summaryrefslogtreecommitdiff
path: root/44675-h
diff options
context:
space:
mode:
authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 18:54:57 -0700
committerRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 18:54:57 -0700
commit4abc31e059b637c59aad62591142d8a2d8090e8a (patch)
treead685aaab82a8f8e650b36f6dd3cf123ae67861d /44675-h
initial commit of ebook 44675HEADmain
Diffstat (limited to '44675-h')
-rw-r--r--44675-h/44675-h.htm20932
-rw-r--r--44675-h/images/cover-page.jpgbin0 -> 151265 bytes
-rw-r--r--44675-h/images/img001.jpgbin0 -> 10737 bytes
3 files changed, 20932 insertions, 0 deletions
diff --git a/44675-h/44675-h.htm b/44675-h/44675-h.htm
new file mode 100644
index 0000000..458216d
--- /dev/null
+++ b/44675-h/44675-h.htm
@@ -0,0 +1,20932 @@
+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN">
+<html lang="fr">
+
+<head>
+<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=UTF-8">
+<title>The Project Gutenberg e-Book of Histoire du Consulat et de l'Empire, Vol. 7; Author: A. Thiers.</title>
+<link rel="coverpage" href="images/cover-page.jpg">
+
+<style type="text/css">
+<!--
+
+body {font-size: 1em; text-align: justify; margin-left: 10%; margin-right: 10%;}
+
+h1 {font-size: 120%; text-align: center; margin-top: 2em; margin-bottom: 2em; line-height: 1.5em;}
+h2 {font-size: 115%; text-align: center; margin-top: 4em; margin-bottom: 1em;}
+h3 {font-size: 103%; text-align: center; margin-top: 1em; margin-bottom: 1em;}
+
+a:focus, a:active { outline:#ffee66 solid 2px; background-color:#ffee66;}
+a:focus img, a:active img {outline: #ffee66 solid 2px; }
+
+table {border-collapse: collapse; table-layout: fixed;
+ margin-top: 1em; margin-bottom: 1em;}
+table.auto {border-collapse: collapse; table-layout: auto;
+ width: 90%; margin-left: 5%; margin-top: 1em; margin-bottom: 1em;}
+
+sup {line-height: 0em; font-variant: normal;}
+
+p {text-indent: 1em;}
+
+.smcap {font-variant: small-caps; font-size: 95%;}
+.smaller {font-size: 85%;}
+.small {font-size: 70%;}
+
+.p2 {margin-top: 2em; margin-bottom: 1em;}
+.p4 {margin-top: 4em; margin-bottom: 1em;}
+.center {text-align: center; text-indent: 0em;}
+.right {text-align: right;}
+.noindent {text-indent: 0em;}
+
+.toc {margin-left: 10%; margin-right: 10%; text-indent: 0em;}
+.toc p {text-indent: 0em;}
+.resume {margin-left: 10%; margin-right: 10%; margin-bottom: 2em;
+ text-indent: -2em; font-size: 95%;}
+.titre {text-align: center; text-indent: 0em;}
+.quote {margin-left: 5%;}
+.date {text-align: right; margin-right: 10%;}
+.author {text-align: right; margin-right: 20%;}
+.authorsc {text-align: right; margin-right: 20%; font-variant: small-caps; font-size: 95%;}
+.footnote p {text-indent: 0em;}
+
+.sidedate {width: auto; padding-bottom: .5em; padding-top: .5em;
+ padding-left: .5em; padding-right: .5em;
+ margin-left: 1em;
+ float: right; clear: right; margin-top: 1em;
+ font-size: smaller; color: black; background: #eeeeee; border: solid 1px;
+ text-align: left; text-indent: 0em;}
+.sidenote {width: 20%; padding-bottom: .5em; padding-top: .5em;
+ padding-left: .5em; padding-right: .5em;
+ margin-right: 1em;
+ float: left; clear: left; margin-top: 0.3em;
+ font-size: 80%; color: black; background: #eeeeee; border: solid 1px;
+ text-align: center; text-indent: 0em;}
+
+.pagenum {visibility: hidden;
+ position: absolute; right:0; text-align: right;
+ font-size: 10px;
+ font-weight: normal; font-variant: normal;
+ font-style: normal; letter-spacing: normal;
+ color: #C0C0C0; background-color: inherit;}
+
+.figcenter {margin: auto; text-align: center; margin-top: 1.5em; margin-bottom: 1.5em;}
+
+.ralign {position: absolute; right: 5%; text-align: right; top: auto;}
+
+@media handheld
+{
+.ralign {margin-left: 2em;}
+}
+
+-->
+</style>
+</head>
+
+<body>
+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44675 ***</div>
+
+<p class="p4 center">HISTOIRE<br>
+<span class="smaller">DU</span><br>
+ CONSULAT<br>
+<span class="smaller">ET DE</span><br>
+ L'EMPIRE</p>
+
+<p class="p2 center">FAISANT SUITE<br>
+ À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE</p>
+
+<p class="p2 center">PAR M. A. THIERS</p>
+
+<p class="p4 center smaller">TOME SEPTIÈME</p>
+
+<a id="img001" name="img001"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img001.jpg" width="200" height="146" alt="Emblème de l'éditeur." title="">
+</div>
+
+<p class="p4 center small">PARIS<br>
+ PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR<br>
+ 60, RUE RICHELIEU<br>
+ 1847</p>
+
+<p class="p4">L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction en
+Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande, Anglaise,
+Espagnole et Italienne.</p>
+
+<p>Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de la
+Librairie), le 15 juillet 1847.</p>
+
+<p class="p2 smaller center">PARIS, IMPRIMÉ PAR PLON FRÈRES, RUE DE VAUGIRARD, 36.</p>
+
+<h1><span class="pagenum"><a id="page1" name="page1"></a>(p. 1)</span> HISTOIRE<br>
+DU CONSULAT<br>
+ET<br>
+DE L'EMPIRE.</h1>
+
+<h2>LIVRE VINGT-CINQUIÈME.</h2>
+
+<h3>IÉNA.</h3>
+
+<p class="resume">
+ Situation de l'Empire français au moment de la guerre de
+ Prusse. &mdash; Affaires de Naples, de la Dalmatie et de la
+ Hollande. &mdash; Moyens de défense préparés par Napoléon pour le cas
+ d'une coalition générale. &mdash; Plan de campagne. &mdash; Napoléon quitte
+ Paris et se rend à Wurzbourg. &mdash; La cour de Prusse se transporte
+ aussi à l'armée. &mdash; Le roi, la reine, le prince Louis, le duc de
+ Brunswick, le prince de Hohenlohe. &mdash; Premières opérations
+ militaires. &mdash; Combats de Schleitz et de Saalfeld. &mdash; Mort du prince
+ Louis. &mdash; Désordre d'esprit dans l'état-major prussien. &mdash; Le duc de
+ Brunswick prend le parti de se retirer sur l'Elbe, en se couvrant
+ de la Saale. &mdash; Promptitude de Napoléon à occuper les défilés de la
+ Saale. &mdash; Mémorables batailles d'Iéna et d'Awerstaedt. &mdash; Déroute et
+ désorganisation de l'armée prussienne. &mdash; Capitulation
+ d'Erfurt. &mdash; Le corps de réserve du prince de Wurtemberg surpris et
+ battu à Halle. &mdash; Retraite divergente et précipitée du duc de
+ Weimar, du général Blucher, du prince de Hohenlohe, du maréchal
+ Kalkreuth. &mdash; Marche offensive de Napoléon. &mdash; Occupation de Leipzig,
+ de Wittenberg, de Dessau. &mdash; Passage de l'Elbe. &mdash; Investissement de
+ Magdebourg. &mdash; Entrée triomphale de Napoléon à Berlin. &mdash; Ses
+ dispositions à l'égard des Prussiens. &mdash; Grâce accordée au prince
+ de Hatzfeld. &mdash; Occupation de la ligne de l'Oder. &mdash; Poursuite des
+ débris <span class="pagenum"><a id="page2" name="page2"></a>(p. 2)</span> de l'armée prussienne par la cavalerie de Murat,
+ et par l'infanterie des maréchaux Lannes, Soult et
+ Bernadotte. &mdash; Capitulation de Prenzlow et de Lubeck. &mdash; Reddition
+ des places de Magdebourg, Stettin et Custrin. &mdash; Napoléon maître en
+ un mois de toute la monarchie prussienne.</p>
+
+<span class="sidedate">Sept. 1806.</span>
+
+<span class="sidenote">Imprudence de la Prusse, commençant la guerre sans alliés.</span>
+
+<p>C'était, de la part de la Prusse, une grande imprudence que d'entrer
+en lutte avec Napoléon, dans un moment où l'armée française, revenant
+d'Austerlitz, était encore au centre de l'Allemagne, et plus capable
+d'agir qu'aucune armée ne le fut jamais. C'était surtout une grande
+inconséquence à elle de se précipiter seule dans la guerre, après
+n'avoir pas osé s'y engager l'année précédente, lorsqu'elle aurait eu
+pour alliés l'Autriche, la Russie, l'Angleterre, la Suède, Naples.
+Maintenant au contraire l'Autriche, épuisée par ses derniers efforts,
+irritée de l'indifférence qu'on lui avait témoignée, était résolue à
+demeurer à son tour paisible spectatrice des malheurs d'autrui. La
+Russie se trouvait replacée à sa distance naturelle par la retraite de
+ses troupes sur la Vistule. L'Angleterre, courroucée de l'occupation
+du Hanovre, avait déclaré la guerre à la Prusse. La Suède avait suivi
+cet exemple. Naples n'existait plus. Il est vrai que tout ami de la
+France, devenu son ennemi, pouvait certainement compter sur un prompt
+retour de l'Angleterre et des auxiliaires qu'elle avait à sa solde.
+Mais il fallait s'expliquer avec le cabinet britannique, et commencer
+tout d'abord par la restitution du Hanovre, ce qui ne serait jamais
+résulté, du moins sans compensation, des plus mauvaises relations avec
+la France. La Russie, quoique revenue de ses premiers rêves de gloire,
+était cependant disposée à tenter encore une fois la fortune des
+armes, <span class="pagenum"><a id="page3" name="page3"></a>(p. 3)</span> en compagnie des troupes prussiennes, les seules en
+Europe qui lui inspirassent confiance. Mais il devait s'écouler
+plusieurs mois avant que ses armées pussent entrer en ligne, et
+d'ailleurs il s'en fallait qu'elle voulût les porter aussi loin qu'en
+1805. La Prusse était donc, pour quelque temps, exposée à se trouver
+seule devant Napoléon. Elle allait le rencontrer en octobre 1806 au
+milieu de la Saxe, comme l'Autriche l'avait rencontré en octobre 1805
+au milieu de la Bavière, avec cette différence fort désavantageuse
+pour elle, qu'il n'avait plus à vaincre l'obstacle des distances,
+puisqu'au lieu d'être campé sur les bords de l'Océan, il était au sein
+même de l'Allemagne, n'ayant que deux ou trois marches à faire pour
+atteindre la frontière prussienne.</p>
+
+<span class="sidenote">Illusion de l'Europe à l'égard des troupes prussiennes.</span>
+
+<p>Il n'y avait que le plus fatal égarement qui pût expliquer la conduite
+de la Prusse; mais tel est l'esprit de parti, telles sont ses
+illusions incurables, que de toutes parts on regardait cette guerre
+comme pouvant offrir des chances imprévues, et ouvrir à l'Europe
+vaincue un avenir nouveau. Napoléon avait triomphé, disait-on, de la
+faiblesse des Autrichiens, de l'ignorance des Russes, mais on allait
+le voir cette fois en présence des élèves du grand Frédéric, seuls
+héritiers des véritables traditions militaires, et peut-être au lieu
+d'Austerlitz il trouverait Rosbach! À force de répéter de semblables
+propos, on avait presque fini par y croire, et les Prussiens, qui
+auraient dû trembler à l'idée d'une rencontre avec les Français,
+avaient pris en eux-mêmes la plus étrange confiance. Les esprits sages
+néanmoins savaient ce qu'il fallait penser de ces folles espérances,
+<span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> et à Vienne on ressentait un mélange de surprise et de
+satisfaction en voyant ces Prussiens si vantés, mis à leur tour à
+l'épreuve, et opposés à ce capitaine qui n'avait dû sa gloire,
+assurait-on, qu'à la dégénération de l'armée autrichienne. Il y eut
+donc un moment de joie chez les ennemis de la France, qui crurent que
+le terme de sa grandeur était arrivé. Ce terme devait arriver
+malheureusement, mais pas sitôt, et seulement après des fautes, dont
+aucune alors n'avait été commise!</p>
+
+<span class="sidenote">Opinion de Napoléon sur les chances de la guerre de
+Prusse.</span>
+
+<p>Napoléon n'avait pas, quant à lui, le moindre souci au sujet de la
+prochaine guerre. Il ne connaissait pas les Prussiens, car il ne les
+avait jamais rencontrés sur le champ de bataille. Mais il se disait
+que ces Prussiens, auxquels on prêtait tous les mérites depuis qu'ils
+étaient devenus ses adversaires, avaient obtenu contre les Français
+inexpérimentés de 1792, encore moins de succès que les Autrichiens, et
+que, s'ils n'avaient pu l'emporter sur des volontaires levés à la
+hâte, ils ne l'emporteraient pas davantage sur une armée accomplie,
+dont il était le général. Aussi écrivait-il à ses frères, à Naples et
+en Hollande, qu'ils ne devaient concevoir aucune inquiétude, que la
+lutte actuelle serait encore plus promptement terminée que la
+précédente, que la Prusse et ses alliés, quels qu'ils fussent,
+seraient écrasés, mais que cette fois il en finirait avec l'Europe, et
+<em>mettrait ses ennemis dans l'impuissance de remuer de dix ans</em>. Ces
+expressions sont contenues textuellement dans ses lettres aux rois de
+Hollande et de Naples.</p>
+
+<span class="sidenote">Pensée qui dirige les préparatifs militaires de Napoléon.</span>
+
+<p>En chef aussi prudent qu'audacieux, il se donna pour réussir autant
+de soins que s'il avait eu à <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> combattre des soldats et des
+généraux égaux ou supérieurs aux siens. Bien qu'il ne pensât pas des
+Prussiens tout ce qu'on affectait de publier sur leur compte, il usa à
+leur égard du vrai précepte de la prudence, qui conseille de priser au
+juste l'ennemi que l'on connaît, et plus haut qu'il ne mérite l'ennemi
+que l'on ne connaît pas. À cette considération s'en joignait une autre
+pour stimuler son active prévoyance: il était résolu de pousser à
+outrance la lutte contre le continent, et, désespérant de ses moyens
+maritimes, il voulait vaincre l'Angleterre dans ses alliés, en les
+poursuivant jusqu'à ce qu'il eût fait tomber les armes de leurs mains.
+Sans être fixé sur l'étendue et la durée de cette nouvelle guerre, il
+présumait qu'il aurait à s'avancer très-loin vers le nord, et que
+peut-être il lui faudrait aller chercher la Russie jusque sur son
+propre territoire. Étonné des derniers actes de la Prusse, n'ayant pu
+démêler, à la distance de Paris à Berlin, les causes diverses et
+compliquées qui la faisaient agir, il croyait qu'en septembre 1806
+comme en septembre 1805, une grande coalition, sourdement préparée,
+était près d'éclater; que l'audace inaccoutumée du roi
+Frédéric-Guillaume n'en était que le premier symptôme; et il
+s'attendait à voir toute l'Europe fondre sur lui, l'Autriche comprise,
+malgré les protestations pacifiques de celle-ci. La défiance fort
+naturelle que lui avait inspirée l'agression de l'année précédente le
+trompait néanmoins. Une nouvelle coalition devait certainement
+résulter de la résolution que venait de prendre la Prusse, mais elle
+en serait l'effet au lieu d'en être la cause. Tout le <span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span> monde au
+surplus était en Europe aussi surpris que Napoléon de ce qui se
+passait à Berlin, car on ne veut voir chez les cabinets que des
+calculs, jamais des passions. Ils en ont cependant, et ces irritations
+subites, qui, dans la vie privée, s'emparent quelquefois de deux
+hommes, et leur mettent le fer à la main, sont tout aussi souvent,
+plus souvent même qu'un intérêt réfléchi, la cause qui précipite deux
+nations l'une sur l'autre. Le malaise moral de la Prusse, naissant de
+ses fautes, et des traitements que ces fautes lui avaient attirés de
+la part de Napoléon, était bien plus qu'une trahison méditée la cause
+véritable de ses emportements soudains, inintelligibles, que personne
+ne parvenait à s'expliquer.</p>
+
+<span class="sidenote">La sollicitude de Napoléon étendue à toutes les parties de
+l'Empire.</span>
+
+<p>Croyant donc à une nouvelle coalition, et voulant la poursuivre cette
+fois jusqu'au fond des régions glacées du Nord, Napoléon proportionna
+ses préparatifs aux circonstances qu'il prévoyait. Il pourvut
+non-seulement aux moyens d'attaque contre ses adversaires, moyens qui
+se trouvaient tout préparés dans la grande armée réunie au sein de
+l'Allemagne, mais aux moyens de défense pour les vastes États qu'il
+devait laisser derrière lui, pendant qu'il se porterait sur l'Elbe,
+sur l'Oder, peut-être sur la Vistule et le Niémen. À mesure que sa
+domination s'étendait, il fallait que sa sollicitude se proportionnât
+à l'étendue croissante de son Empire. Il avait à s'occuper de l'Italie
+du détroit de Messine à l'Isonzo, et même au delà, puisque la Dalmatie
+lui appartenait. Il avait à s'occuper de la Hollande, devenue d'État
+allié un royaume de famille. Il fallait pourvoir <span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span> à la garde de
+ces nombreuses contrées, et de plus à leur gouvernement, depuis que
+ses frères y régnaient.</p>
+
+<span class="sidenote">Difficulté de l'établissement de Joseph Bonaparte à
+Naples.</span>
+
+<p>On ne doit pas se dissimuler qu'en plaçant dans sa famille la couronne
+des Deux-Siciles, Napoléon avait ajouté autant à ses difficultés qu'à
+sa puissance. En examinant de près les soucis, les dépenses d'hommes
+et d'argent que lui coûtait le nouvel établissement de son frère
+Joseph à Naples, on est conduit à croire qu'au lieu de chasser les
+Bourbons de l'Italie méridionale, il eût peut-être mieux valu les y
+laisser soumis, tremblants, punis de leur dernière trahison par de
+fortes contributions de guerre, par des réductions de territoire, et
+par la dure obligation d'exclure les Anglais des ports de la Calabre
+et de la Sicile. Il est vrai qu'on n'aurait pas achevé ainsi de
+régénérer l'Italie, d'arracher ce noble et beau pays au système
+barbare sous lequel il vivait opprimé, de l'associer complétement au
+système social et politique de la France; il est vrai qu'on aurait
+toujours eu dans les cours de Naples et de Rome deux ennemis cachés,
+prêts à appeler les Anglais et les Russes. Mais ces raisons, qui
+étaient puissantes assurément, et qui justifiaient Napoléon d'avoir
+entrepris la conquête de la péninsule italienne, depuis l'Isonzo
+jusqu'à Tarente, devenaient alors des raisons décisives, non pas de
+limiter ses entreprises au midi de l'Europe, mais de les limiter au
+nord, car la Dalmatie exigeait vingt mille hommes, la Lombardie
+cinquante mille, Naples cinquante mille, c'est-à-dire cent vingt mille
+pour l'Italie seule; et s'il en fallait encore deux ou trois <span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span>
+cent mille du Danube à l'Elbe, il était à craindre qu'on ne pût pas
+long-temps suffire à de telles charges, et qu'on succombât au nord
+pour s'être trop étendu au midi, ou au midi pour avoir trop tenté au
+nord. Nous répéterons en cette occasion ce que nous avons dit
+ailleurs, qu'à se borner quelque part, il valait mieux se borner au
+nord, car la famille Bonaparte cherchant à s'étendre en Italie ou en
+Espagne, comme l'avait fait l'ancienne maison de Bourbon, agissait
+dans le vrai sens de la politique française, bien plus qu'en
+travaillant à se créer des établissements en Allemagne.</p>
+
+<p>Joseph, bien accueilli par la population éclairée et riche que la
+reine Caroline avait maltraitée, applaudi même un instant par le
+peuple comme une nouveauté, surtout dans les Calabres, qu'il venait de
+parcourir, avait pu cependant s'apercevoir bientôt de l'immense
+difficulté de sa tâche. N'ayant ni matériel dans les magasins et les
+arsenaux, ni fonds dans les caisses publiques, car le dernier
+gouvernement n'avait pas laissé un ducat, obligé de créer tout ce qui
+manquait, et craignant de charger d'impôts un peuple dont il
+recherchait l'attachement, Joseph était plongé dans de cruels
+embarras. Demander à un pays son argent, quand on avait à lui demander
+aussi son amour, c'était peut-être se faire refuser l'un et l'autre.
+Il fallait pourtant fournir aux besoins de l'armée française, que
+Napoléon n'était pas habitué à solder lorsqu'elle était employée hors
+de France, et Joseph tirait sur le trésor impérial des traites,
+auxquelles il suppliait son frère de faire honneur. Sans cesse il
+réclamait des subsides et des <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> troupes, et Napoléon lui
+répondait qu'il avait sur les bras l'Europe entière, secrètement ou
+publiquement conjurée, qu'il ne pouvait pas payer, outre l'armée de
+l'Empire, l'armée des royaumes alliés, que c'était bien assez de
+prêter ses soldats à ses frères, mais qu'il ne pouvait pas encore leur
+prêter ses finances. Toutefois les événements survenus dans le royaume
+de Naples avaient obligé Napoléon à ne plus rien refuser de ce qu'on
+sollicitait de lui.</p>
+
+<span class="sidenote">Siége de Gaëte.</span>
+
+<p>Gaëte, la place forte du continent napolitain, était la seule ville du
+royaume qui ne se fût pas rendue à l'armée française. Cette
+forteresse, construite à l'extrémité d'un promontoire, baignée par la
+mer de trois côtés, ne touchant à la terre que par un seul, et de ce
+côté dominant le sol environnant, défendue en outre par des ouvrages
+réguliers, à trois étages de feux, était fort difficile à assiéger.
+Elle retenait devant ses murs une partie de l'armée française, occupée
+à des cheminements qu'il fallait souvent exécuter dans le roc, tandis
+qu'une autre partie de cette armée gardait Naples, et que le reste,
+dispersé dans les Calabres, pour contenir la révolte prête à éclater,
+ne présentait partout que des forces disséminées. La fin de l'été, si
+funeste en Italie aux étrangers, avait décimé les troupes françaises,
+et on n'aurait pas pu réunir six mille hommes sur un même point.</p>
+
+<span class="sidenote">Sévères conseils de Napoléon à son frère Joseph.</span>
+
+<p>Napoléon dont la correspondance avec ses frères devenus rois,
+mériterait d'être étudiée comme une suite de leçons profondes sur
+l'art de régner, gourmandait quelquefois Joseph, avec une sévérité
+inspirée par sa raison, nullement par son c&oelig;ur. Il <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> lui
+reprochait d'être faible, inactif, livré à toutes les illusions d'un
+caractère bienveillant et vain. Joseph n'osait pas lever des impôts,
+et cependant il voulait composer une armée napolitaine, il prétendait
+former une garde royale, il retenait autour de lui pour sa sûreté
+personnelle une grande partie des troupes mises à sa disposition, il
+dirigeait mal le siége de Gaëte, il ne faisait enfin aucun préparatif
+pour l'expédition de Sicile.</p>
+
+<p>Ce que vous devez à vos peuples, lui écrivait Napoléon, c'est l'ordre
+dans les finances, mais vous ne pouvez leur épargner les charges de la
+guerre, car il faut des impôts pour payer la force publique. Naples
+doit fournir cent millions, comme le vice-royaume d'Italie, et sur ces
+cent millions trente suffisent pour payer quarante mille hommes.
+(Lettre du 6 mars 1806.) N'espérez pas vous faire aimer par la
+faiblesse, surtout des Napolitains. On vous dit que la reine Caroline
+est odieuse, et que déjà votre douceur vous rend populaire: chimère de
+vos flatteurs! Si demain je perdais une bataille sur l'Isonzo, vous
+apprendriez, ce qu'il faut penser de votre popularité, et de la
+prétendue impopularité de la reine Caroline. Les hommes sont bas,
+rampants, soumis à la force seule. Supposez un revers (ce qui peut
+toujours m'arriver), et vous verriez ce peuple se lever tout entier,
+crier <em>mort aux Français! mort à Joseph! vive Caroline!</em> Vous
+viendriez dans mon camp! (Lettre du 9 août 1806.) <em>C'est un sot
+personnage que celui d'un roi exilé et vagabond.</em> Il faut gouverner
+avec justice et sévérité, supprimer les abus de l'ancien régime,
+établir l'ordre partout, empêcher les dilapidations des Français
+<span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> comme des Napolitains, créer des finances, et bien payer mon
+armée, par laquelle vous existez. (Lettre du 22 avril 1806.) Quant à
+une garde royale, c'est un luxe, digne tout au plus du vaste empire
+que je gouverne, et qui me paraîtrait même trop coûteux, si je ne
+devais faire des sacrifices à la majesté de cet empire, et à l'intérêt
+de mes vieux soldats, qui trouvent un moyen de bien-être dans
+l'institution d'une troupe d'élite. Quant à composer une armée
+napolitaine, gardez-vous d'y songer. Elle vous abandonnerait au
+premier danger, et vous trahirait pour un autre maître. Formez, si
+vous le voulez, trois ou quatre régiments, et envoyez-les-moi. Je leur
+ferai acquérir, ce qui ne s'acquiert qu'à la guerre, la discipline, la
+bravoure, le sentiment de l'honneur, la fidélité, et je vous les
+renverrai dignes de former le noyau d'une armée napolitaine. En
+attendant prenez des Suisses, car je ne pourrai pas long-temps vous
+laisser cinquante mille Français, fussiez-vous en mesure de les payer.
+Les Suisses sont les seuls soldats étrangers qui soient braves et
+fidèles. (Lettre du 9 août.) Ayez dans les Calabres quelques colonnes
+mobiles composées de Corses. Ils sont excellents pour cette guerre, et
+la feront avec dévouement pour notre famille. (Lettre du 22 avril
+1806.) Ne disséminez pas vos forces. Vous avez cinquante mille hommes:
+c'est beaucoup plus qu'il n'en faudrait, si vous saviez vous en
+servir. Je voudrais avec vingt-cinq mille seulement garder toutes les
+parties de votre royaume, et le jour d'une bataille être plus fort que
+l'ennemi sur le terrain du combat. Le premier soin d'un général doit
+consister <span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> à distribuer ses forces de manière à être prêt
+partout. Mais, ajoutait Napoléon, c'est là le véritable secret de
+l'art, que personne ne possède, personne, pas même Masséna, si grand
+pourtant dans les dangers.&mdash;</p>
+
+<p>Napoléon voulait qu'on se bornât à garder Naples avec deux régiments
+de cavalerie et quelques batteries d'artillerie légère; qu'on disposât
+ensuite l'armée en échelons, depuis Naples jusqu'au fond des Calabres,
+avec un fort détachement placé en face de la Sicile, d'où pouvait
+venir une armée anglaise, et qu'on se tînt de la sorte en mesure de
+réunir en trois marches un corps considérable, soit à Naples, soit
+dans les Calabres, soit sur le point présumé d'un débarquement. Il
+voulait surtout qu'on se hâtât de prendre Gaëte, dont le siége
+absorbait une partie des forces disponibles, qu'après avoir terminé ce
+siége, on s'occupât de créer une grande place forte, qui servît
+d'appui à la royauté nouvelle, qui fût située au centre même du
+royaume, dans laquelle un roi de Naples pût se jeter avec son trésor,
+ses archives, les Napolitains restés fidèles à sa cause, les débris de
+ses armées, et résister six mois à une force assiégeante de soixante
+mille Anglo-Russes. (Lettre du 2 septembre 1806.) Napoléon ne jugeait
+pas que la position de Naples fût propre à une telle destination;
+d'ailleurs, suivant lui, un roi étranger ne pouvait sans quelque
+danger se placer au milieu d'une population nombreuse, nécessairement
+ennemie. Il désirait que cette place forte eût action sur la capitale,
+sur la mer et sur l'intérieur du royaume. Tout examiné, après avoir
+discuté divers points, notamment Naples et Capoue, il avait préféré
+Castellamare, à cause de son voisinage <span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> de Naples, de son site
+maritime, et de sa position centrale. Ce choix fait sur la carte, il
+avait ordonné des études sur le terrain, pour décider de la nature des
+ouvrages. On doit, avait-il ajouté dans ses lettres, on doit consacrer
+cinq à six millions par an à cette grande création, continuer ainsi
+pendant dix ans, mais de manière qu'à chaque dépense de six millions,
+il y ait un degré de force obtenu, et qu'à la seconde ou troisième
+année vous puissiez déjà vous enfermer dans cette vaste forteresse,
+car ni vous, ni moi, ne savons ce qui arrivera dans deux, trois, ou
+quatre ans. <em>Les siècles ne sont pas à nous!</em> Et si vous êtes
+énergique, vous pouvez dans un tel asile, tenir assez long-temps pour
+braver les rigueurs de la fortune, et en attendre les retours!&mdash;</p>
+
+<p>Napoléon voulait enfin qu'on préparât peu à peu les moyens de passer
+le détroit de Messine avec dix mille hommes, force suffisante à son
+avis pour conquérir la Sicile, et de plus aisément transportable sur
+les felouques, dont la mer d'Italie abonde. En conséquence il avait
+recommandé d'entreprendre sur-le-champ, à Scylla ou à Reggio, des
+travaux défensifs, pour y réunir en sûreté la petite force navale dont
+on avait besoin. Mais avant tout il pressait le siége de Gaëte, qui
+devait rendre disponible une moitié de l'armée, il conjurait son frère
+de répartir autrement ses forces, car, lui répétait-il sans cesse,
+vous aurez avant peu une descente et une insurrection, et vous ne
+serez pas plus en mesure de repousser l'une que de réprimer l'autre.</p>
+
+<span class="sidenote">Efforts de Joseph pour se conformer aux conseils de son
+frère.</span>
+
+<p>Joseph comprenait ces conseils profonds, se plaignait quelquefois du
+langage dans lequel ils étaient <span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> donnés, et les suivait dans la
+mesure de ses talents. Entouré de quelques Français, ses amis
+personnels, de M. R&oelig;derer, qui s'occupait activement de réformes
+administratives et financières, du général Mathieu Dumas, qui
+s'appliquait avec intelligence à l'organisation de la force publique,
+il faisait de son mieux pour créer un gouvernement, et pour régénérer
+le beau pays confié à ses soins. Le Corse Saliceti, homme spirituel et
+courageux, dirigeait sa police avec la vigueur que commandaient les
+circonstances. Mais tandis que Joseph s'efforçait de remplir sa royale
+tâche, les Anglais, justifiant les prévisions de Napoléon, avaient
+profité de la longueur du siége de Gaëte, qui divisait l'armée, des
+fièvres qui la décimaient, pour débarquer dans le golfe de
+Sainte-Euphémie, et y avaient paru au nombre de huit mille hommes,
+sous les ordres du général Stuart.
+<span class="sidenote">Débarquement des Anglais dans le golfe de Sainte-Euphémie.</span>
+Le général Reynier, placé à
+Cosenza, put à peine rassembler quatre mille Français, et courut
+hardiment au point du débarquement. Cet officier, savant et brave,
+mais malheureux, que Napoléon avait consenti à employer à Naples,
+malgré le souvenir des fautes commises en Égypte, ne fut pas plus
+favorisé par la fortune en cette occasion, qu'il ne l'avait été
+autrefois dans les champs d'Alexandrie. Attaquant le général Stuart,
+au milieu d'un terrain marécageux, où il lui était impossible de faire
+agir ses quatre mille hommes avec un ensemble qui compensât leur
+infériorité numérique, il fut repoussé, et contraint de se retirer
+dans l'intérieur des Calabres.
+<span class="sidenote">Soulèvement des Calabres.</span>
+Cet insuccès, quoiqu'il ne dût pas être
+considéré comme une bataille perdue, en eut cependant les
+conséquences, <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> et provoqua le soulèvement des Calabres sur les
+derrières des français. Le général Reynier eut des combats acharnés à
+soutenir pour réunir ses détachements épars, vit ses malades, ses
+blessés lâchement assassinés, sans pouvoir les secourir, et fut obligé
+pour se faire jour, de brûler des villages, et de passer des
+populations insurgées au fil de l'épée. Du reste, il se conduisit avec
+énergie et célérité, et sut se maintenir au milieu d'un effroyable
+incendie. Le général Stuart, en cette occasion, tint une conduite qui
+mérite d'être citée avec honneur. L'assassinat des Français était si
+général et si horrible, qu'il en fut révolté. Cherchant à suppléer par
+l'amour de l'argent à l'humanité qui manquait à ces féroces
+montagnards, il promit dix ducats par soldat, quinze par officier,
+amené vivant, et il traita ceux qu'il réussit à sauver, avec les
+égards que se doivent entre elles les nations civilisées, lorsqu'elles
+sont condamnées à se faire la guerre.</p>
+
+<span class="sidenote">Prise de Gaëte.</span>
+
+<p>Ces événements, qui prouvaient si bien la sagesse des conseils de
+Napoléon, devinrent un actif stimulant pour le nouveau gouvernement
+napolitain. Joseph accéléra le siége de Gaëte, afin de pouvoir
+reporter l'armée entière vers les Calabres. Il avait auprès de lui
+Masséna, dont le nom seul faisait trembler la populace napolitaine. Il
+lui avait confié le soin de prendre Gaëte, mais en différant de l'y
+envoyer jusqu'au jour où les travaux d'approche étant achevés, il
+faudrait déployer une grande vigueur. Les généraux du génie Campredon
+et Vallongue étaient chargés de diriger les opérations du siége. Ils
+suivirent les prescriptions de Napoléon, qui voulait qu'on réservât
+<span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span> l'action de la grosse artillerie pour le moment où l'on serait
+arrivé très-près du corps de place. Obligés d'ouvrir la tranchée dans
+un sol où la pierre se rencontrait fréquemment, ils cheminèrent avec
+lenteur, et supportèrent sans y répondre, le feu d'une quantité énorme
+de canons et de mortiers. Les assiégeants reçurent 120 mille boulets
+et 21 mille bombes, avant d'avoir riposté une seule fois à cette masse
+de projectiles. Arrivés enfin à la distance convenable pour établir
+les batteries de brèche, ils commencèrent un feu destructeur. Les
+fortes murailles de Gaëte, fondées sur le roc, après avoir résisté
+d'abord, finirent par s'écrouler tout à coup, et présentèrent deux
+brèches larges et praticables. Les soldats demandaient l'assaut avec
+instance, comme prix de leurs longs travaux, et Masséna, ayant formé
+deux colonnes d'attaque, allait le leur accorder, lorsque les assiégés
+offrirent de capituler. La place fut livrée, le 18 juillet, avec tout
+le matériel qu'elle contenait. La garnison s'embarqua pour la Sicile,
+après s'être engagée à ne plus servir contre le roi Joseph. Ce siége
+avait coûté mille hommes aux assiégeants, et autant aux assiégés. Le
+général du génie Vallongue, l'un des officiers les plus distingués de
+son arme, y avait perdu la vie; le prince de Hesse-Philipstadt,
+gouverneur de la place, y avait été gravement blessé.</p>
+
+<span class="sidenote">Masséna se porte vers les Calabres avec les troupes qui ont
+pris Gaëte.</span>
+
+<p>Masséna partit immédiatement avec les troupes que la prise de Gaëte
+rendait disponibles, traversa Naples, le 1<sup>er</sup> août, et courut au
+secours du général Reynier, qui se maintenait à Cosenza, au milieu des
+Calabres soulevées. Le renfort qu'amenait Masséna portait à 13 ou 14
+mille hommes notre principal <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> rassemblement. C'était plus qu'il
+n'en fallait, sans compter la présence de Masséna, pour jeter les
+Anglais à la mer. Ils s'y attendaient si bien, qu'à la seule nouvelle
+de l'approche de l'illustre maréchal, ils s'embarquèrent le 5
+septembre. Masséna n'eut plus que des insurgés à combattre. Il les
+trouva plus nombreux, plus acharnés qu'il ne l'avait d'abord supposé.
+<span class="sidenote">Soumission des Calabres.</span>
+Il fut réduit à la nécessité de brûler plusieurs bourgades, et de
+détruire par le fer les troupes de brigands qui égorgeaient les
+Français. Il déploya en cette occasion sa vigueur accoutumée, et
+parvint en peu de semaines à réduire sensiblement le feu de
+l'insurrection. Au moment où commençaient en Prusse les grands
+événements que nous allons raconter, le calme renaissait dans l'Italie
+méridionale, et le roi Joseph pouvait se croire établi, pour quelque
+temps au moins, dans son nouveau royaume.</p>
+
+<span class="sidenote">Événement en Dalmatie.</span>
+
+<p>À la même époque, des événements graves se passaient en Dalmatie. Les
+Russes retenaient toujours les bouches du Cattaro. Napoléon,
+s'autorisant de leur conduite sur ce point, et surtout de leur manière
+d'occuper Corfou, dont ils avaient usurpé la souveraineté, avait
+résolu de s'emparer de la petite république de Raguse, qui séparait
+Cattaro du reste de la Dalmatie. Il y avait envoyé son aide-de-camp
+Lauriston, avec une brigade d'infanterie, pour s'y établir. Celui-ci
+s'était bientôt vu enveloppé par les Monténégrins soulevés, et par un
+corps russe de quelques mille hommes. Bloqué par les Anglais du côté
+de la mer, assiégé du côté de la terre par des montagnards féroces et
+par une force régulière russe, <span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> il se trouvait dans un
+véritable danger, auquel, d'ailleurs, il faisait face avec courage.
+Heureusement le général Molitor, compagnon d'armes aussi loyal
+qu'officier ferme et habile en présence de l'ennemi, volait à son
+secours. Ce général, ne suivant pas l'exemple trop fréquent dans
+l'armée du Rhin, de laisser en péril un voisin qu'on n'aimait pas, se
+porta spontanément sur Raguse à marches forcées, avec un corps de
+moins de deux mille hommes, attaqua résolument le camp des Russes et
+des Monténégrins, l'emporta quoiqu'il fût fortement retranché, et
+dégagea ainsi les Français qui se trouvaient dans la place. Il passa
+au fil de l'épée un grand nombre de Monténégrins, et les découragea
+pour long-temps de leurs incursions en Dalmatie.</p>
+
+<span class="sidenote">Situation de Louis Bonaparte en Hollande.</span>
+
+<p>Ce n'était pas sans peine, comme on le voit, que s'établissait la
+domination française sur ces contrées lointaines. Il avait fallu de
+grandes batailles pour les obtenir de l'Europe, il fallait des combats
+journaliers pour les obtenir des habitants. À l'autre extrémité de
+l'Empire, la fondation d'un second royaume de famille, celui de
+Hollande, offrait des difficultés différentes, mais tout aussi
+sérieuses. Les graves et paisibles Hollandais n'étaient pas gens à
+s'insurger comme les montagnards des Calabres ou de l'Illyrie; mais
+ils opposaient au roi Louis leur inertie, et ne lui suscitaient pas
+moins d'embarras que les Calabrais à Joseph. Le gouvernement
+stathoudérien avait laissé beaucoup de dettes à la Hollande; les
+gouvernements qui s'étaient succédé depuis, en avaient contracté à
+leur tour de très-considérables, pour suffire aux charges de la
+guerre, de sorte que le <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> roi Louis, à son arrivée en Hollande,
+y avait trouvé un budget composé d'une dépense de 78 millions de
+florins, et d'un revenu de 35.
+<span class="sidenote">Les difficultés du gouvernement de la Hollande proviennent
+surtout de l'état des finances.</span>
+Dans ces 78 millions de dépenses, le
+service des intérêts de la dette figurait seul pour 35 millions de
+florins. Le surplus était affecté au service de l'armée, de la marine
+et des digues. Malgré cette situation, les Hollandais ne voulaient
+entendre parler ni de nouveaux impôts, ni d'une réduction quelconque
+dans les intérêts de la dette, car ces prêteurs de profession,
+habitués à louer leurs capitaux à tous les gouvernements, nationaux ou
+étrangers, regardaient la dette comme la plus sacrée des propriétés.
+L'idée d'une contribution sur les rentes, à laquelle on avait été
+amené, parce que les rentes étaient en Hollande la plus répandue, la
+plus importante des valeurs, et par conséquent la plus large base
+d'impôt, cette idée les révoltait. Il avait fallu y renoncer. On était
+donc menacé, non pas d'une insurrection, comme à Naples, mais d'une
+interruption de tous les services. Au demeurant, les Hollandais
+n'étaient pas hostiles à la nouvelle royauté, par haine de la
+monarchie, ou par suite de leur attachement pour la maison d'Orange,
+mais ils souhaitaient ardemment la paix maritime, et regrettaient
+cette paix, source de leurs richesses, encore plus que la république
+ou le stathoudérat. Ayant avec les Anglais de grandes relations
+d'intérêt, et des conformités non moins grandes de m&oelig;urs, ils
+auraient été portés vers eux, si l'Angleterre n'avait pas notoirement
+convoité leurs colonies. Vainement leur disait-on que, sans la
+difficulté naissant de ces mêmes colonies, la paix serait <span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span>
+plus facile de moitié, que leur participation aux dépenses de la
+guerre était le juste prix des efforts que faisait la France dans
+toutes les négociations pour recouvrer leurs possessions maritimes, et
+qu'on serait en droit de les abandonner s'ils ne voulaient pas
+contribuer à soutenir la lutte; vainement leur disait-on tout cela,
+ils répondaient qu'ils renonceraient volontiers à leurs colonies pour
+obtenir la paix. Ils parlaient ainsi, prêts à pousser de justes
+clameurs, si la France eût traité sur une pareille base. On peut juger
+du reste aujourd'hui par la richesse de Java, si c'était un médiocre
+intérêt que celui que défendait la France, en défendant leurs
+colonies. Le roi Louis prit le parti qui lui semblait le plus facile,
+ce fut d'entrer dans les vues des Hollandais, et de se les attacher en
+accédant à leurs désirs. Sans doute quand on accepte le gouvernement
+d'un pays, on doit en épouser les intérêts; mais il faut distinguer
+ses intérêts durables de ses intérêts passagers, il faut servir les
+uns, se mettre au-dessus des autres, et si on est devenu roi d'une
+nation étrangère par les armes de sa patrie, il faut renoncer à un
+rôle qui vous obligerait à trahir l'une ou l'autre. Le roi Louis
+n'était pas dans cette dure nécessité, car la vraie politique des
+Hollandais aurait dû consister à s'unir fortement à la France, pour
+lutter contre la suprématie maritime de l'Angleterre. Au triomphe de
+cette suprématie ils devaient perdre la liberté des mers, sur
+lesquelles se passait leur vie, et leurs colonies, sans lesquelles ils
+ne pouvaient subsister. Cherchant plutôt à leur plaire qu'à les
+servir, le roi Louis accepta un système de finances <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span> conforme à
+leurs vues du moment. Aux 35 millions de florins de revenu, on ajouta
+environ 15 millions de contributions nouvelles, ce qui portait le
+revenu total à 50 millions de florins, et pour ramener la dépense de
+78 millions à 50, on réduisit proportionnément l'armée et la marine.
+Le roi de Hollande écrivit à Paris qu'il allait abdiquer la royauté,
+si ces réductions n'étaient pas agréées. Napoléon retrouvait ainsi
+chez ses propres frères l'esprit de résistance des peuples alliés,
+qu'il avait cru s'attacher plus étroitement par l'institution des
+royautés de famille. Il en fut profondément blessé, car sous cet
+esprit de résistance se cachait beaucoup d'ingratitude, tant de la
+part des peuples que la France avait affranchis, que des rois qu'elle
+avait couronnés. Toutefois il ne laissa pas éclater ses sentiments, et
+il répondit qu'il consentait aux réductions proposées, mais que la
+Hollande ne devrait pas être étonnée, si, dans les négociations
+présentes ou futures, on l'abandonnait à ses propres moyens. La
+Hollande avait bien, disait-il, le droit de refuser ses ressources,
+mais la France avait bien aussi le droit de refuser son appui.</p>
+
+<p>Les plus intimes secrets sont bientôt pénétrés par la malice des
+ennemis. À une certaine attitude du roi Louis, on devina sa résistance
+à Napoléon, et il en devint extrêmement populaire. Ce monarque
+affectait de plus une sévérité de m&oelig;urs, qui était dans les goûts
+d'un pays économe et sage, et il en devint plus agréable encore au
+peuple hollandais. Cependant, tout en affichant la simplicité, ce même
+roi voulait faire la dépense d'un couronnement et <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> d'une garde
+royale, espérant par ce double moyen se mieux assurer la possession du
+trône de Hollande, auquel il tenait plus qu'il ne voulait l'avouer.
+Napoléon blâma l'institution d'une garde royale par les raisons déjà
+données à Joseph, et s'opposa péremptoirement à la cérémonie d'un
+couronnement, dans un instant où l'Europe allait être embrasée des
+feux d'une guerre générale. Ainsi dès les premiers jours, on voyait
+éclater les difficultés inhérentes à ces royautés de famille, que
+Napoléon, par affection et par système, avait songé à fonder. Des
+alliés indépendants, qu'il eût traités suivant les services qu'il en
+eût reçus, auraient certainement beaucoup mieux valu pour sa puissance
+et pour son c&oelig;ur.</p>
+
+<span class="sidenote">Situation de l'armée à la fin de 1806.</span>
+
+<p>Telle était la marche générale des choses, dans la vaste étendue de
+l'Empire français, au moment même de la rupture avec la Prusse.
+Indépendamment des troupes de la confédération du Rhin et du royaume
+d'Italie, Napoléon avait environ 500 mille hommes, parmi lesquels il
+faut comprendre les Suisses servant en vertu de capitulations, plus
+quelques Valaisans, Polonais et Allemands passés au service de France.
+Après la défalcation ordinaire des gendarmes, vétérans, invalides,
+restaient 450 mille hommes de troupes actives. Dans ce nombre il y en
+avait 130 mille au delà des Alpes, dépôts compris, 170 mille à la
+grande armée, cantonnés dans le haut Palatinat et la Franconie, 5
+mille laissés en Hollande, 5 mille placés en garnison sur les
+vaisseaux, et enfin 140 mille répandus dans l'intérieur. Ces derniers
+comprenaient <span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> la garde impériale, les régiments non employés au
+dehors, et les dépôts. Excepté quelques régiments d'infanterie qui
+comptaient quatre bataillons, tous les autres en avaient trois, dont
+deux bataillons de guerre destinés à faire campagne, et un bataillon
+de dépôt placé généralement à la frontière. Les bataillons de dépôt de
+la grande armée étaient rangés le long du Rhin, depuis Huningue
+jusqu'à Wesel, quelques-uns au camp de Boulogne.
+<span class="sidenote">Organisation des dépôts.</span>
+Ceux de l'armée
+d'Italie se trouvaient en Piémont et en Lombardie. Napoléon apportait
+à l'organisation des dépôts un soin extrême. Il voulait y faire
+arriver les conscrits un an d'avance, pour que pendant cette année,
+instruits, disciplinés, habitués aux fatigues, ils devinssent capables
+de remplacer les vieux soldats, que le temps ou la guerre emportaient.
+<span class="sidenote">Conscription de 1805 et 1806.</span>
+La conscription de 1805 appelée tout entière à la fin de 1805, et la
+moitié de celle de 1806 appelée dès le commencement de 1806, avaient
+rempli les cadres de sujets aptes au service, et dont un bon nombre
+déjà formé avait été envoyé en Allemagne et en Italie. Napoléon fit
+appeler en outre la seconde moitié de la classe de 1806, qualifiée du
+titre de réserve dans les lois de cette époque. Le contingent annuel
+fournissait alors 60 mille hommes, véritablement propres à être
+incorporés, et, chose digne de remarque, on évitait encore d'appliquer
+la loi de la conscription dans sept ou huit départements de la
+Bretagne et de la Vendée. C'étaient donc 30 mille hommes de plus qui
+allaient affluer dans les cadres. Mais le départ des hommes déjà
+instruits devait y produire un vide suffisant pour faire place
+<span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> aux nouveaux venus. Napoléon, d'ailleurs, voulait diriger une
+grande partie de ces derniers vers l'Italie. Il prenait à l'égard des
+conscrits destinés à passer les Alpes, des précautions particulières.
