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Thiers.</title> +<link rel="coverpage" href="images/cover-page.jpg"> + +<style type="text/css"> +<!-- + +body {font-size: 1em; text-align: justify; margin-left: 10%; margin-right: 10%;} + +h1 {font-size: 120%; text-align: center; margin-top: 2em; margin-bottom: 2em; line-height: 1.5em;} +h2 {font-size: 115%; text-align: center; margin-top: 4em; margin-bottom: 1em;} +h3 {font-size: 103%; text-align: center; margin-top: 1em; margin-bottom: 1em;} + +a:focus, a:active { outline:#ffee66 solid 2px; background-color:#ffee66;} +a:focus img, a:active img {outline: #ffee66 solid 2px; } + +table {border-collapse: collapse; table-layout: fixed; + margin-top: 1em; margin-bottom: 1em;} +table.auto {border-collapse: collapse; table-layout: auto; + width: 90%; margin-left: 5%; margin-top: 1em; margin-bottom: 1em;} + +sup {line-height: 0em; font-variant: normal;} + +p {text-indent: 1em;} + +.smcap {font-variant: small-caps; font-size: 95%;} +.smaller {font-size: 85%;} +.small {font-size: 70%;} + +.p2 {margin-top: 2em; margin-bottom: 1em;} +.p4 {margin-top: 4em; margin-bottom: 1em;} +.center {text-align: center; text-indent: 0em;} +.right {text-align: right;} +.noindent {text-indent: 0em;} + +.toc {margin-left: 10%; margin-right: 10%; text-indent: 0em;} +.toc p {text-indent: 0em;} +.resume {margin-left: 10%; margin-right: 10%; margin-bottom: 2em; + text-indent: -2em; font-size: 95%;} +.titre {text-align: center; text-indent: 0em;} +.quote {margin-left: 5%;} +.date {text-align: right; margin-right: 10%;} +.author {text-align: right; margin-right: 20%;} +.authorsc {text-align: right; margin-right: 20%; font-variant: small-caps; font-size: 95%;} +.footnote p {text-indent: 0em;} + +.sidedate {width: auto; padding-bottom: .5em; padding-top: .5em; + padding-left: .5em; padding-right: .5em; + margin-left: 1em; + float: right; clear: right; margin-top: 1em; + font-size: smaller; color: black; background: #eeeeee; border: solid 1px; + text-align: left; text-indent: 0em;} +.sidenote {width: 20%; padding-bottom: .5em; padding-top: .5em; + padding-left: .5em; padding-right: .5em; + margin-right: 1em; + float: left; clear: left; margin-top: 0.3em; + font-size: 80%; color: black; background: #eeeeee; border: solid 1px; + text-align: center; text-indent: 0em;} + +.pagenum {visibility: hidden; + position: absolute; right:0; text-align: right; + font-size: 10px; + font-weight: normal; font-variant: normal; + font-style: normal; letter-spacing: normal; + color: #C0C0C0; background-color: inherit;} + +.figcenter {margin: auto; text-align: center; margin-top: 1.5em; margin-bottom: 1.5em;} + +.ralign {position: absolute; right: 5%; text-align: right; top: auto;} + +@media handheld +{ +.ralign {margin-left: 2em;} +} + +--> +</style> +</head> + +<body> +<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44675 ***</div> + +<p class="p4 center">HISTOIRE<br> +<span class="smaller">DU</span><br> + CONSULAT<br> +<span class="smaller">ET DE</span><br> + L'EMPIRE</p> + +<p class="p2 center">FAISANT SUITE<br> + À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE</p> + +<p class="p2 center">PAR M. A. THIERS</p> + +<p class="p4 center smaller">TOME SEPTIÈME</p> + +<a id="img001" name="img001"></a> +<div class="figcenter"> +<img src="images/img001.jpg" width="200" height="146" alt="Emblème de l'éditeur." title=""> +</div> + +<p class="p4 center small">PARIS<br> + PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR<br> + 60, RUE RICHELIEU<br> + 1847</p> + +<p class="p4">L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction en +Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande, Anglaise, +Espagnole et Italienne.</p> + +<p>Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de la +Librairie), le 15 juillet 1847.</p> + +<p class="p2 smaller center">PARIS, IMPRIMÉ PAR PLON FRÈRES, RUE DE VAUGIRARD, 36.</p> + +<h1><span class="pagenum"><a id="page1" name="page1"></a>(p. 1)</span> HISTOIRE<br> +DU CONSULAT<br> +ET<br> +DE L'EMPIRE.</h1> + +<h2>LIVRE VINGT-CINQUIÈME.</h2> + +<h3>IÉNA.</h3> + +<p class="resume"> + Situation de l'Empire français au moment de la guerre de + Prusse. — Affaires de Naples, de la Dalmatie et de la + Hollande. — Moyens de défense préparés par Napoléon pour le cas + d'une coalition générale. — Plan de campagne. — Napoléon quitte + Paris et se rend à Wurzbourg. — La cour de Prusse se transporte + aussi à l'armée. — Le roi, la reine, le prince Louis, le duc de + Brunswick, le prince de Hohenlohe. — Premières opérations + militaires. — Combats de Schleitz et de Saalfeld. — Mort du prince + Louis. — Désordre d'esprit dans l'état-major prussien. — Le duc de + Brunswick prend le parti de se retirer sur l'Elbe, en se couvrant + de la Saale. — Promptitude de Napoléon à occuper les défilés de la + Saale. — Mémorables batailles d'Iéna et d'Awerstaedt. — Déroute et + désorganisation de l'armée prussienne. — Capitulation + d'Erfurt. — Le corps de réserve du prince de Wurtemberg surpris et + battu à Halle. — Retraite divergente et précipitée du duc de + Weimar, du général Blucher, du prince de Hohenlohe, du maréchal + Kalkreuth. — Marche offensive de Napoléon. — Occupation de Leipzig, + de Wittenberg, de Dessau. — Passage de l'Elbe. — Investissement de + Magdebourg. — Entrée triomphale de Napoléon à Berlin. — Ses + dispositions à l'égard des Prussiens. — Grâce accordée au prince + de Hatzfeld. — Occupation de la ligne de l'Oder. — Poursuite des + débris <span class="pagenum"><a id="page2" name="page2"></a>(p. 2)</span> de l'armée prussienne par la cavalerie de Murat, + et par l'infanterie des maréchaux Lannes, Soult et + Bernadotte. — Capitulation de Prenzlow et de Lubeck. — Reddition + des places de Magdebourg, Stettin et Custrin. — Napoléon maître en + un mois de toute la monarchie prussienne.</p> + +<span class="sidedate">Sept. 1806.</span> + +<span class="sidenote">Imprudence de la Prusse, commençant la guerre sans alliés.</span> + +<p>C'était, de la part de la Prusse, une grande imprudence que d'entrer +en lutte avec Napoléon, dans un moment où l'armée française, revenant +d'Austerlitz, était encore au centre de l'Allemagne, et plus capable +d'agir qu'aucune armée ne le fut jamais. C'était surtout une grande +inconséquence à elle de se précipiter seule dans la guerre, après +n'avoir pas osé s'y engager l'année précédente, lorsqu'elle aurait eu +pour alliés l'Autriche, la Russie, l'Angleterre, la Suède, Naples. +Maintenant au contraire l'Autriche, épuisée par ses derniers efforts, +irritée de l'indifférence qu'on lui avait témoignée, était résolue à +demeurer à son tour paisible spectatrice des malheurs d'autrui. La +Russie se trouvait replacée à sa distance naturelle par la retraite de +ses troupes sur la Vistule. L'Angleterre, courroucée de l'occupation +du Hanovre, avait déclaré la guerre à la Prusse. La Suède avait suivi +cet exemple. Naples n'existait plus. Il est vrai que tout ami de la +France, devenu son ennemi, pouvait certainement compter sur un prompt +retour de l'Angleterre et des auxiliaires qu'elle avait à sa solde. +Mais il fallait s'expliquer avec le cabinet britannique, et commencer +tout d'abord par la restitution du Hanovre, ce qui ne serait jamais +résulté, du moins sans compensation, des plus mauvaises relations avec +la France. La Russie, quoique revenue de ses premiers rêves de gloire, +était cependant disposée à tenter encore une fois la fortune des +armes, <span class="pagenum"><a id="page3" name="page3"></a>(p. 3)</span> en compagnie des troupes prussiennes, les seules en +Europe qui lui inspirassent confiance. Mais il devait s'écouler +plusieurs mois avant que ses armées pussent entrer en ligne, et +d'ailleurs il s'en fallait qu'elle voulût les porter aussi loin qu'en +1805. La Prusse était donc, pour quelque temps, exposée à se trouver +seule devant Napoléon. Elle allait le rencontrer en octobre 1806 au +milieu de la Saxe, comme l'Autriche l'avait rencontré en octobre 1805 +au milieu de la Bavière, avec cette différence fort désavantageuse +pour elle, qu'il n'avait plus à vaincre l'obstacle des distances, +puisqu'au lieu d'être campé sur les bords de l'Océan, il était au sein +même de l'Allemagne, n'ayant que deux ou trois marches à faire pour +atteindre la frontière prussienne.</p> + +<span class="sidenote">Illusion de l'Europe à l'égard des troupes prussiennes.</span> + +<p>Il n'y avait que le plus fatal égarement qui pût expliquer la conduite +de la Prusse; mais tel est l'esprit de parti, telles sont ses +illusions incurables, que de toutes parts on regardait cette guerre +comme pouvant offrir des chances imprévues, et ouvrir à l'Europe +vaincue un avenir nouveau. Napoléon avait triomphé, disait-on, de la +faiblesse des Autrichiens, de l'ignorance des Russes, mais on allait +le voir cette fois en présence des élèves du grand Frédéric, seuls +héritiers des véritables traditions militaires, et peut-être au lieu +d'Austerlitz il trouverait Rosbach! À force de répéter de semblables +propos, on avait presque fini par y croire, et les Prussiens, qui +auraient dû trembler à l'idée d'une rencontre avec les Français, +avaient pris en eux-mêmes la plus étrange confiance. Les esprits sages +néanmoins savaient ce qu'il fallait penser de ces folles espérances, +<span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> et à Vienne on ressentait un mélange de surprise et de +satisfaction en voyant ces Prussiens si vantés, mis à leur tour à +l'épreuve, et opposés à ce capitaine qui n'avait dû sa gloire, +assurait-on, qu'à la dégénération de l'armée autrichienne. Il y eut +donc un moment de joie chez les ennemis de la France, qui crurent que +le terme de sa grandeur était arrivé. Ce terme devait arriver +malheureusement, mais pas sitôt, et seulement après des fautes, dont +aucune alors n'avait été commise!</p> + +<span class="sidenote">Opinion de Napoléon sur les chances de la guerre de +Prusse.</span> + +<p>Napoléon n'avait pas, quant à lui, le moindre souci au sujet de la +prochaine guerre. Il ne connaissait pas les Prussiens, car il ne les +avait jamais rencontrés sur le champ de bataille. Mais il se disait +que ces Prussiens, auxquels on prêtait tous les mérites depuis qu'ils +étaient devenus ses adversaires, avaient obtenu contre les Français +inexpérimentés de 1792, encore moins de succès que les Autrichiens, et +que, s'ils n'avaient pu l'emporter sur des volontaires levés à la +hâte, ils ne l'emporteraient pas davantage sur une armée accomplie, +dont il était le général. Aussi écrivait-il à ses frères, à Naples et +en Hollande, qu'ils ne devaient concevoir aucune inquiétude, que la +lutte actuelle serait encore plus promptement terminée que la +précédente, que la Prusse et ses alliés, quels qu'ils fussent, +seraient écrasés, mais que cette fois il en finirait avec l'Europe, et +<em>mettrait ses ennemis dans l'impuissance de remuer de dix ans</em>. Ces +expressions sont contenues textuellement dans ses lettres aux rois de +Hollande et de Naples.</p> + +<span class="sidenote">Pensée qui dirige les préparatifs militaires de Napoléon.</span> + +<p>En chef aussi prudent qu'audacieux, il se donna pour réussir autant +de soins que s'il avait eu à <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> combattre des soldats et des +généraux égaux ou supérieurs aux siens. Bien qu'il ne pensât pas des +Prussiens tout ce qu'on affectait de publier sur leur compte, il usa à +leur égard du vrai précepte de la prudence, qui conseille de priser au +juste l'ennemi que l'on connaît, et plus haut qu'il ne mérite l'ennemi +que l'on ne connaît pas. À cette considération s'en joignait une autre +pour stimuler son active prévoyance: il était résolu de pousser à +outrance la lutte contre le continent, et, désespérant de ses moyens +maritimes, il voulait vaincre l'Angleterre dans ses alliés, en les +poursuivant jusqu'à ce qu'il eût fait tomber les armes de leurs mains. +Sans être fixé sur l'étendue et la durée de cette nouvelle guerre, il +présumait qu'il aurait à s'avancer très-loin vers le nord, et que +peut-être il lui faudrait aller chercher la Russie jusque sur son +propre territoire. Étonné des derniers actes de la Prusse, n'ayant pu +démêler, à la distance de Paris à Berlin, les causes diverses et +compliquées qui la faisaient agir, il croyait qu'en septembre 1806 +comme en septembre 1805, une grande coalition, sourdement préparée, +était près d'éclater; que l'audace inaccoutumée du roi +Frédéric-Guillaume n'en était que le premier symptôme; et il +s'attendait à voir toute l'Europe fondre sur lui, l'Autriche comprise, +malgré les protestations pacifiques de celle-ci. La défiance fort +naturelle que lui avait inspirée l'agression de l'année précédente le +trompait néanmoins. Une nouvelle coalition devait certainement +résulter de la résolution que venait de prendre la Prusse, mais elle +en serait l'effet au lieu d'en être la cause. Tout le <span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span> monde au +surplus était en Europe aussi surpris que Napoléon de ce qui se +passait à Berlin, car on ne veut voir chez les cabinets que des +calculs, jamais des passions. Ils en ont cependant, et ces irritations +subites, qui, dans la vie privée, s'emparent quelquefois de deux +hommes, et leur mettent le fer à la main, sont tout aussi souvent, +plus souvent même qu'un intérêt réfléchi, la cause qui précipite deux +nations l'une sur l'autre. Le malaise moral de la Prusse, naissant de +ses fautes, et des traitements que ces fautes lui avaient attirés de +la part de Napoléon, était bien plus qu'une trahison méditée la cause +véritable de ses emportements soudains, inintelligibles, que personne +ne parvenait à s'expliquer.</p> + +<span class="sidenote">La sollicitude de Napoléon étendue à toutes les parties de +l'Empire.</span> + +<p>Croyant donc à une nouvelle coalition, et voulant la poursuivre cette +fois jusqu'au fond des régions glacées du Nord, Napoléon proportionna +ses préparatifs aux circonstances qu'il prévoyait. Il pourvut +non-seulement aux moyens d'attaque contre ses adversaires, moyens qui +se trouvaient tout préparés dans la grande armée réunie au sein de +l'Allemagne, mais aux moyens de défense pour les vastes États qu'il +devait laisser derrière lui, pendant qu'il se porterait sur l'Elbe, +sur l'Oder, peut-être sur la Vistule et le Niémen. À mesure que sa +domination s'étendait, il fallait que sa sollicitude se proportionnât +à l'étendue croissante de son Empire. Il avait à s'occuper de l'Italie +du détroit de Messine à l'Isonzo, et même au delà, puisque la Dalmatie +lui appartenait. Il avait à s'occuper de la Hollande, devenue d'État +allié un royaume de famille. Il fallait pourvoir <span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span> à la garde de +ces nombreuses contrées, et de plus à leur gouvernement, depuis que +ses frères y régnaient.</p> + +<span class="sidenote">Difficulté de l'établissement de Joseph Bonaparte à +Naples.</span> + +<p>On ne doit pas se dissimuler qu'en plaçant dans sa famille la couronne +des Deux-Siciles, Napoléon avait ajouté autant à ses difficultés qu'à +sa puissance. En examinant de près les soucis, les dépenses d'hommes +et d'argent que lui coûtait le nouvel établissement de son frère +Joseph à Naples, on est conduit à croire qu'au lieu de chasser les +Bourbons de l'Italie méridionale, il eût peut-être mieux valu les y +laisser soumis, tremblants, punis de leur dernière trahison par de +fortes contributions de guerre, par des réductions de territoire, et +par la dure obligation d'exclure les Anglais des ports de la Calabre +et de la Sicile. Il est vrai qu'on n'aurait pas achevé ainsi de +régénérer l'Italie, d'arracher ce noble et beau pays au système +barbare sous lequel il vivait opprimé, de l'associer complétement au +système social et politique de la France; il est vrai qu'on aurait +toujours eu dans les cours de Naples et de Rome deux ennemis cachés, +prêts à appeler les Anglais et les Russes. Mais ces raisons, qui +étaient puissantes assurément, et qui justifiaient Napoléon d'avoir +entrepris la conquête de la péninsule italienne, depuis l'Isonzo +jusqu'à Tarente, devenaient alors des raisons décisives, non pas de +limiter ses entreprises au midi de l'Europe, mais de les limiter au +nord, car la Dalmatie exigeait vingt mille hommes, la Lombardie +cinquante mille, Naples cinquante mille, c'est-à-dire cent vingt mille +pour l'Italie seule; et s'il en fallait encore deux ou trois <span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span> +cent mille du Danube à l'Elbe, il était à craindre qu'on ne pût pas +long-temps suffire à de telles charges, et qu'on succombât au nord +pour s'être trop étendu au midi, ou au midi pour avoir trop tenté au +nord. Nous répéterons en cette occasion ce que nous avons dit +ailleurs, qu'à se borner quelque part, il valait mieux se borner au +nord, car la famille Bonaparte cherchant à s'étendre en Italie ou en +Espagne, comme l'avait fait l'ancienne maison de Bourbon, agissait +dans le vrai sens de la politique française, bien plus qu'en +travaillant à se créer des établissements en Allemagne.</p> + +<p>Joseph, bien accueilli par la population éclairée et riche que la +reine Caroline avait maltraitée, applaudi même un instant par le +peuple comme une nouveauté, surtout dans les Calabres, qu'il venait de +parcourir, avait pu cependant s'apercevoir bientôt de l'immense +difficulté de sa tâche. N'ayant ni matériel dans les magasins et les +arsenaux, ni fonds dans les caisses publiques, car le dernier +gouvernement n'avait pas laissé un ducat, obligé de créer tout ce qui +manquait, et craignant de charger d'impôts un peuple dont il +recherchait l'attachement, Joseph était plongé dans de cruels +embarras. Demander à un pays son argent, quand on avait à lui demander +aussi son amour, c'était peut-être se faire refuser l'un et l'autre. +Il fallait pourtant fournir aux besoins de l'armée française, que +Napoléon n'était pas habitué à solder lorsqu'elle était employée hors +de France, et Joseph tirait sur le trésor impérial des traites, +auxquelles il suppliait son frère de faire honneur. Sans cesse il +réclamait des subsides et des <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> troupes, et Napoléon lui +répondait qu'il avait sur les bras l'Europe entière, secrètement ou +publiquement conjurée, qu'il ne pouvait pas payer, outre l'armée de +l'Empire, l'armée des royaumes alliés, que c'était bien assez de +prêter ses soldats à ses frères, mais qu'il ne pouvait pas encore leur +prêter ses finances. Toutefois les événements survenus dans le royaume +de Naples avaient obligé Napoléon à ne plus rien refuser de ce qu'on +sollicitait de lui.</p> + +<span class="sidenote">Siége de Gaëte.</span> + +<p>Gaëte, la place forte du continent napolitain, était la seule ville du +royaume qui ne se fût pas rendue à l'armée française. Cette +forteresse, construite à l'extrémité d'un promontoire, baignée par la +mer de trois côtés, ne touchant à la terre que par un seul, et de ce +côté dominant le sol environnant, défendue en outre par des ouvrages +réguliers, à trois étages de feux, était fort difficile à assiéger. +Elle retenait devant ses murs une partie de l'armée française, occupée +à des cheminements qu'il fallait souvent exécuter dans le roc, tandis +qu'une autre partie de cette armée gardait Naples, et que le reste, +dispersé dans les Calabres, pour contenir la révolte prête à éclater, +ne présentait partout que des forces disséminées. La fin de l'été, si +funeste en Italie aux étrangers, avait décimé les troupes françaises, +et on n'aurait pas pu réunir six mille hommes sur un même point.</p> + +<span class="sidenote">Sévères conseils de Napoléon à son frère Joseph.</span> + +<p>Napoléon dont la correspondance avec ses frères devenus rois, +mériterait d'être étudiée comme une suite de leçons profondes sur +l'art de régner, gourmandait quelquefois Joseph, avec une sévérité +inspirée par sa raison, nullement par son cœur. Il <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> lui +reprochait d'être faible, inactif, livré à toutes les illusions d'un +caractère bienveillant et vain. Joseph n'osait pas lever des impôts, +et cependant il voulait composer une armée napolitaine, il prétendait +former une garde royale, il retenait autour de lui pour sa sûreté +personnelle une grande partie des troupes mises à sa disposition, il +dirigeait mal le siége de Gaëte, il ne faisait enfin aucun préparatif +pour l'expédition de Sicile.</p> + +<p>Ce que vous devez à vos peuples, lui écrivait Napoléon, c'est l'ordre +dans les finances, mais vous ne pouvez leur épargner les charges de la +guerre, car il faut des impôts pour payer la force publique. Naples +doit fournir cent millions, comme le vice-royaume d'Italie, et sur ces +cent millions trente suffisent pour payer quarante mille hommes. +(Lettre du 6 mars 1806.) N'espérez pas vous faire aimer par la +faiblesse, surtout des Napolitains. On vous dit que la reine Caroline +est odieuse, et que déjà votre douceur vous rend populaire: chimère de +vos flatteurs! Si demain je perdais une bataille sur l'Isonzo, vous +apprendriez, ce qu'il faut penser de votre popularité, et de la +prétendue impopularité de la reine Caroline. Les hommes sont bas, +rampants, soumis à la force seule. Supposez un revers (ce qui peut +toujours m'arriver), et vous verriez ce peuple se lever tout entier, +crier <em>mort aux Français! mort à Joseph! vive Caroline!</em> Vous +viendriez dans mon camp! (Lettre du 9 août 1806.) <em>C'est un sot +personnage que celui d'un roi exilé et vagabond.</em> Il faut gouverner +avec justice et sévérité, supprimer les abus de l'ancien régime, +établir l'ordre partout, empêcher les dilapidations des Français +<span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> comme des Napolitains, créer des finances, et bien payer mon +armée, par laquelle vous existez. (Lettre du 22 avril 1806.) Quant à +une garde royale, c'est un luxe, digne tout au plus du vaste empire +que je gouverne, et qui me paraîtrait même trop coûteux, si je ne +devais faire des sacrifices à la majesté de cet empire, et à l'intérêt +de mes vieux soldats, qui trouvent un moyen de bien-être dans +l'institution d'une troupe d'élite. Quant à composer une armée +napolitaine, gardez-vous d'y songer. Elle vous abandonnerait au +premier danger, et vous trahirait pour un autre maître. Formez, si +vous le voulez, trois ou quatre régiments, et envoyez-les-moi. Je leur +ferai acquérir, ce qui ne s'acquiert qu'à la guerre, la discipline, la +bravoure, le sentiment de l'honneur, la fidélité, et je vous les +renverrai dignes de former le noyau d'une armée napolitaine. En +attendant prenez des Suisses, car je ne pourrai pas long-temps vous +laisser cinquante mille Français, fussiez-vous en mesure de les payer. +Les Suisses sont les seuls soldats étrangers qui soient braves et +fidèles. (Lettre du 9 août.) Ayez dans les Calabres quelques colonnes +mobiles composées de Corses. Ils sont excellents pour cette guerre, et +la feront avec dévouement pour notre famille. (Lettre du 22 avril +1806.) Ne disséminez pas vos forces. Vous avez cinquante mille hommes: +c'est beaucoup plus qu'il n'en faudrait, si vous saviez vous en +servir. Je voudrais avec vingt-cinq mille seulement garder toutes les +parties de votre royaume, et le jour d'une bataille être plus fort que +l'ennemi sur le terrain du combat. Le premier soin d'un général doit +consister <span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> à distribuer ses forces de manière à être prêt +partout. Mais, ajoutait Napoléon, c'est là le véritable secret de +l'art, que personne ne possède, personne, pas même Masséna, si grand +pourtant dans les dangers.—</p> + +<p>Napoléon voulait qu'on se bornât à garder Naples avec deux régiments +de cavalerie et quelques batteries d'artillerie légère; qu'on disposât +ensuite l'armée en échelons, depuis Naples jusqu'au fond des Calabres, +avec un fort détachement placé en face de la Sicile, d'où pouvait +venir une armée anglaise, et qu'on se tînt de la sorte en mesure de +réunir en trois marches un corps considérable, soit à Naples, soit +dans les Calabres, soit sur le point présumé d'un débarquement. Il +voulait surtout qu'on se hâtât de prendre Gaëte, dont le siége +absorbait une partie des forces disponibles, qu'après avoir terminé ce +siége, on s'occupât de créer une grande place forte, qui servît +d'appui à la royauté nouvelle, qui fût située au centre même du +royaume, dans laquelle un roi de Naples pût se jeter avec son trésor, +ses archives, les Napolitains restés fidèles à sa cause, les débris de +ses armées, et résister six mois à une force assiégeante de soixante +mille Anglo-Russes. (Lettre du 2 septembre 1806.) Napoléon ne jugeait +pas que la position de Naples fût propre à une telle destination; +d'ailleurs, suivant lui, un roi étranger ne pouvait sans quelque +danger se placer au milieu d'une population nombreuse, nécessairement +ennemie. Il désirait que cette place forte eût action sur la capitale, +sur la mer et sur l'intérieur du royaume. Tout examiné, après avoir +discuté divers points, notamment Naples et Capoue, il avait préféré +Castellamare, à cause de son voisinage <span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> de Naples, de son site +maritime, et de sa position centrale. Ce choix fait sur la carte, il +avait ordonné des études sur le terrain, pour décider de la nature des +ouvrages. On doit, avait-il ajouté dans ses lettres, on doit consacrer +cinq à six millions par an à cette grande création, continuer ainsi +pendant dix ans, mais de manière qu'à chaque dépense de six millions, +il y ait un degré de force obtenu, et qu'à la seconde ou troisième +année vous puissiez déjà vous enfermer dans cette vaste forteresse, +car ni vous, ni moi, ne savons ce qui arrivera dans deux, trois, ou +quatre ans. <em>Les siècles ne sont pas à nous!</em> Et si vous êtes +énergique, vous pouvez dans un tel asile, tenir assez long-temps pour +braver les rigueurs de la fortune, et en attendre les retours!—</p> + +<p>Napoléon voulait enfin qu'on préparât peu à peu les moyens de passer +le détroit de Messine avec dix mille hommes, force suffisante à son +avis pour conquérir la Sicile, et de plus aisément transportable sur +les felouques, dont la mer d'Italie abonde. En conséquence il avait +recommandé d'entreprendre sur-le-champ, à Scylla ou à Reggio, des +travaux défensifs, pour y réunir en sûreté la petite force navale dont +on avait besoin. Mais avant tout il pressait le siége de Gaëte, qui +devait rendre disponible une moitié de l'armée, il conjurait son frère +de répartir autrement ses forces, car, lui répétait-il sans cesse, +vous aurez avant peu une descente et une insurrection, et vous ne +serez pas plus en mesure de repousser l'une que de réprimer l'autre.</p> + +<span class="sidenote">Efforts de Joseph pour se conformer aux conseils de son +frère.</span> + +<p>Joseph comprenait ces conseils profonds, se plaignait quelquefois du +langage dans lequel ils étaient <span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> donnés, et les suivait dans la +mesure de ses talents. Entouré de quelques Français, ses amis +personnels, de M. Rœderer, qui s'occupait activement de réformes +administratives et financières, du général Mathieu Dumas, qui +s'appliquait avec intelligence à l'organisation de la force publique, +il faisait de son mieux pour créer un gouvernement, et pour régénérer +le beau pays confié à ses soins. Le Corse Saliceti, homme spirituel et +courageux, dirigeait sa police avec la vigueur que commandaient les +circonstances. Mais tandis que Joseph s'efforçait de remplir sa royale +tâche, les Anglais, justifiant les prévisions de Napoléon, avaient +profité de la longueur du siége de Gaëte, qui divisait l'armée, des +fièvres qui la décimaient, pour débarquer dans le golfe de +Sainte-Euphémie, et y avaient paru au nombre de huit mille hommes, +sous les ordres du général Stuart. +<span class="sidenote">Débarquement des Anglais dans le golfe de Sainte-Euphémie.</span> +Le général Reynier, placé à +Cosenza, put à peine rassembler quatre mille Français, et courut +hardiment au point du débarquement. Cet officier, savant et brave, +mais malheureux, que Napoléon avait consenti à employer à Naples, +malgré le souvenir des fautes commises en Égypte, ne fut pas plus +favorisé par la fortune en cette occasion, qu'il ne l'avait été +autrefois dans les champs d'Alexandrie. Attaquant le général Stuart, +au milieu d'un terrain marécageux, où il lui était impossible de faire +agir ses quatre mille hommes avec un ensemble qui compensât leur +infériorité numérique, il fut repoussé, et contraint de se retirer +dans l'intérieur des Calabres. +<span class="sidenote">Soulèvement des Calabres.</span> +Cet insuccès, quoiqu'il ne dût pas être +considéré comme une bataille perdue, en eut cependant les +conséquences, <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> et provoqua le soulèvement des Calabres sur les +derrières des français. Le général Reynier eut des combats acharnés à +soutenir pour réunir ses détachements épars, vit ses malades, ses +blessés lâchement assassinés, sans pouvoir les secourir, et fut obligé +pour se faire jour, de brûler des villages, et de passer des +populations insurgées au fil de l'épée. Du reste, il se conduisit avec +énergie et célérité, et sut se maintenir au milieu d'un effroyable +incendie. Le général Stuart, en cette occasion, tint une conduite qui +mérite d'être citée avec honneur. L'assassinat des Français était si +général et si horrible, qu'il en fut révolté. Cherchant à suppléer par +l'amour de l'argent à l'humanité qui manquait à ces féroces +montagnards, il promit dix ducats par soldat, quinze par officier, +amené vivant, et il traita ceux qu'il réussit à sauver, avec les +égards que se doivent entre elles les nations civilisées, lorsqu'elles +sont condamnées à se faire la guerre.</p> + +<span class="sidenote">Prise de Gaëte.</span> + +<p>Ces événements, qui prouvaient si bien la sagesse des conseils de +Napoléon, devinrent un actif stimulant pour le nouveau gouvernement +napolitain. Joseph accéléra le siége de Gaëte, afin de pouvoir +reporter l'armée entière vers les Calabres. Il avait auprès de lui +Masséna, dont le nom seul faisait trembler la populace napolitaine. Il +lui avait confié le soin de prendre Gaëte, mais en différant de l'y +envoyer jusqu'au jour où les travaux d'approche étant achevés, il +faudrait déployer une grande vigueur. Les généraux du génie Campredon +et Vallongue étaient chargés de diriger les opérations du siége. Ils +suivirent les prescriptions de Napoléon, qui voulait qu'on réservât +<span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span> l'action de la grosse artillerie pour le moment où l'on serait +arrivé très-près du corps de place. Obligés d'ouvrir la tranchée dans +un sol où la pierre se rencontrait fréquemment, ils cheminèrent avec +lenteur, et supportèrent sans y répondre, le feu d'une quantité énorme +de canons et de mortiers. Les assiégeants reçurent 120 mille boulets +et 21 mille bombes, avant d'avoir riposté une seule fois à cette masse +de projectiles. Arrivés enfin à la distance convenable pour établir +les batteries de brèche, ils commencèrent un feu destructeur. Les +fortes murailles de Gaëte, fondées sur le roc, après avoir résisté +d'abord, finirent par s'écrouler tout à coup, et présentèrent deux +brèches larges et praticables. Les soldats demandaient l'assaut avec +instance, comme prix de leurs longs travaux, et Masséna, ayant formé +deux colonnes d'attaque, allait le leur accorder, lorsque les assiégés +offrirent de capituler. La place fut livrée, le 18 juillet, avec tout +le matériel qu'elle contenait. La garnison s'embarqua pour la Sicile, +après s'être engagée à ne plus servir contre le roi Joseph. Ce siége +avait coûté mille hommes aux assiégeants, et autant aux assiégés. Le +général du génie Vallongue, l'un des officiers les plus distingués de +son arme, y avait perdu la vie; le prince de Hesse-Philipstadt, +gouverneur de la place, y avait été gravement blessé.</p> + +<span class="sidenote">Masséna se porte vers les Calabres avec les troupes qui ont +pris Gaëte.</span> + +<p>Masséna partit immédiatement avec les troupes que la prise de Gaëte +rendait disponibles, traversa Naples, le 1<sup>er</sup> août, et courut au +secours du général Reynier, qui se maintenait à Cosenza, au milieu des +Calabres soulevées. Le renfort qu'amenait Masséna portait à 13 ou 14 +mille hommes notre principal <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> rassemblement. C'était plus qu'il +n'en fallait, sans compter la présence de Masséna, pour jeter les +Anglais à la mer. Ils s'y attendaient si bien, qu'à la seule nouvelle +de l'approche de l'illustre maréchal, ils s'embarquèrent le 5 +septembre. Masséna n'eut plus que des insurgés à combattre. Il les +trouva plus nombreux, plus acharnés qu'il ne l'avait d'abord supposé. +<span class="sidenote">Soumission des Calabres.</span> +Il fut réduit à la nécessité de brûler plusieurs bourgades, et de +détruire par le fer les troupes de brigands qui égorgeaient les +Français. Il déploya en cette occasion sa vigueur accoutumée, et +parvint en peu de semaines à réduire sensiblement le feu de +l'insurrection. Au moment où commençaient en Prusse les grands +événements que nous allons raconter, le calme renaissait dans l'Italie +méridionale, et le roi Joseph pouvait se croire établi, pour quelque +temps au moins, dans son nouveau royaume.</p> + +<span class="sidenote">Événement en Dalmatie.</span> + +<p>À la même époque, des événements graves se passaient en Dalmatie. Les +Russes retenaient toujours les bouches du Cattaro. Napoléon, +s'autorisant de leur conduite sur ce point, et surtout de leur manière +d'occuper Corfou, dont ils avaient usurpé la souveraineté, avait +résolu de s'emparer de la petite république de Raguse, qui séparait +Cattaro du reste de la Dalmatie. Il y avait envoyé son aide-de-camp +Lauriston, avec une brigade d'infanterie, pour s'y établir. Celui-ci +s'était bientôt vu enveloppé par les Monténégrins soulevés, et par un +corps russe de quelques mille hommes. Bloqué par les Anglais du côté +de la mer, assiégé du côté de la terre par des montagnards féroces et +par une force régulière russe, <span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> il se trouvait dans un +véritable danger, auquel, d'ailleurs, il faisait face avec courage. +Heureusement le général Molitor, compagnon d'armes aussi loyal +qu'officier ferme et habile en présence de l'ennemi, volait à son +secours. Ce général, ne suivant pas l'exemple trop fréquent dans +l'armée du Rhin, de laisser en péril un voisin qu'on n'aimait pas, se +porta spontanément sur Raguse à marches forcées, avec un corps de +moins de deux mille hommes, attaqua résolument le camp des Russes et +des Monténégrins, l'emporta quoiqu'il fût fortement retranché, et +dégagea ainsi les Français qui se trouvaient dans la place. Il passa +au fil de l'épée un grand nombre de Monténégrins, et les découragea +pour long-temps de leurs incursions en Dalmatie.</p> + +<span class="sidenote">Situation de Louis Bonaparte en Hollande.</span> + +<p>Ce n'était pas sans peine, comme on le voit, que s'établissait la +domination française sur ces contrées lointaines. Il avait fallu de +grandes batailles pour les obtenir de l'Europe, il fallait des combats +journaliers pour les obtenir des habitants. À l'autre extrémité de +l'Empire, la fondation d'un second royaume de famille, celui de +Hollande, offrait des difficultés différentes, mais tout aussi +sérieuses. Les graves et paisibles Hollandais n'étaient pas gens à +s'insurger comme les montagnards des Calabres ou de l'Illyrie; mais +ils opposaient au roi Louis leur inertie, et ne lui suscitaient pas +moins d'embarras que les Calabrais à Joseph. Le gouvernement +stathoudérien avait laissé beaucoup de dettes à la Hollande; les +gouvernements qui s'étaient succédé depuis, en avaient contracté à +leur tour de très-considérables, pour suffire aux charges de la +guerre, de sorte que le <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> roi Louis, à son arrivée en Hollande, +y avait trouvé un budget composé d'une dépense de 78 millions de +florins, et d'un revenu de 35. +<span class="sidenote">Les difficultés du gouvernement de la Hollande proviennent +surtout de l'état des finances.</span> +Dans ces 78 millions de dépenses, le +service des intérêts de la dette figurait seul pour 35 millions de +florins. Le surplus était affecté au service de l'armée, de la marine +et des digues. Malgré cette situation, les Hollandais ne voulaient +entendre parler ni de nouveaux impôts, ni d'une réduction quelconque +dans les intérêts de la dette, car ces prêteurs de profession, +habitués à louer leurs capitaux à tous les gouvernements, nationaux ou +étrangers, regardaient la dette comme la plus sacrée des propriétés. +L'idée d'une contribution sur les rentes, à laquelle on avait été +amené, parce que les rentes étaient en Hollande la plus répandue, la +plus importante des valeurs, et par conséquent la plus large base +d'impôt, cette idée les révoltait. Il avait fallu y renoncer. On était +donc menacé, non pas d'une insurrection, comme à Naples, mais d'une +interruption de tous les services. Au demeurant, les Hollandais +n'étaient pas hostiles à la nouvelle royauté, par haine de la +monarchie, ou par suite de leur attachement pour la maison d'Orange, +mais ils souhaitaient ardemment la paix maritime, et regrettaient +cette paix, source de leurs richesses, encore plus que la république +ou le stathoudérat. Ayant avec les Anglais de grandes relations +d'intérêt, et des conformités non moins grandes de mœurs, ils +auraient été portés vers eux, si l'Angleterre n'avait pas notoirement +convoité leurs colonies. Vainement leur disait-on que, sans la +difficulté naissant de ces mêmes colonies, la paix serait <span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span> +plus facile de moitié, que leur participation aux dépenses de la +guerre était le juste prix des efforts que faisait la France dans +toutes les négociations pour recouvrer leurs possessions maritimes, et +qu'on serait en droit de les abandonner s'ils ne voulaient pas +contribuer à soutenir la lutte; vainement leur disait-on tout cela, +ils répondaient qu'ils renonceraient volontiers à leurs colonies pour +obtenir la paix. Ils parlaient ainsi, prêts à pousser de justes +clameurs, si la France eût traité sur une pareille base. On peut juger +du reste aujourd'hui par la richesse de Java, si c'était un médiocre +intérêt que celui que défendait la France, en défendant leurs +colonies. Le roi Louis prit le parti qui lui semblait le plus facile, +ce fut d'entrer dans les vues des Hollandais, et de se les attacher en +accédant à leurs désirs. Sans doute quand on accepte le gouvernement +d'un pays, on doit en épouser les intérêts; mais il faut distinguer +ses intérêts durables de ses intérêts passagers, il faut servir les +uns, se mettre au-dessus des autres, et si on est devenu roi d'une +nation étrangère par les armes de sa patrie, il faut renoncer à un +rôle qui vous obligerait à trahir l'une ou l'autre. Le roi Louis +n'était pas dans cette dure nécessité, car la vraie politique des +Hollandais aurait dû consister à s'unir fortement à la France, pour +lutter contre la suprématie maritime de l'Angleterre. Au triomphe de +cette suprématie ils devaient perdre la liberté des mers, sur +lesquelles se passait leur vie, et leurs colonies, sans lesquelles ils +ne pouvaient subsister. Cherchant plutôt à leur plaire qu'à les +servir, le roi Louis accepta un système de finances <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span> conforme à +leurs vues du moment. Aux 35 millions de florins de revenu, on ajouta +environ 15 millions de contributions nouvelles, ce qui portait le +revenu total à 50 millions de florins, et pour ramener la dépense de +78 millions à 50, on réduisit proportionnément l'armée et la marine. +Le roi de Hollande écrivit à Paris qu'il allait abdiquer la royauté, +si ces réductions n'étaient pas agréées. Napoléon retrouvait ainsi +chez ses propres frères l'esprit de résistance des peuples alliés, +qu'il avait cru s'attacher plus étroitement par l'institution des +royautés de famille. Il en fut profondément blessé, car sous cet +esprit de résistance se cachait beaucoup d'ingratitude, tant de la +part des peuples que la France avait affranchis, que des rois qu'elle +avait couronnés. Toutefois il ne laissa pas éclater ses sentiments, et +il répondit qu'il consentait aux réductions proposées, mais que la +Hollande ne devrait pas être étonnée, si, dans les négociations +présentes ou futures, on l'abandonnait à ses propres moyens. La +Hollande avait bien, disait-il, le droit de refuser ses ressources, +mais la France avait bien aussi le droit de refuser son appui.</p> + +<p>Les plus intimes secrets sont bientôt pénétrés par la malice des +ennemis. À une certaine attitude du roi Louis, on devina sa résistance +à Napoléon, et il en devint extrêmement populaire. Ce monarque +affectait de plus une sévérité de mœurs, qui était dans les goûts +d'un pays économe et sage, et il en devint plus agréable encore au +peuple hollandais. Cependant, tout en affichant la simplicité, ce même +roi voulait faire la dépense d'un couronnement et <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> d'une garde +royale, espérant par ce double moyen se mieux assurer la possession du +trône de Hollande, auquel il tenait plus qu'il ne voulait l'avouer. +Napoléon blâma l'institution d'une garde royale par les raisons déjà +données à Joseph, et s'opposa péremptoirement à la cérémonie d'un +couronnement, dans un instant où l'Europe allait être embrasée des +feux d'une guerre générale. Ainsi dès les premiers jours, on voyait +éclater les difficultés inhérentes à ces royautés de famille, que +Napoléon, par affection et par système, avait songé à fonder. Des +alliés indépendants, qu'il eût traités suivant les services qu'il en +eût reçus, auraient certainement beaucoup mieux valu pour sa puissance +et pour son cœur.</p> + +<span class="sidenote">Situation de l'armée à la fin de 1806.</span> + +<p>Telle était la marche générale des choses, dans la vaste étendue de +l'Empire français, au moment même de la rupture avec la Prusse. +Indépendamment des troupes de la confédération du Rhin et du royaume +d'Italie, Napoléon avait environ 500 mille hommes, parmi lesquels il +faut comprendre les Suisses servant en vertu de capitulations, plus +quelques Valaisans, Polonais et Allemands passés au service de France. +Après la défalcation ordinaire des gendarmes, vétérans, invalides, +restaient 450 mille hommes de troupes actives. Dans ce nombre il y en +avait 130 mille au delà des Alpes, dépôts compris, 170 mille à la +grande armée, cantonnés dans le haut Palatinat et la Franconie, 5 +mille laissés en Hollande, 5 mille placés en garnison sur les +vaisseaux, et enfin 140 mille répandus dans l'intérieur. Ces derniers +comprenaient <span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> la garde impériale, les régiments non employés au +dehors, et les dépôts. Excepté quelques régiments d'infanterie qui +comptaient quatre bataillons, tous les autres en avaient trois, dont +deux bataillons de guerre destinés à faire campagne, et un bataillon +de dépôt placé généralement à la frontière. Les bataillons de dépôt de +la grande armée étaient rangés le long du Rhin, depuis Huningue +jusqu'à Wesel, quelques-uns au camp de Boulogne. +<span class="sidenote">Organisation des dépôts.</span> +Ceux de l'armée +d'Italie se trouvaient en Piémont et en Lombardie. Napoléon apportait +à l'organisation des dépôts un soin extrême. Il voulait y faire +arriver les conscrits un an d'avance, pour que pendant cette année, +instruits, disciplinés, habitués aux fatigues, ils devinssent capables +de remplacer les vieux soldats, que le temps ou la guerre emportaient. +<span class="sidenote">Conscription de 1805 et 1806.</span> +La conscription de 1805 appelée tout entière à la fin de 1805, et la +moitié de celle de 1806 appelée dès le commencement de 1806, avaient +rempli les cadres de sujets aptes au service, et dont un bon nombre +déjà formé avait été envoyé en Allemagne et en Italie. Napoléon fit +appeler en outre la seconde moitié de la classe de 1806, qualifiée du +titre de réserve dans les lois de cette époque. Le contingent annuel +fournissait alors 60 mille hommes, véritablement propres à être +incorporés, et, chose digne de remarque, on évitait encore d'appliquer +la loi de la conscription dans sept ou huit départements de la +Bretagne et de la Vendée. C'étaient donc 30 mille hommes de plus qui +allaient affluer dans les cadres. Mais le départ des hommes déjà +instruits devait y produire un vide suffisant pour faire place +<span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> aux nouveaux venus. Napoléon, d'ailleurs, voulait diriger une +grande partie de ces derniers vers l'Italie. Il prenait à l'égard des +conscrits destinés à passer les Alpes, des précautions particulières. +Même avant leur incorporation, il les faisait partir en gros +détachements, conduire par des officiers, et vêtir de l'habit +militaire, afin de ne pas montrer hors de l'Empire des hommes isolés, +marchant en habits de paysans.</p> + +<p>Après avoir pourvu à l'accroissement de l'armée, Napoléon répartit, +avec une habileté consommée, l'ensemble de ses ressources.</p> + +<span class="sidenote">Distribution de l'armée dans les différentes parties de +l'Empire.</span> + +<p>L'Autriche protestait de ses intentions pacifiques. Napoléon y +répondait par des protestations semblables; mais il avait résolu +néanmoins de prendre ses mesures pour le cas où, profitant de son +éloignement, elle songerait à se jeter sur l'Italie. +<span class="sidenote">Instructions au général Marmont pour la défense de la +Dalmatie.</span> +Le général +Marmont occupait la Dalmatie avec 20 mille hommes. Napoléon lui +enjoignit, après avoir échelonné quelques détachements depuis le +centre de la province jusqu'à Raguse, de tenir le gros de ses forces à +Zara même, ville fortifiée et capitale du pays, d'y amasser des +vivres, des armes, des munitions, d'en faire enfin le pivot de toutes +ses opérations défensives ou offensives. S'il était attaqué, Zara +devait lui servir de point d'appui, et lui permettre une longue +résistance. Si, au contraire, il était obligé de s'éloigner pour +concourir aux opérations de l'armée d'Italie, il avait dans cette même +place un lieu sûr, pour y déposer son matériel, ses blessés, ses +malades, tout ce qui n'était pas propre à la guerre active, et tout +ce qu'il ne pouvait pas traîner après lui.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> <span class="sidenote">Précautions pour la garde de l'Italie.</span> + +<p>Eugène, vice-roi d'Italie, et confident des pensées de Napoléon, avait +ordre de ne rien laisser en Dalmatie, de ce qui n'y était pas +absolument indispensable, en matériel ou en hommes, et de réunir tout +le reste dans les places fortes d'Italie. Ces places, depuis la +conquête des États vénitiens, avaient été l'objet d'une nouvelle +classification, habilement calculée, et elles étaient couvertes de +travailleurs, qui construisaient les ouvrages proposés par le général +Chasseloup, ordonnés par Napoléon. La principale d'entre elles, et la +plus avancée vers l'Autriche, était Palma-Nova. C'était après la +fameuse citadelle d'Alexandrie, celle dont Napoléon poussait le plus +activement les travaux, parce qu'elle commandait la plaine du Frioul. +Venait ensuite un peu à gauche, fermant les gorges des Alpes +juliennes, Osopo, puis sur l'Adige Legnago, sur le Mincio Mantoue, sur +le Tanaro enfin Alexandrie, base essentielle de la puissance française +en Italie. Ordre avait été donné de renfermer dans ces places +l'artillerie, qui montait à plus de 800 bouches à feu, et de ne pas +laisser hors de leur enceinte un objet quelconque, canon, fusil, +projectile, pouvant être enlevé par une surprise de l'ennemi. Venise, +dont les défenses n'étaient pas encore perfectionnées, mais qui avait +pour elle ses lagunes, se trouvait ajoutée à cette classification. +Napoléon avait choisi pour la commander un officier d'une rare +énergie, le général Miollis. Il avait prescrit à ce dernier d'y +exécuter à la hâte les travaux nécessaires pour mettre à profit les +avantages du site, en attendant qu'on pût construire les ouvrages +réguliers, qui <span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> devaient rendre la place inexpugnable. C'est +dans ces réduits d'Osopo, de Palma-Nova, de Legnago, de Venise, de +Mantoue, d'Alexandrie, que Napoléon avait distribué les dépôts. Ceux +qui appartenaient aux armées de Dalmatie et de Lombardie étaient +répartis dans les places, depuis Palma-Nova jusqu'à Alexandrie, afin +d'y tenir garnison, et de s'y instruire. Ceux qui appartenaient à +l'armée de Naples avaient été réunis dans les légations. C'est vers +ces dépôts que devaient se diriger les quinze ou vingt mille conscrits +destinés à l'Italie. Napoléon, répétant sans cesse que des soins +donnés aux bataillons de dépôt dépendaient la qualité et la durée +d'une armée, avait prescrit les mesures nécessaires pour que la santé +et l'instruction des hommes y fussent également soignées, et pour que +ces bataillons pussent toujours fournir, outre le recrutement régulier +des bataillons de guerre, les garnisons des places, et de plus une ou +deux divisions de renfort, destinées à se porter sur les points où +viendrait à se produire un besoin imprévu. La défense des places étant +ainsi assurée, l'armée active devenait entièrement disponible. Elle +consistait pour la Lombardie en 16 mille hommes, répandus dans le +Frioul, et en 24 mille échelonnés de Milan à Turin, les uns et les +autres prêts à marcher. Restait l'armée de Naples, forte d'environ 50 +mille hommes, dont une grande partie était en mesure d'agir +immédiatement. Masséna était sur les lieux: si la guerre éclatait avec +l'Autriche, il avait pour instruction de se reporter sur la haute +Italie, avec 30 mille hommes, et de les réunir aux 40 mille qui +occupaient le Piémont <span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> et la Lombardie. Il n'y avait pas +d'armée autrichienne capable de forcer l'opiniâtre Masséna, disposant +de 70 mille Français, ayant en outre des appuis tels que Palma-Nova, +Osopo, Venise, Mantoue, Alexandrie. Enfin, pour ce cas, le général +Marmont lui-même devait jouer un rôle utile, car, s'il était bloqué en +Dalmatie, il était assuré de retenir devant lui 30 mille Autrichiens +au moins, et s'il ne l'était pas, il pouvait se jeter sur le flanc ou +sur les derrières de l'ennemi.</p> + +<p>Telles étaient les instructions adressées au prince Eugène pour la +défense de l'Italie. Elles se terminaient par la recommandation +suivante: «Lisez tous les jours ces instructions, et rendez-vous +compte le soir de ce que vous aurez fait le matin pour les exécuter, +mais sans bruit, sans effervescence de tête, et sans porter l'alarme +nulle part.» (Saint-Cloud, 18 septembre 1806.)</p> + +<span class="sidenote">Précautions prises en Allemagne pour couvrir la Bavière.</span> + +<p>Napoléon, toujours préoccupé de ce que pourrait tenter l'Autriche +pendant qu'il serait en Prusse, ordonna de semblables précautions du +côté de la Bavière. Il avait enjoint au maréchal Soult de laisser une +forte garnison à Braunau, place de quelque importance, à cause de sa +situation sur l'Inn. Il avait recommandé d'y exécuter les travaux les +plus urgents, et d'y accumuler les bois qui descendent des Alpes par +l'Inn, disant <em>qu'avec des bras et du bois, on pouvait créer une place +forte, là où il n'existerait rien</em>. Il avait mis en garnison à Braunau +le 3<sup>e</sup> de ligne, beau régiment à quatre bataillons, dont trois de +guerre, plus 500 hommes d'artillerie, 500 hommes de cavalerie, un +détachement bavarois, de nombreux <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> officiers du génie, le tout +présentant une force d'environ 5 mille hommes. +<span class="sidenote">Moyens de défense préparés à Braunau.</span> +Il y avait amassé des +vivres pour huit mois, une grande quantité de munitions, une somme +considérable d'argent; il avait ajouté à ces précautions le choix d'un +commandant énergique, en lui donnant des instructions dignes de servir +de leçon à tous les gouverneurs de villes assiégées. Ces instructions +contenaient l'ordre de se défendre à outrance, de ne se rendre qu'en +cas de nécessité absolue, et après avoir supporté trois assauts +répétés au corps de place.</p> + +<p>Napoléon avait décidé en outre qu'une partie de l'armée bavaroise, +laquelle était à sa disposition en vertu du traité de la confédération +du Rhin, serait réunie sur les bords de l'Inn. Il avait ordonné de +former une division de 15 mille hommes de toutes armes, et de la +placer sous le canon de Braunau. De telles forces, si elles ne +pouvaient tenir la campagne, étaient cependant un premier obstacle +opposé à un ennemi débouchant à l'improviste, et un point d'appui tout +préparé pour l'armée qui viendrait au secours de la Bavière. Napoléon, +en effet, quelque avancé qu'il fût en Allemagne, pourrait toujours, +après avoir éloigné les Prussiens et les Russes par une bataille +gagnée, faire volte-face, se jeter par la Silésie ou par la Saxe sur +la Bohême, et punir sévèrement l'Autriche, si elle osait tenter une +nouvelle agression. Après s'être mis en garde contre l'Autriche, il +songea aux parties de l'Empire que les Anglais menaçaient d'un +débarquement.</p> + +<span class="sidenote">Précautions pour la défense de la Hollande, du bas Rhin et +des côtes de l'Océan.</span> + +<p>Il prescrivit à son frère Louis de former un camp à Utrecht, composé +de 12 ou 15 mille Hollandais et des <span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> 5 mille Français restés en +Hollande. Il réunit autour de la place de Wesel, nouvellement acquise +à la France, depuis l'attribution du duché de Berg à Murat, une +division française de 10 à 12 mille hommes. Le roi Louis devait se +porter sur Wesel, prendre le commandement de cette division, et, la +joignant aux troupes du camp d'Utrecht, feindre avec 30 mille hommes +une attaque sur la Westphalie. Il lui était même recommandé de +répandre le bruit d'une réunion de 80 mille hommes, et de faire +quelques préparatifs en matériel, propres à accréditer ce bruit. +Napoléon, par des raisons qu'on appréciera bientôt, désirait bien +attirer de ce côté l'attention des Prussiens, mais en réalité il +voulait que le roi Louis, ne s'éloignant pas trop de la Hollande, se +tînt toujours en mesure, soit de défendre son royaume contre les +Anglais, soit de lier ses mouvements aux corps français placés sur le +Rhin ou à Boulogne. Outre les sept corps de la grande armée, dont le +rôle était de faire la guerre au loin, Napoléon avait résolu d'en +former un huitième, sous le maréchal Mortier, qui aurait pour mission +de pivoter autour de Mayence, de surveiller la Hesse, de rassurer par +sa présence les confédérés allemands, de donner enfin la main au roi +Louis vers Wesel. Ce corps, pris sur les troupes de l'intérieur, +devait être fort de 20 mille hommes. Il fallait toute l'industrie de +Napoléon pour le porter à ce nombre, car des 140 mille hommes +stationnés à l'intérieur, en retranchant les dépôts, la garde +impériale, il restait fort peu de troupes disponibles, indépendamment +de ce huitième corps, le maréchal Brune était chargé cette année +comme la précédente, <span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> de garder la flottille de Boulogne, en y +employant les marins et quelques bataillons de dépôt, qui s'élevaient +à environ 18 mille hommes. Napoléon ne voulait user des gardes +nationales qu'avec une extrême circonspection, parce qu'il craignait +d'agiter le pays, et d'étendre surtout à une trop grande partie de la +population les charges de la guerre. +<span class="sidenote">Emploi des gardes nationales.</span> +Comptant néanmoins sur l'esprit +belliqueux de certaines provinces frontières, il ne répugnait pas à +lever en Lorraine, en Alsace, en Flandre, quelques détachements, peu +nombreux, bien choisis, composés avec les compagnies d'élite, +c'est-à-dire avec les grenadiers et les voltigeurs, et soldés au +moment de leur déplacement. Il en avait fixé le nombre à 6 mille pour +le Nord, et à 6 mille pour l'Est. Les 6 mille gardes nationaux du +Nord, réunis sous le général Rampon, établis à Saint-Omer, organisés +avec soin, mais peu éloignés de chez eux, présentaient une utile +réserve, toujours prête à courir auprès du maréchal Brune, et à lui +fournir le secours de son patriotisme. Les 6 mille gardes nationaux de +l'Est devaient se rassembler à Mayence, former la garnison de cette +place, et rendre ainsi plus disponibles les troupes du maréchal +Mortier.</p> + +<p>Le maréchal Kellermann, l'un des vétérans que Napoléon avait +l'habitude de mettre à la tête des réserves, commandait les dépôts +stationnés le long du Rhin, et, tout en veillant à leur instruction, +il pouvait, en se servant des soldats déjà instruits, former un corps +de quelque valeur, et si un danger menaçait le haut Rhin, s'y porter +rapidement.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> Grâce à cette réunion de moyens on avait de quoi faire face à +toutes les éventualités. Que la Hesse, par exemple, excitée par les +Prussiens, inspirât des inquiétudes, le maréchal Mortier partant de +Mayence était en mesure de s'y rendre avec le huitième corps. Le roi +Louis, placé en échelon, devait lui amener une partie du camp +d'Utrecht et de Wesel. Si le danger menaçait la Hollande, le roi Louis +et le maréchal Mortier avaient ordre de s'y réunir tous les deux. Le +maréchal Brune lui-même y devait venir de son côté. Si, au contraire, +c'était Boulogne qui se trouvait en péril, le maréchal Brune devait +recevoir le secours du roi Louis, que ses instructions chargeaient +d'accourir au besoin vers cette partie des frontières de l'Empire. Par +ce système d'échelons, calculé avec une précision rigoureuse, tous les +points exposés à un accident quelconque, depuis le haut Rhin jusqu'en +Hollande, depuis la Hollande jusqu'à Boulogne, pouvaient être secourus +en temps utile, et aussi vite que l'exigerait la marche de l'ennemi le +plus expéditif.</p> + +<p>Restaient à garder les côtes de France depuis la Normandie jusqu'à la +Bretagne. Napoléon avait laissé plusieurs régiments dans ces +provinces, et, suivant son usage, il en avait rassemblé les compagnies +d'élite, en un camp volant à Pontivy, au nombre de 2,400 grenadiers et +voltigeurs. Le général Boyer était chargé de les commander. Il avait à +sa disposition des fonds secrets, des espions, et des détachements de +gendarmes. Il devait faire des patrouilles dans les lieux suspects, +et, si un débarquement menaçait Cherbourg ou Brest, s'y jeter avec +les <span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> 2,400 hommes qu'il avait sous ses ordres. Napoléon ne +gardait à Paris qu'un corps de 8 mille hommes, composé de trois +régiments d'infanterie et de quelques escadrons de cavalerie. Ces +régiments avaient reçu leur contingent de conscrits. Junot, gouverneur +de Paris, avait l'ordre spécial de veiller sans cesse à leur +instruction, et de considérer ce soin comme le premier de ses devoirs. +Ces 8 mille hommes étaient une dernière réserve, prête à se rendre +partout où sa présence serait nécessaire. Napoléon venait d'imaginer +un moyen de faire voyager les troupes en poste, et il l'avait employé +pour la garde impériale, transportée en six jours de Paris sur le +Rhin. Les troupes destinées à voyager de la sorte, exécutaient le jour +du départ une marche forcée à pied, puis elles étaient placées sur des +charrettes, qui portaient dix hommes chacune, et qui étaient +échelonnées de dix en dix lieues, de manière à parcourir 20 lieues par +jour. On payait les charrettes à 5 francs par collier, et les +cultivateurs, requis pour ce service, étaient loin de s'en plaindre. +Napoléon avait fait préparer un travail pour les routes de la +Picardie, de la Normandie et de la Bretagne, afin de transporter en +quatre, cinq, ou six jours, à Boulogne, à Cherbourg ou à Brest, les 8 +mille hommes laissés à Paris. La capitale serait dans ce cas livrée à +elle-même.—Il faut, disait Napoléon au prince Cambacérès, qui lui +exprimait ses inquiétudes à ce sujet, il faut que Paris s'habitue à ne +plus voir un aussi grand nombre de sentinelles à chaque coin de +rue.—Il ne devait rester dans Paris que la garde municipale, <span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> +s'élevant alors à 3 mille hommes. Le nom de Napoléon, la tranquillité +des temps, dispensaient de consacrer plus de forces à la garde de la +capitale.</p> + +<p>Quant aux ports de Toulon et de Gênes, Napoléon y avait laissé de +suffisantes garnisons. Mais il savait bien que les Anglais n'étaient +pas assez malavisés pour essayer une tentative sur des places aussi +fortes. Il n'avait de craintes sérieuses que relativement à Boulogne.</p> + +<p>Ainsi, dans le vaste cercle embrassé par sa prévoyance, il avait paré +à tous les dangers possibles. Si l'Autriche, apportant à la Prusse un +secours qu'elle n'en avait pas reçu, prenait part à la guerre, l'armée +d'Italie, concentrée sous Masséna et appuyée sur des places de premier +ordre, telles que Palma-Nova, Mantoue, Venise, Alexandrie, pouvait +opposer 70 mille hommes aux Autrichiens, tandis qu'avec 12 ou 15 +mille, le général Marmont se jetterait dans leur flanc par la route de +la Dalmatie. L'Inn, Braunau et les Bavarois devaient suffire dans le +premier moment à la défense de la Bavière. Le maréchal Kellermann +avait les dépôts pour couvrir le haut Rhin. Le maréchal Mortier, le +roi Louis, le maréchal Brune, par un mouvement des uns vers les +autres, étaient en mesure de réunir 50 mille hommes, sur le point qui +serait menacé, depuis Mayence jusqu'au Helder, depuis le Helder +jusqu'à Boulogne. Paris enfin, dans un péril pressant, pourrait se +réduire à ses troupes de police, et envoyer un corps de réserve sur +les côtes de Normandie ou de Bretagne.</p> + +<p>Ces combinaisons diverses, rédigées avec une <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> clarté +frappante, avec le soin le plus minutieux des détails, avaient été +communiquées au prince Eugène, au roi Joseph, au roi Louis, aux +maréchaux Kellermann, Mortier et Brune, à tous ceux en un mot qui +devaient concourir à leur exécution. Chacun d'eux en connaissait ce +qui lui était nécessaire pour s'acquitter de sa tâche. +L'archichancelier Cambacérès, placé au centre, et chargé de donner des +ordres au nom de l'Empereur, avait seul reçu communication de +l'ensemble.</p> + +<span class="sidenote">Ordres pour l'entrée en campagne de la grande armée.</span> + +<p>Vingt-quatre ou quarante-huit heures suffisaient à Napoléon pour +arrêter ses plans, et pour en ordonner les détails, quand il avait +pris la résolution d'agir. Il dictait alors pendant un ou deux jours, +sans presque s'arrêter, jusqu'à cent ou deux cents lettres, qui toutes +ont été conservées, qui toutes demeureront d'éternels modèles de l'art +d'administrer les armées et les empires. Le prince Berthier, +l'interprète habituel de ses volontés, ayant dû rester à Munich pour +les affaires de la Confédération du Rhin, il appela le général Clarke, +et consacra les journées des 18 et 19 septembre à lui dicter ses +ordres. Napoléon prévoyait qu'une vingtaine de jours s'écouleraient +encore en vaines explications avec la Prusse, après lesquelles la +guerre commencerait inévitablement, car les explications étaient +désormais impuissantes pour terminer une pareille querelle. Il voulut +donc employer ces vingt jours à compléter la grande armée, et à la +pourvoir de tout ce qui pouvait lui être encore nécessaire.</p> + +<p>Ce n'est pas en vingt jours qu'on parviendrait à mettre sur le pied +de guerre une armée nombreuse, <span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> les régiments qui devraient la +composer fussent-ils complétement organisés chacun de leur côté. La +réunir sur le point principal du rassemblement, la distribuer en +brigades et en divisions, lui former un état-major, lui procurer des +parcs, des équipages, du matériel de tout genre, exigerait encore une +suite d'opérations longues et compliquées. Mais Napoléon, surpris +l'année précédente par l'Autriche au moment de passer en Angleterre, +et cette année par la Prusse au retour d'Austerlitz, avait son armée +toute prête, et cette fois même toute transportée sur le théâtre de la +guerre, puisqu'elle se trouvait dans le haut Palatinat et la +Franconie. +<span class="sidenote">État matériel et moral de la grande armée depuis +Austerlitz.</span> +Elle ne laissait rien à désirer sous aucun rapport. +Discipline, instruction, habitude de la guerre renouvelée récemment +dans une campagne immortelle, forces réparées par un repos de +plusieurs mois, santé parfaite, ardeur de combattre, amour de la +gloire, dévouement sans bornes à son chef, rien ne lui manquait. Si +elle avait perdu quelque chose de cette régularité de manœuvres, +qui la distinguait en quittant Boulogne, elle avait remplacé cette +qualité plus apparente que solide, par une assurance et une liberté de +mouvements, qui ne s'acquièrent que sur les champs de bataille. Ses +vêtements usés, mais propres, ajoutaient à son air martial. Comme nous +l'avons dit ailleurs, elle n'avait voulu tirer des dépôts ni ses +vêtements neufs ni sa solde, se réservant de jouir de tout cela lors +des fêtes que Napoléon lui préparait en septembre, fêtes superbes, +mais chimériques, hélas! comme le milliard promis autrefois par la +Convention! Cette armée héroïque, vouée désormais <span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> à une +guerre éternelle, ne devait plus connaître d'autres fêtes que les +batailles, les entrées dans les capitales conquises, l'admiration des +vaincus! C'est à peine si quelques-uns des braves qui la composaient +étaient destinés à regagner leurs foyers, et à mourir dans le calme de +la paix! Et ceux-là même en vieillissant étaient condamnés à voir leur +patrie envahie, démembrée, privée de la grandeur qu'elle devait à +l'effusion de leur sang généreux!</p> + +<p>Cependant, si bien préparée que soit une armée, elle ne l'est jamais +au point de ne plus éprouver aucun besoin. Napoléon, à son expérience +profonde de l'organisation des troupes, joignait une connaissance +personnelle de son armée, vraiment extraordinaire. Il savait la +résidence, l'état, la force de tous ses régiments. Il savait ce qui +manquait à chacun d'eux, en hommes ou en matériel, et s'ils avaient +laissé quelque part un détachement qui les affaiblît, il savait où le +retrouver. +<span class="sidenote">Soins pour vêtir le soldat.</span> +Son premier soin était toujours de chausser le soldat et de +le garantir du froid. Il fit expédier sur-le-champ des souliers et des +capotes. Il voulait que chaque homme eût une paire de souliers aux +pieds, et deux dans le sac. L'une de ces deux paires fut donnée en +gratification à tous les corps, et la fortune du soldat est si +modique, que ce léger don n'était pas sans valeur. Il ordonna +d'acheter en France et à l'étranger tous les chevaux de selle et de +trait qu'on pourrait se procurer. L'armée n'en avait pas actuellement +besoin, mais, dans sa sollicitude pour les dépôts, il désirait que les +chevaux n'y manquassent pas plus que les hommes. +<span class="sidenote">Conscrits tirés des dépôts pour compléter les bataillons.</span> +Il ordonna ensuite +de <span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> faire partir des dépôts, qui allaient regorger de +conscrits, trois ou quatre cents hommes par régiment, afin de porter +les bataillons de guerre à un effectif de huit ou neuf cents hommes +chacun, sachant qu'après deux mois de campagne ils seraient bientôt +réduits à celui de six ou sept cents. La force de la grande armée +devait s'en trouver augmentée de vingt mille combattants, et il +devenait possible alors de congédier sans la trop affaiblir les +soldats usés par la fatigue, car pour cette armée de la révolution il +n'y avait eu jusqu'ici d'autre terme à son dévouement que les +blessures ou la mort. +<span class="sidenote">Remplacement des hommes usés par les fatigues.</span> +On voyait dans ses rangs de vieux soldats, +attachés à leurs régiments comme à une famille, dispensés de tout +service, mais toujours prêts dans un danger à déployer leur ancienne +bravoure, et profitant de leurs loisirs pour conter à leurs jeunes +successeurs les merveilles auxquelles ils avaient assisté. Il y avait, +dans le grade de capitaine surtout, beaucoup d'officiers qui n'étaient +plus en état de servir. +<span class="sidenote">Emploi des jeunes officiers sortis des écoles.</span> +Napoléon ordonna de tirer des écoles +militaires tous les jeunes gens que leur âge rendait propres à la +guerre, pour en former des officiers. Il appréciait fort les sujets +fournis par ces écoles; il les trouvait non-seulement instruits, mais +braves, car l'éducation élève le cœur autant que l'esprit.</p> + +<p>Après avoir pris les moyens de rajeunir l'armée, il s'occupa de +l'organisation de ses équipages. Il voulait qu'elle fût expéditive, et +peu chargée de bagages. Son expérience ne le portait point à se passer +de magasins, comme on l'a prétendu quelquefois, car il ne dédaignait +aucun genre de prévoyance, et <span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> il ne négligeait pas plus les +approvisionnements que les places fortes. Mais la guerre offensive, +qu'il préférait à toute autre, ne permettait guère de créer des +magasins, puisqu'il aurait fallu les créer sur le territoire ennemi, +qu'on avait coutume d'envahir dès le début des opérations. +<span class="sidenote">Organisation des équipages, et moyens employés pour nourrir +l'armée en campagne.</span> +Son système +d'alimentation consistait à vivre chaque soir sur le pays occupé, à +s'étendre assez pour se nourrir, pas assez pour être dispersé, et puis +à traîner après soi, dans des caissons, le pain de plusieurs jours. +Cet approvisionnement, ménagé avec soin, et renouvelé dès qu'on +s'arrêtait, servait pour les cas de concentrations extraordinaires, +qui précédaient et suivaient les batailles. Pour le transporter, +Napoléon avait calculé qu'il lui fallait deux caissons par bataillon, +et un caisson par escadron. En y joignant les voitures nécessaires aux +malades et aux blessés, quatre ou cinq cents caissons devaient suffire +à tous les besoins de l'armée. Il défendit expressément qu'aucun +officier, qu'aucun général fît servir à son usage les charrois +destinés aux troupes. Les transports étaient exécutés alors par une +compagnie, qui louait à l'État ses caissons tout attelés. Ayant +découvert que l'un des maréchaux, favorisé par cette compagnie, avait +plusieurs voitures à sa disposition, Napoléon réprima cette infraction +aux règles avec la dernière sévérité, et rendit le prince Berthier +responsable de l'accomplissement de ses ordres. L'armée était alors +exempte des abus que le temps, la richesse croissante de ses chefs, y +introduisirent bientôt.</p> + +<span class="sidenote">Wurzbourg devenu le centre de tous les rassemblements en +hommes et en matériel.</span> + +<p>Napoléon commanda ensuite de grands amas de <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> grain, tout le +long du Rhin, et une immense fabrication de biscuit. Ces vivres +devaient être réunis à Mayence, et de Mayence dirigés par la +navigation du Mein sur Wurzbourg. Située dans la haute Franconie, tout +près des défilés qui aboutissent en Saxe, et dominée par une +excellente citadelle, Wurzbourg devait être notre base d'opération. +Napoléon rechercha si, dans les environs, il n'y aurait pas encore +d'autres postes fortifiés. Les officiers, envoyés secrètement en +reconnaissance, ayant désigné Forchheim et Kronach, il ordonna de les +armer, et d'y mettre en sûreté les vivres, munitions, outils, dont il +avait prescrit la réunion.</p> + +<p>Wurzbourg appartenait depuis quelques mois à l'archiduc Ferdinand, +celui qui avait été successivement grand-duc de Toscane, électeur de +Salzbourg, et enfin, depuis la dernière paix avec l'Autriche, duc de +Wurzbourg. Ce prince sollicitait son adjonction à la Confédération du +Rhin, au milieu de laquelle ses nouveaux États se trouvaient enclavés. +Il était doux, sage, aussi bien disposé envers la France que pouvait +l'être un prince autrichien; et on était assuré d'obtenir de lui +toutes les facilités désirables pour les préparatifs qu'on voulait +faire. Wurzbourg devint donc le centre des rassemblements d'hommes et +de matériel, ordonnés par Napoléon.</p> + +<p>L'argent ne manquait plus depuis la crise financière de l'hiver +précédent. Napoléon, d'ailleurs, avait dans le trésor de l'armée une +précieuse ressource. Sans dépenser ce trésor, exclusivement consacré +aux dotations de ses soldats, il y faisait des emprunts, <span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> que +l'État devait rembourser ensuite, en payant l'intérêt et le capital +des sommes empruntées. Napoléon avait envoyé beaucoup de numéraire à +Strasbourg, et confié des fonds au prince Berthier, pour vaincre par +la puissance de l'argent comptant les obstacles que rencontrerait +l'exécution de ses volontés.</p> + +<span class="sidenote">Augmentation de la garde impériale.</span> + +<p>La garde impériale avait voyagé en poste, comme on l'a vu, grâce aux +relais de charrettes préparés sur la route. On avait expédié ainsi +3,000 grenadiers et chasseurs à pied. Ne pouvant user de ce mode de +transport pour la cavalerie et l'artillerie, on achemina par la voie +ordinaire les grenadiers et les chasseurs à cheval, formant près de +3,000 chevaux, ainsi que le parc d'artillerie de la garde, fort de 40 +bouches à feu. C'était une réserve de 7,000 hommes, propres à parer à +tous les accidents imprévus. Napoléon, aussi prudent dans l'exécution +que hardi dans la conception de ses plans, faisait grand cas des +réserves, et c'était surtout pour s'en créer une qu'il avait institué +la garde impériale. Mais, prompt à découvrir les inconvénients +attachés aux plus excellentes choses, il trouvait l'entretien de cette +garde trop dispendieux, et craignait, pour la recruter, d'appauvrir +l'armée en sujets de choix. Les vélites, espèce d'engagés volontaires, +dont il avait imaginé la création, pour augmenter la garde sans puiser +dans l'armée, lui avaient paru trop coûteux aussi, et pas assez +nombreux. +<span class="sidenote">Création des fusiliers de la garde.</span> +Il ordonna donc de composer, sous le titre de <em>fusiliers de +la garde</em>, un nouveau régiment d'infanterie, dont tous les soldats +seraient choisis dans le contingent annuel, dont les <span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> +officiers et sous-officiers seraient pris dans la garde, qui porterait +l'uniforme de celle-ci, qui servirait avec elle, serait seulement +traité en jeune troupe, c'est-à-dire moins ménagé au feu, jouirait +d'une très-légère augmentation de solde, et aurait bientôt toutes les +qualités de la garde elle-même, sans coûter autant, et sans priver +l'armée de ses soldats les meilleurs. +<span class="sidenote">Nouvelle formation des grenadiers Oudinot.</span> +En attendant le résultat de +cette ingénieuse combinaison, Napoléon eut recours au moyen déjà usité +d'extraire des corps, et de réunir en bataillons, les compagnies de +grenadiers et celles de voltigeurs. C'est ainsi qu'avaient été formés, +en 1804, les grenadiers d'Arras, devenus depuis grenadiers Oudinot. On +avait pris à cette époque les compagnies de grenadiers de tous les +régiments qui n'étaient pas destinés à faire partie de l'expédition de +Boulogne. Après Austerlitz, plusieurs de ces compagnies avaient été +renvoyées à leurs corps. Napoléon ordonna de joindre à celles qui +étaient demeurées ensemble les grenadiers et voltigeurs des dépôts et +régiments stationnés dans les 25<sup>e</sup> et 26<sup>e</sup> divisions militaires (pays +compris entre le Rhin, la Meuse et la Sambre), de les organiser en +bataillons de 6 compagnies chacun, et de les acheminer sur Mayence. +C'était un nouveau corps de 7,000 hommes, qui, joint à la garde +impériale, devait porter la réserve de l'armée à 14,000 hommes. Il y +ajouta 2,400 dragons d'élite, formés en bataillons de 4 compagnies ou +escadrons, et devant servir soit à pied, soit à cheval, toujours à +côté de la garde. Ces dragons, tirés de la Champagne, de la +Bourgogne, de la Lorraine, de l'Alsace, <span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> pouvaient être +transportés en une vingtaine de jours sur le Mein.</p> + +<span class="sidenote">Force totale de l'armée active.</span> + +<p>Les réserves dont nous venons de décrire la composition, ajoutées aux +conscrits tirés des dépôts, allaient accroître considérablement les +forces prêtes à marcher sur la Prusse. La grande armée était composée +de sept corps, dont six seulement en Allemagne, le second sous le +général Marmont, ayant passé en Dalmatie. Les commandants de ces corps +étaient demeurés les mêmes. Le maréchal Bernadotte commandait le +premier corps fort de 20 mille hommes; le maréchal Davout commandait +le troisième fort de 27; le maréchal Soult était à la tête du +quatrième, dont la force s'élevait à 32 mille soldats. Le maréchal +Lannes, toujours dévoué, mais toujours sensible et irritable, avait +quitté un instant le cinquième corps, par suite d'un mécontentement +passager. Il venait d'en reprendre le commandement au premier bruit de +guerre. Ce corps montait à 22 mille hommes, même depuis que les +grenadiers Oudinot n'en faisaient plus partie. Le maréchal Ney avait +continué de diriger le sixième, resté à un effectif de 20 mille +soldats présents au drapeau. Le septième, sous le maréchal Augereau, +en comptait 17 mille. La réserve de cavalerie, dispersée dans les pays +fertiles en fourrage, pouvait réunir 28 mille cavaliers. Murat, +toujours chargé de la commander, avait reçu ordre de quitter le duché +de Berg: il accourait tout joyeux de recommencer un genre de guerre +qu'il faisait si bien, et d'entrevoir pour prix de ses exploits, non +plus un duché mais un royaume.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span> Ces six corps, avec la réserve de cavalerie, ne présentaient +pas moins de 170 mille combattants. En y ajoutant la garde, les +troupes d'élite, les états-majors, le parc de réserve, on peut dire +que la grande armée s'élevait à environ 190 mille hommes. Il était à +présumer que dans les premiers jours elle ne serait pas rassemblée +tout entière, car de la garde et des compagnies d'élite il ne devait y +avoir d'arrivée que la garde à pied. Mais 170 mille hommes +suffisaient, et au delà, pour le commencement de cette guerre. Les +corps étaient composés des mêmes divisions, des mêmes brigades, des +mêmes régiments que dans la dernière campagne: disposition fort sage, +car soldats et officiers avaient appris à se connaître, et à se fier +les uns aux autres. Quant à l'organisation générale, elle continuait +d'être la même. C'était celle que Napoléon avait substituée à +l'organisation de l'armée du Rhin, et dont il venait d'éprouver +l'excellence dans la campagne d'Autriche, la première de toutes où +l'on eût vu deux cent mille hommes marchant sous un seul chef. L'armée +se trouvait toujours divisée en corps qui étaient complets en +infanterie et artillerie, mais qui n'avaient, en fait de cavalerie, +que quelques chasseurs et hussards pour se garder. Le gros de la +cavalerie était toujours concentré sous Murat, et placé directement +sous la main de Napoléon, par les motifs que nous avons fait connaître +ailleurs. La garde, les compagnies d'élite formaient une réserve +générale de toutes armes, ne quittant jamais Napoléon, et marchant +près de lui, non pour veiller sur sa personne, mais pour obéir plus +rapidement à sa pensée.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> <span class="sidenote">Les ordres de mouvement donnés pour le 3 et le 4 +octobre.</span> + +<p>Les ordres de mouvement furent donnés de manière à être exécutés dans +les premiers jours d'octobre. Napoléon enjoignit aux maréchaux Ney et +Soult de se réunir dans le pays de Bayreuth, pour former la droite de +l'armée (voir la carte n<sup>o</sup> 34); aux maréchaux Davout et Bernadotte de +se réunir autour de Bamberg, pour en former le centre; aux maréchaux +Lannes et Augereau de se réunir aux environs de Cobourg, pour en +former la gauche. Il concentrait ainsi ses forces sur les frontières +de la Saxe, dans des vues militaires dont on appréciera bientôt +l'étendue et la profondeur. Murat avait ordre de rassembler la +cavalerie à Wurzbourg. La garde à pied, transportée en six jours sur +le Rhin, marchait vers le même point. Ces différents corps devaient +être rendus à leur poste du 3 au 4 octobre. Il leur était expressément +recommandé de ne pas dépasser les frontières de la Saxe.</p> + +<span class="sidenote">Dernières explications avec la Prusse.</span> + +<p>Tout étant préparé, soit pour la sûreté de l'Empire, soit pour la +guerre active qu'on allait entreprendre, Napoléon résolut de quitter +Paris. Il n'était rien survenu de nouveau dans les relations avec la +Prusse. Le ministre Laforest avait gardé le silence prescrit par +Napoléon, mais il mandait que le roi, dominé par les passions de la +cour et de la jeune aristocratie, étant parti pour son armée, il n'y +avait plus d'espoir de prévenir la guerre, à moins que les deux +monarques, présents à leurs quartiers généraux, n'échangeassent +quelques explications directes, qui fissent cesser un déplorable +malentendu, et pussent satisfaire l'orgueil des deux gouvernements. +Malheureusement de telles explications n'étaient guère <span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> à +espérer. M. de Knobelsdorf, resté à Paris, protestait des intentions +pacifiques de son cabinet. Peu initié au secret des affaires, ne +partageant ni ne comprenant les passions qui entraînaient sa cour, il +jouait auprès de Napoléon le rôle d'un personnage respecté mais +inutile. +<span class="sidenote">Dispositions de toutes les cours au moment de la guerre de +Prusse.</span> +Les nouvelles du Nord représentaient la Russie comme pressée +de répondre aux vœux de la Prusse, et tout occupée de préparer ses +armées. Les nouvelles de l'Autriche la peignaient comme épuisée, +pleine de rancune à l'égard de la Prusse, et n'étant à craindre pour +la France que dans le cas d'un grand revers. Quant à l'Angleterre, M. +Fox une fois mort, le parti de la guerre désormais triomphant avait +résumé ses prétentions dans des propositions inacceptables, telles que +de concéder les îles Baléares, la Sicile et la Dalmatie aux Bourbons +de Naples, c'est-à-dire aux Anglais eux-mêmes, propositions que lord +Lauderdale, sincère ami de la paix, soutenait méthodiquement, et avec +une naïve ignorance des intentions véritables de son cabinet. +<span class="sidenote">Rupture des négociations avec l'Angleterre.</span> +Napoléon +ne voulut pas le congédier brusquement, mais il lui fit adresser une +réponse qui équivalait à l'envoi de ses passe-ports. Il prescrivit +ensuite une communication au Sénat, dans laquelle seraient exposées +les longues négociations de la France avec la Prusse, et la triste +conclusion qui les avait terminées. Il ordonna néanmoins de différer +cette communication jusqu'à ce que la guerre fût irrévocablement +déclarée entre les deux cours. Cependant, comme il fallait motiver son +départ de Paris, il fit annoncer que dans un moment où les puissances +du Nord prenaient une attitude menaçante, il croyait <span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> +nécessaire de se mettre à la tête de son armée, afin d'être en mesure +de parer à tous les événements. Il tint un dernier conseil pour +expliquer aux dignitaires de l'Empire leurs devoirs et leur rôle, dans +les divers cas qui pouvaient se présenter. +<span class="sidenote">Dispositions relatives au gouvernement de l'Empire en +l'absence de Napoléon.</span> +L'archichancelier +Cambacérès, l'homme auquel il réservait toute sa confiance, même quand +il laissait à Paris ses deux frères Louis et Joseph, devait la +posséder bien davantage, quand il n'y laissait pas un seul des princes +de sa famille. Napoléon lui confia les pouvoirs les plus étendus, sous +les titres divers de président du Sénat, de président du Conseil +d'État, de président du Conseil de l'Empire. Junot, l'un des hommes +les plus dévoués à l'Empereur, avait le commandement des troupes +cantonnées dans la capitale. Il ne restait à Paris que les femmes de +la famille impériale. Encore Joséphine, effrayée de voir Napoléon +exposé à de nouveaux dangers, avait-elle demandé et obtenu la +permission de le suivre jusque sur les bords du Rhin. Elle espérait, +en s'établissant à Mayence, être plus tôt et plus fréquemment informée +de ce qui lui arriverait. Outre le gouvernement de l'Empire, +l'archichancelier devait avoir celui de la famille impériale. Il lui +était prescrit de conseiller et de contenir les personnes de cette +famille, qui manqueraient en quelque chose, ou aux convenances, ou aux +règles tracées par l'Empereur lui-même.</p> + +<span class="sidedate">Octob. 1806.</span> + +<span class="sidenote">Départ de Napoléon.</span> + +<span class="sidenote">Napoléon à Mayence.</span> + +<p>Napoléon partit dans la nuit du 24 au 25 septembre, accompagné de +l'Impératrice et de M. de Talleyrand, s'arrêta quelques heures à Metz, +pour voir la place, et se dirigea ensuite sur Mayence, <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> où il +arriva le 28. Il apprit dans cette ville qu'un courrier de Berlin, qui +devait lui remettre les dernières explications de la cour de Prusse, +avait croisé sa marche avec la sienne, et continuait de courir vers +Paris. Il ne pouvait donc obtenir, qu'en s'avançant en Allemagne, les +éclaircissements définitifs qu'il attendait. Il vit à Mayence le +maréchal Kellermann, préposé à l'organisation des dépôts, le maréchal +Mortier, chargé de commander le huitième corps, et leur expliqua de +nouveau comment ils avaient à se conduire en cas d'événement. Il fit +compléter les approvisionnements de Mayence; il apporta quelques +modifications à l'armement de la place; il pressa le départ des jeunes +soldats tirés des dépôts, le transport des vivres et des munitions +destinés à passer du Rhin dans le Mein, puis à remonter par le Mein +jusqu'à Wurzbourg. Une troupe d'officiers d'ordonnance, courant dans +toutes les directions, se présentant à chaque instant pour lui rendre +compte des missions qu'ils avaient remplies, et habitués à ne rien +affirmer qu'ils ne l'eussent vu de leurs yeux, allaient et venaient +sans cesse, pour lui faire connaître l'état vrai des choses, et le +point auquel était parvenue l'exécution de ses ordres. À Mayence, +Napoléon renvoya sa maison civile, pour ne garder auprès de lui que sa +maison militaire. Il ne put se défendre d'un moment d'émotion en +voyant couler les larmes de l'Impératrice. Quoique plein de confiance, +il finissait par céder lui-même à l'inquiétude générale, que faisait +naître autour de lui la perspective d'une longue guerre au nord, dans +des régions lointaines, contre des nations nouvelles. <span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> Il se +sépara donc avec quelque peine de Joséphine et de M. de Talleyrand, et +s'avança au delà du Rhin, bientôt distrait par ses vastes pensées, par +le spectacle d'immenses préparatifs, d'un genre d'émotion qu'il +écartait volontiers de son cœur, plus volontiers encore de son +visage impérieux et calme.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon à Wurzbourg.</span> + +<p>Une grande affluence de généraux et de princes allemands l'attendaient +à Wurzbourg, pour lui offrir leurs hommages. Le nouveau duc de +Wurzbourg, propriétaire et souverain du lieu, avait précédé tous les +autres. Ce prince, qu'il avait connu en Italie, rappelait à Napoléon +les premiers jours de sa gloire, ainsi que les relations les plus +amicales, car c'était le seul des souverains italiens qu'il n'eût pas +trouvé occupé à nuire à l'armée française. Aussi n'avait-il été amené +qu'avec peine à lui faire subir sa part des vicissitudes générales. +Napoléon fut reçu dans le palais des anciens évêques de Wurzbourg, +palais magnifique, peu inférieur à celui de Versailles, pompeux +monument des richesses de l'Église germanique, autrefois si puissante +et si grandement dotée, maintenant si pauvre et si déchue. +<span class="sidenote">Communications de Napoléon avec le duc de Wurzbourg, et +idée d'une alliance avec l'Autriche.</span> +Il eut avec +l'archiduc Ferdinand un long entretien sur la situation générale des +choses, et particulièrement sur les dispositions de la cour +d'Autriche, dont ce prince était le plus proche parent, puisqu'il +était frère de l'empereur François, et dont il avait une parfaite +connaissance. Le duc de Wurzbourg, ami de la paix, ayant les lumières +des princes autrichiens élevés en Toscane, désirait dans l'intérêt de +son repos un rapprochement entre l'Autriche et la France. Il prit +occasion des derniers événements pour parler à Napoléon <span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> de la +grave question des alliances, pour décrier auprès de lui celle de la +Prusse, et vanter celle de l'Autriche. Il essaya de lui suggérer +quelques-unes des idées qui avaient prévalu dans le dernier siècle, +lorsque les deux cabinets de Versailles et de Vienne, unis contre +celui de Berlin, étaient liés à la fois par une guerre commune et par +des mariages. Il lui rappela que cette alliance avait été l'époque +brillante de la marine française, et s'efforça de lui démontrer que la +France, puissante sur le continent plus qu'elle n'avait besoin de +l'être, manquait actuellement de la force maritime nécessaire pour +rétablir et protéger son commerce, détruit depuis quinze années. Ce +langage n'avait rien de nouveau pour Napoléon, car M. de Talleyrand le +faisait tous les jours retentir à ses oreilles. Le duc de Wurzbourg +parut croire que la cour de Vienne saisirait volontiers cette occasion +de se rapprocher de la France, et de se créer en elle un appui, au +lieu d'un ennemi sans cesse menaçant. +<span class="sidenote">Ouvertures à l'Autriche par l'intermédiaire de M. de La +Rochefoucauld.</span> +Napoléon, disposé par les +circonstances présentes à accueillir de pareilles idées, en fut +tellement touché qu'il écrivit lui-même à son ambassadeur, M. de La +Rochefoucauld, et lui ordonna de faire à Vienne des ouvertures +amicales, ouvertures assez réservées pour que sa dignité n'en souffrît +pas, assez significatives pour que l'Autriche sût qu'il dépendait +d'elle de former avec la France des liaisons intimes<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> Quelque puissant et confiant qu'il fût, Napoléon commençait à +croire que, sans une grande alliance continentale, il serait toujours +exposé au renouvellement des coalitions, détourné de sa lutte avec +l'Angleterre, et obligé de dépenser sur terre des ressources qu'il lui +aurait fallu dépenser exclusivement sur mer. L'alliance de la Prusse, +qu'il avait cultivée, malheureusement avec trop peu de soin, venant de +lui échapper, il était naturellement conduit à l'idée d'une alliance +avec l'Autriche. Mais cette idée, fort récente chez lui, était une +illusion d'un instant, peu digne de la ferme clairvoyance de son +esprit. Sans doute, s'il eût voulu tout à coup payer d'un sacrifice +cette alliance nouvelle, et rendre <span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> à l'Autriche quelques-unes +des dépouilles qu'il lui avait arrachées, l'accord eut été possible, +et sincère, Dieu le sait! Mais comment demander à l'Autriche, privée +en dix ans des Pays-Bas, de la Lombardie, des duchés de Modène et de +Toscane, de la Souabe, du Tyrol, de la couronne germanique, comment +lui demander de s'allier au conquérant, qui lui avait enlevé tant de +territoires et de puissance! On pouvait bien espérer sa neutralité, +après la parole donnée au bivouac d'Urschitz, et sous l'influence des +souvenirs de Rivoli, de Marengo, d'Austerlitz, mais l'amener à une +alliance était une chimère de M. de Talleyrand et du duc de Wurzbourg, +l'un cédant à des goûts personnels, l'autre dominé par les intérêts +de sa nouvelle position. Cette tendance <span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> à rechercher une +alliance impossible, prouvait bien quelle faute on avait commise en +traitant légèrement l'alliance de la Prusse, qui était à la fois +possible, facile, et fondée sur de grands intérêts communs. Au surplus +ce rapprochement avec l'Autriche était un essai, que Napoléon tentait +en passant, pour ne pas négliger une idée utile, mais dont il ne +regardait pas le succès comme indispensable, dans le haut degré de +puissance auquel il était parvenu. Il espérait, en effet, malgré tout +ce qu'on disait des Prussiens, les battre si complétement et si vite, +qu'il aurait bientôt l'Europe à ses pieds, et pour allié l'épuisement +de ses ennemis, à défaut de leur bonne volonté.</p> + +<span class="sidenote">Visite du roi de Wurtemberg à Wurzbourg.</span> + +<p>On vit encore arriver à Wurzbourg un membre important de la +Confédération du Rhin, c'était le roi de Wurtemberg, autrefois simple +électeur, actuellement roi de la main de Napoléon, prince connu par +l'emportement de son caractère, et par la pénétration de son esprit. +Napoléon avait à régler avec lui les détails du mariage déjà convenu, +entre le prince Jérôme Bonaparte et la princesse Catherine de +Wurtemberg. Après s'être occupé de cette affaire de famille, Napoléon +s'entendit avec le roi de Wurtemberg sur le concours des confédérés du +Rhin, qui, tous ensemble, devaient fournir environ 40 mille hommes, +indépendamment des 15 mille Bavarois concentrés autour de Braunau. Les +Allemands auxiliaires s'étaient mal trouvés de servir sous le maréchal +Bernadotte, pendant la campagne d'Autriche. Les Bavarois surtout +demandaient comme grâce spéciale de ne plus obéir à ce maréchal. +<span class="sidenote">Il est convenu que les auxiliaires allemands serviront sous +les ordres du prince Jérôme.</span> +Il +fut décidé <span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> que l'on réunirait tous les Allemands auxiliaires +en un seul corps, et qu'on les placerait à la suite de la grande +armée, sous les ordres du prince Jérôme, qui avait quitté le service +de mer pour le service de terre. Ce prince étant destiné à épouser une +princesse allemande, et probablement à recevoir sa dot en Allemagne, +il était sage de le familiariser avec les Allemands, et de +familiariser les Allemands avec lui.</p> + +<p>L'entretien de l'empereur des Français et du monarque allemand roula +ensuite sur la cour de Prusse. Le roi de Wurtemberg pouvait donner à +Napoléon d'utiles renseignements, car il avait les mains pleines de +lettres écrites de Berlin, lesquelles peignaient avec vivacité +l'exaltation qui s'était emparée de toutes les têtes, même de celles +qu'on devait supposer les plus saines. Le duc de Brunswick, que son +âge, sa raison éclairée, auraient dû préserver de l'entraînement +général, y avait cédé lui-même, et il avait écrit au roi de +Wurtemberg, pour le menacer de planter bientôt les aigles prussiennes +à Stuttgard, si ce prince n'abandonnait pas la Confédération du Rhin. +Le roi de Wurtemberg, peu intimidé par de semblables menaces, montra +toutes ces lettres à Napoléon, qui en fit son profit, et conçut contre +la cour de Prusse un redoublement d'irritation. Napoléon s'informa +beaucoup de l'armée prussienne et de son mérite réel. Le roi de +Wurtemberg lui vanta outre mesure la cavalerie prussienne, et la lui +présenta comme si redoutable, que Napoléon, frappé de ce qu'il venait +d'entendre, en parla lui-même à tous ses officiers, prit soin de les +préparer <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> à cette rencontre, leur rappela la manière de +manœuvrer en Égypte, et leur dit, avec la vivacité d'expression qui +lui était propre, qu'il fallait marcher sur Berlin <em>en un carré de +deux cent mille hommes</em>.—</p> + +<span class="sidenote">Le territoire saxon ayant été envahi par les Prussiens, +Napoléon considère la guerre comme déclaré.</span> + +<p>Quoique Napoléon n'eût reçu de la cour de Prusse aucune déclaration +définitive, il se décida, sur le seul fait de l'invasion de la Saxe +par l'armée prussienne, à considérer la guerre comme déclarée. L'année +précédente, il avait qualifié d'hostilité l'invasion de la Bavière par +l'Autriche; cette année il qualifia également d'hostilité l'invasion +de la Saxe par la Prusse. Cette manière de poser la question était +habile, car il ne paraissait intervenir en Allemagne que pour protéger +les princes allemands du second ordre, contre ceux du premier. À ces +conditions du reste la guerre était complétement déclarée dans le +moment, car les Prussiens avaient passé l'Elbe, sur le pont de Dresde, +et déjà même ils bordaient l'extrême frontière de la Saxe, comme les +Français la bordaient de leur côté, en occupant le territoire +franconien.</p> + +<span class="sidenote">Plan de campagne.</span> + +<p>On ne comprendrait pas le plan de campagne de Napoléon contre la +Prusse, l'un des plus beaux, des plus grands qu'il ait jamais conçus +et exécutés, si on ne jetait un regard sur la configuration générale +de l'Allemagne.</p> + +<span class="sidenote">Configuration générale de l'Allemagne.</span> + +<p>L'Autriche et la Prusse se partagent le sol de l'Allemagne, comme +elles s'en partagent la richesse, la domination, la politique, +laissant entre elles un certain nombre de petits États, que leur +situation géographique, les lois de l'Empire, et l'influence +française, ont maintenus jusqu'ici dans leur indépendance. <span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> +L'Autriche est à l'orient de l'Allemagne, la Prusse au nord. (Voir la +carte n<sup>o</sup> 28.) +<span class="sidenote">Sol de l'Autriche.</span> +L'Autriche occupe et remplit presque en entier cette +belle vallée du Danube, longue, sinueuse, d'abord resserrée entre les +Alpes et les montagnes de la Bohême, puis s'ouvrant au-dessous de +Vienne, et, devenue large de cent lieues entre les Carpathes et les +montagnes d'Illyrie, embrassant dans ces vastes berges le superbe +royaume de Hongrie. C'est au fond de cette vallée qu'il faut aller +chercher l'Autriche, en passant le haut Rhin entre Strasbourg et Bâle, +en traversant ensuite les défilés de la Souabe, et en descendant par +une marche périlleuse le cours du Danube, jusqu'au bassin au milieu +duquel Vienne s'élève et domine. +<span class="sidenote">Sol de la Prusse.</span> +La Prusse, au contraire, est établie +dans les vastes plaines du nord, dont elle occupe l'entrée. C'est +pourquoi on l'appelait jadis <em>Marche du Brandebourg</em>. Pour parvenir +chez elle, il faut non pas remonter le haut Rhin jusqu'à Bâle, mais le +passer vers la moitié de son cours, à Mayence, ou le descendre jusqu'à +Wesel, et franchir ainsi, ou tourner, le centre montagneux de +l'Allemagne. +<span class="sidenote">La plaine du Nord.</span> +À peine est-on arrivé au delà des montagnes peu élevées +de la Franconie, de la Thuringe et de la Hesse, qu'on débouche dans +une plaine immense, que parcourent successivement le Wéser, l'Elbe, +l'Oder, la Vistule, le Niémen, qui se termine, au nord, à l'Océan +septentrional, et, à l'est, au pied des monts Ourals. C'est cette +plaine qu'on appelle Westphalie, Hanovre, Prusse, le long de la mer du +Nord, Pologne à l'intérieur du continent, Russie jusqu'à l'Oural. Sur +le penchant des montagnes de l'Allemagne, par lesquelles <span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> on y +arrive, c'est-à-dire en Saxe, en Thuringe, en Hesse, elle est couverte +d'une solide terre végétale, et sur le bord des fleuves d'une riche +terre d'alluvion. Mais dans les intervalles qui séparent ces fleuves, +et surtout le long de la mer, elle est constamment sablonneuse; les +eaux, sans écoulement, y forment une quantité innombrable de lacs et +de marécages. Pour unique accident de terrain elle présente des dunes +de sable, pour unique végétation des sapins, des bouleaux et quelques +chênes. Elle est grave et triste comme la mer dont elle rappelle +souvent l'image, comme la végétation élancée et sombre dont elle se +couvre, comme le ciel du Nord. Elle est très-fertile sur le bord des +fleuves, mais dans l'intérieur une culture maigre se développe çà et +là au milieu des éclaircies des forêts de sapins; et si quelquefois +elle présente le spectacle de l'abondance, c'est lorsque de nombreux +bestiaux ont engraissé le sol. Mais telle est la puissance de +l'économie, de la persévérance, du courage, que, dans ces sables, +s'est formé un État de premier ordre, sinon riche, du moins aisé, la +Prusse, œuvre hardie et patiente d'un grand homme, Frédéric II, et +d'une suite de princes, qui, avant ou après Frédéric II, sans avoir +son génie, ont été animés du même esprit. Et telle est aussi la +puissance de la civilisation, que du sein de ces marécages, entourés +de monticules sablonneux, ombragés de sapins et de bouleaux, le grand +Frédéric a fait sortir la royale maison de Potsdam, le Versailles du +Nord, où le génie des arts a su empreindre de grâce et d'élégance la +tristesse de ces sombres et froides régions.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> <span class="sidenote">L'Elbe.</span> + +<p>L'Elbe, le premier grand fleuve qu'on rencontre dans cette plaine, +lorsqu'on descend des montagnes du centre de l'Allemagne, est le siége +principal de la puissance prussienne, le boulevard qui la couvre, le +véhicule qui transporte ses produits. Dans son cours supérieur il +arrose les campagnes de la Saxe, traverse Dresde, et baigne le pied de +la forteresse autrefois saxonne de Torgau. Ensuite il passe au milieu +de la Prusse, entoure Magdebourg, sa principale forteresse, protége +Berlin, sa capitale, laquelle est placée au delà, à égale distance de +l'Elbe et de l'Oder, entre des lacs, des dunes et des canaux. Enfin, +avant de se jeter dans la mer du Nord, il forme le port de la riche +cité de Hambourg, qui introduit en Allemagne, par les eaux de ce +fleuve, les productions de l'univers. On comprend à ce simple tracé de +l'Elbe, l'ambition de la Prusse d'en posséder le cours tout entier, et +d'absorber d'un côté la Saxe, de l'autre les villes anséatiques et le +Hanovre, ambition qui sommeille aujourd'hui, car toutes les ambitions +européennes, assouvies aux dépens de la France en 1815, paraissent +sommeiller pour un temps. Mais à l'époque dont nous retraçons +l'histoire, l'ébranlement des États avait mis tous les désirs en feu +et en évidence. La Prusse nous avait demandé les villes anséatiques: +quant à la Saxe, elle n'en avait jamais osé réclamer que la +dépendance, sous le titre de Confédération du Nord; et il est naturel +que Napoléon éprouvât, à l'occasion de la Saxe, toutes les jalousies +qu'il éprouvait à l'occasion de la Bavière, lorsqu'il commettait la +faute d'être jaloux de la Prusse.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> <span class="sidenote">Point décisif de la guerre quand on opère en +Autriche ou en Prusse.</span> + +<p>L'Elbe est donc le fleuve qu'il faut atteindre et franchir, quand on +veut faire la guerre à la Prusse, comme le Danube est celui dont il +faut descendre le cours, quand on veut faire la guerre à l'Autriche. +Dès qu'on a réussi à forcer l'Elbe, les défenses de la Prusse tombent, +car on lui enlève la Saxe, on annule Magdebourg, et Berlin n'a plus de +protection. Les voies mêmes du commerce sont occupées par +l'assaillant, ce qui devient grave, si la guerre se prolonge. Ainsi +tandis qu'on est obligé à l'égard du Danube, après être arrivé vers +ses sources, d'en descendre le cours jusqu'à Vienne, à l'égard de +l'Elbe, il suffit de l'avoir franchi, pour avoir atteint le but +principal; et, si on a conçu les vastes desseins de Napoléon, il +devient alors nécessaire de courir à l'Oder, pour s'interposer entre +la Prusse et la Russie, pour intercepter les secours de l'une à +l'autre. Il faut même s'avancer jusqu'à la Vistule, battre la Russie +en Pologne, où tant de ressentiments couvent contre elle, et suivre +l'exemple d'Annibal, qui vint établir la guerre au centre des +provinces italiennes, frémissantes sous le joug mal affermi de +l'antique Rome. Tels sont les échelons de cette marche immense vers le +Nord, qu'un seul homme a tentée jusqu'ici, Napoléon! Cette marche +sera-t-elle tentée encore une fois? L'univers l'ignore. Si c'est +l'intention de la Providence, que ce soit au moins une tentative +sérieuse, au profit de la liberté et de l'indépendance de l'Occident!</p> + +<p>Mais pour atteindre cette plaine septentrionale, à l'entrée de +laquelle la Prusse est située, il faut traverser la contrée +montagneuse qui forme le centre de <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> l'Allemagne, ou bien la +tourner en allant gagner la plage unie, qui, sous le nom de +Westphalie, s'étend entre les montagnes et la mer du Nord.</p> + +<p>Cette contrée, qui ferme l'entrée de la Prusse (voir la carte n<sup>o</sup> 28), +se compose d'un groupe de hauteurs boisées, long et large, qui d'un +côté se lie à la Bohême, de l'autre s'élève au nord, jusqu'aux plaines +de la Westphalie, au milieu desquelles il se termine, après s'être un +moment redressé pour former les sommets du Hartz, si riches en métaux. +Ce groupe montagneux qui sépare les eaux du Rhin de celles de l'Elbe, +couvert dans sa partie supérieure de forêts, jette dans le Rhin, le +Mein, la Lahn, la Sieg, la Ruhr, la Lippe, jette dans l'Elbe, +l'Elster, la Saale, l'Unstrut, et enfin, directement dans la mer du +Nord, l'Ems et le Wéser.</p> + +<span class="sidenote">Trois routes pour pénétrer en Prusse.</span> + +<p>Diverses routes se présentent pour le traverser. Premièrement, on +peut, en partant de Mayence, se diriger à droite, remonter la vallée +sinueuse du Mein, jusqu'au-dessus de Wurzbourg, et même jusqu'à ses +sources. Là, aux environs de Cobourg, on rencontre les sommets boisés, +qui, sous le nom de forêt de Thuringe, séparent la Franconie de la +Saxe, et desquels s'échappent le Mein d'un côté, la Saale de l'autre. +On les traverse par trois défilés, ceux de Bayreuth à Hof, de Kronach +à Schleitz, de Cobourg à Saalfeld, puis on descend en Saxe par la +vallée de la Saale. (Voir les cartes n<sup>os</sup> 28 et 34.) Telle est la +première route. À gauche de ces sommets boisés qui forment la forêt de +Thuringe, se trouve la seconde. Pour la suivre, on remonte le Mein, de +Mayence jusqu'à Hanau; là on le quitte pour se <span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> jeter dans la +vallée de la Werra, ou pays de Fulde, on laisse à droite la forêt de +Thuringe, on descend par Eisenach, Gotha, Weimar, dans les plaines de +la Thuringe et de la Saxe, et on arrive sur les bords de l'Elbe. Cette +dernière voie a toujours été la grande route de l'Allemagne, celle de +Francfort à Leipzig.</p> + +<p>La troisième route enfin consiste à tourner le centre montagneux de +l'Allemagne, et à s'élever au nord, jusqu'à ce qu'on ait atteint la +plaine de la Westphalie, ce qu'on fait en suivant le cours du Rhin +jusqu'à Wesel, en le passant à Wesel, en cheminant ensuite à travers +la Westphalie et le Hanovre, les montagnes à droite, la mer à gauche. +On trouve ainsi sur ses pas l'Ems, le Wéser, et enfin l'Elbe, devenu à +cette extrémité de son cours l'un des fleuves les plus considérables +de l'Europe.</p> + +<p>De ces diverses manières de pénétrer dans la plaine du Nord, Napoléon +avait choisi la première, celle qui conduit des sources du Mein aux +sources de la Saale, en traversant les défilés de la Franconie.</p> + +<span class="sidenote">Route préférée par Napoléon.</span> + +<p>Les motifs de son choix étaient profonds. D'abord il avait ses troupes +dans la haute Franconie, et s'il les eût transportées vers le nord, +pour gagner la Westphalie, il se serait exposé à faire le double ou le +triple du chemin, et à démasquer son mouvement par la longueur seule +du trajet. Indépendamment de la longueur et de la signification de ce +trajet, il aurait rencontré l'Ems, le Wéser, l'Elbe, et eût été obligé +de franchir ces fleuves, dans la partie inférieure de leur cours, +lorsqu'ils sont devenus de <span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> redoutables obstacles. Ces raisons +ne laissaient de choix qu'entre deux partis: ou il fallait prendre la +grande route centrale de l'Allemagne, qui se dirige par Francfort, +Hanau, Fulde, Gotha, Weimar sur Leipzig, et passe à gauche de la forêt +de Thuringe; ou bien il fallait remonter le Mein jusqu'à sa source, et +se jeter de la vallée du Mein dans la vallée de la Saale, ce qui +consistait à passer à la droite de la forêt de Thuringe. (Voir les +cartes n<sup>os</sup> 28 et 34.) Cependant, entre ces deux routes, la seconde +était de beaucoup préférable, par une raison qui tenait au plan +général de Napoléon, et à son système de guerre. Plus il passait à +droite, plus il avait chance de tourner les Prussiens par leur gauche, +de les gagner de vitesse sur l'Elbe, de les séparer de la Saxe, de +leur en ôter les ressources et les soldats, de franchir l'Elbe dans la +partie de son cours la plus facile à traverser, de se rendre maître de +Berlin, et enfin après avoir devancé les Prussiens sur l'Elbe, de les +prévenir sur l'Oder, par où les Russes pouvaient arriver à leur +secours. Si Napoléon atteignait ce but, il faisait quelque chose de +pareil à ce qu'il avait accompli l'année précédente, en tournant le +général autrichien Mack, en l'isolant des secours russes, et en +coupant en deux les forces de la coalition, de manière à battre une +portion après l'autre. Être le premier sur l'Elbe et sur l'Oder, était +donc le grand problème à résoudre dans cette guerre. Pour cela, les +défilés qui conduisent de la Franconie dans la Saxe, en passant à +droite de la forêt de Thuringe, étaient la vraie route que Napoléon +devait préférer, sans compter <span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> que ses troupes y étaient toutes +transportées, et qu'il n'avait qu'à partir du point où elles se +trouvaient pour entrer en action.</p> + +<p>Mais ce à quoi il devait surtout s'appliquer pour réussir, c'était à +mettre les Prussiens en doute sur son véritable projet, c'était à leur +persuader qu'il prendrait la route de Fulde, d'Eisenach et de Weimar, +c'est-à-dire la route centrale de l'Allemagne, celle qui passe à la +gauche de la forêt de Thuringe. (Voir la carte n<sup>o</sup> 34.) Dans ce but, +il avait placé une partie de son aile gauche, composée des cinquième +et septième corps, aux ordres des maréchaux Lannes et Augereau, vers +Kœnigshofen et Hildburghausen, sur la Werra, donnant à croire qu'il +allait se transporter dans la haute Hesse. Et en effet, il y avait là +de quoi les mettre en erreur. Napoléon ne s'en était pas tenu à cette +démonstration; il avait voulu accroître leurs incertitudes, en +ordonnant d'autres démonstrations vers la Westphalie. La marche du roi +de Hollande, précédée de faux bruits, avait eu cet objet. Cependant +elle n'avait pu tromper les Prussiens, jusqu'à leur persuader que +Napoléon attaquerait par la Westphalie. Outre la présence de l'armée +française dans la Franconie, une circonstance accessoire avait suffi +pour les éclairer. La division Dupont, toujours employée séparément +depuis les combats de Haslach et d'Albeck, avait été envoyée sur le +bas Rhin, afin d'occuper le grand-duché de Berg. La guerre approchant, +elle avait été ramenée sur Mayence et Francfort. Ce mouvement de +gauche à droite enlevait toute vraisemblance à une opération +offensive du <span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> côté de la Westphalie, et conduisait à croire que +l'attaque se ferait ou par le pays de Fulde, ou par la Franconie, soit +à gauche, soit à droite de la forêt de Thuringe. Mais lequel de ces +deux passages serait préféré par Napoléon, là était le doute, que ce +profond calculateur entretenait avec un soin infini dans l'esprit des +généraux prussiens.</p> + +<span class="sidenote">État de l'armée prussienne.</span> + +<p>Rien ne peut donner une idée de l'agitation qui régnait parmi ces +malheureux généraux. Ils étaient tous réunis à Erfurt, sur le revers +de la forêt de Thuringe, avec les ministres, le roi, la reine et la +cour, délibérant dans une espèce de confusion difficile à peindre. Les +forces prussiennes, rassemblées d'abord dans chaque circonscription +militaire, avaient été ensuite concentrées en deux masses, l'une aux +environs de Magdebourg, sous le duc de Brunswick, l'autre aux environs +de Dresde, sous le prince de Hohenlohe. (Voir la carte n<sup>o</sup> 34.) +<span class="sidenote">Armée du duc de Brunswick.</span> +L'armée principale, portée de Magdebourg à Naumbourg, sur la Saale, +puis à Weimar et Erfurt, était dans ce moment autour de cette dernière +ville, rangée derrière la forêt de Thuringe, son front couvert par la +longueur de la forêt, et sa gauche par les rives escarpées de la +Saale. Le duc de Weimar, avec un fort détachement de troupes légères, +occupait l'intérieur de la forêt, et poussait des reconnaissances au +delà. Le général Ruchel formait la droite de cette armée avec les +troupes de Westphalie.</p> + +<span class="sidenote">Armée du prince de Hohenlohe.</span> + +<p>On pouvait évaluer à 93 mille hommes cette armée principale, en y +comprenant le corps du général Ruchel. La seconde armée, organisée en +Silésie, <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> avait été dirigée sur la Saxe, pour entraîner, moitié +persuasion, moitié crainte, le malheureux électeur, qui n'avait ni +intérêt ni goût à la guerre. Cédant enfin après beaucoup +d'hésitations, il venait de promettre 20 mille Saxons, d'assez bonnes +troupes, et de livrer le pont de Dresde aux Prussiens, à condition +qu'on couvrirait la Saxe, en y plaçant l'une des deux armées +agissantes. Les 20 mille Saxons n'étaient pas prêts, et faisaient +attendre le prince de Hohenlohe, qui remontait lentement la Saale, +pour prendre position vis-à-vis des défilés qui conduisent de la +Franconie en Saxe, en face du rassemblement des troupes françaises. Le +contingent prussien du pays de Bayreuth, sous le commandement du +général Tauenzien, s'était retiré sur Schleitz, à notre approche, et +formait ainsi l'avant-garde du prince de Hohenlohe. Celui-ci, avec les +20 mille Saxons qu'il attendait, et les trente et quelques mille +Prussiens de la Silésie, devait avoir sous la main un corps de plus de +cinquante mille hommes.</p> + +<span class="sidenote">Évaluation des forces prussiennes.</span> + +<p>Telles étaient les deux armées prussiennes. Pour toute réserve, il y +avait à Magdebourg un corps d'environ 15 mille hommes, placé sous les +ordres d'un prince de Wurtemberg, brouillé avec sa famille. Il faut +ajouter à cette énumération les garnisons des places de l'Oder et de +la Vistule, qui montaient à environ 25 mille hommes. Ainsi les +Prussiens, compris 20 mille Saxons, n'avaient pas plus de 180 ou 185 +mille soldats à leur disposition, et n'en comptaient pas en propre +plus de 160 ou 165 mille<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a>.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> + +<p>On allait donc opposer 180 mille Allemands à 190 mille Français, que +cent mille autres devaient suivre bientôt, et qui étaient tellement +aguerris, qu'ils pouvaient être présentés dans la proportion d'un +contre deux, quelquefois même d'un contre trois, aux meilleures +troupes européennes. Nous ne parlons pas du poids que jetaient dans la +balance le génie et la présence de Napoléon. La folie d'une telle +lutte était par conséquent bien grande de la part des Prussiens, sans +compter la faute politique d'une guerre entre la Prusse et la France, +faute, il est vrai, égale des deux côtés. +<span class="sidenote">État moral de l'armée prussienne.</span> +Du reste, les Prussiens +étaient braves, comme le furent toujours les Allemands; mais, depuis +la fin de la guerre de Sept-Ans, c'est-à-dire, depuis 1763, ils +n'avaient figuré dans aucune guerre sérieuse, car leur intervention en +1792, dans la lutte de l'Europe contre la Révolution française, +n'avait été ni bien longue, ni bien opiniâtre. Aussi n'avaient-ils +participé à aucun des changements apportés depuis quinze ans à +l'organisation des troupes européennes; ils faisaient <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> +consister l'art de la guerre dans une régularité de mouvements, qui +sert beaucoup plus sur les champs de manœuvre que sur les champs de +bataille; ils étaient suivis d'une quantité de bagages suffisante à +elle seule pour perdre une armée, par les obstacles qu'elle apporte à +sa marche. Au surplus l'orgueil, qui est une grande force morale, +était extrême chez les Prussiens, surtout parmi les officiers, et il +était accompagné chez eux d'un sentiment plus noble encore, d'un +patriotisme irréfléchi mais ardent.</p> + +<span class="sidenote">Le duc de Brunswick.</span> + +<p>Leur armée ne péchait pas moins par la confusion des conseils que par +la qualité des troupes. Le roi avait confié la direction de cette +guerre au duc de Brunswick, par déférence pour la vieille renommée de +ce neveu, de cet élève du grand Frédéric. Il y a des réputations +établies qui sont quelquefois destinées à perdre les empires: on ne +pourrait pas en effet leur refuser le commandement, et quand on le +leur a déféré, le public qui aperçoit l'insuffisance sous la gloire, +blâme un choix qu'il a imposé, et le rend plus fâcheux en infirmant +par la critique l'autorité morale du commandement, sans laquelle +l'autorité matérielle n'est rien. C'est ce qui arrivait pour le duc de +Brunswick. On déplorait généralement ce choix parmi les Prussiens, et +on s'en exprimait avec une hardiesse dont il eût été impossible de +trouver ailleurs un exemple, car il semblait que chez cette nation la +liberté d'esprit et de langage dût prendre naissance dans le sein de +l'armée. Le duc de Brunswick, doué de lumières étendues, avantage que +ne possèdent pas toujours les hommes dont la renommée a exagéré le +mérite, se jugeait <span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> impropre aux guerres si actives et si +terribles du temps. Il avait accepté le commandement par une faiblesse +de vieillard, pour n'avoir pas le chagrin de le laisser à des rivaux, +et il se sentait accablé sous ce fardeau. Jugeant aussi bien les +autres qu'il se jugeait lui-même, il appréciait, comme elle le +méritait, la folie de la cour et celle de la jeune noblesse militaire, +et il n'en était pas moins effrayé que de sa propre insuffisance. À +côté du duc de Brunswick se trouvait un autre débris du règne de +Frédéric, c'était le vieux maréchal de Mollendorf, lui aussi chargé +d'années, mais modeste, dévoué, n'exerçant aucune autorité, et +uniquement appelé à donner des avis, car le roi, incertain en toutes +choses, n'osant pas prendre le commandement, et ne pouvant se résoudre +à le confier entièrement à personne, voulait consulter au sujet de +chacune des résolutions de son état-major, et juger chaque ordre avant +d'en permettre l'exécution. À la faiblesse des vieillards se +joignaient les prétentions des jeunes gens, convaincus qu'à eux seuls +appartenaient le talent et le droit de faire la guerre. +<span class="sidenote">Le prince de Hohenlohe.</span> +Le principal +d'entre eux était le prince de Hohenlohe, chef de la seconde armée, et +l'un des souverains allemands dépouillés de leurs États par la +nouvelle Confédération du Rhin. Plein de passions et d'orgueil, il +devait à quelques hardiesses heureuses, dans la guerre de 1792, la +réputation d'un général habile et entreprenant. Cette réputation, fort +peu méritée, avait suffi pour lui inspirer l'ambition d'être +indépendant du généralissime, et d'agir d'après ses inspirations +personnelles. Il en avait adressé la demande au roi, qui, n'osant ni +accéder ni résister <span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> à ses désirs, avait souffert à côté du +commandement en chef, un commandement secondaire, mal défini, tendant +à l'isolement et à l'insubordination. Voulant attirer la guerre à lui, +le prince de Hohenlohe s'efforçait d'établir le théâtre des opérations +principales sur la haute Saale, où il se trouvait, tandis que le duc +de Brunswick aspirait à le fixer derrière la forêt de Thuringe, où il +était venu se placer. De ce triste conflit devaient naître bientôt les +plus fâcheuses conséquences. +<span class="sidenote">Le général Ruchel, le prince Louis.</span> +Venaient ensuite les déclamateurs, comme +le général Ruchel, celui qui s'était permis d'offenser M. d'Haugwitz, +le prince Louis, qui avait si fort contribué à entraîner la cour, +décidés les uns et les autres à ne favoriser que le plan qui +aboutirait à l'offensive immédiate, dans la crainte d'un retour vers +les idées pacifiques, et d'un accommodement entre Frédéric-Guillaume +et Napoléon. +<span class="sidenote">Le maréchal Kalkreuth.</span> +Parmi ces généraux, et contrastant avec eux, se faisait +remarquer le maréchal Kalkreuth, moins âgé que les uns, moins jeune +que les autres, supérieur à tous par ses talents, propre encore aux +fatigues quoique ayant pris une part glorieuse aux campagnes du grand +Frédéric, jouissant de la confiance de l'armée et la méritant, jugeant +la guerre actuelle extravagante, le chef chargé de la diriger +incapable, disant de plus son opinion avec une hardiesse qui +contribuait à ébranler profondément l'autorité du généralissime. C'est +par lui que l'armée aurait voulu être commandée, bien qu'en présence +des soldats français et de Napoléon, il n'eût peut-être pas mieux fait +que le duc de Brunswick lui-même. À ces personnages militaires +étaient venus s'ajouter divers personnages <span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> civils, M. +d'Haugwitz, premier ministre, M. Lombard, secrétaire du roi, M. de +Lucchesini, ministre de Prusse à Paris, plus une quantité de princes +allemands, entre autres l'électeur de Hesse, qu'on cherchait vainement +à entraîner dans la guerre, et, enfin, complétant ce pêle-mêle, la +reine avec quelques-unes de ses dames, montant à cheval, et se +montrant aux troupes qui la saluaient de leurs acclamations. +<span class="sidenote">Présence de la reine de Prusse au quartier général.</span> +Lorsque +les gens sensés demandaient ce que faisait là cette personne auguste, +qui, par son rang et son sexe, semblait si déplacée dans un quartier +général, on répondait que son énergie était utile, qu'elle seule +soutenait le roi, l'empêchait de faiblir, et on alléguait ainsi pour +excuser sa présence, une raison non moins inconvenante que sa présence +elle-même.</p> + +<span class="sidenote">Attitude de MM. d'Haugwitz et Lombard.</span> + +<p>M. d'Haugwitz, M. Lombard, et tous les anciens partisans de l'alliance +française, essayaient d'obtenir leur pardon par un désaveu peu +honorable de leur conduite antérieure. MM. d'Haugwitz et Lombard, qui +avaient assez d'esprit pour juger ce qui se passait sous leurs yeux, +et qui auraient dû se retirer quand la politique de paix était devenue +impossible, pour laisser à M. de Hardenberg les conséquences de la +politique de guerre, affectaient au contraire la plus grande chaleur +de sentiments, afin qu'on crût à la sincérité de leur retour. Ils +poussaient la faiblesse jusqu'à se calomnier eux-mêmes, en insinuant +que leur attachement à l'alliance française n'avait été de leur part +qu'une feinte pour tromper Napoléon, et pour différer une rupture +qu'ils prévoyaient, mais dont le roi, toujours ami de la paix, +<span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> leur avait impérieusement commandé de reculer le terme. Se +donner comme des fourbes autrefois, afin de passer pour des hommes +sincères aujourd'hui, n'était ni bien habile, ni bien honorable. Tout +ce que gagnait M. d'Haugwitz à se conduire de la sorte, c'était de +perdre en un jour le mérite d'une politique sage qui lui appartenait, +pour assumer la responsabilité d'une politique désastreuse qui lui +était étrangère.</p> + +<span class="sidenote">M. de Gentz appelé au quartier général.</span> + +<p>Il y avait alors en Allemagne un pamphlétaire spirituel et éloquent, +ennemi ardent de la France, et dont les passions patriotiques, quoique +vraies, n'étaient pas entièrement désintéressées, car il recevait des +cabinets de Vienne et de Londres le prix de ses diatribes: ce +pamphlétaire était M. de Gentz. C'est lui qui depuis plusieurs années +écrivait les manifestes de la coalition, et remplissait les journaux +de l'Europe de déclamations virulentes contre la France. MM. +d'Haugwitz et Lombard l'avaient appelé au quartier général prussien, +pour qu'il voulût bien rédiger le manifeste de la Prusse, et ils en +étaient devant cet auteur de libelles, aux prières, aux caresses, aux +excuses, l'accablant de prévenances et de marques de distinction, +jusqu'à le présenter à la reine elle-même, et à lui ménager des +entrevues avec cette princesse. Après l'avoir souvent dénoncé à la +France comme un boute-feu vendu à l'Angleterre, ils le suppliaient en +ce moment d'enflammer contre cette même France tous les cœurs +allemands. Ils l'avaient chargé en outre d'être auprès de l'Autriche +la caution de leur sincérité, s'excusant de combattre si tard l'ennemi +commun, par l'assurance de l'avoir détesté toujours.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> C'est au milieu de cette étrange réunion de militaires, de +princes, de ministres, d'hommes, de femmes, tous se mêlant d'opiner, +de conseiller, d'approuver ou de blâmer, qu'on discutait la politique +et la guerre. M. d'Haugwitz, qui cherchait à prolonger ses illusions, +comme il avait cherché à prolonger son pouvoir, tâchait de persuader à +chacun que tout allait bien, très-bien, beaucoup mieux qu'on n'aurait +pu l'espérer. Il se vantait d'avoir trouvé chez l'Autriche des +dispositions extrêmement amicales, et parlait même de communications +secrètes qui faisaient présager le concours prochain de cette +puissance. Il célébrait la générosité de l'empereur Alexandre, et +publiait à titre de nouvelle certaine l'arrivée immédiate des troupes +russes sur l'Elbe. Il donnait comme acquise l'adhésion de l'électeur +de Hesse, et l'adjonction à l'armée prussienne de trente mille +Hessois, soldats les meilleurs de la Confédération. Enfin il annonçait +la réconciliation soudaine de la Prusse avec l'Angleterre, et le +départ d'un plénipotentiaire britannique pour le quartier général +prussien. M. d'Haugwitz ne pouvait croire cependant à la vérité de ces +nouvelles, car il savait que l'Autriche, gardant le souvenir de la +conduite tenue à son égard, se joindrait à la Prusse le jour seulement +où Napoléon serait vaincu, c'est-à-dire quand on n'aurait presque plus +besoin d'elle; que les troupes russes arriveraient sur l'Elbe dans +trois ou quatre mois, c'est-à-dire à une époque où la question serait +décidée; que l'électeur de Hesse, toujours astucieux, attendait le +résultat de la première bataille pour se prononcer; que l'Angleterre +<span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> enfin, dont la réconciliation avec la Prusse était en effet +certaine, ne pouvait fournir que de l'argent, tandis qu'il aurait +fallu des soldats pour les opposer aux terribles soldats de Napoléon. +Il savait que la question consistait toujours à vaincre avec l'armée +prussienne, réduite à ses propres forces, énervée par une longue paix, +commandée par un vieillard, l'armée française constamment victorieuse +depuis quinze ans, et commandée par Napoléon. Mais cherchant à tromper +les autres, et à se tromper lui-même, un jour, une heure de plus, il +semait des bruits auxquels il ne croyait pas, et s'efforçait de +couvrir de quelques ombres le précipice où l'on marchait.</p> + +<span class="sidenote">Idées qui dominent les Prussiens, relativement au système +de guerre qu'il convient d'adopter.</span> + +<p>On n'était pas dans de meilleures dispositions d'esprit pour discuter +les plans de campagne. Tout ce qu'on avait conclu des grandes leçons +d'art militaire données par Napoléon à l'Europe, c'est qu'il fallait +sur-le-champ prendre l'offensive, battre les Français avec leurs +propres armes, c'est-à-dire avec l'audace et la célérité, et comme la +Prusse n'était pas capable de supporter long-temps les frais d'un si +grand armement, se hâter d'en finir, en livrant une bataille décisive +avec toutes les forces réunies de la monarchie. On se persuadait +sérieusement même après Austerlitz, même après Hohenlinden, et cent +autres batailles rangées, que les Français, vifs et adroits, étaient +propres surtout à la guerre de postes, mais que dans une action +générale, où seraient engagées de grandes masses, la solide et savante +tactique de l'armée prussienne l'emporterait sur leur inconsistante +agilité. Ce qu'il fallait <span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> surtout pour plaire à ce monde +agité, pour en être écouté avec faveur, c'était de parler de guerre +offensive. +<span class="sidenote">L'idée de la guerre offensive prévaut dans tous les +esprits.</span> +Quiconque eût apporté un plan de guerre défensive, quelque +bien raisonné que ce plan pût être; quiconque, invoquant les règles +éternelles de la prudence, aurait osé dire qu'à un ennemi profondément +expérimenté, singulièrement impétueux, jusqu'alors invincible, il +fallait opposer le temps, l'espace, les obstacles naturels bien +choisis, en sachant attendre l'occasion, que la fortune n'accorde ni +aux téméraires qui la devancent, ni aux timides qui la fuient, mais +aux habiles qui la saisissent quand elle se présente, quiconque eût +osé donner de tels conseils, eût été accueilli comme un lâche, ou +comme un traître vendu à Napoléon. Cependant l'armée prussienne ne +pouvant alors tenir tête à l'armée française, le plus simple bon sens +conseillait de présenter à Napoléon d'autres obstacles que des +poitrines de soldats. +<span class="sidenote">Plan que la prudence conseillait d'opposer à Napoléon.</span> +Ces obstacles, tels qu'on pouvait déjà les +entrevoir, et tels que l'expérience les révéla bientôt, étaient la +distance, le climat, la jonction des forces russes et allemandes dans +les profondeurs glacées du Nord. Il ne fallait donc pas, en se portant +en avant, épargner à Napoléon une moitié de la distance, transporter +la guerre sous un climat tempéré, et lui fournir l'avantage de +combattre les Prussiens avant l'arrivée des Russes. Il ne fallait pas +surtout devant un ennemi si prompt, si adroit, si habile à profiter +d'un faux mouvement, s'exposer, en prenant une position trop avancée, +à être coupé de sa ligne d'opération, séparé de l'Elbe ou de l'Oder, +et enveloppé, anéanti au début <span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> même de la guerre. Les +Autrichiens, qu'on avait tant blâmés l'année précédente, auraient dû +servir de leçon, et empêcher par le souvenir de leurs malheurs, qu'on +ne donnât une seconde fois le spectacle des Allemands surpris, battus, +désarmés, avant l'arrivée de leurs auxiliaires du Nord.</p> + +<p>Ainsi la prudence enseignait qu'il fallait, au lieu de s'avancer +jusqu'aux montagnes boisées qui séparent la vallée de l'Elbe de celle +du Rhin, se tenir tout simplement en masse derrière l'Elbe, seule +barrière qui pût arrêter les Français, leur en disputer le passage du +mieux qu'on pourrait, puis l'Elbe franchi par eux, se retirer sur +l'Oder, et de l'Oder sur la Vistule, jusqu'à ce qu'on eût rejoint les +Russes, en tâchant de ne livrer que des actions partielles, lesquelles +sans rien compromettre, auraient rendu aux Prussiens l'habitude de la +guerre, qu'ils avaient perdue depuis long-temps. C'est quand on aurait +pu réunir cent cinquante mille Prussiens à cent cinquante mille +Russes, dans les plaines tour à tour fangeuses ou glacées de la +Pologne, que les difficultés sérieuses auraient commencé pour +Napoléon.</p> + +<p>Ce n'était pas du génie, nous le répétons, mais du simple bon sens +qu'il fallait pour concevoir un tel plan. D'ailleurs un Français, un +grand général, Dumouriez, qui avait autrefois sauvé la France contre +ce même duc de Brunswick, et qui depuis, dépravé par l'exil, tâchait +de conseiller nos ennemis, sans en être écouté, Dumouriez envoyait +mémoires sur mémoires aux cabinets européens, pour leur apprendre que +se retirer, en opposant à Napoléon les distances, <span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> le climat, +la faim et les ruines, était le plus sûr moyen de le combattre. +Napoléon lui-même le pensait si bien que, lorsqu'il fut informé que +les Prussiens s'avançaient au delà de l'Elbe, il refusa d'abord de le +croire<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a>.</p> + +<p>Il est vrai que par l'adoption d'un tel plan on perdait le concours de +la Hesse et de la Saxe, les plus belles provinces de la monarchie +abandonnées sans combat à l'ennemi, les ressources dont ces provinces +abondaient, la capitale, et enfin l'honneur des armes compromis par +une retraite aussi brusque. Mais ces objections, graves sans doute, +étaient plus spécieuses que solides. La Hesse, en effet, ne voulait +pas se donner à des gens qui avaient déjà le sceau de la défaite sur +le front. Vingt mille Saxons ne valaient pas le sacrifice d'un bon +système de guerre. Les provinces qu'on se faisait scrupule +d'abandonner, allaient <span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> être perdues de gré ou de force par un +mouvement offensif de Napoléon, et quand on lui avait vu parcourir +l'Autriche à pas de géant, sans être arrêté par les montagnes ou les +fleuves, il était puéril d'espérer les défendre contre lui. Ces lignes +de la forêt de Thuringe, de l'Elbe, de l'Oder, qu'on craignait de +livrer, on était certain de se les voir enlever par une seule +manœuvre de Napoléon, sans en pouvoir faire les degrés successifs +d'une retraite bien calculée, et en perdant, outre les provinces +contenues entre ces lignes, l'armée elle-même, c'est-à-dire la +monarchie. Enfin pour ce qui regardait l'honneur des armes, il fallait +tenir peu de compte des apparences: une retraite qu'on peut imputer au +calcul, n'a jamais compromis la réputation d'une armée.</p> + +<p>Au surplus, aucune de ces idées n'avait été discutée dans le conseil +tumultueux, où roi, princes, généraux, ministres, délibéraient sur les +opérations de la prochaine guerre. Il y régnait une telle ardeur, +qu'on ne souffrait la discussion qu'entre des plans offensifs, et ces +plans tendaient tous à porter l'armée prussienne en Franconie, au +milieu des cantonnements de l'armée française, pour surprendre +celle-ci, et la rejeter sur le Rhin, avant qu'elle eût le temps de se +concentrer.</p> + +<p>Le plan, qui aurait le mieux convenu à la prudence du duc de +Brunswick, eût été de rester blotti derrière la forêt de Thuringe, et +d'attendre dans cette position que Napoléon débouchât par l'un ou +l'autre côté de cette forêt, par les défilés de la Franconie en Saxe, +ou par la route centrale de l'Allemagne, qui va de Francfort à +Weimar. (Voir la carte n<sup>o</sup> 34.) Dans <span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> le premier cas, les +Prussiens, la droite à la forêt de Thuringe, le front couvert par la +Saale, n'avaient qu'à laisser avancer Napoléon. S'il voulait les +assaillir avant d'aller plus loin, ils lui opposaient les bords de la +Saale, presque impossibles à franchir devant une armée de 140 mille +hommes. S'il courait à l'Elbe, ils le suivaient, toujours couverts par +ces mêmes bords de la Saale. Si, au contraire, ce qui était moins +probable, vu le lieu choisi pour le rassemblement de ses troupes, +Napoléon traversant toute la Franconie, venait gagner la route +centrale d'Allemagne, le trajet était si long, qu'on avait le temps de +se réunir en masse, et de choisir un terrain convenable pour lui +livrer bataille, au moment où il déboucherait des montagnes. +Certainement, à ne pas adopter dès l'origine la ligne de l'Elbe pour +premier théâtre de guerre défensive, il n'y avait pas mieux à faire +que de se placer derrière la forêt de Thuringe, comme le duc de +Brunswick y était disposé.</p> + +<span class="sidenote">Deux plans de guerre offensive imaginés contradictoirement +par le duc de Brunswick et le prince de Hohenlohe.</span> + +<p>Mais quoique ce fût là son avis, il n'osa pas le proposer. Cédant à +l'entraînement général, il imagina un plan de guerre offensive. Le +prince de Hohenlohe, son contradicteur ordinaire, en imagina un autre. +Pour prendre la position qu'ils occupaient, le duc de Brunswick était +parti de Magdebourg, le prince de Hohenlohe de Dresde, le premier +remontant la rive gauche, le second remontant la rive droite de la +Saale. On pouvait, dans le système de la guerre offensive, passer, +comme nous l'avons dit, par l'un ou l'autre côté de la forêt de +Thuringe, ou remonter la haute Saale, et traverser les défilés qui +mettent en communication la Saxe avec la Franconie, <span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> devant +lesquels se rassemblaient alors les Français, ou bien se porter du +côté opposé, traverser la haute Hesse, et marcher d'Eisenach sur +Fulde, Schweinfurt et Wurzbourg. (Voir la carte n<sup>o</sup> 34.) Le prince de +Hohenlohe, voulant jouer le rôle principal, proposait, en laissant le +duc de Brunswick où il était, de remonter la haute Saale, de franchir +les défilés de la Franconie, de se jeter sur le haut Mein, de +surprendre les Français à peine rassemblés, et de les refouler sur le +bas Mein, sur Wurzbourg, Francfort et Mayence. Une fois le refoulement +commencé, le duc de Brunswick se serait joint à lui, par n'importe +quelle route, pour achever la déroute des Français avec toute la masse +des forces prussiennes.</p> + +<p>Le duc de Brunswick avait formé le projet d'agir par le côté opposé, +de se porter en avant par Eisenach, Fulde, Schweinfurt, Wurzbourg, +c'est-à-dire par la route centrale de l'Allemagne, de tomber sur +Wurzbourg même, et de couper ainsi de Mayence tous les Français qui +étaient dans la Franconie. Ce projet valait assurément mieux, car +tandis que le prince de Hohenlohe, en proposant de déboucher sur le +haut Mein, aurait replié les Français sur le bas Mein, de Cobourg sur +Wurzbourg, et aurait tendu à les rallier en les repliant, le duc de +Brunswick au contraire, en se dirigeant sur Wurzbourg même, aurait +coupé les Français qui étaient sur le haut Mein de ceux qui se +trouvaient sur le bas Mein, se serait interposé entre Wurzbourg qui +était le centre de leurs rassemblements, et Mayence qui était leur +base d'opération. De plus il aurait <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> agi avec 140 mille hommes +réunis, et tenté l'offensive avec la masse de forces qu'il y faut +consacrer, quand on ose la prendre. Mais quel que fût le plan qu'on +adoptât, pour qu'il eût des chances de réussir, il fallait, +premièrement, que l'armée prussienne fût, sinon égale en qualité à +l'armée française, capable au moins de supporter sa rencontre; +secondement, qu'on devançât Napoléon, et qu'on le surprit avant qu'il +eût concentré toutes ses forces sur Wurzbourg. Or, le duc de Brunswick +avait donné ses ordres de mouvement pour le 10 octobre, et Napoléon +était à Wurzbourg le 3, à la tête de ses forces rassemblées, et en +mesure de faire face à tous les événements.</p> + +<p>Tandis qu'on disputait ainsi sur ces plans offensifs, tous fondés sur +la donnée ridicule de surprendre les Français le 10 octobre, lorsque +Napoléon était déjà le 3 au milieu de ses troupes réunies, on apprit +son arrivée à Wurzbourg, et on commença d'entrevoir ses dispositions. +<span class="sidenote">Le duc de Brunswick en apprenant l'arrivée de Napoléon à +Wurzbourg, renonce à son projet de guerre offensive.</span> +On comprit dès lors qu'on avait mal calculé en mesurant son activité +sur celle qu'on avait soi-même, et le duc de Brunswick, qui, sans +posséder le coup d'œil, la résolution, l'activité d'un grand +général, était doué néanmoins d'un jugement exercé, sentit plus +vivement le danger d'aller affronter l'armée française déjà formée, et +ayant Napoléon à sa tête. Il renonça dès cet instant à des projets +d'offensive, conçus par condescendance, et s'attacha de plus en plus à +la position défensive prise derrière la forêt de Thuringe. Il +s'efforça de démontrer à tous ceux qui l'entouraient, les avantages +de cette position, car, leur répétait-il <span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> sans cesse, si +Napoléon passait par Kœnigshofen, Eisenach, Gotha, Erfurt, ce qui +l'amenait en Allemagne par la grande route centrale, on pouvait le +prendre en flanc, au moment où il déboucherait des montagnes; si, au +contraire, il se présentait par les défilés aboutissant de la +Franconie en Saxe, sur la haute Saale, on occupait le cours de cette +rivière, et on l'attendait de pied ferme derrière ses bords escarpés. +D'autres raisons que le duc de Brunswick n'avouait pas, lui +inspiraient pour cette position une préférence décidée. Au fond il +blâmait la guerre, et il venait de découvrir avec joie une chance de +la conjurer. À en croire les rapports des espions, Napoléon faisait +exécuter de grands travaux défensifs vers Schweinfurt, sur la route +même de Wurzbourg à Kœnigshofen et Eisenach. Il était vrai que +Napoléon, afin de tromper les Prussiens, avait ordonné des travaux +dans différentes directions, notamment dans celle de Schweinfurt, +Kœnigshofen, Hildburghausen et Eisenach. Le duc de Brunswick en +concluait, non pas que Napoléon songeait à se présenter par la grande +route centrale de Francfort à Weimar, mais qu'il voulait s'établir +autour de Wurzbourg, et y prendre une position défensive. Ses +entretiens avec M. de Lucchesini contribuaient également à le lui +persuader. Cet ambassadeur, qui avait si malheureusement irrité son +cabinet deux mois auparavant par des rapports exagérés, mêlant +maintenant un peu de vrai à beaucoup de faux, affirmait que Napoléon +au fond ne désirait pas la guerre, qu'il avait sans doute traité +légèrement la Prusse, mais qu'il n'avait jamais nourri contre elle +aucun projet d'agression, <span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> et qu'il serait bien possible qu'il +vînt se placer à Wurzbourg, pour y attendre derrière de bons +retranchements, le dernier mot du roi Frédéric-Guillaume.</p> + +<p>Il était bien tard pour oser produire cette vérité, et c'était choisir +pour la produire l'instant où elle avait cessé d'être exacte. Si +Napoléon, en effet, avant de quitter Paris, avait été peu enclin à la +guerre, et très-disposé à en finir avec la Prusse au moyen de quelques +explications amicales, maintenant qu'il se trouvait à la tête de son +armée, et que son épée était à moitié hors du fourreau, il allait la +tirer tout entière, et agir avec la promptitude qui lui était +naturelle. Rien ne s'accordait moins avec son caractère, que le projet +de s'établir en avant de Wurzbourg, dans une position défensive. Mais +de ce projet faussement prêté à Napoléon, et des rapports de M. de +Lucchesini, le duc de Brunswick concluait avec une secrète joie, qu'il +était possible d'éviter la guerre, surtout si on avait la précaution +de rester derrière la forêt de Thuringe, et de laisser entre les deux +armées cet obstacle à leur rencontre.</p> + +<span class="sidenote">Grand conseil de guerre tenu à Erfurt le 5 octobre.</span> + +<p>Le roi, sans le dire, partageait ce sentiment. On convoqua donc le 5 +octobre, à Erfurt, un dernier conseil de guerre, auquel assistèrent le +duc de Brunswick, le prince de Hohenlohe, le maréchal de Mollendorf, +plusieurs officiers d'état-major, les chefs de corps, le roi lui-même +et ses ministres. Ce conseil dura deux jours entiers. Le duc y proposa +la question suivante: était-il prudent d'aller chercher Napoléon dans +une position inattaquable, quand on n'avait plus, comme dans le +premier projet d'offensive, <span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> l'espoir de le surprendre?—On +disputa sur ce sujet longuement et violemment. Le prince de Hohenlohe +fit encore surgir, par le moyen de son chef d'état-major, l'idée +d'opérer par la haute Saale, et de franchir les défilés, au débouché +desquels Napoléon avait rassemblé ses troupes. On combattit cette idée +du côté du duc de Brunswick, et on fit de nouveau sentir les avantages +de la position prise derrière la forêt de Thuringe. Les deux généraux +en chef soutinrent ainsi une lutte opiniâtre par l'intermédiaire de +leurs officiers d'état-major. Il n'y eut, au reste, d'accord nulle +part. Tandis que le duc de Brunswick était en vive contestation avec +le prince de Hohenlohe, M. d'Haugwitz disputait avec M. de Lucchesini, +et soutenait, à propos des dispositions pacifiques prêtées à Napoléon, +qu'il n'était plus temps d'y compter. Au choc des idées vint se +joindre le choc des passions, et le général Ruchel se permit une +nouvelle offense envers M. d'Haugwitz. Chacun n'emporta de ce débat +qu'une plus grande confusion d'esprit, et une plus profonde amertume +de cœur. Le roi surtout, qui cherchait avec bonne foi à s'éclairer, +qui n'osait se fier à ses lumières, et qui sentait l'imminence du +danger, le roi avait l'âme navrée. +<span class="sidenote">Le conseil de guerre tenu à Erfurt aboutit à l'idée d'une +reconnaissance sur la route d'Eisenach à Schweinfurt.</span> +Dans l'impossibilité de se fixer, +le conseil, éprouvant le besoin de mieux connaître les véritables +résolutions de Napoléon, s'était arrêté au projet d'une reconnaissance +générale, exécutée simultanément par les trois principaux corps +d'armée du prince de Hohenlohe, du duc de Brunswick, et du général +Ruchel. Le roi fit modifier cette singulière conclusion, en réduisant +les trois reconnaissances <span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> à une seule, qui serait dirigée par +le colonel de Muffling, officier d'état-major du duc de Brunswick, sur +cette même route d'Eisenach à Schweinfurt, vers laquelle Napoléon +semblait faire quelques préparatifs de défense. Ordre fut donné au +prince de Hohenlohe de continuer la concentration de l'armée de +Silésie sur la haute Saale, en laissant le général Tauenzien avec le +détachement de Bayreuth, en observation vers les défilés de la +Franconie. +<span class="sidenote">Dernière note diplomatique adressée à Napoléon.</span> +À cette mesure militaire on ajouta une mesure politique, ce +fut d'envoyer à Napoléon une note définitive, pour lui signifier les +résolutions irrévocables de la cour de Prusse. On devait exposer dans +cette note les rapports qui avaient existé entre les deux cours, les +mauvais procédés dont la France avait payé les bons procédés de la +Prusse, l'obligation où était le cabinet de Berlin d'exiger une +explication qui portât sur tous les intérêts en litige, et qui fût +précédée par une démarche rassurante pour l'Allemagne, c'est-à-dire +par la retraite immédiate des troupes françaises en deçà du Rhin. On +demandait cette retraite à jour fixe, et on voulait qu'elle commençât +le 8 octobre.</p> + +<p>Assurément si on souhaitait encore la paix, la note projetée était un +moyen fort mal imaginé pour la maintenir, car c'était méconnaître +étrangement le caractère de Napoléon, que de lui adresser une +sommation de se retirer à jour fixe. Mais tandis que le duc de +Brunswick et le roi cherchaient à se ménager une dernière chance de +paix, en restant derrière la forêt de Thuringe, ils étaient forcés, +pour contenter les furieux qui poussaient à la guerre, de faire +<span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> quelques démonstrations apparentes de fierté, se soumettant +ainsi aux caprices d'une armée qui s'était transformée en multitude +populaire, et qui criait, exigeait, ordonnait, comme fait la multitude +quand on lui livre les rênes.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon se transporte à Bamberg, et fait ses dispositions +pour entrer en Saxe.</span> + +<p>Voilà comment les Prussiens avaient dépensé le temps que Napoléon +employait de son côté en préparatifs si actifs et si bien conçus. Ne +s'arrêtant pas à Wurzbourg, il s'était rendu à Bamberg, où il +différait son entrée en Saxe jusqu'à un dernier mot de la Prusse, qui +fit peser sur elle, et non sur lui, le tort de l'agression. Sa droite, +composée des corps des maréchaux Soult et Ney, était en avant de +Bayreuth, prête à déboucher par le chemin de Bayreuth à Hof, sur la +haute Saale. (Voir la carte n<sup>o</sup> 34.) Son centre, formé des corps des +maréchaux Bernadotte et Davout, précédé de la réserve de cavalerie, et +suivi de la garde à pied, se trouvait à Kronach, n'attendant qu'un +ordre pour s'avancer par Lobenstein sur Saalbourg et Schleitz. Sa +gauche, consistant dans les corps des maréchaux Lannes et Augereau, +faisant vers Hildburghausen des démonstrations trompeuses, devait au +premier signal se reporter de gauche à droite, de Cobourg vers +Neustadt, afin de déboucher par Grafenthal sur Saalfeld. Ces trois +colonnes avaient à parcourir les défilés étroits, bordés de bois et de +rochers, qui mettent en communication la Franconie avec la Saxe, et +qui viennent aboutir sur la haute Saale. Toutefois la frontière de la +Saxe n'était pas encore franchie, et on se tenait sur le territoire +franconien, le pied levé pour marcher. La garde impériale n'était +pas, il est vrai, réunie tout <span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> entière; il manquait la +cavalerie et l'artillerie de cette garde, qui n'avaient pu voyager en +poste comme l'infanterie; il manquait aussi les compagnies d'élite et +le grand parc. Mais Napoléon avait sous la main environ 170 mille +hommes, et c'était plus qu'il n'en fallait pour accabler l'armée +prussienne.</p> + +<p>En recevant le 7 la note de la Prusse, il fut extrêmement courroucé. +Le major général Berthier se trouvait auprès de lui.—Prince, lui +dit-il, nous serons exacts au rendez-vous; et le 8, au lieu d'être en +France, nous serons en Saxe.—Il adressa sur-le-champ la proclamation +suivante à son armée:</p> + +<span class="sidenote">Proclamation de Napoléon à l'armée française.</span> + +<p class="smcap">«Soldats,</p> + +<p>»L'ordre pour votre rentrée en France était parti; vous vous étiez +déjà rapprochés de plusieurs marches; des fêtes triomphales vous +attendaient! Mais lorsque nous nous abandonnions à cette trop +confiante sécurité, de nouvelles trames s'ourdissaient sous le masque +de l'amitié et de l'alliance! Des cris de guerre se sont fait entendre +à Berlin. Le même esprit de vertige qui, à la faveur de nos +dissensions intestines, conduisait, il y a quatorze ans, les Prussiens +au milieu des plaines de la Champagne, domine encore dans leurs +conseils. Si ce n'est plus Paris qu'ils veulent renverser jusque dans +ses fondements, ce sont aujourd'hui leurs drapeaux qu'ils se vantent +de planter dans les capitales de nos alliés, ce sont nos lauriers +qu'ils veulent arracher de notre front! Ils veulent que nous évacuions +l'Allemagne à l'aspect de leur armée..... Soldats, il n'est aucun de +vous qui veuille retourner en <span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> France par un autre chemin que +celui de l'honneur. Nous ne devons y rentrer que sous des arcs de +triomphe. Aurions-nous donc bravé les saisons, les mers, les déserts, +vaincu l'Europe plusieurs fois coalisée contre nous, porté notre +gloire de l'orient à l'occident, pour retourner aujourd'hui dans notre +patrie comme des transfuges, après avoir abandonné nos alliés, et pour +entendre dire que l'aigle française a fui épouvantée à l'aspect des +aigles prussiennes? Malheur donc à ceux qui nous provoquent! Que les +Prussiens éprouvent le même sort qu'ils éprouvèrent il y a quatorze +ans! Qu'ils apprennent que, s'il est facile d'acquérir un +accroissement de domaines et de puissance avec l'amitié du grand +peuple, son inimitié est plus terrible que les tempêtes de l'Océan!»</p> + +<span class="sidenote">L'armée française se met en marche le 8 octobre, formée en +trois colonnes.</span> + +<p>Le lendemain 8 octobre, Napoléon donna l'ordre à toute l'armée de +franchir la frontière de la Saxe. Les trois colonnes dont elle se +composait, s'ébranlèrent à la fois. Murat, qui précédait le centre, +entra le premier à la tête de la cavalerie légère et du 27<sup>e</sup> léger, et +lança ses escadrons par le défilé du milieu, celui de Kronach à +Lobenstein. À peine arrivé au delà des hauteurs boisées qui séparent +la Franconie de la Saxe, il envoya sur la droite vers Hof, sur la +gauche vers Saalfeld, divers détachements, afin de dégager l'issue des +débouchés, par lesquels devaient pénétrer les autres colonnes de +l'armée. +<span class="sidenote">Murat entre le premier en Saxe à la tête de la cavalerie.</span> +Ensuite il marcha droit de Lobenstein sur Saalbourg. Il y +trouva postée sur la Saale une troupe d'infanterie et de cavalerie, +appartenant au corps du général Tauenzien. L'ennemi fit mine d'abord +de <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> défendre la Saale, qui est un faible obstacle dans cette +partie de son cours, et envoya plusieurs volées de canon à nos +cavaliers. On lui riposta avec quelques pièces d'artillerie légère, +attachées ordinairement à la réserve de cavalerie; puis on lui montra +plusieurs compagnies d'infanterie du 27<sup>e</sup> léger. Il ne défendit ni le +passage de la Saale, ni Saalbourg, et se retira vers Schleitz, à +quelque distance du lieu de cette première rencontre. Du côté de Hof, +sur notre droite, la cavalerie ne découvrit rien qui pût gêner la +marche des maréchaux Soult et Ney, assez forts d'ailleurs pour se +faire jour. À gauche au contraire, vers Saalfeld, elle aperçut au loin +un gros rassemblement, commandé par le prince Louis. Ces deux corps du +général Tauenzien et du prince Louis faisaient partie de l'armée du +prince de Hohenlohe, qui, malgré l'ordre formel qu'il avait reçu de +passer sur la rive gauche de la Saale, et de venir s'appuyer au duc de +Brunswick, différait d'obéir, et restait dispersé dans le pays +montueux que la Saale traverse à son origine.</p> + +<span class="sidenote">Marche des trois colonnes de l'armée à travers les défilés +de la Franconie et de la Saxe.</span> + +<p>Les trois colonnes de l'armée française continuèrent à s'avancer +simultanément par les défilés indiqués, celle de gauche demeurant +toutefois un peu en arrière, parce qu'elle avait à se reporter de +Cobourg sur Grafenthal, ce qui l'obligeait à faire douze lieues par +des routes peu praticables à l'artillerie. Du reste nul obstacle +sérieux n'arrêtait la marche de nos troupes. L'esprit de l'armée était +excellent; le soldat manifestait la plus grande gaieté, et ne +paraissait tenir aucun compte de quelques souffrances, inévitables +dans un pays pauvre et difficile. La victoire <span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> dont il ne +doutait pas, était pour lui le dédommagement à tous les maux.</p> + +<span class="sidenote">Combat de Schleitz.</span> + +<p>Le lendemain 9 octobre, le centre quitta Saalbourg, et s'avança sur +Schleitz, après avoir franchi la Saale. Murat, avec deux régiments de +cavalerie légère, et Bernadotte, avec la division Drouet, marchaient +en tête. On arriva devant Schleitz vers le milieu du jour. Schleitz +est un bourg, situé sur un petit cours d'eau qu'on appelle le +Wiesenthal, et qui se jette dans la Saale. (Voir la carte n<sup>o</sup> 34.) Au +pied d'une hauteur au delà de Schleitz et du Wiesenthal, on apercevait +rangé en bataille le corps du général Tauenzien. Il était adossé à +cette hauteur, son infanterie déployée, sa cavalerie disposée sur ses +ailes, l'artillerie sur son front. Il paraissait fort de 8 mille +hommes d'infanterie et de 2 mille de cavalerie. Napoléon, qui avait +couché dans les environs de Saalbourg, accourut sur les lieux dès le +matin, et à la vue de l'ennemi il ordonna l'attaque. Le maréchal +Bernadotte dirigea quelques compagnies du 27<sup>e</sup> léger, commandées par +le général Maison, sur Schleitz. Le général Tauenzien, averti que le +gros de l'armée française suivait cette avant-garde, ne songea pas à +défendre le terrain qu'il occupait. Il se contenta de renforcer le +détachement qui gardait Schleitz, afin de gagner par un petit combat +d'arrière-garde le temps de se retirer. Le général Maison entra dans +Schleitz, avec le 27<sup>e</sup> léger, et en repoussa les Prussiens. Au même +instant, les 94<sup>e</sup> et 95<sup>e</sup> régiments de ligne, de la division Drouet, +passaient le Wiesenthal, l'un au-dessous de Schleitz, l'autre dans +Schleitz même, et contribuaient à précipiter <span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> la retraite de +l'ennemi, qui se porta vers les hauteurs en arrière de Schleitz. On le +poursuivit rapidement sur ces hauteurs, et, arrivé sur leur sommet, on +en descendit le revers à sa suite. Murat, accompagné du 4<sup>e</sup> de +hussards et du 5<sup>e</sup> de chasseurs (celui-ci resté un peu en arrière), +serra de près l'infanterie ennemie, qui était escortée par 2 mille +chevaux. En voyant le peu de forces dont Murat disposait, quelques +escadrons prussiens se jetèrent sur lui. Murat les prévint, les +chargea, le sabre à la main, à la tête du 4<sup>e</sup> de hussards, et les +repoussa. Mais ramené bientôt par une cavalerie plus nombreuse, il +manda en toute hâte le 5<sup>e</sup> de chasseurs, ainsi que l'infanterie légère +du général Maison, qui n'avaient pas encore pu le joindre. Il eut dans +l'intervalle plusieurs charges à supporter, et les soutint avec sa +vaillance accoutumée. Heureusement le 5<sup>e</sup> de chasseurs accourut au +galop, rallia le 4<sup>e</sup> de hussards, et fournit à son tour une charge +vigoureuse. Mais le général Tauenzien, voulant se débarrasser de ces +deux régiments de cavalerie légère, lança sur eux les dragons rouges +saxons ainsi que les hussards prussiens. Dans ce moment arrivaient +cinq compagnies du 27<sup>e</sup> léger, conduites par le général Maison. +Celui-ci, n'ayant pas le temps de les former en carré, les arrêta sur +place, de manière à couvrir le flanc de notre cavalerie, puis fit +exécuter à bout portant un feu si juste, qu'il renversa sur le carreau +deux cents dragons rouges. Alors toute la cavalerie prussienne prit la +fuite. Murat, avec le 4<sup>e</sup> de hussards et le 5<sup>e</sup> de chasseurs, courut +après elle, et refoula pêle-mêle dans les bois la cavalerie <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> +et l'infanterie du général Tauenzien. L'ennemi se retira en toute +hâte, jetant sur les routes beaucoup de fusils et de chapeaux, et +laissant dans nos mains environ 400 prisonniers, indépendamment de 300 +morts ou blessés. Mais l'effet moral de ce combat fut plus grand que +l'effet matériel, et les Prussiens purent voir dès lors à quels +soldats ils avaient affaire. Si Murat, comme Napoléon lui en fit la +remarque, avait eu sous la main un peu plus de cavalerie, il n'aurait +pas été autant obligé de payer de sa personne, et les résultats +eussent été plus considérables<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a>.</p> + +<p>Napoléon fut extrêmement satisfait de ce premier combat, qui lui +prouvait combien la cavalerie prussienne, quoique très-bien montée et +très-habile à manier ses chevaux, était peu à craindre pour ses +solides fantassins et ses hardis cavaliers. Il établit son quartier +général à Schleitz, afin d'y attendre le reste de la colonne du +centre, afin surtout de donner à sa droite, conduite par les +maréchaux Ney et Soult, <span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> à sa gauche, conduite par les +maréchaux Lannes et Augereau, le temps de franchir les défilés, et de +venir prendre sur ses ailes une position de bataille. D'après ce qu'il +voyait, et d'après ce que lui rapportaient ses espions, qui avaient +trouvé le pays couvert de colonnes détachées, il jugeait qu'il venait +de surprendre l'ennemi dans un mouvement de concentration, et qu'il +allait lui causer un grand trouble. Les rapports de l'aile droite +envoyés par les maréchaux Soult et Ney, apprenaient qu'ils n'avaient +rien devant eux, et qu'ils apercevaient à peine quelques détachements +de cavalerie s'éloignant à leur approche. Au contraire, les nouvelles +de la gauche parlaient d'un corps à Saalfeld, devant lequel le +maréchal Lannes devait arriver le lendemain 10. Napoléon en concluait +que l'ennemi se retirait vers la Saale, et laissait ouverte la grande +route de Dresde. Il était résolu, non pas à s'y engager avant d'avoir +battu les Prussiens, mais à les battre sans retard, soit qu'ils +vinssent à sa rencontre pour lui barrer le chemin, soit qu'il <span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> +fallût aller les chercher derrière les bords escarpés de la Saale<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Go to footnote 5"><span class="smaller">[5]</span></a>.</p> + +<span class="sidenote">Conduite du prince de Hohenlohe en apprenant l'apparition +de l'armée française.