute matière, cette
-indispensable conception est d'ailleurs aussi essentiellement
-bornée à de telles études que l'expérimentation
-correspondante. Quand les conditions préalables, à la
-fois logiques et scientifiques, propres à leur vraie position
-encyclopédique, y seront enfin suffisamment remplies,
-il n'est pas douteux que cette troisième phase
-essentielle de la positivité rationnelle devra être habituellement
-jugée aussi supérieure à la phase astronomique
-que celle-ci l'est, au fond, à la phase purement
-mathématique, comme rapprochant davantage notre
-<span class="pagenum" id="Page_776">776</span>
-intelligence d'un état vraiment philosophique. Mais nous
-avons eu trop d'occasions de reconnaître l'extrême imperfection
-actuelle de son institution ordinaire, flottant encore
-si souvent entre un stérile empirisme et un mysticisme
-oppressif, soit métaphysique, soit algébrique. Des
-hypothèses radicalement contraires au véritable esprit
-scientifique continuent à y exercer, surtout sous le vicieux
-ascendant des géomètres, une déplorable prépondérance
-qui y altère gravement la positivité de presque toutes les
-notions, sans rien ajouter à leur rationnalité effective,
-quoiqu'une judicieuse imitation du type astronomique
-dût aujourd'hui suffire pour y rectifier cette désastreuse
-aberration logique qui y maintient, à divers égards essentiels,
-l'empire de l'absolu. Nous avons d'ailleurs reconnu
-que la nature, à la fois bien plus variée et beaucoup
-plus compliquée, d'un tel ordre de recherches ne
-saurait jamais y permettre, même sous un meilleur régime
-mental, ni une précision, ni une coordination comparables
-à celles que comportent les théories célestes.
-Mais ces diverses imperfections, passagères ou permanentes,
-n'empêchent pas néanmoins que le sentiment général
-des lois naturelles n'y reçoive certainement une
-extension aussi évidente qu'indispensable, en s'appliquant
-ainsi directement aux phénomènes les plus complexes
-de l'existence inorganique.</p>
-
-<p>En passant de la nature inerte à la nature vivante,
-d'abord même purement individuelle, nous y avons vu
-la méthode positive s'élever nécessairement à une nouvelle
-élaboration fondamentale, bien plus distincte
-encore de ses trois évolutions antérieures que celles-ci
-ne l'étaient déjà les unes des autres, et qui rendra
-<span class="pagenum" id="Page_777">777</span>
-cette nouvelle science, conformément à sa vraie position
-encyclopédique, aussi essentiellement supérieure aux
-précédentes par sa plénitude logique que par son importance
-scientifique, dès que les conditions générales, à la
-vérité plus difficiles, convenables à sa culture rationnelle
-seront enfin suffisamment remplies. Jusqu'alors le
-sujet des recherches avait comporté un morcellement
-presque indéfini, longtemps indispensable à l'essor décisif
-de la positivité préliminaire, qui, sous l'ascendant
-métaphysique, ne pouvait trop circonscrire son exercice
-initial. Mais, dans les études biologiques, où tous les
-divers phénomènes sont évidemment caractérisés par leur
-intime solidarité continue, aucune opération analytique
-ne saurait jamais être conçue que comme le préambule
-plus ou moins nécessaire d'une détermination finalement
-synthétique; en continuant toutefois à y maintenir
-convenablement la division générale entre la science
-abstraite et la science concrète, toujours pareillement
-obligatoire, quoique dès lors plus délicate, à raison
-même du moindre intervalle de l'abstrait au concret. La
-nature du sujet commence donc ici à exiger une modification
-radicale du régime scientifique antérieur, et tend
-déjà à faire graduellement prévaloir l'esprit d'ensemble
-sur l'esprit de détail jusque là prépondérant; de manière
-à rapprocher notablement notre intelligence de son véritable
-état normal. Cette intime connexité des phénomènes
-détermine alors le développement très-prononcé du
-grand principe spontané des conditions d'existence, plus
-ou moins inhérent à toutes les parties quelconques de la
-philosophie naturelle, où il doit toujours lier l'appréciation
-dynamique à l'appréciation statique, mais, par cela
-<span class="pagenum" id="Page_778">778</span>
-même, spécialement convenable aux spéculations biologiques,
-où ces deux sortes d'appréciation sont à la
-fois plus nettement distinctes et plus évidemment corrélatives:
-nous y avons vu sa judicieuse application remplir
-avec beaucoup d'avantage le seul office élémentaire qui
-pût sembler y motiver, à un certain degré, le maintien
-continu d'une philosophie théologique. Néanmoins ce
-qui caractérise le mieux cette quatrième phase essentielle
-de la logique positive, c'est assurément l'extension
-capitale qu'y reçoit l'art général d'observer, alors augmenté
-d'un nouveau mode fondamental, pleinement
-conforme à la nature de ces nouvelles recherches. À tous
-les principaux artifices du raisonnement mathématique,
-seulement dépouillé d'un langage spécial qui ne convient
-qu'aux plus simples sujets, à l'ensemble des moyens
-d'exploration qui constituent l'observation proprement
-dite, et aux diverses ressources de la méthode expérimentale,
-alors surtout employée sous la forme spontanée
-d'analyse pathologique, la complication même des phénomènes
-vient déterminer l'adjonction prépondérante
-d'un procédé supérieur d'investigation rationnelle, en
-développant la méthode comparative, jusqu'alors très-accessoire
-et peu distincte, mais destinée ici à constituer
-le plus puissant instrument logique applicable à de
-telles spéculations. Nous avons pleinement reconnu que
-ce mode transcendant, encore si mal compris de la plupart
-des savans, ne saurait être convenablement apprécié
-qu'avec l'institution correspondante de la vraie théorie
-des classifications, qui appartient, au même titre, à la
-biologie, où, scientifiquement envisagée, elle doit résumer
-les principaux résultats des comparaisons
-<span class="pagenum" id="Page_779">779</span>
-antérieures, tandis que, logiquement, elle y dirige aussi
-l'élaboration des nouveaux rapprochemens. Cette double
-création fondamentale, si éminemment propre à une
-telle science, doit surtout prévaloir dans la juste appréciation
-de sa vraie dignité logique, qui ne saurait être
-équitablement jugée d'après son extrême imperfection
-actuelle, suite nécessaire, soit d'une formation plus récente,
-à raison même de sa complication supérieure, soit
-d'un moindre accomplissement des conditions préalables
-qu'exige sa culture rationnelle. Si le sentiment général
-des lois naturelles ne pouvait d'abord être systématiquement
-développé que par les études inorganiques, sa
-pleine efficacité ne devait certainement devenir décisive
-que d'après son extension directe aux spéculations biologiques,
-dont la nature est si propre à montrer l'inanité
-des notions absolues, en manifestant l'immense variété
-des divers systèmes d'existence. Toutefois, quelle que
-soit, à tous égards, l'intime prééminence philosophique
-de cette quatrième phase fondamentale propre à la grande
-évolution logique, cette science, quoique intrinsèquement
-supérieure aux précédentes, reste, comme elles,
-purement préliminaire, mais à un bien moindre degré,
-en tant que beaucoup plus rapprochée de la science vraiment
-finale, suivant notre théorie hiérarchique. Cette
-insuffisance nécessaire y devient bientôt appréciable
-quand on quitte les études biologiques les plus élémentaires,
-presque adhérentes aux études physico-chimiques,
-et relatives aux phénomènes généraux de la vie organique
-proprement dite. Après avoir d'abord passé ainsi à la
-science de l'animalité, si l'on y aborde enfin les plus
-hautes spéculations positives, en s'élevant directement
-<span class="pagenum" id="Page_780">780</span>
-jusqu'aux fonctions morales et intellectuelles de l'appareil
-cérébral, on ne tarde point à sentir l'inévitable irrationnalité
-d'une telle constitution scientifique: car le cas le
-plus décisif, surtout à cet égard, n'y saurait être convenablement
-traité qu'en subordonnant son étude à la science
-ultérieure du développement social, suivant l'ensemble
-des motifs déjà indiqués dans ce chapitre pour démontrer
-l'impossibilité radicale d'une satisfaisante appréciation
-de notre nature mentale tant qu'on reste au point
-de vue individuel, alors essentiellement stérile, de quelque
-manière qu'il puisse être institué.</p>
-
-<p>L'évolution fondamentale de la méthode positive demeure
-donc nécessairement incomplète jusqu'à ce qu'elle
-s'étende suffisamment à la seule étude vraiment finale,
-l'étude de l'humanité, envers laquelle toutes les autres,
-même celle de l'homme proprement dit, ne sauraient
-constituer que d'indispensables préambules, et qui est
-spontanément destinée à exercer sur elles une universelle
-prépondérance normale, aussi bien logique que scientifique,
-comme nous l'avons ci-dessus reconnu. D'abord,
-c'est uniquement ainsi que le sentiment général des lois
-naturelles peut acquérir un développement décisif, en
-s'appliquant enfin au cas où l'irrévocable élimination
-des volontés arbitraires et des entités chimériques présente
-à la fois le plus d'importance et de difficulté. En
-même temps, rien ne saurait être plus propre à éteindre
-entièrement l'antique absolu philosophique, qu'une
-étude directement instituée pour dévoiler les lois générales
-de la variation continue des opinions humaines.
-Nous avons souvent constaté qu'une telle science comporte
-plus qu'aucune autre l'emploi capital, aussi légitime
-<span class="pagenum" id="Page_781">781</span>
-qu'étendu, des considérations à priori, soit d'après sa
-vraie position encyclopédique qui la fait dépendre de
-toutes les sciences préliminaires, soit en vertu de la
-parfaite unité qui caractérise naturellement son sujet,
-soit à raison de l'entière plénitude de ses moyens logiques.
-Sa récente formation et sa complication supérieure
-ne sauraient l'empêcher d'être bientôt jugée, par tous
-les véritables connaisseurs, la plus rationnelle de toutes
-les sciences réelles, eu égard au degré de précision
-compatible avec la nature des phénomènes, puisque les
-spéculations les plus difficiles et les plus variées s'y trouvent
-spontanément rattachées à une seule théorie fondamentale.
-Mais, ce qu'il y faut surtout remarquer ici,
-c'est l'extension essentielle des moyens d'investigation,
-alors nécessitée par les nouvelles exigences du sujet le
-plus complexe que l'esprit humain puisse aborder, et en
-même temps déterminée par le caractère distinctif des
-recherches correspondantes. Outre l'aptitude aux déductions,
-développée sous la phase mathématique, la puissance
-de l'exploration directe que manifeste la phase
-astronomique, l'appréciation expérimentale propre à la
-phase physico-chimique, et enfin la méthode comparative,
-émanée de la phase biologique, les difficultés caractéristiques
-des études sociologiques y réclament encore
-l'emploi continu et prépondérant d'un nouveau procédé
-fondamental, sans lequel l'accumulation de toutes les ressources
-précédentes y deviendrait presque toujours insuffisante
-et même souvent illusoire. Cet indispensable
-complément de la logique positive consiste dans le mode
-historique proprement dit, constituant l'investigation,
-<span class="pagenum" id="Page_782">782</span>
-non par simple comparaison, mais par filiation graduelle.
-L'ensemble de ce Traité a tellement caractérisé cette
-nouvelle méthode, la plus transcendante de toutes, qu'il
-serait entièrement superflu de rappeler ici son appréciation
-générale, d'abord résultée, au tome quatrième,
-d'une explication dogmatique, et ensuite confirmée,
-dans les deux autres volumes, d'après une application
-décisive. Nous avons d'ailleurs pleinement reconnu, au
-début de ce chapitre, l'ascendant nécessaire qu'elle doit
-désormais exercer sur tous les modes quelconques d'investigation
-positive, afin d'utiliser les éminentes indications
-que sa judicieuse intervention pourra toujours
-fournir, et qui perfectionneront partout l'emploi régulier
-de nos forces mentales. C'est ainsi que, au seul point de
-vue scientifique qui puisse être réellement universel,
-correspond naturellement la seule voie logique qui comporte
-aussi une véritable et active universalité; d'où résulte
-aussitôt, à ce double titre, l'unique situation normale
-que la raison humaine doive finalement chercher.
-Pour déterminer suffisamment cet état définitif, il ne resterait
-plus ici qu'à considérer spécialement la réaction nécessaire
-que cette phase extrême ou sociologique de la
-méthode positive doit inégalement exercer sur toutes les
-phases préliminaires, et principalement sur la phase initiale
-ou mathématique, afin d'imprimer à chacun de ces
-degrés toujours indispensables le vrai caractère permanent
-qui convient à sa nature, et que ne pouvait suffisamment
-manifester chaque phase successive, tant qu'elle
-devait rester conçue isolément. Mais cette nouvelle élaboration,
-maintenant prématurée, excéderait beaucoup
-<span class="pagenum" id="Page_783">783</span>
-les limites naturelles et même la destination propre de
-ce Traité, où j'ai dû me borner à constituer directement
-le véritable système de la philosophie positive, en dernier
-résultat de la préparation graduellement accomplie
-en tous genres depuis Bacon et Descartes, sans devoir encore
-aborder essentiellement sa construction effective,
-réservée surtout à un prochain avenir.</p>
-
-<p>Telles sont les cinq phases principales nécessairement
-inhérentes à l'essor fondamental de la méthode positive,
-et dont l'indispensable succession élève peu à peu l'esprit
-scientifique proprement dit à la dignité finale d'esprit
-vraiment philosophique, en dissipant à jamais la distinction
-provisoire qui devait subsister entre eux tant que
-l'évolution préliminaire du génie moderne n'était pas
-suffisamment opérée. Si l'on considère avec soin de quel
-misérable état théorique la raison humaine est inévitablement
-partie, on cessera d'être surpris qu'il lui ait fallu
-tout ce long et pénible enfantement pour étendre convenablement
-à ses spéculations abstraites et générales ce
-même régime mental que la sagesse vulgaire emploie
-spontanément dans ses actes partiels et pratiques. Quoique
-rien ne puisse jamais dispenser notre faible intelligence
-de reproduire constamment cette succession naturelle,
-où réside la principale efficacité de notre développement
-philosophique, il est clair qu'une pareille éducation ultérieure,
-soit individuelle, soit même collective, pouvant
-désormais devenir systématique, tandis qu'elle a dû jusqu'ici
-rester purement instinctive, sera susceptible d'un
-accomplissement beaucoup plus rapide et plus facile, mais
-d'ailleurs essentiellement équivalent, que je m'estime
-<span class="pagenum" id="Page_784">784</span>
-heureux d'avoir ainsi préparé à tous mes successeurs, par
-le laborieux ensemble de mon évolution originale.</p>
-
-<p class="sep2">Un tel examen de l'institution générale et de la formation
-graduelle convenables à la méthode positive,
-complète ici son appréciation finale, déjà accomplie
-quant à sa nature et à sa destination, après la détermination
-fondamentale de son unité nécessaire. L'ensemble
-de ce chapitre peut donc être envisagé comme constituant
-aujourd'hui une sorte d'équivalent spontané du discours
-initial de Descartes sur la méthode, sauf les diversités
-essentielles qui résultent de la nouvelle situation de la
-raison moderne et des nouveaux besoins correspondans.
-Tandis que Descartes devait surtout avoir en vue l'évolution
-préliminaire qui, pendant les deux derniers siècles,
-était destinée à préparer successivement l'ascendant décisif
-de la positivité rationnelle, j'ai dû, au contraire,
-apprécier ici l'entier accomplissement effectif d'un tel
-préambule, afin de déterminer directement la constitution
-finale de la saine philosophie, en harmonie nécessaire
-avec une haute destination sociale, que Descartes
-avait justement écartée, mais que Bacon avait déjà
-essentiellement pressentie. Ainsi, ce chapitre concernait
-naturellement la partie la plus difficile et la plus importante
-de tout le travail relatif à nos conclusions générales,
-d'après la prépondérance constante des besoins logiques
-sur les besoins scientifiques, surtout en un temps
-où, la doctrine devant être encore fort peu avancée, la
-principale élaboration philosophique doit consister à instituer
-complétement la méthode. Toutefois, pour que
-<span class="pagenum" id="Page_785">785</span>
-notre opération extrême puisse atteindre suffisamment
-son but général, il faut, en outre, consacrer le chapitre
-suivant à une rapide appréciation scientifique, correspondante
-à cette appréciation logique, et oser même
-caractériser enfin, dans un dernier chapitre, l'action totale
-que doit ultérieurement exercer la philosophie positive,
-dès lors pleinement constituée.</p>
-
-<hr class="small" />
-
-<div id="Page_786" class="npage"><span class="pagenum">786</span></div>
-
-<div class="figcenter">
- <img src="images/filet-600.jpg" alt="" title="" width="100%" height="13" />
-</div>
-
-<h2 class="nobreak">CINQUANTE-NEUVIÈME LEÇON.</h2>
-
-<p class="hang cs8">Appréciation philosophique de l'ensemble des résultats propres
-à l'élaboration préliminaire de la doctrine positive.</p>
-
-<div class="figcenter">
- <img src="images/filet-100.jpg" alt="" title="" width="100" height="8" />
-</div>
-
-<p>Toutes les parties de ce Traité nous ont directement
-représenté chaque branche essentielle de la philosophie
-naturelle comme étant encore, à beaucoup d'égards,
-dans un état purement provisoire, désormais suffisamment
-expliqué par l'appréciation logique que nous venons
-d'accomplir, puisque la méthode fondamentale ne
-pouvait elle-même être convenablement développée que
-d'après son extension décisive aux phénomènes les plus
-complexes et les plus importans, réalisée seulement ici.
-Malgré la haute valeur spéciale de diverses notions partielles,
-les sciences ont été jusqu'à présent cultivées d'une
-manière trop peu philosophique pour avoir pu atteindre
-une situation vraiment normale, en sorte que l'élaboration
-finale de la doctrine positive doit être maintenant
-très-peu avancée, sans excepter les études les plus simples
-et les plus anciennes. La destination systématique
-de l'évolution scientifique propre aux trois derniers siècles
-a donc surtout consisté dans la formation graduelle
-de la méthode positive, appréciée au chapitre précédent.
-C'est uniquement d'après le suffisant accomplissement de
-<span class="pagenum" id="Page_787">787</span>
-cette opération fondamentale que pourra désormais
-commencer directement l'essor final de la véritable
-science, enfin parvenue à une judicieuse unité, sous
-l'ascendant continu du seul point de vue vraiment universel.
-Ainsi, nos conclusions scientifiques ne sauraient
-maintenant avoir ni la même importance, ni, par suite,
-la même extension, que nos conclusions logiques, puisqu'elles
-se rapportent à un système de connaissances à
-peine ébauché aujourd'hui. Néanmoins notre principale
-appréciation philosophique, accomplie dans la leçon
-précédente, ne serait pas suffisamment complète, si
-nous ne consacrions pas le chapitre actuel à caractériser
-directement, autant que le comporte l'élaboration préliminaire,
-la nature propre et l'enchaînement général des
-diverses études abstraites que nous avons successivement
-examinées, en les considérant désormais comme autant
-d'élémens nécessaires d'un seul corps de doctrine, suivant
-le principe établi précédemment.</p>
-
-<p>D'un tel point de vue philosophique, nous avons toujours
-reconnu que, du moins pour l'ensemble de l'évolution
-humaine, il existe spontanément, à tous égards,
-une harmonie essentielle entre nos connaissances réelles
-et nos besoins effectifs. Les connaissances qui nous sont
-nécessairement interdites en chaque genre y sont aussi
-celles qui n'auraient d'autre efficacité que de satisfaire
-une vaine curiosité. Nous ne devons vraiment chercher à
-connaître que les lois des phénomènes susceptibles
-d'exercer sur l'humanité une influence quelconque; or
-une telle action, quelque indirecte qu'elle puisse être,
-constitue aussitôt une base d'appréciation positive, dont
-la suffisante réalisation peut seulement suivre quelquefois
-<span class="pagenum" id="Page_788">788</span>
-de très-loin la manifestation des besoins correspondans,
-surtout par suite de l'imparfaite institution du
-système de nos recherches, jusqu'ici à peine ébauché.
-En considérant l'ensemble de cette élaboration, on voit
-qu'elle doit embrasser, d'une part, l'humanité elle-même,
-envisagée sous tous les aspects propres à son
-existence et à son activité; d'une autre part, le milieu
-général, dont l'influence permanente domine l'accomplissement
-spontané d'une pareille évolution. Or ce n'est
-pas seulement en vertu des nécessités logiques, appréciées
-au chapitre précédent, que l'étude de cette économie
-extérieure doit précéder et préparer celle de notre
-propre économie, afin d'élaborer d'abord la méthode
-fondamentale dans les seuls cas assez simples pour en
-permettre convenablement l'essor initial. Il faut aussi
-reconnaître maintenant, à ce sujet, que des motifs purement
-scientifiques prescrivent, d'une manière non moins
-irrécusable, la même marche philosophique. Nous devons,
-en effet, préalablement étudier une économie
-naturelle à laquelle sont nécessairement subordonnées
-toutes nos conditions d'existence, et qui se compose de
-phénomènes essentiellement indépendans de notre action,
-sauf les modifications secondaires qu'elle y détermine,
-et qui ne sauraient devenir convenablement appréciables
-sans une telle connaissance antérieure. Mais, en outre, à
-ne considérer même que l'étude propre de notre organisme,
-individuel ou collectif, elle a besoin de reposer
-d'abord sur une semblable élaboration, destinée à nous
-dévoiler les lois des phénomènes les plus fondamentaux,
-inévitablement communs à tous les êtres quelconques,
-et qui ne peuvent être suffisamment connus que par
-<span class="pagenum" id="Page_789">789</span>
-l'examen des cas où ils existent isolés de nos complications
-vitales. C'est ainsi que l'unité finale de la science
-humaine se concilie spontanément avec sa décomposition
-rationnelle en deux études principales, l'une relative à
-l'existence inorganique ou générale, l'autre à l'existence
-organique ou spéciale, dont la première constitue l'indispensable
-préambule de la seconde, où une plus noble
-activité vient seulement modifier les phénomènes universels.
-En considérant sous le même aspect les trois
-modes essentiels, d'abord mathématique ou astronomique,
-ensuite physique, et enfin chimique, que présente
-l'existence inorganique, et pareillement les deux modes,
-individuel et social, qui sont propres à l'existence organique,
-leur succession totale constituera désormais une
-série scientifique parfaitement correspondante à la série
-logique du chapitre précédent; elle conduira aussi naturellement
-à l'état normal de la vraie philosophie, d'après
-les cinq degrés consécutifs de complication et de
-réalité que doit offrir l'existence finale, et dont la dignité
-graduelle résulte de leur spécialité croissante. Notre
-appréciation actuelle ne saurait avoir d'autre objet principal
-que de caractériser convenablement cette nouvelle
-application générale de la conception fondamentale établie,
-au début de ce Traité, relativement à la véritable
-hiérarchie encyclopédique.</p>
-
-<p>Le mode le plus simple et le plus universel de l'existence
-inorganique consiste nécessairement dans l'existence
-mathématique, d'abord géométrique, puis
-mécanique, seule appréciable en chacun des cas, très-nombreux
-et fort importans, où notre investigation ne
-peut reposer que sur l'exploration visuelle. Tel est le
-<span class="pagenum" id="Page_790">790</span>
-motif scientifique qui, indépendamment des motifs logiques
-déjà examinés, érige spontanément l'ensemble
-des études mathématiques en premier élément fondamental
-de la philosophie positive. Sous ce second aspect,
-cette science primordiale doit être ici considérée abstraction
-faite des théories analytiques qui constituent,
-sans doute, ses plus puissantes ressources, mais
-qui, en elles-mêmes, à titre de simple instrument de
-déduction ou de coordination, ne sauraient directement
-contenir aucune connaissance réelle, quelque précieuse,
-et même indispensable, que doive devenir ensuite leur
-application rationnelle. C'est, en effet, dans un sens purement
-logique que nous avons toujours reconnu à l'analyse
-mathématique une importance vraiment propre et
-prépondérante, comme offrant, par sa nature, l'exercice
-le plus fécond et le plus décisif de l'art élémentaire
-du raisonnement positif, d'après l'admirable facilité
-que l'extrême simplicité du sujet y présente pour multiplier
-et varier les conséquences pleinement rigoureuses:
-aucune autre étude, même mathématique, ne saurait
-aussi nettement caractériser l'aptitude déductive de l'esprit
-humain. Mais l'éducation scientifique proprement
-dite, seul objet du chapitre actuel, n'y peut trouver,
-au contraire, d'autre grand résultat direct que le premier
-développement systématique du sentiment fondamental
-des lois logiques, sans lesquelles on ne concevrait
-jamais les lois physiques: c'est ainsi que les spéculations
-numériques, source nécessaire de cette analyse, ont
-historiquement fourni la plus ancienne manifestation
-des idées générales d'ordre et d'harmonie, graduellement
-étendues ensuite aux sujets les plus complexes. À cela
-<span class="pagenum" id="Page_791">791</span>
-près, il est clair que la science mathématique se compose
-surtout de la géométrie et de la mécanique, qu'on
-peut regarder comme directement relatives aux notions
-primordiales, l'une de toute existence, l'autre de toute
-activité, du moins quand on fait subir à nos diverses
-conceptions réelles la plus extrême décomposition élémentaire,
-d'ailleurs souvent inopportune et quelquefois
-perturbatrice; car tous les phénomènes quelconques
-seraient abstraitement réductibles, dans l'ordre statique,
-à de simples rapports de grandeur, de forme, ou de situation,
-et, dans l'ordre dynamique, à de purs mouvemens,
-partiels ou généraux; sauf à juger sagement la
-convenance effective d'une telle réduction philosophique.