+Même avant leur incorporation, il les faisait partir en gros
+détachements, conduire par des officiers, et vêtir de l'habit
+militaire, afin de ne pas montrer hors de l'Empire des hommes isolés,
+marchant en habits de paysans.</p>
+
+<p>Après avoir pourvu à l'accroissement de l'armée, Napoléon répartit,
+avec une habileté consommée, l'ensemble de ses ressources.</p>
+
+<span class="sidenote">Distribution de l'armée dans les différentes parties de
+l'Empire.</span>
+
+<p>L'Autriche protestait de ses intentions pacifiques. Napoléon y
+répondait par des protestations semblables; mais il avait résolu
+néanmoins de prendre ses mesures pour le cas où, profitant de son
+éloignement, elle songerait à se jeter sur l'Italie.
+<span class="sidenote">Instructions au général Marmont pour la défense de la
+Dalmatie.</span>
+Le général
+Marmont occupait la Dalmatie avec 20 mille hommes. Napoléon lui
+enjoignit, après avoir échelonné quelques détachements depuis le
+centre de la province jusqu'à Raguse, de tenir le gros de ses forces à
+Zara même, ville fortifiée et capitale du pays, d'y amasser des
+vivres, des armes, des munitions, d'en faire enfin le pivot de toutes
+ses opérations défensives ou offensives. S'il était attaqué, Zara
+devait lui servir de point d'appui, et lui permettre une longue
+résistance. Si, au contraire, il était obligé de s'éloigner pour
+concourir aux opérations de l'armée d'Italie, il avait dans cette même
+place un lieu sûr, pour y déposer son matériel, ses blessés, ses
+malades, tout ce qui n'était pas propre à la guerre active, et tout
+ce qu'il ne pouvait pas traîner après lui.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> <span class="sidenote">Précautions pour la garde de l'Italie.</span>
+
+<p>Eugène, vice-roi d'Italie, et confident des pensées de Napoléon, avait
+ordre de ne rien laisser en Dalmatie, de ce qui n'y était pas
+absolument indispensable, en matériel ou en hommes, et de réunir tout
+le reste dans les places fortes d'Italie. Ces places, depuis la
+conquête des États vénitiens, avaient été l'objet d'une nouvelle
+classification, habilement calculée, et elles étaient couvertes de
+travailleurs, qui construisaient les ouvrages proposés par le général
+Chasseloup, ordonnés par Napoléon. La principale d'entre elles, et la
+plus avancée vers l'Autriche, était Palma-Nova. C'était après la
+fameuse citadelle d'Alexandrie, celle dont Napoléon poussait le plus
+activement les travaux, parce qu'elle commandait la plaine du Frioul.
+Venait ensuite un peu à gauche, fermant les gorges des Alpes
+juliennes, Osopo, puis sur l'Adige Legnago, sur le Mincio Mantoue, sur
+le Tanaro enfin Alexandrie, base essentielle de la puissance française
+en Italie. Ordre avait été donné de renfermer dans ces places
+l'artillerie, qui montait à plus de 800 bouches à feu, et de ne pas
+laisser hors de leur enceinte un objet quelconque, canon, fusil,
+projectile, pouvant être enlevé par une surprise de l'ennemi. Venise,
+dont les défenses n'étaient pas encore perfectionnées, mais qui avait
+pour elle ses lagunes, se trouvait ajoutée à cette classification.
+Napoléon avait choisi pour la commander un officier d'une rare
+énergie, le général Miollis. Il avait prescrit à ce dernier d'y
+exécuter à la hâte les travaux nécessaires pour mettre à profit les
+avantages du site, en attendant qu'on pût construire les ouvrages
+réguliers, qui <span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> devaient rendre la place inexpugnable. C'est
+dans ces réduits d'Osopo, de Palma-Nova, de Legnago, de Venise, de
+Mantoue, d'Alexandrie, que Napoléon avait distribué les dépôts. Ceux
+qui appartenaient aux armées de Dalmatie et de Lombardie étaient
+répartis dans les places, depuis Palma-Nova jusqu'à Alexandrie, afin
+d'y tenir garnison, et de s'y instruire. Ceux qui appartenaient à
+l'armée de Naples avaient été réunis dans les légations. C'est vers
+ces dépôts que devaient se diriger les quinze ou vingt mille conscrits
+destinés à l'Italie. Napoléon, répétant sans cesse que des soins
+donnés aux bataillons de dépôt dépendaient la qualité et la durée
+d'une armée, avait prescrit les mesures nécessaires pour que la santé
+et l'instruction des hommes y fussent également soignées, et pour que
+ces bataillons pussent toujours fournir, outre le recrutement régulier
+des bataillons de guerre, les garnisons des places, et de plus une ou
+deux divisions de renfort, destinées à se porter sur les points où
+viendrait à se produire un besoin imprévu. La défense des places étant
+ainsi assurée, l'armée active devenait entièrement disponible. Elle
+consistait pour la Lombardie en 16 mille hommes, répandus dans le
+Frioul, et en 24 mille échelonnés de Milan à Turin, les uns et les
+autres prêts à marcher. Restait l'armée de Naples, forte d'environ 50
+mille hommes, dont une grande partie était en mesure d'agir
+immédiatement. Masséna était sur les lieux: si la guerre éclatait avec
+l'Autriche, il avait pour instruction de se reporter sur la haute
+Italie, avec 30 mille hommes, et de les réunir aux 40 mille qui
+occupaient le Piémont <span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> et la Lombardie. Il n'y avait pas
+d'armée autrichienne capable de forcer l'opiniâtre Masséna, disposant
+de 70 mille Français, ayant en outre des appuis tels que Palma-Nova,
+Osopo, Venise, Mantoue, Alexandrie. Enfin, pour ce cas, le général
+Marmont lui-même devait jouer un rôle utile, car, s'il était bloqué en
+Dalmatie, il était assuré de retenir devant lui 30 mille Autrichiens
+au moins, et s'il ne l'était pas, il pouvait se jeter sur le flanc ou
+sur les derrières de l'ennemi.</p>
+
+<p>Telles étaient les instructions adressées au prince Eugène pour la
+défense de l'Italie. Elles se terminaient par la recommandation
+suivante: «Lisez tous les jours ces instructions, et rendez-vous
+compte le soir de ce que vous aurez fait le matin pour les exécuter,
+mais sans bruit, sans effervescence de tête, et sans porter l'alarme
+nulle part.» (Saint-Cloud, 18 septembre 1806.)</p>
+
+<span class="sidenote">Précautions prises en Allemagne pour couvrir la Bavière.</span>
+
+<p>Napoléon, toujours préoccupé de ce que pourrait tenter l'Autriche
+pendant qu'il serait en Prusse, ordonna de semblables précautions du
+côté de la Bavière. Il avait enjoint au maréchal Soult de laisser une
+forte garnison à Braunau, place de quelque importance, à cause de sa
+situation sur l'Inn. Il avait recommandé d'y exécuter les travaux les
+plus urgents, et d'y accumuler les bois qui descendent des Alpes par
+l'Inn, disant <em>qu'avec des bras et du bois, on pouvait créer une place
+forte, là où il n'existerait rien</em>. Il avait mis en garnison à Braunau
+le 3<sup>e</sup> de ligne, beau régiment à quatre bataillons, dont trois de
+guerre, plus 500 hommes d'artillerie, 500 hommes de cavalerie, un
+détachement bavarois, de nombreux <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> officiers du génie, le tout
+présentant une force d'environ 5 mille hommes.
+<span class="sidenote">Moyens de défense préparés à Braunau.</span>
+Il y avait amassé des
+vivres pour huit mois, une grande quantité de munitions, une somme
+considérable d'argent; il avait ajouté à ces précautions le choix d'un
+commandant énergique, en lui donnant des instructions dignes de servir
+de leçon à tous les gouverneurs de villes assiégées. Ces instructions
+contenaient l'ordre de se défendre à outrance, de ne se rendre qu'en
+cas de nécessité absolue, et après avoir supporté trois assauts
+répétés au corps de place.</p>
+
+<p>Napoléon avait décidé en outre qu'une partie de l'armée bavaroise,
+laquelle était à sa disposition en vertu du traité de la confédération
+du Rhin, serait réunie sur les bords de l'Inn. Il avait ordonné de
+former une division de 15 mille hommes de toutes armes, et de la
+placer sous le canon de Braunau. De telles forces, si elles ne
+pouvaient tenir la campagne, étaient cependant un premier obstacle
+opposé à un ennemi débouchant à l'improviste, et un point d'appui tout
+préparé pour l'armée qui viendrait au secours de la Bavière. Napoléon,
+en effet, quelque avancé qu'il fût en Allemagne, pourrait toujours,
+après avoir éloigné les Prussiens et les Russes par une bataille
+gagnée, faire volte-face, se jeter par la Silésie ou par la Saxe sur
+la Bohême, et punir sévèrement l'Autriche, si elle osait tenter une
+nouvelle agression. Après s'être mis en garde contre l'Autriche, il
+songea aux parties de l'Empire que les Anglais menaçaient d'un
+débarquement.</p>
+
+<span class="sidenote">Précautions pour la défense de la Hollande, du bas Rhin et
+des côtes de l'Océan.</span>
+
+<p>Il prescrivit à son frère Louis de former un camp à Utrecht, composé
+de 12 ou 15 mille Hollandais et des <span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> 5 mille Français restés en
+Hollande. Il réunit autour de la place de Wesel, nouvellement acquise
+à la France, depuis l'attribution du duché de Berg à Murat, une
+division française de 10 à 12 mille hommes. Le roi Louis devait se
+porter sur Wesel, prendre le commandement de cette division, et, la
+joignant aux troupes du camp d'Utrecht, feindre avec 30 mille hommes
+une attaque sur la Westphalie. Il lui était même recommandé de
+répandre le bruit d'une réunion de 80 mille hommes, et de faire
+quelques préparatifs en matériel, propres à accréditer ce bruit.
+Napoléon, par des raisons qu'on appréciera bientôt, désirait bien
+attirer de ce côté l'attention des Prussiens, mais en réalité il
+voulait que le roi Louis, ne s'éloignant pas trop de la Hollande, se
+tînt toujours en mesure, soit de défendre son royaume contre les
+Anglais, soit de lier ses mouvements aux corps français placés sur le
+Rhin ou à Boulogne. Outre les sept corps de la grande armée, dont le
+rôle était de faire la guerre au loin, Napoléon avait résolu d'en
+former un huitième, sous le maréchal Mortier, qui aurait pour mission
+de pivoter autour de Mayence, de surveiller la Hesse, de rassurer par
+sa présence les confédérés allemands, de donner enfin la main au roi
+Louis vers Wesel. Ce corps, pris sur les troupes de l'intérieur,
+devait être fort de 20 mille hommes. Il fallait toute l'industrie de
+Napoléon pour le porter à ce nombre, car des 140 mille hommes
+stationnés à l'intérieur, en retranchant les dépôts, la garde
+impériale, il restait fort peu de troupes disponibles, indépendamment
+de ce huitième corps, le maréchal Brune était chargé cette année
+comme la précédente, <span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> de garder la flottille de Boulogne, en y
+employant les marins et quelques bataillons de dépôt, qui s'élevaient
+à environ 18 mille hommes. Napoléon ne voulait user des gardes
+nationales qu'avec une extrême circonspection, parce qu'il craignait
+d'agiter le pays, et d'étendre surtout à une trop grande partie de la
+population les charges de la guerre.
+<span class="sidenote">Emploi des gardes nationales.</span>
+Comptant néanmoins sur l'esprit
+belliqueux de certaines provinces frontières, il ne répugnait pas à
+lever en Lorraine, en Alsace, en Flandre, quelques détachements, peu
+nombreux, bien choisis, composés avec les compagnies d'élite,
+c'est-à-dire avec les grenadiers et les voltigeurs, et soldés au
+moment de leur déplacement. Il en avait fixé le nombre à 6 mille pour
+le Nord, et à 6 mille pour l'Est. Les 6 mille gardes nationaux du
+Nord, réunis sous le général Rampon, établis à Saint-Omer, organisés
+avec soin, mais peu éloignés de chez eux, présentaient une utile
+réserve, toujours prête à courir auprès du maréchal Brune, et à lui
+fournir le secours de son patriotisme. Les 6 mille gardes nationaux de
+l'Est devaient se rassembler à Mayence, former la garnison de cette
+place, et rendre ainsi plus disponibles les troupes du maréchal
+Mortier.</p>
+
+<p>Le maréchal Kellermann, l'un des vétérans que Napoléon avait
+l'habitude de mettre à la tête des réserves, commandait les dépôts
+stationnés le long du Rhin, et, tout en veillant à leur instruction,
+il pouvait, en se servant des soldats déjà instruits, former un corps
+de quelque valeur, et si un danger menaçait le haut Rhin, s'y porter
+rapidement.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> Grâce à cette réunion de moyens on avait de quoi faire face à
+toutes les éventualités. Que la Hesse, par exemple, excitée par les
+Prussiens, inspirât des inquiétudes, le maréchal Mortier partant de
+Mayence était en mesure de s'y rendre avec le huitième corps. Le roi
+Louis, placé en échelon, devait lui amener une partie du camp
+d'Utrecht et de Wesel. Si le danger menaçait la Hollande, le roi Louis
+et le maréchal Mortier avaient ordre de s'y réunir tous les deux. Le
+maréchal Brune lui-même y devait venir de son côté. Si, au contraire,
+c'était Boulogne qui se trouvait en péril, le maréchal Brune devait
+recevoir le secours du roi Louis, que ses instructions chargeaient
+d'accourir au besoin vers cette partie des frontières de l'Empire. Par
+ce système d'échelons, calculé avec une précision rigoureuse, tous les
+points exposés à un accident quelconque, depuis le haut Rhin jusqu'en
+Hollande, depuis la Hollande jusqu'à Boulogne, pouvaient être secourus
+en temps utile, et aussi vite que l'exigerait la marche de l'ennemi le
+plus expéditif.</p>
+
+<p>Restaient à garder les côtes de France depuis la Normandie jusqu'à la
+Bretagne. Napoléon avait laissé plusieurs régiments dans ces
+provinces, et, suivant son usage, il en avait rassemblé les compagnies
+d'élite, en un camp volant à Pontivy, au nombre de 2,400 grenadiers et
+voltigeurs. Le général Boyer était chargé de les commander. Il avait à
+sa disposition des fonds secrets, des espions, et des détachements de
+gendarmes. Il devait faire des patrouilles dans les lieux suspects,
+et, si un débarquement menaçait Cherbourg ou Brest, s'y jeter avec
+les <span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> 2,400 hommes qu'il avait sous ses ordres. Napoléon ne
+gardait à Paris qu'un corps de 8 mille hommes, composé de trois
+régiments d'infanterie et de quelques escadrons de cavalerie. Ces
+régiments avaient reçu leur contingent de conscrits. Junot, gouverneur
+de Paris, avait l'ordre spécial de veiller sans cesse à leur
+instruction, et de considérer ce soin comme le premier de ses devoirs.
+Ces 8 mille hommes étaient une dernière réserve, prête à se rendre
+partout où sa présence serait nécessaire. Napoléon venait d'imaginer
+un moyen de faire voyager les troupes en poste, et il l'avait employé
+pour la garde impériale, transportée en six jours de Paris sur le
+Rhin. Les troupes destinées à voyager de la sorte, exécutaient le jour
+du départ une marche forcée à pied, puis elles étaient placées sur des
+charrettes, qui portaient dix hommes chacune, et qui étaient
+échelonnées de dix en dix lieues, de manière à parcourir 20 lieues par
+jour. On payait les charrettes à 5 francs par collier, et les
+cultivateurs, requis pour ce service, étaient loin de s'en plaindre.
+Napoléon avait fait préparer un travail pour les routes de la
+Picardie, de la Normandie et de la Bretagne, afin de transporter en
+quatre, cinq, ou six jours, à Boulogne, à Cherbourg ou à Brest, les 8
+mille hommes laissés à Paris. La capitale serait dans ce cas livrée à
+elle-même.&mdash;Il faut, disait Napoléon au prince Cambacérès, qui lui
+exprimait ses inquiétudes à ce sujet, il faut que Paris s'habitue à ne
+plus voir un aussi grand nombre de sentinelles à chaque coin de
+rue.&mdash;Il ne devait rester dans Paris que la garde municipale, <span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span>
+s'élevant alors à 3 mille hommes. Le nom de Napoléon, la tranquillité
+des temps, dispensaient de consacrer plus de forces à la garde de la
+capitale.</p>
+
+<p>Quant aux ports de Toulon et de Gênes, Napoléon y avait laissé de
+suffisantes garnisons. Mais il savait bien que les Anglais n'étaient
+pas assez malavisés pour essayer une tentative sur des places aussi
+fortes. Il n'avait de craintes sérieuses que relativement à Boulogne.</p>
+
+<p>Ainsi, dans le vaste cercle embrassé par sa prévoyance, il avait paré
+à tous les dangers possibles. Si l'Autriche, apportant à la Prusse un
+secours qu'elle n'en avait pas reçu, prenait part à la guerre, l'armée
+d'Italie, concentrée sous Masséna et appuyée sur des places de premier
+ordre, telles que Palma-Nova, Mantoue, Venise, Alexandrie, pouvait
+opposer 70 mille hommes aux Autrichiens, tandis qu'avec 12 ou 15
+mille, le général Marmont se jetterait dans leur flanc par la route de
+la Dalmatie. L'Inn, Braunau et les Bavarois devaient suffire dans le
+premier moment à la défense de la Bavière. Le maréchal Kellermann
+avait les dépôts pour couvrir le haut Rhin. Le maréchal Mortier, le
+roi Louis, le maréchal Brune, par un mouvement des uns vers les
+autres, étaient en mesure de réunir 50 mille hommes, sur le point qui
+serait menacé, depuis Mayence jusqu'au Helder, depuis le Helder
+jusqu'à Boulogne. Paris enfin, dans un péril pressant, pourrait se
+réduire à ses troupes de police, et envoyer un corps de réserve sur
+les côtes de Normandie ou de Bretagne.</p>
+
+<p>Ces combinaisons diverses, rédigées avec une <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> clarté
+frappante, avec le soin le plus minutieux des détails, avaient été
+communiquées au prince Eugène, au roi Joseph, au roi Louis, aux
+maréchaux Kellermann, Mortier et Brune, à tous ceux en un mot qui
+devaient concourir à leur exécution. Chacun d'eux en connaissait ce
+qui lui était nécessaire pour s'acquitter de sa tâche.
+L'archichancelier Cambacérès, placé au centre, et chargé de donner des
+ordres au nom de l'Empereur, avait seul reçu communication de
+l'ensemble.</p>
+
+<span class="sidenote">Ordres pour l'entrée en campagne de la grande armée.</span>
+
+<p>Vingt-quatre ou quarante-huit heures suffisaient à Napoléon pour
+arrêter ses plans, et pour en ordonner les détails, quand il avait
+pris la résolution d'agir. Il dictait alors pendant un ou deux jours,
+sans presque s'arrêter, jusqu'à cent ou deux cents lettres, qui toutes
+ont été conservées, qui toutes demeureront d'éternels modèles de l'art
+d'administrer les armées et les empires. Le prince Berthier,
+l'interprète habituel de ses volontés, ayant dû rester à Munich pour
+les affaires de la Confédération du Rhin, il appela le général Clarke,
+et consacra les journées des 18 et 19 septembre à lui dicter ses
+ordres. Napoléon prévoyait qu'une vingtaine de jours s'écouleraient
+encore en vaines explications avec la Prusse, après lesquelles la
+guerre commencerait inévitablement, car les explications étaient
+désormais impuissantes pour terminer une pareille querelle. Il voulut
+donc employer ces vingt jours à compléter la grande armée, et à la
+pourvoir de tout ce qui pouvait lui être encore nécessaire.</p>
+
+<p>Ce n'est pas en vingt jours qu'on parviendrait à mettre sur le pied
+de guerre une armée nombreuse, <span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> les régiments qui devraient la
+composer fussent-ils complétement organisés chacun de leur côté. La
+réunir sur le point principal du rassemblement, la distribuer en
+brigades et en divisions, lui former un état-major, lui procurer des
+parcs, des équipages, du matériel de tout genre, exigerait encore une
+suite d'opérations longues et compliquées. Mais Napoléon, surpris
+l'année précédente par l'Autriche au moment de passer en Angleterre,
+et cette année par la Prusse au retour d'Austerlitz, avait son armée
+toute prête, et cette fois même toute transportée sur le théâtre de la
+guerre, puisqu'elle se trouvait dans le haut Palatinat et la
+Franconie.
+<span class="sidenote">État matériel et moral de la grande armée depuis
+Austerlitz.</span>
+Elle ne laissait rien à désirer sous aucun rapport.
+Discipline, instruction, habitude de la guerre renouvelée récemment
+dans une campagne immortelle, forces réparées par un repos de
+plusieurs mois, santé parfaite, ardeur de combattre, amour de la
+gloire, dévouement sans bornes à son chef, rien ne lui manquait. Si
+elle avait perdu quelque chose de cette régularité de man&oelig;uvres,
+qui la distinguait en quittant Boulogne, elle avait remplacé cette
+qualité plus apparente que solide, par une assurance et une liberté de
+mouvements, qui ne s'acquièrent que sur les champs de bataille. Ses
+vêtements usés, mais propres, ajoutaient à son air martial. Comme nous
+l'avons dit ailleurs, elle n'avait voulu tirer des dépôts ni ses
+vêtements neufs ni sa solde, se réservant de jouir de tout cela lors
+des fêtes que Napoléon lui préparait en septembre, fêtes superbes,
+mais chimériques, hélas! comme le milliard promis autrefois par la
+Convention! Cette armée héroïque, vouée désormais <span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> à une
+guerre éternelle, ne devait plus connaître d'autres fêtes que les
+batailles, les entrées dans les capitales conquises, l'admiration des
+vaincus! C'est à peine si quelques-uns des braves qui la composaient
+étaient destinés à regagner leurs foyers, et à mourir dans le calme de
+la paix! Et ceux-là même en vieillissant étaient condamnés à voir leur
+patrie envahie, démembrée, privée de la grandeur qu'elle devait à
+l'effusion de leur sang généreux!</p>
+
+<p>Cependant, si bien préparée que soit une armée, elle ne l'est jamais
+au point de ne plus éprouver aucun besoin. Napoléon, à son expérience
+profonde de l'organisation des troupes, joignait une connaissance
+personnelle de son armée, vraiment extraordinaire. Il savait la
+résidence, l'état, la force de tous ses régiments. Il savait ce qui
+manquait à chacun d'eux, en hommes ou en matériel, et s'ils avaient
+laissé quelque part un détachement qui les affaiblît, il savait où le
+retrouver.
+<span class="sidenote">Soins pour vêtir le soldat.</span>
+Son premier soin était toujours de chausser le soldat et de
+le garantir du froid. Il fit expédier sur-le-champ des souliers et des
+capotes. Il voulait que chaque homme eût une paire de souliers aux
+pieds, et deux dans le sac. L'une de ces deux paires fut donnée en
+gratification à tous les corps, et la fortune du soldat est si
+modique, que ce léger don n'était pas sans valeur. Il ordonna
+d'acheter en France et à l'étranger tous les chevaux de selle et de
+trait qu'on pourrait se procurer. L'armée n'en avait pas actuellement
+besoin, mais, dans sa sollicitude pour les dépôts, il désirait que les
+chevaux n'y manquassent pas plus que les hommes.
+<span class="sidenote">Conscrits tirés des dépôts pour compléter les bataillons.</span>
+Il ordonna ensuite
+de <span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> faire partir des dépôts, qui allaient regorger de
+conscrits, trois ou quatre cents hommes par régiment, afin de porter
+les bataillons de guerre à un effectif de huit ou neuf cents hommes
+chacun, sachant qu'après deux mois de campagne ils seraient bientôt
+réduits à celui de six ou sept cents. La force de la grande armée
+devait s'en trouver augmentée de vingt mille combattants, et il
+devenait possible alors de congédier sans la trop affaiblir les
+soldats usés par la fatigue, car pour cette armée de la révolution il
+n'y avait eu jusqu'ici d'autre terme à son dévouement que les
+blessures ou la mort.
+<span class="sidenote">Remplacement des hommes usés par les fatigues.</span>
+On voyait dans ses rangs de vieux soldats,
+attachés à leurs régiments comme à une famille, dispensés de tout
+service, mais toujours prêts dans un danger à déployer leur ancienne
+bravoure, et profitant de leurs loisirs pour conter à leurs jeunes
+successeurs les merveilles auxquelles ils avaient assisté. Il y avait,
+dans le grade de capitaine surtout, beaucoup d'officiers qui n'étaient
+plus en état de servir.
+<span class="sidenote">Emploi des jeunes officiers sortis des écoles.</span>
+Napoléon ordonna de tirer des écoles
+militaires tous les jeunes gens que leur âge rendait propres à la
+guerre, pour en former des officiers. Il appréciait fort les sujets
+fournis par ces écoles; il les trouvait non-seulement instruits, mais
+braves, car l'éducation élève le c&oelig;ur autant que l'esprit.</p>
+
+<p>Après avoir pris les moyens de rajeunir l'armée, il s'occupa de
+l'organisation de ses équipages. Il voulait qu'elle fût expéditive, et
+peu chargée de bagages. Son expérience ne le portait point à se passer
+de magasins, comme on l'a prétendu quelquefois, car il ne dédaignait
+aucun genre de prévoyance, et <span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> il ne négligeait pas plus les
+approvisionnements que les places fortes. Mais la guerre offensive,
+qu'il préférait à toute autre, ne permettait guère de créer des
+magasins, puisqu'il aurait fallu les créer sur le territoire ennemi,
+qu'on avait coutume d'envahir dès le début des opérations.
+<span class="sidenote">Organisation des équipages, et moyens employés pour nourrir
+l'armée en campagne.</span>
+Son système
+d'alimentation consistait à vivre chaque soir sur le pays occupé, à
+s'étendre assez pour se nourrir, pas assez pour être dispersé, et puis
+à traîner après soi, dans des caissons, le pain de plusieurs jours.
+Cet approvisionnement, ménagé avec soin, et renouvelé dès qu'on
+s'arrêtait, servait pour les cas de concentrations extraordinaires,
+qui précédaient et suivaient les batailles. Pour le transporter,
+Napoléon avait calculé qu'il lui fallait deux caissons par bataillon,
+et un caisson par escadron. En y joignant les voitures nécessaires aux
+malades et aux blessés, quatre ou cinq cents caissons devaient suffire
+à tous les besoins de l'armée. Il défendit expressément qu'aucun
+officier, qu'aucun général fît servir à son usage les charrois
+destinés aux troupes. Les transports étaient exécutés alors par une
+compagnie, qui louait à l'État ses caissons tout attelés. Ayant
+découvert que l'un des maréchaux, favorisé par cette compagnie, avait
+plusieurs voitures à sa disposition, Napoléon réprima cette infraction
+aux règles avec la dernière sévérité, et rendit le prince Berthier
+responsable de l'accomplissement de ses ordres. L'armée était alors
+exempte des abus que le temps, la richesse croissante de ses chefs, y
+introduisirent bientôt.</p>
+
+<span class="sidenote">Wurzbourg devenu le centre de tous les rassemblements en
+hommes et en matériel.</span>
+
+<p>Napoléon commanda ensuite de grands amas de <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> grain, tout le
+long du Rhin, et une immense fabrication de biscuit. Ces vivres
+devaient être réunis à Mayence, et de Mayence dirigés par la
+navigation du Mein sur Wurzbourg. Située dans la haute Franconie, tout
+près des défilés qui aboutissent en Saxe, et dominée par une
+excellente citadelle, Wurzbourg devait être notre base d'opération.
+Napoléon rechercha si, dans les environs, il n'y aurait pas encore
+d'autres postes fortifiés. Les officiers, envoyés secrètement en
+reconnaissance, ayant désigné Forchheim et Kronach, il ordonna de les
+armer, et d'y mettre en sûreté les vivres, munitions, outils, dont il
+avait prescrit la réunion.</p>
+
+<p>Wurzbourg appartenait depuis quelques mois à l'archiduc Ferdinand,
+celui qui avait été successivement grand-duc de Toscane, électeur de
+Salzbourg, et enfin, depuis la dernière paix avec l'Autriche, duc de
+Wurzbourg. Ce prince sollicitait son adjonction à la Confédération du
+Rhin, au milieu de laquelle ses nouveaux États se trouvaient enclavés.
+Il était doux, sage, aussi bien disposé envers la France que pouvait
+l'être un prince autrichien; et on était assuré d'obtenir de lui
+toutes les facilités désirables pour les préparatifs qu'on voulait
+faire. Wurzbourg devint donc le centre des rassemblements d'hommes et
+de matériel, ordonnés par Napoléon.</p>
+
+<p>L'argent ne manquait plus depuis la crise financière de l'hiver
+précédent. Napoléon, d'ailleurs, avait dans le trésor de l'armée une
+précieuse ressource. Sans dépenser ce trésor, exclusivement consacré
+aux dotations de ses soldats, il y faisait des emprunts, <span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> que
+l'État devait rembourser ensuite, en payant l'intérêt et le capital
+des sommes empruntées. Napoléon avait envoyé beaucoup de numéraire à
+Strasbourg, et confié des fonds au prince Berthier, pour vaincre par
+la puissance de l'argent comptant les obstacles que rencontrerait
+l'exécution de ses volontés.</p>
+
+<span class="sidenote">Augmentation de la garde impériale.</span>
+
+<p>La garde impériale avait voyagé en poste, comme on l'a vu, grâce aux
+relais de charrettes préparés sur la route. On avait expédié ainsi
+3,000 grenadiers et chasseurs à pied. Ne pouvant user de ce mode de
+transport pour la cavalerie et l'artillerie, on achemina par la voie
+ordinaire les grenadiers et les chasseurs à cheval, formant près de
+3,000 chevaux, ainsi que le parc d'artillerie de la garde, fort de 40
+bouches à feu. C'était une réserve de 7,000 hommes, propres à parer à
+tous les accidents imprévus. Napoléon, aussi prudent dans l'exécution
+que hardi dans la conception de ses plans, faisait grand cas des
+réserves, et c'était surtout pour s'en créer une qu'il avait institué
+la garde impériale. Mais, prompt à découvrir les inconvénients
+attachés aux plus excellentes choses, il trouvait l'entretien de cette
+garde trop dispendieux, et craignait, pour la recruter, d'appauvrir
+l'armée en sujets de choix. Les vélites, espèce d'engagés volontaires,
+dont il avait imaginé la création, pour augmenter la garde sans puiser
+dans l'armée, lui avaient paru trop coûteux aussi, et pas assez
+nombreux.
+<span class="sidenote">Création des fusiliers de la garde.</span>
+Il ordonna donc de composer, sous le titre de <em>fusiliers de
+la garde</em>, un nouveau régiment d'infanterie, dont tous les soldats
+seraient choisis dans le contingent annuel, dont les <span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span>
+officiers et sous-officiers seraient pris dans la garde, qui porterait
+l'uniforme de celle-ci, qui servirait avec elle, serait seulement
+traité en jeune troupe, c'est-à-dire moins ménagé au feu, jouirait
+d'une très-légère augmentation de solde, et aurait bientôt toutes les
+qualités de la garde elle-même, sans coûter autant, et sans priver
+l'armée de ses soldats les meilleurs.
+<span class="sidenote">Nouvelle formation des grenadiers Oudinot.</span>
+En attendant le résultat de
+cette ingénieuse combinaison, Napoléon eut recours au moyen déjà usité
+d'extraire des corps, et de réunir en bataillons, les compagnies de
+grenadiers et celles de voltigeurs. C'est ainsi qu'avaient été formés,
+en 1804, les grenadiers d'Arras, devenus depuis grenadiers Oudinot. On
+avait pris à cette époque les compagnies de grenadiers de tous les
+régiments qui n'étaient pas destinés à faire partie de l'expédition de
+Boulogne. Après Austerlitz, plusieurs de ces compagnies avaient été
+renvoyées à leurs corps. Napoléon ordonna de joindre à celles qui
+étaient demeurées ensemble les grenadiers et voltigeurs des dépôts et
+régiments stationnés dans les 25<sup>e</sup> et 26<sup>e</sup> divisions militaires (pays
+compris entre le Rhin, la Meuse et la Sambre), de les organiser en
+bataillons de 6 compagnies chacun, et de les acheminer sur Mayence.
+C'était un nouveau corps de 7,000 hommes, qui, joint à la garde
+impériale, devait porter la réserve de l'armée à 14,000 hommes. Il y
+ajouta 2,400 dragons d'élite, formés en bataillons de 4 compagnies ou
+escadrons, et devant servir soit à pied, soit à cheval, toujours à
+côté de la garde. Ces dragons, tirés de la Champagne, de la
+Bourgogne, de la Lorraine, de l'Alsace, <span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> pouvaient être
+transportés en une vingtaine de jours sur le Mein.</p>
+
+<span class="sidenote">Force totale de l'armée active.</span>
+
+<p>Les réserves dont nous venons de décrire la composition, ajoutées aux
+conscrits tirés des dépôts, allaient accroître considérablement les
+forces prêtes à marcher sur la Prusse. La grande armée était composée
+de sept corps, dont six seulement en Allemagne, le second sous le
+général Marmont, ayant passé en Dalmatie. Les commandants de ces corps
+étaient demeurés les mêmes. Le maréchal Bernadotte commandait le
+premier corps fort de 20 mille hommes; le maréchal Davout commandait
+le troisième fort de 27; le maréchal Soult était à la tête du
+quatrième, dont la force s'élevait à 32 mille soldats. Le maréchal
+Lannes, toujours dévoué, mais toujours sensible et irritable, avait
+quitté un instant le cinquième corps, par suite d'un mécontentement
+passager. Il venait d'en reprendre le commandement au premier bruit de
+guerre. Ce corps montait à 22 mille hommes, même depuis que les
+grenadiers Oudinot n'en faisaient plus partie. Le maréchal Ney avait
+continué de diriger le sixième, resté à un effectif de 20 mille
+soldats présents au drapeau. Le septième, sous le maréchal Augereau,
+en comptait 17 mille. La réserve de cavalerie, dispersée dans les pays
+fertiles en fourrage, pouvait réunir 28 mille cavaliers. Murat,
+toujours chargé de la commander, avait reçu ordre de quitter le duché
+de Berg: il accourait tout joyeux de recommencer un genre de guerre
+qu'il faisait si bien, et d'entrevoir pour prix de ses exploits, non
+plus un duché mais un royaume.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span> Ces six corps, avec la réserve de cavalerie, ne présentaient
+pas moins de 170 mille combattants. En y ajoutant la garde, les
+troupes d'élite, les états-majors, le parc de réserve, on peut dire
+que la grande armée s'élevait à environ 190 mille hommes. Il était à
+présumer que dans les premiers jours elle ne serait pas rassemblée
+tout entière, car de la garde et des compagnies d'élite il ne devait y
+avoir d'arrivée que la garde à pied. Mais 170 mille hommes
+suffisaient, et au delà, pour le commencement de cette guerre. Les
+corps étaient composés des mêmes divisions, des mêmes brigades, des
+mêmes régiments que dans la dernière campagne: disposition fort sage,
+car soldats et officiers avaient appris à se connaître, et à se fier
+les uns aux autres. Quant à l'organisation générale, elle continuait
+d'être la même. C'était celle que Napoléon avait substituée à
+l'organisation de l'armée du Rhin, et dont il venait d'éprouver
+l'excellence dans la campagne d'Autriche, la première de toutes où
+l'on eût vu deux cent mille hommes marchant sous un seul chef. L'armée
+se trouvait toujours divisée en corps qui étaient complets en
+infanterie et artillerie, mais qui n'avaient, en fait de cavalerie,
+que quelques chasseurs et hussards pour se garder. Le gros de la
+cavalerie était toujours concentré sous Murat, et placé directement
+sous la main de Napoléon, par les motifs que nous avons fait connaître
+ailleurs. La garde, les compagnies d'élite formaient une réserve
+générale de toutes armes, ne quittant jamais Napoléon, et marchant
+près de lui, non pour veiller sur sa personne, mais pour obéir plus
+rapidement à sa pensée.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> <span class="sidenote">Les ordres de mouvement donnés pour le 3 et le 4
+octobre.</span>
+
+<p>Les ordres de mouvement furent donnés de manière à être exécutés dans
+les premiers jours d'octobre. Napoléon enjoignit aux maréchaux Ney et
+Soult de se réunir dans le pays de Bayreuth, pour former la droite de
+l'armée (voir la carte n<sup>o</sup> 34); aux maréchaux Davout et Bernadotte de
+se réunir autour de Bamberg, pour en former le centre; aux maréchaux
+Lannes et Augereau de se réunir aux environs de Cobourg, pour en
+former la gauche. Il concentrait ainsi ses forces sur les frontières
+de la Saxe, dans des vues militaires dont on appréciera bientôt
+l'étendue et la profondeur. Murat avait ordre de rassembler la
+cavalerie à Wurzbourg. La garde à pied, transportée en six jours sur
+le Rhin, marchait vers le même point. Ces différents corps devaient
+être rendus à leur poste du 3 au 4 octobre. Il leur était expressément
+recommandé de ne pas dépasser les frontières de la Saxe.</p>
+
+<span class="sidenote">Dernières explications avec la Prusse.</span>
+
+<p>Tout étant préparé, soit pour la sûreté de l'Empire, soit pour la
+guerre active qu'on allait entreprendre, Napoléon résolut de quitter
+Paris. Il n'était rien survenu de nouveau dans les relations avec la
+Prusse. Le ministre Laforest avait gardé le silence prescrit par
+Napoléon, mais il mandait que le roi, dominé par les passions de la
+cour et de la jeune aristocratie, étant parti pour son armée, il n'y
+avait plus d'espoir de prévenir la guerre, à moins que les deux
+monarques, présents à leurs quartiers généraux, n'échangeassent
+quelques explications directes, qui fissent cesser un déplorable
+malentendu, et pussent satisfaire l'orgueil des deux gouvernements.
+Malheureusement de telles explications n'étaient guère <span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> à
+espérer. M. de Knobelsdorf, resté à Paris, protestait des intentions
+pacifiques de son cabinet. Peu initié au secret des affaires, ne
+partageant ni ne comprenant les passions qui entraînaient sa cour, il
+jouait auprès de Napoléon le rôle d'un personnage respecté mais
+inutile.
+<span class="sidenote">Dispositions de toutes les cours au moment de la guerre de
+Prusse.</span>
+Les nouvelles du Nord représentaient la Russie comme pressée
+de répondre aux v&oelig;ux de la Prusse, et tout occupée de préparer ses
+armées. Les nouvelles de l'Autriche la peignaient comme épuisée,
+pleine de rancune à l'égard de la Prusse, et n'étant à craindre pour
+la France que dans le cas d'un grand revers. Quant à l'Angleterre, M.
+Fox une fois mort, le parti de la guerre désormais triomphant avait
+résumé ses prétentions dans des propositions inacceptables, telles que
+de concéder les îles Baléares, la Sicile et la Dalmatie aux Bourbons
+de Naples, c'est-à-dire aux Anglais eux-mêmes, propositions que lord
+Lauderdale, sincère ami de la paix, soutenait méthodiquement, et avec
+une naïve ignorance des intentions véritables de son cabinet.
+<span class="sidenote">Rupture des négociations avec l'Angleterre.</span>
+Napoléon
+ne voulut pas le congédier brusquement, mais il lui fit adresser une
+réponse qui équivalait à l'envoi de ses passe-ports. Il prescrivit
+ensuite une communication au Sénat, dans laquelle seraient exposées
+les longues négociations de la France avec la Prusse, et la triste
+conclusion qui les avait terminées. Il ordonna néanmoins de différer
+cette communication jusqu'à ce que la guerre fût irrévocablement
+déclarée entre les deux cours. Cependant, comme il fallait motiver son
+départ de Paris, il fit annoncer que dans un moment où les puissances
+du Nord prenaient une attitude menaçante, il croyait <span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span>
+nécessaire de se mettre à la tête de son armée, afin d'être en mesure
+de parer à tous les événements. Il tint un dernier conseil pour
+expliquer aux dignitaires de l'Empire leurs devoirs et leur rôle, dans
+les divers cas qui pouvaient se présenter.
+<span class="sidenote">Dispositions relatives au gouvernement de l'Empire en
+l'absence de Napoléon.</span>
+L'archichancelier
+Cambacérès, l'homme auquel il réservait toute sa confiance, même quand
+il laissait à Paris ses deux frères Louis et Joseph, devait la
+posséder bien davantage, quand il n'y laissait pas un seul des princes
+de sa famille. Napoléon lui confia les pouvoirs les plus étendus, sous
+les titres divers de président du Sénat, de président du Conseil
+d'État, de président du Conseil de l'Empire. Junot, l'un des hommes
+les plus dévoués à l'Empereur, avait le commandement des troupes
+cantonnées dans la capitale. Il ne restait à Paris que les femmes de
+la famille impériale. Encore Joséphine, effrayée de voir Napoléon
+exposé à de nouveaux dangers, avait-elle demandé et obtenu la
+permission de le suivre jusque sur les bords du Rhin. Elle espérait,
+en s'établissant à Mayence, être plus tôt et plus fréquemment informée
+de ce qui lui arriverait. Outre le gouvernement de l'Empire,
+l'archichancelier devait avoir celui de la famille impériale. Il lui
+était prescrit de conseiller et de contenir les personnes de cette
+famille, qui manqueraient en quelque chose, ou aux convenances, ou aux
+règles tracées par l'Empereur lui-même.</p>
+
+<span class="sidedate">Octob. 1806.</span>
+
+<span class="sidenote">Départ de Napoléon.</span>
+
+<span class="sidenote">Napoléon à Mayence.</span>
+
+<p>Napoléon partit dans la nuit du 24 au 25 septembre, accompagné de
+l'Impératrice et de M. de Talleyrand, s'arrêta quelques heures à Metz,
+pour voir la place, et se dirigea ensuite sur Mayence, <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> où il
+arriva le 28. Il apprit dans cette ville qu'un courrier de Berlin, qui
+devait lui remettre les dernières explications de la cour de Prusse,
+avait croisé sa marche avec la sienne, et continuait de courir vers
+Paris. Il ne pouvait donc obtenir, qu'en s'avançant en Allemagne, les
+éclaircissements définitifs qu'il attendait. Il vit à Mayence le
+maréchal Kellermann, préposé à l'organisation des dépôts, le maréchal
+Mortier, chargé de commander le huitième corps, et leur expliqua de
+nouveau comment ils avaient à se conduire en cas d'événement. Il fit
+compléter les approvisionnements de Mayence; il apporta quelques
+modifications à l'armement de la place; il pressa le départ des jeunes
+soldats tirés des dépôts, le transport des vivres et des munitions
+destinés à passer du Rhin dans le Mein, puis à remonter par le Mein
+jusqu'à Wurzbourg. Une troupe d'officiers d'ordonnance, courant dans
+toutes les directions, se présentant à chaque instant pour lui rendre
+compte des missions qu'ils avaient remplies, et habitués à ne rien
+affirmer qu'ils ne l'eussent vu de leurs yeux, allaient et venaient
+sans cesse, pour lui faire connaître l'état vrai des choses, et le
+point auquel était parvenue l'exécution de ses ordres. À Mayence,
+Napoléon renvoya sa maison civile, pour ne garder auprès de lui que sa
+maison militaire. Il ne put se défendre d'un moment d'émotion en
+voyant couler les larmes de l'Impératrice. Quoique plein de confiance,
+il finissait par céder lui-même à l'inquiétude générale, que faisait
+naître autour de lui la perspective d'une longue guerre au nord, dans
+des régions lointaines, contre des nations nouvelles. <span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> Il se
+sépara donc avec quelque peine de Joséphine et de M. de Talleyrand, et
+s'avança au delà du Rhin, bientôt distrait par ses vastes pensées, par
+le spectacle d'immenses préparatifs, d'un genre d'émotion qu'il
+écartait volontiers de son c&oelig;ur, plus volontiers encore de son
+visage impérieux et calme.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon à Wurzbourg.</span>
+
+<p>Une grande affluence de généraux et de princes allemands l'attendaient
+à Wurzbourg, pour lui offrir leurs hommages. Le nouveau duc de
+Wurzbourg, propriétaire et souverain du lieu, avait précédé tous les
+autres. Ce prince, qu'il avait connu en Italie, rappelait à Napoléon
+les premiers jours de sa gloire, ainsi que les relations les plus
+amicales, car c'était le seul des souverains italiens qu'il n'eût pas
+trouvé occupé à nuire à l'armée française. Aussi n'avait-il été amené
+qu'avec peine à lui faire subir sa part des vicissitudes générales.
+Napoléon fut reçu dans le palais des anciens évêques de Wurzbourg,
+palais magnifique, peu inférieur à celui de Versailles, pompeux
+monument des richesses de l'Église germanique, autrefois si puissante
+et si grandement dotée, maintenant si pauvre et si déchue.
+<span class="sidenote">Communications de Napoléon avec le duc de Wurzbourg, et
+idée d'une alliance avec l'Autriche.</span>
+Il eut avec
+l'archiduc Ferdinand un long entretien sur la situation générale des
+choses, et particulièrement sur les dispositions de la cour
+d'Autriche, dont ce prince était le plus proche parent, puisqu'il
+était frère de l'empereur François, et dont il avait une parfaite
+connaissance. Le duc de Wurzbourg, ami de la paix, ayant les lumières
+des princes autrichiens élevés en Toscane, désirait dans l'intérêt de
+son repos un rapprochement entre l'Autriche et la France. Il prit
+occasion des derniers événements pour parler à Napoléon <span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> de la
+grave question des alliances, pour décrier auprès de lui celle de la
+Prusse, et vanter celle de l'Autriche. Il essaya de lui suggérer
+quelques-unes des idées qui avaient prévalu dans le dernier siècle,
+lorsque les deux cabinets de Versailles et de Vienne, unis contre
+celui de Berlin, étaient liés à la fois par une guerre commune et par
+des mariages. Il lui rappela que cette alliance avait été l'époque
+brillante de la marine française, et s'efforça de lui démontrer que la
+France, puissante sur le continent plus qu'elle n'avait besoin de
+l'être, manquait actuellement de la force maritime nécessaire pour
+rétablir et protéger son commerce, détruit depuis quinze années. Ce
+langage n'avait rien de nouveau pour Napoléon, car M. de Talleyrand le
+faisait tous les jours retentir à ses oreilles. Le duc de Wurzbourg
+parut croire que la cour de Vienne saisirait volontiers cette occasion
+de se rapprocher de la France, et de se créer en elle un appui, au
+lieu d'un ennemi sans cesse menaçant.
+<span class="sidenote">Ouvertures à l'Autriche par l'intermédiaire de M. de La
+Rochefoucauld.</span>
+Napoléon, disposé par les
+circonstances présentes à accueillir de pareilles idées, en fut
+tellement touché qu'il écrivit lui-même à son ambassadeur, M. de La
+Rochefoucauld, et lui ordonna de faire à Vienne des ouvertures
+amicales, ouvertures assez réservées pour que sa dignité n'en souffrît
+pas, assez significatives pour que l'Autriche sût qu'il dépendait
+d'elle de former avec la France des liaisons intimes<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> Quelque puissant et confiant qu'il fût, Napoléon commençait à
+croire que, sans une grande alliance continentale, il serait toujours
+exposé au renouvellement des coalitions, détourné de sa lutte avec
+l'Angleterre, et obligé de dépenser sur terre des ressources qu'il lui
+aurait fallu dépenser exclusivement sur mer. L'alliance de la Prusse,
+qu'il avait cultivée, malheureusement avec trop peu de soin, venant de
+lui échapper, il était naturellement conduit à l'idée d'une alliance
+avec l'Autriche. Mais cette idée, fort récente chez lui, était une
+illusion d'un instant, peu digne de la ferme clairvoyance de son
+esprit. Sans doute, s'il eût voulu tout à coup payer d'un sacrifice
+cette alliance nouvelle, et rendre <span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> à l'Autriche quelques-unes
+des dépouilles qu'il lui avait arrachées, l'accord eut été possible,
+et sincère, Dieu le sait! Mais comment demander à l'Autriche, privée
+en dix ans des Pays-Bas, de la Lombardie, des duchés de Modène et de
+Toscane, de la Souabe, du Tyrol, de la couronne germanique, comment
+lui demander de s'allier au conquérant, qui lui avait enlevé tant de
+territoires et de puissance! On pouvait bien espérer sa neutralité,
+après la parole donnée au bivouac d'Urschitz, et sous l'influence des
+souvenirs de Rivoli, de Marengo, d'Austerlitz, mais l'amener à une
+alliance était une chimère de M. de Talleyrand et du duc de Wurzbourg,
+l'un cédant à des goûts personnels, l'autre dominé par les intérêts
+de sa nouvelle position. Cette tendance <span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> à rechercher une
+alliance impossible, prouvait bien quelle faute on avait commise en
+traitant légèrement l'alliance de la Prusse, qui était à la fois
+possible, facile, et fondée sur de grands intérêts communs. Au surplus
+ce rapprochement avec l'Autriche était un essai, que Napoléon tentait
+en passant, pour ne pas négliger une idée utile, mais dont il ne
+regardait pas le succès comme indispensable, dans le haut degré de
+puissance auquel il était parvenu. Il espérait, en effet, malgré tout
+ce qu'on disait des Prussiens, les battre si complétement et si vite,
+qu'il aurait bientôt l'Europe à ses pieds, et pour allié l'épuisement
+de ses ennemis, à défaut de leur bonne volonté.</p>
+
+<span class="sidenote">Visite du roi de Wurtemberg à Wurzbourg.</span>
+
+<p>On vit encore arriver à Wurzbourg un membre important de la
+Confédération du Rhin, c'était le roi de Wurtemberg, autrefois simple
+électeur, actuellement roi de la main de Napoléon, prince connu par
+l'emportement de son caractère, et par la pénétration de son esprit.