</span> + +<p>Le prince de Hohenlohe, toujours persuadé que lui seul avait deviné +les projets de Napoléon, que lui seul avait imaginé le vrai moyen de +les déjouer, en proposant de le devancer dans les défilés de la +Franconie, flottait entre mille pensées diverses. Tantôt il inclinait +à exécuter les ordres du duc de Brunswick, <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> et à repasser la +Saale, tantôt il formait la folle résolution de se porter vers +Mittel-Pöllnitz, pour y livrer bataille, et donnait ainsi à ses +troupes peu propres à la marche, chargées de bagages, mal +approvisionnées, des ordres et contre-ordres qui les désespéraient. +Sur ces entrefaites, le prince Louis, impatient de rencontrer les +Français, et voulant à tout prix devenir l'avant-garde de l'armée +prussienne, <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> avait obtenu qu'on le laissât à Saalfeld, où il +était encore le 10 octobre au matin.</p> + +<span class="sidenote">Combat de Saalfeld.</span> + +<p>C'est vers ce point que la colonne française de gauche devait marcher, +aussitôt qu'elle aurait débouché de Grafenthal. Parvenu le 9 à +Grafenthal, Lannes qui formait la tête de cette colonne, se dirigea +sur Saalfeld dès le matin du 10. Il y fut rendu de très-bonne heure. +Les coteaux boisés qui bordent ordinairement la Saale, s'éloignent en +ce point de son lit, et y laissent une plaine marécageuse, au milieu +de laquelle la petite ville de Saalfeld s'élève, entourée de murs, et +assise au bord même de la rivière. Arrivé sur le pourtour de ces +hauteurs, d'où l'on plonge sur Saalfeld, Lannes aperçut en avant de la +ville le corps du prince Louis, qui consistait en 7,000 fantassins et +2,000 cavaliers. Le prince avait pris une position peu militaire. Sa +gauche composée d'infanterie s'appuyait à la ville et à la rivière, sa +droite composée de cavalerie s'étendait dans la plaine. Dominé sur son +front par le cercle des hauteurs, d'où l'artillerie française pouvait +le mitrailler, il avait sur ses derrières un petit ruisseau +marécageux, la Schwartza, qui vient se jeter dans la Saale au-dessous +de Saalfeld, et qui est assez difficile à traverser. Sa retraite était +donc fort mal assurée. S'il eût été capable de quelque sagesse, et +moins obligé par ses bravades antérieures de se montrer téméraire, il +aurait dû se retirer au plus tôt, et descendre la Saale jusqu'à +Rudolstad ou Iéna. Malheureusement il n'était ni dans son caractère, +ni dans son rôle, de reculer à la première rencontre des Français. +Lannes n'avait sous la main ni le corps d'Augereau, formant avec +<span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> lui la colonne de gauche, ni même son corps tout entier. Il +était réduit à la simple division Suchet et à deux régiments de +cavalerie légère, les 9<sup>e</sup> et 10<sup>e</sup> de hussards. Il n'en commença pas +moins l'attaque tout de suite. Il disposa d'abord son artillerie sur +les hauteurs d'où l'on dominait la ligne de bataille du prince Louis, +et se mit à la canonner vivement. Puis il jeta sur sa gauche une +partie de la division Suchet, avec ordre de filer le long des bois qui +couronnaient les hauteurs, et de tourner la droite du prince Louis, en +descendant sur les bords du ruisseau de la Schwartza. En peu +d'instants ce mouvement fut exécuté. Tandis que l'artillerie placée en +batterie sur le front des Prussiens, les occupait en leur tuant du +monde, nos tirailleurs se glissant à travers les bois, commençaient +sur leurs derrières un feu imprévu et d'une justesse meurtrière. +Lannes, alors, fit descendre son infanterie en masse dans la plaine, +pour culbuter l'infanterie ennemie. Le prince Louis, quand même il +aurait eu de la guerre une expérience qui lui manquait, n'avait dans +cette position aucun bon parti à prendre. Il commença par se porter +vers son infanterie, afin de soutenir le choc de la division Suchet. +Mais, après des efforts de bravoure dignes d'un meilleur emploi, il +vit ses bataillons rompus, et poussés confusément sur les murs de +Saalfeld. Ne sachant où donner de la tête, il courut à sa cavalerie, +pour charger les deux régiments de hussards, qui avaient suivi le +mouvement de nos tirailleurs. Il les chargea avec impétuosité, et +parvint d'abord à les repousser. Mais ces deux régiments ralliés, et +ramenés vigoureusement en avant, rompirent <span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> sa nombreuse +cavalerie, et la poursuivirent avec une telle ardeur, que réduite à +l'impossibilité de se reformer, elle se jeta en désordre dans les +marécages de la Schwartza. +<span class="sidenote">Mort du prince Louis et dispersion de son corps d'armée.</span> +Le prince, revêtu d'un brillant uniforme, +paré de toutes ses décorations, se comportait dans la mêlée avec la +vaillance qui convenait à sa naissance et à son caractère. Deux de ses +aides-de-camp se firent tuer à côté de lui. Bientôt entouré, il voulut +se sauver; mais son cheval se trouva embarrassé dans une haie, et il +fut obligé de s'arrêter. Un maréchal des logis du 10<sup>e</sup> de hussards, +croyant avoir affaire à un officier d'un grade élevé, mais nullement à +un prince de sang royal, courut à lui, en criant: Général, +rendez-vous!—Le prince répondit à cette sommation par un coup de +sabre. Le maréchal des logis, lui portant alors un coup de pointe au +milieu de la poitrine, le renversa mort à bas de son cheval. On +entoura le corps du prince, qui fut reconnu, et déposé, avec tous les +égards dus à son rang et à son infortune, dans la ville de Saalfeld. +Les troupes prussiennes et saxonnes, car il y avait sur ce point des +unes et des autres, privées de chef, enfermées dans un coupe-gorge, +s'échappèrent comme elles purent, nous abandonnant 20 bouches à feu, +400 morts ou blessés, et un millier de prisonniers.</p> + +<p>Tel fut le début de la campagne. Les premiers coups de la guerre, +comme le dit le lendemain Napoléon dans le bulletin de la journée, +venaient de tuer l'un de ses auteurs. On était si près les uns des +autres, que Napoléon à Schleitz entendait le canon de Saalfeld, que +le prince de Hohenlohe l'entendait <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> de son côté sur les +hauteurs de Mittell-Pöllnitz, et que vers Iéna, sur la ligne occupée +par la grande armée prussienne, on percevait distinctement ses +roulements lointains. Tous les hommes sensés dans l'armée prussienne +en frémissaient comme d'un signal qui annonçait de tragiques +événements. Napoléon, discernant le point d'où partaient ces +détonations, envoya un renfort à Lannes, et une foule d'officiers pour +chercher des nouvelles. De son côté, le prince de Hohenlohe rôdait à +cheval, sans donner d'ordres, et en questionnant les allants et +venants sur ce qui se passait. Triste spectacle que de voir tant +d'incapacité et d'imprudence, en lutte avec tant de vigilance et de +génie!</p> + +<span class="sidenote">Terreur panique à Iéna, à la suite du combat de Saalfeld.</span> + +<p>Quelques heures après, les fuyards apprenaient aux deux armées le +résultat de la première rencontre, et la fin tragique du prince Louis, +fin bien digne de sa vie, sous le double rapport de l'imprudence et du +courage. Les Prussiens purent juger ce qu'il fallait attendre de leur +savante tactique, opposée à la manière de faire, simple, pratique et +rapide, des généraux français.</p> + +<p>La consternation se répandit de Saalfeld à Iéna et à Weimar. Le prince +de Hohenlohe, instruit déjà par ses propres yeux du découragement qui +s'était emparé des troupes du général Tauenzien, l'esprit frappé de +l'échauffourée de Saalfeld, se porta de sa personne à Iéna, et fit +circuler dans tous les sens l'ordre de rebrousser chemin vers la +Saale, afin de se couvrir de cette rivière, si toutefois, après tant +de mouvements contradictoires, on pouvait se flatter d'y arriver à +temps! C'était le troisième <span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> contre-ordre donné à ces +malheureux soldats, qui ne savaient plus ce qu'on voulait d'eux, et +qui n'étaient pas habitués, comme les Français, à faire plusieurs +marches en un jour, et à vivre de ce qu'ils se procuraient en +marchant. Quelques fuyards du corps battu à Saalfeld, courant vers +Iéna, et tirant sans motif, comme des soldats s'en allant à la +débandade, furent pris pour des tirailleurs français. À leur aspect, +une terreur indicible se répandit parmi les troupes qui se dirigeaient +sur Iéna, et parmi les nombreux conducteurs de bagages. Tous se mirent +à fuir en désordre, à se précipiter vers les ponts de la Saale, et de +ces ponts dans les rues d'Iéna. En peu d'instants ce fut une affreuse +confusion, fâcheux présage des événements qui allaient suivre.</p> + +<span class="sidenote">Marche de Napoléon après les combats de Schleitz et de +Saalfeld.</span> + +<p>Napoléon, informé du combat de Saalfeld, et pressé de ramener ses +ailes vers son centre, à mesure qu'il sortait des défilés par lesquels +il était entré en Saxe, prescrivit à Lannes, non pas de descendre la +Saale, ce qui l'aurait trop éloigné de lui, et trop rapproché de +l'ennemi, mais de faire un mouvement à droite, et de se porter par +Pösneck et Neustadt, vers Auma, où était fixé le quartier général. +(Voir la carte n<sup>o</sup> 34.). Augereau devait remplir le vide laissé entre +la Saale et le corps de Lannes. Ordonnant à sa droite un même +mouvement de concentration, Napoléon avait dirigé le maréchal Soult +sur Weida et Géra, le long de l'Elster, et appelé le maréchal Ney à +occuper Auma, lorsque le quartier général en serait parti. De la sorte +il avait 170 mille hommes sous la main, à la distance de sept à huit +lieues, avec la faculté d'en réunir 100 mille en <span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> quelques +heures, et tout en se concentrant il s'avançait, prêt à franchir la +Saale s'il fallait y forcer la position de l'ennemi, ou à courir sur +l'Elbe s'il fallait l'y prévenir. Du reste, il n'avait guère fait plus +de quatre à cinq lieues par jour, afin de donner à ses corps le temps +de rejoindre, car ses réserves étaient encore en arrière, notamment +l'artillerie et la cavalerie de la garde, ainsi que les bataillons +d'élite. Bien qu'il sût, depuis les deux combats des jours précédents, +ce qu'il devait penser des troupes prussiennes, il marchait avec la +prudence des grands capitaines, en présence d'une armée qui aurait pu +lui opposer de 130 à 140 mille hommes réunis en une seule masse. Le 12 +au soir il quitta Auma pour Géra.</p> + +<p>La cavalerie, circulant dans tous les sens au milieu des colonnes de +bagages des malheureux Saxons, faisait de riches et nombreuses prises. +On enleva d'un seul coup cinq cents voitures. La cavalerie, ainsi que +l'écrivait Napoléon, était <em>cousue d'or</em>. +<span class="sidenote">Dispositions de Napoléon pour s'emparer des passages +principaux de la Saale.</span> +Enfin les lettres +interceptées, les rapports des espions, commençaient à s'accorder, et +à présenter la grande armée prussienne comme changeant de position, et +s'avançant d'Erfurt sur Weimar, pour se rapprocher des bords de la +Saale. (Voir la carte n<sup>o</sup> 34.) Elle pouvait y venir dans l'une des +deux intentions suivantes: ou d'occuper le pont de la Saale à +Naumbourg, sur lequel passe la grande route centrale d'Allemagne, afin +de se retirer sur l'Elbe, en couvrant Leipzig et Dresde, ou de se +rapprocher du cours de la Saale, pour en défendre les bords contre les +Français. En face de cette double éventualité, Napoléon prit une +<span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> première précaution, ce fut d'acheminer immédiatement le +maréchal Davout sur Naumbourg, avec ordre d'en barrer le pont avec les +26 mille hommes du troisième corps. Il lança Murat avec la cavalerie +le long des rives de la Saale, pour en surveiller le cours, et pousser +des reconnaissances jusqu'à Leipzig. Il dirigea le maréchal Bernadotte +sur Naumbourg, avec mission d'appuyer au besoin le maréchal Davout. Il +envoya les maréchaux Lannes et Augereau sur Iéna même. Son but était +de s'emparer tout de suite des deux principaux passages de la Saale, +ceux de Naumbourg et d'Iéna, soit pour y arrêter l'armée prussienne, +si elle voulait les franchir et se retirer sur l'Elbe, soit pour aller +la chercher sur les hauteurs qui bordent cette rivière, si elle +voulait y rester sur la défensive. Quant à lui, il se tint avec les +maréchaux Ney et Soult, à portée de Naumbourg et d'Iéna, prêt à +marcher sur l'un ou l'autre point, suivant les circonstances.</p> + +<p>Le 13 au matin, des avis plus circonstanciés lui apprirent que +l'ennemi se rapprochait définitivement de la Saale, avec la résolution +encore incertaine de livrer sur ses bords une bataille défensive, ou +de la passer pour courir à l'Elbe. C'était dans la direction de Weimar +à Iéna que se montrait le plus gros rassemblement. Sans perdre un +instant, Napoléon monta à cheval pour se rendre à Iéna. +<span class="sidenote">Sur l'avis que l'armée prussienne se rapproche de la Saale, +Napoléon se rend à Iéna.</span> +Il donna +lui-même ses instructions aux maréchaux Soult et Ney, et leur +prescrivit d'être dans la soirée à Iéna, ou au plus tard dans la nuit. +Il enjoignit à Murat de ramener sa cavalerie vers Iéna, et au maréchal +Bernadotte de prendre à Dornbourg une position intermédiaire entre +<span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> Iéna et Naumbourg. Il partit immédiatement, envoyant des +officiers pour arrêter tout ce qui était en marche vers Géra, et le +faire refluer sur Iéna.</p> + +<p>La veille au soir, le maréchal Davout était entré à Naumbourg, avait +occupé le pont de la Saale, et enlevé des magasins considérables, avec +un bel équipage de pont. Le maréchal Bernadotte s'était joint à lui. +Murat avait envoyé sa cavalerie légère jusqu'à Leipzig, et surpris les +portes de cette grande cité commerçante. Lannes s'était porté sur +Iéna, petite ville universitaire, située sur les bords mêmes de la +Saale, et y avait refoulé pêle-mêle les troupes ennemies restées en +deçà de la rivière, ainsi que les bagages qui encombraient la route. +Il s'était emparé d'Iéna, et avait aussitôt poussé ses avant-postes +sur les hauteurs qui la dominent. De ces hauteurs, il avait aperçu +l'armée du prince de Hohenlohe, qui après avoir repassé la Saale +campait entre Iéna et Weimar, et il avait pu soupçonner qu'un grand +rassemblement se préparait en cet endroit.</p> + +<span class="sidenote">Déterminations de l'armée prussienne après les combats de +Schleitz et de Saalfeld.</span> + +<p>Effectivement l'armée prussienne y était réunie, et prête à prendre +ses dernières déterminations. Le prince de Hohenlohe s'était décidé à +obéir aux ordres du duc de Brunswick, et à repasser la Saale, pour se +joindre à la grande armée prussienne. Il aurait atteint cette position +en meilleur ordre, et sans perdre ses bagages, s'il avait obéi plus +tôt. Ses troupes y étaient rassemblées confusément, et sans vivres, ne +sachant pas s'en procurer, en demandant vainement à l'armée +principale, qui en possédait tout juste assez pour elle-même. Les +Saxons, dont la conduite avait été honorable, mais que le hasard des +événements <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> avait fait figurer dans les deux premières +rencontres, et qui voyaient leur pays livré sans défense aux Français, +se plaignaient amèrement d'être peu ménagés, mal nourris, et entraînés +dans une guerre qui s'annonçait de la manière la plus sinistre. On fit +de son mieux pour les calmer, et cette fois on les établit en seconde +ligne derrière les Prussiens.</p> + +<p>Cependant, malgré ces tristes débuts, on était rassemblé le long de la +forêt de Thuringe, ayant la Saale pour arrêter les Français s'ils +voulaient la franchir, ou pour descendre en sûreté vers l'Elbe s'ils +se hâtaient d'y courir. C'était le cas, puisqu'on avait attaché tant +de prix à cette position, de persévérer dans l'idée qu'on s'en était +faite, et de profiter des avantages qu'elle offrait. La Saale, en +effet, quoique guéable, coule dans un lit qui présente une sorte de +gorge continuelle. La rive gauche, sur laquelle étaient campés les +Prussiens, est couverte de hauteurs abruptes, dont la rivière baigne +le pied, dont une suite de bois couvre le sommet. Au delà se trouvent +des plateaux ondulés, très-propres à recevoir une armée. En descendant +d'Iéna jusqu'à Naumbourg (voir la carte n<sup>o</sup> 35), les obstacles au +passage deviennent plus grands que partout ailleurs. Il n'y avait, +outre Iéna et Naumbourg, que trois issues par lesquelles on pût +pénétrer, celles de Löbstedt, de Dornbourg et de Cambourg, éloignées +de deux lieues les unes des autres, et très-faciles à défendre. +Puisqu'au lieu de s'établir derrière l'Elbe, on avait voulu se porter +à la rencontre des Français, et combattre en masse, il n'y avait pas +un site plus avantageux que la rive gauche de la Saale pour engager +<span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> une action générale. On s'était privé à la vérité des dix +mille hommes composant l'avant-garde du duc de Weimar, et envoyés en +reconnaissance au delà de la forêt de Thuringe; on en avait perdu cinq +ou six mille en morts, prisonniers et fuyards, dans les combats de +Schleitz et Saalfeld; mais il restait encore 50 mille hommes au prince +de Hohenlohe, 66 mille au duc de Brunswick, 17 ou 18 mille au général +Ruchel, c'est-à-dire 134 mille hommes, armée fort redoutable derrière +une position comme celle de la Saale, depuis Iéna jusqu'à Naumbourg. +En plaçant de gros détachements devant les principaux passages, et la +masse un peu en arrière, dans une position centrale, de manière à +pouvoir courir en force sur le point attaqué, on était en mesure de +livrer à l'armée française une bataille dangereuse pour elle, et sinon +de lui arracher la victoire, du moins de la lui disputer tellement, +que la retraite devînt facile, et le sort de la guerre incertain.</p> + +<p>Mais le désordre d'esprit ne faisait que s'accroître dans l'état-major +prussien. Le duc de Brunswick, qui avait montré jusque-là une assez +grande justesse de raisonnement, et qui avait paru apprécier les +avantages de la position occupée, dans les divers cas possibles, le +duc de Brunswick maintenant que l'un de ces cas, et le plus prévu, se +réalisait, semblait avoir subitement perdu le sens, et voulait +décamper en toute hâte. Le mouvement du maréchal Davout sur Naumbourg +avait été pour lui un trait de lumière. Il avait conclu de +l'apparition de ce maréchal sur Naumbourg, que Napoléon voulait, non +pas livrer bataille, mais précipiter sa marche vers l'Elbe, <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> +couper les Prussiens de la Saxe, et même de la Prusse, comme il avait +coupé le général Mack de la Bavière et de l'Autriche. La crainte +d'être enveloppé, ainsi que l'avait été le général Mack, et réduit +comme lui à poser les armes, troublait l'esprit ordinairement juste de +ce malheureux vieillard. Il voulait donc partir à l'instant pour +gagner l'Elbe. En Prusse on s'était raillé avec si peu de pitié, avec +si peu de justice, de l'infortuné Mack, qu'on perdait la raison à la +seule idée de se trouver dans la même position, et que, pour l'éviter, +on s'exposait à tomber dans d'autres positions qui ne valaient pas +mieux. Cependant la situation actuelle était loin de ressembler à +celle du général autrichien. Le duc de Brunswick pouvait bien être +débordé, séparé de la Saxe, par un mouvement rapide de Napoléon sur +l'Elbe, peut-être devancé sur Berlin, mais il était impossible qu'il +fût enveloppé et obligé de capituler. Soit qu'il perdît une bataille +sur la Saale, soit qu'il fût prévenu sur l'Elbe, il avait une retraite +assurée vers Magdebourg et le bas Elbe, et bien qu'il fût exposé à y +arriver en mauvais état, il ne pouvait être pris dans les vastes +plaines du Nord, comme les Autrichiens dans le coupe-gorge de la +vallée du Danube. D'ailleurs, tandis que l'armée du général Mack +comptait tout au plus 70 mille hommes, celle du duc de Brunswick en +comptait 144 mille, en ralliant le duc de Weimar, et une telle armée +n'est pas facile à envelopper, au point d'être réduite à poser les +armes. Mais puisqu'on avait tant voulu combattre, tant désiré +rencontrer les Français, songé même à passer <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> les montagnes +afin d'aller les chercher en Franconie, pourquoi, lorsqu'on les +rencontrait enfin sur un terrain excellent pour soi, très-difficile +pour eux, pourquoi ne pas s'y établir en masse, afin de les précipiter +dans le lit profond et rocailleux de la Saale, à l'instant où ils +tenteraient de s'élever sur les hauteurs? Mais tout sang-froid avait +disparu, depuis que l'ennemi qu'on bravait de loin, était si près, +depuis qu'à Schleitz et Saalfeld, la qualité de l'armée prussienne +s'était montrée si peu supérieure à celle des armées autrichiennes et +russes.</p> + +<span class="sidenote">Le duc de Brunswick prend le parti de décamper pour se +rapprocher de l'Elbe.</span> + +<p>Le duc de Brunswick, impatient de se dérober au sort tant redouté du +général Mack, prit le parti de décamper immédiatement, et de se porter +sur l'Elbe à marches forcées, en se couvrant de la Saale, ce qui +entraînait l'abandon de Leipzig, de Dresde, et de toute la Saxe aux +Français. Le prince de Hohenlohe, après s'être tardivement décidé à +repasser la Saale, campait sur les hauteurs d'Iéna. (Voir la carte n<sup>o</sup> +34.) Le duc de Brunswick lui enjoignit d'y rester pour fermer ce +débouché, pendant que l'armée principale, filant derrière l'armée de +Silésie, irait joindre la Saale à Naumbourg, et la descendrait jusqu'à +l'Elbe.</p> + +<p>Il ordonna au général Ruchel de s'arrêter à Weimar le temps nécessaire +pour rallier l'avant-garde, engagée dans une reconnaissance inutile au +delà de la forêt de Thuringe, et quant à lui, emmenant les cinq +divisions de l'armée principale, il résolut de décamper le 13, de +suivre la grande route de Weimar à Leipzig jusqu'au pont de Naumbourg, +de laisser à ce pont trois divisions pour le garder, <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> tandis +qu'avec deux autres il irait s'assurer du passage de l'Unstrut, l'un +des affluents de la Saale, puis cet obstacle franchi de replier les +trois divisions postées à Naumbourg, d'attirer à lui le prince de +Hohenlohe et le général Ruchel demeurés en arrière, et de longer ainsi +les bords de la Saale jusqu'à la jonction de cette rivière avec +l'Elbe, aux environs de Magdebourg.</p> + +<p>Tel fut le plan de retraite adopté par le duc de Brunswick. Ce n'était +pas la peine de quitter la ligne défensive de l'Elbe, dont on n'aurait +jamais dû s'écarter, pour la rejoindre sitôt, et avec de si grands +dangers.</p> + +<span class="sidenote">Le duc de Brunswick, avec l'armée principale, marche sur +Naumbourg, en laissant le prince de Hohenlohe à Iéna.</span> + +<p>En conséquence, l'armée principale reçut l'ordre de se mettre en +mouvement dans la journée même du 13 octobre. Le prince de Hohenlohe +reçut celui d'occuper les hauteurs d'Iéna, et de fermer ce passage +tandis que les cinq divisions du duc de Brunswick, quittant Weimar, +iraient coucher le soir à Naumbourg. Ces cinq divisions devaient se +suivre à une lieue les unes des autres, et faire six lieues dans la +journée. Ce n'est pas ainsi que marchaient les Français quand ils +avaient un but important à atteindre. Weimar évacué, le général Ruchel +devait s'y porter immédiatement. Toutes ces dispositions étant +arrêtées et communiquées à ceux qui étaient chargés de les exécuter, +l'armée du duc de Brunswick se mit en marche, ayant en tête le roi, +les princes, la reine elle-même, et suivie d'une masse de bagages à +rendre toute manœuvre impossible. Le canon se faisant entendre de +si près, on ne pouvait plus souffrir la reine au quartier général. Sa +présence, <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> après avoir été une inconvenance, devenait un péril +pour elle, un sujet d'inquiétude pour le roi. Il fallut une injonction +formelle de celui-ci pour la décider à partir. Elle s'éloigna enfin +les yeux pleins de larmes, ne doutant plus depuis les combats de +Schleitz et de Saalfeld, des funestes suites d'une politique, dont +elle était la malheureuse instigatrice.</p> + +<p>Pendant que le duc de Brunswick marchait ainsi sur Naumbourg, le +prince de Hohenlohe resté sur les hauteurs d'Iéna avec 50 mille +hommes, et ayant en arrière-garde le général Ruchel avec 18 mille, +s'occupa de rétablir un peu d'ordre dans ses troupes, de faire battre +la campagne par des chariots afin de recueillir des vivres, de +procurer surtout quelque soulagement aux Saxons, dont le +mécontentement était extrême. Partageant l'opinion du duc de Brunswick +que les Français couraient vers Leipzig et vers Dresde, pour être +rendus les premiers sur l'Elbe, il ne s'occupait guère de la ville +d'Iéna, et prenait peu de soin des hauteurs situées en arrière de +cette ville.</p> + +<span class="sidenote">Arrivée de Napoléon à Iéna dans l'après-midi du 13 +octobre.</span> + +<p>Durant cette même après-midi du 13 octobre, Napoléon, comme on l'a vu, +s'était rapidement transporté de Géra sur Iéna, en se faisant suivre +de toutes ses forces. Il y arriva de sa personne vers le milieu du +jour. Le maréchal Lannes, qui l'avait devancé, l'y attendait avec +impatience. Sans perdre un moment, ils montèrent tous deux à cheval +pour aller reconnaître les lieux. (Voir la carte n<sup>o</sup> 35.) À Iéna même +la vallée de la Saale commence à s'élargir. La rive droite sur +laquelle nous cheminions est basse, humide, couverte de prairies. La +rive gauche au contraire, celle <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> qu'occupaient les Prussiens, +présente des hauteurs escarpées, qui dominent à pic la ville d'Iéna, +et qu'on gravit par des ravins étroits, tortueux, ombragés de bois. À +gauche d'Iéna, une gorge plus ouverte, moins abrupte, qu'on appelle le +Mühlthal, est devenue le passage à travers lequel on a pratiqué la +grande route d'Iéna à Weimar. Cette route suit d'abord le fond du +Mühlthal, puis s'élève en forme de colimaçon, et se déploie sur les +plateaux en arrière. Il aurait fallu un rude assaut pour forcer ce +passage, plus ouvert à la vérité, mais gardé par une grande partie de +l'armée prussienne. Aussi n'était-ce point par là qu'on pouvait songer +à gravir les plateaux, afin d'y livrer bataille aux Prussiens.</p> + +<p>Mais une autre ressource venait de s'offrir. Les hardis tirailleurs de +Lannes, s'engageant dans les ravins qu'on rencontre au sortir d'Iéna, +avaient réussi à s'élever sur la hauteur principale, et ils avaient +aperçu tout à coup l'armée prussienne campée sur les plateaux de la +rive gauche. Suivis bientôt de quelques détachements de la division +Suchet, ils s'étaient fait place en repoussant les avant-postes du +général Tauenzien. Ainsi, grâce à la hardiesse de nos soldats, les +hauteurs qui dominent la rive gauche de la Saale étaient conquises, +mais par une route malheureusement peu accessible à l'artillerie. +C'est là que Lannes conduisit Napoléon, au milieu d'un feu de +tirailleurs qui ne cessait pas, et qui rendait les reconnaissances +fort dangereuses.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon découvre l'armée prussienne des hauteurs d'Iéna, +et fait ses dispositions pour assurer à son armée les moyens de +déboucher sur ces hauteurs.</span> + +<p>La principale des hauteurs qui dominent la ville d'Iéna, s'appelle le +Landgrafenberg, et depuis les événements mémorables dont elle a été +le théâtre, <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> elle a reçu des habitants le nom de +Napoléonsberg. Elle est la plus élevée de la contrée. (Voir la carte +n<sup>o</sup> 35.) Napoléon et Lannes, en contemplant de cette hauteur la +campagne environnante, le dos tourné à la ville d'Iéna, voyaient à +leur droite la Saale couler dans une gorge sinueuse, profonde, boisée, +jusqu'à Naumbourg, qui est à six ou sept lieues d'Iéna. Ils voyaient +devant eux des plateaux ondulés, s'étendant au loin, et s'inclinant +par une pente insensible vers la petite vallée de l'Ilm, au fond de +laquelle est située la ville de Weimar. Ils apercevaient à leur gauche +la grande route d'Iéna à Weimar, s'élevant par une suite de rampes de +la gorge du Mühlthal sur ces plateaux, et courant en ligne droite sur +Weimar. Ces rampes qui présentent, comme nous l'avons dit, une sorte +de colimaçon, en ont reçu le nom allemand, et s'appellent la +<em>Schnecke</em>. Sur cette même route d'Iéna à Weimar se trouvait +échelonnée l'armée prussienne du prince de Hohenlohe, sans qu'on pût +en préciser le nombre. Quant au corps du général Ruchel posté à +Weimar, la distance ne permettait pas de le découvrir. Il en était de +même pour la grande armée du duc de Brunswick, qui marchant de Weimar +sur Naumbourg, était cachée dans les enfoncements de la vallée de +l'Ilm.</p> + +<p>Napoléon ayant devant lui une masse de troupes dont on ne pouvait +guère apprécier la force, supposa que l'armée prussienne avait choisi +ce terrain comme champ de bataille, et fit tout de suite ses +dispositions, de manière à déboucher avec son armée sur le +Landgrafenberg, avant que l'ennemi accourût en masse pour le jeter +dans les précipices de la Saale. <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> Il fallait se hâter, et +profiter de l'espace conquis par nos tirailleurs pour s'établir sur la +hauteur. On n'en avait, il est vrai, que le sommet, car à quelques pas +seulement se trouvait le corps du général Tauenzien, séparé de nos +troupes par un léger pli de terrain. (Voir la carte n<sup>o</sup> 35.) Ce corps +était appuyé à deux villages, l'un sur notre droite, celui de +Closewitz, entouré d'un petit bois, l'autre sur notre gauche, celui de +Cospoda, entouré également d'un bois de quelque étendue. Napoléon +voulait laisser les Prussiens tranquilles dans cette position jusqu'au +lendemain, et en attendant, conduire une partie de son armée sur le +Landgrafenberg. +<span class="sidenote">Napoléon porte le corps de Lannes et la garde sur le +Landgrafenberg.</span> +L'espace qu'il occupait pouvait contenir le corps de +Lannes et la garde. Il ordonna de les amener sur-le-champ par les +ravins escarpés, qui servent à monter d'Iéna au Landgrafenberg. À +gauche il plaça la division Gazan, à droite la division Suchet, au +milieu et un peu en arrière la garde à pied. Il fit camper celle-ci en +un carré de quatre mille hommes, et il établit son propre bivouac au +centre de ce carré. C'est depuis lors que les habitants du pays ont +appelé cette hauteur le Napoléonsberg, en marquant par un amas de +pierres brutes l'endroit où ce personnage, populaire partout, même +dans les lieux où il ne s'est montré que terrible, passa cette nuit +mémorable.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon fait pratiquer pendant la nuit une route pour son +artillerie.</span> + +<p>Mais ce n'était pas tout que d'amener l'infanterie sur le +Landgrafenberg, il fallait y transporter l'artillerie. Napoléon +courant à cheval dans tous les sens, trouva un passage moins escarpé +que les autres, et par lequel l'artillerie traînée avec grand effort +pouvait passer. Malheureusement la voie était trop étroite. Napoléon +manda sur-le-champ un détachement <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> de soldats du génie, et la +fit élargir en taillant le roc. Lui-même, dans son impatience, +dirigeait les travaux une torche à la main. Il ne s'éloigna que bien +avant dans la nuit, lorsqu'il eut vu rouler les premières pièces de +canon. Il fallut douze chevaux pour traîner chaque voiture +d'artillerie jusqu'au sommet du Landgrafenberg. Napoléon se proposait +d'attaquer le général Tauenzien à la pointe du jour, et de conquérir +en le poussant brusquement, l'espace nécessaire au déploiement de son +armée. +<span class="sidenote">Le maréchal Augereau chargé d'attaquer à gauche, par le +vallon du Mühlthal.</span> +Craignant toutefois de déboucher par une seule issue, voulant +aussi diviser l'attention de l'ennemi, il prescrivit vers la gauche à +Augereau de s'engager dans la gorge du Mühlthal, de porter sur la +route de Weimar l'une de ses deux divisions, et de gagner avec l'autre +le revers du Landgrafenberg, afin de tomber sur les derrières du +général Tauenzien. +<span class="sidenote">Le maréchal Soult chargé d'attaquer à droite par Löbstedt +et Closewitz.</span> +À droite, il ordonna au maréchal Soult, dont le +corps parti de Géra devait arriver dans la nuit, de gravir les autres +ravins, qui de Löbstedt et de Dornbourg débouchent sur Closewitz, afin +de tomber également sur les derrières du général Tauenzien. Avec cette +double diversion à gauche et à droite, Napoléon ne doutait pas de +forcer les Prussiens dans leur position, et de se procurer la place +qu'il fallait à son armée pour se déployer. Le maréchal Ney et Murat +devaient s'élever sur le Landgrafenberg par la route que Lannes et la +garde avaient suivie.</p> + +<p>La journée du 13 s'était écoulée; une obscurité profonde enveloppait +le champ de bataille. Napoléon avait placé sa tente au centre du carré +formé par sa garde, et n'avait laissé allumer que quelques feux. +<span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> Mais l'armée prussienne avait allumé tous les siens. On +voyait les feux du prince de Hohenlohe sur toute l'étendue des +plateaux, et au fond de l'horizon à droite, sur les hauteurs de +Naumbourg, que surmontait le vieux château d'Eckartsberg, ceux de +l'armée du duc de Brunswick, devenue tout à coup visible pour +Napoléon. Il pensa que, loin de se retirer, toutes les forces +prussiennes venaient prendre part à la bataille. Il envoya +sur-le-champ de nouveaux ordres aux maréchaux Davout et Bernadotte. Il +prescrivit au maréchal Davout de bien garder le pont de Naumbourg, et +même de le franchir s'il était possible, pour tomber sur les derrières +des Prussiens, pendant qu'on les combattrait de front. Il ordonna au +maréchal Bernadotte, qui était placé en intermédiaire, de concourir au +mouvement projeté, soit en se joignant au maréchal Davout, s'il était +près de celui-ci, soit en se jetant directement sur le flanc des +Prussiens, s'il avait déjà pris à Dornbourg une position plus +rapprochée d'Iéna. Enfin il enjoignit à Murat d'arriver le plus tôt +qu'il pourrait avec sa cavalerie.</p> + +<span class="sidenote">Dispositions du prince de Hohenlohe.</span> + +<p>Pendant que Napoléon faisait ces dispositions, le prince de Hohenlohe +était dans une complète ignorance du sort qui l'attendait. Toujours +persuadé que le gros de l'armée française, au lieu de s'arrêter devant +Iéna, courait sur Leipzig et Dresde, il supposait qu'il aurait tout au +plus affaire aux corps des maréchaux Lannes et Augereau, lesquels, +ayant passé la Saale, après le combat de Saalfeld, devaient, selon +lui, se montrer entre Iéna et Weimar, comme s'ils fussent descendus +des hauteurs de la forêt de <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> Thuringe. Dans cette idée, ne +songeant pas à faire front vers Iéna, il n'avait opposé de ce côté que +le corps du général Tauenzien, et avait rangé son armée le long de la +route d'Iéna à Weimar. Sa gauche composée des Saxons gardait le sommet +de la <em>Schnecke</em>, sa droite s'étendait jusqu'à Weimar, et se liait au +corps du général Ruchel. Cependant le feu de tirailleurs qu'on +entendait sur le Landgrafenberg ayant répandu une sorte d'émoi, et le +général Tauenzien demandant du secours, le prince de Hohenlohe fit +prendre les armes à la brigade saxonne de Cerrini, à la brigade +prussienne de Sanitz, à plusieurs escadrons de cavalerie, et dirigea +ces forces vers le Landgrafenberg, pour en chasser les Français, qu'il +croyait à peine établis sur ce point. Au moment où il allait exécuter +cette résolution, le colonel de Massenbach lui apporta de la part du +duc de Brunswick l'ordre réitéré de n'engager aucune action sérieuse, +de se borner à bien garder les passages de la Saale, et surtout celui +de Dornbourg qui inspirait des inquiétudes, parce qu'on y avait aperçu +quelques troupes légères. Le prince de Hohenlohe, devenu le plus +obéissant des lieutenants, lorsqu'il aurait fallu ne pas l'être, +s'arrêta tout à coup devant ces injonctions du quartier général. Il +était singulier néanmoins, pour obtempérer à l'ordre de ne pas engager +une bataille, d'abandonner le débouché par lequel on devait le +lendemain en recevoir une désastreuse. Quoi qu'il en soit, renonçant à +reprendre le Landgrafenberg, il se contenta d'envoyer la brigade +saxonne Cerrini au général Tauenzien, et de placer à Nerkwitz, en face +de Dornbourg, sous les ordres du général Holzendorf, <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> la +brigade prussienne Sanitz, les fusiliers de Pelet, un bataillon de +Schimmelpfennig, enfin plusieurs détachements de cavalerie et +d'artillerie. Il expédia quelques chevaux-légers à Dornbourg même, +pour savoir ce qui s'y passait. Le prince de Hohenlohe s'en tint à ces +dispositions; il revint à son quartier général de Capellendorf, près +de Weimar, se disant qu'avec 50 mille hommes, et même 70 mille en +comptant le corps de Ruchel, gardé vers Dornbourg par le général +Holzendorf, vers Iéna par le général Tauenzien, faisant front vers la +chaussée d'Iéna à Weimar, il punirait les deux maréchaux Lannes et +Augereau de leur audace, s'ils osaient l'attaquer avec les 30 ou 40 +mille Français dont ils pouvaient disposer, et rétablirait l'honneur +des armes prussiennes gravement compromis à Schleitz et à Saalfeld.</p> + +<span class="sidenote">Bataille d'Iéna, livrée le 14 octobre.</span> + +<p>Napoléon, debout avant le jour, donnait ses dernières instructions à +ses lieutenants, et faisait prendre les armes à ses soldats. La nuit +était froide, la campagne couverte au loin d'un brouillard épais, +comme celui qui enveloppa pendant quelques heures le champ de bataille +d'Austerlitz. Escorté par des hommes portant des torches, Napoléon +parcourut le front des troupes, parla aux officiers et aux soldats, +leur expliqua la position des deux armées, leur démontra que les +Prussiens étaient aussi compromis que les Autrichiens l'année +précédente, que, vaincus dans cette journée, ils seraient coupés de +l'Elbe et de l'Oder, séparés des Russes, et réduits à livrer aux +Français la monarchie prussienne tout entière; que, dans une telle +situation, le corps <span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> français qui se laisserait battre, ferait +échouer les plus vastes desseins, et se déshonorerait à jamais. +<span class="sidenote">Les divisions Suchet et Gazan s'avancent à travers un +brouillard épais, et s'emparent des villages de Closewitz et de +Cospoda.</span> +Il les +engagea fort à se tenir en garde contre la cavalerie prussienne, et à +la recevoir en carré avec leur fermeté ordinaire. Les cris: En avant! +Vive l'Empereur! accueillirent partout ses paroles. Quoique le +brouillard fût épais, à travers son épaisseur même, les avant-postes +ennemis aperçurent la lueur des torches, entendirent les cris de joie +de nos soldats, et allèrent donner l'alarme au général Tauenzien. Le +corps de Lannes s'ébranlait en ce moment au signal de Napoléon. La +division Suchet, partagée en trois brigades, s'avançait la première. +La brigade Claparède, composée du 17<sup>e</sup> léger et d'un bataillon +d'élite, marchait en tête, déployée sur une seule ligne. Sur les ailes +de cette ligne, et pour la garantir des attaques de la cavalerie, les +34<sup>e</sup> et 40<sup>e</sup> régiments, formant la seconde brigade, étaient disposés +en colonne serrée. La brigade Vedel déployée fermait cette espèce de +carré. À gauche de la division Suchet, mais un peu en arrière, venait +la division Gazan, rangée sur deux lignes, et précédée par son +artillerie. On s'avança ainsi en tâtonnant dans le brouillard. La +division Suchet se dirigeait sur le village de Closewitz qui était à +droite, la division Gazan se dirigeait sur le village de Cospoda qui +était à gauche. Les bataillons saxons de Frédéric-Auguste et de +Rechten, le bataillon prussien de Zweifel, apercevant à travers le +brouillard une masse en mouvement, firent feu tous ensemble. Le 17<sup>e</sup> +léger supporta ce feu, et le rendit immédiatement. On se fusilla +ainsi quelques instants, voyant la lueur, entendant <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> le bruit +de la fusillade, mais sans se distinguer les uns les autres. Les +Français, en s'approchant, finirent par découvrir le petit bois qui +entourait le village de Closewitz. Le général Claparède s'y jeta +vivement, et, à la suite d'un combat corps à corps, l'eut bientôt +emporté, ainsi que le village de Closewitz lui-même. Après avoir privé +de cet appui la ligne du général Tauenzien, on continua de marcher +sous les balles qui partaient du sein de cette brume épaisse. La +division Gazan, de son côté, déborda le village de Cospoda, et s'y +établit. Entre ces deux villages, mais un peu plus loin, se trouvait +un petit hameau, celui de Lutzenrode, occupé par les fusiliers +d'Erichsen. La division Gazan l'enleva également, et on put alors se +déployer plus à l'aise. En ce moment, les deux divisions de Lannes +essuyèrent de nouvelles décharges d'artillerie et de mousqueterie. +C'étaient les grenadiers saxons de la brigade Cerrini, qui, après +avoir recueilli les avant-postes du général Tauenzien, se reportaient +en avant, et exécutaient leurs feux de bataillon avec autant +d'ensemble que s'ils avaient été sur un champ de manœuvre. Le 17<sup>e</sup> +léger, qui tenait la tête de la division Suchet, ayant épuisé ses +cartouches, on le fit passer sur les derrières. Le 34<sup>e</sup> prit sa place, +entretint le feu quelque temps, puis joignit les grenadiers saxons à +la baïonnette, et les rompit. La déroute ayant bientôt gagné le corps +entier du général Tauenzien, les divisions Gazan et Suchet ramassèrent +une vingtaine de canons et beaucoup de fuyards. +<span class="sidenote">Défaite du corps du général Tauenzien.</span> +À partir du +Landgrafenberg, les plateaux ondulés sur lesquels on venait de se +déployer, allaient, comme nous l'avons dit, en <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> s'inclinant +vers la petite vallée de l'Ilm. On marchait donc vite, sur un terrain +en pente, et à la suite d'un ennemi en fuite. Dans ce mouvement rapide +on déborda deux bataillons de Cerrini, ainsi que les fusiliers de +Pelet, restés aux environs de Closewitz. Ces troupes furent rejetées +pour le reste de la journée vers le général Holzendorf, commis la +veille à la garde du débouché de Dornbourg.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon ayant acquis l'espace nécessaire au déploiement de +son armée, suspend l'action pour donner à ses autres colonnes le temps +d'arriver.</span> + +<p>Cette action n'avait pas duré deux heures. Il en était neuf, et +Napoléon avait dès lors réalisé la première partie de son plan, qui +consistait à s'emparer de l'espace nécessaire au déploiement de son +armée. Au même instant, ses instructions s'exécutaient sur tous les +points avec une ponctualité remarquable. Vers la gauche, le maréchal +Augereau, après avoir dirigé la division Heudelet ainsi que son +artillerie et sa cavalerie dans le fond du Mühlthal, sur la grande +route de Weimar, gravissait avec la division Desjardins les revers du +Landgrafenberg, et venait former sur les plateaux la gauche de la +division Gazan. Vers la droite, le maréchal Soult, dont une seule +division était arrivée, celle du général Saint-Hilaire, s'élevait de +Löbstedt sur les derrières de Closewitz, en face des positions de +Nerkwitz et d'Alten-Göne, occupées par les débris du corps de +Tauenzien, et par le détachement du général Holzendorf. Le maréchal +Ney, impatient d'assister à la bataille, avait détaché de son corps un +bataillon de voltigeurs, un bataillon de grenadiers, le 25<sup>e</sup> léger, +deux régiments de cavalerie, et avec cette troupe d'élite il avait +pris les devants. Il entrait dans Iéna à l'heure même où s'achevait +le premier acte de la journée. Murat <span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> enfin, revenant au galop +avec les dragons et les cuirassiers des reconnaissances exécutées sur +la basse Saale, remontait vers Iéna à perte d'haleine. Napoléon +résolut donc de s'arrêter quelques instants sur le terrain conquis, +pour laisser à ses troupes le temps d'arriver en ligne.</p> + +<span class="sidenote">Le prince de Hohenlohe averti du danger par la déroute du +général Tauenzien, range son armée en bataille.</span> + +<p>Sur ces entrefaites, les fuyards du général Tauenzien avaient donné +l'éveil au camp entier des Prussiens. Au bruit du canon, le prince de +Hohenlohe était accouru sur la route de Weimar, où campait +l'infanterie prussienne, ne croyant pas encore à une action générale, +et se plaignant de ce qu'on fatiguât les troupes par une prise d'armes +inutile. Bientôt détrompé, il prit ses mesures pour livrer bataille. +Sachant que les Français avaient passé la Saale à Saalfeld, il s'était +attendu à les voir paraître entre Iéna et Weimar, et il avait rangé +son armée le long de la route qui va de l'une à l'autre de ces villes. +Cette conjecture ne se réalisant pas, il fallait changer ses +dispositions: il le fit avec promptitude et résolution. Il envoya le +gros de l'infanterie prussienne, sous les ordres du général Grawert, +pour occuper les positions abandonnées du général Tauenzien. Il laissa +vers la <em>Schnecke</em>, qui allait former sa droite, la division +Niesemeuschel, composée des deux brigades saxonnes Burgsdorf et +Nehroff, du bataillon prussien Boguslawski, et d'une nombreuse +artillerie, avec ordre de défendre jusqu'à la dernière extrémité les +rampes par lesquelles la route de Weimar s'élève sur les plateaux. Il +leur donna, pour les seconder, la brigade Cerrini ralliée et renforcée +de quatre bataillons saxons. En arrière de son centre, <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> il +plaça une réserve de cinq bataillons sous le général Dyherrn, pour +appuyer le général Grawert. Il fit rallier à quelque distance du champ +de bataille et pourvoir de munitions les débris du corps de Tauenzien. +Quant à sa gauche, il prescrivit au général Holzendorf de se porter en +avant, s'il le pouvait, pour tomber sur la droite des Français pendant +qu'il s'efforcerait lui-même de les arrêter de front. Il adressa au +général Ruchel l'avis de ce qui se passait, et la prière d'accélérer +sa marche. Enfin il courut de sa personne avec la cavalerie prussienne +et l'artillerie attelée, à la rencontre des Français, afin de les +contenir, et de protéger la formation de l'infanterie du général +Grawert.</p> + +<span class="sidenote">Renouvellement de l'action vers les dix heures du matin.</span> + +<p>Il était environ dix heures, et l'action du matin, interrompue depuis +une heure, allait recommencer plus vivement. Tandis qu'à droite, le +maréchal Soult, débouchant de Löbstedt, gravissait les hauteurs avec +la division Saint-Hilaire, tandis qu'au centre le maréchal Lannes, +avec les divisions Suchet et Gazan, se déployait sur les plateaux +conquis le matin, et qu'à gauche, le maréchal Augereau, s'élevant du +fond du Mühlthal, avait gagné le village d'Iserstedt, le maréchal Ney, +dans son ardeur de combattre, s'était avancé avec ses trois mille +hommes d'élite, caché par le brouillard, et avait pris place entre +Lannes et Augereau, en face du village de Vierzehn-Heiligen, qui +occupait le milieu du champ de bataille. Il arrivait au moment même où +le prince de Hohenlohe accourait à la tête de la cavalerie prussienne. +<span class="sidenote">Le maréchal Ney s'engage avant l'ordre de l'Empereur, et se +trouve aux prises avec une grande partie de l'armée prussienne.</span> +Se trouvant tout à coup en face de l'ennemi, il s'engage avant que +l'Empereur ait ordonné la reprise <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> de l'action. L'artillerie à +cheval du prince de Hohenlohe s'étant déjà mise en batterie, Ney lance +sur cette artillerie le 10<sup>e</sup> de chasseurs. Ce régiment profitant d'un +petit bouquet de bois pour se former, en débouche au galop, s'élève +par sa droite sur le flanc de l'artillerie prussienne, sabre les +canonniers, et enlève sept pièces de canon, sous le feu de toute la +ligne ennemie. Mais une masse de cuirassiers prussiens fond sur lui, +et il est obligé de se retirer précipitamment. Ney lance alors le 3<sup>e</sup> +de hussards. Ce régiment manœuvre comme avait fait le 10<sup>e</sup> de +chasseurs, profite du bouquet de bois pour se former, s'élève sur le +flanc des cuirassiers, puis se rabat soudainement sur eux, les met en +désordre, et les force à se retirer. Ce n'était pas assez toutefois de +deux régiments de cavalerie légère pour tenir tête à trente escadrons +de dragons et de cuirassiers. Nos chasseurs et nos hussards sont +bientôt obligés de chercher un abri derrière notre infanterie. Le +maréchal Ney porte alors en avant le bataillon de grenadiers et le +bataillon de voltigeurs qu'il avait amenés, les forme en deux carrés, +puis, se plaçant lui-même dans l'un des deux, les oppose aux charges +de la cavalerie prussienne. Il laisse approcher les cuirassiers +ennemis jusqu'à vingt pas de ses baïonnettes, et les terrifie par +l'aspect d'une infanterie immobile qui a réservé ses feux. À son +signal, une décharge à bout portant couvre le terrain de morts et de +blessés. Plusieurs fois assaillis, ces deux carrés demeurent +inébranlables.</p> + +<p>Napoléon, sur la hauteur du Landgrafenberg, avait été fort étonné +d'entendre recommencer le feu <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> sans son ordre. Il avait appris +avec plus d'étonnement encore que le maréchal Ney, qu'il supposait en +arrière, était aux prises avec les Prussiens. +<span class="sidenote">Contenance héroïque du maréchal Ney.</span> +Il accourt fort +mécontent, et arrivé près de Vierzehn-Heiligen aperçoit de la hauteur +le maréchal Ney qui se défendait, au milieu de deux faibles carrés, +contre toute la cavalerie prussienne. Cette contenance héroïque était +faite pour dissiper tout mécontentement. Napoléon envoie le général +Bertrand avec deux régiments de cavalerie légère, les seuls qu'il eût +sous la main en l'absence de Murat, pour contribuer à dégager le +maréchal Ney, et ordonne à Lannes d'avancer avec son infanterie. +<span class="sidenote">Lannes avec son corps arrive au secours du maréchal Ney.</span> +L'intrépide Ney, en attendant qu'on le dégage, ne se déconcerte pas. +Tandis qu'il renouvelle avec quatre régiments à cheval les charges de +sa cavalerie, il porte le 25<sup>e</sup> d'infanterie légère à sa gauche, afin +de s'appuyer au bois d'Iserstedt, qu'Augereau s'efforçait d'atteindre +de son côté; il fait avancer le bataillon de grenadiers jusqu'au petit +bois qui avait protégé ses chasseurs, et lance le bataillon de +voltigeurs sur le village de Vierzehn-Heiligen, pour s'en emparer. +Mais au même instant Lannes venant à son secours, jette dans ce +village de Vierzehn-Heiligen le 21<sup>e</sup> régiment d'infanterie légère, et, +se mettant de sa personne à la tête des 100<sup>e</sup>, 103<sup>e</sup>, 34<sup>e</sup>, 64<sup>e</sup>, 88<sup>e</sup> +de ligne, il débouche en face de l'infanterie prussienne du général +Grawert. Celle-ci se déploie devant le village de Vierzehn-Heiligen, +avec une régularité de mouvement due à de longs exercices. Elle se +range en bataille, et commence un feu de mousqueterie régulier et +terrible. Les trois petits détachements de Ney souffrent <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> +cruellement; mais Lannes, s'élevant sur la droite de l'infanterie du +général Grawert, tâche de la déborder, malgré les charges répétées de +la cavalerie du prince de Hohenlohe qui vient l'assaillir dans sa +marche.</p> + +<span class="sidenote">Efforts du prince de Hohenlohe pour s'emparer de +Vierzehn-Heiligen.</span> + +<p>Le prince de Hohenlohe soutient bravement ses troupes au milieu du +danger. Le régiment de Sanitz se débande, il le reforme sous le feu. +Il veut ensuite faire enlever à la baïonnette par le régiment de +Zastrow le village de Vierzehn-Heiligen, espérant par là décider la +victoire. Cependant on lui annonce que d'autres colonnes ennemies +commencent à paraître, que le général Holzendorf, aux prises avec des +forces supérieures, ne se trouve pas en mesure de le seconder, que le +général Ruchel toutefois est près de le joindre avec son corps +d'armée. Il juge alors qu'il convient d'attendre ce puissant secours, +et fait couvrir d'obus le village de Vierzehn-Heiligen, voulant +l'attaquer par les flammes, avant de l'attaquer avec ses baïonnettes. +Il envoie en même temps officiers sur officiers au général Ruchel, +pour le presser d'accourir, et lui promettre la victoire s'il arrive +en temps utile, car, selon lui, les Français sont sur le point de +reculer. Vaine illusion d'un courage bouillant mais aveugle! À cette +heure, la fortune en décide autrement. Augereau débouche enfin à +travers le bois d'Iserstedt avec la division Desjardins, dégage la +gauche de Ney, et commence à échanger des coups de fusil avec les +Saxons, qui défendent la <em>Schnecke</em>, tandis que le général Heudelet +les attaque en colonne, sur la grande route d'Iéna à Weimar. De +l'autre côté du champ de bataille le corps <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> du maréchal Soult, +après avoir chassé du bois de Closewitz les restes de la brigade +Cerrini, ainsi que les fusiliers de Pelet, et rejeté au loin le +détachement de Holzendorf, fait entendre son canon sur le flanc des +Prussiens. +<span class="sidenote">Napoléon, en voyant arriver le reste de ses colonnes, +ébranle la garde, et donne l'impulsion décisive.</span> +Napoléon, voyant le progrès de ses deux ailes, et apprenant +l'arrivée des troupes restées en arrière, ne craint plus d'engager +toutes les forces présentes sur le terrain, la garde comprise, et +donne l'ordre de se porter en avant. Une impulsion irrésistible se +communique à la ligne entière. +<span class="sidenote">Déroute de l'armée prussienne.</span> +On pousse devant soi les Prussiens +rompus; on les culbute sur ce terrain incliné, qui descend du +Landgrafenberg vers la vallée de l'Ilm. Le régiment de Hohenlohe et +les grenadiers de Hahn de la division Grawert, sont presque +entièrement détruits par le feu ou par la baïonnette. Le général +Grawert lui-même est gravement blessé, pendant qu'il dirige son +infanterie. Aucun corps ne tient plus. La brigade Cerrini mitraillée +recule sur la réserve Dyherrn, qui oppose en vain ses cinq bataillons +au mouvement des Français. Bientôt découverte, cette réserve se voit +abordée, enveloppée de toutes parts et réduite à se débander. Le corps +de Tauenzien, rallié un instant et ramené au feu par le prince de +Hohenlohe, est entraîné comme les autres dans la déroute générale. La +cavalerie prussienne, profitant de l'absence de la grosse cavalerie +française, fournit des charges pour couvrir son infanterie rompue; +mais nos chasseurs et nos hussards lui tiennent tête, et, bien que +ramenés plusieurs fois, reviennent sans cesse à la charge, soutenus, +enivrés par la victoire. Un affreux carnage suit cette retraite en +désordre. On fait à chaque <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> pas des prisonniers; on enlève +l'artillerie par batteries entières.</p> + +<span class="sidenote">Arrivée en ligne du corps du général Ruchel.</span> + +<p>Dans ce grand péril survient enfin, mais trop tard, le général Ruchel. +Il marche sur deux lignes d'infanterie, ayant à gauche la cavalerie +appartenant à son corps, et à droite la cavalerie saxonne, commandée +par le brave général Zeschwitz, qui était venu spontanément prendre +cette position. Il gravit au pas ces plateaux, inclinés du +Landgrafenberg à l'Ilm. Tandis qu'il monte, autour de lui descendent +comme un torrent les Prussiens et les Français, les uns poursuivis par +les autres. Il est ainsi accueilli par une sorte de tempête, dès son +apparition sur le champ de bataille. Pendant qu'il s'avance, le +cœur navré à la vue de ce désastre, les Français se précipitent sur +lui avec l'impétuosité de la victoire. +<span class="sidenote">Désastre du corps du général Ruchel.</span> +La cavalerie qui couvrait son +flanc gauche est dispersée la première. Cet infortuné général, ami peu +sage mais ardent de son pays, s'offre de sa personne au premier choc. +Il est frappé d'une balle au milieu de la poitrine, et emporté mourant +dans les bras de ses soldats. Son infanterie, privée de la cavalerie +qui la couvrait, se voit attaquée en flanc par les troupes du maréchal +Soult, et menacée de front par celles des maréchaux Lannes et Ney. Les +bataillons placés à l'extrême gauche de la ligne, saisis de terreur, +se débandent, et entraînent dans leur fuite le reste du corps d'armée. +Pour surcroît d'infortune, les dragons et les cuirassiers français +arrivent au galop, sous la conduite de Murat, impatients de prendre +part à la bataille. Ils entourent ces malheureux bataillons débandés, +sabrent ceux qui essayent de tenir, <span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> et poursuivent les autres +jusqu'aux bords de l'Ilm, où ils font une grande quantité de +prisonniers.</p> + +<span class="sidenote">Les troupes saxonnes sont enveloppées et prises.</span> + +<p>Il ne restait sur le champ de bataille que les deux brigades saxonnes +Burgsdorf et Nehroff, lesquelles, après avoir honorablement défendu la +<em>Schnecke</em>, contre les divisions Heudelet et Desjardins du corps +d'Augereau, avaient été forcées dans leur position par l'adresse des +tirailleurs français, et opéraient leur retraite, disposées en deux +carrés. Ces carrés présentaient trois faces d'infanterie et une +d'artillerie, celle-ci formant la face en arrière. Les deux brigades +saxonnes se retiraient, tour à tour s'arrêtant, faisant feu de leurs +canons, et puis reprenant leur marche. L'artillerie d'Augereau les +suivait en leur envoyant des boulets; une nuée de tirailleurs +français, courant après elles, les harcelait à coups de fusil. Murat, +qui venait de culbuter les restes du corps de Ruchel, se rejette sur +les deux brigades saxonnes, et les fait charger à outrance par ses +dragons et ses cuirassiers. Les dragons abordent la première sans y +entrer; mais ils reviennent à la charge, y pénètrent et l'enfoncent. +Le général d'Hautpoul avec les cuirassiers attaque la seconde, la +rompt, et y commet les ravages qu'une cavalerie victorieuse exerce sur +une infanterie rompue. Ces infortunés n'ont d'autre ressource que de +se rendre prisonniers. Le bataillon prussien Boguslawski est enfoncé à +son tour, et traité comme les autres. Le brave général Zeschwitz, qui +était accouru avec la cavalerie saxonne au secours de son infanterie, +fait de vains efforts pour la soutenir; il est ramené, et forcé de +céder à la déroute générale.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> + +<p>Murat rallie ses escadrons, et court vers Weimar pour recueillir de +nouveaux trophées. À quelque distance de cette ville se trouvaient +réunis pêle-mêle, des détachements d'infanterie, de cavalerie, +d'artillerie, au sommet d'une descente longue et rapide, que forme la +grande route, pour joindre le fond de la vallée de l'Ilm. Ces troupes, +confusément accumulées, étaient appuyées à un petit bois, qu'on +appelle le bois de Webicht. Tout à coup apparaissent les casques +brillants de la cavalerie française. Quelques coups de fusil partent +instinctivement de cette foule éperdue. +<span class="sidenote">Affreuse déroute de l'armée prussienne.</span> +À ce signal, la masse, saisie +de terreur, se précipite sur la descente qui aboutit à Weimar: +fantassins, cavaliers, artilleurs, tous se jettent les uns sur les +autres dans ce gouffre. Nouveau désastre, et bien digne de pitié! +Murat lance une partie de ses dragons, qui poussent à coups de pointe +cette cohue épouvantée, et la poursuivent jusque dans les rues de +Weimar. Avec les autres, il fait un détour, dépasse Weimar, et coupe +la retraite aux fuyards, qui se rendent par milliers.</p> + +<span class="sidenote">Horrible spectacle que présente les villes d'Iéna et de +Weimar.</span> + +<p>Des soixante-dix mille Prussiens qui avaient paru sur ce champ de +bataille, il n'y avait pas un seul corps qui fût entier, pas un seul +qui se retirât en ordre. Sur les cent mille Français composant les +corps des maréchaux Soult, Lannes, Augereau, Ney, Murat, et la garde, +cinquante mille au plus avaient combattu, et suffi pour culbuter +l'armée prussienne. La plus grande partie de cette armée, frappée +d'une sorte de vertige, jetant ses armes, ne connaissant plus ni +drapeaux, ni officiers, courait sur toutes les routes de la Thuringe. +Environ douze mille Prussiens <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> et Saxons, morts ou blessés, +environ quatre mille Français, morts ou blessés aussi, couvraient la +campagne d'Iéna à Weimar. On voyait étendus sur la terre, et en nombre +plus qu'ordinaire, une quantité d'officiers prussiens, qui avaient +noblement payé de leur vie leurs folles passions. Quinze mille +prisonniers, 200 pièces de canon, étaient aux mains de nos soldats, +ivres de joie. Les obus des Prussiens avaient mis en feu la ville +d'Iéna, et des plateaux où l'on avait combattu, on voyait des colonnes +de flammes s'élever du sein de l'obscurité. Les obus des Français +sillonnaient la ville de Weimar, et la menaçaient d'un sort semblable. +Les cris des fugitifs qui la traversaient en courant, le bruit de la +cavalerie de Murat qui en parcourait les rues au galop, sabrant sans +pitié tout ce qui n'était pas assez prompt à jeter ses armes, avaient +rempli d'effroi cette charmante cité, noble asile des lettres, et +théâtre paisible du plus beau commerce d'esprit qui fût alors au +monde! À Weimar comme à Iéna, une partie des habitants avaient fui. +Les vainqueurs, disposant en maîtres de ces villes presque +abandonnées, établissaient leurs magasins et leurs hôpitaux dans les +églises et les lieux publics. Napoléon, revenu à Iéna, s'occupait, +suivant son usage, de faire ramasser les blessés, et entendait les +cris de Vive l'Empereur! se mêler aux gémissements des mourants. +Scènes terribles, dont l'aspect serait intolérable, si le génie, si +l'héroïsme déployés, n'en rachetaient l'horreur, et si la gloire, +cette lumière qui embellit tout, ne venait les envelopper de ses +rayons éblouissants!</p> + +<span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> <span class="sidenote">Événements du côte de Naumbourg: autre bataille +livrée à quatre lieues de celle d'Iéna.</span> + +<p>Mais quelque grands que fussent les résultats déjà obtenus, Napoléon +ne connaissait pas encore toute l'étendue de sa victoire, ni les +Prussiens toute l'étendue de leur malheur. Tandis que le canon +retentissait à Iéna, on l'entendait aussi dans le lointain à droite, +vers Naumbourg. Napoléon avait souvent regardé de ce côté, se disant +que les maréchaux Davout et Bernadotte, qui réunissaient à eux deux +cinquante mille hommes, n'avaient guère à craindre le reste de l'armée +prussienne, dont il croyait avoir eu la plus forte partie sur les +bras. Il leur avait renouvelé plusieurs fois l'ordre de se faire tuer +jusqu'au dernier, plutôt que d'abandonner le pont de Naumbourg. Le +prince de Hohenlohe, qui se retirait l'âme remplie de douleur, avait +entendu lui aussi le canon du côté de Naumbourg, et il inclinait à s'y +porter, attiré, repoussé tour à tour, par les nouvelles venues +d'Awerstaedt, lieu où était campée l'armée du duc de Brunswick. Des +coureurs disaient que cette armée avait remporté une victoire +complète, d'autres au contraire qu'elle avait essuyé un désastre plus +éclatant que celui de l'armée de Hohenlohe. Bientôt le prince apprit +la vérité. Voici ce qui s'était passé encore dans cette journée +mémorable, marquée par deux sanglantes batailles, livrées à quatre +lieues l'une de l'autre.</p> + +<span class="sidenote">Marche de l'armée du duc de Brunswick vers le pont de +Naumbourg.</span> + +<p>L'armée royale avait marché la veille en cinq divisions sur la grande +route de Weimar à Naumbourg. Parcourant ces plateaux, ondulés comme +les vagues de la mer, qui forment le sol de la Thuringe, et viennent +se terminer en côtes abruptes vers les rives de la Saale, elle +s'était arrêtée à Awerstaedt, <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> un peu avant le défilé de +Kösen, position militaire fort connue. Elle avait fait cinq ou six +lieues, et on estimait que c'était beaucoup pour des troupes peu +habituées aux fatigues de la guerre. Elle avait donc bivouaqué le 13 +au soir, en avant et en arrière du village d'Awerstaedt, et très-mal +vécu, faute de savoir subsister sans magasins. +<span class="sidenote">Description du terrain entre Awerstaedt et Naumbourg.</span> +Comme le prince de +Hohenlohe, le duc de Brunswick paraissait donner peu d'attention aux +débouchés par lesquels il était possible que les Français survinssent. +(Voir la carte n<sup>o</sup> 35.) Au delà d'Awerstaedt, et avant d'arriver au +pont de Naumbourg sur la Saale, se rencontre une espèce de bassin, +assez vaste, coupé par un ruisseau, qui va rejoindre après quelques +détours l'Ilm et la Saale. Ce bassin, dont les deux plans sont +inclinés l'un vers l'autre, semble un champ de bataille fait pour +recevoir deux armées, en n'opposant à leur rencontre que le faible +obstacle d'un ruisseau facile à franchir. La route de Weimar à +Naumbourg le parcourt tout entier, descend d'abord vers le ruisseau, +le passe sur un petit pont, s'élève ensuite sur le plan opposé, +traverse un village qu'on nomme Hassenhausen, et qui est le seul point +d'appui existant au milieu de ce terrain découvert. Après +Hassenhausen, la route, parvenue sur le bord extérieur du bassin dont +il s'agit, s'arrête tout à coup, et descend par des contours rapides +sur les rives de la Saale. C'est là ce qu'on appelle le défilé de +Kösen. Au-dessous se trouve un pont auquel on a donné le nom de pont +de Kösen, ou de Naumbourg.</p> + +<p>Puisqu'on savait les Français de l'autre côte de la <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> Saale à +Naumbourg, il était naturel d'aller prendre position, au moins avec +une division, sur le sommet des rampes de Kösen, non pour franchir le +passage, qu'il s'agissait de masquer seulement, mais pour en interdire +l'accès aux Français, pendant que les autres divisions poursuivraient, +couvertes par la Saale, leur mouvement de retraite. Personne n'y +songea dans l'état-major prussien. +<span class="sidenote">Négligence de l'armée prussienne à l'égard du défilé de +Kösen.</span> +On se contenta d'envoyer en +reconnaissance quelques patrouilles de cavalerie, qui se retirèrent +après avoir fait le coup de pistolet avec les avant-postes du maréchal +Davout. On apprit par ces patrouilles que les Français ne s'étaient +point établis au défilé de Kösen, et on se crut en sûreté. Le +lendemain, trois divisions devaient traverser le bassin que nous +venons de décrire, occuper les rampes par lesquelles on descend sur +les bords de la Saale, et les deux autres divisions, sous le maréchal +Kalkreuth, cheminant derrière les trois premières, avaient ordre de +s'emparer du pont de Freybourg sur l'Unstrut, pour assurer à l'armée +le passage de cet affluent de la Saale.</p> + +<p>C'est en vain qu'à la guerre on pense à beaucoup de choses, si on ne +pense pas à toutes: le point oublié est justement celui par lequel +l'ennemi vous surprend. Il était aussi grave en ce moment de négliger +le défilé de Kösen, que d'abandonner le Landgrafenberg à Napoléon.</p> + +<span class="sidenote">Vigilance du maréchal Davout.</span> + +<p>Le maréchal Davout, que Napoléon avait placé à Naumbourg, joignait au +sens le plus droit une fermeté rare, une sévérité inflexible. Il était +porté à la vigilance autant par l'amour du devoir, que par le +sentiment d'une infirmité naturelle, qui consistait dans <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> une +très-grande faiblesse de la vue. Cet homme de guerre illustre devait +ainsi à un défaut physique une qualité morale. Ayant de la peine à +discerner les objets, il s'appliquait à les observer de très-près: +quand il les avait vus lui-même, il les faisait voir par d'autres; il +accablait sans cesse de questions ceux qui étaient autour de lui, ne +prenait aucun repos, n'en laissait à personne, qu'il ne se crût +suffisamment informé, et ne se résignait jamais à vivre dans +l'incertitude où tant de généraux s'endorment, en livrant au hasard +leur gloire et la vie de leurs soldats. Le soir il était allé de sa +personne reconnaître ce qui se passait au défilé de Kösen. Quelques +prisonniers faits à la suite d'une escarmouche, lui avaient appris que +la grande armée prussienne s'approchait, conduite par le roi, les +princes et le duc de Brunswick. Sur-le-champ il avait envoyé un +bataillon au pont de Kösen, et prescrit à ses troupes d'être sur pied +dès le milieu de la nuit, afin d'occuper avant l'ennemi les hauteurs +qui dominent la Saale. Dans le moment le maréchal Bernadotte se +trouvait à Naumbourg, avec l'ordre de se porter là où il croirait être +le plus utile, et notamment de seconder le maréchal Davout, si +celui-ci en avait besoin. Le maréchal Davout se rendit à Naumbourg, +fit part au maréchal Bernadotte de ce qu'il venait d'apprendre, lui +proposa de combattre ensemble, lui offrit même de se placer sous son +commandement, car ce n'était pas trop des 46 mille hommes qu'ils +avaient à eux deux, pour tenir tête aux 80 mille hommes que la +renommée attribuait à l'armée prussienne. +<span class="sidenote">Le maréchal Bernadotte refuse de seconder le maréchal +Davout, et le laisse seul en présence de l'armée prussienne.</span> +Le maréchal Davout insista, +au nom des plus graves considérations. <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> Si le maréchal Lannes, +ou tout autre, eût été à la place du maréchal Bernadotte, on n'aurait +pas eu beaucoup de temps à perdre en vaines explications. Le généreux +Lannes, en voyant apparaître l'ennemi, eût embrassé même un rival +détesté, et eût combattu avec le dernier dévouement. Mais le maréchal +Bernadotte, interprétant les ordres de l'Empereur de la manière la +plus fausse, voulut absolument quitter Naumbourg pour se porter sur +Dornbourg, où l'ennemi n'était point signalé<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a>. D'où pouvait provenir +une aussi étrange résolution? Elle provenait de ce sentiment +détestable, qui souvent fait sacrifier le sang des hommes, le salut de +l'État, à la haine, à l'envie, à la vengeance. Le maréchal <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> +Bernadotte éprouvait pour le maréchal Davout une aversion profonde, +conçue sur les plus frivoles motifs. Il partit, laissant le maréchal +Davout réduit à ses propres forces. Ce dernier restait avec trois +divisions d'infanterie et trois régiments de cavalerie légère. Le +maréchal Bernadotte emmenait même une division de dragons, qui avait +été détachée de la réserve de cavalerie, pour seconder le premier et +le troisième corps, et dont il ne lui appartenait pas de disposer +exclusivement.</p> + +<span class="sidenote">Bataille d'Awerstaedt, livrée le 14 octobre, en même temps +que celle d'Iéna.</span> + +<p>Cependant le maréchal Davout n'hésita pas sur le parti qu'il avait à +prendre. Il résolut de barrer le chemin à l'ennemi, et de se faire +tuer avec le dernier homme de son corps d'armée, plutôt que de laisser +ouverte une route que Napoléon mettait tant de prix à fermer. Dans la +nuit du 13 au 14, il était en marche vers le pont de Kösen, avec les +trois divisions Gudin, Friant et Morand, formant 26 mille hommes +présents au drapeau, la plus grande partie en infanterie, heureusement +la meilleure de l'armée, car la discipline était de fer sous cet +inflexible maréchal. C'est avec ces 26 mille hommes qu'il s'attendait +à en combattre 70 suivant les uns, 80 suivant les autres, en réalité +66 mille. Quant aux soldats, ils n'étaient pas habitués à compter avec +l'ennemi, quelque nombreux qu'il fût. En toute circonstance ils se +tenaient pour obligés, et pour certains de vaincre.</p> + +<span class="sidenote">Le maréchal Davout franchit avant le jour le défilé de +Kösen, et arrive le premier sur le champ de bataille d'Awerstaedt.</span> + +<p>Le maréchal après avoir fait prendre les armes long-temps avant le +jour, franchit le pont de Kösen, qu'il avait occupé la veille au soir, +gravit avec la division Friant les rampes de Kösen, et déboucha +<span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> vers six heures du matin sur les hauteurs qui forment l'un +des côtés du bassin de Hassenhausen. Peu d'instants après, les +Prussiens paraissaient sur le côté opposé, de façon que les deux +armées auraient pu s'apercevoir aux deux extrémités de cette espèce +d'amphithéâtre, si le brouillard qui à cette heure enveloppait le +champ de bataille d'Iéna, n'eût enveloppé aussi celui d'Awerstaedt. La +division prussienne Schmettau marchait en tête, précédée d'une +avant-garde de cavalerie de 600 chevaux, aux ordres du général +Blucher. Un peu en arrière venait le roi, avec le duc de Brunswick et +le maréchal de Mollendorf. Le général Blucher était descendu jusqu'au +ruisseau fangeux qui traverse le bassin, avait passé le petit pont, et +montait au pas la grande route, quand il rencontra un détachement +français de cavalerie, commandé par le colonel Bourke et le capitaine +Hulot. +<span class="sidenote">Rencontre des deux avant-gardes aux environs de +Hassenhausen.</span> +On se tira des coups de pistolet à travers le brouillard, on +fit de notre côté quelques prisonniers aux Prussiens. Le détachement +français, après cette reconnaissance hardie, exécutée au milieu d'un +brouillard épais, vint se ranger sous la protection du 25<sup>e</sup> de ligne, +que conduisait le maréchal Davout. Celui-ci fit placer quelques pièces +d'artillerie sur la chaussée même, et tirer à mitraille sur les 600 +chevaux du général Blucher, lesquels furent bientôt mis en désordre. +Une batterie attelée qui suivait ces 600 chevaux, fut enlevée par deux +compagnies du 25<sup>e</sup>, et amenée à Hassenhausen. Cette première rencontre +révélait toute la gravité de la situation. On allait avoir une grande +bataille à livrer. +<span class="sidenote">Dispositions du maréchal Davout.</span> +Toutefois l'incertitude produite par le brouillard +<span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> devait retarder l'engagement, car on ne pouvait, de part ni +d'autre, tenter aucun mouvement sérieux, en présence d'un ennemi pour +ainsi dire invisible. Le maréchal Davout, venant de Naumbourg pour +fermer la retraite aux Prussiens, tournait le dos à l'Elbe et à +l'Allemagne. Il avait la Saale à sa gauche, à sa droite des hauteurs +boisées: les Prussiens venant de Weimar avaient la position contraire. +Le maréchal Davout, grâce au retard causé par le brouillard, eut le +temps de poster convenablement la division Gudin arrivée la première, +et composée des 25<sup>e</sup>, 85<sup>e</sup>, 12<sup>e</sup>, 21<sup>e</sup> de ligne, et de six escadrons +de chasseurs. Il plaça le 85<sup>e</sup> dans le village de Hassenhausen, et +comme à la droite de Hassenhausen (droite des Français), mais un peu +en avant, se trouvait un petit bois de saules, il dispersa dans ce +bois un grand nombre de tirailleurs, qui ouvrirent un feu meurtrier +sur la ligne prussienne, que l'on commençait à discerner. Les trois +autres régiments furent disposés à droite du village, deux d'entre eux +déployés, et rangés de manière à présenter une double ligne, le +troisième en colonne, prêt à se former en carré sur le flanc de la +division. Le terrain à la gauche de Hassenhausen fut réservé pour +recevoir les troupes du général Morand. Quant à celles du général +Friant, leur position devait être déterminée par les circonstances de +la bataille.</p> + +<span class="sidenote">L'action engagée avant que les Prussiens aient pu faire +leurs dispositions.</span> + +<p>Le roi de Prusse, le duc de Brunswick et le maréchal de Mollendorf, +qui avaient franchi le ruisseau avec la division Schmettau, +délibérèrent à la vue des dispositions qu'ils apercevaient en avant +de Hassenhausen, <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> s'il fallait attaquer sur-le-champ. Le duc +de Brunswick voulait attendre la division Wartensleben, pour agir avec +plus d'ensemble, mais le roi et le maréchal de Mollendorf étaient +d'avis de ne pas différer le combat. Du reste la fusillade devint si +vive qu'il fallut y répondre, et s'engager tout de suite. On se +déploya donc avec la division Schmettau, en face du terrain occupé par +les Français, ayant devant soi Hassenhausen, qui, au milieu de ce +terrain découvert, allait devenir le pivot de la bataille. On essaya +de riposter aux tirailleurs français, embusqués derrière les saules, +mais ce fut sans effet, car outre leur adresse, ces tirailleurs +avaient un abri, et alors on se porta un peu sur la droite de +Hassenhausen (droite pour les Français, gauche pour les Prussiens), +afin de se garantir d'un feu plongeant et meurtrier. +<span class="sidenote">Attaque de la division Schmettau contre la division Gudin, +à la droite de Hassenhausen.</span> +La division +Schmettau s'approcha des lignes de notre infanterie pour la fusiller, +et le brouillard commençant à se dissiper, elle découvrit l'infanterie +de la division Gudin rangée à la droite de Hassenhausen. Le général +Blucher à cet aspect réunit sa nombreuse cavalerie, et, décrivant un +détour, vint pour charger en flanc la division Gudin. Mais celle-ci ne +lui en laissa pas le temps. Le 25<sup>e</sup> qui était en première ligne, +disposa sur-le-champ en carré son bataillon de droite; le 21<sup>e</sup> qui +était en seconde ligne, suivit cet exemple; enfin le 12<sup>e</sup> régiment qui +était en arrière-garde, forma un seul carré de ses deux bataillons, et +ces trois masses hérissées de baïonnettes attendirent avec une +tranquille assurance les escadrons du général Blucher. Les généraux +Petit, Gudin, Gauthier avaient pris place <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> chacun dans un +carré. Le maréchal allait de l'un à l'autre. Le général Blucher, que +distinguait un bouillant courage, exécuta une première charge, qu'il +eut soin de diriger en personne. +<span class="sidenote">Inutiles assauts de la cavalerie de Blucher contre +l'infanterie du général Gudin.</span> +Mais ses escadrons n'arrivèrent pas +jusqu'à nos baïonnettes, une grêle de balles les arrêtant sur place, +et les forçant à se détourner brusquement. Le général Blucher avait eu +son cheval tué; il prit celui d'un trompette, recommença la charge +jusqu'à trois fois, mais toujours sans succès, et fut bientôt entraîné +lui-même dans la déroute de sa cavalerie. Nos escadrons de chasseurs, +soigneusement gardés en réserve sous la protection d'un petit bois, se +lancèrent à la suite de cette cavalerie fugitive, et l'obligèrent à +disparaître plus vite en lui tuant quelques hommes.</p> + +<span class="sidenote">Arrivée en ligne de la division Friant.</span> + +<p>Jusqu'ici le troisième corps conservait son terrain, sans aucun +ébranlement. La division Friant, celle qui s'était si bien conduite à +Austerlitz, parut en cet instant sur le lieu du combat. Le maréchal +Davout, voyant que les efforts de l'ennemi se dirigeaient sur la +droite de Hassenhausen, porta la division Friant vers cet endroit, et +concentra la division Gudin autour de Hassenhausen, qui, d'après +toutes les apparences, allait être attaquée violemment. Il envoya en +même temps l'ordre au général Morand de hâter le pas, pour venir se +placer à la gauche du village.</p> + +<p>Du côté des Prussiens, la seconde division, celle de Wartensleben, +arrivait tout essoufflée, retardée qu'elle avait été par un +encombrement de bagages qui s'était produit sur les derrières. La +division Orange arrivait aussi à perte d'haleine, long-temps retenue +par la même cause. Le défaut d'habitude de la guerre <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> rendait +chez cette armée les mouvements lents, décousus, embarrassés.</p> + +<span class="sidenote">Attaque furieuse contre le village de Hassenhausen.</span> + +<p>Le moment était venu où le combat devait s'engager avec fureur. La +division Wartensleben se dirigea vers la gauche de Hassenhausen, +tandis que la division Schmettau, conduite avec vigueur par les +officiers prussiens, s'avança devant Hassenhausen même, puis replia +ses deux ailes autour de ce village, afin de l'envelopper. +Heureusement trois des régiments du général Gudin s'y étaient jetés. +Le 85<sup>e</sup>, qui en occupait le front, se comporta dans cette journée avec +une valeur héroïque. Refoulé dans l'intérieur du village, il en +barrait le passage avec une invincible fermeté, répondant par un feu +continu et adroitement dirigé à la masse épouvantable des feux +prussiens. Ce régiment avait déjà perdu la moitié de son effectif +qu'il tenait ferme sans s'ébranler. Pendant ce temps, la division +Wartensleben profitant de ce que la division Morand n'avait pas encore +occupé la gauche de Hassenhausen, menaçait de tourner le village en se +faisant précéder par une immense cavalerie. À cette vue, le général +Gudin avait déployé le quatrième de ses régiments, le 12<sup>e</sup>, à la +gauche de Hassenhausen, pour empêcher qu'il ne fût débordé. Il était +évident à tous les yeux que, sur ce terrain découvert, le village de +Hassenhausen étant le seul appui des uns, le seul obstacle des autres, +on devait se le disputer avec acharnement. Le brave général Schmettau, +à la tête de ses fantassins, reçut un coup de feu qui l'obligea de se +retirer. Le duc de Brunswick, en voyant l'opiniâtre résistance des +Français, éprouvait un secret désespoir, et croyait toucher à la +catastrophe, <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> dont le pressentiment assiégeait depuis un mois +son âme attristée. Ce vieux guerrier, hésitant dans le conseil, jamais +au feu, veut se mettre lui-même à la tête des grenadiers prussiens, et +les conduire à l'assaut de Hassenhausen, en suivant un pli de terrain, +qui se trouve à côté de la chaussée, et par lequel on peut parvenir +plus sûrement au village. +<span class="sidenote">Le duc de Brunswick et le maréchal de Mollendorf +mortellement blessés à l'attaque de Hassenhausen.</span> +Tandis qu'il les exhorte et leur montre le +chemin, un biscaïen l'atteint au visage, et lui fait une blessure +mortelle. On l'emmène, après avoir jeté un mouchoir sur sa figure, +pour que l'armée ne reconnaisse pas l'illustre blessé. À cette +nouvelle, une noble fureur s'empare de l'état-major prussien. Le +respectable Mollendorf ne veut pas survivre à cette journée: il +s'avance, et il est à son tour mortellement frappé. Le roi, les +princes se portent au danger comme les derniers des soldats. Le roi a +un cheval tué sans quitter le feu. +<span class="sidenote">Arrivée en ligne de la division Orange.</span> +La division Orange arrive enfin. On +la partage en deux brigades, l'une va soutenir la division +Wartensleben à la gauche de Hassenhausen (gauche des Français), pour +essayer de faire tomber la position, en la tournant; l'autre va +remplir à droite l'espace que la division Schmettau a laissé vacant, +pour se jeter sur Hassenhausen. Cette seconde brigade doit surtout +arrêter la division Friant, qui commence à gagner du terrain sur le +flanc de l'armée prussienne.</p> + +<p>Le maréchal Davout, présent sans cesse au plus fort du danger, pousse +à droite la division Friant, laquelle échange une vive fusillade avec +la brigade de la division Orange qui lui est opposée. Au centre, à +Hassenhausen même, il soutient les cœurs en annonçant <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> +l'arrivée de Morand. +<span class="sidenote">Arrivée en ligne de la division Morand.</span> +À gauche, où Morand paraît enfin, il court ranger +cette division, non pas la plus brave des trois, car toutes trois +l'étaient également, mais la plus nombreuse. L'intrépide Morand +amenait cinq régiments, le 13<sup>e</sup> léger, et les 61<sup>e</sup>, 51<sup>e</sup>, 30<sup>e</sup>, 17<sup>e</sup> +de ligne. Ces cinq régiments présentaient neuf bataillons, le dixième +ayant été laissé à la garde du pont de Kösen. Ils viennent occuper le +terrain uni qui est à la gauche de Hassenhausen. Les Prussiens avaient +braqué sur ce terrain une nombreuse artillerie, prête à foudroyer les +troupes qui se montreraient. Chacun des neuf bataillons, après avoir +gravi les rampes de Kösen, devait déboucher sur le plateau sous la +mitraille de l'ennemi. +<span class="sidenote">Rude engagement de la division Morand contre une grande +partie de l'armée prussienne.</span> +Ils se déploient néanmoins les uns à la suite +des autres, se formant à l'instant même où ils arrivent en ligne, +malgré les décharges répétées de l'artillerie prussienne. Le 13<sup>e</sup> +léger paraît le premier, se forme, et se porte rapidement en avant. +Mais s'étant trop avancé, il est obligé de se replier sur les autres +régiments. Le 61<sup>e</sup> qui vient après, accueilli comme le 13<sup>e</sup>, n'en est +point ébranlé. Un soldat, que ses camarades avaient surnommé +l'Empereur, à cause d'une certaine ressemblance avec Napoléon, +apercevant dans sa compagnie quelque flottement, court en avant, se +place en jalon, et s'écrie: Mes amis, suivez votre Empereur!—Tous le +suivent, et se serrent sous cette grêle de mitraille. Les neuf +bataillons achèvent leur déploiement, et marchent en colonnes, ayant +leur artillerie dans l'intervalle d'un bataillon à l'autre. Le +maréchal Davout, pendant qu'il conduit ses bataillons, reçoit un +biscaïen à la tête, qui perce son chapeau à la hauteur de la cocarde, +<span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> et lui enlève des cheveux sans entamer le crâne. Les neuf +bataillons se posent en face de la ligne ennemie, et font reculer la +division Wartensleben, ainsi que la brigade d'Orange, venue à l'appui. +Elles dégagent en gagnant du terrain le flanc de Hassenhausen, et +obligent la division Schmettau à reployer ses ailes, qu'elle avait +étendues autour du village. Après une assez longue fusillade, la +division Morand voit s'amasser sur sa tête un nouvel orage: c'est une +masse énorme de cavalerie, qui paraît se réunir derrière les rangs de +la division Wartensleben. +<span class="sidenote">Attaque de toute la cavalerie prussienne contre la division +Morand.</span> +L'armée royale menait avec elle la meilleure +et la plus nombreuse portion de la cavalerie prussienne. Elle pouvait +présenter 14 à 15 mille cavaliers, supérieurement montés, et formés +aux manœuvres par de longs exercices. Les Prussiens veulent, avec +cette masse de cavalerie, tenter un effort désespéré contre la +division Morand. Ils se flattent, sur le terrain uni qui sépare +Hassenhausen de la Saale, de la fouler sous les pieds de leurs +chevaux, ou de la précipiter de haut en bas, le long des rampes de +Kösen. S'ils réussissent, la gauche de l'armée française étant +culbutée, Hassenhausen enveloppé, Gudin pris dans le village, la +division Friant n'a plus qu'à battre en retraite au pas de course. +Mais le général Morand, à l'aspect de ce rassemblement, dispose sept +de ses bataillons en carrés, et en laisse deux déployés pour se lier à +Hassenhausen. Il s'établit dans l'un de ces carrés, le maréchal Davout +s'établit dans un autre, et ils se disposent à recevoir de pied ferme +la masse d'ennemis qui s'apprête à fondre sur eux. +<span class="sidenote">Fermeté de l'infanterie du général Morand.</span> +Tout à coup les +rangs de l'infanterie de Wartensleben s'ouvrent, <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> et vomissent +les torrents de la cavalerie prussienne, qui, sur ce point, ne compte +pas moins de dix mille chevaux, conduits par le prince Guillaume. Elle +entreprend une suite de charges qui se renouvellent à plusieurs +reprises. Chaque fois, nos intrépides fantassins, attendant avec +sang-froid l'ordre de leurs officiers, laissent venir les escadrons +ennemis à trente ou quarante pas de leurs lignes, puis exécutent des +décharges si justes, si meurtrières, qu'ils abattent des centaines +d'hommes et de chevaux, et se créent ainsi un rempart de cadavres. +Dans l'intervalle de ces charges, le général Morand et le maréchal +Davout passent d'un carré dans un autre, pour donner à chacun d'eux +l'encouragement de leur présence. Les cavaliers prussiens réitèrent +avec fureur ces rudes assauts, mais n'arrivent pas même jusqu'à nos +baïonnettes. +<span class="sidenote">La division Morand, en se portant en avant, décide un +mouvement général de retraite dans toute l'armée prussienne.</span> +Enfin, après une fréquente répétition de cette scène +tumultueuse, la cavalerie prussienne découragée se retire derrière son +infanterie. Alors le général Morand, rompant ses carrés, déploie ses +bataillons, les forme en colonnes d'attaque, et les pousse sur la +division Wartensleben. L'infanterie prussienne, abordée avec vigueur, +recule devant nos soldats, et descend en rétrogradant jusqu'au bord du +ruisseau. En même temps, le général Friant à droite, force la première +brigade de la division Orange à se retirer, et, par suite de ce double +mouvement, la division Schmettau, débordée sur ses deux ailes, +horriblement décimée, est réduite à lâcher pied, et à s'éloigner de ce +village de Hassenhausen, disputé avec tant de violence à la division +Gudin.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> Les trois divisions prussiennes sont ainsi ramenées au delà +du ruisseau marécageux, qui traverse le champ de bataille. L'armée +française s'y arrête un instant, pour reprendre haleine, car ce combat +inégal durait depuis six heures, et nos soldats expiraient de fatigue. +La division Gudin, chargée de défendre Hassenhausen, avait essuyé des +pertes énormes; mais la division Friant avait médiocrement souffert; +la division Morand, peu maltraitée par la cavalerie, comme toute +infanterie qui n'a pas été rompue, atteinte plus gravement par +l'artillerie, se trouvait cependant très en état de combattre, et +toutes trois étaient prêtes à recommencer, s'il le fallait, pour tenir +tête aux deux divisions prussiennes de réserve, restées spectatrices +du combat, sur le bord opposé du bassin où se livrait la bataille. Ces +deux divisions de réserve, Kuhnheim et d'Arnim, sous le maréchal +Kalkreuth, attendaient le signal pour entrer en ligne à leur tour, et +renouveler la lutte.</p> + +<span class="sidenote">Délibération autour du roi de Prusse pour savoir s'il faut +recommencer le combat.</span> + +<p>Pendant ce temps on délibérait autour du roi de Prusse. Le général +Blucher était d'avis de réunir la masse entière de la cavalerie aux +deux divisions de réserve, et de se jeter sur l'ennemi en désespérés. +Le roi avait partagé d'abord cette opinion; mais on faisait valoir +auprès de lui, que, si l'on différait seulement d'une journée, on +serait rejoint par le prince de Hohenlohe et par le corps du général +Ruchel, et qu'on écraserait les Français au moyen de cette réunion de +forces. La supposition n'était pas très-fondée, car, s'il était permis +de compter sur la jonction des corps de Hohenlohe et de Ruchel, les +Français, qu'on avait devant soi, devaient être rejoints <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> +aussi par la grande armée. Aucune chance ne valait donc celle qu'on +pouvait trouver dans un dernier effort, tenté tout de suite, et avec +la volonté de vaincre ou de mourir, bien que cette chance elle-même ne +fût pas grande, vu l'état des divisions Friant et Morand. Cependant la +retraite fut ordonnée. Le roi avait montré une bravoure rare, mais la +bravoure n'est pas le caractère. D'ailleurs les âmes autour de lui +étaient profondément abattues.</p> + +<span class="sidenote">L'avis de la retraite prévaut, et l'armée prussienne se +retire couverte par les deux divisions de réserve.</span> + +<p>On commença dans l'après-midi le mouvement de retraite. Le maréchal +Kalkreuth s'avança pour le couvrir avec ses deux divisions fraîches. +Le général Morand avait profité d'un accident de terrain qu'on appelle +le Sonnenberg, et qui était situé à la gauche du champ de bataille, +pour placer des batteries qui faisaient sur la droite des Prussiens un +feu des plus incommodes. Le maréchal Davout ébranla ses trois +divisions, et les porta vivement au delà du ruisseau. On marcha malgré +le feu des divisions de réserve, on les joignit à portée de fusil, et +on les força de battre en retraite, sans désordre, il est vrai, mais +précipitamment. Si le maréchal Davout avait eu les régiments de +dragons emmenés la veille par le maréchal Bernadotte, il aurait fait +des milliers de prisonniers. Il en prit cependant plus de 3 mille, +outre 115 pièces de canon, capture énorme pour un corps qui n'en +possédait lui-même que 44. Arrivé sur l'autre côté du bassin où l'on +avait combattu, il arrêta son infanterie, et apercevant aux environs +d'Apolda les troupes du maréchal Bernadotte, il invita celui-ci à +tomber sur l'ennemi, et à ramasser les vaincus, que son corps épuisé +de fatigue ne pouvait suivre plus <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> long-temps. Les soldats du +maréchal Bernadotte, qui mangeaient la soupe autour d'Apolda, étaient +indignés, et se demandaient ce qu'on faisait de leur courage dans un +pareil moment.</p> + +<span class="sidenote">Résultats de la bataille d'Awerstaedt.</span> + +<p>L'armée prussienne avait perdu 3 mille prisonniers, 9 ou 10 mille +hommes tués ou blessés, plus le duc de Brunswick, le maréchal de +Mollendorf, le général Schmettau, frappés mortellement, et surtout un +nombre immense d'officiers, qui avaient bravement fait leur devoir. Le +corps du maréchal Davout avait essuyé des pertes cruelles. Sur 26 +mille hommes il en comptait 7 mille hors de combat. Les généraux +Morand et Gudin étaient blessés; le général de Billy était tué; la +moitié des généraux de brigade et des colonels étaient morts ou +atteints de blessures graves. Jamais journée plus meurtrière, depuis +Marengo, n'avait ensanglanté les armes françaises, et jamais aussi un +plus grand exemple de fermeté héroïque n'avait été donné par un +général et ses soldats.</p> + +<p>L'armée royale se retira, sous la protection des deux divisions de +réserve, que conduisait le maréchal Kalkreuth. Le rendez-vous, assigné +à tous les corps désorganisés par la bataille, était Weimar, derrière +le prince de Hohenlohe, qu'on supposait encore sain et sauf. Le roi y +marcha, fort triste sans doute, mais comptant, sinon sur un retour de +fortune, au moins sur une retraite en bon ordre, grâce aux 70 mille +hommes du prince de Hohenlohe et du général Ruchel. Il cheminait, +accompagné d'un fort détachement de cavalerie, lorsqu'on découvrit sur +les derrières du champ de bataille d'Iéna, les troupes du maréchal +Bernadotte. À leur vue on ne douta plus <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> qu'il ne fût arrivé +quelque accident à l'armée du prince de Hohenlohe. +<span class="sidenote">La seule vue du corps de Bernadotte, quoique inactif, jette +en désordre l'armée prussienne qui se retire.</span> +On quitta +précipitamment la route de Weimar, pour se jeter à droite sur celle de +Sommerda. (Voir la carte n<sup>o</sup> 34.) Mais bientôt la vérité fut connue +tout entière, car l'armée du prince de Hohenlohe cherchait dans le +moment auprès de l'armée du roi, l'appui que l'armée du roi cherchait +auprès d'elle. On se rencontra par mille bandes détachées qui fuyaient +dans toutes les directions, et les uns et les autres apprirent qu'ils +avaient été vaincus, chacun de leur côté. À cette nouvelle le +désordre, moins grand d'abord dans l'armée du roi, parce qu'elle +n'était pas poursuivie, y fut porté au comble. +<span class="sidenote">Horrible déroute de l'armée prussienne.</span> +Une terreur subite +s'empara de toutes les âmes; on se mit à courir confusément sur les +routes, sur les sentiers, voyant partout l'ennemi, et prenant des +fuyards pleins d'effroi eux-mêmes, pour les Français victorieux. Par +surcroît de malheur, on trouva sur les chemins cette masse énorme de +bagages, que l'armée prussienne, amollie par une longue paix, traînait +à sa suite, et dans le nombre une quantité de bagages royaux, qui +n'étaient pas en rapport avec la simplicité personnelle du roi +Frédéric-Guillaume, mais que la présence de la cour avait rendus +nécessaires. Pressés de se soustraire au péril, les soldats des deux +armées prussiennes regardaient comme une calamité ces obstacles à la +rapidité de leur fuite. La cavalerie se détournait, et se jetait à +travers la campagne, se sauvant par escadrons isolés. L'infanterie +rompait ses rangs, ravageant, culbutant ces bagages incommodes, et +laissant au vainqueur le soin de les piller, parce qu'avant tout elle +voulait <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> fuir. Bientôt les deux divisions du maréchal +Kalkreuth, restées seules en bon ordre, furent atteintes du désespoir +général, et, malgré l'énergie de leur chef, commencèrent à se +dissoudre. Les cadres se dégarnissaient d'heure en heure, et les +soldats, qui n'avaient point partagé les passions de leurs officiers, +trouvaient plus simple, en abandonnant leurs armes, et en se cachant +dans les bois, de se dérober aux conséquences de la défaite. Les +routes étaient jonchées de sacs, de fusils, de canons. C'est ainsi que +se retirait l'armée prussienne, à travers les plaines de la Thuringe, +et vers les montagnes du Hartz, présentant un spectacle bien différent +de celui qu'elle offrait peu de jours auparavant, lorsqu'elle +promettait de se conduire devant les Français tout autrement que les +Autrichiens ou les Russes<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Go to footnote 7"><span class="smaller">[7]</span></a>.</p> + +<p>L'armée de Hohenlohe fuyait partie à droite vers Sommerda, partie à +gauche vers Erfurt, au delà de Weimar. Une moitié de l'armée royale, +celle qui avait quitté le champ de bataille la première, avec ordre de +se diriger sur Weimar, trouvant cette ville dans les mains de +l'ennemi, allait à Erfurt, portant avec elle ses chefs mortellement +blessés, le duc de Brunswick, le maréchal de Mollendorf, le général +Schmettau. Le reste de l'armée royale marchait vers Sommerda, non que +cela fût ordonné, mais parce que Sommerda, Erfurt, étaient les villes +qui se rencontraient sur les derrières du pays où l'on avait combattu. +Personne n'avait pu donner un ordre depuis que ce délire de terreur +s'était emparé de toutes <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> les têtes. Le roi, entouré de +quelque cavalerie, marchait vers Sommerda. Le prince de Hohenlohe, qui +s'était retiré avec 12 ou 15 cents chevaux, n'en avait pas 200, quand +il arriva le lendemain matin 15 à Tennstädt. Il demandait des +nouvelles du roi, qui en demandait de lui. Aucun chef ne savait où +étaient les autres.</p> + +<p>Pendant cette terrible nuit, les vainqueurs ne souffraient pas moins +que les vaincus. Ils étaient couchés sur la terre, bivouaquant par la +nuit la plus froide, n'ayant presque rien à manger, à la suite d'une +journée de combat, naturellement peu productive en vivres. Beaucoup +d'entre eux, atteints plus ou moins gravement, gisaient sur la terre, +à côté des blessés ennemis, confondant leurs gémissements, car ce +n'est pas dans un si court intervalle que l'ambulance la mieux +organisée aurait pu ramasser douze ou quinze mille blessés. Napoléon, +par bonté autant que par calcul, avait, durant plusieurs heures, +veillé de sa personne à leur enlèvement, et il était rentré ensuite à +Iéna, où il avait trouvé, lui aussi, un redoublement de nouvelles, +c'est-à-dire l'annonce d'une seconde victoire, plus glorieuse encore +que celle qui avait été remportée sous ses yeux. +<span class="sidenote">Satisfaction de Napoléon en apprenant la bataille +d'Awerstaedt. Son indignation contre le maréchal Bernadotte.</span> +Il se refusait +d'abord à croire tout ce qu'on lui mandait, parce qu'une lettre du +maréchal Bernadotte, pour excuser par un mensonge une conduite +impardonnable, lui disait que le maréchal Davout avait à peine neuf à +dix mille hommes devant lui. Un officier du maréchal Davout, le +capitaine Trobriand, étant venu lui apprendre qu'on avait eu 70 mille +hommes à combattre, il ne put <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> ajouter foi à ce rapport, et +lui répondit: Votre maréchal y voit double.—Mais quand il sut tous +les détails, il ressentit la joie la plus vive, et combla d'éloges, +bientôt après de récompenses, l'admirable conduite du troisième corps. +Il fut indigné contre le maréchal Bernadotte, et peu surpris. Dans le +premier moment il voulut sévir avec éclat, et songea même à ordonner +un jugement devant un conseil de guerre. Mais la parenté, une sorte de +faiblesse à sévir autrement qu'en paroles véhémentes, firent bientôt +dégénérer sa résolution de sévérité en un mécontentement, qu'il ne +prit du reste aucun soin de cacher. Le maréchal Bernadotte en fut +quitte pour des lettres du prince Berthier et de Napoléon lui-même, +lettres qui durent le rendre profondément malheureux, s'il avait le +cœur d'un citoyen et d'un soldat.</p> + +<span class="sidenote">Témoignages de satisfaction donnés au maréchal Davout et à +son corps d'armée.</span> + +<p>Le lendemain matin Duroc fut envoyé à Naumbourg. Il portait au +maréchal Davout une lettre de l'Empereur, et des témoignages éclatants +de satisfaction pour tout le corps d'armée.—Vos soldats et et vous, +monsieur le maréchal, disait Napoléon, avez acquis des droits éternels +à mon estime et à ma reconnaissance.—Duroc devait se rendre dans les +hôpitaux, visiter les blessés, leur apporter la promesse de +récompenses éclatantes, et prodiguer l'argent à tous ceux qui en +auraient besoin. La lettre de l'Empereur fut lue dans les chambrées où +l'on avait entassé les blessés, et ces malheureux, criant Vive +l'Empereur! au milieu de leurs souffrances, exprimaient le désir de +recouvrer la vie pour la lui dévouer encore.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> <span class="sidenote">Dispositions de Napoléon pour suivre l'armée +prussienne dans sa fuite.</span> + +<p>Napoléon, dès le lendemain 15 octobre, se mit en mesure de profiter de +la victoire, avec cette activité qu'aucun capitaine, ancien ou +moderne, n'égala jamais. Il prescrivit d'abord aux maréchaux Davout, +Lannes et Augereau, dont les corps avaient beaucoup souffert dans la +journée du 14, de se reposer deux ou trois jours à Naumbourg, à Iéna, +à Weimar. Mais le maréchal Bernadotte, dont les soldats n'avaient pas +tiré un coup de fusil, les maréchaux Soult et Ney, qui n'avaient eu +qu'une partie de leurs troupes engagées, Murat, dont la cavalerie +n'avait eu à essuyer que des fatigues, furent portés en avant, pour +harceler l'armée prussienne, et en ramasser les débris, faciles à +capturer dans l'état de désorganisation où elle était tombée. Murat, +qui avait couché à Weimar, eut ordre de courir avec ses dragons à +Erfurt le 15 au matin, et Ney de le suivre immédiatement. (Voir la +carte n<sup>o</sup> 34.) Le maréchal Soult dut, par Sommerda, Greussen, +Sondershausen, Nordhausen, marcher à la suite de l'armée ennemie, et +la poursuivre à travers la Thuringe, vers ces montagnes du Hartz, où +elle semblait, dans son désordre, chercher un refuge. Il fut enjoint +au maréchal Bernadotte de se diriger le jour même sur l'Elbe, en se +portant vers la droite de l'armée par Halle et Dessau. On remarquera +que Napoléon, soigneux de se concentrer la veille d'une grande +bataille, le lendemain, quand il avait frappé l'ennemi, divisait ses +corps, comme un vaste réseau, pour prendre tout ce qui fuyait, habile +ainsi à modifier l'application des principes de la guerre, selon les +circonstances, <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> et toujours avec la justesse et l'à-propos qui +assurent le succès.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon rend la liberté aux prisonniers saxons.</span> + +<p>Ces ordres donnés, Napoléon accorda quelques soins à la politique. La +direction que suivaient les Prussiens en se retirant, les éloignait de +la Saxe. De plus, Napoléon tenait en son pouvoir une bonne partie des +troupes saxonnes, qui avaient honorablement combattu, quoique fort peu +satisfaites, tant de la guerre à laquelle on avait entraîné leur pays, +que des mauvais procédés dont elles croyaient avoir à se plaindre de +la part des Prussiens. Napoléon fit assembler à Iéna, dans une salle +de l'Université, les officiers des troupes saxonnes. Se servant d'un +employé des affaires étrangères, appelé auprès de lui, il leur adressa +des paroles qui furent immédiatement traduites. Il leur dit qu'il ne +savait pas pourquoi il était en guerre avec leur souverain, prince +sage, pacifique, digne de respect; qu'il avait même tiré l'épée pour +arracher leur pays à la dépendance humiliante dans laquelle le tenait +la Prusse, et qu'il ne voyait pas pourquoi les Saxons et les Français, +avec si peu de motifs de se haïr, persisteraient à combattre les uns +contre les autres; qu'il était prêt, quant à lui, à leur donner un +premier gage de ses dispositions amicales, en leur rendant la liberté, +et en respectant la Saxe, pourvu qu'ils lui promissent, de leur côté, +de ne plus porter les armes contre la France, et que les principaux +d'entre eux allassent à Dresde proposer et faire accepter la paix. +<span class="sidenote">Les Saxons délivrés par Napoléon acceptent avec transport +ses propositions pacifiques.</span> +Les +officiers saxons, saisis d'admiration à la vue du personnage +extraordinaire qui leur parlait, touchés de la générosité de ses +propositions, répondirent par le <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> serment unanime de ne plus +servir, ni eux ni leurs soldats, pendant cette guerre. Quelques-uns +s'offrirent à partir sur-le-champ pour Dresde, assurant qu'avant trois +jours ils auraient apporté le consentement de leur souverain.</p> + +<p>Par cet acte habile, Napoléon voulait désarmer le patriotisme +germanique, si fort excité par les soins de la Prusse, et en traitant +avec cette douceur un prince justement respecté, s'acquérir le droit +de traiter avec rigueur un prince qui n'était estimé de personne. Ce +dernier était l'électeur de Hesse, qui avait contribué par ses +mensonges à provoquer la guerre, et qui, depuis la guerre, cherchait à +trafiquer de son adhésion, résolu de se donner à celle des deux +puissances que la victoire favoriserait. C'était un ennemi secret, +dévoué aux Anglais, chez lesquels il avait déposé ses richesses. +Napoléon n'avait garde en s'avançant en Prusse, de laisser un tel +ennemi sur ses derrières. Les principes de la guerre commandaient de +s'en débarrasser, et ceux d'une loyale politique ne le défendaient +pas, car ce prince avait été pour la Prusse et pour la France un +voisin sans foi. +<span class="sidenote">Napoléon exécute ses desseins à l'égard de l'électeur de +Hesse, et envoie le 8<sup>e</sup> corps pour s'emparer de ses États.</span> +Sur-le-champ, avant d'aller plus loin, Napoléon +ordonna au huitième corps de quitter Mayence, et de se porter sur +Cassel, bien que ce corps ne dût pas compter encore plus de 10 à 12 +mille hommes. Il prescrivit à son frère Louis de marcher par la +Westphalie sur la Hesse, et de se joindre au maréchal Mortier avec 12 +ou 15 mille hommes, pour concourir à exécuter les arrêts de la +victoire. Toutefois, ne jugeant pas convenable de charger l'un de ses +frères d'une commission aussi <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> rigoureuse, il conseilla au roi +Louis d'envoyer ses troupes au maréchal Mortier, et d'abandonner à +celui-ci le soin d'opérer l'expropriation de la maison de Hesse, avec +l'obéissance et la probité qui le distinguaient. Le maréchal Mortier +devait déclarer que l'électeur de Hesse avait cessé de régner (forme +déjà adoptée à l'égard de la maison de Naples), s'emparer de ses États +au nom de la France, et licencier son armée, en offrant à ceux des +soldats hessois qui voudraient encore servir de se rendre en Italie. +C'étaient pour la plupart des hommes robustes, bien disciplinés, fort +habitués à porter les armes hors de leur patrie, pour le compte de +ceux qui les payaient, notamment pour le compte des Anglais, qui les +employaient dans l'Inde avec beaucoup d'avantage. L'armée hessoise se +composait de 32 mille soldats de toutes armes. C'était un précieux +résultat que de ne plus laisser derrière soi cette force redoutable, +surtout en voulant se porter au nord, aussi loin que le projetait +Napoléon.</p> + +<p>Avec ces divers ordres, Napoléon envoya sur le Rhin la nouvelle de ses +éclatants succès, nouvelle qui devait dissiper les espérances de ses +ennemis, les craintes de ses amis, et accroître chez les soldats +restés à l'intérieur le zèle à rejoindre la grande armée. Suivant son +usage, il y ajouta une multitude d'instructions pour l'appel des +conscrits, pour l'organisation des dépôts, pour le départ des +détachements destinés à recruter les cadres, et pour le règlement des +affaires civiles, qui, sous son règne, ne souffraient jamais des +préoccupations de la guerre.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon se transporte d'Iéna à Weimar.</span> + +<p>D'Iéna, Napoléon se rendit à Weimar. Il y trouva <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> toute la +cour du grand-duc, compris la grande-duchesse sœur de l'empereur +Alexandre. Il n'y manquait que le grand-duc lui-même, chargé du +commandement d'une division prussienne. Cette cour polie et savante +avait fait de Weimar l'Athènes de la moderne Allemagne, et sous sa +protection Goëthe, Schiller, Wieland, vivaient honorés, riches et +heureux. La grande-duchesse, qu'on accusait d'avoir contribué à la +guerre, accourut au-devant de Napoléon, et troublée du tumulte qui +régnait autour d'elle, s'écria en l'approchant: Sire, je vous +recommande mes sujets.—Vous voyez, Madame, ce que c'est que la +guerre, lui répondit froidement Napoléon.—Du reste, il s'en tint à +cette vengeance, traita cette cour ennemie mais lettrée, comme +Alexandre eût traité une ville de la Grèce, se montra plein de +courtoisie envers la grande-duchesse, ne lui exprima aucun déplaisir +de la conduite de son mari, fit respecter la ville de Weimar, et +ordonna qu'on eût les soins convenables pour les généraux blessés, +dont cette ville était remplie. De Weimar il prit à droite, et se +dirigea sur Naumbourg, pour féliciter lui-même le corps du maréchal +Davout, pendant que ses lieutenants poursuivaient à outrance l'armée +prussienne.</p> + +<span class="sidenote">Murat entre dans Erfurt.</span> + +<p>L'infatigable Murat, dans cet intervalle, avait galopé avec ses +escadrons jusqu'à Erfurt, et investi la place, qui, quoique de force +médiocre, était cependant entourée d'assez bonnes murailles, et +pourvue d'un matériel considérable. Elle regorgeait de blessés et de +fuyards. On y avait transporté le maréchal de Mollendorf, pour lequel +Napoléon avait <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> recommandé les plus grands égards. Murat somma +Erfurt, en faisant appuyer sa sommation par l'infanterie du maréchal +Ney. Il n'y avait parmi les fuyards prussiens personne qui fût capable +de tenir tête aux Français, et de répondre par une résistance +énergique à l'impétuosité de leur poursuite. D'ailleurs quatorze à +quinze mille fuyards, dont six mille blessés, la plupart mourants, un +désordre inouï, n'étaient guère des éléments de défense. La place +capitula le soir même du 15. On y recueillit, outre les six mille +blessés prussiens, neuf mille prisonniers et un butin immense. Murat +et Ney en partirent immédiatement pour suivre le gros de l'armée +prussienne.</p> + +<span class="sidenote">Poursuite de l'armée prussienne sur Sondershausen et +Nordhausen.</span> + +<p>Murat avait envoyé à Weissensée les dragons de Klein, pour intercepter +les corps qui fuyaient isolément. (Voir la carte n<sup>o</sup> 34.) Cette ville +était entre Sommerda où le roi avait passé la première nuit, et +Sondershausen où il devait passer la seconde. Le général Klein y +devança les Prussiens. Le général Blucher, arrivé avec sa cavalerie, +fut fort étonné de rencontrer déjà sur son chemin les dragons de +Murat. Ayant demandé à parlementer, il engagea une sorte de +négociation avec le général Klein, et s'appuyant d'une lettre écrite +par Napoléon au roi de Prusse, lettre qui contenait, disait-on, des +offres de paix, il affirma sur sa parole qu'un armistice venait d'être +signé. Le général Klein crut le général Blucher et ne mit aucun +obstacle à sa retraite. Cette ruse de guerre sauva les restes de +l'armée prussienne. Le général Blucher et le maréchal Kalkreuth purent +ainsi se rendre à Greussen. Mais le maréchal Soult <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> suivait +ces corps d'armée sur la même route. Le lendemain matin 16, il +atteignit à Greussen l'arrière-garde du maréchal Kalkreuth, lequel, +voulant gagner du temps, fit valoir à son tour la fable d'un +armistice. Le maréchal Soult ne s'y laissa pas prendre; il déclara ne +pas croire à l'existence d'un armistice, et, après avoir employé +quelques instants en pourparlers, afin de donner à son infanterie le +temps de rejoindre, attaqua Greussen, l'emporta de vive force, et +ramassa encore beaucoup de prisonniers, de chevaux et de canons. Le +jour suivant 17, poursuivis et poursuivants s'acheminèrent sur +Sondershausen et Nordhausen, les uns abandonnant aux autres des +bagages, des canons, des bataillons entiers. On avait déjà recueilli +plus de 200 bouches à feu sur toutes les routes, et plusieurs milliers +de prisonniers.</p> + +<span class="sidenote">Le prince de Hohenlohe est nommé commandant en chef de +l'armée prussienne en retraite.</span> + +<p>Le roi de Prusse arrivé à Nordhausen, y trouva le prince de Hohenlohe. +Croyant encore aux talents de ce général, qui avait été battu comme le +duc de Brunswick, mais qui avait aux yeux de l'armée, le mérite +d'avoir blâmé le plan du généralissime, il le chargea du commandement +en chef. Toutefois il laissa le commandement des deux divisions de la +réserve au vieux Kalkreuth, lequel avait aussi le mérite d'avoir +beaucoup blâmé tout ce qui s'était fait. +<span class="sidenote">Le roi de Prusse, après avoir déféré le commandement au +prince de Hohenlohe, part pour Berlin.</span> +Cette mesure fut la seule que +prit le roi après ce grand désastre. Triste, silencieux, montrant un +visage sévère aux insensés qui avaient voulu la guerre, mais leur +épargnant des reproches qu'ils auraient pu lui rendre, car s'ils +avaient eu le tort de la folie, il avait eu celui de la faiblesse, il +s'achemina <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> vers Berlin, dans un moment où ce n'eût pas été +trop de sa présence à l'armée pour remettre les esprits abattus, +divisés, aigris, pour faire de tous ces débris un corps qui retardât +le passage de l'Elbe, couvrît quelque temps Berlin, et en se retirant +sur l'Oder, apportât aux Russes un contingent d'une certaine valeur. +Ce départ était une faute grave, et peu digne du courage personnel que +Frédéric-Guillaume avait montré pendant la bataille. Ce monarque +n'ajouta qu'un acte à la nomination du prince de Hohenlohe, ce fut +d'écrire à Napoléon, pour lui exprimer son regret d'être en guerre +avec la France, et lui proposer d'ouvrir sur-le-champ une négociation.</p> + +<span class="sidenote">Direction donnée à la retraite de l'armée prussienne par le +prince de Hohenlohe.</span> + +<p>Le roi ayant quitté le quartier général sans donner aucune instruction +militaire à ses généraux, ceux-ci agirent sans le moindre concert. Le +prince de Hohenlohe réunit les débris des deux armées, moins la +réserve confiée au maréchal Kalkreuth, et en forma trois détachements, +deux de troupes conservant quelque organisation, un troisième +comprenant la masse des fuyards. Il les dirigea tous les trois, par un +mouvement à droite, sur l'Elbe, en les faisant marcher par trois +lignes d'étapes différentes, mais placées sur la même direction, de +Nordhausen à Magdebourg. Il y aurait eu peu d'avantage à se jeter dans +le Hartz, car, outre le défaut de ressources en vivres, cette chaîne +montagneuse n'offrait ni assez d'éloignement, ni assez de profondeur, +pour servir d'asile à l'armée fugitive. On y aurait été poursuivi par +les Français, très-alertes dans les montagnes, et, peut-être la chaîne +traversée, on les eût trouvés encore au delà, barrant la route +<span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> de l'Elbe. C'était donc une détermination bien conçue que de +se détourner à droite, pour se porter directement sur l'Elbe et +Magdebourg. Cependant on traînait après soi un parc de grosse +artillerie, qui ralentissait beaucoup la marche. On imagina de le +confier au général Blucher, qui, tournant par le côté opposé les +montagnes du Hartz, par Osterode, Seesen, Brunswick, devait descendre +dans les plaines du Hanovre, sans être suivi par les Français, car il +était à présumer que ceux-ci se jetteraient en masse sur les pas de la +grande armée prussienne, et n'iraient pas courir après un détachement +à travers les difficiles routes de la Hesse. En conséquence le général +Blucher, avec deux bataillons et un gros corps de cavalerie, se +chargea d'escorter le grand parc. Le duc de Weimar, qui s'était +enfoncé avec l'avant-garde dans la forêt de Thuringe, en était bientôt +revenu au bruit des deux batailles perdues. Il longeait le pied des +montagnes, côtoyant du plus loin qu'il pouvait les deux armées +française et prussienne. Il reçut à temps l'avis du mouvement que +devait exécuter le général Blucher, et résolut de se joindre à lui par +Osterode et Seesen. Le maréchal Kalkreuth, après avoir séjourné +quelques heures à Nordhausen pour couvrir la retraite, se dirigea +droit sur l'Elbe, au-dessous de Magdebourg, aimant à marcher seul, et +mécontent d'avoir passé successivement sous les ordres de deux +généraux qu'il estimait peu, tandis qu'il croyait, non sans raison, +avoir mérité le commandement en chef.</p> + +<span class="sidenote">Les maréchaux Soult, Ney et Murat poursuivent les restes de +l'armée prussienne vers Magdebourg.</span> + +<p>Les maréchaux Ney, Soult et Murat se mirent à la poursuite de la +grande armée prussienne, forçant <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> de marche pour la rejoindre, +et lui enlevant à chaque pas des prisonniers et du matériel. Mais la +route de Nordhausen à Magdebourg n'était pas assez longue pour qu'ils +eussent le temps de gagner les Prussiens de vitesse. Ils atteignaient +toutefois le but principal, en ne leur laissant pas un jour de repos, +et en leur ôtant ainsi tout moyen de se réorganiser, et de former +encore sur l'Elbe un rassemblement de quelque consistance.</p> + +<span class="sidenote">Marche du corps de Bernadotte sur Halle.</span> + +<p>Pendant ce temps, le maréchal Bernadotte avait marché sur Halle pour y +passer la Saale, et gagner l'Elbe vers Barby ou Dessau. (Voir la carte +n<sup>o</sup> 34.) Halle est sur la basse Saale, au-dessous du point où cette +rivière reçoit l'Elster, et au-dessus du point où elle se réunit à +l'Elbe. À son départ de Weimar pour se retirer sur l'Elbe en se +couvrant de la Saale, le duc de Brunswick avait ordonné au prince +Eugène de Wurtemberg de se porter sur Halle, à la rencontre de la +grande armée prussienne. Ce prince y était venu avec un corps +d'environ 17 à 18 mille hommes, formant la dernière ressource de la +monarchie. Il s'y était établi pour recueillir dans un bon poste +l'armée battue. Mais elle ne se dirigeait pas vers lui, puisqu'elle +avait pris la route de Magdebourg, et à sa place on vit paraître, le +17 octobre au matin, un détachement de troupes françaises. C'était la +division Dupont, qui, pour le moment, suivait le corps du maréchal +Bernadotte. À peine arrivé en vue de Halle, le général Dupont, qui +avait ordre d'attaquer, se hâta de reconnaître lui-même la position de +l'ennemi. La Saale se divise en plusieurs bras devant la ville de +Halle. On la passe sur un pont d'une grande longueur, <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> qui +traverse à la fois des prairies inondées et plusieurs bras de rivière. +Ce pont était garni d'artillerie, et en avant se trouvait une troupe +d'infanterie. Dans les îles qui séparent la rivière en plusieurs bras, +on avait disposé des batteries, qui enfilaient la route par laquelle +arrivaient les Français. À l'extrémité du pont se présente la ville, +dont les portes étaient barricadées. Enfin au delà sur les hauteurs +qui dominent le cours de la Saale, on apercevait le corps d'armée du +prince de Wurtemberg rangé en bataille. Il fallait donc franchir le +pont, forcer les portes de Halle, pénétrer dans la ville, la +traverser, et enlever les hauteurs en arrière. C'était une suite de +difficultés presque insurmontables. À cette vue, le général Dupont, +qui avait livré les beaux combats de Haslach et de Dirnstein, arrête +sa résolution sur-le-champ. Il se décide à culbuter les troupes +postées aux avenues du pont, puis à enlever le pont, la ville et les +hauteurs. +<span class="sidenote">Le pont de Halle enlevé par une audacieuse tentative du +général Dupont.</span> +Il revient, reprend des mains du maréchal Bernadotte sa +division, que celui-ci avait mal à propos disséminée<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>, et la dispose +de la manière suivante. Il place en colonne sur la route le 9<sup>e</sup> léger, +sur la droite le 32<sup>e</sup> de ligne (celui qui s'était rendu si fameux en +Italie et que commandait toujours le colonel Darricau), puis le 96<sup>e</sup> +en arrière pour appuyer tout le mouvement. Cela fait, il donne le +signal, et conduisant ses troupes lui-même, les lance au pas de +course sur le poste d'infanterie établi à la <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> tête du pont. On +essuie d'horribles décharges de mousqueterie et de mitraille, mais on +arrive avec la rapidité de l'éclair; on refoule sur le pont les +troupes qui le gardent, on les y poursuit, malgré le feu qui part de +tous les côtés, et qui atteint Français et Prussiens. Après une mêlée +de quelques instants, on parvient à l'autre bout du pont, on entre +pêle-mêle dans la ville avec les fuyards. Là, une vive fusillade +s'engage au milieu des rues avec les Prussiens; bientôt cependant on +les expulse de la ville, et on en ferme les portes sur eux.</p> + +<p>Le général Dupont avait éprouvé des pertes, mais il avait pris presque +toutes les troupes qui défendaient le pont, ainsi que leur nombreuse +artillerie. Toutefois l'opération n'était pas terminée. Le corps +d'armée du prince de Wurtemberg se tenait de l'autre côté de la ville, +sur les hauteurs en arrière. Il fallait l'en déloger, si on voulait +demeurer maître de Halle et du pont de la Saale. +<span class="sidenote">Le corps du prince Eugène de Wurtemberg mis en déroute par +la division Dupont.</span> +Le général Dupont +laisse à ses troupes le temps de reprendre haleine; puis, faisant +ouvrir les portes de la ville, il dirige sa division vers le pied des +hauteurs. Le feu de douze mille hommes bien postés accueille les trois +régiments français, qui ne comptaient pas plus de cinq mille +combattants. Ils s'avancent néanmoins en plusieurs colonnes, avec la +vigueur de troupes habituées à ne reculer devant aucun obstacle. En +même temps le général Dupont porte l'un de ses bataillons sur le flanc +de la position, la tourne, puis, quand il aperçoit l'effet produit par +cette manœuvre, donne l'impulsion à ses colonnes d'attaque. Ses +trois régiments s'élancent malgré le feu de l'ennemi, escaladent +<span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> les hauteurs, et, parvenus sur le sommet, en délogent les +Prussiens. Un nouveau combat s'engage avec le corps entier du duc de +Wurtemberg sur le terrain placé au delà. Mais la division Drouet +arrive dans le moment, et sa présence, ôtant tout espoir à l'ennemi, +met fin à ses efforts.</p> + +<p>Ce brillant combat coûta aux Français 600 morts ou blessés, et environ +mille aux Prussiens. On fit à ceux-ci 4 mille prisonniers. Le duc de +Wurtemberg se retira en désordre sur l'Elbe, par Dessau et Wittenberg, +se hâtant de détruire tous les ponts. Un de ses régiments, celui de +Trescow, qui venait de Magdebourg le rejoindre par la rive gauche de +la Saale, fut surpris et enlevé presque tout entier. Ainsi la réserve +même des Prussiens était en fuite, et aussi désorganisée que le reste +de leur armée.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon traverse le champ de bataille de Rosbach en se +rendant à Halle.</span> + +<p>Napoléon, venu à Naumbourg, pour voir le champ de bataille +d'Awerstaedt, et complimenter de sa belle conduite le corps du +maréchal Davout, s'y était à peine arrêté, et s'était rendu à +Mersebourg. Sur son chemin se trouvait le lieu où fut livrée la +bataille de Rosbach. Parfaitement versé dans l'histoire militaire, il +savait avec exactitude les moindres détails de cette action célèbre, +et il envoya le général Savary pour rechercher le monument qui avait +été élevé en mémoire de la bataille. Le général Savary le découvrit +dans un champ moissonné. C'était une petite colonne, haute seulement +de quelques pieds. Les inscriptions en étaient effacées. Des troupes +du corps de Lannes, qui passaient sur les lieux, l'enlevèrent, et en +placèrent les fragments sur un caisson qui fut acheminé vers la +France.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> Napoléon se transporta ensuite à Halle. Il ne put s'empêcher +d'admirer le fait d'armes de la division Dupont. On voyait sur le +terrain des morts de cette division, qu'on n'avait pas eu le temps +d'ensevelir, et qui portaient l'uniforme du 32<sup>e</sup> régiment.—Quoi! +encore du 32<sup>e</sup>! s'écria Napoléon. On en a tant tué en Italie, que je +croyais qu'il n'en restait plus.—Il combla de ses éloges les troupes +du général Dupont.</p> + +<span class="sidenote">Ordres pour le passage de l'Elbe sur tous les points.</span> + +<p>Les mouvements de l'armée ennemie commençaient à s'éclaircir. Napoléon +dirigea la poursuite conformément à son plan général, qui consistait à +déborder les Prussiens, à les prévenir sur l'Elbe et sur l'Oder, à +s'interposer entre eux et les Russes, pour empêcher leur jonction. Il +ordonna au maréchal Bernadotte de descendre la Saale jusqu'à l'Elbe, +et de passer ce fleuve sur un pont de bateaux près de Barby, non loin +du confluent de la Saale et de l'Elbe. (Voir les cartes n<sup>os</sup> 34 et +36.) Il prescrivit aux maréchaux Lannes et Augereau, qui avaient eu +deux ou trois jours pour se refaire, de franchir la Saale sur le pont +de Halle, et l'Elbe sur le pont de Dessau, en rétablissant ce dernier, +s'il était détruit. Il avait déjà prescrit au maréchal Davout de +laisser tous ses blessés à Naumbourg, de se porter avec son corps +d'armée à Leipzig, et de Leipzig à Wittenberg, pour s'emparer du +passage de l'Elbe sur ce dernier point. Maître en temps utile du cours +de l'Elbe, depuis Wittenberg jusqu'à Barby, il avait les plus grandes +chances d'être arrivé le premier à Berlin et sur l'Oder.</p> + +<p>Chemin faisant, bien que Leipzig appartînt à l'électeur de Saxe, +Napoléon ordonna au maréchal <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> Davout une mesure rigoureuse +contre les négociants de cette ville, qui étaient les principaux +trafiquants des marchandises anglaises en Allemagne. Napoléon, +cherchant à punir sur le commerce de la Grande-Bretagne la guerre +qu'elle faisait à la France, voulait intimider les villes commerçantes +du Nord, telles que Brême, Hambourg, Lubeck, Leipzig, Dantzig, +lesquelles s'appliquaient à ouvrir aux Anglais le continent, qu'il +s'appliquait à leur fermer. Il enjoignit donc à tout négociant de +déclarer les marchandises anglaises qu'il possédait, ajoutant que, si +les déclarations paraissaient mensongères, leur exactitude serait +vérifiée par des visites, et les fausses allégations punies des peines +les plus graves. Toutes les marchandises déclarées durent être +confisquées au profit de l'armée française.</p> + +<p>Pendant ce temps nos troupes continuèrent leur marche vers l'Elbe. Le +maréchal Bernadotte passa ce fleuve à Barby, mais moins promptement +qu'il n'en avait l'ordre. Napoléon, qui s'était contenu après +l'affaire d'Awerstaedt, céda cette fois à son mécontentement, et fit +adresser par le prince Berthier au maréchal Bernadotte une lettre dans +laquelle, à propos du passage tardif de l'Elbe, on lui rappelait +amèrement le départ précipité de Naumbourg, le jour des deux +batailles d'Iéna et d'Awerstaedt<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>. Cependant, <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> comme il +arrive, quand on suit moins les règles de la froide justice que les +mouvements de son âme, Napoléon, trop indulgent la première fois, fut +trop rigoureux la seconde, car la lenteur du maréchal Bernadotte à +passer l'Elbe était bien plus la faute des éléments que la sienne. +<span class="sidenote">Le maréchal Lannes passe l'Elbe à Dessau, le maréchal +Davout à Wittenberg.</span> +Lannes se jeta sur Dessau, et de là sur le pont de l'Elbe, que les +Prussiens avaient à moitié détruit. Il s'empressa de le rétablir. Le +maréchal Davout, parvenu à Wittenberg, trouva les Prussiens également +occupés à détruire le pont de l'Elbe, et prêts à faire sauter un +magasin à poudre peu éloigné de la ville. Les habitants, qui étaient +Saxons, et qui savaient déjà que Napoléon voulait épargner à la Saxe +les conséquences de la guerre, se hâtèrent de sauver eux-mêmes le pont +de Wittenberg, d'arracher les mèches, et d'aider les Français à +prévenir une explosion. C'est le 20 octobre que les maréchaux Davout, +Lannes et Bernadotte franchissaient l'Elbe, six jours après les +batailles d'Iéna et d'Awerstaedt. Il n'y avait pas eu, comme on le +voit, une heure perdue. Deux grandes batailles, une action des plus +vives à Halle, n'avaient pris que le <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> temps employé à +combattre, et la marche de nos colonnes n'en avait pas été suspendue +un seul instant. Les Prussiens eux-mêmes, bien que leur fuite fût +rapide, n'atteignaient l'Elbe que le 20 octobre, et ils le passaient à +Magdebourg, le jour même où les maréchaux Lannes et Davout le +passaient à Dessau et à Wittenberg. Mais ils y arrivaient dans un état +de désorganisation croissante, incapables d'en défendre le cours +inférieur, et n'ayant même pas l'espérance d'atteindre avant eux la +ligne de l'Oder, condition à laquelle était attaché leur salut.</p> + +<p>Napoléon, malgré son impatience d'être rendu à Berlin, afin de diriger +ses troupes sur l'Oder, s'arrêta une journée à Wittenberg, pour y +prendre des précautions de marche, qu'il avait soin de multiplier à +mesure qu'il portait la guerre à de plus grandes distances. On l'a +déjà vu, lorsqu'il s'enfonçait en Autriche, se ménager des points +d'appui à Augsbourg, à Braunau, à Linz. +<span class="sidenote">Points d'appui créés par Napoléon sur la route de l'armée.</span> +Dans l'expédition, bien +autrement longue, qu'il entreprenait cette fois, il voulait se créer +sur sa route des lieux de sûreté pour ses hommes fatigués ou malades, +pour les recrues qu'on lui <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> envoyait de France, pour le +matériel en munitions et en vivres qu'il se proposait de réunir. +Erfurt pris, il avait changé sa ligne d'étapes, et, au lieu de la +faire passer à travers la Franconie, province par laquelle il était +entré en Prusse, il lui avait rendu sa direction naturelle, en la +faisant passer par la grande route ordinaire et centrale de +l'Allemagne, par Mayence, Francfort, Eisenach, Erfurt, Weimar, +Naumbourg, Halle et Wittenberg. +<span class="sidenote">Erfurt assigné comme premier dépôt sur la route de +l'armée.</span> +Erfurt était pourvu d'assez bonnes +défenses, et rempli d'un matériel considérable. Napoléon en fit le +premier relais de la route militaire qu'il voulait tracer à travers +l'Allemagne. +<span class="sidenote">Wittenberg établi comme second dépôt, et pourvu d'immenses +ressources en tout genre.</span> +Wittenberg possédait d'anciennes fortifications à moitié +détruites. Par ce motif, mais surtout par la considération du pont +existant sur l'Elbe, Napoléon ordonna de remettre cette place en état, +autant du moins que cela se pouvait dans l'espace de deux ou trois +semaines. Il confia une forte somme d'argent au général Chasseloup, +pour employer, en les payant, six ou sept mille ouvriers du pays, et +construire à défaut d'ouvrages réguliers, des ouvrages de campagne +d'un grand relief. Il fit déchausser les anciennes escarpes, relever +celles qui manquaient de hauteur, et là où le temps ne permettait pas +l'usage de la maçonnerie, il prescrivit de remplacer la pierre par le +bois, qui était fort abondant dans les forêts voisines. On dressa +d'immenses palissades, on édifia en quelque sorte un camp romain, +comme en édifiaient les anciens conquérants du monde au milieu des +Gaules et de la Germanie. Napoléon, dans cette même ville de +Wittenberg, fit bâtir des fours, amasser des grains, confectionner +<span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> du biscuit. Il voulut aussi qu'on réunît en ce même endroit +le grand parc d'artillerie, et qu'on y organisât des ateliers de +réparation. Il s'empara des édifices et lieux publics, pour y créer +des hôpitaux capables de contenir les blessés et les malades d'une +nombreuse armée. Enfin, sur les remparts improvisés de ce vaste dépôt, +il ordonna de mettre en batterie plus de cent bouches à feu de gros +calibre, recueillies dans sa marche victorieuse. Il avait nommé le +général Clarke gouverneur d'Erfurt, il nomma le général Lemarois, l'un +de ses aides-de-camp, gouverneur de Wittenberg. Les blessés, +distingués en grands et petits blessés, c'est-à-dire en blessés qui +pouvaient rentrer dans les rangs sous peu de jours, ou en blessés +auxquels il fallait beaucoup de temps pour se rétablir, furent +répartis entre Wittenberg et Erfurt. Les petits blessés restèrent à +Wittenberg, de manière à pouvoir rejoindre leurs corps immédiatement, +les autres furent envoyés à Erfurt. Chaque régiment, outre le dépôt +principal qu'il avait en France, eut ainsi un dépôt de campagne à +Wittenberg. On devait laisser dans ce dernier les hommes fatigués ou +légèrement indisposés, afin que, soignés quelques jours, ils pussent +se remettre en marche, sans encombrer les routes, sans y présenter le +spectacle d'une queue d'armée, malade, impotente, s'allongeant à +proportion de la rapidité des mouvements et de la durée de la guerre. +Les détachements de conscrits partant de France en corps avaient ordre +de s'arrêter à Erfurt et à Wittenberg, pour y être passés en revue, +munis de ce qui leur manquait, accrus des hommes rétablis, et dirigés +sur leurs régiments. <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> Enfin, à ces mêmes dépôts, mais surtout +à celui de Wittenberg, Napoléon ordonna d'envoyer l'immense quantité +de beaux chevaux qu'on ramassait de toutes parts en Allemagne. Il +prescrivit à tous les régiments de cavalerie de les traverser à leur +tour, afin de s'y remonter. Même ordre fut donné aux dragons venus de +France à pied. Ils devaient trouver là les chevaux qu'ils n'avaient +pas pu se procurer en France. Ainsi Napoléon concentrait sur ces +points, dans un asile bien défendu, toutes les ressources du pays +conquis, qu'il avait l'art d'enlever à l'ennemi, et d'appliquer à son +propre usage. Victorieux et marchant en avant, c'étaient des relais +abondamment fournis de vivres, de munitions, de matériel, et placés +sur la route des corps qui venaient renforcer l'armée. Réduit à se +retirer, c'étaient des appuis et des moyens de se refaire, placés sur +la ligne de retraite.</p> + +<p>Après avoir tout vu, tout ordonné lui-même, Napoléon quitta +Wittenberg, et s'achemina sur Berlin. La destinée voulait que, dans +l'espace d'une année, il eût visité en vainqueur Berlin et Vienne. Le +roi de Prusse, qui lui avait écrit pour demander la paix, lui envoya +M. de Lucchesini, afin de négocier un armistice. Napoléon ne reçut +point M. de Lucchesini, et confia au maréchal Duroc le soin de faire +au ministre du roi Frédéric-Guillaume la réponse commandée par les +circonstances. C'était en effet donner aux Russes le temps de secourir +les Prussiens, que d'accorder un armistice. Cette raison militaire ne +permettait pas de réplique, à moins qu'on ne se présentât avec les +pouvoirs formels de la Russie et de <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> la Prusse, pour traiter +immédiatement de la paix, aux conditions que Napoléon était en droit +d'imposer après ses dernières victoires.</p> + +<span class="sidenote">Marche sur Berlin.</span> + +<p>Il expédia donc à tous ses corps l'ordre de marcher sur Berlin. Le +maréchal Davout dut partir de Wittenberg, par la route directe de +Wittenberg à Berlin, celle de Jüterbock (voir la carte n<sup>o</sup> 36), Lannes +et Augereau par celle de Treuenbrietzen et Potsdam. Napoléon, avec la +garde à pied et à cheval, qui était maintenant réunie, et de plus +renforcée de sept mille grenadiers et voltigeurs, marchait entre ces +deux colonnes. Il voulait qu'en récompense de la journée d'Awerstaedt +le maréchal Davout entrât le premier à Berlin, et reçût des mains des +magistrats les clefs de la capitale. Quant à lui, avant de se rendre à +Berlin, il se proposait de séjourner à Potsdam, dans la retraite du +grand Frédéric. Les maréchaux Soult et Ney eurent l'ordre d'investir +Magdebourg, Murat celui de rester embusqué quelques jours autour de +cette grande place, afin d'y ramasser les bandes de fuyards qui s'y +jetaient en foule.—C'est une souricière, lui écrivait Napoléon, dans +laquelle, avec votre cavalerie, vous prendrez tous les corps détachés +qui cherchent un lieu sûr pour traverser l'Elbe.—Murat devait ensuite +rejoindre la grande armée à Berlin, pour de là courir sur l'Oder.</p> + +<span class="sidenote">Rencontre que fait Napoléon dans une maison écartée, à la +suite d'un orage.</span> + +<p>Après avoir laissé prendre un peu d'avance à ses corps d'armée, il +partit le 24 octobre, et passa par Kropstadt, pour se rendre à +Potsdam. Faisant la route à cheval, il fut surpris par un orage +violent, bien que le temps n'eût cessé d'être fort beau depuis le +commencement de la campagne. Ce n'était pas sa <span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> coutume de +s'arrêter pour un tel motif. Cependant on lui offrit de s'abriter dans +une maison située au milieu des bois, et appartenant à un officier des +chasses de la cour de Saxe. Il accepta cette offre. Quelques femmes +qui, d'après leur langage et leurs vêtements, paraissaient être des +personnes d'un rang élevé, reçurent autour d'un grand feu ce groupe +d'officiers français, que, par crainte autant que par politesse, on se +serait bien gardé de mal accueillir. Elles semblaient ignorer quel +était le principal de ces officiers, autour duquel les autres se +rangeaient avec respect, lorsque l'une d'elles, jeune encore, saisie +d'une vive émotion, s'écria: Voilà l'Empereur!—Comment me +connaissez-vous? lui dit sèchement Napoléon.—Sire, lui répondit-elle, +je me trouvais avec Votre Majesté en Égypte.—Et que faisiez-vous en +Égypte?—J'étais l'épouse d'un officier qui est mort à votre service. +J'ai depuis demandé une pension pour moi et pour mon fils, mais +j'étais étrangère, je n'ai pu l'obtenir, et je suis venue chez la +maîtresse de cette demeure, qui a bien voulu m'accueillir, et me +confier l'éducation de ses enfants.—Le visage d'abord sévère de +Napoléon, mécontent d'être reconnu, s'était tout à coup adouci.—Eh +bien, madame, lui dit-il, vous aurez une pension; et quant à votre +fils, je me charge de son éducation.—</p> + +<p>Le soir même il voulut revêtir de sa signature l'une et l'autre de ces +résolutions, et dit en souriant: Je n'avais jamais eu d'aventure dans +une forêt, à la suite d'un orage; en voilà une et des meilleures.—</p> + +<span class="sidenote">Napoléon à Postdam.</span> + +<p>Il arriva le 24 octobre au soir à Potsdam. Aussitôt <span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> il se +mit à visiter la retraite du grand capitaine, du grand roi, qui +s'appelait le philosophe de <em>Sans-Souci</em>, et avec quelque raison, car +il sembla porter le poids de l'épée et du sceptre avec une +indifférence railleuse, se moquant de toutes les cours de l'Europe, on +oserait même ajouter de ses peuples s'il n'avait mis tant de soin à +les bien gouverner. Napoléon parcourut le grand et le petit palais de +Potsdam, se fit montrer les œuvres de Frédéric, toutes chargées des +notes de Voltaire, chercha dans sa bibliothèque à reconnaître de +quelles lectures se nourrissait ce grand esprit, puis alla voir dans +l'église de Potsdam le modeste réduit où repose le fondateur de la +Prusse. On conservait à Potsdam l'épée de Frédéric, sa ceinture, son +cordon de l'Aigle-Noir. Napoléon les saisit en s'écriant: Voilà un +beau présent pour les Invalides, surtout pour ceux qui ont fait partie +de l'armée de Hanovre! Ils seront heureux sans doute quand ils verront +en notre pouvoir l'épée de celui qui les vainquit à +Rosbach!—Napoléon, s'emparant avec tant de respect de ces précieuses +reliques, n'offensait assurément ni Frédéric, ni la nation prussienne. +Mais combien est extraordinaire, digne de méditation, l'enchaînement +mystérieux qui lie, confond, sépare ou rapproche les choses de ce +monde! Frédéric et Napoléon se rencontraient ici d'une manière bien +étrange! Ce roi philosophe, qui, sans qu'il s'en doutât, s'était fait +du haut du trône l'un des promoteurs de la révolution française, +couché maintenant dans son cercueil, recevait la visite du général de +cette révolution, devenu empereur, conquérant de Berlin et de +Potsdam! Le vainqueur de <span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> Rosbach recevait la visite du +vainqueur d'Iéna! Quel spectacle! Malheureusement ces retours de la +fortune n'étaient pas les derniers!</p> + +<span class="sidenote">Entrée du Maréchal Davout à Berlin, le 25 Octobre.</span> + +<p>Pendant que le quartier général était à Potsdam, le maréchal Davout +entrait le 25 octobre à Berlin, avec son corps d'armée. Le roi +Frédéric-Guillaume, en se retirant, avait livré Berlin au gouvernement +de la bourgeoisie, présidée par un personnage considérable, le prince +de Hatzfeld. Les représentants de cette bourgeoisie offrirent au +maréchal Davout les clefs de la capitale, qu'il leur rendit, en disant +qu'elles appartenaient à plus grand que lui, c'est-à-dire à Napoléon. +Il laissa un seul régiment dans la ville, pour y faire la police de +moitié avec la milice bourgeoise, puis il alla s'établir à une lieue +plus loin, à Friederichsfeld, dans une forte position, la droite à la +Sprée, la gauche à des bois. Par ordre de Napoléon, il campa +militairement, son artillerie braquée, une partie de ses soldats +consignée au camp, l'autre allant visiter alternativement la capitale +conquise par leurs exploits. Il fit construire des baraques en paille +et en sapin, pour que les troupes fussent à l'abri des rigueurs de la +saison. Il n'était pas nécessaire de recommander au maréchal Davout la +discipline: il ne fallait veiller avec lui qu'à la rendre moins +sévère. Le maréchal Davout promit aux magistrats de Berlin de +respecter les personnes et les propriétés, comme le doivent des +conquérants civilisés, à condition qu'il obtiendrait des habitants une +soumission complète et des vivres, pendant le temps fort court que +l'armée avait à passer dans leurs murs, ce qui, pour une ville telle +que <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> Berlin, ne pouvait constituer une charge bien pesante.</p> + +<p>Du reste, le lendemain de l'entrée des Français dans Berlin, les +boutiques étaient ouvertes. Les habitants circulaient paisiblement +dans les larges rues de cette capitale, et même en plus grand nombre +que de coutume. Ils semblaient tout à la fois chagrins et curieux, +impressions naturelles chez un peuple patriote mais vif, éclairé, +frappé de tout ce qui est grand, jaloux de connaître les généraux et +les soldats les plus renommés qu'il y eût alors au monde. Ils +désapprouvaient d'ailleurs leur gouvernement d'avoir entrepris une +guerre insensée, et cette désapprobation devait atténuer la haine +qu'ils portaient à des vainqueurs provoqués. Le maréchal Lannes fut +envoyé sur Potsdam et Spandau. Le maréchal Augereau traversa Berlin à +la suite du maréchal Davout; et Napoléon, après avoir séjourné le 24 +et le 25 à Potsdam, le 26 à Charlottenbourg, fixa au 27 son entrée à +Berlin.</p> + +<span class="sidenote">Entrée triomphale de Napoléon à Berlin.</span> + +<p>C'était pour la première fois qu'il allait paraître en vainqueur dans +une capitale conquise. Il ne s'était pas montré ainsi à Vienne, qu'il +avait à peine visitée, vivant toujours à Schœnbrunn, loin des +regards des Viennois. Mais aujourd'hui, soit orgueil d'avoir terrassé +une armée réputée invincible, soit désir de frapper l'Europe par un +spectacle éclatant, soit aussi l'ivresse de la victoire, montant à sa +tête plus haut que de coutume, il voulut faire dans Berlin une entrée +triomphale.</p> + +<p>Le 27 au matin toute la population de la ville <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> était sur +pied, afin d'assister à cette grande scène. Napoléon entra entouré de +sa garde, et suivi par les beaux cuirassiers des généraux d'Hautpoul +et Nansouty. La garde impériale, richement vêtue, était ce jour-là +plus imposante que jamais. En avant les grenadiers et les chasseurs à +pied, en arrière les grenadiers et les chasseurs à cheval, au milieu +les maréchaux Berthier, Duroc, Davout, Augereau, et au sein de ce +groupe, isolé par le respect, Napoléon dans le simple costume qu'il +portait aux Tuileries et sur les champs de bataille, Napoléon, objet +des regards d'une foule immense, silencieuse, saisie à la fois de +tristesse et d'admiration, tel fut le spectacle offert dans la longue +et vaste rue de Berlin, qui conduit de la porte de Charlottenbourg au +palais des rois de Prusse. Le peuple était dans les rues, la riche +bourgeoisie aux fenêtres. Quant à la noblesse, elle avait fui, remplie +de crainte, et couverte de confusion. Les femmes de cette bourgeoisie +prussienne semblaient avides du spectacle qui était sous leurs yeux: +quelques-unes laissaient couler des larmes; aucune ne poussait des +cris de haine, ou des cris de flatterie pour le vainqueur! Heureuse la +Prusse de n'être pas divisée, et de garder sa dignité dans son +désastre! L'entrée de l'ennemi n'était pas chez elle la ruine d'un +parti, le triomphe d'un autre; et il n'y avait pas dans son sein une +indigne faction, saisie d'une joie odieuse, applaudissant à la +présence des soldats étrangers! Nous, Français, plus malheureux dans +nos revers, nous avons vu cette joie exécrable, car nous avons tout +vu dans ce siècle, les extrêmes de la victoire et de <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> la +défaite, de la grandeur et de l'abaissement, du dévouement le plus pur +et de la trahison la plus noire!</p> + +<span class="sidenote">Accueil accordé par Napoléon aux représentants de la ville +de Berlin.</span> + +<p>Napoléon reçut des magistrats les clefs de Berlin, puis il se rendit +au palais, où il donna audience à toutes les autorités publiques, tint +un langage doux, rassurant, promit l'ordre de la part de ses soldats, +à condition de l'ordre de la part des habitants, ne se montra sévère +dans ses propos que pour l'aristocratie allemande, qui était, +disait-il, l'unique auteur des maux de l'Allemagne, qui avait osé le +provoquer au combat, et qu'il châtierait, en la réduisant à mendier +son pain en Angleterre. Il s'établit dans le palais du roi, y reçut +les ministres étrangers représentants des cours amies, et fit appeler +M. de Talleyrand à Berlin.</p> + +<span class="sidenote">Emploi que Napoléon fait des bulletins.</span> + +<p>Ses bulletins, récit de tout ce que l'armée accomplissait chaque jour, +souvent aussi réponses véhémentes à ses ennemis, recueils de +réflexions politiques, leçons aux rois et aux peuples, étaient +rapidement dictés par lui, et ordinairement revus par M. de +Talleyrand, avant d'être publiés. Il y racontait chacun des progrès +qu'il faisait dans le pays ennemi; il y racontait même ce qu'il +apprenait des causes politiques de la guerre. Il affecta, dans ceux +qu'il publia en Prusse, de prodiguer les hommages à la mémoire du +grand Frédéric, les marques d'estime à son malheureux successeur, en +laissant percer toutefois quelque pitié pour sa faiblesse, et les +sarcasmes les plus virulents contre les reines qui se mêlaient des +affaires d'État, qui exposaient leurs époux et leurs pays à d'affreux +désastres: traitement <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> peu généreux envers la reine de Prusse, +assez accablée par le sentiment de ses fautes et de ses malheurs, pour +qu'on n'ajoutât pas l'outrage à l'infortune! Ces bulletins, où +éclatait avec trop peu de retenue la licence du soldat vainqueur, +valurent à Napoléon plus d'un blâme, au milieu des cris d'admiration +que ses triomphes arrachaient à ses ennemis eux-mêmes.</p> + +<span class="sidenote">Paroles de Napoléon aux envoyés du duc de Brunswick.</span> + +<p>Dans son irritation contre le parti prussien, promoteur de la guerre, +il reçut sévèrement les envoyés du duc de Brunswick, qui avait été +mortellement blessé à la bataille d'Awerstaedt, et qui, avant +d'expirer, recommandait au vainqueur sa famille et ses +sujets.—Qu'aurait à dire, leur répondit Napoléon, qu'aurait à dire +celui qui vous envoie, si je faisais subir à la ville de Brunswick la +subversion dont il menaçait, il y a quinze ans, la capitale du grand +peuple auquel je commande? Le duc de Brunswick avait désavoué le +manifeste insensé de 1792; on aurait pu croire qu'avec l'âge la raison +commençait à l'emporter chez lui sur les passions, et cependant il est +venu prêter de nouveau l'autorité de son nom aux folies d'une jeunesse +étourdie, qui a perdu la Prusse! C'était à lui qu'il appartenait de +remettre à leur place femmes, courtisans, jeunes officiers, et +d'imposer à tout le monde l'autorité de son âge, de ses lumières, et +de sa position. Il n'en a pas eu la force, et la monarchie prussienne +est abattue, les États de Brunswick sont en mon pouvoir. Dites au duc +de Brunswick que j'aurai pour lui les égards dus à un général +malheureux, justement célèbre, frappé par le fer qui peut nous +atteindre tous, mais <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> que je ne saurais voir un prince +souverain dans un général de l'armée prussienne.—</p> + +<p>Ces paroles, publiées par l'ordinaire voie des bulletins, donnaient à +comprendre que Napoléon ne voulait pas mieux traiter la souveraineté +du duc de Brunswick que celle de l'électeur de Hesse. Du reste, s'il +se montrait dur avec les uns, il se montrait avec les autres +bienveillant et généreux, ayant soin de varier ses traitements suivant +la participation connue de chacun à la guerre. Ses expressions à +l'égard du vieux maréchal de Mollendorf furent pleines de convenance. +Il y avait dans Berlin le prince Ferdinand, frère du grand Frédéric, +et père du prince Louis, ainsi que la princesse sa femme. Il s'y +trouvait aussi la veuve du prince Henri et deux sœurs du roi, l'une +en couche, l'autre malade. Napoléon alla visiter ces membres de la +famille royale, avec tous les signes d'un profond respect, et les +toucha par ces témoignages venus de si haut, car il n'y avait pas +alors de souverain dont les attentions eussent un aussi grand prix que +les siennes. Dans la situation à laquelle il était parvenu, il savait +calculer ses moindres témoignages de bienveillance ou de sévérité. +Usant en ce moment du droit qui appartient à tous les généraux en +temps de guerre, celui d'intercepter les correspondances pour +découvrir la marche de l'ennemi, il saisit une lettre du prince de +Hatzfeld, dans laquelle celui-ci paraissait informer le prince de +Hohenlohe de la position de l'armée française autour de Berlin. Le +prince de Hatzfeld, comme chef du gouvernement municipal établi à +Berlin, avait promis par serment de ne rien entreprendre contre +l'armée française, et de ne s'occuper <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> que du repos, de la +sûreté, du bien-être de la capitale. +<span class="sidenote">La grâce du prince de Hatzfeld accordée aux larmes de son +épouse.</span> +C'était un engagement de loyauté +envers le vainqueur, qui consentait à laisser subsister, dans +l'intérêt du pays vaincu, une autorité qu'il aurait pu abolir. +Toutefois la faute était bien excusable, puisqu'elle partait du plus +honorable des sentiments, le patriotisme. Napoléon, qui craignait que +les autres bourgmestres n'imitassent cet exemple, et qu'alors tous ses +mouvements ne fussent révélés heure par heure à l'ennemi, voulut +intimider les autorités prussiennes par un acte de rigueur éclatant, +et ne fut pas fâché que cet acte de rigueur tombât sur l'un des +principaux membres de la noblesse, accusé d'avoir été chaud partisan +de la guerre, accusation fausse, car le prince de Hatzfeld était du +nombre des seigneurs prussiens qui avaient de la modération, parce +qu'ils avaient des lumières. Napoléon fit appeler le prince Berthier, +et chargea le maréchal Davout, sur la sévérité duquel il comptait, de +former une commission militaire, qui appliquerait à la conduite du +prince de Hatzfeld les lois de la guerre contre l'espionnage. Le +prince Berthier, en apprenant la résolution prise par Napoléon, tenta +de vains efforts pour l'en dissuader. Les généraux Rapp, Caulaincourt, +Savary, n'osant se permettre des remontrances qui ne semblaient bien +placées que dans la bouche du major général, étaient consternés. Comme +ils ne savaient plus à quels moyens recourir, ils cachèrent le prince +dans le palais même, sous prétexte de le faire arrêter, puis ils +avertirent la princesse de Hatzfeld, personne intéressante, et qui se +trouvait enceinte, du danger dont son mari <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> était menacé. Elle +accourut au palais. Il était temps, car la commission assemblée +demandait les pièces de conviction. Napoléon, au retour d'une course +dans Berlin, venait de descendre de cheval; la garde battait aux +champs, et il franchissait le seuil du palais, quand la princesse de +Hatzfeld, conduite par Duroc, se présenta tout éplorée devant lui. +Ainsi surpris il ne pouvait refuser de la recevoir; il lui accorda +audience dans son cabinet. Elle était saisie de terreur. Napoléon, +touché, la fit approcher, et lui donna la lettre interceptée à +lire.—Eh bien! madame, lui dit-il, reconnaissez-vous l'écriture de +votre mari?—La princesse, tremblante, ne savait que répondre. Mais +bientôt prenant soin de la rassurer, Napoléon ajouta: Jetez au feu +cette pièce, et la commission militaire sera dépourvue des preuves de +conviction.—</p> + +<p>Cet acte de clémence, que Napoléon ne pouvait refuser après avoir vu +la princesse de Hatzfeld, lui coûta cependant, parce qu'il entrait +dans ses projets d'intimider la noblesse allemande, particulièrement +les magistrats des villes, qui révélaient à l'ennemi le secret de ses +opérations. Plus tard il connut le prince de Hatzfeld, apprécia son +caractère et son esprit, et se sut gré de ne l'avoir pas livré à la +justice militaire. Heureux les gouvernements, quand il se rencontre de +sages amis pour apporter un retard à leurs rigueurs! Il n'est pas +nécessaire que ce retard soit bien long, pour qu'ils aient cessé de +vouloir les actes auxquels ils se portaient d'abord avec le plus de +véhémence.</p> + +<p>Napoléon, dans cet intervalle, n'avait cessé de diriger les +mouvements de ses lieutenants contre <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> les débris de l'armée +prussienne. Placé à Berlin avec ses principales forces, il coupait aux +Prussiens la route directe de l'Elbe à l'Oder, et ne leur laissait +pour atteindre ce dernier fleuve que des chemins longs, presque +impraticables, faciles à intercepter. Berlin, en effet, est situé +entre l'Elbe et l'Oder, à égale distance de ces deux fleuves. (Voir la +carte n<sup>o</sup> 36.) Les plaines de sable, que nous avons déjà décrites, en +s'approchant de la Baltique vers le Mecklembourg, se relèvent en +dunes, et présentent une suite de lacs de toute grandeur, parallèles à +la mer, et auxquels on ne saurait donner de nom, tant ils sont +multipliés. L'écoulement de ces lacs, contrarié par la chaîne des +dunes, au lieu de s'opérer directement vers la mer, s'opère en dedans +du pays, par un cours d'eau peu considérable, peu rapide, le Havel, +qui coule vers Berlin, où il se rencontre avec la Sprée, venue d'une +direction opposée, c'est-à-dire de la Lusace, province qui sépare la +Saxe de la Silésie. +<span class="sidenote">Dispositions de Napoléon pour envelopper et prendre les +restes de l'armée prussienne.</span> +Le Havel et la Sprée, confondus près de Berlin, se +répandent autour de Spandau et de Potsdam, y forment de nouveaux lacs, +que la main du grand Frédéric a pris soin d'embellir, et par un +mouvement à gauche se rendent à l'Elbe. Ils décrivent ainsi une ligne +transversale, qui d'un côté unit Berlin à l'Elbe, et de l'autre, +continuée par le canal de Finow, joint cette capitale à l'Oder. C'est +à travers ce pays, sillonné de cours d'eau naturels ou artificiels, +couvert de lacs, de forêts, de sables, que devaient fuir les restes +errants de l'armée prussienne.</p> + +<p>Napoléon, établi dès le 24 octobre à Potsdam et à Berlin, était en +mesure de les prévenir sur toutes <span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> les directions. Il tenait +le corps de Lannes à Spandau, les corps d'Augereau et de Davout à +Berlin même, enfin le corps de Bernadotte au delà de Berlin, les uns +et les autres prêts à marcher, au premier indice qu'on aurait de la +direction adoptée par l'ennemi. Napoléon avait lancé la cavalerie +autour de Berlin, de Potsdam, et sur les rives du Havel et de l'Elbe, +pour recueillir des informations.</p> + +<span class="sidenote">Reddition de Spandau.</span> + +<p>Déjà Spandau s'était rendu. Cette place, située tout près de Berlin, +au milieu des eaux de la Sprée et du Havel, forte par son site et par +ses ouvrages, aurait pu opposer une longue résistance. Mais telles +avaient été la présomption et l'incurie du gouvernement prussien, +qu'il n'avait pas même armé la place, quoique les magasins dont elle +était pourvue continssent un matériel considérable. Le 25, jour de +l'entrée du maréchal Davout à Berlin, Lannes se présenta sous les murs +de Spandau, et menaça le gouverneur des plus sévères traitements, s'il +ne consentait pas à se rendre. Les canons n'étaient pas sur les murs; +la garnison, partageant l'effroi qui avait gagné tous les cœurs, +demandait à capituler. Le gouverneur était un vieux militaire auquel +l'âge avait ôté toute énergie. Lannes le vit, le terrifia par le récit +des désastres de l'armée prussienne, et lui arracha une capitulation, +en vertu de laquelle la place fut immédiatement livrée aux Français, +et la garnison déclarée prisonnière de guerre. Il fallait à la fois +l'imprévoyance du gouvernement, qui avait négligé d'armer cette +forteresse, et la démoralisation qui régnait partout, pour expliquer +une aussi étrange capitulation.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> L'Empereur courut de sa personne à Spandau, et résolut d'en +faire son troisième dépôt en Allemagne. Ce nouveau réduit offrait +d'autant plus d'avantage, qu'il était situé à trois ou quatre lieues +de Berlin, entouré d'eau, parfaitement fortifié, et rempli d'une +immense quantité de grains. Napoléon ordonna de l'armer sur-le-champ, +d'y construire des fours, d'y amasser des munitions, d'y organiser des +hôpitaux, d'y créer enfin les mêmes établissements qu'à Wittenberg et +à Erfurt. Il y envoya sans délai tout ce qui avait été pris à Berlin +en artillerie, fusils et munitions de guerre. On avait trouvé dans +cette capitale 300 bouches à feu, 100 mille fusils, beaucoup de poudre +et de projectiles. Ce vaste matériel, joint à un amas considérable de +grains, fut de la sorte garanti contre toute tentative du peuple de +Berlin, peuple actuellement calme et docile, mais dont un revers, si +nous venions à en essuyer un, pouvait changer la soumission en +révolte.</p> + +<p>Tandis qu'on s'occupait de ces mesures de prévoyance, les courses non +interrompues de la cavalerie légère avaient révélé la marche de +l'armée prussienne. Les onze jours écoulés depuis la bataille d'Iéna, +ces onze jours employés par les Français à gagner l'Elbe, à le +franchir, à occuper Berlin, avaient été employés par les Prussiens à +gagner l'Elbe également, à y réunir leurs débris épars, à s'élever +ensuite vers le Mecklembourg, pour atteindre, par un détour au nord, +la ligne de l'Oder. (Voir la carte n<sup>o</sup> 36.) Ce mouvement vers le +Mecklembourg étant démasqué, Napoléon lança Murat sur Oranienbourg et +Zehdenick, pour suivre les bords du Havel et du <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> canal de +Finow. C'était le long de ces lignes militaires, et protégé par elles, +que le prince de Hohenlohe devait diriger sa marche. +<span class="sidenote">Murat et Lannes dirigés vers le Mecklembourg pour +envelopper le prince de Hohenlohe.