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diff --git a/old/44676-h/44676-h.htm b/old/44676-h/44676-h.htm new file mode 100644 index 0000000..0cf393b --- /dev/null +++ b/old/44676-h/44676-h.htm @@ -0,0 +1,10345 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html lang="fr"> +<head> +<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=ISO-8859-1"> +<title>The Project Gutenberg e-Book of Histoire des Salons de Paris (Tome 6); Author: Duchesse d'Abrantès.</title> +<link rel="coverpage" href="images/cover-page.jpg"> + +<style type="text/css"> +<!-- + +body {font-size: 1em; text-align: justify; margin-left: 5%; margin-right: 5%;} + +h1 {font-size: 115%; text-align: center; margin-top: 4em; margin-bottom: 4em;} +h2 {font-size: 110%; text-align: center; margin-top: 4em; margin-bottom: 2em; line-height: 2em;} +h3 {font-size: 110%; text-align: center; margin-top: 4em; margin-bottom: 2em; line-height: 2em;} + +a:focus, a:active { outline:#ffee66 solid 2px; background-color:#ffee66;} +a:focus img, a:active img {outline: #ffee66 solid 2px; } + +ul.none {list-style-type: none;} + +sup {line-height: 0em; font-variant: normal;} + +p {text-indent: 1em;} + +.p2 {margin-top: 2em; margin-bottom: 1em;} +.p4 {margin-top: 4em; margin-bottom: 1em;} + +.center {text-align: center; text-indent: 0em;} +.ralign10 {position: absolute; right: 10%; top: auto;} + +.smcap {font-variant: small-caps; font-size: 95%;} +.smaller {font-size: 90%;} +.small {font-size: 80%;} + +.toc {margin-left: 10%; margin-right: 10%;} +.toc li {text-indent: -5%;} +.footnote p {text-indent: 0em;} +.poem10 {margin-left: 10%; font-size: 95%; text-indent: 0em;} +.poem10 p {text-indent: 0em;} +.speakersc {text-align: center; font-variant: small-caps; font-size: 95%; font-weight: bold;} +.speaker {text-align: center; font-size: 95%; font-weight: bold;} +.stage {font-size: 80%;} + +.pagenum {visibility: hidden; + position: absolute; right:0; text-align: right; + font-size: 10px; + font-weight: normal; font-variant: normal; + font-style: normal; letter-spacing: normal; + color: #C0C0C0; background-color: inherit;} + +.figcenter {margin: auto; text-align: center;} + +@media handheld +{ +h2 {page-break-before: always;} +.ralign10 {margin-left: 2em;} +} + +--> +</style> +</head> + +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Histoire des salons de Paris (Tome 6/6), by +Laure Junot, duchesse d' Abrantès + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org/license + + +Title: Histoire des salons de Paris (Tome 6/6) + Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le + Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et + le règne de Loui + +Author: Laure Junot, duchesse d' Abrantès + +Release Date: January 15, 2014 [EBook #44676] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DES SALONS DE PARIS TOME 6 *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and +the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + + +<h1><span class="smaller">HISTOIRE</span><br> +<span class="small">DES</span><br> + SALONS DE PARIS</h1> + +<p class="center p2">TOME SIXIÈME.</p> + +<div class="p4 center smaller"> +<p>L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS</p> +<p>FORMERA 8 VOL. IN-8<sup>o</sup>,</p> +<p>Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.</p> +<p>La 2<sup>e</sup> a paru le 11 janvier;<br> + La 3<sup>e</sup> paraîtra le 25 mars.<br> + La 4<sup>e</sup> livraison, composée des Salons de + la Restauration<br> et du règne de Louis-Philippe + I<sup>er</sup>, paraîtra le 15 mai.</p> + +<p>Les souscripteurs chez l'éditeur recevront <em>franco</em> l'ouvrage<br> + le jour même de la mise en vente.</p> +</div> + +<p class="p4 center smaller"> + PARIS.—IMPRIMERIE DE CASIMIR,<br> + Rue de la Vieille-Monnaie, n<sup>o</sup> 12.</p> + +<p class="p4 center"><b><span class="smaller">HISTOIRE</span><br> +<span class="small">DES</span><br> + SALONS DE PARIS</b></p> + +<p class="center" style="line-height: 1.5em;">TABLEAUX ET PORTRAITS<br> + DU GRAND MONDE,<br> +<span class="smaller">SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE,<br> + LA RESTAURATION,<br> + ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE I<sup>er</sup>.</span></p> + +<p class="center"><span class="small">par</span><br> + LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.</p> + +<p class="center p2">TOME SIXIÈME.</p> + +<a id="img001" name="img001"></a> +<div class="figcenter"> +<img src="images/img001.jpg" alt="Enseigne de l'éditeur." title="" height="175" width="150"> +</div> + +<p class="p2 center smaller">À PARIS<br> + CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE<br> +<span class="smaller">DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS,<br> + PLACE DU PALAIS-ROYAL.<br> + M DCCC XXXVIII.</span></p> + +<h2><span class="pagenum"><a id="page1" name="page1"></a>(p. 1)</span> SALON DE M. DE TALLEYRAND,<br> +SOUS LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE.</h2> + +<h3>PREMIÈRE PARTIE.<br> +LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT.</h3> + +<p>C'est un homme difficile à suivre dans les <i>méandres</i> de sa vie +politique que M. de Talleyrand... Cette destinée, se présentant +toujours différemment qu'elle ne doit se terminer, a quelque chose +d'étrange qui surprend, et empêche quelquefois d'être aussi +impartial qu'on le voudrait pour juger <span class="pagenum"><a id="page2" name="page2"></a>(p. 2)</span> un homme dont l'esprit +est si supérieur et si remarquable d'agréments, comme homme du monde: +c'est qu'il est en même temps homme de parti; on ne peut pas les +séparer: et si l'un attire, l'autre repousse.</p> + +<p>Avant la Révolution, l'abbé de Périgord était un abbé <i>mauvais +sujet</i>; il faisait partie, à peine sorti du séminaire de +Saint-Sulpice, de l'état-major religieux de l'archevêque de Reims. +On sait que cette troupe d'abbés était la plus élégante et la plus +recherchée parmi tous les jeunes gens qui prenaient le parti de la +carrière ecclésiastique<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>. L'abbé de Périgord ne fit faute à sa +renommée, et sa conduite répondit parfaitement à ce que les autres +avaient annoncé. Mais M. de Talleyrand, dès cette époque, annonçait, +<i>lui</i>, un homme supérieur à tout ce qui l'entourait... Et cette +<i>universalité</i> dans les goûts, cette facilité dans tout ce qu'il +faisait, prouvaient par avance qu'il serait un des hommes les plus +distingués de son temps.</p> + +<p>Il avait une charmante figure; ses traits étaient fins, et cela +même remarquablement: chose étonnante, car sa physionomie n'est +nullement active <span class="pagenum"><a id="page3" name="page3"></a>(p. 3)</span> dans son expression, et pourtant rien n'est +plus incisif que le regard de ses yeux presque atones, lorsqu'ils +s'attachent sur vous avec une expression railleuse... Aimant vivement +le plaisir, il trouvait le temps de tout accorder; et les matières +sérieuses dont il s'occupa très-jeune encore prouvent qu'il ne +passait pas ses journées à dormir, s'il passait ses nuits au jeu ou à +souper avec des personnes joyeuses...</p> + +<p>Sa force était, dit-on, une chose miraculeuse; il passait quelquefois +deux et trois nuits de suite sans dormir; il lui fallait paraître +le quatrième jour au matin avec toutes ses facultés sérieuses, eh +bien! il dormait une heure après avoir pris un bain, et paraissait +aussi dispos de corps et d'esprit que s'il sortait d'une retraite de +six semaines à la Trappe. Une particularité qui tient à lui, c'est +qu'avec cette force vraiment rare, il n'en avait pas la moindre +apparence: il avait même plutôt celle d'une jeune fille..., et son +visage rose et blanc ne révélait en aucune sorte qu'il n'en fût pas +une. Jamais M. de Talleyrand n'a fait sa barbe, et cela par une +bonne raison: c'est qu'il n'en a pas, et n'en a jamais eu; il aurait +pu, à vingt ans, jouer parfaitement le rôle de Faublas. Et, en y +pensant bien, je croirais peut-être que Louvet a connu M. l'abbé de +Périgord, et beaucoup de circonstances de sa <span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> vie de jeune +homme. Voici un fait qu'il est, je crois, bon de conserver. Je pense +que M. de Talleyrand ne l'a pas oublié.</p> + +<p>Lorsque les jeunes abbés de qualité étaient au séminaire de +Saint-Sulpice, ils avaient en Sorbonne un ecclésiastique comme +répétiteur, ou pour une fonction à peu près semblable. Son nom, +je ne l'ai pas oublié, je ne l'ai jamais su. Je ne connais <i>que +son surnom</i>, il s'appelait <i>la grande Catau</i>. Pourquoi? Voilà ce +que je ne sais pas. Ce qui est certain, c'est que tous les jeunes +abbés l'appelaient ainsi. Un jour, cet homme, plus animé par ce +qu'il savait probablement, et par ses propres sentiments, se laissa +emporter à une vive allocution en présence de huit ou dix de ces +jeunes têtes destinées à porter la mitre et peut-être la tiare. +C'était d'abord M. de Talleyrand; puis l'abbé de Damas, l'abbé de +Montesquiou, l'abbé de Saint-Phar, l'abbé de Saint-Albin, l'abbé de +Lageard, etc., etc.</p> + +<p>—Oh! s'écriait-il dans un moment d'exaltation, oh! mon Dieu!... +qu'est-ce donc que je vois dans ceux de tes serviteurs destinés +à faire aimer ta loi!... que vois-je parmi eux... là-bas dans +cet angle obscur<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a>, parmi ceux destinés <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> un jour à porter +peut-être la couronne de saint Pierre, mais sûrement la mitre +épiscopale... que vois-je?... des hommes portant et propageant les +vices du siècle parmi le clergé, parmi les serviteurs de Dieu!... Oh! +mon Dieu! mon Dieu! que deviendra donc votre sainte religion?...</p> + +<p><i>La grande Catau</i> était une personne de grand jugement et d'un esprit +très-supérieur.</p> + +<p>Quelques années plus tard, un autre homme apostrophait M. de +Talleyrand d'une manière encore plus directe. Cet homme était M. de +Lautrec, lieutenant-général, ayant une jambe de bois et le droit de +parler au nom du pays. Il avait été de plus ami du père de M. de +Talleyrand.</p> + +<p>—Monsieur, lui dit-il le premier jour, à l'Assemblée Constituante, +lorsque M. de Talleyrand passait devant le vieillard mutilé pour +aller au côté gauche, où il siégeait; Monsieur, si M. votre père +vivait, il vous mettrait les bras comme nous avons les jambes.</p> + +<p>M. de Lautrec était un homme ayant le droit de parler ainsi.</p> + +<p>Aimant la vie du monde d'autrefois, et telle que pouvait l'avoir un +homme de sa condition et de sa <span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span> qualité; aimant avec passion +les femmes, le jeu, et tout ce qui constituait alors un homme à +la mode, ce fut ainsi que 1789 trouva M. de Talleyrand. Il était +trop habile pour ne pas comprendre que le vieil édifice croulerait +peut-être bientôt: car il était violemment ébranlé. Aussi, une +fois aux États-Généraux, prit-il le parti qui devait triompher. +Les bénéfices dont il jouissait lui devaient être enlevés par la +force des événements; et, selon lui-même, il convenait mieux de les +abandonner le premier (je dis toujours <i>peut-être</i>). Sa conduite +aux États-Généraux fut conséquente; elle le fut encore lorsqu'il +se sépara pour faire partie de l'Assemblée lors de l'affaire du +Jeu de Paume...; mais elle fut grande et belle lorsqu'étant évêque +d'Autun il entra à l'Assemblée Constituante<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a>. Il fut constamment +très-brillant dans cette nouvelle carrière, et se signala avec un +courage qu'en vérité on ne demande aux prêtres que pour le martyre: +il proposa lui-même l'abolition des dîmes du clergé, démontra +la nullité des mandats impératifs, et, une fois au Comité de +constitution, il se montra plus véhément cent fois qu'aucun de ceux +qui en faisaient partie avec lui. Un fait assez remarquable dans la +vie de <span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span> M. de Talleyrand, c'est que l'époque qui en est la plus +importante dans l'intérêt du pays est sa carrière administrative: +et c'est la moins connue précisément. Ce temps, déjà bien loin pour +nous, qui ne regardons jamais au-delà des jours tout près de nous, +est rempli de travaux importants. Avec la même vérité, on peut louer +la conduite de M. de Talleyrand, lorsqu'il demanda que les biens du +clergé fussent employés au soulagement du Trésor, alors tellement +en souffrance, qu'on fut obligé de créer un papier-monnaie. M. de +Talleyrand, en demandant que les biens du clergé fussent ainsi +aliénés, faisait, certes, une belle et grande action, puisque ses +bénéfices étaient son unique fortune. C'est une résolution noble et +grande; et l'abbé Maury<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a> ne fut pas juste envers lui en l'attaquant +comme il le fit. M. de Talleyrand provoquait une grande mesure qui +pouvait sauver ou tout au moins aider à sauver le pays, si elle eût +été appliquée dix ans plus tôt à ses besoins.—C'est donc une vérité +incontestable que M. de Talleyrand fut utile à la France, et surtout +<i>voulut</i> l'être; mais le torrent l'emporta.</p> + +<p>On dit avec raison que l'Assemblée Constituante <span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span> renfermait +plus de talents et d'hommes d'esprit que la France n'en avait jamais +vu rassemblés en un même lieu. M. de Talleyrand, quel que fût +celui qui s'opposait à lui, paraissait toujours dans une attitude +convenable et forte, et il est à remarquer que le côté gauche +dont il faisait partie était formé des hommes les plus habiles de +l'Assemblée... à quelques exceptions près qui se trouvaient au côté +droit. L'abbé Maury, orateur à la <i>Bossuet</i>, se laissait emporter par +la colère quelquefois, comme le grand homme de Meaux; cette colère +l'aveuglait souvent, et alors il était inférieur à celui qui était +en face de lui. C'est dans une circonstance semblable que M. de +Talleyrand fut injustement attaqué par lui, lorsque, voulant prévenir +des abus, il provoqua le décret qui ordonnait de mettre les scellés +et de faire l'inventaire des effets mobiliers et immobiliers du +clergé<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Go to footnote 5"><span class="smaller">[5]</span></a>... Ces deux hommes ont été peut-être plus opposés l'un à +l'autre que Mirabeau et Maury, et pourtant on ne parle que d'eux. Il +faut avoir étudié à fond <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> cette époque pour savoir la vérité +des choses. Mirabeau parlait beaucoup et bien; M. de Talleyrand +parlait peu et mal... c'est-à-dire qu'il n'avait pas cette voix de +tribune, cet accent du <i>forum</i> qu'avaient Mirabeau et l'abbé Maury; +l'abbé Maury surtout, qu'on entendait bien autrement que l'évêque +d'Autun, lorsqu'en pleine tribune il le signalait comme le chef +de l'<i>agiotage</i> qui perdait, disait-il, les finances de la France +plus que tout le reste... Dans cette lutte qui devint presqu'une +dispute personnelle, l'abbé Maury fut souvent injurieux pour l'évêque +d'Autun. Ce fut particulièrement en défendant tous les anciens droits +du clergé et de la noblesse que l'abbé Maury fit autant de bruit. +Il combattait pour un parti qui expirait, mais qui était encore +nombreux, et regardait comme une tradition inviolable toutes les +erreurs de l'ignorance, toutes les prétentions de l'avarice. M. de +Talleyrand, quoiqu'il appartînt à cette caste qu'on attaquait, avait +reçu la lumière hâtée par la civilisation; et plus éclairé que <i>ses +pairs</i>, il s'était rangé du côté des opprimés qui réclamaient leurs +droits..... Il devait avoir raison.</p> + +<p>Un jour que je raisonnais sur cette question avec le cardinal, il me +dit:</p> + +<p>—Est-ce que vous croyez aussi que la noblesse <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> qui se sépara +de ses frères au Jeu de Paume était de bonne foi tout entière?</p> + +<p>—Pourquoi non?... Sans doute, je le crois.</p> + +<p>—Eh bien! vous vous trompez! cette bonne foi ne fut pas générale, et +dans la plupart des grands seigneurs qui firent le premier noyau de +l'Assemblée Constituante, le plus grand nombre voulait abaisser la +puissance royale pour reconquérir cette autre puissance que Richelieu +avait su détruire. <i>Croyez-moi, un Montmorency se rappellera toujours +qu'un Montmorency épousa la veuve de Louis-le-Gros</i><a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a><i>, et cette +pensée ne lui fera pas venir celle de se faire Sans-Culotte.</i> Le +despotisme aristocratique était là, tout prêt à saisir les rênes +aussitôt que la main du Roi les aurait laissées échapper... Les +insensés ne voyaient pas qu'à côté d'eux était un tigre qui, dans sa +gueule béante, devait engloutir et noblesse et royauté...</p> + +<p>Ce n'est pas ainsi que pensaient plusieurs hommes qui, tout en ayant +la possibilité <i>de voir</i>, ne voulaient rien apprendre du vocabulaire +qui contenait le nom de leurs nouveaux devoirs envers le souverain; +c'est ainsi qu'était M. le maréchal de Mailly. <span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> La figure de +cet homme m'apparaît, en ce moment, lorsque je parle d'honneur et +de gloire, et elle est demeurée silencieuse lorsque je parlais des +victimes de Robespierre... Pourquoi cela?... C'est qu'un être aussi +honorable n'est jamais victime... Il ne meurt pas... et son nom lui +survit pour proclamer le héros, l'homme de la gloire et non l'homme +du supplice<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Go to footnote 7"><span class="smaller">[7]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> Aussitôt après que M. de Talleyrand eut prêté le serment +civique et religieux, le maréchal de Mailly ne le voulut plus voir.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> M. de Talleyrand, au reste, ne put qu'en être flatté; car le +blâme d'un parti est l'éloge du parti qu'il a suivi, et comme il ne +s'est jamais repenti de <span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> ce qu'il a fait, il a dû être heureux +du blâme de M. de Mailly<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>.</p> + +<p>M. de Talleyrand demeura constamment dans le <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> parti de la +Révolution, et le jour de la fameuse fédération il dit la messe +au Champ-de-Mars... Le clergé non-constitutionnel fut doublement +contre <span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span> lui... L'abbé Maury l'attaqua avec d'autant plus +de colère que, Mirabeau étant mort, il n'avait plus de quoi +occuper assez directement sa bilieuse colère... <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> Un jour +il attaqua M. de Talleyrand, <i>comme chef de l'agiotage</i> qui avait +un monopole impudemment établi dans Paris... M. de Talleyrand, +<span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> qui voulait bien s'occuper de la chose publique, mais en +repos pour lui-même, comprit cependant qu'un peu de tolérance dans +le sens inverse <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> serait une bonne chose... Il s'éleva contre +l'émission des deux milliards d'assignats qu'on voulait créer et +mettre en émission pour éteindre la dette publique; mais le cardinal +ne lui donna pas la joie de pouvoir se vanter d'une mesure sage et +modérée... Il fit de grandes railleries sur ces deux milliards:</p> + +<p>—À quoi bon! disait-il... puisque la dette est de sept milliards?...</p> + +<p>M. de Talleyrand, incapable de lutter contre un tel homme avec sa +voix douce et sa figure toute féminine, se contentait de lui répondre +de ces mots piquants dont au reste, quinze ans plus tard, le +cardinal n'avait pas encore perdu le souvenir...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span> Ce fut alors que M. de Talleyrand fut nommé exécuteur +testamentaire de Mirabeau... Déjà membre du département de Paris, ce +qui le rapprochait beaucoup de Manuel et d'une foule d'autres noms +qui appartenaient à la Révolution la plus intime de cette époque, +M. de Talleyrand fut dès lors classé par ses anciens <i>pairs</i> dans +la partie mauvaise de la Révolution... Il n'en était rien... M. de +Talleyrand, comme bien d'autres, avait été entraîné le premier jour +dans une route où le pied glissait aisément et où le retour, comme le +temps d'arrêt, est également impossible; mais il avait un moyen, il +l'employa: ce fut de quitter la France; il sollicita de faire partie +de l'ambassade de Londres; il eut, dit-on, une mission particulière +relative, ainsi qu'on le crut, à l'établissement des deux Chambres. +M. de Chauvelin était notre ambassadeur à Londres<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>. Pitt était +alors au ministère.</p> + +<p>M. de Talleyrand avait fui la France, parce qu'on s'y méfiait de +son civisme.—En Angleterre, il fut en butte aux soupçons de la +plus intime malveillance, parce qu'on le crut jacobin. Ribbes, +de la Chambre des Communes, le présenta comme attaché au parti +d'Orléans... Ainsi M. de Talleyrand <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span> n'était ni royaliste +pour les royalistes, ni républicain pour les hommes nouveaux, ni +enfin <i>quelque chose</i>... En France, il fut compromis par l'affaire +d'Achille Viard; et cité par Chabot, qui ne l'aimait pas, il somma +Roland, alors au ministère de l'Intérieur, de le justifier sur ce +rapport avec lui... Roland répondit, mais de manière à ne montrer +aucune sympathie pour M. de Talleyrand. Aucun parti ne l'adoptait +franchement. C'est alors qu'il alla en Amérique. <i>Contraint</i> de +quitter l'Angleterre, effrayé des désordres qui se commettaient en +France, il chercha un lieu où le retentissement de la tourmente +révolutionnaire n'eût pas pénétré. On était alors en 1794: il se +rendit aux États-Unis; c'est de là qu'il sollicita sa rentrée en +France. Les jours de sang étaient passés, et remplacés par des jours, +sinon plus glorieux, au moins plus paisibles. M. de Talleyrand fit +demander sa radiation par quelques femmes dont il était fort aimé, et +surtout madame de Staël, et il fut rappelé. Cela devait être sous un +gouvernement comme celui du Directoire. Il y a plus: il fut ministre, +et eut le portefeuille des Affaires étrangères.</p> + +<p>Je viens de donner presqu'une biographie de M. de Talleyrand; c'est +que pour arriver à lui à cette époque, si différente de celle où il +avait passé sa vie, il fallait le montrer, non pas ce qu'il était +<span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> (car qui peut dire ce qu'il fut, ce qu'il est, et ce qu'il +sera!), mais son attitude dans le monde, sous le Directoire...</p> + +<p>Cette attitude fut ce qu'elle eût été sous le cardinal de Fleury, +si M. de Talleyrand fût né quarante ans plus tôt: celle de l'homme +le plus spirituel de la société. Il connaissait le Directoire, le +méprisait, et ne croyant plus (s'il est vrai qu'il y ait jamais cru) +à cette belle liberté régénératrice qui avait assuré ses premiers +pas dans la carrière politique révolutionnaire, il se conduisit +en conséquence de cette nouvelle croyance. Dans la façon tout +énigmatique dont il se pose, M. de Talleyrand donne peu de prise à +ceux qui sont chargés, par goût ou par toute autre cause, d'écrire +sur lui; il est lui-même un être à part..., il étonne, intéresse +parce qu'il amuse, mais n'attache <i>jamais</i>. Peu susceptible d'une +sérieuse occupation, riant de tout avec cette amère ironie qui +grimace en voulant sourire, M. de Talleyrand revint en France parce +que l'Amérique l'ennuyait, et que dans le reste de l'Europe on ne +voulait pas de lui: en Angleterre, M. Pitt le disait jacobin; en +Allemagne, on ne l'aimait pas mieux: l'Italie n'était plus son fait. +Quant à l'Espagne, un <i>évêque excommunié</i> aurait été rôti comme un +marron en 1795, et ce cas était celui de M. de Talleyrand à l'époque +dont <span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> je parle... Le Pape l'avait excommunié en 1791<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Go to footnote 10"><span class="smaller">[10]</span></a>, à +peu près à la mort de Mirabeau.</p> + +<p>On le rappela donc; et, en arrivant en France, il trouva partout de +l'intérêt pour lui, bien qu'il ne fût pas aimé. C'est qu'il y avait +des femmes qui se mêlaient de ses affaires...; il les avait si bien +servies dans sa jeunesse, qu'elles lui devaient leur secours...</p> + +<p>Le général Lamothe, alors colonel et fort bien vu au Directoire (ce +qui ne fut pas plus tard), lui servit d'introducteur le jour où il se +présenta au Luxembourg. Je ne me rappelle plus qui en était alors le +président... Lamothe était avec M. de Talleyrand, à qui il donnait +le bras, parce qu'on sait que M. de Talleyrand n'a pas la démarche +très-sûre; il s'appuyait donc, d'un côté, sur le bras de Lamothe, +et, de l'autre, sur sa canne en forme de béquille, ou sa béquille +en forme de canne, et ils cheminaient ainsi dans les vastes salles +du palais directorial, lorsque, arrivés dans le salon qui précédait +celui du <i>citoyen président</i>, l'huissier de la Chambre vint prendre +la canne de M. de Talleyrand... Cette canne ou cette béquille était +trop nécessaire à son maître pour qu'il s'en dessaisît; <span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> +l'évêque la retint comme il l'aurait fait de <i>sa crosse</i>: mais +l'huissier avait des ordres.</p> + +<p>—<i>Je ne puis</i> laisser <i>cette canne au citoyen</i>, dit-il.</p> + +<p>Monsieur de Talleyrand l'abandonna...</p> + +<p>—Mon cher, dit-il à M. Lamothe, il me paraît que votre nouveau +gouvernement a terriblement peur des coups de bâton...</p> + +<p>Et cela fut dit avec cet air impertinemment insoucieux qu'il a +toujours, et qui à lui seul est toute une injure quand il n'aime pas +quelqu'un.</p> + +<p>Madame de Staël l'aimait fort <i>déjà</i> ou <i>encore</i> à cette époque, je +ne sais pas bien lequel des deux; son esprit actif et brillant devait +pourtant trouver un grand mécompte dans cette <i>positivité</i> toute +sèche et toute personnelle; mais, avec elle, l'esprit avait raison +sur <span class="smcap">TOUT</span>. Son âme se reflétait alors sur celle de l'autre, +et lui communiquait sa chaleur momentanément... Madame de Staël +allait donc fréquemment chez M. de Talleyrand, et M. de Talleyrand +était un des habitués du salon de madame de Staël.</p> + +<p>M. de Talleyrand, noble, évêque, révolutionnaire, après avoir couru +les aventures, après avoir été ce que le duc de Lerme appelait +un <i>Picaro</i>, et rentrant chez lui comme un homme simple et sans +prétention, en avait pourtant une grande: il voulait entrer au +Directoire. C'était bien permis; et, <span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> en vérité, l'ambition +n'était pas grande, car ceux qui composaient ce gouvernement +monstrueux, n'avaient pas entre eux cette homogénéité parfaite qui +est si nécessaire pour produire l'unité de vues et d'intention<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a>.</p> + +<p>À l'époque où M. de Talleyrand fut appelé aux Affaires étrangères, +il y avait un troisième parti qui n'était ni de ce qu'on appelait +l'<i>hôtel de Noailles</i><a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a>, ni de Clichy; c'était, si l'on peut se +servir de ce mot, un <i>dédoublement</i> des constitutionnels... Ce +parti était puritain dans ses principes, et affectait <span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> une +régularité extrême; les plus influents étaient pour les Cinq-Cents, +où surtout il dominait, Henri Larivière, Pastoret, Boissy-d'Anglas, +Lemérer, Camille Jordan, Pichegru, Delarue, Demersan, etc.</p> + +<p>Ce parti voulait le bien, mais moins peut-être que le parti +constitutionnel, dont étaient Barbé-Marbois, Tronçon-Ducoudray, +Mathieu Dumas, Bérenger, etc., etc.... Sans doute il y avait des +intrigants dans ce parti comme dans tout autre... mais il y en avait +moins... Thibaudeau était du parti constitutionnel, et en parlant +d'honnêtes gens dans ce parti-là, j'aurais dû le nommer le premier.</p> + +<p>Les mesures révolutionnaires étaient rejetées par les deux partis +que je viens de nommer... Celui qui les soutenait était le parti du +Directoire: c'étaient Boulay (de la Meurthe), Jean Debry, qui fut +ou ne fut pas assassiné à Rastadt, Poulain-Grandpré, Boulay-Paty, +Chazal, Chénier surtout, etc... Ce parti n'était pas le plus fort en +grands talents, quoiqu'il en eût plusieurs, mais il avait pour lui +les armées et le Directoire.</p> + +<p>Maintenant il y avait le parti royaliste, qui était bien fort +aussi au milieu de cette anarchie... il se réunissait à Clichy; +le Directoire l'exécrait. C'était un vrai club, une nouvelle +représentation des Jacobins ou des Cordeliers; cette réunion +<span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> fixait également l'attention publique, et surtout celle des +contre-révolutionnaires.</p> + +<p>Voilà comment allait la France politique au moment de l'arrivée de +M. de Talleyrand au ministère. Il se trouva, de plus, qu'on dut +renommer un directeur... Ses prétentions se réveillèrent... mais il +ne fallait pas songer à prendre cette place... Trop de prétentions +l'entouraient, et les Conseils, qui étaient pour beaucoup dans la +nomination des candidats, ne voulaient pas d'un homme du Directoire. +M. de l'Apparent fut écarté pour cette raison par Henri Larivière. On +connaît son accent habituellement furieux... il s'élança à la tribune +et s'écria:</p> + +<p>—<i>Tout homme qui a reçu des fonctions du Directoire est exclu de +droit.</i></p> + +<p>Et, un moment après, en entendant prononcer le nom du général +Beurnonville pour la candidature, il s'écria de nouveau avec un +redoublement colère:</p> + +<p>—Non, il ne faut pas aller chercher des candidats dans <i>la fange</i> de +1793!...</p> + +<p>Cette sortie presque indécente fut blâmée même par les amis de Henri +Larivière...</p> + +<p>Barthélemy fut le candidat adopté presque à l'unanimité; presque +continuellement absent, étranger à la Révolution, il n'offusquait +personne; <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> il fut nommé, mais aussi <i>fructidorisé</i> peu de +temps après.</p> + +<p>M. de Talleyrand n'avait aucune de ces conditions, et n'eût été que +plus tôt <i>fructidorisé</i>. Mais bientôt il comprit qu'à côté de lui +était un remède à cette faiblesse d'abandon où il se trouvait; et +les Clichiens devaient lui donner de l'espoir. Mais au milieu de ces +luttes, comme il y en avait en ce moment, il était empêché et ne +pouvait rien résoudre... Ce qu'il voulait quelquefois, c'était sa +retraite. Un incident nouveau vint occuper sa vie.</p> + +<p>Un jour, dans sa jeunesse, M. de Talleyrand, étant aux Tuileries +avec un de ses amis du séminaire, il lui fit remarquer une femme qui +marchait devant eux; elle était grande, parfaitement faite, et ses +cheveux, du plus beau blond cendré, tombaient en <i>chignon flottant</i> +sur ses épaules...</p> + +<p>—Mon Dieu! quelle belle tournure! s'écria l'abbé de Périgord.</p> + +<p>—Oui, dit l'abbé de Lageard; mais le visage n'est peut-être pas +aussi beau que la tournure le promet.</p> + +<p>Ils doublèrent le pas et dépassèrent la belle promeneuse; en la +voyant, ils demeurèrent charmés: une peau de cygne, des yeux bleus +admirables de douceur, un nez retroussé et un ensemble parfaitement +élégant.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> J'ai déjà dit que les grands-vicaires de Reims étaient <i>des +hommes à la mode mauvais sujets</i>. On doit penser qu'ils voulurent +savoir le nom de la belle blonde... Cela fut aisé.</p> + +<p>Elle s'appelait madame Grandt.</p> + +<p>—Son mari est bienheureux, dit M. de Talleyrand... Et comme il était +occupé ailleurs en ce moment, après avoir payé le tribut d'admiration +qu'on doit à une belle personne, il passa outre; seulement, quand il +s'ennuyait, il pensait à la belle blonde...</p> + +<p>Les années s'écoulèrent, M. de Talleyrand retrouva la belle blonde, +et comme elle et lui n'avaient aucune occupation particulière, celle +qui leur parut la plus convenable fut de se rapprocher... Soit que +la belle blonde eût la seconde vue, soit qu'il lui convînt de donner +son cœur à M. de Talleyrand, ce fut un arrangement convenu et +conclu<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>...</p> + +<p>Une autre femme, qui se croyait lésée, peut-être avec raison, par cet +arrangement, jeta les hauts cris, et menaça même M. de Talleyrand +<i>de sa vengeance;</i> mais elle était bonne et ne sut <span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> jamais se +venger... elle ne savait même pas punir une offense...</p> + +<p>Des affaires plus graves se mettaient à la traverse de tout ce +qui était repos et plaisir, malgré la soif que chacun avait de se +satisfaire après un jeûne aussi long... Les Conseils devinrent des +arènes où chaque parti se mettait en bataille devant l'autre. Le +30 prairial an V, il y eut une lutte dans l'Assemblée qui faillit +dégénérer en combat; on ôta au Directoire la surveillance et +l'autorisation des négociations que faisait la trésorerie nationale. +Le lendemain, un député de Maine-et-Loire (Leclerc) demanda le +rapport; il parla de la lutte continuelle qui existait entre les +commissions et le Directoire... Aux premières paroles qu'il prononça, +il y eut un seul cri poussé par cent voix, et tous les Clichiens +se portèrent sur lui à la tribune... Les partisans du Directoire y +coururent pour le défendre. Les combattants en vinrent à des voies de +fait, et les coups les plus violents furent portés. Malès, un député, +fut terrassé par un autre (Delahaye), qui le saisit à la gorge et lui +déchira ses vêtements. Pichegru, qui était président, ne pouvait pas +venir à bout de cinq cents hommes!</p> + +<p>Il y avait sans doute de grands malheurs à cette époque; mais +le plus grand était cette désunion <span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> entre les différentes +opinions. M. de Talleyrand, ennuyé de ce qu'il voyait, regrettait +presque l'Amérique et les séances de l'Assemblée Constituante, même +celle du Jeu de Paume... Ce fut au milieu de ces agitations que le 18 +fructidor eut lieu.</p> + +<p>Un fait certain, c'est le peu d'influence que dans le commencement +M. de Talleyrand a eu sur le Directoire... il cherchait à sonder le +terrain... Tous les hommes qui l'entouraient étaient plus habiles que +lui pour diriger cette révolution intègre et politique qui promettait +à la France de succéder à l'autre.</p> + +<p>Pendant que les Conseils prenaient des résolutions, le Directoire, +qui faisait le roi depuis quatre ans et qui y prenait goût, le +Directoire était au moment de faire un coup d'état. Poussé à bout +par les Conseils, il voulait reconquérir l'autorité qu'il avait su +prendre sur eux. Talleyrand connaissait-il les projets du Directoire? +Je l'ignore... Il y avait alors une telle méfiance entre tous les +partis qu'on ne savait ce qu'on devait faire ni penser.</p> + +<p>Augereau arriva à Paris, envoyé de l'armée d'Italie par Bonaparte; il +trouva l'esprit public partagé dans les opinions. Tout ce qui tenait +à l'armée était en fureur contre les Conseils. Kléber et Bernadotte +déclamaient contre eux sans dissimuler leur sentiment. <span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> Le +feu n'avait plus sur lui que des cendres bien légères pour l'empêcher +d'éclater.</p> + +<p>Schérer était alors au ministère de la Guerre, comme M. de Talleyrand +au ministère des Affaires étrangères: c'étaient le talent et +l'impéritie; c'est une telle union qui fit que le Directoire ne sut +jamais à temps que sa perte était le but des divers mouvements. Il +fallait qu'il s'unît avec les Conseils, et tout eût été sauvé pour +le Directoire; mais le Directoire lui-même était alors présidé par +Laréveillère-Lépaux, qui fulminait dans des discours contre les +Conseils, n'agissait jamais... et jouait à la chapelle pendant ce +temps-là de manière à faire rire de lui. Voilà comment était la +France à cette belle époque, qu'on prétend la seule de la liberté.</p> + +<p>Kléber, dînant un jour chez Schérer dans le commencement du mois de +fructidor, dit hautement que le gouvernement militaire était <i>le +seul</i> qui convînt à la France. Bernadotte l'appuya, et dit encore +après lui quelques mots qui prouvaient combien leurs sentiments +étaient contraires aux Conseils. Des députés qui dînaient aussi chez +Schérer, mais qui étaient dans le parti neutre, tremblèrent néanmoins +pour <i>leur corps</i>... car c'était ici comme avec les parlements... Du +reste, les discours de Laréveillère-Lépaux, prononcés à l'occasion +de je ne sais plus quelle fête, et contre <span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> l'armée autant que +contre les Conseils, étaient une maladresse inouïe.</p> + +<p>L'éloignement du parti royaliste des Conseils était, comme on le +sait, le motif du 18 fructidor. Ce parti, qu'il fallait punir, mais +non pas retrancher, ne fut qu'un moyen dont le Directoire se servit +pour mutiler l'assemblée. Si le parti royaliste eût vraiment alarmé +le Gouvernement, il n'aurait pas fait grâce à M. de Talleyrand, qui +était en renommée, depuis son retour, d'être royaliste et de protéger +les émigrés.</p> + +<p>Bernadotte était alors ami de Bonaparte; du moins, en avait-il +l'apparence. Il lui écrivait le 7 fructidor:</p> + +<p>«<i>Le parti royaliste n'ose plus heurter de front le Directoire, +il a changé de plan; mais, selon moi, il n'en doit pas moins être +conspué et poursuivi, afin que les patriotes puissent diriger les +prochaines élections. Cependant, il y a des craintes qu'une commotion +mal dirigée ne devienne funeste à la liberté</i>, <span class="smcap">ET QU'ON NE SOIT +OBLIGÉ DE DONNER AU DIRECTOIRE UNE DICTATURE MOMENTANÉE</span>. <i>Je ris +de leur extravagance. Il faut qu'ils connaissent bien peu les armées +et ceux qui les dirigent, pour espérer de les museler avec autant de +facilité...</i></p> + +<p>«<i>Ces députés qui parlent avec tant d'impertinence <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> sont loin +d'imaginer que nous asservirions l'Europe</i> <span class="smcap">SI VOUS VOULIEZ</span> +<i>en former le projet</i>.»</p> + +<p>Bernadotte ajoutait qu'il partait du 20 au 25. Ce séjour d'intrigues +ne lui convenait pas, disait-il à Bonaparte.</p> + +<p>«Adieu, mon général, jouissez délicieusement, <i>n'empoisonnez pas +votre existence par des réflexions tristes. Les républicains ont +les yeux sur vous, ils pressent votre image sur leur cœur; les +royalistes la regardent et frémissent.</i></p> + +<p>«<i>Malgré les tentatives de Pichegru et compagnie, la garde nationale +ne s'organise pas. Cette espérance des Clichiens tombe en quenouille. +Je vous envoie la déclaration de Bailleul à ses commettants.</i>»</p> + +<p>Cette lettre, qui est textuellement transcrite, est fort remarquable +par la confiance que Bernadotte paraît avoir dans son allié<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>, et, +d'un autre côté, elle fait voir aussi que les royalistes comptaient +sur l'opinion publique, puisqu'ils voulaient la garde nationale. +C'était le 13 vendémiaire renouvelé; les sections étaient la garde +nationale.</p> + +<p>Les attaques personnelles qui se firent les jours <span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> suivants +dans les deux Conseils mêmes furent une preuve de plus de ce qui +se préparait. Tallien, attaqué par les royalistes, se défendit +vigoureusement. Les royalistes crièrent que <i>Garat-Septembre</i> allait +être dans le ministère (ministre de la Police). «Que faire si de +telles gens sont aux affaires?» s'écrie Dumolard à la tribune.</p> + +<p>—Je ne suis pas de <i>l'Œil-de-Bœuf</i> du Luxembourg! s'écriait +de son côté Tallien... Occupez-vous plutôt de Bailleul, et de choses +plus sérieuses.</p> + +<p>On passa à l'ordre du jour. Royer-Collard dit alors à Emmery:</p> + +<p>—Vous devez être content, le Conseil a été assez plat aujourd'hui. +Mais laissez faire, cela ne durera pas toujours.</p> + +<p>—C'est <i>de l'armée grise</i> qui est dans Paris et qui nous menace, +s'écria Mathieu Dumas, qu'il faut se garder!</p> + +<p>Il voulait parler de plusieurs chouans que les Clichiens tenaient +en réserve. Les chauffeurs qui désolaient les campagnes les plus +rapprochées de Paris n'étaient autre chose que des brigands échappés +des rangs les plus abjects de la Vendée, ou plutôt de ce qui en +prenait encore le nom.</p> + +<p>Tandis que les députés faisaient des phrases, le Directoire agissait +enfin. J'ai toujours pensé que M. de Talleyrand avait dirigé le +mouvement du <span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> 18 fructidor d'après les instructions de +l'armée d'Italie. La combinaison ne pouvait en être venue ni à +Augereau ni à aucun des directeurs: Barras aimait trop son plaisir, +Laréveillère-Lépaux était trop honnête homme, et le reste était +lui-même proscrit. Quant à M. de Talleyrand, il avait dit avec son +sang-froid accoutumé et cette physionomie impassible qu'on lui +connaît:</p> + +<p>—L'attaque est résolue; le succès est infaillible. Le +Corps-Législatif n'a plus d'autre ressource que de se rendre à +discrétion au Directoire.</p> + +<p>Voilà les paroles de M. de Talleyrand le 14 fructidor!</p> + +<p>L'armée était pour le Directoire. Barras était la partie représentant +<i>le sabre</i> dans le Directoire, et il avait une sorte de fermeté qui +imposait, comme on l'a pu voir dans ce que j'ai écrit sur lui.</p> + +<p>Les lettres anonymes étaient nombreuses. Nous connaissions beaucoup +de députés; et un jour, je crois que c'était le 16 fructidor, deux +d'entre eux arrivèrent pour dîner chez ma mère avec une lettre +anonyme chacun dans la poche de leur gilet. L'un était Clichien, +l'autre un homme de la Révolution tout entier, <i>un pur</i>. La lettre du +Clichien était ainsi conçue:</p> + +<p>«Tu es un scélérat de royaliste; tu dois mourir et tu mourras. +Prends garde à toi!»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> Celui du révolutionnaire:</p> + +<p>«Misérable soldat de Robespierre! scélérat de terroriste! tu périras +comme un chien enragé, et je serai le premier à tirer sur toi.»</p> + +<p>Le dernier était Salicetti; quant au Clichien, je ne veux pas le +nommer.</p> + +<p>Un autre, qui vint dans la soirée, nous apporta un des placards +affichés dans les escaliers intérieurs de plusieurs maisons. Ces +placards disaient:</p> + +<p>«Prenez garde à vous, représentants d'un peuple libre! Le moment +de la crise approche. Ne vous laissez pas surprendre. L'orage sera +terrible, mais court. Éloignez-vous!»</p> + +<p>Madame Th...... avait trouvé un de ces placards dans sa maison, et +l'avait caché à son mari pour qu'il ne fût pas encore plus monté +contre le Directoire: car, il l'était beaucoup, mais dans un autre +sens que ceux de Clichy et du Manége.</p> + +<p>M. de Talleyrand n'avait pas de salon, à proprement parler. À cette +époque, un salon était impossible; la société était trop mélangée +pour un homme comme lui, qui devait recevoir chaque parti. C'était +bien encore pour une personne comme ma mère, qui, par sa position, +pouvait, en s'isolant, ne recevoir que ses amis; ou madame de Staël, +qui, par son talent, dominait tout et imposait ce qu'elle voulait. +Cependant madame <span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> de Staël allait habituellement chez M. de +Talleyrand, quand de vieilles querelles ne venaient pas soulever des +tempêtes. Madame de Staël les provoquait souvent, et M. de Talleyrand +dit un jour:—<i>Mon Dieu! ne peut-elle donc</i> <span class="smcap">ENFIN</span> <i>me +détester</i>!...</p> + +<p>Le 16 fructidor, nous étions plusieurs personnes chez ma mère, +très-disposées à nous amuser, lorsque l'un de nos habitués, Hippolyte +de Rastignac, arriva fort troublé, et dans un désordre de toilette +qui prouvait qu'il avait été attaqué et s'était défendu; sa cravate +était arrachée, son habit gris à collet noir déchiré également au +collet, et toute sa personne enfin était fort mal en ordre.</p> + +<p>Il nous raconta que, sur le boulevard des Capucines, comme il +descendait de cabriolet pour parler à un de ses amis, plus de trente +hommes étaient tombés sur lui, et avaient exigé qu'il criât <i>vive la +République</i> et <i>haine à la royauté!</i>...</p> + +<p>—C'est un Clichien! s'écriait-on de tous côtés, c'est un Clichien!</p> + +<p>—Je ne suis pas un Clichien! leur cria-t-il; mais je ne veux pas +qu'on m'impose mes paroles.</p> + +<p>—Criez! criez! <i>Vive la République!</i> et <i>haine à la royauté!</i></p> + +<p>—J'étais dans une fort mauvaise position, comme vous pouvez le +penser, nous dit-il, lorsque <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> des jeunes gens de mes amis, à +la tête desquels était un de mes frères, accoururent vers moi et me +tirèrent de leurs mains, mais ce fut aux dépens de mon habit et de ma +cravate... Vous voyez, ajouta-t-il en riant, que si je suis revenu +sur la plage, c'est avec avarie de mes <i>gréements</i>.</p> + +<p>Et il se mit à rire.</p> + +<p>Ma mère, qui l'aimait beaucoup, et dont il était même le favori parmi +ses frères, le gronda d'aller ainsi à pied avec ce malheureux habit +gris et ce collet noir.</p> + +<p>—Comment! dit-il fort étonné; eh! j'avais dîné chez un ministre.</p> + +<p>—Vous avez dîné chez un ministre du Directoire! s'écrièrent +plusieurs femmes, dont ma mère était le chef, et parmi lesquelles on +distinguait madame de Lostanges, madame de Charnassé et madame de +Caseaux...; vous avez dîné chez un ministre!...—Pourquoi pas chez +Barras? ajouta madame de Lostanges.</p> + +<p>—Mais ce ministre-là <i>est des nôtres</i>, répondit Hippolyte de +Rastignac en arrangeant sa cravate, chose des plus importantes pour +lui.... C'est chez Talleyrand que j'ai dîné.</p> + +<p>—Ah! cela est différent, dit ma mère, très-différent!</p> + +<p>—Je ne le trouve pas, dit madame de Lostanges.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> —Ah! je vous demande pardon! il y a toute une distance entre +M. Talleyrand de Périgord, neveu de l'archevêque de Reims et du comte +de Périgord, à ces hommes de la Révolution, tels que Schérer, des +espèces comme cela... M. de Talleyrand est un homme comme il faut.</p> + +<p>—Mais Barras est aussi un homme comme il faut; pourquoi ne +voulez-vous pas que votre fille aille au bal chez lui?</p> + +<p>—Ah! pourquoi? pourquoi? dit ma mère assez embarrassée; car, en +effet, elle était portée vers M. de Talleyrand par prévention +d'affection pour toute sa famille qu'elle aimait, et avec laquelle +elle était liée intimement.</p> + +<p>—Étiez-vous nombreux à votre dîner? demanda ma mère à Hippolyte de +Rastignac, pour changer la conversation.</p> + +<p>—Trente à peu près; et, dans ce grand hôtel de Gallifet, il semble +qu'on ne soit que huit ou dix personnes. Au reste, il y avait +<span class="smcap">GRANDE</span> <i>compagnie</i>; et, en vérité, je crois que si je n'y +avais pas été, M. de Talleyrand n'aurait eu que lui-même pour avoir à +nommer quelqu'un.</p> + +<p>—Vraiment! qui donc était-ce...?</p> + +<p>—Eh! le sais-je? mon Dieu!... Je voudrais retenir ces noms-là, et +ne le puis; excepté cependant ceux de deux hommes qui feront parler +d'eux dans <span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> l'avenir, quoique leurs pères soient inconnus. +Ce sont les généraux Kléber et Bernadotte: l'un est républicain en +carmagnole; l'autre est un républicain à l'eau rose, et se lave les +mains avec de la pâte d'amandes parfumée... Je vous jure qu'il n'est +pas déplacé dans le <i>salon ambré</i> de M. de Talleyrand.</p> + +<p>—Qu'a-t-il donc, le salon de M. de Talleyrand? demanda madame de +Lostanges, qui se retourna précipitamment au mot de pâte d'amandes +parfumée<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a>.</p> + +<p>—Ne savez-vous pas, madame, que M. de Talleyrand aime à la passion +les essences et les odeurs? et pourvu qu'il y ait de l'ambre, c'est +une chose agréable pour lui. Je vous assure que Robespierre se serait +fort bien arrangé de son régime, lui qui ne marchait qu'au milieu +d'un nuage embaumé.</p> + +<p>—Laissez donc votre Robespierre, s'écria madame de Lostanges, et +parlez-nous de votre dîner. Qui aviez-vous en femmes?—Madame de +Staël... peut-être bien?</p> + +<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p> + +<p>Oui, madame.</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> MADAME DE LOSTANGES.</p> + +<p>Et puis après?</p> + +<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p> + +<p>Madame Tallien et madame Grandt.</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE CASEAUX.</p> + +<p>Est-elle donc aussi belle qu'on le dit?</p> + +<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p> + +<p>Mais je la trouve bien belle... moins pourtant que madame Tallien.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">MA MÈRE</span>, <span class="stage">souriant.</span></p> + +<p>Et son esprit?</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE RASTIGNAC</span>, <span class="stage">s'inclinant.</span></p> + +<p>Je n'ai jamais la hardiesse de juger celui des femmes.</p> + +<p class="speakersc">MA MÈRE.</p> + +<p>Oh! la pauvre personne! la voilà jugée... Cependant, quelque capable +que vous soyez de la juger, mon cher Hippolyte, je vous demande la +permission de prendre mes renseignements chez votre oncle. Je crains +de votre part un peu de prévention.</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span> M. DE RASTIGNAC.</p> + +<p>Quoi! parce qu'elle est l'amie <i>de l'évêque</i>? Qu'est-ce que cela me +fait à moi?... Ce serait une preuve d'esprit, une preuve que les +préjugés sont secoués; or, un esprit dans ses langes ne sait jamais +les briser.</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE CASEAUX.</p> + +<p>Enfin, dites-nous donc vos convives.</p> + +<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p> + +<p>Je vais recommencer: d'abord le maître du logis, sa grandeur +monseigneur Charles-Maurice Talleyrand de Périgord, évêque d'Autun, +ayant prêté le serment civique et religieux... ayant...</p> + +<p class="speakersc">MA MÈRE.</p> + +<p>Hippolyte... Hippolyte!...</p> + +<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p> + +<p>Comment! je l'appelle monseigneur, et vous me grondez! mais c'est +de l'injustice cela. C'est ce que ferait Pierre ou Armand.—Allons, +pardonnez-moi, d'autant que je suis raisonnable, et que je prononce +les R, moi; je ne donne ma parole d'honneur qu'intelligiblement. +Et si je suis <span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> incroyable, ce n'est pas comme les autres +confrères dans la mode.</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE CASEAUX.</p> + +<p>Mon Dieu, Hippolyte, que vous êtes bavard! au fait.</p> + +<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p> + +<p>M'y voici. Je suis sérieux.—Ainsi donc, M. de Talleyrand, le +général Bernadotte, le général Kléber, le général Lemoine, M. +Poulain-Grandpré, un M. Debry, Benjamin Constant... presque tout +ce qui compose le corps diplomatique, que j'étais loin de croire +aussi nombreux, deux ou trois inconnus, et votre très-humble, +très-obéissant et très-dévoué serviteur. Ah! j'oubliais, et mon +oncle<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>. Je crois que j'oublie encore M. de Castellane et son +<i>adorable</i> femme. La perruque du mari et les yeux de celle-ci étaient +encore plus de travers qu'à l'ordinaire.</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE FONTANGES.</p> + +<p>Eh bien! que dites-vous de tout ce beau monde-là?</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> M. DE RASTIGNAC.</p> + +<p>Je dis que c'était la plus étrange bigarrure du monde. Il y avait +à cette table de M. de Talleyrand de toutes les opinions: il y +avait des royalistes (saluant), à tous seigneurs tout honneur; +il y avait des modérés; il y avait des sabreurs! il y avait des +révolutionnaires; il y avait des <i>directoriaux</i>: c'est ainsi, +vous le saurez, qu'on appelle les partisans de monseigneur Barras +aujourd'hui. Au reste, on m'avait dit: Observez, et vous verrez +de grandes choses. J'ai observé et n'ai rien vu. On a professé le +plus grand dévouement au Directoire... et voilà tout. Mais le plus +curieux, c'est le récit de ce qui s'est passé à l'armée d'Italie +pour l'anniversaire du 14 juillet<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a>; ce fut Bernadotte qui nous +en fit le récit. Il parle bien, et M. de Talleyrand l'écoutait, +sinon avec plaisir, du moins avec confiance dans l'impression qu'il +devait produire. Il commença par nous débiter avec une grande emphase +ce que le général Bonaparte avait dit à ses soldats: c'est un peu +blasphémant; mais enfin, puisque <i>l'évêque</i> l'a entendu, et même avec +plaisir... À propos, n'a-t-il pas été excommunié?</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> MADAME DE LOSTANGES.</p> + +<p>Qui cela?</p> + +<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p> + +<p>Mais M. de Talleyrand, l'évêque d'Autun...</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE CASEAUX.</p> + +<p>Hippolyte, je déclare que vous êtes insupportable... Madame de +Permon, faites-le donc taire.</p> + +<p class="speakersc">MA MÈRE.</p> + +<p>Mais pour raconter il faut bien qu'il parle. Je lui dirai seulement +qu'il me fait de la peine en parlant ainsi.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE RASTIGNAC</span>, <span class="stage">baisant la main qu'elle lui donne.</span></p> + +<p>Oh! je serai et ferai tout ce que vous voudrez. Je continue donc, et +vous serez contente.</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE LOSTANGES.</p> + +<p>Eh bien! ce petit Bonaparte, qu'est-ce donc qu'il disait? Je déteste +cet homme-là depuis que je sais qu'il a fait emprisonner ce pauvre +Marchésy!</p> + +<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p> + +<p>Il a fait, à ce qu'il paraît, une proclamation ou plutôt un discours +à ses troupes: «Soldats, leur <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> a-t-il dit avec cette voix +puissante qui va, dit-on, au fond des âmes, soldats, je sais que +vous êtes affectés des malheurs de la patrie; mais la patrie ne peut +courir des dangers réels: ces mêmes hommes qui la font victorieuse de +toute l'Europe coalisée contre elle <span class="smcap">SONT LÀ</span>. Des montagnes +nous séparent de la France: vous les franchiriez avec la rapidité de +l'aigle, s'il le fallait, pour maintenir la constitution, défendre la +liberté, protéger le Gouvernement et les républicains... Dès que les +royalistes se montreront à nous, ils seront vaincus.»</p> + +<p>Le soir il y eut un dîner où toutes les autorités du pays +assistèrent, mais où cependant, comme partout et toujours, dominaient +les hommes de l'armée. Bonaparte, à ce qu'il paraît, connaît bien le +cœur humain. Il y a eu des toasts de portés. Augereau a rappelé à +Bernadotte qu'il les oubliait. C'est important, lui dit-il.</p> + +<p>—Vous avez raison, reprit le général Bernadotte en souriant avec une +grande grâce. En tout cet homme-là plairait beaucoup, s'il parlait un +peu moins république.</p> + +<p>—Imbécile! et de quoi veux-tu donc qu'il parle? dit une voix +moqueuse derrière M. de Rastignac: c'était celle du marquis +d'Hautefort, qui, avec M. de Lauraguais, était entré sans être +annoncé, les portes étant toutes ouvertes en raison de la chaleur.</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> M. DE RASTIGNAC.</p> + +<p>Ah! ah! mon oncle, c'est vous! Eh bien! est-ce que M. de Talleyrand +n'a pas en moi un bon faiseur de bulletins?...</p> + +<p class="speakersc">LE MARQUIS D'HAUTEFORT.</p> + +<p>Si ce n'est que tu es trop indulgent. Avez-vous une idée arrêtée sur +un homme, madame, qui met ensemble Kléber, Augereau, Thibaudeau, et +plusieurs autres hommes fort remarquables sans doute. Mais quelle +nécessité de nous faire dîner ensemble? Nous ne déteindrons pas les +uns sur les autres, je le lui jure. Quoi qu'il en soit, il a fait une +impertinence à son parti ou au nôtre.</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE LOSTANGES.</p> + +<p>Avec tout cela nous n'avons pas eu les toasts; j'y tiens.</p> + +<p class="speakersc">LE MARQUIS D'HAUTEFORT.</p> + +<p>Qu'il continue: car, pour moi, j'ai bu le vin de Champagne, mais je +n'ai pas écouté les <i>paroles de l'air</i>.</p> + +<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p> + +<p>Je les ai, <i>moi</i>, fort bien retenues. Le général Lannes a dit:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> «À la destruction du club de Clichy<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Go to footnote 18"><span class="smaller">[18]</span></a>!» <span class="smcap">Les +infâmes!</span> ils veulent encore des révolutions! Que le sang des +patriotes qu'ils font assassiner retombe sur leurs têtes.</p> + +<p>Le colonel Junot, colonel de Berchini: «À la République! +puisse-t-elle être toujours florissante et ses armées toujours +victorieuses!... Gloire à la République!» Le général Alexandre +Berthier, chef d'état-major: «À la Constitution de l'an III! +au Directoire exécutif de la République! Qu'il anéantisse les +contre-révolutionnaires qui ne se cachent plus!»</p> + +<p>—Mais une chose remarquable, a dit le général Bernadotte, +c'est cette universalité du même cri. Au même instant qu'au +quartier-général on portait ce toast, le même vœu était exprimé +par les soldats, et ce cri fut poussé comme par une seule voix... +«Guerre à mort aux royalistes! fidélité inviolable au gouvernement +républicain et à la Constitution de l'an III!»</p> + +<p>—Ah! messieurs, guerre à mort. Eh bien! nous verrons!... (<i>en +serrant ses poings et se promenant</i>).</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME DE CASEAUX</span>, <span class="stage">avec douceur.</span></p> + +<p>Allons, la paix! la paix!... C'est si doux, si <span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> bon, la paix. +Allons, Hippolyte, n'avez-vous plus rien à dire sur votre beau dîner +de M. de Talleyrand?</p> + +<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p> + +<p>Je vous demande bien pardon, j'ai mille choses encore à raconter; +mais vous me permettrez une émotion passagère, n'est-ce pas?...</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE CASEAUX.</p> + +<p>Oui, oui.</p> + +<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p> + +<p>Eh bien donc, je vous dirai que M. de Talleyrand, qui avait +évidemment mission de faire une sorte de charge en éclaireur dans nos +rangs pour nous sonder d'abord, et puis ensuite pour nous montrer la +grande force du Directoire... Et, en effet, il en a une immense... +Tant mieux, continua-t-il comme se parlant à lui-même, il y aura plus +de mérite...</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME DE LOSTANGES</span>, <span class="stage">lui prenant la main.</span></p> + +<p>Imprudent!...</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE RASTIGNAC</span> <span class="stage">relevant la tête, et comme sortant d'une +rêverie.</span></p> + +<p>Pardon!... pardon!...</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> MADAME DE LOSTANGES.</p> + +<p>Eh bien! que devint ce dîner. J'attends toujours, moi.</p> + +<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p> + +<p>Ce dîner ne dura que comme tous les dîners du monde; mais après, +lorsque nous fûmes dans la galerie, M. de Talleyrand nous fit voir +une pièce curieuse venant à la suite de tout ce que ces messieurs +nous avaient dit: c'était un dessin renfermé dans une lettre écrite +par Alexandre Berthier, et adressée à lui, M. de Talleyrand. J'en ai +pris une copie informe, mais assez visible pourtant pour me guider et +me faire faire une curieuse chose; car je suis Français avant tout, +dit le bon jeune homme, et tout Français doit être ému en voyant +cette vignette...</p> + +<p class="speakersc">LE MARQUIS D'HAUTEFORT.</p> + +<p>Te voilà bien, toi! toujours le même! romanesque!... et ridiculement +infatué d'une gravure à présent.</p> + +<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p> + +<p>Eh! si je vous disais que M. de Talleyrand était lui-même si touché +en montrant cette vignette, que ses yeux étaient humides de larmes... +Il ne parlait pas, mais il pleurait, je le répète.</p> + +<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> <span class="smcap">M. D'HAUTEFORT</span>, <span class="stage">riant aux éclats.</span></p> + +<p>M. de Talleyrand ému!... Ah çà! tu es beaucoup plus fou que je +ne le croyais, mon pauvre Hippolyte. M. de Talleyrand <i>pleurant +d'attendrissement</i> sur les victoires des Français!... Je croirais +plutôt que c'est de colère... Enfin... voyons!... as-tu là ce beau +dessin?</p> + +<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p> + +<p>Sans doute, le voici, ou plutôt il me le faut refaire: c'est un +croquis pris à la hâte.</p> + +<p>Il se mit devant la table ronde sur laquelle il y avait toujours des +crayons, et bientôt il eut fait son dessin: c'était une très-grande +vignette. À droite était un obélisque, sur lequel étaient inscrites +<span class="smcap">TRENTE-NEUF</span> affaires ou batailles victorieuses pour nous, et +qui ont eu lieu dans l'espace d'une année. Au pied de cet obélisque +était écrit: <i>Constitution de l'an III</i>; et au bas: <i>Aux mânes des +braves morts pour la patrie!</i> À côté, un génie avait un pied posé +sur la ville de Vienne; il tenait des tablettes sur lesquelles +il inscrivait les préliminaires de la paix. À gauche, on voyait +une belle femme coiffée du bonnet phrygien, une main posée sur un +faisceau, dans l'autre tenant une pique sur laquelle était un bonnet +<span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> de la liberté; derrière elle un vieillard à moitié couché, +appuyé sur une urne, représentait l'Italie et le Piémont; au milieu +et au-dessus, la Renommée, avec une trompette dans une main, et dans +l'autre un médaillon sur lequel était écrit: «<i>Armée d'Italie... +Bonaparte, général en chef...</i>» La femme et le génie (l'Italie et +la France) avaient surtout une expression ravissante d'intérêt +en regardant le médaillon et le nom de Bonaparte. Il y avait de +l'espérance!... Le plan figurait une carte géographique, où l'on +voyait Rome, Venise, Gênes, Milan, Turin, Vienne, Mantoue...</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE LOSTANGES.</p> + +<p>Hippolyte a raison, cette gravure est belle. S'il n'y avait que des +choses pareilles dans toutes leurs sottes gravures révolutionnaires, +il y aurait moyen de les voir; mais autrement!... comment les +regarder seulement?...</p> + +<p>M. de Rastignac avait raison; M. de Talleyrand réunissait chez lui +une foule de personnages très-différents de couleurs et d'opinions; +mais l'armée était <span class="smcap">TOUT</span> en France, comme toujours, au +reste. Jamais les armées différentes, aussi, n'avaient eu à leur +tête des hommes tels que ceux qui étaient les chefs de soldats dont +la ferveur avait quelque <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> chose de témérairement brave, qui +faisait frémir l'ennemi au nom de l'armée française.</p> + +<p>À l'armée de Sambre-et-Meuse (à cette même époque où nous sommes +maintenant, en l'an V<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>), il y avait Jourdan, Kléber, Championnet, +Hoche, Marceau, Lefebvre, Ney, Grenier, Bernadotte.</p> + +<p>À l'armée du Rhin: Moreau, Desaix, Beaupuis, Sainte-Suzanne, +Lecourbe, Saint-Cyr.</p> + +<p>À l'armée d'Italie: Bonaparte, Augereau, Masséna, Lannes, Laharpe, +Murat, et tant d'autres distingués par leurs noms comme par leur +bravoure personnelle avant et depuis ce moment.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> Quant à Bonaparte, ce n'était pas un esprit comme celui de +M. de Talleyrand qui pouvait le méconnaître un moment; au ton de ses +lettres seulement, on avait la hauteur de cet homme; on voyait que sa +supériorité était sentie par lui... Il n'aimait pas le verbiage; ses +idées étaient concises, claires et positives...; il écrivait un jour +au Directoire en date de Vérone (15 prairial an IV):</p> + +<p>«J'arrive dans cette ville, citoyens directeurs, pour en repartir +demain; elle est grande et belle: j'y laisse une bonne garnison pour +être maître des trois ponts qui sont sur l'Adige...</p> + +<p>«Je viens de voir l'amphithéâtre: ce reste du peuple romain est +digne de lui... Je n'ai pu m'empêcher de me trouver humilié de la +mesquinerie de notre Champ-de-Mars; ici, cent mille spectateurs sont +assis et entendraient facilement l'orateur qui leur parlerait.»</p> + +<p>Il y a dans ce laconisme toute une nature différente de la nature +vulgaire.</p> + +<p>M. de Talleyrand, homme du monde, d'esprit et de talent, savait +bien jusqu'à quel point il devait compter sur les hommes qui +l'entouraient...—Le voile était tombé, si jamais il l'avait eu sur +les yeux! Et maintenant il marchait à la lueur d'un jour orageux qui +devait l'effrayer...</p> + +<p>Le cercle constitutionnel de Paris avait produit <span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> d'autres +sociétés populaires, qui n'étaient pas des <i>clubs révolutionnaires</i>; +on y professait le plus entier dévouement au Directoire. Il y avait +dans la société-mère des hommes fort adroits et même habiles, qui ne +voulaient que du pouvoir et de l'argent: le pouvoir pour eux n'était +même pas un but, c'était un moyen. Il y avait à leur tête deux ou +trois hommes influents par une même façon de voir et de penser. +Parmi eux, le plus influent était M. de Talleyrand; madame de Staël, +qui était la principale cause de sa rentrée en France, avait de +fréquentes relations avec lui, comme je l'ai déjà dit, et à mesure +que les événements devenaient plus importants et plus intenses, ces +mêmes relations devenaient plus intimes entre madame de Staël, M. +de Talleyrand et Benjamin Constant... Celui-ci était l'orateur du +cercle constitutionnel; M. de Talleyrand était l'âme des conseils +<i>directoriaux</i>. Madame de Staël lui dit un jour:—Voici le moment de +vous mettre au ministère; vous êtes habile, vous faites de ce Barras +et des autres tout ce que vous voulez; nous serions bien empêchés +alors si, à nous trois, nous n'arrivions pas à un ministère. Celui +qui vous va le mieux est celui des Affaires étrangères. La République +peut avoir grand crédit et faire peur quand elle parle au nom du +sabre, mais je crois <span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> que les cabinets étrangers aiment mieux +avoir à conférer avec un homme bien né et d'esprit qu'avec un sot ou +un pédant.</p> + +<p>Ce fut alors que le parti constitutionnel ayant demandé et obtenu le +départ de quelques ministres, le ministère des Relations extérieures +fut vacant, et M. de Talleyrand l'obtint. Sa nomination fut arrêtée +dans un dîner chez Barras, non pas à Paris ni à Grosbois, mais à +Surênes, dans une sorte de petite maison que le directeur avait +dans ce village, où depuis on a couronné des rosières. Ce n'est, +certes, pas en mémoire de la nomination de l'évêque d'Autun au +ministère... Barras ne repoussait personne; il accueillait le parti +constitutionnel <i>pur</i>; mais, était-il parti, Barras s'en moquait, et +s'en moquait surtout dans ses orgies. Il est pénible d'avoir à le +dire; mais, dans le moment que je décris, l'influence de madame de +Staël, pour faire nommer M. de Talleyrand, a peut-être été funeste +à beaucoup de gens... Madame de Staël est une femme trop supérieure +pour être <i>intrigante</i>; ce mot serait une injure qu'elle est loin de +mériter. Mais je dois dire en même temps que son attachement pour +M. de Talleyrand, et peut-être aussi le faible de la célébrité, qui +voulait qu'elle fît beaucoup parler d'elle, ont été nuisibles à +beaucoup de personnes, et même aux affaires du Gouvernement...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> Ce changement de ministère eut lieu le 26 messidor: ce fut +Rewbell qui le proposa... Il y eut, à propos de ce ministère, un mot +assez singulier de Rewbell. Carnot, tout effarouché de ce changement, +vrai et franc républicain, homme d'honneur et de cœur, fut assez +mal édifié de l'arrivée de l'évêque d'Autun au milieu de toute notre +république, à laquelle il croyait toujours, le pauvre rêveur, et qui +n'était déjà plus qu'un être de raison...; il dit donc qu'il fallait +<span class="smcap">VOIR</span>, et attendre pour <i>délibérer</i> enfin...</p> + +<p>—Qu'est-ce à dire? répondit Rewbell; un directeur doit toujours être +prêt à <i>délibérer</i>...</p> + +<p>Et le ministère fut nommé, et ce fut ainsi<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Go to footnote 20"><span class="smaller">[20]</span></a>:</p> + +<ul class="none"> +<li>Talleyrand, aux Relations extérieures.</li> +<li>Le général Hoche, à la Guerre.</li> +<li>Lenoir-Laroche, à la Police.</li> +<li>Préville-Pelet, à la Marine.</li> +<li>François de Neufchâteau, à l'Intérieur.</li> +</ul> + +<p>Ce ministère n'était pas mal en lui-même; mais dans les +circonstances où l'on se trouvait, il était <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> évident que le +Directoire le donnait avec des intentions hostiles.