-L'ascendant oppressif que les géomètres ont tendu à
-exercer, pendant les deux derniers siècles, sur toutes les
-parties de la philosophie naturelle, correspond seulement
-à une fausse appréciation de ce principe incontestable,
-<ins id="cor_24" title="tendante">tendant</ins> à dénaturer la plupart de nos conceptions
-réelles d'après une vicieuse analyse, nécessairement
-contraire à la nature de tous les phénomènes un peu
-compliqués. Mais, sans aller jusqu'à cette abusive simplification,
-l'universalité spéculative de cette double étude
-primordiale reste néanmoins évidente, puisqu'une telle
-existence mathématique doit se retrouver spontanément
-dans tout autre mode plus composé et plus élevé, bien
-qu'elle n'y constitue pas l'unique élément, ni même
-le principal. Nous savons, en outre, que la géométrie
-doit être abstraitement jugée encore plus générale que
-la mécanique, puisque l'existence pourrait être rigoureusement
-conçue sans aucune activité, comme, par
-exemple, envers des astres réellement immobiles,
-<span class="pagenum" id="Page_792">792</span>
-auxquels la géométrie pourrait seule convenir. Quoique
-cette séparation ne puisse être accomplie que dans des
-cas insignifians pour nous, il demeure certain que la
-géométrie constitue, par sa nature, l'étude mathématique
-la plus propre à développer convenablement le
-premier sentiment élémentaire des lois d'harmonie, qui
-n'y sont jamais troublées par aucun mélange avec les
-lois de succession. Malgré ces attributs caractéristiques,
-il faut néanmoins regarder finalement la théorie du
-mouvement comme constituant, sous le rapport scientifique
-proprement dit, encore plus que la théorie de
-l'étendue, la principale branche de la mathématique,
-en vertu de ses relations plus directes et plus complètes
-avec tout le reste de la philosophie naturelle. Cette
-prépondérance est d'autant plus convenable que les
-spéculations mécaniques se compliquent toujours, par
-leur nature, de certaines considérations géométriques:
-or cette intime connexité, d'où résultent leur difficulté
-supérieure et leur moindre perfection logique, constitue
-aussi leur réalité plus prononcée, et leur permet de représenter
-suffisamment l'ensemble de l'existence mathématique,
-dont une telle concentration peut ici faciliter l'appréciation
-philosophique. Nous savons que ce préambule
-universel de la philosophie naturelle compose aujourd'hui
-avec sa manifestation astronomique, la seule partie de la
-science inorganique qui soit essentiellement parvenue à la
-vraie constitution normale qui convient à sa nature. Aussi
-dois-je attacher beaucoup de prix à faire suffisamment
-ressortir, au sujet des lois primordiales sur lesquelles
-repose cette constitution, leur coïncidence spontanée
-avec les lois fondamentales qui semblent jusqu'ici
-<span class="pagenum" id="Page_793">793</span>
-propres à la seule existence organique, afin de signaler
-sommairement, par la corrélation directe des deux cas
-extrêmes, la tendance nécessaire de nos diverses connaissances
-réelles à une véritable unité scientifique, en
-harmonie avec leur unité logique déjà reconnue au
-chapitre précédent. Les notions intermédiaires, c'est-à-dire
-celles de l'ordre physico-chimique, confirmeront
-sans doute, à leur manière, une telle convergence, quand
-leur vrai caractère philosophique aura pu être convenablement
-établi d'après une culture plus rationnelle.</p>
-
-<p>Nous avons d'abord reconnu spécialement en philosophie
-mathématique (<i>voyez</i> surtout la quinzième leçon),
-contrairement à l'opinion commune, que, la théorie abstraite
-du mouvement et de l'équilibre étant entièrement
-indépendante de la nature des moteurs, les lois physiques
-qui lui servent de base, et par suite aussi toutes leurs
-conséquences générales, sont nécessairement applicables
-aux phénomènes mécaniques des corps vivans comme en
-tout autre cas quelconque, sauf la précision des déterminations,
-incompatible avec la complication des appareils,
-et nous avons ensuite constaté spécialement, en philosophie
-biologique (<i>voyez</i> surtout la quarante-quatrième
-leçon), qu'une semblable application y devait, en effet,
-diriger la première étude de la mécanique animale, statique
-ou dynamique, radicalement inintelligible sans un
-pareil fondement. Mais il s'agit ici d'une appréciation
-plus élevée et beaucoup moins sentie jusqu'à présent,
-qui, d'après une suffisante généralisation de ces trois lois
-fondamentales, leur assure une véritable universalité
-philosophique en les faisant convenir finalement à tous
-les phénomènes possibles, et particulièrement à ceux de
-<span class="pagenum" id="Page_794">794</span>
-la nature vivante, soit individuelle, soit même sociale,
-ainsi qu'il est maintenant aisé de l'expliquer envers chacune
-d'elles. Quant à la première, si mal qualifiée de loi
-d'inertie, et que je me suis borné à désigner historiquement
-par le nom de Kepler à qui nous la devons, il suffit
-de l'envisager, sous son aspect réel, comme loi de persistance
-mécanique, pour y voir aussitôt un simple cas
-particulier de la tendance spontanée de tous les phénomènes
-naturels à persévérer indéfiniment dans leur état
-quelconque s'il ne survient aucune influence perturbatrice,
-tendance alors spécialement constatée à l'égard des
-phénomènes les plus simples et les plus généraux. J'ai
-déjà fait sentir, en biologie, à la fin du quarante-quatrième
-chapitre, que la vraie théorie générale de l'habitude
-ne pouvait comporter au fond aucun autre principe
-philosophique, seulement modifié par l'intermittence
-caractéristique des phénomènes correspondans. Une remarque
-analogue convient encore davantage à la sociologie,
-où, d'après la complication supérieure de l'organisme
-collectif, la vie sociale, à la fois beaucoup plus
-durable et moins rapide que la vie individuelle, fait si
-hautement ressortir la tendance opiniâtre de tout système
-politique à se perpétuer spontanément. Nous avons aussi
-noté en physique, au sujet de l'acoustique, certains phénomènes
-trop peu étudiés qui manifestent pareillement,
-jusque dans les moindres modifications moléculaires, une
-disposition à la reproduction des actes, qu'on supposait
-mal à propos particulière aux corps vivans, et dont l'identité
-fondamentale avec la persistance mécanique considérée
-ici devient alors spécialement évidente. Ainsi, sous
-ce premier aspect, il est désormais impossible de
-<span class="pagenum" id="Page_795">795</span>
-méconnaître la subordination nécessaire de tous les divers effets
-naturels à quelques lois vraiment universelles, modifiées
-seulement dans leur manifestation réelle, suivant les conditions
-propres à chaque cas. Il en est certainement de
-même pour notre seconde loi du mouvement, celle de
-Galilée, relative à la conciliation spontanée de tout mouvement
-commun avec les différens mouvemens particuliers.
-Non-seulement elle convient éminemment aux phénomènes
-mécaniques de la vie animale, dont l'existence
-serait directement contradictoire sans une telle loi, mais
-aussi, philosophiquement généralisée, elle devient pareillement
-applicable à tous les phénomènes quelconques,
-organiques ou inorganiques. On peut, en effet,
-toujours constater en tout système l'indépendance fondamentale
-des diverses relations mutuelles, actives ou
-passives, envers toute action exactement commune aux
-différentes parties, quels qu'en soient d'ailleurs le genre et
-le degré. Les études biologiques offrent la vérification
-continue de cette loi universelle, aussi bien pour les phénomènes
-de sensibilité que pour ceux de contractilité;
-puisque, nos impressions étant purement comparatives,
-notre appréciation des différences partielles n'est jamais
-troublée par aucune influence générale et uniforme. Son
-extension naturelle à la sociologie n'est pas moins incontestable:
-car, si le progrès social tend à altérer l'ordre
-intérieur d'un système politique, c'est uniquement,
-comme en mécanique, parce que le mouvement n'y saurait
-être suffisamment commun aux diverses parties, dont
-l'économie mutuelle ne serait, au contraire, nullement
-affectée par une progression beaucoup plus rapide, à laquelle
-tous les élémens participeraient avec une égale
-<span class="pagenum" id="Page_796">796</span>
-énergie. Une étude plus philosophique des actes physico-chimiques
-montrera sans doute que la même loi s'y applique
-aussi aux différens phénomènes qui n'y doivent pas
-être regardés comme purement mécaniques, ainsi que
-l'indiquent déjà, par exemple, les effets thermométriques,
-uniquement dus aux inégalités mutuelles. Quant
-à notre troisième loi fondamentale du mouvement, celle
-que j'ai dû attribuer à Newton, et qui consiste dans l'équivalence
-constante entre la réaction et l'action, son
-universalité nécessaire est encore plus sensible que pour
-les deux autres: c'est la seule en effet dont jusqu'ici on
-ait quelquefois entrevu, quoique d'une manière très-confuse
-et fort insuffisante, l'extension spontanée à toute
-économie naturelle. Pourvu que l'on conçoive toujours
-la nature et la mesure des réactions suivant le véritable
-esprit des phénomènes correspondans, il n'est pas douteux
-qu'une telle équivalence ne puisse être aussi réellement
-observée envers les effets physiques, chimiques,
-biologiques, et même politiques, qu'à l'égard des simples
-effets mécaniques, du moins en ne cherchant partout que
-le degré de précision compatible avec les conditions du
-sujet. Outre la mutualité évidemment inhérente à toutes
-les actions réelles, il faut d'ailleurs reconnaître que l'estimation
-générale des réactions mécaniques, d'après la combinaison
-des masses et des vitesses, trouve partout
-une appréciation analogue. Si Berthollet a rendu sensible
-l'influence chimique de la masse, jusqu'alors essentiellement
-méconnue, une discussion équivalente manifesterait
-aussi nettement son influence biologique ou politique.
-L'intime solidarité continue qui caractérise les phénomènes
-vitaux, et encore davantage les phénomènes
-<span class="pagenum" id="Page_797">797</span>
-sociaux, où tous les aspects se montrent spontanément connexes,
-est surtout très-propre à nous familiariser avec
-l'universalité effective de cette troisième loi du mouvement,
-ainsi étendue désormais à tout changement quelconque.
-Chacune des trois grandes lois naturelles sur
-lesquelles nous avons reconnu, malgré les graves aberrations
-philosophiques des géomètres actuels, que repose
-nécessairement l'ensemble de la mécanique rationnelle,
-n'est donc au fond que la manifestation mécanique d'une
-loi générale, pareillement applicable à tous les phénomènes
-possibles. En outre, afin de mieux caractériser ce
-rapprochement capital, il importe maintenant de l'étendre
-aussi, non sans doute aux principales conséquences
-ultérieures d'une telle doctrine initiale, où la spécialité
-du sujet doit se trouver trop prononcée pour comporter
-aucune utile comparaison, mais seulement à la notion essentielle
-qui y constitue le lien nécessaire des diverses
-spéculations. On conçoit qu'il s'agit du célèbre principe
-général d'après lequel d'Alembert a profondément rattaché
-les questions de mouvement aux questions d'équilibre.
-Soit qu'on l'envisage, suivant ma proposition,
-comme une heureuse généralisation de la troisième loi
-du mouvement, soit qu'on persiste à y voir une notion
-pleinement distincte, on pourra toujours sentir sa conformité
-spontanée avec une conception vraiment universelle,
-pareillement destinée à lier, dans un sujet quelconque,
-l'appréciation dynamique à l'appréciation statique,
-en considérant que les lois d'harmonie correspondantes
-doivent être sans cesse maintenues au milieu des phénomènes
-de succession. La sociologie nous a naturellement
-offert l'application la plus décisive, quoique le plus
-<span class="pagenum" id="Page_798">798</span>
-souvent implicite, de cette importante relation générale,
-parce que ces deux aspects élémentaires y sont à la fois
-plus prononcés et plus solidaires qu'en aucun autre cas.
-Si les lois d'existence pouvaient toujours être suffisamment
-connues, je ne doute pas qu'on n'y pût ainsi ramener
-partout, comme en mécanique, toutes les questions
-d'activité. Mais, lors même que la complication du sujet
-oblige au contraire à procéder en sens inverse, c'est encore
-au fond d'après une pareille conception de convergence
-nécessaire entre l'appréciation statique et l'appréciation
-dynamique: ce principe universel est seulement employé
-alors sous un nouveau mode conforme à la nature des
-phénomènes, et dont les spéculations sociologiques nous
-ont fréquemment présenté d'importans exemples.</p>
-
-<p>Les diverses lois fondamentales de la mécanique rationnelle
-ne constituent donc, à tous égards, que la
-première manifestation philosophique de certaines lois
-générales, nécessairement applicables à l'économie naturelle
-d'un genre quelconque de phénomènes. Quoiqu'elles
-dussent être d'abord dévoilées envers le sujet le
-plus simple et le plus commun, on voit qu'elles pourraient
-aussi être conçues comme émanant des parties les
-plus élevées et les plus spéciales de la philosophie abstraite,
-qui seules en font apercevoir le vrai caractère
-d'universalité. Loin qu'elles soient réellement dues à
-l'esprit mathématique, il est clair que son vicieux ascendant
-s'oppose directement aujourd'hui à leur saine
-appréciation philosophique, soit en spécialisant trop
-leur interprétation mécanique, soit surtout en s'efforçant
-vainement d'y substituer une argumentation sophistique
-à la judicieuse observation qui constitue exclusivement
-<span class="pagenum" id="Page_799">799</span>
-leur réalité, suivant les explications directes du tome
-premier. Cette importante conception résulte donc ici
-d'une première réaction scientifique de l'esprit positif
-propre aux études organiques, et surtout caractérisé par
-les spéculations sociologiques, sur les notions fondamentales
-qui ont semblé jusqu'à présent particulières aux
-études inorganiques. Toute sa valeur philosophique
-tient, en effet, à l'identité spontanée que nous avons
-ainsi établie entre les lois initiales des deux ordres extrêmes
-de phénomènes naturels, dont le rapprochement
-général n'avait jamais été tenté que d'après une décomposition
-inopportune et perturbatrice des effets les plus
-complexes en simples mouvemens moléculaires, qui tendait
-aussitôt à détruire radicalement les plus éminentes
-contemplations. Ainsi, l'indication précédente est finalement
-destinée à signaler ici, dans le seul cas compatible
-avec l'extrême imperfection de la science actuelle, le
-premier type essentiel du nouveau caractère d'universalité
-que devront prendre les principales notions positives
-sous l'ascendant normal du véritable esprit philosophique,
-directement apprécié au chapitre précédent.
-C'est pourquoi j'ai cru devoir insister spécialement à cet
-égard, afin d'utiliser convenablement une occasion d'autant
-plus précieuse que le reste de notre appréciation
-scientifique n'en saurait aujourd'hui reproduire l'équivalent.
-Pour le cas qui nous l'a fournie, les lois universelles
-que nous avons reconnues sont, par leur nature,
-pleinement suffisantes, puisque la théorie abstraite du
-mouvement et de l'équilibre n'exige certainement aucune
-autre base réelle: quel qu'en soit ensuite l'immense développement
-spécial, nous savons qu'il ne constitue
-<span class="pagenum" id="Page_800">800</span>
-qu'un simple système de conséquences logiques de ces
-notions fondamentales, élaborées surtout d'après un
-judicieux emploi de l'instrument analytique. Mais, envers
-tout autre sujet plus complexe, ces lois générales
-sont assurément bien loin de suffire à diriger convenablement
-nos diverses spéculations réelles. On peut seulement
-garantir que leur sage application y fournira toujours
-de précieuses indications scientifiques, parce que de
-telles lois y doivent constamment dominer les différentes
-lois plus spéciales relatives aux autres modes abstraits
-d'existence et d'activité, organiques ou inorganiques.
-Quant à ces dernières lois distinctes, qui resteront sans
-cesse indispensables, et dont le nombre effectif demeurera
-longtemps très-considérable, on est ainsi conduit à
-espérer que les plus importantes d'entre elles seront un
-jour pareillement investies, bien qu'à un moindre degré,
-d'un semblable caractère d'universalité, correspondant
-à l'étendue naturelle des phénomènes respectifs.
-Mais, sans attendre cette concentration ultérieure, les
-explications précédentes autorisent déjà à concevoir le
-système entier de nos connaissances réelles, même dans
-son imperfection actuelle, comme susceptible, à certains
-égards, d'une véritable unité scientifique, indépendamment
-de la grande unité logique constituée au chapitre
-précédent, quoiqu'en harmonie avec elle.</p>
-
-<p>Après avoir abstraitement apprécié l'existence mathématique,
-à la fois géométrique et mécanique, l'esprit
-positif doit compléter une telle élaboration initiale en
-l'appliquant convenablement au cas naturel le plus important,
-par l'étude générale des phénomènes astronomiques.
-Si la première appréciation était d'abord
-<span class="pagenum" id="Page_801">801</span>
-évidemment indispensable pour déterminer les lois essentielles
-de la plus simple existence inorganique, nécessairement
-commune à tous les êtres quelconques, la seconde
-ne le devient pas moins ensuite pour caractériser le milieu
-universel, dont l'ascendant continu domine inévitablement
-le cours élémentaire de tous les autres phénomènes.
-Cette nouvelle opération scientifique doit, au premier
-aspect, sembler contraire à notre grand précepte baconien
-sur la nature essentiellement abstraite des spéculations
-propres à la philosophie première; car les vraies
-notions astronomiques ne diffèrent, en effet, des notions
-purement mathématiques que par leur restriction spéciale
-au cas céleste. Mais cette infraction apparente, dont
-le motif serait d'ailleurs irrécusable, n'est pas, au fond,
-plus réelle que celle, déjà examinée au trente-sixième
-chapitre, qui incorpore à la chimie abstraite l'analyse
-fondamentale de l'air et de l'eau, au même titre essentiel
-de milieu général où s'accomplissent tous les phénomènes
-ultérieurs, sans que pour cela l'appréciation
-devienne vraiment concrète. Il est clair, en effet, que,
-dans les études astronomiques, les phénomènes géométriques
-et mécaniques restent toujours abstraitement
-considérés, comme si les corps correspondans n'en pouvaient
-pas comporter d'autres; tandis que le caractère
-propre de toute théorie concrète consiste surtout dans
-la combinaison directe et permanente des divers modes
-inhérents à chaque existence totale. En passant au cas
-céleste, les spéculations mathématiques n'altèrent donc
-pas essentiellement leur nature abstraite, et ne font que
-se développer davantage sur un exemple capital, que son
-extrême importance oblige à spécialiser ainsi, et dont
-<span class="pagenum" id="Page_802">802</span>
-les difficultés caractéristiques constituent même la principale
-destination scientifique de l'ensemble des études
-mathématiques, aussi bien que sa plus heureuse stimulation
-logique. Cette application décisive exerce d'ailleurs
-une réaction nécessaire éminemment propre à faire dignement
-apprécier la réalité et la portée des notions
-mathématiques, dont le vrai caractère philosophique ne
-saurait être convenablement senti par ceux qui n'ont pas
-accordé une attention suffisante à une telle manifestation.
-Il serait superflu d'insister ici sur la lumineuse confirmation
-qu'y reçoivent spécialement les lois universelles
-que nous venons de remarquer. C'est surtout en cette
-partie prépondérante de la philosophie inorganique que
-l'humanité développera toujours le premier sentiment
-systématique d'une économie nécessaire, spontanément
-émanée des relations invariables propres aux phénomènes
-correspondans, et dont l'ascendant fondamental, radicalement
-soustrait à notre influence, doit servir de règle
-permanente à notre conduite effective. Quelque extension
-indispensable que ce sentiment initial doive ensuite acquérir
-graduellement envers les phénomènes plus compliqués,
-c'est à une telle source qu'il faudra sans cesse
-remonter pour en apprécier suffisamment l'énergie et la
-pureté: notre éducation individuelle maintiendra certainement,
-à cet égard, sur une moindre échelle, la
-haute influence philosophique que les études astronomiques
-ont nécessairement exercée dans notre éducation
-collective. Toutefois l'ascendant scientifique du vrai
-point de vue humain, c'est-à-dire social, y doit spécialement
-conserver sa destination universelle, afin de garantir
-la pleine rationnalité des études correspondantes;
-<span class="pagenum" id="Page_803">803</span>
-car, du point de vue purement céleste, l'astronomie
-positive semblerait constituer une science très-peu satisfaisante,
-d'après notre ignorance radicale des lois vraiment
-cosmiques, et la restriction nécessaire de nos
-recherches effectives au seul monde dont nous faisons
-partie. Mais, au contraire, le véritable esprit philosophique
-explique aussitôt et justifie pleinement cette
-restriction fondamentale, rationnellement motivée désormais
-par la vérification toujours nouvelle de l'entière
-indépendance des phénomènes intérieurs de notre monde,
-les seuls qui doivent réellement nous intéresser, et que
-nous pouvons aussi connaître parfaitement, envers les
-phénomènes plus généraux relatifs à l'action mutuelle,
-essentiellement inaccessible, des divers systèmes solaires.
-Une telle indépendance, qui offre d'ailleurs la plus haute
-manifestation possible de la seconde loi universelle remarquée
-ci-dessus, fait directement sentir l'inanité nécessaire
-des tentatives irrationnelles sur la prétendue
-astronomie sidérale, qui constituent aujourd'hui la seule
-grave aberration scientifique propre aux études célestes.
-À la vérité, l'astronomie nous offre aussi déjà, à certains
-égards, la première vérification importante des empiétemens
-abusifs que présentent ensuite, au plus haut
-degré, les parties supérieures de la philosophie naturelle,
-d'après le caractère essentiellement empirique qu'a
-dû jusqu'à présent affecter l'élaboration préliminaire
-de la science réelle, dont les diverses branches principales
-se sont développées à l'aveugle imitation les unes
-des autres, et, par suite, sous l'ascendant plus ou moins
-direct de l'esprit purement mathématique. Mais nous
-avons reconnu, au chapitre précédent, que cet inévitable
-<span class="pagenum" id="Page_804">804</span>
-ascendant provisoire ne saurait produire, en astronomie,
-les mêmes dangers scientifiques que partout ailleurs,
-puisqu'il y est pleinement conforme à la vraie nature des
-recherches, et seulement contraire à une judicieuse administration
-logique, qui y exigerait, comme en tout
-autre cas, la subordination continue de l'instrument à
-l'usage.</p>
-
-<p>En passant de l'existence purement mathématique,
-manifestée surtout dans l'ordre astronomique, à l'existence
-physique proprement dite, on commence à sentir
-la progression fondamentale que tout le reste de la philosophie
-naturelle caractérisera de plus en plus, en appréciant
-une nouvelle activité spontanée, plus spéciale,
-plus complexe, et plus éminente, qui modifie essentiellement
-l'activité antérieure, plus simple et plus générale.
-Quoique tous les phénomènes vraiment physiques
-soient nécessairement communs à tous les corps
-quelconques, sauf l'unique inégalité des degrés, leur
-manifestation exige toujours un concours de circonstances
-plus ou moins composé, qui ne saurait jamais être
-rigoureusement continu. Parmi les cinq grandes catégories
-que nous avons dû y distinguer, la première, relative
-à la pesanteur, nous a seule offert une véritable généralité
-mathématique; aussi constitue-t-elle la transition
-pleinement naturelle de l'astronomie à la physique: toutes
-les autres nous ont présenté une spécialité croissante,
-d'après laquelle nous les avons surtout classées. Outre
-la nécessité directe de cette nouvelle étude fondamentale
-pour connaître une partie aussi essentielle de l'existence
-inorganique, elle compose, conjointement avec la chimie,
-le couple scientifique intermédiaire, destiné, dans le
-<span class="pagenum" id="Page_805">805</span>
-système total de la philosophie première, à lier le couple
-initial mathématico-astronomique au couple final biologico-sociologique.
-Son importance philosophique devient,
-sous ce rapport, facile à sentir, en général, en supposant
-un moment qu'une telle transition n'existât pas;
-car il serait aussitôt impossible de concevoir réellement
-l'unité de la science humaine, ainsi formée de deux élémens
-radicalement hétérogènes, entre lesquels aucune
-relation permanente ne saurait être instituée, quand
-même on admettrait d'ailleurs qu'une pareille lacune
-permît encore l'essor suffisant de l'esprit positif, ce qui
-serait certainement contradictoire à la marche inévitable
-de notre éducation logique, établie au chapitre précédent.
-Mais cet élément intermédiaire, naturellement
-adhérent, par une extrémité, aux notions astronomiques,
-et, par l'autre, aux notions biologiques, vient
-procurer spontanément à notre intelligence l'heureuse
-faculté de parcourir graduellement le système entier de
-la philosophie abstraite, en parvenant, suivant une succession
-presque insensible, des plus simples spéculations
-mathématiques aux plus hautes contemplations sociologiques.
-Toutefois la même position encyclopédique qui
-confère évidemment à un tel couple scientifique cette
-indispensable attribution y devient, à d'autres égards,
-une source non moins nécessaire de difficultés fondamentales,
-qui influeront toujours beaucoup sur l'imperfection
-relative de cette double étude, dont le sujet propre
-ne saurait offrir ni l'admirable simplicité du couple
-initial, ni la solidarité caractéristique du couple final.
-Quand toutes les parties de la science réelle seront enfin
-convenablement cultivées, il y a lieu de croire que, par
-<span class="pagenum" id="Page_806">806</span>
-ce motif, ces spéculations moyennes devront être, tout
-compensé, finalement jugées plus imparfaites, non-seulement
-que les premières, ce qui est déjà bien reconnu,
-mais aussi que les dernières, du moins aux yeux de ceux
-qui n'attacheront point une importance exagérée à la
-précision des déterminations, et qui apprécieront surtout
-l'harmonie des conceptions. En nous bornant d'abord
-à la physique, beaucoup plus avancée d'ailleurs
-que la chimie, il ne faut pas que l'immense accumulation
-actuelle de précieuses notions spéciales y dissimule
-l'extrême imperfection que nous avons constatée, à tant
-d'égards essentiels, dans son caractère philosophique,
-et qui tient, sous divers aspects, à sa propre nature,
-quoiqu'elle soit, sans doute, fort aggravée par une vicieuse
-institution, qui pourrait désormais être suffisamment
-rectifiée. Cette science offre, en premier lieu, le
-grave inconvénient d'être inévitablement composée de
-parties plus ou moins hétérogènes, beaucoup plus distinctes
-les unes des autres que ne le sont entre elles la
-géométrie et la mécanique, et bien davantage surtout
-que les diverses branches principales de la biologie ou
-de la sociologie. Malgré d'heureuses relations binaires,
-l'importante fusion opérée de nos jours des notions magnétiques
-parmi les notions électriques ne doit faire
-nullement espérer que cette multiplicité scientifique soit
-jamais réductible à une véritable unité, même sous la
-vaine intervention des vagues hypothèses métaphysiques
-qui altèrent encore profondément la positivité des conceptions
-physiques. Il y a plutôt lieu de penser, au
-contraire, qu'une plus complète appréciation de l'existence
-inorganique augmentera ultérieurement le
-<span class="pagenum" id="Page_807">807</span>
-nombre de ces élémens irréductibles, que nous avons maintenant
-fixé à cinq; car cette diversité ne doit pas seulement
-correspondre à celle des modes ainsi étudiés, mais
-aussi à celle de nos propres moyens organiques d'exploration
-élémentaire. Or, parmi les cinq branches actuelles
-de la physique, deux s'adressent chacune à un seul de
-nos sens, l'une à l'ouïe, l'autre à la vue; et celles-là ne
-sauraient assurément jamais coïncider, malgré les chimériques
-espérances suscitées quelquefois par de vicieux rapprochemens,
-sous l'ascendant sophistique d'hypothèses
-antiscientifiques: les trois autres se rapportent également
-à la vue et au toucher, et cependant, malgré cette
-affinité organique, personne n'oserait aujourd'hui regarder
-la thermologie ou l'électrologie comme réellement
-susceptible de fusion ultérieure avec la barologie,
-ni même entre elles, quelque incontestables que
-soient, à certains égards, leurs relations naturelles. Le
-nombre effectif de nos sens extérieurs n'est pas d'ailleurs
-maintenant à l'abri de toute grave incertitude scientifique,
-d'après l'état d'enfance où se trouve encore toute
-la théorie des sensations, si déplorablement abandonnée
-jusqu'ici aux seuls métaphysiciens: une appréciation
-vraiment rationnelle, à la fois anatomique et physiologique,
-conduirait sans doute, par exemple, à distinguer
-entre eux les deux sentimens de chaleur et de pression,
-aujourd'hui vaguement confondus, avec plusieurs
-autres peut-être, dans le sens du tact, qui, malgré sa
-classique réputation de netteté, semble destiné en quelque
-sorte à recueillir toutes les attributions dont le siége
-spécial n'est pas clairement déterminé. Quoi qu'il en soit
-à cet égard, il reste incontestable que deux de nos sens,
-<span class="pagenum" id="Page_808">808</span>
-l'odorat et le goût, très-employés en chimie, n'ont encore,
-dans la physique, aucune application essentielle:
-cependant on doit penser que chacun d'eux, et surtout
-le premier, aurait déjà suscité un département distinct,
-si notre organisation nerveuse avait été, sous ce rapport,
-aussi parfaite que celle de beaucoup d'autres animaux
-supérieurs; de même, réciproquement, que l'optique et
-l'acoustique seraient probablement encore inconnues si
-notre vision et notre audition étaient au niveau de notre
-olfaction. Le mode d'existence inorganique spécialement
-appréciable à l'odorat semble, en effet, n'être pas moins
-distinct, par sa nature, de ceux qui correspondent aux
-deux autres sens que ceux-là ne le sont entre eux;
-comme le confirme surtout la persistance très-prépondérante
-de l'olfaction dans l'ensemble de la série animale.