+Napoléon avait à régler avec lui les détails du mariage déjà convenu,
+entre le prince Jérôme Bonaparte et la princesse Catherine de
+Wurtemberg. Après s'être occupé de cette affaire de famille, Napoléon
+s'entendit avec le roi de Wurtemberg sur le concours des confédérés du
+Rhin, qui, tous ensemble, devaient fournir environ 40 mille hommes,
+indépendamment des 15 mille Bavarois concentrés autour de Braunau. Les
+Allemands auxiliaires s'étaient mal trouvés de servir sous le maréchal
+Bernadotte, pendant la campagne d'Autriche. Les Bavarois surtout
+demandaient comme grâce spéciale de ne plus obéir à ce maréchal.
+<span class="sidenote">Il est convenu que les auxiliaires allemands serviront sous
+les ordres du prince Jérôme.</span>
+Il
+fut décidé <span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> que l'on réunirait tous les Allemands auxiliaires
+en un seul corps, et qu'on les placerait à la suite de la grande
+armée, sous les ordres du prince Jérôme, qui avait quitté le service
+de mer pour le service de terre. Ce prince étant destiné à épouser une
+princesse allemande, et probablement à recevoir sa dot en Allemagne,
+il était sage de le familiariser avec les Allemands, et de
+familiariser les Allemands avec lui.</p>
+
+<p>L'entretien de l'empereur des Français et du monarque allemand roula
+ensuite sur la cour de Prusse. Le roi de Wurtemberg pouvait donner à
+Napoléon d'utiles renseignements, car il avait les mains pleines de
+lettres écrites de Berlin, lesquelles peignaient avec vivacité
+l'exaltation qui s'était emparée de toutes les têtes, même de celles
+qu'on devait supposer les plus saines. Le duc de Brunswick, que son
+âge, sa raison éclairée, auraient dû préserver de l'entraînement
+général, y avait cédé lui-même, et il avait écrit au roi de
+Wurtemberg, pour le menacer de planter bientôt les aigles prussiennes
+à Stuttgard, si ce prince n'abandonnait pas la Confédération du Rhin.
+Le roi de Wurtemberg, peu intimidé par de semblables menaces, montra
+toutes ces lettres à Napoléon, qui en fit son profit, et conçut contre
+la cour de Prusse un redoublement d'irritation. Napoléon s'informa
+beaucoup de l'armée prussienne et de son mérite réel. Le roi de
+Wurtemberg lui vanta outre mesure la cavalerie prussienne, et la lui
+présenta comme si redoutable, que Napoléon, frappé de ce qu'il venait
+d'entendre, en parla lui-même à tous ses officiers, prit soin de les
+préparer <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> à cette rencontre, leur rappela la manière de
+man&oelig;uvrer en Égypte, et leur dit, avec la vivacité d'expression qui
+lui était propre, qu'il fallait marcher sur Berlin <em>en un carré de
+deux cent mille hommes</em>.&mdash;</p>
+
+<span class="sidenote">Le territoire saxon ayant été envahi par les Prussiens,
+Napoléon considère la guerre comme déclaré.</span>
+
+<p>Quoique Napoléon n'eût reçu de la cour de Prusse aucune déclaration
+définitive, il se décida, sur le seul fait de l'invasion de la Saxe
+par l'armée prussienne, à considérer la guerre comme déclarée. L'année
+précédente, il avait qualifié d'hostilité l'invasion de la Bavière par
+l'Autriche; cette année il qualifia également d'hostilité l'invasion
+de la Saxe par la Prusse. Cette manière de poser la question était
+habile, car il ne paraissait intervenir en Allemagne que pour protéger
+les princes allemands du second ordre, contre ceux du premier. À ces
+conditions du reste la guerre était complétement déclarée dans le
+moment, car les Prussiens avaient passé l'Elbe, sur le pont de Dresde,
+et déjà même ils bordaient l'extrême frontière de la Saxe, comme les
+Français la bordaient de leur côté, en occupant le territoire
+franconien.</p>
+
+<span class="sidenote">Plan de campagne.</span>
+
+<p>On ne comprendrait pas le plan de campagne de Napoléon contre la
+Prusse, l'un des plus beaux, des plus grands qu'il ait jamais conçus
+et exécutés, si on ne jetait un regard sur la configuration générale
+de l'Allemagne.</p>
+
+<span class="sidenote">Configuration générale de l'Allemagne.</span>
+
+<p>L'Autriche et la Prusse se partagent le sol de l'Allemagne, comme
+elles s'en partagent la richesse, la domination, la politique,
+laissant entre elles un certain nombre de petits États, que leur
+situation géographique, les lois de l'Empire, et l'influence
+française, ont maintenus jusqu'ici dans leur indépendance. <span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span>
+L'Autriche est à l'orient de l'Allemagne, la Prusse au nord. (Voir la
+carte n<sup>o</sup> 28.)
+<span class="sidenote">Sol de l'Autriche.</span>
+L'Autriche occupe et remplit presque en entier cette
+belle vallée du Danube, longue, sinueuse, d'abord resserrée entre les
+Alpes et les montagnes de la Bohême, puis s'ouvrant au-dessous de
+Vienne, et, devenue large de cent lieues entre les Carpathes et les
+montagnes d'Illyrie, embrassant dans ces vastes berges le superbe
+royaume de Hongrie. C'est au fond de cette vallée qu'il faut aller
+chercher l'Autriche, en passant le haut Rhin entre Strasbourg et Bâle,
+en traversant ensuite les défilés de la Souabe, et en descendant par
+une marche périlleuse le cours du Danube, jusqu'au bassin au milieu
+duquel Vienne s'élève et domine.
+<span class="sidenote">Sol de la Prusse.</span>
+La Prusse, au contraire, est établie
+dans les vastes plaines du nord, dont elle occupe l'entrée. C'est
+pourquoi on l'appelait jadis <em>Marche du Brandebourg</em>. Pour parvenir
+chez elle, il faut non pas remonter le haut Rhin jusqu'à Bâle, mais le
+passer vers la moitié de son cours, à Mayence, ou le descendre jusqu'à
+Wesel, et franchir ainsi, ou tourner, le centre montagneux de
+l'Allemagne.
+<span class="sidenote">La plaine du Nord.</span>
+À peine est-on arrivé au delà des montagnes peu élevées
+de la Franconie, de la Thuringe et de la Hesse, qu'on débouche dans
+une plaine immense, que parcourent successivement le Wéser, l'Elbe,
+l'Oder, la Vistule, le Niémen, qui se termine, au nord, à l'Océan
+septentrional, et, à l'est, au pied des monts Ourals. C'est cette
+plaine qu'on appelle Westphalie, Hanovre, Prusse, le long de la mer du
+Nord, Pologne à l'intérieur du continent, Russie jusqu'à l'Oural. Sur
+le penchant des montagnes de l'Allemagne, par lesquelles <span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> on y
+arrive, c'est-à-dire en Saxe, en Thuringe, en Hesse, elle est couverte
+d'une solide terre végétale, et sur le bord des fleuves d'une riche
+terre d'alluvion. Mais dans les intervalles qui séparent ces fleuves,
+et surtout le long de la mer, elle est constamment sablonneuse; les
+eaux, sans écoulement, y forment une quantité innombrable de lacs et
+de marécages. Pour unique accident de terrain elle présente des dunes
+de sable, pour unique végétation des sapins, des bouleaux et quelques
+chênes. Elle est grave et triste comme la mer dont elle rappelle
+souvent l'image, comme la végétation élancée et sombre dont elle se
+couvre, comme le ciel du Nord. Elle est très-fertile sur le bord des
+fleuves, mais dans l'intérieur une culture maigre se développe çà et
+là au milieu des éclaircies des forêts de sapins; et si quelquefois
+elle présente le spectacle de l'abondance, c'est lorsque de nombreux
+bestiaux ont engraissé le sol. Mais telle est la puissance de
+l'économie, de la persévérance, du courage, que, dans ces sables,
+s'est formé un État de premier ordre, sinon riche, du moins aisé, la
+Prusse, &oelig;uvre hardie et patiente d'un grand homme, Frédéric II, et
+d'une suite de princes, qui, avant ou après Frédéric II, sans avoir
+son génie, ont été animés du même esprit. Et telle est aussi la
+puissance de la civilisation, que du sein de ces marécages, entourés
+de monticules sablonneux, ombragés de sapins et de bouleaux, le grand
+Frédéric a fait sortir la royale maison de Potsdam, le Versailles du
+Nord, où le génie des arts a su empreindre de grâce et d'élégance la
+tristesse de ces sombres et froides régions.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> <span class="sidenote">L'Elbe.</span>
+
+<p>L'Elbe, le premier grand fleuve qu'on rencontre dans cette plaine,
+lorsqu'on descend des montagnes du centre de l'Allemagne, est le siége
+principal de la puissance prussienne, le boulevard qui la couvre, le
+véhicule qui transporte ses produits. Dans son cours supérieur il
+arrose les campagnes de la Saxe, traverse Dresde, et baigne le pied de
+la forteresse autrefois saxonne de Torgau. Ensuite il passe au milieu
+de la Prusse, entoure Magdebourg, sa principale forteresse, protége
+Berlin, sa capitale, laquelle est placée au delà, à égale distance de
+l'Elbe et de l'Oder, entre des lacs, des dunes et des canaux. Enfin,
+avant de se jeter dans la mer du Nord, il forme le port de la riche
+cité de Hambourg, qui introduit en Allemagne, par les eaux de ce
+fleuve, les productions de l'univers. On comprend à ce simple tracé de
+l'Elbe, l'ambition de la Prusse d'en posséder le cours tout entier, et
+d'absorber d'un côté la Saxe, de l'autre les villes anséatiques et le
+Hanovre, ambition qui sommeille aujourd'hui, car toutes les ambitions
+européennes, assouvies aux dépens de la France en 1815, paraissent
+sommeiller pour un temps. Mais à l'époque dont nous retraçons
+l'histoire, l'ébranlement des États avait mis tous les désirs en feu
+et en évidence. La Prusse nous avait demandé les villes anséatiques:
+quant à la Saxe, elle n'en avait jamais osé réclamer que la
+dépendance, sous le titre de Confédération du Nord; et il est naturel
+que Napoléon éprouvât, à l'occasion de la Saxe, toutes les jalousies
+qu'il éprouvait à l'occasion de la Bavière, lorsqu'il commettait la
+faute d'être jaloux de la Prusse.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> <span class="sidenote">Point décisif de la guerre quand on opère en
+Autriche ou en Prusse.</span>
+
+<p>L'Elbe est donc le fleuve qu'il faut atteindre et franchir, quand on
+veut faire la guerre à la Prusse, comme le Danube est celui dont il
+faut descendre le cours, quand on veut faire la guerre à l'Autriche.
+Dès qu'on a réussi à forcer l'Elbe, les défenses de la Prusse tombent,
+car on lui enlève la Saxe, on annule Magdebourg, et Berlin n'a plus de
+protection. Les voies mêmes du commerce sont occupées par
+l'assaillant, ce qui devient grave, si la guerre se prolonge. Ainsi
+tandis qu'on est obligé à l'égard du Danube, après être arrivé vers
+ses sources, d'en descendre le cours jusqu'à Vienne, à l'égard de
+l'Elbe, il suffit de l'avoir franchi, pour avoir atteint le but
+principal; et, si on a conçu les vastes desseins de Napoléon, il
+devient alors nécessaire de courir à l'Oder, pour s'interposer entre
+la Prusse et la Russie, pour intercepter les secours de l'une à
+l'autre. Il faut même s'avancer jusqu'à la Vistule, battre la Russie
+en Pologne, où tant de ressentiments couvent contre elle, et suivre
+l'exemple d'Annibal, qui vint établir la guerre au centre des
+provinces italiennes, frémissantes sous le joug mal affermi de
+l'antique Rome. Tels sont les échelons de cette marche immense vers le
+Nord, qu'un seul homme a tentée jusqu'ici, Napoléon! Cette marche
+sera-t-elle tentée encore une fois? L'univers l'ignore. Si c'est
+l'intention de la Providence, que ce soit au moins une tentative
+sérieuse, au profit de la liberté et de l'indépendance de l'Occident!</p>
+
+<p>Mais pour atteindre cette plaine septentrionale, à l'entrée de
+laquelle la Prusse est située, il faut traverser la contrée
+montagneuse qui forme le centre de <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> l'Allemagne, ou bien la
+tourner en allant gagner la plage unie, qui, sous le nom de
+Westphalie, s'étend entre les montagnes et la mer du Nord.</p>
+
+<p>Cette contrée, qui ferme l'entrée de la Prusse (voir la carte n<sup>o</sup> 28),
+se compose d'un groupe de hauteurs boisées, long et large, qui d'un
+côté se lie à la Bohême, de l'autre s'élève au nord, jusqu'aux plaines
+de la Westphalie, au milieu desquelles il se termine, après s'être un
+moment redressé pour former les sommets du Hartz, si riches en métaux.
+Ce groupe montagneux qui sépare les eaux du Rhin de celles de l'Elbe,
+couvert dans sa partie supérieure de forêts, jette dans le Rhin, le
+Mein, la Lahn, la Sieg, la Ruhr, la Lippe, jette dans l'Elbe,
+l'Elster, la Saale, l'Unstrut, et enfin, directement dans la mer du
+Nord, l'Ems et le Wéser.</p>
+
+<span class="sidenote">Trois routes pour pénétrer en Prusse.</span>
+
+<p>Diverses routes se présentent pour le traverser. Premièrement, on
+peut, en partant de Mayence, se diriger à droite, remonter la vallée
+sinueuse du Mein, jusqu'au-dessus de Wurzbourg, et même jusqu'à ses
+sources. Là, aux environs de Cobourg, on rencontre les sommets boisés,
+qui, sous le nom de forêt de Thuringe, séparent la Franconie de la
+Saxe, et desquels s'échappent le Mein d'un côté, la Saale de l'autre.
+On les traverse par trois défilés, ceux de Bayreuth à Hof, de Kronach
+à Schleitz, de Cobourg à Saalfeld, puis on descend en Saxe par la
+vallée de la Saale. (Voir les cartes n<sup>os</sup> 28 et 34.) Telle est la
+première route. À gauche de ces sommets boisés qui forment la forêt de
+Thuringe, se trouve la seconde. Pour la suivre, on remonte le Mein, de
+Mayence jusqu'à Hanau; là on le quitte pour se <span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> jeter dans la
+vallée de la Werra, ou pays de Fulde, on laisse à droite la forêt de
+Thuringe, on descend par Eisenach, Gotha, Weimar, dans les plaines de
+la Thuringe et de la Saxe, et on arrive sur les bords de l'Elbe. Cette
+dernière voie a toujours été la grande route de l'Allemagne, celle de
+Francfort à Leipzig.</p>
+
+<p>La troisième route enfin consiste à tourner le centre montagneux de
+l'Allemagne, et à s'élever au nord, jusqu'à ce qu'on ait atteint la
+plaine de la Westphalie, ce qu'on fait en suivant le cours du Rhin
+jusqu'à Wesel, en le passant à Wesel, en cheminant ensuite à travers
+la Westphalie et le Hanovre, les montagnes à droite, la mer à gauche.
+On trouve ainsi sur ses pas l'Ems, le Wéser, et enfin l'Elbe, devenu à
+cette extrémité de son cours l'un des fleuves les plus considérables
+de l'Europe.</p>
+
+<p>De ces diverses manières de pénétrer dans la plaine du Nord, Napoléon
+avait choisi la première, celle qui conduit des sources du Mein aux
+sources de la Saale, en traversant les défilés de la Franconie.</p>
+
+<span class="sidenote">Route préférée par Napoléon.</span>
+
+<p>Les motifs de son choix étaient profonds. D'abord il avait ses troupes
+dans la haute Franconie, et s'il les eût transportées vers le nord,
+pour gagner la Westphalie, il se serait exposé à faire le double ou le
+triple du chemin, et à démasquer son mouvement par la longueur seule
+du trajet. Indépendamment de la longueur et de la signification de ce
+trajet, il aurait rencontré l'Ems, le Wéser, l'Elbe, et eût été obligé
+de franchir ces fleuves, dans la partie inférieure de leur cours,
+lorsqu'ils sont devenus de <span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> redoutables obstacles. Ces raisons
+ne laissaient de choix qu'entre deux partis: ou il fallait prendre la
+grande route centrale de l'Allemagne, qui se dirige par Francfort,
+Hanau, Fulde, Gotha, Weimar sur Leipzig, et passe à gauche de la forêt
+de Thuringe; ou bien il fallait remonter le Mein jusqu'à sa source, et
+se jeter de la vallée du Mein dans la vallée de la Saale, ce qui
+consistait à passer à la droite de la forêt de Thuringe. (Voir les
+cartes n<sup>os</sup> 28 et 34.) Cependant, entre ces deux routes, la seconde
+était de beaucoup préférable, par une raison qui tenait au plan
+général de Napoléon, et à son système de guerre. Plus il passait à
+droite, plus il avait chance de tourner les Prussiens par leur gauche,
+de les gagner de vitesse sur l'Elbe, de les séparer de la Saxe, de
+leur en ôter les ressources et les soldats, de franchir l'Elbe dans la
+partie de son cours la plus facile à traverser, de se rendre maître de
+Berlin, et enfin après avoir devancé les Prussiens sur l'Elbe, de les
+prévenir sur l'Oder, par où les Russes pouvaient arriver à leur
+secours. Si Napoléon atteignait ce but, il faisait quelque chose de
+pareil à ce qu'il avait accompli l'année précédente, en tournant le
+général autrichien Mack, en l'isolant des secours russes, et en
+coupant en deux les forces de la coalition, de manière à battre une
+portion après l'autre. Être le premier sur l'Elbe et sur l'Oder, était
+donc le grand problème à résoudre dans cette guerre. Pour cela, les
+défilés qui conduisent de la Franconie dans la Saxe, en passant à
+droite de la forêt de Thuringe, étaient la vraie route que Napoléon
+devait préférer, sans compter <span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> que ses troupes y étaient toutes
+transportées, et qu'il n'avait qu'à partir du point où elles se
+trouvaient pour entrer en action.</p>
+
+<p>Mais ce à quoi il devait surtout s'appliquer pour réussir, c'était à
+mettre les Prussiens en doute sur son véritable projet, c'était à leur
+persuader qu'il prendrait la route de Fulde, d'Eisenach et de Weimar,
+c'est-à-dire la route centrale de l'Allemagne, celle qui passe à la
+gauche de la forêt de Thuringe. (Voir la carte n<sup>o</sup> 34.) Dans ce but,
+il avait placé une partie de son aile gauche, composée des cinquième
+et septième corps, aux ordres des maréchaux Lannes et Augereau, vers
+K&oelig;nigshofen et Hildburghausen, sur la Werra, donnant à croire qu'il
+allait se transporter dans la haute Hesse. Et en effet, il y avait là
+de quoi les mettre en erreur. Napoléon ne s'en était pas tenu à cette
+démonstration; il avait voulu accroître leurs incertitudes, en
+ordonnant d'autres démonstrations vers la Westphalie. La marche du roi
+de Hollande, précédée de faux bruits, avait eu cet objet. Cependant
+elle n'avait pu tromper les Prussiens, jusqu'à leur persuader que
+Napoléon attaquerait par la Westphalie. Outre la présence de l'armée
+française dans la Franconie, une circonstance accessoire avait suffi
+pour les éclairer. La division Dupont, toujours employée séparément
+depuis les combats de Haslach et d'Albeck, avait été envoyée sur le
+bas Rhin, afin d'occuper le grand-duché de Berg. La guerre approchant,
+elle avait été ramenée sur Mayence et Francfort. Ce mouvement de
+gauche à droite enlevait toute vraisemblance à une opération
+offensive du <span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> côté de la Westphalie, et conduisait à croire que
+l'attaque se ferait ou par le pays de Fulde, ou par la Franconie, soit
+à gauche, soit à droite de la forêt de Thuringe. Mais lequel de ces
+deux passages serait préféré par Napoléon, là était le doute, que ce
+profond calculateur entretenait avec un soin infini dans l'esprit des
+généraux prussiens.</p>
+
+<span class="sidenote">État de l'armée prussienne.</span>
+
+<p>Rien ne peut donner une idée de l'agitation qui régnait parmi ces
+malheureux généraux. Ils étaient tous réunis à Erfurt, sur le revers
+de la forêt de Thuringe, avec les ministres, le roi, la reine et la
+cour, délibérant dans une espèce de confusion difficile à peindre. Les
+forces prussiennes, rassemblées d'abord dans chaque circonscription
+militaire, avaient été ensuite concentrées en deux masses, l'une aux
+environs de Magdebourg, sous le duc de Brunswick, l'autre aux environs
+de Dresde, sous le prince de Hohenlohe. (Voir la carte n<sup>o</sup> 34.)
+<span class="sidenote">Armée du duc de Brunswick.</span>
+L'armée principale, portée de Magdebourg à Naumbourg, sur la Saale,
+puis à Weimar et Erfurt, était dans ce moment autour de cette dernière
+ville, rangée derrière la forêt de Thuringe, son front couvert par la
+longueur de la forêt, et sa gauche par les rives escarpées de la
+Saale. Le duc de Weimar, avec un fort détachement de troupes légères,
+occupait l'intérieur de la forêt, et poussait des reconnaissances au
+delà. Le général Ruchel formait la droite de cette armée avec les
+troupes de Westphalie.</p>
+
+<span class="sidenote">Armée du prince de Hohenlohe.</span>
+
+<p>On pouvait évaluer à 93 mille hommes cette armée principale, en y
+comprenant le corps du général Ruchel. La seconde armée, organisée en
+Silésie, <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> avait été dirigée sur la Saxe, pour entraîner, moitié
+persuasion, moitié crainte, le malheureux électeur, qui n'avait ni
+intérêt ni goût à la guerre. Cédant enfin après beaucoup
+d'hésitations, il venait de promettre 20 mille Saxons, d'assez bonnes
+troupes, et de livrer le pont de Dresde aux Prussiens, à condition
+qu'on couvrirait la Saxe, en y plaçant l'une des deux armées
+agissantes. Les 20 mille Saxons n'étaient pas prêts, et faisaient
+attendre le prince de Hohenlohe, qui remontait lentement la Saale,
+pour prendre position vis-à-vis des défilés qui conduisent de la
+Franconie en Saxe, en face du rassemblement des troupes françaises. Le
+contingent prussien du pays de Bayreuth, sous le commandement du
+général Tauenzien, s'était retiré sur Schleitz, à notre approche, et
+formait ainsi l'avant-garde du prince de Hohenlohe. Celui-ci, avec les
+20 mille Saxons qu'il attendait, et les trente et quelques mille
+Prussiens de la Silésie, devait avoir sous la main un corps de plus de
+cinquante mille hommes.</p>
+
+<span class="sidenote">Évaluation des forces prussiennes.</span>
+
+<p>Telles étaient les deux armées prussiennes. Pour toute réserve, il y
+avait à Magdebourg un corps d'environ 15 mille hommes, placé sous les
+ordres d'un prince de Wurtemberg, brouillé avec sa famille. Il faut
+ajouter à cette énumération les garnisons des places de l'Oder et de
+la Vistule, qui montaient à environ 25 mille hommes. Ainsi les
+Prussiens, compris 20 mille Saxons, n'avaient pas plus de 180 ou 185
+mille soldats à leur disposition, et n'en comptaient pas en propre
+plus de 160 ou 165 mille<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a>.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span>
+
+<p>On allait donc opposer 180 mille Allemands à 190 mille Français, que
+cent mille autres devaient suivre bientôt, et qui étaient tellement
+aguerris, qu'ils pouvaient être présentés dans la proportion d'un
+contre deux, quelquefois même d'un contre trois, aux meilleures
+troupes européennes. Nous ne parlons pas du poids que jetaient dans la
+balance le génie et la présence de Napoléon. La folie d'une telle
+lutte était par conséquent bien grande de la part des Prussiens, sans
+compter la faute politique d'une guerre entre la Prusse et la France,
+faute, il est vrai, égale des deux côtés.
+<span class="sidenote">État moral de l'armée prussienne.</span>
+Du reste, les Prussiens
+étaient braves, comme le furent toujours les Allemands; mais, depuis
+la fin de la guerre de Sept-Ans, c'est-à-dire, depuis 1763, ils
+n'avaient figuré dans aucune guerre sérieuse, car leur intervention en
+1792, dans la lutte de l'Europe contre la Révolution française,
+n'avait été ni bien longue, ni bien opiniâtre. Aussi n'avaient-ils
+participé à aucun des changements apportés depuis quinze ans à
+l'organisation des troupes européennes; ils faisaient <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span>
+consister l'art de la guerre dans une régularité de mouvements, qui
+sert beaucoup plus sur les champs de man&oelig;uvre que sur les champs de
+bataille; ils étaient suivis d'une quantité de bagages suffisante à
+elle seule pour perdre une armée, par les obstacles qu'elle apporte à
+sa marche. Au surplus l'orgueil, qui est une grande force morale,
+était extrême chez les Prussiens, surtout parmi les officiers, et il
+était accompagné chez eux d'un sentiment plus noble encore, d'un
+patriotisme irréfléchi mais ardent.</p>
+
+<span class="sidenote">Le duc de Brunswick.</span>
+
+<p>Leur armée ne péchait pas moins par la confusion des conseils que par
+la qualité des troupes. Le roi avait confié la direction de cette
+guerre au duc de Brunswick, par déférence pour la vieille renommée de
+ce neveu, de cet élève du grand Frédéric. Il y a des réputations
+établies qui sont quelquefois destinées à perdre les empires: on ne
+pourrait pas en effet leur refuser le commandement, et quand on le
+leur a déféré, le public qui aperçoit l'insuffisance sous la gloire,
+blâme un choix qu'il a imposé, et le rend plus fâcheux en infirmant
+par la critique l'autorité morale du commandement, sans laquelle
+l'autorité matérielle n'est rien. C'est ce qui arrivait pour le duc de
+Brunswick. On déplorait généralement ce choix parmi les Prussiens, et
+on s'en exprimait avec une hardiesse dont il eût été impossible de
+trouver ailleurs un exemple, car il semblait que chez cette nation la
+liberté d'esprit et de langage dût prendre naissance dans le sein de
+l'armée. Le duc de Brunswick, doué de lumières étendues, avantage que
+ne possèdent pas toujours les hommes dont la renommée a exagéré le
+mérite, se jugeait <span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> impropre aux guerres si actives et si
+terribles du temps. Il avait accepté le commandement par une faiblesse
+de vieillard, pour n'avoir pas le chagrin de le laisser à des rivaux,
+et il se sentait accablé sous ce fardeau. Jugeant aussi bien les
+autres qu'il se jugeait lui-même, il appréciait, comme elle le
+méritait, la folie de la cour et celle de la jeune noblesse militaire,
+et il n'en était pas moins effrayé que de sa propre insuffisance. À
+côté du duc de Brunswick se trouvait un autre débris du règne de
+Frédéric, c'était le vieux maréchal de Mollendorf, lui aussi chargé
+d'années, mais modeste, dévoué, n'exerçant aucune autorité, et
+uniquement appelé à donner des avis, car le roi, incertain en toutes
+choses, n'osant pas prendre le commandement, et ne pouvant se résoudre
+à le confier entièrement à personne, voulait consulter au sujet de
+chacune des résolutions de son état-major, et juger chaque ordre avant
+d'en permettre l'exécution. À la faiblesse des vieillards se
+joignaient les prétentions des jeunes gens, convaincus qu'à eux seuls
+appartenaient le talent et le droit de faire la guerre.
+<span class="sidenote">Le prince de Hohenlohe.</span>
+Le principal
+d'entre eux était le prince de Hohenlohe, chef de la seconde armée, et
+l'un des souverains allemands dépouillés de leurs États par la
+nouvelle Confédération du Rhin. Plein de passions et d'orgueil, il
+devait à quelques hardiesses heureuses, dans la guerre de 1792, la
+réputation d'un général habile et entreprenant. Cette réputation, fort
+peu méritée, avait suffi pour lui inspirer l'ambition d'être
+indépendant du généralissime, et d'agir d'après ses inspirations
+personnelles. Il en avait adressé la demande au roi, qui, n'osant ni
+accéder ni résister <span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> à ses désirs, avait souffert à côté du
+commandement en chef, un commandement secondaire, mal défini, tendant
+à l'isolement et à l'insubordination. Voulant attirer la guerre à lui,
+le prince de Hohenlohe s'efforçait d'établir le théâtre des opérations
+principales sur la haute Saale, où il se trouvait, tandis que le duc
+de Brunswick aspirait à le fixer derrière la forêt de Thuringe, où il
+était venu se placer. De ce triste conflit devaient naître bientôt les
+plus fâcheuses conséquences.
+<span class="sidenote">Le général Ruchel, le prince Louis.</span>
+Venaient ensuite les déclamateurs, comme
+le général Ruchel, celui qui s'était permis d'offenser M. d'Haugwitz,
+le prince Louis, qui avait si fort contribué à entraîner la cour,
+décidés les uns et les autres à ne favoriser que le plan qui
+aboutirait à l'offensive immédiate, dans la crainte d'un retour vers
+les idées pacifiques, et d'un accommodement entre Frédéric-Guillaume
+et Napoléon.
+<span class="sidenote">Le maréchal Kalkreuth.</span>
+Parmi ces généraux, et contrastant avec eux, se faisait
+remarquer le maréchal Kalkreuth, moins âgé que les uns, moins jeune
+que les autres, supérieur à tous par ses talents, propre encore aux
+fatigues quoique ayant pris une part glorieuse aux campagnes du grand
+Frédéric, jouissant de la confiance de l'armée et la méritant, jugeant
+la guerre actuelle extravagante, le chef chargé de la diriger
+incapable, disant de plus son opinion avec une hardiesse qui
+contribuait à ébranler profondément l'autorité du généralissime. C'est
+par lui que l'armée aurait voulu être commandée, bien qu'en présence
+des soldats français et de Napoléon, il n'eût peut-être pas mieux fait
+que le duc de Brunswick lui-même. À ces personnages militaires
+étaient venus s'ajouter divers personnages <span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> civils, M.
+d'Haugwitz, premier ministre, M. Lombard, secrétaire du roi, M. de
+Lucchesini, ministre de Prusse à Paris, plus une quantité de princes
+allemands, entre autres l'électeur de Hesse, qu'on cherchait vainement
+à entraîner dans la guerre, et, enfin, complétant ce pêle-mêle, la
+reine avec quelques-unes de ses dames, montant à cheval, et se
+montrant aux troupes qui la saluaient de leurs acclamations.
+<span class="sidenote">Présence de la reine de Prusse au quartier général.</span>
+Lorsque
+les gens sensés demandaient ce que faisait là cette personne auguste,
+qui, par son rang et son sexe, semblait si déplacée dans un quartier
+général, on répondait que son énergie était utile, qu'elle seule
+soutenait le roi, l'empêchait de faiblir, et on alléguait ainsi pour
+excuser sa présence, une raison non moins inconvenante que sa présence
+elle-même.</p>
+
+<span class="sidenote">Attitude de MM. d'Haugwitz et Lombard.</span>
+
+<p>M. d'Haugwitz, M. Lombard, et tous les anciens partisans de l'alliance
+française, essayaient d'obtenir leur pardon par un désaveu peu
+honorable de leur conduite antérieure. MM. d'Haugwitz et Lombard, qui
+avaient assez d'esprit pour juger ce qui se passait sous leurs yeux,
+et qui auraient dû se retirer quand la politique de paix était devenue
+impossible, pour laisser à M. de Hardenberg les conséquences de la
+politique de guerre, affectaient au contraire la plus grande chaleur
+de sentiments, afin qu'on crût à la sincérité de leur retour. Ils
+poussaient la faiblesse jusqu'à se calomnier eux-mêmes, en insinuant
+que leur attachement à l'alliance française n'avait été de leur part
+qu'une feinte pour tromper Napoléon, et pour différer une rupture
+qu'ils prévoyaient, mais dont le roi, toujours ami de la paix,
+<span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> leur avait impérieusement commandé de reculer le terme. Se
+donner comme des fourbes autrefois, afin de passer pour des hommes
+sincères aujourd'hui, n'était ni bien habile, ni bien honorable. Tout
+ce que gagnait M. d'Haugwitz à se conduire de la sorte, c'était de
+perdre en un jour le mérite d'une politique sage qui lui appartenait,
+pour assumer la responsabilité d'une politique désastreuse qui lui
+était étrangère.</p>
+
+<span class="sidenote">M. de Gentz appelé au quartier général.</span>
+
+<p>Il y avait alors en Allemagne un pamphlétaire spirituel et éloquent,
+ennemi ardent de la France, et dont les passions patriotiques, quoique
+vraies, n'étaient pas entièrement désintéressées, car il recevait des
+cabinets de Vienne et de Londres le prix de ses diatribes: ce
+pamphlétaire était M. de Gentz. C'est lui qui depuis plusieurs années
+écrivait les manifestes de la coalition, et remplissait les journaux
+de l'Europe de déclamations virulentes contre la France. MM.
+d'Haugwitz et Lombard l'avaient appelé au quartier général prussien,
+pour qu'il voulût bien rédiger le manifeste de la Prusse, et ils en
+étaient devant cet auteur de libelles, aux prières, aux caresses, aux
+excuses, l'accablant de prévenances et de marques de distinction,
+jusqu'à le présenter à la reine elle-même, et à lui ménager des
+entrevues avec cette princesse. Après l'avoir souvent dénoncé à la
+France comme un boute-feu vendu à l'Angleterre, ils le suppliaient en
+ce moment d'enflammer contre cette même France tous les c&oelig;urs
+allemands. Ils l'avaient chargé en outre d'être auprès de l'Autriche
+la caution de leur sincérité, s'excusant de combattre si tard l'ennemi
+commun, par l'assurance de l'avoir détesté toujours.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> C'est au milieu de cette étrange réunion de militaires, de
+princes, de ministres, d'hommes, de femmes, tous se mêlant d'opiner,
+de conseiller, d'approuver ou de blâmer, qu'on discutait la politique
+et la guerre. M. d'Haugwitz, qui cherchait à prolonger ses illusions,
+comme il avait cherché à prolonger son pouvoir, tâchait de persuader à
+chacun que tout allait bien, très-bien, beaucoup mieux qu'on n'aurait
+pu l'espérer. Il se vantait d'avoir trouvé chez l'Autriche des
+dispositions extrêmement amicales, et parlait même de communications
+secrètes qui faisaient présager le concours prochain de cette
+puissance. Il célébrait la générosité de l'empereur Alexandre, et
+publiait à titre de nouvelle certaine l'arrivée immédiate des troupes
+russes sur l'Elbe. Il donnait comme acquise l'adhésion de l'électeur
+de Hesse, et l'adjonction à l'armée prussienne de trente mille
+Hessois, soldats les meilleurs de la Confédération. Enfin il annonçait
+la réconciliation soudaine de la Prusse avec l'Angleterre, et le
+départ d'un plénipotentiaire britannique pour le quartier général
+prussien. M. d'Haugwitz ne pouvait croire cependant à la vérité de ces
+nouvelles, car il savait que l'Autriche, gardant le souvenir de la
+conduite tenue à son égard, se joindrait à la Prusse le jour seulement
+où Napoléon serait vaincu, c'est-à-dire quand on n'aurait presque plus
+besoin d'elle; que les troupes russes arriveraient sur l'Elbe dans
+trois ou quatre mois, c'est-à-dire à une époque où la question serait
+décidée; que l'électeur de Hesse, toujours astucieux, attendait le
+résultat de la première bataille pour se prononcer; que l'Angleterre
+<span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> enfin, dont la réconciliation avec la Prusse était en effet
+certaine, ne pouvait fournir que de l'argent, tandis qu'il aurait
+fallu des soldats pour les opposer aux terribles soldats de Napoléon.
+Il savait que la question consistait toujours à vaincre avec l'armée
+prussienne, réduite à ses propres forces, énervée par une longue paix,
+commandée par un vieillard, l'armée française constamment victorieuse
+depuis quinze ans, et commandée par Napoléon. Mais cherchant à tromper
+les autres, et à se tromper lui-même, un jour, une heure de plus, il
+semait des bruits auxquels il ne croyait pas, et s'efforçait de
+couvrir de quelques ombres le précipice où l'on marchait.</p>
+
+<span class="sidenote">Idées qui dominent les Prussiens, relativement au système
+de guerre qu'il convient d'adopter.</span>
+
+<p>On n'était pas dans de meilleures dispositions d'esprit pour discuter
+les plans de campagne. Tout ce qu'on avait conclu des grandes leçons
+d'art militaire données par Napoléon à l'Europe, c'est qu'il fallait
+sur-le-champ prendre l'offensive, battre les Français avec leurs
+propres armes, c'est-à-dire avec l'audace et la célérité, et comme la
+Prusse n'était pas capable de supporter long-temps les frais d'un si
+grand armement, se hâter d'en finir, en livrant une bataille décisive
+avec toutes les forces réunies de la monarchie. On se persuadait
+sérieusement même après Austerlitz, même après Hohenlinden, et cent
+autres batailles rangées, que les Français, vifs et adroits, étaient
+propres surtout à la guerre de postes, mais que dans une action
+générale, où seraient engagées de grandes masses, la solide et savante
+tactique de l'armée prussienne l'emporterait sur leur inconsistante
+agilité. Ce qu'il fallait <span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> surtout pour plaire à ce monde
+agité, pour en être écouté avec faveur, c'était de parler de guerre
+offensive.
+<span class="sidenote">L'idée de la guerre offensive prévaut dans tous les
+esprits.</span>
+Quiconque eût apporté un plan de guerre défensive, quelque
+bien raisonné que ce plan pût être; quiconque, invoquant les règles
+éternelles de la prudence, aurait osé dire qu'à un ennemi profondément
+expérimenté, singulièrement impétueux, jusqu'alors invincible, il
+fallait opposer le temps, l'espace, les obstacles naturels bien
+choisis, en sachant attendre l'occasion, que la fortune n'accorde ni
+aux téméraires qui la devancent, ni aux timides qui la fuient, mais
+aux habiles qui la saisissent quand elle se présente, quiconque eût
+osé donner de tels conseils, eût été accueilli comme un lâche, ou
+comme un traître vendu à Napoléon. Cependant l'armée prussienne ne
+pouvant alors tenir tête à l'armée française, le plus simple bon sens
+conseillait de présenter à Napoléon d'autres obstacles que des
+poitrines de soldats.
+<span class="sidenote">Plan que la prudence conseillait d'opposer à Napoléon.</span>
+Ces obstacles, tels qu'on pouvait déjà les
+entrevoir, et tels que l'expérience les révéla bientôt, étaient la
+distance, le climat, la jonction des forces russes et allemandes dans
+les profondeurs glacées du Nord. Il ne fallait donc pas, en se portant
+en avant, épargner à Napoléon une moitié de la distance, transporter
+la guerre sous un climat tempéré, et lui fournir l'avantage de
+combattre les Prussiens avant l'arrivée des Russes. Il ne fallait pas
+surtout devant un ennemi si prompt, si adroit, si habile à profiter
+d'un faux mouvement, s'exposer, en prenant une position trop avancée,
+à être coupé de sa ligne d'opération, séparé de l'Elbe ou de l'Oder,
+et enveloppé, anéanti au début <span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> même de la guerre. Les
+Autrichiens, qu'on avait tant blâmés l'année précédente, auraient dû
+servir de leçon, et empêcher par le souvenir de leurs malheurs, qu'on
+ne donnât une seconde fois le spectacle des Allemands surpris, battus,
+désarmés, avant l'arrivée de leurs auxiliaires du Nord.</p>
+
+<p>Ainsi la prudence enseignait qu'il fallait, au lieu de s'avancer
+jusqu'aux montagnes boisées qui séparent la vallée de l'Elbe de celle
+du Rhin, se tenir tout simplement en masse derrière l'Elbe, seule
+barrière qui pût arrêter les Français, leur en disputer le passage du
+mieux qu'on pourrait, puis l'Elbe franchi par eux, se retirer sur
+l'Oder, et de l'Oder sur la Vistule, jusqu'à ce qu'on eût rejoint les
+Russes, en tâchant de ne livrer que des actions partielles, lesquelles
+sans rien compromettre, auraient rendu aux Prussiens l'habitude de la
+guerre, qu'ils avaient perdue depuis long-temps. C'est quand on aurait
+pu réunir cent cinquante mille Prussiens à cent cinquante mille
+Russes, dans les plaines tour à tour fangeuses ou glacées de la
+Pologne, que les difficultés sérieuses auraient commencé pour
+Napoléon.</p>
+
+<p>Ce n'était pas du génie, nous le répétons, mais du simple bon sens
+qu'il fallait pour concevoir un tel plan. D'ailleurs un Français, un
+grand général, Dumouriez, qui avait autrefois sauvé la France contre
+ce même duc de Brunswick, et qui depuis, dépravé par l'exil, tâchait
+de conseiller nos ennemis, sans en être écouté, Dumouriez envoyait
+mémoires sur mémoires aux cabinets européens, pour leur apprendre que
+se retirer, en opposant à Napoléon les distances, <span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> le climat,
+la faim et les ruines, était le plus sûr moyen de le combattre.
+Napoléon lui-même le pensait si bien que, lorsqu'il fut informé que
+les Prussiens s'avançaient au delà de l'Elbe, il refusa d'abord de le
+croire<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a>.</p>
+
+<p>Il est vrai que par l'adoption d'un tel plan on perdait le concours de
+la Hesse et de la Saxe, les plus belles provinces de la monarchie
+abandonnées sans combat à l'ennemi, les ressources dont ces provinces
+abondaient, la capitale, et enfin l'honneur des armes compromis par
+une retraite aussi brusque. Mais ces objections, graves sans doute,
+étaient plus spécieuses que solides. La Hesse, en effet, ne voulait
+pas se donner à des gens qui avaient déjà le sceau de la défaite sur
+le front. Vingt mille Saxons ne valaient pas le sacrifice d'un bon
+système de guerre. Les provinces qu'on se faisait scrupule
+d'abandonner, allaient <span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> être perdues de gré ou de force par un
+mouvement offensif de Napoléon, et quand on lui avait vu parcourir
+l'Autriche à pas de géant, sans être arrêté par les montagnes ou les
+fleuves, il était puéril d'espérer les défendre contre lui. Ces lignes
+de la forêt de Thuringe, de l'Elbe, de l'Oder, qu'on craignait de
+livrer, on était certain de se les voir enlever par une seule
+man&oelig;uvre de Napoléon, sans en pouvoir faire les degrés successifs
+d'une retraite bien calculée, et en perdant, outre les provinces
+contenues entre ces lignes, l'armée elle-même, c'est-à-dire la
+monarchie. Enfin pour ce qui regardait l'honneur des armes, il fallait
+tenir peu de compte des apparences: une retraite qu'on peut imputer au
+calcul, n'a jamais compromis la réputation d'une armée.</p>
+
+<p>Au surplus, aucune de ces idées n'avait été discutée dans le conseil
+tumultueux, où roi, princes, généraux, ministres, délibéraient sur les
+opérations de la prochaine guerre. Il y régnait une telle ardeur,
+qu'on ne souffrait la discussion qu'entre des plans offensifs, et ces
+plans tendaient tous à porter l'armée prussienne en Franconie, au
+milieu des cantonnements de l'armée française, pour surprendre
+celle-ci, et la rejeter sur le Rhin, avant qu'elle eût le temps de se
+concentrer.</p>
+
+<p>Le plan, qui aurait le mieux convenu à la prudence du duc de
+Brunswick, eût été de rester blotti derrière la forêt de Thuringe, et
+d'attendre dans cette position que Napoléon débouchât par l'un ou
+l'autre côté de cette forêt, par les défilés de la Franconie en Saxe,
+ou par la route centrale de l'Allemagne, qui va de Francfort à
+Weimar. (Voir la carte n<sup>o</sup> 34.) Dans <span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> le premier cas, les
+Prussiens, la droite à la forêt de Thuringe, le front couvert par la
+Saale, n'avaient qu'à laisser avancer Napoléon. S'il voulait les
+assaillir avant d'aller plus loin, ils lui opposaient les bords de la
+Saale, presque impossibles à franchir devant une armée de 140 mille
+hommes. S'il courait à l'Elbe, ils le suivaient, toujours couverts par
+ces mêmes bords de la Saale. Si, au contraire, ce qui était moins
+probable, vu le lieu choisi pour le rassemblement de ses troupes,
+Napoléon traversant toute la Franconie, venait gagner la route
+centrale d'Allemagne, le trajet était si long, qu'on avait le temps de
+se réunir en masse, et de choisir un terrain convenable pour lui
+livrer bataille, au moment où il déboucherait des montagnes.
+Certainement, à ne pas adopter dès l'origine la ligne de l'Elbe pour
+premier théâtre de guerre défensive, il n'y avait pas mieux à faire
+que de se placer derrière la forêt de Thuringe, comme le duc de
+Brunswick y était disposé.</p>
+
+<span class="sidenote">Deux plans de guerre offensive imaginés contradictoirement
+par le duc de Brunswick et le prince de Hohenlohe.</span>
+
+<p>Mais quoique ce fût là son avis, il n'osa pas le proposer. Cédant à
+l'entraînement général, il imagina un plan de guerre offensive. Le
+prince de Hohenlohe, son contradicteur ordinaire, en imagina un autre.
+Pour prendre la position qu'ils occupaient, le duc de Brunswick était
+parti de Magdebourg, le prince de Hohenlohe de Dresde, le premier
+remontant la rive gauche, le second remontant la rive droite de la
+Saale. On pouvait, dans le système de la guerre offensive, passer,
+comme nous l'avons dit, par l'un ou l'autre côté de la forêt de
+Thuringe, ou remonter la haute Saale, et traverser les défilés qui
+mettent en communication la Saxe avec la Franconie, <span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> devant
+lesquels se rassemblaient alors les Français, ou bien se porter du
+côté opposé, traverser la haute Hesse, et marcher d'Eisenach sur
+Fulde, Schweinfurt et Wurzbourg. (Voir la carte n<sup>o</sup> 34.) Le prince de
+Hohenlohe, voulant jouer le rôle principal, proposait, en laissant le
+duc de Brunswick où il était, de remonter la haute Saale, de franchir
+les défilés de la Franconie, de se jeter sur le haut Mein, de
+surprendre les Français à peine rassemblés, et de les refouler sur le
+bas Mein, sur Wurzbourg, Francfort et Mayence. Une fois le refoulement
+commencé, le duc de Brunswick se serait joint à lui, par n'importe
+quelle route, pour achever la déroute des Français avec toute la masse
+des forces prussiennes.</p>
+
+<p>Le duc de Brunswick avait formé le projet d'agir par le côté opposé,
+de se porter en avant par Eisenach, Fulde, Schweinfurt, Wurzbourg,
+c'est-à-dire par la route centrale de l'Allemagne, de tomber sur
+Wurzbourg même, et de couper ainsi de Mayence tous les Français qui
+étaient dans la Franconie. Ce projet valait assurément mieux, car
+tandis que le prince de Hohenlohe, en proposant de déboucher sur le
+haut Mein, aurait replié les Français sur le bas Mein, de Cobourg sur
+Wurzbourg, et aurait tendu à les rallier en les repliant, le duc de
+Brunswick au contraire, en se dirigeant sur Wurzbourg même, aurait
+coupé les Français qui étaient sur le haut Mein de ceux qui se
+trouvaient sur le bas Mein, se serait interposé entre Wurzbourg qui
+était le centre de leurs rassemblements, et Mayence qui était leur
+base d'opération. De plus il aurait <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> agi avec 140 mille hommes
+réunis, et tenté l'offensive avec la masse de forces qu'il y faut
+consacrer, quand on ose la prendre. Mais quel que fût le plan qu'on
+adoptât, pour qu'il eût des chances de réussir, il fallait,
+premièrement, que l'armée prussienne fût, sinon égale en qualité à
+l'armée française, capable au moins de supporter sa rencontre;
+secondement, qu'on devançât Napoléon, et qu'on le surprit avant qu'il
+eût concentré toutes ses forces sur Wurzbourg. Or, le duc de Brunswick
+avait donné ses ordres de mouvement pour le 10 octobre, et Napoléon
+était à Wurzbourg le 3, à la tête de ses forces rassemblées, et en
+mesure de faire face à tous les événements.</p>
+
+<p>Tandis qu'on disputait ainsi sur ces plans offensifs, tous fondés sur
+la donnée ridicule de surprendre les Français le 10 octobre, lorsque
+Napoléon était déjà le 3 au milieu de ses troupes réunies, on apprit
+son arrivée à Wurzbourg, et on commença d'entrevoir ses dispositions.