</p> + +<p>M. de Staël, qu'on ne connaîtrait pas s'il n'eût été le mari de +madame de Staël, était alors ambassadeur de Suède à Paris... Madame +sa femme, qui connaissait sa nullité en affaires, conviction +douloureuse, au reste, pour une femme supérieure comme elle, +l'employait quelquefois au moment d'un changement de ministère, et +lorsque M. de Talleyrand fut nommé, il fallut ramener à soi des +gens qui en étaient fort éloignés. De ce nombre était Thibaudeau; +Thibaudeau était un homme antique, un homme à la Plutarque, qui vécut +pauvre sous la pourpre sénatoriale comme il y était entré et comme il +en sortit. Il n'aimait pas les phrases louangeuses. Comment prendre +cet homme-là? M. de Talleyrand ne le comprenait pas, et je crois que +madame de Staël ne le comprit pas plus. Il était, au reste, fort +influent, et madame de Staël le savait.</p> + +<p>Un jour donc qu'il revenait d'une petite maison à Meudon qu'il avait +acquise de la dot de sa femme, il trouva chez lui M. de Staël, +qui lui annonça le changement de ministère, et principalement la +nomination de M. de Talleyrand.</p> + +<p>M. l'ambassadeur de Suède l'était un peu en ce moment de madame sa +femme; il était chargé <span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> d'observer, de parler, etc. Il parla, +mais n'observa pas; et ce fut avec toute la liberté de se livrer +au chagrin que lui causait la nomination de M. de Talleyrand que +Thibaudeau l'apprit de M. de Staël.</p> + +<p>—Mais pourquoi ce changement subit? disait Thibaudeau.</p> + +<p class="speakersc">M. DE STAËL.</p> + +<p>Les ministres renvoyés étaient tous des royalistes.</p> + +<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p> + +<p>Êtes-vous bien certain de l'opinion de ceux qui entrent à leur place?</p> + +<p class="speakersc">M. DE STAËL.</p> + +<p>Oh! comment en douter?</p> + +<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p> + +<p>Pourquoi?</p> + +<p class="speakersc">M. DE STAËL.</p> + +<p>Parce qu'ils ont fait tant de sacrifices!</p> + +<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p> + +<p>Lesquels, s'il vous plaît?</p> + +<p class="speakersc">M. DE STAËL.</p> + +<p>Mais... je crois... que... c'est...</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> THIBAUDEAU.</p> + +<p>Allons, ne cherchez pas, car vous ne pourriez trouver... et ce que +vous diriez serait pour moi, représentant du peuple, une crainte de +plus.</p> + +<p class="speakersc">M. DE STAËL.</p> + +<p>Madame de Staël m'a chargé de vous dire, mon cher représentant, +qu'il faut absolument que vous veniez dîner avec elle dans quelques +jours. Prenez celui qui vous convient, et dites-le-moi. Désignez vos +convives. Allons, dites-le-moi tout de suite, voulez-vous?</p> + +<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p> + +<p>Non, je ne puis vous dire une chose que je ne ferai pas. C'est +bien peu poli, ce que je vous dis là, n'est-il pas vrai? Mais que +voulez-vous? notre écorce républicaine est âpre et rude; mais +dessous, mon cher baron, il y a un cœur pur et droit dont +l'honneur est le seul maître. Ce même honneur me porte à vous dire +que d'accuser Carnot de royalisme est une chose qui ne peut se +faire. C'est d'abord assez ridicule, et puis c'est fort mal. Comment +voulez-vous qu'une pareille nouvelle ne soit pas accueillie par des +rires et des moqueries?...</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> M. DE STAËL.</p> + +<p>Mais cependant... et l'Apparent?</p> + +<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p> + +<p>Pas davantage. C'est Talleyrand qui a fait courir ce bruit, et pas +une autre personne. Il n'y a en France que Talleyrand qui puisse +inventer le royalisme de Carnot! Je crois qu'en fait d'accusation on +en aurait de plus fortes à faire contre un homme qui est aussi au +pouvoir. Ne le croyez-vous pas comme moi<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Go to footnote 21"><span class="smaller">[21]</span></a>, mon cher baron?</p> + +<p class="speakersc">M. DE STAËL.</p> + +<p>Mais, que voulez-vous que je vous dise?—Je n'y suis pour rien, après +tout, dans ceci, et vous comprenez que...</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">THIBAUDEAU</span>, <span class="stage">se levant.</span></p> + +<p>C'est bien, mon cher baron, je suis en effet certain que vous n'êtes +pour rien dans tout ceci, et j'en serais caution... Mais laissons +cela, et au revoir.</p> + +<p>Ils se séparèrent; mais ce ne fut pas terminé. <span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> M. de +Talleyrand connaissait trop bien la valeur d'un homme comme +Thibaudeau pour le laisser ainsi sans être à son parti. Il fallait, +avec un tel personnage, être <i>pour</i> ou bien ouvertement contre lui.</p> + +<p>Le feu était dans les affaires du Directoire. Cette époque, vantée +par madame de Staël, par la raison, je crois, qu'elle avait alors +ses amis au pouvoir, est peut-être celle de la Révolution où il +y a eu le plus de turpitudes dans l'exercice des différentes +autorités. Thibaudeau, homme intègre, ne voyait qu'avec douleur +cette dégénération de la République. Carnot et Barthélemy, tous deux +républicains, vertueux également, étaient attaqués par le Directoire +et ses ministres, à la tête desquels était M. de Talleyrand, et +accusés de <i>royalisme</i>. Barras était le plus véhément dans son +attaque, et soutenu surtout par Benjamin Constant, qui avait alors +pour auxiliaire et pour patronne madame de Staël.</p> + +<p>Le 18 fructidor est une journée importante dans les fastes de la +Révolution. De quelle tête la première pensée en est-elle sortie? +voilà ce qui est important à savoir et ce qu'on ne saura jamais. M. +de Talleyrand est aujourd'hui le seul qui pourrait éclairer à cet +égard. Mais c'est comme si nous n'avions personne. Le fait est qu'on +était <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> d'accord <i>ici à Paris</i> avec le général Bonaparte en +Italie, et qu'on lui demanda un général de son armée pour conduire +l'affaire. Maintenant, est-ce l'influence de Bonaparte qui a agi sur +M. de Talleyrand et le Directoire, en leur persuadant par des hommes +à lui, <i>ici</i>, de s'adresser à lui? ou bien M. de Talleyrand fut-il +le moyen qui fut employé pour amener Bonaparte à se mettre de moitié +dans un complot militairement exécuté contre la liberté nationale, et +par là lui ôter cette popularité qui commençait à devenir redoutable? +Tout cela est obscur et ne sera jamais éclairci, parce que, je +le répète, on ne peut à cet égard que faire des conjectures, qui +deviennent de plus en plus incertaines, surtout lorsqu'on voit un +homme comme Augereau, républicain <i>enfoncé dans la matière</i>, pénétré +du sujet, étant de ceux-là qui avaient pour devise <i>la République, +la liberté ou la mort</i>, lorsqu'on voit, dis-je, cet homme conduire +et pointer le canon contre cette même liberté nationale qu'il avait +choisie et qu'il proclamait en même temps pour patronne.</p> + +<p>Mais Augereau était un esprit des plus médiocres; et M. de +Talleyrand<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a> avait probablement demandé au général Bonaparte +un sujet de cette <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> trempe pour avoir un corps qui eût des +bras et des jambes pour marcher et frapper, mais point d'yeux ni +d'oreilles pour voir et entendre. Il fallait en même temps que ce +mannequin criât bien haut: <i>Vive la République! à bas les rois!</i>—Et +voilà, quand on cherchait un homme qui réunît toutes ces qualités, +voilà qu'on trouve Augereau. Il me semble voir le cardinal de Retz +cherchant aussi ce qu'il lui fallait, et trouvant M. de Beaufort...</p> + +<p>Dans ce même moment, M. de Talleyrand, qui, en effet, ressemble fort, +en beaucoup de parties de sa vie politique, au cardinal de Retz, +si ce n'est que l'autre était un brouillon et que celui-ci ne va +en avant que très-sûr de son affaire; M. de Talleyrand avait toute +influence sur madame de Staël, et madame de Staël toute influence sur +Benjamin Constant; il tenait le haut bout de la discussion dans son +salon, comme je l'ai fait voir, et ne recevait d'avis que d'elle. Le +15 fructidor, M. de Talleyrand étant chez madame de Staël, Benjamin +Constant dit tout haut dans son salon:</p> + +<p>—Tout rapprochement entre le Directoire et les Conseils est +maintenant impossible... Et le <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> Directoire s'est trop avancé +pour reculer... Qu'attendre d'ailleurs? Les élections?... Celles de +l'an VI seront encore plus détestables que celles de l'an V... <i>Il +faut donc en finir</i>...</p> + +<p>Thibaudeau était alors membre de la Commission spéciale<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a> qui +devait prononcer sur le message du Directoire<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a>. C'était un homme +d'un trop noble <span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> caractère pour espérer de le séduire; mais on +pouvait le persuader, le détacher de sa cause, et personne plus que +madame de Staël et M. de Talleyrand n'était capable de cette œuvre +si difficile. Elle fut tentée: Thibaudeau fut invité par madame de +Staël à passer chez elle; il s'en était éloigné depuis ces troubles; +cependant il ne put enfin <span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> s'y refuser, et il y alla. Le sujet +apparent était de favoriser la pétition d'un émigré, mais ce n'était +qu'un prétexte. Elle aborda la question et dit à <span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> Thibaudeau +qu'il devait se lier d'opinion et d'intérêt avec Benjamin Constant. +Thibaudeau raconte lui-même qu'il est des antipathies qu'on ne +<span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> peut vaincre, et qu'il en était là pour Benjamin Constant; +mais il ajoute aussi qu'il vit aussitôt M. de Talleyrand derrière +le rideau tiré pour <span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> cacher l'action qui se préparait. Les +acteurs n'étaient pas encore prêts.</p> + +<p>Thibaudeau avait trop suivi M. de Talleyrand dans la Révolution pour +croire à son républicanisme; il y avait dans cet homme une double +et triple enveloppe qui repoussait tout regard investigateur: cette +figure pâle, ce sourire moqueur et froid, cette raillerie muette, +étaient insupportables à un homme franc et naturel comme Thibaudeau. +<span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> Mais comme les circonstances étaient imminentes, il surmonta +sa répugnance et consentit à se trouver avec toute cette avant-garde +du Directoire. Il était, lui aussi, un général du camp ennemi, et il +jouait son jeu en agissant ainsi.</p> + +<p>Ce fut dans un dîner, chez madame de Staël. Thibaudeau s'attendait à +trouver M. de Talleyrand, mais il ne vit que trois couverts...</p> + +<p>—Allons, se dit-il, voilà une de ces attaques auxquelles je dois +m'attendre, maintenant que la guerre est au moment de se déclarer +entre nous...</p> + +<p>Il trouva madame de Staël, en effet, toute seule avec Benjamin +Constant. Le dernier fut gai, et l'on n'y dit pas un mot de +politique. Madame de Staël connaissait l'homme à qui elle avait +affaire, et elle savait qu'il serait accessible à tout le charme de +son esprit: aussi déploya-t-elle toutes ses ressources et fut-elle +charmante. Mais aussitôt que les trois convives furent entrés dans +le salon et qu'on eut pris le café, madame de Staël changea de +propos et d'attitude. Benjamin Constant devint aussitôt tranchant et +dogmatique, et la scène changea...</p> + +<p>—Enfin, lui dit madame de Staël, que comptez-vous faire si vous ne +vous ralliez pas au Directoire?</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> THIBAUDEAU.</p> + +<p>Mais pour me <i>rallier</i> à lui, il faudrait l'avoir abandonné; c'est ce +que je ne ferai que le jour où il ne marchera plus du tout dans des +voies constitutionnelles.</p> + +<p class="speakersc">BENJAMIN CONSTANT.</p> + +<p>Mais vous ne pouvez nier que vous ne soyez dans une route <i>opposante</i> +au Gouvernement?</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">THIBAUDEAU</span>, <span class="stage">souriant.</span></p> + +<p>Vous qui avez fait un si bel ouvrage<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a> sur la nécessité de se +rallier à notre gouvernement, vous conviendrez en même temps qu'il +faut aussi que ce gouvernement marche lui-même dans la route +constitutionnelle?</p> + +<p class="speakersc">BENJAMIN CONSTANT.</p> + +<p>Et je viens d'en terminer un autre, comme vous savez, sur les +réactions politiques.</p> + +<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> <span class="smcap">THIBAUDEAU</span>, <span class="stage">souriant.</span></p> + +<p>Je connais leur danger: aussi est-ce pour cette raison que je m'y +oppose de toutes les forces que je puis réunir en moi.</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE STAËL.</p> + +<p>Vous ne les réunirez pas en assez grand nombre, car elles sont plus +fortes que vous dans le camp ennemi.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">THIBAUDEAU</span>, <span class="smcap">toujours calme et souriant.</span></p> + +<p>Lequel?</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE STAËL.</p> + +<p>Vous raillez! en est-il un autre que celui formé par les Clichiens?</p> + +<p class="speakersc">BENJAMIN CONSTANT.</p> + +<p>Ils sont cent quatre-vingt-dix pour la royauté dans les Conseils.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">THIBAUDEAU</span>, <span class="stage">avec dignité.</span></p> + +<p>Je ne le crois pas.</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE STAËL.</p> + +<p>Cela est positif.</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> THIBAUDEAU.</p> + +<p>Cela m'affligerait alors profondément, mais ne me ferait pas +changer d'avis... car... je ne crois pas que le Directoire veuille +véritablement accueillir les constitutionnels.</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE STAËL.</p> + +<p>Écoutez, je sais <i>avec certitude</i> que le Conseil des Anciens veut se +transporter à Rouen pour être plus près du théâtre de la guerre de +la chouannerie; le Directoire restant ici, il gardera avec lui cent +trente députés fidèles; le reste a prêté serment de rétablir <i>le +prétendant</i> sur le trône.</p> + +<p class="speakersc">BENJAMIN CONSTANT.</p> + +<p>Le Directoire doit être désormais le point de ralliement des +républicains; il ne peut compter que sur eux; il ne peut même +attendre à l'année prochaine. Savez-vous ce qu'a répondu Portalis, +avec son accent provençal? On lui demandait s'il voulait garantir +le Directoire de l'échafaud pour l'année suivante; il répondit +franchement: «Non.» Il faut donc former une majorité républicaine; +ralliez-vous avec vos amis, Chazel, Chénier, Jean Debry; vous pouvez +donner la majorité, donnez-la au Directoire.</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> THIBAUDEAU.</p> + +<p>Je ne puis nier qu'il n'y ait un parti royaliste dans les Conseils; +mais je repousse même la pensée qu'il soit en majorité, et vous-même +ne le pouvez croire. Si cette majorité existe, comment espérer +en former une autre républicaine? Nous ne parlons plus comme en +93 et en l'an III; mais les temps sont changés aussi, et les +habitudes révolutionnaires doivent insensiblement céder au régime +constitutionnel. Et lorsque nous nous y soumettons par honneur, le +Directoire demeure stationnaire et veut s'obstiner à ne pas faire un +pas. C'est cette désunion qui fait croire à un parti royaliste. Mais +croyez bien que les propriétaires, classe importante dans l'État, +n'en croient pas une parole. Que le Directoire donne franchement son +adhésion à un plan de conduite concerté avec les constitutionnels, je +lui réponds d'avance d'une immense majorité dans les deux Conseils... +Mais je ne me mets avec lui qu'à cette condition; j'aime mieux être +victime de mon respect pour la constitution que de faire une lâcheté. +Je ne me dissimule pas les dangers de ma position: toutefois, +elle est la seule honorable. On peut nous décimer, mais alors le +Directoire portera un coup mortel à lui-même et à la République<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a>.</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> MADAME DE STAËL.</p> + +<p>Mais si les Conseils et la majorité transportent leur séance hors de +Paris, que ferez-vous?</p> + +<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p> + +<p>Je suivrai la majorité.</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE STAËL.</p> + +<p>Et si cette majorité arbore le drapeau blanc?</p> + +<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p> + +<p>Je me réunirai aux députés fidèles.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">BENJAMIN CONSTANT</span>, <span class="stage">sèchement.</span></p> + +<p>Ils ne vous recevront plus.</p> + +<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p> + +<p>Je saurai mourir.</p> + +<p>Telle fut la première entrevue entre Benjamin Constant et Thibaudeau, +qu'on regardait avec raison comme l'un des membres les plus influents +des Conseils. M. de Talleyrand fut instruit de ce résultat, et voulut +alors faire par lui-même. Il dit à Benjamin Constant de donner à +dîner à Thibaudeau, à Jean Debry<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a> et à Riouffe. Thibaudeau, +<span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> espérant toujours ramener le Directoire à de meilleurs +sentiments, accepta, et détermina ses collègues à suivre son exemple. +Jean Debry, surtout, ne voulait pas aller chez Benjamin Constant.</p> + +<p>—Pourquoi se mêle-t-il de nos affaires? disait <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> Jean Debry; +je ne l'aime pas. Quant à Talleyrand!... celui-là!...</p> + +<p>Et il faisait des signes qui donnaient la traduction de ce qu'il ne +disait pas.</p> + +<p>Le dîner eut lieu. Le soir, M. de Talleyrand vint comme pour +faire une visite; la finesse de son jugement l'avait averti que +probablement ses chargés <span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> d'affaires ne s'acquittaient pas +bien de leur mission.</p> + +<p>—Puisque vous acceptez aussi souvent chez mes amis, dit M. de +Talleyrand à Thibaudeau, vous ne pouvez me refuser moi-même pour un +jour de cette semaine.</p> + +<p>Thibaudeau accepta d'autant plus volontiers, que ce jour-là l'affaire +avait été plutôt éloignée qu'attaquée. M. de Talleyrand voulut avoir +l'honneur de la capitulation de la place, après avoir fait battre en +brèche par les autres.</p> + +<p>Le dîner eut lieu le 28 thermidor. On voit que les événemens +marchaient vite, et que le coup d'État devenait urgent.</p> + +<p>Les convives étaient peu nombreux, et cette fois madame de Staël +n'y était pas; il y avait Jean Debry, Riouffe, Poulain-Grandpré et +Thibaudeau. M. de Talleyrand alla d'abord au but; il a toujours une +de ces franchises attrapantes qui sont bien subtiles: il ne dissimula +aucunement à Thibaudeau l'importance qu'il attachait à la réunion de +son parti et de lui au Directoire, et finit sa très-courte allocution +par la demande formelle de cette réunion.</p> + +<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p> + +<p>Mais je ne suis pas seul.</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> M. DE TALLEYRAND.</p> + +<p>Vous êtes fort important, et chacun le sait. Demandez au député +Poulain-Grandpré ce qu'il en pense.</p> + +<p class="speakersc">POULAIN-GRANDPRÉ.</p> + +<p>Vraiment, je le crois bien! (<i>Tirant un grand papier de sa poche</i>). +Voici la liste, jour par jour, des discussions importantes dans +lesquelles le citoyen Thibaudeau a parlé<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a>... Sur douze, il a +entraîné la majorité onze fois.</p> + +<p>M. de Talleyrand sourit; il croyait être sûr que la flatterie avait +été à son but. Le fait est qu'elle était adroite.</p> + +<p class="speakersc">BENJAMIN CONSTANT.</p> + +<p>Vous avez entendu madame de Staël l'autre jour, mon cher député; eh +bien! elle est parfaitement instruite, et la majorité royaliste est +telle qu'elle nous l'a dit.</p> + +<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p> + +<p>Oui, je sais que la conspiration royaliste n'est que trop +flagrante!... Je ne le sais que trop, vous dis-je!</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> M. DE TALLEYRAND.</p> + +<p>Eh bien! lorsque vous pouvez arrêter le mal, vous vous y refusez!... +Étrange aveuglement!...</p> + +<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p> + +<p>Écoutez, nous sommes d'accord sur plusieurs points, mais il en est +sur lesquels nous ne nous entendons plus.</p> + +<p class="speakersc">RIOUFFE.</p> + +<p>L'intégralité de la constitution conservée; hors de là, point de +salut pour la République.</p> + +<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p> + +<p>Qui parle de la violer?</p> + +<p class="speakersc">JEAN DEBRY.</p> + +<p>Tout ce que nous voyons, tout ce que nous entendons, prend une voix +pour nous le dire... Mon collègue a exprimé ma pensée, et je répète +après lui: Intégralité de la constitution.</p> + +<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p> + +<p>Je m'y engage au nom du Directoire; lui-même ne veut que la +constitution. Nous sommes donc d'accord.</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> THIBAUDEAU.</p> + +<p>Je ne le crois pas, car il nous faut une garantie pour l'avenir; et +qui nous la donnera?</p> + +<p class="speakersc">BENJAMIN CONSTANT.</p> + +<p>Le Gouvernement a fait de grandes fautes, on ne le peut nier; mais +les récriminations aigrissent au lieu de fermer la blessure. Laissons +donc tout le passé et même l'avenir, pour ne nous occuper que du +présent...</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">JEAN DEBRY</span>, <span class="stage">souriant.</span></p> + +<p>Le présent et l'avenir se tiennent de trop près pour les séparer.</p> + +<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p> + +<p>Tout ira bien, si Thibaudeau ne veut pas faire le rapport sur le +dernier message<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a> du Directoire, à moins que ce ne soit pour passer +à l'ordre du jour... Voilà tout ce qu'on lui demande.</p> + +<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p> + +<p>Je ne le puis pas. Ce serait nous faire à nous-mêmes une blessure +mortelle.</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> BENJAMIN CONSTANT.</p> + +<p>En quoi et comment?</p> + +<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p> + +<p>Parce qu'en passant à l'ordre du jour, ce serait reconnaître à +l'armée un pouvoir qu'elle n'a pas; ce serait introduire la tyrannie +militaire, et nous ne la voulons pas.</p> + +<p class="speakersc">POULAIN-GRANDPRÉ.</p> + +<p>Mais pourtant je ne vois rien...</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">THIBAUDEAU</span>, <span class="stage">avec dignité.</span></p> + +<p>Plus un mot, je vous prie, sur ce sujet... Le Corps-Législatif +s'avilirait à jamais en passant à l'ordre du jour.</p> + +<p>M. de Talleyrand se leva alors avec une sorte d'impatience... Il +venait de voir qu'il n'y avait rien à faire avec des hommes qui +exigeaient une pensée formulée clairement: aussi cette conférence ne +produisit-elle aucun résultat, non plus que les deux précédentes. +Il était évident que M. de Talleyrand et <i>son conseil</i> avaient une +arrière-pensée qu'ils n'osaient pas dire.</p> + +<p>Quelques jours après, Augereau fut nommé commandant <span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> de la +17<sup>e</sup> division<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a> militaire: c'était une déclaration de guerre, et +ce qui se passa immédiatement le prouva plus que tout. Dix-sept +pièces de canon arrivèrent à Paris du parc d'artillerie de Meudon; +la garnison fut augmentée. Les Conseils alarmés envoyèrent chez le +ministre de la Guerre Schérer; les envoyés y trouvèrent Augereau, +qui, avec la même impudence que lorsqu'il trahit plus tard l'homme +qu'il avait juré de servir, dit qu'il répondait des Conseils sur sa +tête.</p> + +<p>Ceux qui se rappellent cette époque ne peuvent lui trouver de point +de comparaison avec rien dans l'histoire. Il y a une confusion de +toutes choses qui fait frémir et reculer devant cet abîme où tout +ce qui avait encore quelque renom et quelque peu d'honneur allait +s'engloutir...</p> + +<p>C'est au milieu de cette tourmente qu'on atteignit le 16 fructidor. +M. de Talleyrand était non-seulement le guide du Directoire alors, +mais il était, parmi les ministres, le seul bien capable de remuer +ce grand colosse de l'État dans des circonstances aussi critiques. +Schérer, qui était ministre de la Guerre et brave homme, quoi qu'on +en ait dit, invita Thibaudeau à dîner avec plusieurs généraux, comme +on l'a vu plus haut; Schérer était son ami. Thibaudeau lui dit:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> —Tentez un dernier effort; les constitutionnels sont au +Directoire; s'il le veut, un mot de certitude, et tout est dit.</p> + +<p>Schérer demanda sa voiture, et fut au Petit-Luxembourg... Thibaudeau +attendit sa réponse au ministère même... Il revint bientôt... Il +n'y avait plus d'espoir... La République allait subir son dernier +supplice.</p> + +<p>Le lendemain, on fit courir une liste de soixante-quinze députés +qu'on disait arrêtés... C'était faux. Mais quelle agitation, et +en même temps quelle stupeur!... Barras envoya plusieurs de ses +aides de camp chez les femmes de sa connaissance, pour les prévenir +qu'une révolution pouvait avoir lieu, et qu'il leur conseillait, de +quitter Paris... Madame Tallien, qu'on savait être de la société +intime de Barras, se préparait en effet au départ, ce qui augmentait +l'inquiétude des Parisiens.</p> + +<p>Maintenant deux mots sur l'état des affaires, à ce moment si +singulièrement entouré d'événements incohérents.</p> + +<p>Le Directoire, composé de cinq directeurs, avait dans son sein une +scission; trois membres contre deux: Barthélemy et Carnot étaient +pour les Conseils représentatifs, Barras, Rewbell et Laréveillère +pour eux-mêmes.</p> + +<p>Dans les Conseils, il y avait un nombreux parti <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> royaliste, +un parti purement républicain, et un autre républicain aussi, mais +seulement constitutionnel: c'était le plus nombreux.</p> + +<p>Tous ces partis étaient en présence, et le moment où la lutte devait +s'engager était également redouté: on se rappelait le 10 août, le 2 +septembre, le 1<sup>er</sup> prairial, le 13 vendémiaire, et ces souvenirs-là +n'étaient pas faits pour rassurer.</p> + +<p>Voilà l'état des choses que M. de Talleyrand était appelé à diriger. +Il s'en tira comme un homme de caractère ferme et entreprenant +l'aurait fait. C'était pourtant une bizarre combinaison que celle de +tous ces partis se combattant les uns les autres, avec des armes qui +n'étaient pas faites pour eux. Le parti républicain était contraint +de désavouer ses propres principes, parce qu'on les tournait contre +lui. Les royalistes, voulant abattre le Directoire par tous les +moyens possibles, demandaient la liberté de la presse pour l'attaquer +dans des journaux, la liberté de tirer le canon pour le pointer sur +le Luxembourg. C'était une situation bizarre, comme on le voit, que +celle de la France dans un tel moment. Cela prouve, au reste, qu'on +ne peut bien juger un parti sur ses vraies opinions que lorsqu'il<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a> +est le plus fort et libre de les professer.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> Le 17 au matin, Boissy-d'Anglas reçut une lettre de madame +de Staël, qui lui disait d'avoir confiance dans la personne qui lui +remettrait ce billet, qu'elle le priait, au reste, de brûler... +Boissy-d'Anglas fit entrer le messager; c'était un homme s'exprimant +fort bien, qui lui dit, après avoir regardé si personne ne +l'écoutait, que madame de Staël quittait Paris, parce qu'il y aurait +du mouvement d'ici à vingt-quatre heures; qu'il prît <i>donc garde à +lui</i>, et que surtout elle le priait en grâce de brûler les lettres +qu'il avait d'elle.</p> + +<p>Or, savez-vous ce que c'était que ces lettres? Des lettres relatives +au retour de M. de Talleyrand en France et à sa nomination au +ministère... Ces lettres, dans lesquelles madame de Staël s'épanchait +beaucoup, pouvaient la perdre si le Directoire s'était emparé des +papiers de Boissy-d'Anglas; elle y parlait du Directoire d'une +manière que sûrement il <span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> n'aurait pardonnée ni en masse +ni personnellement: tout cela relativement à la nomination de +Talleyrand, qu'elle leur donnait comme une bonne à des enfants au +maillot... Et ce n'eût été que peu de chose encore si elle ne les +avait traités que d'incapables. Quant à madame de Staël, elle avait +quitté sa maison. Pourquoi? Je l'ignore, car enfin c'était elle, ou +son parti, du moins, qui ordonnait le pas de charge.</p> + +<p>Pichegru était alors président du Conseil des Cinq-Cents. Cet homme, +dont le nom a fatigué la France et l'Europe, est peut-être une des +plus grandes nullités qu'il y ait eu dans notre Révolution.</p> + +<p>Son caractère n'eut jamais rien de complétement honorable; officier +d'artillerie, et au service, au moment de la Révolution, au lieu +d'émigrer, si ses opinions n'étaient pas d'accord avec l'ordre des +choses, il demeura en France. Robespierre, à qui il était suspect, +lut aux Jacobins des lettres interceptées qui le compromettaient. +Il était alors à l'armée; il écrivit après la bataille d'Haguenau, +<i>au club des Jacobins</i>, que désormais il prendrait pour cri de +ralliement: <i>Vive la République! vive la Montagne!</i>—Enfin il en +fit tant que <span class="smcap">Collot d'Herbois</span> fit son éloge à ces mêmes +Jacobins! En effet, il y avait de quoi le louer!... <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> car un +jour il écrivit à la Convention, étant alors commandant en chef de +l'armée du Nord, qu'il venait de détruire un corps d'émigrés, qu'il +l'avait <i>exterminé</i>... «Soixante-neuf hommes ont échappé à notre +canon, ajoutait-il; mais ils ont été faits prisonniers, et ils vont +périr tous du dernier supplice<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Go to footnote 32"><span class="smaller">[32]</span></a>.»</p> + +<p>Ce qui fut fait.</p> + +<p>Plus tard, après la conquête de la Hollande, il vint à Paris. Il y +avait à cette époque des troubles assez sérieux; au 1<sup>er</sup> prairial, +il fut nommé commandant-général de Paris pendant sa mise en état de +siége, car il ne faut pas croire que nous ayons commencé en 1832; +et les républicains, qui criaient si haut alors, auraient dû savoir +que la République de 1795 en faisait tout autant: le pouvoir qui se +défend quand on l'attaque est le même partout et en tout temps<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Go to footnote 33"><span class="smaller">[33]</span></a>.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, Pichegru se conduisit comme un digne mandataire +de la Convention, qui n'était pas autant mère du peuple qu'on le +croit; il marcha <span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> contre la section de la Cité et celle des +Quinze-Vingts; partout il dissipa des rassemblements <i>de femmes</i>, et +s'acquitta enfin à merveille de son rôle de commandant. Il écrivit +à la Convention que ses ordres étaient exécutés. La Convention lui +fit des compliments, et le résultat de tout cela fut qu'il demanda +à retourner à l'armée, ce qui lui fut accordé. Mais cet homme ne +pouvait pas vivre un mois sans être accusé; il vint des adresses à la +Convention contre lui; Moreau, qui plus tard devait conspirer avec +Pichegru, et qui travaillait peut-être déjà à la besogne de 1814, le +justifia devant la Convention. Cependant les comités conservèrent +des doutes, et on l'envoya en Suède comme ambassadeur. Nommé ensuite +député de l'Aube au Conseil des Cinq-Cents, il revint en France et +siégea dans l'assemblée. Lorsque son nom fut appelé, il fut applaudi +assez vivement; bientôt après il fut élu président, et c'est ainsi +que le trouva le 18 fructidor.</p> + +<p>Si Pichegru eût été, non pas un homme de génie, mais un homme +supérieur à Augereau, qui était bien certainement le plus nul qu'on +pût rencontrer, le Directoire était perdu au 18 fructidor. Mais +il se borna à faire d'avance un beau plan pour rétablir la garde +nationale... la chose était stupide. Avant que le projet fût adopté, +que la loi eût <span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> passé, que tout fût en ordre, il aurait eu +le temps d'aller et de revenir de Sinnamary à Paris. Il n'eut enfin +aucune prévoyance dans cette circonstance majeure qui devait influer +sur la destinée à venir de la France.</p> + +<p>À propos de cette garde nationale, j'ai déjà dit ce que Bernadotte +écrivait à Bonaparte le 15 fructidor:</p> + +<p>«Malgré les tentatives de Pichegru et compagnie, la garde nationale +ne s'organise pas.... Je vous envoie un précis de la vie de Pichegru.»</p> + +<p>On voit que déjà à cette époque Pichegru était noté par les +républicains.</p> + +<p>Le 17, à la réunion des députés pour la séance des commissions des +inspecteurs, ils étaient nombreux; l'agitation était extrême. On +redoutait <span class="smcap">TOUT</span>, sans aller au devant de rien. J'avais dîné +dans le Marais, rue des Trois-Pavillons, chez madame de Saint-Mesmes, +une de nos amies; le soir, lorsqu'on vint me chercher, quoique cette +partie de Paris que j'avais besoin de traverser pour revenir chez ma +mère, rue Sainte-Croix, ne fût le théâtre d'aucun trouble, cependant +on voyait qu'il se préparait une scène tragique et sérieuse. On +parlait de canons amenés du parc d'artillerie de Meudon, et chacun, +se rappelant la canonnade du 13 vendémiaire, tremblait pour soi et +les siens... La nuit fut <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> terrible; le silence de mort qui +régna dans la ville était peut-être encore plus effrayant que le +bruit de la fusillade, car on savait qu'un grand acte d'iniquité +s'accomplissait dans l'ombre... Et comment se jouait ce drame +important dans lequel la nation avait le premier rôle? De toutes les +scènes de la Révolution, le 18 fructidor est peut-être celle qui m'a +le plus vivement impressionnée.</p> + +<p>L'agitation était à son comble, comme je l'ai dit. M. de Talleyrand, +qui conduisait toute cette grande affaire, riait pendant ce même +temps de ce qui se passait, car il en était informé heure par heure, +et plusieurs fois il fit parvenir de faux avis aux députés pour les +effrayer davantage... ils ne l'étaient que trop!... On vint dire +dans le Conseil des Cinq-Cents que le Ministère de la Police était +illuminé, que l'État-Major de la place l'était aussi, et que ces deux +maisons avaient plus de deux cents voitures autour d'elles. On y +envoya... il n'y avait pas une bougie, pas un fiacre; mais la terreur +était au plus haut degré dans le Corps-Législatif. À minuit et demi, +M. Cardonnel, que nous avons vu si brave depuis sous la Restauration, +mais qui alors ne l'était guère, arriva dans la salle saisi de la +plus burlesque terreur. Il était pâle, effaré, ayant deux collègues +aussi pâles que lui de chaque côté de sa personne; mais, malgré la +peur, ils avaient tous trois de grands sabres <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> qui traînaient +par terre et dont le bruit leur faisait peur... Cette peur qui les +possédait était si violente qu'elle exerça un effet magnétique sur +toute l'Assemblée; il semblait qu'elle formulait en réalité le péril +pour tous... Ils demeurèrent immobiles. M. Cardonnel était dans un +état violent.</p> + +<p>—Nous sommes perdus, dit-il d'une voix tremblante; un homme sûr +vient de m'éveiller en me disant que moi et mes collègues nous +allions être arrêtés... que six cents personnes étaient désignées +pour être égorgées!...</p> + +<p>Et le malheureux tombe sans force sur une chaise. L'effet de cet +avertissement vague et donné par un homme que la peur mettait +évidemment en délire fut cependant d'achever la démoralisation +complète de l'Assemblée. En révolution, le parti qui délibère plus +d'un quart d'heure lorsqu'il est attaqué, est perdu...</p> + +<p>Ceci se passa le 16 fructidor. Ce fut le même soir que Thibaudeau +écrivait ces belles paroles:</p> + +<p>«Il n'y a plus que mort et avilissement; que faire? Rien; le crime +triomphe. Républicains vertueux, enveloppez-vous!...»</p> + +<p>Le résultat de ces tristes journées, tombeau de la République, +fut, comme on le sait, la mutilation de l'Assemblée... Pichegru, +accusé véhémentement, ne répondit que par des déclamations vagues +<span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> lorsqu'il fallait <i>des faits</i>... Toutes les fois que M. de +Talleyrand, tout en jouant au whist, ou bien au piquet, ou encore au +creps, qu'il aimait fort à cette époque, recevait une des fréquentes +nouvelles qui lui étaient apportées de quart d'heure en quart +d'heure, il souriait sans parler. Il avait si bien prévu ce qui +arrivait; il avait joué contre des hommes qu'il connaissait.</p> + +<p>On sait comment Augereau fit le gendarme cette nuit du 17 au 18 +fructidor, et comment il arrêta Pichegru en lui mettant exactement +<i>la main sur le collet</i>!... Pichegru était traître à la patrie +ce jour-là, c'est un fait positif; mais sa conduite n'excuse pas +celle d'Augereau; quelle action! Car enfin la gloire de Pichegru, +effacée par sa conduite ultérieure, ne l'était pas encore, et son +auréole aurait dû être respectée par un frère d'armes. Et puis la +représentation nationale le mettait à l'abri, sinon d'une enquête, au +moins d'une violence...</p> + +<p>Une circonstance que j'ai omise dans le Salon de Barras, et qui +pourtant est assez extraordinaire, c'est que, le 18 fructidor, +Barras fut <i>Roi</i> pendant vingt-quatre heures. On prétend que +M. de Talleyrand lui conseilla de retenir le pouvoir que cette +dictature passagère lui avait mis dans les mains, mais il n'osa +pas. Le fait est que Laréveillère-Lépaux, honnête homme, quoique +théophilanthrope, <span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> avait fui la séance des délibérations ce +jour-là... que Rewbell avait la tête perdue et voulait des choses +que probablement Barras ne voulait pas, parce qu'on le gardait à vue +dans son appartement. Quant aux deux autres, Carnot et Barthélemy, +ils étaient désignés tous deux pour être <i>fructidorisés</i>, comme on le +disait alors... Barras était donc parfaitement le maître... Quelques +jours avant le 18, dînant chez M. de Talleyrand, celui-ci lui parla, +non pas avec franchise, cela ne lui arrive jamais, mais avec cette +confiance de Robert Macaire à Bertrand qui sait qu'on s'attend à ce +qu'il va dire, et agit en conséquence.</p> + +<p>Paris entendit <span class="smcap">UN</span> coup de canon, car ce fut avec un +<span class="smcap">SEUL</span> coup de canon, encore tiré à poudre, que le Directoire +fut quitte (et les Parisiens aussi) de la révolution si importante +du 18 fructidor... Une partie de l'Assemblée fut exilée, déportée; +l'autre demeura cachée et revint peu à peu dans le lieu de ses +séances. En vérité, nous en venions à avoir des révolutions <i>à l'eau +rose</i>... Madame de Coigny disait à propos de cette dernière secousse:</p> + +<p>—Voyez ce que c'est que d'avoir un homme de bonne compagnie à la +tête des affaires! Voilà M. de Talleyrand qui mène la France comme +son diocèse avec des mandements. Seulement, c'est un <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> +général, au lieu d'un grand-vicaire, qui les proclame....</p> + +<p>Il paraît, néanmoins, qu'entre un coup de creps et un robber de +whist, M. de Talleyrand avait autrement décidé du sort d'une partie +des Conseils... Ensuite, comme sa nature n'était pas d'être cruel +violemment, il se borna à conseiller l'exil pour ceux qui demeurèrent +bravement à leur poste. Je crois que ce fut cette fois que Barrère +fut condamné à la déportation, comme faisant partie de je ne sais +quelle faction; car, en vérité, on s'y perd; et n'étant pas arrivé à +temps au lieu de l'embarquement, il demeura en Europe, et l'on dit +assez plaisamment <i>que c'était la première fois qu'il n'avait pas +pris le vent</i>.</p> + +<p>Un fait assez curieux pour l'époque et le temps relativement à l'état +de la société, c'est ce soin minutieux pour des gens qu'on envoie à +Rochefort dans des <span class="smcap">CHARIOTS GRILLÉS</span> comme des bêtes féroces; +ils vont ainsi, et puis ils ont pour gardien, pour geôlier, ou +plutôt pour bourreau, un homme dont les manières brutales devinrent +tellement intolérables à ses victimes qu'elles en poussèrent des cris +malgré la patience évangélique de la plupart d'entre elles... Le +Directoire les entendit, et on rappela le général <i>Bourreau</i>, qu'on +appelait le général <i>Dutertre</i>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> Le 19 au matin, nous apprîmes, en nous réveillant, que M. +le marquis de Bouillé, marchant contre nous, avait été arrêté; +que Moreau accourait à marches forcées sur Paris pour soutenir +les Clichiens; et que, de désespoir, Dumourier s'était jeté d'un +quatrième étage sur le pavé. Du reste, aucune preuve de tout cela.</p> + +<p>Merlin de Douay et François de Neufchâteau furent élus, le premier +en remplacement de Barthélemy, le dernier à la place de Carnot, qui +s'échappa. On prétend que les meneurs du jour, embarrassés de ce qui +pouvait survenir de la présence de Carnot, préférèrent le laisser +aller.</p> + +<p>Le général Bonaparte avait de fréquentes relations avec tout ce qui +tenait au gouvernement d'alors. M. de Talleyrand avait eu par lui les +premières lueurs de cette conspiration de fructidor, dont la preuve +avait été trouvée dans les papiers de M. d'Entraigues, à Venise, +surtout une conversation de d'Entraigues et de Montgaillard<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Go to footnote 34"><span class="smaller">[34]</span></a>: +cette pièce était accablante.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> Le fait est que le Directoire n'avait rien inventé; seulement +il avait habilement joué les cartes que le sort lui avait données.</p> + +<p>Au même moment, Moreau faisait une proclamation à son armée, le 24 +fructidor, où il disait, entre autres<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Go to footnote 35"><span class="smaller">[35]</span></a> phrases fort accablantes +pour Pichegru:</p> + +<p><i>Il n'est que trop vrai que Pichegru a trahi la confiance de la +France entière.</i></p> + +<p><i>Une correspondance avec Condé, qui m'est tombée entre les mains, ne +me laisse aucun doute sur cette trahison.</i></p> + +<p>Et sept ans plus tard, Moreau conspirait contre sa patrie avec ce +même Pichegru!... Il contribuait à propager l'accusation d'un parti +contre Napoléon, en disant qu'il avait fait assassiner Pichegru... +Assassiner Pichegru, bon Dieu! et pourquoi?... était-il à craindre +cet homme connu seulement par quelques victoires, à une époque où nos +soldats triomphaient seuls par la force et l'élan de leur <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> +patriotisme?... Il s'est tué parce qu'il a compris que la France, +dans sa majorité, jetterait du mépris au traître qui, après avoir +léché la griffe des tigres qui déchiraient les justes de la patrie, +conspirait dans ce même moment avec des hommes dont il faisait en +même temps fusiller les mandataires. Une conduite aussi double est +indigne d'un homme d'honneur, ayant du sang français dans les veines.</p> + +<p>Quoi qu'il en fût de toute cette affaire, il nous revenait à Paris +que Bonaparte allait avoir une grande puissance, et que dans le +salon de M. de Talleyrand on portait très-haut son mérite et ses +services. En effet, le traité de Campo-Formio fut signé, et M. de +Talleyrand en reçut le premier la nouvelle, comme cela était naturel. +Lavalette, qui alors était à Paris, et avait conduit le 18 fructidor +avec Augereau<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Go to footnote 36"><span class="smaller">[36]</span></a>, allait souvent chez M. de Talleyrand; <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> +celui-ci aimait l'esprit de Lavalette, sa manière de conter, sa +parole <i>comme il faut</i>, et une foule de choses en lui qui, au fait, +rendaient sa société désirable.</p> + +<p>Lorsque la nouvelle du traité de Campo-Formio arriva à Paris, avec +toute cette gloire dont la tête de Bonaparte était entourée, M. de +Talleyrand le comprit, mais sans le deviner entièrement toutefois; il +vit un grand homme, mais il crut un peu trop peut-être à l'orgueil +personnel, qui lui disait qu'il avait <i>fait</i> une partie de cette +gloire; comme plus tard en eurent la pensée ceux qui le suivaient +alors.</p> + +<p>Monge et Berthier arrivèrent d'Italie, apportant le fameux traité +qui donnait la paix à la France. M. de Talleyrand les invita souvent +à dîner chez lui, et les fit causer sur Bonaparte. Berthier parlait +volontiers, et sans entendre malice à la chose, et Monge, malgré sa +science profonde, était simple comme un enfant. M. de Talleyrand +eut donc aussi beau jeu que possible pour les faire parler sur +l'homme qu'il voulait connaître et ne connaissait encore d'aucune +manière<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Go to footnote 37"><span class="smaller">[37]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> Cette besogne il était obligé de la faire à +lui seul, car il n'avait pas dans sa maison une personne capable de +l'aider; il n'était pas marié, pour dire le mot, quoiqu'il y eût une +femme dans la bergère, à la droite de la cheminée, et souvent à table +vis-à-vis de lui; mais madame Grandt, qui plus tard devint altesse +sérénissime par la grâce de Dieu, ou à la grâce de Dieu, plutôt que +de toute autre, madame Grandt n'était pas de force à ce que M. de +Talleyrand lui confiât la moindre mission. On sait bien qu'en 1802, +l'ayant priée de parler à Denon de ses voyages, la pauvre femme le +prit pour Robinson Crusoé, et lui demanda des nouvelles de Vendredi; +or, cette belle action, elle la fit en 1802, et l'on n'était alors +qu'en 1797.</p> + +<p>Elle était bien belle alors madame Grandt. Je comprends que M. +de Talleyrand l'ait aimée, quoiqu'elle fût sotte, et sotte à +impatienter, comme j'ai compris aussi que madame Grandt ait aimé M. +de Talleyrand, quoiqu'il fût évêque; car un évêque, ce n'est ni bien +ni mal; ce n'est ni une femme ni un homme, ce n'est rien pour l'amour.</p> + +<p>La maison de M. de Talleyrand fut quelque temps à se monter et à +devenir <i>sociable</i>; mais une fois que le premier pas dans cette +route fut fait, le reste alla <span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> tout seul. Madame de Staël, +d'autres femmes qui savaient causer, entouraient M. de Talleyrand, +et lui épargnaient la peine de parler. Quelques-unes de ses amies +émigrées rentrèrent, rappelées par lui-même, lui, qui naguère était +proscrit! M. de Talleyrand aime sa maison, le <i>casement</i>; il aime +sans aucun doute ce que nous appelons chez nous l'intérieur; ce qui, +pour le dire en passant, dérange un peu ma confiance dans cette +belle science qu'on appelle la <i>phrénologie</i>, car M. de Talleyrand +a, j'en suis sûre, les deux organes que Gall appelle <i>attachement à +l'habitation et à la sociabilité</i><a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Go to footnote 38"><span class="smaller">[38]</span></a>; de ces deux organes réunis, +Gall faisait l'esprit patriotique. Je ne prononce sur rien; je +demande seulement si M. de Talleyrand est un <i>patriote</i> dans la +véritable acception du mot?</p> + +<p>M. de Talleyrand aimait tout ce qui rappelait la cour; le Directoire +en était idolâtre. Alors les grands manteaux étaient dépliés, les +chapeaux à la Henri IV sortaient de leur étui, et le Directoire +jouait à la parade. Hélas! c'était la principale occupation de ce +gouvernement, si misérable qu'on ne peut que le mépriser. On n'a pas +de haine pour ce qui est si petit.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> En apprenant la nouvelle de la paix de Campo-Formio, la +joie fut universelle. Croira-t-on qu'un homme<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39" title="Go to footnote 39"><span class="smaller">[39]</span></a> osa proposer, au +milieu de cet enthousiasme, d'accorder une <i>indemnité pécuniaire au +général Bonaparte</i>! mais les murmures universels, non-seulement dans +l'Assemblée, mais dans Paris, dans la France, prouvèrent qu'on était +encore au temps où l'annonce d'une victoire faisait battre un cœur +français et pleurer de joie.</p> + +<p>Un habitué du salon de M. de Talleyrand était Chénier. Ce fut lui +qui proposa et fit adopter le décret pour la rentrée et la radiation +de M. de Talleyrand, et le rapport de l'acte d'accusation contre +lui. Celui-ci n'avait pas oublié ce service, et puis l'esprit élevé +de M. de Talleyrand avait su comprendre Chénier. Chénier était un +républicain, qui jamais ne fut coupable d'aucun excès, et qui en +<span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> empêcha beaucoup<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Go to footnote 40"><span class="smaller">[40]</span></a>. Mais une fois que l'opinion a pris une +route fausse pour son jugement, il est difficile de la faire revenir. +C'est une chose étrange de notre nature française; nous sommes légers +pour prendre parti contre un homme, dès qu'il est célèbre en quoi que +ce soit, et nous sommes fixés dans notre pensée pour lui accorder +ensuite la justice qui lui est due.</p> + +<p>Bonaparte était donc, comme je l'ai dit, le favori de monsieur de +Talleyrand. Il dit à Chénier qu'il fallait faire quelque chose de +remarquable pour l'arrivée du général Bonaparte, et Chénier fit le +<span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> <i>Chant du Retour</i>... On le lut chez monsieur de Talleyrand, +qui aurait encore voulu plus de louanges pour le vainqueur... +Et madame de Staël!... Ce n'est pas alors qu'elle le nommait +<i>Robespierre à cheval!</i>... Et le salon de monsieur de Talleyrand, ce +même salon qui, plus tard, retentit d'invectives contre le héros de +la France et de projets pour son abaissement et sa mort, ne répétait +alors que des paroles d'amour et de louanges! C'est qu'on ne le +croyait pas si grand!...</p> + +<p>Enfin, le vainqueur de Lodi et d'Arcole, le pacificateur de la plus +grande partie de l'Europe, rentra dans Paris, chargé de lauriers qui +faisaient pencher sa jeune tête. Quelle joie! quel délire!... Comme +le peuple français comprenait la gloire qu'on lui donnait alors!... +C'était plus que de l'enthousiasme... Ah! ces souvenirs font mal... +mal à briser le cœur!</p> + +<p>Monsieur de Talleyrand, fier du général Bonaparte, le reçut comme un +fils... Son discours, lorsqu'il le présenta au Directoire, et qu'on +peut lire dans le <i>Moniteur</i>, est une preuve sans réplique de ce +qu'il pensait alors... Il blessait le Directoire cependant, et il le +savait!...</p> + +<p>Le Directoire donna une fête au <i>vainqueur-pacificateur</i>, et le +soir il y eut un bal à l'Odéon. Ce bal fut très-beau, beaucoup de +<i>toasts</i> furent <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> portés au dîner. Chénier en porta un assez +remarquable pour être rapporté:</p> + +<p><i>À ses victoires pour notre gloire! à sa longue vie pour notre +bonheur!...</i></p> + +<p>François de Neufchâteau fit aussi des vers... Les couronnes tombaient +sur le front pâle du jeune homme, qui paraissait calme et comme +accoutumé à de pareils honneurs.</p> + +<p>Monsieur de Talleyrand demandait à chaque personne qu'il rencontrait:</p> + +<p>L'avez-vous vu?...—Non.—Eh bien, venez demain chez moi, il y +dînera, vous pourrez le voir facilement...</p> + +<p>Bientôt l'hôtel Gallifet, qui alors était déjà l'hôtel destiné +aux affaires étrangères, fut bouleversé par les préparatifs d'une +fête donnée par le ministre au général Bonaparte. Quatre mille +personnes devaient, dit-on, être invitées. Les femmes préparaient +des toilettes plus magnifiques que la Révolution n'en avait encore +vu... Les préparatifs de cette fête avaient la même importance pour +les marchands. Lorsqu'une femme disputait sur le prix d'un objet, le +marchand lui disait en souriant: «Oh! madame, pour fêter le général +Bonaparte, est-il quelque chose d'assez beau, d'assez cher?...» +Et si la femme s'obstinait, le marchand lui disait: «Eh bien! +prenez-le!... Je ne veux pas qu'il soit dit <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> que par ma faute +il y aura une femme mal mise à la fête que donne la nation à notre +héros<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Go to footnote 41"><span class="smaller">[41]</span></a>.»</p> + +<p>Il existe encore bien des êtres qui doivent se rappeler le jour où +monsieur de Talleyrand présentait à l'Europe <i>l'homme des siècles</i>, +comme lui-même l'avait nommé dans son discours. Quel mouvement +autour de ce palais du Directoire! Quelle joie délirante!... Comme +on se pressait autour de Bonaparte! On voulait voir ce jeune visage +pâle et mélancolique, au regard profond et à l'œil d'aigle. Cet +homme, âgé au plus de vingt-huit ans, arrivait dans Paris, dans cette +ville aux merveilles, précédé d'une immense renommée et entouré d'un +éclat qui eût suffi pour illustrer la plus longue carrière. Tous se +levèrent pour voir un homme si grand!... Et lui, calme et froid même +au milieu de ses triomphes patriotiques, il fut dès lors ce qu'il +fut plus tard... Il connaissait sa hauteur et voulut que les autres +la comprissent aussi. Ne souriant jamais, demeurant toujours comme +absorbé devant une grande pensée, il jetait à l'observation de ces +mots qui devaient faire rêver les gouvernants du jour:</p> + +<p>«Les lois organiques de la République sont à <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> faire, dit-il +dans un discours qu'il fit au Directoire... L'ère des gouvernements +représentatifs commence, etc.» Ces phrases étaient courtes et en même +temps significatives.</p> + +<p>Madame de Staël, qui voulait à tout prix en être remarquée, +s'approcha de lui et lui fit cette question qui depuis a tant couru, +que les enfants la savent par cœur, ainsi que la réponse<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Go to footnote 42"><span class="smaller">[42]</span></a>. Et +pourtant la chose n'est pas vraie. Bonaparte n'avait aucune raison +pour parler <i>brutalement</i> à une femme qu'il savait être amie de +monsieur de Talleyrand. Madame de Staël s'approcha de lui au moment +où il donnait le bras à l'ambassadeur turc. Elle le connaissait déjà +d'ailleurs, et n'avait pas besoin, comme on le voit dans une foule +de biographies, d'entrer en matière par une question aussi bête que +celle qu'on lui prête. J'étais avec ma mère, à deux pas de madame de +Staël, au moment où elle aborda Bonaparte. Elle lui parla longtemps, +et il lui répondit toujours poliment, mais avec un laconisme +singulièrement affecté. Je crois qu'il craignait les remarques. +Madame de Staël, extrêmement vive et passionnée, demandait vingt +choses à la fois et ne pouvait comprendre une conversation faite +ainsi.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> J'ai laissé passer une particularité relative au discours de +Barras à Bonaparte.</p> + +<p>On fit courir le bruit dans le monde que ce n'était pas Barras qui +avait fait son discours; les uns l'attribuaient à M. de Talleyrand, +les autres à madame de Staël... et personne à Barras... La raison +qui le faisait penser, c'est que ce discours était une sorte de +manifestation publiquement faite aux yeux de l'Europe, et qu'on y +devait trouver de la modération et un appel à la paix intérieure, en +annonçant la paix au dehors. Ce fut tout le contraire. Le discours, +s'il eût été fait par un ennemi du Directoire, ne lui aurait pas été +plus funeste. Bonaparte, en l'écoutant, laissa échapper un de ces +rares sourires qui annonçaient tant de choses cachées. Quoi qu'il +en soit, l'opinion se prononça et déclara que le discours de Barras +était de M. de Talleyrand ou de madame de Staël. Je sais quelqu'un +qui le dit en plaisantant à M. de Talleyrand, chez lui-même; et +celui-ci se mit à sourire sans lui répondre. M. de Lauraguais, +qui était dans le salon du ministre, tout enfoncé dans sa cravate +d'incroyable, malgré ses cinquante ans, dit alors du fond de son +paquet de mousseline:</p> + +<p>—Eh! mais vraiment! est-ce donc que le directeur n'est pas de force +à faire un discours?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> —Non, répondit sans hésiter celui qui avait porté la parole.</p> + +<p>—Comment, <span class="smcap">NON</span>! s'écria M. de Lauraguais.</p> + +<p>—<span class="smcap">Non</span>, répliqua plus vivement celui qu'il paraissait +vouloir intimider; il peut très-bien manier le sabre, je n'y touche +jamais, et ne prononce pas sur cette matière; mais pour la plume, +c'est une autre affaire, il n'y entend rien; et... vous le savez +bien vous-même... Vous savez que votre cousin Barras, comme vous +l'appelez, n'a pas le talent d'écrire deux lignes qui soient lisibles.</p> + +<p>—Je ne sais pas cela du tout! s'écria M. de Lauraguais... Quelle +sotte pensée allez-vous me prêter-là!</p> + +<p>Il faut savoir que M. de Lauraguais était fort poltron, et que la +terreur n'était pas encore passée pour lui. Or donc, il tremblait au +mot <span class="smcap">POUVOIR</span>, et le saluait très-bas.</p> + +<p>—Est-ce donc vous, alors, qui avez fait le discours du directeur? +lui demanda celui qui le tourmentait à plaisir.</p> + +<p>—Pas du tout, encore moins que mon ami Talleyrand.</p> + +<p>—Eh bien! je déclare que ce n'est certes pas Barras qui a fait à +lui seul cette phrase:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> <i>Le général Bonaparte a secoué le joug des parallèles!</i></p> + +<p>M. de Talleyrand sourit et dit:</p> + +<p>—Elle est bien, au fait, cette phrase!</p> + +<p>Celui qui avait fait la question sourit aussi, se leva et partit. +Il n'avait plus besoin d'autre certitude. M. de Talleyrand était +l'auteur du discours.</p> + +<p>M. de Talleyrand n'était pas demeuré oisif pendant les semaines qui +avaient suivi l'arrivée de Bonaparte à Paris. Son regard fixe et +subtil avait su connaître la haine du Directoire pour le vainqueur +de l'Italie. Il vit le danger. L'envie marchait déjà à côté de +l'admiration...</p> + +<p>Un jour, à la suite d'un dîner qu'il avait donné, et dans lequel +s'étaient trouvées plusieurs personnes dévouées au général +Bonaparte, et le général lui-même, il le retint après le départ +des autres convives, et l'emmenant dans son cabinet, il lui parla +confidentiellement d'un projet qui depuis longtemps occupait +Bonaparte.</p> + +<p>—Il faut que vous partiez, lui dit-il.</p> + +<p>—Je ne veux pas faire cette expédition d'Angleterre, dans laquelle +ils espèrent que je me perdrai.</p> + +<p>—Ne partez pas pour l'Angleterre, mais pour l'Orient.</p> + +<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> <span class="smcap">BONAPARTE</span>, <span class="stage">avec un cri de joie.</span></p> + +<p>Pour l'Orient!</p> + +<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p> + +<p>Pour l'Orient.</p> + +<p class="speakersc">BONAPARTE.</p> + +<p>Mais comment en êtes-vous venu à pouvoir remplir le vœu de mon +ambition, le rêve de ma vie?...</p> + +<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p> + +<p>Je le connaissais avant de vous avoir vu; je savais qu'il existait un +ancien projet présenté aux Affaires étrangères depuis longtemps; je +l'ai trouvé, et le voici.</p> + +<p class="speakersc">BONAPARTE.</p> + +<p>C'est vrai!...</p> + +<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p> + +<p>Mais savez-vous la singulière particularité qui s'attache à ce projet?</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">BONAPARTE</span>, <span class="stage">toujours parcourant.</span></p> + +<p>Quelle est-elle?</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> M. DE TALLEYRAND.</p> + +<p>C'est que ce fameux projet vient de Leibnitz<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Go to footnote 43"><span class="smaller">[43]</span></a>!</p> + +<p class="speakersc">BONAPARTE.</p> + +<p>Leibnitz?... le fameux Leibnitz?</p> + +<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p> + +<p>Lui-même.</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> BONAPARTE.</p> + +<p>Mais comment cela se peut-il?</p> + +<p>M. de Talleyrand expliqua alors à Bonaparte comment Leibnitz avait +donné ce projet aux Affaires étrangères. Il paraît que ce fut à +l'époque où Leibnitz habita Paris, et fut en grande relation avec +Bossuet pour la réunion des deux Églises. Ce n'est qu'alors, je +pense, que ce projet aura été donné par lui aux Affaires étrangères.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> —Eh bien, dit M. de Talleyrand à Bonaparte, que dites-vous +de mon projet?</p> + +<p>—Oh! s'écria Bonaparte, vous avez réalisé le vœu le plus cher de +ma vie!</p> + +<p>Et voilà comment l'expédition d'Égypte eut lieu. Le Directoire, qui +voulait <i>à tout prix</i> éloigner Bonaparte, a-t-il indiqué ce plan? M. +de Talleyrand l'a-t-il trouvé tout seul? l'a-t-il donné à Bonaparte +pour le servir ou pour le perdre? voilà qui n'est pas connu et ne +le sera jamais. En serait-il de ceci comme des contes de chevalerie +où l'on donne à un chevalier une expédition périlleuse dont il se +tire à sa gloire, et qui même ne fait que l'augmenter quand il y +devait mourir?... Est-ce cela?... Je le répète, on ne saura jamais la +vérité<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44" title="Go to footnote 44"><span class="smaller">[44]</span></a>.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, Bonaparte partit pour l'Orient, laissant M. de +Talleyrand en tiédeur assez prononcée avec le Directoire. Son salon, +rendez-vous général, comme celui de madame de Staël, rassemblait +ce qui se reformait alors de <i>la bonne <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> société française</i>. +Barras, qui avait connu et apprécié le pouvoir de la bonne compagnie +en France, quoiqu'il ne l'aimât pas, craignait souvent qu'une +raillerie partie de l'une de ces deux maisons ne fît une blessure +mortelle au pouvoir exécutif. M. de Talleyrand, étendu dans un +fauteuil ou sur un canapé, écoutait longtemps, sans parler, les +hommes qui étaient chez lui, ainsi que les femmes, et il y en avait +de bien spirituelles; et puis il se soulevait lentement et laissait +échapper une phrase bien <i>salée</i> sur ses amis les directeurs comme +sur leurs ennemis les députés.</p> + +<p>Il avait encore une jolie figure à cette époque, M. de Talleyrand; +il avait des cheveux admirables et d'une charmante couleur. Son +regard, depuis si atone, et si constamment mort même, avait encore +une finesse charmante; il pouvait plaire enfin et plaisait. Il aimait +cette vie du monde, d'intrigues de femmes, de petits billets à lire +et à répondre; cette existence enfin du marquis de Moncade allait à +miracle à M. de Talleyrand. Cette tradition du valet, dans l'<i>Homme +à bonnes fortunes</i>, tordant le mouchoir trempé d'eau ambrée, a été +prise chez M. de Talleyrand, ainsi que les mots: <i>A-t-on mis de l'or +dans mes poches?</i> l'a été de M. le maréchal de Richelieu.</p> + +<p>M. de Talleyrand aimait aussi la politique; mais <span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> il +l'aimait, comme le disait son oncle le comte de Périgord, parce +qu'elle lui servait à autre chose qu'il aimait mieux encore. En +effet, il aimait (ce qu'il veut encore) à être le premier en tout, +et le pouvoir conduit à faire réussir même une chose morale en ce +monde; mais, du reste, paresseux en toutes choses, il n'aimait ni le +travail, lorsqu'il traversait ses plaisirs, ni les inquiétudes sans +cesse renouvelées que le gouvernement directorial faisait surgir +autour de lui. Toute cette vie inquiète l'ennuyait; on pouvait +prévoir, lorsqu'on dînait chez lui ou qu'on y passait la soirée, +que bientôt il n'habiterait plus l'hôtel des Affaires étrangères. +On s'y moquait assez ouvertement des représentants du peuple <i>qui +ne représentaient rien</i>, et du Directoire <i>qui ne dirigeait rien</i>. +J'étais trop jeune alors pour aller dans le monde; mais mon frère, +mon beau-frère et ma mère, qui tous trois y allaient beaucoup à cette +époque, racontaient une foule d'anecdotes très-curieuses à cet égard.</p> + +<p>Je ne sais comment Sottin avait fait sa paix avec M. de Talleyrand, +après le dîner où tous deux se dirent tant de gracieusetés à Auteuil; +mais ils étaient au mieux depuis qu'ils étaient collègues. Le bruit +courut que Sottin avait dit dans le salon de M. de Talleyrand un +mot qu'il avait dit la veille chez Barras, qu'il jouerait un bon +tour aux deux <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> Conseils qui se donnaient <i>les airs</i> de faire +les malheureux, et de se plaindre du 18 fructidor; on avait ajouté +qu'autorisé par le sourire du maître de la maison, tout le monde +avait ri, et que M. de Talleyrand avait ajouté:</p> + +<p>—Ils le méritent.</p> + +<p>Mais ceci, je ne le garantis pas: je le rapporte parce que je l'ai +entendu dire à tout le monde.</p> + +<p>Or, voici la raison de <i>ce tour</i> que voulait jouer Sottin, qui, du +reste, était un beau fils, un beau danseur, et pas mal venu auprès +de beaucoup de femmes, mais fort peu apte à faire un ministre de la +Police.</p> + +<p>Je ne sais comment les représentants n'avaient pas de costumes; le +Directoire avait le sien, que j'ai déjà décrit: costume féodal, +demi moyen âge, demi Louis XIII; en somme, fort ridicule. Les +représentants, tant qu'ils eurent l'ombre d'un pouvoir, crurent +n'avoir besoin d'aucun signe extérieur qui révélât leur mission; mais +lorsqu'ils ne furent plus que des représentants de nom, comme le +Suisse du château de Notre-Dame de la Garde, alors il fallut mettre +une enseigne qui dît: <i>Je suis représentant</i>, comme avait fait le +loup qui, ne pouvant pas parler, avait mis sur son chapeau: <i>Je suis +Guillot, berger de ce troupeau.</i>—Les députés décidèrent donc qu'ils +auraient un costume. <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> Pour narguer le Directoire, qui avait +pris le moyen âge, les Conseils se firent un costume<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Go to footnote 45"><span class="smaller">[45]</span></a> tout grec et +tout romain. Il n'en fallait pas moins pour des Cicérons, des Catons +et des Aristides; mais le plus curieux, c'est que les inspecteurs +chargés de faire faire les costumes ne trouvèrent pas la pourpre des +Gobelins, celle de Baréges (supérieure peut-être à celle de Tyr), +assez belle, ainsi que l'étoffe, et ils imaginèrent de faire faire +le casimir des manteaux en <span class="smcap">Angleterre</span>. C'était au moins +maladroit pour un corps dont on venait de couper un bras, sur le seul +soupçon de royalisme ou de non-patriotisme. Ce fut à ce propos que +Sottin dit au milieu du salon de Barras ce propos que j'ai rapporté, +et qu'il répéta le lendemain chez M. de Talleyrand.</p> + +<p>Les manteaux arrivèrent. Comme ils étaient <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> marchandise +anglaise, la douane les confisqua... Grande rumeur! plainte au +Directoire... Message des Conseils. Ce message, reçu par les +directeurs assemblés avec leurs ministres, fut sérieusement reçu et +comiquement discuté. Lorsque les ministres et le Roi-Directoire se +furent bien divertis, on rendit une ordonnance pour que les manteaux +revinssent à Paris... Mais dans la réponse aux Conseils et d'après +l'avis de M. de Talleyrand, le Directoire ne répondit pas un mot +aux plaintes des députés qui se plaignaient que les ministres leur +faisaient faire <i>antichambre</i>. On se borna à en rire tout bas et +à répéter le mot fort spirituel que dit un ministre: <i>Pourquoi y +viennent-ils?</i></p> + +<p>Et c'était vrai.</p> + +<p>Quant aux manteaux, ils n'en furent pas moins saisis; mais je crois +être sûre qu'au lieu de la douane, ainsi qu'on le dit beaucoup dans +le temps, ce fut à Lyon même, où ils avaient été portés pour être +brodés, que Sottin les avait fait saisir. Le tour était, dans le +fait, beaucoup plus remarquablement insolent.</p> + +<p>Pendant ces misérables querelles, le salon des Affaires étrangères se +meublait très-convenablement. M. de Talleyrand présentait chaque jour +un nouvel arrivant. M. Angiolini, ministre plénipotentiaire <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> +du grand-duc de Toscane, venait d'arriver à Paris, et fut présenté +par M. de Talleyrand en audience solennelle au Directoire<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46" title="Go to footnote 46"><span class="smaller">[46]</span></a>. +L'envoyé de <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> la république Romaine vint après lui, puis celui +de Gênes, celui d'Espagne. Le corps diplomatique se formait. M. de +Staël était ambassadeur de Suède. On voit que le corps diplomatique +annonçait ce qu'il fut en effet en l'an VII.