-Malgré les obstacles inévitables que notre imperfection
-organique doit toujours apporter à l'essor de la branche
-correspondante de la physique, une exploration plus
-artificielle pourrait sans doute indirectement parvenir
-à les surmonter assez pour donner lieu à une telle extension
-scientifique: d'ailleurs il ne nous serait peut-être
-pas impossible d'instituer, à cet effet, avec les plus
-intelligens des animaux qui nous surpassent sous ce
-rapport, une sorte d'association contemplative, équivalente
-à l'utile association active, militaire ou industrielle,
-dont le même sens a dès longtemps fourni le
-motif spontané. Ainsi, le nombre des élémens vraiment
-irréductibles dont la physique générale doit être composée
-n'est pas même encore rationnellement fixé. Quand
-il aura été convenablement déterminé, de manière à
-écarter essentiellement toute vicieuse concentration, en
-<span class="pagenum" id="Page_809">809</span>
-prévenant toutefois une scission spéculative qui ne serait
-pas moins contraire au véritable esprit de cette étude
-nécessairement multiple, l'influence philosophique
-pourra plus aisément améliorer la constitution scientifique
-de chaque branche principale. Envers les parties
-même les plus avancées, nous avons reconnu que cette
-constitution est loin d'être aujourd'hui suffisamment
-définie; elle flotte encore presque toujours entre l'impulsion
-quasi-métaphysique de géomètres trop peu disposés
-à la saine appréciation des théories physiques, et
-la résistance empirique de physiciens trop étrangers à
-une judicieuse initiation mathématique. Les abus essentiels
-de l'esprit mathématique offrent ici plus de dangers
-que partout ailleurs, parce que leur introduction y
-est nécessairement beaucoup plus directe et leur conservation
-plus spécieuse qu'en aucune autre science plus
-compliquée, d'après la nature purement géométrique
-ou mécanique qu'on ne saurait contester à un grand
-nombre de spéculations physiques, quoique la plupart
-aient réellement un tout autre caractère. Chaque science
-fondamentale ayant eu à se défendre des envahissemens
-de la précédente, dont l'ascendant, à la fois logique et
-scientifique, y a dû spontanément présider à l'essor
-initial de la positivité rationnelle, c'est surtout aux
-physiciens qu'il appartient aujourd'hui, dans l'institution
-finale de nos spéculations réelles, de contenir suffisamment,
-d'après de saines inspirations philosophiques,
-l'aveugle instinct qui entraîne encore les géomètres à
-exercer, sur l'ensemble des études naturelles, une domination
-stérile et oppressive. La perturbation radicale
-à laquelle la physique est ainsi plus complétement
-<span class="pagenum" id="Page_810">810</span>
-exposée qu'aucune autre science, m'a déterminé à y rapporter
-la discussion générale, d'ailleurs universellement applicable,
-des vicieuses hypothèses qui continuent à y altérer
-profondément la réalité des conceptions principales.
-Nous avons, en effet, reconnu que les fluides métaphysiques
-n'y sont aujourd'hui maintenus qu'afin de permettre
-d'y envisager tous les phénomènes quelconques,
-contre leur nature évidente, comme exclusivement mécaniques.
-Or, cette uniforme représentation ne saurait
-être pleinement convenable qu'envers la seule barologie,
-où nous savons d'ailleurs que, de même qu'en astronomie,
-mais à un plus haut degré, l'heureuse application
-de l'esprit mathématique n'a pu être encore suffisamment
-accomplie, faute pareillement de sa judicieuse subordination
-au véritable esprit de la physique, qui ne pourra
-y prévaloir convenablement que d'après l'indispensable
-rénovation de notre éducation scientifique. Mais, quelles
-que soient, à ces divers titres, les graves imperfections
-de la physique actuelle, les unes directement inhérentes
-à sa propre nature, les autres seulement relatives à une
-vicieuse culture, elles n'empêchent pas que sa vraie
-constitution philosophique ne soit déjà assez appréciable
-pour permettre d'établir, entre ses diverses branches
-effectives, et sous la réserve ultérieure de branches nouvelles,
-une succession hiérarchique pleinement conforme
-à sa véritable position encyclopédique. Une telle classification,
-toujours fondée sur le même principe essentiel
-de la généralité décroissante que nous avons vue partout
-prévaloir, est sans doute destinée à remédier suffisamment
-aux inconvéniens spontanés de la multiplicité
-scientifique nécessairement propre à la physique, en y
-<span class="pagenum" id="Page_811">811</span>
-instituant une transition graduelle des spéculations barologiques
-presque adhérentes à l'astronomie, aux spéculations
-électrologiques les plus voisines de la chimie.</p>
-
-<p>Quoique nous ayons dû, au chapitre précédent, pour
-faciliter l'appréciation de l'ensemble de l'évolution
-logique, réunir essentiellement la phase chimique à la
-phase physique, il convient ici de considérer séparément
-le second élément du couple scientifique moyen, comme
-plus spécialement propre à conduire au couple supérieur
-ou final, tandis que le premier émanait plus naturellement
-du couple inférieur ou initial. Il s'agit alors du
-mode le plus intime et le plus complet de l'existence
-inorganique, que l'esprit humain a eu tant de peine à
-distinguer suffisamment, sous ce rapport, de l'existence
-vraiment organique. L'activité matérielle s'y élève à un
-degré évidemment supérieur, qui modifie profondément
-le système des phénomènes antérieurs. Sans que ce nouvel
-ordre d'effets naturels cesse réellement de nous offrir
-la généralité inorganique, elle y a toutefois gravement
-décru. Outre le concours beaucoup plus complexe, et par
-suite plus rare, des circonstances indispensables à leur production,
-ces phénomènes présentent nécessairement, entre
-les diverses substances, des différences essentielles, qui ne
-sont plus réductibles, comme en physique, à de simples
-inégalités d'énergie, sauf d'après les vagues hypothèses
-générales qu'une vicieuse impulsion mathématique y a
-quelquefois indirectement suscitées, et que leur évidente
-stérilité y rend peu dangereuses. C'est surtout ici que
-se développe, dans toute sa plénitude, la tendance constante
-que nous avons remarquée parmi les divers ordres
-de phénomènes à devenir de plus en plus modifiables à
-<span class="pagenum" id="Page_812">812</span>
-mesure que leur complication et leur spécialité augmentent.
-Les phénomènes purement physiques en avaient
-sans doute offert la première manifestation, puisqu'un
-tel caractère y avait nécessairement motivé l'introduction
-spontanée de la méthode expérimentale proprement
-dite. Mais, quoique cette méthode soit, au fond, moins
-satisfaisante en chimie, par la difficulté supérieure des
-recherches, la faculté de modifier y est naturellement
-bien plus complète, puisqu'elle s'étend alors jusqu'à
-l'intime composition moléculaire. La modification pourrait,
-il est vrai, être encore plus prononcée dans l'ordre
-des actions vitales, en tant que plus compliquées et plus
-spéciales; mais, par cela même qu'elle y serait souvent
-poussée jusqu'à la suspension totale ou même l'entière
-suppression de phénomènes beaucoup plus précaires,
-elle n'y saurait présenter autant d'utilité réelle. Aussi la
-chimie constituera-t-elle toujours, et de plus en plus, la
-principale base de notre puissance matérielle. Sous l'aspect
-spéculatif, la double destination fondamentale des
-études inorganiques y est spécialement évidente, soit
-pour achever d'apprécier l'existence universelle en ce
-qu'elle peut offrir de plus intime, soit pour compléter
-la connaissance du milieu général dans sa plus immédiate
-influence sur l'organisme. À l'un et l'autre titre,
-l'importance scientifique de la chimie est assurément
-incontestable, comme constituant, par sa nature, l'indispensable
-transition des spéculations inorganiques aux
-spéculations organiques: le caractère d'élément moyen,
-qui lui est commun avec la physique, s'y trouve spontanément
-beaucoup plus prononcé. On y sent aussi, sous
-un autre aspect essentiel, l'approche des études biologiques,
-<span class="pagenum" id="Page_813">813</span>
-en voyant alors augmenter notablement l'intime
-solidarité naturelle propre à l'ensemble du sujet scientifique,
-si insuffisante en physique, et même, au fond,
-en mathématique. Mais, par une nouvelle conséquence
-de la complication supérieure, sa culture plus récente et
-plus imparfaite laisse aujourd'hui la chimie beaucoup
-plus éloignée encore que la physique elle-même de la
-vraie constitution scientifique qui convient à sa position
-encyclopédique, au point que nous y avons souvent reconnu
-des traces très-prononcées de la plus grossière
-métaphysique. Sa nature intermédiaire la destine, sans
-doute, à faire convenablement pénétrer, dans le système
-des études inorganiques, l'esprit d'ensemble spontanément
-développé par les études organiques, avec la méthode
-comparative et la théorie taxonomique qui leur
-sont propres, et que j'ai tant représentées comme
-éminemment aptes à perfectionner directement les spéculations
-chimiques. Là donc devraient déjà se trouver
-le terme actuel de l'ascendant préliminaire du régime
-analytique, et le commencement naturel de la prépondérance
-finale que doit partout obtenir le régime synthétique.
-Jusqu'ici, au contraire, cette science, après avoir
-trop aveuglément détruit la systématisation provisoire
-que la belle théorie du grand Lavoisier lui avait si heureusement
-imposée, et qui n'a pu encore être convenablement
-remplacée, se trouve plus abandonnée qu'aucune
-autre à l'irrationnelle activité de l'esprit de détail, qui
-l'encombre journellement d'une stérile accumulation de
-faits incohérens. Si l'essor de la doctrine numérique tend
-à y maintenir désormais un certain degré de rationnalité,
-ce n'est qu'en y écartant davantage le principal sujet
-<span class="pagenum" id="Page_814">814</span>
-scientifique, outre les spéculations hasardées que suscite
-souvent cette conception incomplète et insuffisante, d'où
-émane d'ailleurs une disposition, déjà trop commune,
-à dissimuler le vide réel des idées sous un facile verbiage
-hiéroglyphique, à l'imitation des abus algébriques.
-Aucune autre science n'exige aussi impérieusement, à
-tous égards, l'intervention directrice d'une saine philosophie,
-pour y discipliner un aveugle empirisme, dont
-tout le caractère théorique s'y réduirait bientôt, sans un
-tel ascendant normal, à l'impuissant appareil des nomenclatures
-et des notations techniques. Ce n'est plus ici
-de l'invasion mathématique qu'il faut surtout préserver
-la vraie constitution scientifique: ce danger, trop détourné,
-cesse d'y être assez redoutable; il sera d'ailleurs
-naturellement contenu déjà par la physique, qui
-s'y trouve bien autrement exposée, comme on l'a vu
-ci-dessus. Mais la chimie a principalement besoin d'être
-judicieusement garantie contre la vicieuse domination
-de la physique elle-même, première source directe de
-sa positivité rationnelle, et à travers laquelle s'y introduirait,
-au reste, l'ascendant mathématique. Par une
-aberration philosophique essentiellement analogue à
-celle qui voudrait réduire l'existence physique à la seule
-existence géométrique ou mécanique, beaucoup d'esprits
-distingués sont maintenant entraînés à ne voir que de
-simples effets physiques dans les phénomènes chimiques
-les mieux caractérisés. Une tendance aussi radicalement
-contraire au progrès général de la chimie y est d'autant
-plus dangereuse qu'elle repose en partie sur l'incontestable
-affinité des deux sciences fondamentales les plus
-voisines l'une de l'autre, d'après une irrationnelle
-<span class="pagenum" id="Page_815">815</span>
-exagération de la haute efficacité chimique qui appartient
-évidemment aux diverses actions physiques, y compris
-même peut-être les vibrations sonores convenablement
-explorées. Cette intime perturbation n'y sera suffisamment
-contenue, comme partout ailleurs, mais d'après
-des motifs encore plus urgens, que par la prépondérance
-normale du véritable esprit philosophique, présidant à
-l'universelle régénération de l'esprit scientifique actuel.
-Mais, quelle que soit encore, à tant de titres, l'extrême
-imperfection, à la fois scientifique et logique, des études
-chimiques, où la prévision rationnelle, qui caractérise
-surtout la véritable science, n'est presque jamais possible
-aujourd'hui qu'à certains égards secondaires, leur état
-présent n'en a pas moins déjà développé irrévocablement
-le sentiment fondamental des lois naturelles envers les
-phénomènes les plus compliqués de l'existence inorganique,
-qui furent si longtemps regardés comme spécialement
-régis par de mystérieuses influences et susceptibles
-d'arbitraires variations. On parvient alors à sentir
-nettement l'ensemble de la constitution propre à la
-science préliminaire de la nature morte, depuis son
-origine astronomique jusqu'à sa terminaison chimique,
-profondément liées par l'interposition spontanée de la
-physique.</p>
-
-<p>Après avoir ainsi fondé cette moitié de la philosophie
-première qui devait d'abord être spécialement analytique,
-l'esprit positif s'est enfin élevé directement à celle
-dont le caractère a dû toujours être essentiellement synthétique,
-malgré les graves aberrations, à la fois scientifiques
-et logiques, qu'y entretient encore une servile
-imitation de l'élaboration préalable qui lui a nécessairement
-<span class="pagenum" id="Page_816">816</span>
-fourni sa base initiale. Suivant une formule justement
-célèbre, cette étude de l'homme et de l'humanité
-a été constamment regardée comme constituant, par sa
-nature, la principale science, celle qui doit surtout attirer
-et l'attention normale des hautes intelligences et la
-sollicitude continue de la raison publique. La destination
-simplement préliminaire des spéculations antérieures est
-même tellement sentie, que leur ensemble n'a jamais pu
-être qualifié qu'à l'aide d'expressions purement négatives,
-inorganique, inerte, etc., qui ne les définissent que par
-leur contraste spontané avec cette étude finale, objet prépondérant
-de toutes nos contemplations directes. Quoique
-nous ayons pleinement reconnu que les exigences
-initiales de la grande évolution logique avaient obligé
-l'esprit humain, pendant les deux derniers siècles, à
-s'occuper surtout de ces sciences préparatoires, seules
-propres, d'après leur simplicité supérieure, à consolider
-suffisamment l'essor fondamental de la positivité rationnelle,
-il est clair que cette marche exceptionnelle ne
-pouvait toujours prévaloir, et que son terme naturel
-a été posé, dans notre siècle, par la formation décisive
-de la philosophie biologique. Toutefois, tant que l'extension
-graduelle de l'esprit positif n'a pas été convenablement
-poussée jusqu'aux phénomènes sociaux, il était
-impossible que l'impulsion perturbatrice, provenue des
-sciences inférieures, fût, en biologie, réellement contenue,
-parce qu'elle n'y pouvait être directement combattue
-que sous les vicieuses inspirations de la philosophie
-théologico-métaphysique, dont il fallait, avant tout,
-détruire alors l'antique ascendant mental. C'est pourquoi
-les biologistes judicieux n'ont désormais aucun intérêt
-<span class="pagenum" id="Page_817">817</span>
-véritable à repousser l'universelle prépondérance spéculative
-du point de vue sociologique, où ils doivent voir,
-au contraire, le seul moyen de garantir suffisamment
-l'indépendance et la dignité de leurs propres études
-contre les prétentions opposées, mais également oppressives,
-des physiciens et des métaphysiciens. Malgré que
-la distinction scientifique entre l'existence individuelle
-et l'existence sociale ne soit réellement assez prononcée
-que dans notre seule espèce, elle exige néanmoins, comme
-je l'ai tant démontré, l'indispensable décomposition de
-la philosophie organique en deux sciences distinctes,
-quoique intimement liées, l'une biologique, l'autre sociologique,
-puisque la considération humaine est évidemment
-celle qui doit y prévaloir, et à laquelle doivent
-toujours être essentiellement rapportées toutes les autres
-appréciations vitales. Quelque importante réaction que
-la seconde étude doive ultérieurement exercer sur la
-première, il est d'ailleurs sensible que la sociologie doit
-d'abord reposer sur la biologie, afin de connaître l'agent
-nécessaire des phénomènes qui lui sont propres, après
-avoir apprécié le milieu où il doit se développer, avant
-d'examiner sa marche effective. Nous avons surtout constaté
-que cette division fondamentale des deux sciences
-organiques résulte spontanément d'une dernière application
-générale du principe incontestable que nous avons
-partout employé pour construire graduellement la hiérarchie
-scientifique.</p>
-
-<p>En passant des études inorganiques aux études purement
-biologiques, on sent, avec une énergique évidence,
-que l'existence matérielle éprouve alors un immense accroissement
-nouveau, très-supérieur aux deux degrés
-<span class="pagenum" id="Page_818">818</span>
-essentiels d'extension successive qu'elle avait déjà reçus, en
-s'élevant d'abord du simple état mathématique ou astronomique
-à l'état physique proprement dit, et même ensuite
-de celui-ci à la complication de l'état chimique.
-Toutefois le conflit exceptionnel qui a dû exister en biologie
-entre les besoins logiques et les besoins scientifiques
-pendant tout le cours de l'évolution préparatoire
-propre aux deux derniers siècles, y a opposé de tels obstacles
-à la convenable appréciation philosophique d'une
-telle diversité, qu'il en est résulté la difficulté la plus
-fondamentale que la constitution normale de cette grande
-science eût nécessairement à surmonter. La tendance générale
-des sciences inférieures à dominer les supérieures,
-d'après leur antériorité nécessaire, était ici encore plus
-puissante qu'envers les deux cas précédens, puisque les
-phénomènes vitaux sont certainement, en grande partie,
-mécaniques, physiques, et surtout chimiques: ce qu'ils
-offrent de réellement propre, outre la différence des appareils,
-est d'abord d'une détermination trop difficile
-pour ne pas rendre longtemps spécieuse la légitimité
-d'une semblable domination, d'où semblait alors dépendre
-l'introduction décisive de l'esprit positif dans ces
-éminentes spéculations. Mais ce qui a dû le plus aggraver
-et prolonger cette intime perturbation, c'est que, pour résister
-à cette énergique impulsion physico-chimique, et
-d'abord même mathématique, réclamant, au nom de la
-positivité, l'empire de la biologie, les droits de la rationnalité,
-de l'indépendance et de la dignité des études vitales
-n'ont pu être longtemps soutenus qu'en y maintenant
-le ténébreux ascendant de l'esprit métaphysique,
-et même finalement théologique. L'antique régime
-<span class="pagenum" id="Page_819">819</span>
-mental est devenu tellement antipathique à la raison moderne,
-que depuis trois siècles nous l'avons vu, à beaucoup
-d'égards, compromettre de plus en plus tout ce qui
-reste essentiellement placé sous sa vaine protection, dont
-la dangereuse persistance donne à la plus indispensable
-résistance le caractère inévitable d'une vraie rétrogradation,
-aussi bien dans l'ordre scientifique que dans l'ordre
-politique, également intéressés désormais à reposer sur
-une autre base philosophique, propre à concilier spontanément
-les conditions du progrès et celles de la conservation,
-qui, à partir des spéculations biologiques, semblent
-jusqu'ici radicalement incompatibles, tandis qu'elles
-convergent déjà suffisamment dans la partie préliminaire
-de la philosophie abstraite. Cette situation contradictoire
-a dû faire provisoirement accueillir en biologie
-toutes les conceptions qui paraissaient suffisamment susceptibles
-d'y détruire enfin, comme dans les sciences inférieures,
-l'ascendant métaphysique, quelque opposées
-qu'elles fussent d'ailleurs à la nature effective des phénomènes.
-Rien ne saurait être plus caractéristique, à cet
-égard, que l'étrange prépondérance conservée pendant
-plus d'un siècle par la célèbre aberration biologique
-de Descartes sur l'automatisme animal, dont le grand
-Buffon lui-même ne put jamais s'affranchir pleinement,
-quoique ses propres méditations dussent lui en manifester
-spécialement la profonde absurdité: quels que fussent
-sans doute à ses yeux les graves dangers de la domination
-mathématique, elle lui paraissait encore, et
-avec raison, préférable à la tutelle théologico-métaphysique,
-puisqu'il ne pouvait alors exister de meilleure alternative.
-Quelque oppressif que dût être un tel
-<span class="pagenum" id="Page_820">820</span>
-antagonisme pour l'essor fondamental du véritable esprit
-biologique, nous avons apprécié comment il s'est finalement
-ouvert une issue décisive par la combinaison spontanée
-de deux conceptions indispensables, l'une physiologique,
-l'autre anatomique, qui ont si dignement
-immortalisé l'incomparable Bichat. La première consiste
-dans cette célèbre distinction élémentaire entre la vie organique
-ou végétative et la vie animale proprement dite,
-qui, malgré de vicieuses exagérations initiales, sera de
-plus en plus appréciée, comme le fondement primordial
-de la saine philosophie biologique. C'est sous son inspiration,
-en effet, que l'on a pu enfin dénouer suffisamment
-la difficulté primitive, d'après une satisfaisante appréciation
-de la part légitime qu'il fallait accorder en biologie
-aux prétentions physico-chimiques, ainsi reconnues
-pleinement rationnelles en tout ce qui concerne les simples
-phénomènes de végétabilité, base nécessaire de toute
-existence vitale; tandis que la double propriété qui caractérise
-l'animalité était radicalement irréductible aux
-qualités inorganiques, et présiderait désormais à un ordre
-de phénomènes entièrement distinct, sans aucune analogie
-fondamentale avec les actes inférieurs. Toutefois
-une telle répartition n'autorise nullement les physiciens
-et les chimistes à dominer directement le premier ordre
-d'études biologiques; quelque indispensable qu'y soit la
-sage application continue de la doctrine inorganique,
-c'est exclusivement aux biologistes qu'il appartient de la
-diriger toujours, puisqu'ils en peuvent seuls comprendre
-suffisamment les conditions et la destination. Les motifs
-d'une telle discipline sont évidemment analogues à ceux
-des semblables prescriptions déjà considérées envers les
-<span class="pagenum" id="Page_821">821</span>
-trois cas antérieurs d'intervention scientifique des théories
-inférieures dans les théories supérieures: mais ils ont ici
-beaucoup plus d'énergie, d'après l'extrême influence que
-doit exercer la nature propre des appareils vitaux sur les
-actes physico-chimiques qui y constituent la pure végétabilité,
-même quand elle peut y être étudiée séparément
-de toute animalité, ce qui d'ailleurs est si rarement
-possible. Quant à la conception anatomique, en
-harmonie, d'abord simplement spontanée, aujourd'hui
-pleinement systématique, avec cette conception physiologique,
-elle résulte de la grande théorie des tissus élémentaires,
-où nous avons reconnu le véritable équivalent
-philosophique pour la biologie de l'office rempli, en physico-chimie,
-par la théorie moléculaire, dont l'application
-biologique est essentiellement contraire à la nature
-des phénomènes. Cette notion statique, convenablement
-élaborée, a pu seule, en effet, procurer à la notion dynamique
-des deux vies une pleine consistance scientifique, en
-permettant d'assigner à chacun de ces modes d'existence
-un siége fondamental qui pût être nettement distingué,
-même dans les plus éminens organismes. Mais, quelle que
-soit la puissance intrinsèque de cette double conception, elle
-n'eût jamais acquis une suffisante prépondérance, ni même
-un caractère assez complet, si elle fût toujours restée relative
-à l'homme, comme elle l'était exclusivement pour son
-immortel créateur. Quoique l'homme soit certainement, à
-tous égards, l'objet essentiel de la biologie, nous avons cependant
-reconnu que cette grande étude ne pouvait à
-aucun titre devenir vraiment rationnelle tant qu'elle demeurait
-bornée directement à l'organisme le plus complexe,
-dont l'appréciation ne saurait, sous aucun
-<span class="pagenum" id="Page_822">822</span>
-aspect, être abordée avec un succès décisif sans être constamment
-dominée par l'admirable méthode comparative
-que la nature de tels phénomènes y a si heureusement
-ménagée pour surmonter les immenses difficultés de ces
-hautes recherches, d'après une lumineuse transition graduelle
-entre les divers degrés successifs d'organisation ou
-de vie. Or ce principe fondamental de la logique biologique
-est surtout applicable à la distinction statique et
-dynamique entre les deux modes élémentaires de l'activité
-vitale, qui se trouvent ainsi nettement caractérisés
-par les divers types essentiels de la hiérarchie organique.
-Mais, en sens inverse, la construction finale d'une telle
-hiérarchie devait aussi dépendre directement de cette
-conception préalable, puisque la pure végétabilité ne
-saurait comporter entre les différens êtres que de simples
-inégalités d'énergie, comme les propriétés physico-chimiques,
-sans pouvoir admettre cette diversité graduelle
-de modes successifs qui peut devenir la base
-d'une véritable série, et qui est évidemment propre à la
-seule animalité, dont les degrés de plénitude anatomique
-ou physiologique offrent en effet une nombreuse suite de
-nuances fortement tranchées, susceptibles de diriger convenablement
-les spéculations taxonomiques. C'est surtout
-à raison de cette intime connexité que nous avons vu la
-fondation directe de la saine philosophie biologique être
-surtout déterminée par l'établissement décisif de la hiérarchie
-animale, sous la puissante élaboration d'abord
-de Lamarck, ensuite d'Oken, et enfin de Blainville. Une
-telle création constituera de plus en plus non-seulement
-le principal instrument logique, mais aussi la pensée
-prépondérante de toutes les hautes contemplations
-<span class="pagenum" id="Page_823">823</span>
-biologiques, parce que le point de vue anatomique et le
-point de vue physiologique y viennent nécessairement
-converger, à tous égards, avec le point de vue taxonomique.
-La notion fondamentale de l'organisme, d'abord
-absorbée par celle du milieu, seule préalablement appréciable,
-a ainsi pris enfin l'activité directe qui convient
-à sa nature, d'après la considération habituelle d'une
-longue succession de systèmes vitaux de plus en plus complexes,
-dont l'existence, de plus en plus éminente, modifie
-toujours davantage l'existence universelle, et devient
-aussi de plus en plus susceptible de se modifier
-elle-même, conformément à l'ensemble des exigences
-extérieures. Quoique les idées systématiques d'ordre et
-d'harmonie aient dû primitivement résulter des études
-inorganiques, à raison de leur simplicité supérieure, les
-idées de classement et de hiérarchie, qui en constituent
-sans doute la plus haute manifestation, ne pouvaient certainement
-émaner que des études biologiques, d'où elles
-doivent finalement s'étendre aux spéculations sociales
-qui en avaient originairement fourni le type spontané, et
-qui, en effet, les renverront ultérieurement partout avec
-une irrésistible énergie. Malgré les immenses lacunes de
-la biologie actuelle, où la position des diverses questions
-essentielles est seule aujourd'hui pleinement appréciable,
-sans qu'aucune d'elles soit encore effectivement
-résolue, nous avons donc pu regarder cette grande
-science comme ayant déjà pris, au moins chez ses plus
-éminens interprètes, le vrai caractère général qui convient
-à sa propre nature; ce qui est pleinement compatible
-avec l'extrême imperfection des détails dans une étude
-où, d'après l'intime solidarité du sujet, l'esprit d'ensemble
-<span class="pagenum" id="Page_824">824</span>
-doit essentiellement prévaloir. Par suite d'un tel
-caractère, quelque peu avancé que doive être jusqu'ici
-un genre de spéculations positives aussi difficile et aussi
-récent, sa constitution scientifique n'en est pas moins
-maintenant, aux yeux des vrais connaisseurs, plus rationnelle
-que celle des diverses sciences antérieures, aveuglément
-livrées à la dispersion empirique qui devait
-distinguer leur élaboration préliminaire. La notion fondamentale
-de la spontanéité vitale se développant, à divers
-degrés déterminés, entre les limites générales correspondantes
-à l'inévitable accomplissement continu des
-lois élémentaires de l'existence universelle, y est désormais
-irrévocablement établie d'après la grande conception
-hiérarchique qui domine l'ensemble des idées biologiques.
-Toutefois les obstacles journaliers qu'éprouve
-encore, au sein même de la science, cette indispensable
-conception, et la persistance opiniâtre du conflit initial,
-quoique très-heureusement atténué, entre les prétentions
-opposées de l'école physico-chimique et de l'école théologico-métaphysique,
-prouvent clairement qu'une telle
-constitution scientifique n'est pas suffisamment complète.