</span> +Napoléon ordonna +de les côtoyer, de manière à se tenir toujours entre l'ennemi et +l'Oder, et puis, quand on aurait débordé les Prussiens, de chercher à +les envelopper, afin de les prendre jusqu'au dernier homme. Le +maréchal Lannes fut acheminé à la suite de Murat, avec la +recommandation de marcher aussi vite que la cavalerie. Le maréchal +Bernadotte eut ordre de se porter à la suite de Lannes. Le maréchal +Davout, après les trois ou quatre jours de repos qu'il lui fallait, +dut se rendre à Francfort-sur-l'Oder, le maréchal Augereau et la garde +durent rester à Berlin. Les maréchaux Ney et Soult, comme nous l'avons +dit, avaient mission d'investir Magdebourg.</p> + +<span class="sidenote">Retraite du prince de Hohenlohe.</span> + +<p>L'infortuné prince de Hohenlohe avait pris effectivement la résolution +qu'on lui prêtait. Poursuivi à outrance par les Français, il était +arrivé à Magdebourg, espérant y trouver du repos, des vivres, du +matériel, et surtout le temps nécessaire à la réorganisation de son +armée. Vaine espérance! Le défaut de précautions, pour le cas d'une +retraite, si facile à prévoir, se reproduisait partout. Il n'y avait à +Magdebourg d'autres approvisionnements que ceux qui étaient +indispensables à la garnison. +<span class="sidenote">Séjour momentané à Magdebourg.</span> +Le vieux gouverneur, M. de Kleist, après +avoir pourvu aux premiers besoins des fuyards, et leur avoir donné un +peu de pain, refusait de les nourrir plus long-temps, dans la crainte +de diminuer ses propres ressources, s'il venait à être assiégé. Les +bagages s'étaient tellement encombrés dans l'intérieur de <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> +Magdebourg, que l'armée n'avait pas pu s'y loger. On avait été forcé +d'établir la cavalerie sur les glacis, l'infanterie dans les chemins +couverts. Bientôt même le harcèlement continuel de la cavalerie +française, qui venait enlever des détachements entiers sous le canon +de la place, avait obligé les troupes prussiennes à passer de l'autre +côté de l'Elbe. Enfin M. de Kleist, effrayé du désordre qui régnait au +dedans et au dehors de Magdebourg, pressa instamment le prince de +Hohenlohe de continuer sa retraite vers l'Oder, et de lui laisser la +liberté dont il avait besoin pour se mettre en défense. Le prince de +Hohenlohe n'eut donc que deux jours pour réorganiser une armée qui ne +se composait plus que de débris, et dans laquelle il fallait réunir +plusieurs bataillons pour en former un seul. De plus, le maréchal +Kalkreuth ayant été rappelé par le roi dans la Prusse orientale, le +prince de Hohenlohe était chargé de recueillir les deux divisions de +réserve, et contraint de les aller joindre sur le bas Elbe, fort +au-dessous de Magdebourg.</p> + +<span class="sidenote">Le prince de Hohenlohe, au sortir de Magdebourg, prend sa +direction au nord, pour aller joindre l'Oder à Stettin.</span> + +<p>Au milieu de ces embarras, le prince de Hohenlohe se mit en marche sur +trois colonnes. À sa droite, le général Schimmelpfennig, avec un +détachement de cavalerie et d'infanterie, devait couvrir l'armée du +côté de Potsdam, Spandau et Berlin, côtoyer d'abord le Havel, puis, +quand on serait remonté assez haut pour tourner Berlin, longer le +canal de Finow, flanquer ainsi la retraite jusqu'à Prenzlow et +Stettin, car on ne pouvait, à cause de la position des Français, +rejoindre l'Oder que vers son embouchure. (Voir la carte n<sup>o</sup> 36.) Le +gros de l'infanterie, <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> marchant au centre, à égale distance du +corps de Schimmelpfennig et de l'Elbe, devait passer par Genthin, +Rathenau, Gransée et Prenzlow. La cavalerie, qui était déjà sur les +bords de l'Elbe, où elle profitait de l'abondance des fourrages, +devait suivre les bords de ce fleuve par Jérichow et Havelberg, les +quitter ensuite pour se porter au nord, et aboutir par Wittstock, +Mirow, Strelitz, Prenzlow, au point commun de Stettin.</p> + +<span class="sidenote">Retraite du général Blucher et du duc de Weimar en tournant +le Hartz.</span> + +<p>Le corps du duc de Weimar, et le grand parc, conduit par le général +Blucher, avaient heureusement tourné le Hartz par la Hesse et le +Hanovre, sans être inquiétés par les Français, qui s'étaient hâtés de +courir à l'Elbe. Le duc de Weimar, au moyen d'une manœuvre assez +adroite, avait réussi à tromper le maréchal Soult. Feignant d'abord +d'attaquer la ligne d'investissement autour de Magdebourg, puis se +dérobant tout à coup, il avait subitement passé l'Elbe à Tangermunde, +et gagné ainsi la rive droite. Il amenait avec lui 12 ou 14 mille +hommes. Le général Blucher avait passé le fleuve au-dessous. Le prince +de Hohenlohe assigna au duc de Weimar le rendez-vous convenu de +Stettin, qu'il devait atteindre en traversant le Mecklembourg, et +déféra au général Blucher le commandement des troupes battues devant +Halle, troupes qui avaient passé des mains du duc de Wurtemberg dans +celles du général Natzmer. Le général Blucher était chargé de faire +avec ces troupes l'arrière-garde de l'armée prussienne.</p> + +<p>Si ces forces étaient parvenues à échapper aux Français, et à gagner +Stettin, elles auraient pu, après <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> qu'on les aurait +réorganisées, et réunies au contingent de la Prusse orientale, former +derrière l'Oder une armée de quelque valeur, et donner utilement la +main aux Russes. Le prince de Hohenlohe avait conservé 25 mille hommes +au moins. Le corps de Natzmer, avec les autres débris du général +Blucher, en comptait environ 9 à 10 mille. Les troupes du duc de +Weimar s'élevaient à 13 ou 14 mille. C'était par conséquent une force +totale d'environ 50 mille hommes, qui, jointe à une vingtaine de mille +demeurés dans la Prusse orientale, pouvait présenter encore 70 mille +combattants, et, combinée avec les Russes, jouer un rôle important. Il +restait 22 mille hommes pour défendre Magdebourg. Les Saxons, se +hâtant de profiter de la clémence de Napoléon à leur égard, étaient +retournés chez eux.</p> + +<p>Le prince de Hohenlohe avait à opérer sa retraite au milieu d'un pays +pauvre, difficile à parcourir, et à travers les nombreux escadrons de +la cavalerie française. Celle-ci, qui s'observait d'abord en présence +de la cavalerie prussienne, dont on lui vantait le mérite, enivrée +maintenant de ses succès, était devenue si audacieuse, que de simples +chasseurs ne craignaient plus de se mesurer avec des cuirassiers.</p> + +<span class="sidenote">Marche du corps de Hohenlohe.</span> + +<p>Le prince se mit donc en route le 22 octobre, par les chemins +indiqués, le corps de flanqueurs de Schimmelpfennig se dirigeant sur +Plaue, l'infanterie sur Genthin, la cavalerie sur Jérichow. On +marchait lentement à cause des sables, de l'épuisement des hommes et +des chevaux, et du peu d'habitude des fatigues. Sept ou huit lieues +par jour étaient tout ce que pouvaient faire ces troupes, tandis que +l'infanterie <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> française, au besoin, en parcourait jusqu'à +quinze. De plus, une très-grande indiscipline s'était introduite dans +les corps. Le malheur, qui aigrit les âmes, avait diminué le respect +envers les chefs. La cavalerie surtout s'en allait confusément, sans +obéir à aucun ordre. Le prince de Hohenlohe fut obligé d'arrêter +l'armée, et de lui adresser une sévère allocution, pour la ramener au +sentiment de ses devoirs. +<span class="sidenote">Indiscipline des vaincus et des vainqueurs.</span> +Il fit même fusiller un cavalier qui avait +blessé un officier. Du reste, il faut reconnaître que c'est là l'effet +habituel des grands revers, et quelquefois aussi des grands succès, +car la victoire a son désordre comme la défaite. Les Français, avides +de butin, couraient comme les Prussiens dans toutes les directions, +sans se conformer aux ordres de leurs chefs; et le maréchal Ney +écrivit à l'Empereur, que, si on ne l'autorisait pas à faire quelques +exemples, la vie des officiers ne serait plus en sûreté. Singulières +conséquences du bouleversement des États! Les mouvements précipités +que ce bouleversement entraîne, désorganisent le vaincu et le +vainqueur. Nous étions arrivés à la perfection de la grande guerre, et +déjà nous touchions presque à la limite où elle devient une immense +confusion!</p> + +<p>Le 23, les Prussiens étaient, l'infanterie à Rathenau, la cavalerie à +Havelberg. Mais l'empressement qu'ils avaient mis à couper les ponts +arrêta la marche du corps de droite, celui de Schimmelpfennig, et ils +furent obligés de se rapprocher de l'Elbe par une conversion à gauche, +afin d'éviter les nombreux cours d'eau qui se rencontrent entre le +Havel et l'Elbe. Ils se détournèrent jusqu'à Rhinow. Le 24, ils +<span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> étaient, la cavalerie à Kiritz, l'infanterie à Neustadt, le +corps de Schimmelpfennig à Fehrbelin. Le corps de Natzmer, transmis +ici même au général Blucher, remplaça vers Rhinow le corps principal, +dont il formait l'arrière-garde.</p> + +<p>Parvenu à ce point, le prince de Hohenlohe dut délibérer sur la marche +à suivre ultérieurement. On s'était élevé au nord fort au-dessus de +Berlin, Spandau et Potsdam. À chaque pas l'armée se désorganisait +davantage. Le colonel d'état-major de Massenbach fut d'avis d'accorder +un jour de repos aux troupes, afin de les réorganiser, et d'être au +moins en état de combattre, si l'on venait à rencontrer les Français. +Le prince de Hohenlohe répondit avec raison, qu'un, deux, et même +trois jours, ne suffiraient pas pour réorganiser l'armée, et +pourraient donner aux Français le temps de la couper de Stettin et de +l'Oder. Suivant l'usage, on adopta un parti moyen: on se fixa un +rendez-vous commun vers Gransée, où l'on devait passer une revue +générale, et adresser des allocutions aux troupes, pour les rappeler à +leurs devoirs. De là on continuerait la marche sans désemparer. Ce +rendez-vous de Gransée fut fixé au 26.</p> + +<p>Mais déjà, les Français étant avertis, la cavalerie de Murat courait +vers Fehrbelin d'un côté, vers Zehdenick de l'autre. Lannes, après +être entré dans Spandau le 25, se mettait en marche le 26 au soir avec +son infanterie, pour appuyer Murat. +<span class="sidenote">Trois corps d'armée français attachés à la poursuite des +Prussiens.</span> +Le maréchal Soult était sur les +pas du duc de Weimar, pendant que le maréchal Ney investissait +Magdebourg. Enfin, le maréchal Bernadotte s'avançait entre les +maréchaux Soult et Lannes. Ainsi trois corps d'armée français, +<span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> outre la cavalerie de Murat, moins toutefois les cuirassiers +retenus à Berlin, poursuivaient en ce moment les Prussiens. +<span class="sidenote">Réunion momentanée des Prussiens à Gransée.</span> +Le 26, +l'infanterie du prince de Hohenlohe était à Gransée, au rendez-vous +indiqué, rangée autour de son général, écoutant ses exhortations, +accueillant l'espérance d'être bientôt à Stettin, et de pouvoir se +reposer derrière l'Oder. +<span class="sidenote">Le corps de Schimmelpfennig surpris et culbuté par les +dragons français à Zehdenick.</span> +Mais au même instant les dragons de Murat +surprenaient à Zehdenick le corps de Schimmelpfennig, culbutaient sa +cavalerie, lui tuaient 300 cavaliers, en prenaient 7 ou 800, et +obligeaient l'infanterie de ce corps de flanqueurs à se disperser dans +les bois.</p> + +<span class="sidenote">Le prince de Hohenlohe, pour éviter les Français, fait un +détour sur Furstenberg, tandis que Murat et Lannes se dirigent sur +Prenzlow.</span> + +<p>Cette nouvelle, portée par les paysans et les fuyards à Gransée, +engagea le prince de Hohenlohe à décamper sur-le-champ, et à se +détourner encore une fois à gauche vers Furstenberg, au lieu de +marcher à Templin, qui était la route directe de Stettin. Il avait +ainsi l'espoir de rallier à lui la cavalerie, et de s'éloigner en même +temps des Français. Mais, tandis qu'il exécutait ce détour, Murat se +dirigeait par la route la plus courte sur Templin, et Lannes, ne +s'arrêtant ni le jour ni la nuit, se tenait toujours en vue des +escadrons de Murat.</p> + +<p>Le soir, le prince de Hohenlohe coucha à Furstenberg, et y fit passer +la nuit à son infanterie, pendant que Lannes employait cette même nuit +à marcher. Français et Prussiens continuèrent de s'élever au nord vers +Templin et Prenzlow, point commun de la route de Stettin, cheminant à +quelques lieues les uns des autres, et séparés seulement par un rideau +de bois et de lacs. Ils avaient sept milles à parcourir pour +atteindre Prenzlow (douze lieues). Le 27 au <span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> matin, le prince +de Hohenlohe partit pour Boitzenbourg, faisant dire à la cavalerie de +le joindre, et à l'arrière-garde, commandée par le général Blucher, de +hâter le pas.</p> + +<p>Il marcha toute la journée, n'ayant pour ses troupes d'autre +nourriture que celle que leur fournissait le patriotisme des +villageois, qui plaçaient sur les routes des amas de pain, et des +chaudières remplies de pommes de terre. On approcha de Boitzenbourg +vers le soir, et le seigneur de cet endroit, M. d'Arnim, vint annoncer +qu'il avait fait préparer autour de son château des bivouacs +abondamment pourvus de vivres et de boissons. C'était une heureuse +nouvelle pour des gens expirant de fatigue et de faim. En approchant +de Boitzenbourg, des coups de feu détruisirent cette espérance d'un +peu de repos et de nourriture. Les chevaux-légers de Murat, déjà +parvenus à Boitzenbourg, mangeaient les vivres destinés aux Prussiens. +Trop peu nombreux cependant pour tenir tête à ceux-ci, ils quittèrent +Boitzenbourg. Les infortunés soldats du prince de Hohenlohe dévorèrent +ce qui restait; mais la présence des cavaliers français les +avertissait de se hâter. Ils partirent la nuit même, en faisant encore +un détour à gauche pour éviter les Français, et les prévenir à +Prenzlow. +<span class="sidenote">Les Prussiens prévenus à Prenzlow.</span> +Ils marchèrent toute la nuit, se flattant de les gagner de +vitesse. Au point du jour, ils commençaient à découvrir Prenzlow; mais +sur la droite, à travers les bois et les lacs qui jalonnaient la +route, on avait entrevu des cavaliers forçant le pas. Le brouillard ne +permettait pas de reconnaître la couleur de leur uniforme. Étaient-ce +des Français, <span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> étaient-ce des Prussiens? On s'interrogeait +avec anxiété, les uns croyant avoir aperçu le panache blanc d'un +régiment prussien, les autres au contraire croyant reconnaître le +casque des dragons de Murat. Enfin, au milieu de ces conjectures de la +crainte et du désir, on arrive en vue de Prenzlow, les Français, +assure-t-on, n'ayant pas encore paru. On pénètre dans un faubourg, +long d'un quart de lieue. Une moitié de l'armée prussienne y est déjà +entrée, quand tout à coup le cri Aux armes! se fait entendre. Les +dragons français, survenus au moment où une partie de l'armée +prussienne est dans Prenzlow, en attaquent la queue, et la refoulent +dans Prenzlow même. Ils la chargent en tous sens, puis s'élancent dans +les rues de la ville. Les dragons de Pritwitz, poussés par les dragons +français, se rejettent sur l'infanterie prussienne, et la culbutent. +C'est une mêlée effroyable, dont la peur accroît encore le tumulte et +le danger. L'armée prussienne, coupée en plusieurs morceaux, s'enfuit +au delà de Prenzlow, et prend position le mieux qu'elle peut sur la +route de Stettin. +<span class="sidenote">Capitulation de Prenzlow, et capture de la plus grande +partie de l'armée prussienne.</span> +Bientôt elle est enveloppée, et Murat fait sommer le +prince de Hohenlohe de se rendre. Le prince navré de douleur, mais +repoussant avec horreur l'idée d'une capitulation, refuse ce qu'on lui +propose.—Eh bien, répond Murat à l'officier qui lui apporte ce refus, +vous serez sabrés tous, si vous ne vous rendez pas.—Une dernière +espérance soutient encore le cœur du prince de Hohenlohe. Il croit +que Murat n'amène avec lui que de la cavalerie. Mais l'infanterie de +Lannes, qui depuis Spandau avait marché jour et nuit, ne s'arrêtant +que pour <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> manger, arrive au même instant. Le colonel +d'état-major de Massenbach vient affirmer qu'il l'a vue. Dès lors plus +de chance de se sauver. Murat demande à entretenir le prince de +Hohenlohe. Le soldat devenu prince, et resté aussi généreux qu'il +était intrépide, console le général prussien, lui promet une +capitulation honorable, la plus honorable qu'il pourra lui accorder, +dans la limite des instructions données par Napoléon. Murat exige que +tous les soldats soient prisonniers, mais il consent à ce que les +officiers demeurent libres, et puissent emporter ce qu'ils possèdent, +à condition toutefois de ne pas servir pendant la durée de la guerre. +Il consent aussi à ce que les soldats soient affranchis de la +formalité humiliante de jeter leurs armes en défilant devant les +Français. C'est la différence qui, dans ce malheur, doit les +distinguer des troupes de l'Autrichien Mack. Le prince de Hohenlohe, +voyant qu'il ne peut obtenir mieux, sentant même que Murat ne peut +accorder davantage, retourne auprès de ses officiers, les fait ranger +en cercle autour de lui, et, les yeux remplis de larmes, leur expose +l'état des choses. Il était de ceux qui avaient le plus déclamé contre +toute espèce de capitulation. Mais il reconnaît qu'il n'y a plus +aucune ressource, pas même celle d'un combat honorable, car les +munitions manquent, et l'esprit des troupes est arrivé au dernier +degré d'abattement. Personne n'offrant un expédient, on rompt le +cercle, en proférant des malédictions, et en brisant ses armes.</p> + +<p>La capitulation est donc signée par le prince, et, dans le courant de +cette journée, 28 octobre, un an après la catastrophe du général +Mack, 14 mille <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> hommes d'infanterie, et 2 mille de cavalerie, +se constituent prisonniers de guerre. Les vainqueurs étaient ivres de +joie, et quelle joie fut jamais mieux fondée! Tant de hardiesse à +manœuvrer, tant de patience à supporter des privations égales au +moins à celles qu'avaient supportées les vaincus, tant d'ardeur à +faire des marches encore plus rapides que les leurs, méritaient bien +un tel prix! Il y eut malheureusement des désordres dans Prenzlow, +causés par l'empressement des soldats à recueillir le butin, qu'ils +considéraient comme un fruit légitime de la victoire. Mais les +officiers français déployèrent la plus grande fermeté pour protéger +les officiers prussiens. Les écrivains allemands leur ont eux-mêmes +rendu cette justice. En 1815, les départements du nord de la France +n'ont pas eu la même justice à rendre aux Prussiens.</p> + +<p>Mais les Français avaient encore d'autres trophées à recueillir. Un +certain nombre d'escadrons et de bataillons prussiens, qui n'étaient +pas entrés dans Prenzlow, avaient marché plus au nord, sur Passewalck. +La cavalerie légère du général Milhaud les atteignit. +<span class="sidenote">Reddition de Stettin.</span> +Six régiments de +cavalerie, plusieurs bataillons d'infanterie, un parc d'artillerie à +cheval, mirent bas les armes. Pendant ce temps, le général Lasalle, +avec des hussards et des chasseurs, courait à Stettin, suivi par +l'infanterie de Lannes. Chose merveilleuse, un officier de cavalerie +légère osa sommer Stettin, place forte, ayant une nombreuse garnison, +et une immense artillerie! Le général Lasalle vit le gouverneur, lui +parla avec tant de conviction du complet anéantissement de l'armée +prussienne, <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> que ce gouverneur rendit la place avec tout ce +qu'elle contenait, et livra prisonnière une garnison de 6 mille +hommes. Lannes y entra le lendemain. Rien assurément ne saurait mieux +donner l'idée de la démoralisation des Prussiens, et de la terreur +qu'inspiraient les Français, qu'un fait aussi étrange et aussi nouveau +dans les annales de la guerre.</p> + +<p>De toute l'armée prussienne, il n'y avait plus à prendre que le +général Blucher et le duc de Weimar, accompagnés d'une vingtaine de +mille hommes. Ce dernier reste pris, on pouvait dire que 160 mille +hommes avaient été détruits ou faits prisonniers en quinze jours, sans +qu'un seul eût repassé l'Oder. Le général Blucher et le corps du duc +de Weimar avaient à leur poursuite les maréchaux Soult et Bernadotte. +Ils allaient bientôt être atteints par Murat lui-même, et ils se +trouvaient coupés de l'Oder, puisque Lannes occupait Stettin. Ils +conservaient donc bien peu de chances de salut.</p> + +<span class="sidenote">Injustice à l'égard des troupes de Lannes, gracieusement +réparée par Napoléon.</span> + +<p>Napoléon, en apprenant ces nouvelles, éprouva la plus vive +satisfaction.—Puisque vos chasseurs, écrivit-il à Murat, prennent des +places fortes, je n'ai plus qu'à licencier mon corps du génie, et à +faire fondre ma grosse artillerie.—Dans le bulletin, il ne nomma que +la cavalerie, et omit l'infanterie de Lannes, qui avait cependant +contribué à la capitulation de Prenzlow autant que la cavalerie +elle-même. Cette omission était due à ce que Murat, pressé de rendre +compte des faits d'armes de sa cavalerie, n'avait pas songé à parler +du corps de Lannes. Quand celui-ci reçut le bulletin, il n'osa le lire +à ses soldats, dans la crainte de les affliger.—Mon dévouement à +<span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> votre personne, écrivit-il à Napoléon, me mettra toujours +au-dessus de toutes les injustices, mais ces braves soldats que j'ai +fait marcher jour et nuit, sans repos, sans nourriture, que leur +dirai-je? Quelle récompense peuvent-ils espérer, sinon de voir leur +nom publié par les cent voix de la Renommée, dont vous seul +disposez?—Cette belle émulation, cette ardente jalousie de gloire, +qui d'ailleurs ne se manifestait ici que par une noble tristesse, +n'était pas l'un des signes les moins remarquables de cet enthousiasme +héroïque qui échauffait alors toutes les âmes.</p> + +<p>Napoléon, singulièrement affectueux pour Lannes, lui répondit: «<em>Vous +et vos soldats, vous êtes des enfants</em>. Est-ce que vous croyez que je +ne sais pas tout ce que vous avez fait pour seconder la cavalerie? Il +y a de la gloire pour tous. Un autre jour ce sera votre tour de +remplir de votre nom les bulletins de la grande armée.»</p> + +<p>Lannes, transporté, assembla son infanterie sur l'une des places +publiques de Stettin, et fit lire dans les rangs la lettre de +Napoléon. Aussi joyeux que lui, ses soldats accueillirent cette +lecture par des cris répétés de Vive l'Empereur! Quelques-uns même +firent entendre ce cri étrange: <span class="smcap">Vive l'empereur d'Occident!</span> Cette +appellation singulière, qui répondait si parfaitement à la secrète +ambition de Napoléon, naissait ainsi de l'exaltation de l'armée, et +elle prouvait qu'aux yeux de tous il remplissait déjà l'Occident de sa +puissance et de sa gloire.</p> + +<p>Lannes, dans l'effusion non de la flatterie mais de la joie, car +satisfait lui-même, il voulait que son maître le fût aussi, Lannes +écrivit: Sire, vos soldats <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> crient: Vive l'empereur +d'Occident! devons-nous désormais vous adresser nos lettres sous ce +titre<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Go to footnote 10"><span class="smaller">[10]</span></a>?—</p> + +<p>Napoléon ne répondit pas, et ce titre, qui avait jailli pour ainsi +dire de l'enthousiasme des soldats, ne fut pas pris. Dans la pensée de +Napoléon, il n'était qu'ajourné. Des grandeurs qu'il a rêvées, c'est +la seule qui ne se soit pas réalisée, même un instant. Et encore, s'il +n'a pas eu le titre d'empereur d'Occident, il en a eu la vaste +domination. Mais l'orgueil humain aime de la puissance le titre autant +que la puissance même.</p> + +<p>Le prince de Hohenlohe une fois enlevé, il ne restait plus à prendre +que le général Blucher avec l'arrière-garde, et le corps d'armée du +duc de Weimar. Ce dernier corps avait passé sous les ordres <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> +du général de Vinning, depuis que le duc de Weimar, acceptant le +traitement accordé par Napoléon à toute la maison de Saxe, avait +quitté l'armée. C'étaient encore 22 mille hommes à faire prisonniers, +après quoi il ne devait pas exister un seul détachement de troupes +prussiennes du Rhin à l'Oder. Napoléon ordonna de les poursuivre sans +relâche, afin de ramasser jusqu'au dernier homme.</p> + +<p>Lannes s'établit à Stettin, dans le but d'occuper cette place +importante, et de procurer à ses fantassins un repos dont ils avaient +grand besoin. Murat, les maréchaux Bernadotte et Soult suffisaient +pour achever la destruction de 22 mille Prussiens exténués de +fatigues. Il ne s'agissait que de marcher pour les prendre, à moins +toutefois qu'ils ne réussissent <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> à gagner la mer, et à trouver +assez de bâtiments pour les transporter dans la Prusse orientale. +Aussi Murat se dirigea-t-il en grande hâte sur la route du littoral, +afin de leur en interdire l'approche. Il poussa jusqu'à Stralsund, +pendant que le maréchal Bernadotte, parti des environs de Berlin, et +le maréchal Soult des bords de l'Elbe, s'élevaient au nord pour jeter +l'ennemi dans le réseau de la cavalerie française. (Voir la carte n<sup>o</sup> +36.)</p> + +<span class="sidenote">Le général Blucher est le dernier des généraux prussiens +qui tienne encore la campagne.</span> + +<p>Le général Blucher avait pris à Waren, près du lac de Muritz, le +commandement des deux corps prussiens. Se réfugier vers la Prusse +orientale par l'Oder était impossible, puisque le fleuve se trouvait +gardé dans toutes les parties de son cours par l'armée française. +<span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> L'accès du littoral et de Stralsund était déjà intercepté par +les cavaliers de Murat. Il ne restait d'autre ressource que de +rebrousser chemin, et de revenir sur l'Elbe. +<span class="sidenote">Il rebrousse chemin vers l'Elbe.</span> +Le général Blucher forma +ce projet, espérant se jeter dans Magdebourg, en augmenter la force +jusqu'à convertir la garnison en un véritable corps d'armée, et +fournir, appuyé sur cette grande forteresse, une brillante résistance. +Il s'achemina donc vers l'Elbe, pour tenter de le passer aux environs +de Lauenbourg.</p> + +<p>Ses illusions furent de courte durée. Bientôt des patrouilles ennemies +lui apprirent qu'il était enveloppé de toutes parts, qu'à sa droite +Murat côtoyait déjà la mer, qu'à sa gauche les maréchaux Bernadotte et +Soult lui fermaient l'accès de Magdebourg. Ne sachant plus à quel +projet s'arrêter, il marcha <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> quelques jours droit devant lui, +c'est-à-dire vers le bas Elbe, comme aurait pu faire un corps français +retournant en France par le Mecklembourg et le Hanovre. À chaque +instant il s'affaiblissait, parce que ses soldats, ou s'enfuyaient +dans les bois, ou aimaient mieux se rendre prisonniers, que de +supporter plus long-temps des fatigues devenues intolérables. Il en +perdait aussi un bon nombre dans des combats d'arrière-garde, qui, +grâce à la nature difficile du pays, ne tournaient pas toujours en +défaite complète, mais finissaient constamment par l'abandon du +terrain disputé, et par le sacrifice de beaucoup d'hommes pris ou hors +de combat.</p> + +<span class="sidenote">Le général Blucher se réfugie à Lubeck.</span> + +<p>Il marcha ainsi du 30 octobre au 5 novembre. Ne sachant plus où porter +ses pas, il imagina un acte violent, que la nécessité toutefois +pouvait justifier. Il avait sur son chemin la ville de Lubeck, l'une +des dernières villes libres conservées par la constitution germanique. +Neutre de droit, elle devait rester étrangère à toute hostilité. Le +général Blucher résolut de s'y jeter de vive force, de s'emparer des +grandes ressources qu'elle contenait, en vivres comme en argent, et, +s'il ne pouvait pas s'y défendre, de saisir tous les bâtiments de +commerce qu'il trouverait dans ses eaux, pour embarquer ses troupes, +et les transporter vers la Prusse orientale.</p> + +<span class="sidedate">Nov. 1806.</span> + +<p>En conséquence, le 6 novembre, il entra violemment dans Lubeck, malgré +la protestation des magistrats. Les remparts de la ville, imprudemment +convertis en promenade publique, avaient perdu leur principale force. +D'ailleurs la ville était si dépourvue de garnison, que le général +Blucher n'eut pas de <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> peine à y pénétrer. Il logea ses soldats +chez les habitants, où ils prirent tout ce dont ils avaient besoin, et +de plus exigea des magistrats une large contribution. Lubeck, comme on +sait, est situé sur la frontière du Danemark. Un corps de troupes +danoises gardait cette frontière. Le général Blucher signifia au +général danois, que, s'il la laissait violer par les Français, il la +violerait à son tour, pour se réfugier dans le Holstein. Le général +danois ayant déclaré qu'il se ferait tuer avec son corps tout entier, +plutôt que de souffrir une violation de territoire, le général Blucher +s'enferma dans Lubeck, avec la confiance de n'être pas tourné par les +Français, si la neutralité du Danemark était respectée. Mais, tandis +qu'il croyait jouir de quelque sûreté dans Lubeck, protégé par les +restes de la fortification, et dédommagé par l'abondance d'une grande +ville commerçante des privations d'une pénible retraite, les Français +parurent. +<span class="sidenote">Les Français enlèvent Lubeck de vive force.</span> +La neutralité de Lubeck n'existait plus pour eux, et ils +avaient le droit d'y poursuivre les prussiens. Arrivés le 7, ils +attaquèrent le jour même les ouvrages qui couvraient les portes +appelées Burg-Thor et Mühlen-Thor. Le corps du maréchal Bernadotte +enleva l'une, celui du maréchal Soult enleva l'autre, en escaladant +sous la mitraille, et avec une audace inouïe, des ouvrages qui, bien +qu'affaiblis, présentaient encore des obstacles difficiles à vaincre. +Un combat acharné s'engagea dans les rues. Les infortunés habitants de +Lubeck virent leur opulente cité convertie en un champ de carnage. Les +Prussiens, taillés en pièces ou enveloppés, furent obligés de +s'enfuir, après avoir laissé plus de mille <span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> morts sur la +place, environ 6 mille prisonniers, et toute leur artillerie. Le +général Blucher sortit de Lubeck, et alla prendre position entre le +territoire à moitié inondé des environs de Lubeck, et la frontière +danoise. Il s'arrêta là, n'ayant plus ni vivres ni munitions. +<span class="sidenote">Capitulation de Lubeck.</span> +Cette +fois il fallait bien se rendre, et, après avoir tant blâmé le général +Mack depuis un an, le prince de Hohenlohe depuis huit jours, imiter +leur exemple. Le général Blucher capitula donc le 7 novembre, avec +tout son corps d'armée, aux mêmes conditions que le prince de +Hohenlohe. Il voulut ajouter quelques mots à la capitulation. Murat le +permit par égard pour son malheur. Les mots ajoutés disaient qu'il se +rendait faute de munitions. Cette capitulation procura aux Français 14 +mille prisonniers, qui, joints à ceux qu'on avait déjà pris dans +Lubeck, en élevaient le nombre total à 20 mille.</p> + +<p>À partir de ce jour, il ne se trouvait plus un seul corps prussien du +Rhin à l'Oder. Les 70 mille hommes qui avaient cherché à gagner l'Oder +étaient dispersés, tués ou prisonniers. +<span class="sidenote">Reddition de Custrin.</span> +Tandis que ces événements se +passaient dans le Mecklembourg, l'importante place de Custrin, sur +l'Oder, se soumettait à quelques compagnies d'infanterie commandées +par le général Petit. Quatre mille prisonniers, des magasins +considérables, la seconde position du bas Oder, étaient le prix de +cette nouvelle capitulation. Ainsi les Français occupaient sur l'Oder +les places de Stettin et de Custrin. Le maréchal Lannes était établi à +Stettin, le maréchal Davout à Custrin.</p> + +<span class="sidenote">Reddition de Magdebourg.</span> + +<p>Restait sur l'Elbe la grande place de Magdebourg, qui contenait 22 +mille hommes de garnison et un <span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> vaste matériel. Le maréchal +Ney en avait entrepris l'investissement. S'étant procuré quelques +mortiers, à défaut d'artillerie de siége, il menaça plusieurs fois la +place d'un bombardement, menace qu'il se garda bien de mettre à +exécution. Deux ou trois bombes, jetées en l'air, intimidèrent la +population, qui entoura l'hôtel du gouverneur, demandant à grands cris +qu'on ne l'exposât pas à d'inutiles ravages, puisque la monarchie +prussienne était désormais réduite à l'impossibilité de se défendre. +La démoralisation était si complète chez les généraux prussiens, que +ces raisons furent tenues pour bonnes, et que le lendemain de la +capitulation de Lubeck, le général Kleist livra Magdebourg avec 22 +mille prisonniers.</p> + +<p>Ainsi, depuis l'ouverture de la campagne, les Prussiens avaient fait +quatre fois, à Erfurt, à Prenzlow, à Lubeck, à Magdebourg, ce qu'ils +avaient tant reproché aux Autrichiens d'avoir fait une fois à Ulm. +Cette remarque n'a pas pour but d'offenser leur malheur, d'ailleurs +bien réparé depuis, mais de prouver qu'il aurait fallu un an +auparavant respecter l'infortune d'autrui, et ne pas déclarer les +Autrichiens si lâches, par le calcul mesquin de faire paraître les +Français moins braves et moins habiles.</p> + +<span class="sidenote">Caractères et résultats de cette prodigieuse campagne.</span> + +<p>Des 160 mille hommes qui avaient composé l'armée active des Prussiens, +il ne restait donc pas un débris. En écartant les exagérations, que +dans la surprise de tels succès, on répandit en Europe, il est certain +que 25 mille hommes environ avaient été tués ou blessés, et 100 mille +faits prisonniers. Des 35 mille autres, pas un seul n'avait repassé +l'Oder. Ceux qui étaient Saxons avaient regagné la Saxe. <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> +Ceux qui étaient Prussiens avaient jeté leurs armes, et fui à travers +les campagnes. On pouvait dire avec une complète vérité qu'il +n'existait plus d'armée prussienne. Napoléon était maître absolu de la +monarchie du grand Frédéric: il ne fallait en excepter que quelques +places de la Silésie incapables de résister, et la Prusse orientale, +protégée par la distance et par le voisinage de la Russie. Napoléon +avait enlevé tout le matériel de la Prusse en canons, fusils, +munitions de guerre; il avait acquis des vivres pour nourrir son armée +pendant une campagne, vingt mille chevaux pour remonter sa cavalerie, +et assez de drapeaux pour en charger les édifices de sa capitale. Tout +cela s'était accompli en un mois, car, entré le 8 octobre, Napoléon +avait reçu la capitulation de Magdebourg, qui fut la dernière, le 8 +novembre. Et c'est ce rapide anéantissement de la puissance +prussienne, qui rend si merveilleuse la campagne que nous venons de +raconter! Que 160 mille Français, parvenus à la perfection militaire +par quinze ans de guerre, eussent vaincu 160 mille Prussiens énervés +par une longue paix, le miracle n'était pas grand! Mais c'est un +événement étonnant que cette marche oblique de l'armée française, +combinée de telle manière que l'armée prussienne, constamment débordée +pendant une retraite de deux cents lieues, de Hof à Stettin, n'arrivât +à l'Oder que le jour même où ce fleuve était occupé, fut détruite ou +prise jusqu'au dernier homme, et qu'en un mois le roi d'une grande +monarchie, le second successeur du grand Frédéric, se vît sans soldats +et sans États! C'est, disons-nous, un événement étonnant, quand +<span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> on songe surtout qu'il ne s'agissait pas ici de Macédoniens +battant des Perses lâches et ignorants, mais d'une armée européenne +battant une autre armée européenne, toutes deux instruites et braves.</p> + +<p>Quant aux Prussiens, si on veut avoir le secret de cette déroute +inouïe, après laquelle les armées et les places se rendaient à la +sommation de quelques hussards, ou de quelques compagnies d'infanterie +légère, on le trouvera dans la démoralisation, qui suit ordinairement +une présomption folle! Après avoir nié, non pas les victoires des +Français qui n'étaient pas niables, mais leur supériorité militaire, +les Prussiens en furent tellement saisis à la première rencontre, +qu'ils ne crurent plus la résistance possible, et s'enfuirent en +jetant leurs armes. Ils furent atterrés, et l'Europe le fut avec eux. +Elle frémit tout entière après Iéna, plus encore qu'après Austerlitz, +car après Austerlitz la confiance dans l'armée prussienne restait du +moins aux ennemis de la France. Après Iéna le continent entier +semblait appartenir à l'armée française. Les soldats du grand Frédéric +avaient été la dernière ressource de l'envie: ces soldats vaincus, il +ne restait à l'envie que cette autre ressource, la seule, hélas! qui +ne lui manque jamais, de prédire les fautes d'un génie désormais +irrésistible, de prétendre qu'à de tels succès aucune raison humaine +ne pourrait tenir; et il est malheureusement vrai, que le génie, après +avoir désespéré l'envie par ses succès, se charge lui-même de la +consoler par ses fautes.</p> + +<p class="p2 smaller center">FIN DU LIVRE VINGT-CINQUIÈME.</p> + +<h2><span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> LIVRE VINGT-SIXIÈME.</h2> + +<h3>EYLAU.</h3> + +<p class="resume"> + Effet que produisent en Europe les victoires de Napoléon sur la + Prusse. — À quelle cause on attribue les exploits des + Français. — Ordonnance du roi Frédéric-Guillaume tendant à effacer + les distinctions de naissance dans l'armée prussienne. — Napoléon + décrète la construction du temple de la Madeleine, et donne le + nom d'Iéna au pont jeté vis-à-vis de l'École militaire. — Pensées + qu'il conçoit à Berlin dans l'ivresse de ses triomphes. — L'idée + de <span class="smcap">VAINCRE LA MER PAR LA TERRE</span> se systématise dans son esprit, et + il répond au <em>blocus maritime</em> par le <em>blocus + continental</em>. — Décrets de Berlin. — Résolution de pousser la + guerre au Nord, jusqu'à la soumission du continent tout + entier. — Projet de marcher sur la Vistule, et de soulever la + Pologne. — Affluence des Polonais auprès de Napoléon. — Ombrages + inspirés à Vienne par l'idée de reconstituer la + Pologne. — Napoléon offre à l'Autriche la Silésie en échange des + Gallicies. — Refus et haine cachée de la cour de + Vienne. — Précautions de Napoléon contre cette cour. — L'Orient + mêlé à la querelle de l'Occident. — La Turquie et le sultan + Sélim. — Napoléon envoie le général Sébastiani à Constantinople + pour engager les Turcs à faire la guerre aux Russes. — Déposition + des hospodars Ipsilanti et Maruzzi. — Le général russe Michelson + marche sur les provinces du Danube. — Napoléon proportionne ses + moyens à la grandeur de ses projets. — Appel en 1806 de la + conscription de 1807. — Emploi des nouvelles levées. — Organisation + en régiments de marche des renforts destinés à la grande + armée. — Nouveaux corps tirés de France et d'Italie. — Mise sur le + pied de guerre de l'armée d'Italie. — Développement donné à la + cavalerie. — Moyens financiers créés avec les ressources de la + Prusse. — Napoléon n'ayant pu s'entendre avec le roi + Frédéric-Guillaume sur les conditions d'un armistice, dirige son + armée sur la Pologne. — Murat, Davout, Augereau, Lannes, marchent + sur la Vistule à la tête de quatre-vingt mille hommes. — Napoléon + les suit avec une armée de même force, composée des corps des + maréchaux Soult, Bernadotte, Ney, de la garde et des + réserves. — Entrée des Français en Pologne. — Aspect du sol et du + ciel. — Enthousiasme des Polonais pour les Français. — Conditions + mises par Napoléon à la reconstitution de la Pologne. — Esprit de + la haute noblesse polonaise. — Entrée de Murat et de Davout à + Posen et à Varsovie. — Napoléon vient s'établir à + Posen. — Occupation de la Vistule, depuis Varsovie jusqu'à + Thorn. — Les Russes, joints aux débris de l'armée prussienne, + occupent les bords de la Narew. — Napoléon veut les rejeter sur la + Prégel, afin d'hiverner plus tranquillement <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> sur la + Vistule. — Belles combinaisons pour accabler les Prussiens et les + Russes. — Combats de Czarnowo, de Golymin, de Soldau. — Bataille de + Pultusk. — Les Russes, rejetés au delà de la Narew avec grande + perte, ne peuvent être poursuivis à cause de l'état des + routes. — Embarras des vainqueurs et des vaincus enfoncés dans les + boues de la Pologne. — Napoléon s'établit en avant de la Vistule, + entre le Bug, la Narew, l'Orezyc et l'Ukra. — Il place le corps du + maréchal Bernadotte à Elbing, en avant de la basse Vistule, et + forme un dixième corps sous le maréchal Lefebvre, pour commencer + le siége de Dantzig. — Admirable prévoyance pour + l'approvisionnement et la sûreté de ses quartiers + d'hiver. — Travaux de Praga, de Modlin, de Sierock. — État matériel + et moral de l'armée française. — Gaieté des soldats au milieu d'un + pays nouveau pour eux. — Le prince Jérôme et le général Vandamme, + à la tête des auxiliaires allemands, assiégent les places de la + Silésie. — Courte joie à Vienne, où l'on croit un moment aux + succès des Russes. — Une plus exacte appréciation des faits ramène + la cour de Vienne à sa réserve ordinaire. — Le général Benningsen, + devenu général en chef de l'armée russe, veut reprendre les + hostilités en plein hiver, et marche sur les cantonnements de + l'armée française en suivant le littoral de la Baltique. — Il est + découvert par le maréchal Ney, qui donne l'éveil à tous les + corps. — Beau combat du maréchal Bernadotte à Mohrungen. — Savante + combinaison de Napoléon pour jeter les Russes à la mer. — Cette + combinaison est révélée à l'ennemi par la faute d'un officier qui + se laisse enlever ses dépêches. — Les Russes se retirent à + temps. — Napoléon les poursuit à outrance. — Combats de Waltersdorf + et de Hoff. — Les Russes, ne pouvant fuir plus long-temps, + s'arrêtent à Eylau, résolus à livrer bataille. — L'armée + française, mourant de faim et réduite d'un tiers par les marches, + aborde l'armée russe, et lui livre à Eylau une bataille + sanglante. — Sang-froid et énergie de Napoléon. — Conduite héroïque + de la cavalerie française. — L'armée russe se retire presque + détruite; mais l'armée française, de son côté, a essuyé des + pertes cruelles. — Le corps d'Augereau est si maltraité qu'il faut + le dissoudre. — Napoléon poursuit les Russes jusqu'à + Kœnigsberg, et, quand il s'est assuré de leur retraite au delà + de la Prégel, reprend sa position sur la Vistule. — Changement + apporté à l'emplacement de ses quartiers. — Il quitte la haute + Vistule pour s'établir en avant de la basse Vistule, et derrière + la Passarge, afin de mieux couvrir le siége de + Dantzig. — Redoublement de soins pour le ravitaillement de ses + quartiers d'hiver. — Napoléon, établi à Osterode dans une espèce + de grange, emploie son hiver à nourrir son armée, à la recruter, + à administrer l'Empire, et à contenir l'Europe. — Tranquillité + d'esprit et incroyable variété des occupations de Napoléon à + Osterode et à Finkenstein.</p> + +<span class="sidenote">Effet produit en Europe par la subite destruction de la +puissance prussienne.</span> + +<p>Napoléon avait en un mois renversé la monarchie prussienne, détruit +ses armées, conquis la plus grande partie de son territoire. Il +restait au roi Frédéric-Guillaume <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> une province et vingt-cinq +mille hommes. À la vérité les Russes, appelés avec instance par la +cour de Berlin, qui était réfugiée à Kœnigsberg, accouraient aussi +vite que le permettaient l'éloignement, la saison, et l'impéritie +d'une administration à demi barbare. Mais on avait vu les Russes à +Austerlitz, et malgré leur bravoure, on ne pouvait pas attendre d'eux +qu'ils changeassent le destin de la guerre. Les cabinets et les +aristocraties de l'Europe étaient plongés dans une profonde +consternation. Les peuples vaincus, partagés entre le patriotisme et +l'admiration, ne pouvaient s'empêcher de reconnaître dans Napoléon +l'enfant de la révolution française, le propagateur de ses idées, +l'applicateur glorieux de la plus populaire de toutes, l'égalité. Ils +voyaient un éclatant exemple de cette égalité chez nos généraux, qu'on +ne désignait plus sous les noms, autrefois si connus, de Berthier, de +Murat, de Bernadotte, mais sous les titres de prince de Neufchâtel, de +grand-duc de Berg, de prince de Ponte-Corvo! Cherchant à expliquer les +triomphes inouïs que nous venions de remporter sur l'armée prussienne, +ils les attribuaient non-seulement à notre courage, à notre expérience +de la guerre, mais aux principes sur lesquels reposait la nouvelle +société française. +<span class="sidenote">À quelles causes l'Europe attribue les succès militaires +des Français.</span> +Ils expliquaient l'ardeur incroyable de nos +soldats, par l'ambition extraordinaire qu'on avait su exciter chez +eux, en leur ouvrant cette carrière immense, dans laquelle on pouvait +entrer paysan comme les Sforce, pour en sortir maréchal, prince, roi, +empereur! Il est vrai que ce dernier lot était seul de son espèce dans +la nouvelle urne de la fortune; mais s'il n'y avait <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> qu'un +empereur, devenu tel au prix d'un prodigieux génie, que de ducs ou de +princes, dont la supériorité sur leurs compagnons d'armes n'était de +nature à désespérer personne!</p> + +<p>Les lettres interceptées des officiers prussiens étaient pleines à cet +égard de réflexions étranges. L'un d'eux, écrivant à sa famille, lui +disait: «S'il ne fallait que se servir de ses bras contre les +Français, nous serions bientôt vainqueurs. Ils sont petits, chétifs; +un seul de nos Allemands en battrait quatre. Mais ils deviennent au +feu des êtres surnaturels. Ils sont emportés par une ardeur +inexprimable, dont on ne voit aucune trace chez nos soldats... Que +voulez-vous faire avec des paysans, menés au feu par des nobles, dont +ils partagent les dangers, sans partager jamais ni leurs passions, ni +leurs récompenses<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a>?»</p> + +<p>Ainsi se trouvait dans la bouche des vaincus, avec la glorification de +notre bravoure, la glorification des principes de notre révolution. Le +roi de Prusse, en effet, réfugié aux confins de son royaume, préparait +une ordonnance pour introduire l'égalité dans les rangs de son armée, +et y effacer toutes les distinctions de classe et de naissance. +Singulier exemple de la propagation des idées libérales, portées aux +extrémités de l'Europe, par un conquérant, qu'on représente souvent +comme le géant qui voulait étouffer ces idées. Il en avait comprimé +quelques-unes, à la vérité, mais les plus sociales d'entre elles +<span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> faisaient à sa suite autant de chemin que sa gloire.</p> + +<p>Toujours porté à donner aux choses l'éclat de son imagination, +Napoléon, qui avait projeté, au lendemain d'Austerlitz, la colonne de +la place Vendôme, l'arc de triomphe de l'Étoile, la grande rue +Impériale, décréta au milieu de la Prusse conquise, l'érection d'un +monument, qui est devenu depuis l'un des plus grands de la capitale, +le temple de la Madeleine.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon décrète en Prusse l'érection du temple de la +Madeleine.</span> + +<p>Sur l'emplacement qu'occupe aujourd'hui ce temple, et qui forme avec +la place de la Concorde un ensemble si magnifique, on devait +construire la nouvelle Bourse. Napoléon jugea la place trop belle pour +y élever le temple de la richesse, et il résolut d'y élever le temple +de la gloire. Il décida qu'on chercherait un autre quartier pour y +établir la nouvelle Bourse, et que sur l'un des quatre points qu'on +aperçoit du milieu de la place de la Concorde, serait érigé un +monument consacré à la gloire de nos armes. Il voulait que le +frontispice de ce monument portât l'inscription suivante: <span class="smcap">L'empereur +Napoléon aux soldats de la Grande Armée</span>. Sur des tables de marbre +devaient être inscrits les noms des officiers et soldats qui avaient +assisté aux grands événements d'Ulm, d'Austerlitz, d'Iéna, et sur des +tables d'or le nom de ceux qui étaient morts dans ces journées. +D'immenses bas-reliefs devaient représenter, groupés les uns à côté +des autres, les officiers supérieurs et les généraux. Des statues +étaient accordées aux maréchaux qui avaient commandé des corps +d'armée. Les drapeaux pris sur l'ennemi devaient être suspendus aux +voûtes de l'édifice. Napoléon décida <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> enfin que tous les ans +une fête, de caractère antique comme le monument, serait célébrée le 2 +décembre, en l'honneur des vertus guerrières. Il ordonna un concours, +en se réservant de choisir entre les projets présentés celui qui lui +semblerait le plus convenable. Mais il détermina d'avance le style +d'architecture qu'il voulait donner au nouvel édifice. Il désirait, +disait-il, un temple de forme grecque ou romaine.—Nous avons des +églises, écrivait-il au ministre de l'intérieur, nous n'avons pas un +temple, semblable au Parthénon par exemple; il en faut un de ce genre +à Paris.—La France aimait alors les arts de la Grèce, comme elle +aimait naguère les arts du moyen âge; et c'était un présent tout à +fait neuf à offrir à la capitale qu'une imitation du Parthénon. +Aujourd'hui ce temple grec devenu une église chrétienne (ce qui ne +saurait être un sujet de regret), contraste avec sa nouvelle +destination, et avec les arts de l'époque actuelle. Ainsi passent nos +goûts, nos passions, nos idées, aussi vite que les caprices de cette +fortune, qui a voué cet édifice à des usages si différents de ceux +auxquels il était d'abord consacré. Toutefois il occupe +majestueusement la place qui lui a été jadis assignée, et le peuple +n'a point oublié que ce temple devait être celui de la gloire<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a>.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> + +<p>Les flatteurs du temps, connaissant les faiblesses de Napoléon, se les +exagérant même dans leur bassesse, lui proposèrent de changer le nom +révolutionnaire de <span class="smcap">place de la Concorde</span>, en un autre nom plus +monarchique, emprunté à la monarchie impériale. Il répondit à M. de +Champagny par cette lettre si brève: «Il faut laisser à la place de la +Concorde le nom qu'elle a. <span class="smcap">La Concorde!</span> voilà ce qui rend la France +invincible!» (Janvier 1807.) Mais un magnifique pont en pierre, +décrété récemment, et construit sur la Seine, vis-à-vis de l'École +militaire, n'avait pas encore <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> de nom. +<span class="sidenote">Napoléon donne le nom de pont d'Iéna au pont placé +vis-à-vis l'École militaire.</span> +Napoléon voulut lui +donner le beau nom d'Iéna, que ce pont a conservé, et qui plus tard +lui serait devenu fatal, si un acte honorable de Louis XVIII ne +l'avait sauvé en 1815 de la rage brutale des Prussiens.</p> + +<span class="sidenote">Pensées qui naissent dans l'esprit de Napoléon à la suite +de ses triomphes sur la Prusse.</span> + +<p>Ces soins accordés à des monuments d'art, du milieu même des capitales +conquises, n'étaient chez Napoléon que des pensées accessoires, à côté +des vastes pensées qui l'occupaient. Le glorieux événement +d'Austerlitz lui avait déjà inspiré un sentiment excessif de ses +forces, et avait apporté de nouveaux <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> stimulants à sa +gigantesque ambition. Celui d'Iéna mit le comble à sa confiance et à +ses désirs. Il crut tout possible, et il désira tout, après cette +destruction si complète et si prompte de la puissance militaire la +plus estimée de l'Europe. Ses ennemis, pour déprécier ses triomphes +antérieurs, lui ayant répété sans cesse que l'armée prussienne était +la seule dont il fallût tenir compte, la seule qu'il fût difficile de +vaincre, il les avait pris au mot, et l'ayant vaincue, mieux que +vaincue, anéantie en un mois, il n'aperçut désormais aucune limite à +sa puissance, <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> et n'admit aucune borne à sa volonté. L'Europe +lui sembla un champ sans maître, dans lequel il pourrait édifier tout +ce qu'il voudrait, tout ce qu'il trouverait grand, sage, utile, ou +brillant. Où donc aurait-il entrevu une résistance? L'Autriche +désarmée par une seule manœuvre, celle d'Ulm, était tremblante, +épuisée, incapable de reprendre les armes. Les Russes, quoique jugés +braves, avaient été ramenés la baïonnette dans les reins, de Munich à +Olmütz; et s'ils s'étaient arrêtés un instant à Hollabrunn, à +Austerlitz, c'était pour essuyer d'accablantes défaites. Enfin la +monarchie prussienne venait d'être détruite en trente jours. Quel +obstacle, nous le répétons, pouvait-il entrevoir à ses projets? Les +débris des armées russes, ralliés dans le Nord à vingt-cinq mille +Prussiens, n'offraient pas un péril dont il dût s'effrayer. Aussi +écrivait-il à l'archichancelier Cambacérès: «Tout ceci est <em>un jeu +d'enfants</em>, auquel il faut mettre un terme; et cette fois je vais m'y +prendre de telle façon avec mes ennemis, que j'en finirai avec +tous.»— +<span class="sidenote">Napoléon se décide à pousser la guerre à outrance, jusqu'à +ce qu'il ait soumis l'Europe entière à sa politique.</span> +Il se décida donc à pousser la guerre si loin, qu'il +arracherait la paix à toutes les puissances, et la leur arracherait +aussi brillante que durable. Ce n'était pas, il est vrai, aux cours du +continent qu'il était difficile de l'arracher, mais à l'Angleterre, +qui, défendue par l'Océan, avait seule échappé au joug dont l'Europe +se voyait menacée. +<span class="sidenote">Napoléon systématise l'idée de <span class="smcap">DOMINER LA MER PAR LA +TERRE</span>.</span> +Napoléon s'était dit déjà qu'il dominerait la mer +par la terre, et que si les Anglais voulaient lui fermer l'Océan, il +leur fermerait le continent. Parvenu sur l'Elbe et l'Oder, il se +confirma dans cette pensée plus que jamais; il la systématisa +<span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> dans sa tête, et il écrivit à son frère Louis en Hollande: +<em>Je vais reconquérir les colonies par la terre.</em> Dans la fermentation +d'esprit que produisit chez lui le succès extraordinaire de la guerre +de Prusse, il conçut les pensées les plus gigantesques qu'il ait +enfantées de sa vie. D'abord il se promit de garder en dépôt tout ce +qu'il avait conquis, et tout ce qu'il allait conquérir encore, jusqu'à +ce que l'Angleterre eût restitué à la France, à la Hollande, à +l'Espagne, les colonies qu'elle leur avait enlevées. +<span class="sidenote">Napoléon déclare qu'il ne rendra aucun des États européens +qu'il a conquis, tant que l'Angleterre ne restituera pas les colonies +qu'elles a prises à la France, à la Hollande, à l'Espagne.</span> +Les puissances +continentales n'étant au fond que les auxiliaires subventionnés de +l'Angleterre, il résolut de les tenir toutes pour solidaires de la +politique britannique, et de poser comme principe essentiel de +négociation, qu'il ne rendrait à aucune d'elles rien de ce qu'il avait +pris, tant que l'Angleterre ne rendrait pas tout ou partie de ses +conquêtes maritimes. Deux négociateurs prussiens, MM. de Lucchesini et +de Zastrow étaient à Charlottenbourg, invoquant un armistice et la +paix. +<span class="sidenote">Il refuse la paix à la Prusse, et lui accorde seulement un +armistice, fondé sur la remise immédiate des places de l'Oder et de la +Vistule.</span> +Il leur fit répondre par Duroc, demeuré l'ami de la cour de +Berlin, que quant à la paix, il n'y fallait pas penser, tant qu'on +n'aurait pas amené l'Angleterre à des vues plus modérées, et que la +Prusse et l'Allemagne resteraient en ses mains comme gage de ce que +l'Angleterre avait dérobé aux puissances maritimes; mais que pour un +armistice il était prêt à en accorder un, à condition qu'on lui +livrerait tout de suite la ligne sur laquelle il voulait hiverner, et +dont il prétendait faire le point de départ de ses opérations futures, +la ligne de la Vistule. En conséquence il demandait qu'on lui +abandonnât sur-le-champ <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> les places de la Silésie, telles que +Breslau, Glogau, Schweidnitz, Glatz, et toutes celles de la Vistule, +telles que Dantzig, Graudenz, Thorn, Varsovie, car si on ne les lui +livrait pas, il allait, disait-il, les conquérir en quelques jours.</p> + +<span class="sidenote">Le projet de blocus continental, depuis long-temps conçu +par Napoléon, est définitivement arrêté, et converti à Berlin en loi +de l'Empire.</span> + +<p>Dans cette intention de <span class="smcap">VAINCRE LA MER PAR LA TERRE</span>, en privant la +Grande-Bretagne de tous ses alliés, et en lui fermant tous les ports +du continent, la première chose à faire, c'était de lui interdire sans +aucun retard l'accès des vastes rivages occupés par les armées +françaises. Déjà Napoléon avait par lui-même, ou par la Prusse, fermé +les bouches de l'Ems, du Wéser et de l'Elbe. C'était là une +application naturelle et légitime du droit de conquête, car la +conquête confère tous les droits du souverain, et notamment le droit +de clore les ports, ou d'intercepter les routes du pays conquis, sans +qu'une telle rigueur puisse passer pour une violation du droit des +gens envers qui que ce soit. Mais défendre l'entrée de l'Ems, de +l'Elbe et du Wéser, était une mesure fort insuffisante pour atteindre +le but que se proposait Napoléon, car malgré la surveillance la plus +exacte des côtes, les marchandises anglaises étaient introduites par +la contrebande, non-seulement dans le Hanovre, mais dans la Hollande, +dont le gouvernement était sous notre influence directe, dans la +Belgique, qui était devenue province française. D'ailleurs l'Ems, le +Wéser et l'Elbe fermés, ces marchandises entraient par l'Oder, par la +Vistule, et redescendaient ensuite du Nord au Midi. Elles +renchérissaient beaucoup, il est vrai, mais le besoin de s'en défaire +amenait les Anglais à les livrer à un <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> prix qui compensait les +frais de la contrebande et du transport. Il était donc nécessaire +d'employer des moyens plus rigoureux contre les marchandises +anglaises, et Napoléon n'était pas homme à se les interdire.</p> + +<span class="sidenote">Le blocus sur le papier, tel que l'avaient imaginé les +Anglais.</span> + +<p>L'Angleterre elle-même venait d'autoriser tous les genres d'excès +contre son commerce, en prenant une mesure extraordinaire, et l'une +des plus attentatoires qu'on pût imaginer contre le droit des gens le +plus généralement admis, celle qu'on a nommée <em>blocus sur le papier</em>. +Ainsi que nous l'avons déjà exposé bien des fois, il est de principe +chez la plupart des nations maritimes, que tout neutre, c'est-à-dire +tout pavillon étranger à la guerre engagée entre deux puissances, a le +droit de naviguer des ports de l'une aux ports de l'autre, de +transporter quelque marchandise que ce soit, même celle de l'ennemi, +excepté la contrebande de guerre, qui consiste dans les armes, les +munitions, les vivres confectionnés pour l'usage des armées. Cette +liberté ne cesse que lorsqu'il s'agit d'une place maritime, bloquée +par une force navale telle que le blocus soit efficace. Dans ce cas, +le blocus étant notifié, la faculté de pénétrer dans la place bloquée +est suspendue pour les neutres. Mais si, dans les restrictions +apportées à la liberté de naviguer, on ne s'arrête pas à cette limite +certaine de la présence d'une force effective, il n'y a plus de raison +pour qu'on ne frappe pas d'interdit les côtes entières du globe, sous +prétexte de blocus. L'Angleterre avait déjà cherché à outrepasser les +limites du blocus réel, en prétendant qu'avec quelques voiles, +insuffisantes en nombre <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> pour fermer les abords d'une place +maritime, elle avait le droit de déclarer le blocus. Mais enfin elle +avait admis la nécessité de la présence d'une force quelconque devant +le port bloqué. Maintenant elle ne s'arrêtait plus à cette limite déjà +si vague, et à l'époque de sa rupture momentanée avec la Prusse, +occasionnée par la prise de possession du Hanovre, elle avait osé +défendre tout commerce aux neutres, sur les côtes de France et +d'Allemagne, depuis Brest jusqu'aux bouches de l'Elbe. C'était l'abus +de la force poussé au dernier excès, et dès lors il suffisait d'un +simple décret britannique pour frapper d'interdit toutes les parties +du globe qu'il plairait à l'Angleterre de priver de commerce.</p> + +<p>Cette incroyable violation du droit commun fournissait à Napoléon un +juste prétexte pour se permettre à l'égard du commerce anglais les +mesures les plus rigoureuses. Il imagina un décret formidable, qui +tout excessif qu'il puisse paraître, n'était qu'une juste représaille +des violences de l'Angleterre, et qui avait de plus l'avantage de +répondre parfaitement aux vues qu'il venait de concevoir. +<span class="sidenote">Décret de Berlin, daté du 21 novembre 1806.</span> +Ce décret, +daté de Berlin, et du 21 novembre, applicable non-seulement à la +France, mais aux pays occupés par ses armées, ou alliés avec elle, +c'est-à-dire à la France, à la Hollande, à l'Espagne, à l'Italie, et à +l'Allemagne entière, déclarait les Îles-Britanniques <em>en état de +blocus</em>. Les conséquences de l'<em>état de blocus</em> étaient les suivantes:</p> + +<span class="sidenote">Dispositif de ce décret.</span> + +<p>Tout commerce avec l'Angleterre était absolument défendu;</p> + +<p>Toute marchandise provenant des manufactures <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> ou des colonies +anglaises, devait être confisquée, non-seulement à la côte, mais à +l'intérieur, chez les négociants qui s'en feraient dépositaires;</p> + +<p>Toute lettre, venant d'Angleterre ou y allant, adressée à un Anglais +ou écrite en anglais, devait être arrêtée dans les bureaux de poste, +et détruite;</p> + +<p>Tout Anglais quelconque saisi en France ou dans les pays soumis à ses +armes, était déclaré prisonnier de guerre;</p> + +<p>Tout bâtiment, ayant seulement touché aux colonies anglaises, ou à +l'un des ports des trois royaumes, avait défense d'aborder aux ports +français ou soumis à la France, et s'il faisait une fausse déclaration +à ce sujet, il était reconnu de bonne prise;</p> + +<p>Une moitié du produit des confiscations était destinée à indemniser +les négociants français ou alliés, qui avaient souffert des +spoliations de l'Angleterre: enfin les Anglais tombés en notre pouvoir +devaient servir à l'échange des Français, ou des alliés devenus +prisonniers.</p> + +<p>Telles étaient ces mesures, inexcusables, assurément, si l'Angleterre +n'avait pris soin de les justifier d'avance par ses propres excès. +Napoléon ne s'en dissimulait pas la rigueur; mais afin d'amener +l'Angleterre à se départir de sa tyrannie sur mer, il déployait une +tyrannie égale sur terre; il voulait surtout intimider les agents du +commerce anglais, et principalement les négociants des villes +anséatiques, qui, se jouant des ordres donnés sur l'Elbe et le Wéser, +faisaient circuler dans toutes les parties du continent les +marchandises défendues. La menace de la confiscation, menace bientôt +suivie <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> d'effet, devait les faire trembler, et sinon clore, du +moins rendre fort étroits les débouchés clandestinement ouverts au +commerce britannique.</p> + +<p>Napoléon, se disant que toutes les nations commerçantes étaient +intéressées à la résistance qu'il opposait aux prétentions iniques de +l'Angleterre, en concluait qu'elles devaient se résigner aux +inconvénients d'une lutte devenue nécessaire; il pensait que ces +inconvénients portant en particulier sur des spéculateurs de Hambourg, +de Brême, de Leipzig, d'Amsterdam, contrebandiers de profession, ce +n'était pas la peine de limiter ses moyens de représailles, par +respect pour de tels intérêts.</p> + +<span class="sidenote">Effet produit en Europe par le décret de Berlin.</span> + +<p>L'effet de ce décret sur l'opinion de l'Europe fut immense. Les uns y +virent un excès de despotisme révoltant, d'autres une politique +profonde, tous un acte extraordinaire, proportionné à la lutte de +géants que soutenaient l'une contre l'autre l'Angleterre et la France, +la première osant s'emparer de la mer, qui avait été jusqu'alors la +route commune des nations, pour y interdire tout commerce à ses +ennemis, la seconde entreprenant l'occupation entière du continent à +main armée, pour répondre à la clôture de la mer par celle de la +terre! Spectacle inouï, sans exemple dans le passé et probablement +dans l'avenir, que donnaient en ce moment les passions déchaînées des +deux plus grands peuples de la terre!</p> + +<span class="sidenote">Exécution du décret de Berlin dans tous les pays soumis à +la France.</span> + +<p>À peine ce décret, conçu, rédigé par Napoléon lui-même, et lui seul, +sans la participation de M. de Talleyrand, à peine ce décret était-il +signé, qu'il fut envoyé par des courriers extraordinaires aux +gouvernements de Hollande, d'Espagne et d'Italie, avec <span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> ordre +aux uns, sommation aux autres, de le mettre immédiatement à exécution. +<span class="sidenote">Le maréchal Mortier chargé d'exécuter, en Allemagne, le +décret de Berlin.</span> +Le maréchal Mortier, qui avait déjà envahi la Hesse, fut chargé de se +diriger en toute hâte sur les villes anséatiques, Brême, Hambourg, +Lubeck, et de s'emparer non-seulement de ces villes, mais des ports du +Mecklembourg et de la Poméranie suédoise, jusqu'aux bouches de l'Oder. +Il lui était prescrit d'occuper les riches entrepôts des villes +anséatiques, d'y saisir les marchandises d'origine britannique, d'y +arrêter les négociants anglais, et de faire tout cela avec +ponctualité, exactitude et probité. C'est parce qu'il espérait du +maréchal Mortier, plus que de tout autre, une exécution également +rigoureuse et probe, que Napoléon l'avait chargé d'une pareille +commission. Il lui ordonna d'amener en Allemagne un certain nombre de +marins tirés de la flottille de Boulogne, de les faire croiser dans +des embarcations aux embouchures de l'Elbe et du Wéser, d'armer de +canons toutes les passes, et de couler à fond tout bâtiment suspect +qui chercherait à forcer le blocus.</p> + +<p>Tel fut le <em>blocus continental</em>, par lequel Napoléon répondit au +<em>blocus sur le papier</em>, imaginé par l'Angleterre.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon veut pousser la guerre continentale jusqu'aux +extrémités septentrionales de l'Europe, afin d'achever la soumission +de toutes les puissances à sa politique.</span> + +<p>Mais pour soumettre le continent à sa politique, il fallait que +Napoléon poussât la guerre plus loin encore qu'il ne l'avait fait. +L'Autriche était, il y a six mois, dans ses puissantes mains; elle y +pouvait être encore dès qu'il le voudrait. La Prusse y était +actuellement. Mais la Russie, toujours repoussée quand elle avait paru +dans les régions de l'Occident, échappait néanmoins à ses coups, en +se retirant au delà de <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> la Vistule et du Niémen. Elle était le +seul allié qui restât à l'Angleterre, et il fallait la battre, aussi +complétement qu'on avait battu l'Autriche et la Prusse, pour réaliser +dans toute son étendue la politique de <span class="smcap">VAINCRE LA MER PAR LA TERRE</span>. +<span class="sidenote">Dans son projet de porter la guerre jusqu'aux frontières de +la Russie, Napoléon est amené à l'idée de reconstituer la Pologne.</span> +Napoléon était donc résolu à s'élever au nord, et à courir à la +rencontre des Russes, au milieu des campagnes de la Pologne, prêtes à +s'insurger à son aspect. Jamais guerrier parti du Rhin n'avait touché +à la Vistule, encore moins au Niémen. Mais celui qui avait fait +flotter le drapeau tricolore sur les bords de l'Adige, du Nil, du +Jourdain, du Pô, du Danube, de l'Elbe, pouvait, et devait exécuter +cette marche audacieuse! Toutefois, sa présence dans les régions du +nord, suscitait à l'instant une immense question européenne, c'était +le rétablissement de la Pologne. Les Polonais avaient toujours dit: La +France est notre amie, mais elle est bien loin!—Quand la France +s'approchait de la Pologne jusqu'à l'Oder, l'idée d'une grande +réparation ne devait-elle pas devenir chez l'une le sujet d'une +espérance fondée, chez l'autre le sujet d'un projet réfléchi? +<span class="sidenote">Les Polonais, en apprenant l'arrivée de Napoléon à Berlin, +accourent en foule pour lui offrir le secours de leurs bras.</span> +Ces +infortunés Polonais, si légers dans leur conduite, si sérieux dans +leurs sentiments, poussaient des cris d'enthousiasme, en apprenant nos +victoires, et une foule d'émissaires accourus à Berlin, conjuraient +Napoléon de se porter sur la Vistule, lui promettant leurs biens, +leurs bras, leurs vies, pour l'aider à reconstituer la Pologne. Ce +projet, si séduisant, si généreux, si politique s'il eût été plus +praticable, était l'une de ces entreprises, dont l'imagination +ébranlée de Napoléon devait s'éprendre en ce moment, et l'un de ces +spectacles <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> imposants qu'il convenait à sa grandeur de donner +au monde. En se transportant au milieu de la Pologne il ajoutait, il +est vrai, aux difficultés de la guerre actuelle, la difficulté la plus +grave de toutes, celle des distances et du climat; mais il enlevait à +la Prusse et à la Russie les ressources des provinces polonaises, +ressources considérables en hommes et en denrées alimentaires; il +sapait la base de la puissance russe; il essayait de rendre à l'Europe +le service le plus signalé qu'on lui eût jamais rendu; il ajoutait de +nouveaux gages à ceux dont il était déjà nanti, et qui devaient lui +servir à obtenir de l'Angleterre des restitutions maritimes au moyen +de restitutions continentales. +<span class="sidenote">Napoléon forme le projet de se porter sur la Vistule.</span> +Les vastes pays placés sur la route du +Rhin à la Vistule, causes de faiblesse pour un général ordinaire, +allaient devenir sous le plus grand des capitaines, des sources +abondantes en choses nécessaires à la guerre; il allait en tirer, +grâce à une habile administration, vivres, munitions, armes, chevaux, +argent. Quant au climat, si redoutable dans ces contrées en novembre +et décembre, il en tenait compte sans doute, mais il était résolu dans +cette campagne à s'arrêter sur la Vistule. Si on la lui livrait par +l'armistice proposé, il avait le projet de s'y établir; si au +contraire on la lui contestait, il voulait la conquérir en quelques +marches, y faire camper ses troupes pendant la durée de l'hiver, les y +nourrir avec les blés de la Pologne, les y chauffer avec les bois de +ses forêts, les recruter avec de nouveaux soldats venus du Rhin, et au +printemps suivant, partir de la Vistule pour s'enfoncer au nord, plus +avant qu'aucun homme ne l'avait jamais osé.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> Excité par le succès, poussé par son génie et par la fortune +à une grandeur de pensées à laquelle aucun chef d'empire ou d'armée +n'était encore parvenu, il n'hésita pas un instant sur le parti à +prendre, et il disposa tout pour s'avancer en Pologne. Il avait bien, +en passant le Rhin, fait entrer dans ses desseins l'idée d'une +audacieuse marche au nord, mais vaguement. C'est à Berlin, et après +les succès si rapides et si éclatants obtenus sur la Prusse, qu'il en +forma le projet sérieux.</p> + +<span class="sidenote">Compte qu'il fallait tenir de l'Autriche en s'avançant en +Pologne.</span> + +<p>Cependant à tout ceci il y avait, outre les périls inhérents à +l'entreprise elle-même, un danger particulier que Napoléon ne se +dissimulait pas, c'était l'impression qu'en éprouverait l'Autriche, +laquelle, bien que vaincue, et vaincue jusqu'à l'épuisement, pouvait +néanmoins être tentée de saisir l'occasion pour se jeter sur nos +derrières.</p> + +<p>La conduite actuelle de cette cour était de nature à inspirer plus +d'une crainte. Aux offres d'alliance que Napoléon lui avait fait +parvenir à la suite de ses entretiens avec le duc de Wurzbourg, elle +avait répondu par des démonstrations affectées de bienveillance, +feignant d'abord de ne pas comprendre les ouvertures de notre +ambassadeur, et quand on s'était expliqué d'une manière plus claire, +alléguant qu'un rapprochement trop étroit avec la France entraînerait +de sa part une rupture avec la Russie et la Prusse, et qu'au lendemain +d'une longue lutte, recommencée trois fois depuis quinze ans, elle +n'était plus capable de faire la guerre, ni pour ni contre aucune +puissance.</p> + +<span class="sidenote">L'Autriche refuse de s'expliquer et, en attendant, réunit +60 mille hommes en Bohême.</span> + +<p>À ces paroles évasives elle venait d'ajouter des <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> actes plus +significatifs. Elle avait réuni 60 mille hommes en Bohême, lesquels, +placés d'abord le long de la Bavière et de la Saxe, se transportaient +actuellement vers la Gallicie, suivant en quelque sorte derrière leurs +frontières le mouvement des armées belligérantes. Indépendamment de +ces 60 mille hommes, elle avait dirigé de nouvelles troupes vers la +Pologne, et elle apportait une extrême activité à former des magasins +en Bohême et en Gallicie. Quand on la questionnait sur ces armements, +elle répondait par des raisons banales, tirées de sa sûreté +personnelle, disant qu'exposée de toutes parts au contact d'armées +ennemies qui se faisaient la guerre, elle ne devait permettre à aucune +de violer son territoire, et que les mesures dont on lui demandait +compte n'étaient que des mesures de pure précaution.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon ne se laisse point tromper par les paroles de +l'Autriche, et voit en elle un ennemi secret et irréconciliable.</span> + +<p>Napoléon ne pouvait être dupe d'un langage aussi peu sincère. Le +besoin d'une alliance, depuis qu'il avait perdu celle de la Prusse, +avait un moment tourné son esprit vers la cour de Vienne; mais il lui +était maintenant facile de reconnaître que la puissance à laquelle +nous venions d'enlever en quinze ans les Pays-Bas, la Souabe, le +Milanais, les États vénitiens, la Toscane, le Tyrol, la Dalmatie et +enfin la couronne germanique, ne saurait être qu'une ennemie +irréconciliable, dissimulant par politique ses profonds ressentiments, +mais prête à les faire éclater à la première occasion. Il apercevait +très-bien que les craintes de l'Autriche étaient feintes, car aucune +des parties belligérantes n'avait intérêt à la provoquer par une +violation de territoire, et il savait <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> que, si elle armait, ce +ne pouvait être que dans l'intention perfide de tomber sur les +derrières de l'armée française. N'attachant pas plus d'importance +qu'il ne fallait à la parole d'homme et de souverain, par laquelle +François II s'était engagé au bivouac d'Urchitz, à ne plus faire la +guerre à la France, il pensait néanmoins que le souvenir de cette +parole solennellement donnée devait embarrasser ce prince, qu'il lui +faudrait pour y manquer un prétexte très-spécieux, et il avait formé +deux résolutions très-mûrement réfléchies, la première de ne donner à +l'Autriche aucun prétexte d'intervenir dans la guerre actuelle, la +seconde de prendre ses précautions comme si elle devait y intervenir +certainement, et de les prendre d'une manière ostensible. +<span class="sidenote">Langage et conduite de Napoléon envers l'Autriche.</span> +Son langage +fut conforme à ces résolutions. Il se plaignit d'abord avec une +entière franchise des armements faits en Bohême et en Gallicie, et de +façon à prouver qu'il en comprenait le but. Puis avec la même +franchise il annonça les précautions qu'il se croyait obligé de +prendre, et qui étaient de nature à décourager le cabinet de Vienne. +Il affirma de nouveau qu'il ne provoquerait pas la guerre, mais qu'il +la ferait prompte et terrible, si on avait l'imprudence de la +recommencer. Il déclara que, ne voulant donner aucun prétexte à une +rupture, il ne se prêterait en rien au soulèvement des parties de la +Pologne possédées par l'Autriche; que le soulèvement de la Pologne +prussienne et russe était un acte d'hostilité, imputable exclusivement +à ceux qui avaient voulu la guerre; qu'il ne se dissimulait pas la +difficulté de contenir les Polonais dépendants de l'Autriche, quand +<span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> les Polonais dépendants de la Russie et de la Prusse +s'agiteraient; mais que si à Vienne on pensait à cet égard comme lui, +et si, comme lui, on était convaincu de l'énorme faute qu'on avait +commise dans le dernier siècle, en détruisant une monarchie qui était +le boulevard de l'Occident, il offrait un moyen bien simple de réparer +cette faute, en reconstituant la Pologne, et en offrant d'avance à la +maison d'Autriche un riche dédommagement pour les provinces dont elle +aurait à s'imposer le sacrifice. +<span class="sidenote">Napoléon offre à l'Autriche de reconstituer la Pologne, en +lui rendant la Silésie en échange des provinces polonaises dont elle +devra faire l'abandon.</span> +Ce dédommagement était la restitution +de la Silésie, arrachée à Marie-Thérèse par Frédéric-le-Grand. La +Silésie valait certainement les Gallicies, et c'était une éclatante +réparation des maux, des outrages que le fondateur de la Prusse avait +fait essuyer à la maison d'Autriche.</p> + +<p>Assurément dans la situation où était placé Napoléon, rien n'était +mieux calculé qu'une proposition pareille. Amené, en effet, par le +cours des événements, à détruire l'œuvre du grand Frédéric en +abaissant la Prusse, il ne pouvait mieux faire que de détruire cette +œuvre complétement, en rendant à l'Autriche ce que Frédéric lui +avait enlevé, et en lui reprenant ce que Frédéric lui avait donné. Au +reste, il offrit cet échange sans prétendre l'imposer. Si une telle +proposition, qui autrefois aurait comblé l'Autriche de joie, éveillait +ses anciens sentiments à l'égard de la Silésie, il était tout prêt, +disait-il, à y donner la suite convenable; sinon il fallait la +considérer comme non avenue, et il se réservait d'agir dans la Pologne +prussienne et russe, ainsi que les événements le lui conseilleraient, +s'obligeant <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> seulement à ne rien entreprendre qui pût attenter +aux droits de l'Autriche. Tout en ayant soin de ne fournir aucun +prétexte de se plaindre à la cour de Vienne, Napoléon lui répéta +néanmoins qu'il était entièrement préparé, et que si elle voulait la +guerre, elle ne le prendrait pas au dépourvu. Quoique satisfait des +services de M. de La Rochefoucauld, son ambassadeur, il le remplaça +par le général Andréossy, qui étant militaire, et connaissant +parfaitement l'Autriche, pourrait observer d'un œil plus sûr la +nature et l'étendue des préparatifs de cette puissance.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon s'efforce de soulever l'Orient pour +l'accomplissement de ses projets en Occident.</span> + +<p>Napoléon, dans ce moment extraordinaire de son règne, voulut faire +servir l'Orient au succès de ses projets en Occident. La Turquie se +trouvait dans un état de crise dont il espérait profiter. Ce +malheureux empire, menacé depuis le règne de Catherine, même par ses +amis, qui voyant ses provinces sur le point de se détacher, se +hâtaient de s'en emparer pour ne pas les laisser à des rivaux (témoin +la conduite de la France en Égypte), ce malheureux empire avait été +tantôt ramené vers Napoléon par l'instinct d'un intérêt commun, tantôt +éloigné de lui par les intrigues de l'Angleterre et de la Russie, +exploitant auprès du divan le souvenir des Pyramides et d'Aboukir. +<span class="sidenote">La Turquie, après avoir varié dans ses dispositions, finit +par se rapprocher de la France.</span> +Rentré en paix avec la France à l'époque du Consulat, retombé en +froideur lors de la création de l'Empire, qu'il avait refusé de +reconnaître, le sultan Sélim avait été par la bataille d'Austerlitz +définitivement conduit à un rapprochement, qui était bientôt devenu de +l'intimité. +<span class="sidenote">Caractère et sentiments du sultan Sélim.</span> +Il avait non-seulement concédé à Napoléon le titre de +Padisha, d'abord dénié, mais <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> il avait envoyé à Paris un +ambassadeur extraordinaire, pour lui apporter avec l'acte de la +reconnaissance des félicitations et des présents. Le sultan Sélim, en +agissant ainsi, avait cédé au vrai penchant de son cœur, qui +l'entraînait vers la France, malgré les intrigues dont il était +assailli, et dont le redoublement attestait la triste décadence de +l'empire. Ce prince, doux, sage, éclairé comme un Européen, aimant la +civilisation de l'Occident, non par une fantaisie de despote, mais par +un vif sentiment de la supériorité de cette civilisation sur celle de +l'Orient, avait dès sa jeunesse, lorsqu'il était enseveli dans la +molle obscurité du sérail, entretenu par M. Ruffin, une correspondance +personnelle et secrète avec Louis XVI. Monté depuis sur le trône, il +avait conservé pour la France une préférence marquée, et il était +heureux de trouver dans ses victoires une raison décisive de se donner +à elle. +<span class="sidenote">La Porte dépose les deux hospodars Ipsilanti et Maruzzi, +notoirement dévoués à l'Angleterre et à la Russie.</span> +Les Russes et les Anglais voulaient combattre ce penchant, +même à main armée. Une occasion s'offrait pour éprouver leur influence +à Constantinople, c'était le choix à faire des deux hospodars de +Valachie et de Moldavie. Les hospodars Ipsilanti et Maruzzi, voués à +l'Angleterre, à la Russie, à quiconque désirait la ruine de l'empire +turc, car ils étaient les véritables précurseurs de l'insurrection +grecque, se montraient dans leur administration les complices déclarés +des ennemis de la Porte. +<span class="sidenote">La Russie envoie une armée, l'Angleterre une flotte, pour +obtenir la réintégration des hospodars déposés.</span> +Les choses en étaient venues à ce point que +celle-ci s'était vue obligée de révoquer des agents infidèles et +dangereux. La Russie avait aussitôt fait marcher le général Michelson +vers le Dniester, avec une armée de 60 mille hommes, et <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> +l'Angleterre avait dirigé une flotte sur les Dardanelles, pour exiger, +au moyen de cette réunion de forces, la réintégration des hospodars +déposés. Le jeune empereur Alexandre, qui n'avait paru sur la scène du +monde que pour essuyer la mémorable défaite d'Austerlitz, se disait +qu'au milieu de cette sanglante mêlée de toutes les nations +européennes, il fallait profiter des circonstances pour s'avancer sur +la Turquie, et que, quelles que fussent les chances de la fortune +entre le Rhin et le Niémen, ce qu'il prendrait en Orient lui serait +peut-être laissé, pour compenser ce que d'autres prendraient en +Occident.</p> + +<p>Ce calcul ne manquait pas de justesse. Mais ayant Napoléon sur les +bras, il agissait avec peu de prudence en se privant de 60 mille +hommes, pour les envoyer sur le Pruth. La preuve de cette faute +ressort de la joie même que Napoléon ressentit, lorsqu'il apprit +qu'une rupture allait éclater entre la Russie et la Porte. C'est dans +cette prévision qu'il avait tenu si fortement à occuper la Dalmatie, +ce qui lui permettait d'entretenir une armée sur la frontière de la +Bosnie, et lui procurait la facilité de secourir ou d'inquiéter la +Porte, suivant les besoins de sa politique. +<span class="sidenote">Le général Sébastiani nommé ambassadeur à Constantinople, +avec mission de pousser les Turcs à la guerre contre les Russes.</span> +En voyant approcher cette +crise, qu'il désirait plus vivement à mesure que les événements +devenaient plus graves, il avait choisi pour ambassadeur à +Constantinople un militaire, né comme lui en Corse, et joignant à +l'expérience de la guerre une rare sagacité politique, c'était le +général Sébastiani, employé déjà dans une mission en Turquie, dont il +s'était parfaitement acquitté. Napoléon lui avait donné pour +instruction expresse d'exciter les Turcs contre <span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> les Russes, +et d'appliquer tous ses efforts à provoquer une guerre en Orient. Il +l'avait autorisé à tirer de la Dalmatie des officiers d'artillerie et +du génie, des munitions, et même les vingt-cinq mille hommes du +général Marmont, si la Porte poussée aux dernières extrémités en +venait à désirer la présence d'une armée française. La bataille +d'Austerlitz ayant rattaché le sultan Sélim à Napoléon, la bataille +d'Iéna pouvait bien, en effet, l'enhardir jusqu'à la guerre. Napoléon +écrivit à ce prince pour lui offrir une alliance défensive et +offensive, pour l'engager à saisir cette occasion de relever le +croissant, et lui annoncer qu'il allait rendre aux Turcs le plus grand +service qu'il fût possible de leur rendre, réparer le plus grand échec +qu'ils eussent jamais subi, en essayant de rétablir la Pologne. Ordre +fut donné au général Marmont de tenir prêts tous les secours qui lui +seraient demandés de Constantinople, ordre au général Sébastiani de ne +rien négliger pour allumer une conflagration qui s'étendît des +Dardanelles aux bouches du Danube. En mettant ainsi les Russes et les +Turcs aux prises, Napoléon se proposait un double but, celui de +diviser les forces des Russes, et celui de jeter l'Autriche dans +d'horribles perplexités. L'Autriche sans doute haïssait la France, +mais lorsqu'elle verrait les Russes envahir les bords de la mer Noire, +elle devait éprouver des inquiétudes qui seraient une diversion fort +puissante à sa haine.</p> + +<p>Cette immense querelle, soulevée depuis quinze ans entre l'Europe et +la Révolution française, allait donc s'étendre du Rhin à la Vistule, +de Berlin à Constantinople. +<span class="sidenote">Napoléon lève une nouvelle conscription.</span> +Engagé dans une lutte à outrance, +<span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> Napoléon prit des moyens proportionnés à la grandeur de ses +desseins. Son premier soin fut de lever une nouvelle conscription. Il +avait appelé dès la fin de 1805 la première moitié de la conscription +de 1806, et venait d'en appeler la seconde moitié au moment de son +entrée en Prusse. Il résolut d'agir de même pour la conscription de +1807, et en l'appelant tout de suite, quoiqu'on ne fût qu'à la fin de +1806, de ménager aux jeunes gens de cette classe une année pour +s'instruire, se renforcer, se rompre aux fatigues de la guerre. Avec +l'esprit qui régnait dans les cadres, c'était plus qu'il ne fallait +pour former d'excellents soldats. Cette nouvelle levée d'hommes devait +en outre procurer à l'effectif général de l'armée une notable +augmentation. Cet effectif, qui était en 1805, époque du départ de +Boulogne, de 450 mille hommes, qui s'était élevé par la conscription +de 1806 à 503 mille, allait être porté par la conscription de 1807 à +580 mille. Les libérations annuelles étant interdites pendant la +guerre, l'armée s'augmentait ainsi à chaque conscription; car il s'en +fallait que le feu ou les maladies diminuassent l'effectif d'une +quantité d'hommes proportionnée aux appels. La campagne d'Autriche +n'avait pas coûté plus de 20 mille hommes, celle de Prusse ne les +avait pas coûté encore. Il est vrai que la guerre se trouvant portée +chaque jour à des distances plus grandes, et sous des climats plus +rudes, la qualité des troupes s'abaissant à mesure que de jeunes +recrues remplaçaient les vieux soldats de la Révolution, les pertes +allaient bientôt devenir plus sensibles. Mais elles étaient encore de +peu <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> d'importance, et l'armée, composée de soldats éprouvés, +rajeunie plutôt qu'affaiblie par l'arrivée aux bataillons de guerre +d'une certaine portion de conscrits, avait atteint son état de +perfection.</p> + +<span class="sidenote">L'effectif général de l'armée porté par les derniers appels +à 580 mille hommes.</span> + +<p>Napoléon écrivit donc à M. de Lacuée pour lui ordonner d'appeler la +classe de 1807. M. de Lacuée était alors chargé des appels au +ministère de la guerre. C'était un fonctionnaire capable, dévoué à +l'Empereur, et résolu à surmonter les difficultés d'une tâche fort +ingrate, sous un règne qui faisait des hommes une si grande +consommation. Bien qu'il ne fût pas ministre de la guerre, Napoléon +correspondait immédiatement avec lui, sentant le besoin de le diriger, +de le soutenir, de l'exciter par des communications directes. «Vous +verrez, lui écrivit-il, par un message adressé au Sénat, que j'appelle +la conscription de 1807, et que je ne veux pas poser les armes que je +n'aie la paix avec l'Angleterre et avec la Russie. Je vois par les +états que le 15 décembre toute la conscription de 1806 aura +marché..... Vous n'aurez pas besoin d'attendre mon ordre pour la +répartition entre les divers corps... Je n'ai point perdu de monde, +mais le projet que j'ai formé est plus vaste qu'aucun que j'aie jamais +conçu, et dès lors il faut que je me trouve en position de répondre à +tous les événements.» (Berlin, 22 novembre 1806. Dépôt de la +Secrétairerie d'État.)</p> + +<span class="sidenote">Message de Napoléon au Sénat, pour lui communiquer les +nouveaux projets conçus à Berlin, et lui demander à la fin de 1806 la +conscription de 1807.</span> + +<p>Napoléon, suivant l'usage qu'il avait adopté l'année précédente, de +réserver au Sénat le vote du contingent, envoya un message à ce corps, +pour lui demander la conscription de 1807, et lui faire connaître +<span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> l'extension donnée à sa politique, depuis qu'il avait anéanti +la Prusse. Dans ce message, où l'énergie de style égalait celle de la +pensée, il disait que jusqu'ici les monarques de l'Europe s'étaient +joués de la générosité de la France; qu'une coalition vaincue en +voyait aussitôt naître une autre; que celle de 1805 à peine dissoute, +il avait eu à combattre celle de 1806; qu'il fallait être moins +généreux à l'avenir; que les États conquis seraient détenus jusqu'à la +paix générale sur terre et sur mer; que l'Angleterre oubliant tous les +droits des nations, frappant d'interdit commercial une partie du +monde, on devait la frapper du même interdit, et le rendre aussi +rigoureux que la nature des choses le permettait; qu'enfin mieux +valait, puisqu'on était condamné à la guerre, s'y plonger tout à fait, +que de s'y engager à demi, que c'était le moyen de la terminer plus +complétement et plus solidement, par une paix générale et durable. Son +style rendait avec la dernière vigueur ces pensées dont il était +plein. L'orgueil, l'exaspération, la confiance y éclataient également. +Il réclamait ensuite des moyens proportionnés à ses vues, et c'était, +comme nous venons de l'annoncer, la conscription de 1807, levée dès la +fin de 1806.</p> + +<span class="sidenote">Usage que Napoléon fait des nouvelles levées pour +l'entretien de ses dépôts.</span> + +<p>Nous avons exposé plus haut les précautions si habilement prises par +Napoléon, dans la double hypothèse, d'une longue guerre au nord, et +d'une attaque imprévue sur une partie quelconque de son vaste empire. +Les troisièmes bataillons des régiments de la grande armée, formant +dépôt, étaient, comme on l'a vu, rangés le long du Rhin sous le +maréchal Kellermann, ou au camp de Boulogne sous le maréchal <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> +Brune. +<span class="sidenote">Soins que Napoléon donne à ses dépôts, et parti qu'il sait +en tirer.</span> +Ces troisièmes bataillons, déjà remplis des conscrits de 1806, +bientôt de ceux de 1807, soigneusement exercés, équipés, pouvaient au +besoin, sous le maréchal Kellermann, se joindre au huitième corps, +commandé par le maréchal Mortier, pour couvrir le bas Rhin, ou bien se +joindre sous le maréchal Brune au roi de Hollande, pour couvrir, soit +la Hollande, soit les côtes de France jusqu'à la Seine. Ceux des +régiments qui ne se trouvaient ni en Allemagne ni en Italie, réunis +dans l'intérieur à Saint-Lô, à Pontivy, à Napoléonville, formés en +petits camps, étaient destinés à se porter sur Cherbourg, Brest, La +Rochelle ou Bordeaux. Des détachements de gardes nationales, peu +nombreux, mais bien choisis, un à Saint-Omer, un dans la +Seine-Inférieure, un troisième dans les environs de Bordeaux, devaient +concourir à la défense des points menacés. Quelques corps concentrés à +Paris devaient s'y rendre en poste.</p> + +<p>Le même système avait été adopté, comme on l'a encore vu, pour l'armée +d'Italie. Les troisièmes bataillons de cette armée répandus dans la +haute Italie, se consacraient à l'instruction des conscrits, et +fournissaient en même temps la garnison des places. Les bataillons de +guerre étaient aux trois armées actives de Naples, du Frioul, de la +Dalmatie.</p> + +<p>Napoléon résolut d'abord de tirer des dépôts les renforts nécessaires +à la grande armée, de remplir avec la nouvelle conscription le vide +qu'il allait y produire, et comme ce vide serait rempli, et fort au +delà, par le contingent de 1807, de profiter du surplus pour porter +les bataillons de dépôt à 1,000 <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> ou 1,200 hommes, et les +régiments de cavalerie à un effectif de 700 hommes au lieu de 500. Il +résolut aussi d'augmenter l'effectif des compagnies d'artillerie, +s'étant aperçu que l'ennemi, pour suppléer à la qualité de ses +troupes, ajoutait beaucoup au nombre de ses canons. Les bataillons de +dépôt étant portés à 1,000 ou 1,200 hommes, on pouvait toujours en +extraire, outre le recrutement de l'armée active, les 3 ou 400 hommes +les plus exercés, pour les envoyer partout où se manifesterait un +besoin imprévu.</p> + +<p>Napoléon avait déjà fait sortir des dépôts une douzaine de mille +hommes, lesquels avaient été conduits en gros détachements de l'Alsace +en Franconie, de la Franconie en Saxe, pour remplir les vides produits +dans ses cadres par la guerre. Sept à huit mille venaient d'arriver, +quatre à cinq mille étaient encore en marche. +<span class="sidenote">Organisation en régiments provisoires des renforts envoyés +à la grande armée.</span> +Ce n'était pas tout à +fait l'équivalent de ce qu'il avait perdu, bien plus du reste par les +fatigues que par le feu. Se préoccupant surtout des distances +auxquelles la guerre allait être portée, il imagina un système, +profondément conçu, pour amener les conscrits du Rhin sur la Vistule, +pour les y amener de manière qu'ils ne courussent aucun danger pendant +la longueur du trajet, qu'ils ne se dispersassent pas en route, et +que, chemin faisant, ils pussent rendre des services sur les derrières +de l'armée. Ces détachements extraits de chaque bataillon de dépôt, +devaient former une ou plusieurs compagnies suivant leur nombre; ces +compagnies devaient être ensuite réunies en bataillons, et ces +bataillons en régiments provisoires de 12 ou <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> 1500 hommes. On +devait leur donner pour la route des officiers pris momentanément dans +les dépôts, et les organiser comme s'ils avaient dû former des +régiments définitifs. Partant avec cette organisation, et avec leur +équipement complet, ils avaient ordre de s'arrêter dans les places qui +étaient sur notre ligne d'opération, telles qu'Erfurt, Halle, +Magdebourg, Wittenberg, Spandau, Custrin, Francfort-sur-l'Oder, de s'y +reposer, s'ils en avaient besoin, d'y tenir garnison, s'il le fallait +pour la sûreté de nos derrières, et, dès qu'ils feraient une halte, de +se livrer aux exercices militaires, pour ne pas négliger l'instruction +des hommes pendant un trajet de plusieurs mois. Ils couvraient ainsi +les communications de l'armée, dispensaient de l'affaiblir par un trop +grand nombre de garnisons laissées en arrière, et augmentaient en +quelque sorte son effectif avant d'avoir pu la rejoindre.</p> + +<p>Arrivés sur le théâtre de la guerre, ils devaient être dissous par +l'envoi de chaque détachement à son corps, et les officiers devaient +retourner en poste à leurs dépôts, afin d'aller chercher d'autres +recrues.</p> + +<p>Même organisation fut appliquée à la cavalerie, avec quelques +précautions particulières commandées par la nature de cette arme.</p> + +<span class="sidenote">Moyens préparés sur la route des régiments provisoires.</span> + +<p>Dans toutes les places converties en grands dépôts, telles que +Wurzbourg, Erfurt, Wittenberg, Spandau, des ordres étaient donnés pour +y réunir au moyen des ressources que présentait le pays, des +habillements, des souliers, des armes, des vivres en abondance. Il +était prescrit aux commandants <span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> de ces places d'inspecter tout +régiment provisoire qui passait, de pourvoir d'armes et de vêtements +les hommes qui en manquaient, et de retenir ceux qui avaient besoin de +repos. Les corps passant plus tard, devaient recueillir les hommes +laissés en route par ceux qui les avaient précédés, et trouvant à +prendre autant d'hommes et de chevaux qu'ils en déposaient, ils +étaient toujours assurés d'arriver complets sur le théâtre de la +guerre. Napoléon lisant assidûment les rapports des commandants des +places traversées par les régiments provisoires, les comparant sans +cesse entre eux, relevait la moindre négligence, et par ce moyen les +tenait tous en haleine. Il ne fallait pas moins que de telles +combinaisons appuyées d'une telle vigilance, pour conserver entière +une aussi grande armée à d'aussi vastes distances.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon, par un habile emploi de ses dépôts, trouve le +moyen de tirer de France sept nouveaux régiments d'infanterie, sans +affaiblir la défense de l'intérieur.</span> + +<p>Napoléon ne voulait pas seulement maintenir les corps à l'effectif +qu'ils avaient lors de leur entrée en campagne, il voulait attirer de +nouveaux corps à la grande armée. Il avait laissé, comme on l'a vu, +trois régiments à Paris, pour en former une réserve, qui pût se +transporter en poste sur les côtes de France, si elles étaient +menacées. Il crut pouvoir disposer de deux de ces régiments, le 58<sup>e</sup> +de ligne et le 15<sup>e</sup> léger, grâce à l'augmentation considérable des +conscrits dans les dépôts. Il y avait à Paris six troisièmes +bataillons qui appartenaient à des régiments à quatre bataillons. La +conscription devait les porter à 1,000 hommes chacun. Junot, +gouverneur de Paris, eut ordre de les passer lui-même en revue +plusieurs fois la semaine, et de les <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> faire manœuvrer sous +ses yeux. C'était une réserve de 6 mille hommes toujours prête à +partir en poste pour Boulogne, Cherbourg ou Brest, et qui permettait +de disposer sans inconvénient du 58<sup>e</sup> de ligne et du 15<sup>e</sup> léger. Ces +deux régiments, que l'on comptait parmi les plus beaux de l'armée, +furent acheminés sur l'Elbe par Wesel et la Westphalie.</p> + +<p>On se souvient que Napoléon avait résolu de convertir les vélites en +<em>fusiliers de la garde</em>. Grâce à la prompte exécution de ce qu'il +ordonnait, un régiment de deux bataillons, s'élevant à 1,400 hommes, +dont les soldats avaient été choisis avec soin dans le contingent +annuel, dont les officiers et sous-officiers avaient été pris dans la +garde, était déjà tout formé. Napoléon prescrivit de le retenir le +temps rigoureusement nécessaire à son instruction, et puis de le +transporter en poste de Paris à Mayence.</p> + +<p>La garde de la capitale était comme aujourd'hui confiée à une troupe +municipale, forte de deux régiments, connus sous le titre de +<em>régiments de la garde de Paris</em>. Napoléon avait recommandé +d'augmenter le plus possible l'effectif de ces deux régiments, en +puisant dans la dernière conscription. Recueillant le prix de sa +prévoyance, il put, sans trop dégarnir Paris, en tirer deux +bataillons, qui présentaient un régiment de 12 à 1300 hommes, d'une +tenue et d'une qualité excellentes. Il ordonna de les faire partir +pour l'armée, pensant qu'une troupe chargée de maintenir l'ordre au +dedans ne devait pas être privée de l'honneur de servir la grandeur du +pays au dehors, qu'elle en reviendrait meilleure et plus respectée.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> <span class="sidenote">Les ouvriers des ports sans ouvrage consacrés à la +défense des établissements maritimes.</span> + +<p>Les ouvriers des ports étaient sans emploi et sans pain, parce que les +constructions navales languissaient au milieu de l'immense +développement donné à la guerre continentale. Napoléon leur trouva une +occupation utile et un salaire. Il en composa des bataillons +d'infanterie, qui furent chargés de garder les ports auxquels ils +appartenaient, avec promesse qu'on ne les en ferait pas sortir. On +pouvait compter sur eux, car ils aimaient les établissements confiés à +leur vigilance, et de plus ils partageaient l'esprit guerrier de la +marine. Napoléon dut à cette idée de pouvoir enlever au service des +côtes trois beaux régiments, les 19<sup>e</sup>, 15<sup>e</sup> et 31<sup>e</sup> de ligne qui +étaient à Boulogne, Brest et Saint-Lô. Ils furent comme les autres +portés à deux mille hommes pour deux bataillons, et dirigés vers la +grande armée.</p> + +<p>C'étaient donc sept nouveaux régiments d'infanterie, pouvant fournir +le fond d'un beau corps d'armée, que Napoléon eut l'art de tirer de +France, sans trop affaiblir l'intérieur. À ces régiments devait se +joindre la légion du Nord, remplie de Polonais, et qui déjà était en +marche vers l'Allemagne.</p> + +<p>Ce qui semblait surtout désirable à Napoléon, et ce dont il appréciait +l'utilité peut-être jusqu'à l'exagération, dans un moment où il +sortait des plaines de la Prusse pour entrer dans celles de la +Pologne, c'était la cavalerie. Il en demandait à grands cris à tous +les administrateurs de ses forces. +<span class="sidenote">Napoléon, en passant des plaines de la Prusse dans celles +de la Pologne, éprouve un grand besoin de cavalerie, et fait venir de +France et d'Italie de nouveaux régiments de cette arme.</span> +Il venait de retirer de Mayence et +d'acheminer à pied, partie vers la Hesse, partie vers la Prusse, tout +ce qu'il y avait de cavaliers instruits dans les dépôts. Il avait +voulu qu'ils laissassent leurs chevaux en France, <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> pour leur +donner ceux qu'on avait recueillis en Allemagne. Le maréchal Mortier, +en entrant dans les États de l'électeur de Hesse, avait licencié +l'armée de ce prince. On avait pris là quatre à cinq mille chevaux +excellents, dont une portion avait servi à monter sur place un millier +de cavaliers français, dont les autres avaient été envoyés à Potsdam. +Il existait à Potsdam de vastes écuries, construites par le grand +Frédéric, qui se plaisait souvent à voir manœuvrer un grand nombre +d'escadrons à la fois, dans la belle retraite où il vivait en roi, en +philosophe et en guerrier. Napoléon y créa, sous le canon de Spandau, +un immense établissement pour l'entretien de sa cavalerie. +<span class="sidenote">Grand dépôt de cavalerie créé par Napoléon à Potsdam.</span> +Il y réunit +tous les chevaux enlevés à l'ennemi, plus une grande quantité d'autres +achetés dans les diverses provinces de la Prusse. Le général Bourcier, +sorti de l'armée active après des services honorables, fut placé à la +tête de ce dépôt, avec recommandation de ne pas s'en éloigner un +instant, de faire soigner sous ses yeux les nombreux chevaux qu'on y +avait rassemblés, de monter avec ces chevaux les régiments de +cavalerie qui venaient à pied de France, d'arrêter tous ceux qui +traversaient la Prusse, d'en passer la revue, d'y remplacer les +chevaux fatigués ou peu en état de servir, de retenir également les +hommes malades, pour les faire partir à la suite des régiments qui se +succéderaient. Les ouvriers de Berlin, restés oisifs par le départ de +la cour et de la noblesse, devaient être employés dans ce dépôt, +moyennant salaire, à des travaux de sellerie, de harnachement, de +chaussure et de charronnage.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> <span class="sidenote">C'est de l'Italie que Napoléon tire ses principaux +renforts en cavalerie.</span> + +<p>C'est surtout à l'Italie que Napoléon imagina de recourir pour se +procurer de la cavalerie. Nulle part elle n'était moins utile. À +Naples, on n'avait affaire qu'à des montagnards calabrais, ou à des +Anglais débarquant de leurs vaisseaux sans troupes à cheval. Il y +avait à Naples seize régiments de cavalerie, dont quelques-uns de +cuirassiers, et des plus beaux de l'armée. Napoléon en fit refluer dix +vers la haute Italie. Il n'en laissa que six, qui étaient tous de +cavalerie légère, et dont il put porter l'effectif à mille hommes +chacun, grâce au grand nombre de conscrits envoyés au delà des Alpes. +Ils devaient donc présenter une force de 6 mille hommes, fournissant 4 +mille cavaliers toujours prêts à monter à cheval, et fort suffisants +pour le service d'observation qu'on avait à faire dans le royaume de +Naples.</p> + +<p>Les plaines coupées de la Lombardie, dans lesquelles les canaux, les +rivières, les longs rideaux d'arbres, rendent les mouvements de la +cavalerie si difficiles, n'étaient pas non plus un pays où elle fût +très-nécessaire. D'ailleurs dix régiments de cette arme, reportés du +midi au nord de l'Italie, permettaient d'en détacher quelques-uns, +pour les diriger sur la grande armée. Napoléon en tira une division de +cuirassiers, formée de quatre régiments superbes, qui s'illustrèrent +depuis sous le commandement du général d'Espagne. Il en tira de plus +de la cavalerie légère, et fit partir successivement pour l'Allemagne, +les 19<sup>e</sup>, 24<sup>e</sup>, 15<sup>e</sup>, 3<sup>e</sup> et 23<sup>e</sup> régiments de chasseurs, ce qui +faisait, avec les quatre de cuirassiers, neuf régiments de cavalerie +empruntés <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> à l'Italie. C'était une force de 5 mille cavaliers +au moins, voyageant partie avec leurs chevaux, partie à pied, ces +derniers destinés à être montés en Allemagne.</p> + +<p>Napoléon s'occupa en même temps de mettre l'armée d'Italie sur le pied +de guerre. Il avait eu soin de lui envoyer 20 mille hommes sur la +conscription de 1806, et il avait recommandé au prince Eugène +d'apporter à leur instruction une attention continuelle. Prêt à +s'enfoncer dans le Nord, laissant sur ses derrières l'Autriche plus +épouvantée mais plus hostile depuis Iéna, il voulut qu'on procédât +sans retard à la formation des divisions actives, de manière qu'elles +fussent en mesure d'entrer immédiatement en campagne. Déjà il y avait +en Frioul deux divisions tout organisées. Il ordonna de compléter leur +artillerie à douze pièces par division. Il prescrivit de former tout +de suite sur le pied de guerre une division à Vérone, une à Brescia, +une troisième à Alexandrie, fortes chacune de 9 à 10 bataillons, de +préparer leur artillerie, de composer leurs équipages, et de nommer +leur état-major. Il en agit de même pour la cavalerie. Il enjoignit de +porter au complet soit en hommes, soit en chevaux, les régiments de +dragons tirés de Naples, de les pourvoir en outre d'une division +d'artillerie légère. Ces cinq divisions comptaient ensemble 45 mille +hommes d'infanterie, et 7 mille de cavalerie, en tout 52 mille, +présents sous les armes. Cette force, accrue au besoin du corps de +Marmont, et d'une partie de l'armée de Naples, devait suffire dans la +main d'un homme comme Masséna, pour arrêter les Autrichiens, surtout +<span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> en s'appuyant sur des places telles que Palma-Nova, Legnago, +Venise, Mantoue, Alexandrie. Napoléon ordonna d'établir dans Venise +les huit bataillons de dépôt de l'armée de Dalmatie, dans Osopo et +Palma-Nova les sept du corps du Frioul, dans Peschiera, Legnago et +Mantoue les quatorze de l'armée de Naples. Chacun de ces bataillons +renfermait déjà plus de mille hommes, depuis le contingent de 1806, et +allait en contenir onze ou douze cents par l'arrivée du contingent de +1807. Il deviendrait facile alors d'en extraire les compagnies de +voltigeurs et de grenadiers, et de composer avec elles des divisions +actives excellentes. Tel était le fruit d'une vigilance qui ne se +ralentissait jamais. Napoléon prescrivit de plus d'achever sans délai +l'approvisionnement des places de guerre.</p> + +<p>Ainsi, en se bornant à développer le vaste plan de précautions adopté +à son départ de Paris, Napoléon mettait la France à l'abri de toute +insulte de la part des Anglais, garantissait l'Italie de toute +hostilité soudaine de la part des Autrichiens, et, sans désorganiser +les moyens de défense de l'une ni de l'autre, il tirait de la première +sept régiments d'infanterie, de la seconde neuf régiments de +cavalerie, indépendamment des régiments provisoires qui, partant sans +cesse du Rhin, devaient assurer le recrutement de la grande armée et +la sécurité de ses derrières.</p> + +<span class="sidenote">Chiffre total des forces réunies par Napoléon.</span> + +<p>On peut évaluer à cinquante mille hommes environ les renforts qui dans +un mois allaient accroître la grande armée. Avec les corps qui +l'avaient déjà rejointe depuis l'entrée en Prusse, et qui l'avaient +<span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> portée à environ 190 mille hommes, avec ceux qui se +préparaient à la rejoindre, avec les auxiliaires allemands, +hollandais, italiens, elle devait s'élever à près de 300 mille hommes; +et tel est l'inévitable éparpillement des forces, même sous la +direction du général le plus habile, qu'en défalquant de ces 300 mille +hommes, les blessés, les malades, devenus plus nombreux en hiver et +sous des climats lointains, les détachements en marche, les garnisons +laissées sur la route, les corps placés en observation, on ne pouvait +pas se flatter de présenter plus de 150 mille hommes au feu! Tant il +faut que les ressources dépassent les besoins prévus, pour suffire +seulement aux besoins réels! Et si on étend cette observation à +l'ensemble des forces de la France en 1806, on verra qu'avec une armée +totale, qui allait s'élever pour tout l'empire à 580 mille hommes, à +650 mille avec les auxiliaires, 300 mille au plus pourraient être +présents sur le théâtre de la guerre, entre le Rhin et la Vistule, 150 +mille sur la Vistule même, et 80 mille peut-être sur les champs de +bataille où devait se décider le sort du monde. Et cependant jamais +tant d'hommes et de chevaux n'avaient marché, tant de canons n'avaient +roulé, avec cette force d'agrégation, vers un même but!</p> + +<span class="sidenote">Moyens financiers imaginés par Napoléon pour solder ses +nouveaux armements.</span> + +<p>Ce n'était pas tout que de réunir des soldats, il fallait encore des +ressources financières, afin de les pourvoir de tout ce dont ils +avaient besoin. Napoléon ayant réussi, comme on l'a vu, à porter à 700 +millions (820 avec les frais de perception) son budget du temps de +guerre, avait le moyen d'entretenir <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> une armée de 450 mille +hommes. Mais il devait bientôt en avoir 600 mille à solder. Il résolut +de tirer des pays conquis les ressources qui lui étaient nécessaires, +pour payer ses nouveaux armements. Possesseur de la Hesse, de la +Westphalie, du Hanovre, des villes anséatiques, du Mecklembourg, de la +Prusse enfin, il pouvait sans inhumanité frapper des contributions sur +ces divers pays. +<span class="sidenote">M. Daru est chargé de l'administration des finances +prussiennes.</span> +Il avait laissé exister partout les autorités +prussiennes, et mis à leur tête le général Clarke pour +l'administration politique du pays, M. Daru pour l'administration +financière. Ce dernier, capable, appliqué, intègre, s'était saisi de +toutes les affaires financières, et les connaissait aussi bien que les +meilleurs employés prussiens. +<span class="sidenote">État des finances de la Prusse en 1806.</span> +La monarchie de Frédéric-Guillaume, +composée à cette époque de la Prusse orientale, qui s'étendait de +Kœnigsberg à Stettin, de la Pologne prussienne, de la Silésie, du +Brandebourg, des provinces à la gauche de l'Elbe, de la Westphalie, +des enclaves situées en Franconie, pouvait rapporter à son +gouvernement environ 120 millions de francs, les frais de perception +acquittés sur les produits mêmes, la plupart des besoins de l'armée +satisfaits au moyen de redevances locales, l'entretien des routes +assuré par certaines prestations imposées aux fermiers des domaines de +la couronne. Dans ces 120 millions de revenu, la contribution foncière +figurait pour 35 ou 36 millions, le fermage des domaines de la +couronne pour 18, le produit de l'accise, qui consistait en droits sur +les boissons et sur le transit des marchandises, pour 50, le monopole +du sel pour 9 ou 10. Divers impôts accessoires fournissaient <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> +le complément des 120 millions. Des employés, réunis en commissions +provinciales, sous le nom de <em>chambres des domaines et de guerre</em>, +administraient ces impôts et revenus, veillaient à leur assiette, à +leur perception, et au fermage des nombreux domaines de la couronne.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon laisse exister l'administration prussienne, et +s'en sert pour percevoir à son profit les revenus du pays.</span> + +<p>Napoléon décida qu'on laisserait exister cette administration, même +avec ses abus, que M. Daru eut bientôt découverts, et qu'il signala au +gouvernement prussien lui-même pour l'aider à les corriger; qu'auprès +de chaque administration provinciale il y aurait un agent français +chargé de tenir la main à la perception des revenus, et à leur +versement dans la caisse centrale de l'armée française. M. Daru devait +veiller sur ces agents, et centraliser leurs opérations. Ainsi les +finances de la Prusse allaient être administrées pour le compte de +Napoléon, et à son profit. Toutefois on prévoyait que le produit +annuel de 120 millions tomberait à 70 ou 80 par suite des +circonstances présentes. Napoléon, usant de son droit de conquête, ne +se contenta pas des impôts ordinaires; il décréta en outre une +contribution de guerre, qui, pour la Prusse entière, pouvait s'élever +à 200 millions. Elle devait être perçue peu à peu, pendant la durée de +l'occupation, et en sus des impôts ordinaires. Napoléon leva aussi une +contribution de guerre sur la Hesse, le Brunswick, le Hanovre et les +villes anséatiques, indépendamment de la saisie des marchandises +anglaises.</p> + +<p>À ce prix, l'armée devait se nourrir elle-même, et ne rien consommer +sans le payer. De nombreux <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> achats de chevaux, d'immenses +commandes en habillements, chaussures, harnachements, voitures +d'artillerie, faites dans toutes les villes, mais plus +particulièrement à Berlin, dans le but d'occuper les ouvriers, et de +pourvoir aux besoins de l'armée française, furent acquittés sur le +produit des contributions tant ordinaires qu'extraordinaires.</p> + +<p>Ces contributions, fort pesantes sans doute, étaient cependant la +moins vexatoire de toutes les manières d'exercer le droit de la +guerre, qui autorise le vainqueur à vivre sur le pays vaincu, car, au +gaspillage des soldats, on substituait la perception régulière de +l'impôt. Du reste, la discipline la plus sévère, le respect le plus +complet des propriétés privées, sauf les ravages du champ de bataille, +heureusement réservés à bien peu de localités, compensaient ces +inévitables rigueurs de la guerre. Et assurément, si on remonte dans +le passé, on verra que jamais les armées ne s'étaient comportées avec +moins de barbarie et autant d'humanité.</p> + +<span class="sidenote">Paix avec la Saxe, et admission de cette cour allemande +dans la confédération du Rhin.</span> + +<p>Napoléon, disposé par politique à ménager la cour de Saxe, lui avait +offert après Iéna un armistice et la paix. Cette cour, honnête et +timide, avait accepté avec joie un pareil acte de clémence, et s'était +livrée à la discrétion du vainqueur. Napoléon convint de l'admettre +dans la nouvelle confédération rhénane, de changer en titre de roi le +titre d'électeur que portait son souverain, à la condition d'un +contingent militaire de 20 mille hommes, réduit pour cette fois à 6 +mille, en considération des circonstances. Cette extension de la +confédération du Rhin présentait de grands avantages, car elle +assurait à <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> nos armées le libre passage à travers l'Allemagne, +et la possession en tout temps de la ligne de l'Elbe. Pour compenser +les charges de l'occupation militaire qui furent épargnées à la Saxe +par ce traité, elle promit de payer une contribution de 25 millions, +acquittables en argent, ou en lettres de change à courte échéance.</p> + +<p>Napoléon pouvait donc disposer, pour la durée de la guerre, de trois +cents millions au moins. Poussant la prévoyance à son dernier terme, +il ne permit pas que son ministre du trésor s'endormît sur la +confiance des ressources trouvées en Allemagne. Il était dû à la +grande armée 24 millions de solde arriérée. Napoléon exigea que cette +somme fût déposée, partie à Strasbourg, partie à Paris, en espèces +métalliques, parce qu'il ne voulait pas que, dans un moment pressant, +on fût obligé de courir après des valeurs qui auraient été engagées +pour un temps plus ou moins long. Il les laissa ainsi en dépôt à Paris +et sur le Rhin, sauf à en user plus tard, et provisoirement il fit +acquitter la solde arriérée sur les revenus du pays conquis, afin que +ses soldats pussent se servir de leur prêt, pendant qu'ils étaient +encore dans les villes de la Prusse, et qu'ils pouvaient se procurer +les jouissances qu'on ne trouve qu'au milieu des grandes populations.</p> + +<p>Toutes ces dispositions terminées, le général Clarke laissé à Berlin +pour gouverner politiquement la Prusse, et M. Daru pour l'administrer +financièrement, Napoléon ébranla ses colonnes pour entrer en Pologne.</p> + +<span class="sidenote">Le roi de Prusse ayant refusé l'armistice proposé, la +reprise des opérations devient imminente.</span> + +<p>Le roi de Prusse n'avait point accepté l'armistice proposé, parce que +les conditions en étaient trop rigoureuses, <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> et aussi parce +qu'on le lui avait trop fait attendre. Rejoint par Duroc à Osterode, +dans la vieille Prusse, il répondit que malgré le plus sincère désir +de suspendre le cours d'une guerre désastreuse, il ne pouvait +consentir aux sacrifices exigés de lui; qu'en lui demandant, outre la +partie de ses États déjà envahie, la province de Posen et la ligne de +la Vistule, on le laissait sans territoire et sans ressources, on +livrait surtout la Pologne à une insurrection inévitable; qu'il se +résignait donc à continuer la guerre, qu'il agissait ainsi par +nécessité, et aussi par fidélité à ses engagements, car ayant appelé +les Russes, il lui était impossible de les renvoyer après l'appel +qu'il leur avait adressé, et auquel ils avaient répondu avec le plus +cordial empressement.</p> + +<p>Vainement MM. d'Haugwitz et de Lucchesini, qui, après avoir partagé un +instant le vertige général de la nation prussienne, avaient été +ramenés à la raison par le malheur, réunirent-ils leurs efforts pour +faire accepter l'armistice tel quel, en disant que ce qu'on refusait à +Napoléon, il allait le conquérir en quinze jours, qu'on laissait +échapper l'occasion d'arrêter la guerre et ses ravages, que si l'on +traitait actuellement, on perdrait sans doute les provinces situées à +la gauche de l'Elbe, mais que si on traitait plus tard, on perdrait +avec ces provinces, la Pologne elle-même; vainement MM. d'Haugwitz et +de Lucchesini donnèrent-ils ces conseils, leur sagesse tardive +n'obtint aucun crédit. +<span class="sidenote">Retraite définitive de M. d'Haugwitz, et union plus intime +de la Prusse avec la Russie.</span> +En se rendant à Kœnigsberg on s'était +approché des influences russes; l'infortune qui avait calmé les gens +sages, avait exalté au contraire les gens dénués de raison, et le +parti de la <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> guerre au lieu de s'imputer à lui-même les revers +de la Prusse, les attribuait aux prétendues trahisons du parti de la +paix. La reine, irritée par la douleur, insistait plus que jamais pour +qu'on tentât de nouveau la fortune des armes avec ce qui restait de +forces prussiennes, avec l'appui des Russes, et à la faveur des +distances, qui étaient un grand avantage pour le vaincu, un grand +désavantage pour le vainqueur. MM. d'Haugwitz et de Lucchesini, privés +de toute autorité, poursuivis d'injustes accusations, quelquefois +accablés d'outrages, demandèrent et obtinrent leur démission. Le roi, +plus équitable que la cour, la leur accorda avec des égards infinis, +surtout pour M. d'Haugwitz, dont il n'avait pas cessé d'apprécier les +lumières, de reconnaître les longs services, et dont il déplorait de +n'avoir pas toujours suivi les conseils.</p> + +<p>Les Russes arrivaient en effet sur le Niémen. Un premier corps de +cinquante mille hommes, commandé par le général Benningsen, avait +passé le Niémen le 1<sup>er</sup> novembre, et s'avançait sur la Vistule. Un +second, d'égale force, conduit par le général Buxhoewden, suivait le +premier. +<span class="sidenote">Arrivée des Russes, sur la Vistule, au nombre de 120 mille +hommes.</span> +Une réserve s'organisait sous le général Essen. Une partie +des troupes du général Michelson remontait le Dniester pour accourir +en Pologne. Toutefois la garde impériale n'avait pas encore quitté +Saint-Pétersbourg. Une nuée de Cosaques, sortis de leurs déserts, +précédaient les troupes régulières. Telles étaient les forces +actuellement disponibles de ce vaste empire, qui, pour la seconde +fois, montrait que ses ressources n'égalaient pas encore ses +prétentions. Joints aux Prussiens, et <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> en attendant la réserve +du général Essen, les Russes pouvaient se présenter sur la Vistule au +nombre de 120 mille hommes. Il n'y avait pas de quoi embarrasser +Napoléon, si le climat ne venait apporter aux soldats du Nord un +redoutable secours: et par le climat nous n'entendons pas seulement le +froid, mais le sol, la difficulté de marcher et de vivre dans ces +immenses plaines, alternativement boueuses ou sablonneuses, et plus +couvertes de bois que de cultures.</p> + +<span class="sidenote">Les Anglais promettent de grands secours pour cette +campagne.</span> + +<p>Les Anglais, il est vrai, promettaient une puissante coopération en +argent, en matériel, et même en hommes. Ils annonçaient des +débarquements sur différents points des côtes de France et +d'Allemagne, et notamment une expédition dans la Poméranie suédoise, +sur les derrières de l'armée française. Ils avaient, effectivement, un +pied-à-terre fort commode dans la place inondée de Stralsund, située +sur les dernières langues de terre du continent allemand. Ce point +était gardé par les Suédois, et tout préparé à recevoir les troupes +anglaises dans un asile presque inviolable. Mais il était probable que +l'empressement à s'emparer des riches colonies de la Hollande et de +l'Espagne, mal défendues en ce moment, à cause des préoccupations de +la guerre continentale, absorberait l'attention et les forces des +Anglais. Une dernière ressource, beaucoup plus vaine encore que celle +qu'on attendait des Anglais, formait le complément des moyens de la +coalition, c'était l'intervention supposée de l'Autriche. On se +flattait que, si un seul succès couronnait les efforts des Prussiens +et des Russes, l'Autriche se déclarerait en leur faveur; et <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> +on comptait presque dans l'effectif des troupes belligérantes, les 80 +mille Autrichiens, actuellement réunis en Bohême et en Gallicie.</p> + +<p>Tout cela inquiétait peu Napoléon, qui n'avait jamais été plus rempli +de confiance et d'orgueil. Le refus de l'armistice ne l'avait ni +surpris, ni contrarié. «Votre Majesté, écrivit-il au roi de Prusse, +m'a fait déclarer qu'elle s'était jetée dans les bras des Russes... +l'avenir fera connaître si elle a choisi le meilleur parti, et le plus +efficace... Elle a pris le cornet, et joué aux dés; les dés en +décideront.»</p> + +<span class="sidenote">Dispositions militaires de Napoléon pour entrer en +Pologne.</span> + +<p>Voici quelles furent les dispositions militaires de Napoléon pour +pénétrer en Pologne. Il n'avait rien d'immédiat à redouter du côté des +Autrichiens, ses préparatifs généraux en France comme en Italie, sa +diplomatie en Orient, ayant paré à tout ce qu'on pouvait craindre de +leur part. Les débarquements des Anglais et des Suédois en Poméranie, +tendant à soulever sur ses derrières la Prusse souffrante, humiliée, +présentaient un danger plus réel. +<span class="sidenote">Emploi du 8<sup>e</sup> corps pour couvrir le littoral de +l'Allemagne.</span> +Toutefois il n'attachait pas même +une grande importance à ce danger, car, écrivait-il à son frère Louis, +qui l'importunait de ses alarmes, les Anglais ont bien autre chose à +faire que de débarquer en France, en Hollande, en Poméranie. Ils +aiment mieux piller les colonies de toutes les nations, que d'essayer +des descentes, dont ils ne retirent d'autre avantage que celui d'être +honteusement jetés à la mer.—Napoléon croyait tout au plus à une +pointe des Suédois, qui avaient 12 ou 15 mille hommes à Stralsund. En +tout cas le 8<sup>e</sup> corps confié au maréchal Mortier était chargé de +pourvoir à ces éventualités. Ce corps, qui <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> avait eu pour +première mission d'occuper la Hesse, et de relier la grande armée avec +le Rhin, devait, maintenant que la Hesse était désarmée, contenir la +Prusse, et garder le littoral de l'Allemagne. Il était composé de +quatre divisions: une hollandaise, devenue vacante par le retour du +roi Louis en Hollande; une italienne, acheminée par la Hesse vers le +Hanovre; deux françaises, qui allaient se compléter avec une partie +des régiments nouvellement tirés de France. Une portion de ces troupes +devait assiéger la place hanovrienne d'Hameln, restée aux mains des +Prussiens, une autre occuper les villes anséatiques. Le surplus, +établi vers Stralsund et Anklam, était destiné à ramener les Suédois +dans Stralsund, s'ils en sortaient, ou à se porter sur Berlin, si un +accès de désespoir s'emparait du peuple de la capitale.</p> + +<span class="sidenote">Précautions pour la garde de Berlin.</span> + +<p>Le général Clarke avait ordre de se concerter avec le maréchal Mortier +pour parer à tous les accidents. On n'avait pas laissé un fusil dans +Berlin, et on avait transporté à Spandau tout le matériel militaire. +Seize cents bourgeois fournissaient la garde de Berlin avec huit cents +fusils qu'ils se transmettaient, n'étant de garde que huit cents à la +fois. Le général Clarke, s'il éclatait un mouvement de quelque +importance, devait se retirer à Spandau, et y attendre le maréchal +Mortier. Le vaste dépôt de cavalerie établi à Potsdam pouvait toujours +fournir un millier de chevaux pour faire des patrouilles, et saisir +les hommes isolés qui couraient la campagne, depuis la dispersion de +l'armée prussienne. La prévoyance avait été poussée jusqu'à fouiller +les bois, afin de <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> recueillir les canons que les Prussiens +avaient cachés en fuyant, et de les renfermer dans les places fortes.</p> + +<span class="sidenote">Le corps du maréchal Davout acheminé le premier vers la +Pologne.</span> + +<p>Le corps du maréchal Davout, entré à Berlin avant tous les autres, +avait eu le temps de s'y reposer. Napoléon l'achemina le premier sur +Custrin, et de Custrin sur la capitale du grand-duché de Posen. +<span class="sidenote">Le maréchal Augereau acheminé le second.</span> +Le +corps du maréchal Augereau, arrivé le second à Berlin, et suffisamment +reposé aussi, fut envoyé par Custrin et Landsberg sur la Netze, route +de la Vistule, avec la mission de marcher à gauche du maréchal Davout. +<span class="sidenote">Le maréchal Lannes acheminé le troisième.</span> +Plus à gauche encore le maréchal Lannes, établi à Stettin depuis la +capitulation de Prenzlow, ayant un peu refait ses troupes dans cette +résidence, renforcé du 28<sup>e</sup> léger, pourvu de capotes et de souliers, +avait ordre de prendre des vivres pour huit jours, de franchir l'Oder, +de passer par Stargard et Schneidmühl, et de se réunir à Augereau sur +la Netze. Il est inutile d'ajouter qu'il ne devait pas quitter Stettin +sans avoir mis cette place en état de défense. +<span class="sidenote">Murat chargé du commandement général des troupes qui +s'avancent en Pologne.</span> +L'infatigable Murat +enfin, laissant sa cavalerie revenir à petites journées de Lubeck, +avait ordre de se transporter de sa personne à Berlin, d'y prendre le +commandement des cuirassiers, lesquels avaient employé à se reposer le +temps que les dragons avaient employé à courir après les Prussiens, de +joindre aux cuirassiers les dragons de Beaumont et de Klein, lancés +moins avant que les autres à la poursuite de l'ennemi, et remontés +d'ailleurs avec des chevaux frais dans le dépôt de Potsdam; Murat, +avec cette cavalerie, devait se réunir au maréchal Davout à Posen, le +précéder <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> à Varsovie, et se mettre à la tête de toutes les +troupes dirigées sur la Pologne, en attendant que Napoléon vînt les +commander lui-même. Les Russes étant encore fort éloignés de la +Vistule, Napoléon se donnait le temps d'expédier à Berlin ses +nombreuses affaires, et laissait à son beau-frère le soin de commencer +le mouvement sur la Pologne, et de sonder les dispositions +insurrectionnelles des Polonais. Personne n'était plus propre que +Murat à exciter leur enthousiasme en le partageant.</p> + +<span class="sidenote">Le prince Jérôme chargé avec les Allemands d'envahir la +Silésie, d'en assiéger les places, et de couvrir la droite de l'armée +qui marche sur la Pologne.</span> + +<p>Tandis que l'armée française franchissant l'Oder allait s'avancer sur +la Vistule, le prince Jérôme, ayant sous son commandement les +Wurtembergeois et les Bavarois, secondé par un habile et vigoureux +officier, le général Vandamme, devait envahir la Silésie, en assiéger +les places, porter une partie de ses troupes jusqu'à Kalisch, et +couvrir ainsi contre l'Autriche la droite du corps qui marcherait sur +Posen.</p> + +<p>Les troupes dirigées sur la Pologne pouvaient monter à environ 80 +mille hommes, entre lesquels le corps du maréchal Davout figurait pour +23 mille, celui du maréchal Augereau pour 17, celui du maréchal Lannes +pour 18, le détachement du prince Jérôme envoyé à Kalisch pour 14, +enfin la réserve de cavalerie de Murat pour 9 à 10 mille. C'était plus +qu'il n'en fallait pour faire face aux forces russes et prussiennes +qu'on était exposé à rencontrer dans le premier moment.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon se réserve de suivre, avec une seconde armée de 80 +mille hommes, la première armée de 80 mille acheminée sur la Vistule.</span> + +<p>Dans cet intervalle, les corps des maréchaux Soult et Bernadotte +étaient en marche de Lubeck sur Berlin. Ils devaient séjourner +quelque temps dans cette <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> capitale, s'y refaire, et s'y +pourvoir de ce qui leur manquait. Le maréchal Ney s'y était rendu +après la capitulation de Magdebourg, et il s'apprêtait à marcher sur +l'Oder. Napoléon, avec la garde impériale, avec la division de +grenadiers et voltigeurs du général Oudinot, avec le reste de la +réserve de cavalerie qui se reposait à Berlin, avec les trois corps +des maréchaux Soult, Bernadotte et Ney, pouvait disposer d'une seconde +armée de 80 mille hommes, à la tête de laquelle il devait se +transporter en Pologne, pour soutenir le mouvement de la première.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon en expédiant le maréchal Davout sur Posen, lui +donne sa pensée à l'égard de la Pologne.</span> + +<p>Le maréchal Davout, dirigé le premier sur Posen, était un homme ferme +et réfléchi, duquel il n'y avait aucune imprudence à craindre. Il +avait été initié à la véritable pensée de Napoléon relativement à la +Pologne. Napoléon était franchement résolu à réparer le grave dommage +que l'abolition de cet antique royaume avait causé à l'Europe; mais il +ne se dissimulait pas l'immense difficulté de reconstituer un État +détruit, surtout avec un peuple dont l'esprit anarchique était aussi +renommé que la bravoure. +<span class="sidenote">Napoléon ne veut proclamer l'indépendance de la Pologne que +si l'insurrection des Polonais est générale.</span> +Il ne voulait donc s'engager dans une telle +entreprise, qu'à des conditions qui en rendissent la réussite, sinon +certaine, au moins suffisamment probable. Il lui fallait d'abord +d'éclatants triomphes en s'avançant dans ces plaines du Nord, où +Charles XII avait trouvé sa ruine; il lui fallait ensuite un élan +unanime de la part des Polonais, pour concourir à ces triomphes, et +pour le rassurer sur la solidité du nouvel État qu'on allait fonder +entre trois puissances ennemies, la Russie, la Prusse et +l'Autriche.—Quand je verrai les Polonais tous sur pied, dit-il au +maréchal <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> Davout, alors je proclamerai leur indépendance, mais +pas avant.—Il fit transporter à la suite des troupes françaises un +convoi d'armes de toute espèce, afin d'armer l'insurrection, si, comme +on l'annonçait, elle devenait générale.</p> + +<p>Le maréchal Davout devançant les corps d'armée qui devaient partir de +l'Oder, s'était mis en mouvement dès les premiers jours de novembre. +Il marchait avec cet ordre, avec cette discipline sévère, qu'il avait +coutume de maintenir parmi ses troupes. +<span class="sidenote">Le maréchal Davout, en entrant en Pologne, déploie un +surcroît de sévérité pour le maintien de la discipline.</span> +Il avait annoncé à ses soldats +qu'en entrant en Pologne on entrait dans un pays ami, et qu'il fallait +le traiter comme tel. Ainsi que nous l'avons déjà dit, il s'était +introduit une certaine indiscipline dans les rangs de la cavalerie +légère, qui prend plus de part, et contribue davantage aux désordres +de la guerre. Deux soldats de cette arme ayant commis quelques excès, +le maréchal Davout les fit fusiller en présence du troisième corps.</p> + +<span class="sidenote">Caractère du pays lorsqu'on approche de la Vistule et du +Niémen.</span> + +<p>Il s'avança sur Posen en trois divisions. Le pays entre l'Oder et la +Vistule ressemble beaucoup à celui qui s'étend de l'Elbe à l'Oder. Le +plus généralement on parcourt des plaines sablonneuses, au milieu +desquelles le bois pousse assez facilement, surtout le bois résineux, +particulièrement le sapin; et, comme au-dessous de la couche de sable +se trouve une argile propre à la culture, tantôt noyée sous le sable +même, tantôt surgissant à la surface, on rencontre au milieu des +forêts de sapins de vastes clairières assez bien cultivées, à travers +ces clairières une population rare, pauvre, mais robuste, abritée sous +le bois et le chaume. Sur ce sol les transports sont d'une difficulté +<span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> sans égale, car aux sables mouvants succède une glaise, dans +laquelle on enfonce profondément dès qu'elle est pénétrée par les +eaux, et qui se change après quelques jours de pluie en une vaste mer +de boue. Les hommes y périssent si on ne vient les en arracher. Quant +aux chevaux, canons, bagages, ils s'y abîment sans pouvoir être +sauvés, même par les bras de toute une armée. Aussi la guerre +n'est-elle possible dans cette portion de la plaine du Nord qu'en été, +lorsque la terre est entièrement desséchée, ou dans l'hiver, +lorsqu'une gelée de plusieurs degrés a donné au sol la consistance de +la pierre. Mais toute saison intermédiaire est mortelle aux +combinaisons militaires, surtout aux plus habiles, qui dépendent, +comme on sait, de la rapidité des mouvements.</p> + +<span class="sidenote">Direction des cours d'eau dans la plaine du nord de +l'Europe.</span> + +<p>Ces caractères physiques ne se montrent réunis qu'en approchant de la +Vistule, et surtout plus loin entre la Vistule et le Niémen. Ils +commencent toutefois à se faire voir après l'Oder. Un phénomène +particulier à ces vastes plaines, que nous avons déjà signalé, et qui +se retrouve ici, c'est que les sables relevés en dunes le long de la +mer, rejettent les eaux vers l'intérieur du pays, où elles forment des +lacs nombreux, se déchargent en petites rivières, puis se réunissent +en plus grandes, jusqu'à ce qu'elles s'accumulent, et deviennent de +vastes fleuves, comme l'Elbe, l'Oder, la Vistule, capables de s'ouvrir +une issue à travers la barrière des sables. (Voir la carte n<sup>o</sup> 36.) +<span class="sidenote">Aspect du pays entre l'Elbe et l'Oder.</span> +Dans le Brandebourg et le Mecklembourg, c'est-à-dire entre l'Elbe et +l'Oder, pays qui avait été le théâtre de la poursuite des Prussiens +par notre armée, <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> on a déjà pu remarquer ces particularités de +la nature. Elles deviennent plus frappantes entre l'Oder et la +Vistule. (Voir la carte n<sup>o</sup> 37.) +<span class="sidenote">Aspect du pays entre l'Oder et la Vistule.</span> +Les sables se relèvent, retiennent +les eaux, qui, par la Netze et la Warta, vont chercher leur écoulement +vers l'Oder. La Netze vient de gauche, la Warta de droite, pour qui +marche de Berlin à Varsovie; et, après avoir circulé l'une et l'autre +entre la Vistule et l'Oder, elles se réunissent en un seul lit, pour +se jeter ensemble dans l'Oder, vers Custrin. Le pays le long de la mer +forme ce qu'on appelle la Poméranie prussienne. +<span class="sidenote">Grand-duché de Posen.</span> +Il est allemand par +les habitants et par l'esprit. L'intérieur, qu'arrosent la Netze et la +Warta, est marécageux, argileux, assez cultivé, et slave par la race +d'hommes qui l'habite. C'est la Posnanie, ou grand-duché de Posen, +dont Posen est la capitale, ville d'une certaine importance, située +sur la Warta elle-même.</p> + +<span class="sidenote">État physique et moral de cette province polonaise.</span> + +<p>Cette province était celle où l'esprit polonais éclatait avec le plus +d'ardeur. Les Polonais devenus Prussiens semblaient supporter plus +impatiemment que les autres le joug étranger. D'abord la race +allemande et la race slave se rencontrant sur cette frontière de la +Poméranie et du duché de Posen, avaient l'une pour l'autre une +aversion instinctive, naturellement plus vive sur la limite où elles +se touchaient. Indépendamment de cette aversion, suite ordinaire du +voisinage, les Polonais n'oubliaient pas que les Prussiens avaient été +sous le grand Frédéric les premiers auteurs du partage de la Pologne, +que depuis ils avaient agi avec une noire perfidie, et achevé la +ruine de leur patrie <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> après en avoir favorisé l'insurrection. +Enfin la vue de Varsovie dans les mains des Prussiens, rendait ceux-ci +les plus odieux des copartageants. Ces sentiments de haine étaient +poussés à ce point que les Polonais auraient presque regardé comme une +délivrance d'échapper au roi de Prusse pour appartenir à un empereur +de Russie, qui, réunissant sous le même sceptre toutes les provinces +polonaises, se serait proclamé roi de Pologne. Le penchant à +l'insurrection était donc plus prononcé dans le duché de Posen que +dans aucune autre partie de la Pologne.</p> + +<span class="sidenote">Les bonnes dispositions des Français en entrant en Pologne +favorisées par l'accueil qu'ils reçoivent des habitants.</span> + +<p>Tel était, sous les rapports physiques et moraux, le pays que les +Français traversaient en ce moment. Transportés sous un climat si +différent de leur climat natal, si différent surtout des climats +d'Égypte et d'Italie, où ils avaient vécu si long-temps, ils étaient +comme toujours, gais, confiants, et trouvaient dans la nouveauté même +du pays qu'ils parcouraient le sujet de plaisanteries piquantes, +plutôt que de plaintes amères. D'ailleurs le bon accueil des habitants +les dédommageait de leurs peines, car, sur les routes et dans les +villages, les paysans accouraient à leur rencontre, leur offrant les +vivres et les boissons du pays.</p> + +<p>Mais ce n'est pas dans les campagnes, c'est parmi les populations +agglomérées, c'est-à-dire au sein des villes, qu'éclate avec le plus +de force l'enthousiasme patriotique des peuples. +<span class="sidenote">Enthousiasme de la province de Posen.</span> +À Posen, les +dispositions morales des Polonais se manifestèrent plus vivement que +partout ailleurs. Cette ville, qui contenait ordinairement quinze +mille âmes, en contint bientôt le double, par l'affluence des +habitants des <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> provinces voisines, accourus au-devant de leurs +libérateurs. Ce fut dans les journées des 9, 10, 11 novembre, que les +trois divisions du corps de Davout entrèrent dans Posen. Elles y +furent reçues avec de tels transports d'enthousiasme que le grave +maréchal en fut touché, et qu'il céda lui-même à l'idée du +rétablissement de la Pologne; idée assez populaire dans la masse de +l'armée française, mais très-peu parmi ses chefs. Aussi écrivit-il à +l'Empereur des lettres fortement empreintes du sentiment qui venait +d'éclater autour de lui.</p> + +<p>Il dit aux Polonais que pour reconstituer leur patrie, il fallait à +Napoléon la certitude d'un immense effort de leur part, d'abord pour +l'aider à remporter de grands succès, succès sans lesquels il ne +pourrait pas imposer à l'Europe le rétablissement de la Pologne, +ensuite pour lui inspirer quelque confiance dans la durée de +l'œuvre qu'il allait entreprendre, œuvre bien difficile, +puisqu'il s'agissait de restaurer un État, détruit depuis quarante +années, et dégénéré depuis plus d'un siècle. Les Polonais de Posen, +plus enthousiastes que ceux même de Varsovie, promirent avec un entier +abandon tout ce qu'on semblait désirer d'eux. Nobles, prêtres, peuple, +souhaitaient avec ardeur qu'on les délivrât du joug allemand, +antipathique à leur religion, à leurs mœurs, à leur race; et, à ce +prix, il n'était rien qu'ils ne fussent prêts à faire. Le maréchal +Davout n'avait encore que trois mille fusils à leur donner; ils se les +distribuèrent sur-le-champ, demandant à en avoir des milliers, et +affirmant que, quel qu'en fût le nombre, on trouverait des bras pour +les porter. Le peuple forma <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> des bataillons d'infanterie, les +nobles et leurs vassaux des escadrons de cavalerie. Dans toutes les +villes situées entre la haute Warta et le haut Oder, la population, à +l'approche des troupes du prince Jérôme, chassa les autorités +prussiennes, et ne leur fit grâce de la vie, que parce que les troupes +françaises empêchèrent partout les violences et les excès. De Glogau à +Kalisch, route du prince Jérôme, l'insurrection fut générale.</p> + +<span class="sidenote">Création d'une autorité provisoire à Posen.</span> + +<p>On établit à Posen une autorité provisoire, avec laquelle on convint +des mesures nécessaires pour nourrir l'armée française à son passage. +Il ne pouvait être question d'imposer à la Pologne des contributions +de guerre. Il était entendu qu'on la tiendrait quitte des charges +imposées aux pays conquis, à condition toutefois que ses bras se +joindraient aux nôtres, et qu'elle nous céderait une partie des grains +dont elle était si abondamment pourvue. La nouvelle autorité polonaise +se concerta avec le maréchal Davout pour construire des fours, réunir +des blés, des fourrages, du bétail. Le zèle du pays, quelques fonds +saisis dans les caisses prussiennes, suffirent à ces premiers +préparatifs. Tout fut ainsi disposé pour recevoir le gros de l'armée +française, et surtout son chef, qu'on attendait avec une vive +curiosité, et d'ardentes espérances.</p> + +<span class="sidenote">Marche du maréchal Augereau entre la Posnamie et la +Poméranie.</span> + +<p>À peu près en même temps, le maréchal Augereau avait cheminé sur la +lisière qui sépare la Posnanie de la Poméranie, laissant la Warta à +droite, et se portant à gauche le long de la Netze. Il passa par +Landsberg, Driesen, Schneidmühl (voir la carte n<sup>o</sup> 37), à travers +un pays triste, pauvre, médiocrement <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> peuplé, qui ne pouvait +donner des signes de vie fort expressifs. Le maréchal Augereau ne +rencontra rien qui put exalter son imagination, eut beaucoup de peine +à marcher, et aurait eu encore plus de peine à vivre, sans un convoi +de caissons qui transportait le pain de ses troupes. Aux environs de +Nackel les eaux cessent de couler vers l'Oder, et commencent à couler +vers la Vistule. Un canal joignant la Netze avec la Vistule, part de +Nackel, et aboutit à la ville de Bromberg, qui est l'entrepôt du +commerce du pays. Le corps d'Augereau y trouva quelque soulagement à +ses fatigues.</p> + +<span class="sidenote">Marche du maréchal Lannes dans le même pays.</span> + +<p>Le maréchal Lannes s'était avancé par Stettin, Stargard, +Deutsch-Krone, Schneidmühl, Nackel, et Bromberg, flanquant la marche +du corps d'Augereau, comme celui-ci flanquait la marche du corps de +Davout. Il longeait, lui aussi, la limite du pays allemand et +polonais, et parcourait un sol plus difficile, plus triste encore que +celui qu'avait traversé le maréchal Augereau. +<span class="sidenote">Impressions qu'éprouve le maréchal Lannes en traversant le +duché de Posen, et jugement qu'il porte à l'égard du rétablissement de +la Pologne.</span> +Il voyait les Allemands +hostiles, les Polonais timides, et, dominé par les impressions qu'il +recevait d'un pays sauvage et désert, par les renseignements qu'il +recueillait sur les Polonais, dans une contrée qui ne leur était pas +favorable, il fut porté à regarder comme une œuvre téméraire, et +même folle, le rétablissement de la Pologne. Nous avons déjà parlé de +cet homme rare, de ses qualités, de ses défauts: il faudra en parler +souvent encore, dans le récit d'une époque pendant laquelle il a tant +prodigué sa noble vie. Lannes, impétueux dans ses sentiments, dès lors +inégal de caractère, enclin à l'humeur, même envers son <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> +maître qu'il aimait, était de ceux que le soleil, en se cachant ou en +se montrant, abattait ou relevait tour à tour. Mais, ne perdant jamais +sa trempe héroïque, il retrouvait dans les dangers la force calme, que +les souffrances et les contrariétés lui avaient enlevée un moment. On +ne serait pas juste envers cet homme de guerre supérieur, si on +n'ajoutait pas ici, qu'un grand fonds de bon sens se joignait chez lui +à l'inégalité d'humeur, pour le porter à blâmer chez Napoléon un +esprit d'entreprise immodéré, et à faire entendre souvent, au milieu +de nos plus beaux triomphes, de sinistres prophéties. Après le succès +de la guerre de Prusse, il aurait voulu qu'on s'arrêtât sur l'Oder, et +ne s'était pas imposé la moindre contrainte dans l'expression de cette +opinion. Parvenu à Bromberg à la suite d'une marche pénible, il +écrivit à Napoléon qu'il venait de parcourir un pays sablonneux, +stérile, sans habitants, comparable, sauf le ciel, au désert qu'on +traverse pour aller d'Égypte en Syrie; que le soldat était triste, +atteint de la fièvre, ce qui était dû à l'humidité du sol et de la +saison; que les Polonais étaient peu disposés à s'insurger, et +tremblants sous le joug de leurs maîtres; qu'il ne fallait pas juger +de leurs dispositions d'après l'enthousiasme factice de quelques +nobles attirés à Posen par l'amour du bruit et de la nouveauté; qu'au +fond ils étaient toujours légers, divisés, anarchiques, et qu'en +voulant les reconstituer en corps de nation, on épuiserait inutilement +le sang de la France pour une œuvre sans solidité et sans durée.</p> + +<span class="sidenote">Comment Napoléon apprécie les rapports contradictoires de +ses lieutenants.</span> + +<p>Napoléon, demeuré à Berlin jusqu'aux derniers jours de novembre, +recevait, sans en être étonné, les <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> rapports contradictoires +de ses lieutenants, et attendait que le mouvement produit par la +présence des Français eût éclaté dans toutes les provinces polonaises, +pour se faire une opinion à l'égard du rétablissement de la Pologne, +et se résoudre, ou à traverser cette contrée comme un champ de +bataille, ou à élever sur son sol un grand édifice politique. Il fit +partir Murat, après lui avoir spécifié de nouveau les conditions qu'il +entendait mettre à la restauration de la Pologne, et les instructions +qu'il voulait qu'on suivît en marchant sur Varsovie.</p> + +<p>Les Russes étaient arrivés sur la Vistule, et avaient pris possession +de Varsovie. Le dernier corps prussien qui restât au roi +Frédéric-Guillaume, placé sous les ordres du général Lestocq, officier +sage autant que brave, était établi à Thorn, ayant des garnisons à +Graudenz et à Dantzig.</p> + +<span class="sidenote">Instructions militaires de Napoléon à ses lieutenants, dans +leur mouvement sur Varsovie.</span> + +<p>Napoléon voulut qu'en s'approchant de Varsovie, les divers corps de +l'armée française se serrassent les uns aux autres, afin qu'avec une +masse de 80 mille hommes, force bien supérieure à tout ce que les +Russes pouvaient réunir sur un même point, ses lieutenants fussent à +l'abri de tout échec. Il leur recommanda de ne pas rechercher, de ne +pas accepter de bataille, à moins qu'ils ne fussent en nombre +très-supérieur à l'ennemi, de s'avancer avec beaucoup de précautions, +et en appuyant tous à droite, pour se couvrir de la frontière +autrichienne. À cette époque, la Pilica, sur la rive gauche de la +Vistule, la Narew, sur la rive droite, toutes deux se jetant dans la +Vistule près de Varsovie, formaient la frontière autrichienne. En +appuyant donc à droite, à <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> partir de Posen (voir la carte n<sup>o</sup> +37), on se rapprochait de la Pilica et de la Narew, on était couvert +de tous côtés par la neutralité de l'Autriche. Si les Russes voulaient +prendre l'offensive, ils ne pouvaient le faire qu'en passant la +Vistule sur notre gauche, aux environs de Thorn, et alors, en se +rabattant à gauche, on obtenait l'un de ces trois résultats, ou de les +rejeter dans la Vistule, ou de les acculer à la mer, ou de les pousser +sur les baïonnettes de la seconde armée française en marche vers +Posen. Il faut ajouter, du reste, que si Napoléon, contre son usage, +ne se présentait pas cette fois en une seule masse devant l'ennemi, ce +qui aurait coupé court à toutes les difficultés, c'est parce qu'il +savait que les Russes n'étaient pas cinquante mille ensemble, et parce +que la fatigue extrême d'une partie de ses troupes, ayant couru +jusqu'à Prenzlow et jusqu'à Lubeck, l'obligeait à former deux armées, +l'une composée de ceux qui pouvaient marcher immédiatement, l'autre de +ceux qui avaient besoin de quelques jours de repos, avant de se +remettre en route. C'est ainsi que les circonstances entraînent des +variations dans l'application des principes les plus constants. C'est +au tact du grand général à modifier cette application avec sûreté et +à-propos.</p> + +<span class="sidenote">Tous les corps français concentrés sur leur droite, pour se +porter à Varsovie.</span> + +<p>Napoléon enjoignit donc au maréchal Davout de se porter à droite, +comme le commandait la route de Posen à Varsovie, de passer par +Sempolno, Klodawa, Kutno, Sochaczew, Blonie, et d'envoyer ses dragons +directement sur la Vistule à Kowal, pour donner la main aux maréchaux +Lannes et Augereau. Lannes, après s'être dédommagé, au milieu de +l'abondance <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> de Bromberg, des privations d'une longue route à +travers les sables, avait pris le pas sur Augereau. Il eut ordre de +remonter la Vistule, et par sa droite de se porter de Bromberg à +Inowraclaw, Brezesc, Kowal, défilant sous le canon de Thorn, et allant +se lier au corps du maréchal Davout, dont il dut former la gauche. Le +maréchal Augereau le suivit un peu après, et, parcourant la même +route, vint faire la gauche de Lannes.</p> + +<span class="sidenote">Le maréchal Davout et le prince Murat marchent sur +Varsovie.</span> + +<p>Le 16 novembre et les jours suivants, le maréchal Davout, précédé de +Murat, se porta de Posen, où il avait tout laissé dans un ordre +parfait, sur Sempolno, Klodawa, Kutno. Lannes, après avoir quitté +Bromberg et défilé à la vue de Thorn, en se couvrant de la Vistule, se +trouva de nouveau engagé dans les sables qui s'offrent généralement +dans cette partie du cours de la Vistule, rencontra une seconde fois +la stérilité, la disette, le désert, et n'en devint pas plus favorable +à la guerre qu'on allait entreprendre. Il vint, par Kowal et Kutno, +s'appuyer au corps du maréchal Davout. Augereau le suivait à la trace, +partageant ses impressions comme il lui arrivait souvent; car il avait +avec Lannes plus d'une analogie de caractère, quoique fort inférieur +en talents et en énergie.</p> + +<p>Murat et Davout, peu tentés de livrer une bataille sans l'Empereur, +ayant ordre d'ailleurs de l'éviter, s'avancèrent avec beaucoup de +précaution jusqu'aux environs de Varsovie. Le 27 novembre, leur +cavalerie légère rejeta de Blonie un détachement ennemi, et se montra +jusqu'aux portes mêmes de la capitale. Partout on avait trouvé les +Russes en <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> retraite, et occupés à détruire les vivres, ou à +les transporter de la rive gauche sur la droite de la Vistule. En se +retirant, ils ne firent que traverser Varsovie, qui ne leur semblait +plus un lieu sûr, à mesure que l'approche des Français y faisait +tressaillir tous les cœurs. Ils repassèrent donc la Vistule pour +s'enfermer dans le faubourg de Praga, situé, comme on sait, sur +l'autre bord du fleuve. En le repassant, ils détruisirent le pont de +Praga, et coulèrent à fond, ou emmenèrent avec eux, toutes les barques +qui pouvaient servir à créer des moyens de passage.</p> + +<span class="sidenote">Entrée de Murat à Varsovie.</span> + +<p>Le lendemain Murat, à la tête d'un régiment de chasseurs et des +dragons de la division Beaumont, entra dans Varsovie. À partir de +Posen, le peuple des petites villes et des campagnes avait paru moins +démonstratif qu'à Posen, parce qu'il était comprimé par la présence +des Russes. Mais chez une grande population, les élans sont +proportionnés au sentiment de sa force. Tous les habitants de Varsovie +étaient accourus hors des murs de la ville, à la rencontre des +Français. +<span class="sidenote">Accueil que les Français reçoivent des Polonais.</span> +Depuis long-temps les Polonais, par un instinct secret, +regardaient les victoires de la France comme étant les victoires de la +Pologne elle-même. Ils avaient tressailli au bruit de la bataille +d'Austerlitz, gagnée si près des frontières de la Gallicie; et celle +d'Iéna, qui semblait gagnée sur la route même de Varsovie, l'entrée +des Français dans Berlin, l'apparition de Davout sur l'Oder, les +avaient remplis d'espérance. Ils voyaient enfin ces Français si +renommés, si attendus, et à leur tête ce brillant général de +cavalerie, aujourd'hui <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> prince, demain roi, qui conduisait +leur avant-garde avec tant d'audace et d'éclat. Ils applaudirent avec +transport sa bonne mine, sa contenance héroïque à cheval, et le +saluèrent des cris mille fois répétés de <em>Vive l'Empereur! vivent les +Français!</em> Ce fut un délire général, dans toutes les classes de la +population. Cette fois, on pouvait considérer la résurrection de la +Pologne comme un peu moins chimérique, en voyant apparaître la grande +armée, qui, sous le grand capitaine, avait vaincu toutes les armées de +l'Europe. La joie fut vive, profonde, sans réserve, chez ce malheureux +peuple, victime si long-temps de l'ambition des cours du Nord, de la +mollesse des cours du Midi, et se disant qu'enfin l'heure était venue +où l'empereur des Français allait réparer les faiblesses des rois de +France! Les Russes avaient détruit partout les vivres; mais +l'empressement des Polonais y suppléa. On se disputait les soldats et +les officiers français pour les loger et les nourrir.</p> + +<span class="sidenote">Entrée du maréchal Davout à Varsovie.</span> + +<p>Deux jours après, l'infanterie du maréchal Davout, qui n'avait pu +suivre la cavalerie d'un pas égal, entra dans Varsovie. Ce fut la même +ivresse, ce furent les mêmes démonstrations, à l'aspect de ces +vieilles bandes d'Awerstaedt, d'Austerlitz et de Marengo. Tout +paraissait beau dans ce premier moment, où la prévoyance des +difficultés était comme étouffée par la joie et l'espérance!</p> + +<span class="sidenote">Difficultés inhérentes au rétablissement de la Pologne.</span> + +<p>Napoléon songeait sincèrement, comme nous l'avons déjà dit, à +restaurer la Pologne. C'était, dans sa pensée, l'une des manières les +plus utiles, les mieux entendues, de renouveler cette Europe dont il +voulait changer la face. Lorsqu'en effet il créait des <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> +royaumes nouveaux, pour en former les appuis de son jeune empire, rien +n'était plus naturel que de relever le plus brillant, le plus +regrettable des royaumes détruits. Mais, outre la difficulté +d'arracher de grands sacrifices de territoire à la Russie et à la +Prusse, sacrifices qu'il n'était possible de leur imposer qu'en les +battant à outrance, il y avait cette autre difficulté d'enlever les +Gallicies à l'Autriche, et si on laissait ces provinces en dehors, si +on se contentait de refaire la nouvelle Pologne avec les deux tiers de +l'ancienne, on courait encore le risque très-grave d'inspirer au +cabinet de Vienne, par cette reconstitution de la Pologne, un +redoublement de défiance, de haine, de mauvaise volonté, et d'amener +peut-être une armée autrichienne sur les derrières de l'armée +française. Napoléon ne voulait donc prendre avec les Polonais que des +engagements conditionnels, et il était décidé à ne proclamer leur +indépendance que lorsqu'ils l'auraient méritée par un élan unanime, +par un grand zèle à le seconder, par la résolution énergique de +défendre la nouvelle patrie qu'on leur aurait rendue. +<span class="sidenote">Dispositions des nobles polonais en 1806.</span> +Malheureusement +la haute noblesse polonaise, moins entraînée que le peuple, découragée +par les différentes insurrections qui avaient été essayées, craignant +d'être abandonnée après s'être compromise, hésitait à se jeter dans +les bras de Napoléon, et trouvait dans sa situation actuelle quelque +chose de mieux à faire que de s'insurger, pour recevoir des Français +une existence, indépendante, mais dénuée d'appui, exposée à tous les +périls, entre la Prusse, l'Autriche et la Russie. Cette haute +noblesse, tombée avec Varsovie elle-même <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> sous le joug de la +Prusse, éprouvait pour cette cour l'aversion que ressentaient tous les +Polonais devenus Prussiens. La plupart des membres de la noblesse de +Varsovie eussent regardé comme un heureux changement de fortune de +devenir sujets d'Alexandre, à condition d'être reconstitués en corps +de nation, et de jouer, sous l'empereur de Russie, le rôle que les +Hongrois jouent sous l'empereur d'Autriche. Être réunis en un même +peuple, et transmis d'un maître allemand à un maître slave, leur +semblait un sort presque souhaitable, le seul du moins auquel il +fallût aspirer dans les circonstances présentes. C'était, aux yeux de +beaucoup d'entre eux, secrètement influencés par les intrigues russes, +l'unique reconstitution de la Pologne qui fût praticable, car la +Russie, disaient-ils, était près d'eux, et en mesure de soutenir son +ouvrage, une fois entrepris, tandis que l'existence qu'on tiendrait de +la France serait précaire, éphémère, et s'évanouirait dès que l'armée +française se serait éloignée. Sans doute il y avait quelques raisons +de prudence à faire valoir en faveur de cette idée d'une +demi-reconstitution de la Pologne, née d'un demi-patriotisme: mais +ceux qui formaient ce vœu oubliaient, que, si l'existence que la +Pologne pouvait recevoir de la France, était exposée à périr lorsque +les Français repasseraient le Rhin, celle que les Russes lui +donneraient, était exposée à un autre danger, certain et prochain, au +danger d'être absorbée dans le reste de l'empire, de subir en un mot +l'assimilation complète, résultat auquel la Russie devait tendre sans +cesse, et qu'elle ne manquerait pas de réaliser <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> à la première +occasion, ainsi que les événements l'ont prouvé depuis. Il fallait +donc, ou renoncer à être Polonais, ou se dévouer à Napoléon, se +dévouer à tout prix, à tout risque, avec toutes les incertitudes +attachées à une telle entreprise, le jour où ce puissant réformateur +de l'Europe paraissait à Varsovie. Un sentiment moins élevé agissait +sur la portion de la noblesse qui accueillait avec froideur la +délivrance de la Pologne par la main des Français, c'était la jalousie +que lui inspiraient les généraux polonais formés dans nos armées, +arrivant avec de la réputation, des prétentions et un sentiment +exagéré de leur mérite. Ces divers motifs n'empêchaient pas cependant +la généralité de la noblesse d'éprouver une vive joie à la vue des +Français; seulement ils la rendaient plus prudente, et la portaient à +faire des conditions à un homme auquel le patriotisme conseillait +alors de n'en faire aucune. Mais les masses, plus unanimes, moins +retenues par la réflexion, et en ce moment meilleures, car il est un +instant, un seul, où la raison ne vaut pas l'entraînement des +passions, c'est celui où le dévouement, même aveugle, est la condition +nécessaire du salut d'un peuple, les masses, disons-nous, voulaient +qu'on se jetât dans les bras des Français, et y poussaient tout le +monde, peuple, nobles et prêtres.