</p> + +<p>À cette époque, M. de Talleyrand reçut une première attaque qui +révélait la disposition dans laquelle on était contre lui en France. +<span class="smcap">Des placards</span> furent apposés par un nommé <i>Jorry</i>, et ces +placards étaient fort injurieux. M. de Talleyrand y répondit, et il +eut tort. Il niait ce que disait l'autre; c'était simple: on ne veut +jamais accepter une injure. Mais, de ce moment, la situation de M. de +Talleyrand ne fut plus la même. Chaque jour une nouvelle accusation +était portée contre lui; dans les journaux, dans les salons +républicains, dans les salons royalistes, partout son nom avait un +entourage qui s'opposait à l'approbation et provoquait le blâme. Les +républicains lui reprochaient sa noblesse, fait inhérent à lui-même +et impossible à détruire. Son état de prêtre lui faisait aussi du +tort auprès du parti. On y disait avec raison que le caractère +religieux avait un cachet indélébile que ni le temps ni l'apostasie +ne peuvent détruire: les serments faits à Dieu ne sont jamais +remis. D'un autre côté, la noblesse lui reprochait et son apostasie +religieuse et son apostasie politique. Nul, dans ce <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> parti, +ne lui pardonnait d'être ministre du Directoire, et d'être enfin +le serviteur de ces mêmes hommes qui avaient versé le sang des +saints<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47" title="Go to footnote 47"><span class="smaller">[47]</span></a>.—Et tout cela prenait un caractère d'autant plus grave +que l'accusé s'appelait <i>Talleyrand de Périgord</i>. C'est un engagement +tacitement pris avec l'honneur et tout ce qu'il impose, que le poids +d'un grand nom.</p> + +<p>Le parti royaliste était très-fort, ou du moins très-nombreux, pour +parler plus juste. Un signe de ralliement, comme une profession de +foi, avait été adopté par lui. Tous les jeunes gens de ce parti +portaient le matin, et souvent le soir, une redingote grise avec un +collet noir, et les cheveux relevés en cadenettes avec un peigne, +comme une femme; et à la main, ce qui était moins féminin, une énorme +massue en manière de canne. Ces jeunes gens allaient habituellement +chez Carchi<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48" title="Go to footnote 48"><span class="smaller">[48]</span></a> (au coin du boulevard et de la rue de Richelieu). +Un soir des assassins fondirent sur eux, et un massacre horrible +eut lieu dans cette maison destinée à la joie et à servir de point +de repos pour ceux qui voulaient passer une heure en plus grande +<span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> <i>liesse</i>... Des femmes, des jeunes filles, des personnes +inoffensives furent frappées; des innocents furent ensuite accusés, +et cette indigne affaire, dont jamais la cause ne fut bien connue, +eut toujours une odieuse couleur que les soins du Directoire +ne purent effacer. Sottin, alors ministre de la Police, ne put +trouver les coupables, du moins les véritables... S'il l'eût voulu, +<i>peut-être les eût-il même nommés</i>.</p> + +<p>Enfin Bonaparte arriva à Paris<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49" title="Go to footnote 49"><span class="smaller">[49]</span></a>: ce fut un grand jour... On était +alors dans l'enthousiasme le plus vif pour cet homme si jeune et +si grand qui <i>dotait</i> ainsi la République d'une gloire immortelle. +Quant à lui, toujours modeste à cette époque, du moins en apparence, +il descendit, à son arrivée, chez sa femme, dans le petit hôtel de +la rue de la Victoire<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50" title="Go to footnote 50"><span class="smaller">[50]</span></a>, devenu maintenant un lieu de pèlerinage +sacré... un lieu qui devait être regardé ainsi, du moins par +tout ce qui porte un cœur français... Le juge de paix de son +arrondissement ayant <span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> été le voir, Bonaparte lui rendit sa +visite le lendemain. Les administrateurs du département<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51" title="Go to footnote 51"><span class="smaller">[51]</span></a> de la +Seine lui ayant écrit pour savoir quel serait le jour où ils le +pourraient trouver, il leur répondit en y allant aussitôt lui-même. +Mathieu, ex-conventionnel et commissaire du Directoire, lui dit +que la plus profonde estime lui était accordée par la ville de +Paris... Tandis que Bonaparte écoutait ce discours, sa physionomie +était vivement émue, et lorsqu'à son départ comme à sa venue de +nombreux applaudissements se firent entendre, il se découvrit avec +un respect visiblement senti et une émotion qui n'était pas feinte. +M. d'Abrantès, qui ne le quittait pas et jouissait délicieusement +de la gloire de son général, m'a dit que ce moment avait été pour +Bonaparte un des plus doux depuis son départ de cette armée d'Italie +qu'il regardait comme une famille, et qu'il avait été si malheureux +de quitter...</p> + +<p>M. de Talleyrand jouissait, ainsi que je l'ai dit, de l'arrivée du +général Bonaparte à Paris. En parlant de cette arrivée et de tout +ce que M. de Talleyrand avait dit et fait depuis ce moment, j'ai +omis une chose importante, c'est le récit de la fameuse fête du +Luxembourg. M. de Talleyrand y <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> joua un rôle trop important +pour ne pas le rappeler, et je le dois pour l'intérêt de l'histoire; +c'est d'ailleurs un fait intéressant pour celle de la société. Ce +fait montre parfaitement l'état de la nôtre en France à cette époque, +et l'extrême différence des époques, bien qu'il n'y ait pourtant pas +un demi-siècle d'écoulé. Que dirait-on d'une fête ordonnée ainsi? On +nous accuserait de folie. Si l'on donnait une fête avec le costume, +l'ameublement et presque les coutumes de Louis XV, nous trouverions +la chose simple et presque dans nos mœurs... Mais au moment où +Bonaparte vint à Paris, les costumes, l'ameublement, le langage +même, <span class="smcap">TOUT</span> enfin était incohérent, et nous plaçait dans la +position d'un peuple étranger et nomade même qui, pour un temps, +aurait déployé ses tentes. Cette époque serait presque comme un songe +si nos victoires n'étaient là avec la gloire nationale et notre +Napoléon pour certifier la réalité.</p> + +<p>M. de Talleyrand, qui, en sa qualité de ministre des Affaires +étrangères, pouvait bien recevoir le traité de Campo-Formio, mais +dont la mission n'était pas de présenter le général Bonaparte, +le voulut ainsi... Comme il l'aimait alors!... il le <i>présumait</i> +peut-être dans sa grandeur à venir. Quoi qu'il en soit, ce fut lui +qui, le jour où Bonaparte remit au Directoire le fameux traité qui +pacifiait l'Europe, <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> présenta le général au gouvernement +d'alors<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52" title="Go to footnote 52"><span class="smaller">[52]</span></a>.</p> + +<p>Les discours ne manquèrent pas à Bonaparte dans cette journée... Il +en fut accablé... Mais celui de M. de Talleyrand fut sans doute une +exception par sa singularité. J'en vais rapporter quelques passages:</p> + +<p class="p2">«Citoyens directeurs,</p> + +<p>«J'ai l'honneur de présenter au Directoire exécutif le citoyen +Bonaparte, qui apporte la ratification du traité de paix conclu avec +l'empereur.</p> + +<p>«En nous apportant ce gage certain de la paix, il nous rappelle +<i>malgré lui</i> les innombrables merveilles qui ont amené un si grand +événement. Mais qu'il se rassure, je veux bien taire en ce moment +tout ce qui fera un jour l'honneur de l'histoire et l'admiration de +la postérité. Je veux même ajouter, pour satisfaire à ses vœux +impatients, que <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> cette gloire qui jette sur la France un si +grand éclat, appartient à la Révolution...</p> + +<p>«...C'est pour les Français, pour conquérir leur estime, que le +général Bonaparte se sentait pressé de vaincre; et les cris de joie +des vrais patriotes à la nouvelle d'une victoire, reportés vers +Bonaparte, devenaient le garant d'une victoire nouvelle. Ainsi, +tous les Français ont vaincu en Bonaparte; ainsi sa gloire est la +propriété de <i>tous</i>.</p> + +<p>«...Et quand je pense à tout ce qu'il a fait pour se faire pardonner +cette gloire!—à ce goût antique de la simplicité qui le distingue, à +son amour pour les sciences abstraites, à ses lectures favorites... +à ce <i>sublime Ossian</i> qui semble le détacher de la terre... quand +personne n'ignore son mépris profond pour le luxe, pour l'éclat, pour +le faste, ces misérables ambitions des âmes communes... ah! loin de +redouter ce qu'on voudrait appeler son ambition, je sens qu'il nous +faudra le solliciter peut-être un jour pour l'arracher aux douceurs +de sa studieuse retraite...</p> + +<p>«Mais entraîné par le plaisir de parler de vous, général, je +m'aperçois trop tard que le public immense qui nous entoure est +impatient de vous entendre. Et vous aussi, vous aurez à me reprocher +de retarder le plaisir que vous aurez à écouter celui qui a le droit +de vous parler au nom de la France <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> entière, et la douceur de +vous parler encore au nom d'une ancienne amitié<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53" title="Go to footnote 53"><span class="smaller">[53]</span></a>...»</p> + +<p class="p2">Dans ce discours, qui est beaucoup plus long, mais dont j'ai rapporté +seulement les principaux traits, on retrouve M. de Talleyrand tout +entier. C'est d'abord sa bonne grâce... son bon goût de politesse, de +bonne compagnie, et puis la finesse la plus adroite dans la louange. +Elle était excessive, et pourtant si bien donnée, que même un ennemi +à découvert de Bonaparte ne pouvait s'en offenser... Avec bien plus +de raison encore le Directoire, qui voulait couvrir de fleurs et +de lauriers le précipice dans lequel il voulait faire tomber le +héros, ne pouvait ouvertement s'en formaliser. Pour ce qui touchait +Bonaparte, il devait être satisfait; rien ne pouvait lui être plus +agréable que cette louange, presque arrachée à un homme comme M. +de Talleyrand... Ce discours m'a toujours paru un chef-d'œuvre +d'habileté et de talent, comme connaissance du monde et du cœur +humain, quelque esprit qu'on ait. Ce n'est pas un esprit spécial +qui flattait Bonaparte en cette circonstance, c'était celui de +M. de Talleyrand, c'était son esprit fin et moqueur, et pourtant +gracieux... Pour qui connaissait l'envie et la terreur que Bonaparte +inspirait aux Directeurs, <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> on ne peut s'empêcher de sourire +en lisant le dernier paragraphe du discours de M. de Talleyrand. +<i>L'ancienne amitié de Barras</i> pour Bonaparte, voilà un de ces mots +qui font la fortune d'un homme qui aurait eu la sienne à faire comme +homme d'esprit dans le monde; mais M. de Talleyrand n'en était pas +là.—J'ai parlé plus haut du discours de M. de Barras, que je crois +fait par M. de Talleyrand. Cette opinion était celle du général Junot +et de bien d'autres personnes. M. de Talleyrand, à ce moment de notre +révolution, avait un grand pouvoir sur les esprits inférieurs, que le +sien régissait. Certes, je n'aime pas M. de Talleyrand, après tout le +mal qu'il a fait à l'Empereur; mais que je ne lui reconnaisse pas une +haute et notable supériorité, c'est ce dont je suis incapable...</p> + +<p>Tout dans une époque comme celle que je décris est une pièce pour +l'histoire à venir... Cette fête donnée au <i>vainqueur-pacificateur</i>, +comme chacun l'appelait, est un type qui raconte avec une vérité +frappante ce qu'on ne sait pas et qu'on voudrait avoir vu; on +croirait entendre la relation d'une fête donnée par Périclès ou +par le sénat romain; on y verra en même temps le désir de rétablir +l'ancienne étiquette: tout cela est matière à réflexion et sujet à +de grandes et profondes pensées.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> Le 20 frimaire, <i>un décadi</i>, jour de fête dans le nouveau +calendrier, se fit la réception de Bonaparte au Luxembourg. Pour +cette réception, on avait fait faire des décorations comme pour jouer +la comédie.</p> + +<p>Au fond de la grande cour, et contre le vestibule, s'élevait l'autel +de la patrie surmonté des statues de l'Égalité, de la Liberté et +de la Paix. Autour de l'autel on voyait plusieurs trophées formés +des drapeaux conquis par l'armée d'Italie; derrière, et dans une +partie supérieure, étaient placés cinq fauteuils destinés aux cinq +directeurs; au-dessous étaient des siéges ordinaires pour les +ministres; au bas de l'autel était le corps diplomatique; des deux +côtés de l'autel étaient deux amphithéâtres très-grands et destinés +aux autorités; à leur extrémité on voyait un faisceau de drapeaux +provenant des différentes conquêtes faites par nos armées; au-dessus +de l'amphithéâtre, et, dans la crainte du mauvais temps, on avait +fait une tente immense, dans laquelle le jour était néanmoins +toujours ménagé; autour de la cour on voyait une foule d'ornements, +comme des couronnes de laurier appendues le long des murs; les +fenêtres qui devaient servir de <i>loges</i> pour cette représentation +étaient aussi toutes <i>pavoisées</i>; enfin, tout respirait un air de +fête, et, malgré le froid, les curieux se disputaient les places; +<span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> la rue de Tournon, la rue de Vaugirard, toutes les avenues +du Luxembourg, étaient encombrées depuis le matin... À onze heures, +les cinq membres du Directoire, en grand costume, avec leur chapeau +à plumes, leur manteau brodé en arabesques grecques avec une forme +moyen âge, ayant enfin le costume qu'on leur connaît, se réunirent +chez Laréveillère-Lépaux, sur l'invitation de M. de Talleyrand (car +il est à remarquer que ce fut lui qui les fit), les autorités civiles +furent convoquées chez François de Neufchâteau; le général Bonaparte, +entouré de ses aides de camp Junot, Marmont, Duroc, Sukolsky, +Lavalette, etc., s'était rendu chez Laréveillère-Lépaux.</p> + +<p>À midi, le canon tira pour le départ du Directoire; il se mit en +marche par les galeries pour se rendre dans la cour. Pendant sa +route, le Conservatoire jouait les airs de la <i>Marseillaise</i>, +du <i>Chant du Départ</i> et les jeunes élèves chantaient des hymnes +républicains.</p> + +<p>Lorsque chacun fut placé, ce qui fut long et fort ennuyeux par le +froid qu'il faisait, un terrible incident anima cruellement la +scène... Le côté droit du palais n'avait pas été occupé depuis 93 +et demandait de grandes réparations, qui se faisaient alors. Des +factionnaires avaient été placés aux échafaudages, à la demande de +l'architecte, pour empêcher <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> les curieux de s'y placer; mais +un homme de la maison, un employé dans les bureaux du Directoire, +voulut, de l'intérieur, aller sur l'échafaudage, croyant qu'il +supporterait bien un seul homme; la planche fit bascule, et le +malheureux tomba de toute la hauteur du bâtiment dans la cour. Ce +fut un affreux spectacle; mais dans l'attente de ce qu'on était venu +voir, cette triste scène passa plus inaperçue.</p> + +<p>Lorsque tout le monde fut placé, un huissier envoyé par le président +du Directoire, alla prévenir le général Bonaparte qu'on l'attendait; +il était demeuré avec ses aides de camp, ainsi que le général Joubert +et Andréossy, chez Laréveillère-Lépaux.</p> + +<p>Alors le Conservatoire joua une symphonie en manière de marche... +elle était à peine au tiers, qu'un bruit éclatant, formé de plusieurs +milliers de voix, frappe le ciel et couvre celui des instruments.</p> + +<p>C'est qu'on venait d'apercevoir le général Bonaparte sur l'estrade, à +côté de l'autel de la patrie... Il était conduit par M. de Talleyrand +et le ministre de la Guerre; pendant plusieurs minutes, les cris de: +<i>Vive Bonaparte!.. Vive le pacificateur de l'Europe!... Vive à jamais +Bonaparte!... Vive la République!</i></p> + +<p>Les femmes faisaient voler leurs mouchoirs parfumés, leurs +ceintures, leurs écharpes... elles étaient <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> en délire devant +cette jeune gloire, si modeste et si grande!... Tout à coup, un +chœur de jeunes gens entonne l'hymne à la liberté... au premier +son qui frappe l'oreille de cette foule exaltée, elle répond par le +même chant, et plusieurs milliers de voix chantent religieusement le +couplet commencé, tandis que le Directoire et toutes les autorités +restent debout et découverts. Cette diversion tout imprévue fit un +profond effet sur les spectateurs, qui, eux-mêmes, agissaient par +un entraînement involontaire!... Oh! que Bonaparte était grand ce +jour-là! plus grand que le 2 décembre 1804 dans l'église Notre-Dame.</p> + +<p>Lorsque le calme fut rétabli, le général Bonaparte, conduit par M. +de Talleyrand, s'approcha de l'autel de la patrie, et y déposa le +traité de Campo-Formio. Ce fut alors que M. de Talleyrand prononça le +discours dont j'ai rapporté quelques passages... Ce n'était pas la +première fois qu'il se trouvait devant l'autel de la patrie... il se +rappelait la messe du Champ-de-Mars, le jour de la Fédération.</p> + +<p>Ce fut, après lui, au tour de Bonaparte à parler. Il ne fut ni +long, ni ennuyeux, et son discours peut servir de modèle en ce +genre<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54" title="Go to footnote 54"><span class="smaller">[54]</span></a>. Je ne le rapporte <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> point ici pour ne pas augmenter +inutilement la matière.</p> + +<p>Mais une merveille de prolixité, ce fut la réponse de Barras; elle +contenait au moins une feuille d'impression<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55" title="Go to footnote 55"><span class="smaller">[55]</span></a>: c'était à mourir. +Cependant ce discours était mieux fait qu'à lui n'appartenait: aussi +dit-on que c'était M. de Talleyrand qui avait fait le discours de +Barras.</p> + +<p>En terminant, il se jeta de tout le poids de son corps, qui était +assez volumineux, dans les bras du général Bonaparte, qui le reçut +avec le calme qu'il eut toute sa vie. Cependant, ce calme faillit +céder à l'attaque inattendue des quatre autres directeurs, qui +fondirent sur lui et l'embrassèrent avec une <i>profonde émotion</i>, +comme le disait François de Neufchâteau en le racontant le même soir.</p> + +<p>C'était ce qu'on appelait l'<i>accolade fraternelle</i>.</p> + +<p>Après que l'<i>émotion</i> fut passée, M. de Talleyrand prit Bonaparte +par la main aussitôt qu'il fut <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> descendu de l'autel de la +patrie, et le conduisit à un fauteuil qui lui avait été préparé en +avant du corps diplomatique.</p> + +<p>C'est alors que le Conservatoire, qui probablement faisait ses +études dans les fêtes nationales, entonna le chant du <i>Retour</i>, dont +Chénier avait fait les paroles sur le modèle du chant <i>laconien</i> +dont parle Barthélemy dans <i>Anacharsis</i>... les guerriers commencent, +puis les vieillards, les bardes, le chœur, les jeunes filles, les +guerriers, et puis un chœur qui termine le chant.</p> + +<p>Ce fut après ce chant que Joubert et Andréossy présentèrent le +drapeau dont j'ai fait la description plus haut. Mais une maladie +du temps, c'étaient les discours; tout le monde parlait, et parlait +longtemps: c'était pour en mourir. Andréossy, Joubert et les +directeurs, tout cela bavarda, le Conservatoire chanta, et enfin la +séance fut levée.</p> + +<p>Ce moment fut encore bien doux pour le général Bonaparte; les mêmes +cris d'enthousiasme le saluèrent à son départ comme à son arrivée: il +était si aimé alors!... Lorsque le drapeau de l'armée d'Italie fut +emporté pour être suspendu à la voûte de la salle des délibérations +du Directoire, les mêmes acclamations suivirent le drapeau. Un +officier supérieur le portait avec une vénération dont son <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> +visage révélait l'expression; elle était vraie et sentie, comme celle +des assistants. Cette journée m'est présente comme si elle n'était +qu'à une année de mon souvenir<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56" title="Go to footnote 56"><span class="smaller">[56]</span></a>.</p> + +<p>M. de Talleyrand, qui voulait que les projets pour l'Orient reçussent +leur exécution, pressait le départ avec une grande activité. Pendant +ce temps il donnait des fêtes, en faisait donner au <i>pacificateur</i>, +plus encore qu'au vainqueur, parce que les traités de paix regardent +le ministre des Affaires étrangères, et que les drapeaux et les +villes prises sont le domaine du ministre de la Guerre... M. de +Talleyrand est peut-être l'homme le moins parleur que j'aie rencontré +de ma vie; eh bien! la manie du discours l'avait atteint comme les +autres: il avait la <i>parlotte</i> comme tous ceux qui avaient une place +quelconque dans le Gouvernement, et il ne laissait à personne sa part +de bavardage.</p> + +<p>Madame de Staël avait été parfaite pour M. de Talleyrand; mais le +souvenir de ces services-là s'affaiblit d'autant mieux que le péril +personnel est souvent à côté de la mémoire... M. de Talleyrand avait +ensuite un autre motif, au moins aussi sérieux: l'amitié de madame +de Staël était, comme <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> tout ce qu'elle éprouvait, ardente +et passionnée... et alors inquiète et même jalouse. Les affections +de M. de Talleyrand ne s'arrangeaient pas d'une inquisition aussi +soutenue que celle exercée par madame de Staël. Pour dire la chose, +il était amoureux de madame Grandt, et afin que personne n'en doutât, +il venait de l'établir chez lui sous le prétexte <i>de la protéger</i>. +Il n'avait pas fait ce pas pour écouter des remontrances; aussi +celles de madame de Staël lui donnèrent-elles de l'humeur, et voilà +tout. Il y eut alors des mouvements étranges dans la société de M. +de Talleyrand. Une lettre<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57" title="Go to footnote 57"><span class="smaller">[57]</span></a> insérée dans tous les journaux courut +Paris, et fut, comme on le pense, commentée avec la charité que la +société française apporte toujours dans ses jugements sur un de ses +membres, malgré toute sa politesse et son urbanité.</p> + +<p>Cette lettre était de M. de Chauvelin; elle disait en termes +très-clairs et précis qu'il ne savait pas pourquoi M. de Talleyrand +prétendait avoir fait partie de la légation française en Angleterre +en 1792. «M. de Talleyrand n'a eu avec la légation aucun rapport, +du moins officiel, que j'aie connu, moi, son chef,» disait M. de +Chauvelin <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> dans cette lettre, fort spirituelle et bien faite, +comme M. de Chauvelin pouvait en faire une au reste. Mais cette sorte +de <i>rejet</i>, pour ainsi dire, que M. de Talleyrand recevait de la main +d'une personne dont l'autorité était grande en cette question, fit +un effet très-mauvais dans le monde, surtout après et même pendant +ces placards de Jorry. Un matin, une personne que je ne nommerai +pas, mais qu'on connaît bien, alla chez M. de Talleyrand; il venait +de se lever et se promenait dans l'équipage qu'on lui connaît, et +de plus il avait à cette époque une grande aversion pour les robes +de chambre. Le temps était beau, le printemps embaumait l'air, et +la joie était dans tous les rayons d'un beau soleil qui dorait la +verdure naissante des arbres du jardin. Malgré cette gaieté, qui +aurait dû lui épanouir l'âme, M. de Talleyrand souriait peut-être, +mais ne riait pas. Sa figure blême était impassible comme les masques +de Venise très-bien faits. L'ami qui venait lui raconter les bruits +qui l'inquiétaient lui dit vainement tout ce qu'il avait entendu, +tout ce qu'il craignait; M. de Talleyrand ne disait rien. Tout à +coup, interrompant sa toilette, il dit à l'ami consterné:</p> + +<p>—Puisque vous avez lu les journaux, mon cher, vous y aurez vu +l'annonce de l'arrivée de <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> plusieurs personnages fort +intéressants, et comme ils viennent du dehors, c'est à moi, au +ministre des Affaires étrangères qu'ils sont adressés, conjointement +avec celui de l'Intérieur... Ma foi! puisqu'ils aiment les discours +dans ce pays-ci, ils ne seront pas servis selon leur goût cette fois, +car si nous parlons, ils ne nous répondront pas.</p> + +<p>L'autre le regardait avec étonnement.</p> + +<p>—De qui donc parlez-vous? lui demanda-t-il à la fin.</p> + +<p>—Des ours de Berne.</p> + +<p>—Les ours de Berne!...</p> + +<p>—Eh! sans doute, ces ours qu'on gardait dans les fossés de la +ville. Ces ours, armes vivantes de Berne... ces ours qui avaient une +liste civile... Eh bien! ils sont en route pour Paris. Le général +Schawembourg a fait comme les généraux romains qui envoyaient à +Rome les souverains vaincus, pour qu'ils parussent enchaînés après +le char du vainqueur dans son ovation... Ma foi, ceux-ci pourraient +fort bien le traîner, le char de triomphe!... qu'en dites-vous?... En +attendant, on leur prépare une belle cage au Jardin des Plantes. Et +voilà comment tout s'arrange: un prisonnier se sauve, un autre est +élargi... En voilà deux qui arrivent.</p> + +<p>Il y avait une amertume et une ironie saillante <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> dans +ces paroles accentuées avec une voix égale et douce et une figure +impassible qui frappaient d'autant plus qu'on la sentait sans la +voir, et que l'homme passé maître en cette manière pouvait nier qu'il +se fût moqué de tout ce qu'il venait de nommer.</p> + +<p>—Est-ce donc de Sidney-Smith que vous voulez parler? lui demanda +l'ami.</p> + +<p>M. de Talleyrand fit un signe de tête...—Et l'autre, quel est-il?</p> + +<p>—Monsieur d'Araujo.—Sa cour, au reste, a voulu lui faire oublier +ses deux mois de captivité au Temple... Elle lui a envoyé deux +cordons, celui d'Avis et celui du Christ, dont il n'était que +commandeur.—Allons, encore un discours à prononcer pour le départ de +celui-là.</p> + +<p>Il se leva et fit quelques pas lentement tout en boitant, repoussant +avec humeur tout ce qui se présentait à lui. Il était évident que de +même qu'il repoussait les chaises qu'il trouvait sous ses pas, il +cherchait à éloigner les pensées qui venaient le troubler.</p> + +<p>Quelques habitués entrèrent dans le moment chez M. de Talleyrand +pour leur visite du matin... Quelques-uns d'entre eux avaient l'air +soucieux.</p> + +<p>—Qu'avez-vous donc, d'Herenaude<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58" title="Go to footnote 58"><span class="smaller">[58]</span></a>? dit le <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> ministre à un +homme dont la physionomie fine révélait un esprit hors de la ligne +commune, vous paraissez bien sombre ce matin.</p> + +<p>M. d'Herenaude s'inclina sans répondre... Il avait lu le <i>Moniteur</i>.</p> + +<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p> + +<p>Avez-vous lu les journaux ce matin?</p> + +<p class="speakersc">M. D'HERENAUDE.</p> + +<p>Oui, citoyen ministre.</p> + +<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p> + +<p>Quelles nouvelles?</p> + +<p class="speakersc">M. D'HERENAUDE.</p> + +<p>Mais...</p> + +<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p> + +<p>Mais il y en a beaucoup... et pour tout le monde: l'arrivée des +ours de Berne pour les badauds; la fuite de sir Sydney Smith<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59" title="Go to footnote 59"><span class="smaller">[59]</span></a> +et la sortie <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> du Temple du chevalier Araujo<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60" title="Go to footnote 60"><span class="smaller">[60]</span></a> pour les +politiques, et la lettre de M. de Chauvelin pour mes ennemis... Vous +voyez bien que chacun a son lot.</p> + +<p class="speakersc">M. D'HERENAUDE.</p> + +<p>Citoyen ministre, je n'ai pas lu tous les journaux.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE TALLEYRAND</span>, <span class="stage">prenant en main un long étui en galuchat +vert.</span></p> + +<p>Tenez, messieurs, voici une chose nouvelle dont les journaux n'ont +pas encore parlé; c'est une bonne fortune, car ils sont bien pressés.</p> + +<p>Il ouvrit l'étui et en sortit une canne faite d'un morceau d'écaille +d'une seule pièce. Au sommet de la pomme, qui était en or, on voyait +une aventurine d'une grande beauté entourée de petites couronnes en +or. La beauté de l'écaille et de la pierre, le fini de l'ouvrage, +rendaient ce morceau précieux.</p> + +<p>—C'est la canne du pape, dit M. de Talleyrand avec une assurance +vraiment unique, en parlant <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> d'un pareil sujet. Le général +Alexandre Berthier l'a envoyée à la République française comme un +hommage.</p> + +<p>—Il paraît que les arrestations continuent à Rome, et même +activement, dit M........, celui qui était venu le premier.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE TALLEYRAND</span>, <span class="stage">avec un sourire forcé.</span></p> + +<p>Il paraît aussi que les cardinaux arrêtés ont eu une conduite tout +à fait répréhensible. Le général Berthier est bon et juste, et il +n'aurait pas fait un acte aussi sévère, si l'on n'eût pas excité sa +colère. Le cardinal Antonelli et le cardinal Borgia en ont mal agi +avec lui<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61" title="Go to footnote 61"><span class="smaller">[61]</span></a>.</p> + +<p>Mais, poursuivit M. de Talleyrand, tout en faisant mettre en ordre +sa belle chevelure qu'alors il portait poudrée et très-parfumée, +une autre nouvelle assez plaisante, c'est celle que je viens de +recevoir... Tenez, lisez, d'Herenaude.</p> + +<p>C'était un décret par lequel la république de Gênes fondait une fête +en l'honneur des <i>deux immortels</i> conducteurs de l'armée d'Italie: +Bonaparte et Berthier!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> Tout le monde se mit à rire. Cela avait l'air d'une de ces +plaisanteries faites à plaisir.</p> + +<p>Au même instant on annonça le colonel Marmont. Il venait annoncer à +M. de Talleyrand son mariage avec mademoiselle Perregaux; ce mariage +était une grande faveur du sort pour lui. Mademoiselle Perregaux +était charmante, spirituelle, jolie, gracieuse et fort riche. M. de +Talleyrand félicita Marmont, et lui communiqua la nouvelle qui avait, +le moment d'avant, excité le rire joyeux des assistants. Marmont la +connaissait; mais il n'osa pas se livrer à sa pensée sur le ridicule +de la chose devant des hommes qui n'étaient pas de sa <i>robe</i>, et il +garda le silence.</p> + +<p>À peu de temps de là, M. de Talleyrand fut élu député par le +département de Seine-et-Oise<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62" title="Go to footnote 62"><span class="smaller">[62]</span></a>. Je suis fâchée de n'avoir jamais +entendu parler de M. de Talleyrand à la Chambre élective. La Chambre +des Pairs n'est pas la même pour moi, pour le jugement que j'en +voudrais porter.</p> + +<p>En attendant il <i>présentait</i>, <i>présentait</i> et discourait, que c'était +une pitié pour ses amis de voir la fatigue qu'il en avait. Le prince +Giustiniani arriva ici pour représenter la République romaine, +en attendant que, quelques années plus tard, Napoléon <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> +la changeât en deux départements. Toute cette foule d'envoyés +diplomatiques formait un nouveau salon à M. de Talleyrand, et plus, +sans aucun doute, dans ses goûts que la société directoriale. Il est +vrai qu'il y mêlait de tous les partis; mais l'habitude, plus forte +que tout le reste, l'entraînait du côté des gens de bonne compagnie, +et qui, par leur naissance et leur fortune, avaient plus de chance +pour lui offrir des agréments. Au reste, on trouvait dès-lors chez M. +de Talleyrand tous ceux qu'on pouvait exiger d'un homme. Bonaparte +quitta Paris pour aller sur les côtes, puis il revint. La plus +grande intimité semblait régner entre lui et M. de Talleyrand; ils +se voyaient presque deux fois par jour, et cette intimité alarmait +presque le Directoire, qui n'était pas, au reste, difficile à +inquiéter.</p> + +<p>Un jour Bonaparte vint demander à déjeuner à M. de Talleyrand, +accompagné seulement de deux de ses aides-de-camp: Junot était +l'un d'eux... Les affaires prenaient en France et en Europe une +tournure presque effrayante: les lois étaient mortes, le danger était +aux portes de Paris, les brigands inondaient les routes les plus +fréquentées... Déjà l'effet de la paix n'était plus le même dans +l'Europe... En abordant M. de Talleyrand, Bonaparte était triste; +une nouvelle s'était répandue <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> le matin, et il venait savoir +si elle était vraie.</p> + +<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p> + +<p>Quelle nouvelle, mon cher général?</p> + +<p class="speakersc">BONAPARTE.</p> + +<p>Mais celle touchant Bernadotte et le drapeau tricolore.</p> + +<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p> + +<p>Elle n'est que trop vraie. Nous ne l'avons encore que +télégraphiquement et sans détails... Mais j'attends le courrier ce +matin même...</p> + +<p>Il paraît que le drapeau tricolore a été indignement insulté...</p> + +<p class="speakersc">BONAPARTE.</p> + +<p>En apprenant cette nouvelle j'ai été frappé au cœur... Eh quoi! +à peine l'encre qui a servi pour écrire le traité de paix de +Campo-Formio est-elle séchée que déjà ils veulent que nous reprenions +les armes!... Et qu'a fait Bernadotte?</p> + +<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p> + +<p>Je l'ignore encore. Ce que je sais seulement, c'est l'événement.</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> BONAPARTE.</p> + +<p>Je devais partir cette nuit; mais je retarderai mon départ jusqu'au +moment où vous saurez le vrai de cette affaire.</p> + +<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p> + +<p>Déjeunons; le courrier arrivera peut-être pendant que nous serons à +table.</p> + +<p>Cela fut comme il l'avait dit; les dépêches de Bernadotte étaient +terribles. L'insulte avait été des plus vives. Bernadotte écrivait +que le 25 germinal, ayant arboré le drapeau tricolore au-dessus de +la porte de son hôtel à Vienne, le peuple vint en foule devant cette +maison, en commençant à invectiver le drapeau tricolore. Ce fut vers +sept heures du soir que le rassemblement fut le plus fort; la police, +au lieu de réprimer le scandale, ne se mêla de rien, au risque de +voir se rallumer une guerre aussi terrible pour l'Autriche, que la +dernière avait écrasée... Lorsque la foule comprit qu'elle avait +permission de tout faire, elle fit des excès. Les vitres de l'hôtel +de l'ambassade furent brisées, et une troupe de furieux entra même +dans la maison; mais le <i>général-ambassadeur</i> savait mieux soutenir +un siége qu'il ne pouvait conduire une négociation, et les premiers +qui osèrent arriver <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> à lui furent reçus à coups de pistolet. +Les furieux se retirèrent, mais après avoir brisé les voitures sous +les remises. Une pareille histoire ne peut se comprendre. Le 26 au +matin, Bernadotte avait quitté Vienne.</p> + +<p>«Bien! Bernadotte, s'écria Bonaparte en entendant cette dernière +phrase, bien!... Grand Dieu, disait-il en joignant ses mains et +se promenant à grands pas, quel indigne outrage! Et ce sont nos +couleurs, ces couleurs devant lesquelles ils ont fui tant de fois, +qu'ils osent insulter ainsi!... Ah! je ne forme plus qu'un vœu, +c'est de conduire encore une fois le drapeau tricolore contre +l'Autriche.»</p> + +<p>M. de Talleyrand était alors, du moins je le crois, à l'unisson de +ces sentiments. Je pense que son cœur était vrai lorsqu'il disait +à Bonaparte d'une voix touchée:</p> + +<p>«Oui, vous savez aimer la patrie!</p> + +<p>—La France! s'écria Bonaparte... la France!.. Ah! jamais on ne saura +à quel point j'aime la France!...»</p> + +<p>On obtint pour toute satisfaction que M. de Thugut quitterait +le ministère, où il fut remplacé par le comte de Cobentzel, que +Bonaparte avait connu à Leoben et à Udine.</p> + +<p>Bonaparte quitta Paris, non pas, comme les journaux <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> +l'annoncèrent, le 1<sup>er</sup> floréal, mais le 3 à minuit. Il prit congé +du Directoire à trois heures; il dîna chez Barras, et alla avec lui +voir jouer <i>Macbeth</i> par Talma, dont c'était alors le triomphe. Il se +trouve beaucoup d'applications dans <i>Macbeth</i>, lorsqu'on parle de ses +triomphes; aucune ne fut perdue; et Barras eut un moment certainement +pénible, en voyant l'adoration dont le héros de la France était +l'objet<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63" title="Go to footnote 63"><span class="smaller">[63]</span></a>...</p> + +<p>Bonaparte quitta Paris enveloppé d'un mystère tout à fait +impénétrable. Il allait, disait-on, commander une immense expédition, +et nul ne savait de quel côté il devait porter ses coups. Après son +départ, M. de Talleyrand demeura encore au ministère; mais il était +évident qu'il existait quelque doute sur lui, et que des soupçons +commençaient à s'élever... Comme ce n'est pas son histoire politique +que j'écris, il ne m'appartient pas de prononcer sur ce qui fut cause +de sa sortie du ministère... Ainsi donc j'ignore si véritablement il +a donné sa démission ou s'il a reçu son congé; mais je me bornerai à +dire qu'il sortit du ministère des Affaires étrangères, où il n'était +pas au moment du 18 brumaire, lorsque Bonaparte revint d'Égypte: +<span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> c'était alors M. de Reinhard. Au reste, les hommes tels que +M. d'Hauterive, M. Labenardière, ces hommes qui faisaient le travail +le plus <i>ardu</i>, étaient toujours là; ils étaient impassibles et ne +quittaient jamais l'hôtel des Affaires étrangères.</p> + +<p>Quoique M. de Talleyrand ne fût plus ministre, il n'en allait +pas moins chez Barras, avec qui il demeura très-bien jusqu'au 18 +brumaire. Il allait fréquemment à Grosbois, recevait chez lui; mais, +quoiqu'il eût une maison dont madame Grandt faisait les honneurs, il +vit moins de monde lorsqu'il eut quitté le ministère, soit qu'il ne +voulût pas éveiller l'ombrage du Directoire, soit que la chose fût +plus de son goût. Il fit vers ce temps rentrer son frère Archambault, +dont les enfants étaient demeurés en France. M. Archambault de +Périgord, l'un des hommes les plus agréables de l'ancienne cour de +France, était encore à cette époque un homme parfaitement bien, et +tout à fait digne d'être à la tête de la mode, bien plus qu'une foule +de jeunes gens ridicules qui se croyaient élégants parce qu'ils +étaient absurdes.</p> + +<p>M. de Talleyrand aimait donc madame Grandt avec une grande passion. +C'était une femme d'une belle taille, mais <i>non gracieuse</i>: je me +sers de ce mot, parce qu'il rend mieux ma pensée. Elle n'était +pas <i>disgracieuse</i>, je le puis dire, et cependant elle <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> +n'était pas gracieuse non plus: elle était déjà fort grosse. Son nez +retroussé aurait donné de la finesse à une autre qu'à elle, mais elle +n'avait aucun mouvement dans le regard ni dans la bouche. Elle était +massive dans ses mouvements comme dans sa pensée. Ses cheveux étaient +d'une rare beauté et d'un blond ravissant. Mais si tout cela faisait +une belle femme, ce n'était après tout qu'une belle statue, et elle +n'était d'aucune ressource à M. de Talleyrand.</p> + +<p>Lorsque Bonaparte revint à Paris et fit le 18 brumaire, il avait +de M. de Talleyrand une haute opinion comme homme de talent. Le +ministère des Affaires étrangères était alors aux mains de M. de +Reinhard, et M. de Talleyrand était, non pas disgracié, mais hors +des affaires. Je crois être sûre néanmoins qu'il fut très-influent +pour le 18 brumaire. Il aimait Bonaparte alors, et rien n'a prouvé le +contraire que l'affaire du duc d'Enghien...</p> + +<p>Ce fut surtout lorsque M. de Talleyrand fut ministre des Affaires +étrangères sous le Consulat, qu'il eut ce qu'on appelle <i>un salon</i>; +et pourtant, chose étrange, madame Grandt logeait chez lui rue +d'Anjou et faisait les honneurs de la maison; ils n'étaient pas même +mariés à la municipalité alors... Ceci est un fait à consigner dans +l'histoire du temps...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> La société intime, le fond du salon de M. de Talleyrand à +cette époque, se composait des personnes suivantes:</p> + +<p>D'abord sa famille, qui était nombreuse: son frère Archambault de +Périgord et ses enfants, son fils aîné Louis, qui depuis mourut à +Berlin, jeune homme de la plus brillante espérance, et sa fille +Mélanie, maintenant duchesse de Poix<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64" title="Go to footnote 64"><span class="smaller">[64]</span></a>; et puis le second frère +de M. de Talleyrand, Bozon de Périgord et sa femme: leur fille +(aujourd'hui duchesse d'Esclignac) était alors trop enfant pour +compter parmi ce qui tenait place chez son oncle autrement que +comme une bien jolie enfant, annonçant la femme charmante que nous +voyons depuis. Je ne parle que des frères de M. de Talleyrand; car +aussitôt qu'il fut bien reconnu que le nouveau gouvernement lui +était favorable, tous ceux qui lui tenaient rancune devinrent moins +rigoureux pour lui et commencèrent à oublier la Fédération, ce qui +fit que la liste en est longue. Je parle ensuite du salon ordinaire, +agréable et causant de M. de Talleyrand.</p> + +<p>M. de Talleyrand n'aimait pas la causerie organisée, comme souvent +cela était chez madame de <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> Staël; il est même assez +silencieux habituellement, et je l'ai vu quelquefois demeurer trois +et quatre heures ne parlant que pour nommer les cartes au whist.</p> + +<p>Les hommes de son intimité étaient aussi de cette humeur assez +silencieuse, excepté cependant M. de Sainte-Foix, aimable conteur +lorsqu'une fois il avait la parole, et l'un des hommes les +plus spirituels de son temps: parmi les autres, c'était M. de +Montrond, dont j'ai parlé dans le volume précédent; c'était M. de +Choiseul-Gouffier<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65" title="Go to footnote 65"><span class="smaller">[65]</span></a>, homme du monde et savant tout à la fois, +sachant <i>dire</i> avec tout le charme qu'on peut attendre d'une femme +dans une histoire <i>racontée</i>, et tout le sérieux pourtant d'un homme +comme lui, dans la peinture des mœurs d'un empire qui s'écroule +par la chute visible de l'une des assises du monument. Que de fois +je me suis oubliée l'écoutant encore à deux heures du matin, et +regrettant que madame Grandt nous répétât qu'elle <i>avait mal à la +tête</i>!</p> + +<p>M. de La Vaupalière était aussi de la société intime de M. de +Talleyrand. Sans être sur la ligne des hommes avec lesquels il vivait +habituellement, M. de La Vaupalière était un homme du monde <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> +aimable et doux à vivre. Ami de M. de Vaudreuil<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66" title="Go to footnote 66"><span class="smaller">[66]</span></a>, il avait toute +l'élégance ancienne, tout ce charme de politesse qui fait tant aimer +la société française, en raison de cette urbanité qui est un de nos +charmes puissants de tradition sur lesquels nous vivons encore; et +puis il était parfaitement bon.</p> + +<p>M. de Narbonne (le comte Louis) était encore un ami très-cher de +M. de Talleyrand; il passait presque sa vie chez lui dans cette +première époque du ministère de M. de Talleyrand... Je n'ai rien de +nouveau à en dire. J'ai formulé mon opinion sur M. de Narbonne avec +une profonde conviction de tout ce qu'il possédait de parfait par +le cœur et par l'esprit. Mes regrets accompagneront son nom, et +sa mémoire me sera toujours aussi chère et sacrée que celle de mon +père... M. de Narbonne contribuait donc grandement à ce plaisir qu'on +trouvait chez M. de Talleyrand, comme société intime. M. le prince +de Nassau y venait aussi assidûment... M. d'Herenaude, lorsque ses +occupations le lui permettaient, venait également à la petite maison +de la rue d'Anjou, car cette fois M. de Talleyrand n'avait pas été +reprendre le grand hôtel <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> Gallifet. J'ai toujours pensé que +madame Grandt en était le motif. Comment, en effet, conduire madame +Grandt dans les salons d'un ministère, et d'un ministère comme celui +des Affaires étrangères encore!</p> + +<p>Les femmes étaient madame et mademoiselle de Coigny... et (chose +étrange!) beaucoup de nous autres jeunes mariées qui ne savions +pas ce que nous faisions, et que nos maris conduisaient chez M. de +Talleyrand, dont quelques-uns savaient apprécier l'esprit. De ce +nombre était M. d'Abrantès; il aimait beaucoup M. de Talleyrand, +et fut charmé quand il me trouva moi-même toute ravie d'aller avec +lui. M. de Talleyrand venait chez ma mère, rarement à la vérité, +parce que ma mère, très-exagérée dans son opinion royaliste, et +ne voyant souvent que des personnes de cette même opinion, entre +autres le prince et la princesse de Chalais, cousins-germains de M. +de Talleyrand, mais ne l'aimant pas, il ne cherchait pas une maison +où cependant il était apprécié, mais par la maîtresse de la maison +seulement. Il suivait de là que ma mère ignorait complétement que +M. de Talleyrand logeât chez madame Grandt, ou madame Grandt chez +M. de Talleyrand... Nous étions plusieurs dans le même cas; Duroc +y conduisait aussi sa femme, ainsi que <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> plusieurs de ses +camarades, comme Savary, Lauriston, etc...</p> + +<p>Cette petite maison de la rue d'Anjou était fort jolie... Il y avait +un salon fort grand, voilà tout; plus tard, il y eut une galerie en +manière de serre chaude qui agrandit le local.</p> + +<p>M. de Talleyrand jouait beaucoup, soit au whist, soit au creps; il +jouait toujours... On soupait chez lui, quoiqu'il ne soupât pas... +mais il avait <i>réinstitué</i> cette ancienne coutume, si favorable +au charme de la causerie. Madame Grandt aimait ensuite le souper +pour lui-même, et M. de Talleyrand la trouva très-docile pour cette +coutume; Brillat-Savarin aurait fait un <i>Aphorisme</i><a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67" title="Go to footnote 67"><span class="smaller">[67]</span></a> sur les +soupers de madame Grandt, plus tard madame de Talleyrand, pour peu +qu'elle le lui eût demandé.</p> + +<p>Un homme remarquable de l'époque allait aussi chez M. de Talleyrand, +c'était Brillat-Savarin; il y avait son rival également, que M. +de Talleyrand aimait assez aussi: c'était M. de La Reynière, que +personne n'aimait; mais M. de La Reynière n'était qu'un élève à côté +de Brillat-Savarin; et puis, le premier est un cynique méchant +et atrabilaire, tandis <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> que Brillat-Savarin est toujours +prêt à couronner sa coupe de roses et de jasmin... Il mange pour +vivre, lui; mais comme il veut bien vivre, il fait de cette action +très-importante l'objet d'une attention spéciale. Après avoir lu +l'<i>Almanach des Gourmands</i>, je n'avais plus faim... Après avoir lu +Brillat-Savarin, je demandais mon dîner.</p> + +<p>Le seul reproche que je lui fasse, à Brillat-Savarin, c'est de +ne pas assez s'occuper du <i>contenant</i>, tout en disant merveille +du <i>contenu</i>. C'est peut-être une réflexion de femme que je fais +là; mais il me semble que rien n'est plus nécessaire au bien-être +confortable d'un bon dîner que des cristaux, une belle argenterie, de +belles porcelaines, du linge de Flandre ou de Saxe, et enfin de tout +ce luxe qui peut entourer aujourd'hui un objet qu'on veut orner...</p> + +<p>M. de Talleyrand prit, dans les premières années du Consulat, une +petite campagne à Auteuil près de la <i>Tuilerie</i>, maison appartenant +alors à madame de Vaudé. Cette maison d'Auteuil était fort petite +et ne contenait quelquefois qu'à grand'peine les convives de M. de +Talleyrand; car on venait lui demander à dîner sans qu'il attendît, +et cela le charmait. Madame de Luynes, la vicomtesse de Laval, madame +et mademoiselle de Coigny, le général Sébastiani, le général Junot, +<span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> M. de Montrond, M. de Sainte-Foix, M. de La Vaupalière, +M. de Narbonne, M. de Choiseul, M. de Nassau (après la paix de +Lunéville), le bailli de Ferrette, et puis un autre original qu'on +trouvait partout, qui était reçu partout et ne tenait à rien, si +ce n'est au prince primat, qui ne le connaissait pas, le comte de +Grandcourt; et puis quelques membres du Corps diplomatique plus +familiers dans la maison que les autres.</p> + +<p>Quoique cette campagne fût si près de Paris, qu'elle pouvait, en +vérité, passer pour une petite maison du faubourg, la vie y devenait +à l'instant même plus commode et plus facile... M. de Talleyrand +causait davantage... Il jouait au billard après et avant le dîner; il +y avait un mouvement enfin que madame Grandt ne pouvait pas, comme +cela lui arrivait à Paris, transformer en un état passif... et faire +d'une troupe de gens ayant volonté d'agir et de penser, un cercle +imitant un serpent qui se mord la queue... un cercle éternel d'où +vous ne pouvez sortir. J'ai éprouvé cet effet presque magnétique +plusieurs fois dans la rue d'Anjou...</p> + +<p>Les bonnes journées d'Auteuil étaient celles où l'on arrivait à trois +heures... on se promenait ou dans le bois, ou dans le jardin. Si +M. de Talleyrand ne travaillait pas avec le premier Consul et que +ses convives <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> lui fussent agréables, il les venait trouver, +et alors il était charmant; on dînait fort bien, car sa maison +était bien tenue... On jouait au billard, ou bien au creps, ou à un +autre jeu que l'une de ces dames aurait indiqué. Madame de Balby, +lorsqu'après elle fut de retour, aurait remué le cornet jusqu'au +jour. Je n'ai jamais connu personne aimant le jeu comme madame de +Balby. Je parlerai plus tard d'elle en parlant de madame la duchesse +de Luynes.</p> + +<p>Dans le courant de la soirée, M. de Talleyrand travaillait une ou +deux heures, lorsqu'il n'allait pas à la Malmaison ou bien aux +Tuileries, et puis, revenant dans le salon, il allait à la table +de jeu, faisait quelques coups de creps, ou bien, s'il avait plus +de temps, un ou deux robbers de whist. Il s'arrêtait ensuite à une +grande table ronde, sur laquelle il faisait mettre de grands volumes +de gravures anglaises, dont il avait déjà, à cette époque, une des +plus magnifiques collections connues; il faisait placer sur cette +table de grandes gravures et des voyages pour sa nièce et pour moi. +Sa nièce n'était pas encore mariée; je l'étais depuis seulement six +mois.</p> + +<p>J'aimais beaucoup M. de Talleyrand alors; M. d'Abrantès, qui l'aimait +beaucoup aussi, avait surtout pour lui un attachement fondé sur +de la reconnaissance, <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> car nous croyions tous qu'il aimait +Napoléon.</p> + +<p>Lors de la signature de la paix de Lunéville, dont Joseph fut +chargé, Paris fut extrêmement brillant, et le ministre des Affaires +étrangères se trouva nécessairement placé de manière à recevoir tout +ce qui affluait à Paris de plus considérable, soit de la Russie, soit +de la Prusse, de l'Autriche, etc., enfin de toute l'Allemagne comme +de tout le Midi.</p> + +<p>Je n'ai jamais pu savoir si M. de Talleyrand avait été pour quelque +chose dans la résolution que prit Bonaparte d'éloigner Sieyès +du gouvernement; ce que je sais, c'est qu'il ne l'aimait ni ne +l'estimait même comme homme de talent... et que ses mauvaises +plaisanteries sur Sieyès ont pu donner à Bonaparte une opinion tout +opposée à ce qu'il avait d'abord voulu faire. Sieyès était, au fait, +un homme fort léger; il avait le goût des choses étroites et cachées; +sa manière d'opérer était misérable, avec toute cette réputation +gigantesque qui ne fut au fait jamais prouvée par rien. Mirabeau +avait déjà jugé Sieyès, et ce qui est survenu n'a pas donné lieu de +ne le pas croire.</p> + +<p>—Je le tuerai par le silence, avait dit Mirabeau... J'en dirai tant +de bien qu'il n'osera jamais parler.</p> + +<p>Ce qui arriva.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> Mais le résultat du mot fut singulier; Sieyès, renvoyé +au dedans de lui-même, prit en effet le parti du silence, et ne +fit à ses admirateurs l'honneur de leur parler que dans de rares +circonstances; ce qui fit dire à ses partisans que Sieyès était +un homme <i>profond</i>. Le mot ayant été dit un jour devant M. de +Talleyrand, il répondit:</p> + +<p>«Profond!... c'est creux que vous voulez dire.»</p> + +<p>Le mot était vif. On le reporta à Sieyès. Il fut furieux, et ne le +pardonna ni ne l'oublia. Il avait de l'esprit, s'il n'avait pas de +talent; il employa le sien à tourner M. de Talleyrand le plus qu'il +le pouvait en ridicule. Le fameux mot qu'on a prêté à un autre est de +lui, sur le portrait de M. de Talleyrand par Gérard.</p> + +<p>«Il ressemble à une vieille femme qui vient d'ôter son rouge et ses +mouches.»</p> + +<p>Et il y a aussi quelque vérité là-dedans.</p> + +<p>Au moment du traité de Lunéville, Sieyès ne tarissait pas sur ce +ministre des Affaires étrangères, qu'on ne chargeait pas de faire les +traités de paix, et cent gentillesses du même goût. Elles devinrent +tellement vives, au reste, que le premier Consul se fâcha, et fit +dire à Sieyès de se taire. Je ne sais si M. de Talleyrand l'a jamais +su, mais je suis certaine du fait.</p> + +<p>Au reste, longtemps avant Lunéville, M. de <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> Talleyrand +avait fait des ouvertures au cabinet de Saint-James, et deux ans +après ce fut encore Joseph qui eut les honneurs du traité d'Amiens. +Il avait les épines, l'autre avait les roses de l'affaire; c'est là +qu'il avait changé de rôle et qu'il tirait les marrons du feu pour +qu'un autre les croquât. Ce fait a peut-être profondément blessé M. +de Talleyrand; et Bonaparte, qui souvent frappait en aveugle, l'a +peut-être un peu mis en oubli. Il avait trouvé un avantage immense +dans M. de Talleyrand, un républicain grand seigneur, autant que le +nom, la vaillance et les manières peuvent en faire un. C'était même +une déférence pour les cours étrangères que de leur donner cet homme +pour traiter avec elles.</p> + +<p>Cependant Bonaparte aimait M. de Talleyrand; partout il lui donnait +des preuves de faveur, et pour qu'il en donnât, il fallait qu'il +aimât les gens. Le jour où ma mère donna un bal où fut le premier +Consul, Bonaparte ne causa qu'avec ma mère et M. de Talleyrand; sa +conversation avec celui-ci dura depuis minuit jusqu'à une heure et +demie du matin.</p> + +<p>J'ai parlé de l'intérieur de la maison de M. de Talleyrand, présidé +par madame Grandt... je dois dire aussi que lorsque M. de Talleyrand +donnait de grands dîners, de quatre-vingts ou cent couverts, +<span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> des réunions diplomatiques, alors il invitait à l'hôtel +Gallifet, au ministère. Mais on conçoit que ce n'était qu'un camp +volant et peu agréable pour la causerie. Aussi, qui aurait vu M. de +Talleyrand dans cette grande représentation n'aurait pas reconnu +l'homme qui plus tard, chez lui, causait dans l'intimité la plus +gracieuse avec ces mêmes hommes qui se trouvaient autour de la table +ministérielle.</p> + +<p>M. de Talleyrand ne garda pas longtemps la petite maison d'Auteuil; +il prit Neuilly, qui, aujourd'hui, appartient à Louis-Philippe. Il +en fit un but de distraction; et là encore, on retrouva toujours, +et seulement à cette époque, un lieu propre à la société et à la +conversation.</p> + +<p>Amoureux de madame Grandt, comme certes il ne le fut pas quelques +années plus tard, M. de Talleyrand montra dans le même temps une +extrême ingratitude à madame de Staël. Le premier Consul ayant +manifesté son opinion sur son salon à très-haute voix, on le déserta, +et M. de Talleyrand, oubliant tout ce qu'il lui devait, cessa de la +voir; c'est elle-même qui le dit, et avec une vive peine<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68" title="Go to footnote 68"><span class="smaller">[68]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> Un homme de beaucoup d'esprit de ses amis, à qui je parlai +de cette conduite, parce que j'aimais M. de Talleyrand alors, ayant +été habituée à l'entendre louer depuis mon enfance sous des rapports +de sociabilité, qui étaient les seuls par lesquels il tenait à ma +mère, après les liens de famille qui venaient de son oncle le comte +de Périgord, ami le plus intime de ma mère; cet ami, dis-je, me +regarda avec une sorte de colère lorsque je lui parlai de M. de +Talleyrand et de madame de Staël.</p> + +<p>—En vérité, me dit cet homme, comment allez-vous demander de ces +niaiseries-là à un homme qui vient de faire ce que j'ai lu ce matin?</p> + +<p>—Qu'a-t-il donc fait?</p> + +<p>—Un chef-d'œuvre.</p> + +<p>—Mais encore?</p> + +<p>—Vous êtes trop jeune pour pouvoir apprécier un tel ouvrage; un +beau juge qu'une femme de <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> dix-huit ans pour connaître et +décider d'un rapport profond, comme Montesquieu et Burke!</p> + +<p>—Merci du compliment; mais si vous croyez que je me connaîtrais +mieux à décider d'une toilette de bal, ce qui, au fait, est +assez vrai, sans doute, dites-moi du moins le nom de ce beau +chef-d'œuvre de M. de Talleyrand, car vous savez bien que je +l'aime beaucoup.</p> + +<p>—Oui... en effet! belle preuve d'amitié, vraiment, de vouloir +le faire aller écouter les rêveries d'une femme folle en matière +politique, comme presque en tout autre objet... Qu'elle file, comme +dit le premier Consul, ou qu'elle parle chiffons.</p> + +<p>—Cela ne lui réussirait pas mieux avec nous autres femmes, car elle +y entend moins encore qu'à parler politique... Ah çà! vous ne voulez +donc pas me dire ce nom?</p> + +<p>—C'est le Rapport sur l'état de la diplomatie en France dans ce +moment; c'est admirable.</p> + +<p>—C'est vrai, je l'ai lu et je l'ai trouvé ainsi.</p> + +<p>—Vous l'avez lu?... quelle bonne plaisanterie! et comment +l'avez-vous eu entre les mains?... il n'est pas public.</p> + +<p>—Que vous importe? je l'ai lu.</p> + +<p>L'homme dont je parle, quoiqu'il eût beaucoup d'esprit, avait le +défaut de ne pas laisser passer <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> les petites choses, et d'en +faire de grandes affaires aussitôt qu'il le pouvait... Le voilà +tourmenté à l'excès, parce que j'avais lu ce rapport qui, au fait, +est une admirable chose. M. de Talleyrand n'est certes pas un homme +ordinaire, et je ne l'ai jamais ni <i>dit</i>, ni <i>pensé</i>.</p> + +<p>Je suis équitable en tout, et précisément parce que je suis +aujourd'hui éloignée de M. de Talleyrand pour des motifs relatifs à +l'Empereur, je dois être juste pour lui à une époque où il mérite des +louanges. Voici quelques passages de ce morceau qui sont l'expression +d'une haute et belle pensée:</p> + +<p>«...... Tous les emplois de la République demandent un patriotisme +éprouvé; l'esprit et l'honneur de tous les états qui tiennent +au service public supposent cette qualité générale. Elle est le +caractère commun, et ne saurait être le caractère distinctif d'aucun +état.</p> + +<p>«...... Il y a deux classes de qualités qui entrent dans la +composition de l'esprit et de l'honneur de la profession qui fait +l'objet de cet article<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69" title="Go to footnote 69"><span class="smaller">[69]</span></a>: <i>Les qualités de l'âme</i>, et celles de +l'esprit.</p> + +<p>«..... Dans la première classe sont: 1<sup>o</sup> la circonspection; 2<sup>o</sup> la +discrétion; 3<sup>o</sup> un désintéressement à toute épreuve; 4<sup>o</sup> et enfin +une certaine élévation <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> de sentiments qui fait qu'on sent +tout ce qu'il y a de grand dans la fonction de représenter sa nation +au dehors, et de veiller au dedans à la conservation de ses intérêts +politiques.»</p> + +<p>Je me borne à parler seulement de ce que dit M. de Talleyrand sur +<i>les qualités de l'âme</i> exigées pour la diplomatie. Elles sont toutes +honorables; mais aussitôt que le mot <i>âme</i> avait frappé mes yeux, +je m'étais attendue, je l'avoue, à tout autre chose. Il y aurait +eu peut-être plus d'adresse à parler de la volonté d'épargner les +hommes, d'empêcher la guerre, et de donner plus d'extension au mot +qui, du reste, est honorablement traité dans cet article.</p> + +<p>—Eh bien! dis-je à l'ami de M. de Talleyrand, ai-je lu le rapport? +puisque je vous en cite des passages, vous n'en doutez pas, j'espère?</p> + +<p>—C'est cela qui m'étonne.</p> + +<p>—En vérité, pour l'ami d'un diplomate, vous n'êtes pas très-fin; +comment, vous ne comprenez pas que ce rapport était sur le bureau de +mon mari, et que je l'ai trouvé en furetant pour en chercher d'autres.</p> + +<p>—Ah! ah! de la jalousie!.. vous cherchiez quelques lettres de femmes?</p> + +<p>—Cela ne vous regarde pas.</p> + +<p>Lorsque Joseph fut à Lunéville, il imagina (dit-on) <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> de +gagner une somme très-forte à la Bourse en faisant acheter des +rentes, pensant avec raison que la nouvelle de la paix les ferait +monter. Il y eut, à ce qu'il paraît, une erreur, et Joseph, à ce que +dit le bruit public, perdit une somme très-forte. Bonaparte, qui +n'était pas riche, ne pouvait aider son frère, et cela le désolait; +M. de Talleyrand arriva dans son cabinet, aux Tuileries, précisément +au moment où il avait le plus d'humeur de cette affaire.</p> + +<p>—Comment faire? disait-il en se promenant à grands pas, comment +faire?...</p> + +<p>Il exposa la chose à M. de Talleyrand, qui, au reste, la connaissait +au moins aussi bien que lui. En écoutant Bonaparte, M. de Talleyrand +fit quelques mouvements pour ramener son équilibre, que son pied-bot +dérangeait toujours, quand cela lui était utile; quant à celui de la +physionomie, il ne s'altérait jamais...</p> + +<p>—Eh quoi! dit-il après avoir entendu, ce n'est que cela?... mais ce +n'est rien du tout.</p> + +<p>—Vraiment!... Vous m'étonnez.</p> + +<p>—La chose est simple... Faites monter la rente.</p> + +<p>—Mais l'argent!</p> + +<p>—C'est la chose la plus facile du monde. Faites déposer au +Mont-de-Piété ou bien à la Caisse d'amortissement, <span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> vous +aurez de l'argent pour faire lever la rente... Elle remontera, Joseph +vendra, et non-seulement il rentrera dans ses fonds, mais il gagnera.</p> + +<p>—Ce n'est pas ce qui m'inquiète ni même ce que je veux, répondit +Bonaparte... qu'il sorte de ce guêpier, et je suis trop heureux et +lui aussi.</p> + +<p>On suivit, dit-on, le conseil de M. de Talleyrand, et la chose eut +une pleine réussite.</p> + +<p>Mais en parlant de lui, de ses conversations, de ses mots jetés comme +au hasard et pourtant toujours dits avec intention, il faudrait +pouvoir rendre cette figure blême et immobile, aux traits encore +agréables à cette époque, mais sans la plus légère étincelle de la +vie du cœur ou même de cette vie intellectuelle pour laquelle cet +homme semblait fait; il faudrait pouvoir donner cette ressemblance, +vraiment nécessaire pour juger de l'effet que produisait une +conversation avec M. de Talleyrand sur des sujets graves; il faut que +le lecteur puisse se former une idée de l'immobilité des muscles du +visage de M. de Talleyrand, de son aisance de grand seigneur malgré +son immobilité. Ajoutez à l'idée que vous pouvez vous faire de M. de +Talleyrand l'esprit prodigieux de cet homme, et vous aurez un aperçu +de ce qu'il était en présence de Bonaparte, lorsque celui-ci, déjà +<span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> colosse de gloire, aspirait encore à une place plus élevée.</p> + +<p>Les Bourbons de Parme et d'Espagne arrivèrent à Paris sous la figure +et le nom de <i>roi et reine d'Étrurie</i>. On avait de tous côtés les +yeux ouverts pour connaître quelle pensée était celle du premier +Consul relativement à eux. Elle fut bientôt connue, parce que le +jeune prince était trop imbécile pour aider à donner le change dans +une mascarade comme celle-là.—Il était stupide.</p> + +<p>M. de Talleyrand leur donna une fête ravissante dans sa maison de +campagne de Neuilly. Rien de plus charmant que son ordonnance. Il est +vrai de dire que la nature en faisait la moitié des frais; on était +au printemps et même déjà dans l'été, et le temps était admirable. M. +de Talleyrand mit dans l'ordonnance de sa fête toute la coquetterie +que la gravité diplomatique n'eût peut-être pas osée en Autriche, à +cette époque, ou dans d'autres royaumes.—Un improvisateur italien de +beaucoup de talent, nommé <i>Gianni</i>, improvisa une ode assez longue, +et ravit le pauvre roi, qui, parlant mal le français, était heureux +comme un écolier en congé lorsqu'il pouvait parler italien. Aussi +avait-il éprouvé un moment de désappointement lorsqu'il entendit +le premier Consul répondre en <span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> français à son compliment +italien. Le pauvre petit roi demeura stupéfait.</p> + +<p>—<i>Ma, in somma, siete Italiano siete</i> <span class="smcap">NOSTRO</span>.</p> + +<p>—Je suis Français, répondit sèchement Bonaparte en lui tournant le +dos.—Et il se mit à caresser le prince royal, qui avait trois ans, +et qui était bien le plus laid magot royal ou roturier que j'aie +jamais vu.</p> + +<p>Toutes les galanteries furent prodiguées à ses hôtes par M. de +Talleyrand. La façade du château représentait celle du palais Pitti, +formée avec des lampions, et le feu d'artifice rappela la même +intention. Le souper fut servi dans l'orangerie; il fut arrangé avec +une adresse d'élégance remarquable: on mit des tables autour des +orangers en fleur, qui de cette manière servaient de surtout; à leurs +branches étaient suspendues des corbeilles remplies de fruits glacés, +et de tout ce qui peut être fait en ce genre de plus parfait<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70" title="Go to footnote 70"><span class="smaller">[70]</span></a>. +Cette fête, au fait, était la <i>seule</i> qui, depuis la Révolution, pût +à bon droit exiger le nom de fête; chacun en revint enchanté, et +M. de Talleyrand fut gracieux, <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> poli, tout en ne souriant +jamais, et en étant si égal en apparence pour tous, qu'il le fallait +bien connaître pour savoir qu'il <i>voulait</i> être poli plus avec vous +qu'avec tout autre.</p> + +<p>Quoique son titre d'évêque fût un peu oublié, on parla beaucoup du +bref du pape qui, disait-on, l'avait sécularisé. Je ne l'ai jamais +cru alors, parce que M. de Talleyrand aurait épousé madame Grandt, et +ne lui aurait pas laissé porter ce nom de Grandt à la face d'Israël +scandalisé. Ce bref aurait été expliqué à son avantage.</p> + +<p>J'ai omis en son temps de parler d'une chose très-remarquable; mais +ce livre, tout formé de souvenirs, laisse la possibilité de revenir +sur le passé: j'en profite pour parler du Concordat.</p> + +<p>M. de Talleyrand, bien qu'évêque constitutionnel, bien qu'il eût +ainsi contribué à l'apostasie, du moins en partie, du clergé noble +français, M. de Talleyrand ne fut jamais opposé au retour de la +religion en France; mais il y aurait eu trop de choses <i>heurtées</i> +dans les rapports qui devaient exister entre les agents du saint Père +et M. de Talleyrand-Périgord, ancien évêque constitutionnel d'Autun, +quoique ces agents du Pape fussent des hommes d'une haute portée et +avec des vues grandes et larges; et Bonaparte connaissait mieux que +personne les nuances à observer en pareilles <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> circonstances. +Il nomma donc pour les plénipotentiaires de la République son frère +Joseph, le conseiller d'état Cretet, et un abbé bon militaire, bon +frère d'armes, appelé l'abbé Bernier, qui, ainsi que l'archevêque +Turpin, tuait d'une main et baptisait de l'autre.</p> + +<p>Les agents du Pape étaient le cardinal Consalvi, le cardinal Caprara +et monseigneur Spina, qui plus tard fut archevêque de Gênes et +cardinal. Tous trois étaient des hommes habiles, mais Consalvi était +le premier des trois.</p> + +<p>Cette négociation amena le Concordat, qui fut proclamé solennellement +l'année suivante au printemps et converti en loi de l'État... Il y +eut un <i>Te Deum</i> chanté à Notre-Dame, et le premier Consul voulut que +la plus grande pompe entourât cette cérémonie.</p> + +<p>Comme cette circonstance tient positivement à l'état de la société +en France à cette époque, bien que la chose ne concerne pas +immédiatement M. de Talleyrand, elle doit trouver ici sa place.