-On doit sans doute attribuer à cet égard beaucoup
-d'influence à l'extrême insuffisance de l'éducation habituelle
-qui précède aujourd'hui une culture aussi difficile,
-suivant les explications du quarantième chapitre. Il est incontestable,
-en effet, que les biologistes ne pourront jamais
-s'affranchir de l'irrationnelle invasion de diverses sciences
-inorganiques qu'autant qu'ils se les seront d'abord rendues
-assez familières pour en incorporer convenablement
-la judicieuse application simultanée au système de leurs
-études propres; cette irrécusable obligation résulte ici
-<span class="pagenum" id="Page_825">825</span>
-des mêmes motifs essentiels, devenus seulement plus
-énergiques, qui ont déjà imposé aux autres classes de
-savans de semblables conditions logiques, comme unique
-moyen de contenir les empiétemens abusifs des études
-inférieures sur les supérieures. Mais, outre cette considération
-temporaire, il faut reconnaître, d'après une plus
-profonde appréciation, que la biologie ne saurait être
-complétement constituée sans l'intervention prépondérante
-de la sociologie; car, tandis que, par son extrémité
-inférieure, elle touche à la science inorganique dans l'étude
-élémentaire de la vie végétative, elle adhère, par son
-extrémité supérieure, à la science finale du développement
-social, dans l'étude transcendante de la vie intellectuelle
-et morale. Or, comme je l'ai expliqué au chapitre
-précédent, cette dernière étude, sans laquelle la connaissance
-biologique de l'homme est radicalement insuffisante,
-ne saurait être convenablement instituée du seul
-point de vue individuel, et elle exige l'indispensable considération
-d'un essor collectif qui en lui-même ne saurait
-être scindé: en sorte que, malgré l'éminent mérite et
-l'utilité capitale que nous avons dû tant reconnaître dans
-l'immortelle tentative de Gall, sa faible efficacité jusqu'ici
-ne doit pas être uniquement attribuée, ni même principalement,
-à ses imperfections radicales, ni au peu de
-portée de ceux qui l'ont poursuivie, mais surtout à la
-vicieuse constitution d'un travail où la biologie devrait
-se subordonner judicieusement à la sociologie, loin de
-pouvoir l'y dominer. Cette voie étant aujourd'hui la seule
-ouverte à l'esprit théologico-métaphysique pour maintenir
-en biologie son antique domination, il est aisé de
-sentir combien l'entière prépondérance de la positivité
-<span class="pagenum" id="Page_826">826</span>
-rationnelle s'y trouve profondément liée à la fondation
-de la science sociale, sans laquelle toutes les conceptions
-déjà élaborées n'y pourraient jamais acquérir une pleine
-efficacité, ni même une véritable stabilité. Une telle influence
-philosophique n'est pas moins propre, en sens inverse,
-à garantir irrévocablement les études vitales contre
-l'invasion opposée de l'esprit mathématique, premier moteur
-des usurpations inorganiques, en faisant prévaloir
-une science où il ne saurait évidemment espérer aucun
-accès réel, sauf dans les absurdes utopies fondées sur le
-prétendu calcul des chances, désormais trop ridicules
-pour être vraiment dangereuses. On conçoit d'ailleurs
-que ces deux offices sont spontanément connexes, puisque
-l'école théologico-métaphysique ne peut aujourd'hui
-conserver en biologie une certaine valeur qu'à raison de
-son insuffisante résistance aux tendances subversives de
-l'école physico-chimique, d'abord destinée elle-même à y
-lutter contre l'ascendant oppressif de l'ancienne philosophie.
-En biologie, comme en politique, une même conception
-doit aujourd'hui pleinement satisfaire à la fois
-aux conditions de l'ordre et à celles du progrès, au fond
-nécessairement identiques.</p>
-
-<p>La seule science qui puisse être vraiment finale, et envers
-laquelle la biologie elle-même ne constitue qu'un
-dernier préambule indispensable, résulte donc maintenant
-de l'extrême accroissement fondamental qu'éprouve
-l'existence réelle en s'élevant de l'organisme individuel
-à l'organisme collectif. Quoique d'une autre nature que
-les trois précédentes, cette complication définitive n'est
-pas moins prononcée que celles déjà éprouvées en passant
-d'abord du degré mathématique initial au degré
-<span class="pagenum" id="Page_827">827</span>
-physique proprement dit, ensuite de celui-ci au chimique,
-et même enfin du degré chimique au plus simple
-degré biologique: elle est d'ailleurs toujours en harmonie
-avec la généralité décroissante des phénomènes
-successifs. D'après l'expansion continue et la perpétuité
-presque indéfinie qui caractérisent le nouvel organisme,
-ce cas diffère tellement du précédent, malgré l'homogénéité
-nécessaire de leurs élémens, qu'il est vraiment impossible
-de ne l'en pas séparer profondément, surtout
-quand on considère directement cette extension totale
-de l'association humaine à l'ensemble de notre espèce,
-que la civilisation moderne a eu toujours en vue, quelque
-éloignée qu'en doive être encore la suffisante réalisation.
-Sous l'aspect logique, nous avons reconnu que la
-méthode fondamentale reçoit alors sa plus éminente élaboration
-par l'introduction spontanée du mode historique
-proprement dit, parfaitement adapté à la nature
-d'un sujet où la filiation graduelle doit constituer de plus
-en plus le principal moyen d'investigation, qui, quoique
-nécessairement dérivé du mode comparatif propre à
-la biologie, en doit néanmoins être radicalement distingué,
-à titre de transformation transcendante. Or l'indispensable
-séparation des deux études organiques n'est
-certes pas moins caractérisée dans l'ordre purement
-scientifique, d'après l'évidente impossibilité de jamais
-déduire les phénomènes successifs de l'évolution sociale,
-indépendamment de leur propre observation directe,
-d'après la seule connaissance des lois individuelles; car
-chacun de ces divers degrés ne peut d'abord être positivement
-rattaché qu'au degré immédiatement antérieur,
-quoique leur ensemble doive constamment rester, à
-<span class="pagenum" id="Page_828">828</span>
-tous égards, en harmonie fondamentale avec le système
-des notions biologiques. Nous savons d'ailleurs, suivant
-la remarque précédente, que ces théories elles-mêmes
-ne peuvent isolément suffire à leur plus haute destination
-individuelle, sans l'assistance supérieure des notions
-sociologiques. Il importait donc, en constituant la sociologie,
-de faire convenablement sentir l'indispensable nécessité
-de cette séparation fondamentale, où réside
-maintenant, à mon gré, pour les esprits les plus avancés,
-la principale difficulté, à la fois scientifique et logique,
-d'une telle constitution, parce que la tendance générale
-des études inférieures à absorber spontanément les supérieures,
-en vertu de leur positivité antérieure, et d'après
-leurs relations naturelles, ne pouvait jamais être
-plus spécieuse assurément que dans ce cas extrême, où
-presque aucun des éminens penseurs de notre siècle n'a
-pu, en effet, éviter cette grande aberration. Une discussion
-décisive nous a donc ainsi conduits à satisfaire systématiquement
-aux éternelles conditions d'originalité et
-de prééminence des spéculations sociales, que la résistance
-théologico-métaphysique n'a pu que maintenir instinctivement
-d'une manière fort insuffisante, depuis que la
-méthode positive a commencé à prévaloir de plus en plus
-dans la moderne évolution mentale. C'est au nom même
-de la positivité et de la rationnalité que nous avons directement
-réclamé, et même déterminé la convenable
-reconstruction d'un ascendant philosophique, toujours
-indispensable, qu'on n'ose pourtant motiver de nos jours
-que sur les seules exigences pratiques. Mais cette réorganisation
-normale ne pouvait être vraiment consolidée
-qu'en faisant aussitôt cesser, d'une autre part, le stérile
-<span class="pagenum" id="Page_829">829</span>
-et irrationnel isolement où les diverses écoles théologico-métaphysiques,
-sans exception des moins arriérées, s'accordaient,
-depuis deux siècles, au milieu de leurs intimes
-divergences, à placer constamment le système des
-études morales et politiques envers l'ensemble de la philosophie
-naturelle. Or cette seconde condition générale,
-non moins inévitable que la première, a été complétement
-remplie, d'après une exacte convergence des besoins
-scientifiques avec les besoins logiques, prescrivant
-également désormais la subordination fondamentale de
-la science finale à chacune des sciences préliminaires,
-sur lesquelles sa réaction philosophique doit ensuite
-redevenir prépondérante. Aussi devais-je attacher beaucoup
-de prix à signaler, autant que possible, les liaisons
-directes qui résultent, à cet égard, de la nature des
-études respectives, vu la double nécessité continue de
-connaître préalablement, d'une part, le milieu, d'une
-autre part, l'agent de l'évolution sociale. La position encyclopédique
-assignée à la sociologie, dès le début de ce
-Traité, par notre hiérarchie scientifique, et qui résume
-exactement l'ensemble de ses conditions et de ses relations,
-s'est donc trouvée ensuite spécialement confirmée
-en une foule d'occasions, même indépendamment de
-l'irrécusable obligation logique d'une telle marche successive
-pour élever la méthode positive jusqu'à sa phase
-sociologique, suivant les explications du chapitre précédent.
-Mais, quelle que soit l'importance réelle des indispensables
-notions ainsi transportées d'abord des études
-purement inorganiques dans cette science finale, c'est
-aux études biologiques que doit surtout appartenir,
-d'après la nature des sujets respectifs, un tel office
-<span class="pagenum" id="Page_830">830</span>
-scientifique, après que les tendances primitives aux empiétemens
-irrationnels y ont été suffisamment contenues. À
-tous les degrés de l'échelle sociologique, et sous tous les
-rapports statiques ou dynamiques, la biologie fournit
-nécessairement, sur la nature humaine, autant qu'elle
-peut être connue par la seule considération de l'individu,
-des notions fondamentales qui doivent toujours contrôler
-les indications directes de l'exploration sociologique,
-et souvent même les rectifier ou les perfectionner.
-Mais, en outre, dans la partie inférieure de la série,
-sans descendre d'ailleurs jusqu'à l'état initial, où les déductions
-biologiques peuvent seules nous guider, il est
-clair que la biologie, quoique toujours dominée, comme
-dans tous les cas antérieurs de ce genre, par l'esprit sociologique,
-doit faire spécialement connaître cette association
-élémentaire, intermédiaire spontané entre
-l'existence purement individuelle et l'existence pleinement
-sociale, qui résulte de l'existence domestique
-proprement dite, plus ou moins commune à tous les
-animaux supérieurs, et qui constitue, dans notre espèce,
-la véritable base primordiale du plus vaste organisme
-collectif. Toutefois l'élaboration originale de cette nouvelle
-science a dû être essentiellement dynamique, en
-sorte que les lois d'harmonie y ont été presque toujours
-implicitement considérées parmi les lois de succession,
-dont l'appréciation distincte pouvait seule constituer
-aujourd'hui la physique sociale. Aussi sa plus haute
-connexité scientifique avec la biologie consiste-t-elle
-maintenant dans la liaison fondamentale que j'ai établie
-entre la série sociologique et la série biologique, et
-qui permet d'envisager philosophiquement la première
-<span class="pagenum" id="Page_831">831</span>
-comme un simple prolongement graduel de la seconde,
-quoique les termes de l'une soient surtout coexistans et
-ceux de l'autre surtout successifs. Sauf cette unique différence
-générale, qui ne saurait interdire l'enchaînement
-des deux séries, nous avons, en effet, reconnu
-que le caractère essentiel de l'évolution humaine résulte
-nécessairement de la prépondérance toujours croissante
-des mêmes attributs supérieurs qui placent l'homme à la
-tête de la hiérarchie animale, où ils dirigent aussi l'appréciation
-rationnelle des principaux degrés d'animalité.
-On parvient ainsi à concevoir l'immense système organique
-comme liant réellement la moindre existence végétative
-à la plus noble existence sociale, par une longue
-progression intermédiaire de modes d'existence de plus
-en plus élevés, dont la succession, quoique nécessairement
-discontinue, n'en est pas moins essentiellement homogène.
-Enfin, le principe d'un tel enchaînement consistant, au
-fond, dans la généralité décroissante des phénomènes prépondérans,
-cette double série organique se rattache spontanément
-à l'unique série rudimentaire que puisse nous
-offrir la nature inorganique, où, en effet, les trois degrés
-principaux, d'abord mathématique ou astronomique,
-ensuite physique, et enfin chimique, propres à l'existence
-universelle, présentent déjà une succession relative
-au même principe, que j'ai dès lors osé ériger au <a href="#Page_344">cinquante-septième
-chapitre</a>, après tant de hautes vérifications
-dynamiques et statiques, en loi fondamentale de
-toute taxonomie positive. La direction nécessaire de
-l'ensemble du mouvement humain, à la fois individuel
-et social, étant ainsi scientifiquement déterminée, il ne
-restait plus, pour constituer la sociologie, qu'à en
-<span class="pagenum" id="Page_832">832</span>
-caractériser aussi la marche générale. C'est ce que j'ai accompli,
-au tome quatrième, par ma loi fondamentale
-d'évolution, qui, avec cette loi hiérarchique, établit,
-j'ose le dire, un véritable système philosophique, dont
-les deux élémens principaux sont spontanément solidaires.
-Dans cette conception dynamique, la sociologie
-se rattache profondément à la biologie, puisque l'état
-initial de l'humanité y coïncide essentiellement avec
-celui où leur imperfection organique retient les animaux
-supérieurs, chez lesquels l'essor spéculatif ne dépasse
-jamais ce fétichisme primordial d'où l'homme lui-même
-n'aurait pu sortir sans l'énergique impulsion du développement
-collectif. La similitude est encore plus évidente
-quant à l'existence active. Après avoir ainsi constitué
-la théorie sociologique, il fallait, pour la rendre
-vraiment jugeable, constater directement sa réalité fondamentale,
-en osant l'appliquer convenablement à la
-saine appréciation générale, historique quoique abstraite,
-de la grande progression, à la fois mentale et
-sociale, qui, depuis quarante siècles, élève continuellement
-l'élite de l'humanité. Tel a été l'objet de l'élaboration
-décisive qui a exigé la totalité du volume précédent
-et la majeure partie de celui-ci. Comme le vaste
-ensemble en a été, au <a href="#Page_344">cinquante-septième chapitre</a>, spécialement
-résumé, il serait superflu d'y revenir maintenant.
-Il suffit ici de rappeler que cette irrécusable épreuve,
-sous laquelle ont radicalement succombé toutes les conceptions
-historiques proposées jusqu'ici, a finalement
-démontré la réalité essentielle de ma théorie dynamique,
-par cela même que chaque phase importante de la grande
-évolution y a trouvé spontanément, outre la filiation
-<span class="pagenum" id="Page_833">833</span>
-nécessaire, l'explication générale de son propre caractère
-et la juste appréciation de sa participation indispensable
-au résultat commun; de manière à toujours
-permettre de glorifier convenablement, sans aucune inconséquence,
-les services rendus successivement par les
-influences les plus opposées. Une semblable aptitude à
-rendre, par exemple, une égale et complète justice à
-l'état monothéique et à l'état polythéique, avec une pareille
-indifférence personnelle envers chacun d'eux, n'était,
-sans doute, possible que par suite même du salutaire
-ébranlement qui a déterminé la crise finale propre
-à l'élite de l'humanité, d'après l'ensemble du double
-mouvement moderne. Sans une telle préparation, à la
-fois politique et philosophique, aucun esprit n'aurait
-pu s'affranchir assez complétement et de l'antique philosophie
-et des préjugés critiques développés pendant
-sa longue décadence pour introduire, en un semblable
-sujet, cette disposition pleinement scientifique, indispensable
-aux moindres spéculations, mais beaucoup plus
-nécessaire, et pourtant bien plus difficile, envers les
-études les plus transcendantes et aussi les plus passionnées
-que l'esprit humain puisse aborder. Ainsi, les mêmes
-conditions générales qui exigeaient aujourd'hui cette
-élaboration décisive, devaient, sous un autre aspect, la
-seconder spécialement. Son efficacité pratique est d'ailleurs
-inséparable de sa réalité théorique, puisque le présent
-y est profondément rattaché enfin, sous tous les
-aspects possibles, à l'ensemble du passé humain, de manière
-à mettre également en évidence la marche antérieure
-et la tendance ultérieure de chaque phénomène
-important: d'où résulte enfin, dans le cas politique, la
-<span class="pagenum" id="Page_834">834</span>
-possibilité d'une relation normale entre la science et
-l'art, déjà ébauchée envers les cas plus simples, à mesure
-que s'est accompli l'essor préliminaire de la sociabilité
-moderne. Quelque peu avancée que doive être encore
-cette nouvelle science, on peut donc la regarder
-comme ayant déjà suffisamment rempli toutes les conditions
-essentielles de son institution initiale, en sorte qu'il
-ne restera plus désormais qu'à poursuivre convenablement
-son développement spécial. La nature du sujet, où
-la solidarité est beaucoup plus complète que partout
-ailleurs, lui assure spontanément, dès sa naissance, en
-compensation nécessaire de sa complication plus grande,
-une rationnalité supérieure à celle de toutes les sciences
-préliminaires, y compris même la biologie, en y établissant
-aussitôt l'ascendant normal de l'esprit d'ensemble,
-qui, d'une telle source, doit bientôt se répandre
-sur toutes les parties antérieures de la philosophie abstraite,
-afin d'y réparer peu à peu les désastres du régime
-dispersif propre à l'élaboration préparatoire des connaissances
-réelles.</p>
-
-<p class="sep2">D'après l'appréciation scientifique que nous venons de
-terminer, la grande appréciation logique du chapitre
-précédent se trouve donc suffisamment complétée. Malgré
-l'état peu satisfaisant de presque toutes les doctrines
-spéciales, sauf, à quelques égards, dans les sciences inférieures,
-on peut cependant juger désormais essentiellement
-accomplie la longue et difficile préparation mentale
-qui, depuis la mémorable impulsion initiale de
-Descartes et de Bacon, devait graduellement amener
-l'avénement final de la vraie philosophie moderne. Tous
-<span class="pagenum" id="Page_835">835</span>
-les élémens indispensables destinés à concourir à sa formation
-sont maintenant assez développés pour que le
-véritable caractère, à la fois scientifique et logique,
-propre à chacun d'eux, soit déjà pleinement appréciable,
-quoique jusqu'ici très-imparfaitement réalisé. En même
-temps, le lien nécessaire de leur systématisation directe
-est spontanément résulté de l'extension successive de
-l'esprit positif à des spéculations de plus en plus éminentes,
-dont les dernières, relatives aux phénomènes les
-plus complexes et les plus importans, réunissent, par
-leur nature, toutes les grandes conditions de l'ascendant
-philosophique. La création décisive de la sociologie
-complète l'essor fondamental de la méthode positive, et
-constitue le seul point de vue susceptible d'une véritable
-universalité, de manière à réagir convenablement sur
-toutes les études antérieures, afin de garantir leur convergence
-normale sans altérer leur originalité continue.
-Sous un tel ascendant, nos diverses connaissances réelles
-pourront donc former enfin un vrai système, assujetti,
-dans son entière étendue et dans son expansion graduelle,
-à une même hiérarchie et à une commune évolution, ce
-qui n'est certainement possible par aucune autre voie.
-D'une autre part, l'indispensable harmonie entre la spéculation
-et l'action est ainsi pleinement établie, puisque
-les diverses nécessités mentales, soit logiques, soit
-scientifiques, concourent alors, avec une remarquable
-spontanéité, à conférer la présidence philosophique aux
-conceptions que la raison publique a toujours justement
-regardées comme devant universellement prévaloir, et
-qui n'avaient passagèrement perdu cet invariable privilége
-que par suite des besoins exceptionnels propres à la
-<span class="pagenum" id="Page_836">836</span>
-situation profondément contradictoire qui caractérise
-l'ensemble de la grande transition moderne. Le bon sens,
-au nom duquel réclamaient surtout, il y a deux siècles,
-les fondateurs de la philosophie positive, revient donc
-aujourd'hui, convenablement systématisé, présider à son
-installation finale, pour diriger ensuite à jamais son application
-normale, après que toutes les aberrations
-générales du génie spécial auront été suffisamment rectifiées.
-Enfin, la morale, dont les exigences directes
-étaient implicitement méconnues pendant l'élaboration
-préliminaire, recouvre aussitôt ses droits éternels par
-suite de la suprématie mentale du point de vue social,
-rétablissant, avec une énergique efficacité, le règne continu
-de l'esprit d'ensemble, auquel le vrai sentiment
-du devoir reste toujours profondément lié. Dans les
-deux derniers siècles, l'ascendant scientifique a pu longtemps
-appartenir à l'impulsion, essentiellement mathématique,
-émanée des sciences inférieures, sans aucun grave
-danger immédiat pour les conditions naturelles de la
-moralité, tant que les besoins sociaux n'étaient pas
-encore redevenus directement prépondérans. Tout en
-écartant spontanément les contemplations sociales, afin
-de se restreindre d'abord aux études préliminaires où la
-positivité rationnelle était plus aisément développable,
-l'instinct spéculatif pouvait alors être soutenu par ce
-juste sentiment de l'harmonie fondamentale de nos
-efforts privés avec la commune destination, qui nous
-rend spécialement accessibles aux inspirations morales.
-Mais il n'en est plus ainsi depuis que la crise finale a mis
-en haute évidence l'urgence universelle des nécessités
-politiques. Dès lors, cet esprit scientifique, qui, d'après
-<span class="pagenum" id="Page_837">837</span>
-l'inévitable conviction de son impuissance radicale envers
-les plus nobles spéculations, tend à inspirer, à leur
-égard, une désastreuse indifférence, devient nécessairement
-de plus en plus immoral, en conduisant presque
-toujours à l'égoïsme systématique, que l'ascendant
-familier des vues d'ensemble peut seul aujourd'hui
-convenablement guérir. Cette intime perturbation,
-d'autant plus dangereuse qu'elle corrompt directement
-la première source mentale de la régénération humaine,
-est spontanément dissipée par la prépondérance philosophique
-de l'esprit sociologique. Le type fondamental
-de l'évolution humaine, aussi bien individuelle que
-collective, y est, en effet, scientifiquement représenté
-comme consistant toujours dans l'ascendant croissant de
-notre humanité sur notre animalité, d'après la double
-suprématie de l'intelligence sur les penchans, et de
-l'instinct sympathique sur l'instinct personnel. Ainsi
-ressort directement, de l'ensemble même du vrai développement
-spéculatif, l'universelle domination de la
-morale, autant du moins que le comporte notre imparfaite
-nature. Il serait assurément superflu de signaler ici
-davantage l'aptitude morale d'une philosophie qui développe
-systématiquement, au plus haut degré possible,
-le sentiment fondamental de la solidarité et de la continuité
-sociales, en même temps que la notion générale
-de l'ordre spontané que l'économie totale du monde réel
-érige, à tous égards, en base nécessaire de notre conduite,
-soit privée, soit publique.</p>
-
-<p>Pour achever de caractériser cette nouvelle philosophie
-générale, il ne nous reste plus enfin, après avoir suffisamment
-considéré sa constitution propre, à la fois
-<span class="pagenum" id="Page_838">838</span>
-scientifique et logique, qu'à indiquer, au chapitre suivant,
-la nature de son action ultérieure, d'abord mentale,
-puis sociale, en tant du moins qu'une telle détermination
-peut aujourd'hui reposer sur une base vraiment
-rationnelle, suivant notre théorie de l'évolution humaine,
-ainsi poussée jusqu'à sa plus extrême application
-actuelle.</p>
-
-<hr class="small" />
-
-<div class="npage" id="Page_839"><span class="pagenum">839</span></div>
-
-<div class="figcenter">
- <img src="images/filet-600.jpg" alt="" title="" width="100%" height="13" />
-</div>
-
-<h2 class="nobreak"><span class="smcap">SOIXANTIÈME et dernière LEÇON.</span></h2>
-
-<p class="cent cs8">Appréciation sommaire de l'action finale propre à la
-philosophie positive.</p>
-
-<div class="figcenter">
- <img src="images/filet-100.jpg" alt="" title="" width="100" height="8" />
-</div>
-
-<p>Aucune des précédentes révolutions de l'humanité,
-même la plus grande de toutes, relative au passage décisif
-de l'organisme polythéique de l'antiquité au régime
-monothéique du moyen âge, n'a pu modifier aussi profondément
-l'ensemble de l'existence humaine, à la fois
-individuelle et sociale, que devra le faire, dans un prochain
-avenir, l'avénement nécessaire de l'état pleinement
-positif, où nous avons reconnu consister, à tous égards,
-la seule issue possible de l'immense crise finale qui, depuis
-un demi-siècle, agite si intimement les populations
-d'élite. Ce terme naturel des divers mouvemens antérieurs
-est enfin tellement préparé, que son accomplissement
-définitif ne dépend plus essentiellement désormais que
-de l'essor direct et systématique de la philosophie correspondante.
-La seconde moitié du <a href="#Page_344">cinquante-septième
-chapitre</a> a été surtout consacrée à faire spécialement apprécier
-la grande élaboration politique qui doit constituer,
-dans le siècle actuel, le principal caractère d'une
-telle philosophie, dont l'influence immédiate se trouve
-ainsi convenablement signalée. Il ne nous reste donc
-<span class="pagenum" id="Page_840">840</span>
-plus ici qu'à indiquer sommairement, sous un aspect
-plus général, l'action normale que devra finalement
-exercer le nouveau régime philosophique, quand son
-universel ascendant aura pu être suffisamment réalisé.
-Nous devons, à cet effet, le considérer successivement
-envers chacun des modes essentiels de l'existence humaine,
-d'abord mentale, puis sociale. Relativement à
-celle-ci, il faudra séparément examiner l'ordre purement
-moral et ensuite l'ordre politique proprement dit. Quant
-à la première, elle présente, non moins naturellement,
-deux points de vue très-distincts, l'un scientifique,
-l'autre esthétique. Mais, ce dernier étant surtout destiné
-à réfléter spontanément l'ensemble des divers aspects
-humains, aussi bien sociaux qu'intellectuels, l'indication
-qui s'y rapporte sera mieux placée à la fin de cette appréciation
-totale. Telles sont donc les quatre classes de
-considérations générales, d'abord scientifiques ou plutôt
-rationnelles, ensuite morales, puis politiques, et enfin
-esthétiques, d'après lesquelles nous devons, dans ce
-chapitre extrême, achever rapidement de caractériser la
-grande régénération philosophique qui a toujours constitué
-l'objet essentiel de ce Traité.</p>
-
-<p>La principale propriété intellectuelle de l'état positif
-consistera certainement en son aptitude spontanée à déterminer
-et à maintenir une entière cohérence mentale,
-qui n'a pu encore exister jamais à un pareil degré, même
-chez les esprits les mieux organisés et les plus avancés.