</p> + +<p>Partagés entre ces sentiments contraires, les grands de Varsovie +s'empressèrent autour de Murat, et vinrent lui soumettre leurs +vœux, non pas à titre d'exigences, mais à titre de conseils, et +dans le but, disaient-ils, de produire chez le peuple polonais un +soulèvement universel. +<span class="sidenote">Vœux que la noblesse polonaise fait parvenir à Napoléon +par l'intermédiaire de Murat.</span> +Ces vœux consistaient à demander <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> +que Napoléon proclamât immédiatement l'indépendance de la Pologne, ne +se bornât pas à cet acte, mais choisît un roi dans sa propre famille, +et le plaçât solennellement sur le trône de Sobieski. Cette double +garantie leur étant donnée, ajoutaient-ils, les Polonais, ne doutant +plus des intentions de Napoléon, de sa ferme résolution de soutenir +son ouvrage, se livreraient à lui, corps et biens. +<span class="sidenote">Murat indiqué comme le roi qui conviendrait aux Polonais, +tant par ses qualités militaires que par sa parenté impériale.</span> +Le roi à prendre +dans la famille impériale était tout désigné, c'était ce vaillant +général de cavalerie, si bien fait pour être le roi d'une nation à +cheval, c'était Murat lui-même, qui, en effet, nourrissait dans son +cœur le désir ardent d'une couronne, et particulièrement de celle +qui s'offrait à lui en ce moment, car elle convenait autant à ses +penchants héroïques, qu'à ses goûts frivoles et fastueux. Déjà même il +avait accommodé son costume à ce nouveau rôle, et il avait apporté de +Paris les vaines parures qui pouvaient donner à son uniforme français +quelque ressemblance avec l'uniforme polonais.</p> + +<p>La passion de régner, depuis qu'il avait épousé une sœur de +Napoléon, dévorait Murat. Cette passion, qui plus tard devint fatale à +sa gloire et à sa vie, avait redoublé grâce aux excitations de sa +femme, encore plus ambitieuse que lui, et capable, pour atteindre le +but de ses vœux, d'entraîner son mari aux actions les plus +coupables. À l'aspect de ce trône vacant de la Pologne, Murat ne +pouvait plus contenir son impatience. Il n'eut donc pas de peine à +partager les idées de la noblesse polonaise, et se chargea de les +communiquer à Napoléon. La commission cependant était difficile à +remplir, car Napoléon, sans méconnaître <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> les qualités +brillantes et généreuses de son beau-frère, avait néanmoins de la +légèreté de son caractère une défiance extrême, et se montrait souvent +pour lui un maître sévère et dur.</p> + +<p>Murat devinait bien quel accueil Napoléon ferait à des idées qui +contrariaient sa politique, et qui auraient d'ailleurs l'apparence +d'une proposition intéressée. Aussi se garda-t-il de parler du roi +désigné par les Polonais; il se contenta d'exposer leurs idées d'une +manière générale, et de faire connaître leur désir de voir +l'indépendance de la Pologne immédiatement proclamée et garantie par +un roi français de la famille Bonaparte.</p> + +<p>Napoléon, pendant la marche de ses corps d'armée sur Varsovie, avait +quitté Berlin de sa personne, et était arrivé le 25 novembre à Posen. +C'est là qu'il reçut les lettres de Murat. Il n'avait pas besoin qu'on +lui dît les choses pour les savoir. Même à travers la plus habile +dissimulation, il surprenait le secret des âmes, et la dissimulation +de Murat n'était pas de celles qu'on eût de la peine à pénétrer. +<span class="sidenote">Accueil fait par Napoléon aux idées des Polonais qui lui +sont transmises par Murat.</span> +Il +eut bientôt découvert l'ambition qui dévorait ce cœur, à la fois si +vaillant et si faible. Il en éprouva autant de mécontentement contre +lui que contre les Polonais. Il voyait dans ce qu'on lui proposait des +calculs, des réserves, des conditions, un demi-élan, et, en ce qui le +concernait, des engagements dangereux, sans l'équivalent d'une +puissante coopération. Par un singulier concours de circonstances, il +recevait le même jour des dépêches de Paris, relatives au célèbre +Kosciusko, qu'il avait voulu tirer de France, pour le mettre à la +tête de la nouvelle Pologne. +<span class="sidenote">Conduite mal entendue de Kosciusko.</span> +Ce patriote <span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> polonais, que de +fausses directions d'esprit empêchèrent à cette époque de servir +utilement sa patrie, vivait à Paris au milieu des mécontents, peu +nombreux, qui n'avaient pas encore pardonné à Napoléon le 18 brumaire, +le concordat, le rétablissement de la monarchie. Quelques sénateurs, +quelques membres de l'ancien Tribunat, composaient cette société +honnête et vaine. Kosciusko eut le tort d'opposer des contradictions +intempestives au seul homme qui pût alors sauver sa patrie, et qui en +eût véritablement l'intention. Outre les engagements préalables, +réclamés par les nobles de Varsovie, et impossibles à prendre en face +de l'Autriche, Kosciusko exigeait d'autres conditions politiques, tout +à fait puériles, dans un moment où il s'agissait de relever la +Pologne, avant de savoir quelle constitution on lui donnerait. +Napoléon, se voyant contrarié à la fois par les Polonais devenus +idéologues à Paris, et par les Polonais devenus russes à +Saint-Pétersbourg, en conçut de la défiance et de la froideur.</p> + +<span class="sidenote">Réponse de Napoléon aux Polonais.</span> + +<p>En ce qui regardait Kosciusko, il répondit au ministre Fouché, qu'il +avait chargé de lui faire des propositions: Kosciusko <em>est un sot</em>, +qui n'a pas dans sa patrie toute l'importance qu'il croit avoir, et +dont je me passerai fort bien pour rétablir la Pologne, si la fortune +des armes me seconde.—Il adressa une lettre sèche et sévère à Murat. +Dites aux Polonais, lui écrivit-il, que ce n'est pas avec ces calculs, +avec ces précautions personnelles, qu'on affranchit sa patrie tombée +sous le joug étranger; que c'est au contraire en se soulevant tous +ensemble, aveuglément, sans réserve, et avec la résolution de +sacrifier sa fortune et <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> sa vie, qu'on peut avoir, non pas la +certitude, mais la simple espérance de la délivrer. Je ne suis pas +venu ici, ajoutait-il, <em>mendier un trône pour ma famille, car je ne +manque pas de trônes à donner</em>; je suis venu dans l'intérêt de +l'équilibre européen, tenter une entreprise des plus difficiles, à +laquelle les Polonais ont plus à gagner que personne, puisque c'est de +leur existence nationale qu'il s'agit, en même temps que des intérêts +de l'Europe. Si à force de dévouement ils me secondent assez pour que +je réussisse, je leur accorderai l'indépendance. Sinon, je ne ferai +rien, et je les laisserai sous leurs maîtres prussiens et russes. Je +ne rencontre pas ici, à Posen, dans la noblesse de province, toutes +les vues méticuleuses de la noblesse de la capitale. J'y trouve +franchise, élan, patriotisme, ce qu'il faut enfin pour sauver la +Pologne, et tout ce que je cherche vainement chez les grands seigneurs +de Varsovie.—</p> + +<p>Napoléon mécontent, mais ne renonçant pas pour cela au projet de +changer la face du nord de l'Europe par le rétablissement de la +Pologne, prit la résolution de ne pas aller à Varsovie, et de rester à +Posen, où il était l'objet d'un enthousiasme extraordinaire. +<span class="sidenote">Napoléon s'établit à Posen, et envoie M. Wibiski à +Varsovie.</span> +Il se +contenta d'envoyer à Varsovie un Polonais, dont il appréciait beaucoup +l'esprit, M. Wibiski, gentilhomme plus versé dans la science des lois +et de la politique que dans celle de la guerre, mais connaissant à +fond son pays, et animé du plus sincère patriotisme. Napoléon lui +exposa les difficultés de sa situation, en présence des trois anciens +copartageants de la Pologne, dont deux étaient armés contre lui, et +un troisième prêt à se déclarer; la nécessité <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> où il était de +garder de grands ménagements, et de trouver, dans un mouvement +spontané et unanime des Polonais, tout à la fois un prétexte de +proclamer leur indépendance, et un secours suffisant pour la soutenir. +Son langage, parfaitement sensé et sincère, persuada M. Wibiski, qui +se rendit à Varsovie, pour essayer de faire partager ses convictions à +ses compatriotes les plus distingués par leur position et leurs +lumières.</p> + +<span class="sidedate">Déc. 1806.</span> + +<span class="sidenote">Quel jugement il faut porter sur la conduite de Napoléon et +des Polonais.</span> + +<p>Ce singulier conflit entre les Polonais voulant que Napoléon commençât +par proclamer leur indépendance, et Napoléon voulant qu'ils +commençassent par la mériter, ne doit être un motif de blâme, ni pour +eux ni pour lui, mais une preuve de la difficulté même de +l'entreprise. Les Polonais avouaient ainsi qu'ils croyaient peu solide +une existence placée à si grande distance du protecteur qui la leur +aurait rendue, et lui demandaient pour se rassurer, outre un +engagement solennel, les liens même du sang. Napoléon, de son côté, +avouait qu'assez puissant pour prétendre changer la face de l'Europe, +assez audacieux pour oser porter la guerre jusqu'à la Vistule, il +hésitait à proclamer l'indépendance de la Pologne, ayant deux des +trois copartageants en face, et le troisième sur ses derrières. Si +toutefois il fallait absolument voir ici matière à reproche contre +quelqu'un, ce serait contre les Polonais, du moins contre ceux qui +calculaient de la sorte. Napoléon, en effet, ne devait rien aux +Polonais, qu'en raison de ce qu'ils feraient pour l'Europe, dont il +était le représentant, tandis qu'eux devaient tout à leur patrie, même +une imprudente confiance, dût cette confiance entraîner <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> +l'aggravation de leurs maux. Quand Napoléon était prudent, il faisait +son devoir: quand les Polonais prétendaient l'être, ils manquaient au +leur: car, dans la situation où ils se trouvaient, leur devoir n'était +pas d'être prudents, mais dévoués jusqu'à périr<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon resté de sa personne à Posen, y crée un grand +établissement militaire.</span> + +<p>Napoléon établi à Posen, au milieu de la noblesse du grand-duché, +accourue tout entière autour de lui, s'occupait à y créer l'un de ces +établissements militaires, dont il prenait l'habitude de jalonner sa +route, à mesure qu'il portait la guerre à de plus grandes distances. +Il achetait des grains, des fourrages, surtout des étoffes, car il y +avait à Posen une importante manufacture de drap; il organisait des +manutentions de vivres, des hôpitaux, tout ce qu'il fallait en un mot +pour avoir une vaste place de dépôt au centre de la Pologne. Cette +place, il est vrai, n'était pas fortifiée, comme Wittemberg ou +Spandau; elle était ouverte comme Berlin. Mais elle avait pour défense +l'affection des habitants, voués de cœur à la cause des Français.</p> + +<span class="sidenote">Continuation des mouvements de l'armée en Pologne.</span> + +<p>Napoléon dirigea ensuite les mouvements de l'armée conformément à son +plan d'invasion. Le maréchal Ney était arrivé à Posen. Les maréchaux +Soult et Bernadotte y marchaient à petites journées, après <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> +avoir pris à Berlin le repos dont leurs troupes avaient besoin. La +garde et les grenadiers rendus à Posen y entouraient l'Empereur. Le +prince Jérôme avait envoyé les Bavarois sur Kalisch, et, avec les +Wurtembergeois, commençait par Glogau l'investissement des places de +la Silésie.</p> + +<p>Napoléon envoya le maréchal Ney de Posen à Thorn, pour qu'il tâchât de +s'emparer de cette dernière place, et d'y surprendre le passage de la +Vistule. (Voir la carte n<sup>o</sup> 37.) Il prescrivit au maréchal Augereau de +continuer son mouvement par la droite, en longeant la Vistule de Thorn +à Varsovie. Il ordonna au maréchal Lannes, qui avait déjà exécuté ce +même mouvement, d'entrer à Varsovie, d'y remplacer le maréchal Davout, +dès que celui-ci aurait rétabli les ponts de la Vistule, qui unissent +la ville de Varsovie avec le faubourg de Praga. En ordonnant aux +maréchaux Ney et Davout de franchir le plus tôt possible la Vistule +sur les deux points de Thorn et de Varsovie, il leur recommanda de +s'en assurer le passage d'une manière permanente, en construisant de +fortes têtes de pont. Il ajourna ses mouvements ultérieurs jusqu'au +moment où ces deux bases d'opération seraient solidement établies, et +en attendant il s'occupa de faire avancer, sans hâte et sans fatigue, +les corps des maréchaux Soult et Bernadotte, afin d'entrer en ligne à +la tête de toutes ses forces réunies.</p> + +<span class="sidenote">Emploi des négociants juifs pour nourrir l'armée.</span> + +<p>Dans cet intervalle, Murat avec la réserve de cavalerie, le maréchal +Davout avec son corps d'armée, s'étaient installés à Varsovie, et +cherchaient à y exécuter les ordres de l'Empereur. Les Russes avaient +employé le temps de leur séjour dans cette ville, <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> à emporter +les vivres ou à les détruire, à couler à fond toutes les barques, à ne +laisser enfin ni moyen de subsistance, ni moyen de passage. Grâce au +zèle des Polonais on suppléa en grande partie à tout ce qui manquait. +D'après l'autorisation de Napoléon, qui ne ménageait pas l'argent dont +il était pourvu, on conclut des marchés avec les commerçants juifs, +qui se montraient fort adroits, fort habiles à tirer de ces vastes +contrées les grains dont elles abondaient. Un cordon autrichien, +répandu le long de la Gallicie, empêchait l'exportation des denrées +alimentaires. Mais on chargea les juifs d'écarter la difficulté, en +soudoyant richement les douaniers autrichiens; et moyennant l'argent +qu'on leur donna, moyennant l'abandon qu'on leur fit de tous les sels +trouvés dans les magasins prussiens, ils promirent de faire couler par +la Pilica dans la Vistule, par la Vistule dans Varsovie, les blés et +les avoines, d'y amener en outre une quantité considérable de viande +sur pied.</p> + +<span class="sidenote">Passage de la Vistule à Varsovie par les troupes du +maréchal Davout.</span> + +<p>On songea ensuite au passage du grand fleuve, qui coupait en deux la +capitale. Le temps, alternativement pluvieux ou froid, restait +incertain, ce qui était la pire des conditions atmosphériques dans un +tel pays, car la Vistule sans être gelée, charriant d'énormes glaçons, +ne permettait ni de jeter un pont, ni de passer sur la glace. On avait +envoyé des détachements de cavalerie légère le long des rives du +fleuve, pour s'emparer des barques, que l'ennemi n'avait pas eu le +temps de couler, et de cette manière on en avait réuni un certain +nombre à Varsovie. Ne pouvant pas encore jeter un pont à cause des +glaces que le courant entraînait avec violence, on <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> essaya de +faire passer quelques détachements dans des bateaux. Il fallait la +hardiesse que l'habitude du succès inspirait à nos soldats et à nos +généraux, pour tenter de semblables opérations, car ces détachements +transportés l'un après l'autre, auraient pu être enlevés, avant d'être +assez nombreux pour se défendre. Mais le général russe qui commandait +l'avant-garde, ayant vu ce commencement de passage, prit l'alarme, +abandonna le faubourg de Praga, et se retira sur la Narew, ligne +militaire dont nous ferons connaître tout à l'heure la direction, et +qui se trouve à quelques lieues de Varsovie. On se hâta de profiter de +cette circonstance, on transporta toute une division du corps de +Davout au delà de la Vistule, on s'empara de Praga, et on s'avança +jusqu'à Jablona. (Voir les cartes n<sup>os</sup> 37 et 38.) La Vistule +paraissant un peu moins chargée de glaçons, on rétablit les ponts de +bateaux, grâce à l'intrépidité des marins de la garde, et au zèle des +bateliers polonais. +<span class="sidenote">Le maréchal Davout se porte sur la Narew. Le maréchal +Lannes occupe Varsovie. Le maréchal Augereau se place le long de la +Vistule, devant Modlin.</span> +En peu de jours la construction des ponts de +bateaux étant achevée, le maréchal Davout put passer avec tout son +corps sur la rive droite, s'établir à Praga, et même au delà dans une +forte position sur la Narew. Le corps de Lannes vint se dédommager +dans Varsovie des privations qu'il avait essuyées en remontant la +Vistule. Le maréchal Augereau le remplaça, et prit position au-dessous +de Varsovie, à Utrata, vis-à-vis de Modlin, c'est-à-dire vis-à-vis du +confluent de la Narew et de la Vistule. Son corps y souffrait +beaucoup, et n'avait à manger que le pain que Lannes et Murat lui +envoyaient de Varsovie avec un zèle de bons camarades.</p> + +<span class="sidenote">Audacieux passage de la Vistule à Thorn, par le corps du +maréchal Ney.</span> + +<p>Pendant que le passage de la Vistule s'opérait à <span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> Varsovie, +le maréchal Ney s'était dirigé sur Thorn par Gnesen et Inowraclaw. Le +corps prussien de Lestocq, gui restait fort de 15 mille hommes, après +avoir fourni les garnisons de Graudenz et Dantzig, occupait Thorn par +un détachement. Le maréchal Ney s'approcha de cette ville, qui, par +une situation toute contraire à celle de Varsovie, se trouve sur la +rive droite de la Vistule, et n'a sur la rive gauche qu'un simple +faubourg. Un vaste pont reposant sur arches de bois, et appuyé sur une +île, unissait les deux rives; mais l'ennemi l'avait presque détruit. +Le maréchal Ney s'étant avancé avec une simple tête de colonne, fit en +compagnie du colonel Savary, commandant le 14<sup>e</sup> de ligne, la +reconnaissance des bords de la Vistule. Thorn est sur la frontière qui +sépare le pays slave du pays allemand. Les deux populations, ennemies +de tout temps, l'étaient bien davantage alors, et se montraient prêtes +à en venir aux mains à l'arrivée des Français. Des bateliers polonais +aidèrent les troupes du maréchal Ney, et lui amenèrent des barques en +assez grand nombre pour transporter quelques centaines d'hommes. Le +colonel Savary, avec un détachement de son régiment, avec quelques +compagnies du 69<sup>e</sup> de ligne et du 6<sup>e</sup> léger, se plaça dans ces +barques, et s'aventura sur le large lit de la Vistule, naviguant à +travers d'énormes glaçons, et ayant en présence sur l'autre rive +l'ennemi qui l'attendait. Quand il se fut approché, la fusillade +commença, et devint d'autant plus incommode, que les glaçons, plus +serrés sur les bords qu'au milieu du fleuve, ne permettaient guère +aux barques d'aborder. Des bateliers allemands se <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> +disposaient à joindre leurs efforts à l'obstacle des lieux, pour +empêcher le débarquement des Français. Mais à cet aspect, les +bateliers polonais, plus hardis et plus nombreux que les bateliers +allemands, se jetèrent sur ceux-ci, les repoussèrent, et entrant dans +l'eau jusqu'à mi-corps, tirèrent les barques sur le rivage, sous le +feu des Prussiens. Les quatre cents Français, s'élançant aussitôt à +terre, coururent sur l'ennemi. Bientôt les barques, renvoyées de +l'autre côté de la Vistule, amenèrent de nouveaux détachements, et les +troupes de Ney furent assez nombreuses dans Thorn pour s'en rendre +maîtresses.</p> + +<p>Après cet acte d'audace, si heureusement accompli, le maréchal Ney +s'occupa de faire son établissement à Thorn, pour lui et pour les +corps qui viendraient le joindre. +<span class="sidenote">Grand établissement militaire créé à Thorn.</span> +Il s'empressa d'abord de réparer le +pont, ce qui ne fut pas difficile, vu que la destruction n'en avait +été que très-incomplète. Il découvrit des barques en grand nombre, +parce que la navigation est plus active sur la basse Vistule, et il en +réunit assez pour en expédier sur Varsovie, et sur les points +intermédiaires, notamment à Utrata, où elles étaient fort nécessaires +au maréchal Augereau, pour le transport de ses vivres. Puis il +s'occupa de faire à Thorn ce qu'on avait déjà fait à Posen et à +Varsovie, c'est-à-dire de créer des manutentions de vivres, des +hôpitaux, des établissements de tout genre. Bromberg qui est situé sur +le canal de Nackel, à peu de distance de Thorn, pouvait y verser une +partie de ses vastes ressources, ce qui fut exécuté sans retard, au +moyen de la navigation. Ney rangea ensuite les sept régiments de son +corps d'armée autour de Thorn, les <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> disposant comme des rayons +autour d'un centre, et plaçant sa cavalerie légère à la circonférence, +afin de se garantir des Cosaques, coureurs fort actifs et fort +incommodes.</p> + +<span class="sidenote">La Vistule étant passée, Napoléon arrête ses opérations +pour la fin de la campagne.</span> + +<p>Lorsque Napoléon apprit qu'il était, par le zèle et la hardiesse de +ses lieutenants, maître du cours de la Vistule, sur les deux points +principaux de Thorn et de Varsovie, il arrêta tout de suite son plan +d'opération pour la fin de l'automne. Il connaissait assez l'état du +pays et l'action des pluies sur ce sol argileux, pour se décider à +prendre ses quartiers d'hiver. Mais auparavant il voulait frapper sur +les Russes un coup, sinon décisif, au moins suffisant pour les rejeter +jusqu'au Niémen, et lui permettre de prendre tranquillement ses +quartiers d'hiver le long de la Vistule. Afin de bien saisir les +mouvements qu'il méditait, il faut se faire une idée exacte des lieux, +et de la position que l'ennemi y avait occupée. (Voir les cartes +n<sup>os</sup> 37 et 38.)</p> + +<p>Le roi de Prusse, repoussé de l'Oder, s'était porté sur la Vistule. +Repoussé de la Vistule, il s'était retiré sur la Prégel, à +Kœnigsberg. Arrivé à cette extrémité de son royaume, il lui restait +à défendre, de concert avec les Russes, l'espace compris entre la +Vistule et la Prégel. +<span class="sidenote">Description du pays situé entre la Vistule et la Prégel.</span> +Le sol présente ici les mêmes caractères +qu'entre l'Elbe et l'Oder, entre l'Oder et la Vistule, c'est-à-dire +une longue chaîne de dunes parallèles à la mer, retenant les eaux, et +occasionnant une suite de lacs, qui s'étendent de la Vistule à la +Prégel. Ces lacs trouvent leur écoulement, les uns directement vers la +mer, par de petites rivières qui s'y jettent, et dont la principale +est la Passarge; les autres <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> dans l'intérieur du pays, par une +multitude de cours d'eau, tels que l'Omulew, l'Orezyc, l'Ukra, qui se +rendent dans la Narew, et par la Narew dans la Vistule. Ce pays +singulier, compris entre la Vistule et la Prégel, a donc deux +versants, un tourné vers la mer, qui est allemand, colonisé jadis par +l'ordre Teutonique, et très-bien cultivé; l'autre tourné vers +l'intérieur, peu habité, peu cultivé, couvert de forêts épaisses, et +presque impénétrable en hiver. Tout est ressource en s'approchant de +la mer, tout est obstacle, difficulté de vivre, quand on s'enfonce +dans l'intérieur. +<span class="sidenote">Dantzig et Kœnigsberg.</span> +À l'embouchure de la Vistule et à celle de la +Prégel, se rencontrent deux grandes villes commerçantes, Dantzig sur +la première, Kœnigsberg sur la seconde, remplies, à l'époque dont +nous parlons, de ressources immenses, tant celles qu'on avait tirées +du pays, que celles que les Anglais y avaient apportées, et y +apportaient tous les jours. Dantzig, puissamment fortifiée, pourvue +d'une nombreuse garnison, ne pouvait tomber que devant un long siége. +Elle était, pour les Russes et les Prussiens, un point d'appui d'une +grande importance sur la basse Vistule, et rendait précaire notre +établissement sur la haute Vistule, en permettant toujours à l'ennemi +de passer ce fleuve sur notre gauche, et de menacer nos derrières. +Kœnigsberg, mal fortifiée, mais défendue par la distance, +renfermant les dernières ressources de la Prusse, en matériel, +munitions, argent, soldats, officiers, était le principal dépôt de +l'ennemi, et son moyen de communication avec les Anglais. +<span class="sidenote">Le Frische-Haff.</span> +Entre +Dantzig et Kœnigsberg s'étend le Frische-Haff, vaste lagune, +semblable aux lagunes de Venise et de <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> Hollande, due à la +cause qui a produit tous les phénomènes de ce sol, à l'accumulation +des sables, lesquels, rangés en un long banc parallèle au rivage, +séparent les eaux fluviales des eaux maritimes, et forment ainsi une +mer intermédiaire. C'est le même phénomène qui se remarque à +l'embouchure de l'Oder sous le nom de Grosse-Haff, et à l'embouchure +du Niémen, sous le nom de Curische-Haff. Indépendamment de Dantzig et +de Kœnigsberg, d'autres villes commerçantes, Marienbourg, Elbing, +Braunsberg, situées autour du Frische-Haff, présentent une ceinture de +cités riches et populeuses. C'était là le dernier débris de la +monarchie prussienne, resté à Frédéric-Guillaume. Ce monarque, placé +de sa personne à Kœnigsberg, avait ses troupes répandues entre +Dantzig et Kœnigsberg, se liant aux Russes du côté de Thorn. Il +défendait ainsi le versant maritime avec 30 mille hommes, garnisons +comprises. Les Russes avec 100 mille, occupaient le versant intérieur, +adossés à des forêts épaisses, et couverts par l'Ukra et la Narew, +rivières qui en se réunissant avant de se jeter dans la Vistule, +décrivent un angle dont le sommet vient s'appuyer sur ce grand fleuve, +un peu au-dessous de Varsovie.</p> + +<span class="sidenote">Deux combinaisons possibles de la part des Russes et des +Prussiens.</span> + +<p>Deux combinaisons étaient possibles de la part des coalisés. Ils +pouvaient se réunir en masse vers la mer, pour profiter des nombreux +points d'appui qu'ils possédaient sur le littoral, surtout de Dantzig, +et, passant la basse Vistule, nous obliger à repasser la haute, si +nous ne voulions pas être tournés. Ils pouvaient encore, abandonnant +aux Prussiens le soin de garder la mer, et communiquant entre eux par +<span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> quelques détachements placés sur la ligne des lacs, porter +les Russes en avant de la région des forêts, dans l'angle décrit par +l'Ukra et la Narew, former ainsi une sorte de coin, et en diriger la +pointe sur Varsovie. Napoléon était prêt pour l'un et l'autre cas. +<span class="sidenote">Double manœuvre imaginée par Napoléon, en opposition aux +deux combinaisons possibles de l'ennemi.</span> +Si +les Prussiens et les Russes opéraient en masse vers la mer, son projet +était de remonter la Narew, par les routes qui traversent la région +intérieure, et puis, se rabattant à gauche, de jeter l'ennemi dans la +mer ou dans la basse Vistule. Si, au contraire, laissant les Prussiens +vers la mer, entre Dantzig et Kœnigsberg, les Russes s'avançaient +le long de la Narew et de l'Ukra sur Varsovie, alors, perçant par +Thorn, entre les uns et les autres, Napoléon était décidé à pivoter +sur sa droite, dont l'extrémité poserait sur Varsovie, à s'élever par +sa gauche, de manière à séparer par ce mouvement de conversion les +Prussiens des Russes, et à refouler ceux-ci dans le chaos des bois et +des marécages de l'intérieur. Il les privait ainsi des ressources de +la mer, des secours de l'Angleterre, et les obligeait à fuir en +désordre à travers un affreux labyrinthe. Cette séparation opérée, la +région maritime, défendue par quelques mille Prussiens, était facile à +conquérir, et avec elle on enlevait toutes les richesses matérielles +de la coalition.</p> + +<p>Entre les deux combinaisons que nous venons de décrire, les coalisés +semblaient avoir adopté la seconde. Les Prussiens occupaient la région +maritime, se liant aux Russes par un détachement placé aux environs de +Thorn. Les Russes étaient rangés en masse dans la région intérieure, +sur la Narew et ses affluents. Le général Benningsen, qui commandait +<span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> la première armée russe, composée de quatre divisions, +s'était replié de la Vistule sur la Narew, à l'approche des Français, +et avait pris position dans l'intérieur de l'angle formé par l'Ukra et +la Narew. Le général Buxhoewden, avec la seconde armée, forte aussi de +quatre divisions, était en arrière, sur la haute Narew et l'Omulew, +aux environs d'Ostrolenka. Le général Essen, avec les deux divisions +de réserve, n'était point encore arrivé sur le théâtre de la guerre. +Dans le désir de flatter les passions des vieux soldats russes, on +leur avait donné pour les commander en chef le général Kamenski, +ancien lieutenant de Suwarow, ayant la rudesse énergique de l'illustre +guerrier moscovite, mais aucun de ses talents. Après avoir d'abord +rétrogradé devant les Français, les Russes, regrettant le terrain +perdu, avaient voulu se reporter en avant. Mais, à l'aspect de notre +armée fort bien préparée à les recevoir, ils avaient repris leur +position derrière l'Ukra et la Narew.</p> + +<p>Informé de la situation des Prussiens et des Russes, les premiers +établis le long de la mer, les seconds accumulés dans la région +intérieure, les uns et les autres faiblement liés entre eux vers +Thorn, Napoléon résolut de leur opposer la manœuvre imaginée pour +ce cas, c'est-à-dire de déboucher de Thorn avec sa gauche renforcée, +de séparer les Prussiens des Russes, et de jeter ceux-ci dans les +inextricables difficultés de l'intérieur. Il avait déjà dirigé le +maréchal Ney sur Thorn; il y achemina encore le maréchal Bernadotte +avec le premier corps, et la division Dupont. Il porta le corps du +maréchal Soult <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> intermédiairement, par Sempolno sur Plock, lui +prescrivit de passer la Vistule entre Varsovie et Thorn, et lui +recommanda de se lier, par sa gauche avec les maréchaux Ney et +Bernadotte, par sa droite avec le maréchal Augereau. Les dragons +montés à Potsdam ayant rejoint l'armée, Napoléon les réunit à la +portion de la grosse cavalerie qui s'était reposée à Berlin, et en +composa une seconde réserve de troupes à cheval, qu'il confia au +maréchal Bessières, enlevé pour un instant au commandement de la garde +impériale. Il envoya cette seconde réserve à Thorn. C'était un +rassemblement de 7 à 8 mille chevaux, lequel, joint aux corps des +maréchaux Ney et Bernadotte, devait composer à l'extrême gauche de +l'armée française, une colonne de 40 à 45 mille hommes, bien +suffisante pour opérer le mouvement de conversion projeté. Le maréchal +Soult, à la tête de 25 mille hommes, formait le centre; les maréchaux +Augereau, Davout, Lannes, formaient la droite, destinée à s'appuyer +sur Varsovie. Tous ces corps étaient assez rapprochés pour coopérer +les uns avec les autres, et présenter, en quelques heures, 70 mille +hommes rassemblés sur le point, quel qu'il fût, où l'on rencontrerait +l'ennemi en force. Napoléon supposait donc que sa gauche s'avançant à +marches rapides tandis que sa droite pivoterait lentement, il pourrait +ramasser les Russes chemin faisant, et, après les avoir séparés des +Prussiens, les refouler de l'Ukra sur la Narew, de la Narew sur le +Bug, loin de la mer, perdus dans l'intérieur de la Pologne. Si le +temps, favorisant de tels projets, rendait les marches faciles, il +était possible que les Russes fussent repoussés si loin <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> de +leur base d'opération, et du pays où ils vivaient, que leur déroute +devint un véritable désastre.</p> + +<span class="sidenote">Ouvrages ordonnés par Napoléon sur la Vistule.</span> + +<p>Voulant pivoter sur Varsovie, mais voulant aussi pouvoir s'en éloigner +au besoin, s'il était obligé de suivre le mouvement de sa gauche et de +s'élever avec elle, Napoléon fit exécuter de grands travaux au +faubourg de Praga. Il ordonna de le fortifier au moyen d'ouvrages en +terre, pourvus d'un revêtement en bois, revêtement qui vaudrait une +escarpe en maçonnerie. Ce faubourg, ainsi fortifié, devait servir de +tête de pont à Varsovie. Napoléon prescrivit au maréchal Davout, qui +s'était porté de la Vistule sur la Narew, d'établir un pont sur cette +dernière rivière, et de le mettre en état de défense. Il prescrivit au +maréchal Augereau, qui se préparait à passer la Vistule à Modlin, d'y +établir également un pont à demeure, et de le rendre inattaquable sur +les deux rives. Il chargea le général Chasseloup du tracé des ouvrages +ordonnés. Il lui recommanda d'y employer exclusivement la terre et le +bois, d'y placer la grosse artillerie enlevée à l'ennemi, d'y attirer +à prix d'argent, et en grand nombre, les ouvriers polonais. Napoléon +désirait que ces fortifications en terre et en bois, élevées jusqu'à +la valeur d'une fortification permanente, pussent, en y laissant les +Polonais de nouvelle levée et quelques détachements français, se +suffire à elles-mêmes, pendant que l'armée se porterait en avant, si +la conséquence des opérations entreprises venait à l'exiger.</p> + +<span class="sidenote">Difficulté de se procurer des bras pour travailler aux +ouvrages ordonnés par Napoléon.</span> + +<p>Les ordres de Napoléon étaient toujours ponctuellement exécutés, à +moins d'impossibilité absolue, parce qu'il veillait à leur exécution +avec une attention <span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> soutenue, et une insistance opiniâtre. Le +général Chasseloup fit travailler très-activement aux ouvrages +prescrits; mais il avait de la peine à se procurer des ouvriers. Les +violences exercées par les Russes, la crainte de violences semblables +de la part des Français, avaient porté les paysans à s'enfuir avec +leurs familles, leurs bestiaux, et leurs moyens de transport sur le +territoire de la Pologne autrichienne, dont la frontière extrêmement +rapprochée, et fermée aux deux armées belligérantes, présentait un +asile voisin et sûr. Des villages entiers avaient fui, leurs prêtres +en tête, afin de se soustraire aux horreurs de la guerre. Même avec +beaucoup d'argent on ne pouvait pas se procurer des bras. On en avait +bien quelques-uns à Varsovie, mais la construction des fours, +l'organisation des établissements militaires qu'il fallait +proportionner à une armée de 200 mille hommes, les absorbaient presque +tous. Il n'en restait point pour les employer ailleurs. On y suppléait +avec des soldats. Malheureusement ceux-ci commençaient à se ressentir +des fatigues, et surtout des influences de la saison, jusqu'ici plus +humide que froide. Ils souffraient aussi des privations. +<span class="sidenote">Difficulté de vivre.</span> +Les +provisions commandées en Gallicie se faisaient attendre, et même à +Varsovie on éprouvait quelque difficulté à vivre. Le maréchal Lannes y +était campé avec ses deux divisions. Le maréchal Davout était campé au +delà, c'est-à-dire au bord de la Narew, qui tombe dans la Vistule un +peu au-dessous de Varsovie. Il y avait de Varsovie à la Narew environ +huit lieues, beaucoup de landes, peu de cultures et d'habitations. +Les soldats du corps de Davout réduits à <span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> manger du porc, à +défaut de bœuf ou de mouton, étaient atteints de dyssenterie. Ils +n'avaient de pain que celui qu'on leur envoyait chaque jour. Le +maréchal Davout avait son quartier général à Jablona, et sa tête de +colonne au bord même de la Narew, vers Okunin, vis-à-vis du confluent +de l'Ukra et de la Narew. (Voir les cartes n<sup>os</sup> 38 et 39.) Le +maréchal Davout, malgré les avant-gardes russes, avait passé la Narew, +jeté un pont sur cette rivière, à l'aide de quelques barques qu'on +avait recueillies, et faisait travailler à des ouvrages défensifs aux +deux extrémités de ce pont. Il pouvait donc manœuvrer sur l'une et +l'autre rive de la Narew. Cependant il l'avait franchie au-dessous du +point où l'Ukra se réunit à elle, et il lui restait à la franchir plus +haut, ou à franchir l'Ukra elle-même, pour pénétrer dans l'angle +occupé par les Russes. Mais ils y étaient nombreux, et solidement +retranchés sur un terrain élevé, boisé, armé d'artillerie. On ne +pouvait aller les attaquer qu'en passant l'Ukra de vive force. Le +tenter c'était engager la lutte qu'on ne devait entreprendre que sous +les yeux de Napoléon.</p> + +<span class="sidenote">Situation des divers corps d'armée sur la Vistule.</span> + +<p>Les travailleurs du maréchal Davout donnaient presque la main à ceux +du maréchal Augereau, qui s'occupait activement de son établissement +sur la Vistule, vers Modlin, au point où la Vistule et la Narew se +confondent. (Voir la carte n<sup>o</sup> 38.) Mais il était privé des moyens +nécessaires, les Russes ayant tout détruit en se retirant. Douze +barques, ramassées au-dessus et au-dessous de Modlin, lui avaient +servi à passer le fleuve, un détachement après l'autre. Il +travaillait à construire un vaste pont à <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> Modlin, avec +ouvrages défensifs sur les deux rives. Ses troupes, au milieu des +sables qui règnent dans cette partie du pays, vivaient encore plus mal +que celles du maréchal Davout. Il avait hâte de se porter à Plonsk, au +delà de la Vistule, vis-à-vis de l'Ukra, dans une contrée plus +fertile. Le maréchal Soult avait exécuté les marches ordonnées par +l'Empereur, et avait commencé à passer à Plock, d'où il était en +mesure, ou de rejoindre le maréchal Augereau à Plonsk, ou de rejoindre +les maréchaux Ney et Bernadotte à Biezun, suivant les circonstances. +Quant aux corps qui avaient Thorn pour base d'opération, ceux-là ne +manquaient de rien.</p> + +<p>Ces vainqueurs rapides, qui avaient si promptement envahi l'Autriche +l'année précédente, et la Prusse le mois dernier, se trouvaient tout à +coup ralentis dans leur marche triomphale, par un climat humide et +sombre, par un sol mouvant, alternativement sablonneux ou fangeux, par +la disette des vivres devenant plus rares à mesure que la population +et la culture disparaissaient. Ils en étaient surpris, point abattus, +tenaient mille propos railleurs sur l'attachement des Polonais pour +une telle patrie, et ne demandaient qu'à rencontrer l'ennemi +d'Austerlitz, pour se venger sur lui des disgrâces du sol et du ciel.</p> + +<p>En voyant les Russes s'avancer et rétrograder tour à tour, puis se +retirer une dernière fois avec toutes les apparences d'une retraite +définitive, Napoléon crut qu'ils se repliaient sur la Prégel, pour y +prendre leurs quartiers d'hiver. Il ordonna donc à Murat et à +Bessières de les poursuivre à la tête de vingt-cinq <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> mille +chevaux, l'un débouchant de Varsovie avec la première réserve de +cavalerie, l'autre débouchant de Thorn avec la seconde. Mais bientôt +les rapports plus exacts du maréchal Davout, qui, placé au confluent +de la Narew et de l'Ukra, voyait les Russes solidement établis +derrière ces deux rivières, les rapports conformes du maréchal +Augereau, du maréchal Ney surtout qui avait l'habitude d'observer +l'ennemi de très-près, le détrompèrent, et lui prouvèrent qu'il était +temps de marcher sur les Russes, qu'il le fallait même, si on ne +voulait pas les laisser hiverner dans une position trop voisine de +l'armée française. D'ailleurs les ponts sur la Vistule, dont il se +proposait de faire ses points d'appui, étaient achevés, pourvus d'un +commencement d'ouvrages défensifs, et capables d'une suffisante +résistance, moyennant qu'on y plaçât quelques troupes.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon quitte Posen pour se rendre à Varsovie.</span> + +<p>Napoléon partit donc de Posen dans la nuit du 15 au 16 décembre, après +y être demeuré dix-neuf jours, passa par Kutno et Lowicz, commanda +partout des vivres, des ambulances, pour le cas d'un mouvement +rétrograde, peu probable, mais toujours prévu par sa prudence, veilla +enfin à la marche de ses colonnes sur Varsovie, et s'occupa surtout +d'y faire arriver la garde et les grenadiers d'Oudinot<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> Il entra la nuit dans la capitale de la Pologne, pour éviter +les démonstrations bruyantes, car il ne lui convenait pas de payer +quelques acclamations populaires par des engagements imprudents. Le +Polonais Wibiski l'avait précédé, et avait employé tout son esprit à +persuader à ses compatriotes qu'ils devaient se dévouer à Napoléon, +avant d'exiger qu'il se dévouât à eux. Beaucoup d'entre eux s'étaient +rendus aux bonnes raisons qu'il leur donnait. Le prince Poniatowski, +neveu du dernier roi, prince jeune, brillant et brave, espèce de héros +endormi dans la mollesse, mais prêt à s'éveiller au premier bruit des +armes, était du nombre de ceux qui s'étaient offerts pour seconder les +projets de Napoléon. Le comte Potoki, le vieux Malakouski, maréchal de +l'une des dernières diètes, et d'autres venus à Varsovie, s'étaient +réunis autour des autorités françaises, pour concourir à former un +gouvernement. On avait composé une administration provisoire, et tout +commençait à marcher, sauf les tiraillements inévitables, entre gens +peu expérimentés, et fort enclins à la jalousie. On levait des hommes, +on organisait des bataillons, soit à Varsovie, soit à Posen. +Napoléon, <span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> afin de venir en aide au nouveau gouvernement +polonais, l'avait tenu quitte de toute contribution, moyennant la +fourniture des vivres d'urgence. Du reste, la haute société de +Varsovie montrait pour lui un empressement extraordinaire. Toute la +noblesse polonaise avait quitté ses châteaux, pressée qu'elle était de +voir, de saluer le grand homme, autant que le libérateur de la +Pologne.</p> + +<p>Arrivé dans la nuit du 18 au 19, Napoléon voulait monter à cheval le +19 au matin pour aller reconnaître lui-même la situation du maréchal +Davout sur la Narew. Mais un brouillard épais l'en empêcha. +<span class="sidenote">Napoléon fixe au 22 ou 23 décembre l'attaque générale +contre les Russes.</span> +Il fit ses +dispositions pour attaquer l'ennemi du 22 au 23 décembre.—Il est +temps, écrivait-il au maréchal Davout, de prendre nos quartiers +d'hiver; mais cela ne peut avoir lieu qu'après avoir repoussé les +Russes.—</p> + +<span class="sidenote">Position des quatre divisions du général Benningsen.</span> + +<p>Les quatre divisions du général Benningsen se présentaient les +premières. (Voir la carte n<sup>o</sup> 38.) La division du comte Tolstoy, +postée à Czarnowo, occupait le sommet de l'angle formé par la réunion +de l'Ukra et de la Narew. La division du général Sedmaratzki, placée +en arrière vers Zebroszki, gardait les bords de la Narew. Celle du +général Saken, placée aussi en arrière vers Lopaczym, gardait les +bords de l'Ukra. La division du prince Gallitzin était en réserve à +Pultusk. Les quatre divisions du général Buxhoewden se trouvaient à +grande distance de celles du général Benningsen, et peu en mesure de +les soutenir. Deux cantonnées à Popowo observaient le pays entre la +Narew et le Bug; deux autres campaient plus loin encore, à Makow et +Ostrolenka. Les <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> Prussiens, repoussés de Thorn, étaient sur le +cours supérieur de l'Ukra, vers Soldau, liant les Russes à la mer. +Comme nous l'avons dit, les deux divisions de réserve du général Essen +n'étaient pas encore arrivées. La masse totale des coalisés destinée à +entrer en action était de 115 mille hommes.</p> + +<p>Il est facile de reconnaître que la distribution des corps russes +n'était pas heureusement combinée dans l'angle de l'Ukra et de la +Narew, et qu'ils y avaient trop peu concentré leurs forces. Si au lieu +d'avoir une seule division à la pointe de l'angle, et une sur chaque +côté à trop grande distance de la première, enfin cinq hors de portée, +ils s'étaient distribués avec intelligence sur ce sol si favorable à +la défensive, qu'ils eussent occupé fortement le confluent d'abord, +puis les deux rivières, la Narew de Czarnowo à Pultusk, l'Ukra de +Pomichowo à Kolozomb, qu'ils eussent placé en réserve dans une +position centrale, à Nasielsk par exemple, une masse principale prête +à courir au point menacé, ils auraient pu nous disputer le terrain +avec avantage. Mais les généraux Benningsen et Buxhoewden ne +s'aimaient guère, ne cherchaient pas le voisinage l'un de l'autre, et +le vieux Kamenski, arrivé de la veille, n'avait ni l'esprit ni la +volonté nécessaires, pour leur prescrire d'autres dispositions que +celles qu'ils avaient adoptées, en suivant chacun leur goût.</p> + +<span class="sidenote">Dernières dispositions de Napoléon pour l'attaque de la +position des Russes.</span> + +<p>Napoléon, qui ne voyait la position des Russes que du dehors, jugea +bien qu'ils étaient retranchés derrière la Narew et l'Ukra pour en +garder les bords, mais sans savoir comment ils y étaient établis et +distribués. <span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> Il pensa qu'il fallait d'abord leur enlever le +confluent, où il était probable qu'ils se défendraient avec énergie, +et, ce point emporté, procéder à l'exécution de son plan, qui +consistait à jeter, par un mouvement de conversion de gauche à droite, +les Russes dans le pays marécageux et boisé de l'intérieur de la +Pologne. En conséquence, après avoir réitéré aux maréchaux Ney, +Bernadotte et Bessières, formant sa gauche, l'ordre de se porter +rapidement de Thorn à Biezun sur le cours supérieur de l'Ukra, aux +maréchaux Soult et Augereau, formant son centre, l'ordre de partir de +Plock et de Modlin pour se réunir à Plonsk sur l'Ukra, il se mit +lui-même à la tête de sa droite, composée du corps de Davout, du corps +de Lannes, de la garde et des réserves, et résolut de forcer tout de +suite la position des Russes au confluent de l'Ukra et de la Narew. Il +laissa dans les ouvrages de Praga les Polonais de nouvelle levée, avec +une division de dragons, force suffisante pour parer à tout accident, +l'armée ne devant pas s'éloigner beaucoup de Varsovie.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon se transporte à Okunin pour diriger lui-même le +passage de l'Ukra et l'attaque de Czarnowo.</span> + +<p>Arrivé dans la matinée du 23 décembre à Okunin sur la Narew, par un +temps humide, par des routes fangeuses et presque impraticables, +Napoléon mit pied à terre, pour veiller de sa personne aux +dispositions d'attaque. Ce général qui, suivant quelques critiques, +tout en dirigeant des armées de trois cent mille hommes, ne savait pas +mener une brigade au feu, alla lui-même faire la reconnaissance des +positions ennemies, et placer sur le terrain jusqu'à des compagnies de +voltigeurs.</p> + +<p>On avait déjà franchi la Narew à Okunin, au-dessous <span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> du +confluent de l'Ukra et de la Narew. (Voir la carte n<sup>o</sup> 39.) Pour +pénétrer dans l'angle formé par ces deux rivières, il fallait passer +ou la Narew, ou l'Ukra, au-dessus de leur point de réunion. +<span class="sidenote">Passage de l'Ukra, et combat de Czarnowo.</span> +L'Ukra +étant moins large, on aima mieux essayer de franchir celle-ci. On +avait profité d'une île qui la divisait en deux bras, près de son +embouchure, afin de diminuer la difficulté. On s'était établi dans +cette île, et il restait à passer le second bras, pour aborder à la +pointe de terre qu'occupaient les Russes, entre l'Ukra et la Narew. +Cette pointe de terre, couverte de bois, de taillis, de marécages, +offrait un fourré très-épais. Au delà, ce fourré s'éclaircissait un +peu, puis le terrain se relevait, et présentait un escarpement, qui +s'étendait de la Narew à l'Ukra. À droite de ce retranchement naturel, +se voyait le village de Czarnowo sur la Narew, à gauche le village de +Pomichowo sur l'Ukra. Les Russes avaient des avant-gardes de +tirailleurs dans le fourré, sept bataillons et une nombreuse +artillerie sur la partie élevée du terrain, deux bataillons en +réserve, et toute leur cavalerie en arrière. Napoléon, rendu dans +l'île, monta au moyen d'une échelle sur le toit d'une grange, étudia +avec une lunette la position des Russes, et ordonna sur-le-champ les +dispositions suivantes. Il répandit une grande quantité de tirailleurs +tout le long de l'Ukra, et fort au-dessus du point de passage. Il leur +prescrivit de tirailler vivement, et d'allumer de grands feux avec de +la paille humide, pour couvrir le lit de la rivière d'un nuage de +fumée, et faire craindre aux Russes une attaque au-dessus du +confluent vers <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> Pomichowo. Il dirigea même de ce côté la +brigade Gauthier, du corps de Davout, afin d'y attirer davantage +l'attention de l'ennemi. Tandis que ces ordres s'exécutaient, il +réunit à la chute du jour toutes les compagnies de voltigeurs de la +division Morand, sur le point projeté du passage, et leur ordonna de +tirer d'une rive à l'autre, à travers les touffes de bois, pour +écarter les postes ennemis, tandis que les marins de la garde +remonteraient les barques réunies dans la Narew. Le 17<sup>e</sup> de ligne et +le 13<sup>e</sup> léger étaient en colonne, prêts à s'embarquer par détachement, +et le reste de la division Morand était massé en arrière, afin de +passer quand le pont serait établi. Les autres divisions du corps de +Davout attendaient au pont d'Okunin le moment d'agir. Lannes +s'avançait à grands pas de Varsovie sur Okunin.</p> + +<p>Bientôt les marins de la garde amenèrent quelques barques, à l'aide +desquelles on transporta plusieurs détachements de voltigeurs d'une +rive à l'autre. Ceux-ci s'enfonçant dans le fourré en écartèrent +l'ennemi, pendant que les officiers pontonniers et les marins de la +garde étaient occupés à jeter en toute hâte un pont de bateaux. À sept +heures du soir, le pont étant devenu praticable, la division Morand le +franchit en colonnes serrées, et marcha en avant précédée par le 17<sup>e</sup> +de ligne, par le 13<sup>e</sup> léger, et par une nuée de tirailleurs. On +s'avançait couvert par la nuit et les bois. Les sapeurs des régiments +frayaient dans l'épaisseur du fourré un passage à l'infanterie. À +peine eut-on franchi ces premiers obstacles, qu'on se trouva à +découvert, en présence du plateau élevé, qui régnait <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> de la +Narew à l'Ukra, et qui était défendu soit par des abatis, soit par une +nombreuse artillerie. Les Russes, à travers l'obscurité de la nuit, +ouvrirent sur nos colonnes un feu nourri de mitraille et de +mousqueterie, qui nous fit quelque mal. Tandis que les voltigeurs de +la division Morand et le 13<sup>e</sup> léger s'approchaient en tirailleurs, le +colonel Lanusse à la tête du 17<sup>e</sup> de ligne, se forma en colonne +d'attaque sur la droite, pour enlever les batteries russes. Il en +avait déjà emporté une, lorsque les Russes se dirigeant en masse sur +son flanc gauche, l'obligèrent à rétrograder. Mais le reste de la +division Morand arrivait au soutien de ses deux premiers régiments. Le +13<sup>e</sup> léger ayant épuisé ses cartouches, fut remplacé par le 30<sup>e</sup>, et +on marcha de nouveau par la droite à l'attaque du village de Czarnowo, +tandis que vers la gauche le général Petit se portait avec 400 hommes +d'élite à l'attaque des retranchements russes, placés contre l'Ukra, +vis-à-vis de Pomichowo. Malgré la nuit, on manœuvrait avec le plus +grand ordre. Deux bataillons du 30<sup>e</sup> et un du 17<sup>e</sup> attaquèrent +Czarnowo, l'un en longeant le bord de la Narew, les deux autres en +gravissant directement le plateau sur lequel ce village est assis. Ces +trois bataillons emportèrent Czarnowo, et, suivis par les 51<sup>e</sup> et 61<sup>e</sup> +régiments, débouchèrent sur le plateau, en repoussant les Russes dans +la plaine qui s'étend au delà. Au même instant le général Petit avait +assailli l'extrémité des retranchements ennemis vers l'Ukra, et, +secondé par le feu de l'artillerie que la brigade Gauthier faisait de +l'autre rive, les avait enlevés. À minuit, on était maître de la +position des Russes de la Narew à l'Ukra. Mais à la lenteur de leur +retraite, <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> qu'il était possible de discerner à travers +l'obscurité, on devait croire qu'ils reviendraient à la charge, et, +par ce motif, le maréchal Davout envoya au secours du général Petit, +qui était le plus exposé, la seconde brigade de la division Gudin. +Comme on l'avait prévu, les Russes pendant la nuit revinrent trois +fois à la charge dans l'intention de reprendre la position qu'ils +avaient perdue, et de jeter les Français à bas du plateau, vers cette +pointe de terre boisée et marécageuse sur laquelle ils avaient +débarqué. Trois fois on les laissa s'approcher jusqu'à trente pas, et +trois fois répondant à leur attaque par un feu à bout portant, on les +arrêta sur place; puis on les joignit à la baïonnette, et on les +repoussa. Enfin la nuit étant fort avancée, ils se mirent en pleine +retraite sur Nasielsk. Jamais combat de nuit ne s'était livré avec +plus d'ordre, de précision et d'audace. Les Russes nous laissèrent en +morts, blessés, prisonniers, environ 1,800 hommes, et beaucoup +d'artillerie. Nous avions eu de notre côté 600 blessés et une centaine +de morts.</p> + +<p>Napoléon, qui n'avait pas quitté le lieu du combat, félicita le +général Morand et le maréchal Davout de leur belle conduite, et se +hâta ensuite de tirer les conséquences du passage de l'Ukra, en +donnant les ordres qu'exigeait la circonstance. Les Russes privés du +point d'appui qu'ils possédaient au confluent de l'Ukra et de la +Narew, ne devaient pas être tentés de défendre l'Ukra, dont la ligne +venait d'être forcée à son embouchure. Mais, dans l'ignorance où l'on +se trouvait de leur vraie situation, on pouvait craindre qu'ils ne +fussent en force au pont de Kolozomb, <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> sur l'Ukra, vis-à-vis +de Plonsk, point vers lequel devaient se rencontrer les corps des +maréchaux Soult et Augereau. (Voir la carte n<sup>o</sup> 38.) Napoléon +prescrivit à la réserve de cavalerie, que le général Nansouty +commandait en l'absence de Murat, tombé malade à Varsovie, de remonter +l'Ukra sur les deux rives, d'en battre les bords jusqu'à Kolozomb, +pour tendre la main aux maréchaux Augereau et Soult, pour les aider à +passer l'Ukra s'ils éprouvaient des difficultés, pour les lier enfin +avec le maréchal Davout qui allait marcher en avant, traversant par +son milieu le pays compris entre l'Ukra et la Narew. Il ordonna au +maréchal Davout de se porter directement sur Nasielsk, et le fit +appuyer par la garde et la réserve. Enfin il donna pour instruction au +maréchal Lannes de franchir l'Ukra, là même où l'on venait d'en forcer +le passage, et de s'élever à la droite du corps de Davout, en longeant +la Narew jusqu'à Pultusk. Cette ville devenait un point d'une grande +importance, car les Russes, rejetés de l'Ukra sur la Narew, n'avaient +que les ponts de Pultusk pour passer cette dernière rivière. L'ordre +déjà expédié aux maréchaux Soult et Augereau de se diriger sur Plonsk +pour y franchir l'Ukra, aux maréchaux Ney, Bernadotte et Bessières, de +s'avancer rapidement sur Biezun, vers les sources de l'Ukra, fut +naturellement confirmé.</p> + +<span class="sidenote">Marche sur Nasielsk.</span> + +<p>Napoléon, continuant de se tenir auprès du maréchal Davout, voulut +marcher le matin même du 24 sur Nasielsk, malgré les fatigues de la +nuit. On eut seulement la précaution de placer en tête la division +Friant, pour procurer quelques heures de repos <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> à la division +Morand, fatiguée du combat de Czarnowo. On arriva vers la fin du jour +à Nasielsk, et on y trouva en position la division Tolstoy, la même +qui avait été chassée de Czarnowo. Elle annonçait l'intention de nous +opposer quelque résistance, afin de donner aux détachements postés sur +l'Ukra le temps de la rejoindre.</p> + +<p>Nous avons dit que les quatre divisions du général Benningsen étaient, +la division Tolstoy à Czarnowo pour défendre le confluent des deux +rivières, la division Saken à Lopaczym pour veiller sur l'Ukra, la +division Sedmaratzki à Zebroszki pour garder la Narew, enfin la +division Gallitzin à Pultusk pour y servir de réserve, celle-ci, +quoique fort loin de l'Ukra, ayant aussi sur cette rivière une forte +avant-garde, commandée par le général Barklay de Tolly: disposition +mêlée et confuse, qui dénotait une bien faible direction dans les +opérations de l'armée russe. Le mouvement naturel de ces divisions +surprises par une vigoureuse attaque sur l'Ukra, était de replier +leurs détachements pour se retirer sur la Narew. Ce fut en effet le +mouvement auquel elles cédèrent, et que leur général en chef laissa +exécuter plutôt qu'il ne le prescrivit.</p> + +<p>Le comte Tolstoy, commandant la division repliée sur Nasielsk, y tint +bon jusqu'au moment où il vit revenir le détachement préposé à la +garde de l'Ukra vers Borkowo, lequel était poursuivi par la réserve de +cavalerie. Cependant le général Friant, ayant déployé sa division en +face des Russes et ayant marché à eux, les obligea de se retirer en +toute hâte. Les dragons se lancèrent à leur suite: on leur tua ou +<span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> prit quelques centaines d'hommes; on ramassa du canon et des +bagages.</p> + +<span class="sidenote">Augereau force l'Ukra vers Kolozomb et Sochoczin.</span> + +<p>Dans cette journée du 24, le maréchal Augereau étant arrivé sur les +bords de l'Ukra, voulut en forcer le passage. Il fit attaquer à la +fois les ponts de Kolozomb et de Sochoczin. Le 14<sup>e</sup> de ligne, sous son +colonel Savary, le même qui avait franchi la Vistule à Thorn le 6 +décembre<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a>, se jeta sur les débris à peine réparés du pont de +Kolozomb, et passa héroïquement à travers un horrible feu de +mousqueterie. Ce brave colonel tomba sur l'autre rive, percé de +plusieurs coups de lance. À Sochoczin, l'attaque du pont n'ayant pu +réussir, on se dirigea vers un gué voisin, et on opéra le passage. Le +corps d'Augereau se trouvait donc transporté dans la journée du 24 sur +l'autre rive de l'Ukra, et s'avançait en poussant devant lui les +détachements des diverses divisions russes, laissés à la garde de +cette rivière. La réserve de cavalerie, aux ordres du général +Nansouty, les poursuivait également. On marchait sur Nowemiasto, +<span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> dans la direction de l'Ukra à la Narew, de manière à se lier +avec le corps du maréchal Davout. À la gauche du corps d'Augereau, le +maréchal Soult se disposait à passer l'Ukra vers Sochoczin. La gauche, +sous Ney, Bernadotte et Bessières, continuait à s'élever par un +mouvement rapide de Thorn sur Biezun et Soldau.</p> + +<span class="sidenote">Le dégel change le sol en une boue dans laquelle il est +impossible de marcher.</span> + +<p>Le 25 au matin, Napoléon dirigea ses colonnes sur Strezegocin. Le +temps était devenu affreux pour une armée qui avait à manœuvrer, et +surtout à exécuter de nombreuses reconnaissances, afin de découvrir +les projets de l'ennemi. Un dégel complet, accompagné de neige +fondante et de pluie, avait tellement détrempé les terres, que dans +certains endroits on enfonçait jusqu'aux genoux. Des hommes même +avaient été trouvés à moitié ensevelis dans ce sol subitement changé +en marécage. Il fallait doubler les attelages de l'artillerie pour +réussir à traîner quelques pièces. On y gagnait, il est vrai, de +capturer à chaque pas le canon et le bagage des Russes, beaucoup de +traînards et de blessés, et enfin bon nombre de déserteurs polonais, +qui restaient volontairement en arrière pour se livrer à l'armée +française. Mais on y perdait l'avantage inappréciable de la célérité, +le concours de l'artillerie qu'on ne pouvait plus mener avec soi, et +les moyens d'information qui sont toujours proportionnés à la facilité +de communiquer. Qu'on se figure d'immenses plaines, tour à tour +couvertes de boue ou de forêts épaisses, ordinairement très-mal +peuplées, plus mal encore depuis l'émigration générale des habitants, +des armées se cherchant ou se <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> fuyant dans ce désert fangeux, +et on aura une idée à peine exacte du spectacle que les Français et +les Russes offraient en ce moment dans cette partie de la Pologne.</p> + +<span class="sidenote">Difficulté de discerner la marche de l'ennemi.</span> + +<p>Napoléon, discernant mal à travers ce pays plat et boisé les +mouvements de l'ennemi, ne pouvant suppléer à ce qu'il ne voyait pas +au moyen de reconnaissances multipliées, était plongé dans +l'incertitude la plus embarrassante. Il lui semblait bien que les +colonnes russes en retraite se dirigeaient de sa gauche à sa droite, +de l'Ukra vers la Narew. Aussi avait-il envoyé Lannes vers Pultusk, +et, ayant cru apercevoir une troupe ennemie qui se portait à la suite +de Lannes, il avait détaché la division Gudin du corps de Davout, pour +suivre cette troupe, et empêcher qu'elle n'assaillît Lannes par +derrière. Mais un gros rassemblement se montrait devant lui, dans la +direction de Golymin. On annonçait la présence de forces nombreuses, +venues sur ce point des derrières de l'armée russe. On disait qu'un +corps de 20 mille hommes se retirait de l'Ukra sur Ciechanow et +Golymin. +<span class="sidenote">Dans l'incertitude, Napoléon dirige le gros de ses forces +sur Golymin, et ne dirige sur Pultusk que Lannes renforcé de la +division Gudin.</span> +Au milieu de ce chaos, Napoléon, voulant aller tout de suite +à l'ennemi le plus rapproché, vers lequel d'ailleurs semblaient +converger tous les autres, laissa Lannes escorté par la division Gudin +marcher à droite sur Pultusk, et quant à lui il se porta directement +sur Golymin, avec deux des trois divisions de Davout, avec le corps +d'Augereau tout entier, avec la garde et la réserve de cavalerie. Il +ordonna de plus au maréchal Soult, qui avait passé l'Ukra, de se +rendre à Ciechanow même. Il prescrivit aux maréchaux Ney, Bernadotte +et Bessières, <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> partis de Thorn, de continuer leur mouvement de +conversion par Biezun, Soldau et Mlawa, ce qui les portait sur le +flanc et presque sur les derrières des Russes.</p> + +<p>On marcha ainsi avec la plus grande peine, toute la journée du 25 et +la matinée du 26, employant deux heures, quelquefois trois, pour +parcourir une lieue.</p> + +<span class="sidenote">Véritable direction des divers corps de l'armée russe.</span> + +<p>Cependant les divers corps de l'armée russe n'avaient pas pris +exactement la direction que Napoléon avait supposée. Les quatre +divisions du général Benningsen s'étaient presque en entier repliées +sur Pultusk. La division Tolstoy, repoussée de Czarnowo à Nasielsk, de +Nasielsk à Strezegocin, avait suivi la route qui coupe par le milieu +le pays entre l'Ukra et la Narew. Arrivée à Strezegocin, elle s'était +rejetée à droite, vers Pultusk, dès qu'elle avait pu rallier ses +détachements épars. La division Sedmaratzki, placée les jours +précédents à Zebroszki au bord de la Narew, n'ayant que quelques pas à +faire pour gagner Pultusk, s'y était rendue immédiatement. La division +Gallitzin, qui tout en ayant son quartier général à Pultusk, avait des +postes sur l'Ukra, s'était concentrée sur Pultusk. Mais les +détachements de cette division qui gardaient l'Ukra, coupés par notre +cavalerie, avaient cherché un refuge à Golymin. Enfin la division +Saken, qui gardait particulièrement l'Ukra et avait son quartier +général à Lopaczym, poursuivie par la cavalerie française, s'était +retirée, partie à Golymin, partie à Pultusk. Ainsi les deux divisions +Tolstoy et Sedmaratzki en entier, les deux divisions Gallitzin et +Saken en partie, <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> se trouvaient le 26 à Pultusk. Les restes +des divisions Gallitzin et Saken réfugiés à Golymin, avaient rencontré +l'une des divisions de Buxhoewden, la division Doctorow, laquelle +s'était portée en avant, et avait ainsi donné lieu au bruit d'un +rassemblement de troupes sur les derrières de l'armée russe. Enfin les +Prussiens, en fuite devant les maréchaux Ney, Bernadotte et Bessières, +avaient abandonné l'Ukra, et se retiraient par Soldau sur Mlawa, +cherchant toujours dans leur retraite à se lier aux Russes.</p> + +<span class="sidenote">Bataille de Pultusk livrée par le corps de Lannes et la +division Gudin à l'armée russe de Benningsen.</span> + +<p>Le 26 au matin, Lannes arriva en vue de Pultusk. Il y découvrit une +masse de forces bien supérieure à celle dont il pouvait disposer. Les +quatre divisions russes, quoique deux fussent incomplètes, ne +comptaient pas moins de 43 mille hommes<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>. Lannes, avec les dragons +du général Becker, n'en possédait guère que 17 ou 18 mille. Il en +arrivait sur sa gauche 5 à 6 mille, avec la division Gudin. Mais +Lannes n'en était que très-confusément averti, et dans l'état des +routes, ce renfort, bien qu'à une distance peu considérable de +Pultusk, ne pouvait parvenir que fort tard sur le champ de bataille. +Lannes n'était pas homme à s'intimider. Ni lui, ni ses soldats ne +craignaient d'affronter les Russes, quel que fût leur nombre, quelque +éprouvée que fût leur bravoure. Lannes rangea sa petite armée en +bataille, ayant soin d'envoyer un avis au maréchal Davout, pour +l'informer de la rencontre imprévue qu'il venait de <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> faire à +Pultusk, et qui l'exposait à une situation des plus critiques.</p> + +<span class="sidenote">Description du terrain sur lequel allait se livrer la +bataille de Pultusk.</span> + +<p>Une vaste forêt couvrait les environs de Pultusk. (Voir la carte n<sup>o</sup> +39.) En sortant de cette forêt, on trouvait un terrain découvert, +parsemé çà et là de quelques bouquets de bois, détrempé par les +pluies, comme tout le reste du pays, s'élevant peu à peu en forme de +plateau, et puis se terminant tout à coup en pente brusque sur Pultusk +et la Narew. Le général Benningsen avait rangé son armée sur ce +terrain, ayant le dos tourné à la ville, l'une de ses ailes appuyée à +la rivière et au pont qui la traverse, l'autre à un bouquet de bois. +Une forte réserve servait de soutien à son centre. Sa cavalerie était +placée dans les intervalles de sa ligne de bataille, et un peu en +avant. Quoiqu'ils eussent perdu une partie de leur artillerie, les +Russes en menaient avec eux une si grande quantité, depuis la campagne +d'Austerlitz, qu'il leur en restait suffisamment pour couvrir leur +front d'une ligne de bouches à feu, et rendre l'accès de ce front +extrêmement redoutable.</p> + +<p>Lannes n'avait à leur opposer que quelques pièces d'un faible calibre, +qu'on avait traînées à travers les boues avec de grands efforts, et en +leur appliquant tous les attelages de l'artillerie. Il disposa la +division Suchet en première ligne, et garda la division Gazan en +réserve sur la lisière de la forêt, pour avoir de quoi faire face aux +événements, qui menaçaient de devenir graves, dans l'incertitude où +tout le monde était plongé. Peu d'hommes bien conduits pouvaient +suffire pour enlever cette position, et avaient l'avantage <span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> +de présenter moins de prise à la formidable artillerie des Russes. +Lannes déboucha donc de la forêt avec la seule division Suchet, formée +en trois colonnes, une à droite, sous le général Claparède, composée +du 17<sup>e</sup> léger et de la cavalerie légère du général Treilhard, une au +centre sous le général Vedel, composée du 64<sup>e</sup> de ligne et du premier +bataillon du 88<sup>e</sup>, une à gauche, sous le général Reille, composée du +second bataillon du 88<sup>e</sup>, du 34<sup>e</sup> de ligne et des dragons du général +Becker. Le projet de Lannes était d'attaquer par sa droite et vers la +Narew, car s'il parvenait à percer jusqu'à la ville, il faisait tomber +d'un coup la position des Russes, et les plaçait même dans une +situation désastreuse.</p> + +<p>Il porta ses trois petites colonnes en avant, sortant audacieusement +des bois, et gravissant le plateau sous une pluie de mitraille. +Malheureusement le sol détrempé et glissant ne permettait guère +l'impétuosité d'attaque, qui aurait pu racheter le désavantage du +nombre et de la position. Néanmoins, tout en avançant avec peine, on +joignit l'ennemi, et on le repoussa vers les pentes abruptes qui +terminaient le terrain en une espèce de chute du côté de la Narew et +de Pultusk. On marchait avec ardeur, et on allait précipiter du +plateau dans la rivière les troupes russes du général Bagowout, +lorsque le général en chef Benningsen, envoyant en toute hâte une +partie de sa réserve au secours du général Bagowout, fit aborder en +flanc la brigade Claparède, qui formait la tête de notre attaque. +Lannes, qui était au plus fort de la mêlée, répondit à cette +manœuvre, en reportant de son centre vers sa droite la brigade +Vedel, composée, <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> comme nous venons de le dire, du 64<sup>e</sup> et du +premier bataillon du 88<sup>e</sup>. Il prit lui-même en flanc les Russes venus +au secours du général Bagowout, et, les poussant les uns sur les +autres vers la Narew, il aurait terminé la lutte sur ce point, et +peut-être la bataille, si, au milieu d'une bourrasque de neige, le +bataillon du 88<sup>e</sup> surpris par la cavalerie russe avant d'avoir pu se +former en carré, n'avait été rompu et renversé. Mais ce brave +bataillon, rallié sur-le-champ par un de ces officiers dont le danger +fait ressortir le caractère, le nommé Voisin, se releva immédiatement, +et, profitant à son tour des embarras de la cavalerie russe, tua à +coups de baïonnette ces cavaliers plongés comme nos fantassins dans +une mer de boue.</p> + +<p>Ainsi, à la droite et au centre, le combat, quoique moins décisif +qu'il n'aurait pu l'être, tourna néanmoins à l'avantage des Français, +qui laissèrent les Russes acculés à l'extrémité du plateau, et exposés +à une chute dangereuse vers la ville et la rivière. À gauche, notre +troisième colonne, composée du 34<sup>e</sup> de ligne, du second bataillon du +88<sup>e</sup>, et des dragons du général Becker, avait à disputer à l'ennemi le +bouquet de bois auquel s'appuyait le centre des Russes. Le 34<sup>e</sup>, +dirigé par le général Reille, et accueilli par des batteries +démasquées à l'improviste, eut cruellement à souffrir. Il enleva le +bois cependant, secondé par les charges des dragons du général Becker. +Mais quelques bataillons du général Barklay de Tolly le reprirent. Les +Français s'en rendirent maîtres de nouveau, et soutinrent pendant +trois heures un combat acharné et inégal. Enfin sur ce point comme +sur les autres, les Russes, obligés de <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> plier, furent réduits +à s'adosser de plus près à la ville. Lannes, débarrassé du combat à +droite, s'était porté à gauche, pour encourager ses troupes de sa +présence. Si dans ce moment il eût été moins incertain de ce qui se +passait ailleurs, et plus assuré d'être soutenu, il aurait pu faire +agir la division Gazan, et alors c'en était fait des Russes, qui +auraient été précipités sur le revers du terrain, et noyés dans la +Narew. Mais Lannes voyait par delà sa gauche, et à l'extrême droite +des Russes, la division Tolstoy, bordant le ravin de Moczyn, et +formant un crochet en arrière pour couvrir l'extrémité de la position. +Il crut plus sage de ne pas engager toutes ses troupes, et, par son +ordre, la brave division Gazan resta immobile à la lisière de la +forêt, essuyant à trois cents pas les boulets de l'ennemi, mais +rendant le service de contenir les Russes, et de les empêcher eux +aussi de combattre avec toutes leurs forces.</p> + +<p>La journée s'achevait lorsque la division Gudin arriva enfin sur notre +gauche, cachée par des bois à notre armée, mais aperçue par les +Cosaques, qui en avertirent aussitôt le général Benningsen. De toute +son artillerie, la division Gudin n'amenait que deux pièces, +péniblement traînées jusqu'au lieu du combat. Elle donna contre +l'extrême droite des Russes, et sur la pointe de l'angle que +présentait leur ligne repliée. Le général Daultanne, qui ce jour-là +commandait la division Gudin, après quelques volées de canon, se forma +en échelons par sa gauche, et marcha résolûment à l'ennemi, en +prévenant le maréchal Lannes de son entrée en action. Son attaque +obtint <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> un effet décisif, et força les Russes à se replier. +Mais cette division, déjà séparée par des bois du corps de Lannes, +agrandit en s'avançant l'intervalle qui l'en séparait. Une rafale de +vent qui portait la pluie et la neige au visage de nos soldats, +soufflait en cet instant. Les Russes, par une superstition de peuple +du Nord, qui leur fait voir dans la tempête un augure favorable, +coururent en avant, avec des cris sauvages. Ils se jetèrent dans +l'intervalle laissé entre la division Gudin et le corps de Lannes, +ramenèrent l'une et débordèrent l'autre. Leur cavalerie se précipita +dans la trouée, mais le 34<sup>e</sup>, du côté de la division Suchet, le 85<sup>e</sup> +du côté de la division Gudin, se formèrent en carré, et arrêtèrent +tout court cette charge, qui était plutôt de la part des Russes une +démonstration pour couvrir leur retraite, qu'une attaque sérieuse.</p> + +<p>Les Français avaient donc sur tous les points conquis le terrain qui +domine Pultusk, et il ne leur restait plus qu'un dernier effort à +faire pour précipiter les Russes dans la Narew, lorsque le général +Benningsen, profitant de la nuit, déroba son armée, en la faisant +passer par les ponts de Pultusk. Tandis qu'il donnait ses ordres de +retraite, Lannes plein d'ardeur, rassuré par l'arrivée de la division +Gudin, délibérait s'il fallait livrer immédiatement la seconde +attaque, ou la remettre au lendemain. L'heure avancée, la difficulté +de communiquer dans ce chaos de boue, de pluie, d'obscurité, +décidèrent la remise du combat. Le lendemain la brusque retraite des +Russes enleva aux Français le prix mérité de leur lutte audacieuse et +opiniâtre.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> <span class="sidenote">Résultats de la bataille de Pultusk.</span> + +<p>Ce combat acharné, où 18 mille hommes avaient été pendant toute une +journée en présence de 43 mille, pouvait certainement être appelé une +victoire. Grâce à leur petit nombre, à la supériorité de leur +tactique, les Français avaient à peine perdu 1,500 hommes tués ou +blessés. (Nous parlons d'après des états authentiques.) La perte des +Russes, au contraire, s'élevait en morts ou blessés, à plus de 3 mille +hommes. Ils nous laissèrent 2 mille prisonniers, et une immense +quantité d'artillerie.</p> + +<span class="sidenote">Récit de cette bataille par le général Benningsen.</span> + +<p>Cependant le général Benningsen, rentré dans Pultusk, écrivit à son +souverain qu'il venait de remporter une victoire signalée sur +l'empereur Napoléon, commandant en personne trois corps d'armée, ceux +des maréchaux Davout, Lannes et Suchet, plus la cavalerie du prince +Murat. Or, il n'y avait pas, comme on a pu le voir, de corps d'armée +du maréchal Suchet, puisque le général Suchet commandait simplement +une division du maréchal Lannes; il y avait sur le terrain de Pultusk +deux divisions du maréchal Lannes, une seule du maréchal Davout, pas +de cavalerie du prince Murat, et encore moins d'empereur Napoléon +commandant en personne.</p> + +<p>On a souvent parlé des bulletins menteurs de l'Empire, plus vrais +cependant qu'aucune des publications européennes de cette époque; mais +que faut-il penser d'une telle manière de raconter ses propres actes? +Les Russes assurément étaient assez braves pour être véridiques.</p> + +<span class="sidenote">Combat de Golymin.</span> + +<p>Dans cette même journée du 26, les deux divisions restées au maréchal +Davout, ainsi que les deux divisions composant le corps du maréchal +Augereau, <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> arrivaient en face de Golymin. Ce village était +entouré d'une ceinture de bois et de marécages, entremêlée de quelques +hameaux, derrière laquelle les Russes étaient établis, avec une forte +réserve au village même de Golymin. (Voir la carte n<sup>o</sup> 39.)</p> + +<p>Le maréchal Davout débouchant par la droite, c'est-à-dire par la route +de Pultusk, fit attaquer les bois qui formaient de son côté l'obstacle +à vaincre, pour pénétrer dans Golymin. Le maréchal Augereau débouchant +par la gauche, c'est-à-dire par la route de Lopaczym, avait à +traverser des marécages, semés de quelques bouquets de bois, et au +milieu de ces marécages un village à emporter, celui de Ruskovo, par +où passait la seule route praticable. La brave infanterie du maréchal +Davout repoussa, non sans perte, l'infanterie russe des corps détachés +de Saken et de Gallitzin. Après une vive fusillade, elle la joignit à +la baïonnette, et la contraignit par des combats corps à corps, à lui +abandonner les bois auxquels elle s'appuyait. À la droite de ces bois +si disputés, le maréchal Davout forçait la route de Pultusk à Golymin, +et lançait sur les Russes une partie de la réserve de cavalerie, +confiée à Rapp, l'un de ces aides-de-camp intrépides que Napoléon +tenait sous sa main pour les employer dans des occasions difficiles. +Rapp culbuta l'infanterie russe, tourna les bois, et fit ainsi tomber +l'obstacle qui couvrait Golymin. Mais exposé à un feu des plus vifs, +il eut le bras cassé. À gauche Augereau franchissant les marécages, +malgré les forces ennemies placées sur ce point, enleva le village de +Ruskovo, et marcha de son côté sur Golymin, but <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> commun de +nos attaques concentriques. On y pénétra ainsi vers la fin du jour, et +on s'en rendit maître, après un engagement des plus chauds avec la +réserve de la division Doctorow. Comme à Pultusk on recueillit +beaucoup d'artillerie, quelques prisonniers, et on joncha la terre de +cadavres russes. En combattant contre eux on prenait moins d'ennemis, +mais on en tuait davantage.</p> + +<p>Dans cette journée du 26, nos colonnes étaient partout aux prises avec +les colonnes russes, sur un espace de vingt-cinq lieues. Par un effet +du hasard, impossible à prévenir quand les communications sont +difficiles, tandis que Lannes avait trouvé devant lui deux ou trois +fois plus de Russes qu'il n'avait de Français, les autres corps +rencontraient à peine leur équivalent, comme les maréchaux Augereau et +Davout à Golymin, ou aucun ennemi à combattre, comme le maréchal Soult +dans sa marche sur Ciechanow, et le maréchal Bernadotte dans sa marche +sur Biezun. Toutefois le maréchal Bessières, servant d'éclaireur à +notre aile gauche avec la seconde réserve de cavalerie, avait joint +les Prussiens à Biezun, et leur avait fait un bon nombre de +prisonniers. Le maréchal Ney, qui formait l'extrême gauche de l'armée, +avait marché de Strasbourg à Soldau et Mlawa, poussant devant lui le +corps de Lestocq. +<span class="sidenote">Combat de Soldau.</span> +Arrivé le 26 à Soldau, au moment même où Lannes +combattait à Pultusk, où les maréchaux Davout et Augereau combattaient +à Golymin, il avait dirigé la division Marchand sur Mlawa, afin de +tourner la position de Soldau, précaution nécessaire, car on pouvait +y trouver d'insurmontables difficultés. <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> En effet, le bourg de +Soldau était situé au milieu d'un marais impraticable, qu'on ne +traversait que par une seule chaussée, longue de sept à huit cents +toises, reposant tantôt sur le sol, tantôt sur des ponts que l'ennemi +avait eu soin de couper. (Voir la carte n<sup>o</sup> 39.) Six mille Prussiens +avec du canon gardaient cette chaussée. Une première batterie +l'enfilait dans sa longueur; une seconde, établie sur un point bien +choisi dans le marais, la battait en écharpe. Ney avec le 69<sup>e</sup> et le +76<sup>e</sup>, y marcha impétueusement. On jeta des madriers sur les coupures +des ponts, on enleva les batteries au pas de course; on culbuta à la +baïonnette l'infanterie qui était rangée en colonne sur la chaussée, +et on entra pêle-mêle avec les fuyards dans le bourg de Soldau. Là une +action des plus vives s'engagea avec les Prussiens. Il fallut leur +enlever Soldau maison par maison. Nous n'y parvînmes qu'après des +efforts inouïs, et à la chute du jour. Mais à ce moment le brave +général Lestocq, ralliant ses colonnes en arrière de Soldau, fit jurer +à ses soldats de reprendre le poste perdu. Les Prussiens, traités par +les Russes depuis Iéna comme les Autrichiens l'avaient été depuis Ulm, +voulaient venger leur honneur, et prouver qu'ils n'étaient inférieurs +à personne en bravoure: ils tinrent parole. Quatre fois, depuis sept +heures du soir jusqu'à minuit, ils attaquèrent Soldau à la baïonnette, +et quatre fois ils furent repoussés. Leur courage avait toute la +violence du désespoir. Ils finirent cependant par se retirer, après +une perte immense en morts, blessés et prisonniers.</p> + +<p>Ainsi dans cette journée, sur un espace de vingt-cinq <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> +lieues, depuis Pultusk jusqu'à Soldau, on s'était battu avec +acharnement, et les Russes, défaits partout où ils avaient essayé de +nous résister, ne s'étaient sauvés qu'en abandonnant leur artillerie +et leurs bagages. Leur armée se trouvait affaiblie de près de 20 mille +hommes sur 115 mille. Beaucoup d'entre eux étaient hors de combat ou +prisonniers. Un grand nombre d'origine polonaise avaient déserté. Nous +avions recueilli plus de 80 pièces de canon de gros calibre, et une +quantité considérable de bagages. Nous n'avions perdu ni un +prisonnier, ni un déserteur, mais le feu de l'ennemi nous avait enlevé +4 à 5 mille hommes, en morts ou blessés.</p> + +<span class="sidenote">Résultat des opérations de Napoléon entre la Vistule et la +Narew.</span> + +<p>Le projet de Napoléon, tendant à séparer les Russes de la mer, et à +les jeter par un mouvement de conversion de l'Ukra sur la Narew, du +riche littoral de la vieille Prusse dans l'intérieur boisé, +marécageux, inculte de la Pologne, avait réussi sur tous les points, +bien que sur aucun il n'eût amené l'une de ces grandes batailles qui +marquaient toujours d'un signe éclatant les savantes manœuvres de +cet immortel capitaine. L'action héroïque de Lannes à Pultusk était +pour les Russes une défaite, mais une défaite sans désastre, ce qui +était aussi nouveau pour eux que pour nous. Cependant si on avait eu +la faculté de marcher le lendemain et le surlendemain, les Russes +auraient été obligés de nous livrer les trophées qu'ils ne pouvaient +pas long-temps disputer à notre bravoure et à notre habileté. Jetés au +delà de l'Ukra, de l'Orezyc, de la Narew, dans une forêt impénétrable, +de plus de quinze ou vingt lieues d'étendue, comprise entre Pultusk, +Ostrolenka, Ortelsbourg, leur destruction <span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> complète eût été +l'effet inévitable des profondes combinaisons de Napoléon, et des +combinaisons nulles ou malheureuses de leurs généraux.</p> + +<p>Mais il était impossible de faire un pas sans tomber dans des embarras +inextricables. Des hommes restaient ensevelis jusqu'à la ceinture dans +ces boues affreuses, et n'en sortaient que lorsqu'on venait les en +arracher. Beaucoup y avaient expiré faute d'être secourus.</p> + +<span class="sidenote">L'état des routes décide Napoléon à s'arrêter, et à prendre +ses quartiers d'hiver sur la Vistule.</span> + +<p>Napoléon, dont les plans n'avaient jamais été mieux conçus, dont les +soldats n'avaient jamais été plus braves, fut obligé de s'arrêter, +après avoir encore fait deux ou trois marches en avant, pour bien +s'assurer de la déroute des Russes et de leur fuite vers la Prégel. +Une grande perte en hommes et en canons causée à l'ennemi, des +quartiers d'hiver assurés au centre de la Pologne, terminaient +dignement cette campagne extraordinaire, commencée sur le Rhin, finie +sur la Vistule. L'état du ciel et du sol expliquait assez pourquoi les +résultats obtenus dans ces derniers jours n'avaient eu ni la grandeur, +ni la soudaineté auxquelles Napoléon avait habitué le monde. Sans +doute les Russes, surpris de n'avoir pas succombé aussi vite que les +Prussiens à Iéna, les Autrichiens à Ulm, et eux-mêmes à Austerlitz, +allaient s'enorgueillir d'une défaite moins prompte que de coutume, et +débiter des fables sur leurs prétendus succès: il fallait bien s'y +résigner. Ils n'eussent pas été plus heureux cette fois qu'à +Austerlitz, si comme à Austerlitz on avait trouvé des lacs gelés au +lieu de boues impraticables. Mais la saison, tout à fait +inaccoutumée, qui au lieu d'un sol glacé donnait un <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> sol +fangeux, les avait sauvés d'un désastre. C'était un caprice de la +fortune, qui avait trop favorisé Napoléon jusqu'ici pour qu'il ne lui +pardonnât pas cette légère inconstance. Seulement il aurait fallu +qu'il y pensât, et qu'il apprît à la connaître. Au surplus ses soldats +campés sur la Vistule, ses aigles plantées dans Varsovie, étaient un +spectacle assez extraordinaire pour qu'il fût satisfait, pour que +l'Europe restât paisible, l'Autriche effrayée et contenue, la France +confiante.</p> + +<p>Il séjourna deux ou trois jours à Golymin, dans l'intention d'y +procurer à son armée un peu de repos, et le 1<sup>er</sup> janvier 1807 il +revint à Varsovie, afin d'y arrêter l'établissement de ses quartiers +d'hiver.</p> + +<span class="sidedate">Janv. 1807.</span> + +<span class="sidenote">Emplacement choisi par Napoléon pour ses quartiers +d'hiver.</span> + +<p>Si on veut bien apprécier l'emplacement dont il fit choix pour +cantonner ses troupes, il faut se retracer la forme des lieux au delà +de la Vistule. (Voir les cartes n<sup>os</sup> 37 et 38.) Cette suite de lacs, +dont nous avons déjà parlé plusieurs fois, et qui séparent ici la +vieille Prusse de la Pologne, le pays allemand du pays slave, la +région maritime et riche de la région intérieure et pauvre, versent la +plus grande partie de leurs eaux en dedans du pays, par une suite de +rivières, telles que l'Omulew, l'Orezyc, l'Ukra, lesquelles se jettent +dans la Narew, et par la Narew dans la Vistule. Et tandis que, par +l'Omulew, l'Orezyc et l'Ukra, la Narew reçoit les eaux des lacs qui +n'ont pu se rendre à la mer, et qui descendent de l'ouest, elle reçoit +par le Bug les eaux qui descendent de l'est et du centre de la +Pologne. Elle se confond avec le Bug à Sierock, et grossie de tous +ces affluents, <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> elle les porte en un seul lit à la Vistule, +qu'elle rejoint à Modlin.</p> + +<p>La Narew présente donc un tronc commun qui s'appuie à la Vistule et +autour duquel le Bug, à droite, l'Ukra, l'Orezyc, l'Omulew, à gauche, +viennent se rattacher comme autant de ramifications. C'est entre ces +ramifications diverses, et en s'appuyant au tronc principal, vers +Sierock et Modlin, que Napoléon distribua ses corps d'armée.</p> + +<span class="sidenote">Quartier du maréchal Lannes.</span> + +<p>Il fit cantonner Lannes entre la Vistule, la Narew et le Bug, dans +l'angle formé par ces cours d'eau, gardant à la fois Varsovie par la +division Suchet, Jablona, le pont d'Okunin et Sierock, par la division +Gazan. Le quartier général de Lannes était à Sierock, confluent du Bug +et de la Narew. +<span class="sidenote">Quartiers du maréchal Davout.</span> +Le corps du maréchal Davout dut cantonner dans l'angle +décrit par le Bug et la Narew, son quartier général se tenant à +Pultusk, ses postes s'étendant jusqu'à Brok sur le Bug, jusqu'à +Ostrolenka sur la Narew. +<span class="sidenote">Quartiers du maréchal Soult.</span> +Le corps du maréchal Soult fut établi +derrière l'Orezyc, ayant son quartier général à Golymin, réunissant à +son corps d'armée la réserve de cavalerie, et ayant ainsi le moyen de +couvrir la vaste étendue de son front par les nombreux escadrons mis à +sa disposition. +<span class="sidenote">Quartiers du maréchal Augereau.</span> +Le corps du maréchal Augereau fut logé à Plonsk, +derrière le maréchal Soult, occupant l'angle ouvert entre la Vistule +et l'Ukra, son quartier général à Plonsk. +<span class="sidenote">Quartiers du maréchal Ney.</span> +Le corps du maréchal Ney fut +placé à l'extrême gauche d'Augereau, vers Mlawa, à l'origine de +l'Orezyc et de l'Ukra, près des lacs, protégeant le flanc des quatre +corps d'armée qui rayonnaient autour de Varsovie, et se liant avec le +corps <span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> du maréchal Bernadotte, qui défendait la basse Vistule. +<span class="sidenote">Quartiers du maréchal Bernadotte.</span> +Celui-ci, cantonné tout près de la mer, en avant de Graudenz et +d'Elbing, avait mission de garder la basse Vistule, et de couvrir le +siége de Dantzig, qu'il était indispensable d'exécuter, pour assurer +la position de l'armée. Ce siége d'ailleurs était destiné à former +l'entr'acte de la campagne qui venait de finir et de la campagne qui +allait s'ouvrir au printemps.</p> + +<span class="sidenote">Instructions données à chaque corps, en cas d'attaque de la +part de l'ennemi.</span> + +<p>À la première apparition de l'ennemi, chaque corps avait ordre de se +concentrer, celui du maréchal Lannes à Sierock, celui du maréchal +Davout à Pultusk, celui du maréchal Soult à Golymin, celui du maréchal +Augereau à Plonsk, celui du maréchal Ney à Mlawa, celui du maréchal +Bernadotte entre Graudenz et Elbing vers Osterode, les quatre premiers +chargés de défendre Varsovie, le cinquième chargé de lier les +quartiers de la Narew à ceux du littoral, le dernier chargé de +protéger la basse Vistule et le siége de Dantzig.</p> + +<span class="sidenote">Précautions pour la nourriture et le logement des troupes.</span> + +<p>À cette habile disposition des cantonnements se joignirent des +précautions d'une admirable prévoyance. Les soldats n'ayant cessé de +bivouaquer depuis le commencement de la campagne, c'est-à-dire depuis +le mois d'octobre précédent, devaient enfin se loger dans les +villages, et y vivre, mais de manière à pouvoir toujours se trouver +réunis au premier péril. La cavalerie légère, la cavalerie de ligne, +la grosse cavalerie, rangées les unes derrière les autres, et appuyées +de quelques détachements d'infanterie légère, formaient un rideau en +avant des cantonnements, pour écarter les Cosaques et empêcher les +surprises, au moyen de reconnaissances <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> fréquentes. Les +troupes vouées à ce service fort dur, surtout en hiver, étaient +abritées sous des cabanes dont le bois, si abondant en Pologne, +fournissait les matériaux.</p> + +<p>Ordre était donné de fouiller les campagnes pour y découvrir les blés, +les pommes de terre, cachés sous terre par les habitants en fuite, de +réunir les bestiaux dispersés, et de créer, avec ce qu'on +recueillerait, des magasins, lesquels établis auprès de chaque corps, +et régulièrement administrés, seraient ainsi garantis de tout +gaspillage. Les corps qui n'étaient pas avantageusement placés sous le +rapport des ressources alimentaires, devaient recevoir de Varsovie des +suppléments en grains, fourrages et viande. Ce qu'on avait à leur +envoyer, embarqué sur la Vistule, devait descendre le fleuve jusqu'au +point le plus rapproché de chaque corps, y être débarqué ensuite, et +transporté par les équipages de l'armée ou par des charrois organisés +dans le pays. Napoléon avait ordonné de solder en argent tous les +services, soit à cause des Polonais, qu'il voulait ménager, soit à +cause des habitants, qu'il espérait ramener par l'attrait du gain.</p> + +<p>Il faut remarquer que chaque corps, tout en étant cantonné de manière +à pouvoir se porter rapidement au lieu du danger, avait une base sur +la Vistule ou sur la Narew, afin d'utiliser les transports par eau. +Ainsi le maréchal Lannes avait à Varsovie, le maréchal Davout à +Pultusk, le maréchal Augereau à Wyszogrod, le maréchal Soult à Plock, +le maréchal Ney à Thorn, le maréchal Bernadotte à Marienbourg et +Elbing, une base sur cette vaste ligne de navigation. <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> C'est +sur ces divers points que devaient se trouver leurs dépôts, leurs +hôpitaux, leurs manutentions de vivres, leurs ateliers de réparation, +parce que c'est là que pouvaient parvenir avec plus de facilité toutes +les matières nécessaires à ces établissements.</p> + +<p>On ne voit, dans les récits ordinaires de guerre, que les armées +formées et prêtes à entrer en action; on n'imagine pas ce qu'il en +coûte d'efforts pour faire arriver à son poste l'homme armé, équipé, +nourri, instruit, et enfin guéri, s'il a été blessé ou malade. Toutes +ces difficultés s'accroissent à mesure qu'on change de climat ou qu'on +s'éloigne du point de départ. La plupart des généraux ou des +gouvernements négligent cette espèce de soins, et leurs armées fondent +à vue d'œil. Ceux qui s'y appliquent avec constance et habileté +réussissent seuls à conserver leurs troupes nombreuses et bien +disposées. L'opération que nous décrivons est le plus admirable +exemple de ce genre de difficultés, complétement vaincues et +surmontées.</p> + +<p>Napoléon voulut qu'après avoir choisi les lieux propres à chaque +cantonnement, et réuni les denrées nécessaires, ou amené de Varsovie +celles qui manquaient, on construisît des fours, on réparât les +moulins détruits. Il exigea que lorsqu'on aurait assuré l'alimentation +régulière des troupes, et qu'on serait parvenu à dépasser, dans la +confection des vivres, la quantité indispensable à la consommation +journalière, on formât un approvisionnement de réserve, en pain, +biscuit, spiritueux, non pas au lieu où était fixé le dépôt, mais au +lieu où était fixé le rassemblement de chaque corps d'armée, en +<span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> cas d'attaque. On devine sans doute son motif: il désirait +que, si une apparition subite de l'ennemi obligeait à prendre les +armes, chaque corps eût de quoi vivre pendant sept ou huit jours de +marche. Il ne lui fallait pas, en général, plus de temps pour +accomplir une grande opération, et décider une campagne.</p> + +<p>Avec l'argent des contributions perçues en Prusse, qu'on réunissait +d'abord sur l'Oder, et qu'on transportait ensuite sur la Vistule au +moyen des voitures de l'artillerie, il fit fournir le prêt exactement, +et, de plus, il accorda des secours extraordinaires aux <em>masses</em> des +régiments. On entend par <em>masses</em> les portions de la solde mises en +commun, pour nourrir, vêtir, chauffer le soldat. C'était une manière +d'ajouter à l'entretien des troupes, proportionnément à la difficulté +de vivre, ou à la consommation plus rapide des objets d'équipement.</p> + +<span class="sidenote">État de la température pendant cette campagne d'hiver.</span> + +<p>Les premiers jours de cet établissement, au milieu des marécages et +des forêts de la Pologne, et durant les rigueurs de l'hiver, furent +pénibles. Si le froid eût été vif, le soldat, chauffé aux dépens des +forêts de la Pologne, eût moins souffert de la gelée que de cette +humidité pénétrante, qui détrempait le sol, rendait les arrivages +presque impossibles, les fatigues du service plus grandes, attristait +les yeux, amollissait les corps, abattait les courages. On ne pouvait +pas, dans ce pays, avoir un plus mauvais hiver qu'un hiver pluvieux. +La température variait sans cesse de la gelée au dégel, n'atteignant +jamais plus d'un ou deux degrés de froid, et retombant bientôt vers +la température humide et molle de l'automne. <span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> Aussi +désirait-on le froid, comme dans les beaux climats on désire le soleil +et la verdure du printemps.</p> + +<span class="sidenote">Après quelques jours, les cantonnements commencent à se +former.</span> + +<p>Cependant, après quelques jours la situation devint meilleure. Les +corps se logèrent dans les villages abandonnés; les avant-gardes se +construisirent des cabanes avec des branches de sapin. On trouva +beaucoup de pommes de terre et assez de viande sur pied. Mais on était +fatigué de pommes de terre, on soupirait après du pain. Peu à peu on +découvrit dans les bois des grains cachés, et on les réunit en +magasins. On en reçut aussi, par la Vistule et la Narew, de ceux que +l'industrie des juifs faisait descendre à Varsovie, à travers les +cordons militaires de l'Autriche. Une adroite corruption, pratiquée +par ces habiles commerçants, avait endormi la vigilance des gardiens +de la frontière autrichienne. Les fournitures bien payées, ou en sels +pris dans les magasins prussiens, ou en argent comptant, s'exécutaient +avec assez d'exactitude. Les fours, les moulins détruits se +rétablissaient. Les magasins de réserve commençaient à s'organiser. +Les vins nécessaires à la santé du soldat et à sa bonne humeur, tirés +de toutes les villes du Nord, où le commerce les amène en abondance, +et transportés par l'Oder, la Warta, la Netze, jusqu'à la Vistule, +arrivaient aussi, quoique avec plus de difficulté. Tous les corps, à +la vérité, ne jouissaient pas des mêmes avantages. Ceux des maréchaux +Davout et Soult, plus avancés vers la région boisée, et loin de la +navigation de la Vistule, étaient les plus exposés aux privations. Les +corps des maréchaux Lannes et Augereau, établis plus près du grand +fleuve de la Pologne, avaient moins à souffrir. L'infatigable +<span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> Ney s'était ouvert une source d'abondance par son industrie +et sa hardiesse. Il était fort rapproché du pays allemand, qui est +extrêmement riche, et de plus il s'était aventuré jusqu'aux bords de +la Prégel. Il y faisait des expéditions hardies, mettant ses soldats +en traîneau dès qu'il gelait, et maraudant jusqu'aux portes de +Kœnigsberg, qu'il faillit même une fois surprendre et enlever.</p> + +<p>Le corps de Bernadotte était très-bien placé pour vivre, sur la basse +Vistule. Mais le voisinage des garnisons prussiennes de Graudenz, +Dantzig, Elbing, l'incommodait fort, et l'empêchait de jouir autant +qu'il l'aurait pu des ressources du pays.</p> + +<p>Après plusieurs rencontres avec les Cosaques, on les avait obligés à +laisser les cantonnements tranquilles. On s'était aperçu que la +cavalerie légère suffisait pour se garder, et que la grosse cavalerie +souffrait beaucoup dans les cantonnements avancés. Aussi Napoléon, +éclairé par une expérience de quelques jours, fit un changement à ses +dispositions. Il ramena la grosse cavalerie vers la Vistule. Les +cuirassiers du général d'Hautpoul furent cantonnés autour de Thorn; +les dragons de toutes les divisions depuis Thorn jusqu'à Varsovie; les +cuirassiers du général Nansouty, en arrière de la Vistule, entre la +Vistule et la Pilica. La cavalerie légère, renforcée de quelques +brigades de dragons, resta aux avant-postes; mais elle vint +alternativement, deux régiments par deux régiments, se refaire sur la +Vistule, où les fourrages abondaient. La division Gudin du corps de +Davout, la plus maltraitée de toute l'armée, car elle avait pris part +aux deux plus rudes <span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> actions de la guerre, Awerstaedt et +Pultusk, fut envoyée à Varsovie, pour s'y dédommager de ses fatigues +et de ses combats.</p> + +<p>Assurément, l'armée n'était pas, dans le fond de la Pologne, aussi +bien entretenue qu'au camp de Boulogne, où tous les moyens de la +France, et deux années de temps, avaient été consacrés à pourvoir à +ses besoins. Mais elle avait le nécessaire, et quelquefois davantage. +Napoléon, répondant au ministre Fouché, qui lui faisait part des +bruits répandus par les malveillants sur les souffrances de nos +soldats, lui écrivait:</p> + +<p>«Il est vrai que les magasins de Varsovie n'étant pas grandement +approvisionnés, et l'impossibilité d'y réunir en peu de temps une +grande quantité de grains, ont rendu les vivres rares; mais il est +aussi absurde de penser qu'on puisse manquer de blé, de vin, de +viande, de pommes de terre en Pologne, qu'il l'était de dire qu'on en +manquait en Égypte.</p> + +<p>»J'ai à Varsovie une manutention qui me donne 100,000 rations de +biscuit par jour; j'en ai une à Thorn; j'ai des magasins à Posen, à +Lowicz, sur toute la ligne; j'ai de quoi nourrir l'armée pendant plus +d'un an. Vous devez vous souvenir que lors de l'expédition d'Égypte, +des lettres de l'armée disaient qu'on y mourait de faim. Faites écrire +des articles dans ce sens. Il est tout simple qu'on ait pu manquer de +quelque chose au moment où l'on poussait les Russes de Varsovie; mais +les productions du pays sont telles qu'il ne peut y avoir de +craintes...» (Varsovie, 18 janvier 1807.)</p> + +<span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> <span class="sidenote">Organisation de vastes hôpitaux entre la Vistule +et l'Oder.</span> + +<p>Il y avait cependant un assez grand nombre de malades, plus même que +de coutume dans cette vaillante armée. Ils étaient atteints de fièvres +et de douleurs, par suite des bivouacs continuels, sous un ciel froid, +sur une terre humide. Il était facile d'en juger par ce qui arrivait +aux chefs eux-mêmes. Plusieurs des maréchaux, ceux en particulier +qu'on appelait les <em>Italiens</em> et les <em>Égyptiens</em>, parce qu'ils avaient +servi en Italie et en Égypte, se trouvaient gravement indisposés. +Murat n'avait pu prendre part aux dernières opérations sur la Narew. +Augereau, souffrant d'un rhumatisme, était obligé de se soustraire au +contact d'un air froid et humide. Lannes, tombé malade à Varsovie, +avait été obligé de se séparer du cinquième corps, qu'il ne pouvait +plus commander.</p> + +<p>Napoléon couronna les soins donnés à ses soldats par des soins non +moins empressés pour ses malades et ses blessés. Il avait fait +préparer six mille lits à Varsovie; il en fit disposer un nombre tout +aussi considérable à Thorn, à Posen et sur les derrières, entre la +Vistule et l'Oder. On avait saisi à Berlin de la laine provenant des +domaines de la couronne, de la toile à tente; on en fit des matelas +pour les hôpitaux. Ayant à sa disposition la Silésie, que le prince +Jérôme avait occupée, et qui abonde en toiles de toute espèce, +Napoléon ordonna d'en acheter une grande quantité, et de la convertir +en chemises. Il confia spécialement la direction des hôpitaux à M. +Daru, et prescrivit une organisation toute particulière pour ces +établissements. Il décida qu'il y aurait dans chaque hôpital un +infirmier en chef, toujours <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> pourvu d'argent comptant, chargé, +sous sa responsabilité, de procurer aux malades ce dont ils auraient +besoin, et surveillé par un prêtre catholique. Ce prêtre, en même +temps qu'il exerçait le ministère spirituel, devait exercer aussi une +sorte de vigilance paternelle, rendre des comptes à l'Empereur, et lui +signaler la moindre négligence envers les malades, dont il était ainsi +constitué le protecteur. Napoléon avait voulu que ce prêtre eût un +traitement, et que chaque hôpital devînt en quelque sorte une cure +ambulante, à la suite de l'armée.</p> + +<p>Tels étaient les soins infinis auxquels se livrait ce grand capitaine, +que la haine des partis a représenté, le jour de sa chute, comme un +conquérant barbare, poussant les hommes à la boucherie, sans +s'inquiéter de les nourrir quand il les avait fait marcher, de les +guérir quand il les avait fait mutiler, et ne se souciant pas plus +d'eux que des animaux qui traînaient ses canons et ses bagages.</p> + +<p>Après s'être occupé des hommes avec un zèle qui n'en est pas moins +noble pour être intéressé, car il ne manque pas de généraux, de +souverains, qui laissent mourir de misère les soldats instruments de +leur puissance et de leur gloire, Napoléon donna son attention aux +ouvrages entrepris sur la Vistule, et à l'exacte arrivée de ses +renforts, de manière qu'au printemps son armée pût se présenter à +l'ennemi plus formidable que jamais. +<span class="sidenote">Ouvrages de fortification sur la Vistule et la Narew.</span> +Il avait ordonné, comme on l'a +vu, des ouvrages à Praga, voulant que Varsovie pût se soutenir seule, +avec une simple garnison, dans le cas où il se porterait en <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> +avant. Après avoir tout examiné de ses yeux, il résolut la +construction de huit redoutes, fermées à la gorge, avec escarpe et +contrescarpe revêtues en bois (genre de revêtement dont le siége de +Dantzig fit bientôt apprécier la valeur), et enveloppant dans leur +ensemble le vaste faubourg de Praga. Il voulut y ajouter un ouvrage, +qui, placé en arrière de ces huit redoutes, et en avant du pont de +bateaux qui liait Varsovie avec Praga, servît à la fois de réduit à +cette espèce de place forte, et de tête de pont au pont de Varsovie. +Il commanda à Okunin, où étaient jetés les ponts sur la Narew et sur +l'Ukra, un ensemble d'ouvrages pour les couvrir, et en garantir la +possession exclusive à l'armée française. Même chose fut prescrite au +pont de Modlin, qu'on avait jeté au confluent de la Vistule et de la +Narew, en se servant d'une île pour y asseoir les moyens de passage, +et pour y construire un ouvrage défensif de la plus grande force. +Ainsi, entre les trois points de Varsovie, d'Okunin et de Modlin (voir +la carte n<sup>o</sup> 38), où venaient se croiser tant et de si vastes cours +d'eau, Napoléon s'assura tous les passages à lui-même, et les interdit +tous aux Russes, de manière que ces grands obstacles naturels, +convertis en facilités pour lui, en difficultés insurmontables pour +l'ennemi, devinssent dans ses mains de puissants moyens de +manœuvre, et pussent surtout être livrés à eux-mêmes, si le besoin +de la guerre obligeait à s'élever au nord, plus qu'on ne l'avait fait +encore. Napoléon compléta ce système par un ouvrage du même genre à +Sierock, au confluent de la Narew et du Bug. Avec les bois qui +abondaient sur les lieux, avec l'argent <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> comptant dont on +disposait, on était certain d'avoir à la fois les matériaux et les +bras pour mettre ces matériaux en œuvre.</p> + +<span class="sidenote">Création d'un dixième corps, pour faire le siége de +Dantzig.</span> + +<p>Napoléon avait tiré de Paris deux régiments d'infanterie, le 15<sup>e</sup> +léger et le 58<sup>e</sup> de ligne, un régiment de fusiliers de la garde, et un +régiment de la garde municipale. Il avait encore tiré un régiment de +Brest, un de Saint-Lô, un de Boulogne. Ces sept régiments étaient en +marche, ainsi que les régiments provisoires destinés à conduire les +recrues des bataillons de dépôt aux bataillons de guerre. Deux d'entre +eux, le 15<sup>e</sup> léger et le 58<sup>e</sup>, avaient devancé les autres, et rejoint +le corps du maréchal Mortier, porté ainsi à huit régiments français, +indépendamment des régiments hollandais ou italiens qui devaient en +compléter l'effectif. Napoléon, profitant de ce renfort, qui dans le +moment dépassait les besoins du huitième corps, car jusqu'ici aucune +entreprise ne semblait menacer les rivages de la Baltique, en détacha +les 2<sup>e</sup> et 15<sup>e</sup> légers, formant 4 mille hommes de bonne infanterie +française. Il leur adjoignit les Badois, les huit bataillons polonais +levés à Posen, la légion du Nord, remplie d'anciens Polonais engagés +depuis long-temps au service de France, les quatre beaux régiments de +cuirassiers arrivés d'Italie, enfin deux des cinq régiments de +cavalerie légère qui en arrivaient également, les 19<sup>e</sup> et 23<sup>e</sup> de +chasseurs. Il composa avec ces troupes un nouveau corps d'armée auquel +il donna le titre de dixième corps, les Allemands qui étaient en +Silésie sous le prince Jérôme ayant déjà reçu le titre de neuvième. +Il confia le commandement de ce dixième corps au <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> vieux +maréchal Lefebvre, qu'il avait amené avec lui à la grande armée, et +mis temporairement à la tête de l'infanterie de la garde. Il le +chargea d'investir Colberg, et de commencer le siége de Dantzig. Cette +dernière place avait une importance capitale, par rapport à la +position qu'elle occupait sur le théâtre de la guerre. Elle commandait +la basse Vistule, protégeait les arrivages de l'ennemi par mer, et +contenait des ressources immenses, qui devaient mettre l'armée dans +l'abondance, si on parvenait à s'en rendre maître. D'ailleurs, tant +qu'elle n'était pas prise, un mouvement offensif de l'ennemi vers la +mer, poussé au delà de la basse Vistule, pouvait nous obliger à +quitter la haute Vistule, et à rétrograder vers l'Oder. Napoléon était +donc résolu à faire du siége de Dantzig la grande opération de +l'hiver.</p> + +<span class="sidenote">Siége des places de la Silésie.</span> + +<p>Napoléon, consacrant ainsi la mauvaise saison à prendre les places, +voulait assiéger non-seulement celles de la basse Vistule, qui se +trouvaient à sa gauche, mais celles aussi du haut Oder, qui se +trouvaient à sa droite. Son frère Jérôme, secondé du général Vandamme, +devait, comme on l'a vu, achever la soumission de la Silésie, par +l'acquisition successive des forteresses de l'Oder. Ces forteresses, +construites avec soin par le grand Frédéric, pour rendre définitive la +précieuse conquête qui avait fait la gloire de son règne, présentaient +de graves difficultés à surmonter, non-seulement par la grandeur et la +beauté des ouvrages, mais par les garnisons qui étaient chargées de +les défendre. La reddition de Magdebourg, de Custrin, de Stettin, +avait couvert de honte les commandants qui les avaient livrées, sous +<span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> l'empire d'une démoralisation générale. Bientôt il s'était +produit une réaction dans l'armée prussienne, d'abord si profondément +découragée après Iéna. L'honneur indigné avait parlé au cœur de +tous les militaires, et ils étaient déterminés à mourir honorablement, +même sans aucun espoir de vaincre. Le roi avait menacé de châtiments +terribles les commandants qui rendraient les places confiées à leur +garde, avant d'avoir fait tout ce qui constitue, d'après les règles de +l'art, une défense honorable. Au surplus on commençait à comprendre +que les villes fortes, restées à la gauche et à la droite de Napoléon, +allaient acquérir une véritable importance, car elles étaient autant +de points d'appui qui manquaient à sa marche audacieuse, et qui +devaient seconder la résistance de ses ennemis. La résolution de les +défendre énergiquement était donc bien arrêtée chez tous les +commandants des garnisons prussiennes.</p> + +<p>Le prince Jérôme n'avait auprès de lui que des Wurtembergeois et des +Bavarois, et avec ces troupes auxiliaires un seul régiment français, +le 13<sup>e</sup> de ligne, plus quelques escadrons français de cavalerie +légère. Ces auxiliaires allemands n'avaient pas encore acquis la +valeur militaire qu'ils montrèrent depuis en plus d'une occasion. Mais +le général Vandamme, commandant le neuvième corps sous le prince +Jérôme, le général Montbrun commandant la cavalerie, aidés d'un jeune +état-major français plein d'ardeur, leur inspirèrent en peu de temps +l'esprit qui animait alors notre armée, et qu'elle communiquait à +toutes les troupes en contact avec elle. Vandamme, qui n'avait jamais +dirigé de siége, et ne <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> possédait aucune des connaissances de +l'ingénieur, mais qui suppléait à tout par un heureux instinct de la +guerre, avait entrepris de brusquer les places de la Silésie, bien +qu'il sût que les gouverneurs de ces places étaient décidés à se bien +défendre. Il voulut employer un moyen qui avait réussi à Magdebourg, +celui d'intimider les habitants, pour les pousser à se rendre malgré +les garnisons. Il commença par Glogau (voir la carte n<sup>o</sup> 37), la place +de Silésie la plus rapprochée du bas Oder et des routes militaires que +suivaient nos troupes. +<span class="sidenote">Prise de Glogau le 2 décembre 1806.</span> +La garnison était peu nombreuse, et la +démoralisation régnait encore dans ses rangs. Vandamme fit mettre en +batterie plusieurs mortiers et bouches à feu de gros calibre, et, +après quelques menaces suivies d'effet, amena la place à capituler le +2 décembre. On y découvrit de grandes ressources en artillerie, et en +approvisionnements de tout genre. Vandamme remonta ensuite l'Oder, et +commença l'investissement de Breslau, située sur ce fleuve à vingt +lieues au-dessus de Glogau.</p> + +<span class="sidenote">Siége et prise de Breslau.</span> + +<p>C'est avec les Wurtembergeois qu'on avait enlevé Glogau. Ce n'était +pas assez pour assiéger Breslau, capitale de la Silésie, ville de 60 +mille âmes, pourvue de 6 mille hommes de garnison, de nombreux et +solides ouvrages, et d'un bon commandant. Le prince Jérôme, qui avait +poussé jusqu'aux environs de Kalisch pendant que l'armée française +faisait sa première entrée en Pologne, était revenu sur l'Oder, depuis +que Napoléon, solidement établi sur la Vistule, n'avait plus besoin de +la présence du neuvième corps vers sa droite. Vandamme eut donc pour +entreprendre <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> le siége de Breslau les Wurtembergeois, deux +divisions bavaroises, avec quelques artilleurs et ingénieurs français, +plus enfin le 13<sup>e</sup> de ligne. Exécuter le siége régulier d'une aussi +vaste place lui paraissait long et difficile. En conséquence il tâcha +comme à Glogau d'intimider la population. Il choisit dans un faubourg, +celui de Saint-Nicolas, un emplacement pour y établir des batteries +incendiaires. Un feu assez vif, dirigé sur l'intérieur de la ville, +n'obtint pas le résultat proposé, grâce à la vigueur du commandant. +Vandamme songea dès lors à une attaque plus sérieuse. Breslau avait +pour principal moyen de défense une enceinte bastionnée, bordée d'un +fossé profond, rempli des eaux de l'Oder. Mais les ingénieurs français +s'aperçurent que cette enceinte n'était pas revêtue partout, et que +sur certains points elle ne présentait qu'une escarpe en terre. +Vandamme imagina de tenter l'assaut de l'enceinte, qui, ne consistant +pas dans un mur en maçonnerie, mais dans un simple talus gazonné, +pouvait être escaladée par des soldats entreprenants. Il fallait +auparavant franchir sur des radeaux le fossé que l'Oder inondait. +Vandamme fit préparer ce qui était nécessaire pour cette entreprise +audacieuse. Malheureusement les préparatifs furent découverts par +l'ennemi, un clair de lune incommode brilla pendant la nuit de +l'exécution, et par ces diverses causes la tentative échoua. Dans +l'intervalle, le prince d'Anhalt-Pless, qui commandait la province, +ayant réuni des détachements de toutes les places, et suscité une +levée de paysans, ce qui lui avait procuré un corps de douze mille +hommes, fit espérer à la garnison un secours extérieur. Il ne pouvait +<span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> rien arriver de plus heureux aux assiégeants, que d'avoir à +résoudre en rase campagne la question de la prise de Breslau. Vandamme +courut au-devant du prince d'Anhalt avec les Bavarois et le 13<sup>e</sup> de +ligne français, le battit deux fois, le jeta dans une déroute +complète, et reparut devant la place, privée désormais de toute +espérance de secours. En même temps une forte gelée étant survenue, il +résolut de passer les fossés sur la glace, et d'escalader ensuite les +ouvrages en terre. Le commandant se voyant exposé à une prise +d'assaut, danger effrayant pour une ville riche et populeuse, +consentit à parlementer, et rendit la place le 7 janvier, après un +mois de résistance, aux conditions de Magdebourg, de Custrin et des +autres forteresses de la Prusse.</p> + +<p>Cette conquête était non-seulement brillante, mais singulièrement +utile par les ressources qu'elle procurait à l'armée française, par +l'empire surtout qu'elle nous assurait sur la Silésie, la plus riche +province de la Prusse et l'une des plus riches de l'Europe. Napoléon +en félicita Vandamme, et après Vandamme son frère Jérôme, qui avait +montré l'intelligence d'un bon officier et le courage d'un brave +soldat.</p> + +<span class="sidenote">Prise de Brieg.</span> + +<p>Quelques jours après, le neuvième corps fit encore prise la conquête +de Brieg, placée au-dessus de Breslau sur l'Oder. Tout le centre de la +Silésie étant conquis, il restait à prendre Schweidnitz, Glatz, +Neisse, qui ferment les portes de la Silésie, du côté de la Bohême. +(Voir la carte n<sup>o</sup> 36.) Napoléon ordonna de les assiéger l'une après +l'autre, et se décida, en ce qui le concernait, à un acte rigoureux, +conforme d'ailleurs au droit de la guerre, c'était de les <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> +détruire. En conséquence, il prescrivit de faire sauter les ouvrages +de celles qui étaient déjà en son pouvoir. Il avait pour agir ainsi +une double raison, l'une du moment, l'autre d'avenir. Dans le moment +il ne voulait pas disséminer ses troupes en multipliant autour de lui +les postes à garder; dans l'avenir, ne comptant plus sur la Prusse +comme sur une alliée, s'apercevant tous les jours qu'il ne fallait pas +se flatter de ramener l'Autriche, il n'avait plus rien à espérer que +de la mésintelligence qui avait toujours divisé ces deux cours. La +Silésie démantelée, du côté de l'Autriche, devait devenir pour la +Prusse un objet d'inquiétude, une occasion de dépenses, une cause +d'affaiblissement.</p> + +<span class="sidenote">Répression d'une légère insurrection en Hesse.</span> + +<p>Ainsi sur les derrières de l'armée, à gauche comme à droite, le +progrès visible de nos opérations attestait que l'ennemi ne pouvait +pas les troubler, puisqu'il les laissait accomplir. Seulement quelques +partisans, sortis des places de Colberg et de Dantzig, recrutés par +des prisonniers prussiens qui s'étaient échappés, infestaient les +routes. Divers détachements furent employés à les poursuivre. Un léger +accident, qui n'eut rien de grave, inspira toutefois un instant de +crainte pour la tranquillité de l'Allemagne. La Hesse, dont on venait +de détrôner le souverain, de détruire les places, de dissoudre +l'armée, était naturellement la plus mal disposée des provinces de +l'Allemagne envers les Français. Trente mille hommes licenciés, +oisifs, privés de solde et de moyens de vivre, étaient, quoique +désarmés, un levain dangereux que la prudence conseillait de ne pas +laisser dans le pays. On avait imaginé d'enrôler <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> une partie +d'entre eux, sans dire où on les ferait servir. L'intention était de +les employer à Naples. Le secret ayant été divulgué par quelques +indiscrétions commises à Mayence, le rassemblement des enrôlés +s'insurgea, en disant qu'on voulait envoyer les Hessois périr dans les +Calabres. Le général Lagrange, qui commandait en Hesse, n'avait que +fort peu de troupes à sa disposition. Les insurgés désarmèrent un +détachement français, et menacèrent de soulever la Hesse tout entière. +Mais la prévoyance de Napoléon avait fourni d'avance les moyens de +parer à cet événement fâcheux. Des régiments provisoires partis du +Rhin, un régiment italien en marche vers le corps du maréchal Mortier, +les fusiliers de la garde tirés de Paris, et un des régiments de +chasseurs venant d'Italie, n'étaient pas loin. On les dirigea en toute +hâte vers Cassel, et l'insurrection fut immédiatement comprimée.</p> + +<p>L'immense pays qui s'étend du Rhin à la Vistule, des montagnes de la +Bohême à la mer du Nord, était donc soumis. Les places se rendaient +l'une après l'autre à nos troupes, et nos renforts le traversaient +paisiblement, en y exerçant la police, tandis qu'ils marchaient vers +le théâtre de la guerre, pour recruter la grande armée.</p> + +<span class="sidenote">Doute passager répandu sur la situation de Napoléon en +Pologne.</span> + +<p>Cependant le général russe Benningsen avait mis une telle audace à se +dire victorieux, que le roi de Prusse à Kœnigsberg, l'empereur +Alexandre à Pétersbourg, avaient reçu et accepté des félicitations. Et +bien que les résultats matériels, tels que la retraite des Russes sur +la Prégel, notre tranquille établissement sur la Vistule, les siéges +entrepris et <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> terminés sur l'Oder, dussent répondre à toutes +les forfanteries d'un ennemi qui se croyait victorieux, quand il +n'avait pas essuyé un désastre aussi complet que celui d'Austerlitz ou +d'Iéna, on affecta néanmoins de montrer une certaine joie. +<span class="sidenote">Fausse joie à Vienne par suite des bruits mensongers +répandus sur la situation de l'armée française.</span> +Cette joie +éclata surtout à Vienne, et dans le sein de la cour impériale. +Empereur, archiducs, ministres, grands seigneurs, se félicitèrent +également. Rien n'était plus naturel et plus légitime. Il n'y avait à +redire qu'au langage tenu par le cabinet de Vienne dans ses +communications les plus récentes avec Napoléon, langage qui dépassait +peut-être la limite de la dissimulation permise en pareil cas. +<span class="sidenote">M. de Lucchesini, passant à Vienne, rectifie les idées de +la cour d'Autriche, et détruit sa fausse joie.</span> +Du +reste l'erreur qui causait la joie de nos ennemis ne fut pas de longue +durée. M. de Lucchesini, qui avait quitté la cour de Prusse en même +temps que M. d'Haugwitz, traversait alors Vienne pour se rendre à +Lucques sa patrie. Il n'avait plus d'illusions pour lui-même, il +n'avait plus d'intérêt à faire illusion aux autres, et en conséquence +il dit la vérité sur les rencontres sanglantes dont la Vistule venait +d'être le théâtre. Les boues de la Pologne avaient paralysé, +disait-il, vaincus et vainqueurs, et permis aux Russes de se +soustraire à la poursuite des Français. Mais les Russes, battus à +outrance partout, n'avaient aucune chance de tenir tête aux +redoutables soldats de Napoléon. On devait s'attendre qu'au printemps, +peut-être même à la première gelée, celui-ci ferait une irruption sur +la Prégel ou le Niémen, et terminerait la guerre par un acte éclatant. +L'armée française, ajoutait M. de Lucchesini, n'était ni démoralisée, +ni privée de ressources, ainsi qu'on le prétendait; elle vivait bien, +<span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> s'accommodait du climat humide et froid de la Pologne, tout +comme elle s'était accommodée jadis du climat sec et brûlant de +l'Égypte; elle avait enfin une foi aveugle dans le génie et la fortune +de son chef.</p> + +<p>Ces nouvelles d'un observateur calme et désintéressé abattirent les +fausses joies des Autrichiens. La cour de Vienne, tant pour rassurer +Napoléon par une démarche amicale, que pour avoir au quartier général +français un informateur exact, demanda l'autorisation d'envoyer à +Varsovie M. le baron de Vincent. Les ministres des cours étrangères, +qui avaient voulu suivre M. de Talleyrand à Berlin, quelques-uns même +à Varsovie, avaient été poliment éconduits, comme témoins incommodes +et souvent fort médisants. On consentit toutefois à recevoir M. de +Vincent, par ménagement pour l'Autriche, et pour lui fournir aussi un +moyen direct d'être instruite de la vérité, qu'on avait plutôt intérêt +à lui faire connaître qu'à lui cacher. M. de Vincent arriva vers la +fin de janvier à Varsovie.</p> + +<p>Tandis que Napoléon employait le mois de janvier 1807, soit à +consolider sa position sur la Vistule et sur l'Oder, soit à grossir +son armée de renforts venus de France et d'Italie, soit enfin à +soulever l'Orient contre la Russie, se tenant prêt à faire face à +toute attaque immédiate, mais n'y croyant guère, les Russes lui en +préparaient une, et des plus redoutables, malgré les rigueurs de la +saison. +<span class="sidenote">État de l'armée russe après la bataille de Pultusk, les +combats de Golymin et de Soldau.</span> +Après l'affaire de Pultusk, le général Benningsen battu, quoi +qu'il en eût dit, car on ne se retire pas en toute hâte lorsqu'on est +victorieux, avait passé la Narew, et se trouvait dans le pays de +landes, de marécages et de <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> bois, qui s'étend entre la Narew +et le Bug. Il y avait recueilli deux divisions du général Buxhoewden, +fort inutilement laissées par celui-ci à Popowo, sur le Bug, pendant +les derniers engagements. Il remonta la Narew avec ces deux divisions +et celles de son armée qui avaient combattu à Pultusk. Dans ce même +moment, les deux demi-divisions du général Benningsen, qui n'avaient +pu le rejoindre, ralliées aux deux divisions du général Buxhoewden qui +étaient à Golymin et à Makow, restaient sur l'autre rive de la Narew, +dont les ponts venaient d'être emportés par les glaces. Les deux +portions de l'armée russe, réduites ainsi à l'impossibilité de +communiquer entre elles, remontaient les rives de la Narew, faciles à +détruire isolément, si on avait pu être informé de leur situation, et +si de plus l'état des chemins avait permis de les atteindre. Mais on +ne parvient pas à tout savoir à la guerre. Le plus habile des généraux +est celui qui, à force d'application et de sagacité, arrive à ignorer +un peu moins que de coutume les projets de l'ennemi. En toute autre +circonstance, Napoléon, avec son activité prodigieuse, avec son art de +profiter de la victoire, aurait bientôt découvert la périlleuse +situation de l'armée russe, et aurait infailliblement détruit la +portion qu'il se serait attaché à poursuivre. Mais plongé dans les +boues, privé d'artillerie et de pain, il s'était vu réduit à une +complète immobilité. Ayant mené d'ailleurs ses soldats à l'extrémité +de l'Europe, il avait considéré comme une sorte de cruauté de mettre +leur dévouement à de plus longues épreuves.</p> + +<p>Le général Benningsen et le général Buxhoewden <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> tentèrent +quelques efforts pour se rejoindre, mais les ponts, plusieurs fois +rétablis, furent toujours rompus, et ils se virent obligés de remonter +la Narew lentement, vivant comme ils pouvaient, et tâchant de gagner +les lieux où une jonction deviendrait praticable. Toutefois ils +réussirent à se rencontrer personnellement, et ils eurent une entrevue +à Nowogrod. Quoique peu disposés à s'entendre, ils convinrent d'un +plan, qui n'allait à rien moins qu'à continuer les hostilités, malgré +l'état du pays et de la saison. +<span class="sidenote">Le général Benningsen fait prévaloir l'avis de continuer +les opérations malgré l'état du pays et de la saison.</span> +Le général Benningsen, qui, à force de +se dire victorieux à Pultusk, avait fini par le croire, voulait +absolument reprendre l'offensive, et par son influence on décida la +continuation immédiate des opérations militaires, en suivant une +marche tout autre que celle qui avait été d'abord adoptée. Au lieu de +longer la Narew et ses affluents, et de s'adosser ainsi au pays boisé, +ce qui fixait le point d'attaque sur Varsovie, on résolut de faire un +grand circuit, de tourner par un mouvement en arrière la vaste masse +des forêts, de traverser ensuite la ligne des lacs, et de se porter +vers la région maritime par Braunsberg, Elbing, Marienbourg et +Dantzig. On était assuré de vivre en opérant de ce côté, grâce à la +richesse du sol le long du littoral. +<span class="sidenote">Nouveau plan d'opération du général Benningsen, consistant +à agir par le littoral de la Baltique, et à venir passer la Vistule +entre Thorn et Marienbourg.</span> +On se flattait en outre de +surprendre l'extrême gauche des cantonnements français, d'enlever +peut-être le maréchal Bernadotte, établi sur la basse Vistule, de +passer facilement ce fleuve sur lequel on avait conservé plusieurs +appuis, et en se portant au delà de Dantzig, de faire tomber d'un seul +coup la position de Napoléon en avant de Varsovie.</p> + +<p>Si l'on jette en effet les yeux sur la ligne que décrivent <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> +la Vistule et l'Oder pour se rendre dans la Baltique (voir la carte +n<sup>o</sup> 37), on remarquera qu'ils courent d'abord au nord-ouest, la +Vistule jusqu'aux environs de Thorn, l'Oder jusqu'aux environs de +Custrin, et qu'ils se redressent ensuite brusquement, pour couler au +nord-est, formant ainsi un coude marqué, la Vistule vers Thorn, l'Oder +vers Custrin. Il résulte de cette direction, surtout en ce qui +concerne la Vistule, que le corps russe qui passait ce fleuve entre +Graudenz et Thorn, se trouvait beaucoup plus près de Posen, base de +nos opérations en Pologne, que l'armée française campée à Varsovie. La +différence était presque de moitié. C'était donc en soi un projet bien +conçu, que de franchir la Vistule entre Thorn et Marienbourg, sauf la +bonne exécution, de laquelle dépend toujours le sort des plans les +meilleurs. Nous avons effectivement déjà démontré plus d'une fois, que +sans la précision dans les calculs de distance et de temps, sans la +promptitude dans les marches, la vigueur dans les rencontres, la +fermeté à poursuivre une pensée jusqu'à son entier accomplissement, +toute manœuvre hardie devient aussi funeste qu'elle aurait pu être +heureuse. Et ici, en particulier, si on échouait, on était débordé par +Napoléon, séparé de Kœnigsberg, acculé à la mer, et exposé à un +vrai désastre, car, pour répéter une autre vérité déjà exprimée +ailleurs, on court, dans toute grande combinaison, autant de péril +qu'on en fait courir à son adversaire.</p> + +<p>Les deux généraux russes étaient à peine d'accord sur le plan à +suivre, qu'une résolution prise à Saint-Pétersbourg, en conséquence +des faux récits du <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> général Benningsen, lui conférait l'ordre +de Saint-Georges, le nommait général en chef, le débarrassait de la +suprématie militaire du vieux Kamenski, et de la rivalité du général +Buxhoewden. Ces deux derniers étaient par la même résolution rappelés +de l'armée.</p> + +<span class="sidenote">Le général Benningsen fait un grand détour en arrière, pour +se porter sur le littoral de la Baltique.</span> + +<p>Le général Benningsen, resté seul à la tête des troupes russes, +persista naturellement dans un plan qui était le sien, et se hâta de +le mettre à exécution. Il remonta la Narew jusqu'à Tykoczyn, passa le +Bober près de Goniondz, à l'endroit même où Charles XII l'avait +franchi un siècle auparavant, et vint traverser la ligne des lacs, +près du lac Spirding, par Arys, Rhein, Rastenburg et Bischoffstein. Le +nom des lieux indique qu'il avait atteint le pays allemand, +c'est-à-dire la Prusse orientale. Le 22 janvier, un mois après les +dernières actions de Pultusk, de Golymin et de Soldau, il arrivait à +Heilsberg sur l'Alle. Ce n'est pas ainsi qu'il faut marcher pour +surprendre un ennemi vigilant. Cependant caché par cet impénétrable +rideau de forêts et de lacs qui séparait les deux armées, le mouvement +des Russes était demeuré entièrement inaperçu des Français.</p> + +<p>À cette époque, le général Essen avait enfin amené les deux divisions +de réserve annoncées depuis long-temps; ce qui portait le nombre total +des divisions de l'armée russe à dix, indépendamment du corps prussien +du général Lestocq. Ces deux nouvelles divisions, composées de +recrues, furent destinées à garder, outre le Bug et la Narew, la +position qu'avaient occupée antérieurement les deux divisions du +général Buxhoewden, restées étrangères <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> aux opérations du mois +de décembre. La division Sedmaratzki fut postée à Goniondz, sur le +Bober, pour veiller sur la ligne des lacs, maintenir les +communications avec le corps du général Essen, et donner des ombrages +aux Français sur leur droite. De dix divisions le général Benningsen +n'en conservait donc que sept, pour les porter sur le littoral et la +basse Vistule. Après les pertes faites en décembre, elles pouvaient +représenter une force de 80 mille hommes, et de 90 mille<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a> au moins +avec le corps prussien de Lestocq.</p> + +<span class="sidenote">Position des cantonnements français au moment de la reprise +des hostilités.</span> + +<p>Nous avons déjà fait remarquer que les eaux des lacs s'écoulaient, les +unes en dedans du pays, par l'Omulew, l'Orezyc, l'Ukra, dans la Narew +et la Vistule, les autres en dehors par de petites rivières se rendant +directement à la mer, et dont la principale est la Passarge, qui tombe +perpendiculairement dans le Frische-Haff. Les corps français, répandus +à droite sur la Narew et ses affluents, à gauche sur la Passarge, +couvraient la ligne de la Vistule, de Varsovie à Elbing. Les maréchaux +Lannes et Davout avaient leurs cantonnements, comme nous l'avons dit, +le long de la Narew, depuis son embouchure dans la Vistule jusqu'à +Pultusk et au-dessus, formant la droite de l'armée française et +couvrant Varsovie. Le corps du maréchal Soult était établi entre +l'Omulew et l'Orezyc, d'Ostrolenka à Willenberg et Chorzellen, +donnant <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> la main d'un côté aux troupes du maréchal Davout, de +l'autre à celles du maréchal Ney, et formant ainsi le centre de +l'armée française. Le maréchal Ney, porté plus en avant, à Hohenstein +sur la haute Passarge, se liait avec la position du maréchal Soult aux +sources de l'Omulew, et avec celle du maréchal Bernadotte derrière la +Passarge. Ce dernier, protégé par la Passarge, occupant Osterode, +Mohrungen, Preuss-Holland, Elbing, formait la gauche de l'armée +française vers le Frische-Haff, et couvrait la basse Vistule ainsi que +Dantzig.</p> + +<span class="sidenote">Excursions hardies du maréchal Ney jusqu'aux portes de +Kœnigsberg.</span> + +<p>Le maréchal Ney, qui avait la position la plus avancée, ajoutait +encore aux distances qui le séparaient du gros de l'armée par la +hardiesse de ses excursions. Dès que la gelée commençait à rendre au +sol quelque consistance, il embarquait, comme nous l'avons dit, ses +troupes légères sur des traîneaux, et courait jusqu'aux environs de +Kœnigsberg chercher des vivres pour ses soldats. Il avait fait de +la sorte quelques captures heureuses, qui avaient singulièrement +contribué au bien-être de son corps d'armée. L'Alle, dont il +parcourait les bords (voir les cartes n<sup>os</sup> 37 et 38), a ses sources +près de celles de la Passarge, dans un groupe de lacs entre Hohenstein +et Allenstein, puis s'en sépare à angle droit, et tandis que la +Passarge coule à gauche vers la mer (ou Frische-Haff), elle coule tout +droit vers la Prégel, de manière que l'Alle et la Passarge, la Prégel +et la mer, présentent pour ainsi dire les quatre côtés d'un carré +long. Le maréchal Ney, placé à Hohenstein, au sommet de l'angle que +décrivent la Passarge et l'Alle avant de se séparer, ayant à sa +droite en arrière <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> les cantonnements du maréchal Soult, à sa +gauche en arrière ceux du maréchal Bernadotte, descendant et remontant +tour à tour le cours de l'Alle dans ses courses jusqu'à la Prégel, ne +pouvait manquer de rencontrer l'armée russe en mouvement.</p> + +<span class="sidenote">Le maréchal Ney, dans ses excursions, rencontre l'armée +russe, et donne l'éveil aux cantonnements français.</span> + +<p>Napoléon, craignant qu'il ne se compromît, l'avait réprimandé +plusieurs fois. Mais le hardi maréchal, persistant à courir plus loin +qu'il n'en avait l'autorisation, rencontra l'armée russe qui avait +passé l'Alle, et qui allait franchir la Passarge aux environs de +Deppen. Elle s'avançait en deux colonnes. Celle des deux qui devait +franchir la Passarge à Deppen, était chargée de faire une percée vers +Liebstadt, pour s'approcher de la basse Vistule, et surprendre les +cantonnements du maréchal Bernadotte.</p> + +<span class="sidenote">Levée des cantonnements français.</span> + +<p>Le maréchal Ney, dont l'indocile témérité avait eu du moins pour +avantage de nous avertir à temps (avantage qui ne doit point +encourager à la désobéissance, car elle a rarement des effets aussi +heureux), le maréchal Ney se hâta de se replier lui-même, de prévenir +le maréchal Bernadotte à sa gauche, le maréchal Soult à sa droite, du +danger qui les menaçait, et d'envoyer au quartier général à Varsovie +la nouvelle de la soudaine apparition de l'ennemi. Il prit à +Hohenstein un poste bien choisi, duquel il pouvait se porter soit au +secours des cantonnements du maréchal Soult sur l'Omulew, soit au +secours des cantonnements du maréchal Bernadotte derrière la Passarge. +(Voir la carte n<sup>o</sup> 38.) Il indiqua à celui-ci la position d'Osterode, +belle position sur des plateaux, derrière des bois et des lacs, où le +premier et le sixième corps réunis étaient en mesure de présenter +<span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> environ 30 et quelques mille hommes aux Russes, dans un site +presque inexpugnable.</p> + +<span class="sidenote">Le maréchal Bernadotte, en se concentrant à Osterode, +rencontre les Russes à Mohrungen.</span> + +<p>Mais les troupes du maréchal Bernadotte répandues jusqu'à Elbing, près +du Frische-Haff, avaient de grandes distances à franchir pour se +rallier, et si le général Benningsen eût marché rapidement, il aurait +pu les surprendre et les détruire, avant que leur concentration fût +opérée. Le maréchal Bernadotte expédia aux troupes de sa droite +l'ordre de se porter directement sur Osterode, et aux troupes de sa +gauche l'ordre de se réunir au point commun de Mohrungen, qui est sur +la route d'Osterode, un peu en arrière de Liebstadt, c'est-à-dire +très-près des avant-gardes russes. Le danger était pressant, car la +veille, l'avant-garde ennemie avait fort maltraité un détachement +français laissé à Liebstadt. Le général Markof, avec 15 ou 16 mille +hommes environ, formait la tête de la colonne russe de droite. Il +était le 25 janvier, dans la matinée, à Pfarrers-Feldchen, ayant trois +bataillons dans ce village, et en arrière une forte masse d'infanterie +et de cavalerie. Le maréchal Bernadotte arriva en cet endroit, peu +distant de Mohrungen, vers midi, avec des troupes qui, parties dans la +nuit, avaient déjà fait dix ou douze lieues. +<span class="sidenote">Combat de Mohrungen.</span> +Il arrêta ses +dispositions sur-le-champ, et jeta un bataillon du 9<sup>e</sup> léger dans le +village de Pfarrers-Feldchen, pour enlever à l'ennemi ce premier point +d'appui. Ce brave bataillon y entra baïonnette baissée sous une vive +fusillade des Russes, et soutint dans l'intérieur du village un combat +acharné. Au milieu de la mêlée on lui prit son aigle, mais il la +reprit bientôt. D'autres bataillons russes <span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> étant venus se +joindre à ceux qu'il combattait, le maréchal Bernadotte envoya à son +secours deux bataillons français, qui, après une lutte d'une extrême +violence, restèrent maîtres de Pfarrers-Feldchen. Au delà se voyait +sur un terrain élevé le gros de la colonne ennemie, appuyée d'un côté +à des bois, de l'autre à des lacs, et protégée sur son front par une +nombreuse artillerie. Le maréchal Bernadotte après avoir formé en +ligne de bataille le 8<sup>e</sup> le 94<sup>e</sup> de ligne et le 27<sup>e</sup> léger, marcha +droit à la position des Russes sous le feu le plus meurtrier. Il +l'aborda franchement; les Russes la défendirent avec opiniâtreté. La +fortune voulut que le général Dupont, arrivant des bords du +Frische-Haff, par la route de Preuss-Holland, se montrât avec le 32<sup>e</sup> +et le 96<sup>e</sup>, à travers le village de Georgenthal, sur la droite des +Russes. Ceux-ci, ne pouvant tenir à cette double attaque, +abandonnèrent le champ de bataille, couvert de cadavres. Ce combat +leur coûta 15 à 16 cents hommes tués ou pris. Il coûta aux Français +environ 6 à 7 cents morts ou blessés. La dispersion des troupes et la +grande quantité de malades avaient été cause que le maréchal +Bernadotte n'avait pu réunir à Mohrungen plus de 8 à 9 mille soldats, +pour en combattre 15 à 16 mille.</p> + +<span class="sidenote">Conséquences du combat de Mohrungen.</span> + +<p>Cette première rencontre eut pour résultat d'inspirer aux Russes une +circonspection extrême, et de donner aux troupes du maréchal +Bernadotte le temps de se rassembler à Osterode, position dans +laquelle, jointes à celles du maréchal Ney, elles n'avaient plus rien +à craindre. Les 26 et 27 janvier, en effet, le maréchal Bernadotte +rendu à Osterode, se serra contre le maréchal Ney, attendant de pied +ferme les entreprises <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> ultérieures de l'ennemi. Le général +Benningsen, soit qu'il fut surpris de la résistance opposée à sa +marche, soit qu'il voulût concentrer son armée, la réunit tout entière +à Liebstadt, et s'y arrêta.</p> + +<p>C'est le 26 et le 27 janvier que Napoléon, successivement informé, par +des avis partis de divers points, du mouvement des Russes, fut +complétement fixé sur leurs intentions. Il avait cru d'abord que +c'étaient les courses du maréchal Ney qui lui valaient des +représailles, et au premier instant il en avait ressenti et exprimé un +mécontentement fort vif. Mais bientôt il fut éclairé sur la cause +réelle de l'apparition des Russes, et ne put méconnaître de leur part +une entreprise sérieuse, ayant un tout autre but que celui de disputer +des cantonnements.</p> + +<p>Quoique cette nouvelle campagne d'hiver interrompît le repos dont ses +troupes avaient besoin, il passa promptement du regret à la +satisfaction, surtout en considérant le nouvel état de la température. +Le froid était devenu rigoureux. +<span class="sidenote">Résolutions de Napoléon en apprenant la reprise des +hostilités.</span> +Les grandes rivières n'étaient pas +encore gelées, mais les eaux stagnantes l'étaient entièrement, et la +Pologne offrait une vaste plaine glacée, dans laquelle les canons, les +chevaux, les hommes ne couraient plus le danger de s'embourber. +Napoléon, recouvrant la liberté de manœuvrer, en conçut l'espérance +de terminer la guerre par un coup d'éclat.</p> + +<span class="sidenote">Manœuvre que Napoléon oppose au plan des Russes.</span> + +<p>Son plan fut arrêté à l'instant même, et conformément à la nouvelle +direction prise par l'ennemi. Lorsque les Russes menaçant Varsovie +suivaient les bords de la Narew, il avait songé à déboucher par +<span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> Thorn avec sa gauche renforcée, afin de les séparer des +Prussiens, et de les jeter dans le chaos de bois et de marécages que +présente l'intérieur du pays. Cette fois au contraire, les voyant +décidés à longer le littoral pour passer la basse Vistule, il dut +adopter la marche opposée, c'est-à-dire remonter lui-même la Narew +qu'ils abandonnaient, et, s'élevant assez haut pour les déborder, se +rabattre brusquement sur eux, afin de les pousser à la mer. Cette +manœuvre, en cas de succès, était décisive; car si dans le premier +plan, les Russes refoulés vers l'intérieur de la Pologne, étaient +exposés à une situation difficile et dangereuse, dans le second, +acculés à la mer, ils se trouvaient comme les Prussiens à Prenzlow ou +à Lubeck, réduits à capituler.</p> + +<span class="sidenote">Concentration de l'armée sur le corps du maréchal Soult, de +manière à déborder les Russes, et à les pousser à la mer.</span> + +<p>En conséquence, Napoléon résolut de rassembler toute son armée sur le +corps du maréchal Soult, en prenant ce corps pour centre de ses +mouvements. Pendant que le maréchal Soult, réunissant ses divisions +sur celle de gauche, marcherait par Willenberg sur Passenheim et +Allenstein, le maréchal Davout formant l'extrême droite de l'armée, +devait se rendre au même endroit par Pultusk, Myszniec, Ortelsbourg; +le maréchal Augereau formant l'arrière-garde devait y venir de Plonsk +par Neidenbourg et Hohenstein; le maréchal Ney formant la gauche, +devait y venir d'Osterode. C'est à ce bourg d'Allenstein, adopté par +Napoléon comme point commun de ralliement, que la Passarge et l'Alle +rapprochées un moment, commencent à se séparer. Une fois arrivés sur +ce point, si les Russes persistaient à franchir la Passarge, nous +étions déjà sur leur flanc, et très-près <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> de les avoir +débordés. C'était donc à ce bourg d'Allenstein qu'il importait +d'amener à temps les quatre corps des maréchaux Davout, Soult, +Augereau et Ney.</p> + +<p>Murat était à peine remis de son indisposition, mais, son ardeur +suppléant à ses forces, il monta le jour même à cheval, et après avoir +reçu les instructions verbales de l'Empereur, il rassembla +immédiatement la cavalerie légère et les dragons, pour les porter en +tête du maréchal Soult. La grosse cavalerie cantonnée sur la Vistule, +vers Thorn, dut le rejoindre le plus promptement possible.</p> + +<p>Napoléon, averti de la présence du général Essen entre le Bug et la +Narew, consentit à se passer du corps du maréchal Lannes, qui était le +cinquième, et lui ordonna de se placer à Sierock, pour faire face aux +deux divisions russes postées de ce côté, et tomber sur elles au +premier mouvement qu'elles essayeraient sur Varsovie. Le maréchal +Lannes étant absolument incapable de prendre le commandement du +cinquième corps, à cause de l'état de sa santé, Napoléon le remplaça +par son aide-de-camp Savary, dans l'intelligence et la résolution +duquel il avait une entière confiance.</p> + +<p>Il dirigea sa garde à pied et à cheval sur les derrières du maréchal +Soult, et quant à la réserve des grenadiers et voltigeurs qui avait +pris ses quartiers en arrière de la Vistule, entre Varsovie et Posen, +il s'en priva cette fois, pour lui faire occuper les environs +d'Ostrolenka, et en former un échelon intermédiaire entre la grande +armée et le cinquième corps laissé sur la Narew. Cette réserve était +chargée de <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> secourir le cinquième corps, si les divisions du +général Essen menaçaient Varsovie; dans le cas contraire elle devait +rejoindre le quartier général.</p> + +<span class="sidenote">Précautions de Napoléon pour la garde de la basse Vistule.</span> + +<p>Ces dispositions arrêtées vers sa droite, Napoléon prit vers sa gauche +des précautions plus profondément calculées encore, et qui montraient +quelle vaste portée il espérait donner à son mouvement. Il prescrivit +au maréchal Bernadotte, qui était à Osterode, de rétrograder lentement +sur la Vistule, au besoin même de se replier jusqu'à Thorn, pour y +attirer l'ennemi, puis de se dérober en se couvrant d'une avant-garde +comme d'un rideau, et de venir, par une marche forcée, se lier à la +gauche de la grande armée, afin de rendre plus décisive la manœuvre +par laquelle on voulait acculer les Russes à la mer et à la basse +Vistule.</p> + +<p>Cependant Napoléon ne s'en tint pas à ces soins. Craignant que les +Russes, si on parvenait à les tourner, n'imitassent l'exemple du +général Blucher, qui, séparé de Stettin, avait couru à Lubeck, et +qu'ils ne se portassent de la Vistule à l'Oder, il pourvut à ce péril +au moyen d'un habile emploi du dixième corps. Ce corps, destiné à +faire sous le maréchal Lefebvre le siége de Dantzig, n'était pas +encore réuni tout entier. Le maréchal Lefebvre n'avait que le 15<sup>e</sup> de +ligne, le 2<sup>e</sup> léger, les cuirassiers du général d'Espagne, et les huit +bataillons polonais de Posen. Napoléon lui ordonna de rester avec ces +troupes le long de la Vistule, et au-dessus de Graudenz. Les fusiliers +de la garde, le régiment de la garde municipale de Paris, la légion du +nord, deux des cinq régiments de chasseurs d'Italie déjà rendus en +Allemagne, enfin <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> les Badois, devaient se réunir à Stettin, +sous le général Ménard, et s'élevant vers Posen, tâcher de se joindre +au maréchal Lefebvre, qui viendrait à eux ou les laisserait venir à +lui, selon les événements, de manière à tomber tous ensemble sur le +corps russe qui voudrait aller de la Vistule à l'Oder. Enfin le +maréchal Mortier avait ordre de quitter le blocus de Stralsund, d'y +placer dans de bonnes lignes de circonvallation les troupes +indispensables au blocus, puis de se joindre avec les autres au +rassemblement du général Ménard, et d'en prendre la direction, si ce +rassemblement, au lieu de s'élever jusqu'à la Vistule pour renforcer +le maréchal Lefebvre, était, par les circonstances de la poursuite, +ramené vers l'Oder.</p> + +<p>Napoléon laissa Duroc à Varsovie, pour y avoir un homme de confiance. +Le prince Poniatowski avait organisé quelques bataillons polonais. +Ceux qui étaient les plus avancés dans leur organisation durent, avec +les régiments provisoires arrivant de France, garder, sous les ordres +du général Lemarois, les ouvrages de Praga. Napoléon fit partir de +Varsovie, chargés de biscuit et de pain, tous les équipages dont il +pouvait disposer, espérant que la gelée facilitant les transports, ses +soldats ne manqueraient de rien. +<span class="sidenote">Forces actives de Napoléon pendant la campagne du mois de +février.</span> +En vertu de ces ordres, émis les 27, +28 et 29 janvier, l'armée devait être réunie à Allenstein le 3 ou le 4 +février. Il faut remarquer que les renforts amenés avec tant de +prévoyance de France et d'Italie, étaient encore en marche; que le 2<sup>e</sup> +léger, le 15<sup>e</sup> de ligne, les quatre régiments de cuirassiers empruntés +à l'armée de Naples, étaient seuls arrivés sur la <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> Vistule, +que les autres corps n'avaient pas atteint la ligne de l'Elbe; que +Napoléon avait à peine reçu les premiers détachements de recrues tirés +des dépôts au lendemain de la bataille d'Iéna, ce qui lui avait +procuré une douzaine de mille hommes tout au plus, et ce qui était +fort insuffisant pour remplir les vides produits soit par le feu, soit +par les maladies de la saison; que la plupart des corps se trouvaient +réduits d'un tiers ou d'un quart; que ceux de Lannes, Davout, Soult, +Augereau, Ney, Bernadotte, en y ajoutant la garde, les grenadiers +Oudinot, la cavalerie de Murat, ne formaient pas plus de cent et +quelques mille hommes<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Go to footnote 18"><span class="smaller">[18]</span></a>; et que laissant Lannes et Oudinot sur sa +droite, n'ayant qu'une chance fort incertaine d'amener Bernadotte +vers sa gauche, il <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> devait lui rester 75 mille hommes tout au +plus, pour livrer bataille au général Benningsen, qui en avait 90 +mille avec les Prussiens.</p> + +<p>Malgré cette infériorité numérique, Napoléon, comptant sur ses soldats +et sur les routes, qui semblaient permettre des concentrations +rapides, entra en campagne, le cœur plein d'espérance. Il écrivit à +l'archichancelier Cambacérès et à M. de Talleyrand, qu'il avait levé +ses cantonnements, <em>pour profiter d'une belle gelée et d'un beau +temps</em>; que les chemins étaient superbes; qu'il ne fallait rien dire à +l'impératrice, <em>pour ne pas lui causer d'inquiétudes inutiles</em>, mais +qu'il était en plein mouvement, et <em>qu'il en coûterait cher aux +Russes, s'ils ne se ravisaient pas</em>.</p> + +<span class="sidedate">Fév. 1807.</span> + +<span class="sidenote">Napoléon quitte Varsovie pour se mettre à la tête de +l'armée.</span> + +<p>Parti le 30 de Varsovie, Napoléon était le 30 au soir à Prasznitz, et +le 31 à Willenberg. Murat l'ayant devancé, avait réuni en toute hâte +ses régiments de cavalerie, sauf les cuirassiers dispersés le long de +la Vistule, et formait l'avant-garde du maréchal Soult, déjà concentré +sur Willenberg. (Voir la carte n<sup>o</sup> 38.) Le maréchal Davout avait +exécuté des marches forcées pour se rendre à Myszniec, le maréchal +Augereau pour se rendre à Neidenbourg. Pendant ce temps, le maréchal +Ney avait rassemblé ses divisions à Hohenstein, prêt à se porter en +avant dès que le gros de l'armée aurait dépassé sa droite. Le maréchal +Bernadotte, rétrogradant lentement, était venu s'établir en arrière de +la gauche de Ney, à Loebau, puis à Strasbourg, et enfin aux environs +de Thorn. Jusqu'ici tout se passait à souhait. L'ennemi avait, par sa +colonne de droite, suivi pas à pas le mouvement du maréchal <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> +Bernadotte, et par celle de gauche, s'était à peine avancé vers +Allenstein. Une inconcevable inaction le retenait depuis quelques +jours dans cette position. Le général Benningsen, plein de hardiesse +quand il avait fallu projeter une grande manœuvre sur la basse +Vistule, hésitait maintenant qu'il s'agissait de s'engager dans cette +manœuvre audacieuse, qui était fort au-dessus de ses facultés et de +celles de son armée. Il faut, pour se hasarder dans de telles +entreprises, la confiance qu'inspire l'habitude de la victoire, et de +plus l'expérience des diverses péripéties à travers lesquelles on est +condamné à passer avant d'arriver au succès. +<span class="sidenote">Subite hésitation du général Benningsen lorsqu'il faut +s'engager sur la basse Vistule.</span> +Le général Benningsen, +qui n'avait ni cette confiance, ni cette expérience, flottait entre +mille incertitudes, donnant aux autres et à lui-même les faux +prétextes dont se couvre l'irrésolution, tantôt disant qu'il attendait +ses vivres et ses munitions, tantôt affectant de croire, ou croyant +véritablement que le mouvement rétrograde du corps de Bernadotte était +commun à toute l'armée française, et qu'on avait obtenu le résultat +désiré, puisque Napoléon s'apprêtait à quitter la Vistule. Du reste +son hésitation, quoique assez ridicule après l'annonce fastueuse d'une +vaste opération offensive, assurait son salut, car plus il se serait +engagé sur la basse Vistule, plus aurait été profond l'abîme dans +lequel il serait tombé. Toutefois, cette hésitation elle-même, en se +prolongeant deux ou trois jours encore, pouvait le perdre tout autant +qu'un mouvement plus prononcé, car dans cet intervalle Napoléon +continuait de s'élever sur le flanc gauche de l'armée russe.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> <span class="sidenote">Concentration de l'armée française, et sa marche +sur Allenstein.</span> + +<p>Le 1<sup>er</sup> février, Murat et le maréchal Soult étaient à Passenheim, le +maréchal Davout s'avançait sur Ortelsbourg. Augereau et Ney se +rapprochaient par Hohenstein du gros de l'armée. Napoléon se trouvait +avec la garde à Willenberg. Encore vingt-quatre ou quarante-huit +heures, et on allait être au nombre de 75 mille hommes sur le flanc +gauche des Russes. Napoléon, toujours soigneux de guider ses +lieutenants pas à pas, avait adressé une nouvelle dépêche au maréchal +Bernadotte, pour lui expliquer une dernière fois son rôle dans cette +grande manœuvre, pour lui indiquer la manière de se dérober +promptement à l'ennemi et de rejoindre l'armée, ce qui devait rendre +l'effet de la combinaison actuelle plus certain et plus décisif. Cette +dépêche avait été confiée à un jeune officier récemment adjoint à +l'état-major, qui avait ordre de la porter en toute hâte vers la basse +Vistule.</p> + +<span class="sidenote">Les Français joignent les Russes à Jonkowo.</span> + +<p>On marcha le 2 et le 3 février. Le 3 au soir, après avoir dépassé +Allenstein, on déboucha devant une position élevée, qui s'étend de +l'Alle à la Passarge, bien flanquée de droite et de gauche par ces +deux rivières et par des bois. C'était la position de Jonkowo. +Napoléon, qui avait poussé le 3 jusqu'à Gettkendorf, non loin de +Jonkowo, courut à l'avant-garde pour reconnaître l'ennemi. Il le +trouva plus en force qu'on ne devait le supposer, et rangé sur le +terrain comme s'il eût voulu y livrer bataille. Napoléon fit aussitôt +ses dispositions pour engager le lendemain une action générale, si +l'ennemi persistait à l'attendre à Jonkowo.</p> + +<span class="sidenote">Apparence d'une grande bataille à Jonkowo, et préparatifs +pour la livrer.</span> + +<p>Il pressa l'arrivée des maréchaux Augereau et <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> Ney qui +étaient prêts à le joindre. Il avait déjà sous la main à Gettkendorf +le maréchal Soult, la garde, Murat, et à quelque distance sur sa +droite le maréchal Davout, qui hâtait le pas afin d'atteindre les +bords de l'Alle. Voulant assurer le succès du lendemain, Napoléon +ordonna au maréchal Soult de filer à droite, le long du cours de +l'Alle, de suivre les sinuosités de cette rivière, de s'engager dans +un rentrant qu'elle formait derrière la position des Russes, et de la +passer de vive force au pont de Bergfried, quelque résistance qu'on +dût y rencontrer. Ce pont enlevé, on possédait sur les derrières de +l'ennemi un débouché par lequel on pouvait le mettre dans le plus +grand danger. Deux des divisions du maréchal Davout furent dirigées +sur ce point, afin de rendre le résultat infaillible.</p> + +<p>Le soir même de ce jour, le maréchal Soult exécuta l'ordre de +l'Empereur, fit emporter par la division Leval le village de +Bergfried, puis le pont sur l'Alle, enfin les hauteurs au delà. Le +combat fut court, mais vif et sanglant. Les Russes y perdirent 1,200 +hommes, les Français 5 ou 600. L'importance du poste méritait un tel +sacrifice. Dans le courant de la soirée, la cavalerie de Murat et le +corps du maréchal Soult se donnaient la main le long de l'Alle. On +était en présence des Russes, privés d'appui vers leur gauche, menacés +même sur leurs derrières, et séparés de nous seulement par un faible +ruisseau, affluent de l'Alle. On s'attendait pour le lendemain à une +journée importante, et Napoléon se demandait comment il se pouvait que +les Russes fussent déjà rassemblés en si grand nombre, et concentrés +<span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> si à propos sur ce point. Il avait de la peine à se +l'expliquer, car d'après tous les calculs de distance et de temps, ils +n'avaient pu être instruits assez tôt des mouvements de l'armée +française, pour prendre une détermination si prompte, si peu d'accord +avec leur premier projet de marche offensive sur la basse Vistule. En +tout cas, quel que fût le motif qui les eût réunis, ils étaient en +péril de perdre une bataille, et de la perdre de manière à être coupés +de la Prégel, s'ils attendaient seulement jusqu'au lendemain. Le +lendemain, en effet, nos troupes pleines d'ardeur s'avancèrent sur la +position. +<span class="sidenote">Les Russes décampent inopinément, et abandonnent la +position de Jonkowo.</span> +Elles conçurent un instant l'espérance de joindre les +Russes, mais elles virent peu à peu leurs lignes céder et disparaître. +Bientôt même elles s'aperçurent qu'elles n'avaient devant elles que +des avant-gardes, placées en rideau pour les tromper. Napoléon en ce +moment aurait eu lieu de regretter de n'avoir pas attaqué les Russes +la veille, si la veille son armée eût été rassemblée, et en possession +d'assez bonne heure du pont de Bergfried. Mais la concentration, qui +était complète le 4 au matin, ne l'était pas le 3 au soir; il n'avait +donc aucun retard à se reprocher. Il ne lui restait qu'à marcher, et à +pénétrer le secret des résolutions de l'ennemi.</p> + +<p>Il connut bientôt ce secret, car les Russes, dans leur joie d'être +miraculeusement sauvés d'une ruine certaine, le répandaient eux-mêmes +sur les routes. Le jeune officier envoyé au maréchal Bernadotte avait +été pris par les Cosaques avec ses dépêches, qu'il n'avait pas eu la +présence d'esprit de détruire. +<span class="sidenote">La révélation du plan de Napoléon due à l'imprudence d'un +jeune officier d'état-major, décide les Russes à décamper.