</p> + +<p>Le premier Consul <i>voulait</i> de la pompe et de la magnificence; mais +<i>vouloir</i> n'est pas <i>pouvoir</i>, et Paris tout entier le prouva ce +jour-là.</p> + +<p>On ne savait pas ce que voulait dire encore le mot <i>magnificence</i> +à cette époque; on croyait être fort magnifique lorsqu'on était +habillé un peu plus <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> que de coutume, et qu'on avait derrière +sa voiture un seul domestique avec un petit galon pour indiquer la +livrée. Et alors madame Murat, madame Marmont, moi, madame Savary, +madame Duroc qui avait la livrée du premier Consul, toutes ces dames, +excepté madame Bonaparte, n'avaient qu'un domestique. Quant à leur +toilette, c'était une élégante toilette du matin, et voilà tout. +Je me rappelle que madame Murat se moqua de moi parce que j'avais +une robe de dentelle noire, costume que j'avais choisi comme plus +convenable pour une grande cérémonie religieuse. Toutes les femmes de +la <i>cour</i> consulaire avaient fait le cortége de madame Bonaparte et +se tenaient avec elle dans le jubé de Notre-Dame, qui existait encore +à cette époque; il y avait même de bien belles sculptures en bois sur +ce jubé; il fut détruit peu de temps après.</p> + +<p>Tout ce qui était militaire reçut fort mal le Concordat. L'armée +était républicaine, elle avait des sentiments tout répulsifs à ce +changement. Lorsque Augereau sut qu'on allait à Notre-Dame pour +entendre la messe, il voulut descendre de voiture avec Lannes. On fut +aussitôt le dire à Bonaparte, qui leur envoya <i>l'ordre</i> de rester et +de l'accompagner. Ils allèrent donc à Notre-Dame; mais peut-être +eût-il été plus convenable qu'ils n'y <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> fussent pas. Augereau +jurait assez haut pour couvrir la voix de celui qui répondait à la +messe. Quant au général Lannes, il jurait aussi haut, et, de plus, +il avait faim et demandait à manger comme un pauvre. On lui trouva +du chocolat qu'il croqua avec grand appétit et surtout grand bruit. +Lannes était républicain; non pas qu'il comprît la république, pour +lui c'était beaucoup trop abstrait; mais accoutumé depuis son enfance +à entendre dire du mal des prêtres et parler de la république comme +de la source de tous les biens, il exécrait les prêtres et adorait la +république. Que de sentiments semblables sans autre base!</p> + +<p>Le lendemain, le premier Consul demanda à Augereau ce qu'il pensait +de la cérémonie de la veille.</p> + +<p>—Elle était très-belle, répondit Augereau..., mais il y manquait son +plus bel ornement.</p> + +<p>—Lequel?</p> + +<p>—Un million d'hommes qui, depuis dix ans, se sont fait tuer pour +détruire ce que nous rétablissons<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71" title="Go to footnote 71"><span class="smaller">[71]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> Bonaparte fut très-irrité du propos. Augereau commençait +à être mal <i>en cour</i>, et ce mot ne pouvait contribuer à l'y mettre +mieux.</p> + +<p>Bonaparte dit un jour, après le Concordat, devant trois ou quatre +de ses plus fidèles officiers:—Il faut une religion: partout elle +est utile pour gouverner...; elle agit sur les hommes... En Égypte, +j'étais mahométan...; je suis catholique en France. Mais il faut que +la police de cette religion soit tout entière dans les mains de celui +qui gouverne. Je veux une religion, je veux des prêtres, mais <i>pas de +clergé</i>.</p> + +<p>—Général, lui dit quelqu'un, le Pape a dit: Je ferai tout ce que +voudra le premier Consul.</p> + +<p>—Il fera bien. Qu'il ne pense pas avoir affaire à un imbécile...</p> + +<p>Il se promena quelque temps sans parler; on respectait son silence. +On voyait de grandes pensées passer sur son front. Tout à coup, se +tournant vers ses officiers qui l'entouraient, et parmi lesquels +était mon mari, qui était venu à l'ordre le matin même, il leur dit:</p> + +<p>—Que croyez-vous que le cardinal Consalvi me montre d'effrayant pour +me faire signer?... le salut de mon âme!... L'immortalité, pour moi, +c'est le souvenir laissé dans la mémoire des hommes. Voilà qui porte +aux grandes actions... Il se tut <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> de nouveau et marcha encore +quelque temps sans parler... Puis s'arrêtant tout à coup.</p> + +<p>—Oui, dit-il avec force, il vaut mieux ne pas naître que de passer +sur la terre inaperçu...</p> + +<p>M. de Talleyrand fut, vers ce temps-là, sécularisé par un bref du +Pape qui le relevait de ses vœux<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72" title="Go to footnote 72"><span class="smaller">[72]</span></a>. Il avait fait de lui-même +cette action depuis longtemps, et c'était, il me semble, une grande +maladresse que de constater par cette mesure que tout ce qu'on avait +fait dans la Révolution était mal fait, et qu'on revenait sur une +besogne consommée. Le bref du Pape, demandé par M. de Talleyrand, est +une maladresse, je le répète, si c'est lui qui l'a demandé. On m'a +affirmé que c'était le premier Consul qui l'avait exigé de lui.</p> + +<p>M. de Narbonne, M. de Choiseul, M. de Montrond, M. de Nassau, M. +de Lavaupalière, tous ceux enfin qui entouraient M. de Talleyrand, +n'étaient certes pas dévots; eh bien! ils furent tous ravis de ce +bref, excepté M. de Montrond: son esprit, extrêmement fin, lui +fit voir que M. de Talleyrand faisait une faute. Peut-être M. +de Talleyrand <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> le voyait-il aussi, et la chose fut-elle +impossible à éluder.</p> + +<p>La fille d'une amie de M. de Talleyrand se maria vers l'époque dont +je parle. C'était une charmante personne, Fanny de Coigny, fille +de la fameuse marquise de Coigny, si célèbre sous l'ancienne cour +qu'elle prenait à tâche de braver, surtout Marie-Antoinette. Fille de +M. de Conflans et fort riche, jolie, grande dame, madame de Coigny +avait tous les avantages réunis pour être une femme à la mode; aussi +y fut-elle, et en première ligne. Au moment où Bonaparte rappela +définitivement tous les émigrés, il rendit la fortune de madame de +Coigny, à la condition de marier sa fille avec le général Sébastiani, +qui alors était fort joli garçon et n'était pas, comme aujourd'hui, +un très-respectable ambassadeur; il avait une charmante tournure, de +l'élégance et une très-jolie figure. Quant à mademoiselle de Coigny, +c'était une de ces personnes qu'on regrette toujours, parce qu'elles +ne se retrouvent plus, et laissent toujours quelque chose à regretter +dans celles qui leur ressemblent le plus... Je l'ai bien regrettée. +Elle mourut à Constantinople, en couches de son premier et unique +enfant, qui est aujourd'hui madame de Praslin.</p> + +<p>Le traité d'Amiens fut signé. Ce fut encore Joseph <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> qui +parut dans ce traité... Ce fut une joie universelle en France, et +l'on fut dans un délire complet... Les fêtes se succédèrent, tous les +ministres en donnèrent; madame Murat en donna une à Neuilly, qu'elle +avait alors avec Villiers, que le premier Consul lui avait donné lors +de son mariage... Il nous arriva à Paris un bel ambassadeur de S. M. +Britannique, lord Withworth; il n'était plus jeune, puisqu'il avait +été ambassadeur auprès de Catherine II il y avait déjà longtemps... +Lord Withworth était grand et avait le double de sa taille par une +des plus parfaites impertinences que j'aie rencontrées de ma vie. +Je me trompe pourtant. Il avait une femme, la duchesse de Dorset, +assez laide, assez vieille, assez désagréable pour faire fuir toute +une ville: jugez comme elle remplissait sa mission d'ambassadrice, +qui est toute de conciliation, de paix et de mansuétude... Non, +jamais son souvenir ne me quittera... C'est surtout son impertinence +gratuite que je ne puis lui pardonner; et puis si commune, si +vulgaire avec sa prétention de haute aristocratie et le titre de +duchesse...; si grosse, si courte, si ronde... Elle se moquait un +jour de madame Lefebvre, sans remarquer qu'elle était plus vulgaire +qu'elle<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73" title="Go to footnote 73"><span class="smaller">[73]</span></a>...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> M. de Talleyrand eut alors une maison presque toujours +ouverte où il recevait tous les jours. Je crois cependant que +l'accueil hospitalier qu'il faisait aux Anglais était bien contre +son gré. L'Angleterre avait été indigne pour lui dans l'émigration, +et M. Pitt l'avait tout simplement fait chasser d'Angleterre comme +Jacobin!... Mais il était trop bien appris pour en laisser voir du +ressentiment... Toujours le même, sans émotion, ne disant que ce +qu'il voulait, il fut bien pour des gens qu'il devinait d'ailleurs ne +devoir pas faire un long séjour en France.</p> + +<p>Un jour, M. de Talleyrand fut à la Malmaison; il trouva le premier +Consul dans une grande agitation.</p> + +<p>—Qu'avez-vous donc, général? lui demanda M. de Talleyrand.</p> + +<p class="speakersc">BONAPARTE.</p> + +<p>Un motif de grande inquiétude. Je ne sais qui <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> envoyer +en Angleterre, comme ministre, en échange de ce beau fils qu'ils +m'envoient ici.</p> + +<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p> + +<p>Mais, général, regardez autour de vous... N'avez-vous pas déjà chargé +d'une mission diplomatique le général Sébastiani?</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">BONAPARTE</span> <span class="stage">secouant la tête.</span></p> + +<p>J'en ai besoin pour autre chose...</p> + +<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p> + +<p>M. de Vaisne...?</p> + +<p class="speakersc">BONAPARTE.</p> + +<p>Eh! ce ne serait pas trop mal!...</p> + +<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p> + +<p>Le général Berthier?</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">BONAPARTE</span>, <span class="stage">secouant encore la tête.</span></p> + +<p><i>J'en ai besoin pour autre chose.</i></p> + +<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p> + +<p>Mais pourquoi ne pas envoyer à Londres M. Denis<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74" title="Go to footnote 74"><span class="smaller">[74]</span></a>?</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> BONAPARTE.</p> + +<p>J'ai mon affaire... j'enverrai Andréossi.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE TALLEYRAND</span>, <span class="stage">souriant.</span></p> + +<p>Vous voulez nommer <i>André aussi</i>!... Qu'est-ce donc que cet André? je +ne l'ai jamais vu auprès de vous.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">BONAPARTE</span> <span class="stage">ne comprenant pas.</span></p> + +<p>Je ne vous parle pas d'André... je dis <i>Andréossi</i> de l'artillerie.</p> + +<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p> + +<p>Ah! je vous demande pardon! je n'avais pas compris... C'est Andréossi +de l'artillerie... Je cherchais, moi, Andréossi dans la diplomatie... +Oui, oui, Andréossi... c'est très-bien.</p> + +<p>M. de Talleyrand se moquait, non pas du premier Consul, mais de +son choix. En effet, on ne comprend pas comment Bonaparte a pu +faire un pareil choix pour un ambassadeur. Andréossi était lourd, +épais, ne connaissait guère que ses polygones, et voilà tout. Aussi +ne plut-il que médiocrement, et même pas du tout, à Londres; le +prince de Galles, si élégant, si admirablement <i>fashionable</i>, ne +sut que penser de l'envoi d'un tel homme. <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> Ignorant des +premières notions de la politesse, il fit d'abord des gaucheries +qui commencèrent par faire rire, et finirent par ennuyer... M. de +Talleyrand nous racontait un jour que M. le général Andréossi, ne +connaissant pas les coutumes <i>princières</i>, appelait toujours le +prince de Galles: <i>Mon prince</i>... Le prince de Galles, à la fin, +ennuyé de cette répétition, dit un jour à je ne sais quelle personne +de la légation française: <i>Dites donc au général Andréossi de ne pas +toujours m'appeler mon prince... il finirait par me faire prendre +pour un prince russe.</i></p> + +<p>Andréossi fut rappelé avant que le reste de ses équipages fût déballé.</p> + +<p>Un jour les amis de M. de Talleyrand furent consternés. On apprit, +non pas <i>qu'il allait</i>, mais <i>qu'il venait</i> de se marier... Il avait +épousé madame Grandt.</p> + +<p>M. de Narbonne, que je vis le soir chez la marquise de Lucchesini, +me confirma la chose. Il en avait été témoin à sa grande honte et +regret...</p> + +<p>Ce mariage étonna tout le monde. Madame Grandt n'était plus jeune, +elle n'était plus belle même. Il ne restait plus de cette personne +si renommée qu'un colosse de chair, portant perruque, ayant des +yeux bordés de rouge, et en tout une personne très-peu désirable. +Toutes les <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> vieilles amies de M. de Talleyrand jetèrent +flammes et feu. La duchesse de Luynes, la vicomtesse de Laval, madame +d'Yechsiwithz, madame de Coigny, tout ce monde fut désolé. Mais ce +furent principalement les hommes. M. de Montrond surtout tenait +madame de Talleyrand dans la plus belle des haines. Il y avait enfin +un concert de reproches entre tous les amis de M. de Talleyrand, qui +vint s'abattre sur M. de Narbonne, témoin du mariage.</p> + +<p>—Pourquoi ne pas nous l'avoir dit? s'écriaient-ils tous...; nous +serions venus embrasser notre ami et lui demander de ne pas faire +cette folie.</p> + +<p>—Mais je n'ai pas eu le temps, s'écriait M. de Narbonne. Songez donc +que je n'ai eu que deux heures.</p> + +<p>Lorsque madame de Talleyrand fut présentée à l'Empereur, elle vint +à Saint-Cloud faire sa cour. En la voyant, l'Empereur fronça le +sourcil, et lui dit assez durement:</p> + +<p>—Madame, maintenant que vous êtes la femme d'un homme dont le nom +vous impose des devoirs, j'espère que vous y songerez.</p> + +<p>Madame de Talleyrand était probablement prévenue, et on lui avait +fait la leçon, car elle répondit:</p> + +<p>—Sire, je m'efforcerai d'imiter <i>en tout</i> Sa Majesté l'Impératrice.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> L'Empereur ne répondit rien à son tour. Une fois mariée, +madame de Talleyrand rendit la maison de M. de Talleyrand moins +agréable. On savait ce qu'elle était avant ce mariage, et tout en +la traitant bien, on lui donnait souvent le loisir de la réflexion +en restant des soirées entières sans lui parler. Elle ne gênait +pas enfin, et maintenant il fallait se gêner pour elle. Toutefois, +cette crainte ne fut pas longue. M. de Talleyrand, qui, je crois, +s'en était repenti avant de l'avoir fait, dit lui-même quelques mots +qui guidèrent les amis même au delà des bornes prescrites. Mais +de ce moment, néanmoins, la maison de M. de Talleyrand fut toute +différente de ce qu'elle était.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> DEUXIÈME PARTIE.<br> + +M. DE TALLEYRAND SOUS L'EMPIRE, DE 1804 À 1807.—LE PRINCE DE +BÉNÉVENT DEPUIS 1807 JUSQU'EN 1814.</h3> + +<p>La situation de M. de Talleyrand pendant le séjour du Pape en +France, lors du couronnement, fut très-délicate; mais il s'en tira +admirablement, et même à Notre-Dame il ne craignit, ou du moins ne +parut craindre aucuns souvenirs fâcheux. Peut-être lui-même les +avait-il oubliés.</p> + +<p>Un fait dont peu de gens se doutent, c'est que M. de Talleyrand +perdit à l'Empire. Sous le Consulat, malgré les gardes qui étaient +chez le second et le troisième consul, malgré leur rang dans +l'almanach de l'année, même de l'Empire, M. de Talleyrand était, +par le fait, le second personnage de l'État. Bonaparte avait une +excessive confiance en lui, et il le lui témoignait par des soins +tout à fait visibles pour ceux qui passaient comme moi leur vie aux +Tuileries ou à la Malmaison. Je pensais dès lors que le nom de M. +de Talleyrand était pour beaucoup dans cette considération que lui +montrait le premier Consul. L'ancienneté, l'illustration de ce nom +de Périgord, formaient <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> une sorte d'auréole autour de la +tête de M. de Talleyrand. Napoléon avait une grande mobilité dans de +certaines parties de lui-même, et cette mobilité donnait lieu à des +disparates étranges. Ainsi, par exemple, il voulait l'égalité parmi +les hommes, et il vénérait les anciens noms. On a vu combien cette +magie des noms a influé sur l'arrangement du château impérial.</p> + +<p>Mais le crédit de M. de Talleyrand venait encore d'une autre +cause. J'ai dit que je serais juste avec lui, et je le serai. Je +reconnaîtrai que son esprit juste et fin avait su comprendre comment +on devait flatter Bonaparte. Il ne le flattait que rarement, et +alors c'était avec une telle délicatesse, qu'il n'en restait que le +parfum et aucun des ennuis; ensuite il le servait comme il voulait +l'être. Jamais une note violente ne partait immédiatement; jamais une +lettre, commandée dans la colère, n'était écrite et envoyée comme le +faisaient beaucoup de ministres, qui croyaient faire merveille en +servant ainsi à la course. Ceci rentre bien dans ce que me disait, +il y a bien peu de temps, un des hommes qui ont été le plus attachés +à Bonaparte:—Le malheur de l'Empereur, me disait-il, est d'avoir +été trop bien servi. En effet, que de préfets, que de ministres se +hâtaient d'exécuter les ordres donnés dans un moment de colère!... +Que <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> de fois on a détruit l'affection d'une province +entière en exigeant, croyant mieux agir, vingt hommes de plus pour +la conscription d'une année!... M. de Talleyrand ne faisait point +ainsi. Il attendait, pour envoyer une note ou une lettre, quelquefois +vingt-quatre ou trente-six heures, et l'Empereur n'en était que plus +satisfait.</p> + +<p>Au moment où l'Empire fut proclamé, une chose assez remarquable, +c'est la manière dont le corps diplomatique était composé, en le +mettant en comparaison du corps diplomatique au moment du Consulat. +C'était la base de la société de M. de Talleyrand que ce corps +diplomatique, et il savait avec beaucoup d'habileté en tirer un grand +parti; excepté le ministre batave, tout avait été changé.</p> + +<p>Le comte de Cobentzell (Philippe), ambassadeur d'Autriche.</p> + +<p>C'était un petit homme, habillé comme au temps de Marie-Thérèse, +dont il parlait sans cesse; portant un manchon grand comme la main, +ayant toujours ses habits garnis de la plus belle pelleterie du +Nord, coiffé comme un as de pique; homme assez ordinaire et pas mal +ridicule, ce qui pour le temps qui courait ne valait rien chez nous. +Je ne sais trop pourquoi le cabinet de Vienne l'avait choisi; du +reste, bon homme et fort attentif aux devoirs de politesse du monde.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> Le marquis de Gallo, ambassadeur de Naples, était l'opposé +du comte de Cobentzell. C'était un homme encore jeune, du moins assez +pour n'avoir rien d'austère dans les manières sans être ridicule; on +dit qu'il était d'une grande habileté en affaires, je le crois sans +peine. Il parlait bien français, et en tout il comprenait la France. +Sa femme était belle en intention, mais non pas en réalité. On voyait +qu'en naissant elle avait fait ce qu'elle avait pu pour cela, sans +pouvoir y parvenir; elle aimait la France, était joyeuse, et en tout +plaisait assez.</p> + +<p>Le marquis de Lucchesini, ministre de Prusse, était une énigme +difficile à résoudre. Fort laid, et même d'une laideur repoussante +et choquante, n'ayant qu'un œil, et dans l'autre une expression +déplaisante, il était peu aimé de la société dans Paris, où il est +meilleur d'abord de ne pas déplaire par les yeux pour avoir du succès +par l'esprit. M. de Lucchesini en avait pourtant beaucoup, et même +plus qu'il n'en fallait, car souvent sa finesse lui faisait dépasser +le but. L'Empereur ne l'aimait pas, et en général on aimait mieux M. +de Brockhausen, qui lui succéda. Madame la marquise de Lucchesini +était une grande femme prussienne, ayant tout immense, excepté les +yeux, qui étaient fort petits et qu'elle agrandissait tant qu'elle +pouvait avec du noir récolté sur une grande épingle; <span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> ce qui +faisait que ses yeux et son visage étaient souvent barbouillés comme +celui d'un petit ramoneur: elle parlait comme un enfant, prétendait +qu'elle ne pouvait pas dire <i>Paris</i>, et disait <i>Pa-is</i>, faisait la +charmante, et annonçait trente-deux ans, tandis que son extrait de +baptême disait cinquante. Mais il n'y a pas mort d'homme dans la +découverte d'un petit mensonge comme celui-là, et comme elle était +bonne femme on lui passait cela.</p> + +<p>M. de Cetto, ministre de Bavière, était un honnête homme, ayant +une femme qui était douce et bonne, disait son âge et n'avait de +prétention qu'à remplir ses devoirs de mère de famille; ce à quoi +elle réussissait à merveille.</p> + +<p>La Russie n'avait qu'un chargé d'affaires en ce moment, qui était M. +le chevalier Doubril. C'était un garçon fort habile, dit-on; mais la +position difficile de la Russie au moment du couronnement empêchait +cette puissance, ou du moins son représentant, d'être dans la société +française comme il l'eût été sans cet empêchement.</p> + +<p>Le bailli de Ferrette, ministre de l'ordre de Malte, était un homme +qui représentait son affaire à merveille. On se demandait souvent +si le bailli de Ferrette existait; il était incertain qu'il fût +vivant pour beaucoup de gens; il était petit, maigre au point d'être +diaphane, pâle et tellement fluet, que <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> M. de Montrond disait +qu'il était l'homme le plus hardi de France, <i>attendu qu'il marchait +quand il faisait du vent</i>. Sa conversation était nulle, et pourtant, +comme la tradition de toutes les coutumes de la bonne compagnie +vivait encore en lui plus que son individu même, on l'aimait, et il +était recherché pour le whist de M. de Talleyrand quand la partie +habituelle n'était pas là.</p> + +<p>Cette partie se composait de M. de Talleyrand lui-même, de M. le +comte Louis de Narbonne, de M. de Montrond, de M. le prince de +Nassau, de M. de Choiseul, de M. de Sainte-Foix et de M. de La +Vaupalière.</p> + +<p>Mais le plus important de tous était le duc de Laval: j'en parlerai +tout à l'heure...</p> + +<p>M. de Dreyer, ministre-ambassadeur de Danemark, était un homme d'une +bonne attitude. Le Danemark avait toujours été ami fidèle de la +France, et son ministre avait toujours été bien accueilli chez M. de +Talleyrand, qui avait au suprême degré un talent inimitable pour ces +nuances si difficiles à saisir, et qui souvent évitent des notes qui +ne font qu'aigrir les esprits.</p> + +<p>M. de Souza, ministre de Portugal, était un homme profondément +instruit, honnête homme, n'ayant pas l'apparence pour lui, mais au +fond un homme fort remarquable. Sa femme allait peu dans <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> +le monde, et pourtant elle y eût été admirablement placée: c'était +madame de Flahaut, auteur d'<i>Adèle de Sénanges</i> et d'une foule de +jolis ouvrages. Elle ne sortait que rarement, même pour aller chez M. +de Talleyrand, dont cependant elle avait été l'amie la plus intime +pendant longtemps et avant la Révolution. Cette liaison remontait à +1785. Madame de Souza était la femme la plus charmante et la plus +agréable de causerie et de bonne compagnie que j'aie vue. Une seule +personne me la rappelle encore, et ce n'est qu'en partie; comme +j'établis une comparaison à son désavantage, je ne la veux pas nommer.</p> + +<p>Le cardinal Caprara, légat du Saint-Siége, était un homme dont on ne +pouvait dire que du bien, mais <i>prélat romain</i> au delà de tout. Il +suivait à Paris les coutumes de la place d'Espagne et du <i>Corso</i>, +comme il eût fait à Rome; du reste, c'était un homme fin et délié, un +homme bien capable de jouer la partie de M. de Talleyrand, et même de +lui rendre peut-être des points en fait de ruses et de contre-ruses.</p> + +<p>Quant à l'Espagne, son <span class="smcap">VRAI</span> ministre était un homme d'un +aspect odieux nommé Don Eugenio Izquierdo.—Cet homme, d'une laideur +tellement repoussante qu'il faisait fuir les enfants<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75" title="Go to footnote 75"><span class="smaller">[75]</span></a> comme un +<span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> épouvantail, avait l'âme de cette figure. M. de Talleyrand +et ses alentours avaient pour cet Izquierdo un attachement que je +n'ai jamais compris, car de le voir seulement me l'aurait fait +prendre en aversion. Il s'occupait d'histoire naturelle, où il +était, dit-on, fort habile; mais le réel de ses occupations à Paris +était de conférer secrètement avec M. de Talleyrand et une autre +personne de son intimité que je ne veux pas nommer. C'est par lui +qu'une grande partie des affaires d'Espagne se sont traitées; le +prince de la Paix avait une entière confiance en lui, et il était +<i>son chargé d'affaires</i> en France, pour ce fameux traité qui devait +donner le royaume des Algarves au prince de la Paix... Rien n'était +plus ignoble surtout que la figure de cet Izquierdo! Je me le +rappelle comme un cauchemar.—Comment l'Espagne ne l'a-t-elle pas +jugé!—Il y a des destinées qui, en vérité, font murmurer contre la +justice céleste... Izquierdo meurt dans son lit, et Riego meurt sur +l'échafaud!...</p> + +<p>En ajoutant à ce corps diplomatique ce qui devait nécessairement +faire partie du nôtre en France, et qui allait chez M. de Talleyrand +par devoir et par plaisir, comme les auditeurs qu'on envoyait +en mission, on voit que sa maison était une des plus agréables +de Paris. La princesse <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> d'Yeckciwitz, sœur du prince +Poniatowsky, était une habituée de la maison. Madame de Talleyrand +ne l'aimait pas: elle en était jalouse comme une tigresse; et si +la pauvre princesse avait eu deux yeux, elle les lui eût arrachés; +malheureusement elle n'en avait qu'un. La pauvre femme avait pour +M. de Talleyrand une de ces passions qui jettent un manteau de +ridicules sur une femme, de manière qu'elle ne le dépouille jamais. +Elle envoyait à M. de Talleyrand tout ce qu'elle trouvait de rare +et de beau dans son chemin; cette manière de vivre n'enrichit +pas quand on n'a pas une grande fortune. Ce fut le malheur de la +pauvre princesse d'Yeckciwitz... elle fit des dettes, et même un +beau jour il lui arriva un malheur comme cela pourrait échoir pour +un fils de famille, le tout pour avoir fait des cadeaux à M. de +Talleyrand. Le plus curieux de l'affaire, c'est que M. de Talleyrand, +qui n'avait pas une passion pour elle, comme on le pense bien, ne +faisait aucune attention aux <i>raretés</i>, qui même bien souvent s'en +allaient figurer chez la duchesse de Courlande ou telle autre amie +de M. de Talleyrand, qui à son tour en faisait des générosités. +Je dis cela parce que je sais les <i>voyages et malheurs</i> arrivés à +un superbe mandarin à la robe bleue, aux manches pendantes, aux +yeux retroussés; cet honnête mandarin, qui coûta <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> des +sommes folles, fut donné par madame la princesse d'Yeckciwitz à M. +de Talleyrand.—M. de Talleyrand le donna à madame la duchesse de +Courlande; et madame la duchesse de Courlande, quoiqu'elle tînt avec +tendresse à la moindre babiole qui lui venait de M. de Talleyrand, +donna le magnifique mandarin à son amie de cœur madame la marquise +de Sainte-Croix<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76" title="Go to footnote 76"><span class="smaller">[76]</span></a>, où je l'ai vu il y a peu d'années dans l'hôtel +de cette dernière, rue Sainte-Marguerite au Marais.</p> + +<p>Les vieilles femmes étaient une partie fort soignée du salon de M. +de Talleyrand. À commencer d'abord par la sienne, qui n'était plus +ni jolie, ni jeune, ni même agréable, on comptait une demi-douzaine +de têtes qui chacune pouvaient réclamer pour leur part personnelle +au moins la moitié d'un siècle. C'étaient madame de Luynes, madame +d'Yeckciwitz, madame Zayombeck, madame de Balbi, madame de Laval... +et quelques autres encore dont j'ai oublié les noms.—Madame de +Talleyrand était à peine saluée par ces dames, au reste, qui ne s'en +gênaient guère.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> Le traité de paix qui suivit Austerlitz amena à Paris une +quantité d'étrangers qui augmentèrent l'agrément de la maison de M. +de Talleyrand, sans rien ajouter cependant au charme qu'on trouvait +toujours à le rencontrer, <i>lui</i>, et quelques autres hommes de son +intimité, passé une heure du matin; et lorsqu'on le trouvait de bonne +humeur surtout, la bonne fortune était complète: alors il avait un +<i>laisser aller</i> qu'on aurait pris pour une confiance arrachée par +le charme que vous auriez exercé sur lui, lorsqu'au contraire il ne +disait que ce qu'il voulait dire, et tout en ayant l'air de raconter +<i>malgré lui</i>, c'était une nouvelle qu'il lançait dans le monde; mais +n'importe, je me rappellerai toujours avec reconnaissance le charme +que j'ai trouvé dans ces heures passées à l'écouter; jamais je n'ai +rien rencontré de plus ravissant que cette causerie familière de M. +de Talleyrand avec ses amis les plus intimes, M. de Narbonne, M. de +Montrond, M. de Sainte-Foix.—Le prince de Nassau, tout conteur et +menteur qu'il était, se soumettait à la loi que M. de Talleyrand +semblait imposer. J'ai vu quelquefois toute une soirée ou plutôt +toute une nuit, car on ne demeurait libre qu'à une heure, on ne +soupait qu'à deux, et on n'allait se coucher qu'à quatre ou cinq, se +passer sans que M. de Nassau fît un mensonge.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> Un homme parfaitement aimable qui venait chez M. de +Talleyrand, mais n'était pas Français ni de son intimité, c'était le +comte Golowkin. Le comte Golowkin était spirituel, charmant, Français +de bonne compagnie <i>en tout</i>... et, en vérité, un homme tout à fait +désirable pour une maîtresse de maison, mais après cela menteur comme +on ne l'est vraiment que très-rarement. C'était avec une perfection +du genre que je ne pouvais comprendre quand je me le rappelais; car +en l'écoutant il parlait si bien qu'on ne pensait pas au mensonge.</p> + +<p>J'ai parlé tout à l'heure du duc de Laval: c'était un type dont le +moule est brisé que M. de Laval; on lui a prêté une foule de mots +qu'il n'a jamais dits, il y en avait bien assez des siens; mais M. +de Laval était loin d'être un sot; il avait même un esprit à lui qui +était assez original. Comprenant tous les jeux, les jouant, le whist +surtout, de manière à se faire une fortune loyale et certaine avec ce +jeu, il ne sortait jamais d'un sérieux aussi imposant que s'il eût +traité de la paix ou de la guerre pour le premier des empires.</p> + +<p>Mais son humeur était odieuse à supporter; personne n'en était à +l'abri. M. de Talleyrand, sa sœur, la duchesse de Luynes, M. de +Montrond et toute la troupe du whist y passaient sans appel pour peu +qu'on fît une faute, et avec M. de Laval la <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> faute arrivait +souvent. M. de Montrond lui ripostait toujours: aussi avait-il +fini par se soumettre un peu. Quant à M. de Talleyrand, il ne lui +répondait pas. Madame de Luynes prenait l'affaire au sérieux, et +alors la partie de whist devenait un combat de cris et de paroles +injurieuses dites par M. de Laval, au grand amusement de toute la +compagnie.</p> + +<p>Comme je n'écris pas l'histoire politique de l'époque, je m'étends +davantage sur les personnages qui formaient la société et +conséquemment le salon de M. <i>le prince de Bénévent</i>: car tel était +le titre enfin que l'Empereur avait conféré à M. de Talleyrand pour +<i>ses services rendus à l'État</i>.</p> + +<p>J'allais alors fort souvent chez M. de Talleyrand. J'aimais son +esprit, j'appréciais son talent; et quoiqu'un homme de mes amis, d'un +jugement supérieur, et qui le connaissait fort bien, me dît le peu de +fond qu'on pouvait faire sur son dévouement à l'Empereur, Junot et +moi, nous y croyions comme à un précepte de notre foi... Au moment où +je partis pour le Portugal, je dînai chez lui; comme il était alors +notre ministre, plus que celui de la Guerre, étant placée auprès +de lui à table, il me parla de l'Empereur dans de tels termes que +j'en fus attendrie, et le dis le soir même à M. d'Abrantès: «Cela +ne m'étonne pas, me répondit-il... <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> je sais <i>qu'il aime</i> +l'Empereur, et Lannes aura affaire à moi s'il répète encore un mot +comme celui d'hier.»</p> + +<p>Ce mot avait été dit à dîner chez moi par le général Lannes, qui +revenait de Lisbonne, où il s'était conduit comme un écolier, et où +M. de Talleyrand lui avait probablement <i>écrit</i> ou <i>dit</i> quelques +mots railleurs, selon la matière, qui, pour le dire avec vérité, +était abondante. Avec le haut mérite du duc de Montebello, on peut +convenir qu'il n'avait rien en lui qui pût convenir au négociateur. +M. de Talleyrand l'avait vu, l'avait dit et avait bien fait; Lannes, +qui n'aimait et ne supportait même pas une remontrance de l'Empereur, +récusa, comme on le pense bien, celle de M. de Talleyrand. Cependant, +tout brave qu'il était, M. de Talleyrand lui faisait peur au jeu de +la parole. C'était une escrime à laquelle il n'était pas habile, et +n'avait pour toute parade qu'une injure ou un jurement, ce qui ne +prouve rien du tout, au contraire.</p> + +<p>Nos relations avec M. de Talleyrand furent toujours ce que je viens +de les montrer. De ma part, il y avait même un motif de plus pour +m'en rapprocher. J'étais liée depuis l'enfance avec une de ses nièces +que j'aimais et que j'aime toujours chèrement; aussi à mon retour de +Portugal j'y allais assidûment...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> Madame de Talleyrand crut un moment, et ce moment fut long, +que c'était pour sa personne que j'allais si souvent chez M. de +Talleyrand, et la voilà qui me prit dans la plus funeste des amitiés: +car c'était une calamité que l'amitié de madame de Talleyrand; M. de +Talleyrand saurait bien qu'en dire...</p> + +<p>En conséquence, elle m'arriva régulièrement deux fois par semaine, +venant le matin pour me voir plus <i>intimement</i>, venant le soir <i>pour +la convenance</i>, disait-elle, et m'ennuyant toujours; ce que je ne +pouvais lui dire et qu'elle ne voyait pas. Je me sauvais bien d'elle +auprès de M. de Talleyrand, où j'étais sûre qu'elle ne me viendrait +pas chercher, car elle le craignait et ne l'aimait plus: elle était +même à cette époque déjà très-méchante pour lui; des <i>caqueteurs</i> +prétendaient même qu'elle le <i>battait</i>, et l'un d'eux racontait +qu'un jour M. de Talleyrand ayant mal aux dents d'une fluxion +très-douloureuse, elle lui porta un coup violent dans la joue malade.</p> + +<p>Un soir nous étions peu de monde chez M. de Talleyrand, M. Fox était +encore au ministère. M. de Talleyrand nous raconta qu'il avait écrit +la lettre la plus charmante pour annoncer qu'on avait découvert à +Londres un homme qui voulait assassiner l'Empereur; cet homme était +<span class="smcap">Français</span>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> «J'ai fait mettre ce misérable en prison, ajoutait M. Fox; +mais nos lois ne permettent pas de retenir longtemps en prison un +étranger qui n'est coupable d'aucun délit en Angleterre. J'attendrai +l'avis que vous me donnerez.» M. Fox disait encore dans sa lettre +à M. de Talleyrand un fort joli mot qui prouvait l'horreur qu'il +avait pour le crime que l'assassin méditait: «Je lui ai d'abord +fait l'<i>honneur de le prendre pour un espion</i>,» disait le ministre +anglais...</p> + +<p>M. de Talleyrand, en parlant de ce fait comme d'une sorte de +confidence, exaltait beaucoup M. Fox et sa loyauté. Le fait réel, +c'est que M. Fox était un homme ayant l'âme élevée, et sans aucune de +ces petites passions comme en nourrissait M. Pitt. M. de Talleyrand +voulait répandre cette action de M. Fox pour qu'il lui revînt à +Londres qu'on était reconnaissant de ce qu'il avait fait. L'Empereur +fit encore plus; il lui fit adresser par M. de Talleyrand une +charmante lettre qui fut même comme un chaînon repris et rattaché. Si +M. Fox était demeuré plus longtemps en ce monde, il est certain que +la paix aurait été signée de nouveau.</p> + +<p>M. de Talleyrand quitta Paris pour suivre l'Empereur en Allemagne, +après la bataille d'Iéna. Paris devint alors bien désert. Madame de +Talleyrand, qui avait déjà Valençay, je crois, mais ne <span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> +voulait pas aller si loin, prit une bicoque à la Muette où je me +rappelle avoir été la voir. Je la trouvai dans une chambre où son +gros et grand corps pouvait à peine se tenir. La conversation n'était +pas tenable quand M. de Talleyrand n'y était pas...</p> + +<p>Après son départ j'héritai de la partie de whist. Ces messieurs, qui +avaient tous madame de Talleyrand dans la plus belle et cordiale +aversion, ne voulurent jamais reprendre leurs soirées chez elle en +l'absence de M. de Talleyrand, et comme indépendamment du goût commun +à M. d'Abrantès et à ces messieurs pour le whist, ils étaient de ma +plus intime société, on n'eut tout simplement qu'à ouvrir deux tables +de jeu dans mon salon, et quoique les cartes fussent habituellement +bannies de chez moi, je leur permis d'y entrer pour un temps...</p> + +<p>M. de Talleyrand écrit rarement, mais il écrit bien, et cela se +conçoit en l'entendant causer. Il lui arriva en Pologne une histoire +fort comique qui donna lieu à une lettre charmante qu'il écrivit +ici. Sa voiture s'embourba dans ces horribles chemins de la Prusse +polonaise, et la voiture ministérielle demeura en panne comme la +charrette d'un manant: on appela des soldats.—Il y fallait penser; +la voiture était là depuis neuf heures du matin, et il était alors +sept heures du soir. Un bataillon <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> tout entier arriva, et +la voiture fut soulevée et enfin arrachée de ce gouffre boueux dans +lequel elle était tombée.</p> + +<p>—Qui est donc là-dedans? demanda un soldat.—Le ministre des +Affaires étrangères.</p> + +<p>—Ah! ah! dit le premier, qui, à ce que croit M. de Talleyrand, était +le <i>gracioso</i> du bataillon, pourquoi se mêle-t-il de venir faire de +sa chienne de diplomatie dans un maudit pays comme celui-ci?</p> + +<p>—C'est vrai ça, dirent tous les autres en chœur.</p> + +<p>Ce que j'ai dit de M. Fox me rappelle un fait arrivé dans le même +temps. Il y avait à Hambourg un émigré chargé par Louis XVIII de +payer des pensions à de pauvres émigrés qui demeuraient soit à +Hambourg, soit à Altona. Le comte de Gimel, nom de cet envoyé de +Louis XVIII, était un homme comme la Restauration aurait dû en avoir +beaucoup: c'était un homme dévoué à sa cause, mais avec honneur et +loyauté, un vrai Français enfin. Le comte de Gimel était donc à +Hambourg lorsqu'un jour, le 17 juillet 1806, un nommé <i>Loiseau</i> se +présenta chez lui, et, sans préambule, lui offrit de venir à Paris +pour assassiner l'Empereur. M. le comte de Gimel, révolté de cette +proposition, le reçut avec horreur.</p> + +<p>«Si vous n'avez pas d'autres moyens pour relever <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> le trône +des Bourbons qu'un lâche assassinat, monsieur, lui dit-il, allez +ailleurs chercher des complices!»</p> + +<p>Un ami de M. de Gimel, qui allait beaucoup chez le résident de France +à Hambourg, lui raconta le fait, ce qui fit arrêter Loiseau et le fit +conduire à Paris. M. de Gimel était un homme d'une noble et loyale +opinion: des royalistes comme lui auraient fait aimer les Bourbons. +Il mourut peu de temps après cet événement et fut mal remplacé +jusqu'au moment où M. Hue, ancien valet de chambre de Louis XVI, vint +lui-même à Hambourg pour inspecter les besoins des pauvres émigrés +dont madame la duchesse d'Angoulême prenait soin.</p> + +<p>Tilsitt vit faire un traité qui de nouveau devait donner de l'espoir +pour la paix. M. de Talleyrand revint avec l'Empereur; la société +de la rue d'Anjou reprit ses habitudes, et tout marcha comme par le +passé. Toutefois une grande tempête se préparait du côté de l'ouest, +et tout faisait présumer que ses éclats seraient terribles: l'Espagne +annonçait une révolution... Ce fut en ce moment que Napoléon supprima +le tribunat!...</p> + +<p>C'est une délicate chose à toucher que cette affaire de la Péninsule. +Avant d'en dire quelques mots, je parlerai de l'opinion de la France +sur l'Empereur: <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> elle était ce que peut-être elle n'avait +jamais été. Sa force morale avait reçu à Tilsitt une augmentation +tellement hors des proportions voulues, qu'il pouvait tout tenter. +Cette amitié d'un souverain puissant, l'entrevue de Tilsitt, tout +ce qui s'était passé dans cette campagne, où en dix mois Napoléon +avait touché les bords de la Vistule et remporté des victoires qui +suffiraient pour illustrer le règne entier d'un homme; le fait réel, +c'est que depuis le couronnement de l'Empereur, jamais il ne fut +aussi fort qu'en ce moment.</p> + +<p>Les affaires de la Péninsule ont-elles été conseillées par M. de +Talleyrand, <i>oui</i> ou <i>non</i>? voilà l'état d'une question fort délicate +depuis longtemps livrée à la discussion politique... et personne ne +l'a pu résoudre. Si j'interroge ma conscience, je réponds que je +suis certaine que si M. de Talleyrand ne l'a pas conseillée, il l'a +fortement approuvée. Je n'en veux pour preuve que les liaisons plus +qu'intimes non-seulement de lui avec Izquierdo, mais de tous ceux +qui l'entouraient avec cet homme, âme damnée du prince de la Paix... +J'ai d'ailleurs trouvé dans les papiers de mon mari des fragments +de lettre ayant rapport à sa mission secrète lors de notre premier +passage à Madrid, en allant prendre possession de notre ambassade à +Lisbonne; Junot fut alors chargé de plusieurs <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> choses intimes +pour le prince des Asturies (plus tard Ferdinand VII). Tout cela se +tient, et assez pour que je puisse formuler une opinion sur cette +terrible et mystérieuse affaire d'Espagne. Le duc de Lavauguyon, +qui se trouva à Madrid avec Murat, nous a raconté de bien étranges +choses. Tous ces fragments forment un <i>tout</i> sur lequel je suis +assise, et je prends de là ma direction.</p> + +<p>La <i>prise</i> du Portugal commença la <i>prise</i> de la Péninsule. Ce mot de +<i>prise</i> on n'en voulait pas, car on choisit pour commander l'armée +d'invasion l'homme qui était <i>encore ambassadeur</i> auprès de la reine +de Portugal. Ce fut une mauvaise comédie dont personne ne fut dupe, +mais qui ne s'en joua pas moins.</p> + +<p>La marche de l'armée française sur Lisbonne fut un prodige. Le +général Thiébault, chef d'état-major du duc d'Abrantès pour cette +même campagne, et à qui l'armée doit tant de remerciements et de +reconnaissance, peut dire si ce fut <i>une promenade</i>, comme l'ont dit +quelques ignorants ou quelques serpents... un de ces reptiles qui ont +toujours besoin de siffler, n'importe quelle action. Quoi qu'il en +soit du plus ou moins de périls que l'armée a courus, tandis que nos +aigles s'avançaient vers Lisbonne, Madrid grondait déjà sourdement +pour annoncer cette terrible tempête qui <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> devait amener +quatre cent mille Français dans cette belle Espagne, pour y trouver +la mort.</p> + +<p>On sait déjà que ce n'était pas Charles IV qui était roi d'Espagne; +il avait beau mettre au bas des cédules royales:</p> + +<p><i>Yo el Rey</i>,</p> + +<p>il n'était pas aussi roi dans la Péninsule que je suis maîtresse +absolue dans ma maison. C'était Godoy.</p> + +<p>Ce Godoy, détesté, méprisé des Espagnols, ce Godoy qui, pendant vingt +ans qu'il fut <i>privado</i>, ne sut même pas donner une loi heureuse à +sa patrie... Pas un chemin, pas un pont, pas un arbre planté en son +nom!... un silence de mort enfin couvrirait le nom de cet homme, si +le cri de l'indignation ne s'élevait à côté de lui pour lui dire +qu'il a fait le malheur de l'Espagne.</p> + +<p>Cette haine générale n'était pas seulement le fruit de sa position de +favori. Cette place de <i>privado</i> n'avait pas toujours été occupée par +un homme inhabile; le duc d'Olivarès<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77" title="Go to footnote 77"><span class="smaller">[77]</span></a>, le duc de Lerme, don Juan +d'Autriche, le frère de Charles II, montraient, avec le comte de +Campo-Manès, ce qu'on peut produire <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> avec la faveur, quand le +bon grain tombe sur une bonne terre. Mais Godoy ne dut son avénement +à <i>la faveur</i> du roi que <i>par celle</i> de la reine. Honte sur lui! +criait la nation tout entière.</p> + +<p>Et c'est de cet homme que Don Eugenio Izquierdo était non-seulement +l'agent, mais l'ami... Et on sait comment Izquierdo était reçu chez +M. de Talleyrand!... Izquierdo!... lorsque je pense à cet homme, mon +cœur se soulève.</p> + +<p>Godoy fut l'homme fatal de l'Espagne bien plus que Napoléon. Je +connais l'Espagne et je l'aime; j'ai bien étudié tous ses malheurs, +j'ai remonté à leur cause, et je crois pouvoir affirmer que Don +Manuel Godoy est la principale cause de toutes les infortunes de la +Péninsule, sous quelque forme qu'elle ait été frappée.</p> + +<p>Le prince des Asturies abhorrait le prince de la Paix; j'ai entendu +cette haine s'exhaler avec rage du cœur de Ferdinand VII, en +présence de mon mari et de la princesse sa femme<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78" title="Go to footnote 78"><span class="smaller">[78]</span></a>, lorsque je +passai à Madrid pour aller à Lisbonne.</p> + +<p>Notre ambassadeur à Madrid, lors de la révolution d'Aranjuez, était +M. le marquis de Beauharnais, <span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> beau-frère de Joséphine; +sa position était des plus difficiles. Il avait tout le tact et +le talent nécessaires pour agir dans une semblable circonstance; +mais que faire contre une double manœuvre qui agit sans que vous +sachiez où sont ses mouvements? M. de Talleyrand avait ses rouages, +ses fils, que faisait mouvoir Izquierdo, et M. de Beauharnais avait +d'autres renseignements et presque d'autres ordres. Il se conduisit +même avec une admirable modération, en rétablissant la paix entre +le prince des Asturies et son père. Mais Godoy ne voulait pas de +paix; il voulait, je crois, la mort du prince des Asturies. Je ne +puis m'expliquer autrement cette rage haineuse qui l'animait contre +l'infant. Enfin les choses en vinrent au point que le roi et l'infant +portèrent la cause au tribunal de Napoléon.—Il donna raison au père. +Le fait est que le père était un imbécile, le fils un méchant et +Godoy le plus misérable des hommes. Quant à la reine, elle ne sut +être ni épouse, ni femme coupable, ni mère, ni souveraine. Voilà les +acteurs de ce drame si imposant joué à Bayonne en 1808.</p> + +<p>Les querelles devinrent sérieuses. On envoya des troupes en Espagne: +ce fut une faute; nous n'en avions pas le droit... On a prétendu +que Godoy, voulant emmener le vieux roi loin de <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> Madrid +pour le faire aller en Amérique, avait demandé des troupes afin de +l'effrayer. Le fait est qu'Izquierdo partit en courrier de Paris et +arriva à Aranjuez le mardi-gras. Il alla aussitôt chez Godoy... Il +le trouva masqué, déguisé en moine, et faisant et disant toutes les +folies qui passaient par sa pauvre tête. Izquierdo était un misérable +niais, mais il avait assez de talent pour comprendre la gravité de +leur position; il leva les épaules et fit bien.</p> + +<p>Pendant ce temps, l'armée française, sous les ordres de Murat, +franchissait les Pyrénées, et Murat entrait dans Madrid, où il +fut mal accueilli. Murat n'était pas l'homme qu'il fallait aux +Castillans, peuple sérieux, positif, austère, et l'opposé des +fanfaronnades et des jactances de Murat.</p> + +<p>Il crut avoir pris l'Espagne pour lui; mais l'Empereur lui écrivit +qu'il fût tranquille et qu'il <i>songerait à son affaire</i>. Alors +se firent entendre les pleurs et les grincements de dents. La +grande-duchesse de Clèves, de Berg et de Juliers n'était pas +contente... Mon Dieu! quelle extravagance et quel délire!</p> + +<p>Quand Murat vit que l'Espagne n'était pas pour lui, il fit tout ce +qu'il put pour faire perdre la couronne du royaume d'Espagne au +pauvre Charles IV, et puis ensuite à tout autre qui <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> la +prendrait, c'est-à-dire qu'il embrouilla tout, au point que personne +ne s'y reconnut. Godoy, qu'on allait pendre, ne le fut pas, et +l'on vit un petit-fils de Louis XIV solliciter à genoux de quitter +une couronne, un royaume qu'il ne pouvait plus partager avec son +<i>privado</i>, demandant pour toute grâce un dernier asile où ce <i>trésor</i> +fût en sûreté. C'est alors que Murat, sur les recommandations +<i>écrites</i> et <i>expresses</i> de M. de Talleyrand, rendit la liberté à don +Manuel Godoy. Ceci était après la révolution d'Aranjuez.</p> + +<p>La nation fut furieuse. Godoy était tellement détesté, qu'on avait +besoin de sa mort comme d'une expiation. Le peuple, les grands, la +bourgeoisie, tous la voulaient et la demandaient par un seul cri.</p> + +<p>C'est alors que l'Empereur arriva à Marrac. Il manda les parties +devant lui. Ferdinand arriva le premier, et fut suivi de son père et +de sa mère, qui ne quittaient pas leur inséparable Godoy. On sait +la fin de cette histoire, du moins dans sa première partie... M. de +Talleyrand y parut peu en dehors, n'étant plus alors aux Affaires +étrangères; mais M. le duc de Cadore n'était pas dans ce chaos, +tandis que M. de Talleyrand y était tout entier. Ses partisans, +depuis cette époque, en voyant le blâme universel s'étendre sur +cette affaire, voulurent <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> le disculper, mais n'y purent +parvenir; ils dirent seulement que s'il fût demeuré au portefeuille +des Affaires étrangères, les choses se fussent passées plus +convenablement.</p> + +<p>Les princes d'Espagne allèrent à Valençay, chez M. de Talleyrand +même, et le roi Charles IV à Marseille, avec sa femme et <i>Manuelitto +Godoy</i>. Quelle profonde étude à faire dans toute cette tragi-comédie, +jouée et composée par ceux mêmes qui sont en scène!</p> + +<p>La conduite de Ferdinand VII, pendant sa captivité, lui fut, dit-on, +suggérée pour le rendre méprisable aux yeux de ses sujets. Ceci est +une de ces calomnies comme la méchanceté n'en fait que trop souvent. +Ferdinand VII était un homme que j'ai connu, et qui n'avait nullement +besoin d'être poussé pour faire des actions basses et indignes de +son rang. Conspirant sans cesse contre lui-même, parce que ses +tentatives étaient stupides; jouant ou faisant jouer la comédie, +séduisant des maritornes dans les basses-cours du château, il laissa +le duc de San-Carlos filer une plus noble passion auprès de madame de +Talleyrand, qui, dit-on, ne lui fut pas cruelle; et lorsqu'elle vint +à Paris et que nous y vîmes aussi le duc de San-Carlos, nous pensâmes +que le duc s'était trompé. Mais la princesse ne l'entendait pas +ainsi.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> Une chose dont je n'ai pas parlé dans la première partie +de cet article, c'est de la <i>petite Charlotte</i>. Qu'est-ce que +Charlotte? Charlotte était une petite fille qu'un beau jour on vit +apparaître dans le salon de M. de Talleyrand. Comme madame Grandt +la caressait beaucoup, on crut qu'elle était sa fille et celle +de M. de Talleyrand. Écoutez donc, il est de fait que la chose +paraissait probable; mais ce n'était pas cela. Charlotte était fille +de quelqu'un, parce qu'on a toujours une mère et un père. Le père, +je n'ai jamais bien connu son nom, à moins qu'il ne s'appelât M. +Charlotte; car la petite n'eut jamais d'autre nom, même quand au +titre de mademoiselle on ajoute autre chose; on ne put trouver que +mademoiselle Charlotte. Enfin, telle qu'elle était, cette petite, +M. de Talleyrand en était idolâtre. Elle venait pincer les jambes +du cardinal Caprara, qui lui souriait comme un martyr, parce qu'il +venait de chez l'Impératrice, où les deux carlins lui avaient mis +les jambes en marmelade. Elle touchait impunément à la coiffure du +comte de Grandcourt; et un jour le comte de Bentheim l'ayant soulevée +dans ses bras, elle lui ôta tout son rouge sans qu'il se plaignît. +On connaissait son pouvoir sur M. de Talleyrand, et nul ne résistait +à l'enfant. Mais le plus curieux, c'est que cette petite était +aimée de madame de Talleyrand <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> comme de son mari. Lorsqu'on +avait dîné, Charlotte arrivait en se cachant derrière une immense +coupe d'agate ou de porphyre, dans laquelle brûlaient des parfums. +Une autre fois, elle arrivait habillée en Espagnole, en Polonaise, +en Napolitaine, et puis elle dansait le boléro, la mazourka ou la +tarentelle; M. de Talleyrand, alors, était dans le ravissement, et +les applaudissements de tout le salon étaient plus vifs que ceux +de l'Opéra pour mademoiselle Elssler. Le fait est que cette petite +n'était pas jolie, avait des dents fort avancées, et ne dansait pas +mieux qu'une autre; elle avait de plus l'air d'un chien habillé, +avec son toquet sur l'oreille, et était parfaitement ridicule: +elle m'a toujours fait cet effet au moins. J'ai parlé d'elle aussi +longuement, parce qu'elle faisait partie du salon de M. de Talleyrand +comme objet de curiosité. Si M. de Talleyrand avait davantage songé +à l'avenir qu'il lui réservait, il aurait mis plus d'attention à la +tenir dans un demi-jour convenable; mais en lui élevant un théâtre +où il l'exposait, c'était lui donner la célébrité avec toutes ses +conséquences.</p> + +<p>La cause de la disgrâce de M. de Talleyrand, c'est-à-dire du prince +de Bénévent, est inconnue; on ne peut que la présumer. Le cardinal +Maury, qui ne l'aimait pas et n'en était pas plus aimé, me <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> +disait un jour que l'Empereur était ennuyé de tout ce qu'on lui +rapportait des bêtises de madame de Talleyrand.—Mais qu'est-ce que +cela fait? demandai-je au cardinal?... le mari est-il solidaire des +torts de sa femme?...</p> + +<p>—Oui. Pourquoi l'a-t-il épousée?</p> + +<p class="speakersc">MILLIN.</p> + +<p>Pourquoi, monseigneur? mais il ne l'a pas voulu. Ne savez-vous pas +comment s'est fait ce mariage?</p> + +<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p> + +<p>Non vraiment, et ne m'en soucie guère.</p> + +<p class="speakersc">MILLIN.</p> + +<p>M. de Talleyrand reçut ordre de l'Empereur d'être marié dans huit +jours; l'Empereur espérait que ce court délai ferait peur à M. de +Talleyrand pour s'accoutumer à ce mariage, et qu'il ferait plutôt +une alliance étrangère. Pas du tout, M. de Talleyrand n'osa demander +conseil à personne, et le huitième jour au matin il s'avisa seulement +d'en parler à M. de Narbonne; alors il n'était plus temps, et madame +Grandt devint madame de Talleyrand le même soir...</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> LE CARDINAL.</p> + +<p>Mais ce n'est pas d'un homme d'esprit cette conduite-là.</p> + +<p class="speakersc">MILLIN.</p> + +<p>Je ne vous la donne pas pour telle, non plus; mais que voulez-vous y +faire? Le fait est qu'il est difficile de faire plus de gaucherie que +la pauvre femme n'en fait. Les ambassadeurs écrivent tous les jours +des notes pour savoir si ce n'était pas <i>avec intention</i> que madame +la princesse de Bénévent avait fait telle chose ou telle autre.</p> + +<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p> + +<p>Était-ce avec intention qu'elle a demandé à Denon des nouvelles de ce +pauvre Vendredi?... Elle le prenait pour Robinson Crusoé!</p> + +<p class="speakersc">MILLIN.</p> + +<p>Allons! allons! la chose n'est pas prouvée... Et puis après tout... +Tenez, monseigneur, je n'y crois pas.</p> + +<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p> + +<p>Denon me l'a certifié encore avant-hier... C'est positif.</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> MOI.</p> + +<p>Oui, malheureusement, car les étrangers se moquent de nous lorsqu'ils +savent de pareilles histoires... Savez-vous celle du verre d'eau, +monseigneur?</p> + +<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p> + +<p>Celle du verre d'eau! non, vraiment; et comme je suis très-friand de +ces sortes d'histoires, je vous la demanderai.</p> + +<p class="speakersc">MOI.</p> + +<p>Tenez, voilà quelqu'un qui est un habitué du salon Talleyrand et qui +vous la racontera à merveille.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">LE COMTE DE NARBONNE</span>, <span class="stage">qui entre.</span></p> + +<p>Qu'ai-je à dire, ma belle amie?... Une histoire? Vraiment, pourquoi +ne contez-vous pas?</p> + +<p class="speakersc">MOI.</p> + +<p>Non, c'est l'histoire du verre d'eau de madame de Talleyrand. C'est à +madame votre fille que la chose est arrivée.</p> + +<p class="speakersc">M. DE NARBONNE.</p> + +<p>Oh! pardieu, l'histoire est des meilleures. Voici <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> le +fait, monseigneur: M. de Talleyrand venait d'être nommé prince de +Bénévent, chose heureuse et que je lui souhaite jusqu'à la fin de ses +jours. J'ignore si Votre Éminence sait jusqu'à quel point madame sa +femme est à l'affût de tout ce qui a rapport à l'étiquette et à la +convenance des places et dignités... Et tenez, demandez à madame la +gouvernante... elle peut vous le dire...</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">LE CARDINAL</span> <span class="stage">se retournant vers moi.</span></p> + +<p>Qu'est-ce donc que cette nouvelle aventure? Vous ne m'en avez pas +parlé.</p> + +<p class="speakersc">MOI.</p> + +<p>C'est que cela n'en vaut pas la peine.</p> + +<p class="speakersc">M. DE NARBONNE.</p> + +<p>Comment! cela n'en vaut pas la peine! cela vaut son pesant d'or.</p> + +<p class="speakersc">MOI.</p> + +<p>Eh bien! monseigneur, vous saurez que madame de Talleyrand me fit +écrire il y a huit jours par sa demoiselle de compagnie une espèce de +lettre, de billet, je ne sais dans quel style ni dans quelle forme, +sur du papier à ministre, pour me demander quel jour et à quelle +heure je pourrais la recevoir. Je m'empressai <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> de répondre +à cette demande d'audience un petit mot sur du papier à billet +ordinaire, pour lui dire que je serais à ses ordres tous les jours +jusqu'à la fin de la semaine. À une heure je la vis arriver avec sa +demoiselle de compagnie, dans sa grande et lourde berline, avec deux +grands valets de pied tout bleus et son cocher de même; la voiture, +les gens, les chevaux, le contenu, le contenant, tout cela lourd et +massif comme plomb. En arrivant, madame la princesse me fit une de +ces révérences de présentation à laquelle je répondis par un bonjour +amical, et prenant sa main je la conduisis à mon canapé; alors +elle entama l'entretien. Que croyez-vous qu'elle venait me dire, +monseigneur?... devinez!</p> + +<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p> + +<p>Elle venait vous demander conseil pour une parure.</p> + +<p class="speakersc">MOI.</p> + +<p>Au lieu de me demander conseil elle venait m'en donner.</p> + +<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p> + +<p>La bonne folie! Et sur quoi?</p> + +<p class="speakersc">MOI.</p> + +<p>Elle me dit que je ne me mettais pas en <i>gouvernante</i> <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> de +Paris; que j'allais à l'Opéra coiffée en cheveux, et que cela n'était +pas convenable.—Mais madame, lui dis-je, je n'ai que vingt-quatre +ans!—N'importe. Tenez, si vous voulez sonner, je vais vous montrer +<i>ce que je vous ai fait faire</i>.—Et sonnant elle-même, elle fait +apporter un carton dans lequel était une façon de toque faite pour +une femme de soixante-dix ans au moins, ornée de quatre plumes +immenses posées comme pour un cheval de carrosse.</p> + +<p>—Voilà, dit-elle, une coiffure pour la gouvernante de Paris.—Et +puis, je voudrais que vous fissiez reprendre les vieux usages. Ainsi, +par exemple, les trois révérences avant d'arriver à la maîtresse de +la maison... Je vous en ai fait une tout à l'heure.</p> + +<p>Et, retournant à la porte du boudoir, la voilà qui fait encore une, +deux, trois révérences... De ma vie, je crois, je n'avais autant ri.</p> + +<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p> + +<p>Je le crois, ma foi, de reste! Et que vous dit-elle ensuite?</p> + +<p class="speakersc">MOI.</p> + +<p>Elle me demanda si je voulais introduire chez moi cette coutume, +<i>de me retirer</i>, les jours de réception, <span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> en saluant mon +monde pour rentrer <i>dans mes appartements</i>.—Oh! pour le coup, je +me fâchai; et je pris la chose pour une mystification; mais, hélas! +la chose n'était que trop vraie... Elle m'objecta les princesses +sœurs de l'Empereur.</p> + +<p>—Je suis altesse sérénissime, me dit-elle.</p> + +<p>—Cela va pour vous, madame, lui dis-je; mais comme je ne suis pas +encore <i>altesse</i>, même <i>altesse agitée</i>, je me bornerai à me lever +quand on sortira, et à reconduire jusqu'à la porte de mon salon. +Je ne le puis pour les jours de réception, parce que j'ai trop de +monde, mais au moins je ne me retirerai que la dernière.—Après cette +question, celle du verre d'eau eut son tour; quant à celle-là, je +laisse la parole à M. de Narbonne, qui fut témoin comme moi, mais qui +raconte bien mieux.</p> + +<p class="speakersc">M. DE NARBONNE.</p> + +<p>Je ne vous contredis pas, parce que c'est malhonnête. Vous saurez +donc, monseigneur, que lorsque madame de Bénévent, première du nom, +comme madame Grandt fut altesse <i>sérénissime</i>, comme elle le dit +elle-même, elle entreprit d'introduire les belles manières dans +sa maison, comme si Talleyrand était un mal-appris ou qu'il fût +né <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> d'hier; elle s'en alla donc questionnant Réchaud<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79" title="Go to footnote 79"><span class="smaller">[79]</span></a>, +d'une part, et Robert<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80" title="Go to footnote 80"><span class="smaller">[80]</span></a>, de l'autre, et parvient à savoir que +chez l'Empereur et chez les princes de sa famille <i>on ne demande ni +on ne porte à boire</i> dans le salon où ils se trouvent. Ravie de sa +découverte, et ne voulant parler de rien à M. de Talleyrand pour le +surprendre agréablement comme pour ce pauvre Vendredi, elle choisit +un jour de la semaine dernière où il y avait grand dîner et foule à +être étouffé dans le salon de la rue d'Anjou, et elle donna l'ordre +à Courtiade<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81" title="Go to footnote 81"><span class="smaller">[81]</span></a> de ne donner à boire <i>à qui que ce fût</i>, à moins que +ce ne fût elle, le prince... et puis réfléchissant, elle se demanda, +à ce que j'ai su depuis, si le prince de Nassau ne pouvait pas boire +devant elle... Elle trouva que la chose se pouvait... mais comme elle +n'aimait pas le prince de Nassau, qui se moque d'elle avec Montrond, +elle ajouta, en se reprenant dans son ordre à Courtiade:</p> + +<p>—<i>À moi</i> ou à Son Altesse le prince de Bénévent seulement.</p> + +<p>—Mais, madame, si l'on demande à boire? dit <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> Courtiade avec +la prévoyance que devait faire naître la petitesse de l'appartement.</p> + +<p>—Eh bien! eh bien!... vous <i>mènerez boire</i> dans la salle à manger...</p> + +<p>Ma fille, madame de Braamcamp, avait dîné chez madame la gouvernante, +qui lui proposa d'aller faire ensemble une visite à la princesse +de Bénévent, et la divertit beaucoup en lui racontant l'histoire +dont elle nous a fait fête tout à l'heure. Ces dames arrivèrent +tard et trouvèrent à peine une place dans le salon; ma pauvre fille +eut soif et demanda un verre d'eau, tout étonnée que les plateaux +de rafraîchissements ne circulassent pas comme à l'ordinaire.... +Apercevant quelqu'un qu'elle connaissait intimement<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82" title="Go to footnote 82"><span class="smaller">[82]</span></a>, elle +l'appela et le supplia de lui faire venir un verre d'eau...</p> + +<p>C'étaient surtout <i>les verres d'eau sucrée</i> que la princesse avait en +aversion... Aussitôt qu'elle aperçut le petit plateau d'argent sur +lequel Courtiade apportait le verre d'eau, car en apprenant qu'il +était pour madame de Braamcamp, fille du meilleur ami de son maître, +il avait passé outre; aussitôt, dis-je, que la princesse l'aperçut, +elle cria de sa voix fausse et nasillarde:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> —<i>Je vous avais défendu d'apporter ici des verres d'eau.</i></p> + +<p>Ma pauvre fille devint rouge comme une cerise, et demeura fort +surprise d'une telle attaque... Enfin, on alla souper lorsque la +foule fut partie. Les femmes se mirent à table; Talleyrand, moi et +quelques autres, nous quittâmes le jeu et vînmes nous établir autour +de la cheminée... Quelques-uns de nous eurent soif, on demanda du vin +de Madère et de l'eau.—Le valet de chambre qui apporta le plateau, +fier de l'ordre du prince, levait ce plateau tant qu'il le pouvait +devant la princesse. Aussi, en le voyant, elle s'écria du haut de sa +tête:—Je vous ai défendu de porter des verres d'eau dans la pièce où +se trouve le prince ou moi...</p> + +<p>—Princesse, dit le valet de chambre, ce n'est pas un verre d'eau... +c'est de l'eau et du vin.</p> + +<p>—À la bonne heure, répondit la princesse en se rasseyant.</p> + +<p>—Comment trouvez-vous le mot, monseigneur?</p> + +<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p> + +<p>Trop beau pour elle... oui, ce mot lui demeurera comme une chose +<span class="smcap">D'ELLE</span>..., et j'en suis fâché, car il est de vous...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> Cette histoire donne l'idée de la manière dont madame de +Talleyrand <i>tenait son salon</i>.... elle n'avait pas plus de mesure +pour juger les gens. M. de Talleyrand, si fin, si plein de tact et +de bonnes manières, souffrait, à la vérité, de cette continuelle +souffrance d'avoir incessamment une femme à côté de soi qui vous fait +rougir par ses bêtises.</p> + +<p class="speakersc">M. DE NARBONNE.</p> + +<p>Mais je ne crois pas que l'Empereur rende Talleyrand responsable de +tout ce qu'elle fait.</p> + +<p class="speakersc">MILLIN.</p> + +<p>J'en répondrais; et puis, après tout, madame la princesse de Bénévent +est très-bonne pour chacun, et elle a des partisans.</p> + +<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p> + +<p>Vous verrez que ce diable de Millin aura fait une méprise avec sa +vue basse; il aura pris l'Altesse Sérénissime pour une antique, et +le voilà amoureux d'elle... Pauvre Millin, ce que c'est que d'être +<i>presbyte</i>!</p> + +<p class="speakersc">MILLIN.</p> + +<p>Mais je ne suis pas amoureux de madame de Talleyrand; c'est bon pour +Grandcourt, ces pasquinades-là; <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> moi je suis trop vieux pour +jouer au mardi-gras.</p> + +<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p> + +<p>C'est bien aussi ce que je disais, mon antiquaire; mais si l'on fait +ce qu'on peut, on ne fait pas toujours ce qu'on doit.</p> + +<p>À cette époque, M. de Talleyrand avait une attitude fort mauvaise; +l'Empereur s'éloignait de lui. On faisait revivre l'histoire du duc +d'Enghien avec celle des Bourbons d'Espagne, et l'on disait qu'il +voulait donc épuiser tout le sang des Bourbons qui coulait dans la +grande veine politique de l'Europe, et qu'en vérité il y avait abus +de sa part, après les gages qu'il avait donnés à la Révolution.</p> + +<p>Cette question du duc d'Enghien est encore toute neuve à discuter, et +elle le sera toujours dès que Fouché n'a pas parlé sur le personnage +mystérieux qui était à Paris en même temps que Georges et Pichegru. +Mais laissons là ce sujet. M. de Talleyrand a trouvé moyen de jeter +un voile aussi sombre sur cette mystérieuse histoire, qu'un épais +linceul sur le malheureux qui mourut sa victime sur le rocher de +Sainte-Hélène.</p> + +<p>Maintenant, M. de Talleyrand a-t-il conspiré longtemps avant 1814? +je ne le crois pas. L'Empereur eut tort, probablement, de rompre +aussi <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> violemment avec lui, et de lui faire une scène aussi +cruelle la veille de son départ de Paris. Je sais que lors du départ +pour Moscou, l'Empereur fut au moment de le rappeler au ministère; il +est peut-être fâcheux que cela n'ait pas eu lieu. M. de Talleyrand +ne haïssait pas l'Empereur, et il était bien vu des puissances +étrangères, l'Autriche exceptée. La Russie l'aimait alors; je sais +qu'en 1815 il n'en fut pas de même, mais l'Empereur Alexandre avait +des préventions <i>pour</i> et <i>contre</i>: il y avait de grandes chances, +du moins je le crois. Ainsi donc, lorsque l'Empereur n'emmena pas M. +de Talleyrand à Varsovie, je le répète, je crois que ce fut fâcheux, +et d'autant plus que ce fut M. de Pradt que l'Empereur emmena avec +lui, pour en être mal servi dans ses derniers jours prospères, et +caricaturé dans ses jours malheureux.