-Sans doute le régime polythéique, qui dut former, à
-tous égards, la phase la plus importante de notre préparation
-théologique, offrit longtemps, comme je l'ai
-expliqué, une sorte d'unité spéculative, d'après la nature
-<span class="pagenum" id="Page_841">841</span>
-uniformément religieuse que présentaient alors toutes
-les grandes conceptions humaines, du moins avant que
-la métaphysique dissolvante eût acquis une extension
-décisive. Mais, quoique notre intelligence n'ait pu ensuite
-retrouver une harmonie aucunement équivalente,
-cette consistance initiale, outre sa moindre stabilité,
-ne pouvait même être aussi complète, à beaucoup
-près, que celle qui résultera nécessairement de l'universel
-ascendant de l'esprit positif; car, aux époques
-les plus arriérées, la positivité spontanée des notions
-les plus particulières et les plus usuelles a dû toujours
-altérer involontairement, en chaque genre, la pureté
-théologique des spéculations générales, tandis que le
-nouveau régime doit, au contraire, imprimer à toutes
-nos conceptions quelconques, depuis les plus élémentaires
-jusqu'aux plus transcendantes, un caractère pleinement
-positif, sans le moindre mélange indispensable
-d'aucune philosophie hétérogène. Il serait d'ailleurs
-superflu de faire expressément ressortir la supériorité
-naturelle de cette harmonie finale sur l'équilibre précaire
-et incomplet que nous avons vu exister, pendant
-quelques siècles, sous la prépondérance provisoire de la
-métaphysique scolastique, après l'entier ascendant du
-système monothéique, et avant que la philosophie positive
-eût commencé à se manifester distinctement. La
-situation profondément contradictoire propre à la transition
-actuelle, où les meilleurs esprits sont habituellement
-soumis à trois régimes incompatibles, permet
-encore moins de concevoir directement aujourd'hui cette
-prochaine unité, à la fois scientifique et logique. On ne
-peut s'en former une juste idée qu'en y voyant surtout,
-<span class="pagenum" id="Page_842">842</span>
-d'après la double appréciation de nos deux derniers
-chapitres, l'extension totale et définitive de ce bon sens
-fondamental qui, longtemps borné à des opérations
-partielles et pratiques, s'est ensuite graduellement emparé
-des diverses parties du domaine spéculatif, de
-manière à déterminer enfin l'entière rénovation de la
-raison humaine, ou plutôt son ascendant décisif sur la
-pure imagination. Alors notre intelligence, faisant à
-jamais prévaloir, envers les plus hautes recherches, cette
-même sagesse universelle que les exigences de la vie
-active nous rendent spontanément familière à l'égard
-des plus simples sujets, aura systématiquement renoncé
-partout à la détermination chimérique des causes essentielles
-et de la nature intime des phénomènes, pour se
-livrer exclusivement à l'étude progressive de leurs lois
-effectives, dans l'intention permanente, d'ailleurs spéciale
-ou générale, d'y puiser les moyens d'améliorer le
-plus possible l'ensemble de notre existence réelle, soit
-privée, soit publique. Le caractère purement relatif de
-toutes nos connaissances étant ainsi habituellement reconnu,
-nos théories quelconques, sous la commune prépondérance
-naturelle du point de vue social, seront toujours
-uniquement destinées à constituer, envers une réalité
-qui ne saurait jamais être absolument dévoilée, des approximations
-aussi satisfaisantes que puisse le comporter,
-à chaque époque, l'état correspondant de la grande
-évolution humaine. Cette universelle appréciation logique
-sera d'ailleurs en pleine harmonie scientifique avec
-le sentiment fondamental d'un ordre spontané, essentiellement
-indépendant de nous, même envers nos propres
-phénomènes, individuels ou collectifs, et sur lequel
-<span class="pagenum" id="Page_843">843</span>
-notre intervention ne saurait jamais exercer que des
-modifications simplement secondaires, mais, du reste,
-infiniment précieuses, comme formant la principale base
-de notre puissance effective. On ne peut aujourd'hui
-comprendre suffisamment combien un tel sentiment
-doit enfin dominer notre intelligence: soit parce que
-la pensée involontaire des perturbations continues, au
-moins virtuelles, nécessairement rappelées par un
-reste quelconque de croyance théologique, empêche
-encore la plupart des bons esprits d'éprouver complétement
-l'irrésistible conviction que tend à produire, à
-tous égards, la régularité journalière du spectacle extérieur;
-soit aussi parce que cette invariabilité des lois
-naturelles n'est pas jusqu'ici convenablement reconnue
-à l'égard des événemens les plus complexes, dont l'attention
-publique est justement préoccupée. La puissance
-ultérieure de cette grande notion, à la fois transcendante
-et vulgaire, ne saurait être actuellement aperçue
-que des entendemens assez avancés pour se trouver
-maintenant, à l'un et à l'autre titre, convenablement
-approchés de cette situation normale, que d'ailleurs
-tout homme sensé regarde déjà comme évidemment
-inévitable. Enfin un troisième attribut élémentaire, en
-même temps scientifique et logique, qui est également
-propre au véritable esprit positif, devra pareillement
-contribuer beaucoup à accélérer alors l'heureux essor de
-nos saines spéculations, d'après un judicieux usage de la
-liberté fondamentale que la nature et la destination des
-théories réelles laissent nécessairement à notre intelligence,
-et qui est, en tout genre, beaucoup plus étendue
-que les tendances absolues n'ont pu jusqu'ici permettre
-<span class="pagenum" id="Page_844">844</span>
-de le soupçonner. À ces divers titres essentiels, notre
-situation transitoire est encore si peu conforme à cette
-prochaine terminaison, qu'on ne peut aujourd'hui directement
-mesurer l'importance et la rapidité des progrès
-qui seront ainsi obtenus: nous ne pouvons, en
-chaque cas, que les apprécier vaguement d'après ceux
-déjà réalisés, depuis trois siècles, sous un régime mental
-extrêmement imparfait, et même, à certains égards,
-radicalement vicieux, qui continue à occasionner l'inévitable
-déperdition de la plupart des efforts intellectuels.
-Toutes les sciences, même les plus avancées, étant
-jusqu'ici à peine sorties de l'enfance, il est impossible
-qu'une culture sagement systématique, où les moindres
-forces seront directement appliquées à la commune élaboration,
-n'y détermine promptement un essor très-supérieur
-à celui qu'y pouvait permettre un empirisme
-dispersif, impuissant à s'affranchir suffisamment de la
-tutelle métaphysique, et même théologique, dont leur
-état présent nous a offert tant de traces capitales. Pour
-préciser davantage cette indication générale, il faut considérer
-séparément la parfaite harmonie mentale qui
-appartient à l'état positif, d'abord envers les spéculations
-abstraites, ensuite quant aux études concrètes, et
-enfin relativement aux notions pratiques.</p>
-
-<p>Sous le premier aspect, seul pleinement appréciable
-jusqu'ici, toutes les parties de ce Traité ont fait directement
-ressortir combien chaque classe de connaissances
-réelles doit hautement s'améliorer, quand une marche
-vraiment rationnelle y remplacera enfin l'élaboration
-purement préliminaire, dont les deux chapitres précédens
-ont suffisamment caractérisé les diverses imperfections
-<span class="pagenum" id="Page_845">845</span>
-essentielles, soit scientifiques, soit logiques. Le
-régime final devant être, à cet égard, principalement
-distingué par l'intime solidarité des différentes branches
-de la philosophie abstraite, il suffit ici de signaler sommairement
-la double influence fondamentale d'une telle
-connexité, comme devant garantir pleinement la juste
-indépendance de chaque science, et consolider entièrement
-les notions correspondantes. Quand l'ascendant
-normal de l'esprit sociologique aura partout remplacé
-convenablement la vaine présidence scientifique, provisoirement
-laissée à l'esprit mathématique, dès lors réduit
-à son domaine naturel, la prépondérance spontanée
-d'une science qui dépend de toutes les autres, et qui
-cependant ne saurait jamais être absorbée par aucune
-d'elles, assurera nécessairement le libre essor de chacune,
-conformément à son génie propre, et à l'abri de toute
-irrationnelle invasion, sans altérer néanmoins son concours
-permanent à l'harmonie universelle, que cette légitime
-originalité de chaque élément philosophique rendra,
-au contraire, plus intime et plus stable. Au lieu de chercher
-aveuglément une stérile unité scientifique, aussi
-oppressive que chimérique, dans la vicieuse réduction
-de tous les phénomènes quelconques à un seul ordre de
-lois, l'esprit humain regardera finalement les diverses
-classes d'événements comme ayant leurs lois spéciales,
-d'ailleurs inévitablement convergentes, et même, à quelques
-égards, analogues; l'harmonie la plus satisfaisante
-résultera spontanément entre elles, d'abord de leur
-commun assujettissement continu à une même méthode
-fondamentale, ensuite de leur tendance uniforme et solidaire
-vers une même destination essentielle, et enfin de
-<span class="pagenum" id="Page_846">846</span>
-leur subordination simultanée à une même évolution
-générale. Quoique ce régime définitif doive évidemment
-augmenter beaucoup l'indépendance et la dignité de
-toutes les sciences quelconques, l'étude des corps vivans
-est pourtant celle qui en devra naturellement retirer le
-plus d'avantages, comme ayant dû être jusqu'ici la plus
-exposée à de désastreux empiétemens, contre lesquels
-elle ne semble pouvoir trouver de garanties effectives que
-sous la protection, encore plus dangereuse, et néanmoins
-fort insuffisante, des conceptions théologico-métaphysiques.
-Le déplorable conflit qui résulte, en biologie,
-d'une telle opposition, constitue aujourd'hui la seule influence
-sérieuse qu'ait pu encore conserver l'ancien antagonisme
-philosophique entre le matérialisme et le spiritualisme.
-Car ces deux tendances inverses, mais également
-vicieuses, que leur intime corrélation destine à disparaître
-simultanément sous la prépondérance finale du véritable
-esprit positif, ne représentent, au fond, l'une que la disposition
-naturelle des sciences inférieures à absorber
-abusivement les supérieures, l'autre que l'entraînement
-spontané de celles-ci à supposer le maintien de leur juste
-dignité, toujours lié à la ténébreuse conservation de l'antique
-philosophie: double aberration qui n'a plus maintenant
-de gravité profonde qu'envers les études biologiques,
-où elle cédera nécessairement à l'heureuse aptitude
-directe de la philosophie finale pour régler convenablement
-chaque constitution scientifique, à la fois sans oppression
-et sans anarchie. Si l'on considère, en second
-lieu, la coordination intérieure de chaque science, la
-même discipline philosophique y doit ultérieurement
-garantir, en vertu de son universalité caractéristique,
-<span class="pagenum" id="Page_847">847</span>
-l'indispensable consolidation des diverses conceptions
-essentielles contre l'imminente dissolution dont les menace
-aujourd'hui, en tous genres, l'essor déréglé des
-impulsions spéciales. Dans les sciences même les plus
-avancées, d'irrécusables symptômes annoncent déjà l'impérieuse
-nécessité de contenir ainsi les perturbations radicales
-qu'y doit susciter de plus en plus la tendance croissante
-des médiocrités ambitieuses à obtenir de faciles
-succès par l'anarchique démolition des doctrines qu'on
-y suppose les mieux établies, et qui cependant ne sauraient,
-en aucun cas, être suffisamment affermies que
-d'après leur commune adhérence au système général de
-la vraie philosophie abstraite. Ainsi que le précédent, ce
-nouveau besoin essentiel, quoique partout appréciable,
-doit se faire spécialement sentir pour les études biologiques,
-que leur complication supérieure et leur formation
-plus tardive doivent davantage exposer aux controverses
-destructives, mais que leur plus intime connexité
-avec la science dirigeante devra naturellement rendre
-aussi mieux accessible à sa salutaire protection. En signalant
-ici seulement l'exemple le plus décisif, la déplorable
-hésitation scientifique que conservent encore tant
-d'esprits éclairés au sujet de la grande conception de la
-hiérarchie animale, sans laquelle toute véritable philosophie
-biologique serait assurément impossible, se trouvera
-spontanément dissipée à jamais, quand le régime
-final aura fait suffisamment reconnaître la liaison nécessaire
-d'une telle notion, soit avec l'ensemble de la constitution
-spéculative, soit même avec le principe général
-du classement social, comme je l'ai spécialement expliqué.
-Jusqu'envers les cas où les notions établies
-<span class="pagenum" id="Page_848">848</span>
-comporteraient, en effet, d'incontestables rectifications partielles,
-une sage discipline philosophique saura toujours maintenir
-une juste pondération rationnelle entre les exigences,
-quelquefois opposées, de la liaison et de l'exactitude;
-tandis que le régime dispersif sacrifie trop aveuglément
-aujourd'hui les premières aux dernières, d'ailleurs souvent
-plus spécieuses que réelles.</p>
-
-<p>Quoique la marche nécessaire de l'élaboration préliminaire,
-fidèlement reproduite dans l'ensemble de ce
-Traité, y ait dû faire justement prévaloir la formation
-graduelle de la science abstraite, dont Bacon avait
-si bien pressenti l'indispensable priorité, il est clair,
-suivant les indications spéciales de l'avant-dernier chapitre,
-que la construction directe de la science concrète
-devra naturellement constituer l'une des principales
-attributions permanentes du nouvel esprit philosophique,
-sans l'ascendant duquel ne pourrait certainement se
-développer une étude qui exige inévitablement l'intime
-combinaison continue des divers points de vue scientifiques.
-Une telle étude doit être, à tous égards, comme
-l'indique déjà sa dénomination la plus usitée, éminemment
-historique, en tant que relative à l'appréciation
-effective de l'existence successive propre aux différens
-êtres réels. Outre l'éclatante lumière qu'elle fera spontanément
-rejaillir sur les lois élémentaires des divers modes
-d'activité, et les précieuses indications pratiques dont elle
-sera, par sa nature, la source immédiate, je dois y signaler
-ici, surtout envers les phénomènes les plus complexes
-et les plus élevés, une importante détermination, qui
-ne saurait être autrement obtenue, et dont il faut
-regarder la réaction philosophique comme spécialement
-<span class="pagenum" id="Page_849">849</span>
-indispensable à la pleine consolidation du nouveau régime
-mental, où l'entière élimination de l'absolu ne
-pourrait, sans cela, être suffisamment assurée. Il s'agit
-de la fixation, aujourd'hui trop prématurée, mais alors
-directement accessible, de la véritable durée générale
-assignée, par l'ensemble de l'économie réelle, à chacune
-des principales existences naturelles, et entre autres à
-l'évolution ascensionnelle de l'humanité. Quoique cette
-grande évolution, qui commence à peine à se dégager
-aujourd'hui d'un lent essor préparatoire, doive certainement
-rester encore à l'état progressif pendant une longue
-suite de siècles, au delà desquels il serait sans doute
-aussi déplacé qu'irrationnel de spéculer maintenant, il
-importe cependant beaucoup au développement ultérieur
-du vrai génie philosophique de reconnaître déjà, en
-principe, le plus nettement possible, que l'organisme
-collectif est nécessairement assujetti, comme l'organisme
-individuel, à un inévitable déclin spontané, même indépendamment
-des altérations insurmontables du milieu
-général. Vainement argue-t-on, pour détourner cette
-fatale assimilation, d'une prétendue différence radicale
-entre les deux cas, tenant au rajeunissement continu que
-l'on suppose indéfiniment propre au premier; car, il est
-clair que le second n'y est pas, au fond, moins disposé,
-d'après l'introduction permanente de nouveaux élémens,
-qui n'y cesse qu'avec la vie, et qui pourtant n'y empêche
-pas la mort, quand la décomposition croissante l'emporte
-enfin sur la recomposition décroissante. Sauf l'immense
-inégalité des durées, relative à l'étendue comparative des
-deux organismes et à la vitesse respective de leur développement,
-rien ne saurait assurément empêcher la vie
-<span class="pagenum" id="Page_850">850</span>
-collective de l'humanité d'offrir naturellement une semblable
-destinée, dont la perspective philosophique, tout
-en dissipant radicalement les illusions métaphysiques
-sur la perfectibilité indéfinie, ne doit pas davantage décourager
-les énergiques tentatives d'une judicieuse amélioration
-que ne le fait habituellement, aux yeux de tous
-les hommes sensés, en un cas beaucoup moins favorable,
-la pleine certitude d'une inévitable destruction, même
-quand elle est très-prochaine. La saine philosophie devra,
-ce me semble, peu regretter l'insuffisante coopération
-de ceux qui n'auraient pas désormais le courage de
-concourir activement à la longue ascension de l'humanité
-sans la stimulation artificielle de ces chimériques
-espérances, dont l'influence tend directement aujourd'hui
-à prolonger, sous d'autres formes, la ténébreuse
-prépondérance de l'antique philosophie absolue. Il serait
-d'ailleurs évidemment oiseux de s'arrêter maintenant,
-en aucune manière, à la détermination prématurée du
-caractère extrême que devra prendre, dans un avenir
-très-lointain, le véritable esprit philosophique, toujours
-disposé à reconnaître, sans aucun vain désespoir, toute
-destinée clairement inévitable, quand l'âge du déclin
-deviendra prochain, afin d'en adoucir convenablement
-l'amertume naturelle, en y soutenant noblement la dignité
-humaine. Ce n'est point à ceux qui sortent à peine de
-l'enfance qu'il appartient déjà de préparer leur vieillesse:
-cette prétendue sagesse conviendrait certainement encore
-moins pour la vie collective que pour la vie individuelle.</p>
-
-<p>Si l'on considère enfin l'influence normale du nouveau
-régime mental quant à l'élaboration rationnelle des
-connaissances pratiques, il serait ici superflu de faire
-<span class="pagenum" id="Page_851">851</span>
-expressément ressortir son heureuse aptitude à constituer
-spontanément la plus intime harmonie permanente entre
-le point de vue actif et le point de vue spéculatif, dès
-lors toujours subordonnés à un même esprit philosophique,
-après l'entière cessation de l'opposition radicale que
-l'antique philosophie avait nécessairement établie entre
-eux. D'un côté, en effet, l'essor pratique, plus ou moins
-comprimé jusqu'ici par de superstitieux scrupules, ou détourné
-par de chimériques espérances, devra être directement
-stimulé d'après l'universel ascendant de la positivité
-rationnelle, qui soumettra toutes les opérations
-usuelles à une lumineuse appréciation systématique.
-Mais, en sens inverse, l'extension technique n'aura pas
-moins d'efficacité pour faire unanimement apprécier l'immense
-supériorité du vrai régime scientifique sur la
-vaine constitution antérieure des diverses spéculations
-humaines. Le sentiment de l'action et celui de la prévision
-étant ainsi mutuellement solidaires, d'après leur
-commune subordination au principe fondamental des
-lois naturelles, il n'est pas douteux qu'une telle connexité
-devra beaucoup contribuer à populariser et à consolider,
-par une application continue, la nouvelle philosophie,
-où chacun reconnaîtra directement l'uniforme
-réalisation d'une même marche générale envers tous les
-sujets quelconques accessibles à notre intelligence. Ces
-diverses influences nécessaires seront surtout caractérisées
-dans l'essor ultérieur des deux arts les plus difficiles et
-les plus importans, l'art médical et l'art politique,
-aujourd'hui à peine ébauchés, d'après l'état d'enfance
-des théories correspondantes, et qui seront alors
-promptement rationnalisés, sous la puissante impulsion
-<span class="pagenum" id="Page_852">852</span>
-d'une véritable unité philosophique, quand toutefois les
-études concrètes auront été suffisamment instituées.
-Puisque les phénomènes les plus complexes sont aussi
-les plus modifiables, c'est à eux que doit naturellement
-se rapporter la principale appréciation de la vraie relation
-générale entre la spéculation et l'action. Ainsi se
-manifestera directement, à tous égards, la solidarité
-mutuelle qui doit intimement unir l'activité pratique et
-le régime mental les plus convenables à la vraie nature
-humaine, après leur entier affranchissement des impulsions
-étrangères qui, longtemps indispensables à leur
-essor initial, entravent désormais leur double progrès et
-leur rapprochement décisif.</p>
-
-<p>Telles sont, en aperçu très-sommaire, les diverses
-propriétés essentielles que devra spontanément développer
-l'esprit positif, enfin parvenu, par suite de sa dernière
-extension fondamentale, à sa pleine universalité
-caractéristique, et que dissimule profondément aujourd'hui
-la désastreuse prolongation de sa dispersion préliminaire.
-Il faut maintenant apprécier, avec une équivalente
-rapidité, la haute aptitude, encore plus méconnue,
-et pourtant encore plus décisive, de la philosophie positive
-pour consolider et perfectionner, à tous égards, la
-moralité humaine.</p>
-
-<p>Nous avons eu déjà, dans les deux chapitres précédens,
-quelques occasions de reconnaître suffisamment la fatale
-scission qui s'est naturellement développée, pendant tout
-le cours de la grande transition moderne, entre les besoins
-intellectuels et les besoins moraux, et d'après laquelle on
-est aujourd'hui involontairement disposé à craindre que
-le régime le plus convenable aux uns ne puisse également
-<span class="pagenum" id="Page_853">853</span>
-satisfaire aux autres. Pour dissiper cette funeste prévention,
-qui tend directement à neutraliser l'activité régénératrice,
-il suffit de remarquer que ce dangereux antagonisme
-dut seulement constituer un résultat inévitable,
-très-douloureux sans doute, mais purement provisoire,
-de la situation contradictoire qui devait caractériser une
-telle évolution préliminaire, où la rénovation mentale
-n'était d'abord exécutable qu'envers les études supérieures,
-en écartant, comme trop compliquées, les questions
-morales, qui semblaient ainsi devoir indéfiniment
-adhérer à l'antique philosophie, dont ce mouvement préalable
-était surtout destiné à détruire l'ascendant devenu
-profondément oppressif, avant de pouvoir le remplacer
-par une systématisation plus complète et plus durable.
-Mais l'extension finale de la positivité rationnelle aux
-plus éminentes spéculations fait désormais cesser spontanément
-cette désastreuse opposition, en conférant
-directement au point de vue social la plus heureuse prépondérance
-normale, aussi bien logique et scientifique que
-morale et politique, comme les deux derniers chapitres
-l'ont pleinement démontré. Sous ce nouveau régime
-philosophique, l'esprit positif développera rapidement
-son aptitude essentielle à traiter de telles questions, où
-les conceptions théologiques et métaphysiques ne peuvent
-plus offrir maintenant que des dangers toujours
-croissans, en faisant rejaillir sur les doctrines les plus
-importantes l'incertitude et le discrédit qui s'attacheront
-inévitablement de plus en plus à une philosophie dès
-longtemps caduque, envers laquelle l'absence actuelle
-de <ins id="cor_25" title="tout">toute</ins> autre systématisation contient à peine la juste
-antipathie de la raison moderne.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_854">854</span>
-Depuis que l'intervention métaphysique a définitivement
-rompu l'unité théologique, en s'efforçant vainement
-de la remplacer, sa profonde impuissance organique a
-dû se trouver passagèrement dissimulée par l'ardeur
-même de la grande lutte critique, qui, à défaut de vrais
-principes moraux, suscitait une impulsion commune,
-propre à refouler, à un certain degré, l'égoïsme spontané.
-Mais, l'opération négative étant aujourd'hui, sous
-tous les aspects essentiels, aussi accomplie qu'elle puisse
-l'être jusqu'à la rénovation directe, l'inévitable affaissement
-des passions purement révolutionnaires, faute
-d'une suffisante destination, commence à mettre en
-pleine évidence la fragilité croissante des fondemens
-métaphysiques, incapables de résister utilement à la
-moindre perturbation. Les convictions profondes, que
-la théologie a laissé détruire, et que la métaphysique
-n'a pu ranimer, ne peuvent donc plus être établies désormais,
-en morale comme partout ailleurs, que d'après
-l'universelle prépondérance de l'esprit positif, quand
-il y sera enfin convenablement appliqué, dans l'élaboration
-finale des théories sociales. Il serait assurément superflu
-d'ailleurs d'insister ici sur la tendance éminemment
-morale propre à l'ascendant scientifique du point de vue
-social et à la suprématie logique des conceptions d'ensemble,
-qui, suivant nos explications antérieures, devront
-constituer le double caractère final de la philosophie
-pleinement positive. Dans l'universelle fluctuation
-inhérente à l'anarchie actuelle, où, faute de principes
-suffisans, les plus indispensables notions peuvent être ouvertement
-contestées, rien ne saurait donner une juste idée
-de l'énergie et de la ténacité que devront acquérir, à
-<span class="pagenum" id="Page_855">855</span>
-tous égards, les règles morales, lorsqu'elles pourront
-ainsi reposer convenablement sur une irrécusable appréciation
-de l'influence réelle, directe ou indirecte, spéciale
-ou générale, que l'existence humaine, soit privée, soit
-publique, doit habituellement recevoir de nos actes et
-de nos tendances quelconques, successivement jugés
-d'après l'ensemble des lois de notre nature, à la fois individuelle
-et sociale. Cette détermination positive ne
-laissera plus aucun accès essentiel à ces faciles subterfuges
-par lesquels tant de sincères croyans éludent journellement,
-à leurs propres yeux comme à ceux d'autrui,
-la rigueur des prescriptions morales, depuis que les
-doctrines religieuses ont partout perdu leur principale
-efficacité sociale, sous l'irrévocable décadence du pouvoir
-correspondant. L'intime sentiment de l'ordre fondamental
-doit alors acquérir, à tous égards, d'après la
-convergence nécessaire de tout le développement spéculatif,
-une intensité susceptible de persister spontanément
-au milieu des plus orageuses perturbations. Pendant que
-la parfaite unité mentale qui caractérise l'état positif
-déterminera ainsi, chez chacun des esprits convenablement
-cultivés, d'actives convictions morales, elle constituera,
-non moins inévitablement, de puissans préjugés
-publics, en développant, à ce sujet, une plénitude d'assentiment
-qui n'a pu jamais exister au même degré, et
-dont l'irrésistible ascendant continu sera destiné à suppléer
-à l'insuffisance des efforts privés, en cas de culture
-trop imparfaite ou d'entraînement trop énergique. J'ai
-d'ailleurs assez expliqué d'avance, surtout au <a href="#Page_344">cinquante-septième
-chapitre</a>, que cette double efficacité morale
-de la philosophie finale ne suppose pas seulement
-<span class="pagenum" id="Page_856">856</span>
-l'influence directe et spontanée des doctrines correspondantes,
-qui, quel qu'en doive être le pouvoir spéculatif,
-suffiraient rarement à contenir les stimulations vicieuses,
-vu la faible intensité des impulsions purement intellectuelles
-dans l'ensemble de notre économie. Nous avons
-pleinement reconnu que, sous le régime le plus favorable,
-de tels résultats exigeront, en outre, par leur nature,
-d'abord l'action fondamentale d'un système convenable
-d'éducation universelle, et même ensuite l'intervention
-continue d'une sage discipline, à la fois privée et publique,
-émanée du même pouvoir moral qui aura dirigé
-cette commune initiation. On oublie trop aujourd'hui
-cette indispensable considération dans les comparaisons
-superficielles et prématurées, si souvent injustes, et
-quelquefois malveillantes, que l'on tente d'établir de
-la morale positive, à peine mentalement ébauchée, et
-encore dépourvue de toute institution régulière, avec
-la morale religieuse, complétement developpée par une
-élaboration séculaire, et dès longtemps assistée de tout
-l'appareil social qu'exigeait son application.</p>
-
-<p>L'influence ultérieure de la philosophie positive n'étant
-donc, à cet égard, maintenant appréciable que relativement
-aux doctrines elles-mêmes, indépendamment des
-institutions correspondantes, il importe, pour en faciliter
-l'appréciation sommaire, d'y distinguer ici rapidement
-chacun des trois degrés nécessaires que nous avons reconnus,
-au cinquantième chapitre, propres à la morale
-universelle, d'abord personnelle, puis domestique, et
-enfin sociale.</p>
-
-<p>Sous le premier aspect, la morale positive, convenablement
-organisée, comportera certainement beaucoup
-<span class="pagenum" id="Page_857">857</span>
-plus d'efficacité pratique que n'a pu jamais en obtenir,
-même à l'état monothéique, la morale religieuse, malgré
-les puissans moyens dont elle a disposé. Outre que
-l'appréciation individuelle de chaque système de conduite
-est, en ce cas, plus directe et plus facile, ce degré
-initial sera dès lors habituellement envisagé sous son
-aspect véritable, non plus seulement quant à son utilité
-privée, mais comme base primordiale de tout le développement
-moral, et, à ce titre, radicalement soustrait
-à l'arbitrage de la prudence personnelle, pour être désormais
-pleinement incorporé à l'ensemble des prescriptions
-publiques. Les anciens n'ont pu obtenir un tel
-résultat, quoiqu'ils en eussent pressenti l'importance,
-et le catholicisme lui-même ne l'a pas suffisamment réalisé,
-par une conséquence inévitable de la prépondérance
-toujours accordée à un but imaginaire. En exagérant les
-dangers momentanés d'une franche renonciation à toute
-espérance chimérique, on a trop méconnu jusqu'ici
-les avantages permanens que doit produire, sous une
-sage direction philosophique, la concentration finale des
-efforts humains sur la vie réelle, soit individuelle, soit
-surtout collective, dont l'homme est ainsi directement
-poussé à améliorer le plus possible l'économie totale, d'après
-l'ensemble des moyens qui lui sont propres, et parmi
-lesquels les règles morales occupent certainement le premier
-rang, comme immédiatement destinées à permettre
-ce concours universel où réside évidemment notre principale
-puissance. Si cette inévitable restriction tend, à certains
-égards, à diminuer spontanément une prévoyance
-immodérée, en faisant mieux sentir le prix de l'actualité,
-cette influence, facile à régler, peut elle-même utilement
-consolider l'harmonie commune, en détournant
-<span class="pagenum" id="Page_858">858</span>
-davantage de toute excessive accumulation. Une saine
-appréciation de notre nature, où d'abord prédominent
-nécessairement les penchans vicieux ou abusifs, rendra
-vulgaire l'obligation unanime d'exercer, sur nos diverses
-inclinations, une sage discipline continue, destinée
-à les stimuler et à les contenir suivant leurs tendances
-respectives. Enfin, la conception fondamentale,
-à la fois scientifique et morale, de la vraie situation
-générale de l'homme, comme chef spontané de l'économie
-réelle, fera toujours nettement ressortir la
-nécessité de développer sans cesse, par un judicieux
-exercice, les nobles attributs, non moins affectifs qu'intellectuels,
-qui nous placent à la tête de la hiérarchie
-vivante. Le juste orgueil que devra susciter le sentiment
-continu d'une telle prééminence, surtout succédant à
-l'infériorité tant consacrée de l'homme envers les anges,
-ne saurait d'ailleurs déterminer aucune dangereuse apathie,
-puisque le même principe rappellera toujours un
-type de perfection réelle, au-dessous duquel il sera trop
-aisé de sentir que nous resterons constamment, quoique
-nos efforts persévérans puissent nous en rapprocher de
-plus en plus. Il en résultera seulement une noble audace
-à développer en tous sens la grandeur de l'homme, à
-l'abri de toute terreur oppressive, et sans reconnaître
-jamais d'autres limites que celles que nous impose l'irrésistible
-ensemble de l'ordre réel, qu'il faut d'ailleurs
-chercher à modifier le plus possible à notre avantage,
-d'après son exacte appréciation continue.</p>
-
-<p>Quant à la morale domestique, une comparaison décisive
-fera sans doute bientôt apprécier la supériorité
-spontanée de la philosophie positive, seule apte désormais,
-d'après les explications spéciales du cinquantième
-<span class="pagenum" id="Page_859">859</span>
-chapitre, à refréner convenablement les dangereuses
-aberrations que la métaphysique a suscitées, sans que
-la théologie pût les contenir. Peut-être fallait-il que
-l'anarchie actuelle fût poussée jusqu'à ces intimes perturbations,
-pour rendre pleinement irrécusable la nécessité
-de constituer enfin l'ensemble des notions morales
-sur une nouvelle base intellectuelle, seule propre à résister
-suffisamment aux discussions corrosives, et même
-à les écarter irrévocablement, en manifestant directement
-l'immuable réalité de la subordination fondamentale
-qui constitue l'économie élémentaire des sociétés
-humaines. C'est, en effet, envers l'union domestique,
-où l'appréciation sociologique se confond presque avec
-l'appréciation biologique, qu'on fera le plus aisément
-sentir combien les rapports sociaux sont profondément
-naturels, puisqu'ils se rattachent ainsi au mode d'existence
-propre à toute la partie supérieure de la hiérarchie
-animale, dont l'humanité offre simplement le plus complet
-développement, en harmonie avec son universelle
-prééminence. Une judicieuse application du principe
-uniforme de classement, d'abord abstrait, ensuite concret,
-propre à la philosophie positive, consolidera
-d'ailleurs cette subordination élémentaire, en la liant
-intimement à l'ensemble de la constitution spéculative,
-comme je l'ai noté au <a href="#Page_344">cinquante-septième chapitre</a>. Enfin
-l'étude approfondie de l'évolution humaine, sous cet
-aspect capital, démontrera pleinement, suivant nos indications
-historiques, que les diversités naturelles sur
-lesquelles repose une telle économie sont de plus en plus
-développées par le progrès commun, qui fait mieux
-tendre chaque élément vers l'existence la plus conforme
-à son vrai caractère et la plus convenable à l'harmonie
-<span class="pagenum" id="Page_860">860</span>
-générale. Pendant que l'esprit positif consolidera systématiquement
-les grandes notions morales qui se rapportent
-à ce premier degré d'association, il fera directement
-ressortir la prépondérance croissante de la vie domestique
-pour l'immense majorité de l'humanité, à mesure
-que la sociabilité moderne se rapproche davantage de
-son état normal. L'enchaînement naturel qui, sauf
-quelques rares anomalies individuelles, érige toujours,
-et à tous égards, l'existence domestique en préambule
-indispensable de l'existence sociale, sera donc ainsi finalement
-garanti contre toute sophistique altération.</p>
-
-<p>Appréciée, en troisième lieu, envers la morale sociale
-proprement dite, la philosophie positive y développera,
-encore plus évidemment que dans les deux autres cas,
-sa haute aptitude organique. Ni la philosophie métaphysique,
-qui consacre spontanément l'égoïsme, ni même
-la philosophie théologique, qui subordonne la vie
-réelle à une destination chimérique, n'ont jamais pu
-faire directement ressortir le point de vue social comme
-le fera, par sa nature, cette philosophie nouvelle, qui
-le prend nécessairement pour base universelle de la systématisation
-finale. Ces deux régimes antérieurs étaient si
-peu propres à permettre l'essor des affections purement
-bienveillantes et pleinement désintéressées, qu'ils ont souvent
-conduit à en nier dogmatiquement l'existence, l'un
-d'après de vaines subtilités scolastiques, et l'autre sous
-l'ascendant inévitable des préoccupations continues relatives
-au salut personnel. Aucun sentiment quelconque
-n'étant pleinement développable sans un exercice spécial
-et permanent, surtout s'il est naturellement peu prononcé,
-on doit donc regarder le sens moral, dont le
-degré social constitue seulement la plus complète
-<span class="pagenum" id="Page_861">861</span>
-manifestation, comme ayant été jusqu'ici imparfaitement
-ébauché par une culture indirecte et factice, dont j'ai
-d'ailleurs suffisamment apprécié la nécessité préliminaire.