+<span class="sidenote">Le duc de Brunswick en apprenant l'arrivée de Napoléon à
+Wurzbourg, renonce à son projet de guerre offensive.</span>
+On comprit dès lors qu'on avait mal calculé en mesurant son activité
+sur celle qu'on avait soi-même, et le duc de Brunswick, qui, sans
+posséder le coup d'&oelig;il, la résolution, l'activité d'un grand
+général, était doué néanmoins d'un jugement exercé, sentit plus
+vivement le danger d'aller affronter l'armée française déjà formée, et
+ayant Napoléon à sa tête. Il renonça dès cet instant à des projets
+d'offensive, conçus par condescendance, et s'attacha de plus en plus à
+la position défensive prise derrière la forêt de Thuringe. Il
+s'efforça de démontrer à tous ceux qui l'entouraient, les avantages
+de cette position, car, leur répétait-il <span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> sans cesse, si
+Napoléon passait par K&oelig;nigshofen, Eisenach, Gotha, Erfurt, ce qui
+l'amenait en Allemagne par la grande route centrale, on pouvait le
+prendre en flanc, au moment où il déboucherait des montagnes; si, au
+contraire, il se présentait par les défilés aboutissant de la
+Franconie en Saxe, sur la haute Saale, on occupait le cours de cette
+rivière, et on l'attendait de pied ferme derrière ses bords escarpés.
+D'autres raisons que le duc de Brunswick n'avouait pas, lui
+inspiraient pour cette position une préférence décidée. Au fond il
+blâmait la guerre, et il venait de découvrir avec joie une chance de
+la conjurer. À en croire les rapports des espions, Napoléon faisait
+exécuter de grands travaux défensifs vers Schweinfurt, sur la route
+même de Wurzbourg à K&oelig;nigshofen et Eisenach. Il était vrai que
+Napoléon, afin de tromper les Prussiens, avait ordonné des travaux
+dans différentes directions, notamment dans celle de Schweinfurt,
+K&oelig;nigshofen, Hildburghausen et Eisenach. Le duc de Brunswick en
+concluait, non pas que Napoléon songeait à se présenter par la grande
+route centrale de Francfort à Weimar, mais qu'il voulait s'établir
+autour de Wurzbourg, et y prendre une position défensive. Ses
+entretiens avec M. de Lucchesini contribuaient également à le lui
+persuader. Cet ambassadeur, qui avait si malheureusement irrité son
+cabinet deux mois auparavant par des rapports exagérés, mêlant
+maintenant un peu de vrai à beaucoup de faux, affirmait que Napoléon
+au fond ne désirait pas la guerre, qu'il avait sans doute traité
+légèrement la Prusse, mais qu'il n'avait jamais nourri contre elle
+aucun projet d'agression, <span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> et qu'il serait bien possible qu'il
+vînt se placer à Wurzbourg, pour y attendre derrière de bons
+retranchements, le dernier mot du roi Frédéric-Guillaume.</p>
+
+<p>Il était bien tard pour oser produire cette vérité, et c'était choisir
+pour la produire l'instant où elle avait cessé d'être exacte. Si
+Napoléon, en effet, avant de quitter Paris, avait été peu enclin à la
+guerre, et très-disposé à en finir avec la Prusse au moyen de quelques
+explications amicales, maintenant qu'il se trouvait à la tête de son
+armée, et que son épée était à moitié hors du fourreau, il allait la
+tirer tout entière, et agir avec la promptitude qui lui était
+naturelle. Rien ne s'accordait moins avec son caractère, que le projet
+de s'établir en avant de Wurzbourg, dans une position défensive. Mais
+de ce projet faussement prêté à Napoléon, et des rapports de M. de
+Lucchesini, le duc de Brunswick concluait avec une secrète joie, qu'il
+était possible d'éviter la guerre, surtout si on avait la précaution
+de rester derrière la forêt de Thuringe, et de laisser entre les deux
+armées cet obstacle à leur rencontre.</p>
+
+<span class="sidenote">Grand conseil de guerre tenu à Erfurt le 5 octobre.</span>
+
+<p>Le roi, sans le dire, partageait ce sentiment. On convoqua donc le 5
+octobre, à Erfurt, un dernier conseil de guerre, auquel assistèrent le
+duc de Brunswick, le prince de Hohenlohe, le maréchal de Mollendorf,
+plusieurs officiers d'état-major, les chefs de corps, le roi lui-même
+et ses ministres. Ce conseil dura deux jours entiers. Le duc y proposa
+la question suivante: était-il prudent d'aller chercher Napoléon dans
+une position inattaquable, quand on n'avait plus, comme dans le
+premier projet d'offensive, <span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> l'espoir de le surprendre?&mdash;On
+disputa sur ce sujet longuement et violemment. Le prince de Hohenlohe
+fit encore surgir, par le moyen de son chef d'état-major, l'idée
+d'opérer par la haute Saale, et de franchir les défilés, au débouché
+desquels Napoléon avait rassemblé ses troupes. On combattit cette idée
+du côté du duc de Brunswick, et on fit de nouveau sentir les avantages
+de la position prise derrière la forêt de Thuringe. Les deux généraux
+en chef soutinrent ainsi une lutte opiniâtre par l'intermédiaire de
+leurs officiers d'état-major. Il n'y eut, au reste, d'accord nulle
+part. Tandis que le duc de Brunswick était en vive contestation avec
+le prince de Hohenlohe, M. d'Haugwitz disputait avec M. de Lucchesini,
+et soutenait, à propos des dispositions pacifiques prêtées à Napoléon,
+qu'il n'était plus temps d'y compter. Au choc des idées vint se
+joindre le choc des passions, et le général Ruchel se permit une
+nouvelle offense envers M. d'Haugwitz. Chacun n'emporta de ce débat
+qu'une plus grande confusion d'esprit, et une plus profonde amertume
+de c&oelig;ur. Le roi surtout, qui cherchait avec bonne foi à s'éclairer,
+qui n'osait se fier à ses lumières, et qui sentait l'imminence du
+danger, le roi avait l'âme navrée.
+<span class="sidenote">Le conseil de guerre tenu à Erfurt aboutit à l'idée d'une
+reconnaissance sur la route d'Eisenach à Schweinfurt.</span>
+Dans l'impossibilité de se fixer,
+le conseil, éprouvant le besoin de mieux connaître les véritables
+résolutions de Napoléon, s'était arrêté au projet d'une reconnaissance
+générale, exécutée simultanément par les trois principaux corps
+d'armée du prince de Hohenlohe, du duc de Brunswick, et du général
+Ruchel. Le roi fit modifier cette singulière conclusion, en réduisant
+les trois reconnaissances <span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> à une seule, qui serait dirigée par
+le colonel de Muffling, officier d'état-major du duc de Brunswick, sur
+cette même route d'Eisenach à Schweinfurt, vers laquelle Napoléon
+semblait faire quelques préparatifs de défense. Ordre fut donné au
+prince de Hohenlohe de continuer la concentration de l'armée de
+Silésie sur la haute Saale, en laissant le général Tauenzien avec le
+détachement de Bayreuth, en observation vers les défilés de la
+Franconie.
+<span class="sidenote">Dernière note diplomatique adressée à Napoléon.</span>
+À cette mesure militaire on ajouta une mesure politique, ce
+fut d'envoyer à Napoléon une note définitive, pour lui signifier les
+résolutions irrévocables de la cour de Prusse. On devait exposer dans
+cette note les rapports qui avaient existé entre les deux cours, les
+mauvais procédés dont la France avait payé les bons procédés de la
+Prusse, l'obligation où était le cabinet de Berlin d'exiger une
+explication qui portât sur tous les intérêts en litige, et qui fût
+précédée par une démarche rassurante pour l'Allemagne, c'est-à-dire
+par la retraite immédiate des troupes françaises en deçà du Rhin. On
+demandait cette retraite à jour fixe, et on voulait qu'elle commençât
+le 8 octobre.</p>
+
+<p>Assurément si on souhaitait encore la paix, la note projetée était un
+moyen fort mal imaginé pour la maintenir, car c'était méconnaître
+étrangement le caractère de Napoléon, que de lui adresser une
+sommation de se retirer à jour fixe. Mais tandis que le duc de
+Brunswick et le roi cherchaient à se ménager une dernière chance de
+paix, en restant derrière la forêt de Thuringe, ils étaient forcés,
+pour contenter les furieux qui poussaient à la guerre, de faire
+<span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> quelques démonstrations apparentes de fierté, se soumettant
+ainsi aux caprices d'une armée qui s'était transformée en multitude
+populaire, et qui criait, exigeait, ordonnait, comme fait la multitude
+quand on lui livre les rênes.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon se transporte à Bamberg, et fait ses dispositions
+pour entrer en Saxe.</span>
+
+<p>Voilà comment les Prussiens avaient dépensé le temps que Napoléon
+employait de son côté en préparatifs si actifs et si bien conçus. Ne
+s'arrêtant pas à Wurzbourg, il s'était rendu à Bamberg, où il
+différait son entrée en Saxe jusqu'à un dernier mot de la Prusse, qui
+fit peser sur elle, et non sur lui, le tort de l'agression. Sa droite,
+composée des corps des maréchaux Soult et Ney, était en avant de
+Bayreuth, prête à déboucher par le chemin de Bayreuth à Hof, sur la
+haute Saale. (Voir la carte n<sup>o</sup> 34.) Son centre, formé des corps des
+maréchaux Bernadotte et Davout, précédé de la réserve de cavalerie, et
+suivi de la garde à pied, se trouvait à Kronach, n'attendant qu'un
+ordre pour s'avancer par Lobenstein sur Saalbourg et Schleitz. Sa
+gauche, consistant dans les corps des maréchaux Lannes et Augereau,
+faisant vers Hildburghausen des démonstrations trompeuses, devait au
+premier signal se reporter de gauche à droite, de Cobourg vers
+Neustadt, afin de déboucher par Grafenthal sur Saalfeld. Ces trois
+colonnes avaient à parcourir les défilés étroits, bordés de bois et de
+rochers, qui mettent en communication la Franconie avec la Saxe, et
+qui viennent aboutir sur la haute Saale. Toutefois la frontière de la
+Saxe n'était pas encore franchie, et on se tenait sur le territoire
+franconien, le pied levé pour marcher. La garde impériale n'était
+pas, il est vrai, réunie tout <span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> entière; il manquait la
+cavalerie et l'artillerie de cette garde, qui n'avaient pu voyager en
+poste comme l'infanterie; il manquait aussi les compagnies d'élite et
+le grand parc. Mais Napoléon avait sous la main environ 170 mille
+hommes, et c'était plus qu'il n'en fallait pour accabler l'armée
+prussienne.</p>
+
+<p>En recevant le 7 la note de la Prusse, il fut extrêmement courroucé.
+Le major général Berthier se trouvait auprès de lui.&mdash;Prince, lui
+dit-il, nous serons exacts au rendez-vous; et le 8, au lieu d'être en
+France, nous serons en Saxe.&mdash;Il adressa sur-le-champ la proclamation
+suivante à son armée:</p>
+
+<span class="sidenote">Proclamation de Napoléon à l'armée française.</span>
+
+<p class="smcap">«Soldats,</p>
+
+<p>»L'ordre pour votre rentrée en France était parti; vous vous étiez
+déjà rapprochés de plusieurs marches; des fêtes triomphales vous
+attendaient! Mais lorsque nous nous abandonnions à cette trop
+confiante sécurité, de nouvelles trames s'ourdissaient sous le masque
+de l'amitié et de l'alliance! Des cris de guerre se sont fait entendre
+à Berlin. Le même esprit de vertige qui, à la faveur de nos
+dissensions intestines, conduisait, il y a quatorze ans, les Prussiens
+au milieu des plaines de la Champagne, domine encore dans leurs
+conseils. Si ce n'est plus Paris qu'ils veulent renverser jusque dans
+ses fondements, ce sont aujourd'hui leurs drapeaux qu'ils se vantent
+de planter dans les capitales de nos alliés, ce sont nos lauriers
+qu'ils veulent arracher de notre front! Ils veulent que nous évacuions
+l'Allemagne à l'aspect de leur armée..... Soldats, il n'est aucun de
+vous qui veuille retourner en <span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> France par un autre chemin que
+celui de l'honneur. Nous ne devons y rentrer que sous des arcs de
+triomphe. Aurions-nous donc bravé les saisons, les mers, les déserts,
+vaincu l'Europe plusieurs fois coalisée contre nous, porté notre
+gloire de l'orient à l'occident, pour retourner aujourd'hui dans notre
+patrie comme des transfuges, après avoir abandonné nos alliés, et pour
+entendre dire que l'aigle française a fui épouvantée à l'aspect des
+aigles prussiennes? Malheur donc à ceux qui nous provoquent! Que les
+Prussiens éprouvent le même sort qu'ils éprouvèrent il y a quatorze
+ans! Qu'ils apprennent que, s'il est facile d'acquérir un
+accroissement de domaines et de puissance avec l'amitié du grand
+peuple, son inimitié est plus terrible que les tempêtes de l'Océan!»</p>
+
+<span class="sidenote">L'armée française se met en marche le 8 octobre, formée en
+trois colonnes.</span>
+
+<p>Le lendemain 8 octobre, Napoléon donna l'ordre à toute l'armée de
+franchir la frontière de la Saxe. Les trois colonnes dont elle se
+composait, s'ébranlèrent à la fois. Murat, qui précédait le centre,
+entra le premier à la tête de la cavalerie légère et du 27<sup>e</sup> léger, et
+lança ses escadrons par le défilé du milieu, celui de Kronach à
+Lobenstein. À peine arrivé au delà des hauteurs boisées qui séparent
+la Franconie de la Saxe, il envoya sur la droite vers Hof, sur la
+gauche vers Saalfeld, divers détachements, afin de dégager l'issue des
+débouchés, par lesquels devaient pénétrer les autres colonnes de
+l'armée.
+<span class="sidenote">Murat entre le premier en Saxe à la tête de la cavalerie.</span>
+Ensuite il marcha droit de Lobenstein sur Saalbourg. Il y
+trouva postée sur la Saale une troupe d'infanterie et de cavalerie,
+appartenant au corps du général Tauenzien. L'ennemi fit mine d'abord
+de <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> défendre la Saale, qui est un faible obstacle dans cette
+partie de son cours, et envoya plusieurs volées de canon à nos
+cavaliers. On lui riposta avec quelques pièces d'artillerie légère,
+attachées ordinairement à la réserve de cavalerie; puis on lui montra
+plusieurs compagnies d'infanterie du 27<sup>e</sup> léger. Il ne défendit ni le
+passage de la Saale, ni Saalbourg, et se retira vers Schleitz, à
+quelque distance du lieu de cette première rencontre. Du côté de Hof,
+sur notre droite, la cavalerie ne découvrit rien qui pût gêner la
+marche des maréchaux Soult et Ney, assez forts d'ailleurs pour se
+faire jour. À gauche au contraire, vers Saalfeld, elle aperçut au loin
+un gros rassemblement, commandé par le prince Louis. Ces deux corps du
+général Tauenzien et du prince Louis faisaient partie de l'armée du
+prince de Hohenlohe, qui, malgré l'ordre formel qu'il avait reçu de
+passer sur la rive gauche de la Saale, et de venir s'appuyer au duc de
+Brunswick, différait d'obéir, et restait dispersé dans le pays
+montueux que la Saale traverse à son origine.</p>
+
+<span class="sidenote">Marche des trois colonnes de l'armée à travers les défilés
+de la Franconie et de la Saxe.</span>
+
+<p>Les trois colonnes de l'armée française continuèrent à s'avancer
+simultanément par les défilés indiqués, celle de gauche demeurant
+toutefois un peu en arrière, parce qu'elle avait à se reporter de
+Cobourg sur Grafenthal, ce qui l'obligeait à faire douze lieues par
+des routes peu praticables à l'artillerie. Du reste nul obstacle
+sérieux n'arrêtait la marche de nos troupes. L'esprit de l'armée était
+excellent; le soldat manifestait la plus grande gaieté, et ne
+paraissait tenir aucun compte de quelques souffrances, inévitables
+dans un pays pauvre et difficile. La victoire <span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> dont il ne
+doutait pas, était pour lui le dédommagement à tous les maux.</p>
+
+<span class="sidenote">Combat de Schleitz.</span>
+
+<p>Le lendemain 9 octobre, le centre quitta Saalbourg, et s'avança sur
+Schleitz, après avoir franchi la Saale. Murat, avec deux régiments de
+cavalerie légère, et Bernadotte, avec la division Drouet, marchaient
+en tête. On arriva devant Schleitz vers le milieu du jour. Schleitz
+est un bourg, situé sur un petit cours d'eau qu'on appelle le
+Wiesenthal, et qui se jette dans la Saale. (Voir la carte n<sup>o</sup> 34.) Au
+pied d'une hauteur au delà de Schleitz et du Wiesenthal, on apercevait
+rangé en bataille le corps du général Tauenzien. Il était adossé à
+cette hauteur, son infanterie déployée, sa cavalerie disposée sur ses
+ailes, l'artillerie sur son front. Il paraissait fort de 8 mille
+hommes d'infanterie et de 2 mille de cavalerie. Napoléon, qui avait
+couché dans les environs de Saalbourg, accourut sur les lieux dès le
+matin, et à la vue de l'ennemi il ordonna l'attaque. Le maréchal
+Bernadotte dirigea quelques compagnies du 27<sup>e</sup> léger, commandées par
+le général Maison, sur Schleitz. Le général Tauenzien, averti que le
+gros de l'armée française suivait cette avant-garde, ne songea pas à
+défendre le terrain qu'il occupait. Il se contenta de renforcer le
+détachement qui gardait Schleitz, afin de gagner par un petit combat
+d'arrière-garde le temps de se retirer. Le général Maison entra dans
+Schleitz, avec le 27<sup>e</sup> léger, et en repoussa les Prussiens. Au même
+instant, les 94<sup>e</sup> et 95<sup>e</sup> régiments de ligne, de la division Drouet,
+passaient le Wiesenthal, l'un au-dessous de Schleitz, l'autre dans
+Schleitz même, et contribuaient à précipiter <span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> la retraite de
+l'ennemi, qui se porta vers les hauteurs en arrière de Schleitz. On le
+poursuivit rapidement sur ces hauteurs, et, arrivé sur leur sommet, on
+en descendit le revers à sa suite. Murat, accompagné du 4<sup>e</sup> de
+hussards et du 5<sup>e</sup> de chasseurs (celui-ci resté un peu en arrière),
+serra de près l'infanterie ennemie, qui était escortée par 2 mille
+chevaux. En voyant le peu de forces dont Murat disposait, quelques
+escadrons prussiens se jetèrent sur lui. Murat les prévint, les
+chargea, le sabre à la main, à la tête du 4<sup>e</sup> de hussards, et les
+repoussa. Mais ramené bientôt par une cavalerie plus nombreuse, il
+manda en toute hâte le 5<sup>e</sup> de chasseurs, ainsi que l'infanterie légère
+du général Maison, qui n'avaient pas encore pu le joindre. Il eut dans
+l'intervalle plusieurs charges à supporter, et les soutint avec sa
+vaillance accoutumée. Heureusement le 5<sup>e</sup> de chasseurs accourut au
+galop, rallia le 4<sup>e</sup> de hussards, et fournit à son tour une charge
+vigoureuse. Mais le général Tauenzien, voulant se débarrasser de ces
+deux régiments de cavalerie légère, lança sur eux les dragons rouges
+saxons ainsi que les hussards prussiens. Dans ce moment arrivaient
+cinq compagnies du 27<sup>e</sup> léger, conduites par le général Maison.
+Celui-ci, n'ayant pas le temps de les former en carré, les arrêta sur
+place, de manière à couvrir le flanc de notre cavalerie, puis fit
+exécuter à bout portant un feu si juste, qu'il renversa sur le carreau
+deux cents dragons rouges. Alors toute la cavalerie prussienne prit la
+fuite. Murat, avec le 4<sup>e</sup> de hussards et le 5<sup>e</sup> de chasseurs, courut
+après elle, et refoula pêle-mêle dans les bois la cavalerie <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span>
+et l'infanterie du général Tauenzien. L'ennemi se retira en toute
+hâte, jetant sur les routes beaucoup de fusils et de chapeaux, et
+laissant dans nos mains environ 400 prisonniers, indépendamment de 300
+morts ou blessés. Mais l'effet moral de ce combat fut plus grand que
+l'effet matériel, et les Prussiens purent voir dès lors à quels
+soldats ils avaient affaire. Si Murat, comme Napoléon lui en fit la
+remarque, avait eu sous la main un peu plus de cavalerie, il n'aurait
+pas été autant obligé de payer de sa personne, et les résultats
+eussent été plus considérables<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a>.</p>
+
+<p>Napoléon fut extrêmement satisfait de ce premier combat, qui lui
+prouvait combien la cavalerie prussienne, quoique très-bien montée et
+très-habile à manier ses chevaux, était peu à craindre pour ses
+solides fantassins et ses hardis cavaliers. Il établit son quartier
+général à Schleitz, afin d'y attendre le reste de la colonne du
+centre, afin surtout de donner à sa droite, conduite par les
+maréchaux Ney et Soult, <span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> à sa gauche, conduite par les
+maréchaux Lannes et Augereau, le temps de franchir les défilés, et de
+venir prendre sur ses ailes une position de bataille. D'après ce qu'il
+voyait, et d'après ce que lui rapportaient ses espions, qui avaient
+trouvé le pays couvert de colonnes détachées, il jugeait qu'il venait
+de surprendre l'ennemi dans un mouvement de concentration, et qu'il
+allait lui causer un grand trouble. Les rapports de l'aile droite
+envoyés par les maréchaux Soult et Ney, apprenaient qu'ils n'avaient
+rien devant eux, et qu'ils apercevaient à peine quelques détachements
+de cavalerie s'éloignant à leur approche. Au contraire, les nouvelles
+de la gauche parlaient d'un corps à Saalfeld, devant lequel le
+maréchal Lannes devait arriver le lendemain 10. Napoléon en concluait
+que l'ennemi se retirait vers la Saale, et laissait ouverte la grande
+route de Dresde. Il était résolu, non pas à s'y engager avant d'avoir
+battu les Prussiens, mais à les battre sans retard, soit qu'ils
+vinssent à sa rencontre pour lui barrer le chemin, soit qu'il <span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span>
+fallût aller les chercher derrière les bords escarpés de la Saale<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Go to footnote 5"><span class="smaller">[5]</span></a>.</p>
+
+<span class="sidenote">Conduite du prince de Hohenlohe en apprenant l'apparition
+de l'armée française.</span>
+
+<p>Le prince de Hohenlohe, toujours persuadé que lui seul avait deviné
+les projets de Napoléon, que lui seul avait imaginé le vrai moyen de
+les déjouer, en proposant de le devancer dans les défilés de la
+Franconie, flottait entre mille pensées diverses. Tantôt il inclinait
+à exécuter les ordres du duc de Brunswick, <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> et à repasser la
+Saale, tantôt il formait la folle résolution de se porter vers
+Mittel-Pöllnitz, pour y livrer bataille, et donnait ainsi à ses
+troupes peu propres à la marche, chargées de bagages, mal
+approvisionnées, des ordres et contre-ordres qui les désespéraient.
+Sur ces entrefaites, le prince Louis, impatient de rencontrer les
+Français, et voulant à tout prix devenir l'avant-garde de l'armée
+prussienne, <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> avait obtenu qu'on le laissât à Saalfeld, où il
+était encore le 10 octobre au matin.</p>
+
+<span class="sidenote">Combat de Saalfeld.</span>
+
+<p>C'est vers ce point que la colonne française de gauche devait marcher,
+aussitôt qu'elle aurait débouché de Grafenthal. Parvenu le 9 à
+Grafenthal, Lannes qui formait la tête de cette colonne, se dirigea
+sur Saalfeld dès le matin du 10. Il y fut rendu de très-bonne heure.
+Les coteaux boisés qui bordent ordinairement la Saale, s'éloignent en
+ce point de son lit, et y laissent une plaine marécageuse, au milieu
+de laquelle la petite ville de Saalfeld s'élève, entourée de murs, et
+assise au bord même de la rivière. Arrivé sur le pourtour de ces
+hauteurs, d'où l'on plonge sur Saalfeld, Lannes aperçut en avant de la
+ville le corps du prince Louis, qui consistait en 7,000 fantassins et
+2,000 cavaliers. Le prince avait pris une position peu militaire. Sa
+gauche composée d'infanterie s'appuyait à la ville et à la rivière, sa
+droite composée de cavalerie s'étendait dans la plaine. Dominé sur son
+front par le cercle des hauteurs, d'où l'artillerie française pouvait
+le mitrailler, il avait sur ses derrières un petit ruisseau
+marécageux, la Schwartza, qui vient se jeter dans la Saale au-dessous
+de Saalfeld, et qui est assez difficile à traverser. Sa retraite était
+donc fort mal assurée. S'il eût été capable de quelque sagesse, et
+moins obligé par ses bravades antérieures de se montrer téméraire, il
+aurait dû se retirer au plus tôt, et descendre la Saale jusqu'à
+Rudolstad ou Iéna. Malheureusement il n'était ni dans son caractère,
+ni dans son rôle, de reculer à la première rencontre des Français.
+Lannes n'avait sous la main ni le corps d'Augereau, formant avec
+<span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> lui la colonne de gauche, ni même son corps tout entier. Il
+était réduit à la simple division Suchet et à deux régiments de
+cavalerie légère, les 9<sup>e</sup> et 10<sup>e</sup> de hussards. Il n'en commença pas
+moins l'attaque tout de suite. Il disposa d'abord son artillerie sur
+les hauteurs d'où l'on dominait la ligne de bataille du prince Louis,
+et se mit à la canonner vivement. Puis il jeta sur sa gauche une
+partie de la division Suchet, avec ordre de filer le long des bois qui
+couronnaient les hauteurs, et de tourner la droite du prince Louis, en
+descendant sur les bords du ruisseau de la Schwartza. En peu
+d'instants ce mouvement fut exécuté. Tandis que l'artillerie placée en
+batterie sur le front des Prussiens, les occupait en leur tuant du
+monde, nos tirailleurs se glissant à travers les bois, commençaient
+sur leurs derrières un feu imprévu et d'une justesse meurtrière.
+Lannes, alors, fit descendre son infanterie en masse dans la plaine,
+pour culbuter l'infanterie ennemie. Le prince Louis, quand même il
+aurait eu de la guerre une expérience qui lui manquait, n'avait dans
+cette position aucun bon parti à prendre. Il commença par se porter
+vers son infanterie, afin de soutenir le choc de la division Suchet.
+Mais, après des efforts de bravoure dignes d'un meilleur emploi, il
+vit ses bataillons rompus, et poussés confusément sur les murs de
+Saalfeld. Ne sachant où donner de la tête, il courut à sa cavalerie,
+pour charger les deux régiments de hussards, qui avaient suivi le
+mouvement de nos tirailleurs. Il les chargea avec impétuosité, et
+parvint d'abord à les repousser. Mais ces deux régiments ralliés, et
+ramenés vigoureusement en avant, rompirent <span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> sa nombreuse
+cavalerie, et la poursuivirent avec une telle ardeur, que réduite à
+l'impossibilité de se reformer, elle se jeta en désordre dans les
+marécages de la Schwartza.
+<span class="sidenote">Mort du prince Louis et dispersion de son corps d'armée.</span>
+Le prince, revêtu d'un brillant uniforme,
+paré de toutes ses décorations, se comportait dans la mêlée avec la
+vaillance qui convenait à sa naissance et à son caractère. Deux de ses
+aides-de-camp se firent tuer à côté de lui. Bientôt entouré, il voulut
+se sauver; mais son cheval se trouva embarrassé dans une haie, et il
+fut obligé de s'arrêter. Un maréchal des logis du 10<sup>e</sup> de hussards,
+croyant avoir affaire à un officier d'un grade élevé, mais nullement à
+un prince de sang royal, courut à lui, en criant: Général,
+rendez-vous!&mdash;Le prince répondit à cette sommation par un coup de
+sabre. Le maréchal des logis, lui portant alors un coup de pointe au
+milieu de la poitrine, le renversa mort à bas de son cheval. On
+entoura le corps du prince, qui fut reconnu, et déposé, avec tous les
+égards dus à son rang et à son infortune, dans la ville de Saalfeld.
+Les troupes prussiennes et saxonnes, car il y avait sur ce point des
+unes et des autres, privées de chef, enfermées dans un coupe-gorge,
+s'échappèrent comme elles purent, nous abandonnant 20 bouches à feu,
+400 morts ou blessés, et un millier de prisonniers.</p>
+
+<p>Tel fut le début de la campagne. Les premiers coups de la guerre,
+comme le dit le lendemain Napoléon dans le bulletin de la journée,
+venaient de tuer l'un de ses auteurs. On était si près les uns des
+autres, que Napoléon à Schleitz entendait le canon de Saalfeld, que
+le prince de Hohenlohe l'entendait <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> de son côté sur les
+hauteurs de Mittell-Pöllnitz, et que vers Iéna, sur la ligne occupée
+par la grande armée prussienne, on percevait distinctement ses
+roulements lointains. Tous les hommes sensés dans l'armée prussienne
+en frémissaient comme d'un signal qui annonçait de tragiques
+événements. Napoléon, discernant le point d'où partaient ces
+détonations, envoya un renfort à Lannes, et une foule d'officiers pour
+chercher des nouvelles. De son côté, le prince de Hohenlohe rôdait à
+cheval, sans donner d'ordres, et en questionnant les allants et
+venants sur ce qui se passait. Triste spectacle que de voir tant
+d'incapacité et d'imprudence, en lutte avec tant de vigilance et de
+génie!</p>
+
+<span class="sidenote">Terreur panique à Iéna, à la suite du combat de Saalfeld.</span>
+
+<p>Quelques heures après, les fuyards apprenaient aux deux armées le
+résultat de la première rencontre, et la fin tragique du prince Louis,
+fin bien digne de sa vie, sous le double rapport de l'imprudence et du
+courage. Les Prussiens purent juger ce qu'il fallait attendre de leur
+savante tactique, opposée à la manière de faire, simple, pratique et
+rapide, des généraux français.</p>
+
+<p>La consternation se répandit de Saalfeld à Iéna et à Weimar. Le prince
+de Hohenlohe, instruit déjà par ses propres yeux du découragement qui
+s'était emparé des troupes du général Tauenzien, l'esprit frappé de
+l'échauffourée de Saalfeld, se porta de sa personne à Iéna, et fit
+circuler dans tous les sens l'ordre de rebrousser chemin vers la
+Saale, afin de se couvrir de cette rivière, si toutefois, après tant
+de mouvements contradictoires, on pouvait se flatter d'y arriver à
+temps! C'était le troisième <span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> contre-ordre donné à ces
+malheureux soldats, qui ne savaient plus ce qu'on voulait d'eux, et
+qui n'étaient pas habitués, comme les Français, à faire plusieurs
+marches en un jour, et à vivre de ce qu'ils se procuraient en
+marchant. Quelques fuyards du corps battu à Saalfeld, courant vers
+Iéna, et tirant sans motif, comme des soldats s'en allant à la
+débandade, furent pris pour des tirailleurs français. À leur aspect,
+une terreur indicible se répandit parmi les troupes qui se dirigeaient
+sur Iéna, et parmi les nombreux conducteurs de bagages. Tous se mirent
+à fuir en désordre, à se précipiter vers les ponts de la Saale, et de
+ces ponts dans les rues d'Iéna. En peu d'instants ce fut une affreuse
+confusion, fâcheux présage des événements qui allaient suivre.</p>
+
+<span class="sidenote">Marche de Napoléon après les combats de Schleitz et de
+Saalfeld.</span>
+
+<p>Napoléon, informé du combat de Saalfeld, et pressé de ramener ses
+ailes vers son centre, à mesure qu'il sortait des défilés par lesquels
+il était entré en Saxe, prescrivit à Lannes, non pas de descendre la
+Saale, ce qui l'aurait trop éloigné de lui, et trop rapproché de
+l'ennemi, mais de faire un mouvement à droite, et de se porter par
+Pösneck et Neustadt, vers Auma, où était fixé le quartier général.
+(Voir la carte n<sup>o</sup> 34.). Augereau devait remplir le vide laissé entre
+la Saale et le corps de Lannes. Ordonnant à sa droite un même
+mouvement de concentration, Napoléon avait dirigé le maréchal Soult
+sur Weida et Géra, le long de l'Elster, et appelé le maréchal Ney à
+occuper Auma, lorsque le quartier général en serait parti. De la sorte
+il avait 170 mille hommes sous la main, à la distance de sept à huit
+lieues, avec la faculté d'en réunir 100 mille en <span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> quelques
+heures, et tout en se concentrant il s'avançait, prêt à franchir la
+Saale s'il fallait y forcer la position de l'ennemi, ou à courir sur
+l'Elbe s'il fallait l'y prévenir. Du reste, il n'avait guère fait plus
+de quatre à cinq lieues par jour, afin de donner à ses corps le temps
+de rejoindre, car ses réserves étaient encore en arrière, notamment
+l'artillerie et la cavalerie de la garde, ainsi que les bataillons
+d'élite. Bien qu'il sût, depuis les deux combats des jours précédents,
+ce qu'il devait penser des troupes prussiennes, il marchait avec la
+prudence des grands capitaines, en présence d'une armée qui aurait pu
+lui opposer de 130 à 140 mille hommes réunis en une seule masse. Le 12
+au soir il quitta Auma pour Géra.</p>
+
+<p>La cavalerie, circulant dans tous les sens au milieu des colonnes de
+bagages des malheureux Saxons, faisait de riches et nombreuses prises.
+On enleva d'un seul coup cinq cents voitures. La cavalerie, ainsi que
+l'écrivait Napoléon, était <em>cousue d'or</em>.
+<span class="sidenote">Dispositions de Napoléon pour s'emparer des passages
+principaux de la Saale.</span>
+Enfin les lettres
+interceptées, les rapports des espions, commençaient à s'accorder, et
+à présenter la grande armée prussienne comme changeant de position, et
+s'avançant d'Erfurt sur Weimar, pour se rapprocher des bords de la
+Saale. (Voir la carte n<sup>o</sup> 34.) Elle pouvait y venir dans l'une des
+deux intentions suivantes: ou d'occuper le pont de la Saale à
+Naumbourg, sur lequel passe la grande route centrale d'Allemagne, afin
+de se retirer sur l'Elbe, en couvrant Leipzig et Dresde, ou de se
+rapprocher du cours de la Saale, pour en défendre les bords contre les
+Français. En face de cette double éventualité, Napoléon prit une
+<span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> première précaution, ce fut d'acheminer immédiatement le
+maréchal Davout sur Naumbourg, avec ordre d'en barrer le pont avec les
+26 mille hommes du troisième corps. Il lança Murat avec la cavalerie
+le long des rives de la Saale, pour en surveiller le cours, et pousser
+des reconnaissances jusqu'à Leipzig. Il dirigea le maréchal Bernadotte
+sur Naumbourg, avec mission d'appuyer au besoin le maréchal Davout. Il
+envoya les maréchaux Lannes et Augereau sur Iéna même. Son but était
+de s'emparer tout de suite des deux principaux passages de la Saale,
+ceux de Naumbourg et d'Iéna, soit pour y arrêter l'armée prussienne,
+si elle voulait les franchir et se retirer sur l'Elbe, soit pour aller
+la chercher sur les hauteurs qui bordent cette rivière, si elle
+voulait y rester sur la défensive. Quant à lui, il se tint avec les
+maréchaux Ney et Soult, à portée de Naumbourg et d'Iéna, prêt à
+marcher sur l'un ou l'autre point, suivant les circonstances.</p>
+
+<p>Le 13 au matin, des avis plus circonstanciés lui apprirent que
+l'ennemi se rapprochait définitivement de la Saale, avec la résolution
+encore incertaine de livrer sur ses bords une bataille défensive, ou
+de la passer pour courir à l'Elbe. C'était dans la direction de Weimar
+à Iéna que se montrait le plus gros rassemblement. Sans perdre un
+instant, Napoléon monta à cheval pour se rendre à Iéna.
+<span class="sidenote">Sur l'avis que l'armée prussienne se rapproche de la Saale,
+Napoléon se rend à Iéna.</span>
+Il donna
+lui-même ses instructions aux maréchaux Soult et Ney, et leur
+prescrivit d'être dans la soirée à Iéna, ou au plus tard dans la nuit.
+Il enjoignit à Murat de ramener sa cavalerie vers Iéna, et au maréchal
+Bernadotte de prendre à Dornbourg une position intermédiaire entre
+<span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> Iéna et Naumbourg. Il partit immédiatement, envoyant des
+officiers pour arrêter tout ce qui était en marche vers Géra, et le
+faire refluer sur Iéna.</p>
+
+<p>La veille au soir, le maréchal Davout était entré à Naumbourg, avait
+occupé le pont de la Saale, et enlevé des magasins considérables, avec
+un bel équipage de pont. Le maréchal Bernadotte s'était joint à lui.
+Murat avait envoyé sa cavalerie légère jusqu'à Leipzig, et surpris les
+portes de cette grande cité commerçante. Lannes s'était porté sur
+Iéna, petite ville universitaire, située sur les bords mêmes de la
+Saale, et y avait refoulé pêle-mêle les troupes ennemies restées en
+deçà de la rivière, ainsi que les bagages qui encombraient la route.
+Il s'était emparé d'Iéna, et avait aussitôt poussé ses avant-postes
+sur les hauteurs qui la dominent. De ces hauteurs, il avait aperçu
+l'armée du prince de Hohenlohe, qui après avoir repassé la Saale
+campait entre Iéna et Weimar, et il avait pu soupçonner qu'un grand
+rassemblement se préparait en cet endroit.</p>
+
+<span class="sidenote">Déterminations de l'armée prussienne après les combats de
+Schleitz et de Saalfeld.</span>
+
+<p>Effectivement l'armée prussienne y était réunie, et prête à prendre
+ses dernières déterminations. Le prince de Hohenlohe s'était décidé à
+obéir aux ordres du duc de Brunswick, et à repasser la Saale, pour se
+joindre à la grande armée prussienne. Il aurait atteint cette position
+en meilleur ordre, et sans perdre ses bagages, s'il avait obéi plus
+tôt. Ses troupes y étaient rassemblées confusément, et sans vivres, ne
+sachant pas s'en procurer, en demandant vainement à l'armée
+principale, qui en possédait tout juste assez pour elle-même. Les
+Saxons, dont la conduite avait été honorable, mais que le hasard des
+événements <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> avait fait figurer dans les deux premières
+rencontres, et qui voyaient leur pays livré sans défense aux Français,
+se plaignaient amèrement d'être peu ménagés, mal nourris, et entraînés
+dans une guerre qui s'annonçait de la manière la plus sinistre. On fit
+de son mieux pour les calmer, et cette fois on les établit en seconde
+ligne derrière les Prussiens.</p>
+
+<p>Cependant, malgré ces tristes débuts, on était rassemblé le long de la
+forêt de Thuringe, ayant la Saale pour arrêter les Français s'ils
+voulaient la franchir, ou pour descendre en sûreté vers l'Elbe s'ils
+se hâtaient d'y courir. C'était le cas, puisqu'on avait attaché tant
+de prix à cette position, de persévérer dans l'idée qu'on s'en était
+faite, et de profiter des avantages qu'elle offrait. La Saale, en
+effet, quoique guéable, coule dans un lit qui présente une sorte de
+gorge continuelle. La rive gauche, sur laquelle étaient campés les
+Prussiens, est couverte de hauteurs abruptes, dont la rivière baigne
+le pied, dont une suite de bois couvre le sommet. Au delà se trouvent
+des plateaux ondulés, très-propres à recevoir une armée. En descendant
+d'Iéna jusqu'à Naumbourg (voir la carte n<sup>o</sup> 35), les obstacles au
+passage deviennent plus grands que partout ailleurs. Il n'y avait,
+outre Iéna et Naumbourg, que trois issues par lesquelles on pût
+pénétrer, celles de Löbstedt, de Dornbourg et de Cambourg, éloignées
+de deux lieues les unes des autres, et très-faciles à défendre.
+Puisqu'au lieu de s'établir derrière l'Elbe, on avait voulu se porter
+à la rencontre des Français, et combattre en masse, il n'y avait pas
+un site plus avantageux que la rive gauche de la Saale pour engager
+<span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> une action générale. On s'était privé à la vérité des dix
+mille hommes composant l'avant-garde du duc de Weimar, et envoyés en
+reconnaissance au delà de la forêt de Thuringe; on en avait perdu cinq
+ou six mille en morts, prisonniers et fuyards, dans les combats de
+Schleitz et Saalfeld; mais il restait encore 50 mille hommes au prince
+de Hohenlohe, 66 mille au duc de Brunswick, 17 ou 18 mille au général
+Ruchel, c'est-à-dire 134 mille hommes, armée fort redoutable derrière
+une position comme celle de la Saale, depuis Iéna jusqu'à Naumbourg.
+En plaçant de gros détachements devant les principaux passages, et la
+masse un peu en arrière, dans une position centrale, de manière à
+pouvoir courir en force sur le point attaqué, on était en mesure de
+livrer à l'armée française une bataille dangereuse pour elle, et sinon
+de lui arracher la victoire, du moins de la lui disputer tellement,
+que la retraite devînt facile, et le sort de la guerre incertain.</p>
+
+<p>Mais le désordre d'esprit ne faisait que s'accroître dans l'état-major
+prussien. Le duc de Brunswick, qui avait montré jusque-là une assez
+grande justesse de raisonnement, et qui avait paru apprécier les
+avantages de la position occupée, dans les divers cas possibles, le
+duc de Brunswick maintenant que l'un de ces cas, et le plus prévu, se
+réalisait, semblait avoir subitement perdu le sens, et voulait
+décamper en toute hâte. Le mouvement du maréchal Davout sur Naumbourg
+avait été pour lui un trait de lumière. Il avait conclu de
+l'apparition de ce maréchal sur Naumbourg, que Napoléon voulait, non
+pas livrer bataille, mais précipiter sa marche vers l'Elbe, <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span>
+couper les Prussiens de la Saxe, et même de la Prusse, comme il avait
+coupé le général Mack de la Bavière et de l'Autriche. La crainte
+d'être enveloppé, ainsi que l'avait été le général Mack, et réduit
+comme lui à poser les armes, troublait l'esprit ordinairement juste de
+ce malheureux vieillard. Il voulait donc partir à l'instant pour
+gagner l'Elbe. En Prusse on s'était raillé avec si peu de pitié, avec
+si peu de justice, de l'infortuné Mack, qu'on perdait la raison à la
+seule idée de se trouver dans la même position, et que, pour l'éviter,
+on s'exposait à tomber dans d'autres positions qui ne valaient pas
+mieux. Cependant la situation actuelle était loin de ressembler à
+celle du général autrichien. Le duc de Brunswick pouvait bien être
+débordé, séparé de la Saxe, par un mouvement rapide de Napoléon sur
+l'Elbe, peut-être devancé sur Berlin, mais il était impossible qu'il
+fût enveloppé et obligé de capituler. Soit qu'il perdît une bataille
+sur la Saale, soit qu'il fût prévenu sur l'Elbe, il avait une retraite
+assurée vers Magdebourg et le bas Elbe, et bien qu'il fût exposé à y
+arriver en mauvais état, il ne pouvait être pris dans les vastes
+plaines du Nord, comme les Autrichiens dans le coupe-gorge de la
+vallée du Danube. D'ailleurs, tandis que l'armée du général Mack
+comptait tout au plus 70 mille hommes, celle du duc de Brunswick en
+comptait 144 mille, en ralliant le duc de Weimar, et une telle armée
+n'est pas facile à envelopper, au point d'être réduite à poser les
+armes. Mais puisqu'on avait tant voulu combattre, tant désiré
+rencontrer les Français, songé même à passer <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> les montagnes
+afin d'aller les chercher en Franconie, pourquoi, lorsqu'on les
+rencontrait enfin sur un terrain excellent pour soi, très-difficile
+pour eux, pourquoi ne pas s'y établir en masse, afin de les précipiter
+dans le lit profond et rocailleux de la Saale, à l'instant où ils
+tenteraient de s'élever sur les hauteurs? Mais tout sang-froid avait
+disparu, depuis que l'ennemi qu'on bravait de loin, était si près,
+depuis qu'à Schleitz et Saalfeld, la qualité de l'armée prussienne
+s'était montrée si peu supérieure à celle des armées autrichiennes et
+russes.</p>
+
+<span class="sidenote">Le duc de Brunswick prend le parti de décamper pour se
+rapprocher de l'Elbe.</span>
+
+<p>Le duc de Brunswick, impatient de se dérober au sort tant redouté du
+général Mack, prit le parti de décamper immédiatement, et de se porter
+sur l'Elbe à marches forcées, en se couvrant de la Saale, ce qui
+entraînait l'abandon de Leipzig, de Dresde, et de toute la Saxe aux
+Français. Le prince de Hohenlohe, après s'être tardivement décidé à
+repasser la Saale, campait sur les hauteurs d'Iéna. (Voir la carte n<sup>o</sup>
+34.) Le duc de Brunswick lui enjoignit d'y rester pour fermer ce
+débouché, pendant que l'armée principale, filant derrière l'armée de
+Silésie, irait joindre la Saale à Naumbourg, et la descendrait jusqu'à
+l'Elbe.</p>
+
+<p>Il ordonna au général Ruchel de s'arrêter à Weimar le temps nécessaire
+pour rallier l'avant-garde, engagée dans une reconnaissance inutile au
+delà de la forêt de Thuringe, et quant à lui, emmenant les cinq
+divisions de l'armée principale, il résolut de décamper le 13, de
+suivre la grande route de Weimar à Leipzig jusqu'au pont de Naumbourg,
+de laisser à ce pont trois divisions pour le garder, <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> tandis
+qu'avec deux autres il irait s'assurer du passage de l'Unstrut, l'un
+des affluents de la Saale, puis cet obstacle franchi de replier les
+trois divisions postées à Naumbourg, d'attirer à lui le prince de
+Hohenlohe et le général Ruchel demeurés en arrière, et de longer ainsi
+les bords de la Saale jusqu'à la jonction de cette rivière avec
+l'Elbe, aux environs de Magdebourg.</p>
+
+<p>Tel fut le plan de retraite adopté par le duc de Brunswick. Ce n'était
+pas la peine de quitter la ligne défensive de l'Elbe, dont on n'aurait
+jamais dû s'écarter, pour la rejoindre sitôt, et avec de si grands
+dangers.</p>
+
+<span class="sidenote">Le duc de Brunswick, avec l'armée principale, marche sur
+Naumbourg, en laissant le prince de Hohenlohe à Iéna.</span>
+
+<p>En conséquence, l'armée principale reçut l'ordre de se mettre en
+mouvement dans la journée même du 13 octobre. Le prince de Hohenlohe
+reçut celui d'occuper les hauteurs d'Iéna, et de fermer ce passage
+tandis que les cinq divisions du duc de Brunswick, quittant Weimar,
+iraient coucher le soir à Naumbourg. Ces cinq divisions devaient se
+suivre à une lieue les unes des autres, et faire six lieues dans la
+journée. Ce n'est pas ainsi que marchaient les Français quand ils
+avaient un but important à atteindre. Weimar évacué, le général Ruchel
+devait s'y porter immédiatement. Toutes ces dispositions étant
+arrêtées et communiquées à ceux qui étaient chargés de les exécuter,
+l'armée du duc de Brunswick se mit en marche, ayant en tête le roi,
+les princes, la reine elle-même, et suivie d'une masse de bagages à
+rendre toute man&oelig;uvre impossible. Le canon se faisant entendre de
+si près, on ne pouvait plus souffrir la reine au quartier général. Sa
+présence, <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> après avoir été une inconvenance, devenait un péril
+pour elle, un sujet d'inquiétude pour le roi. Il fallut une injonction
+formelle de celui-ci pour la décider à partir. Elle s'éloigna enfin
+les yeux pleins de larmes, ne doutant plus depuis les combats de
+Schleitz et de Saalfeld, des funestes suites d'une politique, dont
+elle était la malheureuse instigatrice.</p>
+
+<p>Pendant que le duc de Brunswick marchait ainsi sur Naumbourg, le
+prince de Hohenlohe resté sur les hauteurs d'Iéna avec 50 mille
+hommes, et ayant en arrière-garde le général Ruchel avec 18 mille,
+s'occupa de rétablir un peu d'ordre dans ses troupes, de faire battre
+la campagne par des chariots afin de recueillir des vivres, de
+procurer surtout quelque soulagement aux Saxons, dont le
+mécontentement était extrême. Partageant l'opinion du duc de Brunswick
+que les Français couraient vers Leipzig et vers Dresde, pour être
+rendus les premiers sur l'Elbe, il ne s'occupait guère de la ville
+d'Iéna, et prenait peu de soin des hauteurs situées en arrière de
+cette ville.</p>
+
+<span class="sidenote">Arrivée de Napoléon à Iéna dans l'après-midi du 13
+octobre.</span>
+
+<p>Durant cette même après-midi du 13 octobre, Napoléon, comme on l'a vu,
+s'était rapidement transporté de Géra sur Iéna, en se faisant suivre
+de toutes ses forces. Il y arriva de sa personne vers le milieu du
+jour. Le maréchal Lannes, qui l'avait devancé, l'y attendait avec
+impatience. Sans perdre un moment, ils montèrent tous deux à cheval
+pour aller reconnaître les lieux. (Voir la carte n<sup>o</sup> 35.) À Iéna même
+la vallée de la Saale commence à s'élargir. La rive droite sur
+laquelle nous cheminions est basse, humide, couverte de prairies. La
+rive gauche au contraire, celle <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> qu'occupaient les Prussiens,
+présente des hauteurs escarpées, qui dominent à pic la ville d'Iéna,
+et qu'on gravit par des ravins étroits, tortueux, ombragés de bois. À
+gauche d'Iéna, une gorge plus ouverte, moins abrupte, qu'on appelle le
+Mühlthal, est devenue le passage à travers lequel on a pratiqué la
+grande route d'Iéna à Weimar. Cette route suit d'abord le fond du
+Mühlthal, puis s'élève en forme de colimaçon, et se déploie sur les
+plateaux en arrière. Il aurait fallu un rude assaut pour forcer ce
+passage, plus ouvert à la vérité, mais gardé par une grande partie de
+l'armée prussienne. Aussi n'était-ce point par là qu'on pouvait songer
+à gravir les plateaux, afin d'y livrer bataille aux Prussiens.</p>
+
+<p>Mais une autre ressource venait de s'offrir. Les hardis tirailleurs de
+Lannes, s'engageant dans les ravins qu'on rencontre au sortir d'Iéna,
+avaient réussi à s'élever sur la hauteur principale, et ils avaient
+aperçu tout à coup l'armée prussienne campée sur les plateaux de la
+rive gauche. Suivis bientôt de quelques détachements de la division
+Suchet, ils s'étaient fait place en repoussant les avant-postes du
+général Tauenzien. Ainsi, grâce à la hardiesse de nos soldats, les
+hauteurs qui dominent la rive gauche de la Saale étaient conquises,
+mais par une route malheureusement peu accessible à l'artillerie.