</span> +Le général Benningsen, averti par ces +dépêches <span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> quarante-huit heures plus tôt qu'il ne l'eût été par +le mouvement de l'armée française, avait eu le temps de se concentrer +en arrière d'Allenstein, et envoyant les préparatifs de Napoléon à +Jonkowo, il avait décampé dans la nuit du 3 au 4, soit qu'il jugeât +imprudent de combattre dans une position où l'on courait le danger +d'être tourné, soit qu'il n'entrât pas dans ses vues d'accepter une +bataille décisive. Ainsi cet entreprenant général, qui devait, par une +seule manœuvre, nous enlever Varsovie et la Pologne, était déjà en +retraite sur Kœnigsberg. Il rebroussa chemin vers la Prégel, par la +route d'Arensdorf et d'Eylau, parallèle au cours de l'Alle.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon se résout à poursuivre les Russes.</span> + +<p>Mais Napoléon que la fortune, deux fois inconstante en si peu de +temps, avait privé du fruit des plus belles combinaisons, ne voulait +pas avoir quitté ses cantonnements en pure perte, et sans faire payer +à ceux qui l'avaient troublé dans son repos, leur téméraire tentative. +La gelée, bien qu'elle ne fût pas très-forte, était suffisante +néanmoins pour rendre les routes solides, sans rendre la température +insupportable. Il se décida donc à mettre de nouveau la célérité de +ses soldats à l'épreuve, et à essayer encore de déborder le flanc des +Russes, pour leur livrer dans une position bien choisie, une bataille +qui pût terminer la guerre.</p> + +<p>Il prit en toute hâte le chemin d'Arensdorf, marchant au centre et sur +la principale route avec Murat, le maréchal Soult, le maréchal +Augereau et la garde, ayant à sa droite vers l'Alle le corps du +maréchal Davout, à sa gauche vers la Passarge le corps du maréchal +Ney. Prévoyant avec une merveilleuse <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> sagacité, que les +Russes, quoique ralliés à propos par un coup de la fortune, l'avaient +été cependant trop à l'improviste, pour n'avoir pas laissé des +détachements en arrière, il poussa le maréchal Ney un peu à gauche +vers la Passarge, et lui ordonna de couper le pont de Deppen, lui +prédisant qu'il y ferait quelque bonne prise, s'il pouvait intercepter +les routes qui conduisent de la Passarge à l'Alle. Il prescrivit enfin +au maréchal Bernadotte de quitter immédiatement les bords de la +Vistule, et puisqu'il n'y avait plus à ruser avec l'ennemi, de +rejoindre la grande armée le plus tôt possible.</p> + +<p>On s'avança en suivant l'ordre indiqué. Dans cette même journée du 4 +février, les Russes s'arrêtèrent un instant à Wolfsdorf, à égale +distance de l'Alle et de la Passarge, pour prendre quelque repos, et +voir si le corps prussien du général Lestocq, qui était en retard, +réussirait à les rejoindre. Mais ce corps était encore trop loin pour +qu'ils pussent le recueillir, et pressés par les Français, ils +continuèrent leur marche, abandonnant Guttstadt, les ressources qu'ils +y avaient réunies, des blessés, des malades, et 500 hommes qui furent +faits prisonniers.</p> + +<p>Quoique les magasins de Guttstadt ne fussent pas très-considérables, +ils étaient précieux pour les Français, qui, devançant leurs convois, +n'avaient pour vivre que ce qu'ils se procuraient en route.</p> + +<span class="sidenote">Rencontre du corps de Ney avec le corps prussien de Lestocq +à Waltersdorf.</span> + +<p>Le lendemain 5 février, on marcha dans le même ordre, les Français +ayant leur droite à l'Alle, les Russes y ayant leur gauche, les uns et +les autres cherchant à se gagner de vitesse. Pendant ce temps, +<span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> Ney s'étant avancé par le pont de Deppen au delà de la +Passarge, afin d'y couper la retraite des troupes ennemies en retard, +rencontra en effet les Prussiens sur la route de Liebstadt. Le général +Lestocq, n'espérant pas s'ouvrir une issue en passant sur le corps de +Ney, se résigna à un sacrifice qui était devenu nécessaire. Il +présenta aux Français une forte arrière-garde de trois à quatre mille +hommes, et tandis qu'il la livrait à leurs coups, il tâcha de se +dérober en descendant le cours de la Passarge, pour la traverser plus +bas. Ce calcul, qui est souvent une des cruelles nécessités de la +guerre, sauva sept à huit mille Prussiens, par le sacrifice de trois à +quatre mille. Ney fondit sur ceux qu'on lui opposait à Waltersdorf, en +sabra une partie, et prit le reste. Il avait à la fin du combat deux +mille cinq cents prisonniers. Le sol était couvert d'un millier de +morts et de blessés, d'une nombreuse artillerie et d'une immense +quantité de bagages. Napoléon, qui attachait plus de prix à battre les +Russes par la réunion de toutes leurs forces, qu'à ramasser des +prisonniers prussiens sur les routes, recommanda au maréchal Ney de ne +pas trop s'obstiner à la poursuite du général Lestocq, et d'avoir soin +de ne pas se séparer de la grande armée. En conséquence de ces +instructions, le maréchal Ney abandonna la poursuite des Prussiens, et +toutefois tâcha de ne pas les perdre de vue, afin d'empêcher leur +jonction avec les Russes.</p> + +<p>Le 6 février, les Russes, forçant de marche, atteignirent Landsberg, +sans cesse harcelés par les Français, et abandonnant sur l'Alle la +petite ville de Heilsberg, où ils avaient encore des magasins, +<span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> des malades et des traînards. Leur arrière-garde ayant essayé +de s'y maintenir, le maréchal Davout la fit pousser vivement, et comme +il s'avançait en occupant les deux bords de l'Alle, la division Friant +rencontra cette arrière-garde qui s'échappait par la rive droite, la +dispersa, lui tua ou lui prit quelques centaines d'hommes.</p> + +<span class="sidenote">Combat de Hoff.</span> + +<p>Les Russes voulurent s'arrêter pendant la nuit du 6 au 7 à Landsberg. +En conséquence ils se couvrirent par un gros détachement placé à Hoff. +Au milieu d'un pays accidenté, une forte masse d'infanterie, ayant à +sa droite un village, à sa gauche des bois, protégée de plus par une +cavalerie nombreuse, barrait la route. Murat, arrivé le premier, lança +ses hussards et ses chasseurs, puis ses dragons sur la cavalerie des +Russes, et la culbuta, mais ne put entamer leur solide infanterie. Les +cuirassiers du général d'Hautpoul, survenus dans le moment, furent +lancés à leur tour. Le premier régiment chargea d'abord, mais en vain, +arrêté qu'il fut dans son élan par une charge de la cavalerie ennemie. +Murat ralliant alors la division de cuirassiers, la jeta tout entière +sur l'infanterie russe. Un cri de <em>Vive l'Empereur</em>! parti des rangs, +accompagna et excita le mouvement de ces braves cavaliers. Ils +rompirent la ligne ennemie, et sabrèrent un grand nombre de fantassins +foulés sous les pieds de leurs chevaux. Au même instant paraissait la +division Legrand du corps du maréchal Soult. Un de ses régiments +marcha sur le village à gauche, et l'enleva. Les Russes, attachant +beaucoup de prix à cette position, qui assurait la tranquillité de +leur nuit, tentèrent encore un effort sur le village. <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> Surpris +au plus fort de leur lutte avec l'infanterie française, par une +nouvelle charge de nos cuirassiers, ils furent définitivement +culbutés, et battirent en retraite après une perte de deux mille +hommes, sacrifiés dans ce combat d'arrière-garde.</p> + +<p>Le général Benningsen, poursuivi de la sorte, ne crut pas qu'il y eût +sûreté à passer la nuit dans la ville de Landsberg, et se retira sur +Eylau, où il entra dans la journée du 7 février.</p> + +<span class="sidenote">Retraite des Russes sur Eylau.</span> + +<p>Il plaça une nombreuse arrière-garde sur un plateau qu'on appelle +plateau de Ziegelhoff (voir la carte n<sup>o</sup> 40), et devant lequel on +arrive au sortir des bois dont la route de Landsberg à Eylau est +couverte. Les généraux Bagowout et Barklay de Tolly étaient en +position sur ce plateau, prêts à renouveler le combat de la veille. Le +général Benningsen, sentant bien qu'il était serré de trop près pour +ne pas être amené à une bataille, tenait beaucoup à occuper ce +plateau, sur lequel on pouvait recevoir avec avantage l'armée +française débouchant de la région boisée. Il tenait de plus à protéger +l'arrivée de sa grosse artillerie, à laquelle il avait ordonné de +faire un détour. Par tous ces motifs sa résistance sur ce point devait +être opiniâtre.</p> + +<span class="sidenote">Combat de Ziegelhoff, livré le 7 février au soir.</span> + +<p>La cavalerie de Murat, secondée par l'infanterie du maréchal Soult, +déboucha des bois avec sa hardiesse accoutumée, et s'avança sur le +plateau de Ziegelhoff. La brigade Levasseur, composée des 46<sup>e</sup> et 28<sup>e</sup> +régiments de ligne, la suivit résolument, pendant que la brigade +Viviès, filant à droite, essayait à travers des lacs gelés de tourner +la position. La brigade Levasseur, que le feu d'une nombreuse +<span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> artillerie excitait à brusquer l'attaque, hâta le pas. Une +première ligne d'infanterie ennemie fut d'abord repoussée à la +baïonnette. Mais la cavalerie russe, chargeant à propos sur la gauche +de la brigade, renversa le 28<sup>e</sup>, avant qu'il eût le temps de se former +en carré. Elle sabra beaucoup de nos fantassins, et enleva une aigle.</p> + +<span class="sidenote">Combat dans l'intérieur de la ville d'Eylau.</span> + +<p>Le combat bientôt rétabli, se continua de part et d'autre avec +acharnement. Cependant la brigade Viviès ayant débordé la position des +Russes, ceux-ci la quittèrent pour se retirer dans la ville même +d'Eylau. Le maréchal Soult y pénétra en même temps qu'eux. Napoléon ne +voulait pas qu'on leur laissât la ville d'Eylau, pour le cas +incertain, mais probable, d'une grande bataille. On entra donc +baïonnette baissée dans Eylau. Les Russes s'y défendirent +opiniâtrement de rue en rue. On tourna la ville, et on trouva une de +leurs colonnes établie dans un cimetière, devenu fameux depuis par de +terribles souvenirs, et qui était situé en dehors à droite. La brigade +Viviès emporta ce cimetière après un combat des plus rudes. Les Russes +se replièrent au delà d'Eylau. De toutes les rencontres +d'arrière-garde, celle-ci avait été la plus sanglante, et elle avait +coûté au corps du maréchal Soult des pertes considérables. On se jeta +un peu en désordre dans la ville d'Eylau, les soldats se dispersant +pour vivre, et surprenant dans les maisons beaucoup de Russes qui +n'avaient pas eu le temps de s'enfuir.</p> + +<span class="sidenote">Les Russes s'arrêtent le 7 au soir au delà d'Eylau, et +paraissent disposés à livrer bataille.</span> + +<p>La première opinion que conçut Murat, et qu'il transmit à Napoléon, +c'est que les Russes, ayant perdu le point d'appui d'Eylau, iraient +en chercher <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> un plus éloigné. Cependant quelques officiers +égarés dans cette mêlée, avaient aperçu les Russes établis un peu au +delà d'Eylau, et allumant leurs feux de bivouac pour y passer la nuit. +Cette observation, confirmée par de nouveaux rapports, ne permit aucun +doute sur l'importance de la journée du lendemain 8 février; et en +effet, elle en a acquis une qui lui assure l'immortalité dans les +siècles.</p> + +<span class="sidenote">État de l'armée française la veille de la bataille +d'Eylau.</span> + +<p>Il devenait évident que les Russes, s'arrêtant cette fois après le +combat du soir, et n'employant pas la nuit à marcher, étaient résolus +à engager le lendemain une action générale. L'armée française était +harassée de fatigue, fort réduite en nombre par la rapidité des +marches, travaillée par la faim, et transie de froid. Mais il fallait +livrer bataille, et ce n'était pas en semblable occasion, que soldats, +officiers, généraux, avaient coutume de sentir leurs souffrances.</p> + +<p>Napoléon se hâta de dépêcher le soir même plusieurs officiers aux +maréchaux Davout et Ney pour les ramener, l'un à sa droite, l'autre à +sa gauche. Le maréchal Davout avait continué de suivre l'Alle jusqu'à +Bartenstein, et il ne se trouvait plus qu'à trois ou quatre lieues. Il +répondit qu'il arriverait dès la pointe du jour vers la droite d'Eylau +(droite de l'armée française), prêt à donner dans le flanc des Russes. +Le maréchal Ney, qu'on avait dirigé sur la gauche, de façon à tenir +les Prussiens à distance, et à pouvoir fondre sur Kœnigsberg dans +le cas où les Russes se jetteraient derrière la Prégel, le maréchal +Ney était en marche sur Kreutzbourg. On fit courir après lui, sans +être aussi assuré de l'amener à temps sur <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> le champ de +bataille, qu'on l'était d'y voir paraître le maréchal Davout.</p> + +<span class="sidenote">Effectif des corps composant l'armée française à la +bataille d'Eylau.</span> + +<p>Privée du corps de Ney, l'armée française s'élevait tout au plus à +cinquante et quelques mille hommes, bien que les Russes l'aient portée +à 80 mille dans leurs relations, et un historien français, +ordinairement digne de foi, à 68<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>. Le corps du maréchal Davout, +dont l'effectif présentait 26 mille hommes à Awerstaedt, sensiblement +diminué par les combats livrés depuis, par les maladies, par la +dernière marche de la Vistule à Eylau, par les détachements laissés +sur la Narew, était fort de 15 mille hommes environ. Le corps du +maréchal Soult, le plus nombreux de toute l'armée, très-réduit +également par la dyssenterie, la marche, les combats d'arrière-garde, +ne pouvait pas être évalué à plus de 16 ou 17 mille hommes. Celui du +maréchal Augereau, affaibli d'une quantité de traînards et de +maraudeurs qui s'étaient dispersés pour vivre, n'en comptait que 6 à 7 +mille au bivouac d'Eylau, dans la soirée du 7 février. La garde, mieux +traitée, plus retenue par la discipline, n'avait laissé personne en +arrière. Toutefois elle ne s'élevait qu'à 6 mille hommes. Enfin la +cavalerie de Murat, composée d'une division de cuirassiers et de trois +divisions de dragons, ne présentait guère que 10 mille cavaliers dans +le rang. C'était donc une force totale de 53 à 54 mille combattants, +capables de tout, il est vrai, quoique accablés de fatigue, et épuisés +par la faim. Si le maréchal Ney arrivait à temps, il <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> +devenait possible d'opposer 63 mille hommes à l'ennemi, tous présents +au feu. Il ne fallait pas espérer de voir arriver le corps de +Bernadotte, demeuré à une distance de trente lieues.</p> + +<p>Napoléon, qui pendant cette nuit dormit à peine trois ou quatre heures +sur une chaise, dans la maison du maître de poste, plaça le corps du +maréchal Soult à Eylau même, partie dans l'intérieur, partie à droite +et à gauche de la ville, le corps d'Augereau et la garde impériale un +peu en arrière, toute la cavalerie sur les ailes, attendant qu'il fît +jour pour arrêter ses dispositions.</p> + +<span class="sidenote">Raisons qui décident le général Benningsen à livrer +bataille.</span> + +<p>Le général Benningsen s'était enfin déterminé à livrer bataille. Il se +trouvait en plaine, ou à peu près, terrain excellent pour ses +fantassins, peu manœuvriers mais solides, et pour sa cavalerie qui +était nombreuse. Sa grosse artillerie, à laquelle il avait fait faire +un détour, pour qu'elle ne gênât pas ses mouvements, venait de le +rejoindre. C'était un précieux renfort. De plus il était tellement +poursuivi, qu'il se voyait forcé d'interrompre sa marche pour tenir +tête aux Français. Il faut, à une armée qui bat en retraite, un peu +d'avance, afin qu'elle puisse dormir et manger. Il faut aussi qu'elle +n'ait pas l'ennemi trop près d'elle, car essuyer une attaque en route, +le dos tourné, est la plus dangereuse manière de recevoir une +bataille. Il est donc un moment où ce qu'il y a de plus sage est de +choisir son terrain et de s'y arrêter pour combattre. C'est la +résolution que prit le général Benningsen le 7 au soir. Il fit halte +au delà d'Eylau, résolu à soutenir une lutte acharnée. +<span class="sidenote">Force de l'armée russe.</span> +Son armée, qui +s'élevait à 78 ou 80 mille hommes, et à <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> 90 mille avec les +Prussiens, lors de la reprise des hostilités, avait fait des pertes +assez notables dans les derniers combats, mais fort peu dans les +marches, car une armée qui se retire sans être en déroute, est ralliée +par l'ennemi qui la poursuit, tandis que l'armée poursuivante, n'ayant +pas les mêmes motifs de se serrer, laisse toujours une partie de son +effectif en arrière. En défalquant les pertes essuyées à Mohrungen, à +Bergfried, à Waltersdorf, à Hoff, à Heilsberg, à Eylau même<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Go to footnote 20"><span class="smaller">[20]</span></a>, on +peut dire que l'armée du général Benningsen était réduite à 80 mille +hommes environ, dont 72 mille Russes et 8 mille Prussiens. Ainsi en +attendant l'arrivée du général Lestocq et du maréchal Ney, 72 mille +Russes allaient combattre 54 mille Français. Les Russes avaient de +plus une artillerie formidable, évaluée à 4 ou 500 bouches à feu. La +nôtre montait tout au plus à 200, la garde comprise. Il est vrai +qu'elle était supérieure à toutes les artilleries de l'Europe, même à +celle des Autrichiens. Le général Benningsen se décida donc à attaquer +dès la pointe du jour. Le caractère de ses soldats était énergique, +comme celui des soldats français, mais conduit par d'autres mobiles. +Il n'y avait chez les Russes ni cette confiance dans le succès, ni +cet amour de la gloire, qui se voyait <span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> chez les Français, mais +un certain fanatisme d'obéissance, qui les portait à braver +aveuglément la mort. Quant à la dose d'intelligence chez les uns et +les autres, il n'est pas nécessaire d'en faire remarquer la +différence.</p> + +<span class="sidenote">Champ de bataille d'Eylau.</span> + +<p>Depuis qu'on avait débouché sur Eylau, le pays se montrait uni et +découvert. La petite ville d'Eylau, située sur une légère éminence, et +surmontée d'une flèche gothique, était le seul point saillant du +terrain. À droite de l'église, le sol, s'abaissant quelque peu, +présentait un cimetière. En face, il se relevait sensiblement, et sur +ce relèvement marqué de quelques mamelons, on apercevait les Russes en +masse profonde. Plusieurs lacs, pourvus d'eau au printemps, desséchés +en été, gelés en hiver, actuellement effacés par la neige, ne se +distinguaient en aucune manière du reste de la plaine. À peine +quelques granges réunies en hameaux, et des lignes de barrière servant +à parquer le bétail, formaient-elles un point d'appui ou un obstacle, +sur ce morne champ de bataille. Un ciel gris, fondant par intervalles +en une neige épaisse, ajoutait sa tristesse à celle des lieux, +tristesse qui saisit les yeux et les cœurs, dès que la naissance du +jour, très-tardive en cette saison, eut rendu les objets visibles.</p> + +<span class="sidenote">Ordre de bataille adopté par les Russes.</span> + +<p>Les Russes étaient rangés sur deux lignes, fort rapprochées l'une de +l'autre, leur front couvert par trois cents bouches à feu, qui avaient +été disposées sur les parties saillantes du terrain. En arrière, deux +colonnes serrées, appuyant comme deux arcs-boutants cette double ligne +de bataille, semblaient destinées à la soutenir, et à l'empêcher de +plier sous le <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> choc des Français. Une forte réserve +d'artillerie était placée à quelque distance. La cavalerie se trouvait +partie en arrière, partie sur les ailes. Les Cosaques, ordinairement +dispersés, tenaient cette fois au corps même de l'armée. Il était +évident qu'à l'énergie, à la dextérité des Français, les Russes +avaient voulu, sur ce terrain découvert, opposer une masse compacte, +défendue sur son front par une nombreuse artillerie, fortement étayée +par derrière, une véritable muraille enfin, lançant une pluie de feux. +Napoléon, à cheval dès la pointe du jour, s'était établi de sa +personne dans le cimetière à la droite d'Eylau. Là, protégé à peine +par quelques arbres, il voyait parfaitement la position des Russes, +lesquels, déjà en bataille, avaient ouvert le feu par une canonnade, +qui devenait à chaque instant plus vive. On pouvait prévoir que le +canon serait l'arme de cette journée terrible.</p> + +<span class="sidenote">Disposition opposée par Napoléon à celle des Russes.</span> + +<p>Grâce à la position d'Eylau, qui s'allongeait en face des Russes, +Napoléon pouvait donner moins de profondeur à sa ligne de bataille, +moins de prise par conséquent aux coups de l'artillerie. Deux des +divisions du maréchal Soult furent placées à Eylau, la division +Legrand en avant et un peu à gauche, la division Leval partie à gauche +de la ville, sur une éminence que surmontait un moulin, partie à +droite au cimetière même. La troisième division du maréchal Soult, la +division Saint-Hilaire, fut établie plus à droite encore, à une assez +grande distance du cimetière, au village de Rothenen, qui formait le +prolongement de la position d'Eylau. Dans l'intervalle qui séparait +le village de Rothenen de la ville d'Eylau, intervalle <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> +laissé ouvert pour y faire déboucher le reste de l'armée, se tenait un +peu en arrière le corps d'Augereau, rangé sur deux lignes, et formé +des divisions Desjardins et Heudelet. Augereau, tourmenté de la +fièvre, les yeux rouges et enflés, mais oubliant ses souffrances au +bruit du canon, était monté à cheval pour se mettre à la tête de ses +troupes. Plus en arrière de ce même débouché, venaient l'infanterie et +la cavalerie de la garde impériale, les divisions de dragons et de +cuirassiers, prêtes les unes et les autres à se présenter à l'ennemi +par la même issue, et en attendant un peu abritées du canon par +l'enfoncement du terrain. Enfin à l'extrême droite de ce champ de +bataille, au delà et en avant de Rothenen, au hameau de Serpallen, +devait entrer en action le corps du maréchal Davout, de manière à +donner dans le flanc des Russes.</p> + +<p>Napoléon étant donc sur un ordre mince, et sa ligne ayant l'avantage +d'être couverte à gauche par les bâtiments d'Eylau, à droite par ceux +de Rothenen, le combat d'artillerie par lequel il voulait démolir +l'espèce de muraille que lui opposaient les Russes était beaucoup +moins redoutable pour lui que pour eux. Il avait fait sortir des corps +et mettre en bataille toutes les bouches à feu de l'armée, il y avait +joint les quarante pièces de la garde, et il allait ainsi riposter à +la formidable artillerie des Russes par une artillerie très-inférieure +en nombre, mais très-supérieure en habileté.</p> + +<span class="sidenote">La bataille d'Eylau commence par un violent combat +d'artillerie.</span> + +<p>Les Russes avaient commencé le feu. Les Français leur avaient répondu +presque aussitôt par une violente canonnade, exécutée à demi-portée +de canon. <span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> La terre tremblait sous cette détonation +épouvantable. Les artilleurs français, non-seulement plus adroits, +mais tirant sur une masse vivante, qui leur servait de but, y +exerçaient d'horribles ravages. Nos boulets emportaient des files +entières. Les boulets des Russes, au contraire, lancés avec moins de +justesse, et frappant sur des bâtiments, ne nous causaient pas un +dommage égal à celui que l'ennemi éprouvait. Bientôt le feu prit à la +ville d'Eylau, et au village de Rothenen. Les lueurs de l'incendie +vinrent joindre leur horreur à l'horreur du carnage. Quoiqu'il tombât +beaucoup moins de Français que de Russes, il en tombait beaucoup +encore, surtout dans les rangs de la garde impériale, immobile dans le +cimetière. Les projectiles, passant par-dessus la tête de Napoléon, et +quelquefois bien près de lui, perçaient les murs de l'église ou +brisaient les branches des arbres au pied desquels il s'était placé +pour diriger la bataille.</p> + +<p>Cette canonnade durait depuis long-temps, et les deux armées la +supportaient avec une tranquillité héroïque, ne faisant aucun +mouvement, et se bornant à serrer les rangs à mesure que le canon y +produisait des vides. Les Russes parurent les premiers éprouver une +sorte d'impatience<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Go to footnote 21"><span class="smaller">[21]</span></a>. Désirant accélérer le résultat par la prise +d'Eylau, ils s'ébranlèrent, pour enlever la position du moulin, située +à la gauche de la ville. Une partie de leur droite se forma en +colonne, et vint nous attaquer. La division Leval, composée des +brigades Ferey et Viviès, la repoussa <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> vaillamment, et par sa +contenance ne permit pas aux Russes d'espérer un succès s'ils +renouvelaient leurs efforts.</p> + +<p>Quant à Napoléon, il ne tentait rien de décisif, ne voulant pas +compromettre, en le portant en avant, le corps du maréchal Soult, qui +faisait bien assez de tenir Eylau sous une affreuse canonnade, ne +voulant pas non plus hasarder ni la division Saint-Hilaire, ni le +corps d'Augereau, contre le centre de l'ennemi, car c'eût été les +exposer à se briser contre un rocher brûlant. Il attendait pour agir +que le maréchal Davout, dont le corps arrivait sur la droite, se fit +sentir dans le flanc des Russes.</p> + +<span class="sidenote">Arrivée du maréchal Davout à Serpallen.</span> + +<p>Ce lieutenant, exact autant qu'intrépide, était parvenu en effet au +village de Serpallen. La division Friant marchait en tête. Elle +déboucha la première, rencontra les Cosaques, qu'elle eut bientôt +ramenés, et occupa le village de Serpallen par quelques compagnies +d'infanterie légère. (Voir la carte n<sup>o</sup> 40.) À peine était-elle +établie dans le village et dans les terrains à droite, que l'une des +masses de cavalerie qui étaient placées sur les ailes de l'armée +russe, se détacha pour venir à elle. Le général Friant, usant avec +intelligence et sang-froid des avantages que lui offrait le hasard des +lieux, rangea les trois régiments dont se composait alors sa division, +derrière les longues et solides barrières en bois employées à parquer +les troupeaux. Abrité derrière ce retranchement naturel, il fusilla à +bout portant les escadrons russes, et les força de se retirer. Ils se +replièrent, mais ils revinrent bientôt, accompagnés d'une colonne +<span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> de neuf à dix mille hommes d'infanterie. C'était l'une des +deux colonnes serrées qui servaient d'arcs-boutants à la ligne de +bataille des Russes, qui se portait maintenant à la gauche de cette +ligne pour reprendre Serpallen. Le général Friant n'avait pas plus de +cinq mille hommes à lui opposer. Toujours abrité derrière les +barrières en bois dont il s'était couvert, et maître de se déployer +sans craindre d'être chargé par la cavalerie, il accueillit les Russes +par un feu si nourri et si bien dirigé, qu'il leur fit essuyer une +perte considérable. Leurs escadrons ayant voulu le tourner, il forma +le 33<sup>e</sup> en carré sur sa droite, et les arrêta par la contenance +inébranlable de ses fantassins. Ne pouvant se servir de sa cavalerie, +qui consistait en quelques chasseurs à cheval, il y suppléa par une +nuée de tirailleurs, qui, profitant avec adresse des moindres +accidents du terrain, allèrent fusiller les Russes sur leurs flancs, +et les obligèrent à se retirer vers les hauteurs en arrière de +Serpallen, entre Serpallen et Klein-Sausgarten. En se retirant sur ces +hauteurs, les Russes se couvrirent par une nombreuse artillerie, dont +le feu plongeant était malheureusement très-meurtrier. La division +Morand, à son tour, était arrivée sur le champ de bataille. Le +maréchal Davout s'emparant de la première brigade, celle du général +Ricard, vint la placer au delà et à gauche de Serpallen, puis il +disposa la seconde, composée du 51<sup>e</sup> et du 61<sup>e</sup>, à droite du village, +de manière à soutenir ou la brigade Ricard, ou la division Friant. +Celle-ci s'était portée à droite de Serpallen, vers Klein-Sausgarten. +Dans ce même moment la division Gudin forçait le pas pour entrer +<span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> en ligne. Ainsi les Russes, par le mouvement de notre droite, +avaient été contraints de replier leur gauche, de Serpallen sur +Klein-Sausgarten.</p> + +<p>L'effet attendu dans le flanc de l'armée ennemie était donc produit. +Napoléon, de la position qu'il occupait, avait vu distinctement les +réserves russes se diriger vers le corps du maréchal Davout. L'heure +d'agir était venue, car si on n'intervenait pas, les Russes pouvaient +se jeter en masse sur le maréchal Davout, et l'écraser. Napoléon donna +sur-le-champ ses ordres. +<span class="sidenote">Le corps du maréchal Davout ayant produit sur la gauche des +Russes l'effet attendu, Napoléon fait attaquer leur centre par la +division Saint-Hilaire et le corps d'Augereau.</span> +Il prescrivit à la division Saint-Hilaire, +qui était à Rothenen, de se porter en avant, pour donner la main, vers +Serpallen, à la division Morand. Il commanda aux deux divisions +Desjardins et Heudelet du corps d'Augereau, de déboucher par +l'intervalle qui séparait Rothenen d'Eylau, de se lier à la division +Saint-Hilaire, et toutes ensemble de former une ligne oblique du +cimetière d'Eylau à Serpallen. Le résultat de ce mouvement devait être +de culbuter les Russes, en renversant leur gauche sur leur centre, et +d'abattre ainsi, en commençant par son extrémité, la longue muraille +qu'on avait devant soi.</p> + +<p>Il était dix heures du matin. Le général Saint-Hilaire s'ébranla, +quitta Rothenen, et se déploya obliquement dans la plaine, sous un +terrible feu d'artillerie, sa droite à Serpallen, sa gauche vers le +cimetière. Augereau s'ébranla presque en même temps, non sans un +triste pressentiment du sort réservé à son corps d'armée, qu'il voyait +exposé à se briser contre le centre des Russes, solidement appuyé à +plusieurs mamelons. Tandis que le général Corbineau <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> lui +transmettait les ordres de l'Empereur, un boulet perça le flanc de ce +brave officier, l'aîné d'une famille héroïque. Le maréchal Augereau se +mit immédiatement en marche. Les deux divisions Desjardins et Heudelet +débouchèrent entre Rothenen et le cimetière, en colonnes serrées, puis +le défilé franchi, se formèrent en bataille, la première brigade de +chaque division déployée, la seconde en carré. Tandis qu'elles +s'avançaient, une rafale de vent et de neige vint frapper tout à coup +la face des soldats et leur dérober la vue du champ de bataille. Les +deux divisions, au milieu de cette espèce de nuage, se trompèrent de +direction, donnèrent un peu à gauche, et laissèrent à leur droite un +large espace entre elles et la division Saint-Hilaire. Les Russes, peu +incommodés de la neige qu'ils recevaient à dos, et voyant s'avancer +les deux divisions d'Augereau sur les mamelons auxquels ils appuyaient +leur centre, démasquèrent à l'improviste une batterie de 72 bouches à +feu qu'ils tenaient en réserve. +<span class="sidenote">Destruction presque totale du corps d'Augereau.</span> +La mitraille vomie par cette +redoutable batterie était si épaisse, qu'en un quart d'heure la moitié +du corps d'Augereau fut abattue. Le général Desjardins, commandant la +première division, fut tué; le général Heudelet, commandant la +seconde, reçut une blessure presque mortelle. Bientôt l'état-major des +deux divisions fut mis hors de combat. Tandis qu'elles essuyaient ce +feu épouvantable, obligées de se reformer en marchant, tant leurs +rangs étaient éclaircis, la cavalerie russe, se précipitant dans +l'espace qui les séparait de la division Morand, fondit sur elles en +masse. Ces braves divisions résistèrent toutefois, mais elles +<span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> furent obligées de rétrograder vers le cimetière d'Eylau, +cédant le terrain sans se rompre, sous les assauts répétés de nombreux +escadrons. Tout à coup la neige, ayant cessé de tomber, permit +d'apercevoir ce douloureux spectacle. Sur six ou sept mille +combattants, quatre mille environ, morts ou blessés, jonchaient la +terre. Augereau, atteint lui-même d'une blessure, plus touché au reste +du désastre de son corps d'armée que du péril, fut porté dans le +cimetière d'Eylau aux pieds de Napoléon, auquel il se plaignit, non +sans amertume, de n'avoir pas été secouru à temps. Une morne tristesse +régnait sur les visages, dans l'état-major impérial. Napoléon, calme +et ferme, imposant aux autres l'impassibilité qu'il s'imposait à +lui-même, adressa quelques paroles de consolation à Augereau, puis il +le renvoya sur les derrières, et prit ses mesures pour réparer le +dommage. Lançant d'abord les chasseurs de sa garde, et quelques +escadrons de dragons qui étaient à sa portée, pour ramener la +cavalerie ennemie, il fit appeler Murat, et lui ordonna de tenter un +effort décisif sur la ligne d'infanterie qui formait le centre de +l'armée russe, et qui profitant du désastre d'Augereau, commençait à +se porter en avant. Au premier ordre, Murat était accouru au +galop.—<em>Eh bien</em>, lui dit Napoléon, <em>nous laisseras-tu dévorer par +ces gens-là?</em>—Alors il prescrivit à cet héroïque chef de sa cavalerie +de réunir les chasseurs, les dragons, les cuirassiers, et de se jeter +sur les Russes avec quatre-vingts escadrons, pour essayer tout ce que +pouvait l'élan d'une pareille masse d'hommes à cheval, chargeant avec +fureur <span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> une infanterie réputée inébranlable. La cavalerie de +la garde fut portée en avant, prête à joindre son choc à celui de la +cavalerie de l'armée. Le moment était critique, car si l'infanterie +russe n'était pas arrêtée, elle allait aborder le cimetière, centre de +la position, et Napoléon n'avait pour le défendre que les six +bataillons à pied de la garde impériale.</p> + +<span class="sidenote">Charge de toute la réserve de cavalerie sur l'infanterie +russe.</span> + +<p>Murat part au galop, réunit ses escadrons, puis les fait passer entre +le cimetière et Rothenen, à travers ce même débouché par lequel le +corps d'Augereau avait déjà marché à une destruction presque certaine. +Les dragons du général Grouchy chargent les premiers, pour déblayer le +terrain, et en écarter la cavalerie ennemie. Ce brave officier, +renversé sous son cheval, se relève, se met à la tête de sa seconde +brigade, et réussit à disperser les groupes de cavaliers qui +précédaient l'infanterie russe. Mais pour renverser celle-ci, il ne +faut pas moins que les gros escadrons vêtus de fer du général +d'Hautpoul. Cet officier, qui se distinguait par une habileté +consommée dans l'art de manier une cavalerie nombreuse, se présente +avec vingt-quatre escadrons de cuirassiers, que suit toute la masse +des dragons. Ces cuirassiers, rangés sur plusieurs lignes, +s'ébranlent, et se précipitent sur les baïonnettes russes. Les +premières lignes, arrêtées par le feu, ne pénètrent pas, et se +repliant à droite et à gauche, viennent se reformer derrière celles +qui les suivent, pour charger de nouveau. Enfin l'une d'elles, lancée +avec plus de violence, renverse sur un point l'infanterie ennemie, et +y ouvre une brèche, à travers laquelle cuirassiers et dragons +<span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> pénètrent à l'envi les uns des autres. Comme un fleuve qui a +commencé à percer une digue, l'emporte bientôt tout entière, la masse +de nos escadrons ayant une fois entamé l'infanterie des Russes, achève +en peu d'instants de renverser leur première ligne. +<span class="sidenote">Murat culbute l'infanterie russe, et hache le centre de +leur ligne.</span> +Nos cavaliers se +dispersent alors pour sabrer. Une affreuse mêlée s'engage entre eux et +les fantassins russes. Ils vont, viennent, et frappent de tous côtés +ces fantassins opiniâtres. Tandis que la première ligne d'infanterie +est ainsi culbutée, et hachée, la seconde se replie à un bois, qui se +voyait au fond du champ de bataille. Il restait là une dernière +réserve d'artillerie. Les Russes la mettent en batterie, et tirent +confusément sur leurs soldats et sur les nôtres, s'inquiétant peu de +mitrailler amis et ennemis, pourvu qu'ils se débarrassent de nos +redoutables cavaliers. Le général d'Hautpoul est frappé à mort par un +biscaïen. Pendant que notre cavalerie est ainsi aux prises avec la +seconde ligne de l'infanterie russe, quelques parties de la première +se relèvent çà et là pour tirer encore. À cette vue, les grenadiers à +cheval de la garde, conduits par le général Lepic, l'un des héros de +l'armée, s'élancent à leur tour, pour seconder les efforts de Murat. +Ils partent au galop, chargent les groupes d'infanterie qu'ils +aperçoivent debout, et, parcourant le terrain en tous sens, complètent +la destruction du centre de l'armée russe, dont les débris achèvent de +s'enfuir vers les bouquets de bois qui lui ont servi d'asile.</p> + +<p>Durant cette scène de confusion, un tronçon détaché de cette vaste +ligne d'infanterie, s'était avancé <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> jusqu'au cimetière même. +Trois ou quatre mille grenadiers russes, marchant droit devant eux, +avec ce courage aveugle d'une troupe plus brave qu'intelligente, +viennent se heurter contre l'église d'Eylau, et menacent le cimetière +occupé par l'état-major impérial. La garde à pied, immobile jusque-là, +avait essuyé la canonnade sans rendre un coup de fusil. C'est avec +joie qu'elle voit naître une occasion de combattre. Un bataillon est +commandé: deux se disputent l'honneur de marcher. Le premier en ordre, +conduit par le général Dorsenne, obtient l'avantage de se mesurer avec +les grenadiers russes, les aborde sans tirer un coup de fusil, les +joint à la baïonnette, les refoule les uns sur les autres, tandis que +Murat, apercevant cet engagement, lance sur eux deux régiments de +chasseurs sous le général Bruyère. Les malheureux grenadiers russes, +serrés entre les baïonnettes des grenadiers de la garde, et les sabres +de nos chasseurs, sont presque tous pris ou tués, sous les yeux de +Napoléon, et à quelques pas de lui.</p> + +<span class="sidenote">Le combat étant rétabli au centre, Napoléon attend le +résultat de l'action engagée sur les ailes.</span> + +<p>Cette action de cavalerie, la plus extraordinaire peut-être de nos +grandes guerres, avait eu pour résultat de culbuter le centre des +Russes, et de le repousser à une assez grande distance. Il aurait +fallu avoir sous la main une réserve d'infanterie, afin d'achever la +défaite d'une troupe qui, après s'être couchée à terre, se relevait +pour faire feu. Mais Napoléon n'osait pas disposer du corps du +maréchal Soult, réduit à une moitié de son effectif, et nécessaire à +la garde d'Eylau. Le corps d'Augereau était presque détruit. Les six +bataillons de la <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> garde à pied restaient seuls comme réserve, +et au milieu des chances si diverses de cette journée, fort éloignée +encore de sa fin, c'était une ressource qu'il fallait conserver +précieusement. À gauche le maréchal Ney, marchant depuis plusieurs +jours côte à côte avec les Prussiens, pouvait les devancer, ou en être +devancé sur le champ de bataille, et huit ou dix mille hommes, +survenant à l'improviste, devaient apporter à l'une des deux armées un +renfort peut-être décisif. À droite, le maréchal Davout se trouvait +engagé avec la gauche des Russes dans un combat acharné, dont le +résultat était encore inconnu.</p> + +<p>Napoléon, immobile dans ce cimetière où l'on avait accumulé les +cadavres d'un grand nombre de ses officiers, plus grave que de +coutume, mais commandant à son visage comme à son âme, ayant sa garde +derrière lui, et devant lui les chasseurs, les dragons, les +cuirassiers reformés, prêts à se dévouer de nouveau, Napoléon +attendait l'événement, avant de prendre une détermination définitive. +Jamais, ni lui, ni ses soldats n'avaient assisté à une action aussi +disputée.</p> + +<span class="sidenote">Vaillante conduite de la division Saint-Hilaire et du corps +du maréchal Davout.</span> + +<p>Mais le temps des défaites n'était pas venu, et la fortune, rigoureuse +un moment pour cet homme extraordinaire, le traitait encore en favori. +À cette heure, le général Saint-Hilaire, avec sa division, le maréchal +Davout avec son corps, justifiaient la confiance que Napoléon avait +mise en eux. La division Saint-Hilaire, accueillie comme le corps +d'Augereau, et au même instant, par un horrible feu de mitraille et +de mousqueterie, avait eu cruellement à souffrir. <span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> Aveuglée +aussi par la neige, elle n'avait point aperçu une masse de cavalerie +accourant sur elle au galop, et un bataillon du 10<sup>e</sup> léger, assailli +avant d'avoir pu se former, avait été renversé sous les pieds des +chevaux. La division Morand, extrême gauche de Davout, découverte par +l'accident arrivé au bataillon du 10<sup>e</sup> léger, s'était vue ramenée en +arrière, pendant deux ou trois cents pas. Mais bientôt Davout et +Morand l'avaient reportée en avant. Dans cet intervalle, le général +Friant soutenait à Klein-Sausgarten une lutte héroïque, et, secondé +par la division Gudin, il occupait définitivement cette position +avancée sur le flanc des Russes. Il venait même de pousser des +détachements jusqu'au village de Kuschitten, situé sur leurs +derrières. C'était le moment où, la journée étant presque achevée, et +l'armée russe presque à moitié détruite, la bataille semblait devoir +se terminer en notre faveur.</p> + +<span class="sidenote">Subite apparition du général prussien Lestocq sur le champ +de bataille.</span> + +<p>Mais l'événement que redoutait Napoléon s'était réalisé. Le général +Lestocq, poursuivi à outrance par le maréchal Ney, paraissait sur ce +champ de carnage, avec 7 ou 8 mille Prussiens, jaloux de se venger du +dédain des Russes. Le général Lestocq, devançant à peine d'une heure +ou deux le corps du maréchal Ney, avait tout juste le temps de porter +un coup, avant d'être atteint lui-même. Il débouche sur le champ de +bataille à Schmoditten, passe derrière la double ligne des Russes, +maintenant brisée par le feu de nos artilleurs, par le sabre de nos +cavaliers, et se présente à Kuschitten, en face de la division +Friant, qui, dépassant Klein-Sausgarten, <span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> avait déjà refoulé +la gauche de l'ennemi sur son centre. Le village de Kuschitten était +occupé par quatre compagnies du 108<sup>e</sup>, et par le 51<sup>e</sup>, qui avait été +détaché de la division Morand, pour aller au soutien de la division +Friant. +<span class="sidenote">Friant et Gudin arrêtent les Prussiens.</span> +Les Prussiens, ralliant les Russes autour d'eux, fondent +impétueusement sur le 51<sup>e</sup> et sur les quatre compagnies du 108<sup>e</sup> ne +parviennent pas à les rompre, mais les ramènent fort en arrière de +Kuschitten. Après ce premier avantage, les Prussiens se portent au +delà de Kuschitten afin de ressaisir les positions du matin. Ils +marchent déployés sur deux lignes. Les réserves russes ralliées, +forment sur leurs ailes deux colonnes serrées. Une nombreuse +artillerie les précède. Ils s'avancent ainsi en traversant les +derrières du champ de bataille, pour regagner le terrain perdu, et +ramener le maréchal Davout sur Klein-Sausgarten, et de +Klein-Sausgarten sur Serpallen. Mais les généraux Friant et Gudin, +ayant le maréchal Davout à leur tête, accourent. La division Friant +tout entière, les 12<sup>e</sup>, 21<sup>e</sup>, 25<sup>e</sup> régiments appartenant à la division +Gudin se placent en avant, couverts par toute l'artillerie du +troisième corps. Vainement les Russes et les Prussiens veulent-ils +renverser cet obstacle formidable, ils n'y peuvent réussir. Les +Français, appuyés à des bois, à des marécages, à des monticules, ici +déployés en ligne, là dispersés en tirailleurs, opposent une +opiniâtreté invincible à ce dernier effort des coalisés. Le maréchal +Davout, parcourant les rangs jusqu'à la fin du jour, contient ses +soldats en leur disant: Les lâches iront mourir en Sibérie; les braves +mourront ici en gens d'honneur.—L'attaque des Prussiens <span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> et +des Russes ralliés s'arrête, le terrain perdu sur leur flanc gauche +n'est pas reconquis. Le corps du maréchal Davout reste ferme dans +cette position de Klein-Sausgarten, d'où il menace les derrières de +l'ennemi.</p> + +<p>Les deux armées étaient épuisées. Ce jour si sombre devenait à chaque +instant plus sombre encore, et allait se terminer en une affreuse +nuit. Le carnage était horrible. +<span class="sidenote">Horrible état de l'armée russe à la fin du jour.</span> +Près de 30 mille Russes, atteints par +les projectiles ou le sabre des Français, jonchaient la terre, les uns +morts, les autres blessés plus ou moins gravement. Beaucoup de leurs +soldats commençaient à s'en aller à la débandade<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a>. +<span class="sidenote">Le général Benningsen délibère s'il doit tenter un dernier +effort.</span> +Le général +Benningsen, entouré de ses lieutenants, délibérait s'il fallait +reprendre l'offensive, et tenter un nouvel effort. Mais, d'une armée +de 80 mille hommes, il ne lui en restait pas 40 mille en état de +combattre, les Prussiens compris. S'il avait succombé dans cet +engagement désespéré, il n'aurait pas eu de quoi couvrir la retraite. +Néanmoins il hésitait encore, lorsqu'on vint lui annoncer un dernier +et grave incident. +<span class="sidenote">La subite arrivée du maréchal Ney décide la retraite des +Russes.</span> +Le maréchal Ney, qui avait suivi de près les +Prussiens, arrivant le soir sur notre gauche comme le maréchal Davout +était arrivé le matin sur notre droite, débouchait enfin vers Althof.</p> + +<p>Ainsi les combinaisons de Napoléon, retardées par le temps, n'en +avaient pas moins amené sur les deux flancs de l'armée russe les +forces qui devaient décider la victoire. L'ordre de retraite ne +pouvait plus <span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> dès lors être différé, car le maréchal Davout, +s'étant maintenu à Klein-Sausgarten, n'avait pas beaucoup à faire pour +rencontrer le maréchal Ney, qui s'était avancé jusqu'à Schmoditten, et +la jonction de ces deux maréchaux aurait exposé les Russes à être +enveloppés. L'ordre de se retirer fut donné à l'instant même par le +général Benningsen. Toutefois pour assurer la retraite il voulut +contenir le maréchal Ney, et essayer de lui enlever le village de +Schmoditten. Les Russes marchèrent sur ce village, à la faveur de la +nuit, et en grand silence, pour surprendre les troupes du maréchal +Ney, arrivées tard sur ce champ de bataille où l'on avait de la peine +à se reconnaître. Mais celles-ci étaient sur leurs gardes. Le général +Marchand, avec le 6<sup>e</sup> léger et le 39<sup>e</sup> de ligne, laissant approcher +les Russes, puis les accueillant par un feu à bout portant, les arrêta +net. Il courut ensuite sur eux à la baïonnette, et les fit renoncer à +toute attaque sérieuse. Dès ce moment ils se mirent définitivement en +retraite.</p> + +<p>Napoléon discernant à la direction des feux du maréchal Davout et du +maréchal Ney, le véritable état des choses, se savait maître du champ +de bataille, mais il n'était pas assuré cependant de ne pas avoir une +seconde bataille à livrer, la nuit ou le lendemain. +<span class="sidenote">Position occupée par l'armée française le soir de la +bataille d'Eylau.</span> +Il occupait cette +plaine légèrement relevée, qui s'étendait au delà d'Eylau, ayant +devant lui et au centre sa cavalerie et sa garde, à gauche en avant +d'Eylau les deux divisions Legrand et Leval du corps du maréchal +Soult, à droite la division Saint-Hilaire qui se liait avec le corps +du maréchal Davout porté au delà de Klein-Sausgarten, <span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> +l'armée française décrivant ainsi une ligne oblique sur le terrain que +les Russes avaient possédé le matin. Fort au delà, sur la gauche, le +maréchal Ney isolé, se trouvait sur les derrières de la position que +l'ennemi abandonnait en toute hâte.</p> + +<p>Napoléon, certain d'être victorieux, mais triste au fond du cœur, +était demeuré au milieu de ses troupes, ordonnant qu'on allumât des +feux, et qu'on ne quittât pas les rangs, même pour aller chercher des +vivres. On distribuait aux soldats un peu de pain et d'eau-de-vie, et, +quoiqu'il n'y en eût pas assez pour tous, on ne les entendait pas se +plaindre. +<span class="sidenote">Disposition morale de l'armée.</span> +Moins joyeux qu'à Austerlitz ou à Iéna, ils étaient pleins +de confiance, fiers d'eux-mêmes, prêts à recommencer cette lutte +terrible, si les Russes en avaient le courage et la force. Quiconque, +en ce moment, leur eût donné le pain et l'eau-de-vie dont ils +manquaient, les eût retrouvés aussi gais que de coutume. Deux +artilleurs du corps du maréchal Davout ayant été absents de leur +compagnie pendant cette journée, et étant arrivés trop tard pour +assister à la bataille, leurs camarades s'assemblèrent le soir au +bivouac, les jugèrent, et n'ayant pas goûté leurs raisons, leur +infligèrent sur ce terrain glacé et sanglant, le châtiment burlesque +que les soldats appellent la <em>savate</em><a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a>.</p> + +<p>Il n'y avait en grande abondance que des munitions. Le service de +l'artillerie, exécuté avec une activité rare, avait déjà remplacé les +munitions consommées. <span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> Le service des ambulances se faisait +avec non moins de zèle. On avait ramassé un grand nombre de blessés, +et on administrait aux autres quelques secours sur place, en attendant +qu'on pût les transporter à leur tour. Napoléon, accablé de fatigue, +debout cependant, présidait aux soins donnés à ses soldats.</p> + +<p>Sur les derrières de l'armée tout n'offrait pas une contenance aussi +ferme. Beaucoup de traînards qui manquaient à l'effectif le matin, par +suite de la rapidité des marches, avaient entendu le retentissement de +cette épouvantable bataille, avaient aperçu quelques houras de +Cosaques, et s'étaient repliés, répandant sur les routes des nouvelles +fâcheuses. Les braves accouraient se ranger auprès de leurs camarades, +les autres s'en allaient dans les diverses directions qu'avait +parcourues l'armée.</p> + +<span class="sidenote">Journée qui suit la bataille d'Eylau.</span> + +<p>Le lendemain le jour commençant à luire, on découvrit cet affreux +champ de bataille, et Napoléon lui-même fut ému, au point de le +laisser apercevoir dans le bulletin qu'il publia. Sur cette plaine +glacée, des milliers de morts et de mourants cruellement mutilés, des +milliers de chevaux abattus, une innombrable quantité de canons +démontés, de voitures brisées, de projectiles épars, des hameaux en +flammes, <em>tout cela se détachant sur un fond de neige</em><a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a>, présentait +un spectacle saisissant et terrible. «Ce spectacle, s'écriait +Napoléon, est fait pour inspirer aux princes l'amour de la paix, et +l'horreur de la guerre!»—Singulière réflexion dans <span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> sa +bouche, et sincère au moment où il la laissait échapper.</p> + +<p>Une particularité frappa tous les yeux. Soit penchant à revenir aux +choses du passé, soit aussi économie, on avait voulu rendre l'habit +blanc aux troupes. On en avait fait l'essai sur quelques régiments, +mais la vue du sang sur les habits blancs décida la question. Napoléon +rempli de dégoût et d'horreur déclara qu'il ne voulait que des habits +bleus, quoi qu'il pût en coûter.</p> + +<span class="sidenote">Pertes des Russes et des Français à la bataille d'Eylau.</span> + +<p>L'aspect de ce champ de bataille abandonné par l'ennemi rendit à +l'armée le sentiment de sa victoire. Les Russes s'étaient retirés, +laissant sur le terrain 7 mille morts, et plus de 5 mille blessés, que +le vainqueur généreux se hâta de relever après les siens. Outre les 12 +mille morts ou mourants abandonnés à Eylau, ils emmenaient avec eux +environ 15 mille blessés, plus ou moins gravement atteints. Ils +avaient eu par conséquent 26 ou 27 mille hommes hors de combat. Nous +tenions 3 à 4 mille prisonniers, 24 pièces de canon, 16 drapeaux. Leur +perte totale était donc de 30 mille hommes. Les Français avaient eu +environ 10 mille hommes hors de combat, dont 3 mille morts et 7 mille +blessés<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a>, perte bien <span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> inférieure à celle de l'armée russe, +et qui s'explique par la position de nos troupes rangées en ordre +mince, par l'habileté de nos artilleurs et de nos soldats. Ainsi dans +cette journée fatale, près de 40 mille hommes des deux côtés avaient +été atteints par le feu et le fer. C'est la population d'une grande +ville détruite en un jour! Triste conséquence des passions des +peuples! passions terribles, qu'il faut s'appliquer à bien diriger, +mais non pas chercher à éteindre!</p> + +<span class="sidenote">Napoléon pousse les Russes jusqu'à Kœnigsberg.</span> + +<p>Napoléon, dès le 9 au matin, avait porté ses dragons et ses +cuirassiers en avant, afin de courir après les Russes, de les jeter +sur Kœnigsberg, et de les refouler pour tout l'hiver au delà de la +Prégel. Le maréchal Ney, qui n'avait pas eu beaucoup à faire dans la +journée d'Eylau, fut chargé de soutenir Murat. Les maréchaux Davout et +Soult devaient suivre à peu de distance. Napoléon resta de sa personne +à Eylau pour panser les plaies de sa brave armée, pour la nourrir, et +mettre tout en ordre sur ses derrières. Cela importait <span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span> plus +qu'une poursuite, que ses lieutenants étaient très-capables d'exécuter +eux-mêmes.</p> + +<p>En marchant on acquit plus complétement encore la conviction du +désastre essuyé par les Russes. À mesure qu'on avançait, on trouvait +les villages et les bourgs de la Prusse orientale remplis de blessés; +on apprenait le désordre, la confusion, le triste état enfin de +l'armée fugitive. Néanmoins les Russes, en comparant cette bataille à +celle d'Austerlitz, étaient fiers de la différence. Ils convenaient de +leur défaite, mais ils se dédommageaient de cet aveu, en ajoutant que +la victoire avait coûté cher aux Français.</p> + +<p>On ne s'arrêta que sur les bords de la Frisching, petite rivière qui +coule de la ligne des lacs à la mer, et Murat poussa ses escadrons +jusqu'à Kœnigsberg. Les Russes réfugiés en toute hâte, les uns au +delà de la Prégel, les autres à Kœnigsberg même, faisaient mine de +vouloir s'y défendre, et avaient braqué sur les murs une nombreuse +artillerie. Les <span class="pagenum"><a id="page398" name="page398"></a>(p. 398)</span> habitants épouvantés se demandaient s'ils +allaient éprouver le sort de Lubeck. Heureusement pour eux Napoléon +voulait mettre un terme à ses opérations offensives. Il avait envoyé +les cavaliers de Murat jusqu'aux portes de Kœnigsberg, mais il ne +se proposait pas d'y conduire son armée elle-même. Il n'aurait pas +fallu moins que cette armée tout entière, pour tenter avec espoir de +succès une attaque de vive force, sur une grande ville, pourvue de +quelques ouvrages, et défendue par tout ce qui restait de troupes +russes et prussiennes. Une attaque même heureuse sur cette riche cité, +ne valait pas les chances qu'on aurait courues, si la tentative eût +échoué. Napoléon ayant poussé ses corps jusqu'aux bords de la +Frisching, tint à les y laisser quelques jours, pour bien constater sa +victoire, et puis songea à se retirer pour reprendre ses +cantonnements. Sans doute il n'avait pas obtenu l'immense résultat +dont il s'était d'abord flatté, et qui ne lui aurait certainement +point échappé, si une dépêche interceptée n'avait révélé ses desseins +aux Russes; mais il les avait menés battant pendant cinquante lieues, +leur avait détruit neuf mille hommes dans une suite de combats +d'arrière-garde, et les trouvant à Eylau formés en une masse compacte, +couverts d'artillerie, résolus jusqu'au désespoir, forts avec les +Prussiens de 80 mille soldats, sur une plaine où aucune manœuvre +n'était possible, il les avait attaqués avec 54 mille, les avait +détruits à coups de canon, et avait paré à tous les accidents de la +journée avec un imperturbable sang-froid, pendant que ses lieutenants +s'efforçaient de le rejoindre. Les Russes ce jour-là avaient eu tous +leurs avantages, <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> la solidité, l'immobilité au feu; lui +n'avait pas eu tous les siens, sur un terrain où il était impossible +de manœuvrer; mais il avait opposé à leur ténacité un invincible +courage, une force morale au-dessus des horreurs du plus affreux +carnage. L'âme de ses soldats s'était montrée dans cette journée aussi +forte que la sienne! Assurément il pouvait être fier de cette épreuve. +D'ailleurs pour 12 ou 13 mille hommes qu'il avait perdus pendant ces +huit jours, il en avait détruit 36 mille à l'ennemi. Mais il devait +sentir en ce moment ce que c'était que la puissance du climat, du sol, +des distances, car, possédant plus de 300 mille hommes en Allemagne, +il n'avait pas pu en réunir plus de 54 mille sur le lieu de l'action +décisive. Il devait après une telle victoire faire de graves +réflexions, compter davantage avec les éléments et la fortune, et +moins entreprendre à l'avenir sur l'invincible nature des choses. Ces +réflexions il les fit, et elles lui inspirèrent, comme on va en juger +bientôt, la conduite la mieux calculée, la plus admirablement +prévoyante. Plût au ciel qu'elles fussent restées pour toujours +gravées dans sa mémoire!</p> + +<p>Quoique victorieux et garanti pour plusieurs mois de toute tentative +contre ses cantonnements, il avait cependant une chose à craindre, +c'étaient les récits mensongers des Russes, l'effet de ces récits sur +l'Autriche, sur la France, sur l'Italie, sur l'Espagne, sur l'Europe +en un mot, qui, voyant depuis trois mois sa marche deux fois arrêtée, +tantôt par les boues, tantôt par les frimas, serait portée à le croire +moins irrésistible, moins fatalement heureux, tiendrait pour douteuse +la victoire pourtant la plus incontestable, <span class="pagenum"><a id="page400" name="page400"></a>(p. 400)</span> la plus +cruellement efficace, et pourrait enfin être tentée de méconnaître sa +fortune.</p> + +<p>Il résolut de montrer ici le caractère qu'il avait déployé pendant la +journée même d'Eylau, et, certain de sa force, d'attendre que +l'Europe, mieux éclairée, la sentît comme lui. +<span class="sidenote">Napoléon quitte les environs de Kœnigsberg, et les bords +de la Prégel, pour reprendre ses cantonnements de la Vistule.</span> +Après avoir passé +quelques jours sur la Frisching, l'ennemi ne sortant pas de ses +lignes, il prit le parti de rétrograder pour rentrer dans ses +cantonnements. La température était toujours froide, mais sans +descendre à plus de 2 ou 3 degrés au-dessous de la glace. Il en +profita pour évacuer ses blessés en traîneau. Plus de six mille +subirent, sans en souffrir sensiblement, ce singulier voyage de +quarante à cinquante lieues, jusqu'à la Vistule. Un soin extrême +apporté à les rechercher tous dans les villages environnants, permit +d'en constater le véritable nombre. Il était conforme à celui que nous +avons mentionné plus haut. Quand tout fut évacué, blessés, malades, +prisonniers, artillerie prise à l'ennemi, Napoléon commença, le 17 +février, son mouvement rétrograde, le maréchal Ney avec le sixième +corps, Murat avec la cavalerie faisant l'arrière-garde, les autres +corps conservant leur position accoutumée dans l'ordre de marche, le +maréchal Davout à droite, le maréchal Soult au centre, le maréchal +Augereau à gauche, enfin le maréchal Bernadotte, qui avait rejoint, +formant l'extrême gauche, le long du Frische-Haff.</p> + +<p>Napoléon ayant remonté l'Alle jusque près des lacs d'où elle sort, et +d'où sort aussi la Passarge, changea de direction, et, au lieu de +prendre la route de Varsovie, prit celle de Thorn, Marienbourg et +<span class="pagenum"><a id="page401" name="page401"></a>(p. 401)</span> Elbing, voulant désormais s'appuyer à la basse Vistule. Les +derniers événements avaient modifié ses idées quant au choix de sa +base d'opération. Voici les motifs de ce changement.</p> + +<span class="sidenote">Motifs qui décident Napoléon à changer la position de ses +cantonnements.</span> + +<p>La position entre les branches de l'Ukra, de la Narew, du Bug, qu'il +avait d'abord adoptée, était une conséquence de l'occupation de +Varsovie. Elle avait l'avantage de couvrir cette capitale, et, si +l'ennemi se portait le long du littoral, de permettre plus aisément de +le déborder, de le tourner, de l'acculer à la mer, ce que Napoléon +venait d'essayer, et ce qu'il aurait certainement exécuté, sans +l'enlèvement de ses dépêches. Mais, cette manœuvre une fois +dévoilée, il n'était pas probable que les Russes avertis s'exposassent +à un danger qu'ils venaient d'éviter par une sorte de miracle. La +position choisie en avant de Varsovie ne présentait donc plus le même +avantage, et elle offrait un inconvénient grave, celui d'obliger +l'armée à s'étendre démesurément, pour couvrir à la fois Varsovie et +le siége de Dantzig, siége qui devenait l'opération urgente, à +laquelle il fallait consacrer les loisirs de l'hiver. En se plaçant, +en effet, à Varsovie, on était obligé de laisser le corps de +Bernadotte à grande distance, avec peu de chances de le rallier au +gros de l'armée; et si on marchait en avant, on était forcé en outre +de laisser le cinquième corps, celui de Lannes, à la garde de +Varsovie. On agissait par conséquent avec deux corps de moins. +L'éloignement du corps de Bernadotte serait devenu à l'avenir d'autant +plus regrettable, qu'on allait être contraint de lui adjoindre de +nouvelles forces, pour seconder et couvrir le siége de Dantzig.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page402" name="page402"></a>(p. 402)</span> <span class="sidenote">Nouvelle position prise par Napoléon.</span> + +<p>Napoléon prit donc la résolution de s'éloigner de Varsovie, de confier +la garde de cette capitale au cinquième corps, aux Polonais, aux +Bavarois (la soumission des places de la Silésie rendait ces derniers +disponibles), et de s'établir avec la plus grande partie de ses +troupes, en avant de la basse Vistule, derrière la Passarge, ayant +Thorn à sa droite, Elbing à sa gauche, Dantzig sur ses derrières, son +centre à Osterode, ses avant-postes entre la Passarge et l'Alle. (Voir +les cartes n<sup>os</sup> 37 et 38.) Dans cette position il couvrait lui-même +le siége de Dantzig, sans avoir besoin de détacher pour cet objet +aucune partie de ses forces. Si, en effet les Russes, voulant secourir +Dantzig, venaient chercher une bataille, il pouvait leur opposer tous +ses corps réunis, celui de Bernadotte compris, et même une partie des +troupes de Lefebvre, que rien ne l'empêchait d'attirer à lui dans un +cas pressant, ainsi qu'il l'avait fait en 1796, lorsqu'il leva le +siége de Mantoue pour courir aux Autrichiens. Il ne lui manquait un +jour de bataille que le cinquième corps, qui, de quelque manière qu'on +opérât, était indispensable sur la Narew, afin de défendre Varsovie. +Cette nouvelle position, d'ailleurs, donnait lieu à des combinaisons +savantes, fécondes en grands résultats, ignorées de l'ennemi, tandis +que celles qui auraient eu Varsovie pour base, lui étaient toutes +connues. Cantonné derrière la Passarge, Napoléon se trouvait à quinze +lieues seulement de Kœnigsberg. Supposez que les Russes, attirés +par l'isolement apparent dans lequel on laissait Varsovie, +s'avançassent sur cette capitale, on courait derrière eux à +Kœnigsberg, <span class="pagenum"><a id="page403" name="page403"></a>(p. 403)</span> on s'emparait de cette ville, et puis se +rabattant par un mouvement à droite sur leurs derrières, on les jetait +sur la Narew et la Vistule, dans les marécages de l'intérieur, avec +autant de certitude de les détruire, que dans le cas du mouvement vers +la mer. Si, au contraire, ils attaquaient de front les cantonnements +sur la Passarge, on avait, comme nous venons de le dire, outre la +force naturelle de ces cantonnements, la masse entière de l'armée à +leur opposer. La position était donc excellente pour le siége de +Dantzig, excellente pour les opérations futures, car elle faisait +naître des combinaisons nouvelles, dont le secret n'était pas dévoilé.</p> + +<span class="sidenote">Caractère de la guerre que Napoléon faisait en ce moment.</span> + +<p>C'est assurément un spectacle imposant et instructif, que celui de ce +général impétueux, qui n'était propre, au dire de ses détracteurs, +qu'à la guerre offensive, porté d'un seul bond du Rhin à la Vistule, +s'arrêtant tout à coup devant les difficultés des lieux et des +saisons, s'enfermant dans un espace étroit, y faisant la guerre +froide, lente, méthodique, y disputant pied à pied de petites +rivières, après avoir franchi les plus gros fleuves sans s'arrêter, se +réduisant enfin à couvrir un siége, et placé à une aussi vaste +distance de son empire, en présence de l'Europe qu'étonnait cette +nouvelle manière de procéder, que le doute commençait à gagner, +conservant une fermeté inébranlable, n'étant pas même séduit par le +désir de frapper un coup d'éclat, et sachant ajourner ce coup au +moment où la nature des choses le rendrait sûr et possible: c'est, +disons-nous, un spectacle digne d'intérêt, de surprise, d'admiration, +c'est une précieuse occasion d'étude et <span class="pagenum"><a id="page404" name="page404"></a>(p. 404)</span> de réflexions, pour +quiconque est sensible aux combinaisons des grands hommes, et se plaît +à les méditer!</p> + +<span class="sidenote">Répartition de l'armée entre les divers cantonnements.</span> + +<p>Napoléon vint donc se placer entre la Passarge et la basse Vistule +(voir la carte n<sup>o</sup> 38), le corps du maréchal Bernadotte à gauche sur +la Passarge, entre Braunsberg et Spanden; le corps du maréchal Soult +au centre, entre Liebstadt et Mohrungen; le corps du maréchal Davout à +droite, entre Allenstein et Hohenstein, au point où l'Alle et la +Passarge sont le plus rapprochées; le corps du maréchal Ney en +avant-garde, entre la Passarge et l'Alle, à Guttstadt; le quartier +général et la garde à Osterode, dans une position centrale, où +Napoléon pouvait réunir toutes ses forces en quelques heures. Il +attira le général Oudinot à Osterode, avec les grenadiers et +voltigeurs, formant une réserve d'infanterie de 6 à 7 mille hommes. Il +répandit la cavalerie sur ses derrières, entre Osterode et la Vistule, +depuis Thorn jusqu'à Elbing, pays qui abondait en toute sorte de +fourrages.</p> + +<span class="sidenote">Dissolution du corps d'Augereau.</span> + +<p>Dans l'énumération des corps cantonnés derrière la Passarge, nous +n'avons pas désigné celui d'Augereau. Napoléon en avait prononcé la +dissolution. Augereau venait de quitter l'armée, déconcerté de ce qui +lui était arrivé dans la journée d'Eylau, imputant mal à propos son +échec à la jalousie de ses camarades, qui, selon lui, n'avaient pas +voulu le soutenir, se disant fatigué, malade, usé! L'Empereur le +renvoya en France, avec des témoignages de satisfaction, qui étaient +de nature à le consoler. Mais craignant que dans le septième corps, à +moitié détruit, il ne restât quelque chose du découragement <span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span> +manifesté par le chef, il en prononça la dissolution, après y avoir +prodigué les récompenses. Il en répartit les régiments entre les +maréchaux Davout, Soult et Ney. Des 12 mille hommes dont se composait +le septième corps, il y en avait eu 7 mille présents à Eylau, et sur +ces 7 mille, deux tiers mis hors de combat. Les survivants, joints à +ceux qui étaient demeurés en arrière, devaient fournir 7 à 8 mille +hommes de renfort aux divers corps de l'armée.</p> + +<p>Napoléon plaça le cinquième corps sur l'Omulew, à quelque distance de +Varsovie. Lannes étant toujours malade, il avait mandé, avec regret +d'en priver l'Italie, mais avec une grande satisfaction de le posséder +en Pologne, le premier de ses généraux, Masséna, qui n'avait pas pu +s'entendre avec Joseph à Naples. Il lui donna le commandement du +cinquième corps. Les siéges de la Silésie avançant, grâce à l'énergie +et à la fertilité d'esprit du général Vandamme, Schweidnitz ayant été +pris, Neisse et Glatz restant seuls à prendre, Napoléon en profita +pour amener sur la Vistule la division bavaroise Deroy, forte de 6 à 7 +mille hommes d'assez bonnes troupes, laquelle fut cantonnée à Pultusk, +entre la position du cinquième corps sur l'Omulew et Varsovie. Les +bataillons polonais de Kalisch et de Posen avaient été envoyés à +Dantzig. Napoléon rassembla ceux de Varsovie, organisés par le prince +Poniatowski, à Neidenbourg, de manière à maintenir la communication +entre le quartier général et les troupes campées sur l'Omulew. Ils +étaient là sous les ordres du général Zayonscheck. Il demanda en outre +que l'on organisât un corps de cavalerie de mille à deux <span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span> +mille Polonais, afin de courir après les Cosaques. Ces diverses +troupes polonaises destinées à lier la position de la grande armée sur +la Passarge, avec celle de Masséna sur la Narew, n'étaient pas +capables assurément d'arrêter une armée russe qui aurait pris +l'offensive, mais elles suffisaient pour empêcher les Cosaques de +pénétrer entre Osterode et Varsovie, et pour exercer dans ce vaste +espace une active surveillance. Concentré ainsi derrière la Passarge, +et en avant de la basse Vistule, couvrant dans une position +inattaquable le siége de Dantzig, qui allait enfin commencer, pouvant +par une menace sur Kœnigsberg, arrêter tout mouvement offensif sur +Varsovie, Napoléon était dans une situation à ne rien craindre. +Rejoint par les retardataires laissés en arrière, et par le corps de +Bernadotte, renforcé par les grenadiers et voltigeurs d'Oudinot, il +pouvait en quarante-huit heures réunir 80 mille hommes sur l'un des +points de la Passarge. Cette situation était fort imposante, surtout +si on la compare à celle des Russes, qui n'auraient pas pu mettre 50 +mille hommes en ligne. Mais c'est une remarque digne d'être répétée, +quoique déjà faite par nous, qu'une armée de plus de 300 mille hommes, +répandue depuis le Rhin jusqu'à la Vistule, administrée avec une +habileté qu'aucun capitaine n'a jamais égalée, fût dans +l'impossibilité de fournir plus de 80 mille combattant sur le même +champ de bataille. +<span class="sidenote">Distribution générale des forces de l'armée.</span> +Il y avait 80 à 90 mille hommes capables d'agir +offensivement entre la Vistule et la Passarge, 24 mille sur la Narew, +d'Ostrolenka à Varsovie, en y comprenant les Polonais et les +Bavarois, 22 mille sous Lefebvre <span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> devant Dantzig et Colberg, +28 mille sous Mortier, en Italiens, Hollandais et Français, répandus +depuis Brême et Hambourg jusqu'à Stralsund et Stettin, 15 mille en +Silésie tant Bavarois que Wurtembergeois, 30 mille dans les places, +depuis Posen jusqu'à Erfurt et Mayence, 7 ou 8 mille employés aux +parcs, 15 mille blessés de toutes les époques, 60 et quelques mille +malades et maraudeurs, enfin 30 à 40 mille recrues en marche, ce qui +faisait à peu près 330 mille hommes à la grande armée, dont 270 mille +Français, et environ 60 mille auxiliaires, Italiens, Hollandais, +Allemands et Polonais.</p> + +<span class="sidedate">Mars 1807.</span> + +<span class="sidenote">Grand nombre de maraudeurs à la suite de l'armée.</span> + +<p>Ce qui paraîtra singulier, c'est ce nombre énorme de 60 mille malades +ou maraudeurs, nombre, il est vrai, très-approximatif<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a>, difficile à +fixer, mais digne de l'attention des hommes d'État, qui étudient les +secrets ressorts de la puissance des nations. Il n'y avait pas dans +ces soixante mille absents qualifiés de malades, la moitié qui fût aux +hôpitaux. Les autres étaient en maraude. Nous avons déjà dit que +beaucoup de soldats manquaient dans les rangs à la bataille d'Eylau, +par suite de la rapidité des marches, et que les impressions produites +par cette terrible bataille se répandant au loin, les lâches et la +valetaille avaient fui à toutes jambes, en criant que les Français +étaient battus. Depuis il s'était joint à eux beaucoup d'hommes, qui, +sous prétexte de maladies ou de blessures légères, demandaient à se +rendre aux hôpitaux, mais se gardaient bien <span class="pagenum"><a id="page408" name="page408"></a>(p. 408)</span> d'y aller, parce +qu'on y était retenu, surveillé, soigné même jusqu'à l'ennui. Ils +avaient passé la Vistule, vivaient dans les villages, à droite et à +gauche de la grande route, de manière à échapper à la surveillance +générale qui contenait dans l'ordre toutes les parties de l'armée. Ils +vivaient ainsi aux dépens du pays, qu'ils ne ménageaient pas, les uns +vrais lâches, dont une armée, même héroïque, a toujours une certaine +quantité dans ses rangs, les autres fort braves au contraire, mais +pillards par nature, aimant la liberté et le désordre, et prêts à +revenir au corps dès qu'ils apprenaient la reprise des opérations. +Napoléon, averti de cet état de choses, par la différence entre le +nombre d'hommes réputés aux hôpitaux, et le nombre de ceux que les +dépenses de M. Daru prouvaient y être véritablement, porta sur cet +abus une sérieuse attention. Il employa pour le réprimer la police des +autorités polonaises, puis la gendarmerie d'élite attachée à sa garde, +comme la seule troupe qui fût assez respectée pour se faire obéir. +Jamais néanmoins on ne put complétement détruire sur la ligne +d'opération cette lèpre attachée aux grandes armées. Et pourtant +l'armée dont il s'agissait ici, était celle du camp de Boulogne, la +plus solide, la plus disciplinée, la plus brave qui fut jamais! Dans +la campagne d'Austerlitz, les maraudeurs s'étaient à peine fait voir. +Mais la rapidité des mouvements, la distance, le climat, la saison, le +carnage enfin, relâchant les liens de la discipline, cette vermine, +triste effet de la misère dans un grand corps, commençait à pulluler. +Napoléon y pourvut cette fois par une immense prévoyance, <span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span> et +par les victoires qu'il remporta bientôt. Mais des défaites peuvent en +quelques jours faire dégénérer un pareil mal en dissolution des +armées. Ainsi dans les succès même de cette belle et terrible campagne +de 1807, apparaissaient plusieurs des symptômes d'une campagne à +jamais fatale et mémorable, celle de 1812.</p> + +<span class="sidenote">Quelques démonstrations des Russes contre nos +cantonnements.</span> + +<p>Le retour dans les cantonnements fut signalé par quelques mouvements +de la part des Russes. Leurs rangs étaient singulièrement éclaircis. +Il ne leur restait pas cinquante mille hommes capables d'agir. +Cependant le général Benningsen, tout enorgueilli de n'avoir pas perdu +à Eylau jusqu'au dernier homme, et, suivant son usage, se disant +vainqueur, voulut donner à ses vanteries une apparence de vérité. Il +quitta donc Kœnigsberg, dès qu'il apprit que l'armée française se +retirait sur la Passarge. Il vint montrer de fortes colonnes le long +de cette rivière, surtout dans son cours supérieur, vers Guttstadt, en +face de la position du maréchal Ney. Il s'adressait mal, car cet +intrépide maréchal, privé de l'honneur de combattre à Eylau, et +impatient de s'en dédommager, reçut vigoureusement les corps qui se +présentèrent à lui, et leur fit essuyer une perte notable. Dans le +même moment, le corps du maréchal Bernadotte, cherchant à s'établir +sur la basse Passarge, et obligé pour cela d'occuper Braunsberg, +s'empara de cette ville, où il fît prisonniers deux mille Prussiens. +Ce fut la division Dupont qui eut le mérite de cette brillante +expédition. Les Russes ayant néanmoins continué de s'agiter, et +paraissant vouloir se porter sur la haute Passarge, <span class="pagenum"><a id="page410" name="page410"></a>(p. 410)</span> +Napoléon, dans les premiers jours de mars, prit le parti de faire sur +la basse Passarge une démonstration offensive, de façon à inquiéter le +général Benningsen pour la sûreté de Kœnigsberg. C'est à regret que +Napoléon se décidait à un tel mouvement, car c'était révéler aux +Russes le danger qu'ils couraient en s'élevant sur notre droite pour +menacer Varsovie. Sachant bien qu'une manœuvre démasquée est une +ressource perdue, Napoléon aurait voulu ne pas agir du tout, ou agir +d'une manière décisive, en marchant sur Kœnigsberg avec toutes ses +forces. Mais, d'une part, il fallait obliger l'ennemi à se tenir +tranquille, afin de l'être soi-même dans ses quartiers d'hiver; de +l'autre, on n'avait ni en vivres ni en munitions de quoi tenter une +opération de quelque durée. Napoléon se résigna donc à une simple +démonstration sur la basse Passarge, exécutée le 3 mars par les corps +des maréchaux Soult et Bernadotte, qui passèrent cette rivière pendant +que le maréchal Ney à Guttstadt poussait rudement le corps ennemi +dirigé sur la haute Passarge. Les Russes perdirent dans ces mouvements +simultanés environ 2 mille hommes, et, en voyant leur ligne de +retraite sur Kœnigsberg compromise, se hâtèrent de se retirer et de +rendre la tranquillité à nos cantonnements.</p> + +<p>Tels furent les derniers actes de cette campagne d'hiver. Le froid +long-temps retardé commençait à se faire sentir; le thermomètre était +descendu à 8 et 10 degrés au-dessous de la glace. On allait avoir en +mars le temps auquel on aurait dû s'attendre en décembre et en +janvier.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> Napoléon, qui ne s'était décidé que malgré lui à ordonner les +dernières opérations, écrivit au maréchal Soult: «C'est bien un des +inconvénients que j'avais sentis des mouvements actuels, que +d'éclairer les Russes sur leur position. Mais ils me pressaient trop +sur ma droite. Résolu à laisser passer le mauvais temps, et à +organiser les subsistances, je ne suis point autrement fâché de cette +leçon donnée à l'ennemi. Avec l'esprit de présomption dont je le vois +animé, je crois qu'il ne faut que de la patience, pour lui voir faire +de grandes fautes.» (Osterode, 6 mars.)</p> + +<span class="sidenote">Importance attachée aux approvisionnements dans la position +où se trouvait Napoléon.</span> + +<p>Si Napoléon avait eu alors assez de vivres et de moyens de transport +pour traîner après lui de quoi nourrir l'armée pendant quelques jours, +il eût immédiatement terminé la guerre, ayant affaire à un ennemi +assez malavisé pour venir se jeter sur la droite de ses quartiers. +Aussi toute la question consistait-elle à ses yeux dans un +approvisionnement, qui lui permît de refaire ses soldats épuisés par +les privations, et de les réunir quelques jours, sans être exposé à +les voir mourir de faim, ou à laisser une moitié d'entre eux en +arrière, comme il lui était arrivé à Eylau. Les villes du littoral, +notamment celle d'Elbing, pouvaient lui fournir des vivres pour les +premiers moments de son établissement, mais de telles ressources ne +lui suffisaient pas. Il voulait donc en amener de grandes quantités, +qui descendraient de Varsovie par la Vistule, ou viendraient de +Bromberg par le canal de Nackel, et puis seraient par terre +transportées de la Vistule aux divers cantonnements de l'armée sur la +Passarge. +<span class="sidenote">Efforts pour se procurer des vivres et des moyens de +transport.</span> +Il donna <span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span> les ordres les plus précis à cet égard, +pour amasser d'abord à Bromberg et à Varsovie les approvisionnements +nécessaires, pour créer ensuite les moyens de transport qui devaient +servir à terminer le trajet de la Vistule aux bords de la Passarge. +Son intention était de commencer par fournir chaque jour la ration +entière à ses soldats, et puis de former à Osterode, centre de ses +quartiers, un magasin général, qui renfermât quelques millions de +rations, en pain, riz, vin, eau-de-vie. Il voulut utiliser à cet effet +le zèle des Polonais, qui jusqu'ici lui avaient rendu peu de services +militaires, et dont il désirait tirer au moins quelques services +administratifs. Comme il avait M. de Talleyrand à Varsovie, il le +chargea de s'entendre avec le gouvernement provisoire, qui dirigeait +les affaires de la Pologne. Il lui écrivit donc la lettre suivante, en +lui envoyant ses pleins pouvoirs pour conclure des marchés à quelque +prix que ce fût.</p> + +<div class="quote"> +<p class="date">Osterode, 12 mars, 10 heures du soir.</p> + +<p>«Je reçois votre lettre du 10 mars à 3 heures après midi. J'ai 300 +mille rations de biscuit à Varsovie. Il faut huit jours pour venir de +Varsovie à Osterode; faites des miracles, mais qu'on m'en expédie par +jour 50 mille rations. Tâchez aussi de me faire expédier par jour 2 +mille pintes d'eau-de-vie. Aujourd'hui le sort de l'Europe et les plus +grands calculs dépendent des subsistances. Battre les Russes, si j'ai +du pain, est un enfantillage. J'ai des millions, je ne me refuse pas +d'en donner. Tout ce que vous ferez sera bien fait, mais il faut +qu'au reçu de cette <span class="pagenum"><a id="page413" name="page413"></a>(p. 413)</span> lettre on m'expédie, par terre et par +Mlawa et Zakroczin, 50 mille rations de biscuit et 2 mille pintes. +C'est l'affaire de 80 voitures par jour en les payant au poids de +l'or. Si le patriotisme des Polonais ne peut pas faire cet effort, ils +ne sont pas bons à grand'chose. L'importance de ce dont je vous charge +là est plus considérable que toutes les négociations du monde. Faites +appeler l'ordonnateur, le gouverneur, le général Lemarois, les hommes +les plus influents du gouvernement. Donnez de l'argent; j'approuve +tout ce que vous ferez. Du biscuit et de l'eau-de-vie, c'est tout ce +qu'il nous faut. Ces 300 mille rations de biscuit et ces 18 ou 20 +mille pintes d'eau-de-vie qui peuvent nous arriver dans quelques +jours, voilà ce qui déjouera les combinaisons de toutes les +puissances.»</p> +</div> + +<p>M. de Talleyrand assembla les membres du gouvernement polonais, pour +tâcher d'en obtenir les vivres et les charrois dont on avait besoin. +Les denrées ne manquaient pas en Pologne, car avec de l'argent +comptant fourni aux juifs, on était sûr d'en trouver. Mais les moyens +de transport étaient fort difficiles à organiser. On voulut d'abord +s'en procurer dans le pays même, en payant des prix considérables; +puis on finit par acheter des charrettes et des chevaux, et on parvint +ainsi à établir des relais aboutissant des bords de la Vistule à ceux +de la Passarge. Les vivres circulaient en bateaux sur la Vistule; +débarqués ensuite à Varsovie, à Plock, à Thorn, à Marienwerder, ils +étaient transportés à Osterode, centre des cantonnements, ou sur les +caissons des régiments, ou sur les <span class="pagenum"><a id="page414" name="page414"></a>(p. 414)</span> voitures du pays, ou sur +celles qu'on avait soi-même achetées et pourvues de chevaux. On +rechercha en les payant des bœufs dans toute la Silésie, et on les +fit venir sur pied à Varsovie. On tâcha de recueillir des vins et des +spiritueux sur le littoral du nord, où le commerce les apporte en +quantité considérable, et en qualité supérieure. On en avait à Berlin, +à Stettin, à Elbing; on les achemina par eau jusqu'à Thorn. Napoléon +eût attaché beaucoup de prix à se procurer deux ou trois cent mille +bouteilles de vin, pour réjouir le cœur de ses soldats. Il avait +près de lui une précieuse ressource en ce genre, mais elle était +renfermée dans la place de Dantzig, où se trouvaient plusieurs +millions de bouteilles d'excellents vins, c'est-à-dire de quoi en +fournir à l'armée pendant quelques mois. Ce n'était pas un médiocre +stimulant pour prendre cette forteresse.</p> + +<span class="sidenote">Situation des troupes dans les cantonnements.</span> + +<p>Ces soins si actifs, consacrés à l'approvisionnement de l'armée, ne +pouvaient pas produire un effet immédiat; mais, dans l'intervalle, on +vivait sur la Nogath, sur Elbing, sur les districts mêmes qu'on +occupait, et l'industrie de nos soldats suppléant à ce qui manquait, +on était parvenu à se procurer le nécessaire. Beaucoup de vivres +cachés avaient été découverts, et avaient permis d'attendre les +arrivages réguliers de la Vistule. On était logé dans les villages, et +on ne bivouaquait plus, ce qui était un grand soulagement pour des +troupes qui venaient de bivouaquer pendant cinq mois de suite, depuis +octobre jusqu'à février. Aux avant-postes, on vivait dans des +baraques, dont ce pays de forêts fournissait en abondance les +matériaux et le chauffage. Quelques vins, quelques eaux-de-vie, +<span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span> trouvés à Elbing, et distribués avec ordre, rendaient à nos +soldats un peu de gaieté. Les premiers jours passés, ils avaient fini +par être mieux que sur la Narew, car le pays était meilleur, et ils +espéraient bien, au retour de la belle saison, se dédommager des +peines présentes, et terminer en un jour de bataille la terrible lutte +dans laquelle ils étaient engagés.</p> + +<span class="sidenote">Arrivée des renforts organisés en régiments provisoires.</span> + +<p>Les régiments provisoires, qui amenaient les recrues, commençaient à +paraître sur la Vistule. Plusieurs d'entre eux, déjà rendus sur le +théâtre de la guerre, avaient été passés en revue, dissous, et +répartis entre les régiments auxquels ils appartenaient. Les soldats +voyaient ainsi leurs rangs se remplir, entendaient parler de renforts +nombreux qui se préparaient sur les derrières de l'armée, et se +confiaient davantage dans la vigilance suprême qui pourvoyait à tous +leurs besoins. +<span class="sidenote">Soins pour remonter la cavalerie.</span> +La cavalerie continuait d'être l'objet des soins les +plus attentifs. Napoléon avait formé des détachements à pied de tous +les cavaliers démontés, et il les avait envoyés en Silésie, pour aller +y chercher les chevaux dont cette province abondait.</p> + +<span class="sidenote">Travaux de défense sur la Passarge et la Vistule.</span> + +<p>Des travaux immenses s'exécutaient sur la Passarge et la Vistule, afin +d'assurer la position de l'armée. Tous les ponts sur la Passarge +avaient été détruits, deux exceptés, l'un pour l'usage du corps du +maréchal Bernadotte à Braunsberg, l'autre pour l'usage du corps du +maréchal Soult à Spanden. De vastes têtes de pont étaient ajoutées à +chacun des deux, afin de pouvoir déboucher au delà, Napoléon répétant +sans cesse à ses lieutenants, qu'une ligne <span class="pagenum"><a id="page416" name="page416"></a>(p. 416)</span> n'était facile à +défendre que lorsqu'on était en mesure de la franchir à son tour pour +prendre l'offensive contre celui qui l'attaquait<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a>. Deux ponts sur +la Vistule, l'un à Marienbourg, l'autre à Marienwerder, assuraient la +communication avec les troupes du maréchal Lefebvre, chargées du siége +de Dantzig. On pouvait donc aller à elles, ou les amener à soi, et +présenter partout à l'ennemi une masse compacte. Le maréchal Lefebvre +se rapprochait de Dantzig, en attendant la grosse artillerie tirée des +places de la Silésie, pour commencer ce grand siége, qui devait être +l'occupation et la gloire de l'hiver. Les ouvrages de Sierock, de +Praga, de Modlin, destinés à consolider la position de Varsovie, se +poursuivaient également.</p> + +<p>C'est du petit bourg d'Osterode que Napoléon ordonnait toutes ces +choses. Ses soldats ayant du pain, des pommes de terre, de la viande, +de l'eau-de-vie, du chaume pour s'abriter, du bois pour se chauffer, +ne souffraient pas. Mais les officiers qui ne parvenaient à se +procurer que la nourriture et le logement du soldat, même avec leur +solde exactement payée, étaient exposés à beaucoup de privations. +Napoléon avait voulu leur donner l'exemple de la résignation, en +restant au milieu d'eux. Les officiers de chaque corps, envoyés à +Osterode, pouvaient dire qu'ils ne l'avaient pas trouvé mieux établi +que <span class="pagenum"><a id="page417" name="page417"></a>(p. 417)</span> le dernier d'entre eux. Aussi, répondant à son frère +Joseph, qui se plaignait des souffrances de l'armée de Naples, il se +raillait de ses plaintes, accusait la faiblesse de son âme, et lui +traçait le tableau suivant:</p> + +<span class="sidenote">Tableau des horreurs de la guerre du Nord tracé par +Napoléon.</span> + +<p>«Les officiers d'état-major ne se sont pas déshabillés depuis deux +mois, et quelques-uns depuis quatre; j'ai moi-même été quinze jours +sans ôter mes bottes... Nous sommes au milieu de la neige et de la +boue, sans vin, sans eau-de-vie, sans pain, mangeant des pommes de +terre et de la viande, faisant de longues marches et contre-marches, +sans aucune espèce de douceurs, et nous battant ordinairement à la +baïonnette et sous la mitraille, les blessés obligés de se retirer en +traîneau, en plein air, pendant cinquante lieues.» (Il s'agissait ici +de la marche qui avait suivi la bataille d'Eylau, car à Osterode on +était déjà mieux.) «C'est donc une mauvaise plaisanterie que de +comparer les lieux où nous sommes, avec ce beau pays de Naples, où +l'on a du vin, du pain, des draps de lit, de la société, et même des +femmes. Après avoir détruit la monarchie prussienne, nous nous battons +contre le reste de la Prusse, contre les Russes, les Calmouks, les +Cosaques, et les peuplades du Nord, qui envahirent jadis l'empire +romain. Nous faisons la guerre dans toute son énergie et son horreur. +Au milieu de ces grandes fatigues, tout le monde a été plus ou moins +malade; pour moi je ne me suis jamais trouvé plus fort, et j'ai +engraissé.» (Osterode, 1<sup>er</sup> mars.)</p> + +<span class="sidenote">Souffrance des Russes.</span> + +<p>La situation dont Napoléon faisait ici la peinture, <span class="pagenum"><a id="page418" name="page418"></a>(p. 418)</span> était +déjà fort améliorée à Osterode, du moins pour les soldats. Mais, si +nous souffrions, les Russes souffraient bien davantage, et se +trouvaient dans une misère horrible. Leurs bataillons, qui au début +des opérations s'élevaient à 500 hommes, étaient actuellement réduits +à 300, à 200, à 150. On venait d'en prendre dix à la fois, qui ne +présentaient que ce dernier nombre. Si les Russes avaient pu tenir +tête à Napoléon, c'était à condition de faire détruire leur armée; +aussi ne pouvaient-ils plus se montrer en rase campagne. On avait +mandé à Saint-Pétersbourg, au nom de tous les généraux, que si les +forces qui restaient n'étaient pas accrues du double au moins, on ne +ferait désormais autre chose que fuir devant les Français. Au surplus, +tous les officiers russes, pleins d'admiration pour notre armée, +sentant qu'au fond ils se battaient beaucoup plus pour l'Angleterre ou +la Prusse que pour la Russie, désiraient la paix et la demandaient à +grands cris.</p> + +<p>Leurs troupes, qui n'étaient pas approvisionnées comme celles de +Napoléon par une prévoyance supérieure, mouraient de faim. De guerre +lasse elles avaient cessé de batailler avec les nôtres. On se +rencontrait à la maraude presque sans s'attaquer. Il semblait qu'on +fût instinctivement d'accord pour ne pas ajouter aux souffrances de +cette situation. Il arrivait même quelquefois que de malheureux +Cosaques poussés par la faim, et s'exprimant par signes, venaient +demander du pain à nos soldats, en leur avouant que depuis plusieurs +jours ils n'avaient rien trouvé à manger; et nos soldats, toujours +prompts à <span class="pagenum"><a id="page419" name="page419"></a>(p. 419)</span> la pitié, leur donnaient des pommes de terre, dont +ils avaient une assez grande abondance. Singulier spectacle que ce +retour à l'humanité, au milieu même des cruautés de la guerre!</p> + +<span class="sidenote">Efforts de Napoléon pour combattre les faux bruits répandus +en France et en Europe, à la suite de la bataille d'Eylau.</span> + +<p>Napoléon savait qu'en essuyant beaucoup de mal, il en avait fait +éprouver bien plus à l'ennemi. Mais il avait à combattre les faux +bruits accrédités à Varsovie, à Berlin, surtout à Paris. Sa +prodigieuse gloire contenait seule les esprits, toujours indépendants +en France, toujours malveillants en Europe, et il pouvait déjà +pressentir qu'au premier revers sérieux, il verrait les uns et les +autres lui échapper. Aussi n'eut-il jamais autant d'efforts à faire, +autant d'énergie de caractère à déployer, pour dominer l'opinion +publique. De jeunes auditeurs envoyés de Paris pour apporter au +quartier général le travail des divers ministères, et peu accoutumés +au spectacle qui frappait leurs yeux, des officiers mécontents, ou +émus plus que de coutume des horreurs de cette guerre, écrivaient en +France des lettres remplies d'exagérations.—Concertez-vous avec M. +Daru, disait Napoléon à M. Maret, dans une de ses lettres, pour faire +partir d'ici les auditeurs qui sont inutiles, qui perdent leur temps, +et qui, peu habitués aux événements de la guerre, <em>n'écrivent à Paris +que des bêtises</em>. Je veux qu'à l'avenir le travail soit porté par des +officiers d'état-major.—Quant aux récits émanés de certains +officiers, relativement à la bataille d'Eylau, et que le ministre +Fouché lui désignait comme la source des faux bruits répandus à Paris, +Napoléon répondait qu'il n'en fallait rien croire.—Mes officiers, +disait-il, savent ce qui se passe dans mon armée <em>comme <span class="pagenum"><a id="page420" name="page420"></a>(p. 420)</span> les +oisifs qui se promènent dans le jardin des Tuileries, savent ce qui se +délibère dans le cabinet<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a></em>. <em>D'ailleurs, l'exagération plaît à +l'esprit humain...</em> Les peintures rembrunies qu'on vous a tracées de +notre situation ont pour auteurs des <em>bavards de Paris, qui sont des +têtes à tableaux</em>... Jamais la position de la France n'a été ni plus +grande ni plus belle. Quant à Eylau, j'ai dit et redit que le bulletin +avait exagéré la perte; et qu'est-ce que deux ou trois mille hommes +tués dans une grande bataille? <em>Quand je ramènerai mon armée en France +et sur le Rhin, on verra qu'il n'en manque pas beaucoup à l'appel.</em> +Lors de notre expédition d'Égypte, les correspondances de l'armée, +interceptées par le cabinet britannique, furent imprimées, et +amenèrent l'expédition des Anglais, qui était folle, qui devait +échouer, qui réussit <em>parce qu'il était dans l'ordre du destin qu'elle +réussît</em>. Alors aussi on disait que nous manquions de tout en Égypte, +la plus riche contrée de l'univers; on disait que l'armée était +détruite, et j'en ai ramené à Toulon les huit neuvièmes!... Les Russes +s'attribuent la victoire; c'est ainsi qu'ils ont fait après Pultusk, +après Austerlitz. Ils ont au contraire été poursuivis l'épée dans les +reins jusque sous le canon de Kœnigsberg. Ils ont eu quinze ou +seize généraux tués. Leur perte a été immense. <em>Nous en avons fait une +véritable boucherie.</em>—</p> + +<p>On avait imprimé quelques fragments de lettres du major général +Berthier, dans lesquelles il était parlé des dangers que Napoléon +avait courus.—On publie, mandait-il à l'archichancelier Cambacérès, +<span class="pagenum"><a id="page421" name="page421"></a>(p. 421)</span> <em>que je commande mes avant-postes; ce sont là des +bêtises</em>.... Je vous avais prié de ne laisser insérer que les +bulletins dans le <cite>Moniteur</cite>. S'il en arrive autrement, vous +m'empêcherez de rien écrire, et alors vous en aurez plus +d'inquiétudes..... Berthier écrit au milieu d'un champ de bataille, +fatigué, et ne s'attend pas que ses lettres seront imprimées... +(Osterode, 5 mars.)</p> + +<p>Ainsi Napoléon ne voulait pas qu'on fît valoir son courage personnel, +car ce courage même devenait un danger. C'était trop clairement avouer +que cette monarchie militaire, sans passé, sans avenir, était à la +merci d'un boulet de canon.</p> + +<span class="sidenote">Inquiétude à Paris après la bataille d'Eylau.</span> + +<p>Des transports causés en France par les merveilles d'Austerlitz et +d'Iéna, on avait passé à une sorte d'inquiétude. Paris était triste et +désert, car l'Empereur, les chefs de l'armée, qui composaient une +grande partie de la haute société de ce règne, étaient absents. +L'industrie souffrait. Napoléon enjoignit à ses sœurs, aux princes +Cambacérès et Lebrun, de donner des fêtes. Il voulait qu'on remplît +ainsi le vide laissé par son absence. Il ordonna de faire à +Fontainebleau, Versailles, Compiègne, Saint-Cloud, une revue du +mobilier de la couronne, et de consacrer plusieurs millions pris sur +ses économies personnelles, pour acheter des étoffes dans les +manufactures de Lyon, Rouen, Saint-Quentin. Il prescrivit de +proportionner les secours accordés, non pas aux besoins des résidences +impériales, mais aux besoins des industries. +<span class="sidenote">Secours donnés par Napoléon aux manufactures.</span> +Quoiqu'il s'attachât +ordinairement à réprimer le goût de l'impératrice et de ses sœurs +pour la dépense, cette fois il leur recommanda la prodigalité. +<span class="pagenum"><a id="page422" name="page422"></a>(p. 422)</span> Il voulut que la caisse d'amortissement, c'est-à-dire le +trésor de l'armée, consacrât un million par mois à prêter aux +manufactures principales, sur dépôt de marchandises, et il demanda un +projet afin de convertir cette mesure accidentelle en une institution +permanente, ayant pour objet, <em>non pas</em>, disait-il, <em>une caisse de +secours pour les banqueroutiers</em>, mais une caisse de prévoyance, +destinée à soutenir les fabricants qui occupaient un grand nombre de +travailleurs, et qui seraient obligés de les renvoyer, si on ne leur +fournissait pas des facilités pour les payer.</p> + +<span class="sidenote">Moyens imaginés par Napoléon pour procurer des secours au +commerce.</span> + +<p>Il songea enfin à un moyen extraordinaire de procurer des capitaux au +commerce, tout en apportant une amélioration notable à +l'administration des finances. Alors, encore plus qu'aujourd'hui, la +somme totale de l'impôt n'était pas exactement perçue dans l'année. +Aussi les obligations des receveurs généraux, représentatives de +l'impôt, ne devaient-elles échoir, pour une partie du moins, que trois +ou quatre mois après l'année écoulée, c'est-à-dire en mars, avril ou +mai de l'année suivante. Il fallait donc les escompter, soin dont se +chargeaient les faiseurs d'affaires, en se livrant à un agiotage fort +actif. C'était la dette flottante du temps, à laquelle on faisait face +avec les obligations des receveurs généraux, comme on y fait face +maintenant avec les bons royaux. Cet escompte exigeait de la part des +capitalistes de Paris un capital de 80 millions. Napoléon imagina +d'établir que pour 1808 par exemple, la portion des obligations qui ne +devait échoir qu'en 1809, serait appliquée à l'exercice 1809 +lui-même, et <span class="pagenum"><a id="page423" name="page423"></a>(p. 423)</span> ainsi de suite à l'avenir, de manière que chaque +exercice n'eût pour son usage que des obligations échéant dans l'année +même. Restait à combler, pour 1808, le déficit répondant à la portion +d'obligations reportée sur 1809. C'était une somme de 80 millions à se +procurer. Napoléon proposa de la fournir à l'aide d'un emprunt, que le +trésor de l'État ferait au trésor de l'armée, à un taux modéré. «Par +ce moyen, écrivait-il, mes obligations écherraient toutes en douze +mois; le trésor public économiserait 5 ou 6 millions de frais de +négociation; nos manufactures et notre commerce feraient un gain +immense, puisqu'il y aurait 80 millions vacants, qui ne pouvant +trouver d'emploi au trésor seraient placés dans le commerce.» +(Osterode, 1<sup>er</sup> avril, note au prince Cambacérès.)</p> + +<span class="sidenote">Fournitures commandées à Paris pour occuper les ouvriers de +la capitale.</span> + +<p>Il ordonna de confectionner à Paris même une quantité considérable de +souliers, de bottes, d'objets de harnachement, de voitures +d'artillerie, pour occuper les ouvriers de la capitale. Les objets +fabriqués à Paris étaient de meilleure qualité que ceux qu'on +fabriquait ailleurs. Il s'agissait seulement de les transporter en +Pologne. Napoléon avait inventé pour cela un expédient aussi simple +qu'ingénieux. À cette époque, une compagnie d'entrepreneurs était +chargée des transports de l'armée, et fournissait à un prix déterminé +les caissons qui portaient le pain, les bagages, tout ce qui suit +enfin les troupes, même les plus légèrement équipées. Napoléon avait +été frappé au milieu des boues de Pultusk et de Golymin, du peu de +zèle de ces voituriers, enrôlés par l'industrie privée, de leur peu +de courage dans <span class="pagenum"><a id="page424" name="page424"></a>(p. 424)</span> les périls, et de même qu'il avait voulu +organiser militairement les conducteurs de l'artillerie, il voulut +organiser militairement aussi les conducteurs des bagages, pensant que +le péril étant à peu près égal pour tous ceux qui concourent aux +divers services d'une armée, il fallait les lier tous par le lien de +l'honneur, et les traiter en militaires, pour leur en imposer les +devoirs. Il avait donc ordonné de former successivement à Paris des +<em>bataillons du train</em> chargés de la conduite des équipages, de +construire des caissons, d'acheter des chevaux de trait, et quand on +aurait organisé le personnel et le matériel de ces bataillons, de les +acheminer vers la Vistule. Au lieu de venir à vide, ces nouveaux +équipages militaires devaient transporter les objets d'équipement +fabriqués à Paris. Ces objets pouvaient arriver à temps sur la +Vistule, car il fallait deux mois pour le trajet, et il était possible +que la guerre en durât encore cinq ou six. Napoléon se proposait par +cet ensemble de mesures de remédier à la stagnation momentanée du +commerce, et de suppléer aux consommations de la paix par les +consommations de la guerre. L'une en effet ne consomme pas moins que +l'autre, et quand l'argent ne manque pas, une administration habile +peut fournir aux ouvriers le travail que leur procurait la paix, et +leur ménager le moyen de gagner leur vie au milieu même des +difficultés de la guerre.</p> + +<p>Telle est la multitude d'objets dont il s'occupait dans le bourg +d'Osterode, vivant dans une espèce de grange, d'où il contenait +l'Europe, et gouvernait son empire. On avait fini par lui trouver à +Finkenstein <span class="pagenum"><a id="page425" name="page425"></a>(p. 425)</span> une demeure plus convenable; c'était une +habitation de campagne, appartenant à l'un des employés de la couronne +de Prusse, et dans laquelle il avait pu se loger avec son état-major +et sa maison militaire. Là comme à Osterode, il était au centre de ses +cantonnements, et en mesure de se rendre partout où sa présence serait +nécessaire. +<span class="sidenote">Occupations de Napoléon à Finkenstein.</span> +Chaque semaine, on lui envoyait le portefeuille des divers +ministères, et il consacrait son attention aux affaires les plus +grandes comme aux plus petites. Les théâtres eux-mêmes, à cette +distance, n'échappaient point à son active surveillance. On avait +composé en son honneur des vers et de la musique, qui lui avaient +semblé mauvais. Par son ordre, on en avait composé d'autres, où il +était moins loué, mais où se trouvaient des sentiments élevés, +exprimés en langage convenable. Il en fit remercier et récompenser les +auteurs, en ajoutant ces belles paroles: +<span class="sidenote">L'attention de Napoléon portée sur les journaux, sur les +séances de l'Académie, sur l'Opéra, etc.</span> +<em>La meilleure manière de me +louer, c'est d'écrire des choses qui inspirent des sentiments +héroïques à la nation, à la jeunesse, à l'armée</em>.—Il lisait +attentivement les feuilles publiques, suivait les séances de +l'Académie française, voulait qu'on redressât les tendances d'esprit +des écrivains, et qu'on surveillât les discours prononcés à +l'Académie. Il considérait comme fâcheuses les attaques que le +<cite>Journal de l'Empire et le Mercure de France</cite> dirigeaient contre les +philosophes: «Il est nécessaire, disait-il, d'avoir un homme sage à la +tête de ces journaux. Ces deux journaux affectent la religion jusqu'à +la bigoterie. Au lieu d'attaquer les excès du système exclusif de +quelques philosophes, ils attaquent la philosophie <span class="pagenum"><a id="page426" name="page426"></a>(p. 426)</span> et les +connaissances humaines. Au lieu de contenir par une saine critique les +productions du siècle, ils les découragent, les déprécient et les +avilissent... Je ne parle point d'opinions politiques; il ne faut pas +être bien fin pour voir que, s'ils l'osaient, elles ne seraient pas +plus saines que celles du <cite>Courrier Français</cite>.»</p> + +<p>L'Académie française avait tenu une séance pour la réception du +cardinal Maury, rappelé en France, et remis en possession du fauteuil +qu'il avait autrefois occupé. L'abbé Sicard, recevant le cardinal +Maury, s'était exprimé sur Mirabeau en termes malséants. Le +récipiendaire n'en avait pas mieux parlé, et cette séance académique +était devenue l'occasion d'une sorte de déchaînement contre la +révolution et les révolutionnaires. Napoléon, désagréablement affecté, +écrivit au ministre Fouché: «Je vous recommande qu'il n'y ait point de +réaction dans l'opinion. Faites parler de Mirabeau avec éloge. Il y a +bien des choses dans cette séance de l'Académie qui ne me plaisent +pas. Quand donc serons-nous sages?... Quand serons-nous animés de la +véritable charité chrétienne, et quand nos actions auront-elles pour +but de n'humilier personne? Quand nous abstiendrons-nous de réveiller +des souvenirs qui vont au cœur de tant de gens?» (Finkenstein, 20 +mai.)</p> + +<p>Une autre fois, il avait appris par les correspondances de tous +genres, qu'il payait avec largesse et lisait avec soin, que des +querelles intestines divisaient l'administration de l'Opéra, qu'on +voulait persécuter un machiniste pour un changement de décoration +manqué. «Je ne veux de tracasserie nulle part, <span class="pagenum"><a id="page427" name="page427"></a>(p. 427)</span> écrivait-il à +M. Fouché; je ne veux pas que M........ soit victime d'un accident +fortuit; <em>mon habitude est de soutenir les malheureux; les actrices +monteront dans les nuages ou n'y monteront pas</em>, je ne veux pas qu'on +profite de cela pour intriguer.» (12 avril.)</p> + +<span class="sidenote">Principes d'éducation pour les femmes, au sujet de la +maison d'Écouen.</span> + +<p>En même temps il montrait une sollicitude extrême pour les maisons +d'éducation, et pour celle d'Écouen notamment, où devaient être +élevées les filles des légionnaires pauvres. Il voulait, écrivait-il à +M. de Lacépède, qu'on lui fît des femmes simples, chastes, dignes +d'être unies aux hommes qui l'auraient bien servi, soit dans l'armée, +soit dans l'administration. Afin de les rendre telles, il fallait, +selon lui, qu'elles fussent élevées dans des sentiments d'une piété +solide.—Je n'ai attaché, disait-il, qu'une importance secondaire aux +institutions religieuses, pour l'école de Fontainebleau. Il s'agit là +de former de jeunes officiers; mais, pour Écouen, c'est tout autre +chose. On se propose d'y élever des femmes, des épouses, des mères de +famille. Faites-nous <em>des croyantes, et non des raisonneuses</em>. <em>La +faiblesse du cerveau des femmes, la mobilité de leurs idées, leur +destination dans l'ordre social, la nécessité de leur inspirer, avec +une perpétuelle résignation, une charité douce et facile</em>, tout cela +rend pour elles le joug de la religion indispensable. Je désire qu'il +en sorte, non des femmes agréables, mais des femmes vertueuses; <em>que +leurs agréments soient du cœur et non de l'esprit</em>.—En +conséquence, il recommandait qu'on leur apprît l'histoire et la +littérature, qu'on leur épargnât l'étude des langues anciennes et des +sciences trop relevées, qu'on leur enseignât <span class="pagenum"><a id="page428" name="page428"></a>(p. 428)</span> assez de +physique pour qu'elles pussent dissiper autour d'elles l'ignorance +populaire, un peu de médecine usuelle, de la botanique, de la musique, +de la danse, <em>mais pas celle de l'Opéra</em>, l'art de chiffrer, l'art de +travailler à toutes sortes d'ouvrages. Il faut, ajoutait-il, «que +leurs appartements soient meublés du travail de leurs mains, qu'elles +fassent elles-mêmes leurs chemises, leurs bas, leurs robes, leurs +coiffures, qu'elles puissent au besoin coudre elles-mêmes la layette +de leurs enfants. Je veux faire de ces jeunes filles des femmes +utiles, certain que j'en ferai par là des femmes agréables. Si je +permettais qu'on en fît des femmes agréables, on m'en ferait bientôt +des petites-maîtresses.» (Finkenstein, 15 mai.)</p> + +<span class="sidenote">Soins donnés à la police.</span> + +<p>Cette activité prodigieuse se changeant quelquefois de vigilance +bienfaisante en défiance ombrageuse, ce qui ne peut manquer d'arriver +chez un maître absolu et nouveau, Napoléon s'occupait de la police, +savait qui entrait dans Paris, et qui en sortait. +<span class="sidenote">Expulsion de madame de Staël, et rappel du conventionnel +Ricord.</span> +Il avait appris que +madame de Staël y était revenue, qu'elle avait déjà parcouru plusieurs +maisons de campagne des environs, et tenu plus d'un discours hostile. +Prétendant que s'il n'intervenait pas elle compromettrait de bons +citoyens contre lesquels il serait ensuite obligé de sévir, il avait +ordonné, malgré beaucoup de sollicitations contraires, de l'expulser +de Paris. Comme il se défiait du ministre Fouché, qui ménageait +volontiers les personnes influentes, il lui avait prescrit de la faire +partir sans retard, et avait recommandé à l'archichancelier +Cambacérès de veiller à l'exécution de cet ordre. <span class="pagenum"><a id="page429" name="page429"></a>(p. 429)</span> (26 +mars.)—Dans le même moment on l'informait que la police avait renvoyé +de Paris un ancien conventionnel nommé Ricord. Pour celui-là personne +ne sollicitait, aucun grand personnage ne réclamait de ménagement; car +la réaction entraînant tout le monde, il n'y avait ni faveur, ni +humanité, pour ceux qu'on appelait <em>les révolutionnaires</em>.—Pourquoi, +écrivait Napoléon au ministre Fouché, pourquoi faire sortir de Paris +le conventionnel Ricord? S'il est dangereux, il ne fallait pas +souffrir qu'il y rentrât, contrairement aux lois de l'an <span class="smcap">VIII</span>. Mais +puisqu'on lui a permis d'y rentrer, il faut l'y laisser. Ce qu'il a +fait autrefois importe peu. Il s'est conduit sous la Convention comme +un homme <em>qui tenait à vivre; il a crié suivant le temps. Il est dans +l'aisance, il ne se jettera pas dans de mauvaises affaires pour +subsister.</em> Qu'on le tolère donc à Paris, à moins de fortes raisons +pour l'empêcher d'y demeurer. (6 mars.)—</p> + +<span class="sidenote">Secours à un savant illustre.</span> + +<p>Par ce même soin à s'enquérir de tout, il apprenait de MM. Monge et +Laplace, qu'un savant, qu'il honorait et chérissait d'une manière +particulière, M. Berthollet, éprouvait quelques embarras de fortune. +«J'apprends, lui écrivait-il, que vous avez besoin de 150 mille +francs. Je donne ordre à mon trésorier de mettre cette somme à votre +disposition, bien aise de trouver cette occasion de vous être utile et +de vous donner une preuve de mon estime.» (Finkenstein, 1<sup>er</sup> mai.)</p> + +<span class="sidenote">Conseils de Napoléon à ses frères sur l'art de régner.</span> + +<p>Puis il adressait de nouveaux conseils à ses frères Louis et Joseph +sur la manière de régner, l'un en Hollande, l'autre à Naples. Il +reprochait à Louis de <span class="pagenum"><a id="page430" name="page430"></a>(p. 430)</span> favoriser, par vanité de roi parvenu, +le parti de l'ancien régime, le parti orangiste; de créer des +maréchaux sans avoir une armée, d'instituer un ordre qu'il prodiguait +à tout venant, à des Français qu'il ne connaissait pas, à des +Hollandais qui ne lui avaient rendu aucun service. Il reprochait à +Joseph d'être faible, nonchalant, plus occupé de réformes +prétentieuses que de la soumission des Calabres; de faire précéder la +suppression des moines, mesure qu'il approuvait fort, d'un préambule +qui semblait rédigé par des philosophes, et non par des hommes d'État. +Un tel préambule, disait-il, devrait être écrit du style d'un pontife +éclairé, qui supprime les moines, parce qu'ils sont inutiles à la +religion, onéreux à l'Église. Je conçois une mauvaise opinion d'un +gouvernement dont <em>les actes sont dirigés par la manie du bel esprit</em>. +(14 avril.)—Vous vivez trop, lui disait-il, avec des lettrés et des +savants. <em>Ce sont des coquettes avec lesquelles il faut entretenir un +commerce de galanterie, et dont il ne faut jamais songer à faire ni sa +femme, ni son ministre.</em> Il lui reprochait de se créer des illusions +sur sa situation à Naples, de se flatter qu'on l'aimât, quand il y +régnait tout au plus depuis une année. Demandez-vous, lui disait-il, +ce que vous deviendriez, s'il n'y avait plus trente mille Français à +Naples? Quand vous aurez régné vingt ans, et que vous vous serez <em>fait +craindre et estimer</em>, alors vous pourrez croire votre trône consolidé. +Puis enfin il lui traçait le tableau suivant de la situation des +Français en Pologne: «Vous mangez à Naples des petits pois, et +peut-être cherchez-vous déjà l'ombre: nous, au contraire, nous sommes +encore comme au mois de <span class="pagenum"><a id="page431" name="page431"></a>(p. 431)</span> janvier. J'ai fait ouvrir la tranchée +devant Dantzig. Cent pièces de canon, deux cent mille livres de poudre +commencent à s'y réunir. Nos ouvrages sont à 60 toises de la place, +qui a une garnison de six mille Russes et de vingt mille Prussiens, +commandés par le maréchal Kalkreuth. J'espère la prendre dans quinze +jours..... Soyez du reste sans inquiétude.» (Finkenstein, le 19 +avril.)</p> + +<span class="sidenote">Caractère de l'activité déployée par Napoléon.</span> + +<p>Telles étaient, au milieu des neiges de la Pologne, les occupations +diverses de ce génie extraordinaire, embrassant tout, veillant sur +tout, aspirant non-seulement à gouverner ses soldats et ses agents, +mais les esprits eux-mêmes; voulant non-seulement agir, mais penser +pour tout le monde; porté le plus souvent au bien, mais quelquefois, +dans son activité incessante, se laissant entraîner au mal, comme il +advient à quiconque peut tout, et ne trouve aucun obstacle à ses +propres impulsions, empêchant tour à tour les réactions, les +persécutions, et puis, au sein d'une immense gloire, sensible à +l'aiguillon d'une langue ennemie, jusqu'à descendre de sa grandeur +pour persécuter une femme, le jour même où il défendait un membre de +la Convention contre l'esprit réacteur du moment! Applaudissons-nous +d'être enfin devenus sujets de la loi, de la loi égale pour tous, et +qui ne nous expose pas à dépendre des bons ou des mauvais mouvements +de l'âme, même la plus grande et la plus généreuse. Oui, la loi vaut +mieux qu'aucune volonté humaine, quelle qu'elle soit! Soyons justes +cependant envers la volonté qui sut accomplir de si prodigieuses +choses, qui les accomplit par nos mains, qui employa sa féconde +<span class="pagenum"><a id="page432" name="page432"></a>(p. 432)</span> énergie à réorganiser la société française, à réformer +l'Europe, à porter dans le monde entier notre puissance et nos +principes, et qui, de tout ce qu'elle fit avec nous, si elle ne nous a +pas laissé la puissance qui passe, nous a laissé du moins la gloire +qui reste: et la gloire ramène quelquefois la puissance.</p> + +<p class="p2 center smaller">FIN DU LIVRE VINGT-SIXIÈME.</p> + +<h2><span class="pagenum"><a id="page433" name="page433"></a>(p. 433)</span> LIVRE VINGT-SEPTIÈME.</h2> + +<h3>FRIEDLAND ET TILSIT.</h3> + +<p class="resume"> + Événements d'Orient pendant l'hiver de 1807. — Le sultan Sélim, + effrayé des menaces de la Russie, réintègre les hospodars + Ipsilanti et Maruzzi. — Les Russes n'en continuent pas moins leur + marche vers la frontière turque. — En apprenant la violation de + son territoire, la Porte, excitée par le général Sébastiani, + envoie ses passe-ports au ministre de Russie, M. + d'Italinski. — Les Anglais, d'accord avec les Russes, demandent le + retour de M. d'Italinski, l'expulsion du général Sébastiani, et + une déclaration immédiate de guerre contre la France. — Résistance + de la Porte et retraite du ministre d'Angleterre, M. Charles + Arbuthnot, à bord de la flotte anglaise à Ténédos. — L'amiral + Duckworth, à la tête de sept vaisseaux et de deux frégates, force + les Dardanelles sans essuyer de dommage, et détruit une division + navale turque au cap Nagara. — Terreur à Constantinople. — Le + gouvernement turc, divisé, est près de céder. — Le général + Sébastiani encourage le sultan Sélim, et l'engage à simuler une + négociation, pour se donner le temps d'armer Constantinople. — Les + conseils de l'ambassadeur de France sont suivis, et + Constantinople est armée en quelques jours avec le concours des + officiers français. — Des pourparlers s'engagent entre la Porte et + l'escadre britannique mouillée aux îles des Princes. — Ces + pourparlers se terminent par un refus d'obtempérer aux demandes + de la légation anglaise. — L'amiral Duckworth se dirige sur + Constantinople, trouve la ville armée de trois cents bouches à + feu, et se décide à regagner les Dardanelles. — Il les franchit de + nouveau, mais avec beaucoup de dommage pour sa division. — Grand + effet produit en Europe par cet événement, au profit de la + politique de Napoléon. — Quoique victorieux, Napoléon, frappé des + difficultés que la nature lui oppose en Pologne, se rattache à + l'idée d'une grande alliance continentale. — Il fait de nouveaux + efforts pour pénétrer le secret de la politique autrichienne. — La + cour de Vienne, en réponse à ses questions, lui offre sa + médiation auprès des puissances belligérantes. — Napoléon voit + dans cette offre une manière de s'immiscer dans la querelle, et + de se préparer à la guerre. — Il appelle sur-le-champ une + troisième conscription, tire de nouvelles forces de France et + d'Italie, crée avec une promptitude extraordinaire une armée de + réserve de cent mille hommes, et donne communication de ces + mesures à l'Autriche. — État florissant de l'armée française sur + la basse Vistule et la Passarge. — L'hiver, long-temps retardé, se + fait vivement sentir. — Napoléon profite de ce temps d'inaction + <span class="pagenum"><a id="page434" name="page434"></a>(p. 434)</span> pour entreprendre le siége de Dantzig. — Le maréchal + Lefebvre chargé du commandement des troupes, le général + Chasseloup de la direction des opérations du génie. — Longs et + difficiles travaux de ce siége mémorable. — Les deux souverains de + Prusse et de Russie se décident à envoyer devant Dantzig un + puissant secours. — Napoléon, de son côté, dispose ses corps + d'armée de manière à pouvoir renforcer le maréchal Lefebvre à + l'improviste. — Beau combat livré sous les murs de + Dantzig. — Derniers travaux d'approche. — Les Français sont prêts à + donner l'assaut. — La place se rend. — Ressources immenses en blé + et en vin trouvées dans la ville de Dantzig. — Le maréchal + Lefebvre créé duc de Dantzig. — Le retour du printemps décide + Napoléon à reprendre l'offensive. — La reprise des opérations + fixée au 10 juin 1807. — Les Russes préviennent les Français, et + dirigent, le 5 juin, une attaque générale contre les + cantonnements de la Passarge. — Le maréchal Ney, sur lequel + s'étaient portés les deux tiers de l'armée russe, leur tient tête + avec une intrépidité héroïque, entre Guttstadt et Deppen. — Ce + maréchal donne le temps à Napoléon de concentrer toute l'armée + française sur Deppen. — Napoléon prend à son tour une offensive + vigoureuse, et pousse les Russes l'épée dans les reins. — Le + général Benningsen se retire précipitamment vers la Prégel, en + descendant l'Alle. — Napoléon marche de manière à s'interposer + entre l'armée russe et Kœnigsberg. — La tête de l'armée + française rencontre l'armée russe campée à Heilsberg. — Combat + sanglant livré le 10 juin. — Napoléon, arrivé le soir à Heilsberg + avec le gros de ses forces, se prépare à livrer le lendemain une + bataille décisive, lorsque les Russes décampent. — Il continue à + manœuvrer de manière à les couper de Kœnigsberg. — Il envoie + sa gauche, composée des maréchaux Soult et Davout, sur + Kœnigsberg, et avec les corps des maréchaux Lannes, Mortier, + Ney, Bernadotte et la garde, il suit l'armée russe le long de + l'Alle. — Le général Benningsen, effrayé pour le sort de + Kœnigsberg, veut courir au secours de cette place, et se hâte + de passer l'Alle à Friedland. — Napoléon le surprend, le 14 au + matin, au moment où il passait l'Alle. — Mémorable bataille de + Friedland. — Les Russes, accablés, se retirent sur le Niémen, en + abandonnant Kœnigsberg. — Prise de Kœnigsberg. — Armistice + offert par les Russes, et accepté par Napoléon. — Translation du + quartier général français à Tilsit. — Entrevue d'Alexandre et de + Napoléon sur un radeau placé au milieu du Niémen. — Napoléon + invite Alexandre à passer le Niémen, et à fixer son séjour à + Tilsit. — Intimité promptement établie entre les deux + monarques. — Napoléon s'empare de l'esprit d'Alexandre, et lui + fait accepter de vastes projets, qui consistent à contraindre + l'Europe entière à prendre les armes contre l'Angleterre, si + celle-ci ne veut pas consentir à une paix équitable. — Le partage + de l'empire turc doit être le prix des complaisances + d'Alexandre. — Contestation au sujet de Constantinople. — Alexandre + finit par adhérer à tous les projets de Napoléon, et semble + concevoir pour lui une amitié des plus vives. — Napoléon, par + considération pour Alexandre, consent à restituer au roi de + Prusse une partie de ses États. — Le roi de Prusse se <span class="pagenum"><a id="page435" name="page435"></a>(p. 435)</span> + rend à Tilsit. — Son rôle entre Alexandre et Napoléon. — La reine + de Prusse vient aussi à Tilsit, pour essayer d'arracher à + Napoléon quelques concessions favorables à la Prusse. — Napoléon + respectueux envers cette reine malheureuse, mais + inflexible. — Conclusions des négociations. — Traités patents et + secrets de Tilsit. — Conventions occultes restées inconnues à + l'Europe. — Napoléon et Alexandre, d'accord sur tous les points, + se quittent en se donnant d'éclatants témoignages d'affection, et + en se faisant la promesse de se revoir bientôt. — Retour de + Napoléon en France, après une absence de près d'une année. — Sa + gloire après Tilsit. — Caractère de sa politique à cette époque.</p> + +<span class="sidenote">Événements d'Orient pendant la guerre de Pologne.</span> + +<p>Tandis que Napoléon, cantonné sur la basse Vistule, attendait au +milieu des neiges de la Pologne, que le retour de la belle saison lui +permît de reprendre l'offensive, et employait le temps de cette +inaction apparente à faire le siége de Dantzig, à recruter son armée, +à gouverner son vaste empire, l'Orient, récemment engagé dans la +querelle de l'Occident, apportait un utile secours à ses armes, et +procurait un éclatant succès à sa politique.</p> + +<p>Nous avons déjà fait connaître le sultan Sélim, la noblesse de son +caractère, les lumières de son esprit. Nous avons montré aussi +l'embarras de sa situation, entre la Russie et l'Angleterre qu'il +n'aimait pas, et la France qu'il chérissait par goût, par instinct, +par prévoyance, car il savait bien que celle-ci, même dans les jours +de sa plus grande ambition, ne convoiterait jamais Constantinople. Il +nous reste à raconter ce qui s'était passé pendant que l'armée +française livrait en décembre la bataille de Pultusk, et en février +celle d'Eylau.</p> + +<span class="sidenote">Le sultan Sélim, intimidé par les menaces de la Russie, +rétablit dans leurs fonctions les hospodars Ipsilanti et Maruzzi.</span> + +<p>Le sultan Sélim, comme on l'a vu, avait commencé par déposer les +hospodars de Valachie et de Moldavie, Maruzzi et Ipsilanti, +notoirement dévoués à la politique russe. Mais bientôt M. d'Italinski +le <span class="pagenum"><a id="page436" name="page436"></a>(p. 436)</span> menaçant d'une rupture immédiate, s'il ne les rétablissait +pas dans leur charge, il avait cédé aux menaces de ce représentant de +la Russie, et il s'était résigné à rendre le gouvernement des +provinces du Danube à deux ennemis avoués de son empire. La Russie +invoquait pour exiger cette concession le traité de Cainardgi, qui lui +conférait un certain droit d'intervenir dans le gouvernement de la +Moldavie et de la Valachie. +<span class="sidenote">Le sultan fait donner en même temps à Napoléon les +assurances secrètes du plus grand dévouement.</span> +À peine le sultan Sélim avait-il obéi, +poussé bien plus par la volonté de ses ministres que par la sienne, +qu'il avait écrit à Napoléon pour solliciter son indulgence, pour lui +bien affirmer que l'acte auquel il venait de se laisser entraîner +n'était point l'abandon de l'alliance française, mais une mesure de +prudence commandée par l'effrayante désorganisation des forces +turques. +<span class="sidenote">Napoléon encourage Sélim, le ranime, et lui fait offrir le +double secours d'une flotte et d'une armée.</span> +Napoléon lui avait répondu tout de suite, et, loin de le +décourager par des témoignages de mécontentement, l'avait plaint, +caressé, ranimé, et lui avait offert le double secours de l'armée +française de Dalmatie, qu'on pouvait diriger par la Bosnie sur le bas +Danube, et de la flotte française de Cadix, qui était prête à faire +voile des côtes d'Espagne vers les Dardanelles. Cette flotte protégée +par les détroits dès qu'elle aurait passé le Bosphore, devait être +bientôt maîtresse de la mer Noire, et y donner aux Turcs un grand +appui. En attendant ces secours, Napoléon avait fait partir de la +Dalmatie plusieurs officiers, tant du génie que de l'artillerie, pour +seconder les Turcs dans la défense de Constantinople et des +Dardanelles.</p> + +<span class="sidenote">Efforts du général Sébastiani pour amener la Porte à +déclarer la guerre aux Russes.</span> + +<p>Le général Sébastiani, usant avec habileté des moyens mis à sa +disposition, n'avait cessé de stimuler <span class="pagenum"><a id="page437" name="page437"></a>(p. 437)</span> le sultan et le divan, +pour les amener à déclarer la guerre aux Russes. Il faisait valoir +auprès d'eux les prodigieux succès de Napoléon dans les plaines du +Nord, sa marche audacieuse au delà de la Vistule, son grand projet de +reconstituer la Pologne, et avait promis en son nom, si la Porte +prenait les armes, d'obtenir pour elle la révocation des traités qui +la plaçaient dans la dépendance de la Russie, peut-être même la +restitution de la Crimée.</p> + +<span class="sidenote">Perplexités de la Porte.</span> + +<p>Le sultan Sélim eût suivi volontiers les conseils du général +Sébastiani, mais ses ministres étaient divisés: une moitié d'entre eux +vendus aux Russes et aux Anglais trahissaient ouvertement; l'autre +moitié tremblait en songeant à l'impuissance dans laquelle était tombé +l'empire ottoman. Bien que cet empire comptât encore plus de trois +cent mille soldats, la plupart barbares, quelques-uns à demi +instruits, et une flotte d'une vingtaine de vaisseaux d'assez belle +apparence, ces forces, aussi mal organisées que mal dirigées, ne +pouvaient guerre être opposées aux Russes et aux Anglais, à moins que +beaucoup d'officiers français, admis dans les rangs de l'armée turque, +ne vinssent communiquer à la longue le savoir européen à des troupes +qui étaient braves, sans doute, mais dont le fanatisme, attiédi par le +temps, ne pouvait plus comme autrefois se passer des ressources de la +science militaire. +<span class="sidenote">Les Russes mettent fin aux perplexités de la Porte, en +passant le Dniester spontanément.</span> +Tandis que la Porte était livrée à ces perplexités, +les Russes avaient mis fin à ses incertitudes, en franchissant le +Dniester, même après la réintégration des deux hospodars. L'invincible +attrait qui les pousse vers Constantinople, avait fait taire chez eux +toutes les considérations de la prudence. <span class="pagenum"><a id="page438" name="page438"></a>(p. 438)</span> C'était une grande +faute en effet, quand ils avaient sur les bras l'armée française, et +qu'ils pouvaient à peine lui opposer deux cent mille hommes, d'en +employer cinquante mille contre les Turcs. Mais au milieu des +bouleversements de ce siècle, l'idée de profiter de l'occasion, pour +prendre ce qui leur convenait, était alors l'idée dominante de tous +les gouvernements. +<span class="sidenote">Accord des Russes et des Anglais pour agir offensivement +contre la Porte.</span> +Les Russes se disaient donc que le moment était +venu peut-être de s'emparer de la Valachie et de la Moldavie. Les +Anglais de leur côté n'étaient pas fâchés de trouver un prétexte pour +reparaître en Égypte. Si les uns et les autres ne s'entendaient pas +encore pour partager immédiatement l'empire turc, sujet sur lequel un +accord semblait entre eux fort difficile, ils étaient convenus du +moins d'arracher la Porte à l'influence de la France, et de l'arracher +à cette influence par la force. Les Russes devaient franchir le +Dniester, et les Anglais les Dardanelles. En même temps, une flotte +devait attaquer Alexandrie.</p> + +<span class="sidenote">Les Russes passent le Dniester en trois corps.</span> + +<p>C'est ce qui explique comment les Russes avaient passé le Dniester, +même après la réintégration des hospodars. Ils avaient marché en trois +corps, l'un dirigé sur Choczin, l'autre sur Bender, le troisième sur +Yassi. Leur projet était de s'avancer sur Bucharest, pour donner la +main aux Serviens révoltés. Leurs forces actives s'élevaient à 40 +mille hommes, et à 50 mille en comptant les réserves laissées en +arrière.</p> + +<span class="sidenote">Réunion d'une flotte anglaises aux Dardanelles.</span> + +<p>Tandis que les Russes agissaient de leur côté, l'amirauté anglaise +avait ordonné au contre-amiral Louis de se porter avec trois vaisseaux +vers les Dardanelles, de les franchir sans commettre aucun acte +<span class="pagenum"><a id="page439" name="page439"></a>(p. 439)</span> hostile, ce qui se pouvait, les Turcs à cette époque +permettant le passage aux vaisseaux armés de la Russie et de +l'Angleterre, d'y exécuter une simple reconnaissance des lieux, d'y +recueillir les familles des négociants anglais qui ne voudraient pas +rester à Constantinople pendant les événements dont on était menacé, +et de revenir ensuite à Ténédos pour attendre deux divisions, l'une de +l'amiral Sidney Smith tirée des mers du Levant, l'autre de l'amiral +Duckworth tirée de Gibraltar. Les trois divisions, fortes de huit +vaisseaux, de plusieurs frégates, corvettes et bombardes, devaient +être placées sous le commandement de l'amiral Duckworth, et agir sur +la réquisition de sir Arbuthnot, ambassadeur d'Angleterre à +Constantinople.</p> + +<span class="sidenote">La Porte en apprenant le passage de Dniester, envoie ses +passe-ports au ministre de Russie.</span> + +<p>Quand ce déploiement de forces sur terre et sur mer fut connu des +Turcs, soit par la marche des Russes au delà du Dniester, soit par +l'apparition du contre-amiral Louis aux Dardanelles, ils regardèrent +la guerre comme inévitable, et ils l'acceptèrent, les uns avec +enthousiasme, les autres avec terreur. Quoique la Russie protestât +vivement de ses intentions inoffensives, et déclarât que ses troupes +venaient occuper pacifiquement les provinces danubiennes, afin +d'assurer l'exécution des traités, la Porte ne se laissa point abuser, +et elle expédia ses passe-ports à M. d'Italinski. Les deux détroits +furent immédiatement fermés au pavillon militaire de toutes les +puissances. Les pachas placés dans les provinces frontières, reçurent +l'ordre de réunir des troupes, et Mustapha Baraïctar, à la tête de 80 +mille hommes, fut chargé de punir les Russes de leur mépris envers +<span class="pagenum"><a id="page440" name="page440"></a>(p. 440)</span> l'armée turque, mépris poussé jusqu'à envahir l'empire avec +moins de cinquante mille hommes.</p> + +<span class="sidenote">Menaces de M. Charles Arbuthnot, resté à Constantinople +après le départ de M. d'Italinski.</span> + +<p>M. d'Italinski parti, restait à Constantinople M. Charles Arbuthnot, +ministre d'Angleterre, qu'on n'était pas fondé à renvoyer encore, +puisqu'aucune hostilité n'avait été commise par les forces +britanniques. M. Charles Arbuthnot prit à son tour l'attitude la plus +menaçante, demanda le rappel de M. d'Italinski, l'expulsion du général +Sébastiani, l'adoption immédiate d'une politique hostile à la France, +le renouvellement des traités qui liaient la Porte à l'Angleterre et à +la Russie, enfin la libre entrée des détroits pour le pavillon +britannique. On ne pouvait pousser plus loin l'exigence dans les +choses, l'arrogance dans le langage. M. Charles Arbuthnot déclara même +que si ses conditions n'étaient pas acceptées sur-le-champ, sa +retraite suivrait de près celle de M. d'Italinski, et qu'il se +rendrait à bord de l'escadre anglaise, réunie en ce moment à Ténédos, +pour la ramener de vive force sous les murs de Constantinople. Cette +menace jeta le divan dans la plus profonde consternation. On ne +comptait guère sur les fortifications des Dardanelles, depuis +long-temps négligées, et, les Dardanelles franchies, on tremblait à +l'idée d'une escadre anglaise maîtresse de la mer de Marmara, +accablant de ses feux le sérail, Sainte-Sophie, l'arsenal de +Constantinople.</p> + +<span class="sidenote">L'ambassadeur de France soutient le courage des Turcs, et +les décide à laisser partir M. Arbuthnot.</span> + +<p>Aussi la disposition à céder était-elle générale. Mais l'habile +ambassadeur qui représentait alors la France à Constantinople, et qui +avait l'avantage d'être à la fois diplomate et militaire, soutint le +courage chancelant des Turcs. Il leur montra tous les <span class="pagenum"><a id="page441" name="page441"></a>(p. 441)</span> +inconvénients attachés en cette circonstance à une conduite +pusillanime. Il fit ressortir à leurs yeux la coïncidence des projets +de l'Angleterre et de la Russie, le concert de leurs efforts pour +envahir le territoire ottoman par terre et par mer, la réunion +prochaine sous les murs de la capitale d'une armée russe et d'une +flotte anglaise, le danger d'un partage total de l'empire, ou au moins +d'un démembrement partiel, par l'occupation simultanée de la Valachie, +de la Moldavie et de l'Égypte. Il fit retentir bien haut le nom de +Napoléon, ses victoires, sa présence sur la Vistule, les avantages +qu'on trouverait dans son alliance. Il annonça l'envoi sous bref délai +de secours considérables, et promit la restauration de l'ancienne +puissance ottomane, si les Turcs voulaient déployer un moment leur +antique courage. Ces exhortations, parvenues au sultan et aux divers +membres du gouvernement, tantôt par les voies directes, tantôt par des +voies indirectes bien choisies, secondées en outre par l'évidence du +péril, par les nouvelles arrivées coup sur coup de la marche +triomphale de Napoléon, produisirent l'effet qu'il fallait en +attendre, et le divan, après de nombreuses alternatives d'exaltation +et d'abattement, termina cette négociation en refusant d'accéder aux +demandes de M. Charles Arbuthnot, et en manifestant la résolution bien +arrêtée de le laisser partir.</p> + +<span class="sidenote">Départ de M. Arbuthnot pour se rendre à bord de l'escadre +anglaise.</span> + +<p>Le ministre d'Angleterre quitta Constantinople le 29 janvier, et +s'embarqua sur <em>l'Endymion</em>, pour se rendre à bord de l'escadre +commandée par sir John Duckworth, laquelle était mouillée à Ténédos, +en dehors des Dardanelles. M. Charles Arbuthnot, pendant <span class="pagenum"><a id="page442" name="page442"></a>(p. 442)</span> une +quinzaine de jours, ne cessa de menacer la Porte des foudres de +l'escadre britannique, et employa ainsi à correspondre, le temps que +l'amiral Duckworth employait à attendre un vent favorable. De son côté +le général Sébastiani, après avoir poussé la Porte à une résolution +énergique, avait une tâche plus difficile encore à remplir auprès +d'elle, c'était d'éveiller son apathie, de vaincre sa négligence, de +l'amener enfin à élever quelques batteries soit aux détroits, soit à +Constantinople. Ce n'était pas chose aisée, avec un gouvernement +incapable, tombé depuis long-temps dans une sorte d'imbécillité, et +paralysé en ce moment par la crainte des vaisseaux anglais bien plus +que par celle des armées russes. Cependant, insistant tour à tour +auprès du sultan ou de ses ministres, aidé par ses aides-de-camp MM. +de Lascours et de Coigny, il obtint un commencement d'armement, qui, +bien que très-imparfait, suffit néanmoins pour causer quelques +appréhensions à l'amiral anglais, lequel écrivit à son gouvernement +que l'opération, sans être inexécutable, serait plus difficile qu'on +ne le croyait à Londres.</p> + +<span class="sidenote">Marche de la flotte anglaise sur Constantinople.</span> + +<p>Enfin toutes les correspondances entre M. Arbuthnot et le +Reiss-effendi étant demeurées sans effet, et le vent du sud, +long-temps souhaité, se faisant sentir, l'amiral Duckworth fit voile +le 19 février au matin vers les châteaux des Dardanelles.</p> + +<span class="sidenote">Les Dardanelles, la mer de Marmara, Constantinople et le +Bosphore.</span> + +<p>Il n'existe pas au monde une position aussi connue, même des hommes +les moins versés dans les connaissances géographiques, que celle de +Constantinople, située au milieu de la mer de Marmara, mer fermée, +dans laquelle on ne peut pénétrer qu'en forçant <span class="pagenum"><a id="page443" name="page443"></a>(p. 443)</span> les +Dardanelles ou le Bosphore. Lorsqu'en venant de la Méditerranée, on a +remonté le détroit des Dardanelles pendant douze lieues, détroit qui, +par ses bords rapprochés, son courant continuel, ressemble à un vaste +fleuve, on débouche dans la mer de Marmara, large de vingt lieues, +longue de trente, et on trouve sur un beau promontoire, baigné d'un +côté par la mer de Marmara elle-même, de l'autre par la rivière des +Eaux-Douces, l'immortelle cité, qui fut sous les Grecs Byzance, sous +les Romains Constantinople, et sous les Turcs Stamboul, la métropole +de l'islamisme. Vue de la mer, elle présente un amphithéâtre de +mosquées et de palais moresques, entre lesquels se distinguent les +dômes de Sainte-Sophie, et tout à fait au bout du promontoire qu'elle +occupe, on aperçoit le sérail où les descendants de Mahomet, plongés +dans la mollesse, sommeillent à côté du danger d'un bombardement, +depuis que leur lâche incapacité ne sait plus défendre le Bosphore et +les Dardanelles, ces deux portes de leur empire, pourtant si faciles à +fermer.</p> + +<p>Quand on a franchi les Dardanelles, traversé la mer de Marmara, et +dépassé le promontoire sur lequel Constantinople est assise, s'ouvre +un second détroit, plus resserré, plus redoutable, long de sept lieues +seulement, et dont les bords sont tellement voisins l'un de l'autre, +qu'une escadre y périrait à coup sûr, s'il était bien défendu. Ce +détroit est celui du Bosphore, qui conduit dans la mer Noire. Les +Dardanelles sont pour l'empire ottoman la porte ouverte du côté de +l'Angleterre, le Bosphore la porte ouverte du côté de la Russie. Mais +si les Russes ont contre eux <span class="pagenum"><a id="page444" name="page444"></a>(p. 444)</span> l'étroite dimension du Bosphore, +les Anglais ont contre eux le courant des eaux, coulant sans cesse de +la mer Noire à la Méditerranée. +<span class="sidenote">L'escadre anglaise force le passage des Dardanelles dans la +journée du 19 février.</span> +C'est ce courant impossible à vaincre, +sans un vent favorable du sud, que les Anglais s'apprêtèrent à +remonter dans la journée du 19 février 1807. L'amiral Duckworth, ayant +sous ses ordres les deux contre-amiraux Louis et Sidney Smith, avec +sept vaisseaux, deux frégates, et plusieurs corvettes et bombardes, +s'éleva en colonne dans le détroit des Dardanelles. Il avait la veille +perdu un vaisseau, <em>l'Ajax</em>, qui avait été dévoré par les flammes. Le +vent aidant, il eut bientôt franchi la première partie du canal, qui +court de l'ouest à l'est, et dont la largeur est telle que les +possesseurs de cette mer n'ont jamais songé à la défendre. Du cap dit +<em>des Barbiers</em> jusqu'à Sestos et Abydos, le canal se redresse au nord, +et devient si étroit dans cette partie, qu'il est alors extrêmement +dangereux d'en braver les feux croisés. Puis il se détourne de nouveau +à l'est, et présente un coude duquel partent des feux redoutables. Ces +feux prennent les vaisseaux dans leur longueur, de façon qu'une +escadre assez audacieuse pour forcer le passage, canonnée de droite et +de gauche par les batteries d'Europe et d'Asie, l'est encore en tête +par les batteries de Sestos, pendant un trajet de plus d'une lieue. +C'est à l'entrée et à la sortie de cette passe étroite, que se +trouvaient les châteaux dits des Dardanelles, construits en vieille +maçonnerie, armés d'une grosse artillerie lourde et peu maniable, qui +lançait d'énormes boulets en pierre, autrefois la terreur des marines +chrétiennes.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page445" name="page445"></a>(p. 445)</span> <span class="sidenote">L'escadre anglaise n'essuie que des pertes légères +au passage des Dardanelles.</span> + +<p>L'escadre anglaise, malgré les efforts que fit le général Sébastiani +pour exciter les Turcs à défendre les Dardanelles, n'eut pas de grands +périls à braver. Pas un seul de ses mâts ne fut abattu. Elle en fut +quitte pour quelques voiles déchirées, et pour une soixantaine +d'hommes morts ou blessés. Arrivée au cap Nagara, à l'entrée de la mer +de Marmara, elle trouva une division turque embossée, laquelle se +composait d'un vaisseau de 64, de quatre petites frégates, et de deux +corvettes. Il était impossible de placer cette division plus mal, et +plus inutilement qu'en cet endroit. +<span class="sidenote">les Anglais brûlent une division turque placée à l'entrée +de la mer de Marmara.</span> +Elle n'aurait pu être utile, que +si, bien postée et bien dirigée, elle eût joint son action à celle des +batteries de terre. Mais inactive pendant le passage, et après le +passage reléguée à un mouillage sans défense, elle était une proie +ménagée aux Anglais, pour les dédommager du feu qu'ils venaient +d'endurer sans pouvoir le rendre. Sir Sidney Smith fut chargé de la +détruire, ce qui n'était pas bien difficile, car les équipages se +trouvaient pour la plupart à terre. En peu d'instants les bâtiments +turcs furent contraints de se jeter à la côte. Les Anglais les +suivirent dans leurs canots, et, n'étant pas sûrs de pouvoir les +ramener au retour, ils aimèrent mieux les brûler immédiatement, ce +qu'ils firent, à l'exception d'une seule corvette laissée par eux au +mouillage. Cette seconde opération leur coûta cependant une trentaine +d'hommes.</p> + +<span class="sidenote">Effroi dans Constantinople à la vue de l'escadre anglaise.</span> + +<p>Le 21 février au matin, ils parurent devant la ville de +Constantinople, épouvantée de voir une escadre ennemie, dont rien ne +pouvait ni éloigner ni contre-battre les feux. Une partie de la +population <span class="pagenum"><a id="page446" name="page446"></a>(p. 446)</span> tremblante demandait qu'on se rendît aux exigences +des Anglais, l'autre partie indignée poussait des cris de fureur. Les +femmes du sérail, exposées les premières aux boulets de l'amiral +Duckworth, troublaient de leurs pleurs le palais impérial. Les +alternatives de faiblesse et de courage recommencèrent dans le sein du +divan. Le sultan Sélim voulait résister; mais les clameurs dont il +était assailli, les conseils de quelques ministres infidèles, +alléguant pour le disposer à céder, un dénûment de ressources dont ils +étaient eux-mêmes les coupables auteurs, contribuaient à ébranler son +cœur, plus noble qu'énergique. +<span class="sidenote">Efforts de l'ambassadeur de France pour disposer le sultan +à la résistance.</span> +Cependant l'ambassadeur de France +accourut auprès de Sélim, s'efforça de faire rougir lui, ses +ministres, tout ce qui l'entourait, de l'idée de se rendre à une +escadre, qui n'avait pas un soldat de débarquement, et qui pouvait +bien brûler quelques maisons, percer la voûte de quelques édifices, +mais qui serait bientôt réduite à se retirer après d'inutiles et +odieux ravages. Il conseilla de résister aux Anglais, de gagner du +temps au moyen d'une négociation simulée, d'envoyer à Andrinople les +femmes, la cour, tout ce qui tremblait, tout ce qui criait, de se +servir ensuite de la portion énergique du peuple, pour élever des +batteries à la pointe du sérail, et, cela fait, de traiter avec la +flotte britannique, en lui montrant la pointe de ses canons.</p> + +<span class="sidenote">Les Anglais par leurs prétentions secondent les efforts de +l'ambassadeur de France.</span> + +<p>Au surplus, les prétentions des Anglais étaient de nature à seconder, +par leur dureté et leur arrogance, les conseils du général Sébastiani. +M. Arbuthnot, auquel l'amiral se trouvait subordonné pour tout ce qui +concernait la politique, avait voulu <span class="pagenum"><a id="page447" name="page447"></a>(p. 447)</span> qu'on adressât une +sommation préalable à la Porte, consistant à demander l'expulsion de +la légation française, une déclaration immédiate de guerre à la +France, la remise de la flotte turque tout entière, enfin l'occupation +par les Anglais et les Russes des forts du Bosphore et des +Dardanelles. Accorder de telles choses, c'était remettre l'empire, sa +marine, les clefs de sa capitale, à la discrétion de ses ennemis de +terre et de mer. En attendant la réponse, les Anglais allèrent +mouiller aux îles des Princes, situées près de la côte d'Asie, à +quelque distance de Constantinople.</p> + +<p>Le général Sébastiani ne manqua pas de faire sentir au sultan et à ses +ministres, tout ce qu'il y avait de honte et de danger à subir de +semblables conditions. +<span class="sidenote">Lettre de Napoléon arrivée à propos pour aider le général +Sébastiani.</span> +Par bonheur, il arrivait dans le moment un +courrier parti des bords de la Vistule, et apportant une nouvelle +lettre de Napoléon, pleine d'exhortations chaleureuses pour le +sultan.—Généreux Sélim, lui disait-il, montre-toi digne des +descendants de Mahomet! Voici l'heure de t'affranchir des traités qui +t'oppriment. Je suis près de toi, occupé à reconstituer la Pologne, +ton amie et ton alliée. L'une de mes armées est prête à descendre le +Danube, et à prendre en flanc les Russes, que tu attaqueras de front. +L'une de mes escadres va partir de Toulon pour garder ta capitale et +la mer Noire. Courage donc, car jamais tu ne retrouveras une pareille +occasion de relever ton empire, et d'illustrer ta mémoire!—Ces +exhortations, bien qu'elles ne fussent pas nouvelles, ne pouvaient +venir plus à propos. +<span class="sidenote">Le sultan et le divan prennent la résolution de résister, +mais de parlementer auparavant, afin d'avoir le temps d'armer +Constantinople.</span> +Le cœur de Sélim, ranimé par les paroles de +Napoléon, <span class="pagenum"><a id="page448" name="page448"></a>(p. 448)</span> par les instances pressantes du général Sébastiani, +se remplit des plus nobles sentiments. Il parla énergiquement à ses +ministres. Il convoqua le divan et les ulémas, leur communiqua les +propositions des Anglais, qui enflammèrent toutes les âmes +d'indignation, et il fut résolu à l'unanimité qu'on résisterait à la +flotte anglaise, quoi qu'elle pût tenter, mais en suivant les habiles +conseils du général Sébastiani, c'est-à-dire en essayant de gagner du +temps par des pourparlers, et en employant le temps gagné à élever des +batteries formidables autour de Constantinople.</p> + +<span class="sidenote">Pourparlers avec la flotte anglaise dans l'intention de +gagner du temps.</span> + +<p>D'abord on commença par répondre à M. Arbuthnot, que, sans examiner le +fond de ses propositions, on ne les écouterait qu'après que l'escadre +anglaise aurait pris une position moins menaçante, car il n'était pas +de la dignité de la Porte de délibérer sous le canon de l'ennemi. Il +fallait au moins une journée pour aller de Constantinople aux îles des +Princes, et pour en revenir. Il suffisait donc d'un petit nombre de +communications, pour gagner les quelques jours dont on avait besoin. +<span class="sidenote">Motifs des amiraux anglais, pour préférer les négociations +à l'emploi de la force.</span> +Quand la réponse de la Porte arriva, M. Arbuthnot était tombé malade +subitement, mais son influence continuait d'être prépondérante dans +l'état-major de l'escadre anglaise. Les amiraux sentaient comme lui, +que bombarder Constantinople était une entreprise barbare, que, +n'ayant pas de troupes de débarquement, on serait réduit, si les Turcs +voulaient résister, à se retirer après avoir commis d'inutiles +ravages; qu'on serait de plus obligé, pour s'en aller, de forcer de +nouveau les Dardanelles, avec une flotte peut-être maltraitée, et en +passant <span class="pagenum"><a id="page449" name="page449"></a>(p. 449)</span> sous des batteries probablement mieux défendues la +seconde fois que la première. Ils jugeaient donc plus sage de chercher +à obtenir par l'intimidation, et sans en arriver à un bombardement, +tout ou partie de leurs demandes. La remise de la flotte turque était +le trophée auquel ils tenaient le plus. +<span class="sidenote">Longs pourparlers dans le but de fixer un lieu propre à +négocier.</span> +En conséquence, l'amiral +Duckworth, remplaçant M. Arbuthnot malade, répondit aux Turcs qu'il +était prêt à convenir d'un lieu propre à négocier, et il demanda qu'on +le fixât sur-le-champ, pour y envoyer l'un de ses officiers. La Porte +ne se pressa pas de répliquer à cette communication, et le +surlendemain elle proposa Kadikoï, l'ancienne Chalcédoine, au-dessous +de Scutari, vis-à-vis Constantinople. Dans l'état d'exaspération où se +trouvaient les Turcs, le lieu n'était ni des plus sûrs, ni des plus +convenables pour l'officier anglais chargé de s'y rendre. L'amiral +Duckworth en fit la remarque, et réclama un autre endroit, avec menace +d'agir immédiatement, si on ne se hâtait pas d'ouvrir les +négociations.</p> + +<span class="sidenote">Moyens de défense rapidement préparés à Constantinople, +pendant qu'on est occupé à parlementer.</span> + +<p>Quelques jours avaient été gagnés au moyen de ces pourparlers +illusoires, et on les avait employés à Constantinople de la manière la +plus active et la plus habile. Plusieurs officiers d'artillerie et du +génie, détachés de l'armée de Dalmatie, venaient d'arriver. Le général +Sébastiani, secondé par eux, campait lui-même au milieu des Turcs. La +légation tout entière l'avait suivi. Les <em>jeunes de langue</em>, accourus +sur les ouvrages, servaient d'interprètes. Avec le concours de la +population et de nos officiers, des batteries formidables s'élevaient +par enchantement à la pointe du sérail, et dans la partie de la ville +<span class="pagenum"><a id="page450" name="page450"></a>(p. 450)</span> qui longe la mer de Marmara. Près de trois cents bouches à +feu, traînées par un peuple enthousiaste, qui regardait en ce moment +les Français comme des sauveurs, avaient été mises en batterie. Le +sultan Sélim, que le spectacle de ces préparatifs si promptement +exécutés remplissait de joie, avait voulu qu'on dressât une tente pour +lui, à côté de celle de l'ambassadeur de France, et avait exigé de ses +ministres que chacun d'eux vînt s'établir dans l'une des batteries. +Constantinople prenait d'heure en heure un aspect plus imposant, et +les Anglais voyaient s'ouvrir de nouvelles embrasures, au milieu +desquelles apparaissait la pointe des canons.</p> + +<p>Après sept à huit jours employés de la sorte, la crainte qui dès le +commencement retenait les Anglais, celle d'une dévastation inutile, +peut-être dangereuse, suivie d'un second passage des Dardanelles plus +difficile que le premier, cette crainte devenait à chaque instant plus +fondée. +<span class="sidenote">Dernière sommation de l'amiral Duckworth, et refus de la +Porte d'obtempérer à cette sommation.</span> +S'apercevant qu'il ne gagnait rien à attendre, l'amiral +Duckworth fit une dernière sommation, dans laquelle, ayant soin de +réduire ses demandes et d'augmenter ses menaces, il se contenta +d'exiger qu'on lui remît la flotte turque, et il déclara qu'il allait +se porter devant Constantinople, si on ne lui désignait pas +immédiatement un lieu propre à négocier. Cette fois, tout étant +presque terminé à Constantinople, on répondit à l'amiral anglais, que, +dans l'état des esprits, on ne savait pas un seul lieu assez sûr, pour +oser garantir la vie des négociateurs qu'on y enverrait.</p> + +<p>Après une telle réponse, il ne restait plus qu'à commencer la +canonnade. Mais l'amiral Duckworth <span class="pagenum"><a id="page451" name="page451"></a>(p. 451)</span> ne comptait que sept +vaisseaux et deux frégates; il voyait braquée contre lui une masse +effroyable d'artillerie, et il était averti en outre que les passes +des Dardanelles, par le soin des Français, se hérissaient de canons. +<span class="sidenote">Vaine démonstration de l'amiral Duckworth devant +Constantinople.</span> +Il avait donc la certitude de commettre sur Constantinople une +barbarie sans but, comme sans excuse, et d'arriver avec une flotte +désemparée devant un détroit devenu beaucoup plus dangereux à +traverser. En conséquence, après avoir passé onze jours dans la mer de +Marmara, il leva l'ancre le 2 mars, se présenta en bataille sous les +murs de Constantinople, courut des bordées presque à portée de canon, +et, après avoir vu qu'il n'intimidait pas les Turcs préparés à se +défendre, il vint jeter l'ancre à l'entrée des Dardanelles, se +proposant de les franchir le lendemain.</p> + +<span class="sidenote">Retraite de la flotte anglaise, et joie des Turcs à +l'aspect de cette retraite.</span> + +<p>Si le dépit et la confusion régnaient à bord de l'escadre anglaise, la +joie la plus vive éclatait dans Constantinople, à la vue des voiles +ennemies disparaissant à l'horizon, dans la direction des Dardanelles. +Français et Turcs se félicitaient de cet heureux résultat d'un moment +de courage, et, dans l'enthousiasme du succès, l'escadre turque qu'on +avait promptement équipée, voulut mettre à la voile, afin de +poursuivre les Anglais. Le général Sébastiani s'efforça en vain +d'empêcher cette imprudence, qui pouvait fournir à l'amiral Duckworth +l'occasion d'illustrer sa retraite, par la destruction de la flotte +ottomane. Mais le peuple poussait de tels cris, les équipages étaient +si animés, que le gouvernement, incapable de résister aux +entraînements du courage, comme à ceux de la lâcheté, fut obligé de +consentir au départ <span class="pagenum"><a id="page452" name="page452"></a>(p. 452)</span> de l'escadre. Le capitan-pacha leva +l'ancre, pendant que les Anglais, pressés de se retirer, fuyaient, +sans s'en douter, le triomphe qui courait après eux.</p> + +<span class="sidenote">Second passage des Dardanelles par les Anglais.</span> + +<p>Le lendemain, 3 mars, l'escadre anglaise s'emboucha dans la partie +resserrée et dangereuse du détroit des Dardanelles. Le petit nombre +d'officiers français qu'on avait pu envoyer au détroit, y avaient +réveillé le zèle des Turcs avec autant de succès qu'à Constantinople. +Les batteries étaient réparées et mieux servies. Malheureusement +l'artillerie lourde, montée sur de mauvais affûts, se trouvait aux +mains de pointeurs peu adroits. On lança néanmoins sur l'escadre +anglaise un certain nombre de gros boulets de marbre, ayant plus de +deux pieds de diamètre, et qui, bien dirigés, auraient pu être fort +dangereux. Les Anglais n'employèrent qu'une heure et demie à franchir +la partie étroite du canal, depuis le cap Nagara jusqu'au cap des +Barbiers, grâce à des vents du nord, très-favorables à leur marche. +Ils se comportèrent avec la vaillance ordinaire à leur marine, mais +ils essuyèrent cette fois de graves avaries. Plusieurs de leurs +vaisseaux furent percés par ces gros projectiles, qui les auraient +coulés à fond, s'ils avaient été creux et chargés de poudre, comme +ceux dont on se sert aujourd'hui. La plupart des bâtiments de +l'escadre, en sortant du détroit, étaient dans un état qui demandait +de promptes réparations. Ce second passage coûta aux Anglais plus de +deux cents hommes, en morts ou blessés, perte peu considérable si on +la compare au carnage des grandes batailles de terre, mais qui n'est +pas sans importance, si on la <span class="pagenum"><a id="page453" name="page453"></a>(p. 453)</span> compare à ce qui se passe dans +les combats de mer. Tandis que la division anglaise sortait des +Dardanelles, l'amiral Siniavin arrivait à Ténédos, avec une division +russe de six vaisseaux. Il fit auprès de l'amiral Duckworth les plus +vives instances pour le décider à recommencer l'opération. Après +l'échec qu'on venait de subir, une nouvelle tentative eût été +extravagante, car six vaisseaux russes n'auraient pas sensiblement +changé la situation, ni amoindri la difficulté.</p> + +<p>Telle fut la fin de cette entreprise que l'insuffisance des moyens et +des scrupules d'humanité, peu ordinaires alors à la politique +anglaise, firent échouer. L'Angleterre parut singulièrement affectée +de ce résultat. Napoléon en conçut une joie fort naturelle, car +indépendamment de l'effet moral produit en Europe par l'affaire de +Constantinople, effet tout à son profit, la lutte engagée avec les +Turcs devenait une diversion des plus utiles à ses armes.</p> + +<p>L'Europe en ce moment était fort émue de la terrible bataille d'Eylau, +commentée en sens très-divers. +<span class="sidenote">Situation de Napoléon sur la Vistule, pendant l'hiver de +1806 à 1807.</span> +Les uns s'applaudissaient de ce qu'on +était parvenu à tenir tête aux Français; les autres, en plus grand +nombre, s'épouvantaient de la condition à laquelle on avait pu leur +résister un instant, condition terrible, car il avait fallu leur +donner une armée à égorger, en la jetant sous leurs pas, comme un +obstacle physique à détruire. Pour la première fois, il est vrai, les +succès obtenus par les Français n'avaient pas été aussi décisifs que +de coutume, surtout en apparence; mais l'armée russe, dans cette +sanglante journée, n'en avait pas moins perdu un tiers de son +effectif, <span class="pagenum"><a id="page454" name="page454"></a>(p. 454)</span> et si le général Benningsen, pour dissimuler sa +défaite, essayait quelques démonstrations présomptueuses en face de +nos quartiers d'hiver, il lui était impossible de rien tenter de +considérable, ni de s'opposer à un seul des siéges entrepris sous ses +yeux. Napoléon, que ses renforts commençaient à rejoindre, avait pour +l'accabler cent mille hommes présents sous les armes, sans compter les +troupes françaises ou alliées qui, protégées par la grande armée, +exécutaient à gauche le siége de Dantzig, et achevaient à droite la +conquête des places de la Silésie. La seule difficulté qui empêchât +Napoléon de terminer cette campagne déjà bien longue, était, comme on +l'a vu, celle des transports. S'il eût gelé fortement, le traînage eût +permis de porter avec soi de quoi nourrir l'armée pendant une +opération offensive. Mais les alternatives de gel et de dégel +rendaient impossible de charrier un approvisionnement de quelques +jours. Il fallait donc attendre une autre saison, et M. de Talleyrand, +laissé à Varsovie, employait les sollicitations, l'argent, les +promesses, les menaces même, pour assurer le transport des vivres +indispensables de la Vistule à la Passarge.</p> + +<span class="sidenote">Changement d'esprit opéré chez Napoléon par les obstacles +qu'il rencontre en Pologne.