-Quand une véritable éducation aura convenablement
-familiarisé les esprits modernes avec les notions de solidarité
-et de perpétuité que suggère spontanément, en
-tant de cas, la contemplation positive de l'évolution sociale,
-on sentira profondément l'intime supériorité morale
-d'une philosophie qui rattache directement chacun
-de nous à l'existence totale de l'humanité, envisagée
-dans l'ensemble des temps et des lieux: la religion, au
-contraire, ne pouvait, au fond, reconnaître que des
-individus passagèrement réunis, tous absorbés par une
-destination purement personnelle, et dont la vaine association
-finale, vaguement reléguée au ciel, ne devait
-offrir à l'imagination humaine qu'un type radicalement
-stérile, faute d'aucun but saisissable. La restriction
-même de toutes nos espérances à la vie réelle, individuelle
-ou collective, peut aisément fournir, sous une
-sage direction philosophique, de nouveaux moyens de
-mieux lier l'essor privé à la marche universelle, dont la
-considération graduellement prépondérante constituera
-dès lors la seule voie propre à satisfaire autant que possible
-ce besoin d'éternité toujours inhérent à notre nature.
-Par exemple, le respect scrupuleux pour la vie de
-l'homme, qui a toujours augmenté à mesure que notre
-sociabilité s'est développée, ne peut certainement que
-s'accroître beaucoup d'après l'extinction générale d'un
-espoir chimérique, dont la préoccupation continue dispose
-si aisément à déprécier, aux yeux de tous, chaque
-existence présente, toujours si accessoire en comparaison
-de la perspective finale. Malgré les déclamations
-<span class="pagenum" id="Page_862">862</span>
-rétrogrades des diverses écoles religieuses, la
-philosophie positive, convenablement étendue jusqu'aux
-phénomènes sociaux qui doivent caractériser
-sa principale attribution, se présente donc, à tous
-égards, comme plus apte qu'aucune autre à seconder
-l'essor naturel de la sociabilité humaine. Le véritable
-esprit philosophique n'étant, au fond, que le bon
-sens pleinement systématisé, on peut même assurer
-que, du moins sous sa forme spontanée, il maintient
-seul essentiellement, depuis plus de trois siècles, l'harmonie
-générale contre les perturbations dogmatiques
-inspirées ou tolérées par l'ancienne philosophie, dont
-les divagations théologico-métaphysiques eussent déjà
-bouleversé toute l'économie moderne, si la résistance
-instinctive de la raison vulgaire n'en avait implicitement
-contenu la désastreuse application sociale, quoique les
-effets en soient d'ailleurs trop sensibles, par suite de
-l'incohérence naturelle de cette insuffisante opposition
-pratique, qui n'intervient jamais qu'envers les désordres
-très-prononcés, sans pouvoir en arrêter le renouvellement
-toujours imminent en faisant enfin cesser l'anarchie
-mentale d'où ils proviennent nécessairement.</p>
-
-<p>D'après cette triple aptitude fondamentale, la morale
-positive tendra de plus en plus à représenter familièrement
-le bonheur de chacun comme surtout attaché au
-plus complet essor des actes bienveillans et des émotions
-sympathiques envers l'ensemble de notre espèce,
-et même ensuite, par une indispensable extension graduelle,
-à l'égard de tous les êtres sensibles qui nous
-sont subordonnés, proportionnellement d'ailleurs à leur
-dignité animale et à leur utilité sociale. Son efficacité
-continue sera d'autant plus assurée qu'elle pourra
-<span class="pagenum" id="Page_863">863</span>
-toujours s'adapter spontanément, avec une pleine opportunité,
-et sans aucune inconséquence, aux exigences variables
-de chaque cas spécial, individuel ou social,
-suivant la nature éminemment relative de la nouvelle
-philosophie: tandis que l'immobilité nécessaire de la
-morale religieuse devait, aux temps même de son principal
-ascendant, lui ôter presque toute sa force au sujet des
-situations qui, développées après sa constitution initiale,
-n'y avaient pu être suffisamment prévues. Avant que
-l'avenir ait dignement réalisé l'essor universel de ces
-éminens attributs moraux propres à la philosophie positive,
-c'est aux vrais philosophes, précurseurs naturels
-de l'humanité, qu'il appartient déjà de les constater
-hautement, aux yeux de tous, par la supériorité soutenue
-de leur conduite effective, personnelle, domestique et
-sociale, contrairement à la pernicieuse maxime métaphysique
-qui voudrait aujourd'hui dogmatiquement interdire
-toute publique appréciation de la vie privée. C'est
-ainsi que d'irrécusables exemples devront manifester
-d'avance la possibilité continue de développer désormais,
-d'après les seuls motifs humains, un sentiment assez
-complet de la morale universelle pour déterminer spontanément,
-en chaque cas, soit une invincible répugnance
-envers toute violation réelle, soit une irrésistible impulsion
-au plus actif dévouement continu.</p>
-
-<p>Après avoir sommairement caractérisé l'action mentale
-et l'action morale que doit ultérieurement exercer
-la philosophie positive, il faut maintenant procéder à
-une pareille appréciation envers l'action politique qui
-constituera toujours sa principale destination. Mais la
-considération implicite d'un tel sujet dans toute la seconde
-moitié de ce Traité, où le passé a été sans cesse
-<span class="pagenum" id="Page_864">864</span>
-contemplé en vue de l'avenir, et les conclusions explicites
-du <a href="#Page_344">cinquante-septième chapitre</a> pour l'avenir le
-plus immédiat, doivent ici nous réduire, sous ce rapport,
-à l'indication la plus décisive, relative à cette
-division fondamentale entre l'organisme spirituel ou
-théorique et l'organisme temporel ou pratique, dont
-nous avons assez examiné déjà l'avénement initial; en
-sorte qu'il ne nous reste qu'à juger rapidement son développement
-normal et son application permanente.</p>
-
-<p>La tentative prématurée du catholicisme au moyen
-âge, malgré son éminent mérite et son admirable efficacité
-que je crois avoir dignement appréciés, n'a pu
-réellement que marquer, à cet égard, le but nécessaire de
-la civilisation moderne par une impression ineffaçable,
-quoique très-imparfaite, sans ébaucher suffisamment
-une solution politique qui devait dépendre d'une tout
-autre philosophie et se rapporter à une tout autre sociabilité.
-Comme toutes les grandes notions sociales placées
-jusqu'ici sous l'insuffisante protection du monothéisme,
-cette conception fondamentale a dû être
-d'ailleurs, pendant les cinq siècles de la double transition,
-de plus en plus discréditée, à raison de sa pernicieuse
-adhérence à des doctrines arriérées, alors devenues
-profondément oppressives. On voit, au contraire, l'utopie
-pédantocratique, transmise par la métaphysique
-grecque à la métaphysique moderne, acquérir, en même
-temps, un ascendant croissant, dont l'influence profondément
-perturbatrice est enfin devenue aujourd'hui
-directement jugeable. Il n'existe donc encore essentiellement,
-à ce sujet, qu'un sentiment fondamental, vague
-et incomplet, mais spontané et indestructible, des exigences
-politiques inhérentes à la nature de la civilisation
-<span class="pagenum" id="Page_865">865</span>
-actuelle, qui assigne, en tous genres, une certaine
-participation distincte à la puissance matérielle et à la
-puissance intellectuelle, dont la séparation et la coordination,
-jusqu'ici entièrement confuses, sont surtout
-réservées à l'avenir. Leur équilibre passager n'est résulté,
-au moyen âge, que d'un antagonisme purement empirique,
-tenant à l'essor du système monothéique sous
-une sociabilité antérieure, qu'il ne pouvait réellement
-que modifier, quoique son instinct absolu l'entraînât à
-la dominer entièrement, comme l'a montré, au terme
-de cette grande phase, sa tendance directement théocratique,
-que les chefs temporels ont enfin heureusement
-neutralisée. Quelque haute utilité que l'évolution humaine
-ait alors retirée d'une première consécration de
-l'indépendance fondamentale de la morale envers la
-politique, l'avenir devra certainement reprendre l'ensemble
-de la constitution moderne à partir même de
-cette opération initiale, qui en détermine l'esprit général;
-car l'élaboration catholique ne put la concevoir et
-la conduire que d'une manière extrêmement insuffisante,
-et, à beaucoup d'égards, vicieuse, vu l'inaptitude radicale
-de la philosophie correspondante. Ce n'est point,
-en effet, d'après une saine appréciation systématique, à
-la fois mentale et sociale, encore essentiellement impossible,
-que le catholicisme ébaucha la séparation nécessaire
-entre les règles universelles de la conduite humaine,
-soit privée, soit publique, et leurs applications mobiles
-aux divers cas spéciaux. Une telle division ne put
-être alors instituée que suivant l'opposition mystique
-entre les intérêts célestes et les intérêts terrestres,
-comme le rappellent aujourd'hui les dénominations
-<span class="pagenum" id="Page_866">866</span>
-usitées. Si l'instinct vulgaire de la nouvelle situation
-sociale, et l'inévitable prépondérance des impulsions
-pratiques, n'avaient spontanément dirigé vers sa destination
-politique un moyen logique aussi imparfait, les
-sociétés modernes eussent été ainsi converties en stériles
-thébaïdes, où la vaine préoccupation du salut personnel
-aurait essentiellement absorbé toute considération réelle.
-Aussi, quand le point de vue terrestre eut finalement
-prévalu sur le point de vue céleste, l'indépendance de
-la morale envers la politique, malgré son intime harmonie
-avec la nature de la civilisation moderne, comme
-je l'ai assez expliqué aux cinquante-quatrième et <a href="#Page_344">cinquante-septième</a>
-chapitres, dut se trouver spéculativement
-très-compromise, parce qu'elle n'avait alors, au
-fond, aucune base rationnelle, susceptible de résister
-suffisamment aux divagations révolutionnaires. Devant
-ainsi reprendre, dès ses premiers fondemens, l'ensemble
-de cette opération décisive, dont le passé ne peut réellement
-fournir aucun type, l'avenir positif en accomplira
-d'abord la rectification essentielle, d'après une juste
-appréciation du cours entier de l'évolution humaine;
-car le principe chrétien poussait certainement l'indépendance
-de la morale jusqu'à un vicieux isolement,
-aussi funeste qu'irrationnel. En constituant partout la
-prépondérance directe, à la fois logique et scientifique,
-du point de vue social, la philosophie positive ne
-saurait certainement la méconnaître jamais envers la
-morale elle-même, qui doit en offrir toujours la principale
-application, et où, jusqu'au cas purement individuel,
-tout doit être sans cesse rapporté, non à l'homme,
-mais à l'humanité. On peut évidemment étendre aux
-<span class="pagenum" id="Page_867">867</span>
-lois morales la remarque essentielle déjà indiquée, aux
-deux chapitres précédens, envers les lois intellectuelles,
-comme étant, par leur nature, aussi bien les unes que
-les autres, beaucoup mieux appréciables dans l'organisme
-collectif que dans l'organisme individuel. Quoique
-le type fondamental du perfectionnement humain soit
-nécessairement identique pour l'individu et pour l'espèce,
-il doit être néanmoins bien plus complétement
-caractérisé d'après l'examen de l'évolution sociale que
-suivant l'évolution personnelle. Il est donc certain que
-la morale proprement dite ne cessera jamais, à ce double
-titre, de rattacher à la politique convenablement envisagée
-son point de départ général. Leur division nécessaire
-ne résultera désormais, comme je l'ai expliqué,
-que de l'institution systématique d'une décomposition
-intérieure entre les vues théoriques et les vues pratiques,
-indispensable à leur commune destination. Nous pouvons,
-à ce sujet, résumer déjà l'ensemble des conditions
-ultérieures propres au principal office politique de la
-philosophie positive, en concevant sa sagesse systématique
-comme devant enfin concilier les attributs opposés
-que la sagesse spontanée de l'humanité manifesta
-successivement dans l'antiquité et au moyen âge. Car,
-si le régime monothéique eut le mérite de proclamer
-enfin, quoique avec trop peu de succès, la légitime indépendance
-de la morale, ou plutôt sa dignité supérieure,
-il y avait sans doute une tendance éminemment
-sociale au fond de son antique subordination
-envers la politique, quoique le régime polythéique l'eût
-poussée jusqu'à une pernicieuse confusion, d'ailleurs
-impossible à éviter alors, et même indispensable à la
-<span class="pagenum" id="Page_868">868</span>
-concentration militaire, suivant nos explications historiques.
-La seule antiquité a pu réellement offrir jusqu'ici
-un système politique complet, comportant une entière
-homogénéité, et susceptible de conserver, pendant une
-longue existence, un caractère essentiellement identique:
-il n'a pu s'instituer depuis que des transitions plus ou
-moins chroniques, d'abord au moyen âge, et ensuite
-sous l'initiation moderne. Or, cet organisme polythéique
-a présenté, comme on l'a vu, deux modes pleinement
-distincts, quoique intimement combinés: l'un
-conservateur et stationnaire, sous l'ascendant théocratique;
-l'autre actif et progressif, sous l'impulsion militaire.
-Le grand effort politique tenté prématurément au
-moyen âge, et que l'avenir pourra seul réaliser, consiste
-surtout à concilier radicalement, dans un milieu, avec
-un but et d'après un principe d'ailleurs très-différens,
-les propriétés opposées de ces deux régimes, dont l'un
-conférait au pouvoir théorique et l'autre au pouvoir pratique
-l'universelle prépondérance sociale. Cette conciliation
-fondamentale reposera directement, comme je
-l'ai expliqué, sur la distinction systématique entre les
-justes exigences respectives de l'éducation et de l'action.
-Mais, en instituant convenablement cette répartition
-décisive, sans laquelle la politique moderne ne peut
-plus faire aucun pas capital, il importe extrêmement,
-suivant la doctrine du cinquante-quatrième chapitre,
-spécialement complétée au <a href="#Page_344">cinquante-septième</a>, d'y conserver
-scrupuleusement à la pratique la suprême direction
-journalière des opérations, où l'autorité théorique
-doit toujours rester purement consultative, sous peine
-d'imminentes perturbations pédantocratiques. Quoique
-<span class="pagenum" id="Page_869">869</span>
-l'irrévocable élimination des influences religieuses doive
-heureusement empêcher désormais la profonde oppression
-que put jadis déterminer le déréglement initial
-des ambitions spéculatives, nous avons reconnu combien
-leurs irrationnelles prétentions peuvent encore susciter
-de graves désordres, dont la réaction ou même
-l'inquiétude tendent maintenant d'ailleurs à interdire
-aux exigences théoriques toute légitime satisfaction
-politique, d'où l'aveugle instinct d'une indispensable
-résistance pratique craindrait aujourd'hui de voir sortir
-un essor subversif qu'elle ne pourrait plus contenir.
-Malgré les hautes difficultés, à la fois mentales et sociales,
-que présentera certainement une telle pondération,
-première base nécessaire de l'organisme positif,
-l'économie élémentaire des sociétés modernes en indique
-néanmoins déjà l'ébauche spontanée dans la relation
-journalière entre l'art et la science, qu'il s'agit ainsi, au
-fond, de constituer définitivement, en l'étendant jusqu'aux
-opérations les plus importantes et les plus difficiles,
-sous l'inspiration générale d'une saine philosophie,
-toujours attentive à l'ensemble des rapports humains.
-L'inévitable imperfection que doit encore présenter ce
-type naturel ne saurait l'empêcher de fournir réellement
-aujourd'hui de précieuses indications sur la correspondance
-ultérieure entre la théorie et la pratique, en
-politique comme partout ailleurs, suivant la tendance
-caractéristique de l'esprit positif à toujours rattacher
-chaque appréciation systématique à une première manifestation
-instinctive. On reconnaît ainsi, en même temps,
-et la nécessité permanente d'une juste indépendance de
-la théorie, sans laquelle son propre essor, et par suite
-<span class="pagenum" id="Page_870">870</span>
-celui de la pratique, seraient profondément entravés,
-et son impuissance radicale à diriger les opérations
-réelles, où la sagesse pratique doit seule présider à
-l'emploi continu des lumières spéculatives. Si la longue
-expérience propre à l'élaboration moderne a spontanément
-consacré, par une multitude de vérifications
-journalières, cette double situation dans les cas les plus
-simples, des motifs parfaitement analogues doivent, à
-bien plus forte raison, en faire sentir l'impérieux besoin
-envers les plus compliqués. En systématisant enfin l'universelle
-suprématie mentale du bon sens, la philosophie
-positive tendra, sous ce rapport, à dissiper directement
-les illusions politiques des ambitions spéculatives, tenant
-encore à l'influence inaperçue de la nature mystique et
-absolue des théories initiales, inspirant, pour l'instinct
-pratique, un profond dédain; tandis que désormais une
-juste appréciation mutuelle pourra ressortir du sentiment
-unanime relatif à l'identité d'origine, à la conformité
-de marche, et à la communauté de destination,
-qui existent nécessairement entre les deux modes également
-indispensables de la sagesse humaine, dont le
-progrès dépend surtout de leur intime convergence. L'art
-politique, qui, par sa nature, appelle toujours l'involontaire
-coopération de tous les efforts individuels, est
-éminemment propre, à raison même de sa complication
-transcendante, à faire dignement apprécier aujourd'hui
-la haute valeur spontanée de la sagesse pratique, qui
-s'y est jusqu'ici montrée ordinairement très-supérieure
-à la sagesse théorique, sous l'heureuse impulsion, il
-est vrai, d'une situation générale dont l'influence effective
-est à la fois beaucoup plus irrésistible et plus
-<span class="pagenum" id="Page_871">871</span>
-déterminée que ne le supposent encore de vaines doctrines
-métaphysiques. On doit, à ce sujet, reconnaître, en
-principe universel, que plus l'art devient éminent, plus
-il importe, d'une part, que la théorie y soit nettement
-séparée de la pratique, et, d'une autre part, que celle-ci
-conserve toujours la direction effective de chaque opération.
-Mieux on approfondira l'étude positive de la
-politique, surtout moderne, et même actuelle, mieux
-on sentira combien les mesures spontanément émanées
-de la situation y surpassent habituellement, non-seulement
-envers le présent, mais aussi quant à l'avenir, les
-superbes inspirations de théories mal établies. Quoiqu'une
-telle différence doive sans doute beaucoup
-diminuer désormais sous une meilleure institution des
-spéculations sociales, l'intérêt commun n'y cessera jamais
-d'exiger la prépondérance journalière du pouvoir
-pratique ou matériel, pourvu qu'il sache enfin respecter
-convenablement la juste indépendance du pouvoir théorique
-ou intellectuel, et reconnaître aussi, comme en
-tout autre cas, la nécessité permanente de comprendre
-les indications abstraites parmi les élémens réguliers de
-chaque détermination concrète: ce qu'aucun véritable
-homme d'état n'osera certainement contester, aussitôt
-que les théoriciens auront, de leur côté, suffisamment
-manifesté le caractère scientifique et l'attitude politique
-convenables à leur vraie destination sociale. Comme l'ensemble
-de ce Traité tend, par sa nature, à constituer
-directement la nouvelle puissance spirituelle, j'y devais,
-en le terminant, spécialement rappeler, dans une vue
-d'avenir, les prescriptions rationnelles destinées à prévenir,
-autant que possible, l'empiétement abusif du
-<span class="pagenum" id="Page_872">872</span>
-gouvernement moral sur le gouvernement politique, et
-sans lesquelles on ne saurait dissiper suffisamment les
-justes préventions instinctives qui s'opposent aujourd'hui
-à cet indispensable avénement, où j'ai directement montré
-la première condition sociale de la régénération finale.</p>
-
-<p>En caractérisant, au <a href="#Page_344">cinquante-septième chapitre</a>, l'élaboration
-initiale d'un tel avénement, j'ai dû insister
-sur la nécessité de la restreindre d'abord aux seules populations
-de l'Europe occidentale, exactement définie
-au début de ce volume, afin de mieux garantir sa netteté
-et son originalité contre la tendance vague et confuse des
-habitudes spéculatives actuelles. Mais, en considérant ici
-l'état final, j'y dois nécessairement avoir en vue l'extension
-ultérieure de l'organisme positif, d'abord à l'ensemble
-de la race blanche, et même ensuite à la totalité de
-notre espèce, convenablement préparée. Toutefois l'aptitude
-naturelle de la philosophie positive à permettre une
-association spirituelle beaucoup plus vaste que n'a jamais
-pu le comporter la philosophie antérieure, est déjà tellement
-évidente qu'il serait heureusement superflu de la
-faire spécialement ressortir. La même propriété fondamentale
-qui, individuellement considérée, destine
-l'esprit positif à constituer une harmonie mentale jusqu'alors
-impossible, l'appelle aussi, dans l'application collective,
-à déterminer non moins nécessairement une communion
-intellectuelle et morale à la fois plus complète,
-plus étendue et plus stable qu'aucune communion religieuse.
-Malgré la vaine consécration qu'une aveugle routine
-persiste encore à accorder aux prétentions surannées
-de la philosophie théologique, c'est, à tous égards, sous
-son inspiration spontanée, directe ou indirecte, que
-<span class="pagenum" id="Page_873">873</span>
-l'occident européen s'est décomposé depuis cinq siècles en
-nationalités indépendantes, dont la solidarité élémentaire,
-surtout due à leur commune évolution positive, ne
-saurait être systématisée que sous l'essor direct de la rénovation
-totale. Le cas européen étant par sa nature
-beaucoup plus propre que le cas national à faire convenablement
-apprécier la vraie constitution spirituelle, elle
-devra ensuite acquérir un nouveau degré de consistance
-et d'efficacité d'après chaque nouvelle extension de l'organisme
-positif, ainsi devenu de plus en plus moral et de
-moins en moins politique, sans que la puissance pratique
-y puisse pour cela jamais perdre son active prépondérance.