+C'est là que Lannes conduisit Napoléon, au milieu d'un feu de
+tirailleurs qui ne cessait pas, et qui rendait les reconnaissances
+fort dangereuses.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon découvre l'armée prussienne des hauteurs d'Iéna,
+et fait ses dispositions pour assurer à son armée les moyens de
+déboucher sur ces hauteurs.</span>
+
+<p>La principale des hauteurs qui dominent la ville d'Iéna, s'appelle le
+Landgrafenberg, et depuis les événements mémorables dont elle a été
+le théâtre, <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> elle a reçu des habitants le nom de
+Napoléonsberg. Elle est la plus élevée de la contrée. (Voir la carte
+n<sup>o</sup> 35.) Napoléon et Lannes, en contemplant de cette hauteur la
+campagne environnante, le dos tourné à la ville d'Iéna, voyaient à
+leur droite la Saale couler dans une gorge sinueuse, profonde, boisée,
+jusqu'à Naumbourg, qui est à six ou sept lieues d'Iéna. Ils voyaient
+devant eux des plateaux ondulés, s'étendant au loin, et s'inclinant
+par une pente insensible vers la petite vallée de l'Ilm, au fond de
+laquelle est située la ville de Weimar. Ils apercevaient à leur gauche
+la grande route d'Iéna à Weimar, s'élevant par une suite de rampes de
+la gorge du Mühlthal sur ces plateaux, et courant en ligne droite sur
+Weimar. Ces rampes qui présentent, comme nous l'avons dit, une sorte
+de colimaçon, en ont reçu le nom allemand, et s'appellent la
+<em>Schnecke</em>. Sur cette même route d'Iéna à Weimar se trouvait
+échelonnée l'armée prussienne du prince de Hohenlohe, sans qu'on pût
+en préciser le nombre. Quant au corps du général Ruchel posté à
+Weimar, la distance ne permettait pas de le découvrir. Il en était de
+même pour la grande armée du duc de Brunswick, qui marchant de Weimar
+sur Naumbourg, était cachée dans les enfoncements de la vallée de
+l'Ilm.</p>
+
+<p>Napoléon ayant devant lui une masse de troupes dont on ne pouvait
+guère apprécier la force, supposa que l'armée prussienne avait choisi
+ce terrain comme champ de bataille, et fit tout de suite ses
+dispositions, de manière à déboucher avec son armée sur le
+Landgrafenberg, avant que l'ennemi accourût en masse pour le jeter
+dans les précipices de la Saale. <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> Il fallait se hâter, et
+profiter de l'espace conquis par nos tirailleurs pour s'établir sur la
+hauteur. On n'en avait, il est vrai, que le sommet, car à quelques pas
+seulement se trouvait le corps du général Tauenzien, séparé de nos
+troupes par un léger pli de terrain. (Voir la carte n<sup>o</sup> 35.) Ce corps
+était appuyé à deux villages, l'un sur notre droite, celui de
+Closewitz, entouré d'un petit bois, l'autre sur notre gauche, celui de
+Cospoda, entouré également d'un bois de quelque étendue. Napoléon
+voulait laisser les Prussiens tranquilles dans cette position jusqu'au
+lendemain, et en attendant, conduire une partie de son armée sur le
+Landgrafenberg.
+<span class="sidenote">Napoléon porte le corps de Lannes et la garde sur le
+Landgrafenberg.</span>
+L'espace qu'il occupait pouvait contenir le corps de
+Lannes et la garde. Il ordonna de les amener sur-le-champ par les
+ravins escarpés, qui servent à monter d'Iéna au Landgrafenberg. À
+gauche il plaça la division Gazan, à droite la division Suchet, au
+milieu et un peu en arrière la garde à pied. Il fit camper celle-ci en
+un carré de quatre mille hommes, et il établit son propre bivouac au
+centre de ce carré. C'est depuis lors que les habitants du pays ont
+appelé cette hauteur le Napoléonsberg, en marquant par un amas de
+pierres brutes l'endroit où ce personnage, populaire partout, même
+dans les lieux où il ne s'est montré que terrible, passa cette nuit
+mémorable.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon fait pratiquer pendant la nuit une route pour son
+artillerie.</span>
+
+<p>Mais ce n'était pas tout que d'amener l'infanterie sur le
+Landgrafenberg, il fallait y transporter l'artillerie. Napoléon
+courant à cheval dans tous les sens, trouva un passage moins escarpé
+que les autres, et par lequel l'artillerie traînée avec grand effort
+pouvait passer. Malheureusement la voie était trop étroite. Napoléon
+manda sur-le-champ un détachement <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> de soldats du génie, et la
+fit élargir en taillant le roc. Lui-même, dans son impatience,
+dirigeait les travaux une torche à la main. Il ne s'éloigna que bien
+avant dans la nuit, lorsqu'il eut vu rouler les premières pièces de
+canon. Il fallut douze chevaux pour traîner chaque voiture
+d'artillerie jusqu'au sommet du Landgrafenberg. Napoléon se proposait
+d'attaquer le général Tauenzien à la pointe du jour, et de conquérir
+en le poussant brusquement, l'espace nécessaire au déploiement de son
+armée.
+<span class="sidenote">Le maréchal Augereau chargé d'attaquer à gauche, par le
+vallon du Mühlthal.</span>
+Craignant toutefois de déboucher par une seule issue, voulant
+aussi diviser l'attention de l'ennemi, il prescrivit vers la gauche à
+Augereau de s'engager dans la gorge du Mühlthal, de porter sur la
+route de Weimar l'une de ses deux divisions, et de gagner avec l'autre
+le revers du Landgrafenberg, afin de tomber sur les derrières du
+général Tauenzien.
+<span class="sidenote">Le maréchal Soult chargé d'attaquer à droite par Löbstedt
+et Closewitz.</span>
+À droite, il ordonna au maréchal Soult, dont le
+corps parti de Géra devait arriver dans la nuit, de gravir les autres
+ravins, qui de Löbstedt et de Dornbourg débouchent sur Closewitz, afin
+de tomber également sur les derrières du général Tauenzien. Avec cette
+double diversion à gauche et à droite, Napoléon ne doutait pas de
+forcer les Prussiens dans leur position, et de se procurer la place
+qu'il fallait à son armée pour se déployer. Le maréchal Ney et Murat
+devaient s'élever sur le Landgrafenberg par la route que Lannes et la
+garde avaient suivie.</p>
+
+<p>La journée du 13 s'était écoulée; une obscurité profonde enveloppait
+le champ de bataille. Napoléon avait placé sa tente au centre du carré
+formé par sa garde, et n'avait laissé allumer que quelques feux.
+<span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> Mais l'armée prussienne avait allumé tous les siens. On
+voyait les feux du prince de Hohenlohe sur toute l'étendue des
+plateaux, et au fond de l'horizon à droite, sur les hauteurs de
+Naumbourg, que surmontait le vieux château d'Eckartsberg, ceux de
+l'armée du duc de Brunswick, devenue tout à coup visible pour
+Napoléon. Il pensa que, loin de se retirer, toutes les forces
+prussiennes venaient prendre part à la bataille. Il envoya
+sur-le-champ de nouveaux ordres aux maréchaux Davout et Bernadotte. Il
+prescrivit au maréchal Davout de bien garder le pont de Naumbourg, et
+même de le franchir s'il était possible, pour tomber sur les derrières
+des Prussiens, pendant qu'on les combattrait de front. Il ordonna au
+maréchal Bernadotte, qui était placé en intermédiaire, de concourir au
+mouvement projeté, soit en se joignant au maréchal Davout, s'il était
+près de celui-ci, soit en se jetant directement sur le flanc des
+Prussiens, s'il avait déjà pris à Dornbourg une position plus
+rapprochée d'Iéna. Enfin il enjoignit à Murat d'arriver le plus tôt
+qu'il pourrait avec sa cavalerie.</p>
+
+<span class="sidenote">Dispositions du prince de Hohenlohe.</span>
+
+<p>Pendant que Napoléon faisait ces dispositions, le prince de Hohenlohe
+était dans une complète ignorance du sort qui l'attendait. Toujours
+persuadé que le gros de l'armée française, au lieu de s'arrêter devant
+Iéna, courait sur Leipzig et Dresde, il supposait qu'il aurait tout au
+plus affaire aux corps des maréchaux Lannes et Augereau, lesquels,
+ayant passé la Saale, après le combat de Saalfeld, devaient, selon
+lui, se montrer entre Iéna et Weimar, comme s'ils fussent descendus
+des hauteurs de la forêt de <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> Thuringe. Dans cette idée, ne
+songeant pas à faire front vers Iéna, il n'avait opposé de ce côté que
+le corps du général Tauenzien, et avait rangé son armée le long de la
+route d'Iéna à Weimar. Sa gauche composée des Saxons gardait le sommet
+de la <em>Schnecke</em>, sa droite s'étendait jusqu'à Weimar, et se liait au
+corps du général Ruchel. Cependant le feu de tirailleurs qu'on
+entendait sur le Landgrafenberg ayant répandu une sorte d'émoi, et le
+général Tauenzien demandant du secours, le prince de Hohenlohe fit
+prendre les armes à la brigade saxonne de Cerrini, à la brigade
+prussienne de Sanitz, à plusieurs escadrons de cavalerie, et dirigea
+ces forces vers le Landgrafenberg, pour en chasser les Français, qu'il
+croyait à peine établis sur ce point. Au moment où il allait exécuter
+cette résolution, le colonel de Massenbach lui apporta de la part du
+duc de Brunswick l'ordre réitéré de n'engager aucune action sérieuse,
+de se borner à bien garder les passages de la Saale, et surtout celui
+de Dornbourg qui inspirait des inquiétudes, parce qu'on y avait aperçu
+quelques troupes légères. Le prince de Hohenlohe, devenu le plus
+obéissant des lieutenants, lorsqu'il aurait fallu ne pas l'être,
+s'arrêta tout à coup devant ces injonctions du quartier général. Il
+était singulier néanmoins, pour obtempérer à l'ordre de ne pas engager
+une bataille, d'abandonner le débouché par lequel on devait le
+lendemain en recevoir une désastreuse. Quoi qu'il en soit, renonçant à
+reprendre le Landgrafenberg, il se contenta d'envoyer la brigade
+saxonne Cerrini au général Tauenzien, et de placer à Nerkwitz, en face
+de Dornbourg, sous les ordres du général Holzendorf, <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> la
+brigade prussienne Sanitz, les fusiliers de Pelet, un bataillon de
+Schimmelpfennig, enfin plusieurs détachements de cavalerie et
+d'artillerie. Il expédia quelques chevaux-légers à Dornbourg même,
+pour savoir ce qui s'y passait. Le prince de Hohenlohe s'en tint à ces
+dispositions; il revint à son quartier général de Capellendorf, près
+de Weimar, se disant qu'avec 50 mille hommes, et même 70 mille en
+comptant le corps de Ruchel, gardé vers Dornbourg par le général
+Holzendorf, vers Iéna par le général Tauenzien, faisant front vers la
+chaussée d'Iéna à Weimar, il punirait les deux maréchaux Lannes et
+Augereau de leur audace, s'ils osaient l'attaquer avec les 30 ou 40
+mille Français dont ils pouvaient disposer, et rétablirait l'honneur
+des armes prussiennes gravement compromis à Schleitz et à Saalfeld.</p>
+
+<span class="sidenote">Bataille d'Iéna, livrée le 14 octobre.</span>
+
+<p>Napoléon, debout avant le jour, donnait ses dernières instructions à
+ses lieutenants, et faisait prendre les armes à ses soldats. La nuit
+était froide, la campagne couverte au loin d'un brouillard épais,
+comme celui qui enveloppa pendant quelques heures le champ de bataille
+d'Austerlitz. Escorté par des hommes portant des torches, Napoléon
+parcourut le front des troupes, parla aux officiers et aux soldats,
+leur expliqua la position des deux armées, leur démontra que les
+Prussiens étaient aussi compromis que les Autrichiens l'année
+précédente, que, vaincus dans cette journée, ils seraient coupés de
+l'Elbe et de l'Oder, séparés des Russes, et réduits à livrer aux
+Français la monarchie prussienne tout entière; que, dans une telle
+situation, le corps <span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> français qui se laisserait battre, ferait
+échouer les plus vastes desseins, et se déshonorerait à jamais.
+<span class="sidenote">Les divisions Suchet et Gazan s'avancent à travers un
+brouillard épais, et s'emparent des villages de Closewitz et de
+Cospoda.</span>
+Il les
+engagea fort à se tenir en garde contre la cavalerie prussienne, et à
+la recevoir en carré avec leur fermeté ordinaire. Les cris: En avant!
+Vive l'Empereur! accueillirent partout ses paroles. Quoique le
+brouillard fût épais, à travers son épaisseur même, les avant-postes
+ennemis aperçurent la lueur des torches, entendirent les cris de joie
+de nos soldats, et allèrent donner l'alarme au général Tauenzien. Le
+corps de Lannes s'ébranlait en ce moment au signal de Napoléon. La
+division Suchet, partagée en trois brigades, s'avançait la première.
+La brigade Claparède, composée du 17<sup>e</sup> léger et d'un bataillon
+d'élite, marchait en tête, déployée sur une seule ligne. Sur les ailes
+de cette ligne, et pour la garantir des attaques de la cavalerie, les
+34<sup>e</sup> et 40<sup>e</sup> régiments, formant la seconde brigade, étaient disposés
+en colonne serrée. La brigade Vedel déployée fermait cette espèce de
+carré. À gauche de la division Suchet, mais un peu en arrière, venait
+la division Gazan, rangée sur deux lignes, et précédée par son
+artillerie. On s'avança ainsi en tâtonnant dans le brouillard. La
+division Suchet se dirigeait sur le village de Closewitz qui était à
+droite, la division Gazan se dirigeait sur le village de Cospoda qui
+était à gauche. Les bataillons saxons de Frédéric-Auguste et de
+Rechten, le bataillon prussien de Zweifel, apercevant à travers le
+brouillard une masse en mouvement, firent feu tous ensemble. Le 17<sup>e</sup>
+léger supporta ce feu, et le rendit immédiatement. On se fusilla
+ainsi quelques instants, voyant la lueur, entendant <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> le bruit
+de la fusillade, mais sans se distinguer les uns les autres. Les
+Français, en s'approchant, finirent par découvrir le petit bois qui
+entourait le village de Closewitz. Le général Claparède s'y jeta
+vivement, et, à la suite d'un combat corps à corps, l'eut bientôt
+emporté, ainsi que le village de Closewitz lui-même. Après avoir privé
+de cet appui la ligne du général Tauenzien, on continua de marcher
+sous les balles qui partaient du sein de cette brume épaisse. La
+division Gazan, de son côté, déborda le village de Cospoda, et s'y
+établit. Entre ces deux villages, mais un peu plus loin, se trouvait
+un petit hameau, celui de Lutzenrode, occupé par les fusiliers
+d'Erichsen. La division Gazan l'enleva également, et on put alors se
+déployer plus à l'aise. En ce moment, les deux divisions de Lannes
+essuyèrent de nouvelles décharges d'artillerie et de mousqueterie.
+C'étaient les grenadiers saxons de la brigade Cerrini, qui, après
+avoir recueilli les avant-postes du général Tauenzien, se reportaient
+en avant, et exécutaient leurs feux de bataillon avec autant
+d'ensemble que s'ils avaient été sur un champ de man&oelig;uvre. Le 17<sup>e</sup>
+léger, qui tenait la tête de la division Suchet, ayant épuisé ses
+cartouches, on le fit passer sur les derrières. Le 34<sup>e</sup> prit sa place,
+entretint le feu quelque temps, puis joignit les grenadiers saxons à
+la baïonnette, et les rompit. La déroute ayant bientôt gagné le corps
+entier du général Tauenzien, les divisions Gazan et Suchet ramassèrent
+une vingtaine de canons et beaucoup de fuyards.
+<span class="sidenote">Défaite du corps du général Tauenzien.</span>
+À partir du
+Landgrafenberg, les plateaux ondulés sur lesquels on venait de se
+déployer, allaient, comme nous l'avons dit, en <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> s'inclinant
+vers la petite vallée de l'Ilm. On marchait donc vite, sur un terrain
+en pente, et à la suite d'un ennemi en fuite. Dans ce mouvement rapide
+on déborda deux bataillons de Cerrini, ainsi que les fusiliers de
+Pelet, restés aux environs de Closewitz. Ces troupes furent rejetées
+pour le reste de la journée vers le général Holzendorf, commis la
+veille à la garde du débouché de Dornbourg.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon ayant acquis l'espace nécessaire au déploiement de
+son armée, suspend l'action pour donner à ses autres colonnes le temps
+d'arriver.</span>
+
+<p>Cette action n'avait pas duré deux heures. Il en était neuf, et
+Napoléon avait dès lors réalisé la première partie de son plan, qui
+consistait à s'emparer de l'espace nécessaire au déploiement de son
+armée. Au même instant, ses instructions s'exécutaient sur tous les
+points avec une ponctualité remarquable. Vers la gauche, le maréchal
+Augereau, après avoir dirigé la division Heudelet ainsi que son
+artillerie et sa cavalerie dans le fond du Mühlthal, sur la grande
+route de Weimar, gravissait avec la division Desjardins les revers du
+Landgrafenberg, et venait former sur les plateaux la gauche de la
+division Gazan. Vers la droite, le maréchal Soult, dont une seule
+division était arrivée, celle du général Saint-Hilaire, s'élevait de
+Löbstedt sur les derrières de Closewitz, en face des positions de
+Nerkwitz et d'Alten-Göne, occupées par les débris du corps de
+Tauenzien, et par le détachement du général Holzendorf. Le maréchal
+Ney, impatient d'assister à la bataille, avait détaché de son corps un
+bataillon de voltigeurs, un bataillon de grenadiers, le 25<sup>e</sup> léger,
+deux régiments de cavalerie, et avec cette troupe d'élite il avait
+pris les devants. Il entrait dans Iéna à l'heure même où s'achevait
+le premier acte de la journée. Murat <span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> enfin, revenant au galop
+avec les dragons et les cuirassiers des reconnaissances exécutées sur
+la basse Saale, remontait vers Iéna à perte d'haleine. Napoléon
+résolut donc de s'arrêter quelques instants sur le terrain conquis,
+pour laisser à ses troupes le temps d'arriver en ligne.</p>
+
+<span class="sidenote">Le prince de Hohenlohe averti du danger par la déroute du
+général Tauenzien, range son armée en bataille.</span>
+
+<p>Sur ces entrefaites, les fuyards du général Tauenzien avaient donné
+l'éveil au camp entier des Prussiens. Au bruit du canon, le prince de
+Hohenlohe était accouru sur la route de Weimar, où campait
+l'infanterie prussienne, ne croyant pas encore à une action générale,
+et se plaignant de ce qu'on fatiguât les troupes par une prise d'armes
+inutile. Bientôt détrompé, il prit ses mesures pour livrer bataille.
+Sachant que les Français avaient passé la Saale à Saalfeld, il s'était
+attendu à les voir paraître entre Iéna et Weimar, et il avait rangé
+son armée le long de la route qui va de l'une à l'autre de ces villes.
+Cette conjecture ne se réalisant pas, il fallait changer ses
+dispositions: il le fit avec promptitude et résolution. Il envoya le
+gros de l'infanterie prussienne, sous les ordres du général Grawert,
+pour occuper les positions abandonnées du général Tauenzien. Il laissa
+vers la <em>Schnecke</em>, qui allait former sa droite, la division
+Niesemeuschel, composée des deux brigades saxonnes Burgsdorf et
+Nehroff, du bataillon prussien Boguslawski, et d'une nombreuse
+artillerie, avec ordre de défendre jusqu'à la dernière extrémité les
+rampes par lesquelles la route de Weimar s'élève sur les plateaux. Il
+leur donna, pour les seconder, la brigade Cerrini ralliée et renforcée
+de quatre bataillons saxons. En arrière de son centre, <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> il
+plaça une réserve de cinq bataillons sous le général Dyherrn, pour
+appuyer le général Grawert. Il fit rallier à quelque distance du champ
+de bataille et pourvoir de munitions les débris du corps de Tauenzien.
+Quant à sa gauche, il prescrivit au général Holzendorf de se porter en
+avant, s'il le pouvait, pour tomber sur la droite des Français pendant
+qu'il s'efforcerait lui-même de les arrêter de front. Il adressa au
+général Ruchel l'avis de ce qui se passait, et la prière d'accélérer
+sa marche. Enfin il courut de sa personne avec la cavalerie prussienne
+et l'artillerie attelée, à la rencontre des Français, afin de les
+contenir, et de protéger la formation de l'infanterie du général
+Grawert.</p>
+
+<span class="sidenote">Renouvellement de l'action vers les dix heures du matin.</span>
+
+<p>Il était environ dix heures, et l'action du matin, interrompue depuis
+une heure, allait recommencer plus vivement. Tandis qu'à droite, le
+maréchal Soult, débouchant de Löbstedt, gravissait les hauteurs avec
+la division Saint-Hilaire, tandis qu'au centre le maréchal Lannes,
+avec les divisions Suchet et Gazan, se déployait sur les plateaux
+conquis le matin, et qu'à gauche, le maréchal Augereau, s'élevant du
+fond du Mühlthal, avait gagné le village d'Iserstedt, le maréchal Ney,
+dans son ardeur de combattre, s'était avancé avec ses trois mille
+hommes d'élite, caché par le brouillard, et avait pris place entre
+Lannes et Augereau, en face du village de Vierzehn-Heiligen, qui
+occupait le milieu du champ de bataille. Il arrivait au moment même où
+le prince de Hohenlohe accourait à la tête de la cavalerie prussienne.
+<span class="sidenote">Le maréchal Ney s'engage avant l'ordre de l'Empereur, et se
+trouve aux prises avec une grande partie de l'armée prussienne.</span>
+Se trouvant tout à coup en face de l'ennemi, il s'engage avant que
+l'Empereur ait ordonné la reprise <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> de l'action. L'artillerie à
+cheval du prince de Hohenlohe s'étant déjà mise en batterie, Ney lance
+sur cette artillerie le 10<sup>e</sup> de chasseurs. Ce régiment profitant d'un
+petit bouquet de bois pour se former, en débouche au galop, s'élève
+par sa droite sur le flanc de l'artillerie prussienne, sabre les
+canonniers, et enlève sept pièces de canon, sous le feu de toute la
+ligne ennemie. Mais une masse de cuirassiers prussiens fond sur lui,
+et il est obligé de se retirer précipitamment. Ney lance alors le 3<sup>e</sup>
+de hussards. Ce régiment man&oelig;uvre comme avait fait le 10<sup>e</sup> de
+chasseurs, profite du bouquet de bois pour se former, s'élève sur le
+flanc des cuirassiers, puis se rabat soudainement sur eux, les met en
+désordre, et les force à se retirer. Ce n'était pas assez toutefois de
+deux régiments de cavalerie légère pour tenir tête à trente escadrons
+de dragons et de cuirassiers. Nos chasseurs et nos hussards sont
+bientôt obligés de chercher un abri derrière notre infanterie. Le
+maréchal Ney porte alors en avant le bataillon de grenadiers et le
+bataillon de voltigeurs qu'il avait amenés, les forme en deux carrés,
+puis, se plaçant lui-même dans l'un des deux, les oppose aux charges
+de la cavalerie prussienne. Il laisse approcher les cuirassiers
+ennemis jusqu'à vingt pas de ses baïonnettes, et les terrifie par
+l'aspect d'une infanterie immobile qui a réservé ses feux. À son
+signal, une décharge à bout portant couvre le terrain de morts et de
+blessés. Plusieurs fois assaillis, ces deux carrés demeurent
+inébranlables.</p>
+
+<p>Napoléon, sur la hauteur du Landgrafenberg, avait été fort étonné
+d'entendre recommencer le feu <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> sans son ordre. Il avait appris
+avec plus d'étonnement encore que le maréchal Ney, qu'il supposait en
+arrière, était aux prises avec les Prussiens.
+<span class="sidenote">Contenance héroïque du maréchal Ney.</span>
+Il accourt fort
+mécontent, et arrivé près de Vierzehn-Heiligen aperçoit de la hauteur
+le maréchal Ney qui se défendait, au milieu de deux faibles carrés,
+contre toute la cavalerie prussienne. Cette contenance héroïque était
+faite pour dissiper tout mécontentement. Napoléon envoie le général
+Bertrand avec deux régiments de cavalerie légère, les seuls qu'il eût
+sous la main en l'absence de Murat, pour contribuer à dégager le
+maréchal Ney, et ordonne à Lannes d'avancer avec son infanterie.
+<span class="sidenote">Lannes avec son corps arrive au secours du maréchal Ney.</span>
+L'intrépide Ney, en attendant qu'on le dégage, ne se déconcerte pas.
+Tandis qu'il renouvelle avec quatre régiments à cheval les charges de
+sa cavalerie, il porte le 25<sup>e</sup> d'infanterie légère à sa gauche, afin
+de s'appuyer au bois d'Iserstedt, qu'Augereau s'efforçait d'atteindre
+de son côté; il fait avancer le bataillon de grenadiers jusqu'au petit
+bois qui avait protégé ses chasseurs, et lance le bataillon de
+voltigeurs sur le village de Vierzehn-Heiligen, pour s'en emparer.
+Mais au même instant Lannes venant à son secours, jette dans ce
+village de Vierzehn-Heiligen le 21<sup>e</sup> régiment d'infanterie légère, et,
+se mettant de sa personne à la tête des 100<sup>e</sup>, 103<sup>e</sup>, 34<sup>e</sup>, 64<sup>e</sup>, 88<sup>e</sup>
+de ligne, il débouche en face de l'infanterie prussienne du général
+Grawert. Celle-ci se déploie devant le village de Vierzehn-Heiligen,
+avec une régularité de mouvement due à de longs exercices. Elle se
+range en bataille, et commence un feu de mousqueterie régulier et
+terrible. Les trois petits détachements de Ney souffrent <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span>
+cruellement; mais Lannes, s'élevant sur la droite de l'infanterie du
+général Grawert, tâche de la déborder, malgré les charges répétées de
+la cavalerie du prince de Hohenlohe qui vient l'assaillir dans sa
+marche.</p>
+
+<span class="sidenote">Efforts du prince de Hohenlohe pour s'emparer de
+Vierzehn-Heiligen.</span>
+
+<p>Le prince de Hohenlohe soutient bravement ses troupes au milieu du
+danger. Le régiment de Sanitz se débande, il le reforme sous le feu.
+Il veut ensuite faire enlever à la baïonnette par le régiment de
+Zastrow le village de Vierzehn-Heiligen, espérant par là décider la
+victoire. Cependant on lui annonce que d'autres colonnes ennemies
+commencent à paraître, que le général Holzendorf, aux prises avec des
+forces supérieures, ne se trouve pas en mesure de le seconder, que le
+général Ruchel toutefois est près de le joindre avec son corps
+d'armée. Il juge alors qu'il convient d'attendre ce puissant secours,
+et fait couvrir d'obus le village de Vierzehn-Heiligen, voulant
+l'attaquer par les flammes, avant de l'attaquer avec ses baïonnettes.
+Il envoie en même temps officiers sur officiers au général Ruchel,
+pour le presser d'accourir, et lui promettre la victoire s'il arrive
+en temps utile, car, selon lui, les Français sont sur le point de
+reculer. Vaine illusion d'un courage bouillant mais aveugle! À cette
+heure, la fortune en décide autrement. Augereau débouche enfin à
+travers le bois d'Iserstedt avec la division Desjardins, dégage la
+gauche de Ney, et commence à échanger des coups de fusil avec les
+Saxons, qui défendent la <em>Schnecke</em>, tandis que le général Heudelet
+les attaque en colonne, sur la grande route d'Iéna à Weimar. De
+l'autre côté du champ de bataille le corps <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> du maréchal Soult,
+après avoir chassé du bois de Closewitz les restes de la brigade
+Cerrini, ainsi que les fusiliers de Pelet, et rejeté au loin le
+détachement de Holzendorf, fait entendre son canon sur le flanc des
+Prussiens.
+<span class="sidenote">Napoléon, en voyant arriver le reste de ses colonnes,
+ébranle la garde, et donne l'impulsion décisive.</span>
+Napoléon, voyant le progrès de ses deux ailes, et apprenant
+l'arrivée des troupes restées en arrière, ne craint plus d'engager
+toutes les forces présentes sur le terrain, la garde comprise, et
+donne l'ordre de se porter en avant. Une impulsion irrésistible se
+communique à la ligne entière.
+<span class="sidenote">Déroute de l'armée prussienne.</span>
+On pousse devant soi les Prussiens
+rompus; on les culbute sur ce terrain incliné, qui descend du
+Landgrafenberg vers la vallée de l'Ilm. Le régiment de Hohenlohe et
+les grenadiers de Hahn de la division Grawert, sont presque
+entièrement détruits par le feu ou par la baïonnette. Le général
+Grawert lui-même est gravement blessé, pendant qu'il dirige son
+infanterie. Aucun corps ne tient plus. La brigade Cerrini mitraillée
+recule sur la réserve Dyherrn, qui oppose en vain ses cinq bataillons
+au mouvement des Français. Bientôt découverte, cette réserve se voit
+abordée, enveloppée de toutes parts et réduite à se débander. Le corps
+de Tauenzien, rallié un instant et ramené au feu par le prince de
+Hohenlohe, est entraîné comme les autres dans la déroute générale. La
+cavalerie prussienne, profitant de l'absence de la grosse cavalerie
+française, fournit des charges pour couvrir son infanterie rompue;
+mais nos chasseurs et nos hussards lui tiennent tête, et, bien que
+ramenés plusieurs fois, reviennent sans cesse à la charge, soutenus,
+enivrés par la victoire. Un affreux carnage suit cette retraite en
+désordre. On fait à chaque <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> pas des prisonniers; on enlève
+l'artillerie par batteries entières.</p>
+
+<span class="sidenote">Arrivée en ligne du corps du général Ruchel.</span>
+
+<p>Dans ce grand péril survient enfin, mais trop tard, le général Ruchel.
+Il marche sur deux lignes d'infanterie, ayant à gauche la cavalerie
+appartenant à son corps, et à droite la cavalerie saxonne, commandée
+par le brave général Zeschwitz, qui était venu spontanément prendre
+cette position. Il gravit au pas ces plateaux, inclinés du
+Landgrafenberg à l'Ilm. Tandis qu'il monte, autour de lui descendent
+comme un torrent les Prussiens et les Français, les uns poursuivis par
+les autres. Il est ainsi accueilli par une sorte de tempête, dès son
+apparition sur le champ de bataille. Pendant qu'il s'avance, le
+c&oelig;ur navré à la vue de ce désastre, les Français se précipitent sur
+lui avec l'impétuosité de la victoire.
+<span class="sidenote">Désastre du corps du général Ruchel.</span>
+La cavalerie qui couvrait son
+flanc gauche est dispersée la première. Cet infortuné général, ami peu
+sage mais ardent de son pays, s'offre de sa personne au premier choc.
+Il est frappé d'une balle au milieu de la poitrine, et emporté mourant
+dans les bras de ses soldats. Son infanterie, privée de la cavalerie
+qui la couvrait, se voit attaquée en flanc par les troupes du maréchal
+Soult, et menacée de front par celles des maréchaux Lannes et Ney. Les
+bataillons placés à l'extrême gauche de la ligne, saisis de terreur,
+se débandent, et entraînent dans leur fuite le reste du corps d'armée.
+Pour surcroît d'infortune, les dragons et les cuirassiers français
+arrivent au galop, sous la conduite de Murat, impatients de prendre
+part à la bataille. Ils entourent ces malheureux bataillons débandés,
+sabrent ceux qui essayent de tenir, <span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> et poursuivent les autres
+jusqu'aux bords de l'Ilm, où ils font une grande quantité de
+prisonniers.</p>
+
+<span class="sidenote">Les troupes saxonnes sont enveloppées et prises.</span>
+
+<p>Il ne restait sur le champ de bataille que les deux brigades saxonnes
+Burgsdorf et Nehroff, lesquelles, après avoir honorablement défendu la
+<em>Schnecke</em>, contre les divisions Heudelet et Desjardins du corps
+d'Augereau, avaient été forcées dans leur position par l'adresse des
+tirailleurs français, et opéraient leur retraite, disposées en deux
+carrés. Ces carrés présentaient trois faces d'infanterie et une
+d'artillerie, celle-ci formant la face en arrière. Les deux brigades
+saxonnes se retiraient, tour à tour s'arrêtant, faisant feu de leurs
+canons, et puis reprenant leur marche. L'artillerie d'Augereau les
+suivait en leur envoyant des boulets; une nuée de tirailleurs
+français, courant après elles, les harcelait à coups de fusil. Murat,
+qui venait de culbuter les restes du corps de Ruchel, se rejette sur
+les deux brigades saxonnes, et les fait charger à outrance par ses
+dragons et ses cuirassiers. Les dragons abordent la première sans y
+entrer; mais ils reviennent à la charge, y pénètrent et l'enfoncent.
+Le général d'Hautpoul avec les cuirassiers attaque la seconde, la
+rompt, et y commet les ravages qu'une cavalerie victorieuse exerce sur
+une infanterie rompue. Ces infortunés n'ont d'autre ressource que de
+se rendre prisonniers. Le bataillon prussien Boguslawski est enfoncé à
+son tour, et traité comme les autres. Le brave général Zeschwitz, qui
+était accouru avec la cavalerie saxonne au secours de son infanterie,
+fait de vains efforts pour la soutenir; il est ramené, et forcé de
+céder à la déroute générale.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span>
+
+<p>Murat rallie ses escadrons, et court vers Weimar pour recueillir de
+nouveaux trophées. À quelque distance de cette ville se trouvaient
+réunis pêle-mêle, des détachements d'infanterie, de cavalerie,
+d'artillerie, au sommet d'une descente longue et rapide, que forme la
+grande route, pour joindre le fond de la vallée de l'Ilm. Ces troupes,
+confusément accumulées, étaient appuyées à un petit bois, qu'on
+appelle le bois de Webicht. Tout à coup apparaissent les casques
+brillants de la cavalerie française. Quelques coups de fusil partent
+instinctivement de cette foule éperdue.
+<span class="sidenote">Affreuse déroute de l'armée prussienne.</span>
+À ce signal, la masse, saisie
+de terreur, se précipite sur la descente qui aboutit à Weimar:
+fantassins, cavaliers, artilleurs, tous se jettent les uns sur les
+autres dans ce gouffre. Nouveau désastre, et bien digne de pitié!
+Murat lance une partie de ses dragons, qui poussent à coups de pointe
+cette cohue épouvantée, et la poursuivent jusque dans les rues de
+Weimar. Avec les autres, il fait un détour, dépasse Weimar, et coupe
+la retraite aux fuyards, qui se rendent par milliers.</p>
+
+<span class="sidenote">Horrible spectacle que présente les villes d'Iéna et de
+Weimar.</span>
+
+<p>Des soixante-dix mille Prussiens qui avaient paru sur ce champ de
+bataille, il n'y avait pas un seul corps qui fût entier, pas un seul
+qui se retirât en ordre. Sur les cent mille Français composant les
+corps des maréchaux Soult, Lannes, Augereau, Ney, Murat, et la garde,
+cinquante mille au plus avaient combattu, et suffi pour culbuter
+l'armée prussienne. La plus grande partie de cette armée, frappée
+d'une sorte de vertige, jetant ses armes, ne connaissant plus ni
+drapeaux, ni officiers, courait sur toutes les routes de la Thuringe.
+Environ douze mille Prussiens <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> et Saxons, morts ou blessés,
+environ quatre mille Français, morts ou blessés aussi, couvraient la
+campagne d'Iéna à Weimar. On voyait étendus sur la terre, et en nombre
+plus qu'ordinaire, une quantité d'officiers prussiens, qui avaient
+noblement payé de leur vie leurs folles passions. Quinze mille
+prisonniers, 200 pièces de canon, étaient aux mains de nos soldats,
+ivres de joie. Les obus des Prussiens avaient mis en feu la ville
+d'Iéna, et des plateaux où l'on avait combattu, on voyait des colonnes
+de flammes s'élever du sein de l'obscurité. Les obus des Français
+sillonnaient la ville de Weimar, et la menaçaient d'un sort semblable.
+Les cris des fugitifs qui la traversaient en courant, le bruit de la
+cavalerie de Murat qui en parcourait les rues au galop, sabrant sans
+pitié tout ce qui n'était pas assez prompt à jeter ses armes, avaient
+rempli d'effroi cette charmante cité, noble asile des lettres, et
+théâtre paisible du plus beau commerce d'esprit qui fût alors au
+monde! À Weimar comme à Iéna, une partie des habitants avaient fui.
+Les vainqueurs, disposant en maîtres de ces villes presque
+abandonnées, établissaient leurs magasins et leurs hôpitaux dans les
+églises et les lieux publics. Napoléon, revenu à Iéna, s'occupait,
+suivant son usage, de faire ramasser les blessés, et entendait les
+cris de Vive l'Empereur! se mêler aux gémissements des mourants.
+Scènes terribles, dont l'aspect serait intolérable, si le génie, si
+l'héroïsme déployés, n'en rachetaient l'horreur, et si la gloire,
+cette lumière qui embellit tout, ne venait les envelopper de ses
+rayons éblouissants!</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> <span class="sidenote">Événements du côte de Naumbourg: autre bataille
+livrée à quatre lieues de celle d'Iéna.</span>
+
+<p>Mais quelque grands que fussent les résultats déjà obtenus, Napoléon
+ne connaissait pas encore toute l'étendue de sa victoire, ni les
+Prussiens toute l'étendue de leur malheur. Tandis que le canon
+retentissait à Iéna, on l'entendait aussi dans le lointain à droite,
+vers Naumbourg. Napoléon avait souvent regardé de ce côté, se disant
+que les maréchaux Davout et Bernadotte, qui réunissaient à eux deux
+cinquante mille hommes, n'avaient guère à craindre le reste de l'armée
+prussienne, dont il croyait avoir eu la plus forte partie sur les
+bras. Il leur avait renouvelé plusieurs fois l'ordre de se faire tuer
+jusqu'au dernier, plutôt que d'abandonner le pont de Naumbourg. Le
+prince de Hohenlohe, qui se retirait l'âme remplie de douleur, avait
+entendu lui aussi le canon du côté de Naumbourg, et il inclinait à s'y
+porter, attiré, repoussé tour à tour, par les nouvelles venues
+d'Awerstaedt, lieu où était campée l'armée du duc de Brunswick. Des
+coureurs disaient que cette armée avait remporté une victoire
+complète, d'autres au contraire qu'elle avait essuyé un désastre plus
+éclatant que celui de l'armée de Hohenlohe. Bientôt le prince apprit
+la vérité. Voici ce qui s'était passé encore dans cette journée
+mémorable, marquée par deux sanglantes batailles, livrées à quatre
+lieues l'une de l'autre.</p>
+
+<span class="sidenote">Marche de l'armée du duc de Brunswick vers le pont de
+Naumbourg.</span>
+
+<p>L'armée royale avait marché la veille en cinq divisions sur la grande
+route de Weimar à Naumbourg. Parcourant ces plateaux, ondulés comme
+les vagues de la mer, qui forment le sol de la Thuringe, et viennent
+se terminer en côtes abruptes vers les rives de la Saale, elle
+s'était arrêtée à Awerstaedt, <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> un peu avant le défilé de
+Kösen, position militaire fort connue. Elle avait fait cinq ou six
+lieues, et on estimait que c'était beaucoup pour des troupes peu
+habituées aux fatigues de la guerre. Elle avait donc bivouaqué le 13
+au soir, en avant et en arrière du village d'Awerstaedt, et très-mal
+vécu, faute de savoir subsister sans magasins.
+<span class="sidenote">Description du terrain entre Awerstaedt et Naumbourg.</span>
+Comme le prince de
+Hohenlohe, le duc de Brunswick paraissait donner peu d'attention aux
+débouchés par lesquels il était possible que les Français survinssent.
+(Voir la carte n<sup>o</sup> 35.) Au delà d'Awerstaedt, et avant d'arriver au
+pont de Naumbourg sur la Saale, se rencontre une espèce de bassin,
+assez vaste, coupé par un ruisseau, qui va rejoindre après quelques
+détours l'Ilm et la Saale. Ce bassin, dont les deux plans sont
+inclinés l'un vers l'autre, semble un champ de bataille fait pour
+recevoir deux armées, en n'opposant à leur rencontre que le faible
+obstacle d'un ruisseau facile à franchir. La route de Weimar à
+Naumbourg le parcourt tout entier, descend d'abord vers le ruisseau,
+le passe sur un petit pont, s'élève ensuite sur le plan opposé,
+traverse un village qu'on nomme Hassenhausen, et qui est le seul point
+d'appui existant au milieu de ce terrain découvert. Après
+Hassenhausen, la route, parvenue sur le bord extérieur du bassin dont
+il s'agit, s'arrête tout à coup, et descend par des contours rapides
+sur les rives de la Saale. C'est là ce qu'on appelle le défilé de
+Kösen. Au-dessous se trouve un pont auquel on a donné le nom de pont
+de Kösen, ou de Naumbourg.</p>
+
+<p>Puisqu'on savait les Français de l'autre côte de la <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> Saale à
+Naumbourg, il était naturel d'aller prendre position, au moins avec
+une division, sur le sommet des rampes de Kösen, non pour franchir le
+passage, qu'il s'agissait de masquer seulement, mais pour en interdire
+l'accès aux Français, pendant que les autres divisions poursuivraient,
+couvertes par la Saale, leur mouvement de retraite. Personne n'y
+songea dans l'état-major prussien.
+<span class="sidenote">Négligence de l'armée prussienne à l'égard du défilé de
+Kösen.</span>
+On se contenta d'envoyer en
+reconnaissance quelques patrouilles de cavalerie, qui se retirèrent
+après avoir fait le coup de pistolet avec les avant-postes du maréchal
+Davout. On apprit par ces patrouilles que les Français ne s'étaient
+point établis au défilé de Kösen, et on se crut en sûreté. Le
+lendemain, trois divisions devaient traverser le bassin que nous
+venons de décrire, occuper les rampes par lesquelles on descend sur
+les bords de la Saale, et les deux autres divisions, sous le maréchal
+Kalkreuth, cheminant derrière les trois premières, avaient ordre de
+s'emparer du pont de Freybourg sur l'Unstrut, pour assurer à l'armée
+le passage de cet affluent de la Saale.</p>
+
+<p>C'est en vain qu'à la guerre on pense à beaucoup de choses, si on ne
+pense pas à toutes: le point oublié est justement celui par lequel
+l'ennemi vous surprend. Il était aussi grave en ce moment de négliger
+le défilé de Kösen, que d'abandonner le Landgrafenberg à Napoléon.</p>
+
+<span class="sidenote">Vigilance du maréchal Davout.</span>
+
+<p>Le maréchal Davout, que Napoléon avait placé à Naumbourg, joignait au
+sens le plus droit une fermeté rare, une sévérité inflexible. Il était
+porté à la vigilance autant par l'amour du devoir, que par le
+sentiment d'une infirmité naturelle, qui consistait dans <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> une
+très-grande faiblesse de la vue. Cet homme de guerre illustre devait
+ainsi à un défaut physique une qualité morale. Ayant de la peine à
+discerner les objets, il s'appliquait à les observer de très-près:
+quand il les avait vus lui-même, il les faisait voir par d'autres; il
+accablait sans cesse de questions ceux qui étaient autour de lui, ne
+prenait aucun repos, n'en laissait à personne, qu'il ne se crût
+suffisamment informé, et ne se résignait jamais à vivre dans
+l'incertitude où tant de généraux s'endorment, en livrant au hasard
+leur gloire et la vie de leurs soldats. Le soir il était allé de sa
+personne reconnaître ce qui se passait au défilé de Kösen. Quelques
+prisonniers faits à la suite d'une escarmouche, lui avaient appris que
+la grande armée prussienne s'approchait, conduite par le roi, les
+princes et le duc de Brunswick. Sur-le-champ il avait envoyé un
+bataillon au pont de Kösen, et prescrit à ses troupes d'être sur pied
+dès le milieu de la nuit, afin d'occuper avant l'ennemi les hauteurs
+qui dominent la Saale. Dans le moment le maréchal Bernadotte se
+trouvait à Naumbourg, avec l'ordre de se porter là où il croirait être
+le plus utile, et notamment de seconder le maréchal Davout, si
+celui-ci en avait besoin. Le maréchal Davout se rendit à Naumbourg,
+fit part au maréchal Bernadotte de ce qu'il venait d'apprendre, lui
+proposa de combattre ensemble, lui offrit même de se placer sous son
+commandement, car ce n'était pas trop des 46 mille hommes qu'ils
+avaient à eux deux, pour tenir tête aux 80 mille hommes que la
+renommée attribuait à l'armée prussienne.