</p> + +<p>Les malheurs vinrent encore plus vite que nos victoires n'avaient été +rapides; le désastre de Moscou survint, et avec lui la ruine de la +France.</p> + +<p>De retour en France, Napoléon, que son génie n'abandonna pas dans +ces circonstances critiques, comprit tout ce que cet événement +portait avec lui de chances funestes pour l'avenir... il assembla +un conseil privé composé des ministres, des ministres d'État et de +quelques grands officiers de sa maison, comme Duroc et Caulaincourt; +M. de Talleyrand <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> fut appelé à ce conseil. Interrogé par +l'Empereur, il se prononça pour la paix; Cambacérès de même. Et ce +fut le duc de Feltre, M. Clarke, qui osa dire en plein conseil, +devant des témoins dont beaucoup vivent encore, que l'Empereur était +<span class="smcap">DÉSHONORÉ</span> s'il abandonnait un pouce de terrain, ou une +prétention!....</p> + +<p>—Voyez la conduite de cet homme pendant la Restauration!...</p> + +<p>Lorsque l'Empereur partit, et qu'il laissa Marie-Louise régente avec +un conseil, M. de Talleyrand fit partie de ce conseil. J'ai parlé +de l'étrange scène que l'Empereur fit à M. de Talleyrand la veille +de ce même départ; je n'en rappellerai donc ici que quelques mots: +l'Empereur reprocha à M. de Talleyrand de rejeter sur lui les fautes +de l'affaire d'Espagne.</p> + +<p>—C'est vous qui me les avez conseillées, monsieur, lui disait +l'Empereur d'une voix tonnante; c'est vous qui m'avez présenté un +traité qui était déjà presque fait entre moi et le Prince de la Paix +pour le faire roi des Algarves: osez le nier!... Ce traité devait +vous donner vingt millions.</p> + +<p>La colère de l'Empereur fut si forte enfin qu'il frappa M. de +Talleyrand <i>au menton</i>... La scène fut des plus vives... L'Empereur +eut tort.</p> + +<p>Demeuré à Paris, libre, surveillé seulement par <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> cet homme +qui n'avait pas su se garder lui-même dans l'affaire de Mallet, M. +de Talleyrand, l'âme ulcérée et vindicative, jura de se venger. +L'Empereur aurait dû se rappeler son Machiavel et ne pas laisser +derrière lui un ennemi libre.</p> + +<p>Pendant l'héroïque défense de la Champagne, M. de Talleyrand sut +agir. Ses amis, et il en eut, du moment qu'il cria <i>vive le roi</i>, +parmi les gens qui le repoussaient la veille, ses amis le soutinrent +et de leur fortune, et de leur crédit dans les partis alliés, de tout +ce qui enfin était en leur pouvoir. Aussi, lorsque le jour du 31 mars +arriva, tout était prêt pour l'attaque du côté du drapeau blanc; rien +ne l'était pour la défense des aigles de l'Empire.</p> + +<p>M. de Talleyrand logeait alors dans son nouvel hôtel de la rue +Saint-Florentin. Je savais qu'il y recevait tous les jours une +nombreuse foule tout ardente pour arborer la cocarde blanche: madame +de Dino s'y préparait la première, la duchesse de Courlande... Que +nous voulaient ces femmes? Elles n'étaient pas Françaises.</p> + +<p>L'Impératrice quitta Paris. Si M. de Talleyrand n'eût pas été +offensé, je suis certaine qu'il se fût opposé à son départ et à celui +du Roi de Rome... Mais son parti était pris et le gant jeté, il +fallait seulement trouver un moyen de ne pas partir.</p> + +<p>Bourrienne, ce misérable, comblé des bienfaits <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> de +l'Empereur, et qui se dévoua à la honte et à la haine comme un autre +à une noble conduite, trouva un moyen pour empêcher le départ de +M. de Talleyrand; il fit aller à la barrière par laquelle devait +sortir M. de Talleyrand un bataillon de garde nationale dévoué, +avec des ordres secrets... M. de Talleyrand part et monte dans sa +voiture; le duc de Rovigo, qui avait ordre de ne partir qu'après M. +de Talleyrand, retourne alors chez lui, monte en voiture, et bientôt +il est sur la route de Blois. Mais arrivé à la barrière convenue, +M. de Talleyrand voit sa voiture entourée par un bataillon de garde +nationale.</p> + +<p>—Monseigneur, vous ne partirez pas!</p> + +<p>—Mes amis, <i>laissez-moi faire mon devoir</i>. Je dois partir.</p> + +<p>—Non, monseigneur, vous ne nous quitterez pas!</p> + +<p>—Mes amis!... mes amis, je vous conjure!...</p> + +<p>Et le résultat de cette comédie fut le retour de M. de Talleyrand +dans sa maison, lorsque M. de Rovigo, comme un simple qu'il était, +croyait en être suivi sur la route de Blois...</p> + +<p>On sait le reste...</p> + +<p>Lorsqu'on vit l'empereur Alexandre prendre l'hôtel de M. de +Talleyrand pour y loger, la chose fut résolue, et on sut, avant +qu'elle ne fût proclamée, quelle serait la forme du gouvernement +qu'on allait avoir.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> TROISIÈME PARTIE.<br> +SALON DE M. LE PRINCE DE TALLEYRAND.</h3> + +<p>Dès le 31 mars au soir, une députation partit de l'hôtel de M. de +Morfontaine, de ce même homme qui, ayant épousé la fille de la nation +et d'un régicide, aurait dû être plus silencieux dans son amour pour +le retour d'une chose pour l'abolition de laquelle son beau-père +avait donné sa vie. Cette députation partit donc de chez lui, et fut +à l'hôtel de M. de Talleyrand trouver l'empereur Alexandre, qu'ils +ne virent pas, mais bien M. de Nesselrode, qui faisait de grandes +phrases à la reine Hortense d'un côté, et de grandes phrases aux +royalistes de l'autre; enfin tout allait ainsi ce jour-là: ne nous +plaignons pas, nous avons vu bien pis depuis!...</p> + +<p>Lorsque l'empereur de Russie entra dans le salon de M. de Talleyrand, +il y trouva l'éternel Pasquin de M. de Pradt, le général Dessoles, +qui crut bien beau de venger ce qu'il appelait l'offense de Moreau en +frappant sur le héros souffrant, et l'abbé de Montesquiou, le seul +pur dans ce salon et le seul loyal; ils demandèrent les Bourbons, et +M. de Talleyrand appuya. Il parla d'abord et fit <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> parler +l'abbé Louis et l'abbé de Pradt, ainsi que Dessoles.</p> + +<p>—Consultez ces messieurs, sire, dit M. de Talleyrand; <i>c'est +connaître l'opinion de la France</i>.</p> + +<p>Ce mot n'a aucune portée en raison de son exagération.</p> + +<p>Enfin, dans l'une de ces séances, M. de Talleyrand se leva et dit:</p> + +<p>—Sire, il n'est que deux choses possibles: les Bourbons ou +Bonaparte; Bonaparte, si vous pouvez, mais vous ne le pouvez plus, +car vous n'êtes pas seul. Qui mettriez-vous à sa place?... un soldat? +Nous n'en voulons plus. Si nous en voulions un, nous garderions celui +que nous avons, car c'est le premier du monde.</p> + +<p>—Sire, ou Bonaparte, ou Louis XVIII; hors ces deux noms, tout le +reste est une intrigue.</p> + +<p>M. de Talleyrand se conduisit avec une extrême adresse ou une grande +loyauté... mais tout ce qu'il fit ensuite à Vienne a décelé la haine +qu'il avait au cœur. Je voudrais reconnaître la loyauté, mais je +ne le puis... Il fut pour Bonaparte et les Bourbons avec égalité, +mais dans ses paroles... L'un ou l'autre! disait-il toujours... Et +ses actions démentaient ce qu'il disait.</p> + +<p>Ce fut dès le 31 mars, à une heure après midi, que l'empereur +Alexandre, pressé par les uns et attiré <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> par M. de +Talleyrand, signa la déclaration par laquelle il s'engageait à ne +plus traiter avec Napoléon ni aucun membre de sa famille.</p> + +<p>Et le Roi de Rome, cet enfant innocent, que vouliez-vous donc qu'il +devînt?... Et voilà ce qu'on appelle de la loyauté!...</p> + +<p>Lorsque les maréchaux vinrent de Fontainebleau à Paris, ils virent +M. de Talleyrand dans son salon avant d'entrer chez l'empereur de +Russie. M. de Talleyrand leur dit:</p> + +<p>—Messieurs, que voulez-vous faire? Si vous réussissez, vous +compromettez tous ceux qui sont entrés dans cette chambre depuis le +1<sup>er</sup> avril, et le nombre en est grand. Je ne me compte pas; <span class="smcap">JE +VEUX ÊTRE COMPROMIS</span>.</p> + +<p>Singulière parole!</p> + +<p>—<i>Louis XVIII est un principe</i>, avait-il dit la veille à Alexandre. +Qu'est-ce que ce mot?... Voilà l'abus des phrases chez nous; en voilà +une qui paraît bien ronflante en 1814, et qui en 1830 n'a plus le +sens commun pour le même homme, comme elle avait cessé de signifier +pour lui <span class="smcap">POUVOIR ET RICHESSE</span>; car le principe pour lui est +dans ces deux choses.</p> + +<p>Le salon de M. de Talleyrand devait être un lieu bien fait pour être +le sujet d'une profonde observation, pendant cette nuit où les +maréchaux <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> Macdonald, Marmont et Ney, ainsi que le duc de +Vicence, étaient dans le cabinet d'Alexandre pour lui demander la +régence au nom de l'armée! Le salon de M. de Talleyrand était alors +rempli de cette foule inquiète qui avait jeté le gant et ne <i>le +pouvait</i> plus ramasser; car ce n'était pas <i>la volonté</i> qui manquait +à un homme comme Bourrienne, par exemple... Qu'allait dire l'empereur +de Russie? Qu'allait-il prononcer?... Il régnait un silence profond +seulement interrompu par les pas plus ou moins agités de ceux qui ne +pouvaient demeurer assis et commander à leur inquiétude... Tout à +coup la porte du cabinet de l'empereur de Russie s'ouvrit!... Ce fut +un moment dramatique dans son effet... Hélas! s'il y avait eu dans +cette chambre un seul ami de Napoléon, il eût à l'instant reconnu que +toute espérance était anéantie... Aussitôt tous ces fronts obscurcis +reprirent de la sérénité... Macdonald<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83" title="Go to footnote 83"><span class="smaller">[83]</span></a> sortit le premier... sa +tête, qu'il porte habituellement très-élevée, l'était encore plus en +ce moment, et l'expression de toute sa physionomie était celle d'un +noble mécontentement. <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> En le voyant, Beurnonville, cet homme +que le <i>Moniteur</i> lui-même note comme ayant été le <i>révolutionnaire</i> +le plus déterminé (ceci est <i>un fait</i>), Beurnonville alla vers +Macdonald et voulut lui prendre la main:</p> + +<p>—Laissez-moi, monsieur, lui dit Macdonald; ne me dites rien... moi, +je n'ai rien à vous dire. Vous me faites oublier une amitié de trente +ans!...</p> + +<p>Un autre homme était à côté de Beurnonville, c'était Dupont. En le +voyant, la physionomie du maréchal s'anima et sa voix devint plus +sévère:</p> + +<p>—M. le général, lui dit-il, votre conduite envers l'Empereur et +votre pays est aussi blâmable qu'elle peut l'être... Si Napoléon fut +sévère pour vous, vengez-vous de lui... mais non aux dépens de votre +patrie...</p> + +<p>La voix du maréchal était animée, et Caulaincourt chercha à le +calmer...</p> + +<p>—Songez où vous êtes, M. le maréchal, lui dit le grand-écuyer.</p> + +<p>En ce moment, M. de Talleyrand, qui était avec l'empereur de Russie, +sortit de son cabinet, et toujours avec ce même calme qu'il apportait +en apparence avec lui, et cette voix ou plutôt ce <i>sotto voce</i> avec +lequel il disait une parole légère, comme il annonçait la destruction +d'un empire:</p> + +<p>—Messieurs, dit-il aux maréchaux avec une intention <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> +méchante et comme parlant toujours à ces hommes du sabre, messieurs, +si vous voulez <i>disputer</i>, descendez chez moi.</p> + +<p>—Cela serait inutile, monsieur, répondit le maréchal Macdonald, mes +camarades et moi nous ne reconnaissons pas le gouvernement provisoire.</p> + +<p>Et aussitôt les trois maréchaux et le duc de Vicence sortirent de +l'hôtel de M. de Talleyrand et se rendirent chez le maréchal Ney, +pour y attendre la réponse de l'empereur de Russie, qui la leur avait +promise après avoir vu le roi de Prusse.</p> + +<p>Comme cette scène dut être profondément saisissante!... quel +dramatique dans les moindres mots! car ici tout était, dans le +fait lui-même, dans cette destinée à laquelle tant d'autres +se rattachaient, et que tant d'autres aussi cherchaient à +ébranler.—Dans ce même cabinet de l'empereur de Russie était un +homme que l'empereur Napoléon avait toujours comblé de bontés et +de faveurs, bien qu'il fût l'ami de Moreau et presque l'ennemi de +Napoléon; c'était le général Dessoles.—Qu'avait-il fait pour être +plus que des généraux de division comme lui? Et pourtant l'empereur +Napoléon fut pour lui ce qu'un grand prince, comme il l'était en +effet, devait être.—Il en fut l'ennemi presque le plus acharné.—Il +parle bien; il a même des formes douces, agréables; il est homme +<span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> du monde; mais tous ces avantages il les employa dans cette +terrible nuit à faire naufrager en entier le vaisseau de l'Empire, +comme si lui-même n'y était pas passager!...</p> + +<p>—La régence, sire! s'écria-t-il en entendant Macdonald prononcer ce +mot; la régence! mais c'est Bonaparte déguisé!</p> + +<p>Macdonald fut au moment de lui répondre et de lui demander en même +temps pourquoi donc il répudiait ainsi la gloire militaire de la +France... Et cet homme, poursuivit Macdonald la voix tremblante +d'émotion... et cet homme, qui nous a si souvent conduits à la +victoire, devons-nous donc l'abandonner?...</p> + +<p>—Sire, poursuivit le maréchal, Votre Majesté a déclaré, tant en son +nom qu'en celui de ses alliés, qu'elle n'était pas venue en France +pour imposer un gouvernement à la France.</p> + +<p>—Je ne suis pas seul, répondit Alexandre, je dois consulter le roi +de Prusse.—Ceci est une circonstance des plus graves; je ne puis +rien sans lui.</p> + +<p>Caulaincourt et Macdonald sortirent du cabinet de l'empereur de +Russie le cœur serré!... Il n'y avait plus d'espoir à conserver... +trop d'ennemis se dressaient contre cette noble tête!... Ce fut cette +décision que les maréchaux furent attendre chez le maréchal Ney.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> Cependant une grande inquiétude restait aux alliés et +aux royalistes: c'était l'armée qui la causait.—On avait appris +le mouvement <i>insurrectionnel</i>, comme on l'appelait, du corps +de Marmont, et ce mouvement alarmait avec raison.—Marmont, qui +était éloigné du corps d'armée lorsque le général Souham l'avait +emmené, faillit être massacré par ses troupes lorsqu'il se présenta +devant elles.—Les choses se calmèrent je ne sais comment, et la +nouvelle vint que le corps d'armée du duc de Raguse avait quitté +ses rangs.—J'écris le mot à regret, mais on n'a pas deux mots pour +une même chose.—Je ne sais s'il est content de la manière dont +Bourrienne lui fait sa part dans le chapitre où il parle de lui.... +mais elle est singulière.</p> + +<p>Bourrienne dit très-positivement que le corps de Marmont pouvait si +facilement être imité par le reste de l'armée, que la plupart des +membres du gouvernement provisoire furent dans une telle inquiétude, +que <i>deux</i> furent presque au moment de partir. On envoyait de dix +minutes en dix minutes, dit-il, des exprès de Versailles pour avoir +des nouvelles, et aussitôt que le maréchal parut dans le salon de +M. de Talleyrand avec la nouvelle funeste et même mortelle pour +l'Empire, mais heureuse pour la Restauration, de ce qu'il avait +fait, tout le monde s'empressa autour de lui et <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> l'embrassa +avec une effusion de tendresse profonde.—On venait de sortir de +table chez M. de Talleyrand.—Marmont arriva de Versailles, couvert +de poussière, accablé de fatigue, et n'ayant pas dîné.—Il était +harassé et il mourait de faim. Il était en ce moment le héros de la +journée<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84" title="Go to footnote 84"><span class="smaller">[84]</span></a>. M. de Talleyrand dit avec vérité qu'il fallait le faire +dîner <i>avant de le faire parler</i>.—Aussitôt on apporta une petite +table dans le salon même de M. de Talleyrand, et le duc de Raguse se +mit à dîner.</p> + +<p>Chacun de nous, dit Bourrienne, allait à lui pour <i>le +complimenter</i>!...</p> + +<p>Une justice que je dois rendre au duc de Raguse, c'est qu'en 1814 il +lutta pour que l'armée n'abandonnât pas les couleurs nationales, et +il désira qu'on mît un article dans le <i>Moniteur</i> (en date, je crois, +du 5 ou 6 avril) qui rassurât et fît voir qu'on garderait les trois +couleurs. L'article fut rédigé par Bourrienne devant le maréchal, +qui l'approuva. Le lendemain, on chercha l'article; il n'y était +pas du tout, pas même <i>mutilé</i>.—Marmont se plaignit à l'empereur +Alexandre, qui à son tour se plaignit <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> à M. de Talleyrand, +qui se plaignit plus haut que tout le monde. Cela devait être.</p> + +<p>C'était une question grave que celle des couleurs... Que fit M. de +Talleyrand? car c'était sur lui que tout portait dans ces journées +si remplies de grands événements.—Il fit dire, à Rouen, au maréchal +Jourdan, que le duc de Raguse avait pris et fait prendre la cocarde +blanche à ses troupes: ce n'était pas vrai.—Le maréchal Jourdan fit +un ordre du jour où il annonça que la couleur blanche était celle de +l'armée, et il écrivit au gouvernement provisoire pour lui annoncer +qu'il suivait <i>l'exemple du duc de Raguse</i>.</p> + +<p>Le même jour, le duc de Raguse arriva le matin même chez M. de +Talleyrand...</p> + +<p>—Eh bien! M. le maréchal, que faites-vous pour les cocardes? Il faut +arborer la blanche.—Cela m'est impossible, monseigneur.—Il le faut +cependant, dit le Méphistophélès; car vous ne pouvez donner deux +drapeaux à l'armée! Tenez, lisez!</p> + +<p>Et il donna à Marmont l'ordre du jour de Jourdan.</p> + +<p>—Mais je n'ai pas pris la cocarde blanche! s'écrie le malheureux +maréchal, qui comprend toute la gravité de cette circonstance...</p> + +<p>—C'est fâcheux, j'en conviens, répond M. de <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> Talleyrand +avec son flegme accoutumé; mais que voulez-vous y faire?... Le +démentir? Ce sera cent fois plus fâcheux pour vous... Arborez le +drapeau blanc, croyez-moi.</p> + +<p>Il le fallut bien!...</p> + +<p>Enfin l'abdication fut signée. L'Empire fut détruit par cet homme +qui aurait pu le conserver, et qui, seize ans plus tard, travailla à +renverser le même gouvernement qu'il avait nommé.</p> + +<p>Le 2 mai, le <i>Moniteur</i> contenait les nominations suivantes:</p> + +<p>Le prince de Talleyrand, ministre des Affaires étrangères; l'abbé de +Montesquiou, ministre de l'Intérieur; l'abbé Louis, aux Finances; +<span class="smcap">le général Dupont, à la Guerre</span>! Malouet, à la Marine, et M. +de Vitrolles, ministre secrétaire d'État... je ne sais de quoi.</p> + +<p>Voilà comment fut composé le ministère. Maintenant, je n'ai rien à +dire qui ne soit connu sur le prince de Talleyrand au congrès de +Vienne; il y montra plus de haine pour l'Empereur que d'amour pour +la France, et son ambition fut trompée au moment des Cent-Jours, +lorsque, conduisant l'intrigue qui ôta M. de Blacas, heureusement +pour nous, à Louis XVIII, il chercha à prendre sa place. Louis +XVIII, au désespoir de perdre son favori, ne voulut pas donner ses +dépouilles à <span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> M. de Talleyrand: il fut aussi fin que le rusé.</p> + +<p>M. de Talleyrand, apprenant que le Roi était seul et avait quitté +Gand, se hâta, de son côté, de quitter Vienne aussitôt que le congrès +fut terminé, et alla trouver Louis XVIII, qu'il joignit à une petite +ville qu'on appelle, je crois, Roye. Arrivé le soir, il attendit +que le Roi le fit demander... Rien!... la nuit s'écoule... toujours +rien... Enfin, le matin, M. de Talleyrand apprend que le Roi va +partir: il s'empresse de traverser la place qui le séparait de la +maison où logeait le Roi, et, arrivé comme Louis XVIII était hissé +dans sa voiture:</p> + +<p>—Ah! M. le prince de Talleyrand, lui dit-il en l'apercevant, je veux +vous dire quelques mots...</p> + +<p>Le Roi se fait remonter, et demeure un quart d'heure avec M. de +Talleyrand. Ce terme écoulé, ils redescendent tous deux: l'un, porté +par ses Haiducques; l'autre, traînant sa jambe... Lorsque le Roi fut +dans sa voiture, il fit de la main un signe au prince de Talleyrand, +et la voiture partit... Le prince retourna chez lui; en y arrivant, +il trouva un ou deux affidés.</p> + +<p>—Eh bien! monseigneur, vous avez vu le Roi?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Comment l'avez-vous trouvé? bien, j'espère?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Et que vous a-t-il dit, monseigneur?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> Le prince de Talleyrand regarda d'abord, avec une fixité qui +tenait du somnambulisme, celui qui lui avait fait cette question; +puis il lui dit lentement et très-fortement accentué:</p> + +<p>—Il m'a dit que les rois étaient tous des ingrats...</p> + +<h2><span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> SALON +DES PRINCESSES +DE +LA FAMILLE IMPÉRIALE.</h2> + +<p>L'Empereur ordonnait à tous ceux qui avaient une position dans +l'État de beaucoup recevoir, et surtout d'inviter les étrangers de +distinction. Il y avait alors à Paris deux ou trois maisons, dans +ce que l'Empereur appelait <i>le camp ennemi</i>, où l'opinion contre +l'Empire était prononcée avec une telle netteté que c'était avouer +une bannière que d'y aller. Les étrangers n'en étaient pas là: aussi +ceux qui s'ennuyaient à Paris, où leurs fonctions les retenaient, +et qui en avaient fini avec les agréments de la société française +lorsqu'ils avaient <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> été aux Tuileries les jours de grands +cercles ou de spectacle à la cour, ne manquaient pas d'aller finir +leur soirée chez la duchesse de Luynes, chez madame de Jumilhac ou +bien encore madame de La Ferté, lorsqu'ils avaient admiré le beau +coup d'œil que présentait la salle des Maréchaux, quand, éclairée +par des milliers de bougies, elle était remplie de jeunes et jolies +femmes, couvertes de pierreries et d'habits magnifiques, ainsi que +d'une foule d'hommes dont les costumes resplendissants recevaient un +nouvel éclat des plaques, des épaulettes, des ganses de chapeau, des +montures d'épée, en diamants<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85" title="Go to footnote 85"><span class="smaller">[85]</span></a>.</p> + +<p>C'était une belle chose que cette salle des Maréchaux les jours de +concert et de grands cercles, lorsque l'Empereur et l'Impératrice y +passaient après le jeu: l'Empereur passait le premier, l'Impératrice +le suivait, et puis venaient les princes et les princesses de la +famille et les deux grands dignitaires. Ils se plaçaient tous dans le +fond de la salle, du côté qui regarde le jardin... l'Empereur dans +un fauteuil, <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> l'Impératrice à sa gauche, et ses frères, ou +bien un des rois dont alors il ne manquait pas, à sa droite... Des +deux côtés, sur des banquettes qui se prolongeaient jusqu'aux portes, +étaient assises les femmes de la cour... Les hommes étaient derrière +elles...</p> + +<p>Pendant le concert, l'Impératrice <i>composait</i> sa table de souper..., +c'est-à-dire qu'elle désignait les femmes qu'elle voulait avoir à sa +table, et son chambellan<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86" title="Go to footnote 86"><span class="smaller">[86]</span></a> de service auprès d'elle venait vous +dire de vous rendre à la table de l'Impératrice. Les princesses +faisaient de même, et les officiers de leurs maisons remplissaient le +même office; en prenant l'<i>Almanach impérial</i> de ce temps, et même +des années 1805 et 1806, j'y vois des noms encore vivants aujourd'hui +et qui s'acquittaient très-joyeusement de l'emploi que je viens de +dire plus haut: ils doivent parfaitement se le rappeler.</p> + +<p>Le concert fini, on passait dans la galerie de Diane, où étaient +dressées les tables pour le souper... celle de l'Impératrice, celles +de la reine Hortense, de la reine d'Espagne et de la grande-duchesse +de Berg, lorsqu'elle était à Paris... Quant à la princesse <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> +Pauline, sa mauvaise santé l'empêchait de venir aux Tuileries, et je +ne crois pas me rappeler avoir vu sa table plus de deux ou trois fois +dans tout le temps de l'Empire. Madame Mère n'allait jamais à la cour +non plus; elle n'y vint qu'une fois ou deux, lors du mariage et du +baptême, et, de toute manière, ce fut à son corps défendant.</p> + +<p>Après les tables des princesses, il y avait celle de la dame +d'honneur, celle de la dame d'atours, et puis douze ou quinze autres +pour les dames du palais; toutes ces tables étaient entourées de +femmes ayant des roses sur la tête, le sourire à là bouche, et, +avec tout cela, bien souvent des larmes dans les yeux: c'est que +la vanité, qui partout est souveraine, tient surtout sa cour <i>à la +cour</i>... Là, tout est faveur, tout est disgrâce... Un mot, un regard +distrait du souverain ou de la souveraine, c'est un malheur! un +malheur grave!.. Qu'on juge de ce que produit alors une invitation +omise ou accordée!... La table de l'Impératrice n'avait que dix +ou douze couverts, et celles des princesses, huit ou dix. Il n'y +avait donc que soixante ou quatre-vingts femmes de préférées, et +ce nombre, que pouvait-il faire sur huit cents ou mille femmes qui +étaient aux Tuileries les jours de grands cercles..., encore faut-il +ôter du nombre des Françaises les ambassadrices, qui, <i>de droit</i>, +étaient <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> toujours invitées à la table de l'Impératrice ou des +princesses. L'ambassadrice d'Autriche, même avant le mariage, était +toujours à la table de l'Impératrice. On doit alors présumer combien +de coups de poignard recevaient les pauvres femmes dont l'œil +quêteur suivait le chambellan chargé du message!... Comme elles le +foudroyaient lorsqu'il passait devant elles pour s'en acquitter!... +M. de Beaumont, que son esprit aimable et la bonté de son cœur +rendaient un des hommes les plus excellents et les plus agréables à +voir, était bien amusant à entendre lorsqu'il racontait comment le +traitaient, dans ce cas-là, les yeux de la maréchale Lefebvre, qui, +du reste, n'étaient beaux dans aucun moment... Aux ambassadrices, +il faut ajouter sept à huit d'entre nous qui, par la position de +nos maris, étions presque toujours à la table de l'Impératrice +ou à celle des princesses. On voit alors combien les préférences +étaient restreintes, et par cela même désirées! Le coup d'œil +de la galerie de Diane, lorsqu'elle était garnie dans toute sa +longueur de ses tables magnifiquement servies, au milieu desquelles +s'élevait celle de l'Impératrice, chargée d'un service entier en +or, entremêlé des porcelaines de Sèvres les plus précieuses, et de +cristaux brillants comme des diamants, était ravissant... Les hommes +circulaient <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> dans la galerie, mais lorsque l'Empereur y +était resté, avec une grande circonspection, même ceux qui parlent +aujourd'hui <i>du Corse</i> avec un grand courage d'insulte; ceux-là (je +les ai vus, et je n'étais pas seule), étaient les plus craintifs, +devant l'ombre même de son chapeau.</p> + +<p>Une belle chose encore à voir était la salle de spectacle des +Tuileries un grand jour de représentation. Chaque corps de l'État +avait sa loge dans laquelle allaient les femmes. Les maris étaient +tous au parterre, quel que fût leur rang. Le corps diplomatique et +les grands dignitaires demeuraient seuls dans l'étage supérieur, au +même rang que nous et l'Empereur.</p> + +<p>Mais une année (1808), quelque curieux que fût le spectacle que +nous donnaient l'admirable talent de Crescentini et celui non +moins adorable du jeu tragique de la Grassini dans <i>Roméo et +Juliette</i><a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87" title="Go to footnote 87"><span class="smaller">[87]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> celui qu'offrait l'intérieur de la salle +était encore plus curieux.</p> + +<p>La salle de spectacle du château des Tuileries forme une ellipse +allongée; dans le bout circulaire est une sorte de salon ou de loge +qui domine toute la salle, et dans laquelle l'Empereur se mit d'abord +quelquefois avec l'Impératrice et la famille impériale; mais, cette +année dont je parle, l'affluence des princes étrangers fut si grande +à Paris, que ne pouvant leur donner de loges séparées, l'Empereur +prit avec l'Impératrice les loges d'avant-scène, et abandonna la +grande loge à tous les princes allemands. C'était d'abord le roi de +Bavière, l'excellent prince Max, adoré de tout ce qui l'avait connu +avant son élévation, à laquelle il ne pouvait s'attendre lorsqu'il +vivait à Paris dans une compagnie qui certes n'était pas la première, +mais qu'il aima toujours à retrouver; et sa main serra la main de +Vestris<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88" title="Go to footnote 88"><span class="smaller">[88]</span></a> avec la même cordialité que s'il n'eût pas été roi. +Au fait, le vieux Vestris n'avait-il pas nommé son fils <i>le diou +de la danse</i>! Il n'y avait donc pas <i>dérogeance</i>; avec lui était +la reine <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> de Bavière, qui ne plaisait pas autant, il s'en +fallait. C'étaient encore le roi de Saxe, le roi de Wurtemberg, le +roi de Westphalie, la reine, et puis une foule de princes allemands. +Lorsque tout ce monde chamarré de croix et de cordons était dans +cette manière d'immense loge avec les officiers de chaque souverain +derrière leur maître, c'était véritablement un coup d'œil unique +dans le monde, et qui depuis ne s'est pas renouvelé, car je n'appelle +pas une même chose ce qui s'est renouvelé en 1814!...</p> + +<p>L'Empereur, si simple dans tout ce qui tenait à lui personnellement, +aimait que sa cour fût brillante. Les ministres devaient recevoir +selon sa volonté; mais soit qu'il y en eût dont l'humeur ne fût +pas tournée à ce genre de dépense, je n'ai jamais vu une maison +ministérielle, excepté celle de M. de Talleyrand et celle de M. +de Bassano, qui fût ce qu'on peut appeler maison ouverte. Le duc +d'Abrantès fut celui qui tint le premier un grand état sous l'Empire.</p> + +<p>Voulant donner du mouvement à sa cour, en même temps que de la +représentation, l'Empereur imagina un moyen. Il ordonna à ses +sœurs, aussitôt après le mariage du roi de Westphalie, de se +partager la semaine et de donner un bal un jour fixé qui reviendrait +à huitaine. La princesse Caroline avait les vendredis, la reine +Hortense les <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> lundis et la princesse Pauline les mercredis.</p> + +<p>Les bals dont je parle étaient fort restreints. La liste de la +princesse Caroline n'excédait pas, j'en suis sûre, trois cents +personnes, trois cent cinquante au plus; et dans la galerie de +l'Élysée et ses vastes salons, ce nombre n'était pas même assez fort +pour qu'il y eût <i>la foule</i> nécessaire. Mais ce qui d'abord avait +paru devoir être un défaut fut une chose dont ensuite on reconnut +l'agrément. Ces bals, où presque toujours les mêmes personnes +étaient invitées, furent avant la fin de l'hiver un point de réunion +où chacun se trouvait avec plaisir; n'importe la femme à côté de +laquelle on se trouvait, on causait avec elle, car on la connaissait +et elle vous connaissait. Il en était de même des hommes; ils étaient +non-seulement de la cour, mais de notre société intime, faisant tous +partie des maisons des princes... L'Empereur avait vu les listes +dans l'origine, et Duroc les revoyait encore de temps à autre pour y +ajouter quelque nouvel élu.</p> + +<p>Que de jalousies! que d'intrigues! que de démarches pour obtenir +d'être admis <i>une seule fois</i> dans ce que les exclus croyaient +être, Dieu me le pardonne, un paradis... Les hommes étaient aussi +solliciteurs que les femmes, et il existe encore aujourd'hui dans +Paris un homme <i>qui ne peut</i> l'avoir oublié et qui m'écrivit trois +billets depuis <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> onze heures du matin jusqu'à six pour savoir +si j'avais pu obtenir une invitation pour lui...</p> + +<p>Ce fut dans l'hiver de cette même année que le prince de Neuchâtel +se maria avec la princesse de Bavière. Elle avait un frère, le +prince Pie, qui était la personne la plus comique du monde: il +était moins grand que moi, parlait je ne sais comment, portait une +perruque rousse et retapée comme un vieux gazon de la fin d'août, +et pourtant il n'était pas vieux. Cet homme, ainsi bâti, avait la +fureur non-seulement de danser, mais de danser avec moi, surtout le +<i>grand-père</i>! c'était là son triomphe. Il avait alors un sourire +gracieux et un clignement d'yeux qui avaient bien leur prix, ainsi +que deux petites mains gantées de <i>gants de gastor</i>, dont les bouts +se tenaient raides, ce qui allongeait ses mains d'un pouce au moins; +cela ne l'empêchait pas de les agiter en arrivant à vous pour le +balancé en signe de réjouissance... du reste, le plus digne, le plus +excellent, le plus parfait des hommes... comme aurait dit Brantôme.</p> + +<p>Il arrivait quelquefois des histoires assez amusantes à ces bals des +princesses. Un jour, la princesse Caroline, la grande-duchesse de +Clèves et de Berg, certainement aussi jolie que pouvait l'avoir été +son homonyme la princesse de Clèves, voulut faire un quadrille. Il +y eut grand conseil à cet effet, <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> auquel furent appelées, +comme étant alors de l'intimité de la princesse, plusieurs de nous +qu'elle préférait aux autres femmes de la cour: c'étaient madame +Regnault de Saint-Jean-d'Angély, moi, madame Duchâtel, la princesse +de Ponte-Corvo, dont la Suède n'avait pas encore fait une reine, +mademoiselle de Lavauguyon<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89" title="Go to footnote 89"><span class="smaller">[89]</span></a>, madame Gazani... et plusieurs autres, +entre autres madame Alphonse de Colbert; elle était bien jolie et +avait ce qu'elle a toujours, toutes les qualités qui font aimer une +femme. Madame Adélaïde de Lagrange, dame pour accompagner de la +princesse, remplissait l'office de greffier.</p> + +<p>Après beaucoup de costumes présentés, adoptés, discutés, rejetés, +il en parut un qui semblait réunir tous les avantages et qui fut +choisi, au grand plaisir des femmes à cheveux noirs. Ce costume +venait, disait-on, du Tyrol: je veux le croire; le fait est qu'il +était fort joli. Un voile de mousseline de l'Inde, très-claire, +tenait à un petit bonnet de même étoffe, qui cachait les cheveux; +c'était la seule chose du costume que je n'aimais pas, mais le reste +était charmant. Le corsage était en même mousseline claire, mais +souple, point empesée et <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> gaufrée à petits plis, ainsi que de +longues manches fort larges et retenues au-dessus de la main par un +petit poignet. Le corsage de dessus était formé par de larges bandes +écarlates bordées en or et posées en manière de bretelles, et la jupe +était en mérinos gros bleu, très-courte. Pour bordure, il y avait une +large bande de laine blanche brodée de différentes sortes de fleurs +bizarrement imitées dans lesquelles se trouvait de l'or en lames; les +bas étaient rouges et les coins brodés en or.</p> + +<p>Ce costume eût été ravissant avec une autre coiffure, mais elle était +trop lourde. Si nous n'avions pas su que la princesse Caroline se +mettait très-mal habituellement, et surtout très-mal à son avantage, +nous aurions été étonnés qu'avec une tête beaucoup trop forte pour +sa taille, et son corps en général, elle choisît une coiffure qui +augmentait encore le volume de sa tête; mais elle ne manquait pas +d'avoir toujours quelque chose qui dérangeât l'harmonie de sa +toilette. Par exemple, on portait des chéruskes<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90" title="Go to footnote 90"><span class="smaller">[90]</span></a> dans les premiers +temps de l'Empire; cette mode était des plus funestes aux épaules un +peu hautes: qu'on juge de l'effet qu'elle devait <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> faire sur +celles qui l'étaient beaucoup. Quelle que soit la mode, lorsqu'elle +va mal à une femme, elle ne la prend pas ou elle la modifie: voilà ce +qui fait dire qu'une femme se met bien ou mal; et non pas d'avoir une +robe élégante faite par madame Camille, ou bien une autre faite par +une couturière obscure.</p> + +<p>La princesse ne voulut pas, je ne sais par quel motif, que le +quadrille se rassemblât chez elle. Ces dames dûrent toutes venir chez +moi, d'où je devais ensuite les conduire à l'Élysée; nous étions +seize. Aux femmes que j'ai nommées il faut ajouter la princesse +de Bavière, qui n'était pas encore mariée; mais elle était alors +ce qu'elle a toujours été et sera toujours, une bonne et digne et +excellente femme. Tout le monde l'aimait à la cour, et je ne crois +pas qu'on lui ait jamais reproché une tracasserie. Elle était +prévenante, polie, ce que n'était pas madame la duchesse de F*****, +sans que rien pût motiver son impertinence envers les femmes qui +étaient autant et même plus qu'elle. En parlant d'elle, je crois +qu'elle était du quadrille, sans en être sûre cependant.</p> + +<p>J'ai raconté, dans mes <i>Mémoires sur l'Empire</i>, comment, au moment +de partir pour l'Élysée avec le quadrille, on vint m'avertir qu'une +compagne portant notre <i>uniforme</i> me demandait un moment <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> +d'<i>audience</i>. J'ai dit comment, en entrant dans un petit salon +assez peu éclairé, j'avais été saisie à bras le corps par une +grosse et sphérique personne mise en effet en paysanne du Tyrol, +comme nous, mais avec des épaules qui pour le coup n'auraient pas +supporté la chéruske. J'ai dit encore comment cette personne, qui +voulait paraître femme, n'était autre chose que M. le prince Camille +Borghèse, dont j'eus toutes les peines du monde à modifier la grosse +gaieté et surtout la tendresse; il était tellement persuadé que le +temps du carnaval est un temps où l'on peut tout faire, que je ne +sais s'il n'a pas voulu s'en aller courir les carrefours vêtu comme +il était...</p> + +<p>—<i>È tempo di piacere</i>, criait-il comme un sourd, et pas du tout +comme un prince, <i>è tempo di maschera!...</i></p> + +<p>Je n'ai jamais su pourquoi madame Adélaïde de Lagrange fit le bailli +précédant toutes les jeunes Tyroliennes. Elle était, au reste, bien +bonne et bien spirituelle avec sa grande robe noire, sa perruque +magistrale et sa grande baguette blanche... Nous fîmes une fort belle +entrée, après avoir pris dans nos rangs la grande-duchesse, que nous +trouvâmes toute prête, ainsi que la princesse de Ponte-Corvo, qui, +en raison de je ne sais pas quoi, se dispensait déjà de faire comme +tout le monde, et n'était <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> pas venue chez moi se joindre +au quadrille; il y avait déjà un parfum de royauté qu'elle avait +probablement respiré, mais qui devait être pourtant en aversion à +la femme du sévère républicain Bernadotte. Il est vrai qu'il avait +déjà accepté le titre de prince et d'altesse sérénissime, comme M. +de Talleyrand... Oh!... la république était alors bien loin pour ces +messieurs.</p> + +<p>Après avoir dansé une ronde que Despréaux<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91" title="Go to footnote 91"><span class="smaller">[91]</span></a> nous avait apprise, +et qui était fort jolie, nous allâmes quitter nos costumes afin de +mettre un domino, et nous promener dans le bal, non pour nous y +amuser à intriguer les gens; ce n'est pas lorsqu'il y a seulement +sept ou huit cents personnes dans un appartement, et surtout lorsque +beaucoup d'entre elles sont démasquées, qu'on peut intriguer et +demeurer cachée. La grande-duchesse crut apparemment que c'était +une prérogative <i>princière</i> de n'être pas connue, car nous la vîmes +reparaître un moment après, portant un costume, parfaitement fidèle, +de facteur de la poste. Elle y avait ajouté une perruque rousse comme +celle du prince Pie, et se croyait déguisée et masquée jusqu'aux +dents, parce qu'elle avait barbouillé ses petites mains, qu'elle +avait les plus <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> jolies du monde, comme tous les Bonaparte, au +reste, même les hommes. Aussitôt qu'elle parut, nous la reconnûmes +à l'instant. Elle avait alors une démarche facile à retrouver au +milieu de mille autres; dès qu'elle eut fait un pas, je la reconnus. +Elle avait des lettres dans son portefeuille de facteur, et elle les +distribuait à ceux dont le nom était sur sa suscription. Cette idée +était jolie pour un bal masqué à la cour; mais, pour cela, il eût +fallu que les lettres ne continssent que des choses qu'on pût lire et +entendre lire tout haut, même des malices, pourvu qu'elles fussent +de bon goût. Le comte de M*********, du corps diplomatique résidant +à Paris, ambassadeur, quoique fort jeune encore pour un emploi aussi +difficile à soutenir en face de la terrible puissance qui s'élevait +dans Napoléon, reçut une de ces lettres qui lui était adressée et +qu'il eût mieux aimé recevoir chez lui, car, au fait, ce n'était +probablement rien, et cela fit beaucoup jaser.</p> + +<p>L'Empereur s'amusait de ces bals et de ces mascarades-là, comme +s'il eût été encore sous-lieutenant. Il était excessivement facile +à reconnaître; sa démarche saccadée, et pourtant remarquable, +parce qu'elle avait de l'expression, si je puis me servir de ce +mot pour des pas comme je ferais pour des paroles, était connue, +non-seulement de nous <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> toutes, mais des personnes qui +n'étaient pas de la cour des princesses, et qui ne voyaient pas +comme nous l'Empereur tous les jours. Sa prononciation avait aussi +un caractère d'accentuation tout particulier que je n'ai connu qu'à +lui et n'ai retrouvé dans personne, même dans aucun souverain<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92" title="Go to footnote 92"><span class="smaller">[92]</span></a>; +elle le décelait autant que sa démarche. Mais comme le respect +empêchait de témoigner qu'il était reconnu, il se croyait bien caché, +et continuait à s'amuser, comme si le plus grand incognito l'eût +entouré. Ensuite il n'aimait pas qu'on le reconnût, et le témoignait +en ne reparlant jamais à la personne qui l'avait nommé. À une époque +plus avancée que celle dont je parle maintenant, il rencontra madame +Victor, depuis duchesse de Bellune, dans un bal déguisé; il la trouva +fort belle, ce qu'elle était alors en effet, lui parla et lui dit +des choses assez fortes sur des aventures arrivées en Hollande... La +duchesse de Bellune crut faire merveille en se mettant à rire et en +disant:—Ah! je vous reconnais bien: vous êtes l'Empereur!</p> + +<p>—Vraiment! dit-il...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> Et, se levant aussitôt, il s'éloigna d'elle; et jamais +depuis il ne lui parla dans un bal masqué.</p> + +<p>Il avait des mains, comme on le sait, vraiment charmantes, et dont +une femme eût été jalouse. Ses mains devaient le faire reconnaître +dans les derniers hivers; pour les mieux cacher, il mettait deux ou +trois paires de gants. Ceci me rappelle un autre fait.</p> + +<p>On sait à quel point Isabey était amusant. Son charmant talent +de peinture, ce talent européen, avec lequel il donnait de la +ressemblance à un portrait dont l'original n'avait quelquefois ni +beauté ni même d'agrément, et qui pourtant donnait l'idée d'une jolie +femme, ce talent qu'il n'a transmis à aucun de ses élèves, n'était +pas le seul en lui; son esprit était charmant de finesse et de +gaieté. Il avait, ce qu'il a toujours, de la malice sans méchanceté +et une rapidité de conception étonnante. L'Empereur l'aimait, et lui +accordait même beaucoup de confiance. En voici une preuve.</p> + +<p>Connaissant Isabey, et sachant tout ce qu'il savait faire comme +<i>mime</i> parfait, il ne douta pas qu'Isabey ne le <i>fît</i> lui-même comme +il peignait pour les milliers de portraits qui se donnaient en +Europe; en conséquence, il dit un jour à Isabey qu'il fallait qu'il +se fît passer pour lui le lendemain <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> dans un bal déguisé des +princesses. Isabey demeura confondu de la mission.</p> + +<p>—Ils ne me laissent jamais en repos, et Duroc, et Fouché, et +Savary. Je ne me présente pas à un masque pour causer un moment, +que je ne sois aussitôt entouré de cinquante personnes, parce qu'on +a reconnu Savary et tous ceux qui font sentinelle autour de moi... +Acceptez-vous?</p> + +<p>—Si j'accepte, sire! s'écria Isabey avec joie et bonheur... Mais, +reprit-il ensuite, je crains qu'il n'y ait quelque chose qui s'oppose +à ce que j'aie l'honneur de représenter Votre Majesté.</p> + +<p>—Quelle raison?...</p> + +<p>Isabey avança ses deux mains sans parler, et semblait les montrer +d'un air dolent qui fit rire Napoléon. Le fait est que les deux mains +d'Isabey en auraient fait quatre comme celles de l'Empereur.</p> + +<p>—Ah! ah! vous avez raison; en effet, dit-il, nos mains ne se +ressemblent guère... mais comment faire?</p> + +<p>—Je crois que j'ai trouvé un moyen, dit Isabey après avoir réfléchi +un moment; et il rendra Votre Majesté encore plus difficile à +reconnaître. Il faut que l'Empereur mette trois ou quatre paires de +gros gants et même cinq si cela est nécessaire. Moi j'en mettrai +également, mais seulement deux ou trois paires. Comme les deux +masques <i>sosies</i> ne seront <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> pas près l'un de l'autre, on ne +pourra comparer, et trouver celui qui est plus ou moins <i>ganté</i>.</p> + +<p>La chose réussit tellement bien, qu'il y a des gens qui certes +connaissaient bien l'Empereur, et qui ont été dupes surtout des +gants. Quant à la démarche, aux gestes, à la tournure, au portement +de tête, tout était si bien observé que jamais on n'aurait reconnu +Isabey pour être lui-même sous ce déguisement. Ce fut Duroc qui me +découvrit le secret un jour, pour me préserver de l'Empereur, qui +arrivait quelquefois comme une bombe auprès de nous et faisait les +plus étranges questions... mais il me fit jurer de n'en pas parler, +et, en effet, je n'en prévins personne, et ne nommai pas Isabey.</p> + +<p>Maintenant que la chose peut être connue, et qu'on peut donner à +chacun ce qui lui revient, il me faut arrêter un moment l'attention +sur la noble conduite de l'artiste, qui n'eut pas un <span class="smcap">SEUL</span> +moment la pensée qu'il courrait un danger de vie et de mort. +Non-seulement il ne l'eut pas alors, mais aujourd'hui elle ne lui +est jamais venue. C'est d'un noble caractère. Eh bien! voilà encore +un homme dont le type disparaît chaque jour, et c'est fâcheux... +comme il jouait la comédie!... comme il improvisait un proverbe!... +comme il faisait bien toutes ces charges qui réunissaient la gaieté +et l'esprit, <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> et ne rappelaient jamais ni Tabarin ni ses +pareils, mais faisaient oublier Dugazon et ses scènes les plus +burlesques.</p> + +<p>Jamais je n'oublierai Isabey lorsqu'il sautait autour d'un salon, sur +les <i>bras des fauteuils</i>, imitant un singe mangeant et épluchant une +noix!...</p> + +<p>Et lorsqu'il avait le grand Lenoir pour compère! lorsque celui-là +faisait le nain et l'autre le géant!... On ne savait quel était le +plus comique des deux<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93" title="Go to footnote 93"><span class="smaller">[93]</span></a>.</p> + +<p>Le jour de ce bal où le quadrille des paysannes du Tyrol fut dansé, +pour revenir au sujet dont je me suis écartée pour parler d'Isabey, +il y avait un autre quadrille, et cette seconde mascarade faillit +amener la discorde comme dans le camp des Grecs.</p> + +<p>La reine Hortense était enceinte du prince Louis, celui qui a survécu +à tous ses frères. Elle était, quoique d'une taille élégante et +svelte dans son état naturel, tout à fait <i>tour</i> dans les dernières +semaines de cette grossesse; cependant, comme <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> elle +était toujours très-gaie, elle voulut aussi faire un quadrille: +elle allait y renoncer, lorsqu'elle eut la pensée de se déguiser +en vestale. C'était alors la plus grande vogue de l'opéra de <i>la +Vestale</i>, dont le poëme est si dramatique et la musique si belle +dans quelques parties. L'idée fut trouvée charmante et le quadrille +eut lieu. Il était d'autant plus comique et plus <i>carnaval</i> que la +vestale était enceinte de huit mois; cela rendait le supplice où +elle marchait moins injuste. Une autre idée, que suggéra, je crois, +M. de Longchamps<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94" title="Go to footnote 94"><span class="smaller">[94]</span></a>, secrétaire des commandements de <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> la +grande-duchesse de Berg, fut de donner pour guide et pour chef du +quadrille des vestales la Folie, mais en costume exact. Ce n'était +pas aussi facile qu'on pourrait le croire de trouver une <i>folie</i> qui +voulût revêtir un pantalon de tricot qui ne laissât pas deviner si +une jambe était bien ou mal faite. Moi je prétendais, parce que je le +croyais, que ce serait parce qu'on ne voudrait pas le laisser voir, +la chose fût-elle même bien; mais je me trompais: il se trouva une +charmante jeune fille, tout au plus âgée de dix-huit ans, qui revêtit +les insignes de la folie sans se faire prier du tout. Elle était +jolie comme un ange, et semblait bien plutôt faite pour rendre les +gens fous d'amour pour elle-même que par le personnage mythologique +qu'elle représentait. Cette jeune personne dansait dans une rare +perfection toutes les danses de cette époque: le fandango avec ses +castagnettes, les bacchanales de Steibelt avec le tambour de basque, +la danse du châle avec une écharpe d'Orient, et pour en finir, le +pas russe habillée en Cosaque; on voit qu'il ne manquait rien à +l'éducation de mademoiselle Gui......t.</p> + +<p>C'était le nom de la jolie Folie...</p> + +<p>Maintenant il faut savoir, pour l'intelligence de ce qui va suivre, +que le grand-duc de Berg, <i>fort beau cavalier</i>, comme aurait dit +M. Prudhomme, <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> avait des yeux, non-seulement <i>bons</i> à voir, +mais aussi fort excellents pour voir autour de lui ceux qui lui +paraissaient dignes de converser avec les siens. Apparemment que +ceux de la jolie Folie lui avaient paru réunir toutes les qualités +requises, car elle avait excité au plus haut point la jalousie de la +grande-duchesse, et lorsque son nom était prononcé devant elle, elle +devenait toute autre qu'elle n'était habituellement, et savait fort +bien imiter alors le <i>Jupiter Tonnant</i> de la famille.</p> + +<p>Elle venait de faire sa distribution de lettres comme un facteur bien +à son affaire... On parlait même déjà dans le bal de l'effet que +produisait l'arrivée du courrier. L'archichancelier avait une lettre, +ainsi que M. de Talleyrand; on en était à parler sur ce courrier, +dont quelques parties étaient étranges; on se demandait si le +grand-duc venait d'envoyer de Madrid quelques dépêches importantes, +que madame la grande-duchesse, pour plus d'exactitude, se croyait +obligée de distribuer elle-même, lorsque tout à coup on entendit +un bruit inusité, et en effet fort insolite, dans un palais comme +le sien... C'étaient des mots, des injures même fort grossières... +Les femmes sont curieuses... Nous voulûmes toutes savoir de quoi il +s'agissait, et nous apprîmes que les sanglots que nous entendions +étaient ceux de la jolie Folie, parce que <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> madame la +grande-duchesse ne voulait et n'entendait pas qu'elle vînt faire +<i>ses folies</i> jusque dans son palais... La grande-prêtresse plaidait +pour <i>sa folie</i> comme une prieure ou une abbesse aurait prié pour sa +nonne... Elle disait, avec assez de raison, qu'elle ne ramènerait +jamais la Folie dans un lieu <i>si sage</i>, mais que puisqu'elle y était +il l'y fallait laisser, ne fût-ce que pour cette nuit-là; mais la +grande-duchesse n'entendait à rien: aussi donna-t-elle dans cette +soirée-là une haute idée de sa sagesse et de son grand sens, par +l'effroi qu'elle témoigna devant une simple marotte... On ne savait +qu'imparfaitement que la jalousie en avait sa bonne part, et cette +même jalousie eût-elle été entièrement connue, cette grande colère +eût toujours paru très-étrange à des gens qui croyaient que depuis +longtemps la grande-duchesse était plus forte et plus philosophe +qu'elle ne le témoignait dans cette circonstance. Cela était-il +vrai... ou voulait-elle seulement prouver qu'elle aussi était habile +en diplomatie?</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, tout cela fit une sorte de petite scène où les +deux belles-sœurs se parlèrent sur un ton un peu aigre-doux. +La reine Hortense était fort irritée, et cela avec raison, qu'une +personne venue avec elle fût accueillie de cette manière, quelle +que fût la cause du mécontentement <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> de la grande-duchesse. +Maintenant, voulez-vous savoir le résultat de cette belle affaire? le +voici.</p> + +<p>La reine Hortense, suffoquée de ce qui s'était passé, tint conseil +avec sa mère sur ce qu'on pouvait faire pour se venger de la +grande-duchesse, qui avait ainsi méprisé la protection que toutes +deux avaient accordée à mademoiselle Gu......t. La chose fut +promptement résolue. L'Impératrice n'avait pas de lectrice; elle +allait partir pour Bayonne avec l'Empereur: il fallait qu'elle obtînt +de donner cette place de lectrice à mademoiselle Gu......t, ce qui +fut exécuté avec la célérité de femmes qui veulent prouver à une +autre femme qu'elles peuvent se venger si elles le veulent... Mais +le résultat fut différent de ce qu'espéraient la mère et la fille. +Mademoiselle Gu......t était charmante, comme je l'ai dit. Madame +Gazani avait habitué l'Empereur aux belles lectrices; il fut donc +charmé que l'Impératrice n'eût pas dérogé à l'habitude qu'elle en +avait prise; mais il paraît qu'il témoigna son admiration un peu trop +vivement. Je ne sais si ce fut à mademoiselle Gu......t, <i>à elle +seule</i>, ou bien tout simplement à Joséphine. Ce qui est certain, +c'est que la pauvre mademoiselle Gu......t pleura et sanglota de +nouveau à Bayonne comme dans l'Élysée, et qu'elle repartit pour Paris +avec la douleur d'être sacrifiée n'importe à quoi, n'importe à +<span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> qui, mais enfin <i>sacrifiée</i>. Le fait est qu'elle était bien +assez jolie pour n'être sacrifiée à personne.</p> + +<p>Il arriva dans le même temps une aventure assez comique... Vers +le milieu de l'hiver, on partait déjà pour se rendre à Bayonne et +à Bordeaux. Tout l'état-major du prince de Neufchâtel, qui était +composé de jeunes gens les plus agréables de la cour et de Paris, +était en course pour porter des ordres: M. de Canouville (Jules), M. +de Pourtalès (James), M. Lecouteulx, M. de Flahaut, et dix autres +encore... M. de Girardin seul demeurait, parce qu'il était le favori +de Berthier. Mais nous étions dépourvues de danseurs.—Vous voilà +bien embarrassées, dit l'Empereur à la grande-duchesse; faites +engager des officiers de ma garde, ils en seront honorés et moi +très-content.</p> + +<p>On dit au maréchal Bessières ce dont il s'agissait. Le maréchal, qui +n'aimait pas les bals et ne s'en souciait guère, mais qui était exact +au service et à l'ordre, fait venir deux ou trois colonels, et leur +transmet celui de l'Empereur. Les colonels, rentrés chez eux, font +absolument comme le maréchal, et comme le bal était pour le soir +même, il fallait se dépêcher. On fit monter quelques ordonnances à +cheval, et tout fut expédié avant midi.</p> + +<p>Mais en se hâtant, il y a toujours quelques parties qui manquent +dans un tout, quelque peu <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> important qu'il soit. L'un des +colonels, en faisant la liste des officiers qu'il jugeait les plus +beaux de son corps, pour aller figurer dans un avant-deux chez la +grande-duchesse le même soir, oublia complétement que l'un des +capitaines désignés par lui trottait avec sa compagnie depuis deux +jours sur le chemin de l'Espagne.</p> + +<p>Mais il avait une femme, ce capitaine. Cette femme, depuis qu'il y +avait des bals chez les princesses et à la cour des Tuileries, ne +laissait pas écouler un jour sans pleurer de ne pouvoir y aller. +Elle se figurait que l'Élysée, par exemple, méritait réellement +son nom, et qu'il était un lieu de délices et d'enchantement. Son +mari, qui probablement savait que sa femme ne serait pas priée, ne +l'avait jamais demandé. La chose en était donc restée là, lorsque +tout à coup le billet d'invitation parvint à la femme. En le voyant, +elle eut d'abord le regret qu'elle avait toujours, qui était de +ne pas voir de près les merveilles qu'elle avait admirées des +Champs-Élysées, le jour de la fête donnée par la princesse Caroline +au roi de Westphalie, lors de son mariage avec la princesse Catherine +de Wurtemberg. Sa seconde pensée fut que peut-être elle pourrait +profiter de l'invitation de son mari. À la fête donnée au roi de +Westphalie, il y avait quinze <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> cents personnes. Une femme, +un homme de différence, qu'est-ce que cela? c'est bien égal! il +doit y avoir toujours le même nombre de personnes...—Je me mettrai +n'importe où, se dit-elle, je ne manquerai pas de danseurs, puisque +<i>le régiment</i> est invité... j'irai. À peine eut-elle pris ce parti, +qu'elle s'occupa de sa toilette... et Dieu sait si ce fut par là +qu'elle nous amusa.</p> + +<p>Le bal était commencé depuis une demi-heure, lorsque tout à coup +nous vîmes partir, avec la rapidité du tonnerre et la lourdeur d'une +pierre, un homme et une femme qui commençaient leur tour de valse +dans la belle galerie de l'Élysée où nous ne valsions jamais que +trois ou quatre pour avoir toute liberté sans confusion. J'ai déjà +dit que nous nous connaissions <i>toutes</i> parfaitement entre nous; les +hommes des maisons des princesses et de celle de l'Empereur nous +étaient également connus: qu'on juge donc de notre surprise lorsque +nous vîmes une femme parfaitement inconnue, dont la tournure vraiment +singulière, la mise encore plus étrange dans un lieu comme celui-là, +où toutes les femmes étaient de la plus riche élégance, devaient +faire nécessairement un grand contraste.</p> + +<p>—Savez-vous qui c'est? demanda d'abord l'une de nous à l'un des +hommes qui étaient derrière nos banquettes.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> —Non, Dieu m'en garde!</p> + +<p>—Et le monsieur?</p> + +<p>—Eh! c'est un officier de la garde!</p> + +<p>C'était vrai; mais la manière dont lui et sa compagne valsaient était +bien la plus comique chose qu'on pût donner à regarder. C'étaient +des pas tantôt petits, tantôt immenses, et puis des regards, des +sourires, et enfin des passes!... Ce furent les malheureuses passes +qui les perdirent. La princesse, qui ne valsait pas, ou qui alors +était au repos, avisa ces deux personnages; elle n'en reconnut aucun. +Pour l'homme, elle n'en fut pas surprise; c'était un officier invité +par ordre de l'Empereur. Mais la femme, qui était-elle?</p> + +<p>La princesse appela madame de Beauharnais<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95" title="Go to footnote 95"><span class="smaller">[95]</span></a>, sa dame d'honneur, et +lui demanda compte de cette femme qui tournait comme un cheval au +caveçon<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96" title="Go to footnote 96"><span class="smaller">[96]</span></a>. Madame de Beauharnais n'en savait rien, et ne pouvait +dire comment elle était là. <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> Elle répondit cela avec sa +douceur accoutumée.</p> + +<p>—Mais, madame, lui dit la princesse, à qui donc voulez-vous que je +m'adresse pour savoir ce qu'on fait chez moi, si ce n'est à vous, qui +êtes chargée du soin des invitations? Allez demander à cette personne +son nom et de quel droit elle est ici.</p> + +<p>Madame de Beauharnais partit, assez mal contente de sa mission. Elle +arriva auprès de la dame et de l'officier, et, profitant d'un moment +de repos, elle demanda le nom de la danseuse à l'officier. Ce nom +était celui d'un capitaine de la garde impériale. Aussi, la dame, qui +comprenait l'appui de ce nom, se hâta-t-elle de dire elle-même:—Je +suis madame ****, femme du capitaine de ce nom.</p> + +<p>—Puis-je vous demander comment vous êtes ici?</p> + +<p>—Par une invitation de madame de Beauharnais, dame d'honneur de la +princesse.</p> + +<p>—C'est moi, madame, qui suis madame de Beauharnais, et je n'ai pas +eu l'honneur de vous envoyer d'invitation.</p> + +<p>—Cependant mon nom est sur la liste, puisque j'ai une invitation.</p> + +<p>—Monsieur votre mari, oui; est-il ici?</p> + +<p>—Il est en Espagne, répondit la dame en tordant <span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> le bout +d'une ceinture orange et argent entre ses doigts, et en baissant les +yeux; elle m'aurait fait de la peine, si je n'étais endurcie contre +ces femmes qui s'exposent à une pareille scène pour dire: J'ai été +dans un bal où étaient l'Empereur et ses sœurs!</p> + +<p>Madame de Beauharnais s'en fut rendre compte de sa mission. La +princesse donna l'ordre <i>de faire sortir cette femme</i>... Ici la +chose devenait toute différente, et <i>la capitaine</i> prenait le pas +sur la princesse; elle le prit en effet lorsque, recevant l'ordre de +s'en aller, elle répondit qu'elle était invitée, qu'elle ignorait +si c'était une erreur de la dame d'honneur ou de son secrétaire, +mais qu'elle avait son billet et qu'elle devait à son mari de ne pas +se laisser mettre à la porte. Enfin, si ce n'eût été la tournure +vraiment hétéroclite de cette femme, ses cheveux mal peignés et +en serpenteaux, sa robe de crêpe blanc, mal faite, mal portée, sa +tournure entière et sa figure... si ce n'eût été tout cela, je +l'aurais prise en pitié. Le fait est quelle ne sortit pas tout de +suite; on n'insista pas, quoique la princesse en eût bonne envie. +L'Empereur ne vint que fort tard ce jour-là. S'il eût été là, <i>la +capitaine</i> aurait valsé, dansé, et même dansé le grand-père<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97" title="Go to footnote 97"><span class="smaller">[97]</span></a>, tout +autant qu'elle eût voulu.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> Nous remarquâmes que lorsque <i>la capitaine</i> sortit, elle +fut accompagnée par plus de sept à huit officiers <i>qui ne rentrèrent +pas</i>. Je suppose que c'étaient des officiers du régiment de son +mari...</p> + +<p>Les autres jours de la semaine, la grande-duchesse recevait aussi, +mais elle n'avait pas un salon. Elle recevait quelques personnes qui +étaient spirituelles <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> et <i>causaient</i>; car c'est une justice +que je dois lui rendre, elle aimait ce passe-temps-là plus que celui +des cartes. On m'a dit que depuis elle n'avait pas pu échapper à la +maladie des femmes qui vieillissent et qui deviennent, dit-on, ou +dévotes, ou joueuses, ou gourmandes... dévote... je ne crois pas; +restent les deux autres choses...</p> + +<p>Les habitués intimes étaient, pour presque tous les jours, M. le +comte de Ségur, le grand-maître, l'archichancelier, M. de Talleyrand, +M. le comte Lavalette, le duc d'Abrantès surtout, et quelques hommes +de la cour, quelques étrangers de haute distinction. C'est ainsi que +le grand-duc de Wurtzbourg, qui par aventure devint amoureux des +beautés et perfections de la princesse, chantait dans les petites +soirées intimes... J'ai eu le bonheur d'entendre un duo, c'est-à-dire +un nocturne chanté par la grande-duchesse de Berg et par le grand-duc +de Wurtzbourg. C'est un souvenir à ne jamais perdre et à bien +conserver pour un moment de grande tristesse: car Héraclite aurait ri +en les écoutant, malgré le respect et la convenance.</p> + +<p>Ce qui n'était pas de même, c'était lorsque madame de Colbert (M<sup>me</sup> +Alphonse) chantait: une bonne méthode, une belle voix, une jolie +personne bien bonne et charmante, voilà ce qui était devant le +piano...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> Les femmes étaient en petit nombre, quoique la +grande-duchesse invitât plusieurs de nous à y aller habituellement; +les invitations là n'avaient rien d'officiel et n'étaient que +verbales. Madame Adélaïde de Lagrange, sœur du marquis de +Lagrange, et dame de la princesse, était une femme parfaitement +spirituelle. Du reste, sa maison n'avait rien alors de +très-remarquable. M. d'Aligre était poli, connaissait beaucoup +d'anecdotes qu'on aimait à lui entendre conter; mais M. de Cambis et +tout le reste, excepté M. de Longchamps, n'étaient remarquables ni en +bien, ni en mal.</p> + +<p>Les mercredis de la princesse Pauline étaient singulièrement +organisés. Sa maison était, comme formation, parfaitement agréable, +et pourtant c'était la princesse qui recevait le plus mal et faisait +le moins prospérer cette société renouvelée que voulait l'Empereur. +La princesse était fort indolente sur tout, excepté sur sa toilette. +Aussi dès le lundi elle ne s'occupait que de sa parure; le reste lui +était égal. La composition de sa liste se faisait toujours avec Duroc +comme celles de ses sœurs. Il fallait entendre Duroc lorsqu'il +racontait toutes les gentilles mines, les câlineries qu'elle lui +faisait pour faire rayer une femme plus jolie qu'elle ne la voulait. +Elle était si charmante qu'il ne pouvait <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> la refuser; +cependant son équité naturelle le faisait hésiter:</p> + +<p>—Mais pourquoi la rayer? y a-t-il jamais trop de jolies femmes? +disait-il.</p> + +<p>—Eh bien! ne serai-je pas là, moi? Ne me verrez-vous pas tout à +votre aise?</p> + +<p>Et la séduisante créature souriait en montrant ses dents perlées... +et presque toujours alors la femme qui l'effrayait était rayée. +Cependant elle avait auprès d'elle une bien belle personne, madame +de Barral, qui était même sa favorite à cette époque. Madame de +Barral était une femme aussi belle et aussi charmante qu'on puisse +voir; un esprit fin, de la gaieté, de l'agrément et de la bonté. +C'était une personne acquise de droit à la cour, car jamais on ne +porta mieux le grand habit qu'elle ne le portait. Venait ensuite +madame de Bréhan<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98" title="Go to footnote 98"><span class="smaller">[98]</span></a>, femme de beaucoup d'esprit, ayant des manières +excellentes et en même temps fort agréables; sa figure et sa tournure +étaient celles d'une jolie femme; sa taille était parfaite et bien +proportionnée, son pied ravissant. Elle a un esprit remarquable, +et tout ce <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> qu'elle dit porte un cachet d'originalité. Elle +est peut-être un peu mordante, mais sûre, fidèle en amitié et bonne +à aimer... et puis je trouve qu'en ce monde il faut souvent montrer +qu'on a des dents pour ne pas sentir celles des autres.</p> + +<p>Madame la duchesse de Cadore, dame d'honneur de la princesse, était +l'exemple des femmes, l'honneur de sa maison, le bonheur de son +mari; mais elle n'était pas amusante, elle était même ennuyeuse et +ne savait pas faire que notre princesse sût s'amuser comme tout le +monde. La pauvre princesse avait du malheur en dames d'honneur, et +madame de Cavour, son autre dame d'honneur pour au delà des Alpes, +était encore moins gaie que madame de Cadore.</p> + +<p>Il y avait encore madame de Chambaudouin, favorite aussi de la +princesse; je ne sais si elle était plus ennuyeuse <i>qu'autre chose</i>, +ou <i>plus autre chose</i> qu'ennuyeuse. Venait ensuite madame de la +Turbie, qui, depuis, épousa M. le duc de Clermont-Tonnerre. J'ai déjà +dit dans mes <i>Mémoires sur l'Empire</i> tout le bien que j'en pensais.</p> + +<p>Une dame du palais de la princesse Pauline, qui était aussi bien +belle, c'était madame de Mattis, mais seulement jusqu'à la ceinture. +Elle avait le buste d'une femme de cinq pieds deux pouces, surtout +la tête, qui était très-forte, et puis le reste <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> était de la +hauteur d'un enfant. Le visage de madame de Mattis était lui-même +d'un genre de beauté sévère; malgré cette admirable chevelure blonde +qui semblait appartenir à la tête d'une Galatée. Rien ne donnera +l'idée de ces magnifiques cheveux, pas même ceux de la duchesse de +Guiche, qui, certes, étaient et sont encore bien beaux. Madame de +Mattis fut très-aimée de l'Empereur et résista longtemps, ce que la +princesse trouvait fort étrange.