-Suivant une réaction nécessaire, cette inévitable
-progression ne sera pas moins favorable à la juste liberté
-qu'à l'ordre indispensable; car, à mesure que l'association
-intellectuelle et morale se consolidera en s'étendant, la
-concentration temporelle, sans laquelle aujourd'hui la
-désagrégation serait évidemment imminente, diminuera
-spontanément faute d'urgence, de manière à permettre à
-chaque élément politique une spécialité d'essor qui maintenant
-exposerait à une désastreuse anarchie, dont les
-dangers seraient certainement beaucoup plus graves que
-les divers inconvéniens actuels d'une excessive centralisation
-pratique.</p>
-
-<p>Quant aux conflits essentiels que l'inévitable discordance
-des passions humaines déterminera spontanément,
-malgré les plus sages mesures, dans l'ensemble de l'économie
-positive, comme en tout autre système antérieur,
-mais avec un caractère moins orageux et une moins opiniâtre
-ténacité, ils ont dû être d'avance suffisamment
-considérés au <a href="#Page_344">cinquante-septième chapitre</a>, puisque leur
-<span class="pagenum" id="Page_874">874</span>
-principale intensité sera surtout relative à l'institution
-initiale du nouveau régime, bien davantage qu'à son développement
-normal; en sorte que je puis ici renvoyer
-essentiellement, sous ce rapport, à cette appréciation anticipée,
-caractéristique quoique sommaire. C'est, en effet,
-à un prochain avenir qu'appartient nécessairement le
-désastreux essor des grandes luttes intestines inhérentes
-à notre anarchie mentale et morale, dont les graves
-conséquences matérielles commencent déjà à devenir
-partout imminentes, d'abord au sujet des relations élémentaires
-entre les entrepreneurs et les travailleurs, et
-même ensuite, par une influence moins aperçue, qui sera
-seulement un peu plus tardive, pour l'attitude mutuelle
-des villes et des campagnes. En un mot, il n'y a de vraiment
-systématisé aujourd'hui que ce qui est essentiellement
-destiné à disparaître: or tout ce qui n'est point
-encore systématisé, c'est-à-dire tout ce qui a vie, doit
-engendrer d'inévitables collisions qui ne sauraient être
-suffisamment prévenues ni même contenues d'après le
-lent essor d'une systématisation très-difficile, que repousse
-d'ailleurs le concours spontané des tendances les plus
-contraires, quoique son propre avénement soit toutefois
-pleinement naturel. Dans cette orageuse situation, la philosophie
-positive devra trouver la première épreuve décisive
-de son efficacité politique, en même temps qu'une
-irrésistible stimulation à son indispensable ascendant
-social, unique voie de satisfaction régulière dès lors
-laissée à tous les v&oelig;ux légitimes, relatifs à l'ordre ou au
-progrès qu'elle seule peut réellement concilier. Quand
-cette pénible introduction sera suffisamment accomplie,
-les difficultés continues, propres à l'action normale du
-<span class="pagenum" id="Page_875">875</span>
-nouveau régime, présenteront, quoique de même espèce,
-une intensité beaucoup moindre, et se résoudront d'une
-semblable manière; en sorte qu'il serait ici superflu de
-s'y arrêter spécialement.</p>
-
-<p>Par des motifs analogues, nous sommes également
-dispensés d'insister encore sur l'intime solidarité spontanée,
-reconnue au <a href="#Page_344">cinquante-septième chapitre</a>, entre
-les tendances philosophiques et les impulsions populaires.
-Après avoir essentiellement déterminé l'avénement
-politique de l'économie positive, cette puissante affinité
-mutuelle en deviendra naturellement le plus solide appui
-permanent. La même philosophie qui aura fait systématiquement
-reconnaître la suprématie mentale de la raison
-commune, fera pareillement admettre, sans aucun danger
-d'anarchie, la prépondérance sociale des vrais besoins
-populaires, en constituant de plus en plus l'universel
-ascendant de la morale, dominant à la fois les inspirations
-scientifiques et les déterminations politiques.</p>
-
-<p>C'est ainsi qu'après de grands orages passagers, dus
-surtout à une extrême inégalité d'essor entre les exigences
-pratiques et les satisfactions théoriques, la philosophie
-positive, politiquement appliquée, conduira nécessairement
-l'humanité au système social le plus convenable à
-sa nature, et qui surpassera beaucoup en homogénéité,
-en extension et en stabilité tout ce que le passé put jamais
-offrir.</p>
-
-<p>Tandis que cette triple élaboration simultanée des opinions,
-des m&oelig;urs et des institutions finalement propres à
-la sociabilité moderne s'accomplira graduellement sous
-l'impulsion naturelle des événemens les plus décisifs, la
-philosophie positive manifestera spontanément une
-<span class="pagenum" id="Page_876">876</span>
-quatrième aptitude fondamentale, complémentaire de toutes
-les autres, et moins soupçonnée aujourd'hui qu'aucune
-d'elles, en développant de plus en plus la vraie constitution
-esthétique correspondante à notre civilisation, et si
-vainement cherchée depuis cinq siècles. On se formerait
-une notion très-insuffisante de cette nouvelle propriété
-ultérieure de l'esprit positif, en la réduisant à la seule
-systématisation de la philosophie générale des beaux-arts,
-incidemment annoncée au <a href="#Page_645">cinquante-huitième chapitre</a>.
-Quelle que doive être, à beaucoup d'égards, la
-haute importance d'une telle opération philosophique,
-jusqu'ici essentiellement impossible et même trop prématurée
-aujourd'hui, comme cependant les meilleures
-poétiques doivent sans doute fort peu suffire à faire surgir
-de véritables poètes, il n'y aurait pas lieu certainement
-à considérer ici l'action esthétique de la philosophie
-finale, si par sa nature elle ne devait avoir un tout autre
-caractère essentiel, plus éminent et plus efficace, à la fois
-mental et social.</p>
-
-<p>En étudiant la marche générale de l'évolution humaine,
-j'ai fait suffisamment ressortir, surtout aux cinquante-troisième
-et <a href="#Page_1">cinquante-sixième</a> chapitres, la destination
-fondamentale, soit statique, soit dynamique, propre
-à la vie esthétique dans l'ensemble de notre existence,
-individuelle ou collective, où son heureuse influence,
-intermédiaire entre la tendance spéculative et l'impulsion
-active, doit toujours charmer et améliorer les êtres les
-plus vulgaires et aussi les plus éminens, en élevant les
-uns et adoucissant les autres. Sous cet aspect élémentaire,
-qui deviendra de plus en plus appréciable à mesure
-que se développera la nouvelle philosophie, les
-<span class="pagenum" id="Page_877">877</span>
-beaux-arts doivent évidemment beaucoup gagner à l'avénement
-final du régime positif, qui les incorpore dignement
-à l'économie sociale, à laquelle ils sont jusqu'ici
-restés essentiellement extérieurs. Nous avons d'ailleurs
-reconnu, au <a href="#Page_645">cinquante-huitième chapitre</a>, combien
-l'universelle prépondérance du point de vue humain et
-l'ascendant correspondant de l'esprit d'ensemble doivent
-être profondément favorables à l'essor général des
-dispositions esthétiques, soit dans ce degré modéré qui
-suffit à déterminer un véritable goût, soit même dans
-cette intensité privilégiée qui constitue une vocation
-réelle. Enfin, l'appréciation historique nous avait déjà
-manifesté, chez les anciens et chez les modernes, la
-double condition sociale indispensable à la plénitude
-d'un tel développement, qui exige nécessairement une
-sociabilité progressive, à la fois fortement caractérisée et
-profondément stable. D'après ces divers motifs, dont le
-poids ne peut qu'augmenter, tous les bons esprits sentiront
-bientôt, malgré des préjugés qui n'ont réellement de
-force qu'envers l'élaboration préliminaire, les éminentes
-ressources esthétiques propres à notre véritable avenir.</p>
-
-<p>Les diverses conditions mentales et sociales d'un essor
-actif des beaux-arts n'ont pu jusqu'ici, comme je l'ai
-expliqué, se trouver convenablement réunies que sous
-le régime polythéique de l'antiquité, où il se rapportait
-surtout à une vie publique très-prononcée et très-durable,
-caractérisée par l'énergique développement de l'existence
-militaire, dont l'idéalisation est, à tous égards,
-essentiellement épuisée. Mais il n'en saurait être ainsi de
-l'activité laborieuse et pacifique propre à la civilisation
-moderne, et qui, jusqu'ici à peine ébauchée, n'a pu être
-<span class="pagenum" id="Page_878">878</span>
-encore esthétiquement appréciée, faute de la direction
-philosophique et de la consistance politique convenables
-à sa nature: en sorte que l'art moderne, aussi bien que
-la science et l'industrie elle-même, loin d'avoir déjà
-vieilli, n'est pas, au fond, suffisamment formé, parce
-qu'il n'a pu se dégager assez du type antique, qui, malgré
-son évidente inopportunité, n'a pas perdu, sous ce
-rapport, la prépondérance provisoire que dut lui procurer
-notre longue transition. Les admirables productions
-des cinq derniers siècles ont constaté, sans doute, de la
-manière la plus irrécusable, contre de vains préjugés,
-l'inaltérable conservation spontanée des facultés esthétiques
-de l'humanité, et même leur accroissement
-continu, malgré le milieu le plus défavorable. Cependant
-leur ensemble ne doit être regardé, comparativement à
-l'avenir, que comme constituant une simple préparation
-naturelle, dont la portion la plus originale et la plus
-populaire a dû être ordinairement réduite à la vie privée,
-faute de trouver dans la vie publique une convenable
-alimentation. À mesure qu'un prochain avenir développera
-enfin le vrai caractère intellectuel, moral et
-politique, propre à l'existence moderne, on peut assurer
-que cette nouvelle vie trouvera bientôt une idéalisation
-continue. Le double sentiment du vrai et du bon n'y
-saurait devenir nettement prononcé, sans que le sentiment
-du beau, qui n'est, en tout genre, que l'instinct
-de la perfection rapidement appréciée, ne doive aussi
-partout surgir: en sorte que cette dernière action générale
-de la philosophie positive est, par sa nature, intimement
-liée à chacune des trois qui viennent d'être examinées.
-En outre, la régénération systématique de
-<span class="pagenum" id="Page_879">879</span>
-toutes les conceptions humaines fournira certainement
-de nouveaux moyens philosophiques à l'essor esthétique,
-ainsi déjà assuré d'un but éminent et d'une stimulation
-continue. Pour mieux sentir cette importante appréciation,
-il faut d'abord franchement reconnaître que la
-philosophie théologique, d'après l'universelle application
-spontanée du type humain, qui constitue son véritable
-esprit élémentaire, devait être longtemps favorable
-à l'élan direct de l'imagination. Mais cette aptitude
-initiale était certainement bornée à l'état polythéique,
-ainsi que je l'ai assez expliqué: le déclin monothéique
-l'a fait tellement cesser, qu'elle n'a pu se maintenir que
-d'après l'étrange expédient qui, au milieu du plus fervent
-christianisme, vint spécialement prolonger, à cet effet,
-l'ascendant contradictoire de la principale époque religieuse.
-On peut donc regarder la conception de la divinité,
-ou plutôt des dieux, comme étant depuis longtemps encore
-plus radicalement impuissante sous l'aspect esthétique
-qu'elle ne l'est certainement devenue sous le point de
-vue intellectuel et même enfin social. Quant à la vaine
-entité de la Nature, par laquelle la métaphysique a tenté
-de remplacer cette croyance initiale, sa profonde stérilité
-organique est assurément aussi évidente en poésie
-qu'en philosophie et en politique. Il faut peu s'étonner
-que le sentiment confus de cette double lacune ait souvent
-conduit à regarder les sources mentales de l'art comme
-étant essentiellement taries chez ceux qui, ne trouvant
-point en eux-mêmes une assez intime conviction de l'indestructible
-spontanéité de la vie esthétique, y doivent
-exagérer l'importance des impulsions intellectuelles,
-dont ils ont fait d'ailleurs une appréciation très-insuffisante.
-<span class="pagenum" id="Page_880">880</span>
-Faute d'avoir aperçu le côté positif de l'évolution
-moderne aussi nettement que son côté négatif, seul compris
-jusqu'ici, une superficielle observation détermine
-trop fréquemment, à cet égard, ainsi qu'à tout autre,
-une sorte de désespoir philosophique, parmi les esprits
-assez avancés pour sentir d'ailleurs suffisamment l'impossibilité
-radicale d'une véritable restauration du passé.
-Mais l'ensemble de la saine théorie historique nous a
-toujours, au contraire, évidemment manifesté, même
-à ce titre spécial, la marche croissante de la fondation,
-solidaire avec celle de la démolition. Le principal résultat
-philosophique de cette double progression consiste
-dans la convergence spontanée de toutes les conceptions
-modernes vers la grande notion de l'Humanité,
-dont l'active prépondérance finale doit, en tous sens,
-remplacer l'antique coordination théologico-métaphysique.
-Or cette nouvelle unité mentale, nécessairement
-plus complète et plus durable qu'aucune autre,
-suivant nos dernières explications, comportera certainement,
-sans aucun artifice, une immense aptitude esthétique,
-quand elle aura convenablement prévalu. Une
-telle efficacité spéciale devra être bientôt supérieure à
-celle qu'a pu jamais montrer la philosophie théologique,
-même dans sa splendeur polythéique; car, si l'art,
-qui partout voit ou cherche l'homme, a dû, à ce titre,
-longtemps sympathiser avec la philosophie initiale qui
-lui en offrait, à tous égards, la pensée fictive, il devra
-finalement bien mieux s'adapter à une doctrine fondamentale
-substituant, à cette représentation chimérique
-et indirecte, la notion effective et immédiate de la prépondérance
-humaine envers tous les sujets de nos
-<span class="pagenum" id="Page_881">881</span>
-spéculations habituelles, dès lors circonscrites à l'ordre réel,
-primitivement inconnu. Il y a certainement, pour ceux
-qui sauront l'apprécier, une source inépuisable de nouvelle
-grandeur poétique dans la conception positive de
-l'homme comme le chef suprême de l'économie naturelle,
-qu'il modifie sans cesse à son avantage, d'après une
-sage hardiesse, pleinement affranchie de tout vain scrupule
-et de toute terreur oppressive, et ne reconnaissant
-d'autres limites générales que celles relatives à
-l'ensemble des lois positives dévoilées par notre active
-intelligence: tandis que jusqu'alors l'humanité restait,
-au contraire, passivement assujettie, à tous égards, à
-une arbitraire direction extérieure, d'où devaient toujours
-dépendre ses entreprises quelconques. L'action de
-l'homme sur la nature, d'ailleurs si imparfaite encore,
-n'a pu se manifester suffisamment que chez les modernes,
-en résultat final d'une pénible évolution sociale, longtemps
-après que l'essor esthétique correspondant à la
-philosophie initiale devait être essentiellement épuisé:
-en sorte qu'elle n'a pu comporter aucune idéalisation.
-À l'irrationnelle imitation de la poésie antique, l'art
-moderne a continué à chanter la merveilleuse sagesse
-de la nature, même depuis que la science réelle a directement
-constaté, sous tous les aspects importans, l'extrême
-imperfection de cet ordre si vanté. Quand la
-fascination théologique ou métaphysique n'empêche
-point un vrai jugement, chacun sent aujourd'hui que
-les ouvrages humains, depuis les simples appareils mécaniques
-jusqu'aux sublimes constructions politiques,
-sont, en général, très-supérieurs, soit en convenance,
-soit en simplicité, à tout ce que peut offrir de plus
-<span class="pagenum" id="Page_882">882</span>
-parfait l'économie qu'il ne dirige pas, et où la grandeur des
-masses constitue seule ordinairement la principale cause
-des admirations antérieures. C'est donc à chanter les prodiges
-de l'homme, sa conquête de la nature, les merveilles
-de sa sociabilité, que le vrai génie esthétique
-trouvera surtout désormais, sous l'active impulsion de
-l'esprit positif, une source féconde d'inspirations neuves
-et puissantes, susceptibles d'une popularité qui n'eut
-jamais d'équivalent, parce qu'elles seront en pleine harmonie,
-soit avec le noble instinct de notre supériorité
-fondamentale, soit avec l'ensemble de nos convictions
-rationnelles. Le plus éminent poète de notre siècle, le
-grand Byron, qui a jusqu'ici, à sa manière, mieux pressenti
-que personne la vraie nature générale de l'existence
-moderne, à la fois mentale et morale, a seul tenté spontanément
-cette audacieuse régénération poétique, unique
-issue de l'art actuel. Sans doute la saine philosophie
-n'était point alors assez avancée pour permettre à son
-génie d'apprécier suffisamment, dans notre situation
-fondamentale, rien au delà de l'aspect purement négatif,
-qu'il a d'ailleurs admirablement idéalisé, comme
-je l'ai noté au <a href="#Page_344">cinquante-septième chapitre</a>. Mais le
-profond mérite de ses immortelles compositions, et leur
-immense succès immédiat, malgré de vaines antipathies
-nationales, chez toutes les populations d'élite, ont déjà
-rendu irrécusable, soit la puissance esthétique propre
-à la nouvelle sociabilité, soit la tendance universelle
-vers une telle rénovation. Tous les esprits vraiment philosophiques
-peuvent donc comprendre maintenant que
-l'avénement nécessaire de la réorganisation universelle
-procurera spontanément à l'art moderne en même temps
-<span class="pagenum" id="Page_883">883</span>
-une inépuisable alimentation, par le spectacle général
-des merveilles humaines, et une éminente destination
-sociale, pour faire mieux apprécier l'économie finale.
-Quoique la philosophie dogmatique doive toujours présider
-à l'élaboration directe des divers types, intellectuels
-ou moraux, qu'exigera la nouvelle organisation spirituelle,
-la participation esthétique deviendra cependant
-indispensable, soit à leur active propagation, soit même
-à leur dernière préparation; en sorte que l'art retrouvera
-ainsi, dans l'avenir positif, un important office politique,
-essentiellement équivalent, sauf la diversité des
-régimes, à celui que le passé polythéique lui avait
-conféré, et qui depuis s'était effacé sous la sombre
-domination monothéique. Nous devons évidemment
-écarter ici toute indication générale relative aux nouveaux
-moyens d'une exécution esthétique qui ne saurait
-être assez prochaine pour comporter utilement
-aucune semblable appréciation actuelle. Mais, en évitant,
-à ce sujet, les discussions prématurées et déplacées, il
-convient pourtant d'annoncer déjà que l'obligation fondamentale
-nécessairement imposée à l'art moderne,
-comme à la science et à l'industrie, de subordonner
-toutes ses conceptions à l'ensemble des lois réelles, ne
-tendra nullement à lui ravir la précieuse ressource des
-êtres fictifs, et le contraindra seulement à lui imprimer
-une nouvelle direction, conforme à celle que ce puissant
-artifice logique recevra aussi sous ces deux autres aspects
-universels. J'ai, par exemple, signalé d'avance, au quarantième
-chapitre, l'utile emploi scientifique, et même
-logique, que la saine philosophie biologique pourra désormais
-retirer de la convenable introduction
-<span class="pagenum" id="Page_884">884</span>
-d'organismes imaginaires, d'ailleurs en pleine harmonie avec
-toutes les notions vitales: quand l'esprit positif aura
-suffisamment prévalu, je ne doute pas qu'un tel procédé,
-essentiellement analogue à la marche actuelle des géomètres
-en beaucoup de cas importans, ne puisse vraiment
-faciliter, en biologie, l'essor des conceptions judicieusement
-systématiques. Or, il est clair que le but et les
-conditions de l'art doivent y permettre une application
-bien plus étendue de semblables moyens, dont l'usage
-théorique deviendrait aisément abusif. Chacun sent
-d'ailleurs que leur emploi esthétique devra principalement
-se rapporter à l'organisme humain, supposé modifié,
-soit en mal, soit surtout en bien, de manière à augmenter
-convenablement les effets d'art, sans cependant
-jamais violer les lois fondamentales de la réalité.</p>
-
-<p>Dans cette rapide appréciation de l'action esthétique
-propre à la philosophie positive, j'ai dû me borner à
-considérer explicitement le premier de tous les beaux-arts,
-celui qui, par sa plénitude et sa généralité supérieures,
-a toujours dominé l'ensemble de leur développement.
-Mais il est évident que cette régénération
-de l'art moderne ne saurait être limitée à la seule poésie,
-d'où elle s'étendra nécessairement aux quatre autres
-moyens fondamentaux d'expression idéale, suivant l'ordre
-indiqué par leur hiérarchie naturelle, signalée au
-cinquante-troisième chapitre. Ainsi, l'esprit positif, qui,
-tant qu'il est resté à sa phase mathématique initiale, a
-dû sembler mériter les reproches habituels de tendance
-antiesthétique, que lui adresse encore injustement une
-appréciation routinière, deviendra finalement, au contraire,
-d'après son entière systématisation sociologique,
-<span class="pagenum" id="Page_885">885</span>
-la principale base d'une organisation esthétique non
-moins indispensable que la rénovation mentale et sociale
-dont elle est nécessairement inséparable.</p>
-
-<p>Cette triple élaboration positive, toujours dominée par
-un même principe fondamental, conduira donc certainement
-l'humanité au régime universel le plus conforme
-à sa nature, où tous nos attributs caractéristiques trouveront
-habituellement à la fois la plus parfaite consolidation
-respective, la plus complète harmonie mutuelle,
-et le plus libre essor commun. Immédiatement destinée
-à l'ensemble de l'occident européen, les cinq élémens essentiels
-de cette noble élite de notre espèce y apporteront
-chacun l'indispensable participation continue de son génie
-propre, annonçant déjà, par un tel concours, leur intime
-combinaison ultérieure. Sous la salutaire prépondérance,
-également philosophique et politique, assurée
-à l'esprit français d'après l'ensemble de la transition
-moderne, l'esprit anglais y fera puissamment sentir sa
-prédilection caractéristique pour la réalité et l'utilité,
-l'esprit allemand y appliquera son aptitude native aux
-généralisations systématiques, l'esprit italien y fera convenablement
-pénétrer son admirable spontanéité esthétique,
-enfin l'esprit espagnol y introduira son double sentiment
-familier de la dignité personnelle et de la fraternité
-universelle.</p>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p>En achevant ici cette rapide indication générale de
-l'action définitive propre à la philosophie positive que je
-me suis efforcé de constituer par l'ensemble de ce Traité,
-<span class="pagenum" id="Page_886">886</span>
-j'ai donc enfin terminé complétement la longue et difficile
-opération que j'ai osé concevoir et exécuter pour renouveler
-convenablement aujourd'hui la grande impulsion
-philosophique de Bacon et Descartes, qui, ayant dû se
-rapporter surtout à l'élaboration préliminaire de la positivité
-rationnelle, devait se trouver essentiellement
-épuisée depuis que, d'après le suffisant accomplissement
-d'une telle préparation, l'esprit humain était conduit à
-aborder directement la rénovation finale, qui n'avait pu
-être d'abord que confusément entrevue, et qui maintenant
-devait correspondre aux irrécusables exigences
-d'une situation sans exemple, où l'intervention philosophique
-doit radicalement dissiper une anarchie toujours
-imminente, en transformant l'agitation révolutionnaire
-en activité organique. Dans le cours d'un travail que les
-embarras de ma position ont fait durer douze ans, mon
-intelligence, à l'âge de la pleine ardeur, a nécessairement
-marché, en reproduisant personnellement, avec
-une fidélité spontanée, selon mon plan primitif, les
-principales phases successives de cette moderne évolution
-mentale. Mais cet inévitable progrès a toujours été, j'ose
-le dire, entièrement homogène, comme chaque lecteur
-peut maintenant s'en convaincre d'après le parfait accord
-de ces trois chapitres extrêmes de conclusions générales
-avec les deux premiers chapitres d'introduction fondamentale:
-la longue élaboration intermédiaire est d'ailleurs
-restée constamment conforme aux conditions scrupuleuses
-d'une exacte continuité, à la fois logique et
-scientifique. Un simple rapprochement entre la table totale
-des matières et le tableau synoptique initial pourra
-même aisément rappeler ci-dessous que le plan originaire
-<span class="pagenum" id="Page_887">887</span>
-n'a jamais subi aucune altération réelle, au moins quant à
-l'ordre des diverses parties, dont l'extension proportionnelle
-a seule éprouvé un accroissement imprévu envers
-la science finale que j'avais à créer, et qui, en conséquence,
-ne pouvait d'abord être aussi précisément mesurée
-que les différentes sciences préliminaires déjà constituées.
-Même en ayant égard à cette unique exception,
-tous les bons esprits reconnaîtront, j'espère, que, dans
-cette appréciation systématique de tous les élémens essentiels
-propres à la philosophie fondamentale, chacun
-d'eux a reçu spontanément le développement effectif que
-méritait, au fond, sa véritable importance philosophique.</p>
-
-<p>Par cette universelle élaboration, mon intelligence,
-aussi complétement dégagée de toute métaphysique que
-de toute théologie, se trouve donc parvenue enfin à
-l'état pleinement positif, où elle tente d'attirer tous les
-penseurs énergiques, pour y construire en commun la
-systématisation finale de la raison moderne. Il me reste
-maintenant à annoncer ici la part personnelle que je me
-propose de prendre ultérieurement à cette construction
-directe, après l'avoir convenablement instituée dans le
-Traité que je viens d'achever, et qui devient désormais
-le simple point de départ général de tous les travaux réservés
-à mon âge d'entière maturité. En indiquant ces
-quatre ouvrages essentiels, je vais les mentionner suivant
-l'ordre où je les ai successivement conçus, dès la
-première origine de ce Traité fondamental, mais en avertissant
-déjà que je ne m'engage nullement à le suivre, et
-que je me réserve, à cet égard, toute la liberté d'exécution
-que me procure désormais la base universelle que je
-viens de poser, et dont je puis toujours, sans aucune
-<span class="pagenum" id="Page_888">888</span>
-inconséquence, varier à mon gré l'application spéciale,
-soit d'après les exigences plus ou moins éventuelles du
-grand mouvement philosophique, soit même selon les
-seules convenances de ma situation personnelle: tandis
-qu'il ne pouvait en être ainsi auparavant, vu l'inflexible
-nécessité de suivre scrupuleusement, à tout prix, l'ordre
-unique qui correspondait à une telle fondation, en écartant
-avec une invariable opiniâtreté les divers conseils irrationnels
-qu'une sollicitude peu judicieuse m'avait souvent
-donnés jadis sur le morcellement arbitraire de la composition
-actuelle. Au reste, je terminerai cette indication par
-la discussion rapide du meilleur ordre d'une telle élaboration,
-étant d'ailleurs très-disposé maintenant à accueillir
-avec reconnaissance les réflexions que pourraient m'adresser
-à ce sujet tous ceux qui, ayant suffisamment
-compris la nature et la portée de cette nouvelle philosophie,
-s'intéressent aujourd'hui à son essor ultérieur.</p>
-
-<p>Deux de ces ouvrages seront directement destinés à
-consolider méthodiquement le nouveau système philosophique;
-les deux autres se rapporteront surtout à son
-application générale.</p>
-
-<p>Quant aux premiers, il faut reconnaître que, dans ce
-Traité original, je devais essentiellement apprécier chaque
-élément fondamental de la systématisation finale en
-restant, autant que possible, dans la situation d'esprit
-conforme à sa constitution actuelle, afin de m'élever
-ainsi successivement, en même temps que le lecteur,
-avec une pleine sécurité et une efficacité mieux assurée,
-jusqu'à l'état définitif que j'avais d'abord aperçu, mais
-qui ne pouvait être suffisamment caractérisé que par cet
-essor graduel, reproduction spontanée, suivant le
-<span class="pagenum" id="Page_889">889</span>
-précepte cartésien, de l'ensemble de l'évolution moderne.
-Or, quels que dussent être les avantages essentiels de
-cette marche à posteriori, sans laquelle mon but eût été
-certainement manqué, il en résulte nécessairement que
-les diverses philosophies spéciales, d'après lesquelles je
-crois avoir enfin fondé la vraie philosophie générale, ne
-sauraient avoir ici leur véritable caractère définitif, qui
-ne peut maintenant s'établir que sous l'universelle intervention
-normale de la nouvelle unité philosophique,
-régénérant ainsi, à son tour, tous les élémens qui ont
-dû concourir à sa propre formation. Cette réaction nécessaire,
-qui, convenablement accomplie, constituera directement,
-au moins dans l'ordre abstrait, l'état final de
-la systématisation positive, exigerait donc, par sa nature,
-autant de Traités philosophiquement spéciaux,
-tous dominés par l'esprit sociologique, qu'il existe réellement
-de différentes sciences fondamentales. Mais l'évidente
-impossibilité d'exécuter dignement cette entière
-élaboration pendant le peu de vie qui me reste, même
-quand le temps m'y serait désormais mieux ménagé, m'a
-d'avance déterminé à me restreindre, à cet égard, aux
-deux termes extrêmes, qui doivent être, en effet, les
-plus décisifs, et qui d'ailleurs me sont plus familiers: ce
-qui me conduira donc à systématiser méthodiquement,
-d'une part, la philosophie mathématique, d'une autre
-part, la philosophie politique; laissant ainsi à mes divers
-successeurs ou collègues à constituer semblablement
-les quatre philosophies intermédiaires, astronomique,
-physique, chimique et biologique.</p>
-
-<p>La philosophie mathématique sera l'objet direct d'un
-ouvrage spécial en deux volumes, dont le premier se
-<span class="pagenum" id="Page_890">890</span>
-rapportera naturellement à la mathématique abstraite, ou
-analyse proprement dite, et le second à la mathématique
-concrète, spontanément décomposée en géométrie et
-mécanique, suivant les principes ici établis. Quand j'ai
-composé, il y a douze ans, le tome premier du Traité
-actuel, j'avais encore une opinion beaucoup trop favorable
-de la portée philosophique propre aux géomètres
-de notre siècle; en sorte que j'y ai dû croire suffisamment
-indiquées plusieurs vues importantes de philosophie mathématique,
-qui sont au contraire restées jusqu'ici complétement
-inaperçues, faute d'avoir été assez distinctement
-caractérisées pour des esprits maintenant parvenus,
-à force de dispersion empirique, à un degré de rétrécissement
-dont j'avais moi-même d'abord une trop faible
-idée avant une telle épreuve, quoique je sois forcé de
-vivre au milieu d'eux. Ainsi, outre le motif fondamental
-ci-dessus indiqué, qui m'impose l'obligation directe de
-construire spécialement, d'après mon point de vue actuel,
-une vraie philosophie mathématique, on voit que
-des considérations passagères, mais aujourd'hui fort importantes,
-doivent me faire mieux sentir le besoin d'accomplir
-une portion aussi décisive de la construction
-générale.</p>
-
-<p>Envers le second ouvrage, uniquement consacré à la
-philosophie politique, il a été ici si souvent indiqué, depuis
-le début du tome quatrième, qu'il serait maintenant
-superflu d'en signaler expressément la destination et l'urgence.