+<span class="sidenote">Le maréchal Bernadotte refuse de seconder le maréchal
+Davout, et le laisse seul en présence de l'armée prussienne.</span>
+Le maréchal Davout insista,
+au nom des plus graves considérations. <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> Si le maréchal Lannes,
+ou tout autre, eût été à la place du maréchal Bernadotte, on n'aurait
+pas eu beaucoup de temps à perdre en vaines explications. Le généreux
+Lannes, en voyant apparaître l'ennemi, eût embrassé même un rival
+détesté, et eût combattu avec le dernier dévouement. Mais le maréchal
+Bernadotte, interprétant les ordres de l'Empereur de la manière la
+plus fausse, voulut absolument quitter Naumbourg pour se porter sur
+Dornbourg, où l'ennemi n'était point signalé<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a>. D'où pouvait provenir
+une aussi étrange résolution? Elle provenait de ce sentiment
+détestable, qui souvent fait sacrifier le sang des hommes, le salut de
+l'État, à la haine, à l'envie, à la vengeance. Le maréchal <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span>
+Bernadotte éprouvait pour le maréchal Davout une aversion profonde,
+conçue sur les plus frivoles motifs. Il partit, laissant le maréchal
+Davout réduit à ses propres forces. Ce dernier restait avec trois
+divisions d'infanterie et trois régiments de cavalerie légère. Le
+maréchal Bernadotte emmenait même une division de dragons, qui avait
+été détachée de la réserve de cavalerie, pour seconder le premier et
+le troisième corps, et dont il ne lui appartenait pas de disposer
+exclusivement.</p>
+
+<span class="sidenote">Bataille d'Awerstaedt, livrée le 14 octobre, en même temps
+que celle d'Iéna.</span>
+
+<p>Cependant le maréchal Davout n'hésita pas sur le parti qu'il avait à
+prendre. Il résolut de barrer le chemin à l'ennemi, et de se faire
+tuer avec le dernier homme de son corps d'armée, plutôt que de laisser
+ouverte une route que Napoléon mettait tant de prix à fermer. Dans la
+nuit du 13 au 14, il était en marche vers le pont de Kösen, avec les
+trois divisions Gudin, Friant et Morand, formant 26 mille hommes
+présents au drapeau, la plus grande partie en infanterie, heureusement
+la meilleure de l'armée, car la discipline était de fer sous cet
+inflexible maréchal. C'est avec ces 26 mille hommes qu'il s'attendait
+à en combattre 70 suivant les uns, 80 suivant les autres, en réalité
+66 mille. Quant aux soldats, ils n'étaient pas habitués à compter avec
+l'ennemi, quelque nombreux qu'il fût. En toute circonstance ils se
+tenaient pour obligés, et pour certains de vaincre.</p>
+
+<span class="sidenote">Le maréchal Davout franchit avant le jour le défilé de
+Kösen, et arrive le premier sur le champ de bataille d'Awerstaedt.</span>
+
+<p>Le maréchal après avoir fait prendre les armes long-temps avant le
+jour, franchit le pont de Kösen, qu'il avait occupé la veille au soir,
+gravit avec la division Friant les rampes de Kösen, et déboucha
+<span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> vers six heures du matin sur les hauteurs qui forment l'un
+des côtés du bassin de Hassenhausen. Peu d'instants après, les
+Prussiens paraissaient sur le côté opposé, de façon que les deux
+armées auraient pu s'apercevoir aux deux extrémités de cette espèce
+d'amphithéâtre, si le brouillard qui à cette heure enveloppait le
+champ de bataille d'Iéna, n'eût enveloppé aussi celui d'Awerstaedt. La
+division prussienne Schmettau marchait en tête, précédée d'une
+avant-garde de cavalerie de 600 chevaux, aux ordres du général
+Blucher. Un peu en arrière venait le roi, avec le duc de Brunswick et
+le maréchal de Mollendorf. Le général Blucher était descendu jusqu'au
+ruisseau fangeux qui traverse le bassin, avait passé le petit pont, et
+montait au pas la grande route, quand il rencontra un détachement
+français de cavalerie, commandé par le colonel Bourke et le capitaine
+Hulot.
+<span class="sidenote">Rencontre des deux avant-gardes aux environs de
+Hassenhausen.</span>
+On se tira des coups de pistolet à travers le brouillard, on
+fit de notre côté quelques prisonniers aux Prussiens. Le détachement
+français, après cette reconnaissance hardie, exécutée au milieu d'un
+brouillard épais, vint se ranger sous la protection du 25<sup>e</sup> de ligne,
+que conduisait le maréchal Davout. Celui-ci fit placer quelques pièces
+d'artillerie sur la chaussée même, et tirer à mitraille sur les 600
+chevaux du général Blucher, lesquels furent bientôt mis en désordre.
+Une batterie attelée qui suivait ces 600 chevaux, fut enlevée par deux
+compagnies du 25<sup>e</sup>, et amenée à Hassenhausen. Cette première rencontre
+révélait toute la gravité de la situation. On allait avoir une grande
+bataille à livrer.
+<span class="sidenote">Dispositions du maréchal Davout.</span>
+Toutefois l'incertitude produite par le brouillard
+<span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> devait retarder l'engagement, car on ne pouvait, de part ni
+d'autre, tenter aucun mouvement sérieux, en présence d'un ennemi pour
+ainsi dire invisible. Le maréchal Davout, venant de Naumbourg pour
+fermer la retraite aux Prussiens, tournait le dos à l'Elbe et à
+l'Allemagne. Il avait la Saale à sa gauche, à sa droite des hauteurs
+boisées: les Prussiens venant de Weimar avaient la position contraire.
+Le maréchal Davout, grâce au retard causé par le brouillard, eut le
+temps de poster convenablement la division Gudin arrivée la première,
+et composée des 25<sup>e</sup>, 85<sup>e</sup>, 12<sup>e</sup>, 21<sup>e</sup> de ligne, et de six escadrons
+de chasseurs. Il plaça le 85<sup>e</sup> dans le village de Hassenhausen, et
+comme à la droite de Hassenhausen (droite des Français), mais un peu
+en avant, se trouvait un petit bois de saules, il dispersa dans ce
+bois un grand nombre de tirailleurs, qui ouvrirent un feu meurtrier
+sur la ligne prussienne, que l'on commençait à discerner. Les trois
+autres régiments furent disposés à droite du village, deux d'entre eux
+déployés, et rangés de manière à présenter une double ligne, le
+troisième en colonne, prêt à se former en carré sur le flanc de la
+division. Le terrain à la gauche de Hassenhausen fut réservé pour
+recevoir les troupes du général Morand. Quant à celles du général
+Friant, leur position devait être déterminée par les circonstances de
+la bataille.</p>
+
+<span class="sidenote">L'action engagée avant que les Prussiens aient pu faire
+leurs dispositions.</span>
+
+<p>Le roi de Prusse, le duc de Brunswick et le maréchal de Mollendorf,
+qui avaient franchi le ruisseau avec la division Schmettau,
+délibérèrent à la vue des dispositions qu'ils apercevaient en avant
+de Hassenhausen, <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> s'il fallait attaquer sur-le-champ. Le duc
+de Brunswick voulait attendre la division Wartensleben, pour agir avec
+plus d'ensemble, mais le roi et le maréchal de Mollendorf étaient
+d'avis de ne pas différer le combat. Du reste la fusillade devint si
+vive qu'il fallut y répondre, et s'engager tout de suite. On se
+déploya donc avec la division Schmettau, en face du terrain occupé par
+les Français, ayant devant soi Hassenhausen, qui, au milieu de ce
+terrain découvert, allait devenir le pivot de la bataille. On essaya
+de riposter aux tirailleurs français, embusqués derrière les saules,
+mais ce fut sans effet, car outre leur adresse, ces tirailleurs
+avaient un abri, et alors on se porta un peu sur la droite de
+Hassenhausen (droite pour les Français, gauche pour les Prussiens),
+afin de se garantir d'un feu plongeant et meurtrier.
+<span class="sidenote">Attaque de la division Schmettau contre la division Gudin,
+à la droite de Hassenhausen.</span>
+La division
+Schmettau s'approcha des lignes de notre infanterie pour la fusiller,
+et le brouillard commençant à se dissiper, elle découvrit l'infanterie
+de la division Gudin rangée à la droite de Hassenhausen. Le général
+Blucher à cet aspect réunit sa nombreuse cavalerie, et, décrivant un
+détour, vint pour charger en flanc la division Gudin. Mais celle-ci ne
+lui en laissa pas le temps. Le 25<sup>e</sup> qui était en première ligne,
+disposa sur-le-champ en carré son bataillon de droite; le 21<sup>e</sup> qui
+était en seconde ligne, suivit cet exemple; enfin le 12<sup>e</sup> régiment qui
+était en arrière-garde, forma un seul carré de ses deux bataillons, et
+ces trois masses hérissées de baïonnettes attendirent avec une
+tranquille assurance les escadrons du général Blucher. Les généraux
+Petit, Gudin, Gauthier avaient pris place <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> chacun dans un
+carré. Le maréchal allait de l'un à l'autre. Le général Blucher, que
+distinguait un bouillant courage, exécuta une première charge, qu'il
+eut soin de diriger en personne.
+<span class="sidenote">Inutiles assauts de la cavalerie de Blucher contre
+l'infanterie du général Gudin.</span>
+Mais ses escadrons n'arrivèrent pas
+jusqu'à nos baïonnettes, une grêle de balles les arrêtant sur place,
+et les forçant à se détourner brusquement. Le général Blucher avait eu
+son cheval tué; il prit celui d'un trompette, recommença la charge
+jusqu'à trois fois, mais toujours sans succès, et fut bientôt entraîné
+lui-même dans la déroute de sa cavalerie. Nos escadrons de chasseurs,
+soigneusement gardés en réserve sous la protection d'un petit bois, se
+lancèrent à la suite de cette cavalerie fugitive, et l'obligèrent à
+disparaître plus vite en lui tuant quelques hommes.</p>
+
+<span class="sidenote">Arrivée en ligne de la division Friant.</span>
+
+<p>Jusqu'ici le troisième corps conservait son terrain, sans aucun
+ébranlement. La division Friant, celle qui s'était si bien conduite à
+Austerlitz, parut en cet instant sur le lieu du combat. Le maréchal
+Davout, voyant que les efforts de l'ennemi se dirigeaient sur la
+droite de Hassenhausen, porta la division Friant vers cet endroit, et
+concentra la division Gudin autour de Hassenhausen, qui, d'après
+toutes les apparences, allait être attaquée violemment. Il envoya en
+même temps l'ordre au général Morand de hâter le pas, pour venir se
+placer à la gauche du village.</p>
+
+<p>Du côté des Prussiens, la seconde division, celle de Wartensleben,
+arrivait tout essoufflée, retardée qu'elle avait été par un
+encombrement de bagages qui s'était produit sur les derrières. La
+division Orange arrivait aussi à perte d'haleine, long-temps retenue
+par la même cause. Le défaut d'habitude de la guerre <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> rendait
+chez cette armée les mouvements lents, décousus, embarrassés.</p>
+
+<span class="sidenote">Attaque furieuse contre le village de Hassenhausen.</span>
+
+<p>Le moment était venu où le combat devait s'engager avec fureur. La
+division Wartensleben se dirigea vers la gauche de Hassenhausen,
+tandis que la division Schmettau, conduite avec vigueur par les
+officiers prussiens, s'avança devant Hassenhausen même, puis replia
+ses deux ailes autour de ce village, afin de l'envelopper.
+Heureusement trois des régiments du général Gudin s'y étaient jetés.
+Le 85<sup>e</sup>, qui en occupait le front, se comporta dans cette journée avec
+une valeur héroïque. Refoulé dans l'intérieur du village, il en
+barrait le passage avec une invincible fermeté, répondant par un feu
+continu et adroitement dirigé à la masse épouvantable des feux
+prussiens. Ce régiment avait déjà perdu la moitié de son effectif
+qu'il tenait ferme sans s'ébranler. Pendant ce temps, la division
+Wartensleben profitant de ce que la division Morand n'avait pas encore
+occupé la gauche de Hassenhausen, menaçait de tourner le village en se
+faisant précéder par une immense cavalerie. À cette vue, le général
+Gudin avait déployé le quatrième de ses régiments, le 12<sup>e</sup>, à la
+gauche de Hassenhausen, pour empêcher qu'il ne fût débordé. Il était
+évident à tous les yeux que, sur ce terrain découvert, le village de
+Hassenhausen étant le seul appui des uns, le seul obstacle des autres,
+on devait se le disputer avec acharnement. Le brave général Schmettau,
+à la tête de ses fantassins, reçut un coup de feu qui l'obligea de se
+retirer. Le duc de Brunswick, en voyant l'opiniâtre résistance des
+Français, éprouvait un secret désespoir, et croyait toucher à la
+catastrophe, <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> dont le pressentiment assiégeait depuis un mois
+son âme attristée. Ce vieux guerrier, hésitant dans le conseil, jamais
+au feu, veut se mettre lui-même à la tête des grenadiers prussiens, et
+les conduire à l'assaut de Hassenhausen, en suivant un pli de terrain,
+qui se trouve à côté de la chaussée, et par lequel on peut parvenir
+plus sûrement au village.
+<span class="sidenote">Le duc de Brunswick et le maréchal de Mollendorf
+mortellement blessés à l'attaque de Hassenhausen.</span>
+Tandis qu'il les exhorte et leur montre le
+chemin, un biscaïen l'atteint au visage, et lui fait une blessure
+mortelle. On l'emmène, après avoir jeté un mouchoir sur sa figure,
+pour que l'armée ne reconnaisse pas l'illustre blessé. À cette
+nouvelle, une noble fureur s'empare de l'état-major prussien. Le
+respectable Mollendorf ne veut pas survivre à cette journée: il
+s'avance, et il est à son tour mortellement frappé. Le roi, les
+princes se portent au danger comme les derniers des soldats. Le roi a
+un cheval tué sans quitter le feu.
+<span class="sidenote">Arrivée en ligne de la division Orange.</span>
+La division Orange arrive enfin. On
+la partage en deux brigades, l'une va soutenir la division
+Wartensleben à la gauche de Hassenhausen (gauche des Français), pour
+essayer de faire tomber la position, en la tournant; l'autre va
+remplir à droite l'espace que la division Schmettau a laissé vacant,
+pour se jeter sur Hassenhausen. Cette seconde brigade doit surtout
+arrêter la division Friant, qui commence à gagner du terrain sur le
+flanc de l'armée prussienne.</p>
+
+<p>Le maréchal Davout, présent sans cesse au plus fort du danger, pousse
+à droite la division Friant, laquelle échange une vive fusillade avec
+la brigade de la division Orange qui lui est opposée. Au centre, à
+Hassenhausen même, il soutient les c&oelig;urs en annonçant <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span>
+l'arrivée de Morand.
+<span class="sidenote">Arrivée en ligne de la division Morand.</span>
+À gauche, où Morand paraît enfin, il court ranger
+cette division, non pas la plus brave des trois, car toutes trois
+l'étaient également, mais la plus nombreuse. L'intrépide Morand
+amenait cinq régiments, le 13<sup>e</sup> léger, et les 61<sup>e</sup>, 51<sup>e</sup>, 30<sup>e</sup>, 17<sup>e</sup>
+de ligne. Ces cinq régiments présentaient neuf bataillons, le dixième
+ayant été laissé à la garde du pont de Kösen. Ils viennent occuper le
+terrain uni qui est à la gauche de Hassenhausen. Les Prussiens avaient
+braqué sur ce terrain une nombreuse artillerie, prête à foudroyer les
+troupes qui se montreraient. Chacun des neuf bataillons, après avoir
+gravi les rampes de Kösen, devait déboucher sur le plateau sous la
+mitraille de l'ennemi.
+<span class="sidenote">Rude engagement de la division Morand contre une grande
+partie de l'armée prussienne.</span>
+Ils se déploient néanmoins les uns à la suite
+des autres, se formant à l'instant même où ils arrivent en ligne,
+malgré les décharges répétées de l'artillerie prussienne. Le 13<sup>e</sup>
+léger paraît le premier, se forme, et se porte rapidement en avant.
+Mais s'étant trop avancé, il est obligé de se replier sur les autres
+régiments. Le 61<sup>e</sup> qui vient après, accueilli comme le 13<sup>e</sup>, n'en est
+point ébranlé. Un soldat, que ses camarades avaient surnommé
+l'Empereur, à cause d'une certaine ressemblance avec Napoléon,
+apercevant dans sa compagnie quelque flottement, court en avant, se
+place en jalon, et s'écrie: Mes amis, suivez votre Empereur!&mdash;Tous le
+suivent, et se serrent sous cette grêle de mitraille. Les neuf
+bataillons achèvent leur déploiement, et marchent en colonnes, ayant
+leur artillerie dans l'intervalle d'un bataillon à l'autre. Le
+maréchal Davout, pendant qu'il conduit ses bataillons, reçoit un
+biscaïen à la tête, qui perce son chapeau à la hauteur de la cocarde,
+<span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> et lui enlève des cheveux sans entamer le crâne. Les neuf
+bataillons se posent en face de la ligne ennemie, et font reculer la
+division Wartensleben, ainsi que la brigade d'Orange, venue à l'appui.
+Elles dégagent en gagnant du terrain le flanc de Hassenhausen, et
+obligent la division Schmettau à reployer ses ailes, qu'elle avait
+étendues autour du village. Après une assez longue fusillade, la
+division Morand voit s'amasser sur sa tête un nouvel orage: c'est une
+masse énorme de cavalerie, qui paraît se réunir derrière les rangs de
+la division Wartensleben.
+<span class="sidenote">Attaque de toute la cavalerie prussienne contre la division
+Morand.</span>
+L'armée royale menait avec elle la meilleure
+et la plus nombreuse portion de la cavalerie prussienne. Elle pouvait
+présenter 14 à 15 mille cavaliers, supérieurement montés, et formés
+aux man&oelig;uvres par de longs exercices. Les Prussiens veulent, avec
+cette masse de cavalerie, tenter un effort désespéré contre la
+division Morand. Ils se flattent, sur le terrain uni qui sépare
+Hassenhausen de la Saale, de la fouler sous les pieds de leurs
+chevaux, ou de la précipiter de haut en bas, le long des rampes de
+Kösen. S'ils réussissent, la gauche de l'armée française étant
+culbutée, Hassenhausen enveloppé, Gudin pris dans le village, la
+division Friant n'a plus qu'à battre en retraite au pas de course.
+Mais le général Morand, à l'aspect de ce rassemblement, dispose sept
+de ses bataillons en carrés, et en laisse deux déployés pour se lier à
+Hassenhausen. Il s'établit dans l'un de ces carrés, le maréchal Davout
+s'établit dans un autre, et ils se disposent à recevoir de pied ferme
+la masse d'ennemis qui s'apprête à fondre sur eux.
+<span class="sidenote">Fermeté de l'infanterie du général Morand.</span>
+Tout à coup les
+rangs de l'infanterie de Wartensleben s'ouvrent, <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> et vomissent
+les torrents de la cavalerie prussienne, qui, sur ce point, ne compte
+pas moins de dix mille chevaux, conduits par le prince Guillaume. Elle
+entreprend une suite de charges qui se renouvellent à plusieurs
+reprises. Chaque fois, nos intrépides fantassins, attendant avec
+sang-froid l'ordre de leurs officiers, laissent venir les escadrons
+ennemis à trente ou quarante pas de leurs lignes, puis exécutent des
+décharges si justes, si meurtrières, qu'ils abattent des centaines
+d'hommes et de chevaux, et se créent ainsi un rempart de cadavres.
+Dans l'intervalle de ces charges, le général Morand et le maréchal
+Davout passent d'un carré dans un autre, pour donner à chacun d'eux
+l'encouragement de leur présence. Les cavaliers prussiens réitèrent
+avec fureur ces rudes assauts, mais n'arrivent pas même jusqu'à nos
+baïonnettes.
+<span class="sidenote">La division Morand, en se portant en avant, décide un
+mouvement général de retraite dans toute l'armée prussienne.</span>
+Enfin, après une fréquente répétition de cette scène
+tumultueuse, la cavalerie prussienne découragée se retire derrière son
+infanterie. Alors le général Morand, rompant ses carrés, déploie ses
+bataillons, les forme en colonnes d'attaque, et les pousse sur la
+division Wartensleben. L'infanterie prussienne, abordée avec vigueur,
+recule devant nos soldats, et descend en rétrogradant jusqu'au bord du
+ruisseau. En même temps, le général Friant à droite, force la première
+brigade de la division Orange à se retirer, et, par suite de ce double
+mouvement, la division Schmettau, débordée sur ses deux ailes,
+horriblement décimée, est réduite à lâcher pied, et à s'éloigner de ce
+village de Hassenhausen, disputé avec tant de violence à la division
+Gudin.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> Les trois divisions prussiennes sont ainsi ramenées au delà
+du ruisseau marécageux, qui traverse le champ de bataille. L'armée
+française s'y arrête un instant, pour reprendre haleine, car ce combat
+inégal durait depuis six heures, et nos soldats expiraient de fatigue.
+La division Gudin, chargée de défendre Hassenhausen, avait essuyé des
+pertes énormes; mais la division Friant avait médiocrement souffert;
+la division Morand, peu maltraitée par la cavalerie, comme toute
+infanterie qui n'a pas été rompue, atteinte plus gravement par
+l'artillerie, se trouvait cependant très en état de combattre, et
+toutes trois étaient prêtes à recommencer, s'il le fallait, pour tenir
+tête aux deux divisions prussiennes de réserve, restées spectatrices
+du combat, sur le bord opposé du bassin où se livrait la bataille. Ces
+deux divisions de réserve, Kuhnheim et d'Arnim, sous le maréchal
+Kalkreuth, attendaient le signal pour entrer en ligne à leur tour, et
+renouveler la lutte.</p>
+
+<span class="sidenote">Délibération autour du roi de Prusse pour savoir s'il faut
+recommencer le combat.</span>
+
+<p>Pendant ce temps on délibérait autour du roi de Prusse. Le général
+Blucher était d'avis de réunir la masse entière de la cavalerie aux
+deux divisions de réserve, et de se jeter sur l'ennemi en désespérés.
+Le roi avait partagé d'abord cette opinion; mais on faisait valoir
+auprès de lui, que, si l'on différait seulement d'une journée, on
+serait rejoint par le prince de Hohenlohe et par le corps du général
+Ruchel, et qu'on écraserait les Français au moyen de cette réunion de
+forces. La supposition n'était pas très-fondée, car, s'il était permis
+de compter sur la jonction des corps de Hohenlohe et de Ruchel, les
+Français, qu'on avait devant soi, devaient être rejoints <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span>
+aussi par la grande armée. Aucune chance ne valait donc celle qu'on
+pouvait trouver dans un dernier effort, tenté tout de suite, et avec
+la volonté de vaincre ou de mourir, bien que cette chance elle-même ne
+fût pas grande, vu l'état des divisions Friant et Morand. Cependant la
+retraite fut ordonnée. Le roi avait montré une bravoure rare, mais la
+bravoure n'est pas le caractère. D'ailleurs les âmes autour de lui
+étaient profondément abattues.</p>
+
+<span class="sidenote">L'avis de la retraite prévaut, et l'armée prussienne se
+retire couverte par les deux divisions de réserve.</span>
+
+<p>On commença dans l'après-midi le mouvement de retraite. Le maréchal
+Kalkreuth s'avança pour le couvrir avec ses deux divisions fraîches.
+Le général Morand avait profité d'un accident de terrain qu'on appelle
+le Sonnenberg, et qui était situé à la gauche du champ de bataille,
+pour placer des batteries qui faisaient sur la droite des Prussiens un
+feu des plus incommodes. Le maréchal Davout ébranla ses trois
+divisions, et les porta vivement au delà du ruisseau. On marcha malgré
+le feu des divisions de réserve, on les joignit à portée de fusil, et
+on les força de battre en retraite, sans désordre, il est vrai, mais
+précipitamment. Si le maréchal Davout avait eu les régiments de
+dragons emmenés la veille par le maréchal Bernadotte, il aurait fait
+des milliers de prisonniers. Il en prit cependant plus de 3 mille,
+outre 115 pièces de canon, capture énorme pour un corps qui n'en
+possédait lui-même que 44. Arrivé sur l'autre côté du bassin où l'on
+avait combattu, il arrêta son infanterie, et apercevant aux environs
+d'Apolda les troupes du maréchal Bernadotte, il invita celui-ci à
+tomber sur l'ennemi, et à ramasser les vaincus, que son corps épuisé
+de fatigue ne pouvait suivre plus <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> long-temps. Les soldats du
+maréchal Bernadotte, qui mangeaient la soupe autour d'Apolda, étaient
+indignés, et se demandaient ce qu'on faisait de leur courage dans un
+pareil moment.</p>
+
+<span class="sidenote">Résultats de la bataille d'Awerstaedt.</span>
+
+<p>L'armée prussienne avait perdu 3 mille prisonniers, 9 ou 10 mille
+hommes tués ou blessés, plus le duc de Brunswick, le maréchal de
+Mollendorf, le général Schmettau, frappés mortellement, et surtout un
+nombre immense d'officiers, qui avaient bravement fait leur devoir. Le
+corps du maréchal Davout avait essuyé des pertes cruelles. Sur 26
+mille hommes il en comptait 7 mille hors de combat. Les généraux
+Morand et Gudin étaient blessés; le général de Billy était tué; la
+moitié des généraux de brigade et des colonels étaient morts ou
+atteints de blessures graves. Jamais journée plus meurtrière, depuis
+Marengo, n'avait ensanglanté les armes françaises, et jamais aussi un
+plus grand exemple de fermeté héroïque n'avait été donné par un
+général et ses soldats.</p>
+
+<p>L'armée royale se retira, sous la protection des deux divisions de
+réserve, que conduisait le maréchal Kalkreuth. Le rendez-vous, assigné
+à tous les corps désorganisés par la bataille, était Weimar, derrière
+le prince de Hohenlohe, qu'on supposait encore sain et sauf. Le roi y
+marcha, fort triste sans doute, mais comptant, sinon sur un retour de
+fortune, au moins sur une retraite en bon ordre, grâce aux 70 mille
+hommes du prince de Hohenlohe et du général Ruchel. Il cheminait,
+accompagné d'un fort détachement de cavalerie, lorsqu'on découvrit sur
+les derrières du champ de bataille d'Iéna, les troupes du maréchal
+Bernadotte. À leur vue on ne douta plus <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> qu'il ne fût arrivé
+quelque accident à l'armée du prince de Hohenlohe.
+<span class="sidenote">La seule vue du corps de Bernadotte, quoique inactif, jette
+en désordre l'armée prussienne qui se retire.</span>
+On quitta
+précipitamment la route de Weimar, pour se jeter à droite sur celle de
+Sommerda. (Voir la carte n<sup>o</sup> 34.) Mais bientôt la vérité fut connue
+tout entière, car l'armée du prince de Hohenlohe cherchait dans le
+moment auprès de l'armée du roi, l'appui que l'armée du roi cherchait
+auprès d'elle. On se rencontra par mille bandes détachées qui fuyaient
+dans toutes les directions, et les uns et les autres apprirent qu'ils
+avaient été vaincus, chacun de leur côté. À cette nouvelle le
+désordre, moins grand d'abord dans l'armée du roi, parce qu'elle
+n'était pas poursuivie, y fut porté au comble.
+<span class="sidenote">Horrible déroute de l'armée prussienne.</span>
+Une terreur subite
+s'empara de toutes les âmes; on se mit à courir confusément sur les
+routes, sur les sentiers, voyant partout l'ennemi, et prenant des
+fuyards pleins d'effroi eux-mêmes, pour les Français victorieux. Par
+surcroît de malheur, on trouva sur les chemins cette masse énorme de
+bagages, que l'armée prussienne, amollie par une longue paix, traînait
+à sa suite, et dans le nombre une quantité de bagages royaux, qui
+n'étaient pas en rapport avec la simplicité personnelle du roi
+Frédéric-Guillaume, mais que la présence de la cour avait rendus
+nécessaires. Pressés de se soustraire au péril, les soldats des deux
+armées prussiennes regardaient comme une calamité ces obstacles à la
+rapidité de leur fuite. La cavalerie se détournait, et se jetait à
+travers la campagne, se sauvant par escadrons isolés. L'infanterie
+rompait ses rangs, ravageant, culbutant ces bagages incommodes, et
+laissant au vainqueur le soin de les piller, parce qu'avant tout elle
+voulait <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> fuir. Bientôt les deux divisions du maréchal
+Kalkreuth, restées seules en bon ordre, furent atteintes du désespoir
+général, et, malgré l'énergie de leur chef, commencèrent à se
+dissoudre. Les cadres se dégarnissaient d'heure en heure, et les
+soldats, qui n'avaient point partagé les passions de leurs officiers,
+trouvaient plus simple, en abandonnant leurs armes, et en se cachant
+dans les bois, de se dérober aux conséquences de la défaite. Les
+routes étaient jonchées de sacs, de fusils, de canons. C'est ainsi que
+se retirait l'armée prussienne, à travers les plaines de la Thuringe,
+et vers les montagnes du Hartz, présentant un spectacle bien différent
+de celui qu'elle offrait peu de jours auparavant, lorsqu'elle
+promettait de se conduire devant les Français tout autrement que les
+Autrichiens ou les Russes<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Go to footnote 7"><span class="smaller">[7]</span></a>.</p>
+
+<p>L'armée de Hohenlohe fuyait partie à droite vers Sommerda, partie à
+gauche vers Erfurt, au delà de Weimar. Une moitié de l'armée royale,
+celle qui avait quitté le champ de bataille la première, avec ordre de
+se diriger sur Weimar, trouvant cette ville dans les mains de
+l'ennemi, allait à Erfurt, portant avec elle ses chefs mortellement
+blessés, le duc de Brunswick, le maréchal de Mollendorf, le général
+Schmettau. Le reste de l'armée royale marchait vers Sommerda, non que
+cela fût ordonné, mais parce que Sommerda, Erfurt, étaient les villes
+qui se rencontraient sur les derrières du pays où l'on avait combattu.
+Personne n'avait pu donner un ordre depuis que ce délire de terreur
+s'était emparé de toutes <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> les têtes. Le roi, entouré de
+quelque cavalerie, marchait vers Sommerda. Le prince de Hohenlohe, qui
+s'était retiré avec 12 ou 15 cents chevaux, n'en avait pas 200, quand
+il arriva le lendemain matin 15 à Tennstädt. Il demandait des
+nouvelles du roi, qui en demandait de lui. Aucun chef ne savait où
+étaient les autres.</p>
+
+<p>Pendant cette terrible nuit, les vainqueurs ne souffraient pas moins
+que les vaincus. Ils étaient couchés sur la terre, bivouaquant par la
+nuit la plus froide, n'ayant presque rien à manger, à la suite d'une
+journée de combat, naturellement peu productive en vivres. Beaucoup
+d'entre eux, atteints plus ou moins gravement, gisaient sur la terre,
+à côté des blessés ennemis, confondant leurs gémissements, car ce
+n'est pas dans un si court intervalle que l'ambulance la mieux
+organisée aurait pu ramasser douze ou quinze mille blessés. Napoléon,
+par bonté autant que par calcul, avait, durant plusieurs heures,
+veillé de sa personne à leur enlèvement, et il était rentré ensuite à
+Iéna, où il avait trouvé, lui aussi, un redoublement de nouvelles,
+c'est-à-dire l'annonce d'une seconde victoire, plus glorieuse encore
+que celle qui avait été remportée sous ses yeux.
+<span class="sidenote">Satisfaction de Napoléon en apprenant la bataille
+d'Awerstaedt. Son indignation contre le maréchal Bernadotte.</span>
+Il se refusait
+d'abord à croire tout ce qu'on lui mandait, parce qu'une lettre du
+maréchal Bernadotte, pour excuser par un mensonge une conduite
+impardonnable, lui disait que le maréchal Davout avait à peine neuf à
+dix mille hommes devant lui. Un officier du maréchal Davout, le
+capitaine Trobriand, étant venu lui apprendre qu'on avait eu 70 mille
+hommes à combattre, il ne put <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> ajouter foi à ce rapport, et
+lui répondit: Votre maréchal y voit double.&mdash;Mais quand il sut tous
+les détails, il ressentit la joie la plus vive, et combla d'éloges,
+bientôt après de récompenses, l'admirable conduite du troisième corps.
+Il fut indigné contre le maréchal Bernadotte, et peu surpris. Dans le
+premier moment il voulut sévir avec éclat, et songea même à ordonner
+un jugement devant un conseil de guerre. Mais la parenté, une sorte de
+faiblesse à sévir autrement qu'en paroles véhémentes, firent bientôt
+dégénérer sa résolution de sévérité en un mécontentement, qu'il ne
+prit du reste aucun soin de cacher. Le maréchal Bernadotte en fut
+quitte pour des lettres du prince Berthier et de Napoléon lui-même,
+lettres qui durent le rendre profondément malheureux, s'il avait le
+c&oelig;ur d'un citoyen et d'un soldat.</p>
+
+<span class="sidenote">Témoignages de satisfaction donnés au maréchal Davout et à
+son corps d'armée.</span>
+
+<p>Le lendemain matin Duroc fut envoyé à Naumbourg. Il portait au
+maréchal Davout une lettre de l'Empereur, et des témoignages éclatants
+de satisfaction pour tout le corps d'armée.&mdash;Vos soldats et et vous,
+monsieur le maréchal, disait Napoléon, avez acquis des droits éternels
+à mon estime et à ma reconnaissance.&mdash;Duroc devait se rendre dans les
+hôpitaux, visiter les blessés, leur apporter la promesse de
+récompenses éclatantes, et prodiguer l'argent à tous ceux qui en
+auraient besoin. La lettre de l'Empereur fut lue dans les chambrées où
+l'on avait entassé les blessés, et ces malheureux, criant Vive
+l'Empereur! au milieu de leurs souffrances, exprimaient le désir de
+recouvrer la vie pour la lui dévouer encore.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> <span class="sidenote">Dispositions de Napoléon pour suivre l'armée
+prussienne dans sa fuite.</span>
+
+<p>Napoléon, dès le lendemain 15 octobre, se mit en mesure de profiter de
+la victoire, avec cette activité qu'aucun capitaine, ancien ou
+moderne, n'égala jamais. Il prescrivit d'abord aux maréchaux Davout,
+Lannes et Augereau, dont les corps avaient beaucoup souffert dans la
+journée du 14, de se reposer deux ou trois jours à Naumbourg, à Iéna,
+à Weimar. Mais le maréchal Bernadotte, dont les soldats n'avaient pas
+tiré un coup de fusil, les maréchaux Soult et Ney, qui n'avaient eu
+qu'une partie de leurs troupes engagées, Murat, dont la cavalerie
+n'avait eu à essuyer que des fatigues, furent portés en avant, pour
+harceler l'armée prussienne, et en ramasser les débris, faciles à
+capturer dans l'état de désorganisation où elle était tombée. Murat,
+qui avait couché à Weimar, eut ordre de courir avec ses dragons à
+Erfurt le 15 au matin, et Ney de le suivre immédiatement. (Voir la
+carte n<sup>o</sup> 34.) Le maréchal Soult dut, par Sommerda, Greussen,
+Sondershausen, Nordhausen, marcher à la suite de l'armée ennemie, et
+la poursuivre à travers la Thuringe, vers ces montagnes du Hartz, où
+elle semblait, dans son désordre, chercher un refuge. Il fut enjoint
+au maréchal Bernadotte de se diriger le jour même sur l'Elbe, en se
+portant vers la droite de l'armée par Halle et Dessau. On remarquera
+que Napoléon, soigneux de se concentrer la veille d'une grande
+bataille, le lendemain, quand il avait frappé l'ennemi, divisait ses
+corps, comme un vaste réseau, pour prendre tout ce qui fuyait, habile
+ainsi à modifier l'application des principes de la guerre, selon les
+circonstances, <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> et toujours avec la justesse et l'à-propos qui
+assurent le succès.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon rend la liberté aux prisonniers saxons.</span>
+
+<p>Ces ordres donnés, Napoléon accorda quelques soins à la politique. La
+direction que suivaient les Prussiens en se retirant, les éloignait de
+la Saxe. De plus, Napoléon tenait en son pouvoir une bonne partie des
+troupes saxonnes, qui avaient honorablement combattu, quoique fort peu
+satisfaites, tant de la guerre à laquelle on avait entraîné leur pays,
+que des mauvais procédés dont elles croyaient avoir à se plaindre de
+la part des Prussiens. Napoléon fit assembler à Iéna, dans une salle
+de l'Université, les officiers des troupes saxonnes. Se servant d'un
+employé des affaires étrangères, appelé auprès de lui, il leur adressa
+des paroles qui furent immédiatement traduites. Il leur dit qu'il ne
+savait pas pourquoi il était en guerre avec leur souverain, prince
+sage, pacifique, digne de respect; qu'il avait même tiré l'épée pour
+arracher leur pays à la dépendance humiliante dans laquelle le tenait
+la Prusse, et qu'il ne voyait pas pourquoi les Saxons et les Français,
+avec si peu de motifs de se haïr, persisteraient à combattre les uns
+contre les autres; qu'il était prêt, quant à lui, à leur donner un
+premier gage de ses dispositions amicales, en leur rendant la liberté,
+et en respectant la Saxe, pourvu qu'ils lui promissent, de leur côté,
+de ne plus porter les armes contre la France, et que les principaux
+d'entre eux allassent à Dresde proposer et faire accepter la paix.
+<span class="sidenote">Les Saxons délivrés par Napoléon acceptent avec transport
+ses propositions pacifiques.</span>
+Les
+officiers saxons, saisis d'admiration à la vue du personnage
+extraordinaire qui leur parlait, touchés de la générosité de ses
+propositions, répondirent par le <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> serment unanime de ne plus
+servir, ni eux ni leurs soldats, pendant cette guerre. Quelques-uns
+s'offrirent à partir sur-le-champ pour Dresde, assurant qu'avant trois
+jours ils auraient apporté le consentement de leur souverain.</p>
+
+<p>Par cet acte habile, Napoléon voulait désarmer le patriotisme
+germanique, si fort excité par les soins de la Prusse, et en traitant
+avec cette douceur un prince justement respecté, s'acquérir le droit
+de traiter avec rigueur un prince qui n'était estimé de personne. Ce
+dernier était l'électeur de Hesse, qui avait contribué par ses
+mensonges à provoquer la guerre, et qui, depuis la guerre, cherchait à
+trafiquer de son adhésion, résolu de se donner à celle des deux
+puissances que la victoire favoriserait. C'était un ennemi secret,
+dévoué aux Anglais, chez lesquels il avait déposé ses richesses.
+Napoléon n'avait garde en s'avançant en Prusse, de laisser un tel
+ennemi sur ses derrières. Les principes de la guerre commandaient de
+s'en débarrasser, et ceux d'une loyale politique ne le défendaient
+pas, car ce prince avait été pour la Prusse et pour la France un
+voisin sans foi.
+<span class="sidenote">Napoléon exécute ses desseins à l'égard de l'électeur de
+Hesse, et envoie le 8<sup>e</sup> corps pour s'emparer de ses États.</span>
+Sur-le-champ, avant d'aller plus loin, Napoléon
+ordonna au huitième corps de quitter Mayence, et de se porter sur
+Cassel, bien que ce corps ne dût pas compter encore plus de 10 à 12
+mille hommes. Il prescrivit à son frère Louis de marcher par la
+Westphalie sur la Hesse, et de se joindre au maréchal Mortier avec 12
+ou 15 mille hommes, pour concourir à exécuter les arrêts de la
+victoire. Toutefois, ne jugeant pas convenable de charger l'un de ses
+frères d'une commission aussi <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> rigoureuse, il conseilla au roi
+Louis d'envoyer ses troupes au maréchal Mortier, et d'abandonner à
+celui-ci le soin d'opérer l'expropriation de la maison de Hesse, avec
+l'obéissance et la probité qui le distinguaient. Le maréchal Mortier
+devait déclarer que l'électeur de Hesse avait cessé de régner (forme
+déjà adoptée à l'égard de la maison de Naples), s'emparer de ses États
+au nom de la France, et licencier son armée, en offrant à ceux des
+soldats hessois qui voudraient encore servir de se rendre en Italie.
+C'étaient pour la plupart des hommes robustes, bien disciplinés, fort
+habitués à porter les armes hors de leur patrie, pour le compte de
+ceux qui les payaient, notamment pour le compte des Anglais, qui les
+employaient dans l'Inde avec beaucoup d'avantage. L'armée hessoise se
+composait de 32 mille soldats de toutes armes. C'était un précieux
+résultat que de ne plus laisser derrière soi cette force redoutable,
+surtout en voulant se porter au nord, aussi loin que le projetait
+Napoléon.</p>
+
+<p>Avec ces divers ordres, Napoléon envoya sur le Rhin la nouvelle de ses
+éclatants succès, nouvelle qui devait dissiper les espérances de ses
+ennemis, les craintes de ses amis, et accroître chez les soldats
+restés à l'intérieur le zèle à rejoindre la grande armée. Suivant son
+usage, il y ajouta une multitude d'instructions pour l'appel des
+conscrits, pour l'organisation des dépôts, pour le départ des
+détachements destinés à recruter les cadres, et pour le règlement des
+affaires civiles, qui, sous son règne, ne souffraient jamais des
+préoccupations de la guerre.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon se transporte d'Iéna à Weimar.</span>
+
+<p>D'Iéna, Napoléon se rendit à Weimar. Il y trouva <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> toute la
+cour du grand-duc, compris la grande-duchesse s&oelig;ur de l'empereur
+Alexandre. Il n'y manquait que le grand-duc lui-même, chargé du
+commandement d'une division prussienne. Cette cour polie et savante
+avait fait de Weimar l'Athènes de la moderne Allemagne, et sous sa
+protection Goëthe, Schiller, Wieland, vivaient honorés, riches et
+heureux. La grande-duchesse, qu'on accusait d'avoir contribué à la
+guerre, accourut au-devant de Napoléon, et troublée du tumulte qui
+régnait autour d'elle, s'écria en l'approchant: Sire, je vous
+recommande mes sujets.&mdash;Vous voyez, Madame, ce que c'est que la
+guerre, lui répondit froidement Napoléon.&mdash;Du reste, il s'en tint à
+cette vengeance, traita cette cour ennemie mais lettrée, comme
+Alexandre eût traité une ville de la Grèce, se montra plein de
+courtoisie envers la grande-duchesse, ne lui exprima aucun déplaisir
+de la conduite de son mari, fit respecter la ville de Weimar, et
+ordonna qu'on eût les soins convenables pour les généraux blessés,
+dont cette ville était remplie. De Weimar il prit à droite, et se
+dirigea sur Naumbourg, pour féliciter lui-même le corps du maréchal
+Davout, pendant que ses lieutenants poursuivaient à outrance l'armée
+prussienne.</p>
+
+<span class="sidenote">Murat entre dans Erfurt.</span>
+
+<p>L'infatigable Murat, dans cet intervalle, avait galopé avec ses
+escadrons jusqu'à Erfurt, et investi la place, qui, quoique de force
+médiocre, était cependant entourée d'assez bonnes murailles, et
+pourvue d'un matériel considérable. Elle regorgeait de blessés et de
+fuyards. On y avait transporté le maréchal de Mollendorf, pour lequel
+Napoléon avait <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> recommandé les plus grands égards. Murat somma
+Erfurt, en faisant appuyer sa sommation par l'infanterie du maréchal
+Ney. Il n'y avait parmi les fuyards prussiens personne qui fût capable
+de tenir tête aux Français, et de répondre par une résistance
+énergique à l'impétuosité de leur poursuite. D'ailleurs quatorze à
+quinze mille fuyards, dont six mille blessés, la plupart mourants, un
+désordre inouï, n'étaient guère des éléments de défense. La place
+capitula le soir même du 15. On y recueillit, outre les six mille
+blessés prussiens, neuf mille prisonniers et un butin immense. Murat
+et Ney en partirent immédiatement pour suivre le gros de l'armée
+prussienne.</p>
+
+<span class="sidenote">Poursuite de l'armée prussienne sur Sondershausen et
+Nordhausen.</span>
+
+<p>Murat avait envoyé à Weissensée les dragons de Klein, pour intercepter
+les corps qui fuyaient isolément. (Voir la carte n<sup>o</sup> 34.) Cette ville
+était entre Sommerda où le roi avait passé la première nuit, et
+Sondershausen où il devait passer la seconde. Le général Klein y
+devança les Prussiens. Le général Blucher, arrivé avec sa cavalerie,
+fut fort étonné de rencontrer déjà sur son chemin les dragons de
+Murat. Ayant demandé à parlementer, il engagea une sorte de
+négociation avec le général Klein, et s'appuyant d'une lettre écrite
+par Napoléon au roi de Prusse, lettre qui contenait, disait-on, des
+offres de paix, il affirma sur sa parole qu'un armistice venait d'être
+signé. Le général Klein crut le général Blucher et ne mit aucun
+obstacle à sa retraite. Cette ruse de guerre sauva les restes de
+l'armée prussienne. Le général Blucher et le maréchal Kalkreuth purent
+ainsi se rendre à Greussen. Mais le maréchal Soult <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> suivait
+ces corps d'armée sur la même route. Le lendemain matin 16, il
+atteignit à Greussen l'arrière-garde du maréchal Kalkreuth, lequel,
+voulant gagner du temps, fit valoir à son tour la fable d'un
+armistice. Le maréchal Soult ne s'y laissa pas prendre; il déclara ne
+pas croire à l'existence d'un armistice, et, après avoir employé
+quelques instants en pourparlers, afin de donner à son infanterie le
+temps de rejoindre, attaqua Greussen, l'emporta de vive force, et
+ramassa encore beaucoup de prisonniers, de chevaux et de canons. Le
+jour suivant 17, poursuivis et poursuivants s'acheminèrent sur
+Sondershausen et Nordhausen, les uns abandonnant aux autres des
+bagages, des canons, des bataillons entiers. On avait déjà recueilli
+plus de 200 bouches à feu sur toutes les routes, et plusieurs milliers
+de prisonniers.</p>
+
+<span class="sidenote">Le prince de Hohenlohe est nommé commandant en chef de
+l'armée prussienne en retraite.</span>
+
+<p>Le roi de Prusse arrivé à Nordhausen, y trouva le prince de Hohenlohe.
+Croyant encore aux talents de ce général, qui avait été battu comme le
+duc de Brunswick, mais qui avait aux yeux de l'armée, le mérite
+d'avoir blâmé le plan du généralissime, il le chargea du commandement
+en chef. Toutefois il laissa le commandement des deux divisions de la
+réserve au vieux Kalkreuth, lequel avait aussi le mérite d'avoir
+beaucoup blâmé tout ce qui s'était fait.
+<span class="sidenote">Le roi de Prusse, après avoir déféré le commandement au
+prince de Hohenlohe, part pour Berlin.</span>
+Cette mesure fut la seule que
+prit le roi après ce grand désastre. Triste, silencieux, montrant un
+visage sévère aux insensés qui avaient voulu la guerre, mais leur
+épargnant des reproches qu'ils auraient pu lui rendre, car s'ils
+avaient eu le tort de la folie, il avait eu celui de la faiblesse, il
+s'achemina <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> vers Berlin, dans un moment où ce n'eût pas été
+trop de sa présence à l'armée pour remettre les esprits abattus,
+divisés, aigris, pour faire de tous ces débris un corps qui retardât
+le passage de l'Elbe, couvrît quelque temps Berlin, et en se retirant
+sur l'Oder, apportât aux Russes un contingent d'une certaine valeur.