</p> + +<p>—Savez-vous bien, madame, que l'on ne doit jamais dire <i>non</i> à une +volonté exprimée par l'Empereur? et que <span class="smcap">MOI</span>, qui suis sa +sœur, s'il me disait: <span class="smcap">Je veux</span>, je lui répondrais: Sire, +je suis aux ordres de Votre Majesté.</p> + +<p>Elle lui dit cela avec le ton solennel d'une aïeule qui prêcherait la +morale à sa petite-fille.</p> + +<p>M. de Montbreton, premier écuyer de la princesse, et qui jadis avait +été son ami <i>fort intime</i>, était toujours bon, aimable, le meilleur +des hommes pour vivre habituellement avec lui, et en même temps pour +le rencontrer comme homme agréable et spirituel. Je le connais depuis +mon enfance, et je lui conserve une profonde amitié.</p> + +<p>M. de Clermont-Tonnerre, également écuyer de la princesse, avait une +gaieté continuelle avec laquelle on est toujours un homme bon. Son +esprit n'était pas supérieur, mais on causait avec lui.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> Venait ensuite l'homme par excellence de la maison, et même +de la société française alors; c'était M. de Forbin!... Quel être +charmant était alors M. de Forbin!... que d'esprit... de talents, +d'agréments sans nombre, que les autres hommes n'ont guère que +partiellement et que lui réunissait! Une figure charmante ajoutée à +ces dons du Ciel... et maintenant que reste-t-il de cette œuvre +du Créateur?... Cette pensée fait bien mal!.. quel retour sur +soi-même!...</p> + +<p>Les salons des princesses avaient tous un caractère particulier. Chez +la grande-duchesse on y allait avec la crainte d'être jugée de deux +manières: pour son maintien et pour son langage, pour tout enfin... +Chez la reine Hortense, on y allait sans crainte... on y allait avec +la certitude de s'y amuser... Mais chez la princesse Pauline, on s'y +prenait huit jours d'avance pour savoir quelle toilette on aurait: la +princesse ne portait son attention que là-dessus. Une fois je vois +arriver à moi M. de Forbin, qui me dit avec une expression inimitable:</p> + +<p>—La princesse veut vous parler <i>immédiatement</i>.</p> + +<p>—Mon Dieu! qu'est-ce donc? Vous êtes bien sérieux!</p> + +<p>—Aussi la chose est-elle fort grave. Venez donc vite.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> Comme la princesse ne me faisait jamais grand'-peur, je +me remis bientôt, et en arrivant près d'elle j'étais toute prête +à recevoir ce qu'elle allait <i>me communiquer</i>, comme disait M. de +Forbin, et je me penchai vers son fauteuil.</p> + +<p>—Ma chère Laurette<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99" title="Go to footnote 99"><span class="smaller">[99]</span></a>, me dit-elle, comment avez-vous pu choisir +aussi mal que vous l'avez fait les fleurs de votre coiffure?</p> + +<p>—Mais, madame, ce sont les mêmes que celles de ma robe.</p> + +<p>J'avais une robe de tulle jaune, doublée de satin jaune et garnie +avec des touffes de violettes doubles, dans lesquelles il y avait de +la poudre d'iris de Florence très-forte, ce qui donnait une vapeur +embaumée à la robe lorsque je dansais...</p> + +<p>—Je sais bien que ce sont les mêmes. Mais il ne fallait pas les +prendre comme cela... il fallait garnir votre robe en scabieuses, par +exemple. Vous deviez songer que des violettes artificielles dans des +cheveux noirs comme les vôtres ont l'air de tripler vos boucles... +Cela vous donne l'air dur... fi donc!... Promettez-moi de changer ces +fleurs-là.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> —Oui, madame, lui répondis-je, fort amusée de cette +puérilité d'enfant qui lui faisait prendre attention à des choses de +cette nature.</p> + +<p>Ce qu'elle me reprochait, au reste, était vrai: rien ne sied plus mal +que des violettes dans des cheveux noirs.</p> + +<p>Ce même jour, la princesse fit un effet vraiment étonnant au moment +de son entrée dans le salon, tant elle était belle! Ce fut un murmure +d'admiration... Elle portait une robe de tulle rose, doublée de +satin rose et garnie avec des touffes de marabouts, retenues par des +agrafes de diamants d'une admirable beauté... Les touffes de plumes +étaient retenues par des rubans de satin rose qui partaient de la +taille et flottaient sur la robe; le corsage était en satin avec de +petites pattes tombant sur la jupe. Ce corsage était garni ou plutôt +cousu de diamants; à chaque patte tombait une poire en diamants +d'une eau et d'une taille admirables; les manches étaient en tulle +bouillonné, et chaque bouillon formé par des rangs de diamants<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100" title="Go to footnote 100"><span class="smaller">[100]</span></a> +qui le <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> serraient. Sur sa tête, il y avait deux ou trois des +mêmes marabouts rattachés avec des diamants, et, pour contenir le +paquet de plumes, était un bouquet de diamants posé sur la tige des +trois marabouts.</p> + +<p>J'ai dit plus haut que chez la reine Hortense on n'avait aucune de +ces craintes puériles, et c'est vrai. Elle était bonne, indulgente; +si au contraire l'Empereur trouvait à blâmer, elle prenait la défense +de l'opprimée: aussi nous y allions convenablement, mais ne craignant +ni le blâme de la maîtresse du lieu, ni sa raillerie.</p> + +<p>Ses bals étaient charmants. Sa maison me semblait faite pour +recevoir; on y trouvait tout ce qui amuse. Si par hasard on n'avait +pas voulu danser, ou qu'on fût malade, on se mettait devant une table +ronde dressée dans l'un des salons de la princesse, on y trouvait +toujours des livres, des dessins, des couleurs, des gouaches, tout ce +qui peut divertir des amis des arts. Pendant ce temps, la princesse +dansait, à moins qu'elle ne fût dans l'état où elle était le jour de +<i>la Vestale</i>. Alors, elle venait dans le salon où étaient la table et +les aquarelles, elle s'asseyait à cette table et causait; et on ne +s'en trouvait que mieux chez elle.</p> + +<p>—Voyons, tournez-vous un peu, que je fasse <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> votre portrait, +disait-elle à une jeune femme nouvellement mariée et dont la timidité +était si grande qu'elle devenait pâle au lieu de rougir quand on lui +parlait. À la proposition de la Reine, elle devint pâle d'abord, et +puis rouge, et enfin toute tremblante. Mais la Reine lui parla avec +une telle bonté, un accent si doux, qu'avant un quart d'heure cette +jeune femme causait et riait avec son peintre, qui ne pouvait plus, +nous disait-elle ensuite en riant, la faire tenir tranquille.</p> + +<p>La maison de la reine Hortense était mélangée comme agréments. +Plusieurs personnes étaient bien, quelques autres beaucoup moins, +et d'autres pas du tout. Madame de Viry, la mère, était aussi +ennuyeuse qu'on peut l'être; quelques autres aussi dans les dames +pour accompagner: je n'en excepte que madame de Broc, madame de Lery, +madame d'Arjuzon, et mademoiselle Cochelet, dont l'amère laideur +ne l'empêchait pas de se coiffer en bacchante et à la Camille des +<i>Horaces</i>; mais elle avait beaucoup d'esprit; elle était lectrice.</p> + +<p>Mais les bals du lundi, chez la reine Hortense, dépendaient peu, pour +leur agrément, des personnes de sa maison. Elle était elle-même la +plus charmante maîtresse de maison, faisant attention aux femmes qui +étaient mal placées pour qu'elles fussent mieux, veillant à ce que +les hommes fissent <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> danser les jeunes filles, qui souvent +dansaient moins que nous, qui étions jeunes d'abord et puis ayant +une maison et recevant, ce qui, au bal, nous le savons toutes, nous +faisait inviter de préférence à des femmes beaucoup plus jolies que +nous.</p> + +<p>Il y avait aussi dans l'hiver des bals d'enfants dont les jeunes +princes faisaient les honneurs. Nos enfants y allaient déguisés, ils +étaient charmants... Mes filles y furent un jour; l'aînée, qui alors +était déjà une ravissante créature, était habillée comme mademoiselle +Mars dans <i>la Jeunesse de Henri V</i>, et sa sœur en petit page. Ces +deux costumes eurent un grand succès.</p> + +<p>C'était ces jours là que la Reine était bonne et faite pour être +aimée! Elle était là comme la mère de toute cette jeunesse qui +tourbillonnait autour d'elle! On tirait une loterie pour les enfants +où tous les numéros gagnaient; elle y présidait, dirigeait les lots, +changeait ce qui ne plaisait pas, et devenait mère de chaque enfant +pour lui donner une joie. Combien mon cœur se serre en pensant +à l'exil<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101" title="Go to footnote 101"><span class="smaller">[101]</span></a> d'une personne qui ne fit jamais que du bien, qui ne +provoqua jamais un sentiment, je ne dis pas de haine, mais seulement +répulsif!... Toujours de l'amour et du respect!... et pourtant elle +<span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> est bannie de sa patrie! et dans quel moment...? lorsque sa +santé détruite réclame l'air de la patrie, le seul où l'on respire la +vie!</p> + +<p>Dans l'année 1814, dans ce même moment où elle sut prouver qu'elle +pouvait être à la fois aussi bonne qu'aimable, et courageuse, et +grande, la reine Hortense, sachant que l'empereur de Russie était +venu chez moi, me demandait assez souvent d'aller chez elle, ne +voulant pas lui donner des figures nouvelles. Un soir, nous étions +fort peu de monde, la conversation tomba sur le talent de conter; la +Reine contait à ravir, et, sans lui faire un compliment qui pouvait +être plat en le lui adressant à elle-même, nous lui dîmes qu'elle +serait bien aimable de nous raconter quelque chose.</p> + +<p>—Non, non, dit-elle, je ne suis pas assez pénétrée d'un sujet, quel +qu'il soit, pour entreprendre de raconter ce soir; il n'est pas +toujours temps pour l'esprit de conter. Mais ce qui aurait surpris +Votre Majesté, ajouta-t-elle en s'adressant à l'empereur de Russie, +c'est d'entendre raconter une chose intéressante à l'Empereur, ou +bien de lui entendre improviser une histoire.</p> + +<p>L'empereur de Russie sourit.</p> + +<p>—Croyez-vous que je ne connaisse pas cette charmante variété de son +esprit? croyez-vous donc qu'il ne m'a pas charmé autant qu'il le +pouvait?... <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> Je l'ai entendu un jour à Tilsitt raconter à la +reine de Prusse un fait arrivé, disait-il, dans les montagnes de la +Corse. C'était un homme qui se vengeait à la fois d'une maîtresse +infidèle et d'un ami perfide. En vérité, je vous jure qu'il fut +terrible au moment de la catastrophe... Plus tard, à Erfurth, étant +seulement avec le malheureux Duroc, Talma et moi, Napoléon improvisa +une histoire dont le sujet était pris dans l'histoire d'Orient, et où +il fut admirable. Ce fut ce jour-là que Talma s'écria: Mon Dieu, où +sont donc les imbéciles qui disent que je vous donne des leçons de +pose et de diction? j'en recevrais plutôt de vous, sire!</p> + +<p>—Il ne vous a jamais raconté une histoire italienne? demanda la +Reine.</p> + +<p>—Non, répondit l'empereur Alexandre, voilà tout ce que je connais de +lui.</p> + +<p>—Eh bien, sire, je veux que vous entendiez le conte de Giulio, +dit la Reine; il fut improvisé à la Malmaison, comme la duchesse +d'Abrantès peut vous le certifier; elle était avec moi ce même jour +où l'Empereur raconta cette histoire, qui, du reste, est vraie pour +le fond, et le fait principal du meurtre et de sa cause s'est passé +dans un couvent<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102" title="Go to footnote 102"><span class="smaller">[102]</span></a> de Lyon. La galerie venait d'être terminée, et +on s'y <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> tenait presque tous les soirs; l'Empereur, lorsqu'il +était de bonne humeur, aimait beaucoup ce qui était extraordinaire; +il aimait à faire impression, et c'était presque toujours sur nous, +pauvres femmes, qu'il aimait à exercer son pouvoir.—Il y a aussi +l'histoire d'un élève de Brienne; elle est aussi tragique que celle +de Giulio, et comme elle est vraie, elle nous cause toujours une +grande émotion... Mais celle de Giulio était terrible!.. Je l'ai +assez présente, et, si vous me soutenez, mesdames, Sa Majesté aura +l'histoire entière...</p> + +<p>Nous nous rapprochâmes de la table ronde autour de laquelle nous +étions déjà tous; on enleva deux lampes et on n'en laissa qu'une, +sur laquelle encore était un abat-jour. Il est vrai de dire que +l'Empereur prenait ainsi toutes ses mesures probablement pour obtenir +plus d'effet.</p> + +<p>La Reine commença:</p> + +<p>C'était pendant une soirée d'automne; nous étions rassemblés à la +Malmaison dans la grande galerie, et assez tristes du mauvais temps. +L'Empereur, qu'un ciel gris et orageux impressionnait aussi, sentit +le besoin de rompre le charme qui agissait sur nous; il dirigea la +conversation, et bientôt elle tomba sur l'amour et ses effets. Ma +mère parla de l'amour des créoles; madame la duchesse d'Abrantès, +de celui de l'Espagne, <span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> d'où elle revenait pour la première +fois<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103" title="Go to footnote 103"><span class="smaller">[103]</span></a>, et moi de l'amour dans notre belle France. Mais l'Empereur +nous imposa silence à toutes, et nous dit d'écouter l'histoire qu'il +avait à nous raconter; ensuite nous verrons, dit-il, quel est le pays +qui produit les passions les plus violentes... Écoutez.</p> + +<p>Et se plaçant au milieu de la galerie, il commença son récit:</p> + +<p>Un jour, il parut à Rome un être mystérieux dont l'âge, le nom, et +le sexe même, furent d'abord inconnus; les bruits les plus étranges +circulèrent bientôt dans la ville sainte. Les Romains aiment le +merveilleux; ils voulurent voir dans cet être bizarre de forme, et +dans ses mœurs habituelles, un objet sur lequel l'inquisition +devait avoir les yeux. Bientôt la curiosité redoubla; la foule visita +le quartier désert où cet individu s'était retiré, dans le palais +Gandolfo, demeure solitaire et ruinée où jamais un être vivant +n'avait choisi sa demeure.</p> + +<p>Un seul serviteur, silencieux comme son maître ou sa maîtresse, était +le compagnon de l'habitant du palais Gandolfo; il sortait seulement +pour aller aux provisions, puis il rentrait, et de huit jours l'herbe +qui croissait entre les pierres des galeries abandonnées n'était +foulée par un pied humain.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> Un jour, le bruit se répandit que le mystérieux inconnu +dévoilait l'avenir, qu'il prédisait, enfin, et que ses prédictions +étaient effrayantes presque toujours pour ceux qui allaient les +chercher.</p> + +<p>Quelque voilée que fût la personne de la sibylle, cependant on +finit par trouver qu'elle était femme, ou du moins que les indices +qui révélaient qu'elle était femme étaient suffisants.—Bientôt sa +renommée fut grande: on ne parlait plus que de la <i>sibylle</i>. Ce nom +lui resta.</p> + +<p>Deux jeunes Romains vivaient alors à Rome dans toute la douceur d'une +sainte amitié: l'un se nommait Camille, l'autre Giulio; tous deux +jeunes, tous deux beaux, tous deux riches de cette espérance qui rend +l'âme si radieuse à vingt ans. Camille, brave et déterminé, voulut +aller aussitôt chez la sibylle; Giulio, plus timide ou plutôt plus +craintif, redoutait l'avenir et ne voulait pas avancer le moment où +cet avenir se dévoilerait à lui. Il refusa longtemps. Enfin Camille +l'entraîna, et un soir, au moment où le soleil se couchait sur le +mont Quirinal, les deux amis franchissaient la porte redoutée du +palais de la sibylle.</p> + +<p>En entrant dans les vastes cours dont les dalles de marbre +résonnaient sous leurs pas, ils ne virent pas un être humain venir +à leur rencontre. Giulio <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> sentait ses jambes fléchir sous +lui... son front était humide et brûlant... il souffrait... mais +attiré par un charme qu'il ne pouvait vaincre, il suivait Camille au +travers des vieilles chambres, des salles désertes et des décombres +du palais maudit.</p> + +<p>Tout à coup, en traversant une galerie, les deux amis furent arrêtés +à la vue d'un immense rideau noir qui la partageait; au moment où ils +entrèrent dans cette pièce, une voix d'une douceur infinie prononça +ces mots:</p> + +<p>—Si vous voulez connaître votre sort, jeunes gens, passez derrière +ce rideau... mais auparavant, préparez-vous par la prière à cet acte +solennel.</p> + +<p>Involontairement Giulio tombe à genoux et prie. Camille s'incline +légèrement; puis il se relève, et mettant la main sur son poignard, +il écarte le rideau qui s'ébranle sous sa main et, se séparant tout à +coup, leur laisse voir le sanctuaire qu'ils étaient venus chercher.</p> + +<p>Au mouvement de son ami, Giulio s'était relevé et se disposait à +le suivre, en mettant comme lui la main sur son poignard; mais la +surprise qu'ils éprouvèrent tous deux fit retomber leur main à leur +côté.</p> + +<p>Ils ont enfin devant les yeux l'être mystérieux qui défie toutes les +recherches depuis bien des mois dans la ville de Rome... C'est une +femme!... <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> elle est jeune... belle même... ou du moins elle +le serait, sans une pâleur de la tombe, une fixité dans la prunelle +de ses yeux qu'elle tient ouverts et attachés sur les deux amis. Ses +traits sont beaux; mais cette pâleur cadavéreuse glace la pensée qui +est à côté du mot de beauté, et l'effroi est le seul sentiment que +les deux jeunes gens éprouvent en la voyant.</p> + +<p>—Que voulez-vous de moi? leur demande-t-elle avec cette même voix +harmonieuse qu'ils avaient entendue.</p> + +<p>—Connaître notre sort, répond Camille, plus hardi que son ami.... +Giulio baisse les yeux sans répondre.</p> + +<p>—Et vous? dit la sibylle...</p> + +<p>Giulio veut parler, sa langue glacée ne peut articuler un mot; enfin +il prononce à voix basse:</p> + +<p>—Je ne veux rien savoir.</p> + +<p>—Téméraire! dit la pâle et belle créature... ne sais-tu pas que +tout mortel qui franchit ce noir rideau doit venir à ma science et +partager la punition que Dieu m'infligera pour avoir osé pénétrer +dans ses décrets?...</p> + +<p>—Je vais, si vous le permettez, dit Camille, passer le premier +devant votre intelligence. Giulio sera plus assuré à mon retour.</p> + +<p>La sibylle fronça son noir sourcil sur son front <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> d'ivoire +et parut hésiter un moment; mais en remarquant la terreur visible de +Giulio, elle parut le prendre en pitié, et, faisant un geste de la +main à Camille, elle disparut avec lui derrière une vaste draperie +noire qui masquait une autre partie de la galerie. Quelques instants +suffirent pour la conférence de Camille et de la sibylle; il revint +auprès de son ami le sourire sur les lèvres.</p> + +<p>Mon horoscope est des plus heureux; mais elle n'a pas fait un +grand effort de science pour me le révéler. Elle m'a <i>prédit</i> que +j'épouserais ta sœur Giuliana, et que notre mariage serait +seulement retardé par une cause légère... Comme notre contrat est +déjà signé et que la ville entière le sait, la sibylle travaillait à +l'aise!... N'importe, va, mon Giulio, je t'attends; bonne chance!</p> + +<p>Giulio gagne en chancelant le lieu où l'attend cette femme étrange, +dont le rapport d'elle à lui est si terrible et si influent... Cette +draperie légère que sa main soulève lui semble être de plomb!... +Enfin il disparaît, et les longs plis de la noire et lugubre draperie +retombent et l'enveloppent comme un linceul.</p> + +<p>Pendant plusieurs minutes le plus profond silence régna dans la +partie séparée de la galerie où la sibylle était avec Giulio... +Tout à coup un cri perçant vient frapper l'oreille de Camille. +Il s'élance, <span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> son poignard au poing, et trouve Giulio à +genoux, les cheveux hérissés, les yeux hagards et attachés sur la +sibylle, qui, debout devant lui, une baguette de saule à la main, +ornée de bandelettes noires, et toujours avec le même calme et le +même regard atone, prononçait des mots incohérents dont Camille ne +put saisir le sens; le seul qu'il entendit fut <span class="smcap">MEURTRE</span> et +<span class="smcap">SACRILÉGE</span>, amour sans bornes!...</p> + +<p>À la vue de Camille, la sibylle parut courroucée:—Qui vous a +demandé? lui dit-elle avec hauteur; éloignez-vous! Mais il ne +l'écouta pas. Giulio était vraiment mal; il ne savait comment +l'emmener; sa raison était presque égarée, et rien ne le rappelait +à lui. Enfin il se laissa entraîner, et une fois hors de cet +antre, de cet <i>autre Averne</i>, l'air frais et balsamique de la nuit +rafraîchit le front brûlant du jeune homme. Mais il parle à peine +et d'une manière incohérente... il prononce des mots séparés, +parmi lesquels on entend surtout ceux de <span class="smcap">MEURTRE</span> et de +<span class="smcap">SACRILÉGE</span><a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104" title="Go to footnote 104"><span class="smaller">[104]</span></a>.</p> + +<p>Camille le remit chez lui, et à peine le vit-il plus calme qu'il +courut, avec plusieurs de ses domestiques et quelques-uns de ces +<i>bravi</i> qu'on <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> trouve à volonté à Rome, au palais Gandolfo; +il voulait contraindre la magicienne à confesser ce qu'elle avait +dit à son malheureux ami. Mais le palais était encore plus désert +que dans la soirée qui venait de s'écouler; personne dans aucune de +ses vastes galeries, personne dans aucun des plus obscurs réduits. +Partout la solitude, partout le silence, et pas une trace du séjour +même momentané de cette femme... Tout a disparu...</p> + +<p>Camille revint consterné. Il commence à croire qu'il y a un mystère +qu'il ignore dans l'âme de Giulio... Il retourne près de lui et le +trouve accablé. Le lendemain, il paraît mieux; mais il ne parle pas +de son aventure, et Camille lui-même ne chercha pas à la lui rappeler.</p> + +<p>Quelques semaines s'écoulèrent. Les préparatifs du mariage de Camille +et de Giuliana se faisaient avec toute la pompe que de nobles +familles mettent toujours dans une occasion aussi solennelle. Le +bonheur était sur le front de la jeune fiancée; Camille aussi était +heureux; mais il l'eût été davantage sans la connaissance qu'il avait +du fatal secret de son malheureux ami, ce secret qu'il ne savait +qu'imparfaitement encore!... et ne connaissait que par la douleur qui +frappait chaque jour la jeune tête de Giulio d'un nouveau coup...—Si +je pouvais te consoler, au moins! disait Camille à son ami!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> Giulio secouait lentement sa tête pâle, et répondait:—Tu +n'y peux rien, ni moi non plus, c'est ma destinée!...</p> + +<p>Enfin le jour du mariage arriva. Dès le matin, tous les serviteurs +de la maison de la mère de Camille mettaient en ordre le palais +héréditaire pour recevoir leur jeune maîtresse. Camille était tout à +fait joyeux. Depuis l'avant-veille, Giulio était enfin plus calme et +semblait avoir repris toute sa tranquillité. Le marquis de Cosmo, son +père, heureux également de le voir sourire, lui dit de se préparer +pour le départ. Le vieux marquis descendit en même temps et monta à +cheval pour aller jusqu'à Sainte-Marie-Majeure voir si tout était +prêt. Mais au moment de monter à cheval, le cheval se cabra, et +le marquis fit une chute qui, sans être nullement dangereuse, fit +remettre le mariage à la semaine suivante.</p> + +<p>Comme la famille du marquis entourait son lit, Camille dit +étourdiment:—Ah! mon Dieu! mon Dieu! voilà la prédiction de cette +maudite sibylle accomplie, et mon mariage retardé!</p> + +<p>Giulio pâlit en entendant ces paroles; un souvenir terrible le +saisit aussitôt... Il se retira dans son appartement, et ne voulut +voir personne qu'un vieux moine qui l'avait élevé et dont il était +tendrement aimé.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> Le marquis de Cosmo fut promptement rétabli, le jour du +mariage fixé, et, de ce moment, la joie revint dans les deux familles.</p> + +<p>Le matin du mariage, Camille vint de bonne heure au palais de sa +fiancée; Giulio était sorti, mais il avait fait dire qu'il se +rendrait à l'église. On partit, et le mariage fut célébré avec +toute la pompe que demandait cette solennité, à laquelle étaient +intéressées les premières familles de Rome. Mais, lorsqu'on revint +au palais de Cosmo, Giulio se trouva encore absent. L'inquiétude +s'empara alors vivement de son père et de sa sœur, ainsi que de +Camille. On envoya chez tous ses amis... Vers le soir, au moment où +le vieux marquis était pensif, occupé à écouter la relation que lui +faisait Camille de la soirée passée au palais Gandolfo, un inconnu +laissa une lettre pour lui et s'éloigna aussitôt.</p> + +<p>Cette lettre était de Giulio:</p> + +<p>«Mon père, disait-il, disposez de vos richesses en faveur de ma +sœur. Je suis mort pour le monde. <span class="smcap">Je dois fuir une destinée +funeste</span>, et vous devez préférer ne plus voir votre fils à le +voir indigne de vous.</p> + +<p>«Épargnez-vous d'inutiles recherches, ma résolution est inébranlable.</p> + +<p>«Adieu, mon père, bénissez votre enfant, car il est et sera toujours +digne de vous.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> Cet incident frappa d'une teinte lugubre les noces de +Giuliana. Camille épousait en elle la plus riche héritière de +l'Italie depuis la retraite de son frère; mais il aimait Giulio, et +son souvenir empoisonna longtemps le bonheur dont il jouissait.</p> + +<p>Le marquis de Cosmo découvrit enfin que le moine qui avait été +précepteur de Giulio connaissait la retraite de son fils. Il le manda +devant lui.</p> + +<p>—Mon père, lui dit-il, vous savez où est Giulio.</p> + +<p class="speakersc">LE MOINE.</p> + +<p>Oui, monseigneur.</p> + +<p class="speakersc">LE MARQUIS.</p> + +<p>Est-il à Rome?</p> + +<p class="speakersc">LE MOINE.</p> + +<p>Je ne puis le dire.</p> + +<p class="speakersc">LE MARQUIS.</p> + +<p>La puissance paternelle est la première de toutes, et c'est un père +qui vous commande de lui dire où est son fils.</p> + +<p class="speakersc">LE MOINE.</p> + +<p>La puissance paternelle elle-même n'est rien <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> devant celle +de Dieu, monseigneur... et celle-là m'ordonne le silence.</p> + +<p class="speakersc">LE MARQUIS.</p> + +<p>Quelle est votre excuse?</p> + +<p class="speakersc">LE MOINE.</p> + +<p>Je me suis opposé longtemps aux projets de Giulio, mais je l'ai vu si +déterminé que je n'ai plus eu de force que pour le guider dans leur +exécution.</p> + +<p class="speakersc">LE MARQUIS.</p> + +<p>Et quelle est-elle?</p> + +<p class="speakersc">LE MOINE.</p> + +<p>Il est entré dans un couvent pour y prononcer ses vœux.</p> + +<p class="speakersc">LE MARQUIS.</p> + +<p>Il n'a pas l'âge nécessaire pour disposer de lui, et je m'oppose à +cette résolution. Je vous ordonne de me dire le nom du monastère où +cet insensé s'est retiré.</p> + +<p class="speakersc">LE MOINE.</p> + +<p>Je vous répète que je ne le puis, monseigneur.</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> LE MARQUIS.</p> + +<p>Vous ne le pouvez!</p> + +<p class="speakersc">LE MOINE.</p> + +<p>Non, monseigneur, j'ai reçu cette confidence sous le sceau de la +confession, je ne puis parler.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">LE MARQUIS</span>, <span class="stage">après avoir réfléchi.</span></p> + +<p>Le grand-pénitencier peut-il vous relever de votre silence?</p> + +<p class="speakersc">LE MOINE.</p> + +<p>Oui, monseigneur.</p> + +<p class="speakersc">LE MARQUIS.</p> + +<p>Eh bien! il vous fera parler.</p> + +<p>Mais le lendemain même de cette conversation le moine disparut, et on +ne le revit jamais.</p> + +<p>Où était Giulio, cependant?... il était parti pour la Sicile; là +il avait vu le père Ambroise, prieur du couvent des dominicains de +Messine, à qui il était recommandé par le moine de Rome. Le père +Ambroise était un homme selon Dieu, un véritable apôtre. En voyant +Giulio, il comprit l'âme troublée de ce jeune insensé et lui refusa +positivement l'habit de frère qu'il lui demandait, et le contraignit +à faire son noviciat.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> Giulio était né avec une imagination ardente et vagabonde; +l'éducation singulière qu'il avait reçue n'avait pas modifié cette +nature indomptée qui ne savait quelle route elle devait choisir +pour arriver au bonheur. La mère de Giulio, d'une santé faible, +était idolâtre de cet enfant, et il fut constamment à ses côtés. Il +ne la quittait que pour aller prier à l'église ou dans la chapelle +du château lorsque la famille était à Torre di Monte, habitation +antique et féodale des marquis de Cosmo, dans les Abruzzes. Lorsque +la mère de Giulio le voyait abattu et pâle, elle passait sa main +dans les longs cheveux du jeune homme, et lui souriant doucement, +elle l'envoyait respirer un air plus pur dans la haute montagne. +Alors Giulio prenait un fusil et s'enfonçait dans les sauvages +solitudes des Abruzzes. Il aimait à découvrir des sites inconnus, +des retraites inaccessibles, des grottes creusées dans le granit par +les eaux d'un torrent; alors il souriait à la vue de sa conquête, il +regardait autour de lui comme s'il eût été le roi de la montagne; +puis il rêvait longtemps, il pensait combien il serait heureux dans +ces déserts avec une jeune fille qui prierait le Seigneur avec lui +au milieu de cette nature si grande et si belle... Cette jeune +fille serait le bonheur de Giulio; après son amour pour Dieu, elle +serait tout pour lui... Souvent il rêvait ainsi <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> d'amour, de +retraite et de bonheur, et puis tout à coup il se réveillait au son +lointain de la cloche d'un ermitage, ou bien au bruit d'un coup de +fusil tiré par un chasseur d'aigle dans ces hautes régions; alors le +jeune homme, rappelé à la vie matérielle, reprenait en soupirant le +chemin du château dont un jour il devait être seigneur, et ne jetait +sur ses hautes tours, ses vastes remparts, qu'un coup d'œil de +mépris... Ses domaines à lui étaient dans un autre monde.</p> + +<p>Depuis l'enfance, Giulio avait été lié avec Camille; celui-ci, franc +et jovial, riait et chantait tout le jour; il n'avait que deux +affections, son amitié pour Giulio, son amour pour Giuliana. N'ayant +ni père ni mère, il avait été élevé par le marquis de Cosmo, qui +avait géré son immense fortune comme si déjà il eût été son fils. La +connaissance de cette affection arrêtait le remords dans l'âme de +Giulio.—Je laisse un fils à mon père, se disait-il.</p> + +<p>Quelque temps avant l'aventure de la sibylle, Giulio perdit sa mère; +cette perte fut affreuse pour lui plus que pour un autre fils. Sa +mère avait toute sa tendresse. Elle l'aimait tant!...</p> + +<p>—Pauvre Giulio, lui disait-elle, que deviendras-tu, si un jour tu +aimes d'amour, mon fils?... Jamais ton cœur n'aura la tendresse +qu'il donnera... Tu seras malheureux... N'aime jamais, mon enfant +<span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> bien-aimé, ou bien... n'aime que Dieu!...</p> + +<p>Mais ce n'était pas à une âme de feu, à un cœur tout amour, qu'il +fallait demander de ne pas battre et de ne pas désirer. Giulio avait +vingt ans: il sentait souvent courir son sang en ruisseaux de feu +dans ses veines; alors il s'élançait dans la campagne, il partait +pour une longue chasse avec son fusil, son rosaire et son poignard; +il parcourait le pays ainsi, seul, sans même emmener Camille avec +lui. Il marchait pendant des heures entières; puis, quand il se +reposait, il priait Dieu et songeait.</p> + +<p>Alors ses rêves descendaient et l'entouraient comme un nuage d'or. +Il n'était plus sur la terre, et rêvait des félicités inconnues avec +un être que Dieu lui envoyait; mais au réveil son œil devenait +sombre, et il répétait la parole de sa mère:</p> + +<p>—Pauvre Giulio, tu ne seras jamais aimé comme tu aimeras.</p> + +<p>Ce fut en ce temps que cet être mystérieux vint à Rome pour avoir +cette funeste influence sur la vie de Giulio; tourmenté par cette +crainte d'aimer un jour sans être aimé, l'esprit déjà fatigué par +cette tension vers un même objet, affaibli intellectuellement par la +prière et de longs jeûnes prescrits par le moine, son précepteur, +qui, ayant reçu ses confidences, lui conseillait la prière comme son +<span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> unique refuge, Giulio fut accablé en écoutant l'oracle de la +sibylle.</p> + +<p>Amour! passion! sacrilége! meurtre! voilà les mots que trois fois +le malheureux prédestiné avait entendu tonner à ses oreilles. En +arrivant au palais de son père, il avait appelé le moine.</p> + +<p>—Que dois-je faire? lui demanda-t-il.</p> + +<p>Le moine l'aimait, mais il avait cette religion ignorante et +superstitieuse qui est loin de celle de saint Pierre, et plus encore +de celle de Jésus-Christ.</p> + +<p>Giulio combattit, mais les liens qui le retenaient étaient faibles, +tandis qu'une main puissante l'attirait à elle. Cependant, il +résistait encore, lorsque cette première partie de la prédiction +de la sibylle, le retard du mariage de sa sœur, le frappa +d'épouvante!... et il partit déterminé à fuir dans le cloître les +passions, le sacrilége et le meurtre. Sa raison n'était pas saine, +et son sang, agité par une année presque entière d'épreuves et de +tourments imaginaires, était tout prêt à recevoir les plus vives +impressions. Dominé par cette étrange superstition qui ne lui +laissait de salut que dans la vie monastique, Giulio tressaillait +encore sous les arcades froides et sombres du cloître, en se +rappelant les paroles terribles de la femme du palais Gandolfo: +Amour! passion sans bornes! sacrilége! <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> meurtre! Le +malheureux croyait railler le sort derrière les grilles massives du +couvent, comme si les murs d'un monastère arrêtaient la destinée!</p> + +<p>L'année du noviciat s'écoula; le père Ambroise, considérant la +jeunesse de Giulio, qui n'avait que vingt-deux ans, sollicita de +l'archevêque de Messine de prolonger d'une autre année le noviciat +du jeune homme. L'archevêque y consentit; mais Giulio reçut cette +nouvelle comme une douleur qu'on lui imposait. Toutefois, il +ne murmura pas, et remplit ses devoirs avec une si scrupuleuse +exactitude, qu'enfin le père Ambroise lui donna l'habit, au grand +contentement de tout le couvent, dont il était l'édification.</p> + +<p>Giulio était beau, et d'une beauté qui devait frapper d'abord; +aussi, lorsqu'il y avait une cérémonie dans l'église des dominicains +de Messine, on admirait la taille élégante du jeune frère et +l'expression céleste de ses beaux traits, qui, du moment où il avait +reçu l'habit, avaient repris leur calme accoutumé, et frappaient par +leur expression profondément sentie. Mais Giulio était comme ignorant +de tels avantages, et jamais son œil ne s'était levé sur lui, +lorsqu'avant de quitter le monde, il avait pu contempler son image.</p> + +<p>Plusieurs années s'écoulèrent; Giulio était toujours l'exemple +du couvent, mais quelquefois il se <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> demandait s'il était +heureux! Son cœur battait avec violence, sa tête brûlait d'un +feu qu'il ne pouvait calmer. Il souffrait d'un mal qu'il ne pouvait +expliquer... Il n'était soulagé que lorsqu'à la récréation du soir il +respirait l'air frais et embaumé du jardin; mais alors, si ses yeux +s'élevaient au-dessus des murs, il disait:—Que ces murs sont élevés!</p> + +<p>L'extrême régularité de Giulio, l'éducation soignée qu'il avait +reçue, lui avaient fait confier deux missions importantes, la +prédication et la confession; mais pour cette dernière fonction, il +était lui quatrième avec le père prieur. On aimait à l'entendre; il +était doux et onctueux dans la parole, et les Messinois, accoutumés +à des moines plus intolérants, l'aimaient et le vénéraient en même +temps. Il prêchait aussi fort souvent, et, préférant cette mission à +l'autre, il confessait peu.</p> + +<p>Un jour, il était dans sa cellule occupé à corriger un sermon pour +la fête de sainte Rosalie, lorsque le père Ambroise le pria de le +suppléer au confessionnal auprès d'une personne qui attendait, les +occupations du prieur ne lui permettant pas de descendre à l'église.</p> + +<p>Giulio avança son capuchon sur ses yeux, rabattit ses manches sur +ses mains, d'une remarquable beauté, et, après avoir fait sa prière +devant le <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> maître-autel, il entra dans le confessionnal, où +le pénitent l'attendait déjà. C'était une femme.</p> + +<p>Giulio tira le petit volet de la grille, et dit à cette femme qu'il +était prêt à l'entendre... Mais il ne reçut pour réponse que des +soupirs et des larmes... Un secret terrible semblait peser à l'âme de +la pécheresse.</p> + +<p>Enfin elle parla, mais d'une voix brisée par les sanglots.</p> + +<p>—Mon père, dit-elle... puis-je espérer la miséricorde divine? J'ai +offensé Dieu!... Croyez-vous qu'il me pardonnera?</p> + +<p>—Sa bonté est infinie, ma fille; elle surpasse nos fautes.</p> + +<p>—Mon père, j'aime... j'aime avec passion, avec un amour qui me +brûle, me dévore... J'aime... Oh! jamais je ne pourrai dire une telle +horreur!...</p> + +<p>—Ma fille, lui dit Giulio d'une voix sévère, douter de Dieu c'est la +plus grande de toutes vos fautes...</p> + +<p>—Eh bien! mon père, vous saurez tout. J'aime un homme que je ne dois +pas aimer... car je suis mariée, et cet homme n'est pas mon mari!...</p> + +<p>Un silence suivit cette dernière parole. Il semblait que la +malheureuse femme qui s'accusait ne pouvait articuler. Giulio était +ému... il souffrait... Enfin la pénitente reprit d'une voix plus +basse:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> —Mon père, non-seulement cet homme n'est pas mon mari... +mais il n'est pas libre... il est lié aussi; mais il chérit ses +liens... et moi, je déteste les miens.</p> + +<p>Elle pleura amèrement.</p> + +<p>—Et cet homme est-il jeune? demanda Giulio.</p> + +<p>—Jeune! oh oui! et si beau! Mais ce n'est pas cette beauté qui m'a +séduite... c'est ma destinée qui m'a jetée à cet amour comme une +proie à dévorer.</p> + +<p>À ce mot de <i>destinée</i>, Giulio frémit.</p> + +<p>—Oui, dit la femme avec égarement, il fallait une destinée +influencée par Satan pour que j'aimasse ainsi un homme séparé de moi +par des barrières d'airain.</p> + +<p>—Quel est donc cet homme? demanda Giulio.</p> + +<p>—Cet homme, mon père!... Eh bien! maudissez-moi au nom de Dieu... +dites qu'il n'y a pas de pardon pour mon crime. Celui que j'aime est +un religieux.</p> + +<p>—Malheureuse!...</p> + +<p>Mais la femme ne l'entendait plus; accablée sous le poids de sa faute +et de la honte de la révélation, elle se laissa tomber presque sans +connaissance sur les marches du confessionnal... Frappé d'horreur +et de crainte, Giulio jette les yeux sur la grille, et voit une +créature d'une céleste beauté, <span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> pâle et mourante, les yeux +fermés, et paraissant près d'expirer.</p> + +<p>—Ma fille, prononça-t-il doucement, ma fille, dites-vous, je le +répète, que la miséricorde de Dieu est infinie; revenez à vous...</p> + +<p>Sa voix s'étant élevée à ces derniers mots, la jeune femme +tressaillit...</p> + +<p>—Quelle est cette voix! s'écria-t-elle... Puis, comme si elle eût +eu honte d'elle-même, elle ramena son voile sur son visage baigné de +larmes, et se remit à genoux pour continuer sa confession.</p> + +<p>—Mon père, dit-elle avec un accent déchirant, cet amour est ma vie, +et il causera ma mort. Je sais que je suis coupable, et jamais celui +qui est la cause de cette ruine de moi-même ne le saura de moi. Je +mourrai donc, car je ne puis vivre sans lui; mais dites-moi que Dieu +me pardonnera. Oh! si je pouvais l'entendre lui-même m'annoncer la +divine parole!... s'il m'était permis de revenir l'entendre lorsqu'il +parle comme un messager du Ciel, dans cette chaire de vérité où je +le vis pour la première fois!—Dites, mon père... le croyez-vous +possible?</p> + +<p>Giulio ne répond pas... il pleure lui-même et prie avec ferveur. Il +vient d'entrevoir une horrible lumière; il craint qu'elle ne le +guide à un <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> affreux mystère... il ne peut, il ne veut pas +parler.</p> + +<p>—Priez et repentez-vous, malheureuse femme, dit-il enfin, et +redoutez le <span class="smcap">SACRILÉGE</span>.</p> + +<p>—Mon Dieu, dit la pécheresse d'une voix étouffée... mon Dieu, quelle +est cette voix!... c'est celle qui m'a perdue!... Mon Dieu! mon +Sauveur! ayez pitié de moi!</p> + +<p>Giulio se recueille; il reçoit encore quelques aveux, et prononce +d'une voix entrecoupée l'absolution conditionnelle sur la tête de +celle qui pleure avec tant d'amertume... Pour lui, il ne peut faire +un mouvement, toute son âme est dans ses yeux... ils suivent cette +femme lorsqu'elle sort du confessionnal pour aller se mettre à genoux +sur un carreau de velours qu'un valet de chambre vêtu de noir a placé +pour elle à quelque distance du confessionnal. Cette femme est belle, +d'une exquise beauté; en s'inclinant, son voile tombe, soit par le +mouvement, soit par une cause moins naturelle, et laisse voir une +profusion de cheveux dorés entourant un visage aux traits doux et +purs d'une madone. Ses mains, encore dégantées, sont d'une beauté +égale à toute la personne de cette femme, dont les vêtements et +l'entourage annoncent une noble et puissante dame de Messine.</p> + +<p>Giulio, les yeux attachés sur cette vision évoquée <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> pour lui +par l'enfer, n'en peut détourner sa vue. Le souvenir de la sibylle +pâlit devant ce visage d'ange, cette taille de vierge, si pure dans +tous ses contours; Giulio, jusqu'à cette heure, a vu bien des femmes +jeunes et belles, aucune n'a touché une des cordes de son cœur... +Le regard de celle-ci ne s'est pas levé sur le sien, et son cœur +bat en pensant à ce qui vient de se passer. Ah! c'est que la magie +de l'amour vrai a une puissance inconnue à tout ce qui touche +vulgairement le cœur. Celui de Giulio a sommeillé jusqu'à présent; +c'est en voyant Thérésa qu'il vient de s'éveiller.</p> + +<p>Cette femme passionnée, qui aime un religieux, cette femme, belle +comme la plus belle des vierges du ciel, cette femme est donc +l'ange de perdition qui doit accomplir l'œuvre de la destinée. +Déjà Giulio voit la première partie de la prédiction de la sibylle: +<span class="smcap">AMOUR SANS BORNES</span>!... et le sacrilége!... Oui, le sacrilége +est accompli, le religieux est aussi coupable que cette femme!.. car +lui aussi l'aime de toutes les forces de son âme...</p> + +<p>C'est en proie à des combats, des tourments, des souffrances amères, +premiers fruits de l'abandon de la vertu, que Giulio voit s'écouler +et les jours et les mois; il fuit l'église, il fuit cette chaire +de vérité où le religieux, dans toute la dignité de la mission +apostolique, enseignait aux hommes la divine <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> loi des +chrétiens. Il lutte avec lui-même; il fuit aussi cette femme qu'il a +revue d'abord, et qui l'a enivré du poison de son regard d'amour... +Maintenant, elle aussi le cherche et ne le trouve plus... emportée +par sa passion, elle sent quelle ne peut vivre sans celui à qui sa +vie appartient...</p> + +<p>—Giulio! dit l'infortunée lorsque, prosternée devant l'autel de +sainte Rosalie, elle paraît prier, et ne pense qu'à celui qu'elle +aime, ne voit que lui, n'implore que lui... Mais Giulio est retiré +dans le lieu le plus solitaire du monastère; couvert d'un cilice, +offrant à Dieu cet amour qui le brûle et le dévore, il pleure et +prie. Ignorant le sujet de cette austère pénitence, les moines +admirent sa ferveur; le père prieur le donne pour exemple à ses +frères.</p> + +<p>—Mon fils, lui dit-il un soir, où, prosterné sur les marches de +pierre du maître-autel, Giulio paraissait transporté dans un autre +monde dans l'extase de la prière, mon fils, levez-vous et écoutez-moi.</p> + +<p>Giulio finit sa prière, et, se relevant de la pierre où depuis +plusieurs heures il priait, il attend les ordres de son supérieur.</p> + +<p>—Le marquis de Campo-Santo vous requiert pour une œuvre sainte, +mon fils. Madame la marquise est à l'agonie; il veut qu'elle soit +exhortée par le frère le plus pieux de notre communauté... N'ayez +<span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> pas d'orgueil de ce que je vais vous dire, mon fils... mais +je vous ai choisi... Allez... allez porter à madame la marquise des +paroles de paix et de consolation comme vous savez les dire.. Le +marquis de Campo-Santo est un vieillard estimable et vénéré dans +Messine... Allez, mon frère, et que la bénédiction de saint Dominique +soit avec vous!...</p> + +<p>Giulio s'agenouille pour recevoir la bénédiction du prieur... En +se relevant, il voit près de lui un vieillard dont la haute taille +voûtée, les cheveux blancs, accusent le grand âge. Sur sa pâle et +noble figure était l'expression d'une peine profonde, mais que la +résignation à la volonté de Dieu tempérait...</p> + +<p>—Le frère Giacomo<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105" title="Go to footnote 105"><span class="smaller">[105]</span></a> est prêt à suivre Votre Excellence, dit le +père prieur.</p> + +<p>—Mon carrosse est à la porte du monastère, répond le marquis.</p> + +<p>Et tous deux sont bientôt loin du couvent.—La route fut silencieuse: +le marquis, oppressé par une violente douleur, demeurait avec ses +pensées; Giulio, préoccupé de la scène de mort qu'il allait avoir +sous les yeux, priait à l'avance pour la compagne de ce vieillard, +qui laissait seul dans la vie <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> celui avec qui elle l'avait +parcourue... et c'était le vieillard qu'il plaignait.</p> + +<p>La marquise avait été transportée dans une villa près de Messine pour +que la pureté de l'air fût encore plus parfaite... Cette villa était +sur le bord de la mer dans une ravissante position, qui recevait un +charme de plus de cette nature magique dont la Sicile est dotée... +En approchant de l'élégante habitation dont les colonnes de marbre +blanc se voyaient au travers des orangers et des arbres fleuris, +qui, par leurs émanations, embaumaient l'air à cette heure de la +journée, le moine sentit au cœur une douleur vive et profonde; +il lui parut que la nature insultait sans pitié à la mort de cette +femme, qui expirait peut-être en ce même moment au milieu des joies +de la création et de toutes ses pompes... Le soleil se couchait en +cet instant, et la bande de feu dont il bordait l'horizon entourait +cette mer de Sicile d'un cercle d'or étincelant de rubis... Le ciel +était pur, l'air était doux et tranquille; la mer, unie comme un +miroir, servait de champ aux courses nocturnes de tous les jeunes +garçons et les jeunes filles des hameaux de la côte; des barques +remplies de jeunes gens s'éloignaient du rivage aux dernières lueurs +du crépuscule: on entendait leurs chansons, leurs joyeux éclats de +rire... On était alors au moment de la vendange, <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> et la joie +des bacchanales étouffait la voix mourante de la femme qui avait +été une mère pour toute cette foule qui n'écoute même pas le son +de la cloche qui appelle les serviteurs du château aux prières des +agonisants!... La route avait été silencieuse... En arrivant devant +la porte de la maison, le marquis retrouva sa jeunesse pour s'élancer +au-devant d'un jeune homme pâle et défait qui vint au-devant de lui.</p> + +<p>—Ah! s'écria le marquis en voyant la physionomie du jeune homme, +est-il donc trop tard? votre mère!...</p> + +<p>—Calmez-vous, mon père! ma mère vit encore. Hélas! elle semble +attendre votre retour pour rendre à Dieu sa belle âme!... Elle +demande constamment si vous avez ramené avec vous le révérend père +Ambroise.</p> + +<p>—Le père prieur n'a pas pu venir, mon ami, répondit le marquis tout +en allant vers l'appartement de la malade; mais il m'a donné le +religieux le plus renommé de son couvent pour le suppléer...</p> + +<p>Le jeune homme gémit profondément et pleura, et les précéda pour les +annoncer. Le marquis fut contraint de s'arrêter.</p> + +<p>—Ah, mon révérend père! voilà comme elle est aimée!... Ce jeune +homme n'est pas son fils!.... <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> il serait son frère, car elle +est jeune et belle...; et c'est une tête de vingt ans que la mort va +frapper!...</p> + +<p>Giulio s'approcha de lui pour lui donner un peu de force et de +résignation, mais il ne trouva rien à lui dire: lui-même était frappé +par une puissance inconnue.</p> + +<p>—Laissez-moi seule avec le révérend père, dit la marquise +lorsqu'elle sut qu'il était arrivé.</p> + +<p>La voix de cette femme fit tressaillir Giulio. Tout le monde se +retira.</p> + +<p>—Mon père, dit la mourante, d'une voix que la faiblesse et l'émotion +rendaient à peine distincte, je vous ai fait appeler pour vous +demander votre pardon et vous supplier de me le faire accorder par un +homme que j'ai peut-être bien offensé... en attaquant sa vertu!... +Mais je vais mourir, et ma mort m'acquittera envers lui, n'est-ce +pas, mon père?...</p> + +<p>Giulio tombe à genoux devant ce lit qui contient sa seule affection +maintenant sur la terre... Sa seule religion, son seul Dieu, son seul +avenir..., cette femme qui vient de parler..., c'est Thérésa... C'est +la femme du confessionnal..., c'est la femme qui aime le religieux +d'une passion insensée..., c'est celle que lui aussi adore <span class="smcap">D'UN +AMOUR SANS BORNES</span>!... Il a déjà accompli les deux <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> +premiers arrêts de la destinée prononcés par la sibylle...; il ne lui +reste plus qu'à être meurtrier!...</p> + +<p>Après la soirée où se fit cette confession terrible dans l'église +du monastère de Messine, Giulio avait revu Thérésa plusieurs fois. +Fidèle à sa religion, il avait repoussé l'enchanteresse; mais il +avait bu le philtre entier par les regards, par les paroles, par tout +ce qu'il voyait, tout ce qu'il entendait exprimer par cette créature +toute de flamme et d'amour, qui adorait et ne voulait qu'être aimée...</p> + +<p>Enfin, le moine trembla pour elle et pour lui à la voix de Dieu +qui, un jour, parla plus haut que celle de la passion effrénée. +Il s'éloigna; Thérésa ne le revit plus. Elle retourna vainement à +l'église; la chaire n'était plus occupée, le confessionnal était +vide..., car, pour <span class="smcap">ELLE</span>, c'était Giulio qui était un être +humain, le reste était <i>néant</i>. Elle pleura...; elle souffrit, car +elle aimait, l'infortunée! de cet amour qui donne le ciel lorsqu'il +est heureux, mais qui tue lorsqu'il est méconnu!... Sa santé +s'altéra, et bientôt sa jeune vie fut atteinte et marquée. Alors elle +voulut que son dernier adieu parvînt à Giulio par une bouche sévère, +peut-être, mais sûre, et elle fit demander le père Ambroise... Sa +destinée, toujours inflexible, lui envoya Giulio.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> En entendant, en reconnaissant cette voix aimée dont le +pouvoir sur lui est bien autrement puissant que celui de Dieu, le +moine s'écrie et ne peut plus longtemps se cacher à Thérésa.</p> + +<p>—C'est moi, lui dit-il, moi qui veux mourir avec toi... moi qui +t'aime plus que tu ne m'aimes peut-être!... moi qui me perds!... moi +que tu rends sacrilége... Vis, Thérésa!... car, je te le répète... je +t'aime.</p> + +<p>Et ses larmes tombent sur le front de la mourante, sur son sein, sur +ses mains déjà froides... elles lui redonnent la vie... elles lui +montrent l'amour de Giulio.—Elle ne mourait que de sa douleur... +maintenant elle vivra... elle vivra pour l'amour, puisqu'elle est +aimée.</p> + +<p>Giulio et Thérésa échangent à peine quelques mots... ils étaient +inutiles dans leur situation... La jeune femme ne pouvait parler, +mais elle voyait Giulio, elle pressait sa main, interrogeait son +œil; et lui, la serrant dans ses bras, il rappelait au foyer de +la vie tout ce qui la fait doublement sentir quand on aime comme il +était aimé.</p> + +<p>Cependant il fallait feindre... toute une famille attentive était là +pour observer et peut-être punir si la moindre lumière frappait des +yeux trop confiants... mais rien ne parut faire impression sur le +vieillard trompé... La guérison presque miraculeuse <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> de la +marquise fut attribuée à la vertu des prières du frère Giacomo, et sa +renommée grandit encore.</p> + +<p>Thérésa fut bientôt en entière convalescence, et quelques semaines +s'étaient à peine écoulées que l'église des Dominicains la revoyait +encore devant son autel, priant un Dieu qu'elle offensait et qui ne +devait pas lui pardonner.</p> + +<p>Giulio l'aimait avec une égale passion; cependant il éprouvait des +remords et Thérésa n'en avait pas. Bientôt la vie du religieux devint +malheureuse. Il aimait toujours; mais l'excès même de cet amour lui +causait une terreur qui le rendait insensé... Il passait souvent des +nuits entières en prières, il s'infligeait les plus dures pénitences, +et toujours les mêmes terreurs venaient l'assaillir et troublaient +son âme jusque dans les moments où le charme de l'amour de Thérésa +lui faisait d'abord tout oublier.</p> + +<p>Elle s'aperçut enfin qu'un secret, un grand mystère était dans l'âme +de celui qu'elle aimait. Elle résolut de tout connaître, de partager +son sort, quel qu'il fût, et de lui faire voir qu'une femme, dans son +amour, n'est jamais dévouée à moitié.</p> + +<p>Elle lui demanda de lui confier la cause de ses souffrances, de ses +inquiétudes... Giulio résista d'abord... puis il lui avoua ce qui +s'était passé dans la terrible soirée du palais Gandolfo, et la +prédiction de la sibylle.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> Thérésa lui sourit doucement:</p> + +<p>—Tu es insensé, mon ami, lui dit-elle... Eh quoi! c'est ce mot qui +devrait effacer l'impression causée par les deux autres qui éveille +ta terreur!... Eh quoi! n'y a-t-il pas dans ces paroles de quoi faire +pâlir tout danger... toute inquiétude: <i>Amour sans bornes!</i> Oh! +Giulio, si tu m'aimais comme je t'aime!... nous serions heureux!</p> + +<p>Et pourtant il l'aimait ardemment!... Quelquefois, entraîné par +sa passion, Giulio fixait sur Thérésa un regard qu'il n'osait pas +rencontrer... Elle frémissait, son cœur battait, et le tumulte de +la passion était longtemps à s'apaiser dans cette âme ardente, qui ne +vivait que pour l'amour et par l'amour. Et pourtant cet amour était +pur comme celui de deux anges!</p> + +<p>Un jour, le prieur envoya Giulio à Naples dans une maison de leur +ordre pour une mission très-grave. Giulio partit sans avoir pu voir +Thérésa, et lui écrivit seulement en promettant son retour pour la +semaine suivante; mais un mois s'écoula dans cette absence... En +arrivant à Messine, le premier soin de Giulio fut de courir au palais +de la marquise... Il la trouva seule, sur une terrasse, au bord de +la mer... regardant les flots... pensant à lui... et pleurant... En +le voyant, elle oublie la retenue d'une femme, les vœux de celui +qu'elle <span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> aimait; elle se jette dans ses bras, le serre sur +ce cœur dont il était la vie, et pour la première fois comprend +que son bonheur, jusque-là si parfait en voyant chaque jour son ami, +pouvait encore être doublé par lui.</p> + +<p>Giulio partage et devine son émotion... Bientôt la sienne est trop +vive. Il serre Thérésa avec violence contre sa poitrine; puis, +la repoussant avec une égale rudesse, il s'éloigne du palais de +Campo-Santo, la raison égarée et murmurant avec terreur le mot: +<span class="smcap">Sacrilége!</span></p> + +<p>Il passa la nuit en prières... Le matin le trouva priant encore... Il +écrivit alors à Thérésa:</p> + +<p>«Séparons-nous, Thérésa... je ne puis supporter, et pour toi, +et pour moi, cette odieuse pensée d'une éternelle perdition!... +Éternité!... sais-tu ce que c'est que ce mot? Éternité!... et +quand la colère de Dieu l'a prononcée comme anathème, cette parole +terrible, comment avoir son pardon?... Et c'est à de telles peines +que je te condamnerais, Thérésa!... Jamais!... Je saurai souffrir!... +Séparons-nous!...»</p> + +<p>Thérésa était passionnée comme une Italienne, mais en même temps elle +était femme... Elle adorait Giulio... mais le sombre mystère de la +vie de cet homme l'effrayait en même temps qu'elle l'adorait. Cette +prédiction était pour elle comme une <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> énigme; ce qu'elle y +voyait, c'est que cette prédiction attaquait la vie du malheureux par +la puissance de la terreur... Alors encore une fois elle se sacrifia; +elle insista pour revoir Giulio!... Hélas! il avait raison! elle +crut le consoler en lui disant de douces paroles... et tous deux se +perdirent!...</p> + +<p>À dater de ce moment, l'existence de Giulio devint si malheureuse +que Thérésa dut pleurer en larmes amères la funeste pensée d'avoir +voulu le revoir!... Avant ce moment, Giulio n'avait pas de remords... +Maintenant il n'osait plus prier... Où donc était son refuge? Enfin +il ne put supporter un tel état... Il cessa de voir Thérésa, et +bientôt ne lui écrivit plus.</p> + +<p>Ce fut encore une nouvelle douleur pour la malheureuse femme!... Mais +lorsqu'elle avait souffert jadis, elle était innocente... C'était un +ange de pureté, une sainte colombe immolée sur l'autel du devoir!... +Et maintenant, qu'était-elle devenue?... Cette pensée la rendait +insensée; alors elle songeait à la mort... Hélas! la mort aussi était +un crime.</p> + +<p>Mais bientôt un devoir lui fut imposé. Ce devoir, elle le comprit... +il lui redonna de l'espérance... Il existait d'ailleurs maintenant +un motif pour qu'elle aimât la vie... Elle devait seulement +quitter l'Italie... aller en Espagne; en Amérique... Elle voulait +<span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> revoir Giulio une fois pour lui communiquer son plan... Il +fallait qu'il l'accompagnât... puis, s'il en avait la force, il la +quitterait... Mais Giulio se refusait à toutes les tentatives faites +pour le voir... Enfin Thérésa n'hésite plus, elle a organisé leur +fuite à elle seule... Et quand tout est prêt, elle se rend un soir, +au moment de la bénédiction, à l'église du monastère de Giulio... +Enveloppée dans un long voile noir, Thérésa, cachée derrière un des +piliers massifs de la nef, attend, dans une angoisse inexprimable, le +moment où Giulio restera seul pour sa méditation... Il passait devant +Thérésa, enfoncé dans sa rêverie, les bras croisés sur sa poitrine, +et ne voyant aucun des objets qui l'entouraient: tout à coup Thérésa +s'offre à lui... elle l'arrête et lui parle avec cette énergie que +prêtera toujours le cœur lorsqu'il est profondément ému... Elle +lui révèle un secret aussi, elle... car elle en a un comme lui, la +malheureuse!... Giulio recule devant le précipice ouvert devant +lui... Tout est prêt, lui dit-elle.—Jamais!—Eh bien! alors, un +dernier adieu, ce soir, à minuit... Tu as une clef du jardin du +couvent qui ouvre une porte du côté de la mer... donne-la moi, et ce +soir je viendrai te dire adieu pour toujours.</p> + +<p>Giulio égaré, interdit, entend marcher; il laisse tomber la clef +dans la main de Thérésa et s'enfuit <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> rapidement. Thérésa, +sûre de le revoir, s'éloigne avec joie.</p> + +<p>À minuit, malgré la terreur qui la domine, Thérésa se rend au +couvent; elle traverse une grève solitaire, ouvre la porte et se +trouve dans le jardin du monastère... L'insensée! sa vie, celle de +son amant, tout est joué sur un coup du hasard!...</p> + +<p>Thérésa ne voit rien; la nuit est sombre; pas de lune, pas une étoile +ne luit au ciel; elle entend marcher enfin... c'est Giulio! Mais il +n'est plus incertain, il a pris des forces, il les a prises dans une +pensée infernale.</p> + +<p>—Que me veux-tu? demande-t-il à Thérésa, d'un ton brusque et sévère. +Je <i>ne puis</i>, je <i>ne veux</i> pas partir; laisse-moi, et retire-toi en +paix; prie pour toi et pour moi... je prierai aussi pour tous deux... +pour nous faire pardonner par Dieu notre faute. Adieu, Thérésa, adieu +pour la dernière fois.</p> + +<p>Mais Thérésa est bien forte... elle prie au nom d'un autre! Elle se +jette à genoux; elle supplie, pleure, baigne de larmes brûlantes +les mains de Giulio... Il se laisse attendrir; lui aussi pleure sur +le front de Thérésa... Elle l'entraîne vers la porte du jardin; la +barque est prête... Un moment, et Thérésa triomphe!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> —Non! dit Giulio hors de lui, je ne puis!... pitié!..... +Mais Thérésa insiste avec plus d'ardeur; la porte est ouverte... +déjà ils en ont presque franchi le seuil, lorsque la cloche de la +chapelle sonne les premières matines; Giulio l'arrête et frémit. +Thérésa l'enlace de ses bras.—Laisse-moi, s'écrie le moine tout à +fait égaré... Et saisissant un poignard qu'il portait toujours, il le +plonge dans son sein...</p> + +<p>Elle tomba sous ce seul coup... Giulio ne fit pas un mouvement... +Le jour commençait à poindre; le moine regarda longtemps le corps +sanglant de la malheureuse femme; puis, tout à coup, il souleva le +cadavre, et, courant vers le rivage, il le jeta à la mer; retournant +ensuite avec la même rapidité vers l'église où déjà il y avait du +monde, il y entra avec sa robe teinte de sang et son poignard passé +dans la ceinture de sa robe. On le saisit, on le questionna; il +répondit avec vérité, quoiqu'il fût positivement fou en ce moment... +Les moines l'entraînèrent dans l'intérieur du monastère... On ne le +revit jamais.</p> + +<p>—Eh bien! sire, dit la reine Hortense à l'empereur de Russie, +comment trouvez-vous que Napoléon conduisait un drame?</p> + +<p>L'empereur Alexandre avait été profondément intéressé, ainsi que +chacune de nous, quoique nous connussions déjà le conte. L'empereur +en demanda <span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> une copie qu'il emporta à Pétersbourg. Il n'avait +pas de titre, et nous fûmes toutes d'accord de le nommer «<span class="smcap">la +Destinée</span>.»</p> + +<h2><span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> SALON DE MADAME RÉCAMIER,<br> +À CLICHY.</h2> + +<p>À l'époque où je parle de madame Récamier, il est impossible, à moins +de l'avoir vue et d'en avoir conservé le souvenir dans un cœur +dévoué à elle, de se faire une idée de sa fraîcheur d'Hébé et de +la grâce de son sourire. Il y avait dans l'accord de ce sourire et +de son regard plus de charmes qu'il n'en faudrait pour captiver +le cœur le plus sévère. C'était une création à part que madame +Récamier à cet âge de dix-huit ans; et jamais je n'ai retrouvé ni en +Italie, ni en Espagne, ce pays si riche en beauté, ni en Allemagne, +ni en Suisse, <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> la terre classique des joues aux feuilles de +rose, jamais je n'ai retrouvé ce que m'offrait alors madame Récamier.</p> + +<p>Madame Récamier, dans les premières années de son mariage, vivait non +pas retirée, mais dans un monde tout intérieur; elle vivait dans une +famille nombreuse formée de la sienne et de celle de son mari, et +lorsqu'elle allait dans le monde, c'était pour y produire un effet +qu'elle ne renouvelait que rarement. Elle était simple et bonne comme +elle l'est encore aujourd'hui, et la plus jolie femme de France et +peut-être de l'Europe.</p> + +<p>M. Récamier n'avait pas encore été atteint par le despotisme impérial +à cette époque; M. Barbé-Marbois n'avait pas posé sa main de fer sur +sa destinée; il était riche enfin. Cependant il habitait, rue du +Mail, n<sup>o</sup> 3, une maison assez ordinaire, et madame Récamier, toujours +simple et ne voulant que ce que son mari voulait, ne souhaitait rien +au delà.</p> + +<p>Cependant elle eut le désir d'avoir une campagne, et M. Récamier +lui fit arranger le grand château de Clichy-la-Garenne<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106" title="Go to footnote 106"><span class="smaller">[106]</span></a>, qui +appartenait <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> à madame de Lévy. Là elle pouvait venir à Paris +facilement, et lui-même pouvait, après la bourse, y aller dîner et +revenir le soir.</p> + +<p>L'intérieur de madame Récamier était surtout composé d'amis et de +personnes supérieures; ce fut toujours un bonheur pour elle que +d'aimer un être ou une chose au-dessus d'une ligne ordinaire; et +depuis que je la connais, j'ai su l'apprécier encore pour cette +volonté d'aimer surtout ce qui est beau et bon, même avec des +défauts. C'est la supériorité de sa haute nature qui produit cette +volonté; c'est une qualité de plus en elle.</p> + +<p>Cette maison de Clichy était jolie, sans être très-recherchée; +c'était dans ce lieu que madame Récamier, âgée de dix-huit ans, était +recherchée par tout ce qui avait alors un nom.</p> + +<p>Un jour, elle était dans un salon qui donnait sur le jardin, occupée +à mettre des fleurs dans une grande corbeille où elle les arrangeait +selon leurs couleurs. Dans cette occupation elle était ravissante; +elle avait une robe de mousseline blanche faite à la <i>prêtresse</i>, +comme on le disait alors; ses beaux cheveux n'étaient retenus par +aucune autre chose qu'un peigne d'écaille... Fort occupée de ses +fleurs, elle n'entendit pas la porte qui s'ouvrit et un nom qui fut +annoncé. La personne qui entra demeura quelque temps sans faire un +pas. <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> C'était Lucien Bonaparte, alors ministre de l'Intérieur.</p> + +<p>—Mon Dieu! que vous êtes charmante ainsi! Elle se retourna vivement, +mais sans témoigner de peur; elle n'en avait pas eu, et ne marquait +jamais que ce qu'elle éprouvait. Elle salua le jeune ministre d'un de +ses gracieux sourires.</p> + +<p>—On devrait vous peindre ainsi, lui dit-il.</p> + +<p>Elle sourit.—Ce serait une prétention, dit-elle.</p> + +<p>Dans ce moment, on entendit rouler une voiture, et le valet de +chambre annonça M. Fox et lord et lady Holland.</p> + +<p>—Nous sommes venus vous surprendre, dit M. Fox, et je crois que vous +aurez encore quelques visites ce matin.</p> + +<p class="speakersc">LADY HOLLAND.</p> + +<p>Oui, le général Moreau, la duchesse de Gordon, et, je crois, madame +Divoff et son mari.</p> + +<p class="speakersc">LORD HOLLAND.</p> + +<p>N'est-ce pas ce M. Divoff qui a conservé une immense coiffure frisée +et poudrée, parce qu'il ressemble, lui a-t-on dit, à Potemkin?... +C'est une drôle de manie.</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> LADY HOLLAND.</p> + +<p>Sa femme est excellente et sa maison fort agréable.</p> + +<p class="speakersc">LUCIEN BONAPARTE.</p> + +<p>Monsieur Fox a-t-il déjà parcouru Paris?</p> + +<p class="speakersc">M. FOX.</p> + +<p>Mais pas autant que je l'aurais voulu. J'ai des affaires, j'ai +des amis; le temps court si vite, et puis il y a tant de choses +curieuses, qu'en vérité, dans la crainte de ne pouvoir tout voir, je +me surprends quelquefois à dire que je ne verrai rien... et puis je +dois bientôt quitter ce que j'admirerai. Pourquoi le voir?</p> + +<p>Madame Récamier sourit et regarda M. Fox avec une finesse si +charmante, que ce sourire traduisait toute une pensée.</p> + +<p class="speakersc">M. FOX.</p> + +<p>Vous me trouvez absurde, n'est-il pas vrai, en parlant ainsi? mais +il y a une apparence de vérité. Nous avons en anglais un adage qui +signifie: «Il vaut mieux ne jamais se rencontrer que de se rencontrer +pour se quitter<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107" title="Go to footnote 107"><span class="smaller">[107]</span></a>.»</p> + +<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> <span class="smcap">LUCIEN</span>, <span class="stage">avec feu.</span></p> + +<p>Je ne pense pas ainsi...; et quand je ne devrais voir la femme que +j'aime qu'une minute dans un jour et même dans un mois, dans une +année, je préfère cette minute fugitive à ne la pas voir du tout. +C'est l'oubli, c'est le néant, l'absence totale!... Voir même pour un +moment un objet aimé, une grande et belle chose, cela suffit à l'âme.</p> + +<p>Fox regardait Lucien, qui parlait avec feu et qui s'animait avec +passion. Fox alla à lui et lui dit avec intérêt:</p> + +<p>—Parlerez-vous bientôt à la Chambre?.. Je voudrais vous entendre sur +un sujet intéressant.</p> + +<p>Lucien fut touché de cette marque d'intérêt, et dit à M. Fox +qu'il parlerait le quintidi prochain des manufactures, sur leur +accroissement et l'encouragement à donner au commerce.</p> + +<p>Fox sourit en entendant le mot <i>quintidi</i>, et dit à Lucien qu'il +ignorait quel jour ce serait.</p> + +<p class="speakersc">LUCIEN.