</span> + +<p>Dans cette situation, qui devait se prolonger plusieurs mois encore, +il y avait place pour les négociations. Depuis que les obstacles +naturels se faisaient sentir à Napoléon, et surtout depuis qu'il +observait la Pologne de plus près, l'enivrement qui l'avait porté sur +la Vistule s'était un peu dissipé. Il avait reconnu que les Russes, +peu redoutables pour les soldats français, si on n'allait pas les +chercher au delà du Danube ou de l'Elbe, devenaient, aidés du +<span class="pagenum"><a id="page455" name="page455"></a>(p. 455)</span> climat, un ennemi difficile et long à vaincre. Frappé d'abord +de l'enthousiasme qui éclatait à Posen, Napoléon avait cru que les +Polonais pourraient lui fournir cent mille hommes; mais bientôt il +avait vu le peuple des campagnes peu sensible à un changement de +domination, qui le laissait esclave de la glèbe sous tous les maîtres, +fuyant dans la Pologne autrichienne les horreurs de la guerre; le +peuple des villes enthousiaste et prêt à se dévouer sans réserve, mais +la noblesse, plus prévoyante, faisant des conditions qu'on ne pouvait +accepter sans imprudence; les officiers qui avaient servi dans les +armées françaises vivant assez mal avec les nobles qui n'avaient pas +quitté leurs châteaux; les uns et les autres par leurs susceptibilités +ajoutant aux difficultés de l'organisation militaire du pays; les +levées enfin, qui devaient monter à cent mille hommes, réduites à +quinze mille jeunes soldats, organisés en vingt bataillons, destinés +un jour à se couvrir de gloire sous le brave Poniatowski, mais +actuellement peu aguerris, et provoquant les moqueries de nos soldats. +Napoléon avait vu tout cela, et il était moins ardent à reconstituer +la Pologne, moins disposé, depuis qu'il la connaissait, à bouleverser +le continent pour la rétablir. Sans douter de sa propre puissance, il +avait, des obstacles que la nature peut opposer à l'armée la plus +héroïque, une idée plus juste, et de l'œuvre qui l'attirait dans +les plaines du Nord, une opinion moins favorable. Il inclinait donc un +peu davantage à écouter des propositions pacifiques, sans se départir +pour cela d'aucune de ses prétentions, parce qu'il était certain, au +retour de la <span class="pagenum"><a id="page456" name="page456"></a>(p. 456)</span> belle saison, de passer sur le corps de toutes +les armées qu'on présenterait à ses coups. Il ne voyait, dans une +négociation qui aboutirait à la paix, qu'une économie de temps et de +sang, car, pour les périls, il se croyait capable de les surmonter +tous, quels qu'ils fussent.</p> + +<span class="sidenote">Quelques pourparlers entre le roi de Prusse et Napoléon.</span> + +<p>Depuis la bataille d'Eylau, plusieurs parlementaires étaient allés et +venus de Kœnigsberg à Osterode. Sous la première impression de +cette bataille, Napoléon avait fait dire par le général Bertrand au +roi Frédéric-Guillaume, qu'il était prêt à lui rendre ses États, mais +jusqu'à l'Elbe seulement, ce qui entraînait pour ce prince la perte +des provinces de Westphalie, de Saxe et de Franconie, c'est-à-dire un +quart à peu près de la monarchie prussienne, mais ce qui lui assurait +au moins la restitution des trois autres quarts. Napoléon avait ajouté +que, plein d'estime pour le monarque qui régnait sur la Prusse, il +aimait mieux lui accorder cette restitution à lui-même qu'à +l'intervention de la Russie. L'infortuné Frédéric-Guillaume, bien que +le sacrifice fût grand, bien que ses soldats se fussent honorablement +conduits à Eylau, et qu'il se trouvât un peu relevé aux yeux de ses +alliés, ne se faisait aucune illusion; et cette bataille d'Eylau, que +les Russes appelaient presque une victoire, n'était à ses yeux qu'une +sanglante défaite, dont toute la différence avec Iéna, avec +Austerlitz, était d'avoir coûté plus de sang aux Français, et de +n'avoir pas amené, grâce à la saison, des résultats aussi décisifs. +<span class="sidenote">Le parti de la guerre empêche qu'on ne profite des +dispositions de Napoléon, un moment bienveillantes pour la Prusse.</span> +Il +était persuadé qu'au printemps les Français mettraient à la guerre une +fin prompte et désastreuse. Mais la reine, mais le parti <span class="pagenum"><a id="page457" name="page457"></a>(p. 457)</span> de +la guerre, excités par les derniers événements militaires, par les +influences russes, dont on était malheureusement trop rapproché à +Kœnigsberg, n'appréciaient pas la situation avec un jugement aussi +sain que le roi, et, en dictant une réponse évasive aux paroles +amicales que le général Bertrand avait mission de transmettre, +empêchèrent qu'on ne profitât des dispositions de Napoléon, +momentanément pacifiques.</p> + +<p>Ainsi l'acharnement de la lutte avec la Russie avait pour un instant +ramené Napoléon vers la Prusse. Il aurait été heureux, que, revenant +tout à fait à elle, et lui rendant non-seulement ses provinces au delà +de l'Elbe, mais ses provinces en deçà, il eût cherchée se la rattacher +définitivement, par cet acte aussi généreux que politique. Mais +retrouvant le roi Frédéric-Guillaume faible, incertain, dominé, il fut +de nouveau convaincu qu'on ne pouvait pas compter sur la Prusse, et, à +partir de ce jour, il ne songea plus à elle, que pour la dédaigner, la +maltraiter et l'amoindrir. Un peu moins enivré cependant qu'après +Iéna, il était de nouveau conduit à croire que pour maîtriser le +continent et en exclure l'influence anglaise, que pour <em>vaincre la mer +par la terre</em>, il lui fallait non-seulement des victoires, mais une +grande alliance. Il l'avait cru après Marengo et Hohenlinden; il +l'avait cru après Austerlitz et avant Iéna; le lendemain d'Iéna, sans +le croire moins, il avait cessé un moment d'y penser; mais il le +croyait de nouveau après Pultusk et Eylau, et, méditant toujours sur +sa situation au milieu des difficultés de cette guerre, il cherchait +quelle alliance il pourrait se <span class="pagenum"><a id="page458" name="page458"></a>(p. 458)</span> donner. La Prusse mise de +côté, restaient la Russie, avec laquelle il était aux prises, et +l'Autriche, qui, sous les apparences de la neutralité, préparait des +armements sur ses derrières. +<span class="sidenote">Napoléon ramené à l'idée d'une grande alliance +continentale, pense qu'il sera conduit à choisir entre la Russie ou +l'Autriche.</span> +<span class="sidenote">Les dispositions manifestées par les officiers et les +soldats de l'armée russe, portent Napoléon à croire qu'une alliance +avec la Russie serait possible.</span> +Bien que la cour de Russie, excitée par +les suggestions britanniques et par la jactance du général Benningsen, +parût plus animée que jamais, ses généraux, ses officiers, ses +soldats, qui supportaient le poids de cette affreuse guerre, qui se +trouvaient réduits de moitié par les journées de Czarnowo, de Pultusk, +de Golymin, d'Eylau, qui, grâce à une administration barbare, vivaient +de quelques pommes de terre découvertes sous la neige avec la pointe +de leurs baïonnettes, éprouvaient de tout autres sentiments et +tenaient un tout autre langage que les courtisans de +Saint-Pétersbourg. Pleins d'admiration pour l'armée française, ne +ressentant contre elle aucune de ces haines nationales, que le +voisinage ou même une commune origine inspirent quelquefois aux +peuples, ils se demandaient pourquoi on leur faisait verser leur sang +au profit des Anglais, qui ne se hâtaient guère de les soutenir, et +des Prussiens, qui ne savaient guère se défendre.</p> + +<p>L'idée que la France et la Russie, à la distance où elles sont l'une +de l'autre, n'avaient rien à se disputer, se présentait à l'esprit des +militaires russes qui raisonnaient, et se retrouvait dans chacun de +leurs discours. Plusieurs de nos officiers, faits prisonniers et +rendus après échange, avaient recueilli sur ce sujet les propos les +plus significatifs, de la bouche même du plus brave des généraux +russes, du prince Bagration, celui qui tour à tour commandait les +avant-gardes ou les arrière-gardes russes, les avant-gardes <span class="pagenum"><a id="page459" name="page459"></a>(p. 459)</span> +quand on attaquait, les arrière-gardes quand on battait en retraite.</p> + +<p>Ces détails rapportés à Napoléon lui donnaient à penser. Il se disait, +même au milieu des horreurs de la guerre présente, que c'était +peut-être avec la Russie qu'il fallait finir par s'entendre, pour +fermer à l'Angleterre les ports et les cabinets du continent. Mais si +cette alliance pouvait se concevoir, ce n'était pas entre deux +batailles, quand on était réduit à communiquer aux avant-postes par un +trompette, qu'on trouverait le moyen de la préparer et de la conclure. +<span class="sidenote">Ne s'arrêtant que passagèrement à l'idée d'un rapprochement +avec la Russie, Napoléon songe à l'Autriche, et veut la faire +expliquer définitivement.</span> +Cette impossibilité actuelle l'obligeait à se reporter vers +l'Autriche. Se rappelant ce que lui avait dit à Wurzbourg l'archiduc +Ferdinand, il était de nouveau conduit à penser à une alliance avec la +cour de Vienne, malgré les armements dont elle le menaçait, surtout en +songeant qu'il avait maintenant la faculté de lui rendre, ce qui +l'aurait comblée de joie un demi-siècle auparavant, la Silésie, cette +Lombardie du Nord, qu'elle avait tant regrettée, tant fait d'efforts +pour recouvrer, au point d'en être devenue pendant trente années +l'alliée de la France. Transporté du bivouac d'Osterode au château de +Finkenstein, et là, tantôt parcourant ses cantonnements à cheval et +faisant jusqu'à trente lieues en un jour, tantôt correspondant avec +ses agents en Pologne pour l'approvisionnement de l'armée ou avec ses +ministres à Paris pour l'administration de l'Empire, tantôt enfin, au +milieu des longues nuits du Nord, ruminant dans sa tête des plans de +politique générale, il avait fini, après avoir pesé toutes les +alliances, par se réduire à deux et par se dire qu'il fallait choisir +entre <span class="pagenum"><a id="page460" name="page460"></a>(p. 460)</span> celle de l'Autriche ou celle de la Russie. En +correspondance avec M. de Talleyrand, qui était resté à Varsovie et +qui dirigeait de là les relations extérieures, il lui avait écrit: +«<em>Il faut que tout cela finisse par un système avec la Russie ou par +un système avec l'Autriche</em>. Pensez-y bien, arrêtez vos idées, et +obligez l'Autriche à s'expliquer définitivement avec nous.»</p> + +<span class="sidenote">Difficulté de pénétrer les desseins de l'Autriche.</span> + +<span class="sidenote">Assertions contradictoires de M. Andréossy à Vienne, et de +M. de Vincent à Varsovie.</span> + +<p>Mais l'Autriche se couvrait de voiles impénétrables. Tandis que le +général Andréossy, notre ambassadeur à Vienne, signalait chaque jour +des actes inquiétants, tels que des levées d'hommes, des achats de +chevaux, des formations de magasins, le général baron de Vincent, au +contraire, envoyé à Varsovie par la cour d'Autriche, ne cessait +d'affirmer, avec la plus grande apparence de franchise, que l'Autriche +épuisée était incapable de faire la guerre; qu'elle était résolue à ne +pas rompre la paix, à moins qu'on ne lui fit endurer des traitements +impossibles à supporter; que, si elle prenait quelques précautions, il +ne fallait pas y voir des préparatifs hostiles ou menaçants pour la +France, mais des mesures de prudence commandées par une guerre +effroyable, qui embrassait le cercle entier de ses frontières, et +surtout par l'état des Gallicies, fort émues du soulèvement de la +Pologne. M. de Talleyrand s'était laissé persuader à tel point, qu'il +dénonçait sans cesse le général Andréossy à Napoléon, comme un agent +dangereux, observant et jugeant mal ce qui se passait autour de lui, +et capable, si on l'écoutait, de brouiller les deux cours, à force de +rapports inexacts et malveillants.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon, plus touché des assertions de M. Andréossy que de +celles de M. de Vincent, fait adresser à l'Autriche une suite +questions pressantes.</span> + +<p>Napoléon, bien qu'il fût, tout comme un autre, <span class="pagenum"><a id="page461" name="page461"></a>(p. 461)</span> porté à +croire ce qui lui plaisait, bien qu'il aimât à penser que l'Autriche +ne pouvait pas se relever des coups reçus à Ulm et à Austerlitz, que +jamais elle n'oserait manquer à une parole, à lui donnée en personne, +au bivouac d'Urchitz, Napoléon, éclairé par le danger, se fiait plus +aux rapports du général Andréossy qu'à ceux de M. le baron de +Vincent.—Oui, écrivait-il à M. de Talleyrand, le général Andréossy +est un esprit entier, un observateur médiocre, exagérant probablement +ce qu'il aperçoit, mais vous êtes un esprit crédule, aussi enclin à +vous laisser séduire qu'habile à séduire les autres. Il suffit de vous +flatter pour vous tromper. M. de Vincent vous abuse en vous caressant. +L'Autriche nous craint, mais elle nous hait; elle arme pour profiter +d'un revers. Si nous remportons une grande victoire au printemps, elle +se conduira comme M. d'Haugwitz le lendemain d'Austerlitz, et vous +aurez eu raison. Mais si la guerre est seulement douteuse, nous la +trouverons en armes sur nos derrières. Cependant il faut l'obliger à +se prononcer. C'est en effet une grande faute à elle de ne pas +s'entendre aujourd'hui avec nous, et de ne pas profiter d'un moment où +nous sommes maîtres de la Prusse, pour recouvrer par nos mains ce que +Frédéric lui a jadis enlevé. Elle peut, si elle le veut, se dédommager +en un jour de tout ce qu'elle a perdu en un demi-siècle, et refaire la +fortune de la maison d'Autriche, si fort amoindrie, tantôt par la +Prusse, tantôt par la France. Mais il faut qu'elle s'explique. +Désire-t-elle des indemnités pour ce qu'elle a perdu? Je lui offre la +Silésie. L'état de l'Orient l'inquiète-t-il <span class="pagenum"><a id="page462" name="page462"></a>(p. 462)</span> Je suis prêt à la +rassurer sur le sort du bas Danube, en disposant, comme elle le +voudra, de la Moldavie et de la Valachie. Notre présence en Dalmatie +lui est-elle un sujet d'ombrage? Je suis tout disposé à faire à cet +égard des sacrifices, au moyen d'un échange de territoire. Ou bien, +enfin, est-ce la guerre qu'elle prépare, pour essayer une dernière +fois de la puissance de ses armes, en profitant de la réunion du +continent entier contre nous? Soit, j'accepte ce nouvel adversaire. +Mais qu'elle n'espère pas me surprendre. Il n'y a que des femmes et +des enfants qui puissent croire que j'irai m'enfoncer dans les déserts +de la Russie, sans avoir pris mes précautions. L'Autriche ne me +trouvera pas au dépourvu. Elle rencontrera en Saxe, en Bavière, en +Italie, des armées prêtes à lui résister. Elle me verra par une marche +en arrière retomber sur elle de tout mon poids, l'accabler, la traiter +plus mal qu'aucune des puissances que j'aie jamais vaincues. Je ferai +de son manque de foi un exemple terrible, éclatant, dont le sort +actuel de la Prusse ne saurait donner une idée. Qu'elle s'explique +donc, et que je sache à quoi m'en tenir sur ses dispositions.—</p> + +<span class="sidenote">M. de Talleyrand, stimulé par Napoléon, cherche par tous +les moyens à deviner le secret de M. de Vincent.</span> + +<p>Napoléon recommanda à M. de Talleyrand de ne laisser aucun repos à M. +de Vincent, et de jeter la sonde à coups répétés dans les profondeurs +de la politique autrichienne. M. de Talleyrand, stimulé par +l'Empereur, partageait son temps en exhortations auprès du +gouvernement polonais, pour avoir des vivres et des charrois, et en +conversations avec M. de Vincent, pour lui arracher, par cent +entretiens divers, le secret de sa cour.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page463" name="page463"></a>(p. 463)</span> Il cherchait ce secret dans les moindres paroles de l'envoyé +autrichien, dans les moindres mouvements de son visage. Tantôt il +était avec lui confiant et caressant, et tâchait de provoquer sa +franchise par un abandon sans bornes. Tantôt il essayait de le +surprendre et de l'agiter, en lui présentant brusquement, et avec une +colère simulée, les tableaux d'armement reçus de Vienne. M. de +Vincent, que ce fût habileté ou sincérité, répétait toujours son dire, +qu'à Vienne on ne voulait ni ne pouvait faire la guerre, et qu'on se +bornait à se garder, sans songer à attaquer personne. Cependant, +lorsque M. de Talleyrand s'avançant davantage, parla tantôt de la +Silésie, tantôt des provinces du Danube, tantôt de la Dalmatie, comme +prix d'une alliance, le ministre autrichien répondit qu'il n'avait pas +d'instructions pour de si grandes affaires, et demanda à en référer à +sa cour, ce qu'il fit en communiquant tout de suite à M. de Stadion +les ouvertures de M. de Talleyrand.</p> + +<span class="sidenote">M. de Stadion ministre des affaires étrangères d'Autriche.</span> + +<p>M. de Stadion dirigeait alors les affaires étrangères de l'Autriche, +dans un sens plus hostile encore à la France que n'avaient fait les +Cobentzel, mais, il faut lui rendre cette justice, en cachant moins +ses sentiments hostiles sous les dehors de la cordialité. Du reste, +quoique plein de haine, il savait se contenir, et observait une +réserve convenable. +<span class="sidenote">Politique du cabinet autrichien dans le moment.</span> +Le secret de M. de Stadion et de sa cour était +facile à pénétrer, moyennant qu'on écartât les apparences qui +plaisaient, pour s'en rapporter au fond des choses qui n'avait pas de +quoi plaire. L'Autriche armait pour profiter de nos revers, ce qui de +sa part n'avait rien que de fort naturel, et c'était une grave erreur +de <span class="pagenum"><a id="page464" name="page464"></a>(p. 464)</span> croire qu'avec des offres brillantes, on pourrait ramener +à nous cette puissance vindicative. Elle était animée en effet d'une +haine qui l'eût empêchée d'apprécier sainement des avantages solides +et réels, si on les lui avait offerts, à plus forte raison des +avantages insuffisants, tels qu'une portion de la Silésie, de la +Moldavie ou de la Dalmatie, avantages fort inférieurs à tout ce +qu'elle avait perdu depuis quinze années. Toutefois elle les aurait +acceptés sans doute, tout insuffisants qu'ils étaient, si elle eût +pensé que, dans l'état du monde, quelque chose pût être donné d'une +manière solide et durable. Mais, au milieu du remaniement continuel +des États européens, elle ne croyait à rien de stable, et elle n'était +pas disposée à prendre, pour dédommagement de provinces héréditaires, +anciennement attachées à sa maison, des provinces données par la +politique du moment, pouvant être retirées aussi légèrement qu'elles +seraient données, et qu'il eût fallu d'ailleurs acheter par une guerre +contre ses alliés ordinaires, au profit de celui qu'elle accusait +d'être l'auteur de tous ses maux. Ainsi, de la part de Napoléon, rien +ne devait lui inspirer attrait ou confiance. Son refus à toutes les +offres qui viendraient de lui était certain d'avance. +<span class="sidenote">L'Autriche, pressée de questions, se tire d'embarras par +une offre de médiation.</span> +Mais, pressée de +questions, elle ne pouvait se renfermer, ou dans un silence absolu, ou +dans un refus général d'écouter aucune proposition. Elle imagina donc +une démarche qui lui fournissait, pour l'instant, une réponse +convenable, et qui lui assurait plus tard le moyen de profiter des +événements, quels qu'ils fussent. En conséquence, elle eut l'idée +d'offrir à la France sa médiation auprès des cours belligérantes. +<span class="pagenum"><a id="page465" name="page465"></a>(p. 465)</span> Rien n'était mieux calculé pour le présent et pour l'avenir. +Pour le présent, elle prouvait qu'elle voulait la paix, en y +travaillant elle-même. Pour l'avenir, elle travaillait franchement à +cette paix, et elle avait soin d'en diriger les conditions dans un +sens conforme à sa politique, si Napoléon était victorieux. Si au +contraire Napoléon était vaincu, ou seulement demi-victorieux, elle +passait d'une médiation modeste à une médiation imposée. Elle le +modérait ou l'accablait selon les circonstances. Elle se ménageait, en +un mot, un moyen d'entrer à volonté dans la querelle, et, une fois +entrée, de s'y conduire suivant ce que lui conseillerait la fortune.</p> + +<span class="sidenote">Manière dont M. de Stadion fait motiver l'offre de la +médiation autrichienne.</span> + +<p>M. de Stadion chargea M. le baron de Vincent de répondre à M. de +Talleyrand, qu'on était à Vienne fort sensible aux offres de +l'empereur des Français mais que, si avantageuses que fussent ces +offres, on ne pouvait les accepter, car elles entraîneraient la +guerre, ou avec les Allemands dont on était les compatriotes, ou avec +les Russes dont on était les alliés, et que la guerre, on ne la +voulait pour aucune cause, ni avec personne, car on se déclarait +incapable de la soutenir (aveu peu dangereux dans un moment où +l'Autriche faisait les préparatifs militaires les plus imposants); que +l'on recherchait la paix, la paix seule, qu'on la préférait aux plus +belles acquisitions; qu'en preuve de cet amour de la paix, on offrait +de s'interposer pour la négocier, et que, si la France s'y prêtait, on +se chargeait d'y amener les cabinets de Berlin, de Saint-Pétersbourg +et de Londres; que déjà M. de Budberg, ministre de l'empereur +Alexandre, consulté sur ce sujet, avait accueilli les bons offices de +<span class="pagenum"><a id="page466" name="page466"></a>(p. 466)</span> la cour de Vienne, et qu'à Londres un autre cabinet ayant +pris la direction des affaires (celui de MM. Castlereagh et Canning), +il y avait chance de rencontrer des dispositions pacifiques chez ces +nouveaux représentants de la politique anglaise, car ils seraient +probablement charmés de se populariser en Angleterre, en donnant la +paix à leur avénement. M. de Stadion prescrivait d'ajouter qu'on +s'estimerait heureux, si le tout-puissant empereur des Français voyait +dans cette offre un gage des sentiments de désintéressement et de +concorde qui animaient l'empereur d'Autriche.</p> + +<span class="sidenote">Comment Napoléon interprète l'offre de médiation faite par +l'Autriche.</span> + +<p>Le tout-puissant empereur des Français n'avait pas moins de +clairvoyance que de puissance, et, dès que cette réponse lui fut +envoyée de Varsovie à Finkenstein, il ne s'y trompa point. Il en +saisit la portée avec la promptitude qu'il aurait mise à découvrir les +mouvements d'une armée ennemie sur le champ de bataille.—Ceci, +répondit-il tout de suite à M. de Talleyrand, est un premier pas de +l'Autriche, un commencement d'intervention dans les événements. +Résolue à ne se mêler en rien de la lutte que soutiennent la France, +la Prusse, la Russie et l'Angleterre, elle ne voudrait pas même +risquer de se compromettre, en portant des paroles des unes aux +autres. S'offrir comme médiatrice, c'est se préparer à la guerre, +c'est se ménager un moyen décent d'y prendre part, moyen dont elle a +besoin, après les déclarations de cabinet à cabinet, après les +serments de souverain à souverain, par lesquels elle a promis d'y +demeurer à jamais étrangère. Ce qui nous arrive est un malheur, +ajouta Napoléon, car cela nous présage <span class="pagenum"><a id="page467" name="page467"></a>(p. 467)</span> la présence d'une +armée autrichienne sur l'Oder et l'Elbe, tandis que nous serons sur la +Vistule. Mais repousser cette médiation est impossible. Ce serait une +contradiction avec notre langage ordinaire, qui a toujours consisté à +nous présenter comme disposés à la paix. Ce serait surtout nous +exposer à précipiter les déterminations de l'Autriche par un refus +péremptoire, qui la blesserait et l'obligerait à prendre une +résolution immédiate. +<span class="sidenote">Réponse évasive de Napoléon à l'offre de l'Autriche.</span> +Il faut donc gagner du temps, et répondre que +l'offre de médiation est trop indirecte, pour qu'on l'accepte +positivement; mais que dans tous les cas, les bons offices de la cour +de Vienne seront toujours reçus avec gratitude et confiance.—</p> + +<p>M. de Talleyrand, dirigé par Napoléon, fit à M. de Vincent la réponse +qui lui était prescrite, et montra une certaine disposition à accepter +la médiation de l'Autriche, mais sembla douter en même temps que +l'offre de cette médiation fût sérieuse. M. de Vincent affirma au +contraire que cette offre était parfaitement sérieuse, et déclara du +reste qu'il allait en référera sa cour. +<span class="sidenote">L'Autriche réplique par une proposition formelle de +médiation.</span> +Il écrivit donc à M. de +Stadion, qui de son côté ne fit point attendre sa réponse. Sous +très-peu de jours, en effet, la cour de Vienne annonça qu'elle était +prête à passer de simples pourparlers à une proposition formelle, +qu'elle avait la certitude de faire accepter sa médiation à +Pétersbourg et à Londres, qu'elle en adressait au surplus, le jour +même, l'offre positive, tant à la France qu'à la Prusse, à la Russie, +à l'Angleterre, et qu'elle attendait sur ce sujet l'expression précise +des intentions de l'empereur Napoléon.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page468" name="page468"></a>(p. 468)</span> Cette réponse si prompte et si nette, appuyée d'armements +dont on ne pouvait plus douter, parut à Napoléon un acte extrêmement +grave, dont il était impossible de se dissimuler la portée, auquel +malheureusement on ne pouvait répliquer que par une acceptation, mais +contre les suites duquel il fallait se prémunir au moyen de +précautions immédiates et imposantes. Il écrivit en ce sens à M. de +Talleyrand, et lui envoya de Finkenstein le modèle de note qu'on va +lire. Il le prévint en même temps qu'il allait ajouter à cette note +des préparatifs nouveaux, plus formidables que jamais, et dont il +faudrait informer l'Autriche sur-le-champ, pour qu'elle sût de quelle +manière serait accueillie son intervention, amicale ou hostile, +diplomatique ou belliqueuse.</p> + +<span class="sidenote">Note par laquelle Napoléon accepte la médiation de +l'Autriche.</span> + +<p>La réponse à l'offre de médiation était ainsi conçue: «Le soussigné +ministre des relations extérieures a mis sous les yeux de Sa Majesté +l'Empereur et Roi, la note qui lui a été remise par M. le baron de +Vincent.</p> + +<p>»L'Empereur accepte pour lui et ses alliés l'intervention amicale de +l'empereur François II pour le rétablissement de la paix, si +nécessaire à tous les peuples. Il n'a qu'une crainte, c'est que la +puissance qui jusqu'ici paraît s'être fait un système d'asseoir sa +puissance et sa grandeur sur les divisions du continent, ne cherche à +faire sortir de ce moyen de nouveaux sujets d'aigreur et de nouveaux +prétextes de dissensions. Cependant, toute voie qui peut faire espérer +la cessation de l'effusion du sang et porter enfin des consolations +parmi tant de familles, ne doit pas être négligée <span class="pagenum"><a id="page469" name="page469"></a>(p. 469)</span> par la +France, qui, au su de toute l'Europe, a été entraînée malgré elle dans +la dernière guerre.</p> + +<p>»L'empereur Napoléon trouve d'ailleurs dans cette circonstance une +occasion naturelle et éclatante de témoigner au souverain de +l'Autriche la confiance qu'il lui inspire, et le désir qu'il a de voir +se resserrer entre les deux peuples les liens qui ont fait dans +d'autres temps leur prospérité commune, et qui peuvent aujourd'hui, +plus que toute autre chose, consolider leur tranquillité et leur +bien-être.»</p> + +<span class="sidenote">Immense développement donné par Napoléon à ses forces.</span> + +<p>Ces pourparlers avaient occupé tout le mois de mars. La saison était +devenue rigoureuse. Le froid qu'on avait vainement attendu en hiver, +se faisait sentir au printemps. Les opérations militaires devaient +donc être encore ajournées. Napoléon résolut de profiter de ce retard, +pour donner à ses forces un développement immense, et aussi formidable +en apparence qu'il le serait en réalité. Son intention était, sans +trop dégarnir l'Italie ou la France, d'augmenter d'un tiers au moins +son armée active, et de former sur l'Elbe une armée de réserve de cent +mille hommes, afin d'être en mesure d'écraser tant les Russes que les +Prussiens dès l'ouverture de la campagne, et de pouvoir au besoin se +retourner contre l'Autriche, si elle se décidait à prendre part à la +guerre.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon appelle une nouvelle conscription, et convoque en +mars 1807 celle de 1808.</span> + +<p>Pour arriver à ce double résultat, il résolut d'appeler une nouvelle +conscription, celle de 1808, quoiqu'on ne fût qu'en mars 1807. Il +avait déjà appelé celle de 1807 en 1806, et celle de 1806 en 1805, +dans l'intention de procurer aux jeunes conscrits douze ou quinze +mois d'apprentissage, et de tenir <span class="pagenum"><a id="page470" name="page470"></a>(p. 470)</span> ses dépôts toujours pleins. +L'effectif général de l'armée française, qui avait été porté de 502 +mille hommes à 580 mille par la conscription de 1807, allait être +élevé à 650 environ par celle de 1808, les alliés non compris. Grâce à +l'art avec lequel il maniait ses ressources, Napoléon devait trouver +dans cet accroissement d'effectif le moyen de pourvoir à tous ses +besoins, et de faire face à tous les événements.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon rédige lui-même le décret pour la levée de la +conscription de 1808, et l'envoie au prince Cambacérès avec ordre de +ne pas écouter une seule objection.</span> + +<p>Mais il y avait quelque difficulté, après avoir appelé en novembre +1806 la conscription de 1807, d'appeler encore en mars 1807 celle de +1808. C'était faire deux appels en cinq mois, et lever 150 mille +hommes à la fois. Napoléon rédigea lui-même le décret, l'envoya +sur-le-champ à l'archichancelier Cambacérès, qui le remplaçait à la +tête du gouvernement, à M. Lacuée, qui était chargé des appels, et +leur dit à l'un et à l'autre, que les objections auxquelles de +pareilles mesures pouvaient donner lieu, il les connaissait et les +prévoyait, mais qu'il ne fallait pas s'y arrêter un instant, car une +seule objection élevée, dans le Conseil d'État ou le Sénat, +l'affaiblirait en Europe, lui mettrait l'Autriche sur les bras, et +qu'alors ce ne seraient pas une ou deux conscriptions, mais trois ou +quatre qu'on se verrait obligé de décréter, peut-être inutilement, +pour finir par être vaincu.—Il ne faut pas, écrivait-il, considérer +les choses d'un point de vue étroit, mais d'un point de vue étendu; il +faut les considérer surtout sous leurs rapports politiques. Une +conscription annoncée et résolue sans hésiter, conscription que je +n'appellerai peut-être pas, que certainement <span class="pagenum"><a id="page471" name="page471"></a>(p. 471)</span> je n'enverrai +pas à l'armée active, car je n'entends pas soutenir la guerre avec des +enfants, fera tomber les armes des mains de l'Autriche. La moindre +hésitation, au contraire, la porterait à les reprendre et à s'en +servir contre nous. Pas d'objection, répétait-il, mais une exécution +immédiate et ponctuelle du décret que je vous adresse, voilà le moyen +d'avoir la paix, de l'avoir prochaine et magnifique.—</p> + +<span class="sidenote">Napoléon fait communiquer le même décret à M. de Vincent à +Varsovie, pour qu'il tienne sa cour avertie du nouveau déploiement +donné aux forces de la France.</span> + +<p>Après avoir expédié ce décret à Paris, Napoléon le fit parvenir à M. +de Talleyrand à Varsovie, avec invitation de le communiquer à M. de +Vincent, avec recommandation expresse de révéler à celui-ci le nouveau +déploiement de forces qui se préparait en France, de lui présenter le +tableau des dépenses qui en résulteraient pour toutes les puissances +belligérantes, et pour l'Autriche en particulier; de lui déclarer sans +détour qu'on avait deviné la pensée de la médiation, qu'on acceptait +cette médiation, mais en sachant ce qu'elle signifiait; qu'offrir la +paix était bien, mais que, la paix, il fallait l'offrir <em>un bâton +blanc à la main</em>; que les armements de l'Autriche, désormais +impossibles à nier, étaient un accompagnement peu convenable d'une +offre de médiation; que du reste on s'expliquait avec cette franchise, +pour prévenir des malheurs, pour en épargner à l'Autriche elle-même; +que, si elle voulait envoyer des officiers autrichiens en France et en +Italie, on prenait l'engagement de leur montrer les dépôts, les camps +de réserve, les divisions en marche, et qu'ils verraient +qu'indépendamment des trois cent mille Français déjà présents en +Allemagne, une seconde armée de cent mille hommes s'apprêtait à +franchir le Rhin <span class="pagenum"><a id="page472" name="page472"></a>(p. 472)</span> pour réprimer tout mouvement hostile de la +part de la cour de Vienne.</p> + +<span class="sidenote">Nouvelles explications de M. de Vincent en recevant les +dernières communications de Napoléon.</span> + +<p>Ces communications venaient fort à propos. M. de Vincent ne put +dissimuler son émotion en apprenant le nouvel accroissement de nos +forces, et protesta mille fois encore, au nom de son gouvernement, des +intentions les plus pacifiques. Les mouvements de troupes dont on se +plaignait, n'étaient, disait-il, que les symptômes d'un travail de +réorganisation, entrepris par l'archiduc Charles, afin de rendre +l'armée autrichienne moins coûteuse, et d'y introduire divers +perfectionnements empruntés aux armées françaises. Si quelques corps +semblaient s'approcher des frontières de la Pologne, ce n'étaient là +que des précautions à l'égard des Gallicies fort agitées de ce qui se +passait dans leur voisinage. L'offre de médiation ne devait être +envisagée que comme une preuve du désir de faire cesser la guerre qui +désolait le monde, et il fallait y voir non l'envie de se mêler à +cette guerre, mais la volonté franche et loyale d'y mettre fin. Du +reste, on en jugerait bientôt par les résultats, et on pourrait +s'assurer alors de la sincérité de l'Autriche par sa persistance à +demeurer neutre.</p> + +<span class="sidenote">Comment est jugé à Paris le décret qui appelle une nouvelle +conscription.</span> + +<p>Les instances de Napoléon à Paris n'arrivaient pas moins à propos que +ses communications à Vienne. Bien que son étoile brillât encore de +tout son éclat, bien que les merveilles d'Austerlitz et d'Iéna +n'eussent encore rien perdu de leur prestige, que l'on fût sensible, +comme on le devait, à ce grand et prodigieux spectacle d'une armée +française hivernant tranquillement sur la Vistule, certains +détracteurs, fort obséquieux en présence de Napoléon, volontiers +dénigrant <span class="pagenum"><a id="page473" name="page473"></a>(p. 473)</span> en son absence, faisaient tout bas quelques +observations amères, sur le sanglant carnage d'Eylau, sur les +difficultés de la guerre portée à ces distances, et il n'aurait pas +fallu beaucoup pour que les esprits, toujours prêts en France à saisir +le côté faible des choses, se laissassent aller à substituer le blâme +à l'admiration continue, dont Napoléon n'avait cessé d'être l'objet +depuis qu'il avait en main les destinées de la France. Le prudent +Cambacérès apercevait ces symptômes, et, redoutant pour le +gouvernement impérial tout ce qui lui pouvait nuire, il aurait voulu +désarmer la critique, en épargnant au pays de nouvelles charges. M. +Lacuée jugeant la situation de moins haut, ne voyant que les +souffrances matérielles de la population, craignait que deux demandes +de 80 mille hommes, renouvelées coup sur coup, l'une en novembre 1806, +l'autre en mars 1807, surtout après celles qui avaient précédé en +1805, demandes qui appelaient des hommes à l'armée sans en rendre un +seul, ne produisissent un effet fâcheux, en privant l'agriculture de +ses bras, les familles de leurs soutiens. MM. Cambacérès et Lacuée +étaient donc disposés l'un et l'autre à présenter quelques objections +et à demander qu'on apportât un certain retard dans les appels. Le +sentiment qui les inspirait était honnête et sage, et il eût été à +désirer pour Napoléon que beaucoup d'hommes eussent eu alors le +courage de lui faire entendre, avant qu'il éclatât, le cri des mères +désolées, cri qui n'était pas menaçant encore, mais qui quelquefois à +la nouvelle d'un grand carnage, comme celui d'Eylau, s'élevait +sourdement dans <span class="pagenum"><a id="page474" name="page474"></a>(p. 474)</span> les cœurs. Toutefois, en disant à Napoléon +la vérité, à titre de leçon profitable pour l'avenir, le mieux pour le +moment était d'exécuter ses volontés, car il n'y avait rien de plus +utile, dans l'intérêt même de la paix, que le nouveau déploiement de +forces qu'il venait de décréter. Aussi les objections de MM. +Cambacérès et Lacuée, envoyées par écrit au quartier général, mais +bientôt étouffées par les lettres postérieures qui en étaient parties +coup sur coup, n'apportèrent aucun retardement à la présentation, à +l'adoption, à l'exécution du décret qui appelait la conscription de +1808.</p> + +<span class="sidenote">Emploi que fait Napoléon de ses nouvelles ressources.</span> + +<p>Napoléon se hâta de faire de ces nouvelles ressources l'usage qui +convenait à ses vastes desseins. Il avait, comme on l'a vu, depuis son +entrée en Pologne, tiré de France sept régiments d'infanterie; de +Paris, le 15<sup>e</sup> léger, le 58<sup>e</sup> de ligne, le premier régiment des +fusiliers de la garde et un régiment municipal; de Brest, le 15<sup>e</sup> de +ligne; de Saint-Lô, le 31<sup>e</sup>; de Boulogne, le 19<sup>e</sup>. +<span class="sidenote">Marche des sept régiments d'infanterie tirés de France, et +des neuf régiments de cavalerie tirés d'Italie.</span> +Il avait tiré +d'Italie cinq régiments de chasseurs à cheval, quatre régiments de +cuirassiers. La plupart de ces corps venaient d'arriver en Allemagne. +Les 19<sup>e</sup>, 15<sup>e</sup> et 58<sup>e</sup> de ligne, le 15<sup>e</sup> léger, s'approchaient de +Berlin, et allaient coopérer au siége de Dantzig. Le 1<sup>er</sup> régiment +des fusiliers de la garde, le régiment de la garde municipale, étaient +en marche. Les quatre régiments de cuirassiers partis d'Italie se +trouvaient déjà sur la Vistule, sous les ordres d'un officier du plus +rare mérite, le général d'Espagne. Des cinq régiments de chasseurs à +cheval, deux, le 19<sup>e</sup> et le 23<sup>e</sup>, avaient rejoint le général Lefebvre +sous <span class="pagenum"><a id="page475" name="page475"></a>(p. 475)</span> Dantzig. Le 15<sup>e</sup> était en remonte en Hanovre. Les deux +autres arrivaient en toute hâte.</p> + +<span class="sidenote">Arrivée des régiments provisoires.</span> + +<p>Les régiments provisoires ou régiments de marche avaient déjà traversé +l'Allemagne, au nombre de douze d'infanterie et de quatre de +cavalerie. Ils avaient été passés en revue sur la Vistule, dissous +selon l'usage, et envoyés aux corps campés sur la Passarge. Ils +remplissaient les vides opérés dans les rangs de l'armée, dont ils +accroissaient le nombre et la confiance, et qui, aux premiers jours de +l'établissement sur la Passarge, présentant à peine 75 ou 80 mille +hommes sur un même point, pouvait en opposer maintenant 100 mille à +une attaque subite. +<span class="sidenote">États des cantonnements.</span> +Les vivres amenés de toutes parts sur la Vistule, +et transportés de la Vistule aux divers cantonnements, par le moyen de +charrois organisés sur les lieux, suffisaient à la ration journalière, +et commençaient à former les approvisionnements de réserve pour le cas +de mouvements imprévus. L'armée, bien chauffée, bien nourrie, était +dans une excellente disposition d'esprit. La grosse cavalerie et la +cavalerie de ligne avaient été conduites sur la basse Vistule, pour y +profiter des fourrages qu'on trouvait en grande quantité vers les +bouches de ce fleuve. Les régiments de cavalerie légère, laissés en +observation sur le front des camps, allaient alternativement goûter le +repos et l'abondance sur les bords de la Vistule. +<span class="sidenote">Soins donnés à la cavalerie.</span> +Napoléon, qui avait +voulu porter la cavaleries de 54 mille hommes, à 60, puis à 70, venait +de donner des ordres pour qu'elle fût portée à 80 mille cavaliers. La +campagne avait déjà consommé 16 mille chevaux, pour 3 ou 4 mille +cavaliers mis hors de <span class="pagenum"><a id="page476" name="page476"></a>(p. 476)</span> combat. Outre les chevaux qu'on avait +pris aux armées prussienne et hessoise, Napoléon en avait acheté 17 +mille en Allemagne, et maintenant il en faisait acheter 12 mille en +France, pour approvisionner les dépôts. Les travaux de Praga, de +Modlin, de Sierock, entièrement achevés, présentaient des ouvrages en +bois aussi solides que des ouvrages en maçonnerie. +<span class="sidenote">Travaux de fortification sur la Vistule.</span> +Les cantonnements +sur la Passarge étaient pourvus de fortes têtes de pont, qui +permettaient de repousser l'ennemi, ou de l'assaillir s'il le fallait. +La situation était non-seulement sûre, mais bonne, autant du moins que +le comportaient le pays et la saison.</p> + +<span class="sidenote">Soins pour la conservation des corps en marche.</span> + +<p>Les corps en marche, grâce aux dépôts d'infanterie et de cavalerie, +établis sur la route, dans lesquels ils déposaient les hommes et les +chevaux fatigués, et prenaient en échange ceux que d'autres corps +avaient laissés antérieurement, les corps en marche comptaient au +terme de leur route le même effectif qu'à leur départ. Les régiments +de cuirassiers partis de Naples étaient arrivés entiers sur la +Vistule. Pour les troupes qui venaient d'Italie, Parme, Milan, +Augsbourg, pour celles qui venaient de France, Mayence, Wurzbourg, +Erfurt, pour les unes et les autres, Wittemberg, Potsdam, Berlin, +Custrin, Posen, Thorn, Varsovie, étaient les relais, où elles +trouvaient tout ce dont elles avaient besoin en vivres, armes, objets +d'habillement fabriqués partout, à Paris comme à Berlin, dans la +capitale conquise, comme dans la capitale conquérante, car Napoléon +voulait nourrir le peuple de l'une et de l'autre. C'est au prix de +ces soins continuels, qu'était pourvue du <span class="pagenum"><a id="page477" name="page477"></a>(p. 477)</span> nécessaire, +maintenue à son effectif, à des distances de quatre à cinq cents +lieues, une armée régulière de 400 mille hommes, nombre chimérique +quand l'antiquité nous le donne (à moins qu'il ne s'agisse de +populations émigrantes), jamais allégué dans les histoires modernes, +et pour la première fois atteint et dépassé à l'époque dont nous +retraçons le souvenir.</p> + +<p>Profitant de la présence de nombreux conscrits dans les dépôts, +Napoléon s'occupa de faire venir de France et d'Italie de nouvelles +troupes, dans la double intention, comme nous l'avons dit, d'augmenter +considérablement l'armée active de la Vistule, et de créer une armée +de réserve sur l'Elbe. +<span class="sidenote">Les régiments provisoires portés à vingt pour l'infanterie, +à dix pour la cavalerie.</span> +Pouvant tirer des dépôts des conscrits tout +formés, il ordonna au maréchal Kellermann de porter jusqu'à vingt le +nombre des régiments provisoires d'infanterie, et jusqu'à dix celui +des régiments provisoires de cavalerie. Mais dans ces régiments ne +devaient entrer que les conscrits parfaitement instruits et +disciplinés. Il imagina une autre combinaison pour utiliser les +conscrits dont l'éducation militaire commençait à peine, ce fut +d'organiser des bataillons dits de garnison, composés d'hommes non +encore instruits, pas même habillés, de les envoyer à Erfurt, Cassel, +Magdebourg, Hameln, Custrin, où ils avaient le temps de se former, et +rendaient disponibles les vieilles troupes laissées dans ces places. +Il fixa l'effectif de ces bataillons à environ 10 ou 12 mille hommes.</p> + +<p>Après s'être occupé des régiments provisoires, destinés au recrutement +des corps établis sur la Vistule, Napoléon voulut aux sept régiments +d'infanterie, aux neuf régiments de cavalerie, déjà tirés <span class="pagenum"><a id="page478" name="page478"></a>(p. 478)</span> de +France et d'Italie, en ajouter d'autres, ce qui était possible, en +ayant recours à beaucoup de combinaisons dont lui seul était capable. +<span class="sidenote">Nouveaux régiments d'ancienne formation tirés de France et +d'Italie.</span> +Il y avait en garnison à Braunau un superbe régiment, le 3<sup>e</sup> de ligne, +comptant trois bataillons de guerre et trois mille quatre cents hommes +présents sous les armes. Napoléon le dirigea sur Berlin, le remplaça à +Braunau par le 7<sup>e</sup> de ligne emprunté à la garnison d'Alexandrie, et +remplaça le 7<sup>e</sup> dans Alexandrie par deux régiments de Naples, battus à +Sainte-Euphémie, et ayant besoin d'être réorganisés. Ne voulant +laisser en Italie que des régiments de dragons, il en fit partir le +14<sup>e</sup> de chasseurs à cheval, qui s'y trouvait encore, ce qui devait +porter à dix le nombre des régiments de cavalerie pris en Italie. Il +ordonna de former à Paris un second régiment de fusiliers de la garde, +ce qui se pouvait, puisqu'on avait, pour choisir des sujets d'élite, +deux conscriptions, celle de 1807 et celle de 1808. Il détacha du camp +de Saint-Lô le 5<sup>e</sup> léger, qui n'y était pas actuellement +indispensable. Il prescrivit d'acheminer de Paris sur le Rhin un +régiment de dragons de la garde, en ce moment campé à Meudon, et qui +dut être monté à Potsdam. Il donna le même ordre relativement au 26<sup>e</sup> +de chasseurs, qui était à Saumur, et que la profonde tranquillité de +la Vendée rendait disponible. Il commanda de mettre en marche un +bataillon des marins de la garde, fort utile pour la navigation de la +Vistule. C'étaient par conséquent trois régiments français +d'infanterie, trois régiments français de cavalerie, plus un bataillon +de marins, qu'il tirait de France et d'Italie, et qui devaient +concourir, soit à compléter les corps existants, <span class="pagenum"><a id="page479" name="page479"></a>(p. 479)</span> soit à +constituer un nouveau corps pour le maréchal Lannes. Ce maréchal tombé +malade à Varsovie, avait été remplacé par Masséna dans le commandement +du cinquième corps, et commençait à se remettre. Napoléon, le siége de +Dantzig fini, voulait, avec une partie des troupes qui l'auraient +exécuté, et les nouveaux régiments amenés de France, former un corps +de réserve, qu'il se proposait de donner à Lannes et d'attacher à +l'armée active. +<span class="sidenote">Napoléon, indépendamment de l'armée active, veut créer une +armée de réserve en Allemagne pour l'opposer à l'Autriche.</span> +Le 8<sup>e</sup> corps, sous le maréchal Mortier, composé de +Hollandais, d'Italiens et de Français, répandu des villes anséatiques +à Stralsund, de Stralsund à Colberg, avait eu jusqu'ici pour objet de +contenir l'Allemagne. La division hollandaise gardait les villes +anséatiques; l'une des deux divisions françaises faisait face aux +Suédois, devant Stralsund; l'autre était à Stettin, prête à concourir +au blocus de Stralsund ou au siége de Dantzig. La division italienne +bloquait Colberg. Une fois les siéges terminés, Napoléon avait résolu +de réunir dans le 8<sup>e</sup> corps toutes les troupes qui étaient françaises, +et de le joindre à l'armée active. Il aurait donc, outre le corps de +Masséna sur la Narew, outre les corps des maréchaux Ney, Davout, +Soult, Bernadotte, Murat, sur la Passarge, deux nouveaux corps sous +Mortier et Lannes, placés entre la Vistule et l'Oder, et se liant avec +la seconde armée qu'il se proposait d'organiser en Allemagne.</p> + +<span class="sidenote">Composition de la seconde armée placée en Allemagne.</span> + +<p>Cette seconde armée, il en créa les éléments de la manière suivante. +Il y avait en Silésie une partie des Bavarois et tous les +Wurtembergeois, achevant, sous le prince Jérôme et le général +Vandamme, les siéges de la Silésie. Il y avait, sur le littoral de la +<span class="pagenum"><a id="page480" name="page480"></a>(p. 480)</span> Baltique, les Hollandais appartenant actuellement au corps de +Mortier, les Italiens, lui appartenant également, les uns établis, +comme nous venons de le dire, dans les villes anséatiques, les autres +devant Colberg. C'étaient de bons auxiliaires, jusqu'ici fidèles, et +commençant à apprendre la guerre à notre école. Napoléon songea à +augmenter le nombre de ces auxiliaires, et à leur donner pour appui +quarante mille Français, de bonnes et vieilles troupes, de manière à +former sur l'Elbe une armée de plus de cent mille hommes.</p> + +<span class="sidenote">Nouveau contingent allemand demandé à la Confédération du +Rhin.</span> + +<p>D'abord il demanda à la Confédération du Rhin, en se fondant sur les +armements suspects de l'Autriche, une nouvelle portion du contingent +qu'il avait droit d'exiger, et qui, devant être de 20 mille hommes, en +procurerait quinze environ. C était un déplaisir à donner aux +gouvernements allemands, nos alliés; mais la guerre actuelle, si elle +se compliquait de l'intervention de l'Autriche, mettait leur récent +agrandissement dans un tel péril, qu'on était autorisé à leur demander +un pareil effort. D'ailleurs, c'étaient les peuples, bien plus que les +gouvernements, qu'on allait mécontenter, et cette considération seule +rendait une pareille exigence regrettable. +<span class="sidenote">Régiments italiens appelés en Allemagne.</span> +Napoléon songea aussi à +demander au nouveau royaume d'Italie deux de ses régiments +d'infanterie et deux de ses régiments de cavalerie. Ce n'était pas en +Italie que les soldats italiens devaient trouver l'occasion +d'apprendre la guerre, mais au Nord, à l'école de la grande armée; et +si les Allemands pouvaient, jusqu'à un certain point, se plaindre de +servir des intérêts qui semblaient n'être pas les leurs, les Italiens +<span class="pagenum"><a id="page481" name="page481"></a>(p. 481)</span> n'avaient aucune plainte de ce genre à élever, car les +intérêts de la France étaient bien ceux de l'Italie, et en leur +apprenant à combattre, on leur apprenait à défendre un jour leur +indépendance nationale.</p> + +<span class="sidenote">Troupes espagnoles attirées en Allemagne, par suite de la +proclamation du prince de la Paix.</span> + +<p>Napoléon conçut une autre idée, qui dans le moment avait toute +l'apparence d'une malice, ce fut de demander des troupes à l'Espagne. +La veille de la bataille d'Iéna, le prince de la Paix, toujours en +trahison, ouverte ou cachée, avait publié une proclamation, par +laquelle il appelait la nation espagnole aux armes, sous le prétexte +étrange que l'indépendance de l'Espagne était menacée. En Espagne, en +France et en Europe on se demandait par qui cette indépendance pouvait +être menacée. La réponse était facile à faire. Le prince de la Paix +avait cru, comme tous les adversaires de la France, à la supériorité +de l'armée prussienne; il avait attendu de cette armée la destruction +de ce qu'on appelait l'ennemi commun. Mais la victoire d'Iéna l'ayant +détrompé, il avait osé dire que sa proclamation avait pour objet de +lever la nation espagnole et de la conduire au secours de Napoléon, +dans le cas où celui-ci en aurait eu besoin. Le mensonge était trop +grossier pour faire illusion. Napoléon s'était contenté de sourire, et +avait remis cette querelle à un autre temps. Cependant il se trouvait +le long des Pyrénées quelques mille Espagnols de bonnes troupes, qui +n'avaient rien à y faire, s'ils n'étaient pas destinés à agir contre +la France. Il se trouvait aussi quelques mille Espagnols à Livourne, +pour garder cette place du royaume d'Étrurie, et qui pouvaient plutôt +servir à la livrer aux Anglais qu'à la défendre. Napoléon paraissant +prendre au sérieux <span class="pagenum"><a id="page482" name="page482"></a>(p. 482)</span> l'explication que le prince de la Paix +donnait de sa proclamation, le remercia de son zèle, et lui demanda +d'en fournir une nouvelle preuve, en l'aidant d'une quinzaine de mille +hommes, tout à fait inutiles, soit aux Pyrénées, soit à Livourne. +Napoléon ajouta qu'il se proposait de mettre en leurs mains le +Hanovre, propriété de l'Angleterre, comme gage de la restitution des +colonies espagnoles. Il ne fallait pas en vérité des raisons aussi +artistement arrangées, pour la bassesse du gouvernement espagnol de +cette époque. À peine la dépêche de Napoléon parvenait-elle à Madrid, +que l'ordre de marche était envoyé aux troupes espagnoles. Environ 9 à +10 mille hommes partaient des Pyrénées, 4 à 5 mille de Livourne. +Napoléon expédia partout les instructions nécessaires, pour qu'on les +reçût, soit en France, soit dans les pays dépendants de ses armes, de +la manière la plus amicale et la plus hospitalière, pour qu'on leur +fournît en abondance des vivres, des vêtements, même de l'argent.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon joint aux Allemands, Italiens, Hollandais, +Espagnols, réunis sur l'Elbe, un fonds de troupes françaises de 40 +mille hommes, et crée ainsi en Allemagne une armée de réserve de 100 +mille hommes.</span> + +<p>Il allait donc avoir sur l'Elbe, des Allemands, des Italiens, des +Espagnols, des Hollandais, au nombre de 60 mille hommes pour le moins. +Les Bavarois et les Wurtembergeois réunis au nouveau contingent exigé +de la Confédération du Rhin, pouvaient former environ 30 mille hommes; +les Hollandais, accrus de quelques troupes, 15 mille; les Espagnols 15 +mille; les Italiens 7 à 8 mille. Pour que ces auxiliaires devinssent +de très-bonnes troupes, il suffisait de leur adjoindre une certaine +quantité de Français. Napoléon imagina un moyen de s'en procurer 40 +mille, et des meilleurs, en les tirant encore d'Italie <span class="pagenum"><a id="page483" name="page483"></a>(p. 483)</span> et de +France. Il avait eu la précaution d'ordonner, long-temps à l'avance, +la mise sur le pied de guerre de l'armée d'Italie. Cinq divisions +d'infanterie étaient tout organisées en Frioul et en Lombardie. +<span class="sidenote">Napoléon tire d'Italie les divisions Boudet et Molitor.</span> +Napoléon résolut d'appeler de Brescia et de Vérone les deux divisions +Molitor et Boudet, divisions excellentes, dignes de leurs chefs, et +qui prouvèrent depuis ce dont elles étaient capables, à Essling et +Wagram. Elles représentaient un effectif de 15 à 16 mille hommes, +presque tous vieux soldats d'Italie, recrutés avec quelques conscrits +des dernières levées. Ces divisions reçurent l'ordre de passer les +Alpes, et de se rendre par Augsbourg, l'une à Magdebourg, l'autre à +Berlin. Un mois et demi suffisait à ce trajet.</p> + +<p>Napoléon affaiblissait ainsi l'Italie; mais l'Italie dans le moment +était loin d'avoir autant d'importance que l'Allemagne. Bien couvert +sur ses derrières, tandis qu'il serait en Pologne, certain de pouvoir +se rejeter, par la Silésie ou par la Saxe, sur la Bohême, et de +terrasser l'Autriche d'un seul coup du revers de son épée, il était +toujours assuré de dégager l'Italie, fût-elle envahie passagèrement. +Il calculait donc très-habilement, en préférant se rendre fort en +Allemagne plutôt qu'en Italie. Ce n'était pas d'ailleurs sans +compensation qu'il affaiblissait cette contrée, car il avait prescrit +de lui envoyer 20 mille conscrits, à prendre sur les classes de 1807 +et de 1808, et il ordonnait en outre d'extraire les compagnies d'élite +des bataillons de dépôt, pour former en Lombardie deux nouvelles +divisions actives, ce que sa prévoyance avait rendu facile, en tenant +les dépôts d'Italie comme ceux de France, toujours pleins <span class="pagenum"><a id="page484" name="page484"></a>(p. 484)</span> et +bien exercés. Il devait donc bientôt avoir, comme auparavant, 60 mille +hommes sur l'Adige, 72 mille avec le corps de Marmont, 90 en reportant +un fort détachement de Naples vers Milan.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon se prépare à attirer en Allemagne les camps de +réserve formés en Bretagne et en Normandie.</span> + +<p>Mais 15 mille Français ne suffisaient pas sur l'Elbe, pour servir de +lien et d'appui aux 60 mille auxiliaires qu'il allait y réunir. +Napoléon songeait à tirer encore de France une ressource précieuse. Il +avait formé à Boulogne, Saint-Lô, Pontivy, Napoléonville, quatre +camps, composés d'un certain nombre de ses plus vieux régiments, de +ceux qui avaient besoin de se reposer et de se recruter, et il les +avait abondamment pourvus de tout ce qui leur était nécessaire en +hommes et en matériel. Ces régiments présentaient une force d'à peu +près 36 mille hommes. Ils devaient être secondés, comme on l'a vu, par +quelques détachements de gardes nationales, dont 6,000 hommes à +Saint-Omer, 3,000 à Cherbourg, 3,000 entre Oléron et Bordeaux, par 10 +mille marins de la flottille de Boulogne, par 3 mille ouvriers +enrégimentés à Anvers, 8 mille à Brest, 3 mille à Lorient, 4 mille à +Rochefort, par 12 mille garde-côtes, et par 3 mille hommes de +gendarmerie, qu'on était toujours à même de réunir sur un point, en +appelant cette milice de vingt-cinq lieues à la ronde. C'était une +force de près de 90 mille hommes le long des côtes, pouvant donner 25 +ou 30 mille hommes sur la partie du littoral qui serait attaquée. +<span class="sidenote">Création de cinq légions pour la garde des côtes.</span> +Napoléon imagina de remplacer les troupes régulières des camps de +Boulogne, Saint-Lô, Pontivy, Napoléonville, par une nouvelle création. +Il ordonna de former cinq légions, composées avec des <span class="pagenum"><a id="page485" name="page485"></a>(p. 485)</span> +officiers pris dans l'armée et avec des conscrits tirés des deux +dernières conscriptions, commandées par cinq sénateurs, fortes chacune +de six bataillons et de six mille hommes, les cinq de trente +bataillons et de 30 mille hommes. Elles devaient faire leur éducation +en stationnant sur les côtes de l'Océan. L'état de guerre, permanent +en France depuis quatre-vingt-douze, avait procuré une telle quantité +d'officiers, qu'on ne manquait jamais de cadres pour les créations de +nouveaux corps. Les éléments de ces cinq légions ne pouvaient être +réunis, il est vrai, avant deux ou trois mois, c'est-à-dire avant la +fin de mai ou le commencement de juin; mais les troupes des camps +n'allaient pas quitter encore le littoral. Si en mai, juin, on ne +voyait pas les Anglais se diriger sur les côtes de France, si on les +voyait au contraire faire voile vers les côtes de l'Allemagne, +vingt-cinq mille vieux soldats des camps devaient suivre le mouvement +des escadres anglaises, remonter en même temps qu'elles les bords de +la Manche, de la mer du Nord, de la Baltique, par la Normandie, la +Picardie, la Hollande, le Hanovre, le Mecklembourg, et venir se +joindre en Allemagne aux deux divisions Boudet et Molitor. Ils avaient +ordre d'exécuter cette marche plus tôt, si la conduite de l'Autriche +le rendait nécessaire, et ils devaient, dans tous les cas, laisser +après eux les cinq nouvelles légions, dont la présence serait utile, +même avant que leur organisation fût achevée.</p> + +<p>Au moyen de cette combinaison, Napoléon allait avoir, avec les +divisions Boudet et Molitor, avec les 25 mille hommes tirés de la +Normandie et de la Bretagne, <span class="pagenum"><a id="page486" name="page486"></a>(p. 486)</span> avec les 60 ou 70 mille +auxiliaires, Allemands, Italiens, Espagnols, Hollandais, un second +rassemblement de plus de 100 mille hommes, sur l'Elbe, indépendamment +des deux corps des maréchaux Mortier et Lannes, dont le rôle était de +lier l'armée de réserve avec la grande armée active de la Vistule. +Doué d'un admirable talent pour mouvoir ses masses, il pouvait, en +repliant sa queue sur sa tête, ou sa tête sur sa queue, sa gauche sur +sa droite, ou sa droite sur sa gauche, porter le gros de ses forces, +ou en avant sur le Niémen, ou en arrière sur l'Elbe, ou à droite sur +l'Autriche, ou à gauche sur le littoral. Avec tout ce qu'il venait +d'amener, avec tout ce qu'il devait amener plus tard, il ne compterait +pas moins de 440 mille hommes en Allemagne, dont 360 mille Français et +80 mille alliés. Jamais de tels moyens n'avaient été réunis avec cette +puissance, avec cette vigueur, avec cette promptitude.</p> + +<p>De tous ces renforts il n'y avait d'arrivés que les nouveaux régiments +tirés de France et d'Italie, les régiments provisoires qui chaque jour +venaient recruter les rangs de la grande armée, les Bavarois et +Wurtembergeois agissant en Silésie, les Hollandais sur la Baltique, et +les troupes de Mortier répandues devant Stralsund, Colberg et Dantzig +Les ordres étaient partis pour les divisions Boudet et Molitor, pour +les autres troupes italiennes, allemandes, espagnoles et françaises.</p> + +<span class="sidenote">Le maréchal Brune chargé du commandement de l'armée de +réserve formée en Allemagne.</span> + +<p>Le maréchal Brune, qui se trouvait au camp de Boulogne en qualité de +général en chef, et que recommandait toujours le souvenir du Helder, +fut appelé <span class="pagenum"><a id="page487" name="page487"></a>(p. 487)</span> à Berlin, pour être mis à la tête de la seconde +armée rassemblée en Allemagne.</p> + +<p>Pendant ce temps les siéges continuaient. Avant de raconter les +vicissitudes du plus important de tous ces siéges, de celui qui +remplit l'hiver de faits mémorables, il faut mentionner un accident, +qui faillit compromettre sérieusement la sécurité de nos derrières. Le +maréchal Mortier, commandant du 8<sup>e</sup> corps, et ayant depuis le départ +du roi Louis quatre divisions sous ses ordres, une hollandaise, une +italienne, deux françaises, avait placé vers les bouches de l'Elbe la +division hollandaise, laissé devant Stralsund la division française +Grandjean, posté à Stettin la division française Dupas, et porté la +division italienne devant Colberg, pour contenir les partisans +incommodes que la garnison de cette place jetait entre la Vistule et +l'Oder. Ajoutons que des six régiments composant les deux divisions +françaises, on en avait pris quatre, le 2<sup>e</sup> léger pour le diriger sur +Dantzig, le 12<sup>e</sup> léger pour l'envoyer à Thorn, les 22<sup>e</sup> et 65<sup>e</sup> de +ligne pour renforcer l'armée sur la Passarge. On avait donné en +compensation au maréchal Mortier, le 58<sup>e</sup> arrivé de Paris, et on lui +destinait en outre plusieurs des régiments qui venaient de France. Il +n'avait donc pu laisser au général Grandjean que deux régiments +français, le 4<sup>e</sup> léger et le 58<sup>e</sup> de ligne. Il avait amené avec lui le +72<sup>e</sup>, afin d'appuyer les Italiens devant Colberg.</p> + +<span class="sidenote">Les Suédois font une tentative vers Stralsund.</span> + +<p>C'est ce moment que les Suédois choisirent pour tenter une entreprise +sur nos derrières. Ils occupaient toujours Stralsund, place maritime +importante de la Poméranie suédoise, qui était le pied à terre par +lequel <span class="pagenum"><a id="page488" name="page488"></a>(p. 488)</span> ils descendaient ordinairement en Allemagne. Cette +place eût valu la peine d'un siége, si Dantzig n'avait mérité la +préférence sur toute autre conquête de ce genre. Le roi de Suède, dont +la raison mal réglée devait faire perdre à sa famille le trône, à son +pays la Poméranie et la Finlande, le roi de Suède s'était promis de +déboucher de Stralsund, avec une armée composée de Russes, d'Anglais, +de Suédois, et, nouveau Gustave-Adolphe, d'essayer une descente +brillante sur le continent de l'Allemagne. Mais Napoléon, maître +absolu de ce même continent, avait obligé les troupes suédoises à se +renfermer dans Stralsund, où elles se trouvaient comme bloquées dans +une tête de pont. Le roi de Suède, fort vif avec ses amis comme avec +ses ennemis, manifestait un grand mécontentement de la Russie, mais +surtout de l'Angleterre, qui ne lui envoyait pas un soldat, et qui de +plus lui ménageait les subsides avec une rare parcimonie. Aussi, +renfermé de sa personne dans ses États, depuis qu'il ne lui était plus +permis de voyager sur le continent, vivait-il à Stockholm, triste, +isolé, laissant le général Essen à Stralsund, avec un corps de 15 +mille hommes de bonnes troupes. Le général Essen, averti de ce qui se +passait devant lui, ne résista point à la tentation de forcer la ligne +du blocus, que les Français défendaient avec trop peu de forces. +<span class="sidenote">Le général Grandjean contraint par le général Essen +d'abandonner le blocus de Stralsund.</span> +Il +déboucha, dans les premiers jours d'avril, à la tête de 15 mille +Suédois, contre le général Grandjean qui avait à peine 5 à 6 mille +hommes à leur opposer, dont moitié tout au plus de Français. Le +général Grandjean, après s'être défendu vaillamment devant la place, +se vit menacé d'être tourné sur ses ailes, et fut obligé <span class="pagenum"><a id="page489" name="page489"></a>(p. 489)</span> de +se retirer d'abord sur Ancklam, puis sur Unkermunde et Stettin. (Voir +la carte n<sup>o</sup> 37.) Il fit une retraite en bon ordre, secondé par la +bravoure des Français et des Hollandais, perdit peu de soldats sur le +champ de bataille, mais une assez grande quantité d'effets militaires, +et quelques détachements isolés qui n'avaient pu être recueillis, +surtout dans les îles de Usedom et de Wollin, qui ferment le +Grosse-Haff.</p> + +<p>Cette surprise produisit une certaine émotion sur les derrières de +l'armée, notamment à Berlin, où une population ennemie, profondément +chagrine, avide d'événements, cherchait dans toute circonstance +imprévue un aliment à ses espérances. Mais la fortune de la France, +alors si brillante, ne pouvait laisser à ses adversaires que de +courtes joies. Dans le moment arrivaient sur l'Elbe et l'Oder +quelques-uns des régiments venus de France, entre autres le 15<sup>e</sup> de +ligne, et plusieurs des régiments provisoires de marche. Le général +Clarke, qui administrait Berlin avec sagesse et fermeté, fit partir +sur-le-champ le 15<sup>e</sup> de ligne, pour renforcer le général Grandjean à +Stettin. Il y joignit un régiment provisoire, et divers escadrons de +cavalerie qui étaient disponibles dans le grand dépôt de Potsdam. De +son côté, le maréchal Mortier rebroussa chemin à la tête du 72<sup>e</sup>, et +de plusieurs détachements italiens tirés de Colberg. Ces troupes, +réunies à la division Grandjean, suffisaient pour punir les Suédois de +leur tentative. +<span class="sidenote">Les Suédois vivement ramenés par le maréchal Mortier.</span> +Le maréchal Mortier les distribua en deux divisions, +sous les généraux Grandjean et Dupas, rangea le 72<sup>e</sup>, le 15<sup>e</sup> de ligne +et les Hollandais dans la première, le 4<sup>e</sup> léger, le 58<sup>e</sup> de ligne et +quelques Italiens dans la seconde, laissa les <span class="pagenum"><a id="page490" name="page490"></a>(p. 490)</span> régiments +provisoires pour couvrir sa gauche et ses derrières, et marcha à +l'ennemi avec cette résolution tranquille qui le caractérisait. Il +chassa les Suédois de position en position, les ramena sur la Peene, +passa cette rivière malgré eux, et les rejeta sur Stralsund, avec une +perte de quelques centaines de tués et de deux mille prisonniers. La +course des Suédois, commencée dans les premiers jours d'avril, était +finie le 18. Le général Essen, craignant que la Poméranie entière ne +lui fût bientôt enlevée, voulut la sauver par un armistice. Un +parlementaire vint offrir de sa part au maréchal Mortier de +neutraliser cette province, en y suspendant toute espèce d'hostilités. +Puisqu'il nous était impossible d'assiéger Stralsund, rien ne pouvait +mieux nous convenir que de fermer une issue, par laquelle les Anglais +auraient pu pénétrer en Allemagne, et de rendre en même temps +disponibles pour le siége de Dantzig, les troupes qu'il aurait fallu +laisser dans la Poméranie suédoise. +<span class="sidenote">Armistice qui neutralise la Poméranie suédoise.</span> +Le maréchal Mortier, connaissant à +ce sujet les desseins de Napoléon, consentit à un armistice, en vertu +duquel les Suédois promettaient d'observer une neutralité absolue, de +n'ouvrir la Poméranie à aucun ennemi de la France, et de ne fournir +aucun secours, ni à Colberg, ni à Dantzig. Toute reprise d'hostilités +devait être précédée d'un avis donné dix jours d'avance. L'armistice +fut envoyé à Napoléon afin qu'il y donnât son approbation.</p> + +<p>Napoléon ne pouvait raisonner autrement que son lieutenant, car le +motif, qui l'avait porté à réduire au moindre nombre possible les +troupes placées devant Stralsund, devait le disposer à l'acceptation +d'un <span class="pagenum"><a id="page491" name="page491"></a>(p. 491)</span> armistice qui annulait Stralsund, sans distraire aucune +partie de nos forces pour en faire le blocus. Il accepta donc +l'armistice proposé, à condition que le délai pour dénoncer la reprise +des hostilités serait étendu de dix jours à un mois.</p> + +<p>Le général Essen souscrivit à l'armistice ainsi modifié et l'envoya à +Stockholm, afin d'obtenir la ratification royale. Le maréchal Mortier +dut, en attendant, rester sur la Peene avec ses forces, et les +transporter ensuite vers Stettin, Colberg et Dantzig, en laissant +toutefois les Hollandais, pour surveiller la province neutralisée.</p> + +<p>Du reste, si les Suédois nous avaient servis en adoptant cet +armistice, ils s'étaient servis eux-mêmes, car les forces françaises +s'accumulaient à Berlin. Le 3<sup>e</sup> de ligne, tiré de Braunau, et fort de +3,400 hommes, quatre ou cinq régiments provisoires en marche du Rhin à +l'Elbe, le 15<sup>e</sup> de chasseurs en remonte dans le Hanovre, enfin le 19<sup>e</sup> +de ligne, parti du camp de Boulogne, venaient d'être dirigés sur la +Poméranie. Les Suédois auraient payé de leur destruction totale le +temps qu'ils eussent fait perdre à nos troupes.</p> + +<span class="sidenote">Siége de Dantzig.</span> + +<p>Sur ces entrefaites, Dantzig venait d'être investie, et les travaux du +siége avaient commencé. Napoléon ne voulait d'abord que bloquer cette +place. La guerre se prolongeant, il résolut d'employer l'hiver à la +prendre. +<span class="sidenote">Importance de Dantzig.</span> +Elle en valait la peine. Dantzig, en effet, commande la basse +Vistule, domine les fertiles plaines que ce fleuve parcourt vers son +embouchure, renferme un vaste port, et contient les richesses du +commerce du Nord. Maître de Dantzig, Napoléon <span class="pagenum"><a id="page492" name="page492"></a>(p. 492)</span> ne pouvait plus +être ébranlé dans sa position de la basse Vistule; il enlevait aux +coalisés le moyen de tourner sa gauche, et entrait en possession d'un +immense dépôt de blés et de vins, suffisant pour alimenter l'armée +pendant plus d'une année. Il était donc impossible de mieux utiliser +l'hiver qu'à faire une pareille conquête. Mais elle exigeait un long +siége, tant à cause des ouvrages de la place, que de la forte garnison +chargée de la défendre. Si, dès le début de la campagne, Napoléon +avait pu brusquer un pareil siége, il est présumable que les défenses +de Dantzig, qui étaient en terre et de plus fort négligées, auraient +cédé devant une attaque imprévue. Mais Napoléon n'avait alors ni +troupes disponibles, ni grosse artillerie, et il s'était vu réduit à +bloquer Dantzig avec quelques Allemands et quelques Polonais +auxiliaires, soutenus par un seul régiment français, le 2<sup>e</sup> léger. Le +roi de Prusse averti avait donc eu le temps de mettre en état de +défense une place, qui était le dernier boulevard de son royaume, le +plus vaste dépôt de ses richesses, et, tant qu'elle restait en ses +mains, un danger sérieux pour Napoléon. Il y avait mis une garnison de +18 mille hommes, dont 14 mille Prussiens et 4 mille Russes. Il lui +avait donné pour gouverneur le célèbre maréchal Kalkreuth, en ce +moment oisif et médisant à Kœnigsberg, et fort propre à un tel +commandement. +<span class="sidenote">Le maréchal Kalkreuth chargé de la défense de Dantzig.</span> +Il n'était pas à craindre que ce vieil homme de guerre, +qui venait de condamner à mort le commandant de Stettin, pour avoir +livré le poste confié à sa garde, opposât une médiocre résistance aux +Français. À peine arrivé, le maréchal <span class="pagenum"><a id="page493" name="page493"></a>(p. 493)</span> Kalkreuth acheva de +brûler les riches faubourgs de Dantzig, que son prédécesseur avait +commencé de livrer aux flammes, s'attacha à réparer les ouvrages, à +relever l'esprit de la garnison et à intimider quiconque serait tenté +de se rendre.</p> + +<span class="sidenote">Site et configuration de la ville de Dantzig.</span> + +<p>Dantzig n'était donc plus, en mars 1807, une place ruinée ou négligée, +qu'il fût possible d'enlever par surprise. Outre qu'elle avait un +excellent gouverneur, une puissante garnison, de vastes et solides +ouvrages, elle présentait un site d'un abord extrêmement difficile. +<span class="sidenote">Le delta de la Vistule.</span> +Comme tous les grands fleuves, la Vistule a son delta. Un peu +au-dessous de Mewe (voir la carte n<sup>o</sup> 38), à quinze lieues environ de +la Baltique, elle se divise en deux bras, qui enferment un pays +fertile et riche, qu'on appelle île de Nogath. +<span class="sidenote">L'île de Nogath.</span> +L'un de ces bras, celui +de droite, va, sous le nom de Nogath, se jeter dans le golfe appelé +Frische-Haff; l'autre, celui de gauche, auquel reste le nom de +Vistule, coulant directement au nord, jusqu'à une lieue de la mer, y +rencontre tout à coup un banc de sable, se détourne à l'ouest, et, +après avoir longé ce banc de sable pendant sept à huit lieues, se +redresse au nord et tombe enfin dans la Baltique. C'est à l'embouchure +de ce dernier bras de la Vistule, au milieu d'un pays plat, +extrêmement fertile, souvent inondé, et au pied de quelques hauteurs +sablonneuses, que la ville de Dantzig est située, à plusieurs mille +pas de la mer.</p> + +<span class="sidenote">Le Nehrung.</span> + +<p>Le long banc de sable devant lequel la Vistule se détourne, pour +couler à l'ouest, s'appelle le Nehrung. D'un côté il finit devant +Dantzig, de l'autre il vient, en se prolongeant pendant une vingtaine +<span class="pagenum"><a id="page494" name="page494"></a>(p. 494)</span> de lieues, former l'un des bords du Frische-Haff, et joindre +Kœnigsberg, sauf une coupure à Pillau, coupure naturelle, que les +eaux du Nogath, de la Passarge et de la Prégel ont pratiquée, pour se +décharger du Frische-Haff dans la Baltique. C'est par Pillau en effet +qu'on pénètre du Frische-Haff dans la Baltique, et que passe la +navigation de l'importante ville de Kœnigsberg.</p> + +<p>On peut donc, pourvu qu'on franchisse l'étroite passe de Pillau, +communiquer par terre de Kœnigsberg à Dantzig, en suivant ce banc +de sable du Nehrung, large tout au plus d'une lieue et ordinairement +de beaucoup moins, long de vingt-cinq, ne portant pas un arbre, +excepté près de Dantzig, et couvert à peine de quelques cabanes de +pêcheurs.</p> + +<p>Dantzig, placée sur le bras gauche de la Vistule, celui qui a conservé +ce nom, est à 2,300 toises de la mer, c'est-à-dire à une lieue +environ. (Voir la carte n<sup>o</sup> 41.) +<span class="sidenote">Le fort de Weichselmünde.</span> +Le fort de Weichselmünde, +régulièrement construit, ferme l'embouchure de la Vistule. Pour +abréger le trajet de la place à la mer, un canal, nommé canal de +Laake, a été creusé. Le terrain compris entre le fleuve et le canal +présente une île, qu'on appelle le <em>Holm</em>. +<span class="sidenote">L'île de Holm.</span> +De nombreuses redoutes +établies dans cette île commandent le fleuve et le canal, qui forment +les deux issues vers la mer. +<span class="sidenote">Enceinte de Dantzig.</span> +Enfin, la place elle-même, située au bord +de la Vistule, traversée par une petite rivière, la Motlau, enveloppée +de leurs eaux réunies, enfermée dans une enceinte bastionnée de vingt +fronts, est du plus difficile accès, car elle se trouve entourée d'une +inondation, non pas factice mais naturelle, que l'assiégeant ne +<span class="pagenum"><a id="page495" name="page495"></a>(p. 495)</span> peut pas faire cesser à volonté par des saignées, et contre +laquelle les habitants eux-mêmes ont la plus grande peine à se +défendre à certains moments du jour et de l'année. Dantzig, ainsi +entourée, au nord, à l'est, au sud, de terrains inondés, où l'on ne +peut ouvrir la tranchée, serait donc inabordable, sans les hauteurs +sablonneuses qui la dominent, et qui viennent finir en pentes rapides +au pied de ses murs, vers la face de l'ouest. Aussi n'a-t-on pas +manqué de s'emparer de ces hauteurs au profit de la défense, et les +a-t-on couronnées d'une suite d'ouvrages qui présentent une seconde +enceinte. C'est par ces hauteurs que Dantzig a été généralement +attaquée. En effet, la double enceinte qui occupe leur sommet une fois +prise, on peut accabler la ville de feux plongeants, et il n'est guère +possible qu'elle y résiste. Toutefois cette double enceinte ne laisse +pas que d'être très-difficile à attaquer. Les ouvrages de Dantzig sont +en terre, et présentent, au lieu d'escarpes en maçonnerie, des talus +gazonnés. Mais au pied de ces talus se trouvait alors une rangée de +fortes palissades d'une énorme dimension, (elles avaient 15 pouces de +diamètre), très-rapprochées les unes des autres, et profondément +enfoncées en terre. Le boulet pouvait les déchirer, quelquefois en +briser la tête, mais non les arracher. Sur les talus en arrière, +d'énormes poutres suspendues par des cordes, devaient, au moment d'un +assaut, rouler du haut en bas, sur les assiégeants. Puis encore, à +tous les angles rentrants de l'enceinte (<em>places d'armes rentrantes</em>) +on avait construit des blockhaus en gros bois, on les avait +recouverts de terre, et rendus <span class="pagenum"><a id="page496" name="page496"></a>(p. 496)</span> presque impénétrables au +boulet et à la bombe. Le bois des plaines du Nord, dont la ville de +Dantzig est l'entrepôt, avait été prodigué sous toutes les formes, +pour la fortifier, et on put s'apercevoir bientôt de ses propriétés +défensives, qui n'étaient pas appréciées comme elles le furent après +l'exécution de ce siége mémorable. Enfin des munitions en quantité +immense, des vivres suffisants pour nourrir la population et les +troupes pendant plus d'une année, des communications continuelles avec +la ville de Kœnigsberg, soit par la mer, soit par le Nehrung, +communications qui donnaient à la garnison assiégée la confiance +d'être secourue, et de pouvoir se retirer quand elle voudrait, +ajoutaient aux chances de la défense et aux difficultés de l'attaque.</p> + +<span class="sidenote">Motifs qui avaient porté Napoléon à charger le maréchal +Lefebvre du siége de Dantzig.</span> + +<p>Le maréchal Lefebvre, chargé du commandement des troupes qui devaient +exécuter le siége, ne possédait aucune des connaissances que réclamait +une telle opération. Il n'y avait pas dans l'armée un soldat plus +ignorant et plus brave. À toutes les questions d'art soulevées par les +ingénieurs il ne voyait jamais qu'une solution, c'était de monter à +l'assaut à la tête de ses grenadiers. Si, malgré son insuffisance, +Napoléon l'avait choisi, c'est qu'il désirait, comme nous l'avons dit +ailleurs, procurer de l'emploi aux sénateurs, c'est qu'il ne se +souciait pas de voir rester à Paris un vieux soldat soumis et dévoué, +mais laissant quelquefois errer sa langue quand on ne le contenait +pas; c'est enfin qu'il voulait, sans lui confier un corps d'armée, lui +ménager l'occasion de mériter une grande récompense. Le brave +Lefebvre, qui rachetait son ignorance par un certain esprit naturel, +<span class="pagenum"><a id="page497" name="page497"></a>(p. 497)</span> savait se rendre justice et avait montré un véritable effroi +en apprenant quelle tâche Napoléon venait de lui confier. Napoléon +l'avait rassuré, en promettant de lui envoyer les ressources dont il +aurait besoin et de le guider lui-même de son camp de +Finkenstein.—Prenez courage, lui avait-il dit; il faut bien que, vous +aussi, quand nous rentrerons en France, <em>vous ayez quelque chose à +raconter dans la salle du Sénat</em>.—</p> + +<span class="sidenote">Le général Chasseloup est chargé de diriger le génie, et le +général Lariboisière l'artillerie.</span> + +<p>Vaincu par ces gracieuses paroles, le maréchal s'était empressé +d'obéir. Napoléon lui avait adjoint pour le diriger deux officiers du +plus haut mérite, l'ingénieur Chasseloup et le général d'artillerie +Lariboisière, sachant que ce sont les deux armes du génie et de +l'artillerie qui renversent les murailles des places fortes. Il est +vrai qu'elles diffèrent volontiers d'avis, car l'une est chargée de +déterminer les attaques, l'autre chargée de les exécuter à coups de +canon, et elles se trouvent trop rapprochées dans cette œuvre +difficile, pour ne pas se contredire. C'est au général qui commande en +chef à les mettre d'accord. Mais Napoléon était à trente ou quarante +lieues de Dantzig; il pouvait toujours résoudre les difficultés par sa +correspondance quotidienne, et envoyer un de ses aides-de-camp, le +général Savary ou le général Bertrand, pour terminer en son nom les +différends que le maréchal Lefebvre était incapable de comprendre et +de juger. C'est ce qu'il fit plus d'une fois pendant la durée du +siége.</p> + +<span class="sidenote">Composition du corps chargé du siége de Dantzig.</span> + +<p>Napoléon avait résolu de commencer les premiers travaux avec les +auxiliaires et un ou deux régiments français empruntés au corps du +maréchal Mortier, <span class="pagenum"><a id="page498" name="page498"></a>(p. 498)</span> puis, tandis que les régiments amenés de +France passeraient près de la Vistule, de les retenir momentanément +sous les murs de Dantzig, pour renforcer les troupes assiégeantes. Le +maréchal Lefebvre eut donc au début 5 à 6 mille Polonais de nouvelle +levée, à peine instruits; 2,500 hommes de la légion du Nord, composée +de Polonais, de déserteurs allemands et russes, ayant de l'élan, mais +pas de solidité, faute d'une organisation suffisante; 2,200 Badois peu +habitués au feu et aux fatigues de la tranchée; 5 mille Saxons bons +soldats, mais qui, se trouvant à côté des Prussiens à Iéna, n'avaient +pas pu prendre encore beaucoup d'affection pour nous; enfin 3 mille +Français, savoir: le 2<sup>e</sup> léger, les 23<sup>e</sup> et 19<sup>e</sup> régiments de +chasseurs à cheval arrivés d'Italie, et 600 soldats du génie, troupe +incomparable, qui, suppléant à tout ce qui manquait dans ce siége +fameux, s'y couvrit de gloire. C'était, comme on voit, avec 18 mille +hommes tout au plus, dont 3 mille Français seulement, qu'on allait +entreprendre l'attaque régulière d'une place, qui renfermait 18 mille +hommes de garnison.</p> + +<span class="sidenote">Premières opérations tendant à l'investissement de la +place.</span> + +<p>La grosse artillerie, dont il fallait au moins cent pièces, avec +d'immenses approvisionnements en poudre et projectiles, ne pouvait +être tirée que des arsenaux de la Silésie. Les transports par eau se +trouvant interrompus, on était condamné à la traîner avec grand +effort, par de très-mauvaises routes, de l'Oder à la Vistule. On +l'attendait encore en mars. Mais avant de songer à battre la place, la +première chose à faire était de la resserrer, afin de priver la +garnison des renforts et des encouragements qu'elle recevait de +<span class="pagenum"><a id="page499" name="page499"></a>(p. 499)</span> Kœnigsberg. Il fallait pour y réussir, d'une part la +séparer du fort de Weichselmünde, et de l'autre intercepter le +Nehrung, ce long banc de sable qui s'étend, comme nous l'avons dit, de +Kœnigsberg à Dantzig, avec une seule coupure à Pillau.</p> + +<p>Nous étions arrivés par les hauteurs sablonneuses qui dominent Dantzig +au couchant, et nous apercevions devant nous l'enceinte extérieure +construite sur ces hauteurs, à nos pieds la ville, à gauche la +Vistule, se jetant dans la Baltique à travers les ouvrages du fort de +Weichselmünde, à droite la vaste étendue des terrains qu'inondait la +Motlau, en face, à perte de vue, le Nehrung, baigné d'un côté par la +mer, de l'autre par la Vistule, et s'enfonçant à l'horizon vers le +Frische-Haff. (Voir les cartes n<sup>os</sup> 38 et 44.) C'était un circuit de +sept à huit lieues, qu'il était impossible d'embrasser avec 18 mille +hommes. Il est vrai qu'en occupant certains points l'investissement +pouvait être suffisant. Ainsi, en se plaçant sur la Vistule, entre le +fort de Weichselmünde et Dantzig, on interceptait les communications +par la mer. En allant s'établir sur le Nehrung, on interceptait les +communications par la terre. Mais, pour s'emparer seulement des points +principaux, il aurait fallu couronner d'abord les hauteurs, puis +descendre à gauche, enlever les ouvrages du fort de Weichselmünde, sur +les deux rives de la Vistule, et à défaut de cette opération, barrer +au moins le fleuve, passer dans l'île de Holm, prendre le canal de +Laake. Il aurait fallu ensuite, après avoir descendu par la gauche, +descendre aussi par la droite dans la plaine inondée, la traverser +sur les digues, <span class="pagenum"><a id="page500" name="page500"></a>(p. 500)</span> franchir la Vistule au-dessus de Dantzig, +comme on l'avait franchie au-dessous, entrer dans le Nehrung, s'y +retrancher, et couper la route de terre, aussi bien que celle de mer. +Ces premières difficultés vaincues, on pouvait ouvrir la tranchée +devant l'enceinte. Mais pour cela on aurait eu besoin de posséder huit +ou dix mille hommes de plus en bonnes troupes, et on ne les avait pas. +On imagina donc, sur l'avis de l'ingénieur Chasseloup, commandant le +génie, de choisir, entre les diverses opérations préliminaires, celle +qui paraissait la plus urgente et la moins difficile. Franchir la +Vistule au-dessous de Dantzig, entre le fort de Weichselmünde et la +place, pénétrer dans l'île de Holm, sous le feu de redoutes bien +armées, et malgré les sorties qui pouvaient être faites soit de +Weichselmünde, soit de Dantzig, était trop périlleux. On résolut de +passer au-dessus de Dantzig, à une ou deux lieues plus haut, vers un +endroit qui s'appelle Neufahr (voir la carte n<sup>o</sup> 38), d'y établir un +petit camp, d'intercepter ainsi le Nehrung, puis, à mesure qu'on +aurait le moyen de renforcer ce camp, de le rapprocher de Dantzig, +pour qu'il vînt donner la main aux troupes, qu'on chargerait plus tard +de franchir la Vistule, entre la place et le fort de Weichselmünde.</p> + +<p>Cette opération fut confiée au général Schramm, avec un corps +d'environ 3 mille hommes, composé d'un bataillon du 2<sup>e</sup> léger, de +quelques centaines de grenadiers saxons, d'un détachement polonais, +infanterie et cavalerie, et d'un escadron du 19<sup>e</sup> chasseurs. +<span class="sidenote">Première tentative d'investissement consistant dans le +passage de la Vistule au-dessus de Dantzig.</span> +Le 19 +mars au matin, à la hauteur de Neufahr, deux lieues au-dessus de +Dantzig, les troupes furent <span class="pagenum"><a id="page501" name="page501"></a>(p. 501)</span> embarquées sur des bateaux qu'on +s'était procurés, traversèrent la Vistule, moins large depuis qu'elle +est divisée en plusieurs bras, et s'aidèrent dans cette opération +d'une île située près de la rive opposée. Le général Schramm, +transporté dans le Nehrung par suite de ce passage, partagea son petit +corps en trois colonnes, une à gauche pour se jeter sur les troupes +ennemies qui défendaient la position du côté de Dantzig, une à droite +pour repousser celles qui viendraient du côté de Kœnigsberg, une +troisième enfin pour tenir lieu de réserve. À la tête de chacune de +ces colonnes, il avait placé un détachement de Français, afin de +donner l'exemple.</p> + +<p>À peine débarquées, les troupes du général Schramm, entraînées par le +bataillon du 2<sup>e</sup> léger, tournèrent à gauche, se portèrent à la +rencontre des Prussiens et les culbutèrent, malgré le feu le plus vif. +Tandis que la colonne principale, prenant à gauche, les poussait vers +Dantzig, la seconde restait en observation sur la route de +Kœnigsberg. La troisième, gardée en réserve, servait de renfort à +la première. L'ennemi ayant voulu profiter des obstacles du terrain +pour renouveler sa résistance, car le Nehrung en se rapprochant de +Dantzig présente des dunes et des bois, la première colonne aidée de +la troisième le repoussa de nouveau, et lui tua ou lui prit quelques +hommes. Les Saxons rivalisèrent en cette occasion avec les Français. +Les uns et les autres ramenèrent l'ennemi jusque sur les glacis du +fort de Weichselmünde, duquel étaient sorties les troupes qui +défendaient le Nehrung.</p> + +<p>L'affaire semblait finie, lorsque vers sept heures <span class="pagenum"><a id="page502" name="page502"></a>(p. 502)</span> du soir, +on vit une colonne de trois à quatre mille Prussiens déboucher de +Dantzig, remonter la Vistule, tambour battant, enseignes déployées. Le +2<sup>e</sup> léger, par un feu juste et bien nourri, arrêta cette colonne, puis +la chargea à la baïonnette, et la rejeta sur Dantzig, où elle courut +se renfermer. Cette journée, qui nous procura la possession d'un +passage sur la Vistule au-dessus de Dantzig, et une position qui +interceptait le Nehrung, coûta à l'ennemi 2 à 300 hommes mis hors de +combat, et 5 à 600 hommes faits prisonniers. Le capitaine du génie +Girod, chargé de diriger l'expédition, s'y distingua par son +intelligence et son sang-froid. L'opération terminée, il fit abattre +des bois, élever des épaulements, établir un pont de bateaux sur la +Vistule, avec accompagnement d'une forte tête de pont. Nos troupes se +logèrent derrière cet abri, et se gardèrent au moyen de postes de +cavalerie, qui, d'une part, venaient jusque sous les glacis du fort de +Weichselmünde, de l'autre couraient sur le Nehrung, dans la direction +de Kœnigsberg.</p> + +<p>Les jours suivants, le général Schramm, qui commandait ce détachement, +essaya de descendre jusqu'à Heubude, pour serrer la place de plus +près, et pour s'emparer aussi d'une écluse, qui avait la plus grande +influence sur l'inondation. Mais cette écluse, entourée d'eau, n'était +accessible d'aucun côté. Il fallut renoncer à la prendre, et se borner +à rapprocher le pont de bateaux jusqu'à Heubude. (Voir la carte n<sup>o</sup> +41.) Cependant ce poste de la haute Vistule, même après l'avoir +transporté à Heubude, avait six lieues à faire pour communiquer avec +le quartier <span class="pagenum"><a id="page503" name="page503"></a>(p. 503)</span> général, à travers des terrains inondés, et le +long des digues. En voulant couper les communications de l'assiégé, il +était donc exposé à perdre lui-même ses propres communications.</p> + +<span class="sidenote">Premières sorties peu importantes de l'ennemi.</span> + +<p>Le 26 mars, l'ennemi tenta deux sorties, l'une de la place, dirigée +par les portes de Schidlitz et d'Oliva sur nos avant-postes, dans +l'intention d'achever l'incendie des faubourgs, l'autre des ouvrages +extérieurs du fort de Weichselmünde, et dirigée sur la gauche du +quartier général par Langenfurth. L'une et l'autre furent vivement +repoussées. Un officier de cavalerie polonais, le capitaine Sokolniki, +s'y fit remarquer par sa bravoure et son habileté. Un célèbre partisan +prussien, le baron de Kakow, y fut pris.</p> + +<p>Nos troupes, en ramenant l'ennemi jusqu'au pied des ouvrages, +s'approchèrent de la place plus qu'elles ne l'avaient encore fait, et +on put en étudier la configuration. Le général Chasseloup arrêta le +plan des attaques, avec le coup d'œil d'un ingénieur aussi savant +qu'exercé.</p> + +<span class="sidenote">Le général Chasseloup adopte le Hagelsberg comme point +d'attaque.</span> + +<p>L'enceinte extérieure, construite sur le bord des hauteurs, présentait +deux ouvrages liés l'un à l'autre, mais distincts et séparés par un +petit vallon, au fond duquel se trouve le faubourg de Schidlitz. Le +premier de ces ouvrages, celui de droite (droite de l'armée +assiégeante), se nomme le Bischoffsberg, le second, celui de gauche, +se nomme le Hagelsberg. C'est ce dernier que le général Chasseloup +choisit pour but de l'attaque principale, en se réservant de diriger +une fausse attaque sur le Bischoffsberg. Voici les motifs qui le +décidèrent<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a>. (Voir la carte n<sup>o</sup> 41.)</p> + +<span class="pagenum"><a id="page504" name="page504"></a>(p. 504)</span> <span class="sidenote">Raisons du général Chasseloup pour choisir le +Hagelsberg comme point d'attaque.</span> + +<p>Les ouvrages du Hagelsberg paraissaient moins soignés que ceux du +Bischoffsberg. Le Hagelsberg était étroit, peu commode pour le +déploiement des troupes, soit que l'assiégé eût à faire des sorties, +soit qu'il eût à repousser un assaut; tandis que le Bischoffsberg, +vaste et bien distribué, permettait de ranger trois à quatre mille +hommes en bataille, et de les jeter en masse sur l'assiégeant. Le +Hagelsberg pouvait être battu de revers par le Stolzenberg, l'une des +positions extérieures; le Bischoffsberg ne pouvait l'être d'aucun +côté. On arrivait au Hagelsberg par un terrain ondulé mais continu. +Pour approcher du Bischoffsberg, on rencontrait un ravin profond, dans +lequel il n'était pas facile de pratiquer des cheminements, et dans +lequel aussi on courait risque d'être précipité, lorsqu'on voudrait le +franchir pour monter à l'assaut. Outre que le Hagelsberg était plus +facile à prendre que le Bischoffsberg, la position, après qu'on +l'avait pris, était meilleure. De l'un comme de l'autre, on dominait +également la place, et on pouvait l'accabler de feux. Mais, si ces +feux ne suffisaient pas pour la réduire, et qu'il fallût descendre des +hauteurs pour forcer la seconde enceinte, on trouvait en descendant du +Hagelsberg, depuis le bastion Heilige-Leichnams jusqu'au bastion +Sainte-Élisabeth, un front saillant, et qui n'étant flanqué d'aucun +côté, <span class="pagenum"><a id="page505" name="page505"></a>(p. 505)</span> devait offrir peu de difficultés à l'assiégeant. (Voir +la carte n<sup>o</sup> 41.) En descendant du Bischoffsberg, au contraire, on +trouvait, depuis le bastion Sainte-Élisabeth jusqu'au bastion +Sainte-Gertrude, un rentrant flanqué de toutes parts, et de plus +exposé au feu de plusieurs cavaliers fort élevés. Enfin, une raison +tirée de la situation générale devait décider l'attaque sur le +Hagelsberg. Cette attaque rapprochait nos principales forces de la +basse Vistule, et c'était en effet par la basse Vistule qu'il fallait +songer à investir la place, en attirant sur ce point le corps détaché +du général Schramm, en lui donnant la main pour passer dans l'île de +Holm, en isolant ainsi Dantzig du fort de Weichselmünde. Ces raisons +étaient convaincantes, et convainquirent Napoléon lui-même. Le général +Kirgener, placé sous le général Chasseloup, avait eu l'idée de fixer +le point d'attaque plus à gauche encore, vers la porte d'Oliva, dans +le terrain bas, compris entre le Hagelsberg et la Vistule, contre +l'île de Holm. On ne s'arrêta pas à cette idée, car il aurait fallu +enlever d'abord l'enceinte extérieure, en essuyant à gauche les feux +de l'île de Holm, et puis attaquer la seconde enceinte, en essuyant à +droite les feux du Hagelsberg. Une telle manière d'opérer n'était pas +admissible.</p> + +<p>Le général Chasseloup, appelé pour plusieurs jours à Thorn, afin d'y +tracer le projet de quelques ouvrages défensifs, laissa en partant le +plan des attaques et les ordres pour le commencement des travaux.</p> + +<p>On n'avait plus aucune raison de différer, car le maréchal Lefebvre +venait de recevoir une partie des renforts qui lui avaient été +promis. Le 44<sup>e</sup> de ligne, <span class="pagenum"><a id="page506" name="page506"></a>(p. 506)</span> tiré du corps d'Augereau, arrivait +en ce moment des bords de la Vistule: il n'était que d'un millier +d'hommes, mais des meilleurs. Le 19<sup>e</sup> parti de France depuis deux +mois, arrivait aussi de Stettin avec un convoi d'artillerie, qu'il +escortait. C'était assez, en attendant les autres régiments annoncés, +pour commencer les travaux, et pour donner l'exemple aux troupes +auxiliaires.</p> + +<span class="sidedate">Avril 1807.</span> + +<span class="sidenote">Premiers travaux d'approche.</span> + +<p>Sans être versé dans la belle science qui a immortalisé Vauban, chacun +sait avec quelles précautions on se présente devant les places de +guerre. C'est en s'enfonçant sous terre, en ouvrant des tranchées, et +en jetant du côté de l'ennemi les déblais provenant de ces tranchées, +qu'on avance sous le feu de la grosse artillerie. On trace ainsi des +lignes qu'on appelle <em>parallèles</em>, parce qu'en effet elles sont +parallèles au front qu'on attaque. On les arme ensuite de batteries, +pour répondre au feu de l'assiégé. Après avoir tracé une première +<em>parallèle</em>, on s'approche, en cheminant sous terre, par des +<em>zigzags</em>, jusqu'à la distance où l'on veut tracer une seconde +<em>parallèle</em>, qu'on arme de batteries comme la première. On arrive +successivement à la troisième, d'où l'on s'élance au bord du fossé, +qui s'appelle <em>chemin couvert</em>. Puis on descend dans ce fossé avec de +nouvelles précautions, on renverse avec des batteries de brèche les +murailles appelées <em>escarpes</em>, on remplit le fossé de leurs décombres, +et sur ces décombres on monte enfin à l'assaut. Des sorties de +l'ennemi pour troubler ces travaux difficiles, des combats de grosse +artillerie, des mines qui font sauter dans les airs assiégeants et +assiégés, ajoutent des scènes animées, et souvent terribles, à cette +affreuse <span class="pagenum"><a id="page507" name="page507"></a>(p. 507)</span> lutte souterraine, dans laquelle la science le +dispute à l'héroïsme, pour attaquer ou défendre les grandes cités, que +leurs richesses, leur situation géographique, ou leur force militaire, +rendent dignes de tels efforts.</p> + +<span class="sidenote">Ouverture de la tranchée dans la nuit du 1<sup>er</sup> au 2 +avril.</span> + +<p>On est réduit à ces moyens compliqués, lorsqu'une place ne peut pas +être brusquement enlevée. C'était le cas ici, par les motifs qui ont +été exposés plus haut, et dans la nuit du 1<sup>er</sup> au 2 avril, on ouvrit +la tranchée en face du Hagelsberg, qui était le point d'attaque +désigné. On avait pris position sur le plateau de Zigankenberg. (Voir +la carte n<sup>o</sup> 41.) On s'attacha suivant l'usage à dérober cette +première opération à l'ennemi, et dès la pointe du jour nos soldats +étaient couverts par un épaulement en terre, sur une étendue de 200 +toises. L'assiégé dirigea sur eux un feu très-vif, mais il ne put les +empêcher de perfectionner l'ouvrage pendant la journée qui suivit. +Dans la nuit du 2 au 3 avril on déboucha de la première parallèle, par +les tranchées transversales qui s'appellent <em>zigzags</em>, et on gagna +ainsi du terrain. Tandis qu'une partie de nos soldats travaillait de +la sorte, on essaya d'enlever un ouvrage qui devait bientôt gêner nos +cheminements.</p> + +<p>C'était la redoute connue sous le nom de Kalke-Schanze, située à notre +gauche, au bord même de la Vistule, et par conséquent dans le terrain +bas que le fleuve traverse. Bien que placée au-dessous du point que +nous couronnions de nos travaux, elle enfilait nos tranchées, motif +suffisant pour chercher à s'en débarrasser. +<span class="sidenote">Attaque manquée sur la redoute de Kalke-Schanze.</span> +Des soldats de la légion +du Nord, troupe hardie, avons-nous dit, mais peu solide, se <span class="pagenum"><a id="page508" name="page508"></a>(p. 508)</span> +jetèrent audacieusement dans l'ouvrage, et s'en emparèrent. Durant +cette même nuit, l'ennemi fit une sortie sur nos premières tranchées, +et sur la redoute qu'on venait de lui enlever. Il fut d'abord +repoussé, mais il reprit la redoute de Kalke-Schanze, d'où il expulsa +les soldats de la légion du Nord, ainsi que les Badois. À peine y +était-il établi qu'il en inonda les fossés avec les eaux de la +Vistule, entoura les escarpes en terre de fortes palissades, et s'y +rendit presque inexpugnable.</p> + +<p>Nous fûmes donc obligés de continuer nos cheminements, malgré cet +incommode voisinage, dont il fallait se garantir par des traverses, +espèces d'épaulements en terre, opposés aux feux de flanc, et qui, en +nous imposant un surcroît de travaux, devaient prolonger les +opérations du siége.</p> + +<span class="sidenote">Continuation des cheminements du 4 au 7 avril.</span> + +<p>Pendant les nuits et les journées qui suivirent, du 4 au 7 avril, on +poursuivit les travaux d'approche sous le feu de la place, auquel nous +ne pouvions pas répondre, notre grosse artillerie n'étant pas encore +arrivée. On n'avait que de l'artillerie de campagne, placée dans +quelques redoutes, pour mitrailler l'ennemi en cas de sortie. Le +travail offrait plus de difficultés qu'il n'en offre dans la plupart +des siéges réguliers. Le sol dans lequel on travaillait était formé +d'un sable fin, mobile, peu consistant, qui s'éboulait sous le choc +des boulets, et que le vent, devenu violent à l'approche de +l'équinoxe, portait au visage de nos soldats. Le temps était mauvais, +alternativement neigeux ou pluvieux. Enfin nous n'avions de bons +travailleurs que les Français, lesquels étaient peu nombreux et +accablés de fatigue.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page509" name="page509"></a>(p. 509)</span> <span class="sidenote">Fausse attaque devant le Bischoffsberg.</span> + +<p>Pendant la nuit du 7 au 8 on ouvrit une parallèle, contre le +Bischoffsberg, dans la double intention de distraire l'ennemi par une +fausse attaque, et d'établir des batteries qui prenaient de revers le +Hagelsberg, et pouvaient même tirer sur la ville. Les jours suivants +on continua les cheminements, tant à la véritable qu'à la fausse +attaque. De son côté, l'assiégé avait entrepris des travaux de +contre-approche, destinés à s'emparer d'un mamelon, d'où il aurait pu +dominer nos tranchées. +<span class="sidenote">Violent combat dans la nuit du 10 au 11 avril pour la +possession d'un mamelon qui domine nos tranchées.</span> +Dans la nuit du 10 au 11, le général +Chasseloup, qui était revenu au camp, fit les dispositions nécessaires +pour détruire les travaux dirigés contre les nôtres. À dix heures du +soir, quatre compagnies du 44<sup>e</sup> de ligne avec 120 soldats de la légion +du Nord, commandés par le chef de bataillon Rogniat, franchirent une +espèce de ravin, qui séparait la gauche de notre première <em>parallèle</em> +de la position occupée par les Prussiens, s'élancèrent sur eux, les +culbutèrent, en prirent treize, et obligèrent les autres à lâcher pied +en jetant leurs fusils. Aussitôt les soldats de la légion du Nord +furent employés à combler avec la pelle les tranchées que les assiégés +avaient commencées. Mais cette destruction des travaux de l'ennemi se +faisait à quarante toises de la place, et sous un feu de mitraille et +d'obus fort meurtrier. Nos travailleurs de la légion du Nord, après +avoir résisté un certain temps, finirent par s'enfuir les uns après +les autres, et les Prussiens purent revenir dans l'ouvrage abandonné, +avant qu'il eût été complétement détruit. À une heure du matin, le +général Chasseloup et le maréchal Lefebvre s'étant aperçus du retour +<span class="pagenum"><a id="page510" name="page510"></a>(p. 510)</span> de l'ennemi, résolurent de le chasser de nouveau. Quatre +cents hommes du 44<sup>e</sup>, lancés sur l'ouvrage, y trouvèrent un fort +détachement de grenadiers prussiens, les attaquèrent à la baïonnette, +en tuèrent ou blessèrent une cinquantaine, et en prirent un nombre à +peu près égal, avec beaucoup de fusils et d'outils. Une compagnie de +Saxons resta jusqu'au jour pour combler à la pelle les tranchées des +assiégés; mais au jour, quoique secondés par nos tirailleurs, ils ne +purent tenir sous les feux de la place, et furent obligés de se +retirer.</p> + +<p>Les Prussiens réoccupèrent l'ouvrage dans le courant de la journée du +12, et ils élevèrent en toute hâte une espèce de redoute palissadée +sur le mamelon, à la possession duquel ils attachaient tant de prix. +Il n'était pas possible de les laisser ainsi paisiblement établis sur +la gauche de nos tranchées. +<span class="sidenote">Troisième combat pour la même position dans la nuit du 12 +au 13.</span> +Il fut décidé que la nuit suivante, on +leur enlèverait cette position une troisième fois, et qu'on se +hâterait de la lier à la seconde <em>parallèle</em>, qui avait été ouverte +dans la journée. Le 12, à neuf heures du soir, le chef de bataillon +Rogniat, le général Puthod, à la tête de 300 grenadiers saxons de +Bevilacqua, d'une compagnie de carabiniers de la légion du Nord, et +d'une compagnie de grenadiers du 44<sup>e</sup>, commandés par le chef de +bataillon Jacquemard, abordèrent l'ouvrage avec résolution. La +résistance de l'ennemi fut très-vive. Couvert par des palissades, il +fit une telle fusillade, qu'il amena un moment d'hésitation parmi nos +troupes. Mais les grenadiers du 44<sup>e</sup> marchèrent droit sur les +palissades, tandis que les grenadiers saxons de Bevilacqua, conduits +par un brave tambour, <span class="pagenum"><a id="page511" name="page511"></a>(p. 511)</span> trouvant un chemin qui tournait +l'ouvrage par la gauche, s'y introduisirent et décidèrent le succès. +Nous restâmes maîtres de la redoute, qu'on se hâta de lier à la +seconde parallèle.</p> + +<span class="sidenote">Violente sortie de l'ennemi repoussée par le maréchal +Lefebvre en personne.</span> + +<p>Cependant le jour ayant paru, l'ennemi, résolu à nous disputer jusqu'à +la fin une position qui devait arrêter nos cheminements, s'il avait +réussi à la conserver, essaya une grande sortie, et dirigea une forte +colonne sur le point si vivement contesté. Tous les feux de la place +appuyèrent ses efforts. Il se jeta sur la redoute dans laquelle +étaient demeurés les Saxons, les accabla sous le nombre, malgré la +plus courageuse résistance de leur part, et après avoir reconquis +l'ouvrage, marcha résolûment à nos tranchées, pour les envahir et les +bouleverser. Déjà il y était entré, lorsque le maréchal Lefebvre, qui +au premier bruit de cette sortie avait promptement réuni un bataillon +du 44<sup>e</sup>, s'élança sur les Prussiens l'épée à la main, et, au milieu +d'une grêle de balles, les rejeta hors des tranchées, les poussa la +baïonnette aux reins, jusqu'au glacis du Hagelsberg. Arrivé là, il +fallut se retirer sous une pluie de mitraille. Les Prussiens perdirent +dans cette action environ trois cents hommes. Elle nous coûta quinze +officiers et une centaine de soldats, tant saxons que français.</p> + +<p>Dès ce moment, ce mamelon de gauche nous fut abandonné par l'ennemi. +On le lia définitivement à nos tranchées, puis on déboucha par de +nouveaux cheminements au delà de la seconde <em>parallèle</em>. On travailla +de même à celle qui avait été tracée devant le Bischoffsberg, et dont +nous avons déjà indiqué l'objet.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page512" name="page512"></a>(p. 512)</span> <span class="sidenote">On termine les travaux de la seconde parallèle.</span> + +<p>Ces trois jours de combat avaient fort retardé les travaux du siége, +d'autant que, nos tranchées étant sans cesse menacées, il fallait +consacrer nos meilleures troupes à les garder. Les jours suivants +furent employés à terminer la seconde <em>parallèle</em>, à l'élargir, à y +créer des places d'armes, pour le logement des troupes de garde, à y +préparer l'emplacement des batteries, en attendant l'arrivée du gros +canon, et on se donna les mêmes soins pour la <em>parallèle</em> de la fausse +attaque, entreprise devant le Bischoffsberg. +<span class="sidenote">Arrivée au camp de deux nouveaux régiments français.</span> +Deux nouveaux régiments +étaient arrivés par les ordres de Napoléon, très-attentif aux +opérations de ce grand siége. C'était, d'une part, le régiment de la +garde municipale de Paris, et, de l'autre, le 12<sup>e</sup> léger, qu'on +détachait momentanément de Thorn, pour l'envoyer à Dantzig. En même +temps Napoléon avait ordonné au maréchal Mortier, qui venait de +terminer avec les Suédois l'affaire de l'armistice, d'acheminer ses +troupes par Stettin sur Dantzig, et il réunissait, dans l'île de +Nogath, les éléments de la réserve d'infanterie, que devait commander +le maréchal Lannes. On avait donc l'espérance d'être bientôt fortement +appuyé.</p> + +<span class="sidenote">Nouveaux efforts pour resserrer la place.</span> + +<p>L'armée assiégeante étant pourvue de deux nouveaux régiments français, +il convenait d'achever l'investissement de la place, et de continuer +les opérations projetées sur la Vistule, en amenant le général Schramm +de la hauteur d'Heubude à celle de l'île de Holm, ce qui devenait +d'autant plus urgent, que l'ennemi communiquait tous les jours par le +fort de Weichselmünde avec la mer, d'où il recevait des secours en +hommes et en munitions. +<span class="sidenote">Le poste de Heubude amené à la hauteur de l'île de Holm, à +l'embouchure même du canal de Laake.</span> +En conséquence, <span class="pagenum"><a id="page513" name="page513"></a>(p. 513)</span> le 15 avril, le +général Gardanne, qui avait pris le commandement des troupes placées +dans le Nehrung, descendit avec ces troupes et quelques renforts qu'on +lui avait envoyés, le cours de la Vistule, et alla s'établir le long +du canal de Laake, entre Dantzig et le fort de Weichselmünde, à 700 +toises des glacis de ce fort. (Voir la carte n<sup>o</sup> 41.) Il était posté +de manière à intercepter la navigation du canal, et plus tard celle de +la Vistule elle-même, lorsque les troupes du quartier général +viendraient joindre leurs feux aux siens, en descendant par leur +gauche sur le bord du fleuve. Cette opération d'abord ne fut pas fort +contrariée, si ce n'est par les redoutes de l'île de Holm. Mais +bientôt le maréchal Kalkreuth, reconnaissant la gravité de +l'entreprise, résolut de tenter les plus grands efforts pour maintenir +ses communications avec la mer. +<span class="sidenote">Combat du 16 avril pour disputer à nos troupes la +possession du canal de Laake.</span> +Le 16 avril, trois mille Russes et +deux mille Prussiens sortirent à la fois, les premiers du fort de +Weichselmünde, les seconds de Dantzig, afin d'attaquer nos troupes, +qui n'avaient pas eu le temps de s'établir solidement dans le Nehrung +et à l'embouchure du canal. Un combat des plus vifs s'engagea du côté +de Weichselmünde avec les Russes, et heureusement un peu avant que les +Prussiens eussent débouché de Dantzig. On les repoussa sur les glacis +du fort, après leur avoir fait essuyer une perte considérable. On en +avait à peine fini avec eux, qu'il fallut recommencer avec les +Prussiens, ce qui ne fut ni difficile ni long, car nos auxiliaires, +ayant le 2<sup>e</sup> léger en tête, se comportèrent vaillamment. L'ennemi +perdit en tout 5 à 600 hommes morts ou prisonniers. Nous en perdîmes +environ 200.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page514" name="page514"></a>(p. 514)</span> <span class="sidenote">Travaux pour consolider notre établissement sur la +basse Vistule et dans le Nehrung.</span> + +<p>Après ce combat, notre établissement sur la basse Vistule et dans le +Nehrung parut assuré. On s'appliqua néanmoins à le consolider. On +éleva un double épaulement en terre, afin de se garder à la fois +contre le fort et contre la place, et on l'étendit assez loin pour +qu'il joignît, d'un côté le fleuve, de l'autre les bois qui couvraient +cette partie du Nehrung. De vastes abatis rendirent ces bois presque +inaccessibles. Un fort blockhaus fut placé au centre de nos +retranchements. À ces précautions on ajouta une garde de chaloupes sur +le canal et le fleuve, laquelle devait empêcher les embarcations +ennemies de remonter ou de descendre la Vistule. Pendant que ces +travaux s'exécutaient à la rive droite, les troupes du quartier +général, à la rive gauche, descendant des hauteurs au bord de la +Vistule, y avaient construit des redoutes, afin de croiser leurs feux +avec ceux des troupes établies dans le Nehrung. On se garantit de ce +côté par une gabionnade de 200 toises de longueur. Un brave officier +nommé Tardiville, s'était logé avec une centaine d'hommes dans une +maison au bord de la Vistule, et s'y soutenait malgré les projectiles +de l'ennemi avec une telle opiniâtreté, que cette maison prit son nom +pendant la durée du siége. Il restait à conquérir l'île de Holm pour +que l'investissement fût complet et définitif. Mais, en attendant, les +bâtiments ennemis ne pénétraient qu'avec peine jusqu'à Dantzig. +Plusieurs barques en effet avaient été prises, et une corvette ayant +essayé de remonter la Vistule, s'était vue arrêtée par le feu des deux +rives. Les soldats conduits par un officier du génie nommé Lesecq, +avaient sauté par-dessus <span class="pagenum"><a id="page515" name="page515"></a>(p. 515)</span> les retranchements, s'étaient placés +à découvert sur la rive du fleuve, et, accablant de leur mousqueterie +le bâtiment ennemi, l'avaient obligé à se retirer. Le capitaine Lesecq +eut son sabre emporté par un biscaïen, sans être atteint lui-même.</p> + +<p>On était au 20 avril. Il y avait un mois et demi qu'on se trouvait +devant la place, et 20 jours que la tranchée était ouverte. La grosse +artillerie venait d'arriver, partie de Breslau, partie de Stettin, +partie de Thorn et Varsovie. Il ne manquait que des munitions. +Cependant on pouvait ouvrir le feu des batteries de la première et de +la seconde <em>parallèle</em>. +<span class="sidenote">Horrible tempête qui interrompt les travaux du siége.</span> +On avait tout disposé pour le commencer le 20, +lorsqu'une affreuse tempête d'équinoxe, apportant des torrents de +neige, encombra les tranchées, et y interrompit le travail. Il fallut +passer deux jours à les déblayer, et nos soldats bivouaqués en plein +air, sous ce rude climat, rendu plus rude encore par un hiver retardé, +eurent cruellement à souffrir. +<span class="sidenote">Ouverture du feu dans la journée du 23 avril.</span> +Enfin, le 23 dans la nuit, +cinquante-huit bouches à feu, qui consistaient en mortiers, obusiers, +pièces de vingt-quatre et de douze, tirèrent à la fois, et +continuèrent à battre la place pendant toute la journée du 24. +L'artillerie ennemie qui avait réservé ses moyens pour tenir tête à la +nôtre, riposta vivement et avec assez de justesse. Mais après quelques +heures de ce combat à coups de canon, supérieurement dirigé par le +général Lariboisière, un grand nombre d'embrasures de l'ennemi furent +bouleversées, beaucoup de ses pièces démontées, et un violent +incendie, allumé par des obus partis de la fausse attaque, éclata dans +l'intérieur de la ville. +<span class="sidenote">Plusieurs incendies éclatent dans la ville, et sont éteints +par la garnison.</span> +On voyait des colonnes de fumée <span class="pagenum"><a id="page516" name="page516"></a>(p. 516)</span> +s'élever à la hauteur des plus grands édifices, témoignage sinistre +des ravages que nous avions causés. Néanmoins le maréchal Kalkreuth +réussit à éteindre le feu, au moyen des eaux abondantes dont la ville +était pourvue. Il ne parut nullement ébranlé. Le lendemain 25, le +maréchal Lefebvre, pour sonder ses dispositions, lui fit annoncer +qu'on allait tirer à boulets rouges. Il ne répondit pas. Alors on +recommença le feu de toutes nos pièces avec plus d'énergie, et on +alluma un nouvel incendie, encore éteint par le concours de la +garnison et des habitants. Le feu violent de notre artillerie, +attirant sur elle les projectiles ennemis, avait produit une diversion +utile à nos travaux d'approche, qui, devenus plus faciles, avancèrent +plus rapidement. +<span class="sidenote">Commencement de la troisième parallèle dans la nuit du 25 +au 26 avril.</span> +Grâce au dévouement des troupes du génie, creusant le +sable au milieu des boulets qui bouleversaient la tête des sapes, qui +emportaient les gabions et les sacs à terre, on poussa les <em>zigzags</em> +jusqu'à la troisième <em>parallèle</em>, ouverte enfin dans la nuit du 25 au +26 à la <em>sape volante</em>.</p> + +<span class="sidenote">Sortie de l'ennemi contre la troisième parallèle, dans la +nuit du 27 avril.</span> + +<p>Dans la nuit du 26 au 27 on traça une grande partie de cette +<em>parallèle</em>, toujours à la faveur du combat des deux artilleries. +Malheureusement nous ne possédions pas une assez grande quantité de +bouches à feu et de munitions. Nous tirions à peine deux mille coups +par jour, quand l'ennemi en tirait trois mille. Nous avions beaucoup +de pièces en fer, qui éclataient dans les mains de nos artilleurs, et +faisaient autant de mal que les projectiles ennemis. Nos soldats +suppléaient cependant à l'infériorité du nombre par la justesse du +tir. Le 27, l'ennemi voulut reprendre l'offensive au moyen des +sorties. Profitant <span class="pagenum"><a id="page517" name="page517"></a>(p. 517)</span> de ce que les travaux de la troisième +<em>parallèle</em> n'étaient pas encore achevés, il résolut de les détruire, +et suspendit tout à coup son feu vers les sept heures du soir. Cet +indice fit présumer une entreprise de la part des assiégés. Des +compagnies du 12<sup>e</sup> léger, récemment arrivé, furent placées à droite et +à gauche, derrière des épaulements qui les cachaient. Six cents +grenadiers prussiens, suivis de 200 travailleurs, s'avancèrent sur la +<em>parallèle</em>, encore imparfaite et d'un accès facile. Un poste couché +ventre à terre, les ayant aperçus, se retira, afin de les laisser +pénétrer. Alors les compagnies du 12<sup>e</sup> léger s'élancèrent sur eux à +l'improviste, les abordèrent à la baïonnette dans le fossé, et +engagèrent un combat homme à homme. La lutte fut meurtrière, mais on +les chassa, et 120 restèrent sur le carreau, morts ou blessés. On en +prit un certain nombre, et on ramena les autres la baïonnette dans les +reins jusqu'aux glacis de la place.</p> + +<span class="sidenote">Suspension d'armes de deux heures pour enterrer les morts, +et ramasser les blessés.</span> + +<p>Le maréchal Kalkreuth demanda deux heures de suspension d'armes, pour +enlever les morts et les blessés. Sur l'avis de l'artillerie et du +génie, qui désiraient cette suspension d'armes, afin d'exécuter +quelques reconnaissances, le maréchal Lefebvre l'accorda. Les généraux +Lariboisière et Chasseloup coururent aussitôt sous les murs de la +place, pour chercher des positions, d'où l'on pût battre plus sûrement +les ouvrages des assiégés. Ces reconnaissances terminées, on se remit +au travail, et on s'occupa d'établir de nouvelles batteries sur les +points dont on avait fait choix, en ayant soin de les lier par des +boyaux à nos tranchées.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page518" name="page518"></a>(p. 518)</span> Dans la nuit du 28 au 29, l'ennemi essaya encore une sortie, +avec une colonne de 2 mille hommes, distribuée en trois détachements. +Il marcha comme l'avant-veille sur notre troisième <em>parallèle</em>, dont +il voulait à tout prix interrompre le travail. Deux compagnies du 19<sup>e</sup> +de ligne, à l'aspect du premier détachement, se jetèrent sur lui à la +baïonnette, le poussèrent jusqu'aux glacis du Hagelsberg, mais +accueillies là par un feu très-vif, parti du chemin couvert, et +enveloppées par le second détachement qu'elles n'avaient point aperçu, +elles perdirent une quarantaine d'hommes. Néanmoins elles furent +bientôt secourues et dégagées à temps. L'ennemi ramené nous laissa 70 +morts et 130 prisonniers.</p> + +<span class="sidenote">Perfectionnement de la troisième parallèle, et redoublement +du feu de notre artillerie.</span> + +<p>Ces violents efforts tentés contre notre troisième <em>parallèle</em>, ne +nous empêchèrent pas d'en perfectionner les travaux, de la prolonger à +droite et à gauche, et de l'armer de batteries. De nouveaux convois +récemment arrivés, avaient permis de mettre en batterie plus de +quatre-vingts pièces de gros calibre. +<span class="sidenote">On débouche de la troisième parallèle sur les saillants du +Hagelsberg.</span> +Dès cet instant le feu de +l'artillerie redoubla, et on déboucha enfin de la troisième +<em>parallèle</em>, par deux côtés, afin de se porter sur les saillants du +Hagelsberg. Cet ouvrage se composait de deux bastions, entre lesquels +se présentait une demi-lune. On chemina vers le saillant du bastion de +gauche et vers le saillant de la demi-lune. Les travaux d'approche +devinrent alors extrêmement meurtriers. L'ennemi, qui avait ménagé +pour la fin du siége les plus grandes ressources de son artillerie, en +dirigeait la meilleure partie sur nos travaux. Nos soldats du génie +voyaient leurs sapes bouleversées et le sable mobile <span class="pagenum"><a id="page519" name="page519"></a>(p. 519)</span> qu'ils +déplaçaient rejeté dans les tranchées par le choc de nombreux +projectiles. Leur constance à travailler au milieu de ces périls était +inébranlable. Nos troupes d'infanterie supportaient de leur côté +d'horribles fatigues, car plus on approchait de la place, et plus il +fallait confier la garde des tranchées à des soldats éprouvés. Sur +quarante-huit heures, elles en passaient vingt-quatre, ou à +travailler, ou à protéger ceux qui travaillaient. +Nous n'avancions donc en ce moment qu'avec beaucoup de lenteur. +<span class="sidenote">Mécontentement du maréchal Lefebvre.</span> +Le maréchal Lefebvre +qui commençait à perdre patience, s'en prenait à tout le monde, au +génie dont il ne saisissait pas les combinaisons, à l'artillerie dont +il n'appréciait pas les efforts, et surtout aux auxiliaires, qui lui +rendaient beaucoup moins de services que les Français. Les Saxons se +battaient bien, mais montraient peu de bonne volonté, particulièrement +au travail. Les Badois n'étaient bons ni au travail, ni au feu. Les +Polonais de nouvelle levée avaient du zèle, mais aucune habitude de la +guerre. Les soldats de la légion du Nord, très-prompts dans les +attaques, se dispersaient à la moindre résistance. Comme tous ces +auxiliaires étaient enclins à la désertion, on avait soin de les +pourvoir avec les magasins du quartier général, pour ne pas les +laisser courir dans les villages environnants, de telle sorte qu'on +était obligé de les nourrir beaucoup mieux que les Français, +quoiqu'ils fussent loin de servir aussi bien. +<span class="sidenote">Son langage à l'égard des auxiliaires.</span> +Le maréchal Lefebvre +parlait d'eux dans les termes les plus outrageants, disait sans cesse +qu'ils ne savaient que manger, traitait de grimoire tous les +raisonnements des ingénieurs, prétendait <span class="pagenum"><a id="page520" name="page520"></a>(p. 520)</span> qu'il en ferait plus +qu'eux avec la poitrine de ses grenadiers, et voulait absolument +mettre fin au siége au moyen d'un assaut général.</p> + +<p>Le projet était téméraire, car on se trouvait loin encore des ouvrages +de la place, et, en s'élançant dans le fossé, on devait rencontrer ces +redoutables palissades, qui remplaçaient à Dantzig les escarpes en +maçonnerie. Le génie, comme il est d'usage dans les siéges, ne +s'entendait pas avec l'artillerie. Il expliquait par la nature mobile +du sol, par l'insuffisance de protection qu'il recevait de +l'artillerie, par le trop petit nombre de bons travailleurs, la +lenteur de ses cheminements. L'artillerie répondait qu'elle avait trop +peu de bouches à feu, trop peu de munitions, pour égaler le feu de +l'ennemi, et qu'elle ne pouvait mieux faire. +<span class="sidenote">Le maréchal Lefebvre veut en finir par un assaut avant +l'achèvement des travaux d'approche.</span> +En conséquence, le +maréchal, pour les mettre tous d'accord, proposa d'en finir en donnant +l'assaut, avant même que les travaux d'approche fussent terminés. Le +génie, qui perdait beaucoup de monde dans ces travaux, répondit que si +l'artillerie voulait par une batterie de ricochet, renverser une +rangée de palissades, il conduirait volontiers notre infanterie à +l'assaut du Hagelsberg. Cependant comme les Russes, en 1724, avaient +perdu cinq mille hommes devant Dantzig, dans une entreprise de ce +genre, tentée par impatience, on n'osa pas risquer une pareille +témérité sans prendre les ordres de l'Empereur.</p> + +<span class="sidedate">Mai 1807.</span> + +<span class="sidenote">On a recours à l'Empereur pour avoir son avis.</span> + +<p>Heureusement il était à une trentaine de lieues, et on pouvait avoir +sa réponse en quarante-huit heures. Il serait même venu la donner en +personne, si la présence du roi de Prusse et de l'empereur de Russie +au quartier général de Bartenstein, ne lui eût fait <span class="pagenum"><a id="page521" name="page521"></a>(p. 521)</span> craindre +de leur part quelque entreprise contre ses quartiers d'hiver. +<span class="sidenote">Napoléon veut qu'on persiste dans l'emploi des moyens +réguliers, et réprimande le maréchal Lefebvre.</span> +Dès +qu'il eut reçu la lettre du maréchal Lefebvre, il se hâta de modérer +les ardeurs de ce vieux soldat, en lui adressant une forte réprimande. +Il lui reprocha vivement son impatience, son dédain pour la science +qu'il n'avait pas, son mauvais langage à l'égard des +auxiliaires.—Vous ne savez, lui écrivit-il, que vous plaindre, +injurier nos alliés, et changer d'avis au gré du premier venu. Vous +vouliez des troupes, je vous en ai envoyé; je vous en prépare encore, +et, <em>comme un ingrat</em>, vous continuez à vous plaindre, sans songer +même à me remercier. Vous traitez les alliés, et notamment les +Polonais et les Badois, sans aucun ménagement. Ils ne sont pas +habitués au feu, mais cela viendra. Croyez-vous que nous fussions +aussi braves en quatre-vingt-douze, que nous le sommes aujourd'hui, +après quinze ans de guerre? Ayez donc de l'indulgence, vieux soldat +que vous êtes, pour les jeunes soldats qui débutent, et qui n'ont pas +encore votre sang-froid au milieu du danger. Le prince de Baden, que +vous avez auprès de vous (ce prince s'était mis à la tête des Badois +et assistait au siége de Dantzig), a voulu quitter les douceurs de la +cour, pour mener ses troupes au feu. Témoignez-lui des égards, et +tenez-lui compte d'un zèle que ses pareils n'imitent guère. La +poitrine de vos grenadiers, que vous voulez mettre partout, ne +renversera pas des murailles. Il faut laisser faire vos ingénieurs, et +écouter les avis du général Chasseloup, qui est un savant homme et +auquel vous ne devez pas ôter votre confiance, sur le dire du premier +<em>petit critiqueur</em>, se mêlant <span class="pagenum"><a id="page522" name="page522"></a>(p. 522)</span> de juger ce qu'il est incapable +de comprendre. Réservez le courage de vos grenadiers pour le moment où +la science dira qu'on peut l'employer utilement, et, en attendant, +sachez avoir de la patience. Quelques jours perdus, que je ne saurais +du reste comment employer aujourd'hui, ne méritent pas que vous +fassiez tuer quelques mille hommes, dont il est possible d'économiser +la vie. Montrez le calme, la suite, l'aplomb, qui conviennent à votre +âge. Votre gloire est dans la prise de Dantzig; prenez cette place et +vous serez content de moi.—</p> + +<span class="sidenote">Continuation du siége conformément aux règles.</span> + +<p>Il n'en fallait pas davantage pour calmer le maréchal. Il se résigna +donc à laisser continuer les opérations du siége selon toutes les +règles de l'art. Bien qu'on eût porté le camp de Nehrung sur la basse +Vistule, et qu'on eût barré le passage du canal et du fleuve, +l'investissement ne pouvait devenir complet que par la prise de l'île +de Holm, et ce n'était aussi que par la prise de cette île qu'on +pouvait faire tomber une foule de redoutes, celle de Kalke-Schanze +surtout, qui prenait nos tranchées à revers, les incommodait de son +feu et en ralentissait le progrès, à cause des traverses qu'il fallait +ajouter à nos ouvrages. +<span class="sidenote">Occupation de l'île de Holm dans la nuit du 6 au 7 mai.</span> +Sans avoir toutes les troupes qu'on aurait +désirées pour pousser le siége rapidement, on en avait assez néanmoins +pour faire une tentative sur l'île de Holm. La nuit du 6 au 7 mai fut +consacrée à cette entreprise. Ordre fut donné au général Gardanne d'y +concourir de son côté, en se portant vers le canal de Laake, et en +essayant de le passer sur des radeaux. (Voir la carte n<sup>o</sup> 41.) Huit +cents hommes, descendant de la gauche du quartier général sur le bord +de la <span class="pagenum"><a id="page523" name="page523"></a>(p. 523)</span> Vistule, durent traverser le fleuve en deux fois et +exécuter la principale attaque. À dix heures du soir, douze barques +furent amenées vis-à-vis le village de Schellmühl, sans que l'ennemi +s'en aperçût. À une heure de la nuit, les barques portant des +détachements du régiment de la garde de Paris, des 2<sup>e</sup> et 12<sup>e</sup> légers, +et cinquante soldats du génie, partirent de la rive gauche, et +abordèrent dans l'île de Holm. L'ennemi dirigea sur les embarcations +quelques coups de canon à mitraille. Nos troupes malgré ce feu +s'élancèrent à terre. Les grenadiers de la garde de Paris coururent +sur la redoute la plus rapprochée, sans tirer un coup de fusil, et +l'enlevèrent aux Russes qui la défendaient. Au même instant, cent +hommes du 2<sup>e</sup> léger, cent hommes du 12<sup>e</sup>, coururent également sur deux +autres redoutes, l'une construite à la pointe de l'île, l'autre à une +maison dite la <em>maison blanche</em>. Ils essuyèrent une première décharge, +mais marchèrent si vite, qu'en quelques minutes les redoutes furent +conquises et les Russes pris. Nos troupes s'élancèrent avec la même +rapidité sur les autres ouvrages, et, en une demi-heure, eurent occupé +la moitié de l'île, et fait cinq cents prisonniers. Pendant que cette +opération s'achevait si promptement, les douze barques employées au +passage de la Vistule amenaient une seconde colonne, composée de +Badois et de soldats de la légion du Nord, laquelle prit à droite, et +se dirigea vers la partie de l'île qui regarde la ville de Dantzig. +Ces troupes, animées par l'exemple que venaient de leur donner les +Français, se jetèrent hardiment sur les postes ennemis, les +surprirent, les désarmèrent, et enlevèrent en un instant <span class="pagenum"><a id="page524" name="page524"></a>(p. 524)</span> 200 +hommes et 200 chevaux d'artillerie. Le général Gardanne avait de son +côté passé dans l'île, en franchissant le canal de Laake. Dès lors +cette conquête importante se trouvait assurée.</p> + +<span class="sidenote">Prise de la redoute de Kalke-Schanze.</span> + +<p>C'était une occasion favorable pour s'emparer de la redoute si +incommode de Kalke-Schanze, prise et perdue au commencement du siége. +(Voir la carte n<sup>o</sup> 41.) Cette redoute, entourée d'eau et ouverte à la +gorge du côté de l'île de Holm, devait sa principale force à l'appui +qu'elle recevait de cette île. Au moment même où nos deux colonnes +envahissaient l'île de Holm, un détachement de Saxons et de soldats de +la légion du Nord, conduit par le chef de bataillon Roumette, entra +dans les fossés de la redoute avec de l'eau jusqu'aux aisselles, se +jeta sur les palissades, les franchit, et, malgré une vive fusillade, +resta maître de l'ouvrage, dans lequel on prit 180 Prussiens, 4 +officiers et plusieurs pièces de canon.</p> + +<p>Cette suite de coups de main nous valut 600 prisonniers, 17 bouches à +feu, coûta 600 hommes morts ou blessés à l'ennemi, nous procura +surtout la possession de l'île de Holm, qui complétait +l'investissement de Dantzig, et faisait cesser des feux très-nuisibles +pour nos tranchées. Grâce à la rapidité de l'exécution, notre perte +avait été fort insignifiante.</p> + +<span class="sidenote">Assaut du chemin couvert au saillant de la demi-lune.</span> + +<p>Nos travaux d'approche étaient arrivés au saillant de la demi-lune. On +avait ouvert une tranchée circulaire qui embrassait ce saillant et le +débordait tant à droite qu'à gauche. Le moment était venu de donner +l'assaut au <em>chemin couvert</em>. On appelle de ce nom le rebord +intérieur du fossé, le long duquel les assiégés <span class="pagenum"><a id="page525" name="page525"></a>(p. 525)</span> circulent et +se défendent, à l'abri d'une rangée de petites palissades. Dans la +nuit du 7 au 8, un détachement du 19<sup>e</sup> de ligne et du 12<sup>e</sup> léger, +précédé de cinquante soldats du génie armés de haches et de pelles, +sous la conduite des officiers du génie Barthélemy et Beaulieu, du +chef de bataillon d'infanterie Bertrand, déboucha par les deux +extrémités de la tranchée circulaire, et s'avança vivement sur le +chemin couvert. Une grêle de balles accueillit ce détachement. Les +soldats du génie, marchant en tête, se jetèrent la hache à la main sur +les palissades, et en abattirent quelques-unes. Nos fantassins, +pénétrant à leur suite dans le chemin couvert, le parcoururent sous la +mitraille qui pleuvait des murs de la place. Ils se portèrent ensuite +sur les forts blockhaus qui avaient été construits dans les angles +rentrants de l'enceinte. Mais ils essuyèrent un feu de mousqueterie +tellement vif, qu'ils furent obligés de revenir au saillant de la +demi-lune. Le chemin couvert n'en resta pas moins en leur possession. +Pendant ce temps, les mineurs avaient couru de tous côtés, pour +s'assurer qu'il n'y avait pas de mines commencées, et, suivant +l'usage, disposées de manière à faire sauter le terrain conquis par +les assiégeants. Un sergent du génie aperçut en effet au saillant de +la demi-lune un puits de mine. Il s'y jeta, le sabre au poing, trouva +douze Prussiens qui travaillaient à des rameaux de mine, et, profitant +de la terreur que leur inspirait son apparition subite, les fit tous +prisonniers. Il bouleversa ensuite l'ouvrage. Ce brave homme, dont le +nom mérite d'être conservé, se nommait Chopot.</p> + +<p>L'assaut du chemin couvert, qui est toujours l'une <span class="pagenum"><a id="page526" name="page526"></a>(p. 526)</span> des +opérations les plus meurtrières d'un siége régulier, nous coûta 17 +tués et 76 blessés, perte assez grande, si on songe au petit nombre +d'hommes employés sur un terrain aussi étroit. Maîtres du chemin +couvert de la demi-lune, nous étions établis au bord du fossé. Il +fallait y descendre, renverser ensuite la rangée de grandes +palissades, qui en occupait le fond, puis enlever d'assaut les talus +gazonnés, qui tenaient lieu d'escarpes en maçonnerie. Ce n'étaient pas +là des entreprises faciles. Il fallait d'ailleurs exécuter au saillant +du bastion de gauche la même opération que nous venions d'exécuter au +saillant de la demi-lune, pour n'être pas mitraillés de flanc par ce +bastion, quand nous attaquerions la demi-lune elle-même.</p> + +<span class="sidenote">Travaux d'approche dirigés vers le bastion de gauche.</span> + +<p>On s'établit donc sur le fossé, on s'y couvrit avec les précautions +ordinaires, et l'on continua de cheminer vers la gauche, pour +s'approcher du saillant du bastion. Les journées des 8, 9, 10, 11, 12 +et 13 mai, furent employées à ce travail, devenu horriblement +dangereux, car, à cette proximité, les boulets de l'ennemi +bouleversaient les sapes, pénétraient dans les tranchées, y +emportaient les hommes, et souvent faisaient écrouler sur eux les +épaulements qu'ils avaient laborieusement élevés. La mousqueterie +n'était pas à cette distance d'un effet moins terrible que +l'artillerie. Le sable que nos soldats remuaient s'éboulait à chaque +instant, et il fallait recommencer plusieurs fois les mêmes ouvrages. +Enfin, les nuits devenues très-courtes en mai, car tout le monde sait +que plus on approche du pôle, plus les nuits sont longues en hiver, +courtes en été, nous laissaient à peine quatre <span class="pagenum"><a id="page527" name="page527"></a>(p. 527)</span> heures de +travail sur vingt-quatre. Le maréchal Lefebvre, toujours plus +impatient, demandait instamment qu'on lui rendît l'assaut praticable, +en abattant la ligne de palissades qui garnissait le fond du fossé. Le +génie disait que c'était à l'artillerie à les détruire par des coups +de ricochet. L'artillerie, craignant que le terrain ne fût miné, +répondait qu'elle n'avait pas de place pour ses batteries. La +difficulté que nous rencontrions ici était une preuve des propriétés +défensives du bois, car, parvenus au bord du fossé, si nous avions eu +en face une muraille en maçonnerie, au lieu d'une rangée de +palissades, nous eussions établi une batterie de brèche, démoli cette +muraille en quarante-huit heures, rempli le fossé de ses débris et +monté à l'assaut. Mais le boulet fracassait la tête de quelques-unes +de ces palissades, souvent les écorchait à peine et n'en renversait +aucune. L'instant décisif approchait; l'impatience était extrême; l'on +touchait à ce moment d'un siége où l'assiégé fait ses derniers efforts +de résistance, et où l'assiégeant, pour en finir, est disposé à tenter +les plus grands coups d'audace.</p> + +<span class="sidenote">Nouvelle d'un secours apporté à la place.</span> + +<p>Mais soudain la nouvelle se répandit chez les assiégés comme chez les +assiégeants, qu'une armée russe arrivait au secours de Dantzig. Il y +avait long-temps en effet que ce secours était promis, et on avait +lieu de s'étonner qu'il ne fût pas encore arrivé. Les souverains de +Prusse et de Russie, réunis alors à leur quartier général, savaient +dans quel péril se trouvait Dantzig. Ils n'ignoraient pas de quelle +importance il était pour eux d'en empêcher la conquête, car, tant +qu'ils conservaient cette place, ils tenaient en échec <span class="pagenum"><a id="page528" name="page528"></a>(p. 528)</span> la +gauche de Napoléon, ils rendaient précaire son établissement sur la +Vistule, ils l'obligeaient à se priver de vingt-cinq mille hommes, +employés ou au blocus ou au siége; ils lui fermaient enfin le plus +vaste dépôt de subsistances qui existât dans le Nord. S'ils devaient +tôt ou tard reprendre l'offensive, il valait la peine de se hâter pour +un motif aussi grave. +<span class="sidenote">Diverses manières de secourir Dantzig.</span> +Ils avaient pour secourir Dantzig deux moyens +directs: ou d'attaquer Napoléon sur la Passarge, afin de lui enlever +les positions à l'abri desquelles il couvrait le siége, ou bien +d'expédier un corps considérable, soit par terre en suivant le +Nehrung, soit par mer en embarquant leurs troupes à Kœnigsberg, +pour les débarquer au fort de Weichselmünde. +<span class="sidenote">Les Anglais, malgré beaucoup de promesses, ne font rien +pour leurs alliés.</span> +Il y avait bien aussi un +troisième moyen, mais qui ne dépendait pas d'eux, c'était un +débarquement de vingt cinq mille Anglais, débarquement cent fois +promis, cent fois annoncé, jamais exécuté. Il est certain que si les +Anglais avaient tenu parole à leurs alliés, et, qu'au lieu de garder +une partie de leurs forces en Angleterre, pour faire face au camp de +Boulogne, d'en envoyer une autre à Alexandrie pour mettre la main sur +l'Égypte, et une autre encore sur les bords de la Plata pour s'emparer +des colonies espagnoles, ils eussent jeté une armée soit à Stralsund, +soit à Dantzig, lorsque nous avions à peine trois ou quatre régiments +français dispersés dans la Poméranie, ils auraient pu changer le cours +des événements, ou du moins nous causer de grands embarras. Napoléon, +en effet, se serait vu forcé de détacher vingt mille hommes de la +grande armée, et, si on l'eût attaqué dans ce même moment sur la +Passarge, il aurait été privé <span class="pagenum"><a id="page529" name="page529"></a>(p. 529)</span> d'une notable portion de ses +forces pour tenir tête à la principale armée russe.</p> + +<p>Mais les Anglais ne songeaient pas à venir en aide à leurs alliés. +Mettre le pied sur le continent les effrayait trop. Employer leurs +troupes à prendre des colonies leur convenait davantage. D'ailleurs un +changement de ministère, dont nous ferons connaître bientôt les causes +et les effets, rendait à Londres toutes les résolutions incertaines. +Le seul secours envoyé à Dantzig fut celui de trois corvettes, +chargées de munitions, et commandées par des officiers intrépides, qui +avaient ordre de remonter la Vistule pour pénétrer à tout prix dans la +place.</p> + +<span class="sidenote">Les souverains de Prusse et de Russie, réunis à +Bartenstein, délibèrent sur les moyens de secourir Dantzig.</span> + +<p>Il ne fallait donc compter que sur les troupes prussiennes et russes +pour secourir efficacement Dantzig. Les deux souverains, réunis à +Bartenstein, en délibérèrent avec leurs généraux, et eurent la plus +grande peine à se mettre d'accord. Une raison, le défaut de vivres, +s'opposait au projet qui aurait été le plus convenable, et qui aurait +consisté à reprendre immédiatement les opérations actives. La terre +n'était pas encore assez fécondée par le soleil, pour suffire à la +nourriture des hommes et des chevaux. On avait peu de magasins, on +pouvait tout au plus fournir du grain et de la viande aux hommes, et +quant aux chevaux, on était réduit à leur donner à manger le chaume +qui recouvrait les huttes des paysans de la vieille Prusse. On pensait +donc qu'il fallait attendre que l'herbe fût assez haute pour nourrir +les chevaux. C'était la même raison qui retenait Napoléon sur la +Passarge. Mais lui n'avait pas une place importante à sauver; chaque +<span class="pagenum"><a id="page530" name="page530"></a>(p. 530)</span> jour au contraire lui apportait des forces, et lui permettait +de faire un pas de plus vers les murs de Dantzig.</p> + +<span class="sidenote">On se décide à envoyer un secours de quelques mille hommes +à Dantzig, soit par le Nehrung, soit par la mer.</span> + +<p>Dans cette situation, les deux souverains alliés adoptèrent de tous +les moyens de secours le plus médiocre, et résolurent d'envoyer une +dizaine de mille hommes, moitié par la langue de terre du Nehrung, +moitié par la mer et le fort de Weichselmünde. Le projet était de +forcer la ligne d'investissement, d'enlever le camp français du +Nehrung, en débouchant sur ce camp, soit du fort de Weichselmünde, +soit du Nehrung même par la route de Kœnigsberg, de pénétrer +ensuite dans l'île de Holm, de rétablir les communications avec +Dantzig, d'entrer dans la place, et, si on réussissait dans toutes ces +opérations, de faire une sortie générale contre le corps assiégeant, +pour détruire ses travaux, et le contraindre à lever le siége. Il +aurait fallu pour cela beaucoup plus de dix mille hommes, et surtout +qu'ils fussent très-habilement conduits.</p> + +<span class="sidenote">Un corps de troupes légères et de cavalerie, marche sur +Dantzig par le Nehrung.</span> + +<p>Un corps prussien et russe, composé en grande partie de cavalerie, +sous la conduite du colonel Bulow, dut traverser dans des chaloupes la +passe de Pillau, aborder à la pointe du Nehrung, et cheminer sur cet +étroit banc de sable, pendant les vingt lieues qui séparent Pillau de +Dantzig. +<span class="sidenote">Un corps d'infanterie russe est embarqué à Pillau, et +envoyé par mer à Weichselmünde.</span> +Huit mille hommes, pour la plupart Russes, furent embarqués à +Pillau sur des bâtiments de transport, et escortés par des vaisseaux +de guerre anglais jusqu'au fort de Weichselmünde. Ils étaient sous les +ordres du général Kamenski, le fils de ce vieux général, qui avait un +instant commandé l'armée russe, au début de la campagne <span class="pagenum"><a id="page531" name="page531"></a>(p. 531)</span> +d'hiver. Arrivés le 12 mai à l'embouchure de la Vistule, ils furent +débarqués sur les jetées extérieures, sous la protection du canon de +Weichselmünde. Pendant ce même temps, des démonstrations avaient lieu +contre tous nos quartiers d'hiver. On simulait devant Masséna un +passage du Bug, comme si on avait voulu agir à l'autre extrémité du +théâtre de la guerre. On faisait circuler beaucoup de patrouilles en +face de nos cantonnements de la Passarge. Enfin le corps destiné à +parcourir le Nehrung se portait rapidement sur les postes détachés que +nous avions à l'extrémité de ce banc de sable, et les obligeait à se +replier.</p> + +<span class="sidenote">Inquiétudes du maréchal Lefebvre en apprenant la tentative +des Russes pour secourir Dantzig.</span> + +<p>Le rassemblement à Pillau des deux corps, qui devaient, par des voies +diverses, aller au secours de Dantzig, avait été signalé. Des bruits +sortis de la place assiégée avaient confirmé les nouvelles de Pillau, +et c'était assez pour jeter le maréchal Lefebvre dans les plus vives +anxiétés. Il s'était hâté, sans même recourir à l'Empereur, d'appeler +à lui le général Oudinot, qui se trouvait dans l'île de Nogath avec la +division des grenadiers, laquelle devait faire partie du corps de +réserve destiné au maréchal Lannes. Il avait en même temps écrit de +tous côtés, pour demander du secours aux chefs de troupes placés dans +son voisinage.</p> + +<p>Mais Napoléon, à qui vingt-quatre heures suffisaient pour expédier un +courrier de Finkenstein à Dantzig, avait d'avance pourvu à tout. Il +réprimanda le maréchal Lefebvre, du reste avec douceur, pour cette +manière d'agir. Il le rassura par la nouvelle de prompts secours, +lesquels préparés de longue <span class="pagenum"><a id="page532" name="page532"></a>(p. 532)</span> main, ne pouvaient manquer +d'arriver à temps. Napoléon était peu ému des puériles démonstrations +faites sur sa droite, car il savait trop bien discerner à la guerre la +feinte des projets réels, pour qu'il fût possible de l'abuser. Il +avait d'ailleurs bientôt appris d'une manière certaine, qu'on se +bornerait à diriger sur Dantzig un gros détachement, soit par le +Nehrung, soit par la mer, et il avait proportionné ses précautions à +la gravité du danger.</p> + +<span class="sidenote">Renforts envoyés au maréchal Lefebvre.</span> + +<p>Le maréchal Mortier, devenu entièrement disponible, par la conclusion +définitive de l'armistice avec les Suédois, avait reçu l'ordre de +hâter sa marche, et de se faire précéder à Dantzig par une portion de +ses troupes. En conséquence de cet ordre, le 72<sup>e</sup> de ligne venait +d'arriver au camp du maréchal Lefebvre, au moment des plus grandes +agitations de celui-ci. La réserve du maréchal Lannes, préparée dans +l'île de Nogath, commençait à se former, et, en attendant, la belle +division des grenadiers Oudinot, qui en était le noyau, avait été +placée entre Marienbourg et Dirschau, à deux ou trois marches de +Dantzig. Le 3<sup>e</sup> de ligne, tiré de Braunau, et fort de 3,400 hommes, +stationnait aussi dans l'île de Nogath. Les ressources étaient donc +très-suffisantes. Napoléon ordonna à l'une des brigades du général +Oudinot de se porter à Furstenwerder, d'y jeter un pont, et de se +tenir prête à passer le bras de la Vistule, qui sépare l'île de Nogath +du Nehrung. (Voir la carte n<sup>o</sup> 38.) La cavalerie étant répandue +surtout dans les pâturages de la basse Vistule, aux environs d'Elbing, +il ordonna au général Beaumont de prendre un millier de dragons, de +se porter à Furstenwerder, <span class="pagenum"><a id="page533" name="page533"></a>(p. 533)</span> de laisser filer le corps ennemi +qui cheminait sur le Nehrung, de le couper lorsqu'il aurait dépassé +Furstenwerder, et de lui faire le plus de prisonniers qu'il pourrait. +Enfin il enjoignit au maréchal Lannes de marcher avec les grenadiers +Oudinot sur Dantzig, de n'y point fatiguer ses troupes en les +employant aux travaux de siége, mais de les tenir en réserve pour les +précipiter sur les Russes, dès qu'ils essayeraient de prendre terre +aux environs de Weichselmünde.</p> + +<p>Ces dispositions prescrites à temps, grâce à une prévoyance qui +faisait tout à propos, amenèrent autour de Dantzig plus de troupes +qu'il n'en fallait pour conjurer le péril. +<span class="sidenote">Débarquement des troupes russes à Weichselmünde le 12 mai.</span> +Les Russes avaient commencé +à débarquer le 12 mai. Des hauteurs sablonneuses que nous occupions, +on les voyait distinctement sur les jetées du fort de Weichselmünde. +Ils ne furent entièrement débarqués et réunis en avant de +Weichselmünde, que le 14 au soir. Des avis réitérés, adressés dans +l'intervalle au maréchal Lannes, lui firent hâter sa marche, et, le +14, il arrivait sous les murs de Dantzig avec les grenadiers Oudinot, +moins les deux bataillons laissés à Furstenwerder. Le 72<sup>e</sup> était déjà +au camp. Le maréchal Mortier avec le reste de son corps se trouvait à +une marche en arrière.</p> + +<p>Le maréchal Lefebvre, rassuré par ces renforts, avait envoyé au +général Gardanne, qui commandait le camp de la basse Vistule dans le +Nehrung, le régiment de la garde municipale de Paris, et attendait, +avant de lui expédier de nouveaux secours, que le dessein des Russes +fût clairement dévoilé, car ils pouvaient déboucher du fort de +Weichselmünde, ou sur <span class="pagenum"><a id="page534" name="page534"></a>(p. 534)</span> la rive droite, pour attaquer le camp +du général Gardanne, ou sur la rive gauche, pour attaquer le quartier +général.</p> + +<span class="sidenote">Vains efforts des Russes pour débloquer Dantzig, et +brillant combat du 15 mai.</span> + +<p>Le 15 mai, à trois heures du matin, les Russes sortirent, au nombre de +7 à 8 mille hommes, du fort de Weichselmünde, et marchèrent à +l'attaque de nos positions du Nehrung. (Voir la carte n<sup>o</sup> 41.) Ces +positions commençaient à la pointe de l'île de Holm, là même où le +canal de Laake se réunit à la Vistule, s'étendaient sous forme +d'épaulement palissadé jusqu'au bois qui couvre cette partie du +Nehrung, étaient protégées en cet endroit par de nombreux abatis, et +finissaient à des dunes de sable le long de la mer. Le général +Schramm, passé sous les ordres du général Gardanne, défendait cette +ligne avec un bataillon du 2<sup>e</sup> léger, un détachement du régiment de la +garde de Paris, un bataillon saxon, une partie du 19<sup>e</sup> de chasseurs, +et quelques Polonais à cheval sous le capitaine Sokolniki, qu'on a +déjà vu se distinguer à ce siége. Le général Gardanne se tenait en +arrière avec le reste de ses forces, soit pour venir au secours des +troupes qui défendaient les retranchements, soit pour parer à une +sortie de la place. Le maréchal Lefebvre, en apercevant des hauteurs +du Zigankenberg le mouvement des Russes, lui avait envoyé, dès le +matin, un bataillon du 12<sup>e</sup> léger. Un peu après, le maréchal Lannes +était parti lui-même avec quatre bataillons de la division d'Oudinot, +et avait cheminé sur les digues qui traversaient le pays plat situé à +notre droite, le génie n'ayant pas encore pu établir un pont vers +notre gauche, pour communiquer directement <span class="pagenum"><a id="page535" name="page535"></a>(p. 535)</span> avec le camp du +Nehrung par la basse Vistule.</p> + +<p>Les Russes s'avancèrent en trois colonnes, l'une dirigée le long de la +Vistule en face de nos redoutes, la seconde contre le bois et les +abatis qui en garantissaient l'accès, la troisième composée de +cavalerie destinée à longer la mer. Une quatrième était restée en +réserve, pour porter secours à celle des trois qui faiblirait. Les +corvettes anglaises, arrivées en même temps, devaient pour leur part +remonter la Vistule, détruire les ponts dont on supposait l'existence, +prendre nos ouvrages à revers, et seconder le mouvement des Russes par +le feu de 60 pièces de gros calibre. Mais le vent ne favorisa pas +cette disposition, et les corvettes demeurèrent forcément à +l'embouchure de la Vistule.</p> + +<p>Les colonnes russes marchèrent avec vigueur à l'attaque de nos +positions. Nos soldats placés derrière des retranchements en terre, +les attendirent avec sang-froid, et les fusillèrent de très-près. Les +Russes n'en furent pas ébranlés, s'approchèrent jusqu'au pied des +redoutes, mais ne purent les franchir. À chaque tentative repoussée, +nos soldats sautaient par-dessus les retranchements, et poursuivaient +les Russes à la baïonnette. La colonne qui s'était dirigée sur les +abatis, ayant un obstacle moins solide à vaincre, essaya de pénétrer +dans le bois, et de s'y établir. Elle fut arrêtée comme la première, +mais elle revint à la charge, et engagea une suite de combats corps à +corps avec nos troupes. La lutte sur ce point fut longue et opiniâtre. +La colonne de cavalerie, chargée de longer la mer, resta en +observation devant nos détachements de cavalerie, sans faire aucun +mouvement <span class="pagenum"><a id="page536" name="page536"></a>(p. 536)</span> sérieux. L'action durait depuis plusieurs heures, +et nos troupes employées à la défense des ouvrages, ne comptant pas +plus de 2,000 hommes, en face de 7 à 8 mille, car le général Gardanne +était obligé de veiller avec le reste sur les débouchés de la place, +nos troupes étaient épuisées, et elles auraient fini par succomber +sous ces attaques réitérées, si un bataillon de la garde de Paris, +envoyé par le général Gardanne, et le bataillon du 12<sup>e</sup> léger parti du +quartier général, ne leur eussent apporté un secours décisif. Ces +braves bataillons dirigés par le général Schramm se jetèrent sur les +Russes et les repoussèrent. Tout le monde, ranimé par cet exemple, +s'élança sur eux, et on les ramena jusqu'aux glacis du fort de +Weichselmünde.</p> + +<p>Cependant le général Kamenski avait ordre de faire les plus grands +efforts pour secourir Dantzig. Il ne voulut donc pas se renfermer dans +le fort, sans avoir essayé une dernière tentative. Il joignit aux +troupes qui venaient de combattre la réserve qui n'avait pas encore +donné, et s'avança de nouveau sur nos retranchements, si vivement, si +infructueusement attaqués. Mais il était trop tard. Le maréchal Lannes +et le général Oudinot avaient amené au général Schramm le renfort de +quatre bataillons de grenadiers. Il leur suffit d'un seul de ces +quatre bataillons pour mettre fin au combat. Le général Oudinot, à la +tête de ce bataillon, ralliant autour de lui la masse de nos troupes, +puis les ramenant en avant, culbuta les Russes, et encore une fois les +poussa la baïonnette dans les reins jusque sur les glacis du fort de +Weichselmünde, où il les contraignit à se <span class="pagenum"><a id="page537" name="page537"></a>(p. 537)</span> renfermer +définitivement. Cette action devait être et fut la dernière.</p> + +<p>Les Russes laissèrent deux mille hommes sur le champ de bataille, la +plupart morts ou blessés, quelques-uns prisonniers. Notre perte à nous +fut de 300 hommes hors de combat. Le général Oudinot eut un cheval tué +par un boulet, qui, passant entre lui et le maréchal Lannes, faillit +tuer ce dernier. Le moment n'était pas encore arrivé où l'illustre +maréchal devait succomber à tant d'exploits répétés! La destinée, +avant de le frapper, lui réservait encore de brillantes journées.</p> + +<span class="sidenote">Tentatives des corvettes anglaises pour forcer la Vistule, +et jeter des munitions dans la place.</span> + +<p>Dès lors, le maréchal Lefebvre ne pouvait plus conserver +d'inquiétudes, ni le maréchal Kalkreuth d'espérances. Cependant les +commandants des corvettes envoyées d'Angleterre pour secourir Dantzig +tenaient à exécuter leurs instructions. La place ayant surtout besoin +de munitions, le capitaine de la <em>Dauntless</em> voulut profiter d'une +forte brise du nord pour remonter la Vistule. Mais à peine avait-il +dépassé le fort de Weichselmünde et approché de nos redoutes, qu'il +fut assailli par un feu violent d'artillerie. Les troupes sortirent +des retranchements, et, joignant le feu de la mousqueterie à celui du +canon, mirent la corvette anglaise dans un tel état, que bientôt elle +fut réduite à l'impossibilité de gouverner. +<span class="sidenote">L'une de ces corvettes est prise.</span> +Elle vint échouer sur un +banc de sable, où elle fut obligée d'amener son pavillon. Elle +contenait une grande quantité de poudre et des dépêches pour le +maréchal Kalkreuth.</p> + +<span class="sidenote">Difficultés des derniers travaux d'approche.</span> + +<p>La place restait donc absolument abandonnée à elle-même. +Malheureusement les opérations du siége devenaient à chaque instant +plus difficiles. On était <span class="pagenum"><a id="page538" name="page538"></a>(p. 538)</span> logé au bord du fossé; on avait +entrepris déjà d'y descendre; mais la nature de ce sol, qui s'éboulait +sans cesse, l'immense quantité d'artillerie dont disposait l'ennemi, +et qui lui permettait d'accabler nos tranchées de ses bombes, +rendaient les travaux aussi lents que périlleux. +<span class="sidenote">Descente du fossé.</span> +Il fallait cependant, +quoi qu'il pût en coûter, parvenir dans le fond du fossé, et aller, la +hache à la main, couper une assez large rangée de palissades, pour +ouvrir le chemin aux colonnes d'attaque. On commença donc à descendre +dans le fossé en se servant de passages blindés, c'est-à-dire, en +s'avançant sous des châssis couverts de terre et de fascines. +Plusieurs fois les bombes de l'ennemi percèrent les blindages et +écrasèrent les hommes qu'ils abritaient. Mais rien ne pouvait +décourager nos troupes du génie. Sur six cents soldats de cette arme, +près de trois cents avaient succombé. La moitié des officiers étaient +morts ou blessés. Au nombre des obstacles qu'on avait à vaincre, se +trouvait le blockhaus construit dans l'angle rentrant que la demi-lune +formait avec le bastion. On résolut de faire sauter par la mine cet +ouvrage qui résistait même au boulet. Une mine qui n'avait pas été +poussée assez près du blockhaus éclata, le couvrit de terre, mais le +rendit plus difficile encore à détruire. On s'établit alors sur +l'entonnoir de la mine, on déblaya sous le feu de l'ennemi la terre +qui entourait le blockhaus, auquel on mit le feu, et dont on finit +ainsi par se délivrer.</p> + +<p>Lorsqu'on fut parvenu au fond du fossé, plusieurs soldats du génie +essayèrent d'aller, sous le feu même de la place, couper quelques +palissades. Il leur fallut <span class="pagenum"><a id="page539" name="page539"></a>(p. 539)</span> une demi-heure pour en détruire +trois. Ainsi l'opération devait être des plus longues et des plus +meurtrières. On était arrivé au 18 mai. Il y avait quarante-huit jours +que la tranchée était ouverte. On n'avait aucun reproche à faire au +corps du génie, qui se conduisait avec un dévouement admirable. +<span class="sidenote">Doutes élevés au dernier moment sur le choix du point +d'attaque.</span> +Quelques détracteurs s'en prenaient des lenteurs du siége au général +Chasseloup. Le général Kirgener, qui dirigeait en second les travaux, +et qui avait conçu d'autres idées sur le choix du point d'attaque, ne +cessait de répéter au maréchal Lefebvre, que le Hagelsberg avait été +mal choisi, et que c'était là l'unique cause de tous les retards qu'on +éprouvait. Il le répéta si souvent, que le maréchal Lefebvre, +finissant par le croire, écrivit à l'Empereur le 18 mai, pour se +plaindre du général Chasseloup, et pour attribuer la longue résistance +de la place au mauvais choix du point d'attaque, disant que le +Bischoffsberg eut présenté bien moins de difficultés.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon veut qu'on persiste dans le choix qu'on a fait du +Hagelsberg, et met fin aux divagations du maréchal Lefebvre.</span> + +<p>La plainte dans ce moment ne remédiait à rien, eût-elle été aussi +fondée qu'elle l'était peu. Mais Napoléon, qui ne cessait de veiller +au siége, ne fit pas attendre sa réponse.—Je vous croyais, écrivit-il +au maréchal Lefebvre, <em>plus de caractère et d'opinion</em>. Est-ce à la +fin d'un siége qu'il faut se laisser persuader par des inférieurs, que +le point d'attaque est à changer, décourager ainsi l'armée, et +<em>déconsidérer son propre jugement</em>? Le Hagelsberg est bien choisi. +C'est par le Hagelsberg que Dantzig a toujours été attaqué. Donnez +votre confiance à Chasseloup, qui est le plus habile, le plus +expérimenté de vos ingénieurs; ne prenez conseil que de <span class="pagenum"><a id="page540" name="page540"></a>(p. 540)</span> lui +et de Lariboisière, <em>et chassez tous les petits critiqueurs</em>.—</p> + +<p>Le maréchal Lefebvre fut donc obligé de persister dans le premier +choix et d'attendre les effets lents, mais sûrs, d'un art qui lui +était étranger. Les troupes du génie, se prodiguant, étaient parvenues +d'un côté au fond du fossé de la demi-lune, et de l'autre au fond du +fossé du bastion, forcées, vu l'espace étroit où elles agissaient, de +travailler sous les bombes, et de défendre elles-mêmes les travaux +contre les sorties de la place. Enfin, à la face du bastion de gauche, +qu'on attaquait en même temps que la demi-lune, elles avaient, tantôt +avec des feux de fascines, tantôt avec des sacs à poudre, tantôt aussi +avec la hache, détruit les palissades, sur une largeur de +quatre-vingt-dix pieds. +<span class="sidenote">Les troupes du génie ayant ouvert un passage de 90 pieds +dans la rangée des palissades, l'assaut est résolu pour le 21 mai.</span> +C'était assez pour donner passage aux colonnes +d'assaut. Ce moment était impatiemment attendu par les troupes. +L'assaut fut résolu pour le 21 mai au soir. Plusieurs colonnes, au +nombre de quatre mille hommes, furent amenées dans le fossé, conduites +successivement au pied du talus en terre qui s'élevait derrière les +palissades, afin qu'elles vissent d'avance l'ouvrage à escalader, et +qu'elles apprissent la manière de le gravir. Remplies d'ardeur à cet +aspect, elles demandaient à grands cris qu'on leur permît de s'élancer +à l'assaut. Trois énormes poutres suspendues par des cordes, au sommet +des talus en terre, étaient prêtes à rouler sur les assaillants. Un +brave soldat, dont l'histoire doit dire le nom, François Vallé, +chasseur du 12<sup>e</sup> léger, qui avait plusieurs fois aidé les travailleurs +du génie à arracher les palissades, offrit d'aller couper les cordes +<span class="pagenum"><a id="page541" name="page541"></a>(p. 541)</span> qui soutenaient ces poutres, afin d'en opérer la chute avant +l'assaut. Il se saisit d'une hache, gravit les escarpes gazonnées, +coupa les cordes, et ne fut atteint d'une balle qu'en terminant cet +acte d'héroïsme. Ajoutons qu'il ne fut pas frappé mortellement.</p> + +<span class="sidenote">Le maréchal Kalkreuth demande à capituler.</span> + +<p>L'heure de l'assaut approchait enfin, lorsque tout à coup on apprit +avec grand regret que le maréchal Kalkreuth demandait à capituler.