+Ce départ était une faute grave, et peu digne du courage personnel que
+Frédéric-Guillaume avait montré pendant la bataille. Ce monarque
+n'ajouta qu'un acte à la nomination du prince de Hohenlohe, ce fut
+d'écrire à Napoléon, pour lui exprimer son regret d'être en guerre
+avec la France, et lui proposer d'ouvrir sur-le-champ une négociation.</p>
+
+<span class="sidenote">Direction donnée à la retraite de l'armée prussienne par le
+prince de Hohenlohe.</span>
+
+<p>Le roi ayant quitté le quartier général sans donner aucune instruction
+militaire à ses généraux, ceux-ci agirent sans le moindre concert. Le
+prince de Hohenlohe réunit les débris des deux armées, moins la
+réserve confiée au maréchal Kalkreuth, et en forma trois détachements,
+deux de troupes conservant quelque organisation, un troisième
+comprenant la masse des fuyards. Il les dirigea tous les trois, par un
+mouvement à droite, sur l'Elbe, en les faisant marcher par trois
+lignes d'étapes différentes, mais placées sur la même direction, de
+Nordhausen à Magdebourg. Il y aurait eu peu d'avantage à se jeter dans
+le Hartz, car, outre le défaut de ressources en vivres, cette chaîne
+montagneuse n'offrait ni assez d'éloignement, ni assez de profondeur,
+pour servir d'asile à l'armée fugitive. On y aurait été poursuivi par
+les Français, très-alertes dans les montagnes, et, peut-être la chaîne
+traversée, on les eût trouvés encore au delà, barrant la route
+<span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> de l'Elbe. C'était donc une détermination bien conçue que de
+se détourner à droite, pour se porter directement sur l'Elbe et
+Magdebourg. Cependant on traînait après soi un parc de grosse
+artillerie, qui ralentissait beaucoup la marche. On imagina de le
+confier au général Blucher, qui, tournant par le côté opposé les
+montagnes du Hartz, par Osterode, Seesen, Brunswick, devait descendre
+dans les plaines du Hanovre, sans être suivi par les Français, car il
+était à présumer que ceux-ci se jetteraient en masse sur les pas de la
+grande armée prussienne, et n'iraient pas courir après un détachement
+à travers les difficiles routes de la Hesse. En conséquence le général
+Blucher, avec deux bataillons et un gros corps de cavalerie, se
+chargea d'escorter le grand parc. Le duc de Weimar, qui s'était
+enfoncé avec l'avant-garde dans la forêt de Thuringe, en était bientôt
+revenu au bruit des deux batailles perdues. Il longeait le pied des
+montagnes, côtoyant du plus loin qu'il pouvait les deux armées
+française et prussienne. Il reçut à temps l'avis du mouvement que
+devait exécuter le général Blucher, et résolut de se joindre à lui par
+Osterode et Seesen. Le maréchal Kalkreuth, après avoir séjourné
+quelques heures à Nordhausen pour couvrir la retraite, se dirigea
+droit sur l'Elbe, au-dessous de Magdebourg, aimant à marcher seul, et
+mécontent d'avoir passé successivement sous les ordres de deux
+généraux qu'il estimait peu, tandis qu'il croyait, non sans raison,
+avoir mérité le commandement en chef.</p>
+
+<span class="sidenote">Les maréchaux Soult, Ney et Murat poursuivent les restes de
+l'armée prussienne vers Magdebourg.</span>
+
+<p>Les maréchaux Ney, Soult et Murat se mirent à la poursuite de la
+grande armée prussienne, forçant <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> de marche pour la rejoindre,
+et lui enlevant à chaque pas des prisonniers et du matériel. Mais la
+route de Nordhausen à Magdebourg n'était pas assez longue pour qu'ils
+eussent le temps de gagner les Prussiens de vitesse. Ils atteignaient
+toutefois le but principal, en ne leur laissant pas un jour de repos,
+et en leur ôtant ainsi tout moyen de se réorganiser, et de former
+encore sur l'Elbe un rassemblement de quelque consistance.</p>
+
+<span class="sidenote">Marche du corps de Bernadotte sur Halle.</span>
+
+<p>Pendant ce temps, le maréchal Bernadotte avait marché sur Halle pour y
+passer la Saale, et gagner l'Elbe vers Barby ou Dessau. (Voir la carte
+n<sup>o</sup> 34.) Halle est sur la basse Saale, au-dessous du point où cette
+rivière reçoit l'Elster, et au-dessus du point où elle se réunit à
+l'Elbe. À son départ de Weimar pour se retirer sur l'Elbe en se
+couvrant de la Saale, le duc de Brunswick avait ordonné au prince
+Eugène de Wurtemberg de se porter sur Halle, à la rencontre de la
+grande armée prussienne. Ce prince y était venu avec un corps
+d'environ 17 à 18 mille hommes, formant la dernière ressource de la
+monarchie. Il s'y était établi pour recueillir dans un bon poste
+l'armée battue. Mais elle ne se dirigeait pas vers lui, puisqu'elle
+avait pris la route de Magdebourg, et à sa place on vit paraître, le
+17 octobre au matin, un détachement de troupes françaises. C'était la
+division Dupont, qui, pour le moment, suivait le corps du maréchal
+Bernadotte. À peine arrivé en vue de Halle, le général Dupont, qui
+avait ordre d'attaquer, se hâta de reconnaître lui-même la position de
+l'ennemi. La Saale se divise en plusieurs bras devant la ville de
+Halle. On la passe sur un pont d'une grande longueur, <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> qui
+traverse à la fois des prairies inondées et plusieurs bras de rivière.
+Ce pont était garni d'artillerie, et en avant se trouvait une troupe
+d'infanterie. Dans les îles qui séparent la rivière en plusieurs bras,
+on avait disposé des batteries, qui enfilaient la route par laquelle
+arrivaient les Français. À l'extrémité du pont se présente la ville,
+dont les portes étaient barricadées. Enfin au delà sur les hauteurs
+qui dominent le cours de la Saale, on apercevait le corps d'armée du
+prince de Wurtemberg rangé en bataille. Il fallait donc franchir le
+pont, forcer les portes de Halle, pénétrer dans la ville, la
+traverser, et enlever les hauteurs en arrière. C'était une suite de
+difficultés presque insurmontables. À cette vue, le général Dupont,
+qui avait livré les beaux combats de Haslach et de Dirnstein, arrête
+sa résolution sur-le-champ. Il se décide à culbuter les troupes
+postées aux avenues du pont, puis à enlever le pont, la ville et les
+hauteurs.
+<span class="sidenote">Le pont de Halle enlevé par une audacieuse tentative du
+général Dupont.</span>
+Il revient, reprend des mains du maréchal Bernadotte sa
+division, que celui-ci avait mal à propos disséminée<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>, et la dispose
+de la manière suivante. Il place en colonne sur la route le 9<sup>e</sup> léger,
+sur la droite le 32<sup>e</sup> de ligne (celui qui s'était rendu si fameux en
+Italie et que commandait toujours le colonel Darricau), puis le 96<sup>e</sup>
+en arrière pour appuyer tout le mouvement. Cela fait, il donne le
+signal, et conduisant ses troupes lui-même, les lance au pas de
+course sur le poste d'infanterie établi à la <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> tête du pont. On
+essuie d'horribles décharges de mousqueterie et de mitraille, mais on
+arrive avec la rapidité de l'éclair; on refoule sur le pont les
+troupes qui le gardent, on les y poursuit, malgré le feu qui part de
+tous les côtés, et qui atteint Français et Prussiens. Après une mêlée
+de quelques instants, on parvient à l'autre bout du pont, on entre
+pêle-mêle dans la ville avec les fuyards. Là, une vive fusillade
+s'engage au milieu des rues avec les Prussiens; bientôt cependant on
+les expulse de la ville, et on en ferme les portes sur eux.</p>
+
+<p>Le général Dupont avait éprouvé des pertes, mais il avait pris presque
+toutes les troupes qui défendaient le pont, ainsi que leur nombreuse
+artillerie. Toutefois l'opération n'était pas terminée. Le corps
+d'armée du prince de Wurtemberg se tenait de l'autre côté de la ville,
+sur les hauteurs en arrière. Il fallait l'en déloger, si on voulait
+demeurer maître de Halle et du pont de la Saale.
+<span class="sidenote">Le corps du prince Eugène de Wurtemberg mis en déroute par
+la division Dupont.</span>
+Le général Dupont
+laisse à ses troupes le temps de reprendre haleine; puis, faisant
+ouvrir les portes de la ville, il dirige sa division vers le pied des
+hauteurs. Le feu de douze mille hommes bien postés accueille les trois
+régiments français, qui ne comptaient pas plus de cinq mille
+combattants. Ils s'avancent néanmoins en plusieurs colonnes, avec la
+vigueur de troupes habituées à ne reculer devant aucun obstacle. En
+même temps le général Dupont porte l'un de ses bataillons sur le flanc
+de la position, la tourne, puis, quand il aperçoit l'effet produit par
+cette man&oelig;uvre, donne l'impulsion à ses colonnes d'attaque. Ses
+trois régiments s'élancent malgré le feu de l'ennemi, escaladent
+<span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> les hauteurs, et, parvenus sur le sommet, en délogent les
+Prussiens. Un nouveau combat s'engage avec le corps entier du duc de
+Wurtemberg sur le terrain placé au delà. Mais la division Drouet
+arrive dans le moment, et sa présence, ôtant tout espoir à l'ennemi,
+met fin à ses efforts.</p>
+
+<p>Ce brillant combat coûta aux Français 600 morts ou blessés, et environ
+mille aux Prussiens. On fit à ceux-ci 4 mille prisonniers. Le duc de
+Wurtemberg se retira en désordre sur l'Elbe, par Dessau et Wittenberg,
+se hâtant de détruire tous les ponts. Un de ses régiments, celui de
+Trescow, qui venait de Magdebourg le rejoindre par la rive gauche de
+la Saale, fut surpris et enlevé presque tout entier. Ainsi la réserve
+même des Prussiens était en fuite, et aussi désorganisée que le reste
+de leur armée.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon traverse le champ de bataille de Rosbach en se
+rendant à Halle.</span>
+
+<p>Napoléon, venu à Naumbourg, pour voir le champ de bataille
+d'Awerstaedt, et complimenter de sa belle conduite le corps du
+maréchal Davout, s'y était à peine arrêté, et s'était rendu à
+Mersebourg. Sur son chemin se trouvait le lieu où fut livrée la
+bataille de Rosbach. Parfaitement versé dans l'histoire militaire, il
+savait avec exactitude les moindres détails de cette action célèbre,
+et il envoya le général Savary pour rechercher le monument qui avait
+été élevé en mémoire de la bataille. Le général Savary le découvrit
+dans un champ moissonné. C'était une petite colonne, haute seulement
+de quelques pieds. Les inscriptions en étaient effacées. Des troupes
+du corps de Lannes, qui passaient sur les lieux, l'enlevèrent, et en
+placèrent les fragments sur un caisson qui fut acheminé vers la
+France.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> Napoléon se transporta ensuite à Halle. Il ne put s'empêcher
+d'admirer le fait d'armes de la division Dupont. On voyait sur le
+terrain des morts de cette division, qu'on n'avait pas eu le temps
+d'ensevelir, et qui portaient l'uniforme du 32<sup>e</sup> régiment.&mdash;Quoi!
+encore du 32<sup>e</sup>! s'écria Napoléon. On en a tant tué en Italie, que je
+croyais qu'il n'en restait plus.&mdash;Il combla de ses éloges les troupes
+du général Dupont.</p>
+
+<span class="sidenote">Ordres pour le passage de l'Elbe sur tous les points.</span>
+
+<p>Les mouvements de l'armée ennemie commençaient à s'éclaircir. Napoléon
+dirigea la poursuite conformément à son plan général, qui consistait à
+déborder les Prussiens, à les prévenir sur l'Elbe et sur l'Oder, à
+s'interposer entre eux et les Russes, pour empêcher leur jonction. Il
+ordonna au maréchal Bernadotte de descendre la Saale jusqu'à l'Elbe,
+et de passer ce fleuve sur un pont de bateaux près de Barby, non loin
+du confluent de la Saale et de l'Elbe. (Voir les cartes n<sup>os</sup> 34 et
+36.) Il prescrivit aux maréchaux Lannes et Augereau, qui avaient eu
+deux ou trois jours pour se refaire, de franchir la Saale sur le pont
+de Halle, et l'Elbe sur le pont de Dessau, en rétablissant ce dernier,
+s'il était détruit. Il avait déjà prescrit au maréchal Davout de
+laisser tous ses blessés à Naumbourg, de se porter avec son corps
+d'armée à Leipzig, et de Leipzig à Wittenberg, pour s'emparer du
+passage de l'Elbe sur ce dernier point. Maître en temps utile du cours
+de l'Elbe, depuis Wittenberg jusqu'à Barby, il avait les plus grandes
+chances d'être arrivé le premier à Berlin et sur l'Oder.</p>
+
+<p>Chemin faisant, bien que Leipzig appartînt à l'électeur de Saxe,
+Napoléon ordonna au maréchal <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> Davout une mesure rigoureuse
+contre les négociants de cette ville, qui étaient les principaux
+trafiquants des marchandises anglaises en Allemagne. Napoléon,
+cherchant à punir sur le commerce de la Grande-Bretagne la guerre
+qu'elle faisait à la France, voulait intimider les villes commerçantes
+du Nord, telles que Brême, Hambourg, Lubeck, Leipzig, Dantzig,
+lesquelles s'appliquaient à ouvrir aux Anglais le continent, qu'il
+s'appliquait à leur fermer. Il enjoignit donc à tout négociant de
+déclarer les marchandises anglaises qu'il possédait, ajoutant que, si
+les déclarations paraissaient mensongères, leur exactitude serait
+vérifiée par des visites, et les fausses allégations punies des peines
+les plus graves. Toutes les marchandises déclarées durent être
+confisquées au profit de l'armée française.</p>
+
+<p>Pendant ce temps nos troupes continuèrent leur marche vers l'Elbe. Le
+maréchal Bernadotte passa ce fleuve à Barby, mais moins promptement
+qu'il n'en avait l'ordre. Napoléon, qui s'était contenu après
+l'affaire d'Awerstaedt, céda cette fois à son mécontentement, et fit
+adresser par le prince Berthier au maréchal Bernadotte une lettre dans
+laquelle, à propos du passage tardif de l'Elbe, on lui rappelait
+amèrement le départ précipité de Naumbourg, le jour des deux
+batailles d'Iéna et d'Awerstaedt<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>. Cependant, <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> comme il
+arrive, quand on suit moins les règles de la froide justice que les
+mouvements de son âme, Napoléon, trop indulgent la première fois, fut
+trop rigoureux la seconde, car la lenteur du maréchal Bernadotte à
+passer l'Elbe était bien plus la faute des éléments que la sienne.
+<span class="sidenote">Le maréchal Lannes passe l'Elbe à Dessau, le maréchal
+Davout à Wittenberg.</span>
+Lannes se jeta sur Dessau, et de là sur le pont de l'Elbe, que les
+Prussiens avaient à moitié détruit. Il s'empressa de le rétablir. Le
+maréchal Davout, parvenu à Wittenberg, trouva les Prussiens également
+occupés à détruire le pont de l'Elbe, et prêts à faire sauter un
+magasin à poudre peu éloigné de la ville. Les habitants, qui étaient
+Saxons, et qui savaient déjà que Napoléon voulait épargner à la Saxe
+les conséquences de la guerre, se hâtèrent de sauver eux-mêmes le pont
+de Wittenberg, d'arracher les mèches, et d'aider les Français à
+prévenir une explosion. C'est le 20 octobre que les maréchaux Davout,
+Lannes et Bernadotte franchissaient l'Elbe, six jours après les
+batailles d'Iéna et d'Awerstaedt. Il n'y avait pas eu, comme on le
+voit, une heure perdue. Deux grandes batailles, une action des plus
+vives à Halle, n'avaient pris que le <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> temps employé à
+combattre, et la marche de nos colonnes n'en avait pas été suspendue
+un seul instant. Les Prussiens eux-mêmes, bien que leur fuite fût
+rapide, n'atteignaient l'Elbe que le 20 octobre, et ils le passaient à
+Magdebourg, le jour même où les maréchaux Lannes et Davout le
+passaient à Dessau et à Wittenberg. Mais ils y arrivaient dans un état
+de désorganisation croissante, incapables d'en défendre le cours
+inférieur, et n'ayant même pas l'espérance d'atteindre avant eux la
+ligne de l'Oder, condition à laquelle était attaché leur salut.</p>
+
+<p>Napoléon, malgré son impatience d'être rendu à Berlin, afin de diriger
+ses troupes sur l'Oder, s'arrêta une journée à Wittenberg, pour y
+prendre des précautions de marche, qu'il avait soin de multiplier à
+mesure qu'il portait la guerre à de plus grandes distances. On l'a
+déjà vu, lorsqu'il s'enfonçait en Autriche, se ménager des points
+d'appui à Augsbourg, à Braunau, à Linz.
+<span class="sidenote">Points d'appui créés par Napoléon sur la route de l'armée.</span>
+Dans l'expédition, bien
+autrement longue, qu'il entreprenait cette fois, il voulait se créer
+sur sa route des lieux de sûreté pour ses hommes fatigués ou malades,
+pour les recrues qu'on lui <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> envoyait de France, pour le
+matériel en munitions et en vivres qu'il se proposait de réunir.
+Erfurt pris, il avait changé sa ligne d'étapes, et, au lieu de la
+faire passer à travers la Franconie, province par laquelle il était
+entré en Prusse, il lui avait rendu sa direction naturelle, en la
+faisant passer par la grande route ordinaire et centrale de
+l'Allemagne, par Mayence, Francfort, Eisenach, Erfurt, Weimar,
+Naumbourg, Halle et Wittenberg.
+<span class="sidenote">Erfurt assigné comme premier dépôt sur la route de
+l'armée.</span>
+Erfurt était pourvu d'assez bonnes
+défenses, et rempli d'un matériel considérable. Napoléon en fit le
+premier relais de la route militaire qu'il voulait tracer à travers
+l'Allemagne.
+<span class="sidenote">Wittenberg établi comme second dépôt, et pourvu d'immenses
+ressources en tout genre.</span>
+Wittenberg possédait d'anciennes fortifications à moitié
+détruites. Par ce motif, mais surtout par la considération du pont
+existant sur l'Elbe, Napoléon ordonna de remettre cette place en état,
+autant du moins que cela se pouvait dans l'espace de deux ou trois
+semaines. Il confia une forte somme d'argent au général Chasseloup,
+pour employer, en les payant, six ou sept mille ouvriers du pays, et
+construire à défaut d'ouvrages réguliers, des ouvrages de campagne
+d'un grand relief. Il fit déchausser les anciennes escarpes, relever
+celles qui manquaient de hauteur, et là où le temps ne permettait pas
+l'usage de la maçonnerie, il prescrivit de remplacer la pierre par le
+bois, qui était fort abondant dans les forêts voisines. On dressa
+d'immenses palissades, on édifia en quelque sorte un camp romain,
+comme en édifiaient les anciens conquérants du monde au milieu des
+Gaules et de la Germanie. Napoléon, dans cette même ville de
+Wittenberg, fit bâtir des fours, amasser des grains, confectionner
+<span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> du biscuit. Il voulut aussi qu'on réunît en ce même endroit
+le grand parc d'artillerie, et qu'on y organisât des ateliers de
+réparation. Il s'empara des édifices et lieux publics, pour y créer
+des hôpitaux capables de contenir les blessés et les malades d'une
+nombreuse armée. Enfin, sur les remparts improvisés de ce vaste dépôt,
+il ordonna de mettre en batterie plus de cent bouches à feu de gros
+calibre, recueillies dans sa marche victorieuse. Il avait nommé le
+général Clarke gouverneur d'Erfurt, il nomma le général Lemarois, l'un
+de ses aides-de-camp, gouverneur de Wittenberg. Les blessés,
+distingués en grands et petits blessés, c'est-à-dire en blessés qui
+pouvaient rentrer dans les rangs sous peu de jours, ou en blessés
+auxquels il fallait beaucoup de temps pour se rétablir, furent
+répartis entre Wittenberg et Erfurt. Les petits blessés restèrent à
+Wittenberg, de manière à pouvoir rejoindre leurs corps immédiatement,
+les autres furent envoyés à Erfurt. Chaque régiment, outre le dépôt
+principal qu'il avait en France, eut ainsi un dépôt de campagne à
+Wittenberg. On devait laisser dans ce dernier les hommes fatigués ou
+légèrement indisposés, afin que, soignés quelques jours, ils pussent
+se remettre en marche, sans encombrer les routes, sans y présenter le
+spectacle d'une queue d'armée, malade, impotente, s'allongeant à
+proportion de la rapidité des mouvements et de la durée de la guerre.
+Les détachements de conscrits partant de France en corps avaient ordre
+de s'arrêter à Erfurt et à Wittenberg, pour y être passés en revue,
+munis de ce qui leur manquait, accrus des hommes rétablis, et dirigés
+sur leurs régiments. <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> Enfin, à ces mêmes dépôts, mais surtout
+à celui de Wittenberg, Napoléon ordonna d'envoyer l'immense quantité
+de beaux chevaux qu'on ramassait de toutes parts en Allemagne. Il
+prescrivit à tous les régiments de cavalerie de les traverser à leur
+tour, afin de s'y remonter. Même ordre fut donné aux dragons venus de
+France à pied. Ils devaient trouver là les chevaux qu'ils n'avaient
+pas pu se procurer en France. Ainsi Napoléon concentrait sur ces
+points, dans un asile bien défendu, toutes les ressources du pays
+conquis, qu'il avait l'art d'enlever à l'ennemi, et d'appliquer à son
+propre usage. Victorieux et marchant en avant, c'étaient des relais
+abondamment fournis de vivres, de munitions, de matériel, et placés
+sur la route des corps qui venaient renforcer l'armée. Réduit à se
+retirer, c'étaient des appuis et des moyens de se refaire, placés sur
+la ligne de retraite.</p>
+
+<p>Après avoir tout vu, tout ordonné lui-même, Napoléon quitta
+Wittenberg, et s'achemina sur Berlin. La destinée voulait que, dans
+l'espace d'une année, il eût visité en vainqueur Berlin et Vienne. Le
+roi de Prusse, qui lui avait écrit pour demander la paix, lui envoya
+M. de Lucchesini, afin de négocier un armistice. Napoléon ne reçut
+point M. de Lucchesini, et confia au maréchal Duroc le soin de faire
+au ministre du roi Frédéric-Guillaume la réponse commandée par les
+circonstances. C'était en effet donner aux Russes le temps de secourir
+les Prussiens, que d'accorder un armistice. Cette raison militaire ne
+permettait pas de réplique, à moins qu'on ne se présentât avec les
+pouvoirs formels de la Russie et de <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> la Prusse, pour traiter
+immédiatement de la paix, aux conditions que Napoléon était en droit
+d'imposer après ses dernières victoires.</p>
+
+<span class="sidenote">Marche sur Berlin.</span>
+
+<p>Il expédia donc à tous ses corps l'ordre de marcher sur Berlin. Le
+maréchal Davout dut partir de Wittenberg, par la route directe de
+Wittenberg à Berlin, celle de Jüterbock (voir la carte n<sup>o</sup> 36), Lannes
+et Augereau par celle de Treuenbrietzen et Potsdam. Napoléon, avec la
+garde à pied et à cheval, qui était maintenant réunie, et de plus
+renforcée de sept mille grenadiers et voltigeurs, marchait entre ces
+deux colonnes. Il voulait qu'en récompense de la journée d'Awerstaedt
+le maréchal Davout entrât le premier à Berlin, et reçût des mains des
+magistrats les clefs de la capitale. Quant à lui, avant de se rendre à
+Berlin, il se proposait de séjourner à Potsdam, dans la retraite du
+grand Frédéric. Les maréchaux Soult et Ney eurent l'ordre d'investir
+Magdebourg, Murat celui de rester embusqué quelques jours autour de
+cette grande place, afin d'y ramasser les bandes de fuyards qui s'y
+jetaient en foule.&mdash;C'est une souricière, lui écrivait Napoléon, dans
+laquelle, avec votre cavalerie, vous prendrez tous les corps détachés
+qui cherchent un lieu sûr pour traverser l'Elbe.&mdash;Murat devait ensuite
+rejoindre la grande armée à Berlin, pour de là courir sur l'Oder.</p>
+
+<span class="sidenote">Rencontre que fait Napoléon dans une maison écartée, à la
+suite d'un orage.</span>
+
+<p>Après avoir laissé prendre un peu d'avance à ses corps d'armée, il
+partit le 24 octobre, et passa par Kropstadt, pour se rendre à
+Potsdam. Faisant la route à cheval, il fut surpris par un orage
+violent, bien que le temps n'eût cessé d'être fort beau depuis le
+commencement de la campagne. Ce n'était pas sa <span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> coutume de
+s'arrêter pour un tel motif. Cependant on lui offrit de s'abriter dans
+une maison située au milieu des bois, et appartenant à un officier des
+chasses de la cour de Saxe. Il accepta cette offre. Quelques femmes
+qui, d'après leur langage et leurs vêtements, paraissaient être des
+personnes d'un rang élevé, reçurent autour d'un grand feu ce groupe
+d'officiers français, que, par crainte autant que par politesse, on se
+serait bien gardé de mal accueillir. Elles semblaient ignorer quel
+était le principal de ces officiers, autour duquel les autres se
+rangeaient avec respect, lorsque l'une d'elles, jeune encore, saisie
+d'une vive émotion, s'écria: Voilà l'Empereur!&mdash;Comment me
+connaissez-vous? lui dit sèchement Napoléon.&mdash;Sire, lui répondit-elle,
+je me trouvais avec Votre Majesté en Égypte.&mdash;Et que faisiez-vous en
+Égypte?&mdash;J'étais l'épouse d'un officier qui est mort à votre service.
+J'ai depuis demandé une pension pour moi et pour mon fils, mais
+j'étais étrangère, je n'ai pu l'obtenir, et je suis venue chez la
+maîtresse de cette demeure, qui a bien voulu m'accueillir, et me
+confier l'éducation de ses enfants.&mdash;Le visage d'abord sévère de
+Napoléon, mécontent d'être reconnu, s'était tout à coup adouci.&mdash;Eh
+bien, madame, lui dit-il, vous aurez une pension; et quant à votre
+fils, je me charge de son éducation.&mdash;</p>
+
+<p>Le soir même il voulut revêtir de sa signature l'une et l'autre de ces
+résolutions, et dit en souriant: Je n'avais jamais eu d'aventure dans
+une forêt, à la suite d'un orage; en voilà une et des meilleures.&mdash;</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon à Postdam.</span>
+
+<p>Il arriva le 24 octobre au soir à Potsdam. Aussitôt <span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> il se
+mit à visiter la retraite du grand capitaine, du grand roi, qui
+s'appelait le philosophe de <em>Sans-Souci</em>, et avec quelque raison, car
+il sembla porter le poids de l'épée et du sceptre avec une
+indifférence railleuse, se moquant de toutes les cours de l'Europe, on
+oserait même ajouter de ses peuples s'il n'avait mis tant de soin à
+les bien gouverner. Napoléon parcourut le grand et le petit palais de
+Potsdam, se fit montrer les &oelig;uvres de Frédéric, toutes chargées des
+notes de Voltaire, chercha dans sa bibliothèque à reconnaître de
+quelles lectures se nourrissait ce grand esprit, puis alla voir dans
+l'église de Potsdam le modeste réduit où repose le fondateur de la
+Prusse. On conservait à Potsdam l'épée de Frédéric, sa ceinture, son
+cordon de l'Aigle-Noir. Napoléon les saisit en s'écriant: Voilà un
+beau présent pour les Invalides, surtout pour ceux qui ont fait partie
+de l'armée de Hanovre! Ils seront heureux sans doute quand ils verront
+en notre pouvoir l'épée de celui qui les vainquit à
+Rosbach!&mdash;Napoléon, s'emparant avec tant de respect de ces précieuses
+reliques, n'offensait assurément ni Frédéric, ni la nation prussienne.
+Mais combien est extraordinaire, digne de méditation, l'enchaînement
+mystérieux qui lie, confond, sépare ou rapproche les choses de ce
+monde! Frédéric et Napoléon se rencontraient ici d'une manière bien
+étrange! Ce roi philosophe, qui, sans qu'il s'en doutât, s'était fait
+du haut du trône l'un des promoteurs de la révolution française,
+couché maintenant dans son cercueil, recevait la visite du général de
+cette révolution, devenu empereur, conquérant de Berlin et de
+Potsdam! Le vainqueur de <span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> Rosbach recevait la visite du
+vainqueur d'Iéna! Quel spectacle! Malheureusement ces retours de la
+fortune n'étaient pas les derniers!</p>
+
+<span class="sidenote">Entrée du Maréchal Davout à Berlin, le 25 Octobre.</span>
+
+<p>Pendant que le quartier général était à Potsdam, le maréchal Davout
+entrait le 25 octobre à Berlin, avec son corps d'armée. Le roi
+Frédéric-Guillaume, en se retirant, avait livré Berlin au gouvernement
+de la bourgeoisie, présidée par un personnage considérable, le prince
+de Hatzfeld. Les représentants de cette bourgeoisie offrirent au
+maréchal Davout les clefs de la capitale, qu'il leur rendit, en disant
+qu'elles appartenaient à plus grand que lui, c'est-à-dire à Napoléon.
+Il laissa un seul régiment dans la ville, pour y faire la police de
+moitié avec la milice bourgeoise, puis il alla s'établir à une lieue
+plus loin, à Friederichsfeld, dans une forte position, la droite à la
+Sprée, la gauche à des bois. Par ordre de Napoléon, il campa
+militairement, son artillerie braquée, une partie de ses soldats
+consignée au camp, l'autre allant visiter alternativement la capitale
+conquise par leurs exploits. Il fit construire des baraques en paille
+et en sapin, pour que les troupes fussent à l'abri des rigueurs de la
+saison. Il n'était pas nécessaire de recommander au maréchal Davout la
+discipline: il ne fallait veiller avec lui qu'à la rendre moins
+sévère. Le maréchal Davout promit aux magistrats de Berlin de
+respecter les personnes et les propriétés, comme le doivent des
+conquérants civilisés, à condition qu'il obtiendrait des habitants une
+soumission complète et des vivres, pendant le temps fort court que
+l'armée avait à passer dans leurs murs, ce qui, pour une ville telle
+que <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> Berlin, ne pouvait constituer une charge bien pesante.</p>
+
+<p>Du reste, le lendemain de l'entrée des Français dans Berlin, les
+boutiques étaient ouvertes. Les habitants circulaient paisiblement
+dans les larges rues de cette capitale, et même en plus grand nombre
+que de coutume. Ils semblaient tout à la fois chagrins et curieux,
+impressions naturelles chez un peuple patriote mais vif, éclairé,
+frappé de tout ce qui est grand, jaloux de connaître les généraux et
+les soldats les plus renommés qu'il y eût alors au monde. Ils
+désapprouvaient d'ailleurs leur gouvernement d'avoir entrepris une
+guerre insensée, et cette désapprobation devait atténuer la haine
+qu'ils portaient à des vainqueurs provoqués. Le maréchal Lannes fut
+envoyé sur Potsdam et Spandau. Le maréchal Augereau traversa Berlin à
+la suite du maréchal Davout; et Napoléon, après avoir séjourné le 24
+et le 25 à Potsdam, le 26 à Charlottenbourg, fixa au 27 son entrée à
+Berlin.</p>
+
+<span class="sidenote">Entrée triomphale de Napoléon à Berlin.</span>
+
+<p>C'était pour la première fois qu'il allait paraître en vainqueur dans
+une capitale conquise. Il ne s'était pas montré ainsi à Vienne, qu'il
+avait à peine visitée, vivant toujours à Sch&oelig;nbrunn, loin des
+regards des Viennois. Mais aujourd'hui, soit orgueil d'avoir terrassé
+une armée réputée invincible, soit désir de frapper l'Europe par un
+spectacle éclatant, soit aussi l'ivresse de la victoire, montant à sa
+tête plus haut que de coutume, il voulut faire dans Berlin une entrée
+triomphale.</p>
+
+<p>Le 27 au matin toute la population de la ville <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> était sur
+pied, afin d'assister à cette grande scène. Napoléon entra entouré de
+sa garde, et suivi par les beaux cuirassiers des généraux d'Hautpoul
+et Nansouty. La garde impériale, richement vêtue, était ce jour-là
+plus imposante que jamais. En avant les grenadiers et les chasseurs à
+pied, en arrière les grenadiers et les chasseurs à cheval, au milieu
+les maréchaux Berthier, Duroc, Davout, Augereau, et au sein de ce
+groupe, isolé par le respect, Napoléon dans le simple costume qu'il
+portait aux Tuileries et sur les champs de bataille, Napoléon, objet
+des regards d'une foule immense, silencieuse, saisie à la fois de
+tristesse et d'admiration, tel fut le spectacle offert dans la longue
+et vaste rue de Berlin, qui conduit de la porte de Charlottenbourg au
+palais des rois de Prusse. Le peuple était dans les rues, la riche
+bourgeoisie aux fenêtres. Quant à la noblesse, elle avait fui, remplie
+de crainte, et couverte de confusion. Les femmes de cette bourgeoisie
+prussienne semblaient avides du spectacle qui était sous leurs yeux:
+quelques-unes laissaient couler des larmes; aucune ne poussait des
+cris de haine, ou des cris de flatterie pour le vainqueur! Heureuse la
+Prusse de n'être pas divisée, et de garder sa dignité dans son
+désastre! L'entrée de l'ennemi n'était pas chez elle la ruine d'un
+parti, le triomphe d'un autre; et il n'y avait pas dans son sein une
+indigne faction, saisie d'une joie odieuse, applaudissant à la
+présence des soldats étrangers! Nous, Français, plus malheureux dans
+nos revers, nous avons vu cette joie exécrable, car nous avons tout
+vu dans ce siècle, les extrêmes de la victoire et de <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> la
+défaite, de la grandeur et de l'abaissement, du dévouement le plus pur
+et de la trahison la plus noire!</p>
+
+<span class="sidenote">Accueil accordé par Napoléon aux représentants de la ville
+de Berlin.</span>
+
+<p>Napoléon reçut des magistrats les clefs de Berlin, puis il se rendit
+au palais, où il donna audience à toutes les autorités publiques, tint
+un langage doux, rassurant, promit l'ordre de la part de ses soldats,
+à condition de l'ordre de la part des habitants, ne se montra sévère
+dans ses propos que pour l'aristocratie allemande, qui était,
+disait-il, l'unique auteur des maux de l'Allemagne, qui avait osé le
+provoquer au combat, et qu'il châtierait, en la réduisant à mendier
+son pain en Angleterre. Il s'établit dans le palais du roi, y reçut
+les ministres étrangers représentants des cours amies, et fit appeler
+M. de Talleyrand à Berlin.</p>
+
+<span class="sidenote">Emploi que Napoléon fait des bulletins.</span>
+
+<p>Ses bulletins, récit de tout ce que l'armée accomplissait chaque jour,
+souvent aussi réponses véhémentes à ses ennemis, recueils de
+réflexions politiques, leçons aux rois et aux peuples, étaient
+rapidement dictés par lui, et ordinairement revus par M. de
+Talleyrand, avant d'être publiés. Il y racontait chacun des progrès
+qu'il faisait dans le pays ennemi; il y racontait même ce qu'il
+apprenait des causes politiques de la guerre. Il affecta, dans ceux
+qu'il publia en Prusse, de prodiguer les hommages à la mémoire du
+grand Frédéric, les marques d'estime à son malheureux successeur, en
+laissant percer toutefois quelque pitié pour sa faiblesse, et les
+sarcasmes les plus virulents contre les reines qui se mêlaient des
+affaires d'État, qui exposaient leurs époux et leurs pays à d'affreux
+désastres: traitement <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> peu généreux envers la reine de Prusse,
+assez accablée par le sentiment de ses fautes et de ses malheurs, pour
+qu'on n'ajoutât pas l'outrage à l'infortune! Ces bulletins, où
+éclatait avec trop peu de retenue la licence du soldat vainqueur,
+valurent à Napoléon plus d'un blâme, au milieu des cris d'admiration
+que ses triomphes arrachaient à ses ennemis eux-mêmes.</p>
+
+<span class="sidenote">Paroles de Napoléon aux envoyés du duc de Brunswick.</span>
+
+<p>Dans son irritation contre le parti prussien, promoteur de la guerre,
+il reçut sévèrement les envoyés du duc de Brunswick, qui avait été
+mortellement blessé à la bataille d'Awerstaedt, et qui, avant
+d'expirer, recommandait au vainqueur sa famille et ses
+sujets.&mdash;Qu'aurait à dire, leur répondit Napoléon, qu'aurait à dire
+celui qui vous envoie, si je faisais subir à la ville de Brunswick la
+subversion dont il menaçait, il y a quinze ans, la capitale du grand
+peuple auquel je commande? Le duc de Brunswick avait désavoué le
+manifeste insensé de 1792; on aurait pu croire qu'avec l'âge la raison
+commençait à l'emporter chez lui sur les passions, et cependant il est
+venu prêter de nouveau l'autorité de son nom aux folies d'une jeunesse
+étourdie, qui a perdu la Prusse! C'était à lui qu'il appartenait de
+remettre à leur place femmes, courtisans, jeunes officiers, et
+d'imposer à tout le monde l'autorité de son âge, de ses lumières, et
+de sa position. Il n'en a pas eu la force, et la monarchie prussienne
+est abattue, les États de Brunswick sont en mon pouvoir. Dites au duc
+de Brunswick que j'aurai pour lui les égards dus à un général
+malheureux, justement célèbre, frappé par le fer qui peut nous
+atteindre tous, mais <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> que je ne saurais voir un prince
+souverain dans un général de l'armée prussienne.&mdash;</p>
+
+<p>Ces paroles, publiées par l'ordinaire voie des bulletins, donnaient à
+comprendre que Napoléon ne voulait pas mieux traiter la souveraineté
+du duc de Brunswick que celle de l'électeur de Hesse. Du reste, s'il
+se montrait dur avec les uns, il se montrait avec les autres
+bienveillant et généreux, ayant soin de varier ses traitements suivant
+la participation connue de chacun à la guerre. Ses expressions à
+l'égard du vieux maréchal de Mollendorf furent pleines de convenance.
+Il y avait dans Berlin le prince Ferdinand, frère du grand Frédéric,
+et père du prince Louis, ainsi que la princesse sa femme. Il s'y
+trouvait aussi la veuve du prince Henri et deux s&oelig;urs du roi, l'une
+en couche, l'autre malade. Napoléon alla visiter ces membres de la
+famille royale, avec tous les signes d'un profond respect, et les
+toucha par ces témoignages venus de si haut, car il n'y avait pas
+alors de souverain dont les attentions eussent un aussi grand prix que
+les siennes. Dans la situation à laquelle il était parvenu, il savait
+calculer ses moindres témoignages de bienveillance ou de sévérité.
+Usant en ce moment du droit qui appartient à tous les généraux en
+temps de guerre, celui d'intercepter les correspondances pour
+découvrir la marche de l'ennemi, il saisit une lettre du prince de
+Hatzfeld, dans laquelle celui-ci paraissait informer le prince de
+Hohenlohe de la position de l'armée française autour de Berlin. Le
+prince de Hatzfeld, comme chef du gouvernement municipal établi à
+Berlin, avait promis par serment de ne rien entreprendre contre
+l'armée française, et de ne s'occuper <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> que du repos, de la
+sûreté, du bien-être de la capitale.
+<span class="sidenote">La grâce du prince de Hatzfeld accordée aux larmes de son
+épouse.</span>
+C'était un engagement de loyauté
+envers le vainqueur, qui consentait à laisser subsister, dans
+l'intérêt du pays vaincu, une autorité qu'il aurait pu abolir.
+Toutefois la faute était bien excusable, puisqu'elle partait du plus
+honorable des sentiments, le patriotisme. Napoléon, qui craignait que
+les autres bourgmestres n'imitassent cet exemple, et qu'alors tous ses
+mouvements ne fussent révélés heure par heure à l'ennemi, voulut
+intimider les autorités prussiennes par un acte de rigueur éclatant,
+et ne fut pas fâché que cet acte de rigueur tombât sur l'un des
+principaux membres de la noblesse, accusé d'avoir été chaud partisan
+de la guerre, accusation fausse, car le prince de Hatzfeld était du
+nombre des seigneurs prussiens qui avaient de la modération, parce
+qu'ils avaient des lumières. Napoléon fit appeler le prince Berthier,
+et chargea le maréchal Davout, sur la sévérité duquel il comptait, de
+former une commission militaire, qui appliquerait à la conduite du
+prince de Hatzfeld les lois de la guerre contre l'espionnage. Le
+prince Berthier, en apprenant la résolution prise par Napoléon, tenta
+de vains efforts pour l'en dissuader. Les généraux Rapp, Caulaincourt,
+Savary, n'osant se permettre des remontrances qui ne semblaient bien
+placées que dans la bouche du major général, étaient consternés. Comme
+ils ne savaient plus à quels moyens recourir, ils cachèrent le prince
+dans le palais même, sous prétexte de le faire arrêter, puis ils
+avertirent la princesse de Hatzfeld, personne intéressante, et qui se
+trouvait enceinte, du danger dont son mari <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> était menacé. Elle
+accourut au palais. Il était temps, car la commission assemblée
+demandait les pièces de conviction. Napoléon, au retour d'une course
+dans Berlin, venait de descendre de cheval; la garde battait aux
+champs, et il franchissait le seuil du palais, quand la princesse de
+Hatzfeld, conduite par Duroc, se présenta tout éplorée devant lui.
+Ainsi surpris il ne pouvait refuser de la recevoir; il lui accorda
+audience dans son cabinet. Elle était saisie de terreur. Napoléon,
+touché, la fit approcher, et lui donna la lettre interceptée à
+lire.&mdash;Eh bien! madame, lui dit-il, reconnaissez-vous l'écriture de
+votre mari?&mdash;La princesse, tremblante, ne savait que répondre. Mais
+bientôt prenant soin de la rassurer, Napoléon ajouta: Jetez au feu
+cette pièce, et la commission militaire sera dépourvue des preuves de
+conviction.&mdash;</p>
+
+<p>Cet acte de clémence, que Napoléon ne pouvait refuser après avoir vu
+la princesse de Hatzfeld, lui coûta cependant, parce qu'il entrait
+dans ses projets d'intimider la noblesse allemande, particulièrement
+les magistrats des villes, qui révélaient à l'ennemi le secret de ses
+opérations. Plus tard il connut le prince de Hatzfeld, apprécia son
+caractère et son esprit, et se sut gré de ne l'avoir pas livré à la
+justice militaire. Heureux les gouvernements, quand il se rencontre de
+sages amis pour apporter un retard à leurs rigueurs! Il n'est pas
+nécessaire que ce retard soit bien long, pour qu'ils aient cessé de
+vouloir les actes auxquels ils se portaient d'abord avec le plus de
+véhémence.</p>
+
+<p>Napoléon, dans cet intervalle, n'avait cessé de diriger les
+mouvements de ses lieutenants contre <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> les débris de l'armée
+prussienne. Placé à Berlin avec ses principales forces, il coupait aux
+Prussiens la route directe de l'Elbe à l'Oder, et ne leur laissait
+pour atteindre ce dernier fleuve que des chemins longs, presque
+impraticables, faciles à intercepter. Berlin, en effet, est situé
+entre l'Elbe et l'Oder, à égale distance de ces deux fleuves. (Voir la
+carte n<sup>o</sup> 36.) Les plaines de sable, que nous avons déjà décrites, en
+s'approchant de la Baltique vers le Mecklembourg, se relèvent en
+dunes, et présentent une suite de lacs de toute grandeur, parallèles à
+la mer, et auxquels on ne saurait donner de nom, tant ils sont
+multipliés. L'écoulement de ces lacs, contrarié par la chaîne des
+dunes, au lieu de s'opérer directement vers la mer, s'opère en dedans
+du pays, par un cours d'eau peu considérable, peu rapide, le Havel,
+qui coule vers Berlin, où il se rencontre avec la Sprée, venue d'une
+direction opposée, c'est-à-dire de la Lusace, province qui sépare la
+Saxe de la Silésie.
+<span class="sidenote">Dispositions de Napoléon pour envelopper et prendre les
+restes de l'armée prussienne.</span>
+Le Havel et la Sprée, confondus près de Berlin, se
+répandent autour de Spandau et de Potsdam, y forment de nouveaux lacs,
+que la main du grand Frédéric a pris soin d'embellir, et par un
+mouvement à gauche se rendent à l'Elbe. Ils décrivent ainsi une ligne
+transversale, qui d'un côté unit Berlin à l'Elbe, et de l'autre,
+continuée par le canal de Finow, joint cette capitale à l'Oder. C'est
+à travers ce pays, sillonné de cours d'eau naturels ou artificiels,
+couvert de lacs, de forêts, de sables, que devaient fuir les restes
+errants de l'armée prussienne.</p>
+
+<p>Napoléon, établi dès le 24 octobre à Potsdam et à Berlin, était en
+mesure de les prévenir sur toutes <span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> les directions. Il tenait
+le corps de Lannes à Spandau, les corps d'Augereau et de Davout à
+Berlin même, enfin le corps de Bernadotte au delà de Berlin, les uns
+et les autres prêts à marcher, au premier indice qu'on aurait de la
+direction adoptée par l'ennemi. Napoléon avait lancé la cavalerie
+autour de Berlin, de Potsdam, et sur les rives du Havel et de l'Elbe,
+pour recueillir des informations.</p>
+
+<span class="sidenote">Reddition de Spandau.</span>
+
+<p>Déjà Spandau s'était rendu. Cette place, située tout près de Berlin,
+au milieu des eaux de la Sprée et du Havel, forte par son site et par
+ses ouvrages, aurait pu opposer une longue résistance. Mais telles
+avaient été la présomption et l'incurie du gouvernement prussien,
+qu'il n'avait pas même armé la place, quoique les magasins dont elle
+était pourvue continssent un matériel considérable. Le 25, jour de
+l'entrée du maréchal Davout à Berlin, Lannes se présenta sous les murs
+de Spandau, et menaça le gouverneur des plus sévères traitements, s'il
+ne consentait pas à se rendre. Les canons n'étaient pas sur les murs;
+la garnison, partageant l'effroi qui avait gagné tous les c&oelig;urs,
+demandait à capituler. Le gouverneur était un vieux militaire auquel
+l'âge avait ôté toute énergie. Lannes le vit, le terrifia par le récit
+des désastres de l'armée prussienne, et lui arracha une capitulation,
+en vertu de laquelle la place fut immédiatement livrée aux Français,
+et la garnison déclarée prisonnière de guerre. Il fallait à la fois
+l'imprévoyance du gouvernement, qui avait négligé d'armer cette
+forteresse, et la démoralisation qui régnait partout, pour expliquer
+une aussi étrange capitulation.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> L'Empereur courut de sa personne à Spandau, et résolut d'en
+faire son troisième dépôt en Allemagne. Ce nouveau réduit offrait
+d'autant plus d'avantage, qu'il était situé à trois ou quatre lieues
+de Berlin, entouré d'eau, parfaitement fortifié, et rempli d'une
+immense quantité de grains. Napoléon ordonna de l'armer sur-le-champ,
+d'y construire des fours, d'y amasser des munitions, d'y organiser des
+hôpitaux, d'y créer enfin les mêmes établissements qu'à Wittenberg et
+à Erfurt. Il y envoya sans délai tout ce qui avait été pris à Berlin
+en artillerie, fusils et munitions de guerre. On avait trouvé dans
+cette capitale 300 bouches à feu, 100 mille fusils, beaucoup de poudre
+et de projectiles. Ce vaste matériel, joint à un amas considérable de
+grains, fut de la sorte garanti contre toute tentative du peuple de
+Berlin, peuple actuellement calme et docile, mais dont un revers, si
+nous venions à en essuyer un, pouvait changer la soumission en
+révolte.</p>
+
+<p>Tandis qu'on s'occupait de ces mesures de prévoyance, les courses non
+interrompues de la cavalerie légère avaient révélé la marche de
+l'armée prussienne. Les onze jours écoulés depuis la bataille d'Iéna,
+ces onze jours employés par les Français à gagner l'Elbe, à le
+franchir, à occuper Berlin, avaient été employés par les Prussiens à
+gagner l'Elbe également, à y réunir leurs débris épars, à s'élever
+ensuite vers le Mecklembourg, pour atteindre, par un détour au nord,
+la ligne de l'Oder. (Voir la carte n<sup>o</sup> 36.) Ce mouvement vers le
+Mecklembourg étant démasqué, Napoléon lança Murat sur Oranienbourg et
+Zehdenick, pour suivre les bords du Havel et du <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> canal de
+Finow. C'était le long de ces lignes militaires, et protégé par elles,
+que le prince de Hohenlohe devait diriger sa marche.
+<span class="sidenote">Murat et Lannes dirigés vers le Mecklembourg pour
+envelopper le prince de Hohenlohe.</span>
+Napoléon ordonna
+de les côtoyer, de manière à se tenir toujours entre l'ennemi et
+l'Oder, et puis, quand on aurait débordé les Prussiens, de chercher à
+les envelopper, afin de les prendre jusqu'au dernier homme. Le
+maréchal Lannes fut acheminé à la suite de Murat, avec la
+recommandation de marcher aussi vite que la cavalerie. Le maréchal
+Bernadotte eut ordre de se porter à la suite de Lannes. Le maréchal
+Davout, après les trois ou quatre jours de repos qu'il lui fallait,
+dut se rendre à Francfort-sur-l'Oder, le maréchal Augereau et la garde
+durent rester à Berlin. Les maréchaux Ney et Soult, comme nous l'avons
+dit, avaient mission d'investir Magdebourg.</p>
+
+<span class="sidenote">Retraite du prince de Hohenlohe.</span>
+
+<p>L'infortuné prince de Hohenlohe avait pris effectivement la résolution
+qu'on lui prêtait. Poursuivi à outrance par les Français, il était
+arrivé à Magdebourg, espérant y trouver du repos, des vivres, du
+matériel, et surtout le temps nécessaire à la réorganisation de son
+armée. Vaine espérance! Le défaut de précautions, pour le cas d'une
+retraite, si facile à prévoir, se reproduisait partout. Il n'y avait à
+Magdebourg d'autres approvisionnements que ceux qui étaient
+indispensables à la garnison.