</p> + +<p>Pardon! j'ai tort; mais l'habitude, vous le savez, est une autre +nature!... quintidi répond à jeudi prochain. Si vous voulez me faire +l'honneur de venir déjeuner avec moi, nous partirons après <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> +pour le Corps-Législatif. Je vous présenterai ma petite famille.</p> + +<p>On annonça le général Moreau; après lui vinrent M. de Lalande, M. de +Chazet, M. Vigée, tous hommes d'esprit, si ce n'est le général, qui +n'était pas le contraire, mais qui méritait plutôt le nom d'homme de +talent; puis ensuite la duchesse de Gordon et lady Georgina. Lady +Georgina était en deuil parce qu'elle avait été fiancée au duc de +Bedford, l'aîné de cette maison; il était mort quelques semaines +avant, et lady Georgina avait pris le deuil, selon la coutume tolérée +en Angleterre. Elle était jolie; mais à côté de madame Récamier +c'était cette différence d'une femme <i>qui veut</i> être jolie et +d'une femme qui l'est tout naturellement. Lady Georgina apprenait +à danser de Gardel, et dansait déjà fort bien le menuet de la cour +et la gavotte.—Je ne sais si elle l'a essayé après son retour en +Angleterre, lorsqu'elle y retourna avec le duc de Bedford, le frère +du fiancé mort, devenu son mari... et pourtant il n'y avait pas plus +de deux mois que l'aîné était allé rejoindre ses pères, lorsque la +fiancée donna sa main à l'héritier de ses armes et titres, et de sa +fortune surtout: il n'y a que les Anglais pour faire des choses comme +cela.</p> + +<p>La duchesse de Gordon passait pour folle, mais certes elle ne +l'était guère. N'étant pas riche, ayant <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> quatre filles, elle +déclara que ses quatre filles seraient toutes quatre duchesses,—et +elles le furent, moins une: la première fut duchesse de Leinster; la +deuxième, duchesse de Richmond; la troisième, duchesse de Bedford, +et la quatrième, mariée à lord Blum, fils aîné du lord Cornwallis, +eût été infailliblement duchesse si le roi n'eût pas été fou, parce +qu'il eût fait lord Cornwallis duc<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108" title="Go to footnote 108"><span class="smaller">[108]</span></a>.—Cette preuve de l'industrie +maternelle est assez comique à observer.</p> + +<p>Cette vieille duchesse de Gordon fut belle dans son temps, disaient +de vieux Anglais.—Nulle trace ne se voyait de cette beauté passée; +elle était ridicule, et voilà tout; du reste fort peu riche, et +n'ayant de l'argent du duc de Gordon qu'en le menaçant d'aller le +trouver en Écosse, où il habitait pour fuir sa femme.</p> + +<p>Les visites se succédèrent chez madame Récamier; lady Georgina et sa +mère devant rester à dîner laissèrent partir une portion des visites +du matin. La jolie mademoiselle Bernard (mademoiselle de Sivrieux), +depuis madame Michel, demeura aussi pour le soir, ainsi que lord +et lady Holland et M. Fox.—Le général Moreau et Lucien Bonaparte +ne purent rester et repartirent pour Paris, <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> mais point +ensemble, car ils ne s'aimaient pas; Lucien aimait son frère et ne +pouvait estimer celui qui était envieux de sa gloire.</p> + +<p>Lorsque le salon fut moins nombreux, M. de Chazet demanda à madame +Récamier si elle avait vu la pièce nouvelle.</p> + +<p>—Laquelle? demanda madame Récamier.</p> + +<p class="speakersc">M. DE CHAZET.</p> + +<p><i>Les Aveux difficiles.</i></p> + +<p class="speakersc">MADAME RÉCAMIER.</p> + +<p>Non. De qui est-elle?</p> + +<p class="speakersc">M. DE CHAZET.</p> + +<p>Vigée, salue donc.</p> + +<p class="speakersc">M. VIGÉE.</p> + +<p>Il faudrait, pour saluer, que Madame eût vu la pièce, et qu'elle en +fût contente: ce qui est douteux.</p> + +<p class="speakersc">M. DE CHAZET.</p> + +<p>Sois modeste tant que tu voudras; moi, je dirai que la pièce est +jolie, et très-jolie.</p> + +<p class="speakersc">LADY HOLLAND.</p> + +<p>Je l'ai vue et l'ai trouvée charmante. J'ignorais <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> qu'elle +fût de Monsieur; je lui en fais mon compliment.</p> + +<p class="speakersc">M. DE CHAZET.</p> + +<p>Il est fâcheux qu'elle n'ait qu'un acte: pourquoi ne pas avoir fait +de cette pièce<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109" title="Go to footnote 109"><span class="smaller">[109]</span></a> une œuvre capitale en trois ou cinq actes? +Il y a de la délicatesse, de l'esprit, et tout ce qui plaît dans le +dialogue.</p> + +<p class="speakersc">MADAME RÉCAMIER.</p> + +<p>M. Vigée, je crains d'être indiscrète, mais si vous vouliez nous dire +quelques vers de votre pièce;... certainement vous vous les rappelez.</p> + +<p class="speakersc">M. VIGÉE.</p> + +<p>Ah! madame, ce serait un tour de force que de me rappeler de mauvais +vers...</p> + +<p>Toutes les femmes l'entourent et le prient.</p> + +<p class="speakersc">M. DE CHAZET.</p> + +<p>Allons! Vigée. Je vais te mettre en train....</p> + +<p class="poem10"> + En parlant de Cléante, on me parla de soi,<br> + Puis insensiblement, et contre mon attente,<br> + <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> On oublia bientôt jusqu'au nom de Cléante.<br> + Cléante m'écrivait souvent: soins superflus!<br> + J'en parlais bien encor, mais je n'y pensais plus.</p> + +<p class="speakersc">LADY HOLLAND.</p> + +<p>Oh! que ces vers sont jolis, fins et délicats de pensée!</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME RÉCAMIER</span> <span class="stage">à Vigée.</span></p> + +<p>Eh bien! M. Vigée?</p> + +<p class="speakersc">M. VIGÉE.</p> + +<p>Madame, pardonnez-moi; je ne puis me rappeler deux vers de +suite; mais si la pièce est assez heureuse pour vous plaire par +l'échantillon que vous en a dit Chazet, j'aurai l'honneur de +vous envoyer une loge pour la troisième représentation, qui est +après-demain.</p> + +<p>Clichy était un lieu non-seulement habité par une femme qui le +rendait agréable, mais sa proximité de Paris le rendait une campagne +à part parmi les autres. Après le dîner, ce même jour, il vint le +général Junot, sa femme, Eugène Beauharnais, M. Ouvrard, M. Collot, +et une femme dont le nom, déjà fameux, devait grandir encore et +devenir célèbre et glorieux pour notre France: cette femme était +madame de Staël...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> Madame de Staël avait apprécié madame Récamier ce qu'elle +valait; son esprit supérieur avait jugé cette fleur, cette violette +embaumée qui pouvait bien vouloir se cacher, mais jamais être +inaperçue, et dont le parfum de beauté, de vertus et de tout ce qui +la fait aimer, la fera toujours découvrir par celui qui passera près +d'elle.</p> + +<p>Madame de Staël allait publier <i>Delphine</i>: le roman n'était pas +encore terminé; mais l'auteur en lisait quelquefois des lettres +détachées; et, ce même jour, elle en apportait une ou deux pour les +lire à madame Récamier. Mais aussitôt qu'elle vit autant de monde, +elle cacha son manuscrit.</p> + +<p>—Pour vous, à la bonne heure, dit-elle en pressant la main de madame +Récamier; pour vous seule.</p> + +<p>Lafon, qui venait aussi souvent chez madame Récamier, vint ce même +soir; lui et mon mari récitèrent des vers de Ducis et de <i>Tancrède</i>. +Madame de Staël, en voyant Junot et Lafon, se sentit excitée à suivre +leur exemple, et proposa à madame Récamier de jouer avec elle une +scène qu'elle a faite sur le sujet si pathétique d'Agar dans le +désert... Madame de Staël fut sublime dans le rôle d'Agar, et madame +Récamier vraiment <i>angélique</i> dans le rôle de l'ange... Sa ravissante +figure avait une expression radieuse qui frappa <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> tout ce qui +était autour d'elle. Fox était dans l'enchantement.</p> + +<p>—Quelle charmante créature! disait-il; c'est vraiment l'œuvre +de la Divinité dans un jour de fête! Voyez comme elle est douce! ce +sourire! ce regard! ce son de voix! cette chevelure soyeuse! et cette +expression gaie, calme et pure que reflète son regard, et qui annonce +le contentement d'une belle âme!...</p> + +<p>En entendant M. Fox, on était non-seulement de son avis, mais heureux +de penser comme lui; il semblait qu'on voyait dans l'avenir, que +d'aimer un jour cette même personne avec toute la tendresse du +cœur suffirait seul pour faire oublier ses peines, quelque vives +qu'elles fussent.</p> + +<p>M. Ouvrard, qui était aussi un des habitués du salon de Clichy, ce +même soir, demanda à madame Récamier de venir voir le Raincy, qu'il +venait d'acquérir avec M. Destillères.</p> + +<p>—Vous seriez bien aimable de venir voir nos lilas et nos arbres de +Judée, dit-il avec cette courtoisie qu'il avait vraiment devinée.</p> + +<p>—Je ne connais pas le Raincy, dit lady Holland.</p> + +<p>—Voilà, milady, une belle occasion de le connaître; et, se tournant +vers madame Récamier, il la pria de venir au Raincy avec toute la +société de Clichy, et d'engager qui lui conviendrait.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> L'offre fut acceptée, et le jour fixé au mardi suivant.</p> + +<p>La journée de Clichy se termina comme habituellement. On fit de la +musique; madame Récamier joua admirablement du piano; une de ses +cousines, jolie personne de seize ans, qui l'accompagnait avec un +tambour de basque, en jouait avec une grâce charmante (car on en +joue). Steiblt venait de publier ses <i>Bacchanales</i>, qui étaient +de jolis airs de sa composition avec accompagnement de tambour de +basque. Madame Récamier dansait aussi un pas avec le tambour de +basque dans lequel elle était semblable aux Heures d'Herculanum.</p> + +<p>La journée passée au Raincy fut charmante.</p> + +<p>M. Ouvrard fit servir le déjeuner dans l'orangerie. Le temps était +superbe, et ce beau parc éclairé par un soleil de juin bien pur et +bien doux encore, quand il n'est pas encore brûlant, et que ses +rayons d'or éclairent cette belle futaie qui est à côté du château, +et vient ensuite glisser sur les belles pelouses qui sont enserrées, +comme par une ceinture de fleurs, par l'allée de lilas et celle +d'arbres de Judée en fleurs.</p> + +<p>Madame Récamier et madame de Staël vinrent ensemble; les autres se +suivirent: mon mari et moi, avec Lucien et M. Fox, madame Visconti +<span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> et Berthier; lady Georgina et sa mère; lord et lady +Yarmouth; M. de Montrond; M. et madame Divoff; la belle duchesse +de Courlande, et le prince Trobetzkoï, qu'elle repoussait alors et +qu'un an après elle avait pour mari; le prince Grégoire Gagarin, le +comte Armand de Fuentès, Don Alphonse Pignatelli, son frère... Eugène +Beauharnais et une foule d'autres personnes dont les noms me sont +échappés.</p> + +<p>C'était une ravissante habitation que le Raincy. On admirait surtout +cette salle de bain offrant le luxe le plus beau, celui qui est +caché. En effet, en entrant dans cette salle de bain, vous ne voyez +pas d'abord ce qui en fait le grand prix. Les cuves ont été creusées +dans les Vosges et sont faites d'un seul morceau de granit; elles ont +été creusées dans un seul bloc chacune, et ensuite amenées à Paris. +La cheminée est en vert antique; le carreau est en larges dalles +de marbre jaune antique et fort estimé. La salle est en demi-lune; +dans la partie circulaire, est un sopha en velours vert. Au-dessus +et tout autour de cette demi-rotonde est représenté le bain de Diane +avec ses nymphes et Actéon. Les cuves sont enfermées entre quatre +piliers de granit aussi des Vosges. À ces pilastres sont attachés des +stores en satin blanc. C'est une délicieuse retraite que cette salle +de bain. À côté est une charmante <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> chambre à coucher<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110" title="Go to footnote 110"><span class="smaller">[110]</span></a>. +Lorsque trois ans plus tard je fus maîtresse du Raincy, j'y logeais +de préférence à mon appartement du premier.</p> + +<p>Au moment où l'on allait commencer une promenade avant le déjeuner, +promenade qu'on devait faire dans des chars-à-bancs et des calèches +préparés par M. Ouvrard pour les amis de madame Récamier, on vit +arriver une calèche par la grande avenue de peupliers.</p> + +<p>—C'est madame Krudner, dit madame Récamier.</p> + +<p>—Ah! dit madame de Staël, madame de Krudner qui vient de publier un +roman?</p> + +<p>—Oui, <i>Valérie</i>.</p> + +<p>—Il est bien, ce roman. Il y a de l'âme, il y a du cœur et du +style; elle fera bien de continuer, car je lui soupçonne un vrai +talent.</p> + +<p>Ce roman de Valérie est, en effet, charmant; <i>Valérie</i> fut lu par moi +avec grand intérêt, et le cas que l'on fait aujourd'hui de ce même +livre me montre que son mérite est réel, pour avoir survécu <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> +à trente années de sommeil et même à trente-quatre.</p> + +<p>Je ne connaissais pas madame de Krudner; je voulus lui être +présentée, et je la vis de près avec beaucoup d'intérêt. Sans doute +elle ne frappait pas comme madame de Staël, parce qu'elle n'avait que +du talent et que madame de Staël avait du génie. Cette différence +doit être admise par qui n'a connu ni l'une ni l'autre.</p> + +<p>Madame de Krudner était une femme de très-grande taille, paraissant +en avoir une plus grande encore en raison de sa maigreur. Elle +était d'une extrême pâleur et très-blonde; elle avait été elle-même +l'original de Valérie. On me dit qu'elle ne le niait pas lorsqu'on +le lui demandait; j'avoue qu'étant jeune, cela me parut étrange. +Toutefois, je la trouvai ce qu'elle était, parfaitement aimable; elle +avait déjà le goût des idées mystiques et novatrices, et ne pouvait +parler pendant une heure sur un sujet sans y mêler aussitôt quelques +mots de religion.</p> + +<p>La journée fut charmante; Ouvrard s'entend comme personne à monter +une partie, à la diriger et à la maintenir toute une journée. Je l'ai +vu ainsi au Raincy, et lorsqu'il recevait à la pompe à feu. Garat +avait été invité; il chanta, et la journée fut complète.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> J'ai parlé tout à l'heure de la simplicité de la campagne +de Clichy; il n'en fut pas toujours ainsi autour de madame Récamier. +M. Récamier, voulant que sa jeune femme trouvât chez elle les +jouissances de son âge, acheta, même sans l'en prévenir, le superbe +hôtel de la rue du Mont-Blanc dans lequel loge aujourd'hui madame +Lehon. Bertaut, l'architecte, fut requis pour meubler cet hôtel et en +faire un palais enchanté; Bertaut avait du goût, et un goût exquis; +je n'ai jamais vu un appartement arrangé par lui autrement que +très-bien. Celui de madame Récamier fut un des mieux parmi les plus +soignés; la salle à manger, la chambre à coucher, le premier salon, +le grand salon, tout était magnifiquement et élégamment meublé. La +chambre à coucher, surtout, a du reste servi de modèle à tout ce +qu'on a fait en ce genre; je ne crois pas que depuis on ait fait +mieux. Je ne le pense pas comme les gens qui croient que rien n'est +beau que ce qu'a produit leur temps; je le dis parce que l'évidence +est là.</p> + +<p>Ce fut dans cette maison que se donna le premier bal en règle qui +se soit donné dans une maison particulière, parce que les bals de +ministres sortent de la ligne, ainsi que les bals étrangers. Je dis +donc que les bals de madame Récamier furent les plus beaux qu'on +eût vus jusque-là dans <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> Paris; elle en faisait les honneurs +avec une grâce parfaite et cette bonté si gracieuse qui lui gagne +les cœurs. Quand je parle d'elle, il me faut être en garde contre +moi-même, car je répèterais toujours ce que je dis d'elle; il me +semble que je ne l'ai pas encore assez dit.</p> + +<p>Madame Récamier est la première personne de Paris (car il faut que +justice soit rendue à qui il appartient) qui ait eu une maison +ouverte où l'on reçût: elle voyait d'abord beaucoup de monde pour +l'état de son mari; ensuite, pour elle, il y avait une autre manière +de vivre, une autre société que celle que nécessairement son goût +exquis ne pouvait confondre avec ces hommes qui savent et connaissent +la vie;... portée à la bonne compagnie par sa nature, aimant ce qui +est distingué, le cherchant et voulant avoir un bonheur intérieur +dans cette maison où le luxe n'était pas tout pour elle, et où son +cœur cherchait des amis... Elle se forma une société, et malgré sa +jeunesse elle eut la gloire dès ce moment de servir de règle et de +modèle aux autres femmes.</p> + +<p>On y rencontrait, outre madame de Staël, Adrien de Montmorency, +Benjamin Constant, Mathieu de Montmorency, ces hommes qui connaissent +le monde et l'embellissent avec leurs coutumes courtoises et +l'extrême quintessence du savoir-vivre <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> comme avec leur +esprit; M. de Bouillé, et d'autres hommes encore qui pouvaient être +avec ceux que je viens de nommer, comme M. de Chateaubriand, M. de +Bonald, M. de Valence, M. Ouvrard; ce dernier avait la connaissance +du monde et pouvait être à la fois l'homme du jour et l'homme +d'autrefois.</p> + +<p>Après Clichy, madame Récamier eut une autre campagne, Saint-Brice; +c'était un plus beau lieu que Clichy: les ombrages étaient plus +épais, les eaux plus belles. Madame Récamier aimait Saint-Brice... +mais bientôt il lui devint plus cher par l'hospitalité qu'elle +y donna à une amie malheureuse. Madame de Staël, poursuivie par +Napoléon, trouva sous le toit de madame Récamier ce que toujours on +aura près d'elle: du repos et de l'espoir.</p> + +<p>Junot était à Saint-Brice lorsque madame de Staël y arriva; son +désespoir lui fit mal.</p> + +<p>—Sauvez-la, dit madame Récamier à Junot.</p> + +<p>—Je le voudrais pour vous, puisque vous le souhaitez, et pour elle +aussi, car elle me fait mal; mais elle a bien irrité l'Empereur.</p> + +<p>—Faites tous vos efforts, répéta l'ange.</p> + +<p>—Je ferai si bien que je me brouillerai plutôt avec lui s'il ne me +l'accorde pas.</p> + +<p>—N'allez pas faire de coup de tête, lui dit madame <span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> +Récamier de sa douce voix... et à cette voix toute tempête se calmait.</p> + +<p>Mais tout fut inutile. Comme on l'a vu dans le volume précédent, +Napoléon fut inflexible, et dans sa colère il laissa échapper une +parole haineuse contre madame Récamier; aussi, lorsque quelques mois +plus tard, étant demandée par cette même amie qui voulait lui dire +un dernier adieu, madame Récamier voulut tout quitter pour aller +rejoindre madame de Staël, Junot la supplia de rester.</p> + +<p>—Vous ne reviendrez plus, lui disait-il, le cœur brisé... Vous ne +reviendrez plus ici...</p> + +<p>—C'est impossible, on ne peut me punir de remplir un devoir sacré, +disait la douce et angélique créature, elle qui n'avait jamais +éprouvé un sentiment haineux... et dont l'âme, quoique passionnée, +est remplie de cette mansuétude qui fait aimer plutôt que haïr.</p> + +<p>Hélas! la prédiction de l'amitié ne fut que trop vraie! Madame +Récamier ne revint plus à Paris... et ne revit plus cet ami qui lui +était si dévoué que dans l'exil, et lorsque lui-même marchait à la +mort<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111" title="Go to footnote 111"><span class="smaller">[111]</span></a>!...</p> + +<h2><span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> SALON DE MADAME REGNAULT DE SAINT-JEAN-D'ANGÉLY,<br> +À PARIS ET AU VAL.</h2> + +<p>Parmi les femmes qui, à la fin du dernier siècle et au commencement +de celui-ci, marquèrent par leur beauté, madame Regnault de +Saint-Jean-d'Angély tient une des premières places. Elle était +parfaitement belle, surtout en 1795 et 1796, au moment où l'armée +d'Italie avait ses quartiers à Milan. Son portrait, par Gérard, est à +peu près de cette époque; elle y est représentée comme une femme de +vingt ans à peu près<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112" title="Go to footnote 112"><span class="smaller">[112]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> Madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély est une personne que +je connais depuis longtemps et que j'ai toujours aimée; elle a de +l'esprit, de l'instruction, des talents, et tout ce qu'il faut au +cœur pour de solides amitiés; c'est une femme qu'on recherche, qui +plaît et qu'on aime quand on la connaît...</p> + +<p>Regnault de Saint-Jean-d'Angély n'était pas tout à fait aussi aimable +que sa femme; sans doute il avait du talent comme orateur, mais il +était un peu brutal, et souvent plus cynique qu'il n'aurait fallu +qu'il le fût avec les femmes qui étaient chez lui; mais après tout il +avait de la bonté, et puis, pour ceux qui aiment l'Empereur, Regnault +de Saint-Jean-d'Angély était un homme vraiment digne d'être apprécié +comme un des plus fidèles serviteurs de Napoléon. Cette différence +d'amabilité entre le mari et la femme formait une disparate qui +quelquefois causait de la rumeur dans le salon de la jolie maison de +la rue du Mont-Blanc où nous nous réunissions bien souvent alors.</p> + +<p>J'étais fort liée avec madame Regnault dès les premiers temps de mon +mariage. Junot était ami de Regnault, et comme sa femme me plaisait, +nous <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> nous liâmes, et la chose fut d'autant plus facile que +les mêmes liens de société nous furent communs, et lorsque madame +Marmont revint d'Italie avec son mari, après la campagne de Marengo, +ces relations furent encore plus étendues. Madame Regnault voyait +comme moi M. et madame Marmont, M. et madame Maret, M. et madame +Duroc, Savary et sa femme, Eugène Beauharnais, et... Que dirai-je? +presque toutes les femmes et les maris, dans les premières années du +Consulat, étaient plus réunis que par la suite, et faisaient moins +maison à part, et nous nous connaissions mutuellement beaucoup.</p> + +<p>Regnault de Saint-Jean-d'Angély était un homme d'un grand savoir, +dont Napoléon faisait grand cas. Y avait-il un cas difficile à +résoudre, c'était toujours Regnault qui en était chargé. Son +affection pour l'Empereur, après cela, entrait pour quelque peu dans +la réputation qu'on lui accordait; mais il en avait une grande et +méritée par lui-même.</p> + +<p>Il lui arriva une singulière histoire, la première année où il fut +propriétaire de son petit hôtel, rue du Mont-Blanc.</p> + +<p>Il était un matin à s'habiller, lorsqu'on lui dit qu'un monsieur fort +bien mis demandait à lui parler seul. Regnault achève de s'habiller +et fait entrer <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> le monsieur. Sa femme était dans la pièce +voisine.</p> + +<p>Le monsieur était un homme de cinquante ans environ; ses manières +étaient distinguées, et tout en lui annonçait un homme comme il faut. +Regnault avait le tact prompt, et lorsqu'il faisait mal, c'était sa +faute. Il s'avança vers le monsieur et lui demanda en quoi il pouvait +lui être utile.</p> + +<p class="speakersc">M. DE ***.</p> + +<p>Monsieur, ma demande et ma présence sont toutes deux étranges chez +vous, mais non dans cette maison... car... elle fut jadis à moi.</p> + +<p class="speakersc">REGNAULT.</p> + +<p>Monsieur, j'ai acheté cette maison il y a un an, je l'ai payée +comptant à mon notaire, et, certes, ce qu'elle vaut, si ce n'est +plus; alors je...</p> + +<p class="speakersc">M. DE ***.</p> + +<p>Oh! monsieur, je ne viens pas pour réclamer une somme qui ne m'est +pas due par vous, je ne le sais que trop... j'ai une autre requête à +vous présenter.</p> + +<p class="speakersc">REGNAULT.</p> + +<p>Monsieur, s'il dépend de moi de vous être utile, <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> comptez +sur mon appui, et sur tout ce que je pourrai faire.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE ***</span>, <span class="stage">regardant autour de lui.</span></p> + +<p>Monsieur, je dois vous annoncer que j'ai émigré; peut-être cet aveu...</p> + +<p class="speakersc">REGNAULT.</p> + +<p>Monsieur, personne plus que moi ne respecte les opinions. Je suis +indulgent pour les autres et demande même tolérance pour moi.</p> + +<p class="speakersc">M. DE ***.</p> + +<p>J'ai donc émigré, monsieur; mais ma femme avait une enfant trop jeune +pour l'emmener avec moi... Elle resta! elle resta, monsieur!... et +elle périt sur cet échafaud que j'avais fui!... Un vieux domestique +demeura alors chargé du soin de ma pauvre petite fille... Ce vieux +serviteur, demeuré seul avec l'enfant pendant la captivité de la +mère, songea à mettre à l'abri ce qui restait de la fortune de ses +parents, et, dans cette maison même, il enterra mon argenterie, les +diamants de ma femme et une somme de trente mille francs en écus de +six francs... Maintenant, monsieur, je me mets à votre disposition. +Je sais <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> que la maison est à vous, que tout ce qu'elle +contient est à vous... et que...</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME REGNAULT</span>, <span class="stage">qui est survenue.</span></p> + +<p>Monsieur, depuis que votre domestique a enfoui cet argent, la maison +a appartenu à une foule de gens dont nous ne pouvons répondre. Si par +malheur le trésor que vous venez réclamer est enlevé, nous en serions +bien malheureux, je vous le jure; mais s'il est encore ici, je suis +caution pour mon mari qu'il vous le rendra à l'instant; n'est-ce pas, +mon ami?</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">REGNAULT</span>, <span class="stage">embrassant sa femme.</span></p> + +<p>Bonne Laure! est-ce que cela se demande?</p> + +<p class="speakersc">M. DE ***.</p> + +<p>Je puis donc espérer...</p> + +<p class="speakersc">REGNAULT.</p> + +<p>Nous allons descendre dans le jardin pour voir...</p> + +<p class="speakersc">M. DE ***.</p> + +<p>C'est dans la cave, et non pas dans le jardin, monsieur.</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> REGNAULT.</p> + +<p>Eh bien! dans la cave soit. Avez-vous un plan de la maison? car les +caves sont vastes.</p> + +<p class="speakersc">M. DE ***.</p> + +<p>Oui, monsieur. Et il tira en effet de sa poche une grande feuille de +papier sur laquelle une sorte de plan grossier était tracé: tout y +était indiqué avec le plus grand soin, mais mal fait.</p> + +<p class="speakersc">REGNAULT.</p> + +<p>Monsieur, descendons; je fais des vœux pour que nous trouvions ce +que vous cherchez.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE ***</span>, <span class="stage">avec émotion.</span></p> + +<p>Vous êtes un noble et digne homme, monsieur!</p> + +<p class="speakersc">REGNAULT.</p> + +<p>Bath! je ne suis pas meilleur qu'un autre... Tenez, demandez à ma +femme, elle vous dira que j'ai de mauvais moments.</p> + +<p class="speakersc">MADAME REGNAULT.</p> + +<p>Je ne me souviens que des bons moments: allons à la cave!</p> + +<p>On chercha longtemps. M. de *** avait déjà fait <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> au moins +cinq ou six fois le tour des caves, et on n'avait rien trouvé. +Regnault lui-même avait pris une petite bûche et cognait sur tous les +murs. Partout des murs de communication, partout des murs pleins, et +le monsieur, désespéré, était au moment d'abandonner sa recherche +pour laisser en repos le nouveau maître de cette maison, dont la +patience peut s'épuiser, et qui enfin peut le chasser. Mais il +connaît mal Regnault. Regnault demeurera là jusqu'au soir; la seule +contrariété qu'il éprouve, c'est de craindre qu'on ne trouve pas ce +qu'on cherche. Enfin Regnault s'avise de cogner au bas du mur avec un +bâton:</p> + +<p>—Ah! s'écrie-t-il, il y a quelque chose là!</p> + +<p>Tout le monde regarde, c'est évident; il y a un mouvement visible +dans le mur... En effet, rien n'avait été sondé à cette hauteur; +c'était à hauteur d'appui. On y met le marteau avec l'ordre de +Regnault... M. de *** était là avec une impatience qui seule parlait +pour l'avertir. Mais ce pouvait être un avertissement trompeur. +Enfin, après la chute de quelques briques, lorsque la poussière fut +éclaircie, on aperçut une grande caisse, avec tous les renseignements +en double sur cette caisse, dans une feuille de plomb roulée.</p> + +<p>Le monsieur fit son inventaire à mesure que les objets venaient +les uns après les autres. Le pauvre <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> émigré rayonna de joie +en voyant cette richesse qui lui assurait une noble indépendance. +Regnault jouissait de le voir toucher ces mêmes bijoux antiques, +cette argenterie qu'avait possédée son père, et enfin tout ce qui lui +était souvenir... Ce M. de ***, après avoir comparé avec la note, fit +encore ses remerciements à Regnault et à sa femme, en leur demandant +de croire à une éternelle reconnaissance. J'ignore ce qu'est devenu +cet homme.</p> + +<p>Cette aventure, par le soin extrême qu'on apportait à ce qu'on disait +dans le monde sur les affaires intérieures, bonnes ou mauvaises, +passa presqu'inaperçue, et les choses demeurèrent douteuses pour les +curieux.</p> + +<p>Regnault racontait cette histoire avec beaucoup d'esprit. Il disait +comment l'émigré, M. de ***, avait retourné une grande soupière +d'argent, en le regardant en dessous, comme pour le payer de ce qu'il +était descendu à la cave, et la noble attitude de madame Regnault et +son touchant intérêt l'empêchèrent probablement d'exécuter son projet.</p> + +<p>Le fond de la société de Regnault était en grande partie sa famille +et celle de sa femme, et puis des artistes très-distingués et hors de +ligne. On sait que Garat y passait sa vie, Gérard également; Millin +était aussi un habitué, comme Arnault, beau-frère <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> de madame +Regnault; Fourcroy, Chaptal, le duc de Bassano, et une foule de +personnes qui sont connues, non-seulement par leur nom marquant dans +l'Empire, mais par leur talent, leur savoir et leur esprit.</p> + +<p>—Madame Regnault avait le goût de sa maison; elle avait aussi une +jolie habitation, bien meublée, gaie et convenable pour l'époque. +Il n'y avait qu'un salon, une salle à manger, une chambre à coucher +et un boudoir, le tout avec les dépendances: voilà quel était +l'appartement de madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély jusqu'en 1808 +ou 1809; son mari occupait le premier de la maison en 1808. Regnault +acheta l'hôtel dans lequel il logeait, rue de Provence, n<sup>o</sup> 56, et +le fit magnifiquement meubler. Mais je crois que les bons rires que +nous avons faits rue du Mont-Blanc ne se sont pas renouvelés rue de +Provence.</p> + +<p>Madame Regnault, qui entendait la vie du monde, et dont la mère, +madame de Bonneuil, avait connu cette vie d'autrefois, madame +Regnault me proposa un jour <i>de souper</i>: c'était une innovation, +car on ne parlait plus de souper depuis la Révolution; mais madame +Regnault voulut amener ce projet à sa fin. Un jour, donc, elle en +parla à Regnault; il avait de l'humeur et l'envoya promener. Sa +femme se tut et ne dit plus un mot <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> du souper. Le soir venu, +M. Regnault rentre de je ne sais quel spectacle, bâille au milieu de +nous, étend les bras et s'en va dormir.</p> + +<p>Junot était de notre souper; il n'arriva qu'à onze heures et demie, +parce qu'il venait des Tuileries. Nous nous mîmes à rire, car nous +étions en belle humeur; Junot racontait, et Arnault ne le laissait +pas en chemin; cependant depuis plus d'une heure j'entendais une +sorte de grondement que je ne pouvais définir: c'était au-dessus de +ma tête. Enfin il devint si fort, que c'était comme un coup de vent +dans une galerie. Madame Regnault nous dit alors:</p> + +<p>—C'est mon mari qui est endormi et qui <span class="smcap">RONFLE</span>.</p> + +<p>Nous nous mîmes à rire.... Mais le <i>somnambule</i> ne me fit pas +rire, moi; je craignis qu'on ne l'éveillât, et il ne me paraissait +pas gai à supporter en pareils moments. Je le dis tout bas à +Junot, mais il n'en fit que rire. Madame Hamelin, madame Regnault, +moi, mon mari, Auguste de Colbert, le comte de Fuentès, Alphonse +Pignatelli, Millin, et puis madame Arnault, qu'alors on appelait +<i>Sophie</i>, voilà quelles étaient les personnes qui soupaient chez +madame Regnault. Nous avions beaucoup ri, et nous nous disposions +à rire encore, lorsque j'entendis contre mon oreille un bruit +<span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> étrange, comme le bruit du grondement; mais cette fois le +grondement descendait l'escalier. Je fis signe, et à l'instant tout +le monde, excepté moi, remplit son verre de vin de Champagne, et on +demeura en panne jusqu'au moment où le voyageur entrerait. Comme il +n'entendait plus rien, il ne savait plus que penser. Tout à coup +le comique de cette position nous parut si bouffon, qu'un éclat de +rire partit immédiatement comme un coup de tonnerre. À l'instant +même la porte s'ouvrit, et je vis près de moi une sorte de spectre +aux cheveux hérissés, la poitrine velue, et une tournure vraiment +drôle en chemise, en pantalon et sans chapeau, comme on le pense +bien. Mais aussi, au même instant que cette figure venait à nous, +nous la saluâmes par des acclamations et par des <i>vivat</i> sans fin. +Ce spectre, c'était Regnault, qui se plaignait que nous l'empêchions +de dormir.—C'est bien plutôt toi, dit Junot, qui nous obsèdes avec +tes vieilles histoires de ronflements auxquelles personne ne songe +aujourd'hui. Allons, Regnault, sois raisonnable, et va te coucher. À +ta santé, avec ton vin de Champagne; il est bon au reste:... où le +prends-tu?</p> + +<p>—Chez Ruinart.</p> + +<p>—C'est bien ça, et moi aussi.</p> + +<p>—Ah! tu le trouves bon! dit Regnault en <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> se radoucissant; +donne-m'en donc un verre.</p> + +<p>—À condition, dit Junot, que tu diras: Vive l'Empereur!</p> + +<p>—Quelle condition! s'écria Regnault, oui sans doute; et levant son +verre, il cria de sa voix de tempête: À la santé de l'Empereur!...</p> + +<p>Et prenant goût à la chose:</p> + +<p>—Écoutez-moi comme si vous vouliez faire, dit-il... Et buvant un +second verre de vin de Champagne, il n'eut bientôt plus de raison +pour gronder les autres.</p> + +<p>—Conviens que c'est amusant, un souper, Regnault?</p> + +<p>—Oui, dit Regnault... Vive l'Empereur!</p> + +<p>Regnault nous regarda avec des yeux qui nous firent rire de nouveau; +il but encore trois ou quatre verres de vin de Champagne, mangea du +pâté de foies gras, et bientôt il fut tout à fait en gaîté, mais sans +être gris ni même attaqué.</p> + +<p>—Vive l'Empereur! s'écriait-il... Allons, qu'on me fasse raison.</p> + +<p>Pendant près d'une demi-heure la main de Regnault ne fut occupée qu'à +se servir du brochet et à se verser du vin de Champagne; il laissait +causer les autres.—Allons, lui dit Junot, va te recoucher, Regnault, +et laisse-nous rire.</p> + +<p>—Mais si tu faisais du tapage, on pourrait te <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> faire un +mauvais parti; va te coucher, et vive l'Empereur!</p> + +<p>Il se leva, et s'en alla comme un bon garçon qu'il était alors. Nous +rîmes joyeusement tout en causant, et le souper se prolongea jusqu'à +trois heures du matin; et nous avions bien ri...</p> + +<p>Ces soupers se renouvelèrent chez madame Regnault et chez moi. Madame +Regnault avait quelquefois des ennuis à supporter avec Regnault, +quoiqu'il l'aimât beaucoup; mais il avait des coups de boutoir +terribles, et il faut bien des mots du cœur pour effacer le +souvenir d'une brusquerie...</p> + +<p>Au Val, charmante habitation que M. Regnault a parfaitement arrangée, +il y avait une façon de vivre toute joyeuse; le bâtiment est gothique +et l'intérieur est gothique, même pour l'habitation. Madame Regnault +fit meubler ce château, ou plutôt cette abbaye, comme une habitation +religieuse gothique, mais non pas comme un couvent... Chaque chambre +avait son ameublement bien conforme à la position de la chambre, +soit sur le parc, soit les cours. L'appartement de madame Regnault +était comme un appartement de châtelaine: tous les meubles étaient +gothiques; la plupart sont du temps de Louis XIV et du siècle +antérieur... Tout y est bien et tout y est confortable.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> La vie du Val était à peu près comme la vie de château dans +tous les châteaux de France. Madame Regnault, après que son mari +fut parti, demeura au Val... Elle y resta fort tranquille pendant +quelques mois; mais Fouché, flairant du mal à faire partout où l'on +pouvait porter une douleur, la fit surveiller et même tomber dans +un piége par une infâme manœuvre. Un homme vint prendre ses +lettres, et cet homme n'était qu'un agent surveillé par un autre +homme, qui surprit les lettres de madame Regnault à son mari alors +en Amérique, et elle fut arrêtée au Val, où elle demeurait alors... +Les gendarmes y arrivèrent au moment où le berger faisait sortir le +troupeau du château; et comme le porche était embarrassé, un homme +de chez le concierge eut le temps de courir avertir M. Regnault, le +fils de Regnault de Saint-Jean-d'Angély; car cet homme ne pouvait +croire qu'on voulût arrêter une femme: c'était elle cependant. Le +jeune homme se sauva, et elle fut prise au moment où elle passait +un peignoir pour aller au secours de son beau-fils... En recevant +l'ordre qui l'arrêtait, madame Regnault fut stupéfaite. Était-ce bien +en France, dans le dix-neuvième siècle, qu'une femme était arrêtée +dans sa campagne au milieu de ses fleurs, de ses oiseaux, de tout ce +qui rappelle enfin la vie d'une <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> femme!... Madame Regnault ne +dit pas une parole qui pût faire présumer même son indignation; elle +aurait craint de s'abaisser...</p> + +<p>Un moment elle eut la pensée de demander un jour pour mettre de +l'ordre dans ses affaires; puis elle changea de volonté; elle se +contenta d'écrire ce qu'il y avait à faire chez elle, et puis elle +partit dans une voiture à elle, escortée par des gendarmes comme +une criminelle, tandis qu'elle n'était qu'une noble femme à l'âme +vraiment élevée et patriotique. Elle quitta la France pour aller +chercher d'autres douleurs, et pendant bien des mois elle ne sut et +ne connut de la vie que les larmes et les souffrances... Puis vint le +jour de la rentrée dans la patrie, et ce jour fut encore pour elle +pénible à supporter, car il fut un jour de deuil<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113" title="Go to footnote 113"><span class="smaller">[113]</span></a>.</p> + +<h2><span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> SALON +DE +M<sup>me</sup> LA DUCHESSE DE LUYNES.</h2> + +<p>Le salon de madame la duchesse de Luynes ne mérita ce nom que +vers l'époque où M. de Luynes fut nommé sénateur, qui est la même +(1806) que celle où sa belle-fille fut nommée dame du palais +de l'Impératrice. Jamais la nouvelle d'une faveur ne produisit +d'effet plus différent dans une famille. M. de Luynes, fort peu +joyeux de sa nature, témoigna un tel contentement que cela en vint +au point de faire faire à ce propos de bruyantes exclamations à +son beau-frère<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114" title="Go to footnote 114"><span class="smaller">[114]</span></a>, qui ne s'étonnait de rien de ce <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> qui +arrivait en dehors de ses habitudes de jeu. Il en fut de même de tous +les habitués de l'hôtel de Luynes. Quant à la duchesse de Luynes, +elle se contenta de lever les épaules et continua de s'informer si +celui pour qui elle avait parié à une partie de whist qui se jouait +dans une autre pièce avait gagné ou perdu.</p> + +<p>Le même jour avait vu apporter un autre paquet dans cette maison; +mais bien différente du vieux duc, celle à qui il était adressé ne +l'avait pas reçu avec la même joie. Elle avait au contraire témoigné +un grand mépris pour cette nomination de dame du palais, et son +premier mot fut un refus positif.</p> + +<p>Mais M. de Luynes, qui presque toujours laissait aller les affaires +de sa famille à la grâce de Dieu, parut cette fois se prononcer. +Il avait eu peur; on lui avait parlé de je ne sais quelle révision +du procès du maréchal d'Ancre, et puis des donations faites à la +maison de Luynes; enfin on l'avait mystifié en lui parlant de choses +impossibles, et il avait non-seulement accepté, mais fait accepter sa +belle-fille.</p> + +<p>—J'irai donc, répondit-elle, mais on s'en repentira plus qu'on ne +s'en louera.</p> + +<p>L'hôtel de Luynes était une maison comme il n'y en avait aucune dans +Paris, non pas à cause du <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> mélange des partis; il y avait +unité complète dans ce qui composait la société de la belle-mère +et de la belle-fille. C'étaient toutes les personnes d'une opinion +<i>pure</i>, et les étrangers de marque qui à cette époque arrivaient en +foule à Paris.</p> + +<p>M. de Luynes avait conservé sa fortune, et même l'avait augmentée +dans la Révolution en acquittant des remboursements en assignats, et +rachetant des droits de cette même manière. Il eut le même bonheur +en tout, traversa la Révolution en ne faisant pas parler de lui, +et arriva enfin à cette époque où il fut nommé sénateur, et sa +belle-fille dame du palais. La fortune de M. de Luynes était immense; +l'intérieur de sa maison, soit à Paris, soit à Dampierre, avait +quelque chose de prince souverain, surtout dans un temps où toute la +grandeur de l'Empire, grandeur de gloire, vraie et positive, mais +encore toute neuve et à faire, n'avait pas autour d'elle cet appui +du vieux temps, ces preuves matérielles, d'anciens serviteurs, de +meubles antiques, de demeures féodales qui, pour être dépouillées de +leurs droits, n'en étaient pas moins des témoins vivants et parlants +de la noblesse de leurs maîtres...</p> + +<p>La fortune du duc de Luynes avait toujours été immense, même au +milieu de ceux qui étaient ses pairs et quelques-uns ses supérieurs. +Il était bon <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> homme, grand dormeur, passant à l'occupation +du sommeil les trois quarts de sa vie, si bien, qu'à table, il vous +offrait d'un plat, portait la main à la cuiller et dormait avant de +l'avoir soulevée. Dans un pareil cas son valet de chambre le poussait +légèrement; alors il s'éveillait, achevait sa politesse, et retombait +dans son sommeil ou plutôt dans sa léthargie.</p> + +<p>On doit penser d'après cela que ce n'est pas le duc de Luynes qui +tenait la maison éveillée jusqu'à cinq heures du matin; et telle +était la rage de veiller dans cette maison, que j'ai vu souvent +partir M. de Lavaupalière de chez moi à trois heures du matin pour +aller à <i>l'hôtel de Luynes</i>; car c'était ainsi qu'on parlait; on ne +disait pas: <i>Je vais chez madame de Luynes ou madame de Chevreuse</i>; +on disait: Je vais à l'hôtel de Luynes.</p> + +<p>Cet hôtel de Luynes contenait, dans le fait, presque toute la famille +de madame de Luynes: son fils et sa belle-fille, son gendre et sa +fille, son neveu Adrien de Montmorency et son frère le duc de Laval. +Elle était bonne, madame de Luynes, et je n'en veux pour preuve +ajoutée à tout ce qu'en pense ce qui reste de ses amis, que la +conduite qu'elle a tenue avec sa belle-fille, lors de la persécution +de la malheureuse madame de Chevreuse.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> L'hôtel de Luynes était une maison joyeuse s'il en fut +jamais. Le jeu, la danse, la chasse, la causerie, tout s'y trouvait, +même les grands et bons dîners, ce qui, pour les habitués comme M. de +Lavaupalière, était un point presque aussi important que le creps. +Jamais les immenses salles de cette maison n'étaient sombres; ou les +bougies, ou le soleil les éclairaient. Les domestiques veillaient +par quartier, car ils n'auraient pas tenu longtemps contre une telle +fatigue.</p> + +<p>Les personnes qui allaient habituellement chez madame de Luynes +étaient: M. de Talleyrand, M. de Montrond, M. de Narbonne, M. de +Sainte-Foix, M. de Lavaupalière, Adrien de Montmorency son neveu, le +duc de Laval son frère, M. de Choiseul-Gouffier, M. de Nassau, M. le +bailly de Ferrette, madame de La Ferté, madame de Balby, madame de +Vaudemont (moins que les autres), madame de Montmorency (également), +et puis tout ce qu'on appelait strictement le faubourg Saint-Germain, +indépendamment de la famille de madame de Chevreuse, qui était +fort étendue par elle-même et par ses alliances; toute la jeunesse +élégante de ce même faubourg, amie des deux frères de la duchesse.</p> + +<p>On conçoit qu'avec de tels éléments, en y ajoutant ce qu'était +naturellement madame de <span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> Luynes, une véritable grande dame, +l'hôtel de Luynes pouvait facilement devenir une maison agréable.</p> + +<p>Lorsque madame de Chevreuse se maria<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115" title="Go to footnote 115"><span class="smaller">[115]</span></a>, ce qui, je crois, fut en +l'an VI ou au commencement de l'an VII, la maison de madame de Luynes +était une maison ouverte, mais un peu comme celle de madame de La +Ferté; et véritablement, quoique le nom de La Ferté fût un beau nom +autrement connu que par les Amours des Gaules, on ne convenait guère, +lorsqu'on était femme, qu'on avait été chez madame de La Ferté. +Madame de Luynes avait bien une autre attitude que madame de La +Ferté; mais cet éternel jeu qu'on trouvait chez elle en éloignait les +jeunes femmes. Lorsque madame de Chevreuse fut dans cette maison, ce +fut un soleil qui se leva sur ce demi-jour et l'éclaira brillamment. +Il est difficile de faire le portrait de madame de Chevreuse: elle +était rousse, maigre, et ses traits n'avaient rien d'une grande +régularité; mais elle était si parfaitement élégante, si distinguée; +elle avait tellement de cette manière impossible à copier qui révèle +la femme <i>comme il faut</i> avec toutes ses grâces, que je n'ai jamais +souhaité à une femme de ressembler à une autre qu'à <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> madame +de Chevreuse, quand elle voudrait briller avec fracas et devenir une +personne à la mode. Je ne sais si madame de Chevreuse a voulu être à +la mode, ou si ses manières étaient naturelles. Ce que je sais, c'est +qu'elle a parfaitement réussi à marquer dans le monde, où elle n'a +fait que passer, comme un brillant météore.</p> + +<p>Sa tournure surtout était fort élégante. Il y avait dans sa taille +une telle souplesse, des mouvements si gracieux sans affectation, +qu'on ne pouvait s'empêcher de la regarder lorsqu'elle marchait +ou qu'elle dansait. Du reste, cette élégance lui était devenue +particulière depuis son mariage; car avant ce moment je l'avais +rencontrée bien souvent chez une de nos amies communes, mademoiselle +de C......., et alors personne ne faisait attention, parmi nous +autres jeunes filles, à Ermesinde de Narbonne, rousse, maigre, pâle +et pas du tout agréable; ces malheureux cheveux, qu'elle avait au +reste en horreur, lui donnaient de la timidité<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116" title="Go to footnote 116"><span class="smaller">[116]</span></a>.</p> + +<p>L'hôtel de Luynes était toujours ouvert; jamais la porte n'y était +défendue; il y avait toujours quelqu'un, soit M. de Luynes, s'il +ne dormait pas ou s'il n'était pas au sénat, car il y allait +quelquefois, <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> ou madame de Luynes, ou madame de Chevreuse, +ou madame de Montmorency; enfin la maison était toujours habitée: +cela donnait un air de gaîté à cette habitation déjà si belle par +elle-même. Le jour, le soleil éclairait des fenêtres où partout +on voyait des rideaux, de riches draperies; le soir, partout des +lumières brillaient à ces mêmes fenêtres; que les maîtres fussent +absents ou bien au logis, la maison était éclairée et chauffée, car +jamais l'absence n'était ni longue ni entière.—Si madame de Luynes +était chez M. de Talleyrand, ou bien au spectacle, ou chez madame de +Balby, les habitués montaient et l'attendaient chez elle. À cette +époque, je ne sais plus pour quel motif, madame de Chevreuse fit +le vœu de ne pas aller au spectacle de trois ou quatre années; +elle allait bien dans la salle de l'Opéra pour un concert, pour +l'<i>oratorio</i>, mais non pas pour le spectacle. Ce vœu la rendit +beaucoup plus sédentaire. Je crois que c'était pour avoir un enfant.</p> + +<p>C'était une personne de beaucoup d'esprit, sans aucun doute, et +vraiment charmante, que madame de Chevreuse; aussi, lorsque je songe +à son martyre, mon cœur s'attendrit et ne trouve que des larmes +pour une si jeune destinée brisée à son matin, lorsque tout lui +souriait, lorsque les trois voix, si rarement d'accord entre elles, +du passé, <span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> du présent et de l'avenir, ne lui répondaient que +par le mot <span class="smcap">BONHEUR</span>!... Oh! oui, c'est un grand malheur alors +que la mort... l'agonie est doublée dans son horreur, et ce qu'on +souffre est bien au delà des souffrances du malheureux qui ne voit +dans la mort que sa délivrance.</p> + +<p>La réputation de madame de Chevreuse fut toujours intacte, quelle que +fût la mauvaise humeur des femmes qu'elle éclipsait, et celle des +hommes dont elle repoussait les vœux: ce fut ainsi que la trouva +son brevet de dame du palais, lorsqu'elle le reçut.</p> + +<p>—Je refuse, dit la jeune femme en repoussant doucement le parchemin +signé par l'Empereur.</p> + +<p>—Mais, ma chère enfant, lui dit son beau-père, cela ne vous est pas +possible; songez à ce qui peut en résulter. Mon fils, dites donc...</p> + +<p class="speakersc">M. DE CHEVREUSE.</p> + +<p>J'ai déjà parlé à Ermesinde; elle ne veut rien entendre.</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE CHEVREUSE.</p> + +<p>Je crois inutile de répéter ici ce que j'ai dit mille fois; je hais +cette cour impériale et je la méprise. Après cette profession de foi, +voulez-vous donc me contraindre à en faire partie?</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> LE DUC DE LUYNES.</p> + +<p>Mais enfin, si vous refusez, il en peut résulter les plus grands +malheurs pour toute la famille.</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE CHEVREUSE.</p> + +<p>Ces malheurs ne sont que pour moi, et je brave la tyrannie de +Bonaparte. Que peut-il me faire, après tout?</p> + +<p class="speakersc">LE DUC DE LUYNES.</p> + +<p>Beaucoup de mal, ma chère enfant, beaucoup de mal... je sais ce que +je dis.</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE CHEVREUSE.</p> + +<p>Je refuse, monsieur, mon parti est pris... Ah! ma mère, +s'écria-t-elle en s'élançant dans les bras de la duchesse de Luynes +qui entrait... ah! ma mère, venez à mon secours! vous me comprenez, +vous!</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE LUYNES.</p> + +<p>Comme vous la faites pleurer!... et pour quel sujet encore! +Ermesinde, tu feras ce que tu voudras, entends-tu?</p> + +<p class="speakersc">M. DE CHEVREUSE.</p> + +<p>Mais, ma mère, ne connaissez-vous pas la menace de l'Empereur?</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> MADAME DE CHEVREUSE.</p> + +<p>Mon Dieu, mon Dieu! vous m'effrayez beaucoup.</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE LUYNES.</p> + +<p>Calmez-vous, chère petite, et comptez toujours sur moi.</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE CHEVREUSE.</p> + +<p>Mais, monsieur, dites-moi de quoi il est question. Que puis-je +résoudre, si j'ignore de quoi il s'agit?</p> + +<p class="speakersc">LE DUC DE LUYNES.</p> + +<p>Eh bien! madame, il s'agit de voir notre fortune entièrement perdue...</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE CHEVREUSE.</p> + +<p>Grand Dieu! comment cela se peut-il?</p> + +<p class="speakersc">LE DUC DE LUYNES.</p> + +<p>Parce que cet homme prétend qu'on peut revenir sur le procès du +maréchal d'Ancre... que les valeurs qu'il avait soustraites étaient +valeurs royales appartenant au trésor, et que le Roi n'avait pas le +droit d'en faire un don à notre ancêtre.</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> MADAME DE CHEVREUSE.</p> + +<p>Mais cette menace est absurde.</p> + +<p class="speakersc">M. DE CHEVREUSE.</p> + +<p>C'est ce que j'ai dit.</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE LUYNES.</p> + +<p>Sans doute; mais il ne faut pas, avec un tel homme, se retrancher +dans son droit. À quoi cela a-t-il servi à Moreau et à tant d'autres?</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME DE CHEVREUSE</span>, <span class="stage">réfléchissant.</span></p> + +<p>Vous avez raison, ma mère!... mais cependant... Ah! c'est affreux!... +(<i>Allant à son beau-père.</i>) Monsieur, j'accepte; je ne veux pas être +un flambeau de discorde entre cet homme et votre maison...</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">LE DUC DE LUYNES</span> <span class="stage">attendri, lui baisant la main.</span></p> + +<p>Ma bru, vous êtes une digne fille des Narbonne... Je vous aimais... +maintenant je vous honorerai profondément.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME DE LUYNES</span> <span class="stage">pleurant en l'embrassant.</span></p> + +<p>Ma noble, ma digne, ma bien-aimée en tout, oui, vous êtes un ange et +ma joie en ce monde.</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> M. DE CHEVREUSE.</p> + +<p>Et à moi ma gloire.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME DE CHEVREUSE</span>, <span class="stage">souriant avec peine.</span></p> + +<p>Eh bien! eh bien, ne m'attendrissez pas... si vous êtes tous +contents, je le suis aussi. Dieu veuille que nous n'ayons pas à nous +en repentir!...</p> + +<p>Ce fut ainsi qu'elle accepta la place de dame du palais. Je l'ai vue +étant de service auprès de l'Impératrice. Sans doute elle n'y était +pas inconvenante; mais si j'eusse été l'Impératrice, jamais je ne me +serais exposée à de pareils traits de la part de madame de Chevreuse.</p> + +<p>L'Empereur n'eut en cette circonstance aucune dignité de lui-même. +Au lieu de laisser madame de Chevreuse maîtresse de sa volonté et +libre de suivre son humeur, il lui donna un rôle intéressant, celui +de victime... Dès lors tout le monde la plaignit et tout le monde le +blâma...</p> + +<p>Lorsqu'il vit que la chose tournait à ce vent-là, il gouverna +autrement sa barque. Madame de Chevreuse fut entourée de soins, de +prévenances; elle recevait de magnifiques bouquets, des plantes +rares, sans nom d'envoi, et un mystère se leva sur cette vie si pure.</p> + +<p>Elle démêla l'odieuse iniquité; et comme l'innocence <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> +adroite, parce qu'elle est naturelle, elle eut bientôt dissipé cette +trame mal ourdie.—Mais cela ne lui donna pas de goût pour celui qui +pouvait agir ainsi.</p> + +<p>Quand il vit que le mystère ne lui plaisait pas, il fit du bruit, +il entoura la jeune femme d'un honteux éclat. Un jour, à la chasse, +dans le bois de Boulogne, à la mare d'Auteuil, un piqueur lui porte, +<i>à elle</i>, par ordre de l'Empereur, la patte du cerf.—À l'instant +même elle voit le danger qu'elle court... les sourires, les coups +d'œil, tout ce langage de cour dans lequel on salue la vertu +tombée.—Aussitôt elle prend son parti, traverse le cercle formé par +la chasse, arrive près de l'Impératrice Joséphine, et lui remettant +la patte:</p> + +<p>«Cet homme s'est trompé, madame, il ne vous connaît sans doute pas. +Je répare sa faute.»</p> + +<p>Et, le front haut, les joues colorées d'une noble rougeur, elle +retourne à sa place, sans regarder du côté de Napoléon.</p> + +<p>L'aimait-il?—Je ne le crois pas; non qu'elle ne fût assez charmante +pour l'attirer et même le captiver; mais je ne crois pas qu'il +l'aimât. C'est ma pensée.</p> + +<p>Lorsque madame de Chevreuse touchait ses appointements de dame du +palais (12,000 fr.), elle les donnait aux pauvres, soit de Paris +ou de Dampierre, <span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> et lorsqu'elle avait fini son service, +elle retournait avec des joies d'enfant à ses habitudes chéries. Sa +belle-mère l'adorait, et elle l'aimait également. Madame de Luynes +avait un cœur fait pour aimer, sous une apparence rude et même +sévère.</p> + +<p>C'était un type fort original que madame de Luynes, et cela, on +pouvait le dire en tous les temps et sous tous les régimes.</p> + +<p>Elle était mademoiselle de Laval-Montmorency; elle n'avait jamais +été jolie, et sa taille avait été sa seule beauté lorsqu'elle avait +épousé le duc de Luynes, qui, à cette époque, était presque aussi +gros que nous l'avons vu en 1806, lorsqu'ayant été nommé sénateur il +fut présenté à l'Empereur; le hasard voulut que ce fût le même jour +que le petit monsignor Doria apportait à l'Empereur les barrettes +de deux ou trois cardinaux. Ce monsignor Doria était si petit, si +exigu, qu'en vérité on avait besoin de chercher dans ses jambes pour +voir s'il ne s'y perdait pas. Ce fut avec lui que M. de Luynes fut +présenté. Cela fit l'effet de Galland à Douay et de son fils...</p> + +<p>Quant à madame de Luynes, elle ne parut jamais aux Tuileries.</p> + +<p>Elle était dame du palais de la reine Marie-Antoinette. Elle avait +conservé pour la Reine un <span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> culte et un amour que les années +n'avaient fait qu'augmenter. Tout ce qui avait un rapport même +indirect avec la Révolution la bouleversait. La vue des appartements +des Tuileries l'aurait tuée.</p> + +<p>La duchesse de Luynes était habillée comme en 1782 ou 1783. Un petit +bonnet sur le haut de sa tête avec un tour arrangé selon la mode de +l'ancien <i>régime</i>; une robe faite comme par mademoiselle Bertin, mais +dans son mauvais temps. Il semblait que madame de Luynes s'était +endormie trente ans avant et s'était seulement éveillée la veille. +Elle avait aimé et aimait encore la chasse avec passion. Étant jeune, +elle s'était démis ou cassé le bras droit ou gauche, je ne sais +plus lequel des deux, au service de la chasse à <i>courre</i>. On citait +ce fait d'elle, qui m'a été confirmé par plusieurs personnes. Elle +devait aller chasser dans un château près de Versailles, et c'était +précisément un dimanche où elle se trouvait de service que cette +chasse devait se faire; et c'était une Saint-Hubert!... Ne voulant +pas la manquer, elle s'habilla d'abord pour la chasse; et comme elle +ne montait pas à l'anglaise, ce fut donc une culotte de peau de daim +qu'elle passa; ensuite elle arrangea le reste à la grâce de Dieu, mit +son grand habit par-dessus tout cela, et aussitôt que la Reine fut +rentrée dans ses appartements, la duchesse de Luynes ôta son grand +<span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> habit, passa une jupe fendue devant et derrière, une veste +verte galonnée, mit sur l'oreille un petit chapeau de castor blanc, +et dans cet équipage fut déclarer la guerre aux pauvres bêtes des +bois. Cette humeur <i>chasseuse</i> l'avait quittée pour celle du jeu; +c'était une passion effrénée, et seulement pour jouer. Ce n'était +pas la valeur de sa mise qui l'excitait, car on l'a vue souvent +jouer pour gagner ou perdre vingt francs dans la nuit. Lavaupalière, +Sainte-Foix, M. de Montrond, le bailli de Ferrette, voilà, avec M. de +Narbonne et madame de Balby, les personnes les plus assidues auprès +de la table de jeu de l'hôtel de Luynes.</p> + +<p>À l'époque de 1807 ou 1808, madame de Luynes s'imagina de faire +venir chez elle un biribi ou une roulette, je ne sais pas lequel; je +réponds seulement du fait. L'Empereur, qui cherchait alors toutes +les occasions de faire une chose désagréable aux maîtres de cette +maison, fit saisir le banquier et donna défense d'y aller pour tenir +la banque. C'était une sorte d'affront, et madame de Luynes le sentit +ainsi.</p> + +<p>Tandis que tout cela se passait, madame de Chevreuse mystifiait le +prince de Mecklembourg-Strélitz, et en même temps un vieux bourgeois +retiré du commerce, frère de l'une des femmes de <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> charge +de la maison, par qui madame de Chevreuse avait appris que, dans +deux jours, ce vieux bonhomme attendait de Rouen une nièce qu'il +allait faire son héritière. Madame de Chevreuse quitte son élégante +toilette, passe une petite robe d'indienne, met un petit bonnet, +s'arrange enfin en grisette complétement, et va chez le vieil oncle, +lui parle de Rouen, de la famille, l'enchante si bien, qu'avant la +fin de la journée, le pauvre vieux ne savait plus oui ou non s'il +avait sa tête. Et s'il avait connu l'histoire romaine, certes le +règne de Claude lui aurait fourni un bel exemple pour épouser sa +nièce. Quoi qu'il en fût de Claude, la petite nièce prit congé de +l'oncle pour aller voir la tante de l'hôtel de Luynes, et ne revint +pas. Le lendemain, lorsque la vraie nièce arriva, non pas de Rouen, +mais de Falaise, avec deux bonnes grosses joues normandes du pays +des filles roses et fraîches, une gaillarde enfin bien apprise et +bien découplée, quoiqu'un peu bête, l'oncle n'en voulait pas; il +se rappelait cette gentille figure, cette apparition fantastique +qu'il ne savait pas définir, mais dont il avait senti le charme; +toute cette vision lui paraissait une réalité qu'il ne voulait pas +abandonner. Il fut pendant huit jours très-malheureux, et ne pouvait +surtout s'habituer aux grosses mains de sa vraie nièce.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> —L'autre en avait de si blanches, disait-il, une voix si +douce!...</p> + +<p>Une autre fois, madame de Chevreuse fit habiller un pauvre qui était +son pensionnaire à Saint-Roch, où elle allait habituellement. Cet +homme fut nettoyé, bichonné, <i>bouchonné</i> même, et revêtu d'un habit +superbe avec des plaques, des cordons jaunes, bleus, blancs, de +toutes couleurs. Cet homme reçut ses instructions, et puis elle le +présenta comme un savant danois qui ne savait pas parler français. +Cet homme fut trouvé étonnant. Lorsque la comédie eut duré assez +longtemps, alors elle dit en haussant les épaules: «Vous avez pris +pour un savant étranger un homme qui ne sait pas parler, et un +mendiant.»</p> + +<p>À Dampierre, la famille tenait un état de prince plus magnifiquement +ordonné et mieux entendu. Madame de Chevreuse contribuait à rendre ce +séjour adorable, en faisant les honneurs du salon de sa belle-mère +avec une grâce charmante. Toutes les connaissances de l'hôtel de +Luynes y passaient alternativement: on y chassait à cheval, en +calèche; on y jouait surtout, et on y jouait jusqu'au jour. Je +voyais quelquefois M. de Lavaupalière revenant de Dampierre, en +chantonnant une vieille marche du maréchal de Saxe, laquelle il +chantonnait depuis cinquante ans; il en avait alors plus <span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> de +soixante-quinze lui-même, et quand je lui demandais d'où il venait: +<i>De Dampierre, où j'ai été faire ma cour à madame la duchesse de +Luynes.</i></p> + +<p>M. de Narbonne, qui était ami fort intime de madame de Luynes et +qui m'aimait comme son enfant, voulut opérer un grand rapprochement +entre moi et l'hôtel de Luynes. En apprenant surtout que madame de +Chevreuse et moi nous avions des souvenirs communs de jeunesse et +même d'enfance, il exigea qu'au moins je ne reculasse pas si l'on +faisait un pas vers moi: je promis d'en faire autant. Le lendemain +je reçus une carte de madame de Chevreuse et une carte de madame de +Luynes<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117" title="Go to footnote 117"><span class="smaller">[117]</span></a>. J'en envoyai aussitôt deux à l'hôtel de Luynes, et deux +jours après je reçus une invitation pour un bal qui devait se donner +la semaine suivante à l'hôtel de Luynes. J'y fus avec mon mari et +deux de mes amies, la baronne Lallemand et la princesse Zayonchek, +qui depuis fut vice-reine de Pologne, et qui existe toujours à +Varsovie.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> Ce bal était magnifiquement ordonné dans les salles +immenses de ce beau local de l'hôtel de Luynes. C'est vraiment dans +le faubourg Saint-Germain qu'il faut chercher les belles demeures +féodales et qui ont un cachet nobiliaire que jamais on ne donnera +à ces maisons bâties par l'argent à coups de billets de banque. +Quelle est la maison de ce côté-ci du pont (dans les nouvelles +maisons construites) qui peut rivaliser avec l'hôtel de Brienne ou +celui d'Havré, ou bien encore l'hôtel de Janson ou celui encore +plus magnifique de Brissac? Et de ce côté-ci de la rivière, quelles +sont les maisons qui peuvent rivaliser aussi avec les hôtels du +faubourg Saint-Honoré, qui sont les frères de ceux du faubourg +Saint-Germain?... Voyez ensuite les grandes maisons de l'antique +magistrature du Marais... D'où vient encore cette différence dans les +châteaux et ces maisons d'un jour, dont les jeunes ombrages donnent à +peine un abri! Comme leurs légères murailles sont à peine suffisantes +pour préserver de l'intempérie des saisons? Mettez en comparaison ces +antiques donjons, ces vieux manoirs qui ont vu passer des générations +sans nombre, et défient encore celles à venir; dans ces demeures, +il y a tout à la fois la douceur du souvenir et l'espoir d'un long +avenir<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118" title="Go to footnote 118"><span class="smaller">[118]</span></a>...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> On sait ce qui arriva à madame de Chevreuse avec madame de +Genlis; je ne répèterai pas ce que j'ai dit dans l'autre volume; je +le rappelle seulement pour faire voir le côté extraordinaire de son +caractère.</p> + +<p>Mais ce même caractère avait quelque chose de grand et de beau, +lorsque le sort l'appelait à rendre témoignage de sa noble nature: ce +fut ce qui arriva en 1808 lors des affaires d'Espagne.</p> + +<p>L'Empereur n'avait oublié ni les dédains ni les refus de madame de +Chevreuse; un autre les eût tenus pour indifférents; mais il paraît +que le coup avait porté et que la blessure avait été profonde. Au +moment où la reine d'Espagne, femme de Charles IV, vint en France, +l'Empereur nomma d'abord un service pour être auprès d'elle comme +auprès de l'Impératrice. Il écrivit lui-même les noms, et celui de +madame de Chevreuse était en tête. En recevant l'ordre qui lui fut +transmis par le grand-chambellan et par la dame d'honneur, madame de +Chevreuse frémit d'indignation, et elle répondit aussitôt:</p> + +<p>—<i>J'ai pu être victime, je ne serai jamais geôlière!...</i></p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> En recevant à son tour cette réponse aussi courageuse que +hautaine, l'Empereur, au lieu d'avoir la grandeur d'âme de pardonner, +eut le grand tort de punir une chose qui ne devait l'être que par le +silence... Et madame de Chevreuse fut exilée à cinquante lieues de +Paris.</p> + +<p>Son désespoir fut grand. C'était sa vie qu'on brisait, et non son +existence: l'Empereur ne fut pas juge dans cette circonstance, il fut +bourreau... Madame de Chevreuse ne vivait que dans cette maison et +dans cette ville où était sa famille... dans cet hôtel de Luynes, où +chaque jour elle voyait s'écouler si doucement ses heures, entourée +d'amis et de parents, ayant auprès d'elle son mari, ses enfants, tout +cet intérieur sacré de la famille. Et quel intérieur! un paradis!...</p> + +<p>Oui, le désespoir de la malheureuse jeune femme fut horrible... En +entendant ses sanglots, en voyant sa douleur, madame de Luynes prit +une sublime détermination; elle voulut suivre sa belle-fille et se +consacrer à elle.—Pour comprendre l'étendue de ce sacrifice, il faut +connaître le goût profond, l'attachement prononcé de la duchesse +de Luynes pour sa maison et pour sa manière de vivre. Rompre ses +habitudes, c'était la mort pour elle.—Eh bien! elle eut le courage +de tout rompre pour pleurer avec l'affligée et lui dire des paroles +<span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> douces et bonnes qui calmaient le désespoir dans lequel elle +était.</p> + +<p>Madame de Chevreuse devint donc errante. Déjà souffrante de la +poitrine, cette vie nomade lui porta un dernier coup, et bientôt elle +fut très-malade. Ne voulant pas s'abaisser à la prière, car elle +pensait bien ne pas être refusée, jamais elle ne voulut elle-même +demander une faveur à l'Empereur. Sa belle-mère, désespérée, écrivit +à Adrien de Montmorency, qui vint chez moi et me parla de sa cousine. +Il n'avait pas besoin de m'en parler longtemps pour m'intéresser.—Je +lui promis de faire tout ce que je pourrais, et en effet je <span class="smcap">FIS +TOUT</span> ce qui fut en mon pouvoir; mais partout je trouvai des +cœurs durs<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119" title="Go to footnote 119"><span class="smaller">[119]</span></a> et des âmes sèches; partout je trouvai, même parmi +ceux qui auraient dû m'entendre, une dureté révoltante. Enfin, je fis +demander une audience à l'Empereur par Duroc; mais j'eus le malheur +de dire la raison pour laquelle je voulais le voir, et je ne pus +avoir mon audience. Pendant ce temps, la malheureuse exilée avait +parcouru plusieurs résidences, celles de Rouen, de Tours, <span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> +de Caen, et enfin elle vint tomber, haletante et mourante, à Lyon, où +sa belle-mère, désespérée, la soigna pendant une année. Hélas! elle +était là près d'une autre exilée dont la douleur plus silencieuse +n'en était pas moins amère. Madame Récamier était à Lyon, succombant +sous le poids d'une souffrance qui serait devenue mortelle si elle +n'avait été en Italie.