</p> + +<p>En effet, le colonel Lacoste s'était présenté en parlementaire, pour +remettre au maréchal Kalkreuth les lettres à son adresse, qu'on avait +trouvées sur la corvette anglaise, récemment prise. Il arrivait fort à +propos pour offrir au lieutenant de Frédéric l'occasion honorable de +proposer une capitulation, devenue nécessaire. Le maréchal lia +conversation avec le colonel, reconnut la nécessité de se rendre, mais +réclama pour la garnison de Dantzig les conditions que la garnison de +Mayence avait obtenues autrefois de lui, c'est-à-dire la faculté de +sortir sans être prisonnière de guerre, sans déposer les armes, et +avec le seul engagement de ne pas servir contre la France avant une +année. Le maréchal Lefebvre souscrivit à ces conditions, car il +craignait fort de voir le siége se prolonger; mais il demanda le temps +de consulter Napoléon. Celui-ci n'était pas si pressé, car il tenait +les Russes en respect sur la Passarge, et il aurait volontiers +sacrifié quelques jours de plus, pour faire un corps d'armée +prisonnier, ne comptant guère sur l'engagement que prenaient les +troupes ennemies de ne pas servir avant une année. Il exprima donc un +certain regret, mais consentit à la capitulation proposée, en +ordonnant au maréchal Lefebvre de dire à <span class="pagenum"><a id="page542" name="page542"></a>(p. 542)</span> M. de Kalkreuth, que +c'était par considération pour lui, pour son âge, pour ses glorieux +services, et pour sa manière courtoise de traiter les Français, qu'on +accordait de si belles conditions. La capitulation fut signée et +exécutée le 26.</p> + +<span class="sidenote">Le 26 mai, au matin, le maréchal Lefebvre fait sont entrée +dans la place de Dantzig.</span> + +<p>Le 26 au matin, le maréchal Lefebvre entra dans la place. Il avait +offert au maréchal Lannes, au maréchal Mortier, arrivés depuis +quelques jours, d'y entrer avec lui; mais ceux-ci ne voulurent pas lui +disputer un honneur qui lui appartenait, et qu'il avait mérité sinon +par son savoir, au moins par sa bravoure, et par sa constance à vivre +deux mois dans ces formidables tranchées. Il fit donc son entrée à la +tête d'un détachement de toutes les troupes qui avaient concouru au +siége. Celles du génie marchaient naturellement les premières. Cette +distinction leur était due à tous les titres, car, sur 600 hommes du +génie, la moitié environ avait été mise hors de combat. Aussi Napoléon +publia-t-il immédiatement l'ordre du jour suivant:</p> + +<div class="quote"> +<p class="date">«Finkenstein, 26 mai 1807.</p> + + <p>»La place de Dantzig a capitulé, et nos troupes y sont entrées + aujourd'hui à midi.</p> + + <p>»Sa Majesté témoigne sa satisfaction aux troupes assiégeantes. + Les sapeurs se sont couverts de gloire.»</p> +</div> + +<span class="sidenote">Causes de la longue résistance de Dantzig.</span> + +<p>Ce siége mémorable avait été long, puisque la place avait résisté à +cinquante et un jours de tranchée ouverte. Beaucoup de causes +contribuèrent à la longueur de cette résistance. La configuration de +la place, son <span class="pagenum"><a id="page543" name="page543"></a>(p. 543)</span> vaste développement, la force de la garnison +assiégée à peu près égale à l'armée assiégeante, la lente arrivée et +l'insuffisance de la grosse artillerie, qui permit à l'ennemi de +réserver son feu pour le moment des dernières approches, le petit +nombre de bons travailleurs proportionné au petit nombre de bonnes +troupes, la nature du sol, s'éboulant sans cesse sous les projectiles, +les propriétés défensives du bois, qu'on ne pouvait battre en brèche, +et qu'il fallait arracher la pioche ou la hache à la main, enfin une +saison affreuse, variable comme l'équinoxe, passant de la gelée à des +pluies torrentueuses, toutes ces causes, disons-nous, contribuèrent à +prolonger ce siége, qui fut également honorable pour les assiégés et +pour les assiégeants. Le maréchal Kalkreuth ne ramena de sa forte +garnison que bien peu de soldats. De 18,320 hommes, 7,120 seulement +sortirent de Dantzig<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a>. Il y avait eu 2,700 morts, 3,400 blessés, +800 prisonniers, 4,300 déserteurs. Le vieil élève de Frédéric s'était +montré digne en cette circonstance de la grande école de guerre dans +laquelle il avait été nourri.</p> + +<p>Le maréchal Lefebvre par sa bravoure, le général Chasseloup par son +savoir, Napoléon par sa vaste prévoyance, les troupes du génie par un +incroyable dévouement, avaient procuré à l'armée cette importante +conquête. Quoique la grosse artillerie eût manqué, c'était un vrai +miracle, à cette prodigieuse distance du Rhin, dans cette saison, +d'avoir pu tirer de la Silésie, de la Prusse, de la haute Pologne, le +<span class="pagenum"><a id="page544" name="page544"></a>(p. 544)</span> matériel nécessaire pour un aussi grand siége. Il eût été +facile sans doute à Napoléon, en détachant de la Passarge ou de la +Vistule l'un de ses corps d'armée, de terminer beaucoup plus vite la +résistance de Dantzig. Mais il n'aurait obtenu cette accélération +qu'au prix d'une grave imprudence, car, selon toutes les probabilités, +Napoléon devait être, pendant le siége, attaqué par les armées russe +et prussienne, et, s'il l'avait été, les vingt mille hommes détachés +vers Dantzig, l'auraient grandement affaibli. On ne saurait donc trop +admirer l'art avec lequel il choisit cette position de la Passarge, +d'où il couvrait à la fois le siége de Dantzig, et faisait face aux +armées coalisées qui pouvaient à chaque instant se présenter, l'art +surtout avec lequel il profita tantôt des régiments en marche, tantôt +des troupes revenant de Stralsund, tantôt de la réserve d'infanterie +préparée sur la basse Vistule, pour entretenir autour de Dantzig une +force suffisante aux opérations du siége, l'art enfin avec lequel il +sut attendre un résultat, qu'il aurait compromis en essayant de le +hâter, et qu'il n'aurait eu d'ailleurs aucun intérêt à devancer, car, +ne voulant agir offensivement qu'en juin, il importait peu de +n'achever qu'en mai la conquête de Dantzig.</p> + +<span class="sidenote">La reddition du fort de Weichselmünde suit celle de +Dantzig.</span> + +<p>Ce n'était pas tout que d'avoir pris Dantzig, il fallait occuper +l'embouchure de la Vistule et les abords de la mer, c'est-à-dire le +fort de Weichselmünde, qui, bien défendu, aurait exigé une attaque en +règle, et entraîné une grande perte de temps. Mais l'effet moral de la +conquête de Dantzig nous valut la reddition du fort de Weichselmünde, +quarante-huit heures après. La moitié de la garnison <span class="pagenum"><a id="page545" name="page545"></a>(p. 545)</span> ayant +déserté, l'autre moitié livra le fort, en demandant à capituler aux +mêmes conditions que la garnison de Dantzig. La route du Nehrung +jusqu'à Pillau leur servit aux uns et aux autres pour retourner à +Kœnigsberg. Outre l'avantage de s'assurer une base d'opération +inébranlable sur la Vistule, Napoléon acquérait dans la ville de +Dantzig des approvisionnements immenses. Dantzig contenait, avec de +grandes richesses, 300 mille quintaux de grain, et surtout plusieurs +millions de bouteilles de vin de la meilleure qualité, ce qui allait +être pour l'armée, dans ces sombres climats, un sujet de joie et une +source de santé. +<span class="sidenote">Napoléon charge son aide-de-camp Rapp du commandement de +Dantzig.</span> +Napoléon envoya tout de suite son aide-de-camp Rapp, +sur le dévouement duquel il comptait, pour prendre le commandement de +Dantzig, et empêcher les détournements de valeurs. +<span class="sidenote">Napoléon fait un voyage à Dantzig, et en tire pour l'armée +française une grande quantité de blé et de vin.</span> +Il le suivit +immédiatement lui-même, et vint passer deux jours à Dantzig, voulant +juger par ses propres yeux de l'importance de cette place, des travaux +qu'il fallait y ajouter pour la rendre imprenable, des ressources +enfin qu'on en pouvait tirer pour l'entretien de l'armée.</p> + +<p>Il fit transporter sur-le-champ 18 mille quintaux de blé à Elbing, +pour approvisionner les magasins épuisés de cette ville, qui avait +déjà fourni 80 mille quintaux de grain. Il expédia un million de +bouteilles de vin pour les quartiers de la Passarge. Il vit tous les +travaux du siége, approuva ce qui avait été fait, loua beaucoup le +général Chasseloup et l'attaque par le Hagelsberg, distribua +d'éclatantes récompenses aux officiers de l'armée, et se promit de les +dédommager bientôt par des dons magnifiques de tout le butin qu'il +leur avait sagement et noblement interdit, <span class="pagenum"><a id="page546" name="page546"></a>(p. 546)</span> en confiant au +général Rapp le gouvernement de Dantzig. Il résolut de nommer le +maréchal Lefebvre duc de Dantzig, et d'ajouter à ce titre une superbe +dotation. Il écrivit à M. Mollien, pour lui prescrire d'acheter sur le +trésor de l'armée une terre avec un château, qui rapportât cent mille +livres de revenu net, et qui formât l'apanage du nouveau duc. Il +recommanda en outre à M. Mollien d'acheter une vingtaine de châteaux, +ayant appartenu à d'anciennes familles, et autant que possible situés +dans l'Ouest, afin d'en faire présent aux généraux qui lui +prodiguaient leur sang, s'appliquant ainsi à renouveler l'aristocratie +de la France, comme il renouvelait les dynasties de l'Europe, par les +coups de son épée, devenue dans ses mains une sorte de baguette +magique, de laquelle s'échappaient la gloire, les richesses et les +couronnes.</p> + +<p>Il donna les ordres nécessaires pour qu'on relevât tout de suite les +ouvrages de Dantzig. Il y plaça comme garnison les 44<sup>e</sup> et 19<sup>e</sup> de +ligne, qui avaient beaucoup souffert pendant le siége. Il voulut qu'on +y réunît tous les régiments provisoires qui n'auraient pas le temps +d'arriver à l'armée avant la reprise des opérations offensives. Il +assigna à la légion du Nord, dont le dévouement et les fatigues +avaient été extrêmes, dont la fidélité n'était pas douteuse, la garde +du fort de Weichselmünde. Il fit distribuer une partie des troupes +allemandes dans le Nehrung. Il prescrivit aux Saxons, qui étaient bons +soldats, mais qui avaient besoin de servir dans nos rangs pour +s'attacher à nous, de rejoindre le corps de Lannes, déjà revenu sur +la Vistule, et aux Polonais, qu'il <span class="pagenum"><a id="page547" name="page547"></a>(p. 547)</span> désirait aguerrir, de +rejoindre le corps de Mortier, destiné également à se transporter sur +la Vistule. Les Italiens furent laissés au blocus de Colberg, le reste +des Polonais au blocus de la petite citadelle de Graudentz, points de +peu d'importance, que nous avions encore à prendre.</p> + +<span class="sidenote">Suites de la proposition de médiation faite par +l'Autriche.</span> + +<p>Napoléon, de retour à Finkenstein, disposa toutes choses pour +recommencer les opérations offensives dès les premiers jours du mois +de juin. Les négociations astucieuses de l'Autriche n'avaient abouti +qu'à rendre inévitable une solution par les armes. L'offre de +médiation faite par cette cour, acceptée avec défiance et regret, mais +avec bonne grâce par Napoléon, avait été reportée sur-le-champ à +l'Angleterre, à la Prusse, à la Russie. +<span class="sidenote">Le nouveau cabinet anglais accepte la médiation +autrichienne.</span> +Le nouveau cabinet anglais, +quoique sa politique fût loin d'incliner à la paix, ne pouvait à son +début afficher une préférence trop marquée pour la guerre. M. Canning +répondit, en qualité de ministre des affaires étrangères, que la +Grande-Bretagne acceptait volontiers la médiation de l'Autriche, et +qu'elle suivrait dans cette négociation l'exemple des cours alliées, +la Prusse et la Russie.</p> + +<p>La réponse de cette dernière fut la moins amicale des trois. +L'empereur Alexandre s'était transporté au quartier général de son +armée, à Bartenstein, sur l'Alle. Il y avait été rejoint par le roi de +Prusse, venu de Kœnigsberg pour s'aboucher avec lui. La garde +impériale, récemment partie de Saint-Pétersbourg, de nombreuses +recrues tirées des provinces les plus reculées de l'empire, avaient +procuré à l'armée russe un renfort de 30 mille hommes, et réparé les +pertes de Pultusk et d'Eylau. Les exagérations <span class="pagenum"><a id="page548" name="page548"></a>(p. 548)</span> ridicules du +général Benningsen, poussées au delà de tout ce que permet le désir de +relever le moral de ses soldats, de son pays, de son souverain, +avaient trompé le jeune czar. Il croyait presque avoir été vainqueur à +Eylau, et il était porté à tenter de nouveau le sort des armes. Le roi +de Prusse, au contraire, que des relations particulières avec +Napoléon, entretenues par l'intermédiaire de Duroc, avaient éclairé +sur les dispositions un peu améliorées du vainqueur d'Iéna, paraissait +enclin à traiter, à condition qu'on lui rendrait la plus grande partie +de son royaume. Il ne se faisait guère illusion sur les succès obtenus +par la coalition. Il avait vu la principale place de ses États +conquise par les Français, en face de l'armée russe, réduite à +l'impuissance de s'y opposer, et il ne pouvait se persuader qu'on fût +bientôt en mesure de ramener Napoléon sur la Vistule et l'Oder<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a>. Il +opina donc pour la paix. +<span class="sidenote">Le roi de Prusse opine pour l'acceptation de la médiation; +l'empereur Alexandre opine pour la continuation de la guerre.</span> +Mais l'empereur Alexandre, infatué de ses +prétendus avantages, auxquels la prise de Dantzig donnait cependant un +éclatant démenti, affirma au roi Frédéric-Guillaume qu'on lui +restituerait avant peu son patrimoine tout entier, sans qu'il perdît +une seule province, qu'on rétablirait de plus l'indépendance de +l'Allemagne; qu'il suffisait pour cela de gagner une seule bataille, +qu'avec une bataille gagnée <span class="pagenum"><a id="page549" name="page549"></a>(p. 549)</span> on déciderait l'Autriche, et +qu'on assurerait ainsi la perte de Napoléon et l'affranchissement de +l'Europe. Frédéric-Guillaume se laissa donc entraîner par de nouvelles +suggestions, assez semblables à celles qui l'avaient déjà séduit à +Potsdam, et la médiation de l'Autriche fut refusée en réalité, quoique +acceptée en apparence. +<span class="sidenote">La médiation de l'Autriche éludée par la Prusse et la +Russie.</span> +On répondit qu'on serait charmé de voir la paix +rendue à l'Europe, et rendue par les soins officieux de l'Autriche, +mais qu'on voulait savoir auparavant sur quelles bases Napoléon +entendait traiter avec les puissances alliées. Cette réponse évasive +ne permettait aucun doute sur la continuation de la guerre, et elle +causa un grand déplaisir à l'Autriche, qui perdait ainsi le moyen +d'entrer dans la querelle pour la terminer à son gré, soit par le +concours de ses armes, si Napoléon essuyait des revers, soit par une +paix dont elle serait l'arbitre, s'il continuait à être heureux. +Néanmoins elle ne voulut point abandonner la médiation, de manière à +paraître battue; elle communiqua les réponses qu'elle avait reçues à +Napoléon, et lui demanda d'éclaircir les doutes qui semblaient +empêcher les puissances belligérantes d'ouvrir les négociations. C'est +M. de Vincent qui fut chargé de la suite de ces pourparlers. Il ne put +le faire que par écrit, car, tandis qu'il était resté à Varsovie, M. +de Talleyrand avait rejoint Napoléon à Finkenstein.</p> + +<p>Ce dénoûment satisfit Napoléon, qui avait vu la médiation de +l'Autriche avec beaucoup de crainte. Persistant toutefois à ne pas +assumer sur lui-même le refus de la paix, il répondit qu'il était prêt +à entrer dans la voie des concessions, moyennant que <span class="pagenum"><a id="page550" name="page550"></a>(p. 550)</span> l'on +accordât à ses alliés, l'Espagne, la Hollande, la Porte, des +restitutions équivalentes à celles qu'il était disposé à faire. Il +ajouta qu'on n'avait qu'à désigner un lieu pour y rassembler un +congrès, et qu'il y enverrait des plénipotentiaires sans aucun retard.</p> + +<p>Mais la médiation était manquée, car il fallait plusieurs mois pour +amener de tels pourparlers à une fin quelconque, et, en quelques jours +de beau temps, il espérait avoir terminé la guerre.</p> + +<span class="sidenote">Résolutions des souverains de Prusse et de Russie, réunis à +Bartenstein, pour continuer la guerre.</span> + +<p>Tout était prêt, en effet, des deux côtés, pour reprendre les +hostilités avec la plus grande énergie. Les deux souverains, réunis à +Bartenstein, avaient contracté l'un envers l'autre les plus solennels +engagements, et s'étaient promis de ne déposer les armes que lorsque +la cause de l'Europe serait vengée et les États prussiens restitués en +entier. +<span class="sidenote">Convention de Bartenstein.</span> +Ils avaient signé à Bartenstein une convention par laquelle +ils s'obligeaient à n'agir que de concert, à ne traiter avec l'ennemi +que du consentement commun. Le but assigné à leurs efforts était non +pas, disaient-ils, l'abaissement de la France, mais l'affranchissement +des puissances, grandes et petites, abaissées par la France. Ils +allaient combattre pour faire évacuer l'Allemagne, la Hollande, +l'Italie même, si l'Autriche se joignait à eux, pour rétablir, à +défaut de l'ancienne confédération germanique, une nouvelle +constitution fédérative, qui assurât l'indépendance de tous les États +allemands, et une raisonnable influence de l'Autriche et de la Prusse +sur l'Allemagne. Du reste, l'étendue des réparations projetées devait +dépendre des succès de la coalition. D'autres conventions avaient été +signées, tant avec la Suède qu'avec l'Angleterre. <span class="pagenum"><a id="page551" name="page551"></a>(p. 551)</span> Celle-ci, +plus intéressée à la guerre que personne, et jusqu'ici profitant des +efforts des puissances sans en faire aucun, avait promis des subsides +et des troupes de débarquement. Son avarice, lorsqu'il s'agissait de +subsides, avait indisposé le roi de Suède, au point de dégoûter ce +prince de la croisade qu'il avait toujours rêvée contre la France. +Cependant, la Russie aidant, on avait arraché à l'Angleterre un +million sterling pour la Prusse, une allocation annuelle pour les +Suédois employés en Poméranie, et l'engagement d'envoyer un corps de +20 mille Anglais à Stralsund. La Prusse avait promis, de son côté, +d'envoyer 8 à 10 mille Prussiens à Stralsund, lesquels, joints aux 20 +mille Anglais et à 15 mille Suédois, devaient former sur les derrières +de Napoléon une armée respectable, et d'autant plus à craindre pour +lui, qu'elle se couvrirait du voile de l'armistice signé avec le +maréchal Mortier.</p> + +<span class="sidenote">L'Autriche refuse d'adhérer à la convention de +Bartenstein.</span> + +<p>Ces conventions, communiquées à l'Autriche, ne l'entraînèrent pas. +D'ailleurs la prise de Dantzig, qui attestait l'impuissance des +Russes, suffisait, avec tout ce qu'on connaissait à Vienne de la +situation relative des armées belligérantes, pour enchaîner cette cour +à son système de politique expectante.</p> + +<span class="sidenote">État de l'armée russe au moment de la reprise des +opérations.</span> + +<p>Alexandre et Frédéric-Guillaume étaient donc réduits à lutter contre +les Français avec les débris des forces prussiennes, qui consistaient +en une trentaine de mille hommes, pour la plupart prisonniers échappés +de nos mains, avec l'armée russe recrutée, avec les Suédois, et un +corps anglais promis en Poméranie. Les soldats du général Benningsen +étaient toujours dans une cruelle pénurie, et, tandis que <span class="pagenum"><a id="page552" name="page552"></a>(p. 552)</span> +Napoléon savait tirer d'un pays ennemi les plus abondantes ressources, +l'administration russe ne savait pas, au milieu d'un pays ami, avec +des moyens de navigation considérables, trouver de quoi apaiser la +faim dévorante de son armée. Cette malheureuse armée souffrait, se +plaignait, mais, en voyant son jeune souverain à Bartenstein, elle +mêlait à ses cris de douleur des cris d'amour, et le trompait en lui +promettant par ses acclamations plus qu'elle ne pouvait faire pour la +politique et pour la gloire de l'empire moscovite. Quoique ignorante, +elle jugeait assez bien l'inutilité de cette guerre, mais elle +demandait à marcher en avant, ne fût-ce que pour conquérir des vivres. +Aussi les deux souverains, en se rendant l'un à Tilsit, l'autre à +Kœnigsberg, où ils allaient attendre le résultat de la campagne, +avaient laissé à leurs généraux l'ordre de prendre l'offensive le plus +tôt possible.</p> + +<span class="sidenote">Camp retranché d'Heilsberg.</span> + +<p>Le général Benningsen s'était posté sur le cours supérieur de l'Alle, +à Heilsberg (voir la carte n<sup>o</sup> 38), où il avait, à l'imitation de +Napoléon, créé un camp retranché, formé quelques magasins très-mal +approvisionnés, et préparé son terrain pour livrer une bataille +défensive, si Napoléon entrait le premier en action. Il pouvait réunir +sous sa main environ 100 mille hommes. Indépendamment de cette masse +principale, il avait à sa gauche un corps de 18 mille hommes sur la +Narew, placé d'abord sous le commandement du général Essen, et depuis +sous celui du général Tolstoy. Il avait à sa droite environ 20 mille +hommes, qui se composaient de la division Kamenski, revenue de +Weichselmünde, et du corps prussien de <span class="pagenum"><a id="page553" name="page553"></a>(p. 553)</span> Lestocq. Il avait +enfin quelques dépôts à Kœnigsberg, ce qui faisait en tout 140 +mille hommes, répandus depuis Varsovie jusqu'à Kœnigsberg, dont 100 +mille rassemblés sur l'Alle, vis-à-vis de nos cantonnements de la +Passarge. Le général Labanoff amenait, en troupes tirées de +l'intérieur de l'empire, un renfort de 30 mille hommes. Mais ces +troupes ne devaient être rendues sur le théâtre de la guerre qu'après +la reprise des opérations.</p> + +<p>Quoique cette armée pût se présenter avec confiance devant tout +ennemi, quel qu'il fût, elle ne pouvait combattre avec chance de +succès contre l'armée française d'Austerlitz et d'Iéna, à laquelle +d'ailleurs elle était devenue singulièrement inférieure en nombre, +depuis que Napoléon avait eu le temps d'extraire de France et d'Italie +les nouvelles forces dont on a lu précédemment la longue énumération.</p> + +<span class="sidenote">État de l'armée française à la fin de mai.</span> + +<p>Napoléon venait, en effet, de recueillir le fruit de ses soins +incessants et de son admirable prévoyance. Son armée, reposée, +nourrie, recrutée, était en mesure de faire face à tous ses ennemis, +ou déjà déclarés, ou prêts à se déclarer au premier événement. +<span class="sidenote">Armée du maréchal Brune destinée à garder l'Allemagne.</span> +Sur ses +derrières, le maréchal Brune, avec 15 mille Hollandais réunis dans les +villes anséatiques, avec 14 mille Espagnols partis de Livourne, de +Perpignan, de Bayonne, et en marche vers l'Elbe, avec les 15 mille +Wurtembergeois employés récemment à conquérir les places de la +Silésie, avec les 16 mille Français des divisions Boudet et Molitor, +actuellement arrivés en Allemagne, avec 10 mille hommes des bataillons +de garnison, occupant Hameln, Magdebourg, Spandau, Custrin, Stettin, +avec le nouveau contingent <span class="pagenum"><a id="page554" name="page554"></a>(p. 554)</span> demandé à la confédération du +Rhin, le maréchal Brune avait une armée d'environ 80 mille hommes. +Cette armée, au besoin, pouvait être renforcée de 25 mille vieux +soldats tirés des côtes de France, ce qui l'aurait portée à 100 ou 110 +mille hommes.</p> + +<p>Les troupes françaises fatiguées, les troupes alliées sur lesquelles +on comptait le moins, gardaient Dantzig, ou continuaient le blocus de +Colberg et de Graudentz. +<span class="sidenote">Corps des maréchaux Mortier et Lannes.</span> +Deux nouveaux corps compensaient sur la +Vistule la dissolution du corps d'Augereau, c'étaient, comme on l'a +vu, celui du maréchal Mortier et celui du maréchal Lannes. Le corps du +maréchal Mortier se composait du 4<sup>e</sup> léger, des 15<sup>e</sup>, 58<sup>e</sup> de ligne, +du régiment municipal de Paris, formant la division Dupas, et d'une +partie des régiments polonais de nouvelle création. Le corps de Lannes +se composait des fameux grenadiers et voltigeurs Oudinot, des 2<sup>e</sup> et +12<sup>e</sup> légers, des 3<sup>e</sup> et 72<sup>e</sup> de ligne, formant la division Verdier. +Les Saxons devaient constituer la troisième division du corps de +Lannes. Ces deux corps se trouvaient sur les divers bras de la basse +Vistule, l'un à Dirschau, l'autre à Marienbourg; celui de Mortier +pouvait fournir 11 ou 12 mille hommes présents au feu, celui de Lannes +15 mille. Leur effectif nominal était bien plus considérable.</p> + +<p>Au delà de la Vistule, et en face de l'ennemi, Napoléon possédait cinq +corps, outre la garde et la réserve de cavalerie.</p> + +<span class="sidenote">Corps de Masséna sur la Narew.</span> + +<p>Masséna occupant à la fois la Narew et l'Omuleff, ayant sa droite près +de Varsovie, son centre à Ostrolenka, sa gauche à Neidenbourg, gardait +l'extrémité de notre ligne avec 36 mille hommes, dont 24 mille +<span class="pagenum"><a id="page555" name="page555"></a>(p. 555)</span> étaient prêts à combattre. Dans ce nombre figuraient 6 mille +Bavarois.</p> + +<p>Un corps de Polonais récemment levé, celui de Zayonschek, fort de 5 à +6 mille hommes, en grande partie cavalerie, appartenant nominalement +au corps de Mortier, remplissait l'intervalle entre Masséna et les +cantonnements de la Passarge, et faisait des patrouilles continuelles +soit dans les forêts, soit dans les marécages du pays.</p> + +<span class="sidenote">Corps des maréchaux Ney, Davout, Soult, Bernadotte, sur la +Passarge.</span> + +<p>Enfin venaient les anciens corps des maréchaux Ney, Davout, Soult, +Bernadotte, cantonnés tous les quatre derrière la Passarge.</p> + +<p>Nous avons déjà décrit la Passarge et l'Alle, naissant l'une près de +l'autre, des nombreux lacs de la contrée, mais la première coulant à +notre gauche perpendiculairement à la mer, la seconde droit devant +nous, perpendiculairement à la Prégel, formant ainsi toutes deux un +angle, dont nous occupions un côté et les Russes l'autre. Chacune des +deux armées était rangée d'une manière différente sur les côtés de cet +angle. Nous bordions la Passarge dans sa longueur, qui est d'une +vingtaine de lieues, depuis Hohenstein jusqu'à Braunsberg. Les Russes +au contraire, pour nous faire face, étaient concentrés sur le cours +supérieur de l'Alle, près d'Heilsberg.</p> + +<p>Le maréchal Ney, établi au sommet de cet angle peu régulier, comme +tous ceux que trace la nature, tenait à la fois l'Alle et la Passarge, +par Guttstadt et par Deppen, avec un corps de 25 mille hommes, +fournissant 17 mille combattants, troupe incomparable, et digne de son +chef. À la même hauteur, mais un peu en arrière, le maréchal Davout +était comme <span class="pagenum"><a id="page556" name="page556"></a>(p. 556)</span> le maréchal Ney, entre l'Alle et la Passarge, +entre Allenstein et Hohenstein, flanquant le maréchal Ney, et +empêchant qu'on ne tournât l'armée, et qu'on ne vînt par Osterode +s'ouvrir une issue vers la Vistule. Son corps, modèle de discipline et +de tenue, fait à l'image de celui qui le commandait, pouvait, sur 40 +mille hommes, en mettre 30 mille en bataille. C'était celui des +maréchaux dont les troupes présentaient toujours le plus d'hommes +propres à combattre, grâce à sa vigilance et à sa vigueur. Le maréchal +Soult, placé à la gauche du maréchal Ney, gardait à Liebstadt le +milieu du cours de la Passarge, ayant des postes retranchés aux ponts +de Pittehnen et de Lomitten. Il avait 43 mille hommes à l'effectif, et +30 à 31 mille présents sous les armes. Le maréchal Bernadotte +défendait la basse Passarge, de Spanden à Braunsberg, avec 36 mille +hommes, dont 24 mille prêts à marcher. La belle division Dupont +occupait Braunsberg et les bords de la mer, ou Frische-Haff.</p> + +<p>Entre la Passarge et la Vistule, enfin, dans une région semée de lacs +et de marécages, se trouvait le quartier général de Finkenstein, où +Napoléon campait au milieu de sa garde, forte de 8 à 9 mille +combattants sur un effectif de 12 mille hommes. Un peu plus en arrière +et à gauche, dans les plaines d'Elbing, était répandue la cavalerie de +Murat, comprenant toute la cavalerie de l'armée, sauf les hussards et +chasseurs laissés à chaque corps, comme moyen de se garder. Sur 30 +mille cavaliers, elle en offrait 20 mille prêts à monter à cheval.</p> + +<p>Telles étaient les forces de Napoléon, du Rhin à la Passarge, de la +Bohême à la Baltique; en troupes en <span class="pagenum"><a id="page557" name="page557"></a>(p. 557)</span> marche ou déjà parvenues +sur le théâtre de la guerre, en troupes gardant ses derrières ou +prêtes à prendre l'offensive, en soldats valides, blessés ou malades, +en Français ou alliés, il comptait plus de 400 mille hommes. +<span class="sidenote">Dissémination inévitable des grandes armées quand on opère +à de grandes distances.</span> +Si on ne +considère que ce qui allait entrer en action, si on néglige même le +corps de Masséna, destiné à garder la Narew, on peut dire qu'il avait +sous la main six corps, ceux des maréchaux Ney, Davout, Soult, +Bernadotte, Lannes, Mortier, plus la cavalerie et la garde, lesquels +composaient un effectif de 225 mille hommes<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Go to footnote 32"><span class="smaller">[32]</span></a>, dont 160 mille +combattants véritables. Telle est la difficulté de l'offensive! Plus +on avance, plus la fatigue, la dissémination, la nécessité de se +garder, diminuent la force des armées. Qu'on suppose ces 400 mille +hommes ramenés sur le Rhin, non pas par une déroute, mais par un +calcul de prudence, et chaque homme, sauf les malades, eût fourni un +combattant. Sur la Vistule, au contraire, moins de la moitié pouvait +combattre. Supposez deux cents lieues de plus, et le quart seul aurait +pu se présenter devant l'ennemi. Et pourtant celui qui conduisait ces +masses était le plus grand <span class="pagenum"><a id="page558" name="page558"></a>(p. 558)</span> organisateur qui ait existé! +Rendons grâce à la nature des choses, qui a voulu que l'attaque fût +plus difficile que la défense!</p> + +<p>Mais les 160 mille hommes que Napoléon avait à sa disposition, après +avoir suffisamment couvert ses flancs et ses derrières, se trouvaient +tous dans le rang. Si on avait appliqué la même manière de compter à +l'armée russe, elle n'eût pas été de 140 mille hommes assurément. Les +soldats de Napoléon étaient parfaitement reposés, abondamment nourris, +vêtus convenablement pour la guerre, c'est-à-dire couverts et +chaussés, bien pourvus d'armes et de munitions. +<span class="sidenote">État florissant de la cavalerie française, refaite dans les +plaines d'Elbing.</span> +La cavalerie surtout, +refaite dans les plaines de la basse Vistule, montée avec les plus +beaux chevaux de l'Allemagne, ayant repris ses exercices depuis deux +mois, offrait un aspect superbe. Napoléon, voulant la voir réunie tout +entière dans une seule plaine, s'était transporté à Elbing pour la +passer en revue. Dix-huit mille cavaliers, masse énorme, mue par un +seul chef, le prince Murat, avaient manœuvré devant lui pendant +toute une journée, et tellement ébloui sa vue, si habituée pourtant +aux grandes armées, qu'écrivant une heure après à ses ministres, il +n'avait pu s'empêcher de leur vanter le beau spectacle qui venait de +frapper ses yeux dans les plaines d'Elbing.</p> + +<span class="sidenote">Afin d'éviter les surprises, Napoléon a la précaution de +faire camper ses troupes dès le retour de la belle saison.</span> + +<p>Par une prévoyance dont il eut fort à s'applaudir, Napoléon avait +exigé qu'à partir du 1<sup>er</sup> mai tous les corps sortissent des villages +où ils étaient cantonnés, pour camper en divisions, à portée les uns +des autres, dans des lieux bien choisis, et derrière de bons ouvrages +de campagne. C'était le vrai moyen de n'être <span class="pagenum"><a id="page559" name="page559"></a>(p. 559)</span> pas surpris, +car les exemples d'armées assaillies à l'improviste dans leurs +quartiers d'hiver ont tous été fournis par des troupes qui s'étaient +disséminées pour se loger et pour vivre. Une armée vivement attaquée +dans cette position peut, avant d'avoir eu le temps de se rallier, +perdre en nombre une moitié de sa force, et en territoire des +provinces et des royaumes. La précaution de camper, quoique infiniment +sage, était cependant difficile à obtenir des chefs et des soldats, +car il fallait quitter de bons cantonnements, où chacun avait fini par +s'établir à son gré, et attendre désormais des magasins seuls les +vivres qu'on trouvait plus sûrement sur les lieux. Napoléon l'exigea +néanmoins, et, en dix ou quinze jours, tous les corps furent campés +sous des baraques, couverts par des ouvrages en terre, ou par +d'immenses abatis, manœuvrant tous les jours, et ayant repris, +grâce à leur réunion en masse, l'énergie de l'esprit militaire, +énergie qui varie à l'infini, s'élève ou s'abaisse, non-seulement par +la victoire ou la défaite, mais par l'activité ou le repos, par toutes +les circonstances enfin qui tendent ou détendent l'âme humaine, comme +un ressort.</p> + +<span class="sidedate">Juin 1807.</span> + +<span class="sidenote">Aspect de la nature du Nord au retour de la belle saison.</span> + +<p>La nature, si sombre en ces climats pendant l'hiver, mais qui, nulle +part, n'est dépourvue de beauté, surtout quand le soleil, revenu vers +elle, lui rend la lumière et la vie, la nature invitait elle-même les +hommes au mouvement. D'abondants pâturages s'offraient à la nourriture +des chevaux, et permettaient de consacrer tous les moyens de transport +à la subsistance des hommes. Les deux armées se trouvaient en +présence, à une portée de canon, <span class="pagenum"><a id="page560" name="page560"></a>(p. 560)</span> manœuvrant quelquefois +sous les yeux l'une de l'autre, se servant réciproquement de +spectacle, et s'abstenant de tirer, certaines qu'elles étaient de +passer bientôt de cette paisible activité à une lutte sanglante. On +s'attendait des deux côtés à une prochaine reprise des opérations, et +on se tenait sur ses gardes, de crainte d'être surpris. Un jour même, +du côté de Braunsberg, poste occupé par la division Dupont, on +entendit à la chute du jour un bruit confus de voix, qui semblait +annoncer la présence d'un corps nombreux. Les chefs accoururent, +croyant que l'attaque des cantonnements allait enfin commencer, et que +les Russes prenaient l'initiative. Mais, en approchant du lieu d'où le +bruit partait, on aperçut une multitude de cygnes sauvages, qui se +jouaient dans les eaux de la Passarge, dont ils habitent les bords en +troupes innombrables<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Go to footnote 33"><span class="smaller">[33]</span></a>.</p> + +<p>Cependant Napoléon, revenu de Dantzig et d'Elbing, ayant tous ses +moyens réunis entre la Vistule et la Passarge, résolut de se mettre en +mouvement le 10 juin, pour se porter sur l'Alle, en descendre le +cours, séparer les Russes de Kœnigsberg, prendre cette place devant +eux, et les rejeter sur le Niémen. Il avait ordonné que, pour le 10, +chaque corps d'armée eût en pain ou en biscuit quatorze jours de +vivres, quatre dans le sac des soldats, dix sur des caissons. Mais +tandis qu'il se préparait à recommencer les hostilités, les Russes, +décidés à le prévenir, devançaient de cinq jours le mouvement de +l'armée française.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page561" name="page561"></a>(p. 561)</span> <span class="sidenote">le général Benningsen se décide à prévenir +Napoléon et à prendre l'initiative des hostilités.</span> + +<p>On aurait compris qu'ils eussent bravé tous les hasards de +l'offensive, lorsqu'il s'agissait de sauver Dantzig. Mais maintenant +qu'aucun intérêt pressant ne les obligeait de se hâter, oser assaillir +Napoléon dans des positions longuement étudiées, soigneusement +défendues, et cela uniquement parce que la belle saison était venue, +ne peut se concevoir que d'un général agissant sans réflexion, +obéissant à de vagues instincts plutôt qu'à une raison éclairée. On +eût été aussi assuré, qu'on l'était peu, de la bonne exécution des +opérations, en opposant alors des troupes russes aux troupes +françaises, qu'il n'y aurait pas eu de bon plan d'offensive contre +Napoléon, établi comme il l'était sur la Passarge. Attaquer par la +mer, essayer d'enlever Braunsberg sur la basse Passarge, pour aller +ensuite se heurter contre la basse Vistule et Dantzig que nous +occupions, n'eût été qu'un enchaînement de folies. Attaquer par le +côté opposé, c'est-à-dire remonter l'Alle, passer entre les sources de +l'Alle et celles de la Passarge, tourner notre droite, se glisser +entre le maréchal Ney et le corps de Masséna, dans l'espace gardé par +les Polonais, était tout ce que désirait Napoléon lui-même, car dans +ce cas il s'élevait par sa gauche, se portait entre les Russes et +Kœnigsberg, les coupait de leur base d'opération, et les jetait +dans les inextricables difficultés de l'intérieur de la Pologne. Il +n'y avait donc, en prenant l'offensive, que des dangers à courir, sans +un seul résultat avantageux à poursuivre. +<span class="sidenote">Seul plan raisonnable pour les Russes dans la situation +relative des deux armées.</span> +Attendre Napoléon sur la +Prégel, la droite à Kœnigsberg, la gauche à Vehlau (voir la carte +n<sup>o</sup> 38), bien défendre cette ligne, puis, cette ligne perdue, se +<span class="pagenum"><a id="page562" name="page562"></a>(p. 562)</span> replier en bon ordre sur le Niémen, attirer les Français dans +les profondeurs de l'empire, en évitant les grandes batailles, leur +opposer ainsi le plus redoutable des obstacles, celui des distances, +et leur refuser l'avantage de victoires éclatantes, telle était la +seule conduite raisonnable de la part du général russe, la seule dont +l'expérience ait depuis, malheureusement pour nous, démontré la +sagesse.</p> + +<p>Mais le général Benningsen, qui avait promis à son souverain de tirer +de la bataille d'Eylau les plus brillantes conséquences, et de lui +apporter bientôt un ample dédommagement de la prise de Dantzig, ne +pouvait pas prolonger davantage l'inaction observée pendant le siége +de cette place, et se croyait obligé de prendre l'initiative. Aussi +avait-il formé le projet de se jeter sur le maréchal Ney, dont la +position fort avancée prêtait aux surprises plus qu'aucune autre. +Napoléon, en effet, voulant tenir non-seulement la Passarge jusqu'à +ses sources, mais l'Alle elle-même dans la partie supérieure de son +cours, de manière à occuper le sommet de l'angle décrit par ces deux +rivières, avait placé le maréchal Ney à Guttstadt, sur l'Alle. +Celui-ci devait paraître en l'air, à qui ne connaissait pas les +précautions prises pour corriger l'inconvénient apparent d'une telle +situation. Mais tous les moyens d'une prompte concentration étaient +assurés, et préparés d'avance. (Voir la carte n<sup>o</sup> 38.) Le maréchal Ney +avait sa retraite indiquée sur Deppen, le maréchal Davout sur +Osterode, le maréchal Soult sur Liebstadt et Mohrungen, le maréchal +Bernadotte sur Preuss-Holland. L'ennemi insistant, les uns et les +autres devaient, en faisant <span class="pagenum"><a id="page563" name="page563"></a>(p. 563)</span> une marche de plus, se trouver +réunis à Saalfeld, avec la garde, avec Lannes, avec Mortier, avec +Murat, dans un labyrinthe de lacs et de forêts, dont Napoléon +connaissait seul les issues, et où il avait préparé un désastre à +l'adversaire imprudent qui viendrait l'y chercher.</p> + +<span class="sidenote">Dispositions du général Benningsen pour enlever le corps du +maréchal Ney.</span> + +<p>Sans avoir pénétré aucune de ces combinaisons, le général Benningsen +résolut d'enlever le corps du maréchal Ney, et adopta des dispositions +qui au premier aspect semblaient faites pour réussir. Il dirigea sur +le maréchal Ney la plus grande partie de ses forces, se bornant contre +les autres maréchaux à de simples démonstrations. Trois colonnes, et +même quatre, si l'on compte la garde impériale, accompagnées de toute +la cavalerie, durent remonter l'Alle, assaillir le maréchal Ney, de +front par Altkirch, de gauche par Wolsdorf, de droite par Guttstadt, +tandis que Platow, hetman des Cosaques, remplissant de ses coureurs +l'espace qui nous séparait de la Narew, et forçant avec de +l'infanterie légère l'Alle au-dessus de Guttstadt, chercherait à se +glisser entre les corps de Ney et de Davout. Pendant ce temps, la +garde impériale, sous le grand-duc Constantin, devait se placer en +réserve derrière les trois colonnes chargées d'assaillir le maréchal +Ney, pour se porter au secours de celle qui faiblirait. Une colonne +composée de deux divisions, sous la conduite du lieutenant général +Doctorow, eut l'ordre de venir d'Olbersdorf sur Lomitten, attaquer les +ponts du maréchal Soult, pour empêcher celui-ci de secourir le +maréchal Ney. Une autre colonne russe et prussienne, sous les généraux +Kamenski et Rembow, fut chargée de faire <span class="pagenum"><a id="page564" name="page564"></a>(p. 564)</span> une forte +démonstration sur le pont de Spanden, que gardait le maréchal +Bernadotte, afin que le cours entier de la Passarge fût menacé à la +fois. Le général prussien Lestocq eut même la mission de se montrer +devant Braunsberg, afin d'augmenter l'incertitude des Français sur le +plan général d'après lequel étaient dirigées toutes ces attaques.</p> + +<p>Restait à savoir si les dispositions du général russe, en apparence +bien calculées, seraient exécutées avec la précision nécessaire pour +faire réussir des opérations aussi compliquées, et ne rencontreraient +pas les Français tellement préparés, tellement résolus, qu'il fût +impossible de les surprendre et de les forcer dans leur position. Les +mouvements de ces nombreuses colonnes, cachés par les forêts et les +lacs de cette obscure contrée, échappèrent à nos généraux, qui se +doutaient bien que les Russes étaient prêts, mais qui se sentant prêts +eux-mêmes, et s'attendant à marcher à chaque instant, n'éprouvaient ni +surprise, ni crainte, à la vue des préparatifs de l'ennemi.</p> + +<p>On put s'apercevoir ici que la prévoyance est toute-puissante à la +guerre. Cette formidable attaque dirigée contre le maréchal Ney eût +réussi infailliblement, si nos troupes, disséminées dans des villages, +avaient été surprises et obligées de courir en arrière pour se +rallier. Mais il n'en était pas ainsi, et, grâce aux ordres de +Napoléon, ordres désagréables à tous les corps, et qu'il avait fallu +rendre absolus pour en obtenir l'exécution, les troupes étaient +campées par division, couvertes par des ouvrages en terre et par des +abatis, établies de manière à se défendre long-temps, <span class="pagenum"><a id="page565" name="page565"></a>(p. 565)</span> et à +pouvoir se secourir les unes les autres, avant d'être réduites à céder +le terrain.</p> + +<span class="sidenote">Attaque exécutée le 5 juin au matin contre le corps du +maréchal Ney.</span> + +<p>Le 5 juin au matin, dès la pointe du jour, l'avant-garde russe, +conduite par le prince Bagration, se porta rapidement sur la position +d'Altkirch (voir la carte n<sup>o</sup> 38), l'une de celles qu'occupait le +maréchal Ney avec une division, et négligea tous les petits postes +français répandus dans les bois, afin de les enlever en les dépassant. +Nos troupes, qui par suite du campement couchaient en bataille, +satisfaites plutôt qu'étonnées de la vue de l'ennemi, pleines de +sang-froid, exercées tous les jours à tirer, firent sur les Russes un +feu meurtrier, et qui les arrêta promptement. Le 39<sup>e</sup> placé en avant +d'Altkirch, ne se retira qu'après avoir jonché de morts le pied des +retranchements. Pendant ce temps, les attaques dirigées sur Wolfsdorf +à gauche, sur Guttstadt à droite, et plus à droite encore sur +Bergfried, s'exécutaient avec vigueur, mais heureusement sans aucun +ensemble, et de façon à laisser au maréchal Ney le temps d'opérer sa +retraite. +<span class="sidenote">Fière attitude du maréchal Ney en présence de l'armée +russe.</span> +Accouru à la tête de ses troupes, il s'aperçut que l'effort +principal de l'armée russe se concentrait sur lui, et que c'était le +cas de prendre la route de Deppen, assignée comme ligne de retraite +par la prévoyance de Napoléon. Il avait l'une de ses divisions en +avant de Guttstadt, à Krossen, l'autre en arrière, à Glottau. Il les +réunit, en se donnant toutefois le temps de recueillir son artillerie, +ses bagages, ses postes détachés dans les bois, qu'il ramena tous, +sauf deux ou trois cents hommes laissés à l'extrémité la plus avancée +de la forêt d'Amt-Guttstadt. Il suivit la route de Guttstadt à +Deppen, par Quetz et <span class="pagenum"><a id="page566" name="page566"></a>(p. 566)</span> Ankendorf, traversant lentement le petit +espace compris entre l'Alle et la Passarge, s'arrêtant avec un rare +sang-froid pour faire ses feux de deux rangs, quelquefois chargeant à +la baïonnette l'infanterie qui le pressait de trop près, ou se formant +en carré, et fusillant à bout portant l'innombrable cavalerie russe, +inspirant enfin aux ennemis une admiration qu'ils exprimèrent +eux-mêmes quelques jours après<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Go to footnote 34"><span class="smaller">[34]</span></a>. Il ne voulut pas céder tout entier +l'espace de quatre à cinq lieues, qui sépare en cet endroit l'Alle de +la Passarge, et il fit halte à Ankendorf. +<span class="sidenote">Retraite heureuse du maréchal Ney à Ankendorf.</span> +Il avait eu affaire à 15 +mille hommes d'infanterie, à 15 mille hommes de cavalerie, et si les +deux colonnes du prince Bagration et du lieutenant général Saken +eussent agi ensemble, si la garde impériale se fût jointe à elles, il +est difficile qu'en présence de soixante mille hommes réunis, il +n'eût pas essuyé un terrible <span class="pagenum"><a id="page567" name="page567"></a>(p. 567)</span> échec. Il avait perdu 12 ou 1500 +hommes en morts ou blessés, mais il avait abattu plus de trois mille +Russes. À trois heures de l'après-midi, l'ennemi s'arrêta lui-même, +sans aucun motif, comme il arrive, quand une pensée ferme et +conséquente ne dirige pas les mouvements des grandes masses.</p> + +<p>Dans la même journée, l'hetman Platow avait passé l'Alle à Bergfried +et inondé de ses Cosaques le pays marécageux et boisé qui séparait la +grande armée des postes du maréchal Masséna. Mais il n'était nullement +probable qu'il osât aborder les trente mille hommes du maréchal +Davout. Celui-ci, entendant retentir au loin le bruit du canon, se +hâta de réunir ses troupes entre l'Alle et la Passarge, et prit la +route d'Alt-Ramten, qui lui permettait de secourir le maréchal Ney, +tout en se rapprochant d'Osterode. Par une heureuse ruse de guerre, il +envoya dans la direction de l'ennemi l'un de ses officiers, de manière +à le faire prendre avec des dépêches qui annonçaient sa prochaine +arrivée à la tête de cinquante mille hommes, pour soutenir le maréchal +Ney. Du côté opposé, sur la gauche du corps de Ney, les attaques +projetées contre les maréchaux Soult et Bernadotte s'effectuèrent, +conformément au plan convenu. Le lieutenant général Doctorow marchant +avec deux divisions par Wormditt, Olbersdorf, sur les têtes de pont +que gardait le maréchal Soult, rencontra en avant de la Passarge de +nombreux abatis, et derrière ces abatis de braves tirailleurs qui +faisaient un feu continuel et bien dirigé. Il fut obligé de se battre +plusieurs heures de suite, pour forcer les obstacles qui défendaient +les approches du pont de Lomitten. <span class="pagenum"><a id="page568" name="page568"></a>(p. 568)</span> À peine avait-il réussi à +enlever une partie des abatis, que des compagnies de réserve, se +jetant sur ses troupes, les en chassèrent à coups de baïonnette. +<span class="sidenote">Attaque manquée du pont de Lomitten.</span> +Des +détachements de cavalerie russe ayant franchi quelques gués de la +Passarge, furent ramenés par nos chasseurs à cheval. Partout le cours +de la Passarge resta aux vaillantes troupes du maréchal Soult. +Seulement on avait fini par abandonner aux Russes les abatis à moitié +incendiés, qui étaient en avant du pont de Lomitten. Le général +Doctorow s'arrêta vers la fin du jour, épuisé de fatigue, désespérant +de vaincre de tels obstacles, défendus par de tels soldats. Les +Russes, attaquant à découvert nos troupes bien abritées, avaient eu +plus de deux mille hommes hors de combat, et ne nous en avaient pas +fait perdre plus de mille. Les généraux Ferey et Viviès de la division +Carra-Saint-Cyr, avec les 47<sup>e</sup>, 56<sup>e</sup> de ligne et le 24<sup>e</sup> léger, +s'étaient couverts de gloire au pont de Lomitten.</p> + +<span class="sidenote">Attaque du pont de Spanden également repoussée.</span> + +<p>Une action à peu près semblable s'était passée au pont de Spanden, qui +relevait du maréchal Bernadotte. Un retranchement en terre couvrait le +pont. Le 27<sup>e</sup> léger gardait ce poste, ayant en arrière les deux +brigades de la division Villatte. Dès le commencement de l'action, le +maréchal Bernadotte reçut au cou une blessure qui l'obligea de se +faire remplacer par son chef d'état-major, le général Maison, l'un des +officiers les plus intelligents et les plus énergiques de l'armée. Les +Russes joints ici aux Prussiens canonnèrent long-temps la tête de +pont, et, quand ils crurent avoir ébranlé les troupes qui la +défendaient, s'avancèrent pour l'escalader. Les soldats du 27<sup>e</sup> léger +<span class="pagenum"><a id="page569" name="page569"></a>(p. 569)</span> avaient reçu ordre de se coucher par terre, afin de n'être +pas aperçus. Ils laissèrent arriver les assaillants jusqu'au pied du +retranchement, puis, par une décharge à bout portant, en abattirent +trois cents, et en blessèrent plusieurs centaines. Les Russes et les +Prussiens frappés de terreur se débandèrent et se retirèrent en +désordre. Le 17<sup>e</sup> de dragons débouchant alors de la tête de pont, se +jeta sur eux au galop, et en sabra bon nombre.</p> + +<p>L'attaque ne fut pas poussée plus avant sur ce point. Elle n'avait pas +coûté à l'ennemi moins de 6 à 700 hommes. Notre perte était +insignifiante.</p> + +<span class="sidenote">L'accueil fait aux Russes dans l'attaque de nos +retranchements produit chez eux un commencement d'hésitation.</span> + +<p>Cette vigoureuse manière de recevoir les Russes, tout le long de la +Passarge, leur causa une surprise facile à concevoir, et produisit un +commencement d'hésitation dans des projets trop peu médités pour être +poursuivis avec persévérance. La colonne russe et prussienne des +généraux Kamenski et Rembow, battue à Spanden, attendit des ordres +ultérieurs, avant de s'engager dans de nouvelles entreprises. Le +lieutenant général Doctorow, arrêté au pont de Lomitten, remonta la +Passarge, pour se rapprocher du gros de l'armée russe. Le général +Benningsen, entouré à Quetz du plus grand nombre de ses troupes, +n'ayant pu enlever le corps du maréchal Ney, mais l'ayant obligé à +rétrograder, et ne se rendant pas compte encore de tous les obstacles +qu'il allait rencontrer, résolut un nouvel effort pour le lendemain, +contre ce même corps, objet de ses plus violentes attaques.</p> + +<span class="sidenote">Dispositions ordonnées par Napoléon à la nouvelle de +l'attaque tentée sur ses cantonnements.</span> + +<p>Six ou sept heures après ces tentatives simultanées sur la ligne de +la Passarge, Napoléon en recevait <span class="pagenum"><a id="page570" name="page570"></a>(p. 570)</span> la nouvelle à Finkenstein, +car il était à peine à douze lieues du plus éloigné de ses +lieutenants, et il avait eu soin de préparer ses moyens de +correspondance, de façon à être informé des moindres accidents, avec +une extrême promptitude. Il était devancé de cinq jours seulement, +puisque ses ordres avaient été donnés pour le 10 juin. On ne le +prenait donc pas au dépourvu. Ses idées étant arrêtées pour tous les +cas, aucune hésitation, et dès lors aucune perte de temps ne devait +ralentir ses dispositions. Il approuva la conduite du maréchal Ney, +lui adressa les éloges qu'il avait mérités, et lui prescrivit de se +retirer en bon ordre sur Deppen, et, s'il ne pouvait défendre la +Passarge à Deppen, de se replier à travers le labyrinthe des lacs, +d'abord à Liebemühl, puis à Saalfeld. Il ordonna au maréchal Davout de +se réunir immédiatement avec ses trois divisions sur le flanc gauche +du maréchal Ney, en se dirigeant vers Osterode, ce qui était déjà +exécuté, comme on l'a vu. Il enjoignit au maréchal Soult de persister +à défendre la Passarge, sauf à se retirer sur Mohrungen, et de +Mohrungen sur Saalfeld, s'il était forcé dans sa position, ou si l'un +de ses voisins l'était dans la sienne. Même instruction fut envoyée au +corps du maréchal Bernadotte, avec indication de la route de +Preuss-Holland sur Saalfeld, comme ligne de retraite.</p> + +<span class="sidenote">Saalfeld indiqué comme premier point de concentration.</span> + +<p>Tandis que Napoléon ramenait sur Saalfeld ses lieutenants placés en +avant, il appelait sur ce même point ses lieutenants placés en +arrière. Il ordonna au maréchal Lannes de marcher de Marienbourg à +Christbourg et Saalfeld, au maréchal Mortier, qui était à Dirschau, +de suivre la même route, et à l'un <span class="pagenum"><a id="page571" name="page571"></a>(p. 571)</span> comme à l'autre de prendre +avec eux le plus de vivres qu'ils pourraient. La cavalerie légère dut +se réunir à Elbing, la grosse cavalerie à Christbourg, et se diriger +vers Saalfeld. Les trois divisions de dragons qui campaient sur la +droite à Bischoffswerder, Strasburg et Soldau, eurent ordre de se +rallier autour du corps de Davout par Osterode. Tous devaient amener +leurs vivres au moyen des transports préparés d'avance. Il fallait +quarante-huit heures pour que ces diverses concentrations fussent +opérées, et que 160 mille hommes se trouvassent réunis entre Saalfeld +et Osterode. Napoléon fit en outre marcher sa garde de Finkenstein sur +Saalfeld, et s'apprêta lui-même à quitter Finkenstein le lendemain 6, +quand les mouvements de l'ennemi seraient plus prononcés et ses +desseins mieux éclaircis. Il renvoya sa maison à Dantzig, ainsi que M. +de Talleyrand, qui était peu propre aux fatigues et aux dangers du +quartier général.</p> + +<span class="sidenote">Continuation de la belle retraite du maréchal Ney.</span> + +<p>Le 6 en effet les colonnes russes, chargées de poursuivre l'attaque +commencée contre le corps du maréchal Ney, étaient plus concentrées +par suite du mouvement offensif qu'elles avaient exécuté la veille, et +le maréchal Ney allait avoir sur les bras 30 mille hommes d'infanterie +et 15 mille de cavalerie. Après les pertes essuyées le jour précédent, +il ne pouvait opposer que 15 mille hommes à l'ennemi. Mais il avait +d'avance pourvu à tout. Il avait envoyé au delà de Deppen ses blessés +et ses bagages, pour que la route fût libre et que son corps d'armée +ne rencontrât aucun obstacle sur son passage. Au lieu de décamper à +la hâte, le maréchal Ney attendit fièrement <span class="pagenum"><a id="page572" name="page572"></a>(p. 572)</span> l'ennemi, les +brigades dont se composaient ses deux divisions étant rangées en +échelons, qui se débordaient les uns les autres. Chaque échelon, avant +de se retirer, fournissait son feu, souvent même chargeait à la +baïonnette, après quoi il se repliait, et laissait à l'échelon suivant +le soin de contenir les Russes. Sur un sol découvert, avec des troupes +moins solides, une pareille retraite aurait fini par une déroute. Mais +grâce à un habile choix de positions, grâce aussi à un aplomb +extraordinaire chez ses soldats, le maréchal Ney put mettre plusieurs +heures à franchir un espace qui était de moins de deux lieues. À +chaque instant il voyait une multitude de cavaliers se jeter en masse +sur ses baïonnettes; mais tous leurs efforts venaient échouer contre +ses carrés inébranlables. Arrivé près d'un petit lac, l'ennemi commit +la faute de se diviser, afin de passer partie à droite du lac, partie +à gauche. L'intrépide maréchal, saisissant l'à-propos avec autant de +résolution que de présence d'esprit, s'arrête, reprend l'offensive +contre l'ennemi divisé, le charge avec vigueur, le repousse au loin, +et se ménage ainsi le temps de regagner paisiblement le pont de +Deppen, derrière lequel il devait être à l'abri de toute attaque. +Parvenu en cet endroit, il plaça avantageusement son artillerie, en +avant de la Passarge, et, dès que l'ennemi essayait de se montrer, il +le criblait de boulets.</p> + +<span class="sidenote">Immobilité des Russes sur tous les points autres que celui +de Deppen pendant la journée du 6 juin.</span> + +<p>Cette journée, qui nous coûta quelques centaines d'hommes, mais deux +ou trois fois plus à l'ennemi, ajouta encore à l'admiration +qu'inspirait dans les deux armées l'intrépidité du maréchal Ney. Sur +notre gauche, le long de la basse Passarge, les colonnes <span class="pagenum"><a id="page573" name="page573"></a>(p. 573)</span> +russes demeurèrent immobiles, attendant le résultat de l'action +engagée entre Guttstadt et Deppen. À notre droite, le corps du +maréchal Davout, en marche dès la veille, s'était porté, sans +accident, sur le flanc du maréchal Ney, afin de le soutenir, ou de +gagner Osterode.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon se rend de sa personne au quartier général du +maréchal Ney.</span> + +<p>Avec de tels lieutenants, avec de tels soldats, les combinaisons de +Napoléon avaient, outre leur mérite de conception, l'avantage d'une +exécution presque infaillible. Le 6 au soir, Napoléon après avoir +dirigé sur Saalfeld tout ce qui était en arrière, s'y rendit de sa +personne, pour juger les événements de ses propres yeux, pour y +recueillir ses lieutenants, s'ils étaient repoussés, ou pour diriger +sur l'un d'eux la masse de ses troupes, s'ils avaient réussi à se +maintenir, afin de prendre l'offensive à son tour avec une supériorité +de forces écrasante. Arrivé à Saalfeld, il apprit que sur la basse +Passarge le plus grand calme avait régné dans la journée, que sur la +haute Passarge l'intrépide Ney avait opéré la plus heureuse des +retraites vers Deppen, et que le maréchal Davout se trouvait déjà en +marche sur le flanc droit du maréchal Ney, vers Alt-Ramten. Les choses +ne pouvaient se mieux passer.</p> + +<p>Le lendemain 7, Napoléon résolut d'aller lui-même à Deppen aux +avant-postes, et laissa l'ordre à tous les corps qui marchaient sur +Saalfeld, de le suivre à Deppen. Le 7 au soir, il fut rendu à +Alt-Reichau, et ayant encore appris là que tout continuait à demeurer +tranquille, il se transporta le 8 au matin à Deppen, félicita le +maréchal Ney ainsi que ses troupes de leur belle conduite, vit +l'armée russe immobile, comme <span class="pagenum"><a id="page574" name="page574"></a>(p. 574)</span> une armée dont le chef +incertain ne sait plus à quel parti s'arrêter, et ordonna une forte +démonstration pour juger de ses véritables desseins. Les Russes la +repoussèrent de manière à prouver qu'ils étaient plus enclins à +rétrograder, qu'à persister dans leur marche offensive.</p> + +<span class="sidenote">Le général Benningsen passe tout à coup de l'offensive à la +défensive.</span> + +<p>Le général Benningsen en effet, voyant l'inutilité des efforts tentés +contre le corps du maréchal Ney, le peu de succès obtenu sur les +autres points de la Passarge, et surtout la rapide concentration de +l'armée française, reconnut bien vite qu'un mouvement plus prononcé +sur Varsovie, avec Napoléon sur son flanc droit, ne pourrait le +conduire qu'à un désastre. Il prit donc le parti de s'arrêter. Après +avoir passé la journée du 7 à Guttstadt, dans une perplexité naturelle +en de si graves circonstances, il se décida enfin à repasser l'Alle, +et à se porter sur Heilsberg, pour y occuper la position défensive +qu'il avait depuis long-temps préparée, au moyen de bons ouvrages de +campagne. +<span class="sidenote">Retraite de l'armée russe sur Heilsberg.</span> +Le 7 au soir, il prescrivit à son armée un premier mouvement +rétrograde jusqu'à Quetz. Le 8, apprenant la marche de la plupart des +corps français sur Deppen, il se confirma dans sa résolution de +retraite, et enjoignit à toutes ses divisions de se diriger sur +Heilsberg en descendant l'Alle. La partie de ses troupes, qui s'était +le plus avancée entre Guttstadt et Deppen, dut se dérober à l'instant +même, en repassant l'Alle immédiatement et en gagnant Heilsberg par la +rive droite. Quatre ponts furent jetés sur l'Alle, pour rendre ce +passage plus facile. Le prince Bagration fut chargé de couvrir cette +retraite avec sa division et avec les Cosaques. <span class="pagenum"><a id="page575" name="page575"></a>(p. 575)</span> Les autres +colonnes, qui s'étaient moins engagées dans cette direction, durent +simplement regagner par Launau et par la rive gauche, la position +d'Heilsberg. La plus éloignée des colonnes russes, celle du général +Kamenski, laquelle avait attaqué de concert avec les Prussiens la tête +de pont de Spanden, eut ordre de se retirer par Mehlsack, ce qui lui +donnait à parcourir la base du triangle formé par Spanden, Heilsberg +et Guttstadt. Elle laissa l'infanterie des Prussiens au général +Lestocq, et n'emmena avec elle que leur cavalerie. Le général Lestocq +dut se reporter en arrière pour couvrir Kœnigsberg, avec grand +danger d'être coupé de l'armée russe; car, suivant les bords de la +mer, tandis que le général Benningsen suivait les bords de l'Alle, il +allait être séparé de celui-ci par une distance de 15 à 18 lieues.</p> + +<p>Le 8 au soir, l'armée russe était en pleine retraite. Le 9, elle +achevait de franchir la Passarge autour de Guttstadt, lorsque +survinrent les Français. Déjà en effet une portion considérable de nos +troupes se trouvait réunie autour de Deppen. Lannes parti de +Marienbourg, la garde de Finkenstein, Murat de Christbourg, et arrivés +tous à Deppen le 8 au soir, formaient avec le corps du maréchal Ney +une masse de 50 à 60 mille hommes. Ils pressèrent l'ennemi vivement. +La cavalerie de Murat, traversant l'Alle à la nage, se jeta sur les +pas du prince Bagration. Les Cosaques firent meilleure contenance que +de coutume, se serrèrent en masse autour de l'infanterie russe, et +supportèrent bravement, pour des partisans, le feu de notre +artillerie légère.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page576" name="page576"></a>(p. 576)</span> <span class="sidenote">Napoléon poursuit l'armée russe avec une masse de +125 mille hommes.</span> + +<p>Pendant ce temps le maréchal Soult, franchissant par ordre de Napoléon +la Passarge à Elditten, rencontra le corps du général Kamenski, vers +Wolfsdorf, culbuta l'un de ses détachements, et lui fit beaucoup de +prisonniers. Le maréchal Davout, redressé dans sa direction, depuis +qu'au lieu de se retirer on marchait en avant, s'approchait de +Guttstadt. Napoléon allait donc avoir sous la main les corps des +maréchaux Davout, Ney, Lannes, Soult, plus la garde et Murat, qui ne +le quittaient jamais, plus le maréchal Mortier, qui suivait à une +marche en arrière. C'était une force de 126 mille hommes<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Go to footnote 35"><span class="smaller">[35]</span></a>, sans y +comprendre le corps de Bernadotte, qui restait sur la basse Passarge, +et qu'il fallait y laisser deux ou trois jours pour observer la +conduite des Prussiens. Mais, une fois les Prussiens ramenés en +arrière par notre marche en avant, Napoléon pouvait toujours attirer à +lui le corps du maréchal Bernadotte, et avoir ainsi à sa disposition +150 mille combattants, n'étant privé que du corps de Masséna, +indispensable sur la Narew. Le général Benningsen au contraire, séparé +comme Napoléon du corps laissé sur la Narew (18 mille hommes), et +condamné en descendant l'Alle à se séparer de Lestocq (18 mille +hommes), n'allait se trouver en présence de Napoléon <span class="pagenum"><a id="page577" name="page577"></a>(p. 577)</span> qu'avec +la masse centrale de ses forces, c'est-à-dire avec environ 100 mille +hommes, affaiblis de 6 ou 7 mille, morts ou blessés, restés au pied de +nos retranchements.</p> + +<span class="sidenote">Marche de Napoléon, et intention de cette marche.</span> + +<p>Le plan de Napoléon fut bientôt arrêté, car ce plan était la +conséquence même de tout ce qu'il avait prévu, voulu et préparé, +pendant les quatre derniers mois. En effet, depuis que, par la savante +disposition de ses cantonnements entre la Passarge et la basse +Vistule, par la forte occupation de Braunsberg, Elbing, Marienbourg, +par la prise de Dantzig, il s'était rendu invincible sur sa gauche et +vers la mer, il avait réduit les Russes à attaquer sa droite, +c'est-à-dire à remonter l'Alle pour menacer Varsovie. Dès lors sa +manœuvre était toute tracée. À son tour il devait se porter en +avant, déborder la droite des Russes, les couper de la mer, les +rejeter sur l'Alle et la Prégel, les devancer à Kœnigsberg et +prendre sous leurs yeux ce précieux dépôt, où les Prussiens avaient +renfermé leurs dernières ressources et les Anglais envoyé les secours +promis à la coalition. Plus il trouverait les Russes engagés sur le +cours supérieur de l'Alle, et plus grand devait être le résultat de +cette manœuvre. Ils venaient à la vérité de s'arrêter brusquement +pour redescendre l'Alle par la rive droite. Mais Napoléon allait la +descendre à leur suite par la rive gauche, avec la presque certitude +de les gagner de vitesse, d'arriver aussitôt qu'eux au confluent de +l'Alle et de la Prégel, et de leur faire essuyer en route quelque +grand désastre, s'ils voulaient repasser cette rivière devant lui, +pour marcher au secours de Kœnigsberg.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page578" name="page578"></a>(p. 578)</span> Des vues si profondément méditées, et depuis si long-temps, +devaient se changer bien vite en dispositions formelles, et sans qu'il +y eût un seul instant perdu à délibérer. Napoléon, dès le 9, ordonna +au maréchal Davout de se réunir immédiatement à la droite de l'armée, +au maréchal Ney de se reposer un jour à Guttstadt de ses durs combats +pour rejoindre ensuite, au maréchal Soult, qui était un peu à gauche +près de Launau, de longer le cours de l'Alle, pour gagner Heilsberg, +précédé et suivi de la cavalerie de Murat, au maréchal Lannes +d'accompagner le maréchal Soult, au maréchal Mortier enfin de hâter le +pas pour faire sa jonction avec le gros de l'armée. Lui-même avec la +garde suivit ce mouvement, et prescrivit au corps du maréchal +Bernadotte, commandé temporairement par le général Victor, de se +concentrer sur la basse Passarge, afin de se porter au delà, dès que +les projets de l'ennemi sur notre gauche seraient mieux éclaircis.</p> + +<span class="sidenote">Marche générale sur Heilsberg.</span> + +<p>Le 10 juin, en effet, on marcha par la rive gauche de l'Alle sur +Heilsberg. Il fallait franchir un défilé près d'un village appelé +Bewerniken. On y trouva une forte arrière-garde, qui fut bientôt +repoussée, et on déboucha en vue des positions occupées par l'armée +russe.</p> + +<span class="sidenote">Le général Benningsen s'arrête à Heilsberg pour y tenir +tête à l'armée française.</span> + +<p>Après tant de démonstrations présomptueuses, le général ennemi devait +éprouver la tentation de ne pas fuir si vite et de s'arrêter afin de +combattre, surtout dans une position où beaucoup de précautions +avaient été prises pour rendre moins désavantageuses les chances d'une +grande bataille. Mais c'était peu sage, car le temps devenait +précieux, <span class="pagenum"><a id="page579" name="page579"></a>(p. 579)</span> si on voulait n'être pas coupé de Kœnigsberg. +Néanmoins, l'orgueil parlant plus haut que la raison, le général +Benningsen résolut d'attendre devant Heilsberg l'armée française.</p> + +<span class="sidenote">Description de la position retranchée d'Heilsberg, et de +l'ordre de bataille adoptée par les Russes.</span> + +<p>Heilsberg est située sur des hauteurs, entre lesquelles circule la +rivière de l'Alle. De nombreuses redoutes avaient été construites sur +ces hauteurs. L'armée russe les occupait, partagée entre les deux +rives de l'Alle. Cet inconvénient assez grave était racheté par quatre +ponts, établis dans des rentrants bien abrités, et permettant de +porter des troupes d'un bord à l'autre. D'après toutes les +indications, les Français devant arriver par la rive gauche de l'Alle, +on avait accumulé de ce côté la plus grande partie des troupes russes. +Le général Benningsen n'avait laissé dans les redoutes de la rive +droite que la garde impériale et la division Bagration fatiguée des +combats livrés les jours précédents. Des batteries avaient été +disposées pour tirer d'un bord à l'autre. Sur la rive gauche, par +laquelle nous devions attaquer, se voyait le gros de l'armée ennemie, +sous la protection de trois redoutes hérissées d'artillerie. Le +général Kamenski, qui avait rejoint dans la journée du 10, défendait +ces redoutes. Derrière, et un peu au-dessus, l'infanterie russe était +rangée sur deux lignes. Le premier et le troisième bataillon de chaque +régiment, entièrement déployés, composaient la première ligne. Le +second bataillon formé en colonne derrière les premiers, et dans leurs +intervalles, composait la seconde. Douze bataillons, placés un peu +plus loin, étaient destinés à servir de réserve. Sur le prolongement +de cette ligne de bataille, <span class="pagenum"><a id="page580" name="page580"></a>(p. 580)</span> et faisant un crochet à droite en +arrière, se trouvait toute la cavalerie russe, renforcée par la +cavalerie prussienne, et présentant une masse d'escadrons au delà de +toutes les proportions ordinaires. Plus à droite enfin, vers Konegen, +les Cosaques étaient en observation. Des détachements d'infanterie +légère occupaient quelques bouquets de bois, semés çà et là, en avant +de la position. Les Français arrivant sur Heilsberg, avaient donc à +essuyer, en flanc, le feu des redoutes de la rive droite, de front, le +feu des redoutes de la rive gauche, plus les attaques d'une infanterie +nombreuse et les charges d'une cavalerie plus nombreuse encore. Mais +entraînés par l'ardeur du succès, persuadés que l'ennemi ne songeait +qu'à s'enfuir, et pressés de lui arracher quelques trophées avant +qu'il eût le temps de s'échapper, ils ne tenaient compte ni du nombre +ni des positions. Cet esprit était commun aux soldats comme aux +généraux. +<span class="sidenote">Bataille d'Heilsberg.</span> +Napoléon n'étant pas encore là pour contenir leur ardeur, le +prince Murat et le maréchal Soult, en débouchant sur Heilsberg, +abordèrent les Russes, avant d'être suivis par le reste de l'armée. Le +prince Bagration placé d'abord à la rive droite, avait été rapidement +porté à la rive gauche, pour défendre le défilé de Bewerniken, et le +général Benningsen l'avait fait appuyer par le général Uwarow avec +vingt-cinq escadrons. Le maréchal Soult, après avoir forcé le défilé, +eut soin de placer 36 pièces de canon en batterie, ce qui facilita +beaucoup le déploiement de ses troupes. La division Carra-Saint-Cyr se +présenta la première, en colonne par brigades, et culbuta +l'infanterie russe au delà d'un ravin qui <span class="pagenum"><a id="page581" name="page581"></a>(p. 581)</span> descendait du +village de Lawden à l'Alle. À la faveur de ce mouvement, la cavalerie +de Murat put se déployer; mais harassée de fatigue, n'étant pas encore +réunie tout entière, et assaillie, au moment où elle se formait, par +les vingt-cinq escadrons du général Uwarow, elle perdit du terrain, +courut se reformer en arrière, chargea de nouveau, et reprit +l'avantage. La division Carra-Saint-Cyr bordait le ravin au delà +duquel elle avait rejeté les Russes. Canonnée de front par les +redoutes de la rive gauche, de flanc par celles de la rive droite, +elle eut cruellement à souffrir. La division Saint-Hilaire vint la +remplacer au feu, en passant en colonnes serrées à travers les +intervalles de notre ligne de bataille. Cette brave division +Saint-Hilaire franchit le ravin, refoula les Russes, et les suivit +jusqu'au pied des trois redoutes qui couvraient leur centre, tandis +que la cavalerie de Murat se jetait sur la cavalerie du prince +Bagration, la taillait en pièces, et tuait le général Koring. Sur ces +entrefaites, la division Legrand, troisième du maréchal Soult, était +arrivée, et prenait position à notre gauche, en avant du village de +Lawden. Elle avait repoussé les tirailleurs ennemis des bouquets de +bois placés entre les deux armées, et elle était parvenue, elle aussi, +au pied des redoutes, qui faisaient la force de la position des +Russes. Alors le général Legrand détacha le 26<sup>e</sup> léger, pour attaquer +celle des trois redoutes qui se trouvait à sa portée. Cet intrépide +régiment s'y élança au pas de course, y pénétra malgré les troupes du +général Kamenski, et en resta maître après un combat acharné. Mais +l'officier qui commandait l'artillerie ennemie, ayant fait enlever +<span class="pagenum"><a id="page582" name="page582"></a>(p. 582)</span> ses canons au galop, les porta rapidement en arrière, sur le +terrain qui dominait la redoute, et couvrit de mitraille le 26<sup>e</sup> +auquel il causa des pertes énormes. Au même instant, le général russe +Warnek apercevant la mauvaise situation du 26<sup>e</sup>, se jeta sur lui à la +tête du régiment de Kalouga, et reprit la redoute. Le 55<sup>e</sup>, qui +formait la gauche de la division Saint-Hilaire, et qui était voisin du +26<sup>e</sup>, vint à son secours, mais ne put rétablir les affaires. Il fut +obligé de se rallier à sa division, après avoir perdu son aigle. Nos +soldats demeurèrent ainsi exposés au feu d'une nombreuse et puissante +artillerie, sans être ébranlés. Le général Benningsen voulut alors se +servir de son immense cavalerie, et fit exécuter plusieurs charges sur +les divisions Legrand et Saint-Hilaire. Celles-ci supportèrent ces +charges avec un admirable sang-froid, et donnèrent à la cavalerie +française le temps de se former derrière elles, pour charger à son +tour les escadrons russes. Le maréchal Soult placé au milieu de l'un +des carrés, dans lesquels se trouvaient pêle-mêle des Français, des +Russes, des fantassins blessés, des cavaliers démontés, maintenait +tout le monde dans le devoir par l'énergie de son attitude. Napoléon, +qui était encore éloigné du lieu de ce combat, avait donné au général +Savary, dès qu'il avait entendu le canon, les jeunes fusiliers de la +garde, pour venir au secours des corps qui s'étaient témérairement +engagés. Le général Savary hâtant le pas prit position entre les +divisions Saint-Hilaire et Legrand. Formé en carré, il essuya +long-temps les charges de la cavalerie russe, qu'un horrible feu des +redoutes aurait rendues dangereuses, si nos troupes avaient été moins +fermes et <span class="pagenum"><a id="page583" name="page583"></a>(p. 583)</span> moins bien commandées. Le brave général Roussel, +qui se trouvait l'épée à la main au milieu des fusiliers de la garde, +eut la tête emportée par un boulet de canon. Cette action imprudente, +dans laquelle 30 mille Français combattaient à découvert contre 90 +mille Russes abrités par des redoutes, se prolongea jusque fort avant +dans la nuit. Le maréchal Lannes parut enfin à l'extrême droite, fit +tâter la position de l'ennemi, mais ne voulut rien entreprendre sans +les ordres de l'Empereur. La canonnade cessa bientôt de retentir, et +chacun, par une nuit pluvieuse, essaya, en se couchant à terre, de +prendre un peu de repos. Les Russes, plus nombreux et plus serrés que +nous, avaient essuyé une perte très-supérieure à la nôtre. +<span class="sidenote">Conséquences de la bataille d'Heilsberg.</span> +Ils +comptaient trois mille morts et sept ou huit mille blessés. Nous +avions eu deux mille morts et cinq mille blessés.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon arrivé tard à Heilsberg, est mécontent de la +témérité de l'armée.</span> + +<p>Napoléon arrivé tard, parce qu'il n'avait pas supposé que l'ennemi +s'arrêtât sitôt pour lui résister, fut fort satisfait de l'énergie de +ses troupes, mais beaucoup moins de leur extrême empressement à +s'engager, et résolut d'attendre au lendemain, pour livrer bataille +avec ses forces réunies, si les Russes persistaient à défendre la +position d'Heilsberg, ou pour les suivre à outrance, s'ils +décampaient. Il bivouaqua avec ses soldats sur ce champ de carnage, où +gisaient 18 mille Russes et Français, morts, mourants et blessés.</p> + +<p>Le général Benningsen, en proie à des souffrances aiguës et à de +grandes perplexités, passa la nuit au bivouac, enveloppé dans son +manteau<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Go to footnote 36"><span class="smaller">[36]</span></a>. Il faut <span class="pagenum"><a id="page584" name="page584"></a>(p. 584)</span> une âme forte pour braver à la fois la +douleur physique et la douleur morale. Le général Benningsen était +capable de supporter l'une et l'autre. Partagé entre la satisfaction +d'avoir tenu tête aux Français et la crainte de les avoir tous sur les +bras le lendemain, il attendit le jour pour prendre un parti. De leur +côté, nos troupes étaient debout dès quatre heures du matin, ramassant +les blessés, échangeant des coups de fusil avec les avant-postes +ennemis. Nos corps d'armée prenaient successivement position. Le +maréchal Lannes était venu se placer la veille à la gauche du maréchal +Soult, le corps du maréchal Davout commençait à se montrer à la gauche +du maréchal Lannes, vers Grossendorf. La garde à pied et à cheval se +déployait sur les hauteurs en arrière, et tout annonçait une attaque +décisive avec des masses formidables. Cet aspect, mais surtout la vue +du corps du maréchal Davout, qui débordait à Grossendorf l'armée +russe, et semblait même se diriger sur Kœnigsberg, déterminèrent le +général Benningsen à la retraite. +<span class="sidenote">Le général Benningsen ne veut pas recommencer le combat, et +il se retire.</span> +Il ne voulut pas perdre à la fois +une journée et une bataille, et s'exposer à venir au secours de +Kœnigsberg peut-être trop tard, peut-être à moitié détruit. Le +général Kamenski dut partir le premier, afin de gagner à temps la +route de Kœnigsberg, et de se joindre aux Prussiens, avec lesquels +il était habitué à combattre. Après avoir retiré d'Heilsberg tout ce +qu'on pouvait transporter, le général Benningsen se mit lui-même en +marche avec son armée, par la rive droite de l'Alle, dans le courant +de la journée du 11. +<span class="sidenote">Retraite des Russes sur Bartenstein dans la journée du 11 +juin.</span> +Il s'achemina en quatre colonnes sur +Bartenstein, premier poste après Heilsberg. <span class="pagenum"><a id="page585" name="page585"></a>(p. 585)</span> Son quartier +général y avait long-temps résidé.</p> + +<p>Napoléon employa une partie du jour à observer cette position; et s'il +ne mit point à l'attaquer sa promptitude accoutumée, c'est qu'il était +peu pressé de livrer bataille sur un terrain pareil, et qu'il ne +doutait pas, en poussant sa gauche en avant, d'obliger l'armée russe à +décamper par une simple démonstration. Les choses se passant comme il +l'avait prévu, il entra le soir même dans Heilsberg, et s'y établit +avec sa garde. Il y trouva des magasins assez considérables, beaucoup +de blessés russes, qu'il fit soigner comme les blessés français, et +dont le nombre attestait que l'armée ennemie avait perdu la veille 10 +à 11 mille hommes.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon persiste dans son dessein de marcher le long de +l'Alle, en séparant les Russes de Kœnigsberg.</span> + +<p>La journée d'Heilsberg n'avait pas pu changer les plans de Napoléon. +Il devait toujours tendre à déborder les Russes, à les séparer de +Kœnigsberg, et à profiter du premier faux mouvement qu'ils feraient +pour rejoindre cette place importante, qui était leur base +d'opération. Ils ne s'étaient pas présentés à lui cette fois dans une +situation qui lui permît de les accabler; mais l'occasion favorable +qu'il attendait ne pouvait tarder de se présenter. Pour qu'elle +manquât, il aurait fallu que le général Benningsen, dans la difficile +position où il était placé, ne commît pas une faute.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon dans son projet d'intercepter la route de +Kœnigsberg, renonce à suivre les contours de l'Alle, et marche +droit sur Eylau.</span> + +<p>Pour mieux atteindre son but, Napoléon modifia un peu sa marche. À +partir d'Heilsberg, et même à partir de Launau, l'Alle se détourne à +droite, en décrivant mille contours (voir la carte n<sup>o</sup> 38), et offre +une route fort longue, si on veut en suivre le cours, une route qui +vous éloigne d'ailleurs de la mer <span class="pagenum"><a id="page586" name="page586"></a>(p. 586)</span> et de Kœnigsberg. Le +général Benningsen, ayant besoin de l'Alle pour s'appuyer, était bien +obligé d'en parcourir les sinuosités. Napoléon au contraire, qui ne +cherchait qu'à trouver son ennemi privé d'appui, et qui avait surtout +besoin de prendre une position intermédiaire entre Kœnigsberg et +l'Alle, d'où il pût envoyer un détachement sur Kœnigsberg, sans +trop s'éloigner de ce détachement, pouvait quitter les bords de l'Alle +sans inconvénient, et même avec avantage. En conséquence il résolut de +se porter sur une route intermédiaire, qu'il avait déjà parcourue +l'hiver dernier, celle de Landsberg à Eylau, laquelle s'élève en ligne +directe vers la Prégel. Arrivé sur cette route, au delà d'Eylau, +c'est-à-dire à Domnau, on se trouve par la gauche à deux marches de +Kœnigsberg, et par la droite à une seule marche de l'Alle et de la +ville de Friedland, parce que l'Alle revenue à l'ouest après de +nombreux détours, est à Friedland plus près de Kœnigsberg que dans +aucune partie de son cours. C'était là, qu'avec du bonheur et de +l'habileté, on devait avoir les meilleures chances de prendre +Kœnigsberg d'une main, et de frapper l'armée russe de l'autre.</p> + +<p>Dans cette pensée, Napoléon dirigea sur Landsberg Murat avec une +partie de la cavalerie. Il le fit suivre par les corps des maréchaux +Soult et Davout, destinés à former l'aile gauche de l'armée et à +s'étendre vers Kœnigsberg ou à se rabattre sur le centre, si on +avait besoin d'eux pour livrer bataille. Napoléon laissa sur l'Alle le +reste de sa cavalerie, composée de chasseurs, hussards et dragons, +afin de battre les bords de cette rivière, et de suivre l'ennemi +<span class="pagenum"><a id="page587" name="page587"></a>(p. 587)</span> à la piste. Il porta par Landsberg sur Eylau le corps de +Lannes qu'il avait sous la main, celui de Ney demeuré un jour à +Guttstadt pour s'y reposer, celui de Mortier encore en arrière d'une +marche, et les fit avancer chacun par différents sentiers, pour éviter +l'encombrement, mais de manière à pouvoir les réunir en quelques +heures. Enfin les Prussiens en retraite vers Kœnigsberg ne méritant +plus aucune attention, le corps de Bernadotte, laissé provisoirement +sur la basse Passarge, eut ordre de rejoindre immédiatement l'armée +par Mehlsack et Eylau.</p> + +<p>Ces dispositions et beaucoup d'autres relatives aux magasins, aux +fours, aux hôpitaux qu'il voulut organiser à Heilsberg, aux riches +approvisionnements de Dantzig sur lesquels il ne cessait de veiller, à +la navigation du Frische-Haff dont il prit soin de s'emparer en +fermant la passe de Pillau, et en y faisant croiser les marins de la +garde dans les embarcations du pays, ces dispositions retinrent +Napoléon à Heilsberg toute la journée du 12. Dans cet intervalle ses +corps marchaient, et il lui était facile de les rejoindre à cheval en +quelques heures.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon arrive à Eylau le 13 au matin.</span> + +<p>Le 13 au matin, il se rendit lui-même à Eylau. Ce n'était plus cette +vaste plaine de neige, d'un aspect triste et sombre, qu'on avait +inondée de tant de sang dans la journée du 8 février: c'était un pays +riant et fertile, couvert de bois verdoyants, de jolis lacs, et peuplé +de nombreux villages. La cavalerie et l'artillerie reconnurent avec +étonnement que, dans la grande bataille d'Eylau, elles avaient galopé +sur la surface des lacs, alors complétement gelés. +<span class="sidenote">Ce que révèlent les indices recueillis sur la marche de +l'ennemi.</span> +Les indices +recueillis sur la marche du général Benningsen <span class="pagenum"><a id="page588" name="page588"></a>(p. 588)</span> étaient +incertains comme les projets de ce général. D'une part la cavalerie +légère avait suivi le gros de l'armée russe le long de l'Alle, l'avait +vue entre Bartenstein et Schippenbeil; d'autre part on avait cru +découvrir des détachements ennemis se dirigeant vers Kœnigsberg, et +voulant d'après toutes les apparences se joindre au général Lestocq, +pour défendre cette ville. De l'ensemble de ces indices, on devait +conclure que l'armée russe inclinait à se porter sur Kœnigsberg, +que pour cela elle quitterait l'Alle, et que dans ce mouvement on la +rencontrerait à Domnau. Napoléon dès lors poussa le maréchal Soult et +Murat avec une moitié de la cavalerie sur Kreutzbourg, et leur ordonna +de marcher sur Kœnigsberg, pour en brusquer l'attaque. Il les fit +suivre par le maréchal Davout, qui dut prendre une position +intermédiaire, afin de se réunir en quelques heures, ou au maréchal +Soult, ou au gros de l'armée, selon les circonstances. +<span class="sidenote">Napoléon dirige le gros de ses forces sur Domnau, en +poussant sa gauche sur Kœnigsberg, pour prendre cette dernière +ville.</span> +Il achemina +immédiatement le maréchal Lannes d'Eylau sur Domnau, lui adjoignit une +partie de la cavalerie et des dragons de Grouchy, avec ordre d'envoyer +des partis jusqu'à Friedland, pour savoir ce que faisait l'ennemi, +pour s'assurer s'il quittait l'Alle, ou ne la quittait pas, s'il +allait ou n'allait pas au secours de Kœnigsberg. Le maréchal +Mortier, parvenu à Eylau, fut expédié tout de suite sur Domnau, et +devait y arriver quelques heures après le maréchal Lannes. Le maréchal +Ney avec son corps, le général Victor avec celui de Bernadotte, +entraient en ce moment à Eylau. Avant de les diriger avec la garde et +la grosse cavalerie, soit sur Domnau, à la suite des maréchaux Lannes +<span class="pagenum"><a id="page589" name="page589"></a>(p. 589)</span> et Mortier, soit sur Kœnigsberg à la suite des maréchaux +Davout et Soult, Napoléon attendit que de nouveaux rapports de la +cavalerie légère l'éclairassent sur la véritable marche de l'ennemi.</p> + +<p>Dans la soirée du 13, les reconnaissances de la journée ne laissèrent +plus de doute. Le général Benningsen avait descendu l'Alle, et +paraissait prendre le chemin de Friedland, soit pour y continuer sa +marche le long de l'Alle, soit pour y quitter les bords de cette +rivière, afin de gagner Kœnigsberg. C'est à Friedland, en effet, +qu'il devait être tenté d'abandonner l'Alle, parce que c'est le point +où cette rivière se rapproche le plus de Kœnigsberg. +<span class="sidenote">Concentration de l'armée sur Domnau et Friedland.</span> +Dès cet +instant, Napoléon n'hésita plus. Il dirigea vers Lannes et Mortier +toute la portion de la cavalerie qui n'avait pas suivi Murat, et en +confia le commandement au général Grouchy. Il prescrivit à Lannes et à +Mortier de se rendre à Friedland, de s'emparer, s'ils le pouvaient, de +cette ville et des ponts de l'Alle. Il ordonna à Ney et Victor de +s'avancer sur Domnau, de se porter à la suite de Lannes et Mortier, +plus ou moins près de Friedland, selon les événements. Il mit enfin sa +garde en marche, et résolut de partir lui-même à cheval à la pointe du +jour, pour être le lendemain, 14 juin, à la tête de ses troupes +rassemblées. Ce jour du 14 juin, anniversaire de la bataille de +Marengo, en lui rappelant la plus belle journée de sa vie, le +remplissait d'un secret et heureux pressentiment. Il n'avait pas cessé +de croire à son bonheur, et cette croyance était encore fondée!</p> + +<span class="sidenote">Lannes, parvenu jusqu'à Domnau, envoie des partis sur +Friedland.</span> + +<p>Lannes, arrivé à Domnau, quelques heures avant le maréchal Mortier, +s'était hâté d'envoyer en reconnaissance <span class="pagenum"><a id="page590" name="page590"></a>(p. 590)</span> à Friedland le 9<sup>e</sup> +de hussards. Ce régiment avait pénétré dans Friedland, mais assailli +bientôt par plus de trente escadrons ennemis, qui menaient avec eux +beaucoup d'artillerie légère, il avait été fort maltraité, et obligé +de s'enfuir à Georgenau, poste intermédiaire entre Domnau et +Friedland. (Voir la carte n<sup>o</sup> 42.) À cette nouvelle, Lannes dépêcha +les chevaux-légers et les cuirassiers saxons pour secourir le 9<sup>e</sup> de +hussards, puis se mit en marche pour gagner Friedland, rejeter la +cavalerie ennemie au delà de l'Alle, et fermer le débouché par lequel +l'armée russe semblait vouloir se porter au secours de Kœnigsberg. +<span class="sidenote">Lannes arrive à Friedland le 14 juin, à une heure du +matin.</span> +Il y fut rendu vers une heure du matin 14, crut apercevoir à travers +les ombres de la nuit une quantité considérable de troupes, et +s'arrêta au village de Posthenen, après avoir délogé un détachement +ennemi qui gardait ce village. Il n'était pas assez fort pour occuper +la ville de Friedland elle-même, circonstance fort heureuse, car il +eût empêché en l'occupant une grande faute du général Benningsen et +ravi à Napoléon l'un de ses plus beaux triomphes.</p> + +<span class="sidenote">Route par laquelle l'armée russe était arrivée à +Friedland.</span> + +<p>Dans ce moment en effet l'armée russe tout entière approchait de +Friedland, précédée par trente-trois escadrons, dont dix-huit de la +garde impériale, par l'infanterie de cette garde, par vingt pièces +d'artillerie légère. Le gros de l'armée devait y entrer dans quelques +heures. Le général Benningsen sentant qu'il fallait se presser pour +sauver Kœnigsberg, ou au moins pour se sauver lui-même derrière la +Prégel, avait marché toute la nuit du 11 au 12, afin de gagner +Bartenstein (voir la carte n<sup>o</sup> 38), avait donné là quelques heures de +repos à ses soldats, les avait de <span class="pagenum"><a id="page591" name="page591"></a>(p. 591)</span> nouveau remis en marche sur +Schippenbeil, y était parvenu le 13, et, apprenant alors que les +Français avaient paru à Domnau, s'était hâté de courir à Friedland, +point où l'Alle, comme nous venons de le dire, est plus rapprochée de +Kœnigsberg que dans aucune partie de son cours. Il avait eu soin de +se faire précéder par une forte avant-garde de cavalerie.</p> + +<p>Lannes, établi à Posthenen, ne put apprécier qu'au jour la gravité de +l'événement qui se préparait. Dans ce pays voisin du pôle, le +crépuscule, au mois de juin, commençait à 2 heures du matin. Le ciel +était entièrement éclairé à 3 heures. Le maréchal Lannes reconnut +bientôt la nature du terrain, les troupes qui l'occupaient, et celles +qui franchissaient les ponts de l'Alle, pour venir nous disputer la +route de Kœnigsberg.</p> + +<span class="sidenote">Description des environs de Friedland.</span> + +<p>Le cours de l'Alle, près du lieu où les deux armées allaient se +rencontrer, offre de nombreuses sinuosités. (Voir la carte n<sup>o</sup> 42.) +Nous arrivions par des collines boisées, à partir desquelles le sol +s'abaisse successivement jusqu'au bord de l'Alle. Le pays est couvert +en cette saison de seigles d'une grande hauteur. On voyait à notre +droite l'Alle s'enfoncer dans la plaine, en décrivant plusieurs +contours, puis tourner autour de Friedland, revenir à notre gauche, et +tracer ainsi un coude ouvert de notre côté, et dont la petite ville de +Friedland occupait le fond. C'est par les ponts de Friedland, placés +dans cet enfoncement de l'Alle, que les Russes venaient se déployer +dans la plaine vis-à-vis de nous. On les voyait distinctement se +presser sur ces ponts, traverser la ville, déboucher des faubourgs, +et se mettre en <span class="pagenum"><a id="page592" name="page592"></a>(p. 592)</span> bataille en face des hauteurs. Un ruisseau +dit le Ruisseau-du-Moulin (Mühlen-Flüss), coulant vers Friedland, y +formait un petit étang, puis allait se jeter dans l'Alle, après avoir +partagé cette plaine en deux moitiés inégales. La moitié située à +notre droite était la moins étendue. C'était celle où se montrait +Friedland, entre le Ruisseau-du-Moulin et l'Alle, au fond même du +coude que nous venons de décrire.</p> + +<span class="sidenote">Premières dispositions de Lannes pour défendre la plaine de +l'Alle en attendant l'armée.</span> + +<p>Le maréchal Lannes, dans son empressement à marcher, n'avait amené +avec lui que les grenadiers et les voltigeurs Oudinot, le 9<sup>e</sup> de +hussards, les dragons de Grouchy et deux régiments de cavalerie +saxonne. Il ne pouvait pas opposer plus de 10 mille hommes<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Go to footnote 37"><span class="smaller">[37]</span></a> à +l'avant-garde ennemie, qui, renforcée successivement, était triple de +ce nombre, et devait être bientôt suivie de l'armée russe tout +entière. Heureusement le sol présentait de nombreuses ressources au +courage et à l'habileté de l'illustre maréchal. (Voir la carte n<sup>o</sup> +42.) Au centre de la position, qu'il fallait occuper pour barrer le +chemin aux Russes, était un village, celui de Posthenen, que +traversait le Ruisseau-du-Moulin pour se rendre à Friedland. Un peu en +arrière s'élevait un plateau, d'où l'on pouvait battre la plaine de +l'Alle. Lannes y plaça son artillerie et plusieurs bataillons de +grenadiers pour la protéger. À droite, un bois épais, celui de +Sortlack, s'avançait en saillie, et partageait en deux l'espace +compris entre le village de Posthenen et <span class="pagenum"><a id="page593" name="page593"></a>(p. 593)</span> les bords de l'Alle. +Lannes y posta deux bataillons de voltigeurs, lesquels répandus en +tirailleurs, pouvaient arrêter long-temps des troupes qui ne seraient +pas très-nombreuses et très-résolues. Le 9<sup>e</sup> de hussards, les dragons +de Grouchy, les chevaux saxons, présentaient 3 mille cavaliers, prêts +à se jeter sur toute colonne qui essayerait de percer ce rideau de +tirailleurs. À gauche de Posthenen, la ligne des hauteurs boisées +s'étendait, en s'abaissant, jusqu'au village de Heinrichsdorf, par où +passait la grande route de Friedland à Kœnigsberg. Ce point avait +beaucoup d'importance, car les Russes, voulant gagner Kœnigsberg, +devaient en disputer la route avec acharnement. En outre, ce côté du +champ de bataille étant plus découvert, était naturellement plus +difficile à défendre. Lannes, qui n'avait pas encore assez de troupes +pour s'y établir, avait placé sur sa gauche, en profitant des bois et +des hauteurs, le reste de ses bataillons, s'approchant ainsi, sans +pouvoir les occuper, des maisons de Heinrichsdorf.</p> + +<span class="sidenote">Le feu commence à trois heures du matin sur le champ de +bataille de Friedland.</span> + +<p>Le feu, commencé à trois heures du matin, était tout à coup devenu +fort vif. Notre artillerie, placée sur le plateau de Posthenen, sous +la protection des grenadiers Oudinot, tenait les Russes à distance, et +leur faisait éprouver d'assez grands dommages. À droite, nos +voltigeurs répandus sur la lisière du bois de Sortlack, arrêtaient +leur infanterie par un feu incessant de tirailleurs, et les chevaux +saxons, lancés par le général Grouchy, avaient fourni plusieurs +charges heureuses contre leur cavalerie. Les Russes étant devenus +menaçants vers Heinrichsdorf, le général Grouchy, transporté de la +droite à la <span class="pagenum"><a id="page594" name="page594"></a>(p. 594)</span> gauche, s'y rendit au galop, afin de leur +disputer la route de Kœnigsberg, qui était le point important pour +la possession duquel on allait verser des flots de sang.</p> + +<span class="sidenote">Lannes, avec une simple avant-garde, dispute le terrain à +une forte partie de l'armée ennemie.</span> + +<p>Bien que le maréchal Lannes n'eût dans ces premiers moments que 10 +mille hommes à opposer à 25 ou 30 mille, il se soutenait, grâce à +beaucoup d'art et d'énergie, grâce aussi à l'habile concours du +général Oudinot, commandant les grenadiers, et du général Grouchy, +commandant la cavalerie. +<span class="sidenote">Le général Benningsen, arrivé à Friedland, se décide à +livrer bataille.</span> +Mais l'ennemi se renforçait d'heure en heure, +et le général Benningsen, arrivé à Friedland, avait subitement formé +le projet de livrer bataille, projet fort téméraire, car il eût été +beaucoup plus sage à lui de continuer à descendre l'Alle, jusqu'à la +réunion de cette rivière avec la Prégel (voir la carte n<sup>o</sup> 38), de se +couvrir ensuite de la Prégel elle-même, et de prendre position +derrière ce fleuve, la gauche à Wehlau, la droite à Kœnigsberg. Il +lui aurait fallu, à la vérité, un jour de plus pour regagner +Kœnigsberg; mais il n'aurait pas risqué une bataille contre une +armée supérieure par le nombre, par la qualité, par le commandement, +et dans une situation fort mauvaise pour lui, puisqu'il avait une +rivière à dos et qu'il allait être poussé dans le coude de l'Alle avec +toute la vigueur d'impulsion dont l'armée française était capable. +Mais, après avoir perdu beaucoup de temps à gagner Kœnigsberg, le +général Benningsen semblait extrêmement impatient d'y arriver, +stimulé, dit-on, par l'empereur Alexandre, qui avait promis à son ami +Frédéric-Guillaume de sauver le dernier débris de la monarchie +prussienne. Il trouvait d'ailleurs <span class="pagenum"><a id="page595" name="page595"></a>(p. 595)</span> la route par Friedland +infiniment plus courte, enfin il croyait rencontrer, sans appui, un +corps isolé de l'armée française, avec possibilité d'écraser ce corps +avant de rentrer à Kœnigsberg. Il se persuada que c'était là une +faveur inattendue de la fortune qu'il fallait mettre à profit, et il +résolut de ne pas la laisser échapper.</p> + +<span class="sidenote">Dispositions du général Benningsen.</span> + +<p>En conséquence, il s'empressa de faire jeter trois autres ponts sur +l'Alle, un au-dessus, deux au-dessous de Friedland, afin d'accélérer +le passage de ses troupes, et de leur ménager aussi des moyens de +retraite. Il garnit d'artillerie la rive droite par laquelle il +arrivait, et qui dominait la rive gauche. Puis son armée ayant +débouché presque tout entière, il la disposa de la manière suivante. +Dans la plaine, autour de Heinrichsdorf, à droite pour lui, à gauche +pour nous, il plaça quatre divisions d'infanterie, sous le lieutenant +général Gortschakow, et la meilleure partie de la cavalerie sous le +général Uwarow. L'infanterie était formée sur deux lignes. Dans la +première, on voyait deux bataillons de chaque régiment déployés, et un +troisième rangé en colonne serrée derrière les deux autres, fermant +l'intervalle qui les séparait. Dans la seconde, le champ de bataille +se resserrant à mesure qu'on s'enfonçait dans le coude de l'Alle, un +seul bataillon était déployé, deux se trouvaient en colonne serrée. La +cavalerie, disposée sur le côté et un peu en avant, flanquait +l'infanterie. À gauche (droite des Français), deux divisions russes, +dont la garde impériale faisait partie, accrues de tous les +détachements de chasseurs, occupaient la portion du terrain comprise +entre le Ruisseau-du-Moulin <span class="pagenum"><a id="page596" name="page596"></a>(p. 596)</span> et l'Alle. Elles étaient rangées +sur deux lignes, mais fort rapprochées à cause du défaut d'espace. Le +prince Bagration les commandait. La cavalerie de la garde était là, +sous le général Kollogribow. Quatre ponts volants avaient été jetés +sur le Ruisseau-du-Moulin, pour qu'il gênât moins les communications +entre les deux ailes. La quatorzième division russe avait été laissée +de l'autre côté de l'Alle, sur le terrain dominant de la rive droite, +pour recueillir l'armée en cas de malheur, ou venir décider la +victoire, si on avait un commencement de succès. Les Russes comptaient +plus de 200 bouches à feu sur leur front, indépendamment de celles qui +étaient ou en réserve, ou en batterie sur la rive droite. Leur armée, +réduite à 80 ou 82 mille hommes après Heilsberg, séparée aujourd'hui +du corps de Kamenski, de quelques détachements de cavalerie envoyés à +Wehlau pour garder les ponts de l'Alle, s'élevait encore à 72 ou à 75 +mille hommes.</p> + +<p>Le général Benningsen fit porter en avant, dans l'ordre que nous +venons de décrire, la masse de l'armée russe, pour qu'en sortant de +l'enfoncement formé par le cours de l'Alle, elle pût se déployer, +étendre ses feux, et profiter des avantages du nombre qu'elle +possédait au début de la bataille.</p> + +<p>La situation de Lannes était périlleuse, car il allait avoir toute +l'armée russe sur les bras. Heureusement le temps écoulé lui avait +procuré quelques renforts. La division de grosse cavalerie du général +Nansouty, qui se composait de 3,500 cuirassiers et carabiniers, la +division Dupas, qui était la première du corps de Mortier et comptait +6 mille fantassins, enfin la division <span class="pagenum"><a id="page597" name="page597"></a>(p. 597)</span> Verdier, qui en +comptait 7 mille et qui était la seconde du corps de Lannes, mises en +marche successivement, étaient arrivées en toute hâte. +<span class="sidenote">Danger de Lannes réduit à lutter presque seul contre +l'armée russe tout entière.</span> +C'était une +force de 26 à 27 mille hommes<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Go to footnote 38"><span class="smaller">[38]</span></a> pour lutter contre 75 mille. Il +était sept heures du matin, et les Russes, précédés par une nuée de +Cosaques, qui étendaient leurs courses jusque sur nos derrières, +s'avançaient vers Heinrichsdorf, où ils avaient déjà de l'infanterie +et du canon. Lannes, appréciant l'importance de ce poste, y dirigea la +brigade des grenadiers Albert, et ordonna au général Grouchy de s'en +emparer à tout prix. Le général Grouchy, qui venait d'être renforcé +par les cuirassiers, s'y transporta sur-le-champ. Sans tenir compte de +la difficulté, il lança la brigade des dragons Milet sur +Heinrichsdorf, tandis que la brigade Carrié tournait le village, et +que les cuirassiers marchaient à l'appui de ce mouvement. La brigade +Milet traversa Heinrichsdorf au galop, en expulsa les fantassins +russes à coups de sabre, pendant que la brigade Carrié, en faisant le +tour, prenait ou dispersait ceux qui avaient réussi à s'enfuir. On +enleva quatre pièces de canon. Dans ce moment, la cavalerie ennemie, +venue au secours de son infanterie, chassée de Heinrichsdorf, fondit +sur nos dragons et les ramena. Mais les cuirassiers de Nansouty la +chargèrent à leur tour, la jetèrent sur l'infanterie russe, qui ne +<span class="pagenum"><a id="page598" name="page598"></a>(p. 598)</span> put au milieu de cette mêlée faire usage de son feu. Nous +restâmes ainsi maîtres de Heinrichsdorf, où s'établirent les +grenadiers de la brigade Albert.</p> + +<span class="sidenote">Entrée en ligne du maréchal Mortier avec la division +Dupas.</span> + +<p>Sur ces entrefaites, la division Dupas entrait en ligne. Le maréchal +Mortier, dont le cheval fut emporté par un boulet de canon au moment +où il paraissait sur le champ de bataille, plaça cette division entre +Heinrichsdorf et Posthenen, et ouvrit sur les Russes un feu +d'artillerie, qui, dirigé des hauteurs sur des masses profondes, +causait dans leurs rangs d'affreux ravages. L'arrivée de la division +Dupas rendait disponibles les bataillons de grenadiers qu'on avait +d'abord rangés à la gauche de Posthenen. Lannes les rapprocha de lui, +et put présenter aux attaques des Russes leurs rangs plus serrés, soit +en avant de Posthenen, soit en avant du bois de Sortlack. +<span class="sidenote">Belle résistance des grenadiers Oudinot.</span> +Le général +Oudinot, qui les commandait, profitant de tous les accidents de +terrain, tantôt des bouquets de bois semés çà et là, tantôt de +quelques flaques d'eau que les pluies des jours précédents avaient +produites, tantôt de la hauteur même des blés, disputait le terrain +avec autant d'habileté que d'énergie. Tour à tour il cachait ou +montrait ses soldats, les dispersait en tirailleurs, ou les opposait +en masse hérissée de baïonnettes à tous les efforts des Russes. +<span class="sidenote">Arrivée en ligne de la division Verdier.</span> +Ces +braves grenadiers, malgré l'infériorité du nombre, s'obstinaient +cependant, soutenus par leur général, quand heureusement pour eux +arriva la division Verdier. Le maréchal Lannes la partagea en deux +colonnes mobiles, pour la porter alternativement à droite, au centre, +à gauche, partout où le danger l'exigerait. +<span class="sidenote">L'infanterie française reste maîtresse de la tête du bois +de Sortlack.</span> +C'était la lisière du +bois <span class="pagenum"><a id="page599" name="page599"></a>(p. 599)</span> de Sortlack et le village de ce nom situé sur l'Alle +qu'on se disputait avec le plus de fureur. Les Russes finirent par +rester maîtres du village, les Français de la lisière du bois. Lorsque +les Russes voulaient pénétrer dans ce bois, Lannes en faisait sortir à +l'improviste une brigade de la division Verdier, et les repoussait au +loin. Effrayés de ces apparitions subites, craignant que dans ce bois +mystérieux Napoléon ne fût caché avec son armée, les Russes n'osaient +plus s'en approcher.</p> + +<p>L'ennemi ne pouvant forcer notre droite entre Posthenen et Sortlack, +essaya une vigoureuse tentative sur notre gauche, dans la plaine de +Heinrichsdorf, qui présentait moins d'obstacles. +<span class="sidenote">La cavalerie française reste maîtresse de la plaine de +Heinrichsdorf.</span> +La nature du terrain +les ayant engagés à porter de ce côté la majeure partie de leur +cavalerie, ils avaient là plus de douze mille cavaliers à opposer aux +cinq ou six mille cavaliers du général Grouchy. Celui-ci, s'attachant +à compenser l'infériorité du nombre par de bonnes dispositions, +déploya dans la plaine une longue ligne de cuirassiers, et sur le +flanc de cette ligne, derrière le village d'Heinrichsdorf, plaça en +réserve les dragons, la brigade des carabiniers et l'artillerie +légère. Ces dispositions terminées, il se mit à la tête de la ligne +déployée de ses cuirassiers, s'avança sur la cavalerie russe comme +s'il allait la charger, puis tout à coup, faisant volte-face, il +feignit de se retirer au trot devant la masse des escadrons ennemis. +Il les attira ainsi à sa suite, jusqu'à ce que, dépassant +Heinrichsdorf, ils prêtassent le flanc aux troupes cachées derrière ce +village. S'arrêtant alors et revenant sur ses pas, il ramena ses +cuirassiers sur la cavalerie russe, <span class="pagenum"><a id="page600" name="page600"></a>(p. 600)</span> la chargea, la culbuta, +l'obligea à repasser sous Heinrichsdorf, d'où partait une grêle de +mitraille, d'où les dragons et les carabiniers embusqués fondirent sur +elle et achevèrent de la mettre en désordre. Mais les rencontres de +troupes à cheval ne sont jamais assez meurtrières pour ne pouvoir pas +être renouvelées. La cavalerie russe revint donc à la charge, et +chaque fois répétant la même manœuvre, le général Grouchy +l'attirait au delà de Heinrichsdorf, et la faisait prendre, comme on a +vu, en flanc et en queue, dès qu'elle dépassait ce village. Après +plusieurs engagements, la plaine de Heinrichsdorf nous resta, couverte +d'hommes et de chevaux morts, de cavaliers démontés, de cuirasses +étincelantes.</p> + +<p>Ainsi d'un côté la résistance que l'infanterie des Russes rencontrait +à la lisière du bois de Sortlack, de l'autre les attaques de flanc +qu'essuyait leur cavalerie, lorsqu'elle dépassait le village de +Heinrichsdorf, les retenaient au pied de nos positions, et Lannes +avait pu prolonger jusqu'à midi cette lutte de 26 mille hommes contre +75 mille. Mais il était temps que Napoléon arrivât avec le reste de +l'armée.</p> + +<p>Lannes, voulant l'informer de ce qui se passait, lui avait envoyé +presque tous ses aides-de-camp l'un après l'autre, en leur ordonnant +de crever leurs chevaux pour le rejoindre. Ils l'avaient trouvé +accourant au galop sur Friedland et plein d'une joie qui éclatait sur +son visage.—C'est aujourd'hui le 14 juin, répétait-il à ceux qu'il +rencontrait, c'est l'anniversaire de Marengo, c'est un jour heureux +pour nous!—Napoléon, devançant ses troupes de toute la vitesse de +son cheval, avait traversé successivement <span class="pagenum"><a id="page601" name="page601"></a>(p. 601)</span> les longues files +de la garde, du corps de Ney, du corps de Bernadotte, tous en marche +sur Posthenen. Il avait salué en passant la belle division Dupont, qui +depuis Ulm jusqu'à Braunsberg n'avait cessé de se distinguer, mais +toujours hors de sa présence, et il lui avait témoigné le plaisir +qu'il éprouverait à la voir combattre sous ses yeux.</p> + +<span class="sidenote">Arrivée de Napoléon sur le champ de bataille de Friedland.</span> + +<p>La présence de Napoléon à Posthenen remplit d'une ardeur nouvelle ses +soldats et ses généraux. Lannes, Mortier, Oudinot, qui étaient là +depuis le matin, Ney, qui venait d'y arriver, l'entourèrent avec le +plus vif empressement. Le brave Oudinot, accourant avec son habit +percé de balles et son cheval couvert de sang, dit à l'Empereur: +Hâtez-vous, Sire, mes grenadiers n'en peuvent plus; mais donnez-moi un +renfort, et je jetterai tous les Russes à l'eau.—Napoléon promenant +sa lunette sur cette plaine où les Russes, acculés dans le coude de +l'Alle, essayaient vainement de se déployer, jugea bien vite leur +périlleuse situation, et l'occasion unique que lui présentait la +fortune, dominée, il faut le reconnaître, par son génie, car la faute +que commettaient les Russes dans le moment, il la leur avait pour +ainsi dire inspirée, en les poussant de l'autre côté de l'Alle, et en +les réduisant ainsi à la passer devant lui pour secourir +Kœnigsberg. La journée était fort avancée, et on ne pouvait pas +réunir toutes les troupes françaises avant plusieurs heures. Aussi +quelques-uns des lieutenants de Napoléon pensaient-ils qu'il fallait +remettre au lendemain pour livrer une bataille décisive. +<span class="sidenote">Napoléon, malgré l'heure avancée, se décide à livrer une +grande bataille.</span> +—Non, non, +répondit Napoléon, on ne surprend pas deux fois l'ennemi en pareille +faute.—Sur-le-champ <span class="pagenum"><a id="page602" name="page602"></a>(p. 602)</span> il fit ses dispositions d'attaque. Elles +furent dignes de son merveilleux coup d'œil.</p> + +<p>Jeter les Russes dans l'Alle était le but que tout le monde, jusqu'au +moindre soldat, assignait à la bataille. Mais il s'agissait de savoir +comment on s'y prendrait pour assurer ce résultat et le rendre aussi +grand que possible. Au fond de ce coude de l'Alle, dans lequel l'armée +russe était engouffrée, il y avait un point décisif à occuper, c'était +la petite ville de Friedland elle-même, située à notre droite, entre +le Ruisseau-du-Moulin et l'Alle. +<span class="sidenote">Précipiter les Russes dans l'Alle, après leur avoir enlevé +les ponts de Friedland, est le plan qui se présente tout de suite à +Napoléon.</span> +C'est là que se trouvaient les quatre +ponts, retraite unique de l'armée russe, et Napoléon se proposa d'y +porter tout son effort. Il destina au corps de Ney la tâche difficile +et glorieuse de s'enfoncer dans ce gouffre, d'enlever Friedland à tout +prix, malgré la résistance désespérée que les Russes ne manqueraient +pas de lui opposer, de leur arracher les ponts et de leur fermer ainsi +toute voie de salut. Mais en même temps il résolut, pendant qu'il +agirait vigoureusement par sa droite, de suspendre tout effort sur sa +gauche, d'occuper de ce côté l'armée russe par un combat simulé, et de +ne la pousser vivement à gauche, que lorsque les ponts étant enlevés à +droite, on serait sûr, en la poussant, de la précipiter vers une +retraite sans issue.</p> + +<span class="sidenote">La tâche d'enlever Friedland et les ponts est confiée au +maréchal Ney.</span> + +<p>Entouré de ses lieutenants, il leur expliqua, avec la force et la +précision de langage qui lui étaient ordinaires, le rôle que chacun +d'eux avait à jouer dans cette journée. Saisissant par le bras le +maréchal Ney, et lui montrant Friedland, les ponts, les Russes +accumulés en avant, Voilà le but, lui dit-il, marchez-y <span class="pagenum"><a id="page603" name="page603"></a>(p. 603)</span> sans +regarder autour de vous; pénétrez dans cette masse épaisse, quoi qu'il +puisse vous en coûter; entrez dans Friedland, prenez les ponts, et ne +vous inquiétez pas de ce qui pourra se passer à droite, à gauche ou +sur vos derrières. L'armée et moi sommes là pour y veiller.—</p> + +<p>Ney, bouillant d'ardeur, tout fier de la redoutable tâche qui lui +était assignée, partit au galop, pour disposer ses troupes en avant du +bois de Sortlack. Frappé de son attitude martiale, Napoléon, +s'adressant au maréchal Mortier, lui dit: Cet homme est un lion<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39" title="Go to footnote 39"><span class="smaller">[39]</span></a>.—</p> + +<p>Sur le terrain même, Napoléon fit écrire ses dispositions sous sa +dictée, afin que tous ses généraux les eussent bien présentes à +l'esprit, et qu'aucun d'eux ne fût exposé à s'en écarter. +<span class="sidenote">Distribution des nouveaux corps arrivés sur le champ de +bataille.</span> +Il rangea +donc le corps du maréchal Ney à droite, de manière que Lannes ramenant +la division Verdier sur Posthenen, pût présenter avec elle et les +grenadiers, deux fortes lignes. Il plaça le corps de Bernadotte +(temporairement Victor) entre Ney et Lannes, un peu en avant de +Posthenen, et en partie caché par les inégalités du terrain. La belle +division Dupont formait la tête de ce corps. Sur le plateau, derrière +Posthenen, Napoléon établit la garde impériale, l'infanterie en trois +colonnes serrées, la cavalerie sur deux lignes. Entre Posthenen et +Heinrichsdorf se trouvait le corps du maréchal Mortier, posté comme le +matin, mais plus concentré, et augmenté des jeunes fusiliers de la +garde impériale. Un bataillon du 4<sup>e</sup> d'infanterie légère et <span class="pagenum"><a id="page604" name="page604"></a>(p. 604)</span> +le régiment de la garde municipale de Paris avaient remplacé dans +Heinrichsdorf les grenadiers de la brigade Albert. La division +polonaise Dombrowski avait rejoint la division Dupas, et gardait +l'artillerie. Napoléon laissa au général Grouchy le soin dont il +s'était déjà si bien acquitté, de défendre la plaine de Heinrichsdorf. +Il ajouta aux dragons et aux cuirassiers que ce général commandait, la +cavalerie légère des généraux Beaumont et Colbert, pour l'aider à se +débarrasser des Cosaques. Enfin, pouvant disposer encore de deux +divisions de dragons, il plaça celle du général Latour-Maubourg, +renforcée des cuirassiers hollandais, derrière le corps du maréchal +Ney, et celle du général La Houssaye, renforcée des cuirassiers +saxons, derrière le corps de Victor. Les Français, dans cet ordre +imposant, ne présentaient pas moins de quatre-vingt mille hommes<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Go to footnote 40"><span class="smaller">[40]</span></a>. +L'ordre fut <span class="pagenum"><a id="page605" name="page605"></a>(p. 605)</span> réitéré à la gauche de ne point se porter en +avant, de se borner à contenir les Russes, jusqu'à ce que le succès de +la droite fût décidé. Napoléon voulut qu'on attendît, pour recommencer +le feu, le signal d'une batterie de vingt pièces de canon placée +au-dessus de Posthenen.</p> + +<p>Le général russe, frappé de ce déploiement, reconnaissant l'erreur +qu'il avait commise en croyant n'avoir affaire qu'au seul corps du +maréchal Lannes, était surpris, et naturellement il hésitait. Son +hésitation avait produit une sorte de ralentissement dans l'action. À +peine quelques décharges d'artillerie signalaient-elles la +continuation de la bataille. Napoléon, qui voulait que toutes ses +troupes fussent arrivées en ligne, reposées au moins une heure, +abondamment pourvues de munitions, ne se pressait pas de commencer, +et résistait à l'impatience de ses généraux, <span class="pagenum"><a id="page606" name="page606"></a>(p. 606)</span> sachant bien +que, dans cette saison, en cette contrée, le jour devant luire jusqu'à +dix heures du soir, il aurait le temps de faire essuyer à l'armée +russe le désastre qu'il lui préparait. +<span class="sidenote">Sur un signal de Napoléon, la bataille recommence avec la +plus grande vigueur.</span> +Enfin le moment convenable lui +paraissant arrivé, il donna le signal. Les vingt pièces de canon de la +batterie de Posthenen tirèrent à la fois; l'artillerie de l'armée leur +répondit sur toute sa ligne, et, à ce signal impatiemment attendu, +<span class="pagenum"><a id="page607" name="page607"></a>(p. 607)</span> le maréchal Ney ébranla son corps d'armée.</p> + +<span class="sidenote">Le maréchal Ney entre en action.</span> + +<p>Il sortit du bois de Sortlack, en échelons, la division Marchand +s'avançant la première à droite, la division Bisson la seconde à +gauche. Toutes deux étaient précédées d'une nuée de tirailleurs, qui, +à <span class="pagenum"><a id="page608" name="page608"></a>(p. 608)</span> mesure qu'on s'approchait de l'ennemi, se repliaient, et +rentraient dans les rangs. On marcha résolûment sur les Russes, et on +leur enleva le village de Sortlack, si long-temps disputé. Leur +cavalerie, pour arrêter notre mouvement offensif, essaya une charge +sur la division Marchand. Mais les dragons de Latour-Maubourg et les +cuirassiers hollandais, passant entre les intervalles de nos +bataillons, chargèrent à leur tour cette cavalerie, la rejetèrent sur +son infanterie, <span class="pagenum"><a id="page609" name="page609"></a>(p. 609)</span> et, poussant les Russes contre l'Alle, en +précipitèrent un grand nombre dans le lit profondément encaissé de +cette rivière. Quelques-uns se sauvèrent à la nage, beaucoup se +noyèrent<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Go to footnote 41"><span class="smaller">[41]</span></a>. Une fois sa droite appuyée sur l'Alle, le maréchal Ney +en ralentit la marche, et porta en avant sa gauche, formée par la +division Bisson, de manière à refouler les Russes dans l'étroit espace +compris entre le Ruisseau-du-Moulin et l'Alle. Arrivé à ce point, le +feu de l'artillerie ennemie redoubla. +<span class="sidenote">Danger du maréchal Ney.</span> +Outre les batteries qu'on avait +en face, il fallait essuyer le feu de celles qui se trouvaient à la +rive droite de l'Alle, et dont il était impossible de se débarrasser +en les prenant, puisqu'on était séparé d'elles par le lit de la +rivière. Nos colonnes battues à la fois de front et de flanc par les +boulets, supportaient avec un admirable sang-froid cette horrible +convergence de feux. Le maréchal Ney, galopant d'un bout de la ligne à +l'autre, soutenait le cœur de ses soldats par sa contenance +héroïque. Cependant des files entières étaient emportées, et le feu +devenait tel, que les troupes même les plus braves ne pouvaient pas le +supporter long-temps. À cet aspect, la cavalerie de la garde russe, +que commandait le général Kollogribow, s'élance au galop pour essayer +de mettre en déroute l'infanterie de la division Bisson, qui lui +paraissait chancelante. Troublée pour la première fois, cette +vaillante infanterie cède du terrain, et deux ou trois bataillons se +rejettent en arrière. Le général Bisson, qui, par sa stature, domine +les lignes de ses soldats, <span class="pagenum"><a id="page610" name="page610"></a>(p. 610)</span> veut en vain les retenir. Ils se +retirent en se pelotonnant autour de leurs officiers. +<span class="sidenote">Le général Dupont vient au secours du maréchal Ney.</span> +La situation +devient bientôt des plus graves. Heureusement le général Dupont, placé +à quelque distance, sur la gauche du corps de Ney, aperçoit ce +commencement de désordre, et, sans attendre qu'on lui prescrive de +marcher, ébranle sa division, passe devant elle en lui rappelant Ulm, +Dirnstein, Halle, et la porte à la rencontre des Russes. Elle s'avance +dans la plus belle attitude sous les coups de cette effroyable +artillerie, tandis que les dragons de Latour-Maubourg, revenant à la +charge, se jettent sur la cavalerie russe qui s'était éparpillée à la +suite de nos fantassins, et parviennent à la ramener. La division +Dupont, continuant son mouvement sur ce terrain déblayé, et appuyant +sa gauche au Ruisseau-du-Moulin, oblige l'infanterie russe à +s'arrêter. Par sa présence, elle remplit de confiance et de joie les +soldats de Ney. Les bataillons de Bisson se reforment, et toute notre +ligne raffermie recommence à marcher en avant. Il fallait répondre à +la formidable artillerie de l'ennemi, et l'artillerie de Ney, trop peu +nombreuse, pouvait à peine se tenir en batterie devant celle des +Russes. Napoléon ordonne au général Victor de réunir toutes les +bouches à feu de ses divisions, et de les ranger en masse sur le front +de Ney. +<span class="sidenote">Belle conduite de l'artillerie sous le général Sénarmont.</span> +C'était l'habile et intrépide général Sénarmont qui commandait +cette artillerie. Il la conduit au grand trot, la joint à celle du +maréchal Ney, la porte à plusieurs centaines de pas en avant de notre +infanterie, et, se posant audacieusement en face des Russes, ouvre sur +eux un feu terrible par le nombre des pièces et par l'habileté du +tir. Dirigeant <span class="pagenum"><a id="page611" name="page611"></a>(p. 611)</span> contre la rive droite l'une de ses batteries, +il fait taire bientôt celles que l'ennemi avait de ce côté. Puis +poussant en avant sa ligne d'artillerie, il s'approche successivement +jusqu'à portée de mitraille, et tirant sur des masses profondes, qui +s'accumulent en rétrogradant dans le coude de l'Alle, il y cause +d'affreux ravages. Notre ligne d'infanterie suit ce mouvement, et +s'avance protégée par les nombreuses bouches à feu du général +Sénarmont. Les Russes, toujours plus refoulés dans ce gouffre, +éprouvent une sorte de désespoir, et tentent un effort pour se +dégager. Leur garde impériale, appuyée au Ruisseau-du-Moulin, et à +demi cachée dans le ravin qui sert de lit à ce ruisseau, sort de cette +retraite, et marche, la baïonnette baissée, sur la division Dupont, +placée aussi le long du ruisseau. +<span class="sidenote">Rencontre de la division Dupont avec la garde impériale +russe.</span> +Celle-ci n'attend pas la garde +russe, va droit à elle, et, lui présentant la baïonnette, la repousse, +l'accule au ravin. Les Russes ramenés se jettent les uns au delà du +ravin, les autres sur les faubourgs de Friedland. Le général Dupont +avec une partie de sa division franchit le Ruisseau-du-Moulin, chasse +devant lui tout ce qu'il rencontre, se trouve ainsi sur les derrières +de l'aile droite des Russes, aux prises avec notre gauche, dans la +plaine de Heinrichsdorf (voir la carte n<sup>o</sup> 42), tourne Friedland, et +l'aborde par la route de Kœnigsberg, tandis que Ney, continuant à y +marcher directement, entre par la route d'Eylau. Une affreuse mêlée +s'engage aux portes de la ville. +<span class="sidenote">Affreuse mêlée dans l'intérieur de la ville de Friedland.</span> +On presse les Russes de toutes parts, +on pénètre dans les rues à leur suite, on les rejette sur les ponts +de l'Alle, que l'artillerie du général Sénarmont, <span class="pagenum"><a id="page612" name="page612"></a>(p. 612)</span> restée en +dehors, enfile de ses obus. +<span class="sidenote">Friedland et les ponts tombent aux mains des Français.</span> +Les Russes se précipitent sur les ponts, +pour chercher un refuge dans les rangs de la quatorzième division, +laissée en réserve de l'autre côté de l'Alle par le général +Benningsen. Ce malheureux général, rempli de douleur, était accouru +auprès de cette division, afin de la porter sur le bord de la rivière, +au secours de son armée en péril. À peine quelques débris de son aile +gauche ont-ils passé les ponts, que ces ponts sont détruits, incendiés +par les Français, et par les Russes eux-mêmes pressés de nous arrêter. +Ney et Dupont, après avoir rempli leur tâche, se réunissent au milieu +de Friedland en flammes, et se félicitent de ce glorieux succès.</p> + +<p>Napoléon n'avait cessé de suivre des yeux ce grand spectacle, placé de +sa personne au centre des divisions qu'il tenait en réserve. Tandis +qu'il le contemplait attentivement, un obus passe à la hauteur des +baïonnettes, et un soldat par un mouvement instinctif baisse la +tête. +<span class="sidenote">Mot de Napoléon à un soldat.</span> +—Si cet obus t'était destiné, lui dit Napoléon en souriant, tu +aurais beau te cacher à cent pieds sous terre, il irait t'y +chercher.—Il voulait ainsi accréditer cette utile croyance, que le +destin frappe indistinctement le brave et le lâche, et que la lâcheté +qui se cache se déshonore inutilement.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon ayant atteint son but à droite, par la destruction +des ponts de l'Alle, porte sa gauche en avant.</span> + +<p>En voyant Friedland occupé, et les ponts de l'Alle détruits, Napoléon +pousse enfin sa gauche en avant sur l'aile droite de l'armée russe, +privée de tout moyen de retraite, et ayant derrière elle une rivière +sans ponts. Le général Gortschakow, qui commandait cette aile, +aperçoit le danger dont il est menacé, veut conjurer l'orage, et +essaye de charger la <span class="pagenum"><a id="page613" name="page613"></a>(p. 613)</span> ligne française qui s'étend de Posthenen +à Heinrichsdorf, formée par le corps du maréchal Lannes, par celui de +Mortier, par la cavalerie du général Grouchy. Mais Lannes avec ses +grenadiers tient tête aux Russes. Le maréchal Mortier avec le 15<sup>e</sup> et +les fusiliers de la garde leur oppose une barrière de fer. +L'artillerie de Mortier surtout, dirigée par le colonel Balbois et par +un excellent officier hollandais, M. Vanbriennen, leur cause des +dommages incalculables. Enfin Napoléon tenant à profiter du reste du +jour, porte toute sa ligne en avant. Infanterie, cavalerie, artillerie +s'ébranlent en même temps. +<span class="sidenote">L'armée russe tout entière refoulée vers l'Alle.</span> +Le général Gortschakow, tandis qu'il se +voit ainsi pressé, apprend que Friedland est occupé par les Français. +Il veut le reprendre, et dirige une colonne d'infanterie vers les +portes de cette ville. Cette colonne y pénètre, et refoule un moment +les soldats de Dupont et de Ney. Mais ceux-ci repoussent à leur tour +la colonne russe. +<span class="sidenote">Friedland en flammes.</span> +Une nouvelle mêlée s'engage au milieu de cette +malheureuse cité dévorée par les flammes, qu'on se dispute à la lueur +de l'incendie. Les Français en restent enfin les maîtres, et ramènent +le corps de Gortschakow dans cette plaine sans issue, qui lui avait +servi de champ de bataille. L'infanterie de Gortschakow se défend avec +intrépidité, et plutôt que de se rendre, se précipite dans l'Alle. Une +partie des soldats russes, assez heureux pour trouver des passages +guéables, parvient à se sauver. Une autre se noie dans la rivière. +Toute l'artillerie demeure dans nos mains. Une colonne, celle qui se +trouvait le plus à droite (droite des Russes), s'enfuit en descendant +l'Alle, sous le général Lambert, avec une portion <span class="pagenum"><a id="page614" name="page614"></a>(p. 614)</span> de la +cavalerie. L'obscurité de la nuit, le désordre inévitable de la +victoire, lui facilitent la retraite, et elle réussit à s'échapper de +nos mains.</p> + +<span class="sidenote">Immenses résultats de la bataille de Friedland.</span> + +<p>Il était dix heures et demie du soir. La victoire était complète à la +gauche et à la droite. Napoléon, dans sa vaste carrière, n'en avait +pas remporté une plus éclatante. Il avait pour trophées 80 bouches à +feu, peu de prisonniers à la vérité, car les Russes avaient mieux aimé +se noyer que se rendre; mais 25 mille hommes, tués, blessés ou noyés, +couvraient de leurs corps les deux rives de l'Alle. La rive droite, où +beaucoup d'entre eux s'étaient traînés, présentait un spectacle de +carnage presque aussi affreux que la rive gauche. Plusieurs colonnes +de feu s'élevant de Friedland et des villages voisins, jetaient une +sinistre lueur sur ce lieu, théâtre de douleur pour les uns, de joie +pour les autres. Nous n'avions pas à regretter, quant à nous, plus de +7 à 8 mille hommes, morts ou blessés. Sur près de 80 mille Français, +25 mille n'avaient pas tiré un coup de fusil. L'armée russe, affaiblie +de 25 mille combattants, privée en outre d'un grand nombre de soldats +égarés, était désormais incapable de tenir la campagne. Napoléon avait +dû ce beau triomphe autant à la conception générale de la campagne, +qu'au plan même de la bataille. En prenant depuis plusieurs mois la +Passarge pour base, en s'assurant ainsi d'avance et dans tous les cas +le moyen de séparer les Russes de Kœnigsberg, en marchant de +Guttstadt à Friedland de manière à les déborder constamment, il les +avait réduits à commettre une grave imprudence pour gagner +Kœnigsberg, et avait mérité de la fortune l'heureux <span class="pagenum"><a id="page615" name="page615"></a>(p. 615)</span> +hasard de les rencontrer à Friedland, adossés à la rivière de l'Alle. +Toujours disposant ses masses avec une rare habileté, il avait su, +tandis qu'il envoyait soixante et quelques mille hommes sur +Kœnigsberg, en présenter 80 mille à Friedland. Et, comme on vient +de le voir, il n'en fallait pas autant pour accabler l'armée russe.</p> + +<p>Napoléon coucha sur le champ de bataille, entouré de ses soldats +joyeux, cette fois, autant qu'à Austerlitz et Iéna, criant <em>Vive +l'Empereur!</em> quoique n'ayant à manger qu'un morceau de pain porté dans +leur sac, et se contentant de la plus noble des jouissances de la +victoire, celle de la gloire. L'armée russe, coupée en deux, +descendait l'Alle par une nuit claire et transparente, le désespoir +dans l'âme, quoiqu'elle eût rempli tous ses devoirs. Heureusement pour +elle, Napoléon n'avait sous la main qu'une moitié de sa cavalerie. +S'il avait eu l'autre moitié, et Murat lui-même, le corps russe qui +descendait l'Alle, sous le général Lambert, eût été pris en entier.</p> + +<span class="sidenote">Retraite précipitée des Russes sur la Prégel.</span> + +<p>La marche des Russes fut si rapide, que le lendemain 15 juin ils +étaient sur la Prégel à Wehlau. Ils coupèrent tous les ponts; et le 16 +au matin ils s'établirent un peu au delà de la Prégel, à Pétersdorf, +attendant pour se retirer sur le Niémen que les corps détachés des +généraux Kamenski et Lestocq, incapables de défendre Kœnigsberg +contre l'armée française victorieuse, les eussent rejoints, afin +d'opérer leur retraite en commun.</p> + +<p>Napoléon, le lendemain de la bataille de Friedland, ne perdit pas un +instant pour tirer de sa victoire <span class="pagenum"><a id="page616" name="page616"></a>(p. 616)</span> tous les résultats +possibles. Après avoir, suivant sa coutume, visité le champ de +bataille, témoigné un vif intérêt aux blessés, annoncé à ses soldats +les récompenses que sa haute fortune lui permettait de promettre et de +donner, il s'était porté sur la Prégel, précédé par toute sa +cavalerie, qui courait à la poursuite des Russes, en descendant les +deux rives de l'Alle. +<span class="sidenote">Poursuite de l'armée russe.</span> +Mais les Russes avaient douze heures d'avance, +car il avait été impossible de ne pas accorder une nuit de repos à des +soldats qui avaient marché toute la nuit précédente pour arriver sur +le champ de bataille, et qui s'étaient ensuite battus toute la +journée, depuis deux heures du matin jusqu'à dix heures du soir. Les +Russes ayant ainsi un avantage de quelques heures, et se retirant avec +la célérité d'une armée qui ne peut trouver son salut que dans la +fuite, on ne devait pas se flatter de les prévenir sur la Prégel. +Quand nous y arrivâmes, tous les ponts étaient rompus. Napoléon se +hâta de les rétablir, et il ordonna les dispositions nécessaires, pour +qu'on fît de la Prégel au Niémen toutes les prises, qu'on n'avait pas +eu le temps de faire de Friedland à Wehlau.</p> + +<span class="sidenote">Opérations des maréchaux Soult et Davout sur +Kœnigsberg.</span> + +<p>Pendant qu'il était occupé avec l'armée russe à Friedland, les +maréchaux Soult et Davout, précédés par Murat, avaient marché sur +Kœnigsberg. Le maréchal Soult rencontrant l'arrière-garde du +général Lestocq, lui avait enlevé un bataillon entier, et avait, près +de Kœnigsberg même, enveloppé et pris une colonne de 12 à 1500 +hommes, qui ne s'était pas retirée assez tôt des environs de +Braunsberg. Il avait paru le 14 sous les murs de Kœnigsberg, +<span class="pagenum"><a id="page617" name="page617"></a>(p. 617)</span> trop bien défendue pour qu'il fût possible de l'enlever par +une brusque attaque. De leur côté, Davout et Murat ayant reçu l'ordre +de revenir sur Friedland, pour le cas où la bataille aurait duré plus +d'un jour, avaient l'un et l'autre quitté le maréchal Soult pour se +reporter à droite, sur Wehlau. (Voir la carte n<sup>o</sup> 38.) Un nouvel avis +les ayant rencontrés en route, et leur ayant appris la victoire de +Friedland et la retraite des Russes, ils s'étaient dirigés sur la +Prégel, à Tapiau, point intermédiaire entre Kœnigsberg et Wehlau. +Après avoir réuni les moyens de passer la Prégel, ils l'avaient +franchie, afin d'intercepter le plus qu'ils pourraient des troupes +russes en fuite.</p> + +<span class="sidenote">Les généraux Lestocq et Kamenski évacuent Kœnigsberg.</span> + +<p>À la nouvelle de la bataille de Friedland, les détachements prussiens +et russes qui gardaient Kœnigsberg, n'hésitèrent plus à quitter +cette place, qui n'était pas en état de soutenir un siége comme celle +de Dantzig. Déjà la cour de Prusse s'était réfugiée dans la petite +ville frontière de Memel, la dernière du royaume fondé par le grand +Frédéric. Les généraux Lestocq et Kamenski se retirèrent donc, +abandonnant les immenses approvisionnements ainsi que les malades et +les blessés des deux armées accumulés dans Kœnigsberg. +<span class="sidenote">Le maréchal Soult entre dans Kœnigsberg.</span> +Un bataillon +laissé pour en stipuler la capitulation, la livra au maréchal Soult, +qui put y entrer immédiatement. On trouva dans Kœnigsberg des blés, +des vins, cent mille fusils envoyés par l'Angleterre et encore +embarqués sur les bâtiments qui les avaient transportés; enfin un +nombre considérable de blessés, qui se trouvaient là depuis Eylau. Les +villages environnants en contenaient plusieurs milliers.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page618" name="page618"></a>(p. 618)</span> Les généraux Lestocq et Kamenski, ramenant leurs troupes en +toute hâte, par la route de Kœnigsberg à Tilsit, purent se jeter +dans la forêt de Baum, avant que le maréchal Davout et le prince Murat +eussent intercepté la route de Tapiau à Labiau. (Voir la carte n<sup>o</sup> +38.) Cependant ils ne se réunirent point au général Benningsen sans +laisser trois mille prisonniers dans les mains du maréchal Davout.</p> + +<p>Napoléon transporté à Wehlau, continua de poursuivre l'armée russe +sans relâche, et de tendre des piéges à ses corps détachés, afin +d'enlever ceux qui seraient en retard. +<span class="sidenote">Le maréchal Soult laissé à Kœnigsberg, avec le soin de +prendre Pillau et de s'emparer de la navigation du Frische-Haff.</span> +Il retint le maréchal Soult à +Kœnigsberg, pour qu'il s'y établît, et qu'il commençât +immédiatement l'attaque de Pillau. Ce petit fort pris, la garnison de +Kœnigsberg devait donner la main, par le Nehrung, à la garnison de +Dantzig, et de plus fermer aux Anglais le Frische-Haff, dont les +marins de la garde faisaient en ce moment la navigation. Il envoya son +aide-de-camp Savary pour prendre le commandement de la place de +Kœnigsberg, comme il avait envoyé Rapp à Dantzig, dans l'intention +d'empêcher le gaspillage des ressources conquises sur l'ennemi, et de +créer un nouveau dépôt. +<span class="sidenote">Le maréchal Davout dirigé sur Labiau.</span> +Il dirigea le maréchal Davout sur Labiau, +point où toute la navigation intérieure de ces provinces vient aboutir +à la Baltique, et lui donna un corps de quelques mille chevaux sous le +général Grouchy, pour enlever les détachements russes demeurés en +arrière. Sur la route directe de Wehlau à Tilsit, il achemina Murat +avec le gros de la cavalerie, et le fit suivre immédiatement par les +corps de Mortier, Lannes, Victor, et Ney. Le corps de <span class="pagenum"><a id="page619" name="page619"></a>(p. 619)</span> Davout +devait au besoin rejoindre l'armée en une seule marche. +<span class="sidenote">Napoléon dirige le gros de l'armée sur le Niémen.</span> +Napoléon était +ainsi en mesure d'accabler les Russes, s'ils avaient la prétention de +s'arrêter de nouveau pour combattre. Sur la droite il jeta deux mille +chevaux-légers, hussards et chasseurs, pour remonter la Prégel, et +barrer la route à tout ce qui se retirait de ce côté, blessés, +malades, traînards, convois.</p> + +<span class="sidenote">Les deux armées se trouvent le 19 juin sur les deux bords +du Niémen.</span> + +<p>Ces habiles dispositions nous valurent encore la prise de plusieurs +mille prisonniers, et de divers convois de vivres, mais elles ne +pouvaient plus nous procurer une bataille avec les Russes. Pressés de +se réfugier derrière le Niémen, ils y arrivèrent le 18, achevèrent de +le franchir le 19, et détruisirent au loin tous les moyens de passage. +Le 19 nos coureurs, après avoir poursuivi quelques troupes de Kalmouks +armés de flèches, ce qui égaya fort nos soldats peu habitués à ce +genre d'ennemis, poussèrent jusqu'au Niémen, et virent de l'autre côté +de ce fleuve l'armée russe, campée derrière ce boulevard de l'empire, +qu'elle avait été si impatiente d'atteindre.</p> + +<p>Là devait se terminer la marche audacieuse de l'armée française, qui, +partie du camp de Boulogne en septembre 1805, avait parcouru la plus +grande étendue du continent et vaincu en vingt mois toutes les armées +européennes. Le nouvel Alexandre allait s'arrêter enfin, non par la +fatigue de ses soldats, prêts à le suivre partout où il aurait désiré +les conduire, mais par l'épuisement de ses ennemis, incapables de +résister plus long-temps, et obligés de lui demander la paix dont ils +avaient eu l'imprudence de ne pas vouloir quelques jours auparavant.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page620" name="page620"></a>(p. 620)</span> + +<p>Le roi de Prusse avait laissé à Memel la reine son épouse, +instigatrice désolée de cette guerre funeste, pour rejoindre +l'empereur Alexandre sur les bords du Niémen. Le modeste +Frédéric-Guillaume, quoiqu'il ne partageât point les folles illusions +que la bataille d'Eylau avait fait naître chez son jeune allié, +s'était laissé entraîner néanmoins à refuser la paix, et il prévoyait +maintenant qu'il payerait ce refus de la plus grande partie de ses +États. Alexandre était abattu comme au lendemain d'Austerlitz. +<span class="sidenote">L'armée russe demande hautement la paix.</span> +Il s'en +prenait des derniers événements au général Benningsen, qui avait +promis ce qu'il ne pouvait pas tenir, et il ne se sentait plus la +force de continuer la guerre. Son armée d'ailleurs demandait la paix à +grands cris. Elle n'était pas mécontente d'elle-même, car elle avait +le sentiment de s'être bien conduite à Heilsberg et à Friedland, mais +elle ne se croyait pas capable de résister à l'armée de Napoléon, +ralliée tout entière depuis la prise de Kœnigsberg, renforcée de +Masséna, qui venait de repousser à Durczewo le corps de Tolstoy, et +pouvant opposer 170 mille hommes aux 70 mille soldats russes et +prussiens restés debout. Elle demandait pour qui on faisait la guerre? +si c'était pour les Prussiens qui ne savaient pas défendre leur pays? +si c'était pour les Anglais qui, après avoir tant de fois annoncé des +secours, n'en envoyaient aucun, et ne songeaient qu'à conquérir des +colonies? Le dédain à l'égard des Prussiens était injuste, car ils +s'étaient bravement comportés dans les derniers temps, et ils avaient +fait tout ce que leur petit nombre permettait d'attendre. Les +Prussiens à leur tour se plaignaient de la barbarie, <span class="pagenum"><a id="page621" name="page621"></a>(p. 621)</span> de +l'ignorance, de la férocité dévastatrice des soldats russes. Les uns +et les autres ne se trouvaient d'accord qu'au sujet des Anglais. +Ceux-ci en effet auraient pu, en descendant, soit à Stralsund, soit à +Dantzig, apporter d'utiles secours, et peut-être changer, ou ralentir +au moins la marche des événements. Mais ils n'avaient montré de +l'activité que pour envoyer des expéditions dans les colonies +espagnoles; et les subsides même, qui, à défaut d'armée, constituaient +leur seule coopération, ils les avaient marchandés, jusqu'à refroidir +le roi de Suède, et jusqu'à le dégoûter de la guerre. C'est un +soulagement du malheur que de pouvoir se plaindre, et, dans ce moment, +Russes et Prussiens se déchaînaient avec violence contre le cabinet +britannique. Les officiers russes notamment disaient tout haut que +c'était pour les Anglais, pour leur misérable ambition, qu'on faisait +battre de braves gens, qui n'avaient aucune raison de se haïr, ni même +de se jalouser, puisqu'après tout la Russie et la France n'avaient +rien à s'envier l'une à l'autre.</p> + +<span class="sidenote">Le roi de Prusse et l'empereur de Russie, réunis derrière +le Niémen, sont d'avis d'une paix immédiate.</span> + +<p>Les deux monarques vaincus partageaient la rancune de leurs soldats +contre l'Angleterre, et mieux qu'eux encore ils sentaient la nécessité +de se séparer d'elle, et d'obtenir immédiatement la paix. Le roi de +Prusse, qui l'aurait désirée plus tôt, et qui prévoyait combien il lui +en coûterait de l'avoir retardée, fut d'avis, sans se plaindre, de la +demander à Napoléon, et laissa à l'empereur Alexandre le soin de la +négocier. Il espérait que son ami, qui avait seul voulu cette funeste +prolongation de la guerre, le défendrait dans les négociations, mieux +que sur le champ de bataille. Il fut donc convenu que l'on <span class="pagenum"><a id="page622" name="page622"></a>(p. 622)</span> +proposerait un armistice, et que, cet armistice obtenu, l'empereur +Alexandre chercherait à se ménager une entrevue avec Napoléon. On +savait par expérience à quel point celui-ci était sensible aux égards +des souverains ennemis, à quel point il était accommodant le lendemain +de ses victoires, et le souvenir de ce qu'avait obtenu de lui +l'empereur François au bivouac d'Urschitz, fit espérer une paix moins +dommageable que celle qu'on pouvait craindre, sinon pour la Russie, +qui n'avait que de la considération à perdre, au moins pour la Prusse, +qui était tout entière dans les mains de son vainqueur.</p> + +<span class="sidenote">Demande d'un armistice.</span> + +<p>En conséquence, le 19 juin le prince Bagration fit parvenir à Murat +aux avant-postes, une lettre que lui avait écrite le général en chef +Benningsen, et dans laquelle celui-ci, déplorant les malheurs de la +guerre, offrait un armistice comme moyen d'y mettre fin. +<span class="sidenote">Motifs qui décident Napoléon à accepter la proposition d'un +armistice.</span> +Cette lettre +remise à Napoléon, qui arrivait en ce moment à Tilsit, fut fort bien +accueillie, car, ainsi que nous l'avons dit, il commençait à sentir +combien les distances aggravaient les difficultés des opérations +militaires. Il y avait près d'une année qu'il était éloigné du centre +de son empire, et il éprouvait le besoin d'y rentrer, d'assembler +surtout le Corps législatif, dont il avait différé la réunion, ne +voulant pas le convoquer en son absence. Il était enfin, en +recueillant les propos de l'armée russe, conduit à penser qu'il +trouverait peut-être dans la Russie, cet allié dont il avait besoin +pour fermer à tout jamais le continent à l'Angleterre.</p> + +<p>Il fit donc une réponse amicale, consistant à dire, qu'après tant de +travaux, de fatigues, de victoires, <span class="pagenum"><a id="page623" name="page623"></a>(p. 623)</span> il ne désirait qu'une +paix sûre et honorable, et que si cet armistice en pouvait être le +moyen, il était prêt à y consentir. +<span class="sidenote">Le prince Labanoff vient à Tilsit pour traiter.</span> +Sur cette réponse, le prince de +Labanoff se rendit à Tilsit, vit Napoléon, lui manifesta les +dispositions qui éclataient de toutes parts autour d'Alexandre, et +après avoir reçu l'assurance que du côté des Français le vœu de la +paix n'était pas moins vif, quoique moins commandé par la nécessité, +il convint d'un armistice. Napoléon voulait que les places prussiennes +de la Poméranie et de la Pologne, qui tenaient encore, telles que +Colberg, Pillau, Graudentz, lui fussent remises. Mais il fallait pour +cela le consentement du roi de Prusse, absent alors du quartier +général russe, et de la part duquel on craignait d'ailleurs quelque +résistance, lorsqu'on lui proposerait d'abandonner ces places, les +dernières restées entre ses mains. +<span class="sidenote">Signature d'un armistice avec l'armée russe le 22 juin.</span> +On stipula donc un armistice +particulier, entre les armées française et russe, lequel fut signé le +22 juin par le prince de Labanoff et par le prince de Neufchâtel, et +porté au quartier général d'Alexandre, qui le ratifia immédiatement.</p> + +<span class="sidenote">Le maréchal Kalkreuth signe à Tilsit un autre armistice +pour l'armée prussienne.</span> + +<p>Le maréchal Kalkreuth se présenta ensuite pour traiter au nom de +l'armée prussienne. Napoléon l'accueillit avec beaucoup d'égards, lui +dit que c'était le militaire distingué, et surtout le militaire +courtois, qui seul entre les officiers de sa nation avait bien traité +les prisonniers français, qu'il recevait de la sorte, et accorda une +suspension d'armes sans exiger la remise des places prussiennes. +C'était un gage qu'il était généreux de laisser dans les mains de la +Prusse, et qui ne devait pas inquiéter l'armée française, assez +solidement établie sur la Vistule par <span class="pagenum"><a id="page624" name="page624"></a>(p. 624)</span> Varsovie, Thorn et +Dantzig, sur la Prégel par Kœnigsberg et Wehlau, pour n'avoir rien +à craindre de points tels que Colberg, Pillau et Graudentz. +L'armistice fut donc signé avec le maréchal Kalkreuth, comme il +l'avait été avec le prince de Labanoff. La démarcation qui séparait +les armées belligérantes était le Niémen jusqu'à Grodno, puis en +revenant en arrière à droite, le Bober jusqu'à son embouchure dans la +Narew, et enfin la Narew jusqu'à Pultusk et Varsovie. (Voir la carte +n<sup>o</sup> 37.)</p> + +<span class="sidenote">Dispositions militaires de Napoléon pour assurer sa +position à Tilsit.</span> + +<p>Napoléon, ne se relâchant jamais de sa vigilance ordinaire, s'organisa +derrière cette ligne, comme s'il devait bientôt continuer la guerre, +et la porter au centre de l'empire russe. Il rapprocha de lui le corps +de Masséna, et l'établit à Bialistok. Il rassembla les Polonais de +Dombrowski et de Zayonschek en un seul corps de 10 mille hommes, qui +devait lier Masséna au maréchal Ney. Il plaça celui-ci à Gumbinen sur +la Prégel. Il réunit à Tilsit les maréchaux Mortier, Lannes, +Bernadotte, Davout, la cavalerie et la garde. Il laissa le maréchal +Soult à Kœnigsberg. Il fit préparer à Wehlau un camp retranché pour +s'y concentrer au besoin avec toute son armée. Il donna des ordres à +Dantzig et à Kœnigsberg, pour distraire une partie des immenses +approvisionnements trouvés dans ces places, et les faire transporter +sur le Niémen. Enfin il prescrivit au général Clarke à Berlin, au +maréchal Kellermann à Mayence, de continuer à diriger les régiments de +marche sur la Vistule, tout comme si la guerre n'était pas +interrompue. Des diverses mesures qu'il avait prises afin d'augmenter +ses forces au printemps, il n'en suspendit qu'une, ce fut <span class="pagenum"><a id="page625" name="page625"></a>(p. 625)</span> +l'appel de la seconde partie de la conscription de 1808. Il voulut que +cette nouvelle accompagnant celle de ses triomphes, fût pour la France +une raison de plus de se réjouir, et d'applaudir à ses victoires.</p> + +<p>Dans cette attitude imposante, Napoléon attendit l'ouverture des +négociations, et invita M. de Talleyrand, qui était allé chercher à +Dantzig un peu de sécurité et de repos, à venir sur-le-champ à Tilsit, +pour lui prêter le secours de son adresse et de sa patiente habileté. +Suivant sa coutume, Napoléon adressa à son armée une proclamation +empreinte de la double grandeur de son âme et des circonstances. Elle +était ainsi conçue:</p> + +<div class="quote"> +<p class="smcap">«Soldats,</p> + + <p>»Le 5 juin nous avons été attaqués dans nos cantonnements par + l'armée russe. L'ennemi s'est mépris sur les causes de notre + inactivité. Il s'est aperçu trop tard que notre repos était celui + du lion: il se repent de l'avoir troublé.</p> + + <p>»Dans les journées de Guttstadt, de Heilsberg, dans celle à + jamais mémorable de Friedland, dans dix jours de campagne enfin, + nous avons pris 120 pièces de canon, 7 drapeaux, tué, blessé ou + fait prisonniers 60,000 Russes, enlevé à l'armée ennemie tous ses + magasins, ses hôpitaux, ses ambulances, la place de + Kœnigsberg, les 300 bâtiments qui étaient dans ce port, + chargés de toute espèce de munitions, 160,000 fusils que + l'Angleterre envoyait pour armer nos ennemis.</p> + + <p>»Des bords de la Vistule nous sommes arrivés sur ceux du Niémen + avec la rapidité de l'aigle. Vous <span class="pagenum"><a id="page626" name="page626"></a>(p. 626)</span> célébrâtes à + Austerlitz l'anniversaire du couronnement, vous avez cette année + dignement célébré celui de la bataille de Marengo, qui mit fin à + la guerre de la seconde coalition.</p> + + <p>»Français! vous avez été dignes de vous et de moi. Vous rentrerez + en France couverts de lauriers, et après avoir obtenu une paix + glorieuse qui porte avec elle la garantie de sa durée. Il est + temps que notre patrie vive en repos, à l'abri de la maligne + influence de l'Angleterre. Mes bienfaits vous prouveront ma + reconnaissance, et toute l'étendue de l'amour que je vous porte.</p> + + <p>»Au camp impérial de Tilsit, le 22 juin 1807.»</p> +</div> + +<p>Les deux souverains vaincus étaient encore plus pressés que Napoléon +d'ouvrir les négociations. Le prince de Labanoff, l'un des Russes qui +souhaitaient le plus sincèrement un accord entre la France et la +Russie, revint le 24 à Tilsit, pour obtenir une audience de Napoléon. +<span class="sidenote">Alexandre fait demander une entrevue à Napoléon.</span> +Elle lui fut immédiatement accordée. Ce seigneur russe exprima le vif +désir que son maître éprouvait de terminer la guerre, l'extrême dégoût +qu'il avait de l'alliance anglaise, l'extrême impatience qu'il +ressentait de voir le grand homme du siècle, et de s'expliquer avec +lui d'une manière franche et cordiale. Napoléon ne demandait pas mieux +que de rencontrer ce jeune souverain, duquel il avait tant ouï parler, +dont l'esprit, la grâce, la séduction, qu'on vantait fort, lui +inspiraient beaucoup de curiosité, et peu de crainte, car il était +plus sûr de séduire que d'être séduit, lorsqu'il entrait en rapport +avec les hommes. Napoléon accepta l'entrevue proposée pour le +lendemain 25 juin.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page627" name="page627"></a>(p. 627)</span> <span class="sidenote">Entrevue de Napoléon et d'Alexandre sur un radeau +placé au milieu du Niémen.</span> + +<p>Il voulut qu'un certain apparat présidât à cette rencontre des deux +princes les plus puissants de la terre, s'abouchant pour terminer leur +sanglante querelle. Il fit placer par le général d'artillerie +Lariboisière un large radeau au milieu du Niémen, à égale distance et +en vue des deux rives du fleuve. Avec tout ce qu'on put réunir de +riches étoffes dans la petite ville de Tilsit, on construisit un +pavillon sur une partie du radeau, pour y recevoir les deux monarques. +Le 25, à une heure de l'après-midi, Napoléon s'embarqua sur le fleuve, +accompagné du grand-duc de Berg, du prince de Neufchâtel, du maréchal +Bessières, du grand-maréchal Duroc et du grand-écuyer Caulaincourt. Au +même instant Alexandre quittait l'autre rive, accompagné du grand-duc +Constantin, des généraux Benningsen et Ouwarow, du prince de Labanoff, +et du comte de Lieven. Les deux embarcations atteignirent en même +temps le radeau placé au milieu du Niémen, et le premier mouvement de +Napoléon et d'Alexandre en s'abordant, fut de s'embrasser. Ce +témoignage d'une franche réconciliation aperçu par les nombreux +spectateurs qui bordaient le fleuve, car le Niémen n'est pas en cet +endroit plus large que la Seine, excita de vifs applaudissements. Les +deux armées en effet étaient rangées le long du Niémen, le peuple à +demi sauvage de ces campagnes s'était joint à elles; et les témoins de +cette grande scène, peu versés dans les secrets de la politique, en +voyant leurs maîtres s'embrasser croyaient la paix conclue, et +l'effusion de leur sang désormais arrêtée.</p> + +<p>Après ce premier témoignage, Alexandre et Napoléon se rendirent dans +le pavillon qui avait été préparé <span class="pagenum"><a id="page628" name="page628"></a>(p. 628)</span> pour les recevoir<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Go to footnote 42"><span class="smaller">[42]</span></a>. +Pourquoi nous faisons-nous la guerre? se demandèrent-ils l'un à +l'autre en commençant cet entretien. Napoléon, en effet, ne +poursuivait dans la Russie qu'un allié de l'Angleterre; et la Russie, +de son côté, bien que justement inquiète de la domination continentale +de la France, servait les intérêts de l'Angleterre beaucoup plus que +les siens, en s'acharnant dans cette lutte autant qu'elle venait de le +faire.—Si vous en voulez à l'Angleterre, et rien qu'à elle, dit +Alexandre à Napoléon, nous serons facilement d'accord, car j'ai à m'en +plaindre autant que vous.—Il raconta alors ses griefs contre la +Grande-Bretagne, l'avarice, l'égoïsme dont elle <span class="pagenum"><a id="page629" name="page629"></a>(p. 629)</span> avait fait +preuve, les fausses promesses dont elle l'avait leurré, l'abandon dans +lequel elle l'avait laissé, et tout ce que lui inspirait enfin le +ressentiment d'une guerre malheureuse, qu'il avait été obligé de +soutenir avec ses seules forces. +<span class="sidenote">Premier entretien entre Napoléon et Alexandre sur le radeau +du Niémen.</span> +Napoléon cherchant quels étaient chez +son interlocuteur les sentiments qu'il fallait flatter, s'aperçut bien +vite que deux surtout le dominaient actuellement: d'abord une humeur +profonde contre des alliés, ou pesants comme la Prusse, ou égoïstes +comme l'Angleterre, et ensuite un orgueil très-sensible, et +très-humilié. Il s'attacha donc à prouver au jeune Alexandre qu'il +avait été dupe de ses alliés, et en outre qu'il s'était conduit avec +<span class="pagenum"><a id="page630" name="page630"></a>(p. 630)</span> noblesse et courage. Il s'efforça de lui persuader que la +Russie se trompait en voulant patroner des voisins ingrats et jaloux +comme les Allemands, et servir les intérêts de marchands avides comme +les Anglais. Il attribua cette erreur à des sentiments généreux +poussés à l'excès, à des malentendus que des ministres, inhabiles ou +corrompus, avaient fait naître. Enfin il vanta singulièrement la +bravoure des soldats russes, et dit à l'empereur Alexandre qu'on +pouvait, en réunissant les deux armées qui avaient si vaillamment +lutté l'une contre l'autre, à Austerlitz, à Eylau, à Friedland, mais +qui toutes deux s'étaient comportées dans ces journées en vrais +géants, combattant un bandeau sur les yeux, qu'on pouvait maîtriser +le monde, le maîtriser <span class="pagenum"><a id="page631" name="page631"></a>(p. 631)</span> pour son bien et pour son repos. Puis, +mais très-discrètement, il lui insinua qu'en faisant la guerre contre +la France, c'était sans dédommagement possible que la Russie dépensait +ses forces, tandis que si elle s'unissait avec elle pour dominer en +Occident et en Orient, sur terre et sur mer, elle se ménagerait autant +de gloire, et certainement plus de profit. Sans s'expliquer davantage, +il sembla se charger de faire la fortune de son jeune antagoniste, +beaucoup mieux que ceux qui l'avaient engagé dans une carrière, où il +ne rencontrait jusqu'ici que des défaites. Alexandre avait, il est +vrai, des engagements avec la Prusse, et il fallait que son honneur +sortît sauf de cette situation. Aussi Napoléon lui donna-t-il à +entendre qu'il lui restituerait des États prussiens, ce qu'il faudrait +pour le dégager honorablement envers ses alliés; après quoi le cabinet +russe serait libre de se livrer à une politique nouvelle, seule vraie, +seule profitable, semblable en tout à celle de la grande Catherine.</p> + +<p>Cet entretien, qui avait duré plus d'une heure, et qui avait touché à +toutes les questions sans les approfondir, émut vivement Alexandre. +Napoléon venait de lui ouvrir des perspectives nouvelles, ce qui plaît +toujours à une âme mobile, et surtout mécontente. Plus d'une fois, +d'ailleurs, Alexandre, au milieu de ses défaites, sentant vivement les +inconvénients de cette guerre acharnée, dans laquelle on l'avait +entraîné contre la France, et les avantages d'un système d'union avec +elle, s'était dit une partie de ce que Napoléon venait de lui dire, +mais pas avec cette clarté, cette force, et surtout cette séduction +d'un <span class="pagenum"><a id="page632" name="page632"></a>(p. 632)</span> vainqueur, qui se présente au vaincu les mains pleines +de présents, la bouche remplie de paroles caressantes. Alexandre fut +séduit; Napoléon le vit bien, et se promit de rendre bientôt la +séduction complète.</p> + +<p>Après avoir flatté le monarque, il voulut flatter l'homme.—Nous nous +entendrons mieux, lui dit-il, vous et moi, en traitant directement, +qu'en employant nos ministres, qui souvent nous trompent, ou ne nous +comprennent pas, et nous avancerons plus les affaires en une heure, +que nos négociateurs en plusieurs journées. Entre vous et moi, +ajouta-t-il, il ne doit y avoir personne.—On ne pouvait pas flatter +Alexandre d'une manière qui lui fût plus sensible, qu'en lui +attribuant sur ceux qui l'entouraient, une supériorité semblable à +celle que Napoléon était en droit de s'attribuer sur tous ses +serviteurs. En conséquence Napoléon lui proposa de quitter le hameau +où il était logé, de s'établir dans la petite ville de Tilsit, qu'on +neutraliserait pour le recevoir, et où ils pourraient eux-mêmes, +personnellement, à toute heure, traiter de leurs affaires. Cette +proposition fut acceptée avec empressement; et il fut convenu que M. +de Labanoff se rendrait dans la journée à Tilsit, pour en régler les +détails. Il restait cependant à parler de ce malheureux roi de Prusse, +qui se trouvait au quartier général d'Alexandre, attendant ce qu'on +ferait de lui et de son royaume. Alexandre offrit de l'amener sur ce +même radeau du Niémen, pour le présenter à Napoléon, qui lui +adresserait quelques paroles rassurantes. Avant de passer en effet +d'un système de politique à un autre, il était nécessaire +qu'Alexandre, <span class="pagenum"><a id="page633" name="page633"></a>(p. 633)</span> s'il ne voulait pas se déshonorer, eût sauvé +quelque chose de la couronne de son allié. Napoléon, qui avait déjà +pris son parti à cet égard, et qui sentait bien qu'il fallait accorder +certaines concessions pour mettre à couvert l'honneur d'Alexandre, +consentit à recevoir le roi de Prusse le lendemain. Les deux +souverains sortirent alors du pavillon, et passant des choses +sérieuses aux témoignages de courtoisie, complimentèrent ceux qui les +suivaient. Napoléon traita d'une manière flatteuse le grand-duc +Constantin et le général Benningsen. Alexandre félicita Murat et +Berthier d'être les dignes lieutenants du plus grand capitaine des +temps modernes. On se quitta en se donnant de nouvelles marques +d'amitié, puis les deux empereurs se rembarquèrent, à la vue, et au +milieu des applaudissements des nombreux spectateurs réunis sur les +rives du Niémen.</p> + +<p>Le prince de Labanoff vint dans l'après-midi au quartier général +français, pour régler tout ce qui était relatif à l'établissement de +l'empereur Alexandre à Tilsit. Il fut convenu qu'on neutraliserait la +ville de Tilsit, que l'empereur Alexandre en occuperait une moitié, +l'empereur Napoléon l'autre, que la garde impériale russe passerait +sur la rive gauche pour faire le service auprès de son souverain, et +que ce changement de séjour aurait lieu le lendemain même, après la +présentation du roi de Prusse à Napoléon.</p> + +<span class="sidenote">Entrevue de Napoléon et du roi de Prusse sur le radeau du +Niémen.</span> + +<p>Le lendemain en effet, 26 juin, les deux empereurs, se transportant +comme la veille au milieu du Niémen, observant la même étiquette, se +rendirent <span class="pagenum"><a id="page634" name="page634"></a>(p. 634)</span> au pavillon où s'était passée leur première +entrevue. Alexandre amenait le roi de Prusse. Ce prince n'avait reçu +de la nature aucune grâce, et le malheur, le chagrin n'avaient pas dû +lui en prêter. C'était un honnête homme, sensé, modeste, et gauche. Il +ne s'abaissa point devant le vainqueur, il fut triste, digne et roide. +La conversation ne pouvait être longue, car il était le vaincu de +Napoléon, le protégé d'Alexandre, et si on paraissait disposé à lui +restituer une partie de ses États, ce qui devenait probable sans être +certain d'après l'entretien de la veille, c'était la politique de +Napoléon, qui accordait cette restitution à l'honneur d'Alexandre; +mais on ne faisait rien pour lui, on n'attendait rien de lui, on +n'avait donc pas d'explications à lui donner. L'entrevue par +conséquent devait être courte, et le fut effectivement. Cependant le +roi de Prusse parut attacher une grande importance à prouver qu'il +n'avait eu aucun tort envers Napoléon, et que si, après avoir été +long-temps l'allié de la France, il en était devenu l'ennemi, c'était +par l'effet des circonstances, et non par suite d'un manque de foi, +dont pût rougir un honnête homme. Napoléon affirma de son côté, qu'il +n'avait rien à se reprocher; et trop généreux, trop homme d'esprit +pour blesser un prince humilié, il se borna à lui dire que le cabinet +de Berlin, souvent averti de se défier des intrigues de l'Angleterre, +avait commis la faute de ne pas écouter ce conseil amical, et qu'il +fallait imputer à cette cause seule les malheurs de la Prusse. +Napoléon du reste ajouta que la France victorieuse ne prétendait pas +tirer jusqu'aux dernières conséquences de ses victoires, <span class="pagenum"><a id="page635" name="page635"></a>(p. 635)</span> et +que, sous peu de jours, on serait probablement assez heureux pour +s'entendre sur les conditions d'une paix honorable et solide.