-Il se composera de quatre volumes, dont le premier
-traitera de la méthode sociologique, le second de la
-statique sociale, le troisième de la dynamique sociale, et
-le dernier de l'application générale d'une telle doctrine.
-<span class="pagenum" id="Page_891">891</span>
-Tous ceux qui auront convenablement apprécié ma création
-de la sociologie dans la seconde moitié de ce Traité
-sentiront aisément, d'après mes nombreux avis incidents,
-qu'elle ne rend nullement superflue cette nouvelle composition,
-à laquelle se trouve seulement ainsi préparée
-une base indispensable. Ayant ici consacré deux volumes
-à l'élaboration originale de la sociologie dynamique, on
-doit d'abord craindre qu'un seul ne puisse pas me suffire
-ultérieurement pour sa propre construction finale: mais
-il faut considérer que j'ai été forcé de mêler, à beaucoup
-d'égards, à l'étude purement dynamique que je devais
-avoir surtout en vue, des discussions spontanées relatives
-à la partie statique, et même à la méthode, qui auront
-été alors suffisamment constituées d'avance; en sorte
-que, d'après l'ensemble des préparations antérieures, ce
-volume unique suffira, j'espère, à l'appréciation abstraite
-de l'évolution sociale. Cet ouvrage est, ce me semble, par
-sa nature, le plus important de tous ceux qui me restent
-à exécuter; puisque le Traité actuel ayant finalement
-abouti à l'universelle prépondérance mentale, à la fois
-logique et scientifique, du point de vue social, on ne saurait,
-à tous égards, plus directement coopérer à l'installation
-finale de la nouvelle philosophie qu'en élaborant
-l'état normal de la science correspondante, quand même
-les hautes nécessités pratiques ne commanderaient pas
-évidemment une telle construction spéciale.</p>
-
-<p>Passant maintenant aux deux ouvrages relatifs à l'application
-générale du nouveau système philosophique,
-je dois d'abord annoncer, en troisième lieu, un Traité
-fondamental sur l'éducation positive, qui, d'après la maturité
-actuelle de mes idées, me semble réductible à un
-<span class="pagenum" id="Page_892">892</span>
-seul volume. Ce grand sujet n'a pu encore être abordé
-chez les modernes d'une manière convenablement systématique,
-puisque la marche générale de l'éducation individuelle
-ne peut être, à tous égards, suffisamment
-appréciée que d'après sa conformité nécessaire avec l'évolution
-collective, seule immédiatement jugeable, suivant
-les explications directes du <a href="#Page_645">cinquante-huitième chapitre</a>.
-Mais, la vraie théorie de cette évolution fondamentale
-étant maintenant établie, on peut enfin traiter aussi de
-l'éducation proprement dite. D'une autre part, la destination
-sociale d'un tel travail est ici nettement posée
-d'avance, en même temps que son principe philosophique,
-comme devant constituer la première base universelle
-de la régénération politique, dont l'inévitable
-avénement se trouve déjà démontré et caractérisé. Ce troisième
-ouvrage dérive donc, de la manière la plus naturelle,
-du Traité actuel. Quant à sa haute importance, elle ne
-saurait être douteuse, surtout à cause de l'organisation
-positive de la morale, qui constituera la principale partie
-d'une telle élaboration, et qui doit aujourd'hui déterminer
-avec le plus d'efficacité l'entière élimination de la
-philosophie théologique, dont la domination surannée
-entrave encore, à tant d'égards, malgré sa propre impuissance,
-l'essor fondamental de la pensée et de la sociabilité
-modernes.</p>
-
-<p>Enfin, le quatrième ouvrage, également formé d'un
-seul volume, consistera en un Traité systématique de
-l'action de l'homme sur la nature, qui n'a jamais été, à
-ma connaissance, rationnellement appréciée dans son
-ensemble. Malgré l'intérêt propre de ce vaste sujet, il n'y
-saurait être conçu que dans son institution philosophique;
-<span class="pagenum" id="Page_893">893</span>
-puisque son élaboration spéciale exigerait évidemment,
-d'après mes principes encyclopédiques, la construction
-préalable de la science concrète, encore essentiellement
-prématurée. En cet état, il est aisé de concevoir
-l'intime connexité de cette dernière composition avec le
-Traité fondamental: car son principal objet consistera
-à organiser directement la vraie relation finale qui doit
-exister, à tous égards, entre la science et l'art. La fluctuation
-radicale qui persiste encore à ce sujet, surtout
-envers les cas les plus importans, et qui suscite ou maintient
-tant de vicieux conflits élémentaires où la théorie
-et la pratique sont également compromises, caractérise
-certainement l'une des plus intimes difficultés de la situation
-moderne. Il est donc aisé de sentir aussi l'importance
-spéciale d'un ouvrage destiné surtout à dissiper directement
-ces obstacles intellectuels à l'établissement
-durable de l'harmonie la plus décisive entre les deux élémens
-nécessaires de l'organisme positif.</p>
-
-<p>D'après cette indication successive, le lecteur voit
-maintenant que, comme je l'ai annoncé ci-dessus, l'ensemble
-de mon élaboration ultérieure peut indifféremment
-affecter un ordre quelconque envers ces quatre ouvrages
-essentiels, puisque chacun d'eux se rapporte
-directement à la pensée fondamentale dont je viens d'achever
-la constitution originale, et au plein ascendant
-de laquelle tous sont réellement indispensables. Si j'étais
-certain de pouvoir l'accomplir entièrement, malgré la
-brièveté de ma vie et les graves embarras d'une position
-que la préface de ce volume a suffisamment caractérisée,
-je serais encore disposé à conduire cette exécution suivant
-l'exposition précédente, comme je l'ai projeté il y a vingt
-<span class="pagenum" id="Page_894">894</span>
-ans, en arrêtant déjà la conception et la destination de ces
-divers travaux philosophiques, tous incidemment promis,
-quoique avec une inégale insistance, dans ce Traité: ce
-serait peut-être l'ordre le plus efficace, au moins finalement,
-pour le progrès général de la raison publique.
-Mais, une telle sécurité étant fort loin d'exister chez moi,
-je serai sans doute conduit à exécuter d'abord, pendant
-les quatre ou cinq années qui vont suivre, le second de
-ces ouvrages, comme étant à la fois le plus étendu et le
-plus décisif. Le quatrième est assurément le moins urgent,
-quelle qu'en soit la haute utilité; et le troisième
-n'a probablement pas autant besoin que le second d'une
-exécution immédiate à laquelle le public actuel est d'ailleurs
-moins préparé. D'une autre part, quelque éminent
-avantage logique que dût offrir aujourd'hui l'apparition
-directe du premier Traité, pour attirer aussitôt à la
-grande élaboration philosophique des esprits qui s'arrêtent
-maintenant au premier degré de l'initiation scientifique,
-son ajournement n'offre peut-être aucun grave
-inconvénient réel; puisque les géomètres actuels semblent
-peu mériter d'ordinaire qu'on s'occupe tant de les
-élever méthodiquement à la dignité philosophique, que
-le mouvement universel les forcera bientôt de rechercher.</p>
-
-<p>Telle est l'indication générale par laquelle j'ai cru devoir
-terminer enfin ce grand ouvrage, qui doit aussi constituer
-désormais une simple introduction fondamentale
-aux divers travaux essentiels du reste de ma carrière spéculative,
-si je n'y suis pas trop entravé d'après l'état, à la
-fois subalterne et précaire, où, suivant les douloureuses
-explications de ma préface, se trouve encore, au milieu
-<span class="pagenum" id="Page_895">895</span>
-de ma quarante-cinquième année, ma laborieuse existence
-personnelle, toujours exposée jusqu'ici, malgré le scrupuleux
-accomplissement continu de mes divers devoirs
-spéciaux, à être inopinément bouleversée sous l'aveugle
-ou malveillante impulsion des préjugés et des passions
-propres à notre déplorable régime scientifique.</p>
-
-
-<p class="sep3 cent cs8">FIN DU TOME SIXIÈME ET DERNIER.</p>
-
-<div id="Page_897" class="npage">
-
-<hr class="double" />
-
-<h2 class="nobreak"><span class="gesp">TABLE GÉNÉRALE</span><br />
-<span class="cs8">DES MATIÈRES</span><br />
-<span class="cs6">CONTENUES</span><br />
-<span class="cs8">DANS LES SIX VOLUMES DE CE TRAITÉ<a name="FNanchor_36" id="FNanchor_36" href="#Footnote_36" class="fnanchor">[36]</a>.</span></h2>
-
-<p class="fnote"><a name="Footnote_36" id="Footnote_36" href="#FNanchor_36"><span class="label"><b>Note 36</b>:</span></a>
-D'après les motifs indiqués à la fin de la Préface, j'ai cru devoir
-ici noter exactement l'époque et la durée de chacune des parties
-successives de cette longue composition, dont les diverses vicissitudes
-deviendront ainsi plus aisément appréciables.</p>
-
-<hr class="small" />
-
-<p class="cent esp"><span class="cs12"><b>TOME PREMIER,</b></span><br />
-<span class="cs8">CONTENANT<br />
-LES PRÉLIMINAIRES GÉNÉRAUX ET LA PHILOSOPHIE MATHÉMATIQUE.</span></p>
-
-<p class="cent cs8">(Tout ce premier volume a été écrit dans le premier semestre de 1830.)</p>
-
-<table class="tabmat" summary="Table des matières du tome premier">
-<tr>
- <td class="tdr" colspan="2">Pages.</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">Dédicace</span></td>
- <td class="tdr"><span class="cs7">V</span></td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">Avertissement de l'auteur</span></td>
- <td class="tdr"><span class="cs7">VI</span></td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">Tableau synoptique de l'ensemble du Cours de philosophie
-positive</td>
- <td class="tdr">1</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">1<sup>re</sup> Leçon. Exposition du but de ce cours, ou considérations
-générales sur la nature et la destination de la
-philosophie positive</td>
- <td class="tdr">1</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">2<sup>e</sup> Leçon. Exposition du plan de ce cours, ou considérations
-générales sur la hiérarchie fondamentale des
-sciences positives</td>
- <td class="tdr">57</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl"><span class="pagenum" id="Page_898">898</span>
-3<sup>e</sup> Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble
-de la science mathématique</td>
- <td class="tdr">117</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">4<sup>e</sup> Leçon. Vue générale de l'analyse mathématique</td>
- <td class="tdr">165</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">5<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur le calcul des
-fonctions directes</td>
- <td class="tdr">197</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">6<sup>e</sup> Leçon. Exposition comparative des divers points de
-vue généraux sous lesquels on peut envisager le
-calcul des fonctions indirectes</td>
- <td class="tdr">225</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">7<sup>e</sup> Leçon. Tableau général du calcul des fonctions indirectes</td>
- <td class="tdr">273</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">8<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur le calcul des variations</td>
- <td class="tdr">315</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">9<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur le calcul aux
-différences finies</td>
- <td class="tdr">337</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">10<sup>e</sup> Leçon. Vue générale de la géométrie</td>
- <td class="tdr">349</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">11<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur la géométrie
-<i>spéciale</i> ou <i>préliminaire</i></td>
- <td class="tdr">397</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">12<sup>e</sup> Leçon. Conception fondamentale de la géométrie
-<i>générale</i> ou <i>analytique</i></td>
- <td class="tdr">429</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">13<sup>e</sup> Leçon. De la géométrie générale à deux dimensions</td>
- <td class="tdr">469</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">14<sup>e</sup> Leçon. De la géométrie générale à trois dimensions</td>
- <td class="tdr">511</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">15<sup>e</sup> Leçon. Considérations philosophiques sur les principes
-fondamentaux de la mécanique rationnelle</td>
- <td class="tdr">539</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">16<sup>e</sup> Leçon. Vue générale de la statique</td>
- <td class="tdr">587</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">17<sup>e</sup> Leçon. Vue générale de la dynamique</td>
- <td class="tdr">647</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">18<sup>e</sup> Leçon. Considérations philosophiques sur les théorèmes
-généraux de mécanique rationnelle</td>
- <td class="tdr">691</td>
-</tr>
-</table>
-
-<hr class="small" />
-
-<div id="Page_899" class="pagenum">899</div>
-
-<p class="cent esp"><span class="cs12"><b>TOME DEUXIÈME,</b></span><br />
-<span class="cs8">CONTENANT<br />
-LA PHILOSOPHIE ASTRONOMIQUE ET LA PHILOSOPHIE PHYSIQUE.</span></p>
-
-<p class="cent cs8">(L'une a été écrite dans le mois de septembre 1834, et l'autre dans le
-premier trimestre de 1835.)</p>
-
-<table class="tabmat" summary="Table des matières du tome deuxième">
-<tr>
- <td class="tdl">19<sup>e</sup> Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble
-de la science astronomique</td>
- <td class="tdr">7</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">20<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur les méthodes
-d'observation en astronomie</td>
- <td class="tdr">47</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">21<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur les phénomènes
-géométriques élémentaires des corps célestes</td>
- <td class="tdr">93</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">22<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur le mouvement
-de la Terre</td>
- <td class="tdr">139</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">23<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur les lois de Kepler,
-et sur leur application à l'étude géométrique
-des mouvemens célestes</td>
- <td class="tdr">179</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">24<sup>e</sup> Leçon. Considérations fondamentales sur la loi de la
-gravitation</td>
- <td class="tdr">219</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">25<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur la statique céleste</td>
- <td class="tdr">261</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">26<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur la dynamique
-céleste</td>
- <td class="tdr">301</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">27<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur l'astronomie
-sidérale et sur la cosmogonie positive</td>
- <td class="tdr">351</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">28<sup>e</sup> Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble
-de la physique</td>
- <td class="tdr">389</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">29<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur la barologie</td>
- <td class="tdr">465</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl"><span class="pagenum" id="Page_900">900</span>
-30<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur la thermologie
-physique</td>
- <td class="tdr">507</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">31<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur la thermologie
-mathématique</td>
- <td class="tdr">549</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">32<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur l'acoustique</td>
- <td class="tdr">595</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">33<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur l'optique</td>
- <td class="tdr">637</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">34<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur l'électrologie</td>
- <td class="tdr">677</td>
-</tr>
-</table>
-
-<hr class="small" />
-
-<p class="cent esp"><span class="cs12"><b>TOME TROISIÈME,</b></span><br />
-<span class="cs8">CONTENANT<br />
-LA PHILOSOPHIE CHIMIQUE ET LA PHILOSOPHIE BIOLOGIQUE.</span></p>
-
-<p class="cent cs8">(La philosophie chimique a été écrite dans le mois de septembre 1835.)</p>
-
-<table class="tabmat" summary="Table des matières du tome troisième">
-<tr>
- <td class="tdl">35<sup>e</sup> Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble
-de la chimie</td>
- <td class="tdr">7</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">36<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur la chimie proprement
-dite ou <i>inorganique</i></td>
- <td class="tdr">79</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">37<sup>e</sup> Leçon. Examen philosophique de la doctrine chimique
-des proportions définies</td>
- <td class="tdr">133</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">38<sup>e</sup> Leçon. Examen philosophique de la théorie électro-chimique</td>
- <td class="tdr">179</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">39<sup>e</sup> Leçon. Considérations générales sur la chimie dite
-<i>organique</i></td>
- <td class="tdr">227</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">40<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 1<sup>er</sup> au 30 janvier 1836.</i>) Considérations
-philosophiques sur l'ensemble de la science
-biologique</td>
- <td class="tdr">269</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">41<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 1<sup>er</sup> au 6 août 1836.</i>) Considérations
-générales sur la philosophie anatomique</td>
- <td class="tdr">487</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl"><span class="pagenum" id="Page_901">901</span>
-42<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 9 au 15 août 1836.</i>) Considérations
-générales sur la philosophie biotaxique</td>
- <td class="tdr">537</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">43<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 20 novembre au 15 décembre
-1837.</i>) Considérations philosophiques sur l'étude
-générale de la vie végétative ou <i>organique</i></td>
- <td class="tdr">609</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">44<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 17 au 22 décembre 1837.</i>) Considérations
-philosophiques sur l'étude générale de la
-vie <i>animale</i> proprement dite</td>
- <td class="tdr">693</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">45<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 24 au 31 décembre 1837.</i>) Considérations
-générales sur l'étude positive des fonctions
-intellectuelles et morales, ou cérébrales</td>
- <td class="tdr">761</td>
-</tr>
-</table>
-
-<hr class="small" />
-
-<p class="cent esp"><span class="cs12"><b>TOME QUATRIÈME,</b></span><br />
-<span class="cs8">CONTENANT<br />
-LA PARTIE DOGMATIQUE DE LA PHILOSOPHIE SOCIALE.</span></p>
-
-<p class="cent cs8">(Tout ce quatrième volume a été écrit, avec très-peu d'interruption,
-du 1<sup>er</sup> mars au 1<sup>er</sup> juillet 1839.)</p>
-
-<table class="tabmat" summary="Table des matières du tome quatrième">
-<tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">Avis de l'éditeur</span></td>
- <td class="tdr"><span class="cs7">V</span></td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">Avertissement de l'auteur</span></td>
- <td class="tdr"><span class="cs7">VII</span></td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">46<sup>e</sup> Leçon. Considérations politiques préliminaires sur
-la nécessité et l'opportunité de la <i>physique sociale</i>,
-d'après l'analyse fondamentale de l'état politique
-actuel</td>
- <td class="tdr">1</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">47<sup>e</sup> Leçon. Appréciation sommaire des principales tentatives
-philosophiques entreprises jusqu'ici pour
-constituer la science sociale</td>
- <td class="tdr">225</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">48<sup>e</sup> Leçon. Caractères fondamentaux de la méthode positive
-<span class="pagenum" id="Page_902">902</span>
-dans l'étude rationnelle des phénomènes sociaux</td>
- <td class="tdr">287</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">49<sup>e</sup> Leçon. Relations nécessaires de la physique sociale
-avec les autres branches fondamentales de la philosophie
-positive</td>
- <td class="tdr">471</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">50<sup>e</sup> Leçon. Considérations préliminaires sur la statique
-sociale, ou théorie générale de l'ordre spontané des
-sociétés humaines</td>
- <td class="tdr">537</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">51<sup>e</sup> Leçon. Lois fondamentales de la dynamique sociale,
-ou théorie générale du progrès naturel de l'humanité</td>
- <td class="tdr">623</td>
-</tr>
-</table>
-
-<hr class="small" />
-
-<p class="cent esp"><span class="cs12"><b>TOME CINQUIÈME,</b></span><br />
-<span class="cs8">CONTENANT<br />
-LA PARTIE HISTORIQUE DE LA PHILOSOPHIE SOCIALE, EN TOUT
-CE QUI CONCERNE L'ÉTAT THÉOLOGIQUE ET L'ÉTAT MÉTAPHYSIQUE.</span></p>
-
-<table class="tabmat" summary="Table des matières du tome cinquième">
-<tr>
- <td class="tdl">52<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 21 avril au 2 mai 1840.</i>) Réduction
-préalable de l'ensemble de l'élaboration historique.&mdash;Considérations
-générales sur le premier
-état théologique de l'humanité: âge du fétichisme.
-Ébauche spontanée du régime théologique et militaire</td>
- <td class="tdr">1</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">53<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 7 au 30 mai 1840.</i>) Appréciation
-générale du principal état théologique de l'humanité:
-âge du polythéisme. Développement graduel
-du régime théologique et militaire</td>
- <td class="tdr">115</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">54<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 15 juin au 2 juillet 1840.</i>)
-<span class="pagenum" id="Page_903">903</span>
-Appréciation générale du dernier état théologique de
-l'humanité: âge du monothéisme. Modification radicale
-du régime théologique et militaire</td>
- <td class="tdr">297</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">55<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 10 janvier au 26 février 1841.</i>)
-Appréciation générale de l'état métaphysique des sociétés
-modernes: époque critique, ou âge de transition
-révolutionnaire. Désorganisation croissante,
-d'abord spontanée et ensuite systématique, de l'ensemble
-du régime théologique et militaire</td>
- <td class="tdr">492</td>
-</tr>
-</table>
-
-<hr class="small" />
-
-<p class="cent esp"><span class="cs12"><b>TOME SIXIÈME ET DERNIER,</b></span><br />
-<span class="cs8">CONTENANT<br />
-LE COMPLÉMENT DE LA PARTIE HISTORIQUE DE LA PHILOSOPHIE
-SOCIALE, ET LES CONCLUSIONS GÉNÉRALES.</span></p>
-
-<table class="tabmat" summary="Table des matières du tome sixième">
-<tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">Extrait du jugement</span>
- rendu le 29 décembre 1842 <span class="smcap">par le Tribunal de commerce
- de Paris</span></td>
- <td class="tdr"><span class="cs7"><a href="#Page_III">III</a></span></td>
-</tr><tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">Avis de l'éditeur</span></td>
- <td class="tdr"><span class="cs7"><a href="#Page_IV">IV</a></span></td>
-</tr><tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">Préface personnelle</span> (<i>Écrite du 17 au 19 juillet 1842.</i>)</td>
- <td class="tdr"><span class="cs7"><a href="#Page_V">V</a></span></td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">56<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 20 mai au 17 juin 1841.</i>) Appréciation
-générale du développement fondamental
-des divers élémens propres à l'état positif de l'humanité:
-âge de la spécialité, ou époque provisoire,
-caractérisée par l'universelle prépondérance de l'esprit
-de détail sur l'esprit d'ensemble. Convergence
-progressive des principales évolutions spontanées
-de la société moderne vers l'organisation finale d'un
-régime rationnel et pacifique</td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_1">1</a></td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">57<sup>e</sup> Leçon. (<i>La partie historique de cette Leçon a été
-écrite du 25 juin au 14 juillet 1841, et la partie
-dogmatique du 23 décembre 1841 au 15 janvier
-1842.</i>) Appréciation générale de la portion déjà
-<span class="pagenum" id="Page_904">904</span>
-accomplie de la révolution française ou européenne.&mdash;Détermination
-rationnelle de la tendance finale
-des sociétés modernes, d'après l'ensemble du passé
-humain: état pleinement positif, ou âge de la généralité,
-caractérisé par une nouvelle prépondérance
-normale de l'esprit d'ensemble sur l'esprit de détail</td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_344">344</a></td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">58<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 17 mai au 16 juin 1842.</i>) Appréciation
-finale de l'ensemble de la méthode positive</td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_645">645</a></td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">59<sup>e</sup> Leçon. (<i>Écrite du 23 au 28 juin 1842.</i>) Appréciation
-philosophique de l'ensemble des résultats propres
-à l'élaboration préliminaire de la doctrine
-positive</td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_786">786</a></td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">60<sup>e</sup> et dernière Leçon. (<i>Écrite du 9 au 13 juillet 1842.</i>)
-Appréciation générale de l'action finale propre à la
-philosophie positive</td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_839">839</a></td>
-</tr>
-</table>
-
-<p class="sep3 cent cs8">FIN DE LA TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES.</p>
-
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-<li><a href="#cor_1">Note 1</a>: «inpudemment» remplacé par «impudemment» (qui lui furent ensuite impudemment attribuées).</li>
-
-<li><a href="#cor_2">Page 63</a>: au lieu de «de plus en pacifique» il faut sans doute lire «de plus en plus pacifique».</li>
-
-<li><a href="#cor_3">Page 112</a>: «irrationelle» remplacé par «irrationnelle» (loin de justifier l'irrationnelle surprise).</li>
-
-<li><a href="#cor_4">Page 161</a>: «pure-rement» remplacé par «purement» (en travaux purement préparatoires).</li>
-
-<li><a href="#cor_5">Page 296</a>: «public» remplacé par «publique» (ce que d'abord la raison publique jugeait impie).</li>
-
-<li><a href="#cor_6">Page 307</a>: «hapitre» remplacé par «chapitre» (au quarante-cinquième chapitre).</li>
-
-<li><a href="#cor_7">Page 308</a>: «Mallebranche» remplacé par «Malebranche» (quand Malebranche s'en fut exclusivement emparé).</li>
-
-<li><a href="#cor_8">Page 413</a>: «Histo-toriquement» remplacé par «Historiquement» (Historiquement envisagée, cette nouvelle prépondérance).</li>
-
-<li><a href="#cor_9">Page 413</a>: «un» remplacé par «une» (une telle rénovation préalable).</li>
-
-<li><a href="#cor_10">Page 415</a>: «plongé» remplacé par «plongée» (où demeure plongée, depuis un demi-siècle, l'élite de l'humanité).</li>
-
-<li><a href="#cor_11">Page 434</a>: inséré «l'» (de ceux de l'antiquité).</li>
-
-<li><a href="#cor_12">Page 478</a>: «posivité» remplacé par «positivité» (sa positivité le rendrait plus efficace).</li>
-
-<li><a href="#cor_13">Page 536</a>: «dis-discussion» remplacé par «discussion» (la discussion rationnelle).</li>
-
-<li><a href="#cor_14">Page 565</a>: «corrrespondante» remplacé par «correspondante» (l'esprit de la philosophie correspondante).</li>
-
-<li><a href="#cor_15">Page 599</a>: «et et» remplacé par «et» (continue d'éclairer et de défendre).</li>
-
-<li><a href="#cor_16">Page 599</a>: «un» remplacé par «une» (une certaine similitude).</li>
-
-<li><a href="#cor_17">Page 644</a>: inséré «y» (il y a douze ans).</li>
-
-<li><a href="#cor_18">Page 645</a>: «le» remplacé par «la» (la plus importante et la plus difficile).</li>
-
-<li><a href="#cor_19">Page 649</a>: «le» remplacé par «la» (a été la plus complète).</li>
-
-<li><a href="#cor_20">Page 675</a>: inséré «ai» (la constitution que je lui ai imposée).</li>
-
-<li><a href="#cor_21">Page 701</a>: «rationellement» remplacé par «rationnellement» (susceptibles d'être rationnellement prévus).</li>
-
-<li><a href="#cor_22">Page 734</a>: «l'évolu-lution» remplacé par «l'évolution» (l'état correspondant de l'évolution humaine).</li>
-
-<li><a href="#cor_23">Page 771</a>: «offert» remplacé par «offerts» (quatre modes essentiels que nous a successivement offerts).</li>
-
-<li><a href="#cor_24">Page 791</a>: «tendante» remplacé par «tendant» (ce principe incontestable, tendant à dénaturer).</li>
-
-<li><a href="#cor_25">Page 853</a>: «tout» remplacé par «toute» (toute autre systématisation).</li>
-</ul>
-
- </div>
- </div>
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-<hr class="full" />
-
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-End of the Project Gutenberg EBook of Cours de philosophie positive, vol. 6/6, by
-Auguste Comte
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE POSITIVE, VOL 6 ***
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