</p> + +<p>Enfin madame de Chevreuse termina sa vie et ses douleurs dans les +premiers mois de 1813, après une longue agonie et des souffrances +qu'on ne peut concevoir. Non, l'exil n'est pas apprécié, tout ce +qu'il a d'affreux n'est pas compris par ceux qui ne l'ont pas éprouvé.</p> + +<p>Quelques heures avant sa mort, madame de Chevreuse, dont les derniers +moments furent néanmoins sublimes, eut une faiblesse singulière, +pour une personne qui avait des qualités si hautes. Elle se fit +entièrement raser la tête et fit <span class="smcap">BRÛLER</span> ses cheveux devant +elle!... Incroyable alliance de la légèreté du néant du monde à côté +du sérieux de la tombe, qui déjà s'ouvrait pour elle!</p> + +<p class="p2 center smaller">FIN DU TOME SIXIÈME.</p> + +<h2><span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> TABLE<br> +DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE SIXIÈME VOLUME.</h2> + +<div class="toc"> +<ul class="none"> +<li>Salon de M. de Talleyrand. +<span class="ralign10"><a href="#page1">1</a></span></li> +<li>Salon des princesses de la famille impériale. +<span class="ralign10"><a href="#page247">247</a></span></li> +<li>Salon de madame Récamier (en 1800). +<span class="ralign10"><a href="#page333">333</a></span></li> +<li>Salon de madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély. +<span class="ralign10"><a href="#page355">355</a></span></li> +<li>Salon de madame la duchesse de Luynes. +<span class="ralign10"><a href="#page371">371</a></span></li> +</ul> +</div> + +<a id="img002" name="img002"></a> +<div class="figcenter"> +<img src="images/img002.jpg" alt="Forêt." title="" height="161" width="300"> +</div> + +<p class="p2 center smaller">PARIS.—IMPRIMERIE DE CASIMIR, RUE DE LA VIEILLE-MONNAIE, N<sup>o</sup> 12.</p> + +<h2>Notes</h2> +<div class="footnote"> +<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a> +<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: Les abbés les plus distingués de cette troupe élégante +étaient les abbés de Saint-Albin et de Saint-Phar, l'abbé de Damas, +l'abbé de Coucy, l'abbé de Périgord, l'abbé de Lageard, l'abbé de +Montesquiou.</p> + +<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a> +<b><a href="#footnotetag2">2</a></b>: Ces jeunes séminaristes se mettaient dans cet angle, où +ils pouvaient probablement rire et causer plus librement.</p> + +<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a> +<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: Je n'aime pas M. de Talleyrand parce qu'il a fait une +action dont la France doit toujours porter le deuil; mais je suis +juste envers lui et dis la vérité.</p> + +<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a> +<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: L'abbé Maury n'avait d'influence sur les affaires +qu'autant qu'il était à la tribune pour <i>arrêter</i> quelquefois les +choses lorsqu'elles allaient trop vite; mais, du reste, il ne fit +rien.</p> + +<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a> +<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: L'abbé Maury soutint la légitimité des biens du clergé, +et il avait raison; il disait que les abbayes avaient plus fait +défricher de biens autour de leur habitation que pas un châtelain; +mais il ne fallait pas voir <i>le droit</i> dans ce moment de tempête: il +fallait aller au-devant de la spoliation forcée qui <i>devait</i> avoir +lieu, pour empêcher qu'elle ne fût entière.</p> + +<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a> +<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: Adélaïde de Savoie, fille d'Humbert aux blanches mains: +ce sont les États du royaume qui ordonnèrent ce mariage, <i>pour donner +un appui au jeune roi, dit le président des États</i>.</p> + +<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a> +<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: On a beaucoup parlé du maréchal de Mailly, mais pas +assez, selon moi. Je veux réparer cette négligence; son nom, +d'ailleurs, n'est pas déplacé dans un écrit relatif à M. de +Talleyrand: mademoiselle de Périgord, cousine germaine de M. de +Talleyrand, était madame de Mailly<a id="footnotetag7-A" name="footnotetag7-A"></a><a href="#footnote7-A" title="Go to footnote 7-A"><span class="smaller">[7-A]</span></a>.</p> + +<p>Tout ce que l'histoire du temps et les Mémoires nous rapportent de la +cour de Louis XIV, et de l'époque de la chevalerie, se retrouve dans +le maréchal de Mailly.</p> + +<p>Né en 1708, il avait passé sa jeunesse avec les hommes les plus +distingués de la cour de Louis XIV. Il fit ses premières armes en +Allemagne, sous le maréchal de Berwick et des officiers supérieurs +choisis et élevés en grade par Louis XIV lui-même. Il reste encore +beaucoup de personnes qui ont pu juger de la différence des manières +dans les hommes de la Régence et ceux de Louis XVI dans la société, +et elles peuvent dire qu'en effet la différence était grande. Le +cardinal de Luynes, le maréchal de Croï, le duc de Richelieu, ont +été connus par nos pères, et nous savons par eux comme la vie était +douce et facile avec de telles personnes. Comme les relations étaient +gracieuses! l'existence était du bonheur alors.</p> + +<p>M. de Mailly avait toutes les idées du temps de Louis XIV; il voulait +que tout le monde fût heureux, mais il avait horreur du mélange des +classes. C'est ainsi que lorsqu'il alla gouverner le Roussillon +(où sa mémoire est encore adorée), il ne voulut pas favoriser les +académies; mais, en revanche, il donna des chaires d'enseignement +dans les Universités. Dans le même temps, il fondait des hôpitaux, il +ouvrait le port <i>de Port-Vendres</i> pour le peuple du Roussillon; et il +établissait des manufactures, des foires, en demandant chaque année +qu'on soulageât le peuple de ses taxes.</p> + +<p>M. de Mailly avait un haut respect pour la noblesse; il aimait à +raconter qu'il descendait d'Anselme de Mailly, tuteur des comtes +de Flandre, qui commandait les troupes de la reine Richilde +en 1070. Marié trois fois, il ne voulut jamais s'allier qu'à +de grandes familles; sa dernière femme était mademoiselle de +Narbonne-Pelet<a id="footnotetag7-B" name="footnotetag7-B"></a><a href="#footnote7-B" title="Go to footnote 7-B"><span class="smaller">[7-B]</span></a>. Il voulut connaître à fond l'histoire de +la famille de Narbonne, et fut charmé d'apprendre qu'elle était +excellente, et digne vraiment de ceux qui avaient été souverains de +la ville de Narbonne <i>par la grâce de Dieu</i>.</p> + +<p>Il fut très-content de la réponse que fit M. de Narbonne au Roi, +lorsque celui-ci lui demanda, assez ridiculement, au reste:</p> + +<p>—M. de Narbonne, <i>êtes-vous Pelet</i>?</p> + +<p>—Oui, Sire...</p> + +<p>—Et comment?</p> + +<p>—Comme Votre Majesté est <i>Capet</i>.</p> + +<p>Lorsqu'en 1770, le clergé fit des remontrances au Roi sur les +écrits<a id="footnotetag7-C" name="footnotetag7-C"></a><a href="#footnote7-C" title="Go to footnote 7-C"><span class="smaller">[7-C]</span></a> philosophiques, le maréchal de Mailly dit à un homme +de ma connaissance: «La France aura une révolution plus sanglante +que celle de l'Angleterre et de l'Allemagne. Mais sachez, monsieur, +ajouta-t-il, que si jamais l'esprit du temps nous conduit à la +nécessité de défendre le trône, nous mourrons tous avant le Roi!...»</p> + +<p>L'époque prévue approchait à grands pas; et lorsque le premier +prince du sang eut donné l'exemple à la noblesse, et que toute cette +noblesse, soit d'action, soit de parole, eut laissé attaquer son +principe vital, que la métaphysique du temps eut bien <i>divisé sans +classer</i>, quand la jalousie et l'esprit d'égalité, amenés tous deux +par le despotisme, eut renversé, confondu cette suite de dignités qui +formaient et constituaient une grande monarchie, quand le maréchal de +Mailly fut obligé d'ôter de son hôtel les armoiries si belles de sa +famille:</p> + +<p><i>Hogne qui vonra</i>.</p> + +<p>Alors il dit:</p> + +<p>«On a peut-être mal fait, à Versailles, de trop peser sur cette +classe qui triomphe aujourd'hui. Le cœur des Français est +fier, sensible et peu endurant; on l'a humilié, il l'a senti, et +il est demeuré vindicatif et ulcéré. Mais il y a dans la nation +française quelque chose de grand que les insurgés ne savent pas +faire (gouverner). Le tiers-état a renversé un heureux régime, mais +celui qu'il lui a donné le renversera, car les Français sont actifs +et industrieux; et, dans dix ans, vous verrez que la monarchie se +relèvera plus forte et plus glorieuse.»</p> + +<p>M. de Mailly ne s'est trompé que de deux ans dans ses calculs.</p> + +<p>M. de Mailly ne voulut jamais émigrer; il était contre cette mesure, +qui, en effet, laissa le Roi sans défenseurs... l'émigration en +Angleterre surtout lui semblait <i>une infamie</i>. Ce fut le mot dont il +se servit.</p> + +<p>—Quand la Reine était puissante, disait le maréchal, l'Angleterre +punissait le lord Gordon qui répandait des libelles contre elle. +La Reine est malheureuse: eh bien! madame de Lamothe, <i>fouettée</i> +et <i>marquée</i> par la main du bourreau, vend publiquement à Londres +d'infâmes écrits sur la reine de France! Elle est accueillie à +Londres! elle <i>y est bien vue</i>!... Elle!... madame de Lamothe!</p> + +<p>M. de Mailly avait raison.</p> + +<p>Louis XVI avait pour le maréchal de Mailly une profonde estime et une +vénération qu'il est rare qu'un souverain ressente pour un sujet. +Aussi ce fut lui qui fut chargé de la défense des côtes du Nord, +lorsque le Roi fut averti que les Anglais, profitant des troubles du +royaume, devaient faire une descente en France... Le quartier-général +du maréchal était à Abbeville; il commandait depuis Montreuil jusqu'à +Avranches.</p> + +<p>Le maréchal de Mailly avait une grande estime pour une haute et +belle naissance. Lorsqu'il fut nommé maréchal, il choisit pour ses +aides de camp des hommes remarquables de ce côté: le premier était +M. de Torelli, des comtes de Guastalla, maison ancienne, alliée à +la France, au duc de Wurtemberg et aux princes d'Este; le second +était M. d'Aubusson de la Feuillade, ambassadeur à Florence et à +Naples sous l'Empire, et chambellan de Napoléon: un de ses aïeux +avait été grand-maître de Rhodes; le troisième était le chevalier de +Saint-Simon, descendant des anciens comtes de Vermandois.</p> + +<p>Peu de temps après, le Roi partit pour Montmédy. Ce fut alors que +la noblesse donna le coup mortel à sa position dans l'État; tout +l'état-major de l'armée passa à l'Assemblée Nationale, les Liancourt, +Montmorency, Choiseul, Praslin, Sillery, Castellane, de Luynes, +Biron, Latour-Maubourg, Lusignan, Crillon, Crussol, Rochegude, Batz, +Lafayette, Montesquiou, Menou, Beauharnais, Dillon, Lameth, etc.</p> + +<p>Tous ces noms vinrent à la barre de l'Assemblée! La noblesse de +France à la barre de l'Assemblée!... dès lors, il n'y avait plus de +monarchie.</p> + +<p>Le maréchal de Mailly se conduisit alors comme on devait présumer +qu'il le ferait. Lorsqu'il <i>vit toute la cour de France à la barre</i>, +lorsqu'un événement aussi inouï, aussi scandaleux, eut prouvé que +la royauté était morte en France, le maréchal de Mailly fit voir +qu'il y avait encore un représentant des anciens serviteurs de saint +Louis. Il envoya au Roi sa démission de toutes ses charges, et lui +apprit que, dans sa monarchie expirante, il y avait encore quelques +palpitations d'honneur, et que les vieilles maximes étaient moins +versatiles que les emplois militaires n'étaient amovibles.</p> + +<p>Quand je vois cette figure du maréchal, âgé alors de 83 ans, +représentant à lui seul la monarchie française de saint Louis, de +François I<sup>er</sup> et de Henri IV, je suis d'abord attendrie, et puis +mon cœur est rempli d'un sentiment profond d'exaltation et de +généreuse admiration!</p> + +<p>Il ne restait plus à l'ancienne France qu'un petit nombre de familles +fidèles, et la monarchie constitutionnelle elle-même n'avait plus que +des lambeaux déchirés par les factions; les haines avaient consommé +ce que la confiante ignorance avait commencé. On appelait la seconde +monarchie <i>la monarchie des Feuillants</i>, comme en Angleterre ils +avaient donné un surnom ridicule à leur Parlement avant la mort de +Charles I<sup>er</sup>.</p> + +<p>C'est ainsi qu'on arriva au 10 août. À minuit, le 9, le tocsin sonna; +Mandat, qui voulait défendre le Roi, fut massacré à la Commune et son +corps jeté à l'eau. Le maréchal de Mailly, apprenant que le Roi était +sans défense, accourut aux Tuileries, se mit au milieu de sept à huit +cents gentilshommes venus dans le même dessein que lui, et jura avec +eux de mourir en défendant la famille royale. Le Roi passa la revue, +et confia la défense des Tuileries au maréchal. Ce fut alors que la +Reine, prenant un pistolet à la ceinture de Backmann, le donna au +Roi en lui disant: <i>Monsieur, voilà le moment de vous montrer.</i> M. +de Mailly salua le Roi de son épée, et lui dit: <i>Sire, nous voulons +relever le trône ou mourir à vos côtés!...</i></p> + +<p>Le Roi se couvre, tire son épée, et jure de demeurer avec eux. Mais +Rœderer entraîne le Roi à l'Assemblée; tout est fini, il n'y a +plus de roi de France.</p> + +<p>Quelques nobles suivent le Roi; d'autres se retirent..... ce qui +reste demande les ordres de M. de Mailly. Que pouvait-il faire? les +canonniers étaient passés aux fédérés!... il ne lui reste plus que la +gendarmerie, commandée par Raimond.</p> + +<p>—Vivent les grenadiers français! s'écrie le vieillard.—Vive mon +général! répondent les grenadiers.</p> + +<p>M. d'Affri, commandant des Suisses, avait répondu à la Reine que +des Suisses ne pouvaient tirer sur des Français, et s'était retiré. +Backmann et Zimmermann l'avaient remplacé... On connaît le détail +de cette horrible journée. Le Roi envoya l'ordre aux Suisses de ne +plus tirer, par M. d'Hervilly; l'ordre ne put parvenir au milieu du +carnage et des malheurs qui commençaient ainsi la République, dont +c'était le premier jour!...</p> + +<p>Le maréchal, perdu dans cette foule qui combattait pour ainsi dire +<i>corps à corps</i>, vit tuer à ses côtés M. <i>de Pomard</i>, gentilhomme +qui était son aide de camp. Le noble vieillard, l'épée à la main, +combattait toujours néanmoins comme un jeune homme plein d'ardeur; +un homme lève sur lui un sabre rouge de sang et allait le tuer, le +maréchal pose avec calme la main sur le bras de cet homme et se +nomme; à l'aspect de cette figure vénérable, de ces cheveux blancs, +de cet homme revêtu du cordon bleu et de ces insignes dont l'éclat +imposait encore, le fédéré laisse tomber son sabre; puis, ordonnant +tout bas au maréchal de se taire et de le suivre, il le maltraite, +et, tout en l'entraînant, lui arrache son cordon bleu qui est +toujours un honneur, mais aussi un signe de proscription... C'est +ainsi que le maréchal fut conduit à son hôtel... le nom de cet homme +est demeuré inconnu... alors une action généreuse était un crime!...</p> + +<p>Deux jours après, le maréchal fut dénoncé et conduit à sa section. +Ses nobles réponses, ses cheveux blancs et ses quatre-vingt-trois +ans firent impression sur les monstres de 93, qui alors n'étaient +encore qu'au berceau!... Il échappa, et se retira avec la maréchale, +toute jeune alors, dans le département du Pas-de-Calais. Là, André du +Mont, altéré du sang des royalistes en 93, comme il le fut en 94 de +celui des républicains, le fit jeter en prison; la maréchale ne le +quitta pas... Joseph Lebon, qui succéda à André du Mont, fut assez +cannibale pour envoyer à l'échafaud un homme aussi vénérable par son +âge que respectable par sa chevaleresque loyauté. En approchant de +l'échafaud, sa tête se releva plus fière que jamais elle ne l'avait +été devant l'ennemi.</p> + +<p>—<span class="smcap">Vive le Roi!</span> s'écria-t-il... je le dis comme mes ancêtres!</p> + +<p>Sa malheureuse femme était enceinte en 1792, et mit au monde, cette +même année<a id="footnotetag7-D" name="footnotetag7-D"></a><a href="#footnote7-D" title="Go to footnote 7-D"><span class="smaller">[7-D]</span></a>, le fils<a id="footnotetag7-E" name="footnotetag7-E"></a><a href="#footnote7-E" title="Go to footnote 7-E"><span class="smaller">[7-E]</span></a> qui devait transmettre à cette époque +le beau nom de son père.</p> + +<p><a id="footnote7-A" name="footnote7-A"></a> +<b><a href="#footnotetag7-A">7-A</a></b>: Celle que la Reine aimait tant, et qui avait été sa +dame d'atours; fille du comte de Périgord, frère de l'archevêque de +Reims, elle était belle-fille du maréchal.</p> + +<p><a id="footnote7-B" name="footnote7-B"></a> +<b><a href="#footnotetag7-B">7-B</a></b>: Il y a plusieurs Narbonne: Narbonne-Pelet, +Narbonne-Lara et Narbonne-Fritzlar. C'était de ces derniers que +venait madame la duchesse de Chevreuse.</p> + +<p><a id="footnote7-C" name="footnote7-C"></a> +<b><a href="#footnotetag7-C">7-C</a></b>: J'ai parlé de ce fait dans mon Salon de l'archevêque +de Paris, Christophe de Beaumont.</p> + +<p><a id="footnote7-D" name="footnote7-D"></a> +<b><a href="#footnotetag7-D">7-D</a></b>: Le 26 septembre.</p> + +<p><a id="footnote7-E" name="footnote7-E"></a> +<b><a href="#footnotetag7-E">7-E</a></b>: Adrien-Augustin-Amalric de Mailly, né en 1792, et +nommé élève de Saint-Cyr, par l'Empereur, en 1808 ou 1809.</p> + +<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a> +<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: Ceci est un peu paradoxal; mais c'est tout ce que je +puis trouver de mieux pour excuser M. de Talleyrand.</p> + +<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a> +<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: On verra dans la suite que cette mission fut aussi +singulièrement donnée que remplie. Je vais rapporter tout à l'heure +une lettre de M. de Chauvelin qui la dément.</p> + +<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a> +<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: C'est un fait qui est peu connu et positif que celui de +cette excommunication.</p> + +<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a> +<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: Voici une histoire à propos du Directoire, pour montrer +l'estime dans laquelle on le tenait.</p> + +<p>Après le 18 fructidor, on voulut mettre un autre général à la place +de Carnot, et on fit dire au général Lefebvre (plus tard le duc de +Dantzick) de venir et qu'il serait nommé.</p> + +<p>Sa femme, après s'être fait lire la lettre, car je crois qu'elle ne +savait pas lire, dit à son mari:</p> + +<p>«Reste ici; qu'iras-tu faire là-bas? Il faut qu'ils soient bien +malades pour avoir besoin d'un imbécile comme toi!... Reste ici et +ne va pas donner ta tête ou ta liberté; laisse les <i>manteaux rouges</i> +s'arranger entre eux.</p> + +<p>Il écouta les conseils de sa femme, et fit bien.</p> + +<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a> +<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: C'était dans une rue à demi fermée qui n'existe +plus aujourd'hui, et qu'on nommait <i>rue de l'Orangerie</i>, au grand +hôtel de Noailles. Ce club s'appelait aussi le club du Manége. Les +républicains les plus chauds allaient là.</p> + +<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a> +<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: On sait que ce fut en allant demander la protection de +M. de Talleyrand après toutes les tristes affaires de M. de L*****.</p> + +<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a> +<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: Il avait épousé mademoiselle Clary, sœur de madame +Joseph Bonaparte.</p> + +<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a> +<b><a href="#footnotetag15">15</a></b>: Madame de Lostanges, si charmante par son esprit fin et +gai et sa jolie figure, était la femme la plus recherchée sur toutes +ces choses dont je parle ici.</p> + +<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a> +<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: Le marquis d'Hautefort, un homme extrêmement spirituel, +et spirituel avec de la gaîté et du mouvement. Il allait souvent chez +ma mère; il était très-vieux alors.</p> + +<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a> +<b><a href="#footnotetag17">17</a></b>: 25 messidor de l'an V.</p> + +<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a> +<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: Lannes était républicain <i>enragé</i>, comme on les nommait +alors.</p> + +<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a> +<b><a href="#footnotetag19">19</a></b>: Les ennemis (an V) n'avaient à opposer que le prince +Charles et Wurmser, vieillard honorable, ainsi que Beaulieu. Voici +une lettre de Beaulieu, écrite à cette époque à Vienne, et qui fut +interceptée par nous:</p> + +<p>«Je vous avais demandé un général, et vous m'envoyez Argenteau. Je +sais qu'il est grand seigneur, et qu'indépendamment des arrêts que +je lui ai donnés, on va le faire feld-maréchal de l'empire. Je vous +préviens que je n'ai plus que vingt mille hommes, et que les Français +en ont soixante mille; que je fuirai demain, après-demain, tous les +jours, s'ils me poursuivent. Mon âge me donne le droit de tout dire; +en un mot, dépêchez-vous de faire la paix à quelque condition que ce +soit.</p> + +<p>On voit que l'Autriche devait être <i>plus</i> qu'inquiète. Ce fut alors +que, lorsqu'on proposa la paix, on accepta à Leoben, et plus tard à +Campo-Formio.</p> + +<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a> +<b><a href="#footnotetag20">20</a></b>: Le ministère qui fut renvoyé était ainsi composé:</p> + +<ul class="none"> +<li>À la Police, Cochon l'Apparent.</li> +<li>À la Guerre, Petiet.</li> +<li>À l'Intérieur, Bénézet.</li> +<li>À la Marine, Truguet.</li> +<li>Aux Affaires étrangères, Charles Lacroix.</li> +</ul> + +<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a> +<b><a href="#footnotetag21">21</a></b>: Allusion à une motion presque publique faite par Laîné, +pour mettre immédiatement (dans les vingt-quatre heures) Barras en +arrestation, parce que les troupes de Hoche <i>venaient à Paris</i> sans +ordre du ministère de la Guerre et clandestinement.</p> + +<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a> +<b><a href="#footnotetag22">22</a></b>: Mon mari, à cette époque premier aide de camp du +général Bonaparte, m'a souvent parlé du 18 fructidor, et son opinion, +c'est que M. de Talleyrand l'avait dirigé et ménagé d'avance. Mais il +n'avait à cet égard que des conjectures; à la vérité, elles devaient +avoir du poids.</p> + +<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a> +<b><a href="#footnotetag23">23</a></b>: Cette commission était composée de Vaublanc, Jourdan +(des Bouches-du-Rhône), Pastoret, Siméon, Emmery, Thibaudeau et +Boissy-d'Anglas.</p> + +<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a> +<b><a href="#footnotetag24">24</a></b>: Ce message du Directoire avait été motivé par un fait +très-important, la marche d'un corps de douze mille hommes, commandé +par le général Hoche. Voilà encore une ténébreuse et sinistre +aventure qui jamais ne sera éclaircie, la mort subite et violente de +Hoche, qui suivit son voyage précipité à Paris et son retour à son +armée de Sambre-et-Meuse. Un député (Delarue) fit, le 19 thermidor, +un rapport sur la marche de ces troupes, et dit, dans le Conseil +même, qu'au lieu de deux mille hommes avoués par le général Hoche +pour aller s'embarquer à Brest, il y avait toute une armée. Un autre +député (Willot) fit aussi une virulente sortie contre le général +Hoche. Ce général est une des belles figures de notre Révolution; +c'est un homme <i>antique</i> dans toute l'acception qu'on attache à +ce mot. S'il est venu à la tête de ses troupes pour délivrer le +Directoire, c'est qu'il croyait que le Directoire était en péril; +d'un esprit supérieur, jeune, brave, habile, d'une capacité égale, +soit qu'il maniât le sabre, soit qu'il se servît de sa plume; beau et +modeste dans ses succès de tous les genres, le général Hoche est un +homme pas assez connu dans cette galerie d'hommes de la Révolution, +où il demeure confondu. Je veux ici donner un échantillon de son +esprit juste et fin, et, en même temps, de son noble caractère; +je sais où il se trouve beaucoup de lettres du général Hoche, et +j'espère posséder bientôt ce trésor, je puis le dire: car ces lettres +révèlent toute la noblesse de l'âme d'un homme vraiment supérieur. +Je dirai, avant de transcrire cette lettre, que le général employé +sous le général Hoche était le général Richepanse. J'ai entendu mon +mari dire ces propres paroles: «J'ai toujours souhaité ressembler +à cet homme-là!» Et il ajoutait, en lui secouant la main avec +cette franchise adorable qui le faisait tant aimer de ses amis: +«<i>Richepanse, tu es le seul homme qui ne boive que de l'eau dont je +serre la main cordialement.</i>» C'était vrai; et cet homme commandait +les troupes sous le général Hoche. Cependant l'un et l'autre +n'eussent exécuté que de bonnes et de loyales mesures.</p> + +<p>Le général Hoche écrivit au Directoire, de Wetzlar, où il était alors:</p> + +<p>«Vous avez dû être invité, par un message des Cinq-Cents, à traduire +devant les tribunaux les signataires des ordres donnés aux troupes +pour leur marche sur l'intérieur. Cette fois, M. Willot a été sans +s'en douter mon interprète auprès de vous et de la Représentation +nationale; permettez-moi donc de vous prier de m'indiquer le tribunal +auquel je dois m'adresser, pour obtenir enfin la justice qui m'est +due. Il est temps que le peuple français connaisse l'atrocité des +accusations dirigées contre moi par des hommes qui, étant mes ennemis +particuliers, devraient au moins faire parler leurs amis, ou plutôt +leurs patrons, dans une cause qui leur est personnelle; il est temps +que les habitants de Paris, surtout, connaissent ce qu'on entend par +<i>l'investissement d'un rayon</i>; qu'on leur explique comment neuf, +dix, même douze mille hommes peuvent faire le blocus d'une ville +qui, au premier bruit du tambour (ou <i>de cloche</i><a id="footnotetag24-A" name="footnotetag24-A"></a><a href="#footnote24-A" title="Go to footnote 24-A"><span class="smaller">[24-A]</span></a>, si on l'aime +mieux), peut mettre cent cinquante mille hommes sur pied pour sa +défense... Il est bon aussi que M. Charon s'explique sur la présence +de treize mille hommes dans son département, où pas un soldat n'a +mis le pied (la légion des Francs, composant l'avant-garde, n'a pas +dépassé Chêne-le-Pouilleux); le reste des troupes est encore dans +les départements réunis, <span class="smcap">D'OÙ IL N'EST PAS SORTI</span>!... Je +demande enfin un tribunal pour moi et pour mes frères d'armes; on les +a peints comme des séditieux, ainsi que moi: ils ont été accueillis +et traités comme des brigands. Nos accusateurs doivent prouver nos +crimes autrement que par des ouï-dire de M. Charon, qui ne veut pas +que je passe à Reims pour me rendre à Cologne, bien qu'il n'y ait +pas d'autre route, mais par des pièces authentiques et irréfutables; +toutes celles que j'ai signées vont paraître, elles sont à +l'impression. Si quelques soldats ont témoigné leur indignation de la +manière dont ils ont été accueillis en rentrant chez eux, on verra +que j'y ai moins participé que ceux que quatre régiments de chasseurs +ont tant fait trembler. Depuis longtemps, je suis en possession +de l'estime publique, non à la manière de quelques égorgeurs +révolutionnaires, devenus ou plutôt reconnus pour des agents en chef +de nos ennemis, mais ainsi qu'un homme de bien y peut prétendre. On +<i>doit donc s'attendre</i> que je n'y renoncerai pas pour l'amour de +quelques Érostrates parvenus depuis un moment sur la scène de la +Révolution, et qui ne sont encore connus que par d'insignifiantes +déclamations et les projets les plus destructifs de tout ordre et de +tout gouvernement.»</p> + +<p>Cette lettre fit effet; Hoche s'échappa un moment de son +quartier-général et vint à Paris pour avoir des explications sur la +conduite du Directoire, et surtout pour avoir justice d'un député +nommé Willot, qui, en pleine assemblée, l'avait désigné sous le nom +de <i>Marius</i>. Ce député était en outre général; ce qui pouvait avoir +des suites... Je m'étends sur toute cette affaire de Hoche, parce +que cette époque est celle du pouvoir de M. de Talleyrand, et que +tout ceci se rapporte à lui et à son influence. Cette affaire est une +chose importante dans la Révolution française.</p> + +<p>Hoche repartit presque aussitôt de Paris; son cœur était +profondément ulcéré. Il avait vu la turpitude du Directoire, toute +l'horreur de sa politique, et il vit en même temps que ce même +Directoire, qui l'avait mis en avant, retirait le bras qui lui avait +montré le chemin...</p> + +<p>De retour à son armée pour l'anniversaire du 10 août, il donna une +fête, comme cela se faisait alors (23 thermidor an V). Voici son +discours:</p> + +<p>«Amis, je ne dois plus vous le dissimuler, vous ne devez pas encore +vous dessaisir de ces armes terribles avec lesquelles vous avez tant +de fois fixé la victoire; avant de le faire, peut-être aurons-nous à +assurer la tranquillité de l'intérieur, que des fanatiques, que des +rebelles aux lois républicaines osent troubler!»</p> + +<p>Voici les toasts du banquet civique que donna le général en chef aux +autorités et à son armée:</p> + +<p>Le général Ney: <i>Au maintien de la République! Grands politiques de +Clichy, daignez ne pas nous forcer à faire sonner la charge.</i></p> + +<p>Le général Chérin<a id="footnotetag24-B" name="footnotetag24-B"></a><a href="#footnote24-B" title="Go to footnote 24-B"><span class="smaller">[24-B]</span></a>: <i>Aux membres du Gouvernement qui feront +respecter la République!</i></p> + +<p>Un chef d'escadron: <i>Aux patriotes des Cinq-Cents!</i></p> + +<p>Un commissaire des guerres: <i>À la coalition légitime de l'armée +d'Italie et de l'armée de Sambre-et-Meuse!</i></p> + +<p>On fit des couplets satiriques qui circulèrent dans l'armée, qui +avaient pour titre: <i>Hommage de l'armée de Sambre-et-Meuse au club de +Clichy</i>...</p> + +<p>Le général Willot monta à la tribune et dit:</p> + +<p>«Je ne crains pas qu'un nouveau César<a id="footnotetag24-C" name="footnotetag24-C"></a><a href="#footnote24-C" title="Go to footnote 24-C"><span class="smaller">[24-C]</span></a> passe le Rubicon; le +héros qui est maintenant aux lieux que César traversa pour marcher +contre sa patrie y consolide la liberté des peuples au sein desquels +la victoire l'a conduit. Mais <span class="smcap">Marius</span><a id="footnotetag24-D" name="footnotetag24-D"></a><a href="#footnote24-D" title="Go to footnote 24-D"><span class="smaller">[24-D]</span></a> peut arriver aux +portes de Rome, et s'indigner de ce que les sénateurs délibèrent. +Dans cette circonstance, je suppose qu'un lieutenant fidèle<a id="footnotetag24-E" name="footnotetag24-E"></a><a href="#footnote24-E" title="Go to footnote 24-E"><span class="smaller">[24-E]</span></a> +arrête le nouveau Marius aux limites constitutionnelles<a id="footnotetag24-F" name="footnotetag24-F"></a><a href="#footnote24-F" title="Go to footnote 24-F"><span class="smaller">[24-F]</span></a>, le +Directoire pourra donc destituer le lieutenant fidèle et ouvrir le +passage aux factieux!»</p> + +<p><a id="footnote24-A" name="footnote24-A"></a> +<b><a href="#footnotetag24-A">24-A</a></b>: Cette phrase a rapport aux hommes du Directoire, +<i>Talleyrand</i> surtout, qui l'avait trahi après l'avoir mis en avant.</p> + +<p><a id="footnote24-B" name="footnote24-B"></a> +<b><a href="#footnotetag24-B">24-B</a></b>: Chef d'état-major du général Hoche. C'était le fils +du fameux généalogiste, et il l'était lui-même.</p> + +<p><a id="footnote24-C" name="footnote24-C"></a> +<b><a href="#footnotetag24-C">24-C</a></b>: Bonaparte.</p> + +<p><a id="footnote24-D" name="footnote24-D"></a> +<b><a href="#footnotetag24-D">24-D</a></b>: Hoche.</p> + +<p><a id="footnote24-E" name="footnote24-E"></a> +<b><a href="#footnotetag24-E">24-E</a></b>: Le lieutenant fidèle, c'est Pichegru.</p> + +<p><a id="footnote24-F" name="footnote24-F"></a> +<b><a href="#footnotetag24-F">24-F</a></b>: La Constitution avait ordonné qu'il serait tracé +un rayon autour de Paris que les troupes même de la République ne +pourraient pas franchir. C'était l'article 69 de la Constitution qui +le fixait.</p> + +<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a> +<b><a href="#footnotetag25">25</a></b>: Benjamin Constant a publié en l'an IV un ouvrage sur le +Gouvernement français, et la nécessité de s'y rallier. Celui sur les +<i>Réactions politiques</i> parut un an plus tard, en l'an V.</p> + +<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a> +<b><a href="#footnotetag26">26</a></b>: Propres paroles de Thibaudeau.</p> + +<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a> +<b><a href="#footnotetag27">27</a></b>: Jean Debry, dont il est souvent question dans cet +article, est un homme dont le Directoire savait apprécier les +talents, et qu'il voulait rattacher à lui. Député de l'Aisne +à l'Assemblée Législative, il eut une carrière parlementaire +très-importante; ce fut lui qui fit déchoir Louis XVIII de son droit +à la régence, et qui fit prononcer l'accusation contre les princes +émigrés. En général, il était fort exagéré et fort peu tolérant, +mais d'un républicanisme dont nous n'avons aucune idée aujourd'hui: +ainsi ce fut lui qui fit décréter que toujours on jouerait la +<i>Marseillaise</i> à la garde montante. Il était très-exalté, <i>mais +vrai</i>, et cette certitude donnait une grande autorité au député qui +siégeait souvent entre deux faux frères; il était admirable pour le +général Bonaparte, qu'il vénérait. Je crois bien que M. de Talleyrand +ne l'aimait guère, Jean Debry.</p> + +<p>Nommé ministre de la République au congrès de Rastadt, il partit +avec Bonnier et Robertjeot. Arrivé à Rastadt, il fit tout ce qu'il +put pour maintenir la dignité de la République; et, pour se livrer +plus tranquillement aux fonctions nouvelles qu'il avait adoptées, il +envoya sa démission de député au Conseil. C'était un républicain trop +zélé, peut-être: voilà son seul défaut. On sait quel fut le sort des +plénipotentiaires de Rastadt... il y a un voile sur cette sanglante +catastrophe, que la main du temps soulèvera peut-être, mais qui ne +l'est aujourd'hui qu'à demi. Assassinés tous trois par les hussards +Szeklers chargés de les escorter, Jean Debry fut le seul qui échappa. +C'était la nuit; il essaya de fuir, couvert de blessures, transi +de froid, troublé par la crainte de voir revenir ses meurtriers; +le malheureux se traîna de buisson en buisson jusqu'à une maison +hospitalière où il fut reçu. Sa convalescence fut longue; le jour +où il rentra dans l'Assemblée, l'émotion fut au comble... Il avait +encore le bras en écharpe, il était pâle; et puis, en revoyant ses +collègues, ils lui rappelaient les deux victimes qui étaient tombées +avec lui, mais pour ne pas se relever... Il prononça un discours à la +suite duquel il fut couvert d'applaudissements... sa dernière phrase +fut oratoire, elle enleva les acclamations.</p> + +<p>—Vengeance contre l'Autriche! s'écria-t-il avec cette puissance +d'émotion qu'il avait au dernier degré... On lui répondit par un +autre cri formé par cinq cents voix!...</p> + +<p>Les fauteuils des deux autres plénipotentiaires ne furent jamais +occupés; on jeta sur eux un crêpe noir, au travers duquel on voyait +leurs noms entourés d'une couronne civique... Et lorsque dans quelque +cérémonie on procédait à l'appel nominal, le député le plus voisin du +fauteuil répondait: «Mort assassiné au congrès de Rastadt.»</p> + +<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a> +<b><a href="#footnotetag28">28</a></b>: Cette liste était depuis le 1<sup>er</sup> prairial, +c'est-à-dire deux mois et demi.</p> + +<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a> +<b><a href="#footnotetag29">29</a></b>: Message qui faisait part de toutes les adresses des +différents corps d'armée au Directoire.</p> + +<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a> +<b><a href="#footnotetag30">30</a></b>: La division militaire de Paris était la 17<sup>e</sup> à cette +époque.</p> + +<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a> +<b><a href="#footnotetag31">31</a></b>: Une autre circonstance assez bizarre prouve l'esprit de +vertige qui jamais ne quitte les partis politiques!... Croirait-on +que deux jours avant le 18 fructidor, ils avaient tellement les yeux +fascinés dans le parti de Clichy, qu'ils parlaient d'organiser une +police? Un nommé Dossonville, homme du métier et employé par Rovère, +leur avait présenté un plan. La dépense devait s'élever à 50,000 fr., +et comme ils ne voulaient pas demander cette somme aux Conseils, ils +s'arrangèrent pour l'avoir par quart et par <i>cotisation</i>. C'était à +faire pitié!</p> + +<p><a id="footnote32" name="footnote32"></a> +<b><a href="#footnotetag32">32</a></b>: Voir le <i>Moniteur</i>; à cette époque, il était vrai.</p> + +<p><a id="footnote33" name="footnote33"></a> +<b><a href="#footnotetag33">33</a></b>: C'est, au reste, un fait digne de remarque, que +la profonde ignorance de la génération actuelle de l'histoire +<i>véritable</i> de la Révolution; il y a même un côté ridicule à cette +ignorance. C'est pourtant comme étude qu'il faudrait connaître cette +époque.</p> + +<p><a id="footnote34" name="footnote34"></a> +<b><a href="#footnotetag34">34</a></b>: Cette pièce inculpait gravement Pichegru. Elle fut +trouvée dans le portefeuille de d'Entraigues, ouvert en présence de +Bonaparte et de Clarke, alors commissaire du Directoire près l'armée +d'Italie; Clarke, d'abord chargé de surveiller le général Bonaparte, +et puis se dévoilant à lui et se donnant à l'homme dont le pouvoir +était évident dans l'avenir, comme il fut ensuite à la Restauration, +lorsque ce même homme alla mourir à Sainte-Hélène!</p> + +<p><a id="footnote35" name="footnote35"></a> +<b><a href="#footnotetag35">35</a></b>: Cette correspondance fut trouvée dans un fourgon du +général Klinglin, saisi par nos troupes le 2 floréal an V; et Moreau +la garda jusqu'au 24 fructidor, c'est-à-dire quatre mois et demi +après. Il paraît que le Directoire croyait Moreau aussi coupable que +les autres.</p> + +<p><a id="footnote36" name="footnote36"></a> +<b><a href="#footnotetag36">36</a></b>: Je ne connais rien de plus étrangement ridicule que +toute la conduite d'Augereau alors, si ce n'est celle des directeurs, +lorsque je pense que l'on a agité la question de savoir s'il ne +remplacerait pas Carnot ou Barthélemy! Augereau, qui, se trouvant +à quelque temps de là à la présidence de ce même Conseil qu'il +avait décimé, lorsqu'on apprit la démission de Bernadotte, et qu'on +craignit un coup d'État, s'écria: «Ne vous rappelez-vous plus que +je suis le même homme qu'au 18 fructidor? eh bien! je vous préviens +qu'il faudra faire tomber ma tête avant de toucher à mes collègues!» +Bavardage! abus des mots!</p> + +<p><a id="footnote37" name="footnote37"></a> +<b><a href="#footnotetag37">37</a></b>: Ils ne s'étaient pas encore rencontrés; M. de +Talleyrand était revenu d'Amérique après le départ de Bonaparte pour +l'Italie.</p> + +<p><a id="footnote38" name="footnote38"></a> +<b><a href="#footnotetag38">38</a></b>: Ce que, plus tard, Spurzheim a nommé <i>habitivité</i>; +barbarisme inutile.</p> + +<p><a id="footnote39" name="footnote39"></a> +<b><a href="#footnotetag39">39</a></b>: Malibran, député de l'Hérault au Conseil des +Cinq-Cents; et il aimait le général Bonaparte!... il demanda en même +temps pour lui qu'on donnât le nom de faubourg d'Italie au faubourg +Saint-Antoine. Cet homme, j'en suis sûre, aurait aussi mal entendu +l'honneur pour lui-même; je crois que ce Malibran est le beau-père +de la fameuse madame Malibran. Comme il était familier de Barras, on +pensa que le Directoire, qui déjà craignait Bonaparte et le jugeait +d'après lui, aurait voulu le déconsidérer dans le cas où il aurait +accepté.</p> + +<p><a id="footnote40" name="footnote40"></a> +<b><a href="#footnotetag40">40</a></b>: Chénier (Marie-Joseph), qui fut à tort accusé de la +mort de son frère, était un homme de bonne foi, républicain dans +le cœur. Il a fait une foule de beaux traits, de choses utiles +qu'on ignore, parce qu'on parle de lui sans rien approfondir; mais +il faut connaître Chénier, et savoir tout le bien qu'il fit et le +mal qu'il empêcha. Ce fut lui qui fit décréter les écoles primaires. +Aussitôt que la veuve d'un littérateur faisait entendre une parole +de détresse, Chénier montait à la tribune et demandait une pension +pour elle; s'occupant des arts, de la littérature, et d'une foule de +choses toutes utiles à la science et au progrès. Les Clichiens ont +été rigoureux pour lui, parce qu'il fut sans pitié pour les excès de +la <i>Compagnie de Jésus</i> et de leurs acolytes plus féroces que les +monstres de 93. Le <i>Moniteur</i> de l'époque (et celui-là est vrai) est +le livre où l'opinion devrait s'instruire avant de se formuler si +violemment.</p> + +<p><a id="footnote41" name="footnote41"></a> +<b><a href="#footnotetag41">41</a></b>: C'est madame Germon, couturière très en vogue alors, +qui répondit ce mot à une femme, et fit en effet sa robe pour le +tiers du prix. Elle fut depuis couturière de madame Bonaparte.</p> + +<p><a id="footnote42" name="footnote42"></a> +<b><a href="#footnotetag42">42</a></b>: Je crois que, plus tard, Bonaparte fit cette réponse à +madame de Staël, mais ce ne fut pas ce jour-là.</p> + +<p><a id="footnote43" name="footnote43"></a> +<b><a href="#footnotetag43">43</a></b>: Leibnitz avait un penchant pour la France; étant +encore jeune, il vint à Paris pour y étudier vraiment les sciences, +disait-il. C'est qu'il était un véritable émule de Descartes et +de Pascal. Cet esprit actif et remuant qui, à vingt ans, s'était +fait Rose-Croix pour apprendre la science universelle, ne croyait +jamais assez savoir. Législateur non-seulement d'un peuple, mais de +l'univers, par la pensée, Leibnitz est un de ces hommes qui ne sont +d'aucun pays, et appartiennent à l'univers. Lorsqu'on connaît le +caractère de Leibnitz, il est des choses qui prêtent un côté bien +plaisant à une partie de sa vie. Il était toujours plongé dans les +études les plus abstraites; Oldenbourg, géomètre anglais, était en +rapports intimes avec lui. À seize ans, il écrivit un petit traité +<i>de Arte combinatoria</i>. Ce fut comme un jalon pour son génie; il fit +plus encore, et montra ses résultats à Oldenbourg. L'autre se mit à +rire, et lui dit que tout ce qu'il avait fait était l'ouvrage d'un +nommé Mouton, Français (1670). Mais, plus tard, Leibnitz montre à +Oldenbourg une autre propriété des nombres qu'il avait trouvée.—Bon! +lui dit l'autre, cela est dans la <i>Ligarithmotechnia</i> de Mercator, du +Holstein. Un autre se serait désespéré de cette suite de rencontres +qui ressemblaient à un plagiat continuel; mais comme Leibnitz ne +lisait pas, il ne pouvait être plagiaire. Il se remit avec calme au +travail, et recommença ses calculs; ce fut alors qu'il trouva une +série de fractions exprimant la surface du cercle, comme Mercator, +son premier rival, avait trouvé la série de l'hyperbole. Huyghens, à +qui Leibnitz fit voir ce beau travail, rendit hommage à la grandeur +de la chose et en félicita l'auteur.—Pour cette fois, dit Leibnitz, +Oldenbourg sera content! il lui envoie son travail et attend la +réponse avec impatience... Oldenbourg félicita cordialement son ami +sur un aussi beau chef-d'œuvre de son esprit... Mais par une +fatalité inconcevable, ajoutait-il, ce même travail, ce même résultat +viennent d'être opérés par un <span class="smcap">certain M. Isaac Newton</span> de +Cambridge, qui n'avait pas encore publié les nouvelles découvertes +qu'il avait faites. Quel siècle que celui où de telles choses +arrivent! et qu'on fut heureux d'y vivre!</p> + +<p>Il paraît, au reste, que M. Gregory, Écossais, avait trouvé cette +série du cercle quelque temps auparavant.</p> + +<p><a id="footnote44" name="footnote44"></a> +<b><a href="#footnotetag44">44</a></b>: Au moment où je parle, il me revient en souvenir tout +ce que M. d'Abrantès m'a conté de cette époque. La confiance de +l'empereur était toujours la plus entière en lui, et il croyait que +M. de Talleyrand la méritait et avait été, en effet, du parti du +général Bonaparte contre le Directoire. Quoi que M. de Talleyrand +ait pu faire contre l'empereur depuis, je suis juste quand il faut +l'être.</p> + +<p><a id="footnote45" name="footnote45"></a> +<b><a href="#footnotetag45">45</a></b>: Depuis l'Assemblée Constituante, c'est-à-dire le moment +où la séance du Jeu de Paume sépara les trois ordres, il n'y eut +aucun costume pour les représentants. Les conventionnels ne portaient +qu'une écharpe tricolore, et ceux qui allaient à l'armée y ajoutaient +un panache aux trois couleurs. Après le 9 thermidor, quelques +députés portèrent des armes, telles qu'un sabre, un poignard... Ce +ne fut qu'après le 18 fructidor que les Conseils s'habillèrent, et +s'enveloppèrent d'une toge comme d'un linceul. Ainsi qu'on orne les +morts en Égypte et au Mexique, on parait les représentants après leur +mort morale.</p> + +<p><a id="footnote46" name="footnote46"></a> +<b><a href="#footnotetag46">46</a></b>: Il remplaçait un autre envoyé du grand-duc de Toscane, +qui avait failli compromettre la bonne intelligence des deux pays. +Le comte Carletti, ministre de Toscane en France, y était venu, à ce +qu'il paraît (en l'an III), avec un plan pour faire sauver madame +la duchesse d'Angoulême du Temple, où elle était encore. C'était un +homme très-singulier que ce comte Carletti: étant à Florence, où il +était grand-chambellan du grand-duc, il se battit en duel avec M. +Windham, qui, depuis, fut si fameux dans ses querelles avec M. Pitt, +et qui, toujours querelleur, à ce qu'il paraît, se battit aussi avec +M. Pitt. Les Anglais rient de tout avec leur air paisible: on rit de +ce duel, on plaisanta même jusque dans une caricature, où M. Windham +était vis-à-vis de M. Pitt, représenté par une lame de couteau +surmontée d'une tête parfaitement ressemblante (on sait que M. Pitt +était fort maigre), et M. Windham disait avec la banderolle: «Je ne +sais pas tirer sur une lame de couteau.»</p> + +<p>Quant au comte Carletti, il fut admis dans la Convention, reçut +l'accolade du président, qui, alors, était Thibaudeau, et demeura +quelque temps à Paris; mais il paraît qu'il intrigua du côté du +Temple. Il fit bien; mais ce qui fut mal, c'est qu'il le fit +maladroitement, ce qui aurait aggravé la position de la noble femme +qui y languissait depuis tant d'années, et qui fut heureusement +échangée quelques mois après. Le comte Carletti ayant demandé à la +voir avant son départ, qui eut lieu en l'an V, et cette dernière +démarche ayant réveillé la méfiance, on demanda son changement.</p> + +<p><a id="footnote47" name="footnote47"></a> +<b><a href="#footnotetag47">47</a></b>: Au moment où M. de Talleyrand prit le ministère des +Affaires étrangères, il y avait trois régicides au Directoire, +Barras, Carnot et Rewbell.</p> + +<p><a id="footnote48" name="footnote48"></a> +<b><a href="#footnotetag48">48</a></b>: Lieu où l'on se réunissait pour prendre des glaces.</p> + +<p><a id="footnote49" name="footnote49"></a> +<b><a href="#footnotetag49">49</a></b>: 15 frimaire an VI, à 5 heures du soir (17 décembre +1797). Je reviens sur ce fait, quoique je l'aie annoncé dans les +pages précédentes, parce que c'est nécessaire à la marche des +événements.</p> + +<p><a id="footnote50" name="footnote50"></a> +<b><a href="#footnotetag50">50</a></b>: Comprend-on que le général Lefebvre Desnouettes ait pu +<span class="smcap">VENDRE</span> une telle maison!... c'est une honte, mais une plus +grande à ses héritiers de ne pas l'avoir rachetée.</p> + +<p><a id="footnote51" name="footnote51"></a> +<b><a href="#footnotetag51">51</a></b>: Ils tenaient lieu du préfet.</p> + +<p><a id="footnote52" name="footnote52"></a> +<b><a href="#footnotetag52">52</a></b>: Le ministre de la Guerre le présenta aussi; mais, chose +assez bizarre pour Bonaparte, qui était tout entier militaire, on +ne remarqua que M. de Talleyrand. Le fait est que le ministre de la +Guerre ne fit aucun discours, et que le <i>Moniteur</i> ne rendit compte +que du discours de M. de Talleyrand, ce qui prouve que l'autre ne +parla même pas.</p> + +<p><a id="footnote53" name="footnote53"></a> +<b><a href="#footnotetag53">53</a></b>: Barras, alors président du Directoire.</p> + +<p><a id="footnote54" name="footnote54"></a> +<b><a href="#footnotetag54">54</a></b>: Ce discours est tel qu'il le faut lire dans mes +<i>Mémoires</i>; il a été copié par moi sur le discours lui-même, écrit +par mon mari sous la dictée de Bonaparte, et ce papier était celui +que le général Bonaparte tenait dans son chapeau le jour de cette +fête, parce que l'écriture de Junot était plus facile, on le pense +bien, à lire que la sienne.</p> + +<p><a id="footnote55" name="footnote55"></a> +<b><a href="#footnotetag55">55</a></b>: Seize pages d'un in-8<sup>o</sup>.</p> + +<p><a id="footnote56" name="footnote56"></a> +<b><a href="#footnotetag56">56</a></b>: J'avais treize ans et demi à cette époque-là.</p> + +<p><a id="footnote57" name="footnote57"></a> +<b><a href="#footnotetag57">57</a></b>: Cette lettre est du 5 germinal an VI (26 mars 1798), et +dans tous les journaux d'alors.</p> + +<p><a id="footnote58" name="footnote58"></a> +<b><a href="#footnotetag58">58</a></b>: M. d'Herenaude fut toujours auprès de M. de Talleyrand, +et lui servit immensément; on dit même que sans lui il eût été +souvent fort embarrassé.</p> + +<p><a id="footnote59" name="footnote59"></a> +<b><a href="#footnotetag59">59</a></b>: Sidney Smith, fait prisonnier dans un coup de tête +qu'il tenta à Rouen, fut mis au Temple, d'où il sortit par un moyen +qui ne fut jamais bien connu. Il y eut des présomptions pour croire +que le Directoire lui-même donna les ordres, ainsi que les ministres; +quoi qu'il en soit, il en est sorti.</p> + +<p><a id="footnote60" name="footnote60"></a> +<b><a href="#footnotetag60">60</a></b>: M. d'Araujo, Portugais, homme parfaitement aimable, qui +fut depuis ministre des Affaires étrangères; c'est de lui qu'il est +si souvent question dans mes <i>Mémoires</i>.</p> + +<p><a id="footnote61" name="footnote61"></a> +<b><a href="#footnotetag61">61</a></b>: Tous avaient des surnoms: le cardinal Antonelli +était surnommé <i>le fourbe</i>, Borgia, <i>le superbe</i>, Lasomaglia, +l'<i>ambitieux</i>, et je ne sais plus lequel avait le surnom +d'<i>assassin</i>...</p> + +<p><a id="footnote62" name="footnote62"></a> +<b><a href="#footnotetag62">62</a></b>: Je ne sais s'il accepta ou refusa.</p> + +<p><a id="footnote63" name="footnote63"></a> +<b><a href="#footnotetag63">63</a></b>: J'étais à cette représentation avec mon frère et ma +mère.</p> + +<p><a id="footnote64" name="footnote64"></a> +<b><a href="#footnotetag64">64</a></b>: Il y avait aussi le duc de Dino, Edmond, troisième +enfant d'Archambault de Périgord, qui était alors trop jeune pour +venir dans le salon de son oncle.</p> + +<p><a id="footnote65" name="footnote65"></a> +<b><a href="#footnotetag65">65</a></b>: M. de Choiseul-Gouffier, ambassadeur de France à +Constantinople, homme parfaitement aimable.</p> + +<p><a id="footnote66" name="footnote66"></a> +<b><a href="#footnotetag66">66</a></b>: M. de Vaudreuil, amant de madame de Polignac; c'était +un des hommes les plus agréables de la cour de Marie-Antoinette.</p> + +<p><a id="footnote67" name="footnote67"></a> +<b><a href="#footnotetag67">67</a></b>: Charmant ouvrage de Brillat-Savarin, où l'art de savoir +bien manger est démontré avec tout l'esprit possible.</p> + +<p><a id="footnote68" name="footnote68"></a> +<b><a href="#footnotetag68">68</a></b>: On fit courir alors ce mot qui, depuis, a eu tant de +succès contre cette pauvre madame de Staël; elle aurait dit (selon +celui qui racontait) à M. de Talleyrand:</p> + +<p>—Enfin, vous ne m'aimez plus!</p> + +<p>—Mais, si, je vous aime toujours.</p> + +<p>—Non, non!... Enfin, tenez, si madame Grandt et moi nous tombions +dans l'eau, laquelle sauveriez-vous?</p> + +<p>—Je crois que vous savez nager.</p> + +<p>On disait que M. de Talleyrand aurait dû répondre à madame de Staël: +Ni l'une, ni l'autre. Je ne sais pas si le mot n'eût pas été plus +dur encore.</p> + +<p><a id="footnote69" name="footnote69"></a> +<b><a href="#footnotetag69">69</a></b>: La diplomatie!...</p> + +<p><a id="footnote70" name="footnote70"></a> +<b><a href="#footnotetag70">70</a></b>: Cette recherche de suspendre des corbeilles avec des +fruits glacés et des oranges est bien ancienne. On la trouve dans un +Voyage en Espagne par madame d'Aulnoi, sous Louis XIV; elle rapporte +l'avoir vue chez le cardinal Porto-Carrero, à Tolède.</p> + +<p><a id="footnote71" name="footnote71"></a> +<b><a href="#footnotetag71">71</a></b>: On a prêté ce propos au général Damas, qui était près +d'Augereau. Je ne sais pas s'il est d'Augereau; s'il l'a dit, on le +lui a soufflé. Il était incapable de l'imaginer à lui seul.</p> + +<p><a id="footnote72" name="footnote72"></a> +<b><a href="#footnotetag72">72</a></b>: Le bref ne fut pas enregistré à l'époque où il fut +donné; il le fut au 19 août 1802, et le Pape le donna, je crois, +en avril 1801. Le cardinal Consalvi me parla beaucoup de M. de +Talleyrand lorsque je le revis à Rome.</p> + +<p><a id="footnote73" name="footnote73"></a> +<b><a href="#footnotetag73">73</a></b>: J'ai connu une grande dame anglaise dont mon mari fut +<i>l'ami fort intime</i>. Cette Anglaise avait une mère à moitié folle +qui, toute grande dame qu'elle était, avait fort souvent besoin +d'argent; Junot lui en prêta, et beaucoup (j'ai la note). Nous +n'en entendîmes plus parler, et pourtant l'une des deux femmes est +aujourd'hui l'une des plus riches de l'Europe.</p> + +<p><a id="footnote74" name="footnote74"></a> +<b><a href="#footnotetag74">74</a></b>: Je ne sais de qui il voulait parler.</p> + +<p><a id="footnote75" name="footnote75"></a> +<b><a href="#footnotetag75">75</a></b>: Mes petites filles, surtout la plus jeune, faisaient +des cris affreux en le voyant.</p> + +<p><a id="footnote76" name="footnote76"></a> +<b><a href="#footnotetag76">76</a></b>: Madame la marquise Des Corches de Sainte-Croix, mère du +général Sainte-Croix et tante de madame du Cayla. Elle était sœur +de M. Talon; c'était une femme supérieure, et l'amie la plus intime +de la duchesse de Courlande, mère de la duchesse de Dino.</p> + +<p><a id="footnote77" name="footnote77"></a> +<b><a href="#footnotetag77">77</a></b>: Le duc d'Olivarès laissa prendre le Portugal, mais +ce fut après tout un grand ministre; s'il ne fut pas l'égal de +Richelieu, il fut moins cruel, au moins, et cela compense.</p> + +<p><a id="footnote78" name="footnote78"></a> +<b><a href="#footnotetag78">78</a></b>: Il voulait sans doute le conduire, comme Don Carlos, à +être jugé à mort. Ensuite, il n'y aurait eu que Don Carlos entre Don +Francisco et le trône; Don Francisco, le troisième enfant, était fils +de Godoy.</p> + +<p><a id="footnote79" name="footnote79"></a> +<b><a href="#footnotetag79">79</a></b>: Maître-d'hôtel de l'Impératrice.</p> + +<p><a id="footnote80" name="footnote80"></a> +<b><a href="#footnotetag80">80</a></b>: Maître-d'hôtel de Murat.</p> + +<p><a id="footnote81" name="footnote81"></a> +<b><a href="#footnotetag81">81</a></b>: Valet de chambre de M. de Talleyrand depuis trente-cinq +ou quarante ans.</p> + +<p><a id="footnote82" name="footnote82"></a> +<b><a href="#footnotetag82">82</a></b>: M. d'Herenaude, dont j'ai parlé déjà.</p> + +<p><a id="footnote83" name="footnote83"></a> +<b><a href="#footnotetag83">83</a></b>: J'ai appris depuis peu de temps des détails relatifs +à cette époque, qui me font ajouter de l'amitié à l'estime que +depuis longtemps j'avais vouée au maréchal Macdonald... Je regrette +seulement pour lui 1815.</p> + +<p><a id="footnote84" name="footnote84"></a> +<b><a href="#footnotetag84">84</a></b>: Certainement le duc de Raguse, que j'estime et que +j'aime de cœur, n'est pas coupable; mais il a vu le bonheur du +pays dans une chose où il n'était pas... c'est une erreur, et voilà +tout. La chose est bien différente.</p> + +<p><a id="footnote85" name="footnote85"></a> +<b><a href="#footnotetag85">85</a></b>: Aujourd'hui, le local est, dit-on, plus beau; cela +doit être avec les changements qui ont été faits. Mais ce qui était +et ce qui n'est plus, c'est la magnificence des costumes de cour des +femmes et de celui des hommes; un coup d'œil unique était celui +qu'offrait la salle de spectacle les jours de grand cercle.</p> + +<p><a id="footnote86" name="footnote86"></a> +<b><a href="#footnotetag86">86</a></b>: Joséphine avait ses chambellans <i>à elle</i>. Marie-Louise +les avait en commun avec l'Empereur.</p> + +<p><a id="footnote87" name="footnote87"></a> +<b><a href="#footnotetag87">87</a></b>: Je n'ai jamais revu un opéra qui m'ait fait +l'impression de <i>Roméo et Juliette</i> de Zingarelli, joué et chanté +par la Grassini et Crescentini!... Quelle adorable harmonie et quel +jeu!... quelle beauté avec tout cela, et comme la Grassini était +adorable au troisième acte, tout enveloppée de mousseline blanche +diaphane et couchée dans le tombeau!... Quant à Crescentini, je n'ai +entendu personne depuis lui chanter comme il le chantait: <i>Ombra +adorata....</i> et le beau duo de la fin!...</p> + +<p><a id="footnote88" name="footnote88"></a> +<b><a href="#footnotetag88">88</a></b>: C'est le même dont Vestris le fils, c'est-à-dire celui +qu'on appelait le Diou de la danse ou <i>Vestr' Alard</i>, parce que sa +mère était mademoiselle Alard, disait, en 1805, en apprenant qu'il +était roi: Ce pauvre Max (Maximilien), je suis bien aise qu'on l'ait +fait roi!</p> + +<p><a id="footnote89" name="footnote89"></a> +<b><a href="#footnotetag89">89</a></b>: Depuis princesse de Carignan; une charmante personne de +cœur et d'esprit. Elle est <i>morte brûlée</i>!...</p> + +<p><a id="footnote90" name="footnote90"></a> +<b><a href="#footnotetag90">90</a></b>: Une blonde montée en papillons sur une carcasse, et +qu'on posait sur le derrière de la robe de cour, et qui, montant sur +les épaules, venait en mourant jusqu'à la poitrine.</p> + +<p><a id="footnote91" name="footnote91"></a> +<b><a href="#footnotetag91">91</a></b>: Le mari de la fameuse demoiselle Guimard.</p> + +<p><a id="footnote92" name="footnote92"></a> +<b><a href="#footnotetag92">92</a></b>: J'ai retrouvé cette même voix de manière à me faire +tressaillir toutes les fois qu'elle vient à mon oreille: c'est dans +le comte Valeski. Cette ressemblance d'organe est quelquefois d'une +telle force qu'elle fait mal.</p> + +<p><a id="footnote93" name="footnote93"></a> +<b><a href="#footnotetag93">93</a></b>: Il n'est pas changé d'humeur ni d'esprit; il est +toujours aussi amusant, aussi gai lui-même. Il me donnait le bras +l'hiver dernier dans un bal<a id="footnotetag93-A" name="footnotetag93-A"></a><a href="#footnote93-A" title="Go to footnote 93-A"><span class="smaller">[93-A]</span></a>, et ses remarques sur les gens qui +passaient devant nous auraient fait rire la douleur même.</p> + +<p><a id="footnote93-A" name="footnote93-A"></a> +<b><a href="#footnotetag93-A">93-A</a></b>: Chez M. Dupin, président de la Chambre des Députés.</p> + +<p><a id="footnote94" name="footnote94"></a> +<b><a href="#footnotetag94">94</a></b>: M. de Longchamps était un homme d'esprit et charmant +de manières, et de manières sociables. Il faisait de jolis vers, et +il est connu par plusieurs pièces fort jolies représentées sur le +théâtre de l'Opéra-Comique. C'est lui qui a fait cette ravissante +romance au moment de partir pour son exil, lorsqu'il alla en +Amérique. Jamais la poésie n'a mieux rendu la pensée du cœur. Il +y a tout un poëme de l'âme dans le second couplet. Boïeldieu fit +la musique; elle est en rapport avec les paroles, et tout à fait +dramatique. Voici ce couplet:</p> + +<p class="poem10"> + J'observe tout ce que je laisse<br> + Avec d'autres yeux qu'autrefois;<br> + Tout m'attache, tout m'intéresse,<br> + Je tiens à tout ce que je vois.<br> + Parents chéris, fidèle amie,<br> + Pour moi ne sont pas moins perdus + Que si j'eusse quitté la vie,<br> + Et j'aurai les regrets de plus.</p> + +<p>Les quatre derniers vers sont ravissants de vérité et de sensibilité.</p> + +<p><a id="footnote95" name="footnote95"></a> +<b><a href="#footnotetag95">95</a></b>: Seconde femme de M. de Beauharnais le sénateur, le père +de la princesse Stéphanie, grande-duchesse de Bade, et dame d'honneur +de la princesse Caroline. Elle était aimée de tout le monde à cause +de sa bonté et de sa politesse.</p> + +<p><a id="footnote96" name="footnote96"></a> +<b><a href="#footnotetag96">96</a></b>: C'est un petit cercle de fer qu'on met aux jeunes +chevaux fougueux pour les dompter, et alors on leur fait fournir une +course quelconque, mais plus particulièrement en tournant.</p> + +<p><a id="footnote97" name="footnote97"></a> +<b><a href="#footnotetag97">97</a></b>: Le grand-père se dansait à la fin du bal, et d'un bal +où on avait été ce qu'on appelle <i>en train</i> et gai. On était, comme +dans l'anglaise, deux par deux et sur une colonne. Le couple <i>qui +menait</i> le grand-père se mettait en marche sur un air fait exprès, +et que Julien le nègre jouait ordinairement moitié éveillé et moitié +dormant, parce que le grand-père arrivait à six heures du matin. On +faisait d'abord une promenade. La promenade finie, ce qui quelquefois +durait longtemps si le caprice du couple <i>chef</i> le voulait ainsi, on +se remettait sur une colonne. Alors commençait un autre air sur la +mesure de l'anglaise, et on faisait toutes les figures qui passaient +par la tête du couple <i>chef</i>. Quand il avait parcouru toute la +colonne, un autre couple commençait et faisait la même figure. Les +plus bizarres et les plus drôles étaient les meilleures. On mettait +la femme dans un fauteuil, on se mettait à genoux, on faisait des +berceaux avec les bras, etc... J'ai vu une fois chez la princesse +Caroline, à l'Élysée, la promenade du grand-père se prolonger depuis +la galerie jusqu'au premier. Tout le grand-père avait plus de +quatre-vingts personnes, plus de quarante paires bien sûrement. Tout +cela suivait avec les meilleurs et les plus joyeux rires.</p> + +<p><a id="footnote98" name="footnote98"></a> +<b><a href="#footnotetag98">98</a></b>: J'ai fait une erreur dans mon <i>Salon de madame de +Polignac</i>. J'ai dit que la marquise de Bréhan était dame du palais; +elle ne l'était pas, mais elle était amie intime de la Reine. Je +m'empresserai toujours de réparer une faute dès qu'elle me sera +démontrée.</p> + +<p><a id="footnote99" name="footnote99"></a> +<b><a href="#footnotetag99">99</a></b>: Elle continuait à m'appeler ainsi lorsque nous étions +seules. Elle était bonne en général, et aimait ses anciens amis.</p> + +<p><a id="footnote100" name="footnote100"></a> +<b><a href="#footnotetag100">100</a></b>: C'était alors la mode de porter de ces jupes garnies +avec des touffes de n'importe quoi soutenues par des rubans. La +princesse Pauline en avait une garnie de branches de pin, avec un +corsage de velours vert garni en émeraudes et en diamants. La reine +Hortense en avait une ravissante garnie en <i>belles-de-jour</i>, et tout +ce qui, à la robe de la princesse Pauline, était en émeraudes et en +diamants, était ici en turquoises et en diamants.</p> + +<p><a id="footnote101" name="footnote101"></a> +<b><a href="#footnotetag101">101</a></b>: Et depuis que ceci est écrit, quel malheur nous a +frappés!... La chaîne de l'exil a été rompue, mais par la mort!...</p> + +<p><a id="footnote102" name="footnote102"></a> +<b><a href="#footnotetag102">102</a></b>: C'est vrai.</p> + +<p><a id="footnote103" name="footnote103"></a> +<b><a href="#footnotetag103">103</a></b>: En 1806, au commencement.</p> + +<p><a id="footnote104" name="footnote104"></a> +<b><a href="#footnotetag104">104</a></b>: L'Empereur prononçait les deux mots avec un accent +effrayant et prolongé.</p> + +<p><a id="footnote105" name="footnote105"></a> +<b><a href="#footnotetag105">105</a></b>: C'était le nom de religion que Giulio avait pris en +entrant au couvent, où il ne pouvait garder son nom habituel.</p> + +<p><a id="footnote106" name="footnote106"></a> +<b><a href="#footnotetag106">106</a></b>: Ce château fut habité, en 1815, par madame de Staël, +où elle reçut toute l'Europe couronnée; il fut détruit par la bande +noire l'année suivante.</p> + +<p><a id="footnote107" name="footnote107"></a> +<b><a href="#footnotetag107">107</a></b>: <i>For ever or never.</i></p> + +<p><a id="footnote108" name="footnote108"></a> +<b><a href="#footnotetag108">108</a></b>: Le régent ne peut faire un duc, il n'en a pas le +droit.</p> + +<p><a id="footnote109" name="footnote109"></a> +<b><a href="#footnotetag109">109</a></b>: Madame de Genlis fît paraître en 1802, dans la +<i>Bibliothèque des Romans</i>, une petite nouvelle intitulée: <i>Lindane et +Valmire</i>, qui n'est pas autre chose que l'intrigue de cette pièce.</p> + +<p><a id="footnote110" name="footnote110"></a> +<b><a href="#footnotetag110">110</a></b>: Lorsqu'en 1816, j'eus l'honneur d'être présentée au +duc d'Orléans, il me demanda si pendant que j'avais été maîtresse +du Raincy, avant de le céder à Napoléon, j'avais fait faire cette +salle de bain.—Non, monseigneur, répondis-je.—Je crois bien, dit +le prince en souriant, ni moi non plus. <i>Je ne suis pas assez grand +seigneur pour cela.</i></p> + +<p><a id="footnote111" name="footnote111"></a> +<b><a href="#footnotetag111">111</a></b>: Je parlerai de cet exil dans mes <i>Salons de la +Restauration</i>.</p> + +<p><a id="footnote112" name="footnote112"></a> +<b><a href="#footnotetag112">112</a></b>: Ce portrait est gravé et se vend comme une gravure +représentant Sapho: c'est du moins le nom qui est au bas. Pourquoi +n'avoir pas laissé la marge en blanc?</p> + +<p><a id="footnote113" name="footnote113"></a> +<b><a href="#footnotetag113">113</a></b>: Regnault de Saint-Jean-d'Angély mourut le jour ou le +lendemain de son retour dans Paris.</p> + +<p><a id="footnote114" name="footnote114"></a> +<b><a href="#footnotetag114">114</a></b>: M. le duc de Laval, frère de la duchesse de Luynes, +était père d'Adrien de Montmorency.</p> + +<p><a id="footnote115" name="footnote115"></a> +<b><a href="#footnotetag115">115</a></b>: Elle était mademoiselle de Narbonne Fritzlar.</p> + +<p><a id="footnote116" name="footnote116"></a> +<b><a href="#footnotetag116">116</a></b>: En se mariant, elle prit une perruque blonde que lui +fit Duplan, et si artistement, qu'on n'y voyait rien.</p> + +<p><a id="footnote117" name="footnote117"></a> +<b><a href="#footnotetag117">117</a></b>: Une particularité me frappa; la carte de la duchesse +de Chevreuse portait ces seuls mots: <i>Madame de Chevreuse</i>, et +gravés. Celle de madame de Luynes n'avait que son nom: <i>Madame de +Luynes</i>, et tout simplement fort mal écrit, et sur une carte à +jouer.—Ce n'est pas étonnant, me dit M. de Narbonne, elle ne fait +jamais de visites.</p> + +<p><a id="footnote118" name="footnote118"></a> +<b><a href="#footnotetag118">118</a></b>: J'ai en face de moi une maison bâtie en 1835; l'autre +jour, je vois des ouvriers, des poutres, un grand appareil; c'était +la maison qui tombait et qu'on était obligé d'étayer. C'est l'image +de beaucoup de choses de notre temps.</p> + +<p><a id="footnote119" name="footnote119"></a> +<b><a href="#footnotetag119">119</a></b>: Comment M. de Talleyrand n'a-t-il pas demandé, mais +<i>de manière à l'obtenir</i>, le retour de madame de Chevreuse!... le +faire demander par Marie-Louise enfin... Mais M. de Talleyrand aurait +fait une démarche qui n'aurait eu de résultat que pour autrui.</p> + +</div> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Histoire des salons de Paris (Tome 6/6), by +Laure Junot, duchesse d' Abrantès + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DES SALONS DE PARIS TOME 6 *** + +***** This file should be named 44676-h.htm or 44676-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/6/7/44676/ + +Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and +the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. 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General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/old/44676-h/images/cover-page.jpg b/old/44676-h/images/cover-page.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..2464584 --- /dev/null +++ b/old/44676-h/images/cover-page.jpg diff --git a/old/44676-h/images/img001.jpg b/old/44676-h/images/img001.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..ebc1b89 --- /dev/null +++ b/old/44676-h/images/img001.jpg diff --git a/old/44676-h/images/img002.jpg b/old/44676-h/images/img002.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..316aaa6 --- /dev/null +++ b/old/44676-h/images/img002.jpg |