</p> + +<p>Les trois souverains se quittèrent après une entrevue qui avait duré à +peine une demi-heure. Il fut décidé que le roi de Prusse viendrait lui +aussi, mais plus tard, s'établir à Tilsit, auprès de son allié +l'empereur de Russie.</p> + +<span class="sidenote">Alexandre vient s'établir à Tilsit auprès de Napoléon.</span> + +<p>Le même jour à cinq heures, Alexandre passa le Niémen. Napoléon vint à +sa rencontre jusqu'au bord du fleuve, le conduisit au logement qui lui +était destiné, et le reçut à dîner avec les honneurs les plus grands, +et les égards les plus délicats. Dès ce jour il fut établi que +l'empereur Alexandre n'ayant pas sa maison auprès de lui, prendrait +tous ses repas chez l'empereur Napoléon. Ils passèrent la soirée +ensemble, s'entretinrent long-temps d'une manière confidentielle, et +leur naissante intimité se manifesta des deux côtés par une +familiarité à la fois noble et gracieuse.</p> + +<span class="sidenote">Alexandre et Napoléon passent en revue la garde impériale.</span> + +<p>Le lendemain, 27, ils montèrent à cheval pour passer en revue la garde +impériale française. Ces vieux soldats de la Révolution, tour à tour +soldats de la République ou de l'Empire, et toujours serviteurs +héroïques de la France, se montrèrent avec orgueil au souverain qu'ils +avaient vaincu. Ils n'avaient pas à étaler devant lui la haute +stature, la marche régulière et compassée des soldats du Nord; mais +ils déployèrent cette aisance de mouvements, cette assurance +d'attitude, cette intelligence de regard, qui expliquaient leurs +victoires, et leur supériorité sur toutes les armées de l'Europe. +Alexandre <span class="pagenum"><a id="page636" name="page636"></a>(p. 636)</span> les complimenta beaucoup. Ils répondirent à ses +flatteries par les cris répétés de <em>Vive Alexandre! vive Napoléon!</em></p> + +<p>Il y avait quarante-huit heures que les deux empereurs s'étaient +abouchés, et déjà ils en étaient arrivés à des termes de confiance, +qui leur permettaient de s'expliquer franchement. Napoléon développa +alors aux yeux surpris d'Alexandre les desseins auxquels il voulait +l'associer, desseins que des circonstances récentes venaient de lui +suggérer.</p> + +<span class="sidenote">Politique que Napoléon adopte à Tilsit, et qu'il tâche de +faire adopter à l'empereur Alexandre.</span> + +<p>C'était une situation extraordinaire que celle de Napoléon en ce +moment. En faisant ressortir la grandeur de son génie, la hauteur +prodigieuse de sa fortune, elle décelait en même temps les côtés +faibles de sa politique, politique excessive et variable comme les +passions qui l'inspiraient.</p> + +<span class="sidenote">Des alliances de la France pendant le règne de Napoléon.</span> + +<p>Nous avons souvent parlé des alliances de la France à cette époque; +nous avons souvent dit qu'à moins de réaliser le phénomène effrayant, +heureusement impossible, de la monarchie universelle, il fallait que +Napoléon tâchât de compter en Europe autre chose que des ennemis, +publiquement ou secrètement conjurés contre lui, et qu'il devait +s'efforcer de s'y faire un ami, au moins un. Nous avons dit que +l'Espagne, notre alliée la plus ancienne et la plus naturelle, était +complétement désorganisée, et jusqu'à son entière régénération +destinée à être une charge pour ceux qui s'uniraient à elle; que +l'Italie était à créer; que l'Angleterre, alors inquiète sur la +possession des Indes, alarmée de nous voir établis au Texel, à Anvers, +à Brest, à Cadix, à Toulon, à Gênes, à Naples, à Venise, à Trieste, à +Corfou, comme propriétaires <span class="pagenum"><a id="page637" name="page637"></a>(p. 637)</span> ou comme dominateurs, était +inconciliable avec nous; que l'Autriche serait implacable tant qu'on +ne lui aurait pas ou restitué, ou fait oublier l'Italie; que la Russie +nous jalousait sur le continent comme l'Angleterre sur l'Océan; que la +Prusse au contraire, rivale naturelle de l'Autriche, voisine menacée +de la Russie, puissance protestante, novatrice, enrichie de biens +d'église, était la seule dont les intérêts politiques et les principes +moraux ne fussent pas absolument incompatibles avec les nôtres, et que +c'était auprès d'elle qu'il fallait chercher l'ami, fort et sincère, +au moyen duquel on rendrait toutes les coalitions, ou impossibles, ou +incomplètes. Mais on a vu que la Prusse placée entre les deux partis +qui divisaient alors le monde, incertaine et hésitante, avait eu les +torts de la faiblesse, Napoléon ceux de la force, qu'une déplorable +rupture s'en était suivie, que Napoléon avait eu l'immense gloire +militaire, l'immense malheur politique de détruire en quinze jours une +monarchie qui était notre unique alliée possible en Europe, que les +Russes enfin ayant voulu venir au secours des Prussiens en Pologne, +comme ils étaient venus au secours des Autrichiens en Gallicie, il les +avait écrasés à Friedland comme à Austerlitz.</p> + +<p>Vainqueur du continent entier, entouré de puissances successivement +battues, l'une il y avait dix jours à Friedland, l'autre il y avait +huit mois à Iéna, la troisième il y avait dix-huit mois à Austerlitz, +Napoléon se voyait maître de choisir, non pas entre des amis sincères, +mais entre des amis empressés, soumis, obséquieux. Si par un +enchaînement de choses, <span class="pagenum"><a id="page638" name="page638"></a>(p. 638)</span> presque impossible à rompre, le +moment d'essayer à son tour l'alliance russe n'était pas alors venu +pour lui, il aurait pu en cet instant, conjurer en quelque sorte la +destinée, rentrer soudainement dans les voies de la bonne politique, +pour n'en plus sortir, et il y eût trouvé avec moins de puissance +apparente, plus de puissance réelle, et peut-être une éternelle durée, +sinon pour sa dynastie, au moins pour la grandeur de la France, qu'il +aimait autant que sa dynastie. Pour cela il fallait se conduire en +vainqueur généreux, et par un acte imprévu, mais nullement bizarre +quoique imprévu, relever la Prusse abattue, la refaire plus forte, +plus étendue que jamais, en lui disant: Vous avez eu tort, vous avez +manqué de franchise avec moi, je vous en ai punie; oublions votre +défaite et ma victoire; je vous agrandis au lieu de vous amoindrir, +pour que vous soyez à jamais mon alliée.—Certainement +Frédéric-Guillaume, qui avait la guerre en aversion, qui se reprochait +tous les jours de s'y être laissé entraîner, et qui plus tard, en +1813, lorsque Napoléon, à demi vaincu, présentait une proie facile à +dévorer, hésitait encore à profiter du retour de la fortune, et ne +reprit les armes que parce que son peuple les prit malgré lui, ce roi +comblé de biens après Iéna et Friedland, forcé à la reconnaissance, +n'aurait jamais fait partie d'une coalition, et Napoléon n'ayant à +combattre que l'Autriche et la Russie, n'eût point été accablé. Si +Napoléon désirait une couronne en Allemagne pour l'un de ses frères, +désir fâcheux et peu sage, il avait la Hesse, que la Prusse se serait +trouvée trop heureuse de lui abandonner. Il aurait <span class="pagenum"><a id="page639" name="page639"></a>(p. 639)</span> tenu le +sort du Hanovre en suspens, prêt à le donner à l'Angleterre pour prix +de la paix, ou à la Prusse pour prix d'une alliance intime. Et quant à +l'empereur Alexandre, n'ayant rien à lui prendre, rien à lui rendre, +Napoléon l'aurait laissé sans un seul grief, en reconstituant la +Prusse le lendemain de la commune défaite des Prussiens et des Russes. +Il l'aurait réduit à admirer le vainqueur, à signer la paix sans mot +dire, sans reparler ni de l'Italie, ni de la Hollande, ni de +l'Allemagne, prétextes ordinaires à cette époque des contestations de +la France et de la Russie.</p> + +<p>Ce que nous imaginons ici était sans doute une utopie, non de +générosité, car Napoléon était parfaitement capable de cette +générosité imprévue, éblouissante, qui jaillit quelquefois d'un +cœur grand et avide de gloire, mais une utopie par rapport aux +combinaisons du moment. Alors, en effet, le cours des choses qui mène +les hommes, même les plus puissants, conduisait Napoléon à d'autres +résolutions. En fait d'alliances, il avait, quoique à la moitié de son +règne, déjà essayé de toutes. À peine arrivé au consulat, à l'époque +des pensées bonnes, sages, profondes, parce que c'étaient les +premières que lui inspirait la vue des choses, bien avant la +corruption qui naît d'un pouvoir prolongé, il s'était tourné vers la +Prusse, et en avait fait son alliée. Un instant, sous Paul I<sup>er</sup>, +mais comme expédient, il avait songé à s'unir à la Russie. Un instant +encore, pendant la paix d'Amiens, il avait imaginé de s'unir à +l'Angleterre, séduit par l'avantage de joindre la puissance de mer à +celle de terre, mais toujours d'une manière passagère, et la Prusse +<span class="pagenum"><a id="page640" name="page640"></a>(p. 640)</span> n'avait pas cessé d'être alors sa confidente intime, sa +complice dans toutes les affaires de l'Europe. Brouillé depuis avec la +Prusse jusqu'à lui déclarer la guerre, sentant son isolement, il avait +adressé à l'Autriche des ouvertures qui auraient fait peu d'honneur à +sa pénétration, si le besoin d'avoir un allié, même au milieu de ses +victoires, ne l'avait justifié d'en chercher de peu vraisemblables. +Bientôt, averti par les perfides armements de l'Autriche, enivré par +Iéna, il avait cru pouvoir se passer de tout le monde. Transporté en +Pologne, et surpris après Eylau des obstacles que la nature peut +opposer à l'héroïsme et au génie, il avait pensé encore une fois à +l'alliance de la Prusse. Mais blessé des réponses de cette puissance, +réponses moins empressées qu'il n'aurait dû s'y attendre, et redevenu +victorieux autant que jamais à Friedland, pressé enfin de mettre un +terme à une guerre lointaine, il était nécessairement amené, en +tournant sans cesse dans le cercle de ses pensées, à celle qui n'avait +pas encore eu son jour, à celle que favorisaient tant de circonstances +présentes, à la pensée d'une alliance avec la Russie. Éloigné +définitivement de la Prusse qui n'avait pas su saisir un instant de +retour vers elle, irrité au plus haut point de la conduite +artificieuse de l'Autriche, trouvant la Russie dégoûtée des alliés qui +l'avaient si mal secondée, croyant qu'il y aurait plus de sincérité +chez la Russie que chez la Prusse, parce qu'il y aurait moins +d'ambiguïté de position, séduit aussi par la nouveauté qui abuse +toujours à un certain degré les esprits même les plus fermes, +Napoléon imagina de faire d'Alexandre un allié, un <span class="pagenum"><a id="page641" name="page641"></a>(p. 641)</span> ami, en +s'emparant de son esprit, en remplissant sa tête d'idées ambitieuses, +en offrant à ses yeux éblouis des prestiges qu'il était facile de +créer, d'entretenir quelque temps, mais non pas d'éterniser, à moins +de les renouveler au moyen des satisfactions les plus dangereuses. +<span class="sidenote">Événements imprévus qui favorisent en Orient le +rapprochement de Napoléon avec Alexandre.</span> +L'Orient s'offrait naturellement comme ressource pour procurer au +jeune Alexandre ces satisfactions, très-aisées à imaginer, beaucoup +moins à réaliser, mais tout à coup devenues tacites, par une +circonstance accidentelle et récente: tant il est vrai que lorsque le +moment d'une chose est venu, il semble que tout la favorise, même les +accidents les plus imprévus!</p> + +<p>Napoléon avait engagé les Turcs dans sa querelle, en les excitant à +disputer les provinces du Danube aux conquérants de la Crimée, +l'Égypte aux possesseurs de l'Inde. Il leur avait promis de les +secourir sur terre contre les Russes, sur mer contre les Anglais, et +il avait commencé par les aider avec ses officiers à défendre les +Dardanelles. Il s'était engagé enfin à ne pas signer la paix, sans la +rendre commune et avantageuse à l'empire ottoman. Mais l'infortuné +Sélim, odieux aux ulémas dont il voulait réduire le pouvoir, aux +janissaires qu'il voulait soumettre à la discipline européenne, avait +expié par une chute épouvantable ses sages et généreux desseins. +Depuis long-temps les ulémas lui témoignaient une défiances profonde. +Les janissaires voyaient avec une sorte de fureur les nouvelles +troupes connues sous le nom de <em>nizam-djedid</em>. Les uns et les autres +n'attendaient qu'une occasion pour satisfaire leurs ressentiments. Le +sultan ayant exigé que les janissaires <span class="pagenum"><a id="page642" name="page642"></a>(p. 642)</span> qui tenaient garnison +dans les châteaux du Bosphore et des Dardanelles prissent le costume +du <em>nizam-djedid</em>, la révolte avait éclaté parmi eux, et s'était +propagée avec la rapidité de l'éclair parmi les compagnies de +janissaires qui se trouvaient soit à Constantinople, soit dans les +villes voisines de la capitale. +<span class="sidenote">Déposition du sultan Sélim.</span> +Tous étaient accourus à +Constantinople, s'étaient ameutés sur la place de l'At-Meïdan +(l'ancien hippodrome) avec leurs marmites renversées, signe ordinaire +de la révolte, indiquant qu'ils refusent la nourriture d'un maître +devenu odieux. Les ulémas se réunissant de leur côté, avaient déclaré +qu'un prince qui avait régné sept ans sans avoir de postérité, sous +lequel le pèlerinage de la Mecque avait été interrompu, était indigne +de régner. Les janissaires assemblés pendant plusieurs jours avaient +successivement demandé, obtenu, et quelquefois pris sans qu'on la leur +livrât, la tête des ministres de la Porte, accusés de favoriser le +nouveau système, et enfin la révolte s'obstinant, le mufti avait +proclamé la déchéance de Sélim, et l'élévation de Mustapha au trône. +Le malheureux Sélim, enfermé dans un appartement du sérail, pouvait +espérer, il est vrai, le secours de son armée, commandée par un sujet +dévoué, le grand-vizir Baraïctar. Mais ce secours offrait de graves +périls, car on devait craindre que l'apparition du grand-vizir à la +tête de soldats fidèles, ne fit assassiner le sultan détrôné, avant +qu'il pût être secouru. Telles étaient les nouvelles que Napoléon +venait de recevoir à son quartier général de Tilsit le 24 juin. +D'après toutes les vraisemblances, le nouveau gouvernement turc +allait être l'ennemi de la <span class="pagenum"><a id="page643" name="page643"></a>(p. 643)</span> France, justement parce que le +gouvernement renversé avait été son ami. Il était certain d'ailleurs +que l'anarchie qui minait ce malheureux empire, le rangeait avec +l'Espagne au nombre de ces alliés, dont il fallait attendre plus +d'embarras que de services, surtout quand cet allié placé à la +distance qui sépare Constantinople de Paris, ne pouvait être que +difficilement conseillé, et lentement secouru. Napoléon, chez lequel +les révolutions d'idées s'opéraient avec la vivacité naturelle à son +génie, envisagea tout à coup les événements d'Orient d'une manière +nouvelle. Il y avait long-temps que les hommes d'État de l'Europe +considéraient l'empire turc comme à la veille d'être partagé, et c'est +dans cette vue que Napoléon avait voulu prélever la part de la France, +en s'emparant de l'Égypte. Il avait un instant abandonné cette idée, +lorsqu'en 1802 il songeait à réconcilier la France avec toutes les +puissances. Il y revint violemment en voyant ce qui se passait à +Constantinople, et il se dit que puisqu'on ne pouvait faire vivre cet +empire, le mieux était de profiter de ses dépouilles pour le meilleur +arrangement des affaires de l'Europe, et surtout pour l'abaissement de +l'Angleterre. Il avait auprès de lui, vaincu mais redoutable encore, +le souverain dont il était le plus facile d'exalter la jeune tête, en +lui montrant les bouches du Danube, le Bosphore, Constantinople, et il +pensa qu'avec quelques-unes de ces dépouilles turques, qui tôt ou tard +ne pouvaient manquer d'échoir à la Russie, il en obtiendrait, non pas +seulement la paix, qui dans le moment n'était plus douteuse, mais une +alliance intime, dévouée, au moyen de laquelle il <span class="pagenum"><a id="page644" name="page644"></a>(p. 644)</span> vaincrait +l'Angleterre, et accomplirait sur les trônes de l'Occident les +révolutions qu'il méditait.</p> + +<p>Ayant journellement à ses côtés l'empereur Alexandre, soit dans des +revues, soit dans de longues promenades au bord du Niémen, soit enfin +dans un cabinet de travail, où la carte du monde était étalée, et où +il s'enfermait souvent avec lui après l'heure du repas, il s'empara de +l'esprit de ce prince, et le bouleversa complétement, en lui +proposant, dans une conversation presque continue de plusieurs jours, +les vues suivantes.</p> + +<span class="sidenote">Idées ambitieuses au moyen desquelles Napoléon exalte +l'imagination de l'empereur Alexandre.</span> + +<p>—Un coup du ciel, dit-il à Alexandre, vient de me dégager à l'égard +de la Porte. Mon allié et mon ami, le sultan Sélim, a été précipité du +trône dans les fers. J'avais cru qu'on pouvait faire quelque chose de +ces Turcs, leur rendre quelque énergie, leur apprendre à se servir de +leur courage naturel: c'est une illusion. Il faut en finir d'un empire +qui ne peut plus subsister, et empêcher que ses dépouilles ne +contribuent à augmenter la domination de l'Angleterre.—Là-dessus +Napoléon déroula aux yeux d'Alexandre, les nouveaux projets qu'il +venait de concevoir. Alexandre désirait-il être l'allié de la France, +son allié solide et sincère, rien n'était plus facile, rien ne serait +plus fructueux pour lui et pour son empire. Mais il fallait que cette +alliance fût entière, sans réserve, suivie d'un complet dévouement aux +intérêts mutuels des deux puissances. D'abord cette alliance était la +seule qui convînt à la Russie. De quoi en effet accusait-on la France? +de vouloir dominer l'Italie, la Hollande, peut-être l'Espagne; de +vouloir créer sur le Rhin un système qui abaissât la vieille +prépondérance <span class="pagenum"><a id="page645" name="page645"></a>(p. 645)</span> de l'Autriche en Allemagne, et y arrêtât la +prépondérance naissante de la Prusse? Mais qu'importaient à la Russie, +qu'importaient l'Italie, l'Espagne, la Hollande? L'Allemagne elle-même +n'était-elle pas à la fois jalouse, et secrètement ennemie de la +Russie? Ne rendait-on pas service à la Russie en affaiblissant les +principales puissances allemandes? De quoi, au contraire, accusait-on +l'Angleterre? de vouloir dominer les mers, qui sont la propriété de +tout le monde; d'opprimer les pavillons neutres dont le pavillon russe +faisait partie; de s'emparer du commerce des nations, de les rançonner +en leur livrant les denrées exotiques au prix qu'elle seule fixait; de +mettre, partout où elle le pouvait, un pied sur le continent, en +Portugal, en Danemark, en Suède; de prendre ou de menacer les points +dominants du globe, le Cap, Malte, Gibraltar, le Sund, pour imposer sa +loi à l'univers commerçant? En ce moment même, au lieu de secourir ses +alliés, ne cherchait-elle pas à conquérir l'Égypte? Et, récemment, si +elle avait réussi à se saisir des Dardanelles, qu'en aurait-elle fait? +Or, de ces convoitises anglaises, on ne pouvait pas dire comme des +prétentions imputées à la France, qu'importe à la Russie? C'était +l'avis de la grande Catherine et de Paul I<sup>er</sup>, que de telles +convoitises importaient fort à la Russie, puisque l'une et l'autre +avaient déclaré la guerre à la Grande-Bretagne, pour les droits du +pavillon neutre. Les Anglais opprimaient à ce point le commerce des +nations, qu'ils s'étaient emparés de celui de Saint-Pétersbourg, dont +ils tenaient tous les capitaux, et qui devenait dans leurs mains un +redoutable moyen d'influence sur la <span class="pagenum"><a id="page646" name="page646"></a>(p. 646)</span> Russie; car en resserrant +seulement l'argent, ils poussaient au murmure, à l'assassinat contre +les empereurs. Une armée française, conduite par un grand capitaine, +pouvait à la rigueur venir jusqu'à la Vistule, jusqu'au Niémen: +irait-elle jusqu'à la Newa? Une escadre anglaise, au contraire, +pouvait après avoir forcé le Sund brûler Kronstadt, menacer +Saint-Pétersbourg, après avoir forcé le Bosphore, détruire Sevastopol +et Odessa. Une escadre anglaise pouvait enfermer les Russes dans la +Baltique et dans la mer Noire, les tenir prisonniers dans ces mers +comme dans un lac. Mais la France et la Russie, ne se touchant par +aucun point, ayant les mêmes ennemis, les Anglais sur mer, les +Allemands sur terre, ayant de plus un objet commun et pressant de +sollicitude, l'empire turc, devaient s'entendre, se concerter, et si +elles le voulaient, étaient assez puissantes à elles deux pour dominer +le monde.</p> + +<p>À ces grands aperçus, Napoléon joignit un système de moyens plus +séduisant encore que les idées générales qu'il venait de développer. +On l'accusait de vouloir la guerre pour la guerre. +<span class="sidenote">Napoléon propose à Alexandre d'être le médiateur armé de la +guerre entre la France et l'Angleterre.</span> +Il n'en était rien, +et il le prouvait à l'instant même.—Soyez, dit-il à Alexandre, mon +médiateur auprès du cabinet de Londres. Ce rôle convient à votre +position d'ancien allié de l'Angleterre, et d'allié prochain de la +France. Je ne songe plus à Malte. Que la Grande-Bretagne garde cette +île, en compensation de ce que j'ai acquis depuis la rupture de la +paix d'Amiens. Mais qu'elle rende à son tour les colonies de l'Espagne +et de la Hollande, et à ce prix je lui restitue le Hanovre. Ces +conditions ne sont-elles pas justes, parfaitement <span class="pagenum"><a id="page647" name="page647"></a>(p. 647)</span> équitables? +Puis-je en accepter d'autres? Puis-je abandonner mes alliés? Et, quand +je sacrifie mes conquêtes sur le continent, une conquête comme le +Hanovre, pour recouvrer les possessions lointaines de mes alliés, +est-il possible de contester ma loyauté et ma modération?—</p> + +<p>Alexandre avoua que ces conditions étaient parfaitement justes, et que +la France n'en pouvait pas accepter d'autres. Napoléon, continuant, +amena ce prince à reconnaître que si l'Angleterre s'obstinait après de +telles propositions, il fallait bien cependant qu'on la contraignît à +céder, car le monde ne devait pas être éternellement troublé pour +elle; et il lui prouva qu'on avait le moyen de la réduire par une +simple déclaration. +<span class="sidenote">Napoléon pour le prix de la guerre que la Russie serait +exposée à faire en commun avec la France, lui offre la Finlande et lui +fait espérer les provinces du Danube.</span> +—Si l'Angleterre, dit-il, refuse la paix à ces +conditions, proclamez-vous l'allié de la France; annoncez que vous +allez unir vos forces aux siennes, pour assurer la paix maritime. +Faites savoir à l'Angleterre qu'outre la guerre avec la France, elle +aura la guerre avec le continent tout entier, avec la Russie, avec la +Prusse, avec le Danemark, avec la Suède et le Portugal, qui devront +obéir quand nous leur signifierons nos volontés; avec l'Autriche +elle-même, qui sera bien obligée de se prononcer dans le même sens, si +vous et moi lui déclarons qu'elle aura la guerre avec nous, dans le +cas où elle ne voudrait pas l'avoir avec l'Angleterre, aux conditions +par nous énoncées. L'Angleterre alors, exposée à une guerre +universelle, si elle ne veut pas conclure une paix équitable, +l'Angleterre déposera les armes.—Tout ceci, ajoutait Napoléon, doit +être communiqué à chaque cabinet avec assignation <span class="pagenum"><a id="page648" name="page648"></a>(p. 648)</span> de termes +précis et prochains pour se décider. Si l'Angleterre ne cède pas, nous +agirons en commun, et nous trouverons de suffisantes indemnités, pour +nous dédommager de cette continuation de la guerre. Deux pays fort +importants, l'un des deux surtout pour la Russie, résisteront +peut-être. Ce sont le Portugal et la Suède, que leur position maritime +subordonne à l'Angleterre. Je m'entendrai, dit Napoléon, avec +l'Espagne relativement au Portugal. Vous, prenez la Finlande, comme +dédommagement de la guerre que vous aurez été amené à faire contre la +Suède. Le roi de Suède, il est vrai, est votre beau-frère et votre +allié; mais, puisqu'il est votre beau-frère et votre allié, qu'il +suive les changements de votre politique, ou qu'il subisse les +conséquences de sa mauvaise volonté. La Suède, répéta souvent +Napoléon, peut être un parent, un allié du moment, mais <em>c'est +l'ennemi géographique</em><a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Go to footnote 43"><span class="smaller">[43]</span></a>. Saint-Pétersbourg se trouve trop près de +la frontière de Finlande. <em>Il ne faut plus que les belles Russes de +Saint-Pétersbourg entendent de leurs palais le canon des Suédois.</em></p> + +<p>Après avoir assigné à Alexandre la Finlande comme prix de la guerre +contre l'Angleterre, Napoléon lui fit entrevoir quelque chose de plus +brillant encore, du côté de l'Orient.—Vous devez, dit-il à Alexandre, +me servir de médiateur auprès de l'Angleterre, et de médiateur armé +qui impose la paix. Je jouerai le même rôle pour vous auprès de la +Porte. Je lui signifierai ma médiation: si elle refuse de traiter à +des conditions qui vous satisfassent, ce qu'il ne <span class="pagenum"><a id="page649" name="page649"></a>(p. 649)</span> faut pas +espérer dans l'état d'anarchie où elle est tombée, je m'unirai à vous +contre les Turcs, comme vous vous serez uni à moi contre les Anglais, +et alors nous ferons de l'empire ottoman un partage convenable.—</p> + +<p>C'est surtout ici que le champ des hypothèses devenait immense, et que +l'imagination des deux souverains s'égara dans des combinaisons +infinies. +<span class="sidenote">Idées de Napoléon et d'Alexandre à l'égard de l'empire +turc.</span> +Le premier vœu de la Russie était d'obtenir tout de +suite, quoi qu'il arrivât de la négociation avec la Porte, une portion +quelconque des provinces du Danube. Napoléon y consentait en retour de +l'assistance que la Russie lui prêterait dans les affaires d'Occident. +Cependant, comme il était probable que les Turcs ne céderaient rien, +la guerre allait s'ensuivre, et après la guerre le partage. Mais quel +partage? La Russie pouvait avoir, outre la Bessarabie, la Moldavie, la +Valachie, la Bulgarie jusqu'aux Balkans. Napoléon devait désirer +naturellement les provinces maritimes, telles que l'Albanie, la +Thessalie, la Morée, Candie. On trouverait dans la Bosnie, dans la +Servie, quelques dédommagements pour l'Autriche, soit en les lui +cédant en toute propriété, soit en faisant de ces territoires +l'apanage d'un archiduc, et on tâcherait de la consoler ainsi de ces +bouleversements du monde, desquels elle sortait chaque fois plus +amoindrie, et ses rivaux plus grands.</p> + +<span class="sidenote">Enthousiasme qu'excitent chez Alexandre les propositions de +Napoléon.</span> + +<p>Qu'on se figure le jeune czar, humilié la veille, venant demander la +paix au camp de Napoléon, n'ayant sans doute aucune inquiétude pour +ses propres États, que l'éloignement sauvait des désirs du <span class="pagenum"><a id="page650" name="page650"></a>(p. 650)</span> +vainqueur, mais s'attendant à perdre une notable portion du territoire +de son allié le roi de Prusse, et à se retirer déconsidéré de cette +guerre; qu'on se le figure transporté soudainement dans une sorte de +monde, à la fois imaginaire et réel, imaginaire par la grandeur, réel +par la possibilité, se voyant, au lendemain d'une défaite éclatante, +sur la voie de conquérir la Finlande et une partie de l'empire turc, +et de recueillir d'une guerre malheureuse, plus qu'on ne recueillait +jadis d'une guerre heureuse, comme si l'honneur d'avoir été vaincu par +Napoléon, équivalait presque à une victoire, et en devait rapporter +les fruits; qu'on se figure ce jeune monarque, avide de gloire, la +cherchant partout depuis sept années, tantôt dans la civilisation +précoce de son empire, tantôt dans la création d'un nouvel équilibre +européen, et ne rencontrant que d'immortelles défaites, puis trouvant +tout à coup cette gloire si recherchée dans un système d'alliance avec +son vainqueur, alliance qui devait le faire entrer en partage de la +domination du monde, au-dessous, mais à côté du grand homme qui +voulait bien la partager avec lui, et valoir à la Russie les belles +conquêtes promises par Catherine à ses successeurs, tombées depuis +Catherine dans le royaume des chimères; qu'on se le figure, +disons-nous, passant si vite de tant d'abattement à de si hautes +espérances, et on comprendra sans peine son agitation, son enivrement, +sa subite amitié pour Napoléon, amitié qui prit sur-le-champ les +formes d'une affection enthousiaste, et assurément sincère, au moins +dans ces premiers instants.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page651" name="page651"></a>(p. 651)</span> Alexandre, qui était, comme nous l'avons déjà dit, doux, +humain, spirituel, mais mobile autant que son père, se jeta +brusquement dans la nouvelle voie, qui lui était ouverte par son +habile séducteur. Il ne quittait pas une fois Napoléon sans exprimer +une admiration sans bornes.—Quel grand homme! disait-il sans cesse à +ceux qui l'approchaient; quel génie! quelle étendue de vues! quel +capitaine! quel homme d'État! que ne l'ai-je connu plus tôt! que de +fautes il m'eût épargnées! que de grandes choses nous eussions +accomplies ensemble!—Ses ministres qui l'avaient rejoint, ses +généraux qui l'entouraient, s'apercevaient de la séduction exercée sur +lui, et n'en étaient pas fâchés, car ils s'applaudissaient de le voir +sortir d'un très-mauvais pas, avec avantage et honneur, à en juger du +moins par la satisfaction qui rayonnait sur son visage.</p> + +<span class="sidenote">Le roi de Prusse vient à son tour s'établir à Tilsit.</span> + +<p>Pendant ce temps, l'infortuné roi de Prusse était venu apporter à +Tilsit son malheur, sa tristesse, sa raison sans éclat, son modeste +bon sens. Ces confidences enivrantes qui transportaient Alexandre, +n'étaient pas faites pour lui. Alexandre lui présentait son intimité +avec Napoléon, comme un moyen d'obtenir de plus grandes restitutions +en faveur de la Prusse. Mais il lui dissimulait la nouvelle alliance +qui se préparait, ou ne lui avouait que la moindre partie du secret. +Il eût paru étrange en effet, que l'un des deux vaincus obtînt de si +belles conquêtes, quand l'autre allait perdre la moitié de son +royaume. Frédéric-Guillaume, traité avec infiniment d'égards par +Napoléon, était cependant laissé à l'écart. +<span class="sidenote">Attitude du roi de Prusse à Tilsit.</span> +À cheval, à la tête des +troupes, il n'avait pas la grâce <span class="pagenum"><a id="page652" name="page652"></a>(p. 652)</span> brillante d'Alexandre, +l'ascendant tranquille de Napoléon. Il restait le plus souvent en +arrière, isolé comme le malheur, faisant attendre ses compagnons +couronnés lorsqu'on montait à cheval ou qu'on en descendait, objet, en +un mot, de peu d'empressement, et même de moins d'estime qu'il n'en +méritait, car les Français croyaient, d'après les ouï-dire de la cour +impériale, que Napoléon avait été trahi par la Prusse, et les Russes +répétaient sans cesse qu'elle s'était mal battue. Quant à Alexandre, +tous les soins étaient pour lui. Lorsqu'il rentrait de longues +courses, Napoléon le retenait, lui prêtait jusqu'à ses meubles et à +son linge, et ne souffrait pas qu'il perdît du temps pour aller à sa +demeure revêtir d'autres habits. Un superbe nécessaire en or, dont +Napoléon faisait usage, ayant paru lui plaire, fut à l'instant même +offert et accepté. Après le dîner, auquel assistaient les trois +souverains, et qui avait toujours lieu chez Napoléon, on se séparait +de bonne heure, et les deux empereurs allaient s'enfermer ensemble, +privauté de laquelle Frédéric-Guillaume était exclu, et qui +s'expliquait toujours de la même manière, par les efforts d'Alexandre +auprès de Napoléon pour recouvrer la plus grande partie de la +monarchie prussienne.</p> + +<p>Ce n'était pas d'elle cependant qu'il s'agissait dans ces longs +tête-à-tête, mais de l'immense système européen, au moyen duquel on +allait dominer l'Europe en commun. +<span class="sidenote">Le partage de l'empire turc, objet continuel des secrets +entretiens de Napoléon et d'Alexandre.</span> +Le partage possible, probable, de +l'empire turc, était le sujet continuel de l'entretien. Un premier +partage avait été discuté, comme on vient de le voir, mais il +semblait incomplet. <span class="pagenum"><a id="page653" name="page653"></a>(p. 653)</span> La Russie avait les bords du Danube +jusqu'aux Balkans; Napoléon avait les provinces maritimes, telles que +l'Albanie et la Morée. Les provinces intérieures, telles que la +Bosnie, la Servie, étaient données à l'Autriche. La Porte conservait +la Roumélie, c'est-à-dire le sud des Balkans, Constantinople, +l'Asie-Mineure, l'Égypte. Ainsi, d'après ce projet, Constantinople, la +clef des mers, et dans l'imagination des hommes la vraie capitale de +l'Orient, Constantinople, tant promise aux descendants de +Pierre-le-Grand par l'opinion universelle, opinion formée des +espérances des Russes et des craintes de l'Europe, Constantinople +restait, avec Sainte-Sophie, aux barbares de l'Asie!</p> + +<p>Alexandre y revint plus d'une fois, et un partage plus complet, qui +eût donné à Napoléon, outre la Morée, les îles de l'archipel, Candie, +la Syrie, l'Égypte, mais Constantinople aux Russes, lui aurait plu +davantage. Toutefois Napoléon, qui croyait en avoir assez fait, trop +même, pour s'attacher le jeune empereur, ne voulut jamais aller aussi +loin. Céder Constantinople, n'importe à qui, fût-ce à un ennemi +déclaré de l'Angleterre, laisser faire ainsi à quelqu'un, lui vivant, +la conquête la plus éblouissante qui se pût imaginer, ne devait pas +convenir à Napoléon. Il pouvait bien, comme obéissant à une tendance +naturelle des choses, et pour résoudre beaucoup de difficultés +européennes, pour se donner enfin une puissante alliance contre +l'Angleterre, il pouvait bien permettre au torrent de l'ambition russe +de venir battre le pied des Balkans, surtout dans le désir de +détourner ce torrent de la Vistule, mais il ne voulait pas lui +laisser dépasser ces montagnes tutélaires. <span class="pagenum"><a id="page654" name="page654"></a>(p. 654)</span> Il ne voulait pas +que l'œuvre la plus éclatante des temps modernes fût accomplie par +quelqu'un, à sa face, à côté de lui! Il était trop jaloux de la +grandeur de la France, trop jaloux d'occuper à lui seul l'imagination +du genre humain, pour consentir à un tel empiétement sur sa propre +gloire!</p> + +<p>Aussi, malgré l'envie de séduire son nouvel ami, il ne se prêta jamais +à un autre partage que celui qui enlevait à la Porte les provinces du +Danube mal attachées à l'empire, et la Grèce déjà trop réveillée pour +subir long-temps le joug des Turcs.</p> + +<p>Un jour les deux empereurs, au retour d'une longue promenade, se +renfermèrent dans le cabinet de travail, où se trouvaient étalées de +nombreuses cartes de géographie. Napoléon, paraissant continuer une +conversation vivement engagée avec Alexandre, demanda à M. Méneval une +carte de Turquie, la déploya, puis reprenant l'entretien, et posant +tout à coup le doigt sur Constantinople, s'écria plusieurs fois, sans +s'inquiéter d'être entendu du secrétaire, dans lequel il avait une +confiance absolue: Constantinople! Constantinople! jamais! c'est +l'empire du monde<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44" title="Go to footnote 44"><span class="smaller">[44]</span></a>.—</p> + +<p>Cependant, la Finlande, les provinces danubiennes, comme prix du +concours de la Russie aux projets de la France, présentaient une +perspective assez belle, pour enivrer Alexandre, car son règne +égalerait celui de la grande Catherine, s'il obtenait <span class="pagenum"><a id="page655" name="page655"></a>(p. 655)</span> ces +vastes territoires. Il ne se fit donc pas presser plus long-temps, et +consentit à tout ce qu'on exigeait de lui.</p> + +<span class="sidenote">Bases sur lesquelles doivent reposer les stipulations de +Tilsit.</span> + +<p>En conséquence il fut convenu que la France et la Russie noueraient +dès cet instant une alliance intime, à la fois défensive et offensive, +n'auraient à l'avenir que les mêmes amis, les mêmes ennemis, et en +toute occasion tourneraient vers le même but leurs forces réunies de +terre et de mer. On se promit de régler plus tard par une convention +spéciale le nombre d'hommes et de vaisseaux à employer pour chaque cas +particulier. Dans le moment, la Russie devait offrir sa médiation au +cabinet britannique, pour le rétablissement de la paix avec la France, +et si cette médiation aux conditions arrêtées par Napoléon, n'était +pas acceptée, elle s'obligeait à déclarer la guerre à la +Grande-Bretagne. Immédiatement après on devait contraindre toute +l'Europe, l'Autriche comprise, à concourir à cette guerre. Si la Suède +et le Portugal, comme il était facile de le prévoir, résistaient, une +armée russe irait occuper la Finlande, une armée française le +Portugal. Quant aux Turcs, Napoléon s'engageait à leur offrir sa +médiation, pour les remettre en paix avec la Russie, et s'ils +refusaient cette médiation, il était stipulé que la guerre de la +Russie contre eux serait commune à la France, et que les deux +puissances feraient ensuite de l'empire ottoman, ce qu'elles +jugeraient convenable, sauf à s'arrêter, quant au démembrement, à la +limite des Balkans et du golfe de Salonique.</p> + +<span class="sidenote">Conditions posées par Napoléon à l'égard de la Prusse.</span> + +<p>Ces résolutions une fois adoptées en substance, Napoléon se chargea +de rédiger de sa main les traités <span class="pagenum"><a id="page656" name="page656"></a>(p. 656)</span> patents et secrets, qui +devaient les contenir. Il fallait cependant s'entendre au sujet de +cette malheureuse Prusse, que Napoléon avait promis de ne pas détruire +entièrement, et, pour l'honneur d'Alexandre, de laisser subsister au +moins en partie. Il y avait deux conditions fondamentales que Napoléon +avait posées, et desquelles il ne voulait pas s'écarter, c'était de +prendre, pour les employer à diverses combinaisons, toutes les +provinces allemandes que la Prusse possédait à la gauche de l'Elbe, et +en outre les provinces polonaises qu'elle avait reçues dans les divers +partages de la Pologne. Ce n'était pas moins que la moitié des États +prussiens, en territoire et en population. +<span class="sidenote">Projet de créer un royaume français en Allemagne, avec les +dépouilles de la Prusse et de la Hesse.</span> +Avec les provinces de +Westphalie, de Brunswick, de Magdebourg, de Thuringe, anciennement ou +récemment acquises par la Prusse, Napoléon voulait, en les réunissant +au grand-duché de Hesse, composer un royaume allemand, qu'il +appellerait royaume de Westphalie, et qu'il se proposait de donner à +son frère Jérôme, pour introduire dans la Confédération du Rhin un +prince de sa famille. Il avait déjà couronné deux de ses frères, l'un +qui régnait en Italie, l'autre en Hollande. Il en établirait ainsi un +troisième en Allemagne. Quant au Hanovre, qui avait appartenu un +moment à la Prusse, Napoléon prétendait le garder comme gage de la +paix avec l'Angleterre. +<span class="sidenote">Résolutions de Napoléon à l'égard de la Pologne.</span> +Quant à la Pologne, son intention était d'en +commencer la restauration au moyen des provinces de Posen et de +Varsovie, qu'il constituerait en État indépendant, afin de payer les +services des Polonais, qui lui avaient été peu secourables jusqu'ici, +mais qui pourraient l'être davantage, <span class="pagenum"><a id="page657" name="page657"></a>(p. 657)</span> lorsqu'ils joindraient +à leur courage naturel l'avantage de l'organisation; afin d abolir +aussi, en renversant l'ouvrage du grand Frédéric, la principale et la +plus condamnable de ses œuvres, le partage de la Pologne. Napoléon +ne savait pas ce que le temps lui permettrait d'enlever plus tard à +l'Autriche, par échange ou par force, des provinces polonaises que +détenait cette puissance, et en attendant, il faisait déjà renaître la +Pologne, par la création d'un État polonais d'une assez grande étendue +et d'une véritable importance. Pour faciliter davantage cette +restauration, il avait imaginé de revenir à une autre chose du passé, +c'était de donner la Pologne à la Saxe. Ainsi en détruisant l'une des +grandes monarchies de l'Allemagne, la Prusse, il voulait lui +substituer deux nouvelles monarchies alliées, la Westphalie, +constituée de toutes pièces au profit de son plus jeune frère, la +Saxe, agrandie jusqu'à la doubler, et destinées l'une et l'autre, +d'après toutes les vraisemblances, à lui rester fidèlement attachées. +Il entendait refaire de la sorte un nouvel équilibre allemand, et +remplacer par deux alliances, la forte alliance de la Prusse, qu'il +avait perdue. Il assignait donc pour limites à la Confédération du +Rhin, l'Inn à l'égard de l'Autriche, l'Elbe à l'égard de la Prusse, la +Vistule à l'égard de la Russie.</p> + +<p>La Russie n'avait pas beaucoup d'objections à élever contre de telles +combinaisons, une fois surtout qu'elle prenait le parti de s'associer +à la politique française. Sauf les sacrifices imposés à la Prusse, +sauf la restauration de la Pologne, elle s'intéressait peu à ces +créations, à ces démembrements d'États <span class="pagenum"><a id="page658" name="page658"></a>(p. 658)</span> allemands. Mais les +sacrifices imposés à la Prusse étaient embarrassants pour l'empereur +Alexandre, surtout quand il se rappelait les serments prêtés sur le +tombeau du grand Frédéric, et les démonstrations d'un dévouement +chevaleresque prodiguées à la reine de Prusse. De 9 millions et demi +d'habitants, on réduisait la monarchie prussienne à 5 millions. De 120 +millions de francs en revenu, on la réduisait à 69. +<span class="sidenote">Quelques objections d'Alexandre relativement au +démembrement de la Prusse.</span> +Alexandre ne +pouvait donc admettre un tel amoindrissement de son allié, sans +quelques objections. Il les présenta à Napoléon, et n'en fut que +médiocrement écouté. +<span class="sidenote">Réponse de Napoléon aux objections d'Alexandre.</span> +Napoléon lui répondit que c'était par +considération pour lui qu'il laissait autant de provinces à la Prusse, +car sans le motif de lui complaire, il l'aurait réduite à n'être qu'un +des États de troisième ordre. Il lui eût enlevé, disait-il, jusqu'à la +Silésie, qu'il aurait, ou donnée à la Saxe, pour transporter à +celle-ci toute la puissance qu'avait eue la Prusse, ou donnée à +l'Autriche, pour en obtenir les Gallicies.</p> + +<p>Cette double combinaison aurait assurément mieux valu. Le parti de +sacrifier la Prusse une fois pris, il valait mieux la détruire tout à +fait qu'à moitié. C'est, dans tous les cas, un mauvais système que de +renverser les anciens États, pour en créer de nouveaux, car les +anciens sont prompts à revivre, les nouveaux prompts à mourir, à moins +toutefois qu'on n'agisse dans le sens, déjà très-prononcé, de la +marche des choses. La marche des choses avait amené l'agrandissement +progressif de la Prusse, la destruction progressive de la Pologne et +de la Saxe. Tout ce qu'on essayait dans ce sens avait des chances de +durée; <span class="pagenum"><a id="page659" name="page659"></a>(p. 659)</span> tout ce qu'on essayait dans le sens contraire, en +avait peu. Il aurait fallu pour donner à ce qu'on faisait quelque +consistance, rendre tout de suite la Prusse si faible, la Saxe et la +Pologne si fortes, que la première eût peu de moyens de renaître, et +les deux autres beaucoup de moyens de se soutenir. Ainsi en ne +reconstituant pas la Prusse en entier, reconstruction qui eût été +préférable à tout, Napoléon aurait mieux fait de la détruire +complétement. Il le pensait lui-même ainsi, et il le dit à l'empereur +Alexandre. Il alla jusqu'à lui offrir une partie des dépouilles de la +maison de Brandebourg, s'il voulait se prêter à ses projets, afin de +rétablir plus complétement la Pologne. Mais Alexandre s'y refusa, car +il lui était évidemment impossible d'accepter les dépouilles de la +Prusse. C'était déjà bien assez de ne pas la défendre davantage, et de +devenir l'allié intéressé du vainqueur qui la dépouillait. +<span class="sidenote">Déplaisir causé à l'empereur Alexandre par la restauration +de la Pologne.</span> +Indépendamment du sort infligé à la Prusse, Alexandre ne pouvait pas +voir avec plaisir la restauration de la Pologne. +<span class="sidenote">Direction que Napoléon cherche à imprimer à l'ambition de +la Russie.</span> +Mais Napoléon +s'efforça de lui démontrer que la Russie devait du côté de l'Occident +s'arrêter au Niémen; qu'en le dépassant pour se rapprocher de la +Vistule, comme elle l'avait fait lors du dernier partage de la +Pologne, elle se rendait suspecte et odieuse à l'Europe, se donnait +des sujets, long-temps, peut-être même éternellement insoumis, et se +mettait pour des conquêtes douteuses dans la dépendance de puissances +voisines, toujours prêtes à fomenter l'insurrection chez elle; qu'il +fallait qu'elle cherchât son agrandissement ailleurs; qu'elle le +trouverait au Nord vers la Finlande, en <span class="pagenum"><a id="page660" name="page660"></a>(p. 660)</span> Orient vers la +Turquie; que dans cette dernière direction surtout, s'ouvrait pour +elle la route de la vraie grandeur, de la grandeur sans limites, +puisque l'Inde même était en perspective; qu'en cherchant à s'agrandir +de ce côté, elle rencontrerait sur le continent des amis, des alliés, +la France particulièrement, et qu'elle n'aurait d'adversaire que +l'Angleterre, dont la puissance, réduite à celle de ses vaisseaux, ne +pourrait jamais lui disputer les bords du Danube.</p> + +<span class="sidedate">Juillet 1807.</span> + +<p>Les raisons de Napoléon était fortes, et eussent-elles été mauvaises, +on n'était guère en mesure de les contredire. Il fallait choisir: ou +n'avoir rien nulle part, ne s'agrandir d'aucun côté, sans empêcher la +Pologne de renaître, la Prusse de tomber, ou s'agrandir beaucoup dans +le sens indiqué par Napoléon. Alexandre n'hésita pas. D'ailleurs il +était tellement séduit, charmé, qu'il n'y avait pas besoin de la force +pour le décider. Mais il s'agissait de savoir comment on ferait +supporter son malheur à Frédéric-Guillaume, qui, en voyant les deux +empereurs si intimes, avait pu se flatter d'être le motif de cette +intimité, et d'en recueillir le prix. Alexandre se chargea, quelque +embarrassant que fût ce rôle, de faire les premières ouvertures, et +après avoir communiqué à Frédéric-Guillaume les résolutions qui le +concernaient, de lui laisser le soin de s'en entendre directement avec +l'arbitre suprême, qui traçait les frontières de tout le monde. +<span class="sidenote">Manière dont Frédéric-Guillaume accueille les propositions +qui le concernent.</span> +Frédéric-Guillaume accueillit mal les ouvertures d'Alexandre, et se +promit d'en référer à Napoléon. Le malheureux roi de Prusse, que la +fortune favorisait alors si peu, mais qu'elle devait dédommager plus +tard, n'était pas capable <span class="pagenum"><a id="page661" name="page661"></a>(p. 661)</span> de traiter lui-même ses propres +affaires. Il n'était ni adroit, ni imposant; et si parfois son âme +soulevant le poids du malheur, se livrait à quelques mouvements +involontaires, c'était à des mouvements de brusquerie, fort peu séants +chez un roi sans États et sans armée. La ville de Memel, où la reine +de Prusse passait ses nuits et ses jours à pleurer, les dix ou quinze +mille hommes du général Lestocq, voilà tout ce qui lui restait. +<span class="sidenote">Explication entre Napoléon et le roi Frédéric-Guillaume.</span> +Ce +prince eut une longue explication avec Napoléon, et, comme dans leur +première entrevue, s'attacha à lui prouver qu'il n'avait pas mérité +son malheur, car l'origine de ses démêlés avec la France remontait à +la violation du territoire d'Anspach, et en traversant la province +d'Anspach, affirmait-il avec obstination, Napoléon avait manqué à la +souveraineté prussienne. La question avait peu d'importance au point +où en étaient les choses, mais à cet égard Napoléon éprouvait une +conviction égale à celle de son interlocuteur. En traversant cette +province d'Anspach, il avait agi avec une parfaite bonne foi, et il +tenait à avoir raison sur ce point, autant que s'il n'eût pas été le +plus fort. Les deux monarques s'animèrent, et le roi de Prusse, dans +son désespoir, se livra à des emportements, regrettables pour sa +dignité, peu utiles à sa cause, embarrassants pour Napoléon. Importuné +de ses plaintes, Napoléon le renvoya à son allié Alexandre, qui +l'avait entraîné à continuer la guerre, lorsque le lendemain d'Eylau, +la paix eût été possible et avantageuse pour la Prusse.—Du reste, lui +dit-il, l'empereur Alexandre a un moyen de vous indemniser, c'est de +vous sacrifier ses parents, <span class="pagenum"><a id="page662" name="page662"></a>(p. 662)</span> les princes de Mecklembourg et +d'Oldenbourg, dont les États procureront un beau dédommagement à la +Prusse, vers le Nord et vers la Baltique; c'est aussi de vous +abandonner le roi de Suède, auquel vous pourrez prendre Stralsund, et +la portion de la Poméranie dont il se sert si mal. Que l'empereur +Alexandre consente pour vous à ces acquisitions, non pas égales aux +territoires qu'on vous enlève, mais mieux situées, et quant à moi je +ne m'y opposerai pas. +<span class="sidenote">Frédéric-Guillaume se résigne, mais se défend sur certains +détails, et tâche de garder Magdebourg.</span> +—Napoléon était fondé à renvoyer +Frédéric-Guillaume à Alexandre, qui aurait pu effectivement procurer +ces compensations à la Prusse. Mais Alexandre avait déjà bien assez de +l'embarras que lui causait la tristesse de ses alliés prussiens, sans +y ajouter dans sa propre famille des plaintes, des reproches, des +visages consternés. Frédéric-Guillaume n'aurait pas même osé en +parler, et il prit l'offre pour une défaite. Il fut donc obligé de se +résigner au sacrifice d'une moitié de son royaume. Cependant il était +possible de lui ménager quelques consolations de détail, qui eussent +fort adouci son chagrin. On lui laissait la vieille Prusse, la +Poméranie, le Brandebourg, la Silésie, mais on lui enlevait la +Pologne, on lui enlevait les provinces à la gauche de l'Elbe, et on +lui devait, en prenant ces vastes parties de ses États, de ne pas trop +isoler entre elles, celles qui lui restaient. C'était en effet avec +des empiétements successifs sur la Pologne, que Frédéric avait lié +ensemble la vieille Prusse, la Poméranie, le Brandebourg, la Silésie. +Il s'agissait de savoir quelles portions de la Pologne on laisserait à +la Prusse, pour bien rattacher ces provinces entre <span class="pagenum"><a id="page663" name="page663"></a>(p. 663)</span> elles. +Enfin, et par-dessus tout, il s'agissait de savoir, si en assignant à +la Prusse la frontière de l'Elbe en Allemagne, on lui accorderait la +place de Magdebourg, qui est sur l'Elbe plus importante encore que +celle de Mayence ou de Strasbourg sur le Rhin.</p> + +<span class="sidenote">Volontés de Napoléon à l'égard des nouvelles frontières +prussiennes, et au sujet de Dantzig et de Magdebourg.</span> + +<p>Napoléon consentait à ce que les frontières de la Pologne fussent +tracées de manière à lier autant que possible la vieille Prusse, la +Poméranie, le Brandebourg, la Silésie; mais en concédant la basse +Vistule à Frédéric-Guillaume, il voulait lui enlever Dantzig, et la +constituer ville libre comme Brême, Lubeck et Hambourg. Quant à +Magdebourg, il était inflexible. Mayence, Magdebourg formaient les +étapes de sa puissance au Nord, il n'était pas possible qu'il y +renonçât. Il fut donc absolu dans ses volontés, relativement à Dantzig +et à Magdebourg.</p> + +<span class="sidenote">Insistance du roi Frédéric-Guillaume pour obtenir +Magdebourg.</span> + +<p>Le roi de Prusse se résigna encore au sujet de Dantzig, mais il tenait +à Magdebourg, car c'était au sein de l'Allemagne un point d'appui +considérable, et la clef de l'Elbe qui était devenu sa frontière. Il +faisait valoir, non pas ce motif politique, mais une raison d'ancienne +affection. En effet, les habitants du duché de Magdebourg, répandus à +la droite et à la gauche de l'Elbe, étaient au nombre des sujets les +plus anciens et les plus affectionnés de la monarchie. Néanmoins il ne +gagna rien par ce nouveau moyen. Comme il insistait beaucoup, tantôt +auprès de Napoléon, tantôt auprès d'Alexandre, celui-ci imagina d'agir +sur Napoléon, en appelant à Tilsit la reine de Prusse, pour qu'elle +essayât sur le vainqueur de l'Europe la puissance de son esprit, de sa +beauté, de son infortune. Les bruits calomnieux auxquels <span class="pagenum"><a id="page664" name="page664"></a>(p. 664)</span> +avait donné naissance l'admiration d'Alexandre pour cette princesse, +avaient empêché qu'elle ne se rendît à Tilsit. +<span class="sidenote">L'empereur Alexandre imagine de faire venir la reine de +Prusse à Tilsit, pour qu'elle essaie d'arracher quelques concessions +en faveur de la Prusse.</span> +Cependant on eut +recours à son intervention, comme dernier moyen, non de toucher +grossièrement Napoléon, mais d'émouvoir ses sentiments les plus +délicats, par la présence d'une reine, belle, spirituelle, et +malheureuse.</p> + +<p>Il était tard pour essayer d'une telle ressource, car les idées de +Napoléon étaient définitivement arrêtées, et du reste il est peu +probable qu'à quelque époque que ce fût, Napoléon eût sacrifié une +partie de ses desseins, sous l'influence d'une femme, si intéressante +qu'elle pût être.</p> + +<span class="sidenote">Présence de la reine de Prusse à Tilsit.</span> + +<p>Frédéric-Guillaume invita donc la reine à venir à Tilsit. Elle s'y +décida, et on prolongea la négociation, qui durait depuis une douzaine +de jours, pour donner à cette princesse le temps de faire le trajet. +Elle arriva le 6 juillet à Tilsit. Une heure après son arrivée, +Napoléon la prévint en allant lui rendre visite. La reine de Prusse +comptait alors trente-deux ans. Sa beauté, autrefois éclatante, +paraissait légèrement ternie par l'âge. Mais elle était encore l'une +des plus belles personnes de son temps. Elle joignait à beaucoup +d'esprit une certaine habitude des affaires, qu'elle avait contractée +en y prenant une part indiscrète, et une parfaite noblesse de +caractère et d'attitude. Cependant le désir trop vif de réussir auprès +du grand homme dont elle dépendait, nuisit à son succès même. Elle +parla de la grandeur de Napoléon, de son génie, du malheur de l'avoir +méconnu, en termes qui n'étaient pas assez simples pour le toucher. +Mais la force de caractère et d'esprit de cette princesse se <span class="pagenum"><a id="page665" name="page665"></a>(p. 665)</span> +fit bientôt sentir dans cet entretien, au point d'embarrasser Napoléon +lui-même, qui s'appliqua, en lui prodiguant les égards et les +respects, à ne pas laisser échapper une seule parole qui pût +l'engager.</p> + +<span class="sidenote">Efforts de la reine de Prusse pour arracher quelques +concessions à Napoléon.</span> + +<p>Elle vint dîner chez Napoléon, qui la reçut à la porte de sa demeure +impériale. Pendant le dîner, elle s'efforça de le vaincre, de lui +arracher au moins une parole dont elle pût tirer une espérance, +surtout à l'égard de Magdebourg. Napoléon, de son côté, toujours +respectueux, courtois, mais évasif, la désespéra par une résistance +qui ressemblait à une fuite continuelle. Elle devina la tactique de +son puissant adversaire, et se plaignit vivement de ce qu'il ne +voulait pas, en la quittant, laisser dans son âme un souvenir, qui lui +permît de joindre à l'admiration pour le grand homme, un inviolable +attachement pour le vainqueur généreux. Peut-être si Napoléon, moins +préoccupé du soin d'agrandir des royautés ingrates, ou de créer des +royautés éphémères, s'était laissé fléchir en cette occasion, et avait +concédé non-seulement ce qui lui était demandé, mais ce qu'il aurait +pu accorder encore, sans nuire à ses autres projets, peut-être il se +fût attaché le cœur ardent de cette reine, et le cœur honnête de +son époux. Mais il résista à la princesse qui le sollicitait, en lui +opposant d'invincibles respects.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon, pour échapper aux instances de la reine de +Prusse, se hâte de terminer les négociations de Tilsit, en faisant de +légères concessions.</span> + +<p>Embarrassé de cette lutte avec une personne à laquelle il était +difficile de tenir tête, pressé de terminer son nouvel ouvrage, et de +rentrer dans ses États, il voulut en finir sous vingt-quatre heures. +Il avait tracé avec son immuable volonté tout ce qui était relatif à +la Prusse, à la Pologne, à la Westphalie; <span class="pagenum"><a id="page666" name="page666"></a>(p. 666)</span> il avait consenti à +une démarcation entre la Pologne et la Poméranie, qui, suivant les +bords de la Netze et le canal de Bromberg, allait joindre la Vistule +au-dessous de Bromberg. Il fit, quant à Magdebourg, une concession; il +accorda que, dans le cas où le Hanovre resterait à la France, soit que +la paix ne se conclût pas avec l'Angleterre, soit qu'elle se conclût +sans rendre le Hanovre, on rétrocéderait à la Prusse sur la gauche de +l'Elbe, et aux environs de Magdebourg, un territoire de trois ou +quatre cent mille âmes, ce qui emportait la restitution de la place +elle-même.</p> + +<p>Il ne voulut rien accorder de plus. M. de Talleyrand eut ordre de +s'aboucher avec MM. de Kourakin et de Labanoff, et de terminer toutes +les contestations dans la journée du 7, de sorte que la reine, mandée +à Tilsit afin d'améliorer le sort de la Prusse, ne fit qu'accélérer le +résultat qu'on cherchait à prévenir, par l'embarras même qu'elle +causait à Napoléon, par le succès qu'avait failli obtenir son +insistance, à la fois gracieuse et opiniâtre. Les négociateurs russes +et prussiens, se voyant sommés péremptoirement de consentir ou de +refuser, finirent par céder. Le traité conclu le 7, fut signé le 8, et +prit le titre, demeuré célèbre, de <span class="smcap">Traité de Tilsit</span>.</p> + +<span class="sidenote">Traités patents et secrets signés à Tilsit le 8 juillet.</span> + +<p>Il y eut trois genres de stipulations:</p> + +<p>Un traité patent de la France avec la Russie, et un autre de la France +avec la Prusse;</p> + +<p>Des articles secrets ajoutés à ce double traité;</p> + +<p>Enfin un traité occulte d'alliance offensive et défensive, entre la +France et la Russie, qu'on s'engageait à envelopper d'un secret +absolu, tant que les <span class="pagenum"><a id="page667" name="page667"></a>(p. 667)</span> deux parties ne seraient pas d'accord +pour le publier.</p> + +<span class="sidenote">Restitutions faites à la Prusse.</span> + +<p>Les deux traités patents entre la France, la Russie et la Prusse, +contenaient les stipulations suivantes:</p> + +<p>Restitution au roi de Prusse, <em>en considération de l'empereur de +Russie</em>, de la vieille Prusse, de la Poméranie, du Brandebourg, de la +haute et basse Silésie;</p> + +<span class="sidenote">Création du royaume de Westphalie au profit du prince +Jérôme Bonaparte.</span> + +<p>Abandon à la France de toutes les provinces à la gauche de l'Elbe, +pour en composer, avec le grand-duché de Hesse, un royaume de +Westphalie, au profit du plus jeune des frères de Napoléon, le prince +Jérôme Bonaparte;</p> + +<span class="sidenote">Création du grand-duché de Varsovie au profit du roi de +Saxe.</span> + +<p>Abandon des duchés de Posen et de Varsovie, pour en former un État +polonais, qui, sous le titre de grand-duché de Varsovie, serait +attribué au roi de Saxe, avec une route militaire à travers la +Silésie, qui donnât passage d'Allemagne en Pologne;</p> + +<span class="sidenote">Reconnaissance par la Prusse et la Russie, des rois Louis, +Joseph et Jérôme, de la Confédération du Rhin, et de toutes les +créations européennes de Napoléon.</span> + +<p>Reconnaissance par la Russie et par la Prusse de Louis Bonaparte en +qualité de roi de Hollande, de Joseph Bonaparte en qualité de roi de +Naples, de Jérôme Bonaparte en qualité de roi de Westphalie; +reconnaissance de la Confédération du Rhin, et en général de tous les +États créés par Napoléon;</p> + +<p>Rétablissement dans leurs souverainetés des princes d'Oldenbourg et de +Mecklembourg, mais occupation de leur territoire par les troupes +françaises, pour l'exécution du blocus continental;</p> + +<span class="sidenote">Médiation de la Russie entre la France et l'Angleterre.</span> + +<p>Enfin, médiation de la Russie, pour rétablir la paix entre la France +et l'Angleterre;</p> + +<span class="sidenote">Médiation de la France entre la Russie et la Porte.</span> + +<p>Médiation de la France, pour rétablir la paix entre la Porte et la +Russie.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page668" name="page668"></a>(p. 668)</span> <span class="sidenote">Articles secrets ajoutés au traité de Tilsit.</span> + +<p>Les articles secrets contenaient les stipulations suivantes:</p> + +<span class="sidenote">Restitution des bouches du Cattaro.</span> + +<p>Restitution aux Français des bouches du Cattaro.</p> + +<p>Abandon des Sept-Îles, qui devaient désormais appartenir à la France +en toute propriété;</p> + +<span class="sidenote">Promesse de reconnaître plus tard Joseph comme roi des +Deux-Siciles.</span> + +<p>Promesse à l'égard de Joseph, déjà reconnu roi de Naples dans le +traité patent, de le reconnaître aussi roi des Deux-Siciles, quand les +Bourbons de Naples auraient été indemnisés au moyen des Baléares, ou +de Candie;</p> + +<span class="sidenote">Promesse de restituer le duché de Magdebourg à la Prusse, +si le Hanovre reste au royaume de Westphalie.</span> + +<p>Promesse, en cas de réunion du Hanovre au royaume de Westphalie, de +restituer à la Prusse, sur la gauche de l'Elbe, un territoire peuplé +de trois ou quatre cent mille habitants;</p> + +<p>Traitements viagers enfin, assurés aux chefs dépossédés des maisons de +Hesse, de Brunswick, de Nassau-Orange.</p> + +<span class="sidenote">Stipulations du traité occulte d'alliance entre La France +et la Russie.</span> + +<p>Le traité occulte, le plus important de tous ceux qui étaient signés +dans le moment, et qu'on se promettait d'envelopper d'un secret +inviolable, contenait l'engagement de la part de la Russie et de la +France, de faire cause commune en toute circonstance, d'unir leurs +forces de terre et de mer dans toute guerre qu'elles auraient à +soutenir; de prendre les armes contre l'Angleterre, si elle ne +souscrivait pas aux conditions que nous avons rapportées, contre la +Porte si celle-ci n'acceptait pas la médiation de la France, et, dans +ce dernier cas, de <em>soustraire</em>, disait le texte, <em>les provinces +d'Europe aux vexations de la Porte, excepté Constantinople et la +Roumélie</em>. Les deux puissances s'engageaient à sommer en commun la +<span class="pagenum"><a id="page669" name="page669"></a>(p. 669)</span> Suède, le Danemark, le Portugal, l'Autriche elle-même, de +concourir aux projets de la France et de la Russie, c'est-à-dire de +fermer leurs ports à l'Angleterre, et de lui déclarer la guerre<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Go to footnote 45"><span class="smaller">[45]</span></a>.</p> + +<p>Les deux États ne pouvaient pas se lier d'une manière plus intime et +plus complète. Le changement de politique de la part d'Alexandre ne +pouvait être ni plus prompt, ni plus extraordinaire.</p> + +<span class="sidenote">Départ de la reine de Prusse.</span> + +<p>La signature donnée par les Russes entraînant celle des Prussiens, +causa à ces derniers une vive émotion. La reine de Prusse voulut +partir immédiatement. Après avoir comme de coutume dîné le 8, chez +Napoléon, après lui avoir adressé quelques plaintes remplies de +fierté, et quelques-unes à Alexandre remplies d'amertume, elle sortit, +accompagnée par Duroc, qui n'avait cessé de lui porter un vif +attachement, et elle se jeta dans sa voiture en sanglotant. Elle +repartit tout de suite pour Memel, où elle alla pleurer son +imprudence, ses passions politiques, la fâcheuse influence qu'elle +avait exercée sur les affaires, la fatale confiance qu'elle avait mise +dans la fidélité des chefs d'empire à leur parole et à leurs amitiés. +La fortune devait changer pour son pays et pour son époux, mais cette +princesse infortunée devait mourir sans avoir vu ce changement!</p> + +<span class="sidenote">Alexandre débarrassé des Prussiens, se livre à +l'enthousiasme de ses nouveaux projets.</span> + +<p>Alexandre débarrassé d'amis malheureux, dont la tristesse lui pesait, +se livra tout entier à l'enthousiasme de ses nouveaux projets. Il +était vaincu, mais ses armées s'étaient honorées; et au lieu +d'essuyer <span class="pagenum"><a id="page670" name="page670"></a>(p. 670)</span> des pertes à la suite d'une guerre où il n'avait eu +que des revers, il quittait Tilsit avec l'espérance de réaliser +prochainement les grands desseins de Catherine. La chose dépendait de +lui, car il pouvait faire tourner à la paix ou à la guerre, la +médiation de la Russie auprès du cabinet britannique, et la médiation +de la France auprès du Divan. L'une devait lui procurer la Finlande, +l'autre tout ou partie des provinces danubiennes. Il était charmé de +son nouvel allié. +<span class="sidenote">Alexandre et Napoléon se jurent une éternelle amitié, et se +promettent de se revoir bientôt.</span> +Ils se promirent d'être inviolablement attachés l'un +à l'autre, de ne se rien cacher, de se revoir bientôt, pour continuer +ces relations directes, qui avaient déjà porté des fruits si heureux. +Alexandre n'osait proposer à Napoléon de venir voir au fond du Nord, +la capitale d'un empire trop jeune encore pour mériter ses regards; +mais il voulait aller à Paris, visiter la capitale de l'empire le plus +civilisé de l'univers, où s'offrait le spectacle du plus grand +gouvernement succédant à la plus affreuse anarchie, et où il espérait, +disait-il, apprendre en assistant aux séances du conseil d'État, le +grand art de régner, que l'empereur des Français exerçait d'une +manière si supérieure.</p> + +<span class="sidenote">Séparation solennelle d'Alexandre et de Napoléon.</span> + +<p>Le 9 juillet, lendemain même de la signature des traités, eut lieu +l'échange solennel des ratifications, et la séparation des deux +souverains. Napoléon, portant le grand cordon de Saint-André, se +rendit à la demeure qu'occupait Alexandre. Il fut reçu par ce prince, +qui portait le grand cordon de la Légion d'honneur, et qui avait +autour de lui sa garde sous les armes. Les deux empereurs ayant +échangé les ratifications, montèrent à cheval, et vinrent se montrer +<span class="pagenum"><a id="page671" name="page671"></a>(p. 671)</span> à leurs troupes. Napoléon demanda qu'on fît sortir des rangs +le soldat de la garde impériale russe réputé le plus brave, et lui +donna lui-même la croix de la Légion d'honneur. Puis, après s'être +long-temps entretenu avec Alexandre, il l'accompagna vers le Niémen. +L'un et l'autre s'embrassèrent une dernière fois, au milieu des +applaudissements de tous les spectateurs, et se séparèrent. Napoléon +resta au bord du Niémen jusqu'à ce qu'il eût vu son nouvel ami +débarquer sur l'autre rive. +<span class="sidenote">Napoléon quitte Tilsit et arrive à Kœnigsberg le 10 +juillet.</span> +Il se retira seulement alors, et, après +avoir fait ses adieux à ses soldats, qui par leur héroïsme avaient +rendu possibles tant de merveilles, il partit pour Kœnigsberg, où +il arriva le lendemain 10 juillet.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon règle, à Kœnigsberg, le mode et les dates de +l'évacuation de la Prusse.</span> + +<p>Il régla dans cette ville tous les détails de l'évacuation de la +Prusse, et chargea le prince Berthier d'en faire le sujet d'une +convention, qui serait signée avec M. de Kalkreuth. Les bords du +Niémen devaient être évacués le 21 juillet, ceux de la Prégel le 25, +ceux de la Passarge le 20 août, ceux de la Vistule le 5 septembre, +ceux de l'Oder le 1<sup>er</sup> octobre, ceux de l'Elbe le 1<sup>er</sup> novembre, à +condition toutefois que les contributions dues par la Prusse, tant les +contributions ordinaires que les contributions extraordinaires, +seraient intégralement acquittées ou en espèces, ou en engagements +acceptés par l'intendant de l'armée. +<span class="sidenote">Somme totale des contributions imposées sur le pays +conquis.</span> +Il y en avait pour cinq ou six +cents millions, portant sur les villes anséatiques, sur les États +allemands des princes dépossédés, sur le Hanovre, et enfin sur la +Prusse proprement dite. Cette somme comprenait à la fois ce que les +troupes françaises ou alliées avaient consommé en nature, et ce qui +devait être soldé <span class="pagenum"><a id="page672" name="page672"></a>(p. 672)</span> en argent. Le trésor de l'armée, commencé à +Austerlitz, allait donc recevoir une considérable augmentation, et des +ressources suffisantes pour récompenser le dévouement de soldats +héroïques au plus magnifique de tous les maîtres.</p> + +<span class="sidenote">Distribution de l'armée en quatre grands commandements.</span> + +<p>Napoléon distribua l'armée en quatre commandements, sous les maréchaux +Davout, Soult, Masséna et Brune. Le maréchal Davout avec le troisième +corps, les Saxons, les Polonais, et plusieurs divisions de dragons et +de cavalerie légère, devait former le premier commandement, et occuper +la Pologne jusqu'à ce qu'elle fût organisée. Le maréchal Soult avec le +quatrième corps, la réserve d'infanterie qui avait appartenu au +maréchal Lannes, une partie des dragons et de la cavalerie légère, +devait former le second commandement, occuper la vieille Prusse de +Kœnigsberg à Dantzig, et se charger de tous les détails de +l'évacuation. Le maréchal Masséna avec le cinquième corps, avec les +troupes des maréchaux Ney et Mortier, avec la division bavaroise de +Wrède, devait former le troisième commandement, et occuper la Silésie +jusqu'à l'évacuation générale. Enfin le maréchal Brune formant le +quatrième commandement avec toutes les troupes laissées sur les +derrières, avait mission de veiller sur les côtes de la Baltique, et +si les Anglais y paraissaient, de les recevoir, comme il les avait +autrefois reçus au Helder. La garde, et le corps de Victor, +précédemment de Bernadotte, furent acheminés sur Berlin.</p> + +<span class="sidenote">Napoléon quitte Kœnigsberg, et se rend à Dresde.</span> + +<p>Napoléon partit de Kœnigsberg le 13 juillet, se rendit tout droit +à Dresde, pour y passer quelques <span class="pagenum"><a id="page673" name="page673"></a>(p. 673)</span> jours auprès de son nouvel +allié le roi de Saxe, créé grand-duc de Varsovie, et convenir avec lui +de la constitution à donner aux Polonais. Ce bon et sage prince, peu +ambitieux, mais flatté ainsi que tout son peuple, des grandeurs +rendues à sa famille, accueillit Napoléon avec des transports +d'effusion et de reconnaissance. +<span class="sidenote">Retour de Napoléon à Paris.</span> +Napoléon le quitta pour rentrer dans +Paris, qui l'attendait impatiemment, et qui ne l'avait pas vu depuis +près d'une année. Il y arriva le 27 juillet à six heures du matin.</p> + +<span class="sidenote">État de l'Empire français après la paix de Tilsit.</span> + +<p>Jamais plus d'éclat n'avait entouré la personne et le nom de Napoléon; +jamais plus de puissance apparente n'avait été acquise à son sceptre +impérial. Du détroit de Gibraltar à la Vistule, des montagnes de la +Bohême à la mer du Nord, des Alpes à la mer Adriatique, il dominait, +ou directement ou indirectement, ou par lui-même ou par des princes +qui étaient, les uns ses créatures, les autres ses dépendants. Au delà +se trouvaient des alliés, ou des ennemis subjugués, l'Angleterre seule +exceptée. Ainsi le continent presque entier relevait de lui, car la +Russie après lui avoir résisté un moment, venait d'adopter ses +desseins avec chaleur, et l'Autriche se voyait contrainte de les +laisser accomplir, menacée même d'y concourir. L'Angleterre enfin, +garantie de cette vaste domination par l'Océan, allait être placée +entre l'acceptation de la paix, ou une guerre avec l'univers.</p> + +<p>Tels étaient les dehors de cette puissance gigantesque: ils avaient de +quoi éblouir la terre, et en effet ils l'éblouirent! mais la réalité +était moins solide qu'elle <span class="pagenum"><a id="page674" name="page674"></a>(p. 674)</span> n'était brillante. Il aurait suffi +d'un instant de froide réflexion pour s'en convaincre. +<span class="sidenote">Politique de Napoléon de 1805 à 1807.</span> +Napoléon +détourné de sa lutte avec l'Angleterre par la troisième coalition, +attiré des bords de l'Océan à ceux du Danube, avait puni la maison +d'Autriche en lui enlevant à la suite de la campagne d'Austerlitz, les +États vénitiens, le Tyrol, la Souabe, et avait ainsi complété le +territoire de l'Italie, agrandi nos alliés de l'Allemagne méridionale, +éloigné les frontières autrichiennes des nôtres. Jusque-là tout était +bien, car achever l'affranchissement territorial de l'Italie, nous +ménager des amis en Allemagne, placer de nouveaux espaces entre +l'Autriche et la France, était conforme assurément à la saine +politique. Mais dans l'enivrement produit par la prodigieuse campagne +de 1805, changer arbitrairement la face de l'Europe, et, au lieu de se +borner à modifier le passé, ce qui est le plus grand triomphe accordé +à la main de l'homme, vouloir le détruire; au lieu de continuer à +notre profit la vieille rivalité de la Prusse et de l'Autriche, par +des avantages accordés à l'une sur l'autre, arracher le sceptre +germanique à l'Autriche sans le donner à la Prusse; convertir leur +antagonisme en une haine commune contre la France; créer sous le titre +de Confédération du Rhin, une prétendue Allemagne française, composée +de princes français antipathiques à leurs sujets, de princes allemands +peu reconnaissants de nos bienfaits, et après avoir rendu, par cet +injuste déplacement de la limite du Rhin, la guerre avec la Prusse +inévitable, guerre aussi impolitique qu'elle fut glorieuse, se +laisser entraîner <span class="pagenum"><a id="page675" name="page675"></a>(p. 675)</span> par le torrent de la victoire, jusqu'aux +bords de la Vistule, arrivé là, essayer la restauration de la Pologne, +en ayant sur ses derrières la Prusse vaincue mais frémissante, +l'Autriche secrètement implacable, tout cela, admirable comme œuvre +militaire, était comme œuvre politique, imprudent, excessif, +chimérique!</p> + +<p>Son génie aidant, Napoléon se soutint à ces extrémités périlleuses, +triompha de tous les obstacles, des distances, du climat, des boues, +du froid, et acheva sur le Niémen la défaite des puissances +continentales. Mais au fond il était pressé de mettre un terme à cette +course audacieuse, et toute sa conduite à Tilsit se ressentit de cette +situation. S'étant aliéné pour jamais le cœur de la Prusse, qu'il +n'eut pas la bonne pensée de se rattacher à jamais par un grand acte +de générosité, éclairé sur les sentiments de l'Autriche, éprouvant, +quelque victorieux qu'il fût, le besoin de se faire une alliance, il +accepta celle de la Russie qui s'offrait dans le moment, et imagina un +nouveau système politique, fondé sur un seul principe, l'entente des +deux ambitions russe et française, pour se permettre tout dans le +monde, entente funeste, car il importait à la France de ne pas tout +permettre à la Russie, et bien plus encore de ne pas tout se permettre +à elle-même. Après avoir ajouté par ce traité de Tilsit, aux profonds +déplaisirs de l'Allemagne, en créant chez elle une royauté française, +qui devait nous coûter en dépenses d'hommes et d'argent, en haines à +surmonter, en vains conseils, tout ce que nous coûtaient déjà celles +de Naples <span class="pagenum"><a id="page676" name="page676"></a>(p. 676)</span> et de Hollande; après avoir reconstitué la Prusse à +moitié, au lieu de la restaurer ou de la détruire entièrement; après +avoir de même reconstitué la Pologne à moitié, et tout fait d'une +manière incomplète, parce qu'à ces distances le temps pressait, les +forces commençaient à défaillir, Napoléon s'acquit des ennemis +irréconciliables, des amis impuissants ou douteux, éleva en un mot un +édifice immense, édifice où tout était nouveau, de la base au sommet, +édifice construit si vite que les fondements n'avaient pas eu le temps +de s'asseoir, le ciment de durcir.</p> + +<span class="sidenote">Caractère des opérations militaires de 1805 à 1807.</span> + +<p>Mais si tout est critiquable à notre avis dans l'œuvre politique de +Tilsit, quelque brillante qu'elle puisse paraître, tout est admirable +au contraire dans la conduite des opérations militaires. Cette armée +du camp de Boulogne, qui portée du détroit de Calais aux sources du +Danube avec une promptitude incroyable, enveloppa les Autrichiens à +Ulm, refoula les Russes sur Vienne, acheva d'écraser les uns et les +autres à Austerlitz, reposée ensuite quelques mois en Franconie, +recommença bientôt sa marche victorieuse, entra en Saxe, surprit +l'armée prussienne en retraite, la brisa d'un seul coup à Iéna, la +suivit sans relâche, la déborda, la prit jusqu'au dernier homme aux +bords de la Baltique; cette armée qui détournée du nord à l'est, +courut au-devant des Russes, les rejeta sur la Prégel, ne s'arrêta que +parce que des boues impraticables la retinrent, donna alors le +spectacle inouï d'une armée française campée tranquillement sur la +Vistule, puis troublée tout à coup au milieu de ses quartiers, en +sortit pour punir les <span class="pagenum"><a id="page677" name="page677"></a>(p. 677)</span> Russes, les atteignit à Eylau, leur +livra, quoique mourante de froid et de faim, une bataille sanglante, +revint après cette bataille dans ses quartiers, et là campée de +nouveau sur la neige, de manière que son repos seul couvrait un grand +siége, nourrie, recrutée pendant un long hiver à des distances où +toute administration succombe, reprit les armes au printemps, et cette +fois la nature aidant le génie, se plaça entre les Russes et leur base +d'opération, les réduisit, pour regagner Kœnigsberg, à passer une +rivière devant elle, les y précipita à Friedland, termina ainsi par +une victoire immortelle, et aux bords même du Niémen, la course la +plus longue, la plus audacieuse, non à travers la Perse ou l'Inde sans +défense, comme l'armée d'Alexandre, mais à travers l'Europe couverte +de soldats aussi disciplinés que braves, voilà ce qui est sans exemple +dans l'histoire des siècles, voilà ce qui est digne de l'éternelle +admiration des hommes, voilà ce qui réunit toutes les qualités, la +promptitude et la lenteur, l'audace et la sagesse, l'art des combats +et l'art des marches, le génie de la guerre et celui de +l'administration, et ces choses si diverses, si rarement unies, +toujours à propos, toujours au moment où il les faut, pour assurer le +succès! Chacun se demandera comment on pouvait déployer tant de +prudence dans la guerre, si peu dans la politique! Et la réponse sera +facile, c'est que Napoléon fit la guerre avec son génie, la politique +avec ses passions.</p> + +<p>Nous ajouterons toutefois, en finissant, que l'édifice colossal élevé +à Tilsit, aurait duré peut-être, si <span class="pagenum"><a id="page678" name="page678"></a>(p. 678)</span> de nouveaux poids +accumulés bientôt sur ses fondements déjà si chargés, n'étaient venus +précipiter sa ruine. La fortune de la France, quoique compromise à +Tilsit, n'était donc point inévitablement perdue, et sa gloire était +immense.</p> + +<p class="p2 center smaller">FIN DU LIVRE VINGT-SEPTIÈME<br> + ET DU SEPTIÈME VOLUME.</p> + +<h2><span class="pagenum"><a id="page679" name="page679"></a>(p. 679)</span> TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME SEPTIÈME.</h2> + +<div class="toc"> +<p class="center">LIVRE VINGT-CINQUIÈME.</p> + +<p>IÉNA.</p> + +<p>Situation de l'Empire français au moment de la guerre de Prusse. — Affaires + de Naples, de la Dalmatie et de la Hollande. — Moyens + de défense préparés par Napoléon pour le cas d'une coalition générale. — Plan + de campagne. — Napoléon quitte Paris et se rend + à Wurzbourg. — La cour de Prusse se transporte aussi à l'armée. — Le + roi, la reine, le prince Louis, le duc de Brunswick, le + prince de Hohenlohe. — Premières opérations militaires. — Combats + de Schleitz et de Saalfeld. — Mort du prince Louis. — Désordre + d'esprit dans l'état-major prussien. — Le duc de Brunswick + prend le parti de se retirer sur l'Elbe, en se couvrant de la Saale. — Promptitude + de Napoléon à occuper les défilés de la Saale. — Mémorables + batailles d'Iéna et d'Awerstaedt. — Déroute et désorganisation + de l'armée prussienne. — Capitulation d'Erfurt. — Le + corps de réserve du prince de Wurtemberg surpris et battu à Halle. — Retraite + divergente et précipitée du duc de Weimar, du général + Blucher, du prince de Hohenlohe, du maréchal Kalkreuth. — Marche + offensive de Napoléon. — Occupation de Leipzig, de Wittenberg, + de Dessau. — Passage de l'Elbe. — Investissement de + Magdebourg. — Entrée triomphale de Napoléon à Berlin. — Ses dispositions + à l'égard des Prussiens. — Grâce accordée au prince de + Hatzfeld. — Occupation de la ligne de l'Oder. — Poursuite des débris + de l'armée prussienne par la cavalerie de Murat, et par l'infanterie + des maréchaux Lannes, Soult et Bernadotte. — Capitulation de + Prenzlow et de Lubeck. — Reddition des places de Magdebourg, + Stettin et Custrin. — Napoléon maître en un mois de toute la monarchie + prussienne. +<span class="ralign"><a href="#page1">1</a> à 206</span></p> + +<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page680" name="page680"></a>(p. 680)</span> LIVRE VINGT-SIXIÈME.</p> + +<p class="center">EYLAU.</p> + +<p>Effet que produisent en Europe les victoires de Napoléon sur la Prusse. — À + quelle cause on attribue les exploits des Français. — Ordonnance + du roi Frédéric-Guillaume tendant à effacer les distinctions + de naissance dans l'armée prussienne. — Napoléon décrète la construction + du temple de la Madeleine, et donne le nom d'Iéna au + pont jeté vis-à-vis de l'École militaire. — Pensées qu'il conçoit à + Berlin dans l'ivresse de ses triomphes. — L'idée de <span class="smcap">VAINCRE LA MER + PAR LA TERRE</span> se systématise dans son esprit, et il répond au <em>blocus + maritime</em> par le <em>blocus continental</em>. — Décrets de Berlin. — Résolution + de pousser la guerre au Nord, jusqu'à la soumission du + continent tout entier. — Projet de marcher sur la Vistule, et de + soulever la Pologne. — Affluence des Polonais auprès de Napoléon. — Ombrages + inspirés à Vienne par l'idée de reconstituer la + Pologne. — Napoléon offre à l'Autriche la Silésie en échange des + Gallicies. — Refus et haine cachée de la cour de Vienne. — Précautions + de Napoléon contre cette cour. — L'Orient mêlé à la querelle + de l'Occident. — La Turquie et le sultan Sélim. — Napoléon + envoie le général Sébastiani à Constantinople pour engager les + Turcs à faire la guerre aux Russes. — Déposition des hospodars + Ipsilanti et Maruzzi. — Le général russe Michelson marche sur les + provinces du Danube. — Napoléon proportionne ses moyens à la + grandeur de ses projets. — Appel en 1806 de la conscription de 1807. — Emploi + des nouvelles levées. — Organisation en régiments de + marche des renforts destinés à la grande armée. — Nouveaux corps + tirés de France et d'Italie. — Mise sur le pied de guerre de l'armée + d'Italie. — Développement donné à la cavalerie. — Moyens financiers + créés avec les ressources de la Prusse. — Napoléon n'ayant pu s'entendre + avec le roi Frédéric-Guillaume sur les conditions d'un armistice, + dirige son armée sur la Pologne. — Murat, Davout, Augereau, + Lannes, marchent sur la Vistule à la tête de quatre-vingt mille hommes. — Napoléon + les suit avec une armée de même force, composée + des corps des maréchaux Soult, Bernadotte, Ney, de la garde + et des réserves. — Entrée des Français en Pologne. — Aspect du sol + et du ciel. — Enthousiasme des Polonais pour les Français. — Conditions + mises par Napoléon à la reconstitution de la Pologne. — Esprit + de la haute noblesse polonaise. — Entrée de Murat et de Davout à Posen + et à Varsovie. — Napoléon vient s'établir à Posen. — Occupation + de la Vistule, depuis Varsovie jusqu'à Thorn. — Les Russes, joints + aux débris de l'armée prussienne, occupent les bords de la Narew. — Napoléon + veut les rejeter sur la Prégel, afin d'hiverner plus tranquillement + sur la Vistule. — Belles combinaisons pour accabler les Prussiens + <span class="pagenum"><a id="page681" name="page681"></a>(p. 681)</span> et les Russes. — Combats de Czarnowo, de Golymin, de Soldau. — Bataille + de Pultusk. — Les Russes, rejetés au delà de la Narew + avec grande perte, ne peuvent être poursuivis à cause de l'état des + routes. — Embarras des vainqueurs et des vaincus enfoncés dans les + boues de la Pologne. — Napoléon s'établit en avant de la Vistule, entre + le Bug, la Narew, l'Orezyc et l'Ukra. — Il place le corps du maréchal + Bernadotte à Elbing, en avant de la basse Vistule, et forme + un dixième corps sous le maréchal Lefebvre, pour commencer le + siége de Dantzig. — Admirable prévoyance pour l'approvisionnement + et la sûreté de ses quartiers d'hiver. — Travaux de Praga, de Modlin, + de Sierock. — État matériel et moral de l'armée française. — Gaieté + des soldats au milieu d'un pays nouveau pour eux. — Le + prince Jérôme et le général Vandamme, à la tête des auxiliaires allemands, + assiégent les places de la Silésie. — Courte joie à Vienne, + où l'on croit un moment aux succès des Russes. — Une plus exacte + appréciation des faits ramène la cour de Vienne à sa réserve ordinaire. — Le + général Benningsen, devenu général en chef de l'armée russe, + veut reprendre les hostilités en plein hiver, et marche sur les cantonnements + de l'armée française en suivant le littoral de la Baltique. — Il + est découvert par le maréchal Ney, qui donne l'éveil à tous les + corps. — Beau combat du maréchal Bernadotte à Mohrungen. — Savante + combinaison de Napoléon pour jeter les Russes à la mer. — Cette + combinaison est révélée à l'ennemi par la faute d'un officier + qui se laisse enlever ses dépêches. — Les Russes se retirent à temps. — Napoléon + les poursuit à outrance. — Combats de Waltersdorf et + de Hoff. — Les Russes, ne pouvant fuir plus long-temps, s'arrêtent + à Eylau, résolus à livrer bataille. — L'armée française, mourant de + faim et réduite d'un tiers par les marches, aborde l'armée russe, et + lui livre à Eylau une bataille sanglante. — Sang-froid et énergie de + Napoléon. — Conduite héroïque de la cavalerie française. — L'armée + russe se retire presque détruite; mais l'armée française, de son + côté, a essuyé des pertes cruelles. — Le corps d'Augereau est si + maltraité qu'il faut le dissoudre. — Napoléon poursuit les Russes + jusqu'à Kœnigsberg, et, quand il s'est assuré de leur retraite au + delà de la Prégel, reprend sa position sur la Vistule. — Changement + apporté à l'emplacement de ses quartiers. — Il quitte la haute Vistule + pour s'établir en avant de la basse Vistule, et derrière la Passarge, + afin de mieux couvrir le siége de Dantzig. — Redoublement + de soins pour le ravitaillement de ses quartiers d'hiver. — Napoléon, + établi à Osterode dans une espèce de grange, emploie son hiver à + nourrir son armée, à la recruter, à administrer l'Empire, et à contenir + l'Europe. — Tranquillité d'esprit et incroyable variété des occupations + de Napoléon à Osterode et à Finkenstein. +<span class="ralign"><a href="#page207">207</a> à 432</span></p> + +<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page682" name="page682"></a>(p. 682)</span> LIVRE VINGT-SEPTIÈME.</p> + +<p class="center">FRIEDLAND ET TILSIT.</p> + +<p>Événements d'Orient pendant l'hiver de 1807. — Le sultan Sélim, effrayé + des menaces de la Russie, réintègre les hospodars Ipsilanti et + Maruzzi. — Les Russes n'en continuent pas moins leur marche vers + la frontière turque. — En apprenant la violation de son territoire, la + Porte, excitée par le général Sébastiani, envoie ses passe-ports au + ministre de Russie, M. d'Italinski. — Les Anglais, d'accord avec + les Russes, demandent le retour de M. d'Italinski, l'expulsion du général + Sébastiani, et une déclaration immédiate de guerre contre la + France. — Résistance de la Porte et retraite du ministre d'Angleterre, + M. Charles Arbuthnot, à bord de la flotte anglaise à Ténédos. — L'amiral + Duckworth, à la tête de sept vaisseaux et de deux frégates, + force les Dardanelles sans essuyer de dommage, et détruit une division + navale turque au cap Nagara. — Terreur à Constantinople. — Le + gouvernement turc, divisé, est près de céder. — Le général Sébastiani + encourage le sultan Sélim, et l'engage à simuler une négociation, pour + se donner le temps d'armer Constantinople. — Les conseils de l'ambassadeur + de France sont suivis, et Constantinople est armée en quelques + jours avec le concours des officiers français. — Des pourparlers + s'engagent entre la Porte et l'escadre britannique mouillée aux îles + des Princes. — Ces pourparlers se terminent par un refus d'obtempérer + aux demandes de la légation anglaise. — L'amiral Duckworth + se dirige sur Constantinople, trouve la ville armée de trois cents bouches + à feu, et se décide à regagner les Dardanelles. — Il les franchit + de nouveau, mais avec beaucoup de dommage pour sa division. — Grand + effet produit en Europe par cet événement, au profit de la + politique de Napoléon. — Quoique victorieux, Napoléon, frappé des + difficultés que la nature lui oppose en Pologne, se rattache à l'idée + d'une grande alliance continentale. — Il fait de nouveaux efforts pour + pénétrer le secret de la politique autrichienne. — La cour de Vienne, + en réponse à ses questions, lui offre sa médiation auprès des puissances + belligérantes. — Napoléon voit dans cette offre une manière + de s'immiscer dans la querelle, et de se préparer à la guerre. — Il + appelle sur-le-champ une troisième conscription, tire de nouvelles + forces de France et d'Italie, crée avec une promptitude extraordinaire + une armée de réserve de cent mille hommes, et donne communication + de ces mesures à l'Autriche. — État florissant de l'armée française + sur la basse Vistule et la Passarge. — L'hiver, long-temps retardé, + se fait vivement sentir. — Napoléon profite de ce temps d'inaction + pour entreprendre le siége de Dantzig. — Le maréchal Lefebvre + chargé du commandement des troupes, le général Chasseloup de la + direction des opérations du génie. — Longs et difficiles travaux de ce + <span class="pagenum"><a id="page683" name="page683"></a>(p. 683)</span> siége mémorable. — Les deux souverains de Prusse et de Russie se + décident à envoyer devant Dantzig un puissant secours. — Napoléon, + de son côté, dispose ses corps d'armée de manière à pouvoir renforcer + le maréchal Lefebvre à l'improviste. — Beau combat livré sous les + murs de Dantzig. — Derniers travaux d'approche. — Les Français + sont prêts à donner l'assaut. — La place se rend. — Ressources immenses + en blé et en vin trouvées dans la ville de Dantzig. — Le + maréchal Lefebvre créé duc de Dantzig. — Le retour du printemps + décide Napoléon à reprendre l'offensive. — La reprise des opérations + fixée au 10 juin 1807. — Les Russes préviennent les Français, et dirigent, + le 5 juin, une attaque générale contre les cantonnements de + la Passarge. — Le maréchal Ney, sur lequel s'étaient portés les deux + tiers de l'armée russe, leur tient tête avec une intrépidité héroïque, + entre Guttstadt et Deppen. — Ce maréchal donne le temps à Napoléon + de concentrer toute l'armée française sur Deppen. — Napoléon + prend à son tour une offensive vigoureuse, et pousse les Russes + l'épée dans les reins. — Le général Benningsen se retire précipitamment + vers la Prégel, en descendant l'Alle. — Napoléon marche + de manière à s'interposer entre l'armée russe et Kœnigsberg. — La + tête de l'armée française rencontre l'armée russe campée à Heilsberg. — Combat + sanglant livré le 10 juin. — Napoléon, arrivé le soir + à Heilsberg avec le gros de ses forces, se prépare à livrer le lendemain + une bataille décisive, lorsque les Russes décampent. — Il continue + à manœuvrer de manière à les couper de Kœnigsberg. — Il envoie + sa gauche, composée des maréchaux Soult et Davout, sur Kœnigsberg, + et avec les corps des maréchaux Lannes, Mortier, Ney, + Bernadotte et la garde, il suit l'armée russe le long de l'Alle. — Le + général Benningsen, effrayé pour le sort de Kœnigsberg, veut courir + au secours de cette place, et se hâte de passer l'Alle à Friedland. — Napoléon + le surprend, le 14 au matin, au moment où il passait l'Alle. — Mémorable + bataille de Friedland. — Les Russes, accablés, se + retirent sur le Niémen, en abandonnant Kœnigsberg. — Prise de Kœnigsberg. — Armistice + offert par les Russes, et accepté par Napoléon. — Translation + du quartier général français à Tilsit. — Entrevue + d'Alexandre et de Napoléon sur un radeau placé au milieu du Niémen. — Napoléon + invite Alexandre à passer le Niémen, et à fixer son + séjour à Tilsit. — Intimité promptement établie entre les deux monarques. — Napoléon + s'empare de l'esprit d'Alexandre, et lui fait + accepter de vastes projets, qui consistent à contraindre l'Europe entière + à prendre les armes contre l'Angleterre, si celle-ci ne veut + pas consentir à une paix équitable. — Le partage de l'empire turc + doit être le prix des complaisances d'Alexandre. — Contestation au + sujet de Constantinople. — Alexandre finit par adhérer à tous les + projets de Napoléon, et semble concevoir pour lui une amitié des plus + vives. — Napoléon, par considération pour Alexandre, consent à restituer + au roi de Prusse une partie de ses États. — Le roi de Prusse se + rend à Tilsit. — Son rôle entre Alexandre et Napoléon. — La reine de + Prusse vient aussi à Tilsit, pour essayer d'arracher à Napoléon quelques + <span class="pagenum"><a id="page684" name="page684"></a>(p. 684)</span> concessions favorables à la Prusse. — Napoléon respectueux + envers cette reine malheureuse, mais inflexible. — Conclusions des + négociations. — Traités patents et secrets de Tilsit. — Conventions + occultes restées inconnues à l'Europe. — Napoléon et Alexandre, + d'accord sur tous les points, se quittent en se donnant d'éclatants + témoignages d'affection, et en se faisant la promesse de se revoir + bientôt. — Retour de Napoléon en France, après une absence de près + d'une année. — Sa gloire après Tilsit. — Caractère de sa politique à + cette époque. +<span class="ralign"><a href="#page433">433</a> à 678</span></p> +</div> + +<p class="p2 center smaller">FIN DE LA TABLE DU SEPTIÈME VOLUME.</p> + +<h2>Notes</h2> +<div class="footnote"> + +<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a> +<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: Nous citons la lettre suivante, écrite par Napoléon à M. +de La Rochefoucauld, comme preuve des dispositions que nous lui +prêtons en ce moment. Il ne faut attribuer les expressions violentes +dont il se sert en parlant de la Prusse, qu'à l'irritation que lui +inspirait la conduite inattendue de cette cour à son égard. Ce n'est +pas dans ces termes qu'il s'exprimait ordinairement, surtout envers le +roi de Prusse, pour lequel il n'avait cessé d'éprouver et de professer +une estime véritable.</p> + +<p class="titre"><i>À M. de La Rochefoucauld, mon ambassadeur près S. M. l'empereur +d'Autriche.</i></p> + +<p class="date">«Wurzbourg, le 3 octobre 1806.</p> + +<p>»Je suis depuis hier à Wurzbourg, ce qui m'a mis à même de +m'entretenir long-temps avec S. A. R. Je lui ai fait connaître ma +ferme résolution de rompre tous les liens d'alliance qui m'attachaient +à la Prusse, quel que soit le résultat des affaires actuelles. D'après +mes dernières nouvelles de Berlin, il est possible que la guerre n'ait +pas lieu; mais je suis résolu à n'être point l'allié d'une puissance +si versatile et si méprisable. Je serai en paix avec elle sans doute, +parce que je n'ai point le droit de verser le sang de mes peuples sous +de vains prétextes. Cependant le besoin de tourner mes efforts du côté +de ma marine me rend nécessaire une alliance sur le continent. Les +circonstances m'avaient conduit à l'alliance de la Prusse; mais cette +puissance est aujourd'hui ce qu'elle a été en 1740, et dans tous les +temps, sans conséquence et sans honneur. J'ai estimé l'empereur +d'Autriche, même au milieu de ses revers, et des événements qui nous +ont divisés; je le crois constant et attaché à sa parole. Vous devez +vous en expliquer dans ce sens, sans cependant y mettre un +empressement trop déplacé. Ma position et mes forces sont telles, que +j'ai à ne redouter personne: mais enfin tous ces efforts chargent mes +peuples. Des trois puissances de la Russie, de la Prusse et de +l'Autriche, il m'en faut une pour alliée. Dans aucun cas on ne peut se +fier à la Prusse: il ne reste que la Russie et l'Autriche. La marine a +fleuri autrefois en France, par le bien que nous a fait l'alliance de +l'Autriche. Cette puissance, d'ailleurs, a besoin de rester +tranquille, sentiment que je partage aussi de cœur. Une alliance +fondée sur l'indépendance de l'empire ottoman, sur la garantie de nos +États, et sur des rapprochements qui consolideraient le repos de +l'Europe, et me mettraient à même de jeter mes efforts du côté de ma +marine, me conviendrait. La maison d'Autriche m'ayant fait faire +souvent des insinuations, le moment actuel, si elle sait en profiter, +est le plus favorable de tous. Je ne vous en dis pas davantage. J'ai +fait connaître plus en détail mes sentiments au prince de Bénévent, +qui ne manquera pas de vous en instruire. Du reste, votre mission est +remplie, le jour où vous aurez fait connaître, le plus légèrement +possible, que je ne suis pas éloigné d'adhérer à un système qui +serrerait mes liens avec l'Autriche. Ne manquez pas d'avoir l'œil +sur la Moldavie et la Valachie, afin de me prévenir des mouvements des +Russes contre l'empire ottoman. Sur ce, etc.</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a> +<b><a href="#footnotetag2">2</a></b>: Voici le tableau des forces prussiennes le plus exact à +notre avis:</p> + +<table class="auto" border="0" cellpadding="2" summary="Forces prussiennes."> +<tr> +<td>Avant-garde sous le duc de Weimar</td> +<td class="right">10,000</td> +<td>hommes.</td> +</tr> +<tr> +<td>Corps principal sous le duc de Brunswick</td> +<td class="right">66,000</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Troupes de Westphalie, formant sous le général + Ruchel la droite du duc de Brunswick</td> +<td class="right">17,000</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="right">———</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td class="right">Total de l'armée principale</td> +<td class="right">93,000</td> +<td>hommes.</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3"> </td> +</tr> +<tr> +<td>Corps du prince de Hohenlohe (Saxons compris)</td> +<td class="right">50,000</td> +<td>hommes.</td> +</tr> +<tr> +<td>Réserve sous le prince de Wurtemberg</td> +<td class="right">15,000</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Garnisons de l'Oder et de la Vistule</td> +<td class="right">25,000</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="right">———</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td class="right">Total des forces prussiennes</td> +<td class="right">183,000</td> +<td> hommes.</td> +</tr> +</table> + +<p>On peut néanmoins les évaluer à 185,000, car le corps du prince de +Hohenlohe était en général estimé à plus de 50 mille hommes.</p> + +<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a> +<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: Voici un fragment de lettre qui révèle la manière de +penser de Napoléon à cet égard:</p> + +<p class="titre"><i>À M. le maréchal prince de Neufchâtel.</i></p> + +<p class="date">«Saint-Cloud, 24 septembre 1806.</p> + +<p>»Mon cousin, je vous envoie la copie des ordres de mouvement de +l'armée, que je vous ai adressés le 20 du courant au matin, et que je +suis fâché de ne pas vous avoir envoyés douze heures après le départ +de mon courrier du 20 septembre, parce qu'il aurait pu être +intercepté. Cependant je n'ai pas lieu de le craindre. Vous aurez dû +recevoir, le 24 à midi, mon premier courrier du 20. Quand la présente +vous parviendra, ce qui sans doute aura lieu le 27, des ordres auront +été donnés au maréchal Soult, qui sera parti dès le 26; et, comme il +lui faut trois ou quatre jours de marche pour se rendre à Amberg, il +pourrait y être le 30, quoiqu'il n'ait l'ordre que d'y être le 3. Vous +recevrez le présent courrier le 27, afin que vous accélériez le +mouvement du maréchal Soult. <em>Il importe qu'il arrive vite à Amberg, +puisque l'ennemi est à Hof, extravagance dont je ne le croyais pas +capable, pensant qu'il resterait sur la défensive le long de +l'Elbe.....</em></p> + +<p class="author">»Signé <span class="smcap">Napoléon</span>.»</p> + +<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a> +<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>:</p> + +<p class="titre"><i>Au grand-duc de Berg et de Clèves, à Schleitz.</i></p> + +<p class="date">«Au quartier général impérial et royal, le 10 octobre 1806, + à 5 heures du matin.</p> + +<p>»Le général Rapp m'a fait connaître l'heureux résultat de la soirée. +Il m'a paru que vous n'aviez pas sous la main assez de cavalerie +réunie. En l'éparpillant toute, il ne vous restera rien. Vous avez 6 +régiments; je vous avais recommandé d'en avoir au moins 4 dans la +main. Je ne vous en ai vu hier que 2. Les reconnaissances sur la +droite deviennent aujourd'hui beaucoup moins importantes: le maréchal +Soult arrivant à Plauen, c'est sur Pösneck et sur Saalfeld qu'il faut +porter de fortes reconnaissances pour savoir ce qui s'y passe. Le +maréchal Lannes est arrivé le 9 au soir à Grafenthal. Il attaquera +demain Saalfeld. Vous savez combien il m'importe de connaître dans la +journée le mouvement sur Saalfeld, afin que, si l'ennemi avait réuni +là plus de 25 mille hommes, je pusse y faire marcher des renforts par +Possheim et les prendre en queue. J'ai donné l'ordre aux divisions +Dupont et Beaumont de se porter sur Schleitz. Il faut, à tout +événement, reconnaître une belle position en avant de Schleitz qui +puisse servir de champ de bataille à plus de 80 mille hommes. Cela ne +doit pas vous empêcher de profiter de la pointe du jour pour pousser +de fortes reconnaissances sur Auma et Pösneck, en les faisant même +soutenir par la division Drouet. La première division du maréchal +Davout sera à Saalbourg, les deux autres divisions seront en avant, +près d'Obersdorf, et sa cavalerie légère en avant. Je donne ordre au +maréchal Ney de se rendre à Tanna. Votre grande affaire doit être +aujourd'hui d'abord de profiter de la journée d'hier pour ramasser le +plus de prisonniers et recueillir le plus de renseignements possible; +2<sup>o</sup> de reconnaître Auma et Saalfeld, afin de savoir positivement quels +sont les mouvements de l'ennemi. Sur ce, etc.</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a> +<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: Nous citons la lettre suivante, qui indique la pensée de +Napoléon en ce moment.</p> + +<p class="titre"><i>Au maréchal Soult, à Plauen.</i></p> + +<p class="date">«Obersdorf, le 10 octobre 1806, 8 heures du matin.</p> + +<p>»Nous avons culbuté hier les 8 mille hommes qui, de Hof, s'étaient +retirés à Schleitz, où ils attendaient des renforts dans la nuit. Leur +cavalerie a été écharpée et un colonel a été pris. Plus de 2 mille +fusils et casquettes ont été trouvés sur le champ de bataille. +L'infanterie prussienne n'a pas tenu. Nous n'avons ramassé que 2 ou +300 prisonniers, parce que c'était la nuit, et qu'ils se sont +éparpillés dans les bois. Je compte sur un bon nombre ce matin.</p> + +<p>»Voici ce qui me semble le plus clair: il paraît que les Prussiens +avaient le projet d'attaquer; que leur gauche débouche demain par +Iéna, Saalfeld et Cobourg; que le prince de Hohenlohe avait son +quartier général à Iéna et le prince Louis à Saalfeld. L'autre colonne +débouche par Meiningen sur Fulde. De sorte que je suis porté à penser +que vous n'avez personne devant vous, peut-être pas mille hommes +jusqu'à Dresde. Si vous pouvez leur écraser un corps, faites-le. Voici +mes projets pour aujourd'hui. Je ne puis pas marcher, j'ai trop de +choses en arrière. Je pousserai mon avant-garde à Auma. J'ai reconnu +un bon champ de bataille en avant de Schleitz pour 80 ou 100 mille +hommes. Je fais marcher le maréchal Ney à Tanna: il se trouvera à deux +lieues de Schleitz. Vous-même, de Plauen, n'êtes pas assez loin pour +ne pas pouvoir y venir dans vingt-quatre heures.</p> + +<p>»Le 5, l'armée prussienne a fait encore un mouvement sur la Thuringe, +de sorte que je la crois arriérée d'un grand nombre de jours. Ma +jonction avec ma gauche n'est pas encore faite, si ce n'est par des +postes de cavalerie qui ne signifient rien.</p> + +<p>»Le maréchal Lannes n'arrive qu'aujourd'hui à Saalfeld, à moins que +l'ennemi n'y soit en forces considérables.</p> + +<p>»Ainsi les journées des 10 et 11 seront perdues pour marcher en avant. +Si ma jonction est faite, je pousserai jusqu'à Neustadt et Triplitz. +Après cela, quelque chose que fasse l'ennemi, s'il m'attaque, j'en +serai enchanté; s'il se laisse attaquer, je ne le manquerai pas. S'il +file par Magdebourg, vous serez avant lui à Dresde. Je désire beaucoup +une bataille. Si l'ennemi a voulu m'attaquer, c'est qu'il a une grande +confiance dans ses forces. Il n'y a point d'impossibilité alors qu'il +attaque. C'est ce qu'il peut me faire de plus agréable. Après cette +bataille, je serai avant lui à Dresde et à Berlin.</p> + +<p>»J'attends avec impatience ma garde à cheval; 40 pièces d'artillerie +et 3 mille chevaux comme ceux-là ne sont pas à dédaigner. Vous voyez +actuellement mes projets pour aujourd'hui et demain. Vous êtes maître +de vous conduire comme vous l'entendrez, mais procurez-vous du pain, +afin que, si vous venez me joindre, vous en ayez pour quelques jours.</p> + +<p>»Si vous trouvez à faire quelque chose contre l'ennemi à une marche de +vous, vous pouvez le faire hardiment. Établissez de petits postes de +cavalerie pour correspondre rapidement de Schleitz à Plauen. Jusqu'à +cette heure, il me semble que la campagne commence sous les plus +heureux auspices.</p> + +<p>»J'imagine que vous êtes à Plauen. Il est très-convenable que vous +vous en empariez.</p> + +<p>»Faites-moi connaître ce que vous croyez avoir devant vous. Rien de ce +qui était à Hof ne s'est retiré par Dresde.</p> + +<p>»<i>P. S.</i> Je reçois à l'instant votre dépêche du 9 à six heures du +soir. J'approuve les dispositions que vous avez faites. Le +renseignement que les mille chevaux qui étaient à Plauen se sont +retirés à Géra ne me laisse point de doutes que Géra ne soit le point +de réunion de l'armée ennemie. Je doute qu'elle puisse s'y réunir +entièrement avant que j'y sois. Au reste, dans la journée je recevrai +d'autres renseignements et j'aurai des idées plus précises. Vous-même +à Plauen, les lettres interceptées à la poste vous en fourniront.»</p> + +<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a> +<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: Nous citons une lettre de l'Empereur au prince de +Ponte-Corvo, écrite après la bataille d'Awerstaedt, et qui confirme +toutes nos assertions. Elle renferme l'expression d'un mécontentement +que Napoléon éprouvait encore plus vivement qu'il ne l'exprimait.</p> + +<p class="titre"><i>Au prince de Ponte-Corvo.</i></p> + +<p class="date">«Wittenberg, 23 octobre 1806.</p> + +<p>»Je reçois votre lettre. Je n'ai point l'habitude de récriminer sur le +passé, puisqu'il est sans remède. Votre corps d'armée ne s'est pas +trouvé sur le champ de bataille, et cela eût pu m'être très-funeste. +Cependant, d'après un ordre très-précis, vous deviez vous trouver à +Dornbourg, qui est un des principaux débouchés de la Saale, le même +jour que le maréchal Lannes se trouvait à Iéna, le maréchal Augereau à +Kala, et le maréchal Davout à Naumbourg. Au défaut d'avoir exécuté ces +dispositions, je vous avais fait connaître dans la nuit, que, si vous +étiez encore à Naumbourg, vous deviez marcher sur le maréchal Davout +pour le soutenir. Vous étiez à Naumbourg lorsque cet ordre est arrivé; +il vous a été communiqué, et cependant vous avez préféré faire une +fausse marche pour retourner à Dornbourg, et par là vous ne vous êtes +pas trouvé à la bataille, et le maréchal Davout a supporté les +principaux efforts de l'armée ennemie. Tout cela est certainement +très-malheureux, etc.</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a> +<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: Nous ne faisons que reproduire ici le tableau tracé par +les officiers prussiens eux-mêmes dans les différents récits qu'ils +ont publiés.</p> + +<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a> +<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: Nous rapportons ici l'assertion contenue dans les +Mémoires du général Dupont. Nous pouvons affirmer que dans ces +Mémoires, encore manuscrits, et fort intéressants, le général Dupont +n'est pas le détracteur du maréchal Bernadotte. Il le traite en ami, +comme tous ceux qui ont triomphé en 1815, lorsque la France +succombait.</p> + +<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a> +<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: Nous citons cette lettre, qui existe au dépôt de la +guerre.</p> + +<p class="titre"><i>Le maréchal Berthier au maréchal Bernadotte.</i></p> + +<p class="date">«Halle, le 21 octobre 1806.</p> + +<p>»L'Empereur, monsieur le maréchal, me charge de vous écrire qu'il est +très-mécontent de ce que vous n'avez pas exécuté l'ordre que vous avez +reçu de vous porter hier à Calbe, pour jeter un pont à l'embouchure de +la Saale, à Barby. Cependant vous deviez sentir que toutes les +dispositions de l'Empereur étaient combinées.</p> + +<p>»Sa Majesté, qui est très-fâchée que vous n'ayez pas exécuté ses +ordres, vous rappelle à ce sujet que vous ne vous êtes point trouvé à +la bataille d'Iéna; que cela aurait pu compromettre le sort de l'armée +et déjouer les grandes combinaisons de Sa Majesté, et a rendu douteuse +et très-sanglante cette bataille, qui l'aurait été beaucoup moins. +Quelque profondément affecté qu'ait été l'Empereur, il n'avait pas +voulu vous en parler, parce qu'en se rappelant vos anciens services il +craignait de vous affliger, et que la considération qu'il a pour vous +l'avait porté à se taire; mais, dans cette circonstance, où vous ne +vous êtes pas porté à Calbe, et où vous n'avez pas tenté le passage de +l'Elbe, soit à Barby, soit à l'embouchure de la Saale, l'Empereur +s'est décidé à vous dire sa façon de penser, parce qu'il n'est point +accoutumé à voir sacrifier ses opérations à de vaines étiquettes de +commandement.</p> + +<p>»L'Empereur, monsieur le maréchal, me charge encore de vous parler +d'une chose moins grave: c'est que, malgré l'ordre que vous avez reçu +hier, vous n'avez pas encore envoyé ici trois compagnies pour conduire +vos prisonniers. Il en reste à Halle 3,500 sans aucune escorte: +l'Empereur, monsieur le maréchal, vous ordonne d'envoyer sur-le-champ +un officier d'état-major à la tête de trois compagnies complètes +formant 300 hommes, pour prendre tous les prisonniers qui sont à Halle +et les conduire à Erfurt. Il ne reste ici que la garde impériale, et +l'Empereur ne veut pas qu'elle escorte les prisonniers faits par votre +corps d'armée. Il est neuf heures, et il n'est pas question des trois +compagnies que je vous ai demandées hier.»</p> + +<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a> +<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: Nous citons quelques-unes des lettres du maréchal +Lannes, qui font connaître l'esprit des troupes françaises à cette +époque, et qui peuvent servir à donner à ces prodigieux événements +leur vrai caractère.</p> + +<p class="titre"><i>Le maréchal Lannes à l'Empereur.</i></p> + +<p class="date">«Stettin, le 2 novembre 1806.</p> + +<p>»Sire, j'ai reçu la lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de +m'écrire; il m'est impossible de lui rendre le plaisir qu'elle m'a +fait éprouver. Je ne désire rien tant au monde que d'être sûr que +Votre Majesté sache que je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour sa +gloire.</p> + +<p>»J'ai fait part à mon corps d'armée de ce que Votre Majesté a bien +voulu me dire pour lui. Il serait impossible de peindre à Votre +Majesté le contentement qu'il a ressenti. Une seule parole d'elle +suffit pour rendre les soldats heureux.</p> + +<p>»Trois hussards s'étaient égarés du côté de Gartz; ils se sont trouvés +au milieu d'un escadron ennemi. Ils ont couru à lui en le couchant en +joue, et lui disant qu'un régiment le cernait, qu'il fallait +sur-le-champ mettre pied à terre. Le commandant de cet escadron a fait +mettre pied à terre et a rendu les armes à ces trois hussards, qui ont +conduit ici l'escadron prisonnier de guerre.</p> + +<p>»J'aurais désiré connaître les intentions de Votre Majesté pour savoir +si j'aurais pu porter la division Suchet à Stargard, et la cavalerie +en avant. Par ce moyen, nous aurions économisé les vivres de la place +de Stettin, auxquels cependant je n'ai pas encore touché. Les soldats +sont cantonnés dans les environs et vivent chez les habitants.</p> + +<p>»J'ai fait aujourd'hui le tour de la place avec le général Chasseloup, +il la trouve mauvaise; je crois aussi qu'il faudrait y dépenser +beaucoup d'argent pour la mettre en état de défense. Nous avons été à +Damm, c'est une superbe position naturelle; on n'y arrive que par une +chaussée d'une lieue et demie, sur laquelle se trouvent au moins +quarante ponts. Je pense que, si Votre Majesté veut aller en avant, +elle rendra cette position imprenable.</p> + +<p>»On vient de m'assurer que le roi avait très-mal traité les messieurs +qui l'entourent, et qui lui avaient conseillé la guerre; qu'on ne +l'avait jamais vu aussi en colère; qu'il leur avait dit qu'ils étaient +des coquins, qu'ils lui avaient fait perdre sa couronne; qu'il ne lui +restait d'autre espoir que d'aller trouver le grand Napoléon, et qu'il +comptait sur sa générosité.</p> + +<p>»Je suis avec le plus profond respect, etc.</p> + +<p class="authorsc">»Lannes.»</p> + +<p class="p2 date">«Passewalck, le 1<sup>er</sup> novembre 1806.</p> + +<p>«Sire, j'ai eu l'honneur d'annoncer hier à Votre Majesté 30 pièces de +canon, 60 caissons, autant de chariots chargés de munitions, le tout +attelé de huit à dix chevaux par voiture, et 1,500 canonniers +d'artillerie légère. En vérité, Sire, je n'ai jamais rien vu de plus +beau que ces hommes. C'est un superbe parc. Je le fais partir d'ici ce +matin et le dirige sur Spandau. Presque tous ces canonniers sont à +cheval, et marchent dans le plus grand ordre. Votre Majesté pourrait, +si elle le voulait, les faire conduire en Italie. Je suis sûr qu'en +mettant avec eux quelques officiers qui parlassent allemand, ces +gens-là serviraient parfaitement. Je désirerais que Votre Majesté vît +ce convoi; cela la déciderait à l'envoyer dans le royaume d'Italie.</p> + +<p>»Le grand-duc de Berg m'écrit qu'il compte joindre l'ennemi, +c'est-à-dire le grand corps du duc de Weimar et de Blucher, avec le +prince de Ponte-Corvo, dans la journée de demain. Il a déjà fait +quelques prisonniers de la queue de la colonne. D'après cet avis, je +rappelle toute la cavalerie légère que j'avais envoyée sur +Boitzenbourg, et vais rassembler tout mon corps d'armée à Stettin.</p> + +<p>»On a trouvé dans cette place plus de 200 pièces de canon sur leurs +affûts, et beaucoup d'autres de rechange, infiniment de poudre, de +munitions et de magasins.</p> + +<p>»Je jetterai toute ma cavalerie légère sur la rive droite de l'Oder. +Je ferai ramasser tous les blés et farines que je pourrai pour +augmenter nos magasins; je ferai faire des fours et autant de biscuit +qu'il me sera possible.</p> + +<p>»La garnison de Stettin était de 6,000 hommes; je les fais escorter +sur Spandau par un régiment de la division Gazan. Il ne reste plus +qu'un régiment à ce général. La division Suchet a fourni également +beaucoup de monde pour l'escorte des prisonniers, de manière que mon +corps d'armée est réduit à bien peu de chose.</p> + +<p>»Si Stettin offre assez de moyens pour habiller le soldat, je le +ferai, car il est tout nu. On s'occupe de dresser l'inventaire de ce +qui existe dans la place. J'aurai l'honneur de l'adresser à Votre +Majesté.</p> + +<p>»En attendant, je prie Votre Majesté Impériale de me faire connaître +ses intentions le plus tôt possible. Mon quartier général sera ce soir +à Stettin.</p> + +<p>»J'ai fait lire hier la proclamation de Votre Majesté à la tête des +troupes. Les derniers mots qu'elle contient ont vivement touché le +cœur des soldats. Ils se sont tous mis à crier: <em>Vive l'empereur +d'Occident!</em> Il m'est impossible de dire à Votre Majesté combien ces +braves gens l'aiment, et vraiment on n'a jamais été aussi amoureux de +sa maîtresse qu'ils le sont de votre personne. Je prie Votre Majesté +de me faire savoir si elle veut qu'à l'avenir j'adresse mes dépêches à +l'Empereur d'Occident, et je le demande au nom de mon corps d'armée.</p> + +<p>»Je suis avec le plus profond respect, etc.</p> + +<p class="authorsc">»Lannes.»</p> + +<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a> +<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: Nous rapportons ici fidèlement le sens d'une quantité de +lettres, qui ont été conservées en original, dans les innombrables +papiers de Napoléon aux Archives de l'ancienne Secrétairerie d'État.</p> + +<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a> +<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: Nous citons à ce sujet quelques lettres de Napoléon, qui +nous semblent dignes d'être reproduites.</p> + +<p class="titre"><i>Au ministre de l'intérieur.</i></p> + +<p class="date">«Posen, 6 décembre 1806.</p> + +<p>»La littérature a besoin d'encouragements; vous en êtes le ministre. +Proposez-moi quelques moyens pour donner une secousse à toutes les +différentes branches des belles-lettres, qui ont de tout temps +illustré la nation.</p> + +<p>»Vous aurez reçu le décret que j'ai pris sur le monument de la +Madeleine, et celui qui rapporte l'établissement de la Bourse sur cet +emplacement. Il est cependant nécessaire d'avoir une Bourse à Paris. +Mon intention est de faire construire une Bourse qui réponde à la +grandeur de la capitale, et au nombre d'affaires qui doivent s'y faire +un jour. Proposez-moi un local convenable. Il faut qu'il soit vaste, +afin d'avoir des promenades autour. Je voudrais un emplacement isolé.</p> + +<p>»Quand j'ai assigné un fonds de trois millions pour la construction du +monument de la Madeleine, je n'ai voulu parler que du bâtiment et non +des ornements, auxquels, avec le temps, je veux employer une bien plus +forte somme. Je désire qu'au préalable on achète les chantiers +environnants, afin de faire une grande place circulaire au milieu de +laquelle se trouvera le monument, et autour de laquelle je ferai bâtir +des maisons sur un plan uniforme.</p> + +<p>»Il n'y aurait pas d'inconvénient à nommer le pont de l'École +militaire <em>le pont d'Iéna</em>. Proposez-moi un décret pour donner les +noms des généraux et des colonels qui ont été tués à cette bataille +aux différentes nouvelles rues.</p> + +<p>»Sur ce, etc.</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p class="p2 titre"><i>Au ministre de l'intérieur.</i></p> + +<p class="date">«Finkenstein, le 30 mai 1807.</p> + +<p>»Après avoir examiné attentivement les différents plans du monument +dédié à la Grande Armée, je n'ai pas été un moment en doute. Celui de +M. Vignon est le seul qui remplisse mes intentions. C'est un temple +que j'avais demandé, et non une église. Que pouvait-on faire, dans le +genre des églises, qui fût dans le cas de lutter avec +Sainte-Geneviève, même avec Notre-Dame, et surtout avec Saint-Pierre +de Rome? Le projet de M. Vignon réunit à beaucoup d'autres avantages, +celui de s'accorder beaucoup mieux avec le palais du Corps Législatif, +et de ne pas écraser les Tuileries.</p> + +<p>»Je ne veux rien en bois. Les spectateurs doivent être placés, comme +je l'ai dit, sur des gradins de marbre formant les amphithéâtres +destinés au public... Rien, dans ce temple, ne doit être mobile et +changeant; tout, au contraire, doit y être fixé à sa place. S'il était +possible de placer à l'entrée du temple le Nil et le Tibre, qui ont +été apportés de Rome, cela serait d'un très-bon effet. Il faut que M. +Vignon tâche de les faire entrer dans son projet définitif, ainsi que +des statues équestres qu'on placerait au dehors, puisque réellement +elles seraient mal dans l'intérieur. Il faut aussi désigner le lieu où +l'on placera l'armure de François I<sup>er</sup> prise à Vienne et le quadrige +de Berlin.</p> + +<p>»Il ne faut pas de bois dans la construction de ce temple... Du granit +et du fer, tels doivent être les matériaux de ce monument. On +objectera que les colonnes actuelles ne sont pas de granit; mais cette +objection ne serait pas bonne, puisque avec le temps on peut +renouveler ces colonnes sans nuire au monument. Cependant, si l'on +prouvait que l'emploi du granit entraînerait dans une trop grande +dépense et dans de longs délais, il faudrait y renoncer; car la +condition principale du projet, c'est qu'il soit exécuté dans trois ou +quatre ans, et, au plus, en cinq ans. Ce monument tient en quelque +chose à la politique; il est dès lors du nombre de ceux qui doivent se +faire vite. Il convient néanmoins de s'occuper à chercher du granit +pour d'autres monuments que j'ordonnerai, et qui, par leur nature, +peuvent permettre de donner trente, quarante ou cinquante ans à leur +construction.</p> + +<p>»Je suppose que toutes les sculptures intérieures seront en marbre, et +qu'on ne me propose pas des sculptures propres aux salons et aux +salles à manger des femmes des banquiers de Paris. Tout ce qui est +futile n'est pas simple et noble; tout ce qui n'est pas de longue +durée ne doit pas être employé dans ce monument. Je répète qu'il n'y +faut aucune espèce de meubles, pas même des rideaux.</p> + +<p>»Quant au projet qui a obtenu le prix, il n'atteint pas mon but; c'est +le premier que j'ai écarté. Il est vrai que j'ai donné pour base de +conserver la partie du bâtiment de la Madeleine qui existe +aujourd'hui; mais cette expression est une ellipse. Il était +sous-entendu que l'on conserverait de ce bâtiment le plus possible, +autrement il n'y aurait pas eu besoin de programme, il n'y avait qu'à +se borner à suivre le plan primitif. Mon intention était de n'avoir +pas une église, mais un temple, et je ne voulais ni qu'on rasât tout, +ni qu'on conservât tout. Si ces deux propositions étaient +incompatibles, savoir, celle d'avoir un temple et celle de conserver +les constructions actuelles de la Madeleine, il était simple de +s'attacher à la définition d'un temple: par temple, j'ai entendu un +monument tel qu'il y en avait à Athènes, et qu'il n'y en a pas à +Paris. Il y a beaucoup d'églises à Paris, il y en a dans tous les +villages. Je n'aurais assurément pas trouvé mauvais que les +architectes eussent fait observer qu'il y avait une contradiction +entre l'idée d'avoir un temple et l'intention de conserver les +constructions faites pour une église. La première était l'idée +principale, la seconde était l'idée accessoire. M. Vignon a donc +deviné ce que je voulais...</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> +<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a> +<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: Le maréchal Davout, fort partisan du rétablissement de +la Pologne, écrivait, à la date du 1<sup>er</sup> décembre: «Les levées +d'hommes se font très-facilement, mais il manque des personnes qui +puissent diriger leur organisation et leur instruction. Il manque +aussi des fusils. L'esprit est excellent à Varsovie; mais les grands +se servent de leur influence pour calmer l'ardeur qui est générale +dans les classes moyennes. L'incertitude de l'avenir les effraye, et +ils laissent assez entendre qu'ils ne se déclareront ouvertement que, +lorsqu'en déclarant leur indépendance, on aura pris l'engagement +tacite de la garantir.</p> + +<p>»Varsovie, le 1<sup>er</sup> décembre 1806.»</p> + +<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a> +<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: Nous citons la lettre suivante, qui indique bien la +situation au moment dont il s'agit dans ce récit.</p> + +<p class="p2 titre"><i>Au général Clarke.</i></p> + +<p class="date">«Lowicz, 18 décembre 1806, sept heures du soir.</p> + +<p>»J'arrive à Lowicz. Je vous écris pour vous ôter toute espèce +d'inquiétude. Il n'y a rien ici de nouveau. Les armées sont en +présence. Les Russes sont sur la rive droite de la Narew, et nous sur +la rive gauche. Indépendamment de Praga, nous avons deux têtes de +pont: une à Modlin, l'autre sur la Narew, à l'embouchure de l'Ukra. +Nous avons Thorn, et une armée à vingt lieues en avant qui manœuvre +sur l'ennemi. Toutes ces nouvelles sont pour vous. Il est possible que +d'ici à huit jours il y ait une affaire qui finisse la campagne. +Prenez vos précautions pour qu'il n'y ait aucun fusil ni à Berlin ni +dans les campagnes, que Spandau et Custrin soient en bon état, et que +partout on fasse un bon service.</p> + +<p>»Écrivez à Mayence et à Paris, pour dire seulement que vous écrivez, +qu'il n'y a rien de nouveau, ce qu'il faut faire, en général, tous les +jours, quand il ne passe pas de mes courriers: cela déconcerte les +mauvais bruits.</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a> +<b><a href="#footnotetag15">15</a></b>: Les lecteurs qui se souviennent d'avoir vu figurer le +14<sup>e</sup> de ligne avec son colonel Savary au passage de la Vistule, à +Thorn, sous les ordres du maréchal Ney, auront de la peine à +s'expliquer comment ce même régiment peut se trouver, le 24 décembre, +sous le maréchal Augereau, au passage de l'Ukra à Kolozomb. +L'explication est facile: c'est que ce régiment, laissé à Bromberg par +le maréchal Augereau lorsque celui-ci remonta la rive gauche de la +Vistule depuis Thorn jusqu'à Modlin, resta pour un moment à la +disposition du maréchal Ney, et opéra sous ses ordres le passage de la +Vistule à Thorn.</p> + +<p>Nous n'ajouterions pas cette note, qui peut paraître inutile, si +quelques critiques peu attentifs et peu instruits, ne nous avaient +accusé de faire figurer dans différentes actions des corps qui n'y +avaient eu aucune part. Il y a des attaques dont il faut peu +s'inquiéter; cependant, par respect pour le lecteur impartial, nous +tenons à lui prouver que nous n'avons rien négligé pour parvenir à +l'exactitude la plus rigoureuse.</p> + +<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a> +<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: Le narrateur Plotho, officier de l'armée russe et témoin +oculaire, avoue lui-même le chiffre de 43 mille hommes.</p> + +<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a> +<b><a href="#footnotetag17">17</a></b>: C'est l'assertion du narrateur Plotho lui-même, qui, +pour faire ressortir le mérite de l'armée russe, rabaisse celui de son +gouvernement, en s'attachant toujours à réduire le chiffre des forces +employées. Il était étrange, en effet, de ne pouvoir pas, sur sa +propre frontière, présenter à un ennemi qui venait de si loin, plus de +90 mille hommes capables de combattre.</p> + +<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a> +<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: Voici la force véritable des corps, établie d'après la +confrontation de nombreuses pièces authentiques.</p> + +<table class="auto" border="0" cellpadding="2" summary="Force véritable."> +<tr> +<td>Le maréchal Lannes.</td> +<td class="right">12,000</td> +<td>hommes.</td> +</tr> +<tr> +<td>Le maréchal Davout.</td> +<td class="right">18,000</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Le maréchal Soult.</td> +<td class="right">20,000</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Le maréchal Augereau.</td> +<td class="right">10,000</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Le maréchal Ney.</td> +<td class="right">10,000</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Le maréchal Bernadotte.</td> +<td class="right">12,000</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Le général Oudinot.</td> +<td class="right">6,000</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>La garde</td> +<td class="right">6,000</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>La cavalerie de Murat</td> +<td class="right">10,000</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="right">———</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td class="right">Total</td> +<td class="right">104,000</td> +<td> </td> +</tr> +</table> + +<p>Si l'on retranche de ce chiffre total de 104,000 hommes</p> + +<table class="auto" border="0" cellpadding="2" summary="Troupes actives."> +<tr> +<td class="right">12,000</td> +<td>Lannes</td> +<td rowspan="2">laissés aux environs de Varsovie,</td> +</tr> +<tr> +<td class="right">6,000</td> +<td>Oudinot</td> +</tr> +<tr> +<td class="right">12,000</td> +<td>Bernadotte</td> +<td>devant rester entre Thorn et Graudenz.</td> +</tr> +<tr> +<td class="right">———</td> +<td colspan="2"> </td> +</tr> +<tr> +<td class="right">30,000</td> +<td colspan="2"> </td> +</tr> +</table> + +<p class="noindent">il reste 74 mille hommes de troupes actives, pouvant se trouver +réunies sous la main de Napoléon.</p> + +<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a> +<b><a href="#footnotetag19">19</a></b>: Nous n'oserions pas, en présence des fausses assertions +des historiens étrangers et français, avancer une telle vérité, si +elle ne reposait sur les documents les plus authentiques.</p> + +<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a> +<b><a href="#footnotetag20">20</a></b>:</p> + +<table class="auto" border="0" cellpadding="2" summary="Pertes russes."> +<tr> +<td>Les Russes avaient perdu</td> +<td class="right">1,500</td> +<td>hommes</td> +<td>à Mohrungen.</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="right">1,000</td> +<td class="center">—</td> +<td>à Bergfried.</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="right">3,000</td> +<td class="center">—</td> +<td>à Waltersdorf.</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="right">2,000</td> +<td class="center">—</td> +<td>à Hoff.</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="right">1,000</td> +<td class="center">—</td> +<td>à Heilsberg.</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="right">500</td> +<td class="center">—</td> +<td>à Eylau.</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="right">——</td> +<td colspan="2"> </td> +</tr> +<tr> +<td class="right">Total</td> +<td class="right">9,000</td> +<td>hommes.</td> +<td> </td> +</tr> +</table> + +<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a> +<b><a href="#footnotetag21">21</a></b>: Expression de Napoléon, dans le récit qu'il donna +lui-même de la bataille.</p> + +<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a> +<b><a href="#footnotetag22">22</a></b>: C'est la propre assertion du narrateur Plotho.</p> + +<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a> +<b><a href="#footnotetag23">23</a></b>: Nous empruntons ce détail aux mémoires militaires et +manuscrits du maréchal Davout.</p> + +<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a> +<b><a href="#footnotetag24">24</a></b>: Expression de Napoléon dans l'un de ses bulletins.</p> + +<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a> +<b><a href="#footnotetag25">25</a></b>: Il est rare qu'on parvienne à constater les pertes +essuyées dans une bataille avec autant de précision qu'on peut le +faire pour la bataille d'Eylau. Je me suis livré, afin d'y réussir, à +un travail attentif, et voici la vérité, autant du moins qu'il est +possible de l'obtenir en pareille matière. L'inspecteur des hôpitaux +constata le soir même, à Eylau, l'existence de 4,500 blessés, et le +lendemain, après avoir fait le tour des villages environnants, il en +porta le nombre total à 7,094. Son rapport a été conservé. Les +rapports des divers corps présentent, au contraire, un chiffre +beaucoup plus considérable, et qui ferait monter à 13 ou 14 mille le +nombre des hommes atteints plus ou moins gravement. Cette différence +s'explique par la manière dont les auteurs de ces rapports entendent +le mot de blessés. Les chefs de corps comptent jusqu'aux moindres +contusions, chacun d'eux naturellement cherchant à faire valoir les +souffrances de ses soldats. Mais la moitié des hommes désignés comme +blessés ne songeaient pas même à se faire soigner, et la preuve en est +dans le rapport du directeur des hôpitaux. Du reste, un mois après, +une controverse fort curieuse s'établit par lettres, entre Napoléon et +M. Daru. M. Daru ne trouvait pas plus de six mille blessés dans les +hôpitaux de la Vistule. Cela paraissait contestable à Napoléon, qui +croyait en avoir davantage, surtout en comprenant dans ce nombre les +blessés de la bataille d'Eylau, et ceux des combats qui l'avaient +précédée, depuis la levée des cantonnements. Cependant, après mûr +examen, on n'en trouva jamais plus de six mille et quelques cents, et +moins de six mille pour Eylau même, ce qui, en tenant compte des morts +survenues, s'accorde parfaitement avec le chiffre de 7,094 fourni par +le directeur des hôpitaux. Nous croyons donc être dans le vrai en +portant à 3 mille morts et 7 mille blessés les pertes de la bataille +d'Eylau. Napoléon, en parlant dans son bulletin de 2 mille morts et de +5 à 6 mille blessés, avait, comme on le voit, peu altéré la vérité, en +comparaison de ce qu'avaient fait les Russes. On peut même dire que le +soir de la bataille, il était fondé à n'en pas supposer davantage.</p> + +<p>Quant aux pertes des Russes, j'ai adopté leurs propres chiffres, et +ceux qui furent constatés par les Français. Nous trouvâmes 7 mille +cadavres, et dans les lieux environnants 5 mille blessés. Ils durent +en emmener un beaucoup plus grand nombre. L'Allemand Both dit qu'ils +ramenèrent 14,900 blessés à Kœnigsberg, lesquels moururent presque +tous de froid. Il admet d'ailleurs qu'ils eurent 7 mille morts, et +laissèrent 5 mille blessés sur le champ de bataille. Ajoutez 3 à 4 +mille prisonniers, et on arrive à une perte totale de 30 mille hommes, +qui ne peut guère être contestée. Le général Benningsen, toujours si +peu exact, avoua lui-même dans son récit une perte de 20 mille +hommes.</p> + +<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a> +<b><a href="#footnotetag26">26</a></b>: L'Empereur ne put jamais le fixer exactement, par suite +de la mobilité continuelle de l'effectif des corps.</p> + +<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a> +<b><a href="#footnotetag27">27</a></b>: «Une rivière ni une ligne quelconque, écrivait-il à +Bernadotte (6 mars, Osterode), ne peuvent se défendre qu'en ayant des +points offensifs; car, quand on n'a fait que se défendre, on a couru +des chances sans rien obtenir. Mais, lorsqu'on peut combiner la +défense avec un mouvement offensif, on fait courir à l'ennemi plus de +chances qu'il n'en fait courir au corps attaqué. Faites donc +travailler jour et nuit aux têtes de pont de Spanden et de +Braunsberg.»</p> + +<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a> +<b><a href="#footnotetag28">28</a></b>: 13 avril.</p> + +<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a> +<b><a href="#footnotetag29">29</a></b>: Nous avons cru devoir raconter avec quelque détail le +siége de Dantzig, parce que c'est un beau modèle de siége régulier, et +le plus remarquable peut-être de notre siècle, parce que les exemples +de siéges réguliers, si fréquents et si parfaits sous Louis XIV, sont +devenus fort rares de nos jours, parce que celui de Dantzig eut +l'insigne honneur d'être couvert par Napoléon à la tête de deux cent +mille hommes, parce qu'il est enfin l'épisode indispensable, qui lie +la campagne d'hiver à la campagne d'été, dans l'immortelle guerre de +Pologne.</p> + +<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a> +<b><a href="#footnotetag30">30</a></b>: Ces nombres sont empruntés aux états trouvés dans la +place.</p> + +<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a> +<b><a href="#footnotetag31">31</a></b>: Il est fort difficile de connaître au juste ce qui se +passait entre ces souverains, vivant dans un tête-à-tête continuel, et +ne faisant guère au public qui les entourait la confidence de leurs +dispositions secrètes. Mais on a su par les communications de la cour +de Prusse à plusieurs petites cours allemandes ce qui se passait au +quartier général, et d'ailleurs l'assertion que je produis ici est +tirée des récits que la reine de Prusse fit elle-même à l'un des +diplomates respectables du temps.</p> + +<p><a id="footnote32" name="footnote32"></a> +<b><a href="#footnotetag32">32</a></b>:</p> + +<table class="auto" border="0" cellpadding="2" summary="Effectif."> +<tr> +<td> </td> +<td colspan="2" class="center">Effectif.</td> +<td colspan="2" class="center">Présents sous les armes.</td> +</tr> +<tr> +<td>Ney</td> +<td class="right">25</td> +<td>mille</td> +<td class="right">17</td> +<td>mille.</td> +</tr> +<tr> +<td>Davout</td> +<td class="right">40</td> +<td> </td> +<td class="right">30</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Soult</td> +<td class="right">43</td> +<td> </td> +<td class="right">31 ou 32</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Bernadotte</td> +<td class="right">36</td> +<td> </td> +<td class="right">24</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Murat</td> +<td class="right">30</td> +<td> </td> +<td class="right">20</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Garde</td> +<td class="right">12</td> +<td> </td> +<td class="right">8 ou 9</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Lannes</td> +<td class="right">20</td> +<td> </td> +<td class="right">15</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Mortier</td> +<td class="right">15</td> +<td> </td> +<td class="right">10</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="right">——</td> +<td> </td> +<td class="right">——</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="right">221</td> +<td>mille</td> +<td class="right">155</td> +<td>mille.</td> +</tr> +</table> + +<p>En ajoutant les Polonais de Zayonschek, 5 mille pour 7 ou 8 mille, on +a 160 mille combattants sur 228 mille hommes d'effectif total.</p> + +<p><a id="footnote33" name="footnote33"></a> +<b><a href="#footnotetag33">33</a></b>: Ces détails sont tirés des Mémoires militaires du +général Dupont, Mémoires encore manuscrits et remplis du plus haut +intérêt.</p> + +<p><a id="footnote34" name="footnote34"></a> +<b><a href="#footnotetag34">34</a></b>: Voici comment le narrateur Plotho a raconté la retraite +du maréchal Ney à Deppen:</p> + +<p>«Les Français, maîtres passés dans l'art de la guerre, résolurent en +ce jour ce problème si difficile, d'entreprendre, sous les yeux d'un +ennemi de beaucoup plus fort et pressant vivement, une retraite +devenue indispensable, et de la rendre le moins préjudiciable +possible. Ils s'en tirèrent avec le plus grand savoir-faire. Le calme +et l'ordre, et en même temps la rapidité qu'apporta le corps de Ney à +se rassembler au signal de trois coups de canon; le sang-froid et la +circonspection attentive qu'il mit à exécuter sa retraite, pendant +laquelle il opposa une résistance renouvelée à chaque pas, et sut +tirer parti en maître de chaque position; tout cela prouva le talent +du capitaine qui commandait les Français, et l'habitude de la guerre +portée chez eux à la perfection, aussi bien que l'auraient pu faire +les plus belles dispositions et la plus savante exécution d'une +opération offensive. Pour attaquer avec succès, comme pour opposer une +résistance régulière dans une retraite, il faut de rares qualités, il +faut des vertus difficiles à pratiquer, et pourtant il est nécessaire +que tout cela soit réuni dans le même personnage pour former le grand +capitaine.»</p> + +<p><a id="footnote35" name="footnote35"></a> +<b><a href="#footnotetag35">35</a></b>:</p> + +<table class="auto" border="0" cellpadding="2" summary="Effectif."> +<tr> +<td>Davout</td> +<td class="right">30</td> +<td>mille.</td> +</tr> +<tr> +<td>Ney</td> +<td class="right">15</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Lannes</td> +<td class="right">15</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Soult</td> +<td class="right">30</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>La garde</td> +<td class="right">8</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Murat</td> +<td class="right">18</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Mortier</td> +<td class="right">10</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="right">——</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="right">126</td> +<td>mille.</td> +</tr> +</table> + +<p><a id="footnote36" name="footnote36"></a> +<b><a href="#footnotetag36">36</a></b>: L'historien russe Plotho dit que le général Benningsen +était atteint de la maladie de la pierre.</p> + +<p><a id="footnote37" name="footnote37"></a> +<b><a href="#footnotetag37">37</a></b>:</p> + +<table class="auto" border="0" cellpadding="2" summary="Effectif."> +<tr> +<td>Oudinot</td> +<td class="right">7,000</td> +</tr> +<tr> +<td>Grouchy</td> +<td class="right">1,800</td> +</tr> +<tr> +<td>9<sup>e</sup> hussards, chevaux-légers et cuirassiers saxons.</td> +<td class="right">1,200</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="right">——</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="right">10,000</td> +</tr> +</table> + +<p><a id="footnote38" name="footnote38"></a> +<b><a href="#footnotetag38">38</a></b>:</p> + +<table class="auto" border="0" cellpadding="2" summary="Effectif."> +<tr> +<td>Oudinot</td> +<td class="right">7,000</td> +</tr> +<tr> +<td>Verdier</td> +<td class="right">7,000</td> +</tr> +<tr> +<td>Cavalerie de Lannes</td> +<td class="right">1,200</td> +</tr> +<tr> +<td>Dupas</td> +<td class="right">6,000</td> +</tr> +<tr> +<td>Nansouty</td> +<td class="right">3,500</td> +</tr> +<tr> +<td>Grouchy</td> +<td class="right">1,800</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="right">——</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="right">26,500</td> +</tr> +</table> + +<p><a id="footnote39" name="footnote39"></a> +<b><a href="#footnotetag39">39</a></b>: Je tiens ces détails de M. le maréchal Mortier, que +j'avais l'honneur de connaître, et qui me les a souvent racontés +lui-même.</p> + +<p><a id="footnote40" name="footnote40"></a> +<b><a href="#footnotetag40">40</a></b>: Rien n'est plus difficile que d'évaluer avec une +exactitude rigoureuse les forces d'une armée le jour d'une bataille. +Rarement on a des états authentiques, et, quand on a pu s'en procurer, +il est plus rare encore que ces états s'accordent avec la réalité. M. +Dérode, dans un excellent travail sur la bataille de Friedland, s'est +servi d'un état extrait de l'ouvrage du général Mathieu Dumas, état +qui, bien qu'il ait été pris au dépôt de la guerre, est inexact sous +plusieurs rapports. On rédigeait dans les bureaux du ministère à +Paris, des états auxquels ne répondaient pas toujours les faits qui se +passaient sur la Vistule. Il existe au Louvre, dans le riche dépôt des +papiers de Napoléon, des livrets faits pour lui seul, qu'il avait +toujours sous la main, et qui, renouvelés mois par mois, contenaient +la description exacte de chacun des corps agissant sous ses ordres. +Les feuillets de ces livrets étaient écrits d'un seul côté, et sur +l'autre on portait quelquefois à l'encre rouge les changements +survenus dans le mois. C'est dans ces livrets, et à condition de ne +pas même les prendre comme base absolue, à condition d'en modifier +sans cesse les données par l'appréciation des circonstances du moment, +c'est dans ces livrets qu'on peut, disons-nous, chercher la vérité +approximative. Je n'ai pas trouvé, pour l'année 1807, les livrets +correspondant aux mois de mai, de juin, de juillet; il a donc fallu me +servir de ceux des mois de mars et d'août, quoique celui du mois de +mars soit trop incomplet, car l'armée n'avait pas reçu alors tous les +renforts qui lui arrivèrent en mai et en juin, et que celui du mois +d'août soit trop complet au contraire, car à cette époque une portion +considérable de forces, en marche pendant les événements de juin, +avait rejoint. Mais, en se servant de ces états, en les comparant +entre eux, en les rectifiant surtout par la correspondance de +Napoléon, et en s'éclairant, pour la bataille de Friedland, d'une note +écrite de sa main, laquelle donne la force de plusieurs des corps qui +figurèrent à cette bataille, on peut arriver à l'évaluation suivante, +que je crois fort rapprochée de la vérité. J'ajouterai que cette +approximation de la vérité suffit, car, pour juger un grand événement +comme Friedland ou Austerlitz, il importe peu de savoir si ce furent +80 ou 82 mille hommes qui combattirent. Deux ou trois mille +combattants de plus ou de moins ne changent rien, ni au caractère de +l'événement, ni aux combinaisons qui le décidèrent. Si l'historien ne +doit négliger aucun soin pour arriver à la vérité absolue, c'est parce +qu'il doit s'en faire une habitude constante, afin de ne jamais +laisser se relâcher en lui le goût scrupuleux du vrai; mais +l'important c'est le caractère, non le détail minutieux des choses.</p> + +<p>Voici donc le tableau le plus vraisemblable des forces de l'armée +française à la journée de Friedland:</p> + +<table border="0" cellpadding="2" summary="Effectif."> +<colgroup> + <col width="70%"> + <col width="15%"> + <col width="15%"> +</colgroup> +<tr> +<td>La garde, quoique portée à 9 mille hommes, n'avait dans ses rangs + ni les marins ni les dragons, et avait fait sur les fusiliers une perte notable. + Elle comptait tout au plus 7,500 hommes présents</td> +<td> </td> +<td class="right">7,500</td> +</tr> +<tr> +<td>La note citée, écrite de la main de Napoléon, évalue les grenadiers + Oudinot à 7,000 hommes présents</td> +<td class="right">7,000</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>La division Verdier à</td> +<td class="right">8,000</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>L'infanterie saxonne à</td> +<td class="right">4,000</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Le 9<sup>e</sup> de hussards à</td> +<td class="right">400</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Les cuirassiers saxons à</td> +<td class="right">600</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Les chevaux-légers saxons à</td> +<td class="right">200</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="right">———</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Ce qui faisait pour le corps de Lannes un total de</td> +<td class="right">20,200</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3"> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3">Mais les Saxons avaient été laissés à Heilsberg sauf toutefois trois +bataillons, qui, suivant quelques relations, se trouvaient à +Friedland. La division Verdier avait essuyé à Heilsberg une perte +notable, et enfin on avait marché très-vite. Je crois donc qu'on sera +dans le vrai en évaluant ainsi le corps de Lannes:</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3"> </td> +</tr> +<tr> +<td>Oudinot</td> +<td class="right">7,000</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Verdier</td> +<td class="right">6,500</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Saxons</td> +<td class="right">1,200</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Cavalerie</td> +<td class="right">1,200</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="right">——</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="right">15,900</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3"> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3">(L'artillerie est comprise dans les divisions d'infanterie.)</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3"> </td> +</tr> +<tr> +<td>Lannes</td> +<td> </td> +<td class="right">15,900</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3"> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3">Le corps de Ney était de 16 à 17 mille hommes présents + sous les armes au moment de l'entrée en campagne, ce qui résulte + d'une lettre du maréchal Ney à Napoléon. Il n'avait pas + perdu moins de 2,000 à 2,500 hommes en morts, blessés et prisonniers + aux deux combats de Guttstadt et de Deppen. Il était + donc tout au plus, en tenant compte des marches, de 14 mille + hommes.</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3"> </td> +</tr> +<tr> +<td>Ney</td> +<td> </td> +<td class="right">14,000</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3"> </td> +</tr> +<tr> +<td>Le maréchal Mortier, d'après la note citée de Napoléon, avait + à la division Dupas</td> +<td class="right">6,400</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>À la division Dombrowski</td> +<td class="right">4,000</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Il possédait un détachement de chevaux bataves, + dont la désignation est incertaine dans la note citée</td> +<td class="right">1,500</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="right">——</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td class="right">Total</td> +<td class="right">11,900</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3"> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3">Quand on sait, par les lettres du maréchal Lefebvre, ce qui en était +des Polonais, de leur exactitude à suivre le drapeau, on ne peut pas +porter le corps du maréchal Mortier à plus de 10 mille hommes.</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3"> </td> +</tr> +<tr> +<td>Mortier</td> +<td> </td> +<td class="right">10,000</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3"> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3">Le corps du maréchal Bernadotte, commandé par le général Victor, était +en mars, sans la division de dragons, de 22,000 hommes environ, +présents sous les armes. Il fut recruté depuis, mais il avait laissé +plusieurs postes en arrière, et, s'il monta à 25,000 hommes, il +n'avait pas dû en amener plus de 22 mille à Friedland.</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3"> </td> +</tr> +<tr> +<td>Victor</td> +<td> </td> +<td class="right">22,000</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3"> </td> +</tr> +<tr> +<td>La cavalerie comprenait les cuirassiers du général Nansouty, + desquels il faut défalquer les pertes de la marche, celles + d'Heilsberg, etc.</td> +<td class="right">3,500</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Les dragons du général Grouchy</td> +<td class="right">1,800</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Les dragons du général La Houssaye</td> +<td class="right">1,800</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Les dragons du général Latour-Maubourg, qui comptait + six régiments:</td> +<td class="right">2,400</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>La cavalerie légère des généraux Beaumont et Colbert</td> +<td class="right">2,000</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="right">———</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="right">11,500</td> +<td class="right">11,500</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2"> </td> +<td class="right">———</td> +</tr> +<tr> +<td>On trouve donc pour le total de l'armée</td> +<td> </td> +<td class="right">80,900</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3"> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3">Je crois par conséquent qu'on peut dire que l'armée française était de +80 mille hommes environ à la bataille de Friedland, dont 25 mille, +comme on le verra, ne tirèrent pas un coup de fusil. Il restait le +corps du maréchal Davout qui n'avait pas combattu, et qui était de 29 +à 30 mille à l'entrée en campagne, de 28 mille, si on veut tenir +compte de ce qu'on laisse en arrière en marchant; le maréchal Soult +ayant perdu environ 5 mille hommes à Heilsberg, et ne devant guère en +avoir plus de 27 mille; enfin Murat avec environ 10,000 hommes, ce qui +porterait le total de l'armée en action dans le moment:</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3"> </td> +</tr> +<tr> +<td>À Friedland</td> +<td> </td> +<td class="right">80,000</td> +</tr> +<tr> +<td rowspan="3">Devant Kœnigsberg, ou en marche sur cette ville.</td> +<td>Davout</td> +<td class="right">28,000</td> +</tr> +<tr> +<td>Soult</td> +<td class="right">27,000</td> +</tr> +<tr> +<td>Murat</td> +<td class="right">10,000</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2"> </td> +<td class="right">———</td> +</tr> +<tr> +<td class="right">Total</td> +<td> </td> +<td class="right">145,000</td> +</tr> +</table> + +<p>Ce total de 145 mille hommes agissants correspondrait bien et aux +forces qui existaient le 5 juin, et aux pertes que supposent les +différents combats livrés depuis le 5 juin. En comptant en effet ces +pertes à 12 ou 15 mille hommes, en morts, blessés, prisonniers, +détachés ou traînards, on retrouve les 160,000 hommes de l'entrée en +campagne. Bien que ces nombres soient empruntés aux seuls documents +dignes de foi, documents éclaircis, modifiés par une correspondance de +chaque jour, nous les regardons comme approximatifs, et rien de plus. +Et si nous sommes entré dans ces détails, c'est pour donner une idée +de la difficulté d'arriver en ce genre à une exactitude rigoureuse. +Mais, nous le répétons, si l'historien, pour ne se relâcher jamais de +ses devoirs, doit aspirer à la vérité rigoureuse, la postérité qui le +lit, rassurée par ses efforts, peut se contenter, quant aux nombres et +aux détails, de la vérité générale. C'est cette vérité générale qui +lui importe, qui lui suffit, car c'est elle qui constitue le vrai +caractère des choses et des événements.</p> + +<p><a id="footnote41" name="footnote41"></a> +<b><a href="#footnotetag41">41</a></b>: Deux mille, dit le maréchal Ney dans son rapport.</p> + +<p><a id="footnote42" name="footnote42"></a> +<b><a href="#footnotetag42">42</a></b>: Il est fort difficile de savoir avec exactitude ce qui +s'est passé dans les longs entretiens que Napoléon et Alexandre eurent +ensemble à Tilsit. Toute l'Europe a retenti à cet égard de récits +controuvés, et on a non-seulement supposé des entretiens chimériques, +mais publié une quantité de traités, sous le nom d'articles secrets de +Tilsit, absolument faux. Les Anglais surtout, pour justifier leur +conduite ultérieure à l'égard du Danemark, ont mis au jour beaucoup de +prétendus articles secrets de Tilsit, les uns imaginés après coup par +les collecteurs de traités, les autres véritablement communiqués dans +le temps au cabinet de Londres par des espions diplomatiques, qui, en +cette occasion, gagnèrent mal l'argent qu'on leur prodiguait. Grâce +aux documents authentiques et officiels dans lesquels j'ai eu la +faculté de puiser, je vais donner pour la première fois les véritables +stipulations de Tilsit, tant publiques que secrètes; je vais surtout +faire connaître la substance des entretiens de Napoléon et +d'Alexandre. Je me servirai pour cela d'un monument fort curieux, +probablement condamné pour long-temps à demeurer secret, mais dont je +puis sans indiscrétion extraire ce qui est relatif à Tilsit. Il s'agit +de la correspondance particulière de MM. Savary et de Caulaincourt +avec Napoléon, et de la correspondance de Napoléon avec eux. Le +général Savary demeura quelques mois à Saint-Pétersbourg comme envoyé +extraordinaire, M. de Caulaincourt y séjourna plusieurs années à titre +d'ambassadeur. Le dévouement de l'un, la véracité de l'autre, ne +permettent pas de douter du soin qu'ils apportèrent à faire connaître +à Napoléon la vérité tout entière, et je dois dire que le ton de +sincérité de cette correspondance les honore tous les deux. Craignant +de substituer leur jugement à celui de Napoléon, et voulant le mettre +en mesure de juger par lui-même, ils prirent l'habitude de joindre à +leurs dépêches un procès-verbal, par demandes et par réponses, de +leurs conversations intimes avec Alexandre. L'un et l'autre le +voyaient presque tous les jours en tête-à-tête, dans la plus grande +familiarité, et, en rapportant mot pour mot ce qu'il disait, ils en +ont tracé, sans y prétendre, le portrait le plus intéressant et +certainement le plus vrai. Beaucoup de gens, et notamment beaucoup de +Russes, pour excuser Alexandre de son intimité avec Napoléon, mettent +cette intimité sur le compte de la politique, et, le faisant plus +profond qu'il ne fut, disent qu'il trompait Napoléon. Cette singulière +excuse ne serait pas même essayée, si on avait lu la correspondance +dont il s'agit. Alexandre était dissimulé, mais il était +impressionnable, et dans ces entretiens on le voit s'échapper sans +cesse à lui-même, et dire tout ce qu'il pense. Il est certain qu'il +s'attacha quelque temps, non pas à la personne de Napoléon, qui lui +inspira toujours une certaine appréhension, mais à sa politique, et +qu'il la servit très-activement. Il avait conçu une ambition fort +naturelle, que Napoléon laissa naître, qu'il flatta quelque temps, et +qu'il finit par décevoir. C'est alors qu'Alexandre se détacha de la +France, s'en détacha avant de l'avouer, ce qui constitua pour un +moment la fausseté dont les Russes lui font honneur, mais ce qui n'en +était presque pas une, tant il était facile de discerner dans son +langage et dans ses mouvements involontaires, le changement de ses +dispositions. J'anticiperais sur le récit des temps ultérieurs, si je +disais ici quelle fut cette ambition d'Alexandre, que Napoléon flatta, +et qu'il finit par ne pas satisfaire. Ce que je dois dire en ce +moment, c'est comment la longue suite des entretiens d'Alexandre avec +MM. Savary et de Caulaincourt, a pu me servir à éclaircir le mystère +de Tilsit. Voici comment j'y suis parvenu. Alexandre plein du souvenir +de Tilsit, rappelait sans cesse à MM. Savary et de Caulaincourt tout +ce qui s'était fait et dit, dans cette célèbre entrevue, et racontait +souvent les conversations de Napoléon, les propos tour à tour profonds +ou piquants recueillis de sa bouche, les promesses surtout qu'il +disait en avoir reçues. Tout cela fidèlement transcrit le jour même, +était mandé à Napoléon qui contestait quelquefois, d'autres fois +admettait visiblement, comme ne pouvant pas être contesté, ce qu'on +lui rappelait. C'est dans la reproduction contradictoire de ces +souvenirs, que j'ai puisé les détails que je vais fournir, et dont +l'authenticité ne saurait être mise en doute. J'ai obtenu en outre +d'une source étrangère, également authentique et officielle, la +communication de dépêches fort curieuses, contenant les épanchements +de la reine de Prusse, à son retour de Tilsit, avec un ancien +diplomate, digne de sa confiance et de son amitié. C'est à l'aide de +ces divers matériaux que j'ai composé le tableau qu'on va lire, et que +je crois le seul vrai, entre tous ceux qu'on a tracés des scènes +mémorables de Tilsit.</p> + +<p><a id="footnote43" name="footnote43"></a> +<b><a href="#footnotetag43">43</a></b>: Ce sont les propres expressions de Napoléon, répétées +par Alexandre racontant à M. de Caulaincourt ce qui s'était passé à +Tilsit.</p> + +<p><a id="footnote44" name="footnote44"></a> +<b><a href="#footnotetag44">44</a></b>: Je tiens ces détails de M. Méneval lui-même, témoin +oculaire, et outre la véracité de ce témoin respectable, j'ai pour +garant de leur exactitude les correspondances de MM. Savary et de +Caulaincourt, lesquelles prouvent que la limite des Balkans ne fut +jamais franchie, malgré tous les efforts d'Alexandre.</p> + +<p><a id="footnote45" name="footnote45"></a> +<b><a href="#footnotetag45">45</a></b>: Je publie non le texte, mais l'analyse rigoureusement +exacte du traité, dont le véritable sens est resté inconnu jusqu'ici.</p> + + +</div> + +<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44675 ***</div> +</body> +</html> diff --git a/44675-h/images/cover-page.jpg b/44675-h/images/cover-page.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..94e281f --- /dev/null +++ b/44675-h/images/cover-page.jpg diff --git a/44675-h/images/img001.jpg b/44675-h/images/img001.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..1071167 --- /dev/null +++ b/44675-h/images/img001.jpg |