+<span class="sidenote">Séjour momentané à Magdebourg.</span>
+Le vieux gouverneur, M. de Kleist, après
+avoir pourvu aux premiers besoins des fuyards, et leur avoir donné un
+peu de pain, refusait de les nourrir plus long-temps, dans la crainte
+de diminuer ses propres ressources, s'il venait à être assiégé. Les
+bagages s'étaient tellement encombrés dans l'intérieur de <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span>
+Magdebourg, que l'armée n'avait pas pu s'y loger. On avait été forcé
+d'établir la cavalerie sur les glacis, l'infanterie dans les chemins
+couverts. Bientôt même le harcèlement continuel de la cavalerie
+française, qui venait enlever des détachements entiers sous le canon
+de la place, avait obligé les troupes prussiennes à passer de l'autre
+côté de l'Elbe. Enfin M. de Kleist, effrayé du désordre qui régnait au
+dedans et au dehors de Magdebourg, pressa instamment le prince de
+Hohenlohe de continuer sa retraite vers l'Oder, et de lui laisser la
+liberté dont il avait besoin pour se mettre en défense. Le prince de
+Hohenlohe n'eut donc que deux jours pour réorganiser une armée qui ne
+se composait plus que de débris, et dans laquelle il fallait réunir
+plusieurs bataillons pour en former un seul. De plus, le maréchal
+Kalkreuth ayant été rappelé par le roi dans la Prusse orientale, le
+prince de Hohenlohe était chargé de recueillir les deux divisions de
+réserve, et contraint de les aller joindre sur le bas Elbe, fort
+au-dessous de Magdebourg.</p>
+
+<span class="sidenote">Le prince de Hohenlohe, au sortir de Magdebourg, prend sa
+direction au nord, pour aller joindre l'Oder à Stettin.</span>
+
+<p>Au milieu de ces embarras, le prince de Hohenlohe se mit en marche sur
+trois colonnes. À sa droite, le général Schimmelpfennig, avec un
+détachement de cavalerie et d'infanterie, devait couvrir l'armée du
+côté de Potsdam, Spandau et Berlin, côtoyer d'abord le Havel, puis,
+quand on serait remonté assez haut pour tourner Berlin, longer le
+canal de Finow, flanquer ainsi la retraite jusqu'à Prenzlow et
+Stettin, car on ne pouvait, à cause de la position des Français,
+rejoindre l'Oder que vers son embouchure. (Voir la carte n<sup>o</sup> 36.) Le
+gros de l'infanterie, <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> marchant au centre, à égale distance du
+corps de Schimmelpfennig et de l'Elbe, devait passer par Genthin,
+Rathenau, Gransée et Prenzlow. La cavalerie, qui était déjà sur les
+bords de l'Elbe, où elle profitait de l'abondance des fourrages,
+devait suivre les bords de ce fleuve par Jérichow et Havelberg, les
+quitter ensuite pour se porter au nord, et aboutir par Wittstock,
+Mirow, Strelitz, Prenzlow, au point commun de Stettin.</p>
+
+<span class="sidenote">Retraite du général Blucher et du duc de Weimar en tournant
+le Hartz.</span>
+
+<p>Le corps du duc de Weimar, et le grand parc, conduit par le général
+Blucher, avaient heureusement tourné le Hartz par la Hesse et le
+Hanovre, sans être inquiétés par les Français, qui s'étaient hâtés de
+courir à l'Elbe. Le duc de Weimar, au moyen d'une man&oelig;uvre assez
+adroite, avait réussi à tromper le maréchal Soult. Feignant d'abord
+d'attaquer la ligne d'investissement autour de Magdebourg, puis se
+dérobant tout à coup, il avait subitement passé l'Elbe à Tangermunde,
+et gagné ainsi la rive droite. Il amenait avec lui 12 ou 14 mille
+hommes. Le général Blucher avait passé le fleuve au-dessous. Le prince
+de Hohenlohe assigna au duc de Weimar le rendez-vous convenu de
+Stettin, qu'il devait atteindre en traversant le Mecklembourg, et
+déféra au général Blucher le commandement des troupes battues devant
+Halle, troupes qui avaient passé des mains du duc de Wurtemberg dans
+celles du général Natzmer. Le général Blucher était chargé de faire
+avec ces troupes l'arrière-garde de l'armée prussienne.</p>
+
+<p>Si ces forces étaient parvenues à échapper aux Français, et à gagner
+Stettin, elles auraient pu, après <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> qu'on les aurait
+réorganisées, et réunies au contingent de la Prusse orientale, former
+derrière l'Oder une armée de quelque valeur, et donner utilement la
+main aux Russes. Le prince de Hohenlohe avait conservé 25 mille hommes
+au moins. Le corps de Natzmer, avec les autres débris du général
+Blucher, en comptait environ 9 à 10 mille. Les troupes du duc de
+Weimar s'élevaient à 13 ou 14 mille. C'était par conséquent une force
+totale d'environ 50 mille hommes, qui, jointe à une vingtaine de mille
+demeurés dans la Prusse orientale, pouvait présenter encore 70 mille
+combattants, et, combinée avec les Russes, jouer un rôle important. Il
+restait 22 mille hommes pour défendre Magdebourg. Les Saxons, se
+hâtant de profiter de la clémence de Napoléon à leur égard, étaient
+retournés chez eux.</p>
+
+<p>Le prince de Hohenlohe avait à opérer sa retraite au milieu d'un pays
+pauvre, difficile à parcourir, et à travers les nombreux escadrons de
+la cavalerie française. Celle-ci, qui s'observait d'abord en présence
+de la cavalerie prussienne, dont on lui vantait le mérite, enivrée
+maintenant de ses succès, était devenue si audacieuse, que de simples
+chasseurs ne craignaient plus de se mesurer avec des cuirassiers.</p>
+
+<span class="sidenote">Marche du corps de Hohenlohe.</span>
+
+<p>Le prince se mit donc en route le 22 octobre, par les chemins
+indiqués, le corps de flanqueurs de Schimmelpfennig se dirigeant sur
+Plaue, l'infanterie sur Genthin, la cavalerie sur Jérichow. On
+marchait lentement à cause des sables, de l'épuisement des hommes et
+des chevaux, et du peu d'habitude des fatigues. Sept ou huit lieues
+par jour étaient tout ce que pouvaient faire ces troupes, tandis que
+l'infanterie <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> française, au besoin, en parcourait jusqu'à
+quinze. De plus, une très-grande indiscipline s'était introduite dans
+les corps. Le malheur, qui aigrit les âmes, avait diminué le respect
+envers les chefs. La cavalerie surtout s'en allait confusément, sans
+obéir à aucun ordre. Le prince de Hohenlohe fut obligé d'arrêter
+l'armée, et de lui adresser une sévère allocution, pour la ramener au
+sentiment de ses devoirs.
+<span class="sidenote">Indiscipline des vaincus et des vainqueurs.</span>
+Il fit même fusiller un cavalier qui avait
+blessé un officier. Du reste, il faut reconnaître que c'est là l'effet
+habituel des grands revers, et quelquefois aussi des grands succès,
+car la victoire a son désordre comme la défaite. Les Français, avides
+de butin, couraient comme les Prussiens dans toutes les directions,
+sans se conformer aux ordres de leurs chefs; et le maréchal Ney
+écrivit à l'Empereur, que, si on ne l'autorisait pas à faire quelques
+exemples, la vie des officiers ne serait plus en sûreté. Singulières
+conséquences du bouleversement des États! Les mouvements précipités
+que ce bouleversement entraîne, désorganisent le vaincu et le
+vainqueur. Nous étions arrivés à la perfection de la grande guerre, et
+déjà nous touchions presque à la limite où elle devient une immense
+confusion!</p>
+
+<p>Le 23, les Prussiens étaient, l'infanterie à Rathenau, la cavalerie à
+Havelberg. Mais l'empressement qu'ils avaient mis à couper les ponts
+arrêta la marche du corps de droite, celui de Schimmelpfennig, et ils
+furent obligés de se rapprocher de l'Elbe par une conversion à gauche,
+afin d'éviter les nombreux cours d'eau qui se rencontrent entre le
+Havel et l'Elbe. Ils se détournèrent jusqu'à Rhinow. Le 24, ils
+<span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> étaient, la cavalerie à Kiritz, l'infanterie à Neustadt, le
+corps de Schimmelpfennig à Fehrbelin. Le corps de Natzmer, transmis
+ici même au général Blucher, remplaça vers Rhinow le corps principal,
+dont il formait l'arrière-garde.</p>
+
+<p>Parvenu à ce point, le prince de Hohenlohe dut délibérer sur la marche
+à suivre ultérieurement. On s'était élevé au nord fort au-dessus de
+Berlin, Spandau et Potsdam. À chaque pas l'armée se désorganisait
+davantage. Le colonel d'état-major de Massenbach fut d'avis d'accorder
+un jour de repos aux troupes, afin de les réorganiser, et d'être au
+moins en état de combattre, si l'on venait à rencontrer les Français.
+Le prince de Hohenlohe répondit avec raison, qu'un, deux, et même
+trois jours, ne suffiraient pas pour réorganiser l'armée, et
+pourraient donner aux Français le temps de la couper de Stettin et de
+l'Oder. Suivant l'usage, on adopta un parti moyen: on se fixa un
+rendez-vous commun vers Gransée, où l'on devait passer une revue
+générale, et adresser des allocutions aux troupes, pour les rappeler à
+leurs devoirs. De là on continuerait la marche sans désemparer. Ce
+rendez-vous de Gransée fut fixé au 26.</p>
+
+<p>Mais déjà, les Français étant avertis, la cavalerie de Murat courait
+vers Fehrbelin d'un côté, vers Zehdenick de l'autre. Lannes, après
+être entré dans Spandau le 25, se mettait en marche le 26 au soir avec
+son infanterie, pour appuyer Murat.
+<span class="sidenote">Trois corps d'armée français attachés à la poursuite des
+Prussiens.</span>
+Le maréchal Soult était sur les
+pas du duc de Weimar, pendant que le maréchal Ney investissait
+Magdebourg. Enfin, le maréchal Bernadotte s'avançait entre les
+maréchaux Soult et Lannes. Ainsi trois corps d'armée français,
+<span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> outre la cavalerie de Murat, moins toutefois les cuirassiers
+retenus à Berlin, poursuivaient en ce moment les Prussiens.
+<span class="sidenote">Réunion momentanée des Prussiens à Gransée.</span>
+Le 26,
+l'infanterie du prince de Hohenlohe était à Gransée, au rendez-vous
+indiqué, rangée autour de son général, écoutant ses exhortations,
+accueillant l'espérance d'être bientôt à Stettin, et de pouvoir se
+reposer derrière l'Oder.
+<span class="sidenote">Le corps de Schimmelpfennig surpris et culbuté par les
+dragons français à Zehdenick.</span>
+Mais au même instant les dragons de Murat
+surprenaient à Zehdenick le corps de Schimmelpfennig, culbutaient sa
+cavalerie, lui tuaient 300 cavaliers, en prenaient 7 ou 800, et
+obligeaient l'infanterie de ce corps de flanqueurs à se disperser dans
+les bois.</p>
+
+<span class="sidenote">Le prince de Hohenlohe, pour éviter les Français, fait un
+détour sur Furstenberg, tandis que Murat et Lannes se dirigent sur
+Prenzlow.</span>
+
+<p>Cette nouvelle, portée par les paysans et les fuyards à Gransée,
+engagea le prince de Hohenlohe à décamper sur-le-champ, et à se
+détourner encore une fois à gauche vers Furstenberg, au lieu de
+marcher à Templin, qui était la route directe de Stettin. Il avait
+ainsi l'espoir de rallier à lui la cavalerie, et de s'éloigner en même
+temps des Français. Mais, tandis qu'il exécutait ce détour, Murat se
+dirigeait par la route la plus courte sur Templin, et Lannes, ne
+s'arrêtant ni le jour ni la nuit, se tenait toujours en vue des
+escadrons de Murat.</p>
+
+<p>Le soir, le prince de Hohenlohe coucha à Furstenberg, et y fit passer
+la nuit à son infanterie, pendant que Lannes employait cette même nuit
+à marcher. Français et Prussiens continuèrent de s'élever au nord vers
+Templin et Prenzlow, point commun de la route de Stettin, cheminant à
+quelques lieues les uns des autres, et séparés seulement par un rideau
+de bois et de lacs. Ils avaient sept milles à parcourir pour
+atteindre Prenzlow (douze lieues). Le 27 au <span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> matin, le prince
+de Hohenlohe partit pour Boitzenbourg, faisant dire à la cavalerie de
+le joindre, et à l'arrière-garde, commandée par le général Blucher, de
+hâter le pas.</p>
+
+<p>Il marcha toute la journée, n'ayant pour ses troupes d'autre
+nourriture que celle que leur fournissait le patriotisme des
+villageois, qui plaçaient sur les routes des amas de pain, et des
+chaudières remplies de pommes de terre. On approcha de Boitzenbourg
+vers le soir, et le seigneur de cet endroit, M. d'Arnim, vint annoncer
+qu'il avait fait préparer autour de son château des bivouacs
+abondamment pourvus de vivres et de boissons. C'était une heureuse
+nouvelle pour des gens expirant de fatigue et de faim. En approchant
+de Boitzenbourg, des coups de feu détruisirent cette espérance d'un
+peu de repos et de nourriture. Les chevaux-légers de Murat, déjà
+parvenus à Boitzenbourg, mangeaient les vivres destinés aux Prussiens.
+Trop peu nombreux cependant pour tenir tête à ceux-ci, ils quittèrent
+Boitzenbourg. Les infortunés soldats du prince de Hohenlohe dévorèrent
+ce qui restait; mais la présence des cavaliers français les
+avertissait de se hâter. Ils partirent la nuit même, en faisant encore
+un détour à gauche pour éviter les Français, et les prévenir à
+Prenzlow.
+<span class="sidenote">Les Prussiens prévenus à Prenzlow.</span>
+Ils marchèrent toute la nuit, se flattant de les gagner de
+vitesse. Au point du jour, ils commençaient à découvrir Prenzlow; mais
+sur la droite, à travers les bois et les lacs qui jalonnaient la
+route, on avait entrevu des cavaliers forçant le pas. Le brouillard ne
+permettait pas de reconnaître la couleur de leur uniforme. Étaient-ce
+des Français, <span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> étaient-ce des Prussiens? On s'interrogeait
+avec anxiété, les uns croyant avoir aperçu le panache blanc d'un
+régiment prussien, les autres au contraire croyant reconnaître le
+casque des dragons de Murat. Enfin, au milieu de ces conjectures de la
+crainte et du désir, on arrive en vue de Prenzlow, les Français,
+assure-t-on, n'ayant pas encore paru. On pénètre dans un faubourg,
+long d'un quart de lieue. Une moitié de l'armée prussienne y est déjà
+entrée, quand tout à coup le cri Aux armes! se fait entendre. Les
+dragons français, survenus au moment où une partie de l'armée
+prussienne est dans Prenzlow, en attaquent la queue, et la refoulent
+dans Prenzlow même. Ils la chargent en tous sens, puis s'élancent dans
+les rues de la ville. Les dragons de Pritwitz, poussés par les dragons
+français, se rejettent sur l'infanterie prussienne, et la culbutent.
+C'est une mêlée effroyable, dont la peur accroît encore le tumulte et
+le danger. L'armée prussienne, coupée en plusieurs morceaux, s'enfuit
+au delà de Prenzlow, et prend position le mieux qu'elle peut sur la
+route de Stettin.
+<span class="sidenote">Capitulation de Prenzlow, et capture de la plus grande
+partie de l'armée prussienne.</span>
+Bientôt elle est enveloppée, et Murat fait sommer le
+prince de Hohenlohe de se rendre. Le prince navré de douleur, mais
+repoussant avec horreur l'idée d'une capitulation, refuse ce qu'on lui
+propose.&mdash;Eh bien, répond Murat à l'officier qui lui apporte ce refus,
+vous serez sabrés tous, si vous ne vous rendez pas.&mdash;Une dernière
+espérance soutient encore le c&oelig;ur du prince de Hohenlohe. Il croit
+que Murat n'amène avec lui que de la cavalerie. Mais l'infanterie de
+Lannes, qui depuis Spandau avait marché jour et nuit, ne s'arrêtant
+que pour <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> manger, arrive au même instant. Le colonel
+d'état-major de Massenbach vient affirmer qu'il l'a vue. Dès lors plus
+de chance de se sauver. Murat demande à entretenir le prince de
+Hohenlohe. Le soldat devenu prince, et resté aussi généreux qu'il
+était intrépide, console le général prussien, lui promet une
+capitulation honorable, la plus honorable qu'il pourra lui accorder,
+dans la limite des instructions données par Napoléon. Murat exige que
+tous les soldats soient prisonniers, mais il consent à ce que les
+officiers demeurent libres, et puissent emporter ce qu'ils possèdent,
+à condition toutefois de ne pas servir pendant la durée de la guerre.
+Il consent aussi à ce que les soldats soient affranchis de la
+formalité humiliante de jeter leurs armes en défilant devant les
+Français. C'est la différence qui, dans ce malheur, doit les
+distinguer des troupes de l'Autrichien Mack. Le prince de Hohenlohe,
+voyant qu'il ne peut obtenir mieux, sentant même que Murat ne peut
+accorder davantage, retourne auprès de ses officiers, les fait ranger
+en cercle autour de lui, et, les yeux remplis de larmes, leur expose
+l'état des choses. Il était de ceux qui avaient le plus déclamé contre
+toute espèce de capitulation. Mais il reconnaît qu'il n'y a plus
+aucune ressource, pas même celle d'un combat honorable, car les
+munitions manquent, et l'esprit des troupes est arrivé au dernier
+degré d'abattement. Personne n'offrant un expédient, on rompt le
+cercle, en proférant des malédictions, et en brisant ses armes.</p>
+
+<p>La capitulation est donc signée par le prince, et, dans le courant de
+cette journée, 28 octobre, un an après la catastrophe du général
+Mack, 14 mille <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> hommes d'infanterie, et 2 mille de cavalerie,
+se constituent prisonniers de guerre. Les vainqueurs étaient ivres de
+joie, et quelle joie fut jamais mieux fondée! Tant de hardiesse à
+man&oelig;uvrer, tant de patience à supporter des privations égales au
+moins à celles qu'avaient supportées les vaincus, tant d'ardeur à
+faire des marches encore plus rapides que les leurs, méritaient bien
+un tel prix! Il y eut malheureusement des désordres dans Prenzlow,
+causés par l'empressement des soldats à recueillir le butin, qu'ils
+considéraient comme un fruit légitime de la victoire. Mais les
+officiers français déployèrent la plus grande fermeté pour protéger
+les officiers prussiens. Les écrivains allemands leur ont eux-mêmes
+rendu cette justice. En 1815, les départements du nord de la France
+n'ont pas eu la même justice à rendre aux Prussiens.</p>
+
+<p>Mais les Français avaient encore d'autres trophées à recueillir. Un
+certain nombre d'escadrons et de bataillons prussiens, qui n'étaient
+pas entrés dans Prenzlow, avaient marché plus au nord, sur Passewalck.
+La cavalerie légère du général Milhaud les atteignit.
+<span class="sidenote">Reddition de Stettin.</span>
+Six régiments de
+cavalerie, plusieurs bataillons d'infanterie, un parc d'artillerie à
+cheval, mirent bas les armes. Pendant ce temps, le général Lasalle,
+avec des hussards et des chasseurs, courait à Stettin, suivi par
+l'infanterie de Lannes. Chose merveilleuse, un officier de cavalerie
+légère osa sommer Stettin, place forte, ayant une nombreuse garnison,
+et une immense artillerie! Le général Lasalle vit le gouverneur, lui
+parla avec tant de conviction du complet anéantissement de l'armée
+prussienne, <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> que ce gouverneur rendit la place avec tout ce
+qu'elle contenait, et livra prisonnière une garnison de 6 mille
+hommes. Lannes y entra le lendemain. Rien assurément ne saurait mieux
+donner l'idée de la démoralisation des Prussiens, et de la terreur
+qu'inspiraient les Français, qu'un fait aussi étrange et aussi nouveau
+dans les annales de la guerre.</p>
+
+<p>De toute l'armée prussienne, il n'y avait plus à prendre que le
+général Blucher et le duc de Weimar, accompagnés d'une vingtaine de
+mille hommes. Ce dernier reste pris, on pouvait dire que 160 mille
+hommes avaient été détruits ou faits prisonniers en quinze jours, sans
+qu'un seul eût repassé l'Oder. Le général Blucher et le corps du duc
+de Weimar avaient à leur poursuite les maréchaux Soult et Bernadotte.
+Ils allaient bientôt être atteints par Murat lui-même, et ils se
+trouvaient coupés de l'Oder, puisque Lannes occupait Stettin. Ils
+conservaient donc bien peu de chances de salut.</p>
+
+<span class="sidenote">Injustice à l'égard des troupes de Lannes, gracieusement
+réparée par Napoléon.</span>
+
+<p>Napoléon, en apprenant ces nouvelles, éprouva la plus vive
+satisfaction.&mdash;Puisque vos chasseurs, écrivit-il à Murat, prennent des
+places fortes, je n'ai plus qu'à licencier mon corps du génie, et à
+faire fondre ma grosse artillerie.&mdash;Dans le bulletin, il ne nomma que
+la cavalerie, et omit l'infanterie de Lannes, qui avait cependant
+contribué à la capitulation de Prenzlow autant que la cavalerie
+elle-même. Cette omission était due à ce que Murat, pressé de rendre
+compte des faits d'armes de sa cavalerie, n'avait pas songé à parler
+du corps de Lannes. Quand celui-ci reçut le bulletin, il n'osa le lire
+à ses soldats, dans la crainte de les affliger.&mdash;Mon dévouement à
+<span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> votre personne, écrivit-il à Napoléon, me mettra toujours
+au-dessus de toutes les injustices, mais ces braves soldats que j'ai
+fait marcher jour et nuit, sans repos, sans nourriture, que leur
+dirai-je? Quelle récompense peuvent-ils espérer, sinon de voir leur
+nom publié par les cent voix de la Renommée, dont vous seul
+disposez?&mdash;Cette belle émulation, cette ardente jalousie de gloire,
+qui d'ailleurs ne se manifestait ici que par une noble tristesse,
+n'était pas l'un des signes les moins remarquables de cet enthousiasme
+héroïque qui échauffait alors toutes les âmes.</p>
+
+<p>Napoléon, singulièrement affectueux pour Lannes, lui répondit: «<em>Vous
+et vos soldats, vous êtes des enfants</em>. Est-ce que vous croyez que je
+ne sais pas tout ce que vous avez fait pour seconder la cavalerie? Il
+y a de la gloire pour tous. Un autre jour ce sera votre tour de
+remplir de votre nom les bulletins de la grande armée.»</p>
+
+<p>Lannes, transporté, assembla son infanterie sur l'une des places
+publiques de Stettin, et fit lire dans les rangs la lettre de
+Napoléon. Aussi joyeux que lui, ses soldats accueillirent cette
+lecture par des cris répétés de Vive l'Empereur! Quelques-uns même
+firent entendre ce cri étrange: <span class="smcap">Vive l'empereur d'Occident!</span> Cette
+appellation singulière, qui répondait si parfaitement à la secrète
+ambition de Napoléon, naissait ainsi de l'exaltation de l'armée, et
+elle prouvait qu'aux yeux de tous il remplissait déjà l'Occident de sa
+puissance et de sa gloire.</p>
+
+<p>Lannes, dans l'effusion non de la flatterie mais de la joie, car
+satisfait lui-même, il voulait que son maître le fût aussi, Lannes
+écrivit: Sire, vos soldats <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> crient: Vive l'empereur
+d'Occident! devons-nous désormais vous adresser nos lettres sous ce
+titre<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Go to footnote 10"><span class="smaller">[10]</span></a>?&mdash;</p>
+
+<p>Napoléon ne répondit pas, et ce titre, qui avait jailli pour ainsi
+dire de l'enthousiasme des soldats, ne fut pas pris. Dans la pensée de
+Napoléon, il n'était qu'ajourné. Des grandeurs qu'il a rêvées, c'est
+la seule qui ne se soit pas réalisée, même un instant. Et encore, s'il
+n'a pas eu le titre d'empereur d'Occident, il en a eu la vaste
+domination. Mais l'orgueil humain aime de la puissance le titre autant
+que la puissance même.</p>
+
+<p>Le prince de Hohenlohe une fois enlevé, il ne restait plus à prendre
+que le général Blucher avec l'arrière-garde, et le corps d'armée du
+duc de Weimar. Ce dernier corps avait passé sous les ordres <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span>
+du général de Vinning, depuis que le duc de Weimar, acceptant le
+traitement accordé par Napoléon à toute la maison de Saxe, avait
+quitté l'armée. C'étaient encore 22 mille hommes à faire prisonniers,
+après quoi il ne devait pas exister un seul détachement de troupes
+prussiennes du Rhin à l'Oder. Napoléon ordonna de les poursuivre sans
+relâche, afin de ramasser jusqu'au dernier homme.</p>
+
+<p>Lannes s'établit à Stettin, dans le but d'occuper cette place
+importante, et de procurer à ses fantassins un repos dont ils avaient
+grand besoin. Murat, les maréchaux Bernadotte et Soult suffisaient
+pour achever la destruction de 22 mille Prussiens exténués de
+fatigues. Il ne s'agissait que de marcher pour les prendre, à moins
+toutefois qu'ils ne réussissent <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> à gagner la mer, et à trouver
+assez de bâtiments pour les transporter dans la Prusse orientale.
+Aussi Murat se dirigea-t-il en grande hâte sur la route du littoral,
+afin de leur en interdire l'approche. Il poussa jusqu'à Stralsund,
+pendant que le maréchal Bernadotte, parti des environs de Berlin, et
+le maréchal Soult des bords de l'Elbe, s'élevaient au nord pour jeter
+l'ennemi dans le réseau de la cavalerie française. (Voir la carte n<sup>o</sup>
+36.)</p>
+
+<span class="sidenote">Le général Blucher est le dernier des généraux prussiens
+qui tienne encore la campagne.</span>
+
+<p>Le général Blucher avait pris à Waren, près du lac de Muritz, le
+commandement des deux corps prussiens. Se réfugier vers la Prusse
+orientale par l'Oder était impossible, puisque le fleuve se trouvait
+gardé dans toutes les parties de son cours par l'armée française.
+<span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> L'accès du littoral et de Stralsund était déjà intercepté par
+les cavaliers de Murat. Il ne restait d'autre ressource que de
+rebrousser chemin, et de revenir sur l'Elbe.
+<span class="sidenote">Il rebrousse chemin vers l'Elbe.</span>
+Le général Blucher forma
+ce projet, espérant se jeter dans Magdebourg, en augmenter la force
+jusqu'à convertir la garnison en un véritable corps d'armée, et
+fournir, appuyé sur cette grande forteresse, une brillante résistance.
+Il s'achemina donc vers l'Elbe, pour tenter de le passer aux environs
+de Lauenbourg.</p>
+
+<p>Ses illusions furent de courte durée. Bientôt des patrouilles ennemies
+lui apprirent qu'il était enveloppé de toutes parts, qu'à sa droite
+Murat côtoyait déjà la mer, qu'à sa gauche les maréchaux Bernadotte et
+Soult lui fermaient l'accès de Magdebourg. Ne sachant plus à quel
+projet s'arrêter, il marcha <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> quelques jours droit devant lui,
+c'est-à-dire vers le bas Elbe, comme aurait pu faire un corps français
+retournant en France par le Mecklembourg et le Hanovre. À chaque
+instant il s'affaiblissait, parce que ses soldats, ou s'enfuyaient
+dans les bois, ou aimaient mieux se rendre prisonniers, que de
+supporter plus long-temps des fatigues devenues intolérables. Il en
+perdait aussi un bon nombre dans des combats d'arrière-garde, qui,
+grâce à la nature difficile du pays, ne tournaient pas toujours en
+défaite complète, mais finissaient constamment par l'abandon du
+terrain disputé, et par le sacrifice de beaucoup d'hommes pris ou hors
+de combat.</p>
+
+<span class="sidenote">Le général Blucher se réfugie à Lubeck.</span>
+
+<p>Il marcha ainsi du 30 octobre au 5 novembre. Ne sachant plus où porter
+ses pas, il imagina un acte violent, que la nécessité toutefois
+pouvait justifier. Il avait sur son chemin la ville de Lubeck, l'une
+des dernières villes libres conservées par la constitution germanique.
+Neutre de droit, elle devait rester étrangère à toute hostilité. Le
+général Blucher résolut de s'y jeter de vive force, de s'emparer des
+grandes ressources qu'elle contenait, en vivres comme en argent, et,
+s'il ne pouvait pas s'y défendre, de saisir tous les bâtiments de
+commerce qu'il trouverait dans ses eaux, pour embarquer ses troupes,
+et les transporter vers la Prusse orientale.</p>
+
+<span class="sidedate">Nov. 1806.</span>
+
+<p>En conséquence, le 6 novembre, il entra violemment dans Lubeck, malgré
+la protestation des magistrats. Les remparts de la ville, imprudemment
+convertis en promenade publique, avaient perdu leur principale force.
+D'ailleurs la ville était si dépourvue de garnison, que le général
+Blucher n'eut pas de <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> peine à y pénétrer. Il logea ses soldats
+chez les habitants, où ils prirent tout ce dont ils avaient besoin, et
+de plus exigea des magistrats une large contribution. Lubeck, comme on
+sait, est situé sur la frontière du Danemark. Un corps de troupes
+danoises gardait cette frontière. Le général Blucher signifia au
+général danois, que, s'il la laissait violer par les Français, il la
+violerait à son tour, pour se réfugier dans le Holstein. Le général
+danois ayant déclaré qu'il se ferait tuer avec son corps tout entier,
+plutôt que de souffrir une violation de territoire, le général Blucher
+s'enferma dans Lubeck, avec la confiance de n'être pas tourné par les
+Français, si la neutralité du Danemark était respectée. Mais, tandis
+qu'il croyait jouir de quelque sûreté dans Lubeck, protégé par les
+restes de la fortification, et dédommagé par l'abondance d'une grande
+ville commerçante des privations d'une pénible retraite, les Français
+parurent.
+<span class="sidenote">Les Français enlèvent Lubeck de vive force.</span>
+La neutralité de Lubeck n'existait plus pour eux, et ils
+avaient le droit d'y poursuivre les prussiens. Arrivés le 7, ils
+attaquèrent le jour même les ouvrages qui couvraient les portes
+appelées Burg-Thor et Mühlen-Thor. Le corps du maréchal Bernadotte
+enleva l'une, celui du maréchal Soult enleva l'autre, en escaladant
+sous la mitraille, et avec une audace inouïe, des ouvrages qui, bien
+qu'affaiblis, présentaient encore des obstacles difficiles à vaincre.
+Un combat acharné s'engagea dans les rues. Les infortunés habitants de
+Lubeck virent leur opulente cité convertie en un champ de carnage. Les
+Prussiens, taillés en pièces ou enveloppés, furent obligés de
+s'enfuir, après avoir laissé plus de mille <span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> morts sur la
+place, environ 6 mille prisonniers, et toute leur artillerie. Le
+général Blucher sortit de Lubeck, et alla prendre position entre le
+territoire à moitié inondé des environs de Lubeck, et la frontière
+danoise. Il s'arrêta là, n'ayant plus ni vivres ni munitions.
+<span class="sidenote">Capitulation de Lubeck.</span>
+Cette
+fois il fallait bien se rendre, et, après avoir tant blâmé le général
+Mack depuis un an, le prince de Hohenlohe depuis huit jours, imiter
+leur exemple. Le général Blucher capitula donc le 7 novembre, avec
+tout son corps d'armée, aux mêmes conditions que le prince de
+Hohenlohe. Il voulut ajouter quelques mots à la capitulation. Murat le
+permit par égard pour son malheur. Les mots ajoutés disaient qu'il se
+rendait faute de munitions. Cette capitulation procura aux Français 14
+mille prisonniers, qui, joints à ceux qu'on avait déjà pris dans
+Lubeck, en élevaient le nombre total à 20 mille.</p>
+
+<p>À partir de ce jour, il ne se trouvait plus un seul corps prussien du
+Rhin à l'Oder. Les 70 mille hommes qui avaient cherché à gagner l'Oder
+étaient dispersés, tués ou prisonniers.
+<span class="sidenote">Reddition de Custrin.</span>
+Tandis que ces événements se
+passaient dans le Mecklembourg, l'importante place de Custrin, sur
+l'Oder, se soumettait à quelques compagnies d'infanterie commandées
+par le général Petit. Quatre mille prisonniers, des magasins
+considérables, la seconde position du bas Oder, étaient le prix de
+cette nouvelle capitulation. Ainsi les Français occupaient sur l'Oder
+les places de Stettin et de Custrin. Le maréchal Lannes était établi à
+Stettin, le maréchal Davout à Custrin.</p>
+
+<span class="sidenote">Reddition de Magdebourg.</span>
+
+<p>Restait sur l'Elbe la grande place de Magdebourg, qui contenait 22
+mille hommes de garnison et un <span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> vaste matériel. Le maréchal
+Ney en avait entrepris l'investissement. S'étant procuré quelques
+mortiers, à défaut d'artillerie de siége, il menaça plusieurs fois la
+place d'un bombardement, menace qu'il se garda bien de mettre à
+exécution. Deux ou trois bombes, jetées en l'air, intimidèrent la
+population, qui entoura l'hôtel du gouverneur, demandant à grands cris
+qu'on ne l'exposât pas à d'inutiles ravages, puisque la monarchie
+prussienne était désormais réduite à l'impossibilité de se défendre.
+La démoralisation était si complète chez les généraux prussiens, que
+ces raisons furent tenues pour bonnes, et que le lendemain de la
+capitulation de Lubeck, le général Kleist livra Magdebourg avec 22
+mille prisonniers.</p>
+
+<p>Ainsi, depuis l'ouverture de la campagne, les Prussiens avaient fait
+quatre fois, à Erfurt, à Prenzlow, à Lubeck, à Magdebourg, ce qu'ils
+avaient tant reproché aux Autrichiens d'avoir fait une fois à Ulm.
+Cette remarque n'a pas pour but d'offenser leur malheur, d'ailleurs
+bien réparé depuis, mais de prouver qu'il aurait fallu un an
+auparavant respecter l'infortune d'autrui, et ne pas déclarer les
+Autrichiens si lâches, par le calcul mesquin de faire paraître les
+Français moins braves et moins habiles.</p>
+
+<span class="sidenote">Caractères et résultats de cette prodigieuse campagne.</span>
+
+<p>Des 160 mille hommes qui avaient composé l'armée active des Prussiens,
+il ne restait donc pas un débris. En écartant les exagérations, que
+dans la surprise de tels succès, on répandit en Europe, il est certain
+que 25 mille hommes environ avaient été tués ou blessés, et 100 mille
+faits prisonniers. Des 35 mille autres, pas un seul n'avait repassé
+l'Oder. Ceux qui étaient Saxons avaient regagné la Saxe. <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span>
+Ceux qui étaient Prussiens avaient jeté leurs armes, et fui à travers
+les campagnes. On pouvait dire avec une complète vérité qu'il
+n'existait plus d'armée prussienne. Napoléon était maître absolu de la
+monarchie du grand Frédéric: il ne fallait en excepter que quelques
+places de la Silésie incapables de résister, et la Prusse orientale,
+protégée par la distance et par le voisinage de la Russie. Napoléon
+avait enlevé tout le matériel de la Prusse en canons, fusils,
+munitions de guerre; il avait acquis des vivres pour nourrir son armée
+pendant une campagne, vingt mille chevaux pour remonter sa cavalerie,
+et assez de drapeaux pour en charger les édifices de sa capitale. Tout
+cela s'était accompli en un mois, car, entré le 8 octobre, Napoléon
+avait reçu la capitulation de Magdebourg, qui fut la dernière, le 8
+novembre. Et c'est ce rapide anéantissement de la puissance
+prussienne, qui rend si merveilleuse la campagne que nous venons de
+raconter! Que 160 mille Français, parvenus à la perfection militaire
+par quinze ans de guerre, eussent vaincu 160 mille Prussiens énervés
+par une longue paix, le miracle n'était pas grand! Mais c'est un
+événement étonnant que cette marche oblique de l'armée française,
+combinée de telle manière que l'armée prussienne, constamment débordée
+pendant une retraite de deux cents lieues, de Hof à Stettin, n'arrivât
+à l'Oder que le jour même où ce fleuve était occupé, fut détruite ou
+prise jusqu'au dernier homme, et qu'en un mois le roi d'une grande
+monarchie, le second successeur du grand Frédéric, se vît sans soldats
+et sans États! C'est, disons-nous, un événement étonnant, quand
+<span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> on songe surtout qu'il ne s'agissait pas ici de Macédoniens
+battant des Perses lâches et ignorants, mais d'une armée européenne
+battant une autre armée européenne, toutes deux instruites et braves.</p>
+
+<p>Quant aux Prussiens, si on veut avoir le secret de cette déroute
+inouïe, après laquelle les armées et les places se rendaient à la
+sommation de quelques hussards, ou de quelques compagnies d'infanterie
+légère, on le trouvera dans la démoralisation, qui suit ordinairement
+une présomption folle! Après avoir nié, non pas les victoires des
+Français qui n'étaient pas niables, mais leur supériorité militaire,
+les Prussiens en furent tellement saisis à la première rencontre,
+qu'ils ne crurent plus la résistance possible, et s'enfuirent en
+jetant leurs armes. Ils furent atterrés, et l'Europe le fut avec eux.
+Elle frémit tout entière après Iéna, plus encore qu'après Austerlitz,
+car après Austerlitz la confiance dans l'armée prussienne restait du
+moins aux ennemis de la France. Après Iéna le continent entier
+semblait appartenir à l'armée française. Les soldats du grand Frédéric
+avaient été la dernière ressource de l'envie: ces soldats vaincus, il
+ne restait à l'envie que cette autre ressource, la seule, hélas! qui
+ne lui manque jamais, de prédire les fautes d'un génie désormais
+irrésistible, de prétendre qu'à de tels succès aucune raison humaine
+ne pourrait tenir; et il est malheureusement vrai, que le génie, après
+avoir désespéré l'envie par ses succès, se charge lui-même de la
+consoler par ses fautes.</p>
+
+<p class="p2 smaller center">FIN DU LIVRE VINGT-CINQUIÈME.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> LIVRE VINGT-SIXIÈME.</h2>
+
+<h3>EYLAU.</h3>
+
+<p class="resume">
+ Effet que produisent en Europe les victoires de Napoléon sur la
+ Prusse. &mdash; À quelle cause on attribue les exploits des
+ Français. &mdash; Ordonnance du roi Frédéric-Guillaume tendant à effacer
+ les distinctions de naissance dans l'armée prussienne. &mdash; Napoléon
+ décrète la construction du temple de la Madeleine, et donne le
+ nom d'Iéna au pont jeté vis-à-vis de l'École militaire. &mdash; Pensées
+ qu'il conçoit à Berlin dans l'ivresse de ses triomphes. &mdash; L'idée
+ de <span class="smcap">VAINCRE LA MER PAR LA TERRE</span> se systématise dans son esprit, et
+ il répond au <em>blocus maritime</em> par le <em>blocus
+ continental</em>. &mdash; Décrets de Berlin. &mdash; Résolution de pousser la
+ guerre au Nord, jusqu'à la soumission du continent tout
+ entier. &mdash; Projet de marcher sur la Vistule, et de soulever la
+ Pologne. &mdash; Affluence des Polonais auprès de Napoléon. &mdash; Ombrages
+ inspirés à Vienne par l'idée de reconstituer la
+ Pologne. &mdash; Napoléon offre à l'Autriche la Silésie en échange des
+ Gallicies. &mdash; Refus et haine cachée de la cour de
+ Vienne. &mdash; Précautions de Napoléon contre cette cour. &mdash; L'Orient
+ mêlé à la querelle de l'Occident. &mdash; La Turquie et le sultan
+ Sélim. &mdash; Napoléon envoie le général Sébastiani à Constantinople
+ pour engager les Turcs à faire la guerre aux Russes. &mdash; Déposition
+ des hospodars Ipsilanti et Maruzzi. &mdash; Le général russe Michelson
+ marche sur les provinces du Danube. &mdash; Napoléon proportionne ses
+ moyens à la grandeur de ses projets. &mdash; Appel en 1806 de la
+ conscription de 1807. &mdash; Emploi des nouvelles levées. &mdash; Organisation
+ en régiments de marche des renforts destinés à la grande
+ armée. &mdash; Nouveaux corps tirés de France et d'Italie. &mdash; Mise sur le
+ pied de guerre de l'armée d'Italie. &mdash; Développement donné à la
+ cavalerie. &mdash; Moyens financiers créés avec les ressources de la
+ Prusse. &mdash; Napoléon n'ayant pu s'entendre avec le roi
+ Frédéric-Guillaume sur les conditions d'un armistice, dirige son
+ armée sur la Pologne. &mdash; Murat, Davout, Augereau, Lannes, marchent
+ sur la Vistule à la tête de quatre-vingt mille hommes. &mdash; Napoléon
+ les suit avec une armée de même force, composée des corps des
+ maréchaux Soult, Bernadotte, Ney, de la garde et des
+ réserves. &mdash; Entrée des Français en Pologne. &mdash; Aspect du sol et du
+ ciel. &mdash; Enthousiasme des Polonais pour les Français. &mdash; Conditions
+ mises par Napoléon à la reconstitution de la Pologne. &mdash; Esprit de
+ la haute noblesse polonaise. &mdash; Entrée de Murat et de Davout à
+ Posen et à Varsovie. &mdash; Napoléon vient s'établir à
+ Posen. &mdash; Occupation de la Vistule, depuis Varsovie jusqu'à
+ Thorn. &mdash; Les Russes, joints aux débris de l'armée prussienne,
+ occupent les bords de la Narew. &mdash; Napoléon veut les rejeter sur la
+ Prégel, afin d'hiverner plus tranquillement <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> sur la
+ Vistule. &mdash; Belles combinaisons pour accabler les Prussiens et les
+ Russes. &mdash; Combats de Czarnowo, de Golymin, de Soldau. &mdash; Bataille de
+ Pultusk. &mdash; Les Russes, rejetés au delà de la Narew avec grande
+ perte, ne peuvent être poursuivis à cause de l'état des
+ routes. &mdash; Embarras des vainqueurs et des vaincus enfoncés dans les
+ boues de la Pologne. &mdash; Napoléon s'établit en avant de la Vistule,
+ entre le Bug, la Narew, l'Orezyc et l'Ukra. &mdash; Il place le corps du
+ maréchal Bernadotte à Elbing, en avant de la basse Vistule, et
+ forme un dixième corps sous le maréchal Lefebvre, pour commencer
+ le siége de Dantzig. &mdash; Admirable prévoyance pour
+ l'approvisionnement et la sûreté de ses quartiers
+ d'hiver. &mdash; Travaux de Praga, de Modlin, de Sierock. &mdash; État matériel
+ et moral de l'armée française. &mdash; Gaieté des soldats au milieu d'un
+ pays nouveau pour eux. &mdash; Le prince Jérôme et le général Vandamme,
+ à la tête des auxiliaires allemands, assiégent les places de la
+ Silésie. &mdash; Courte joie à Vienne, où l'on croit un moment aux
+ succès des Russes. &mdash; Une plus exacte appréciation des faits ramène
+ la cour de Vienne à sa réserve ordinaire. &mdash; Le général Benningsen,
+ devenu général en chef de l'armée russe, veut reprendre les
+ hostilités en plein hiver, et marche sur les cantonnements de
+ l'armée française en suivant le littoral de la Baltique. &mdash; Il est
+ découvert par le maréchal Ney, qui donne l'éveil à tous les
+ corps. &mdash; Beau combat du maréchal Bernadotte à Mohrungen. &mdash; Savante
+ combinaison de Napoléon pour jeter les Russes à la mer. &mdash; Cette
+ combinaison est révélée à l'ennemi par la faute d'un officier qui
+ se laisse enlever ses dépêches. &mdash; Les Russes se retirent à
+ temps. &mdash; Napoléon les poursuit à outrance. &mdash; Combats de Waltersdorf
+ et de Hoff. &mdash; Les Russes, ne pouvant fuir plus long-temps,
+ s'arrêtent à Eylau, résolus à livrer bataille. &mdash; L'armée
+ française, mourant de faim et réduite d'un tiers par les marches,
+ aborde l'armée russe, et lui livre à Eylau une bataille
+ sanglante. &mdash; Sang-froid et énergie de Napoléon. &mdash; Conduite héroïque
+ de la cavalerie française. &mdash; L'armée russe se retire presque
+ détruite; mais l'armée française, de son côté, a essuyé des
+ pertes cruelles. &mdash; Le corps d'Augereau est si maltraité qu'il faut
+ le dissoudre. &mdash; Napoléon poursuit les Russes jusqu'à
+ K&oelig;nigsberg, et, quand il s'est assuré de leur retraite au delà
+ de la Prégel, reprend sa position sur la Vistule. &mdash; Changement
+ apporté à l'emplacement de ses quartiers. &mdash; Il quitte la haute
+ Vistule pour s'établir en avant de la basse Vistule, et derrière
+ la Passarge, afin de mieux couvrir le siége de
+ Dantzig. &mdash; Redoublement de soins pour le ravitaillement de ses
+ quartiers d'hiver. &mdash; Napoléon, établi à Osterode dans une espèce
+ de grange, emploie son hiver à nourrir son armée, à la recruter,
+ à administrer l'Empire, et à contenir l'Europe. &mdash; Tranquillité
+ d'esprit et incroyable variété des occupations de Napoléon à
+ Osterode et à Finkenstein.</p>
+
+<span class="sidenote">Effet produit en Europe par la subite destruction de la
+puissance prussienne.</span>
+
+<p>Napoléon avait en un mois renversé la monarchie prussienne, détruit
+ses armées, conquis la plus grande partie de son territoire. Il
+restait au roi Frédéric-Guillaume <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> une province et vingt-cinq
+mille hommes. À la vérité les Russes, appelés avec instance par la
+cour de Berlin, qui était réfugiée à K&oelig;nigsberg, accouraient aussi
+vite que le permettaient l'éloignement, la saison, et l'impéritie
+d'une administration à demi barbare. Mais on avait vu les Russes à
+Austerlitz, et malgré leur bravoure, on ne pouvait pas attendre d'eux
+qu'ils changeassent le destin de la guerre. Les cabinets et les
+aristocraties de l'Europe étaient plongés dans une profonde
+consternation. Les peuples vaincus, partagés entre le patriotisme et
+l'admiration, ne pouvaient s'empêcher de reconnaître dans Napoléon
+l'enfant de la révolution française, le propagateur de ses idées,
+l'applicateur glorieux de la plus populaire de toutes, l'égalité. Ils
+voyaient un éclatant exemple de cette égalité chez nos généraux, qu'on
+ne désignait plus sous les noms, autrefois si connus, de Berthier, de
+Murat, de Bernadotte, mais sous les titres de prince de Neufchâtel, de
+grand-duc de Berg, de prince de Ponte-Corvo! Cherchant à expliquer les
+triomphes inouïs que nous venions de remporter sur l'armée prussienne,
+ils les attribuaient non-seulement à notre courage, à notre expérience
+de la guerre, mais aux principes sur lesquels reposait la nouvelle
+société française.
+<span class="sidenote">À quelles causes l'Europe attribue les succès militaires
+des Français.</span>
+Ils expliquaient l'ardeur incroyable de nos
+soldats, par l'ambition extraordinaire qu'on avait su exciter chez
+eux, en leur ouvrant cette carrière immense, dans laquelle on pouvait
+entrer paysan comme les Sforce, pour en sortir maréchal, prince, roi,
+empereur! Il est vrai que ce dernier lot était seul de son espèce dans
+la nouvelle urne de la fortune; mais s'il n'y avait <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> qu'un
+empereur, devenu tel au prix d'un prodigieux génie, que de ducs ou de
+princes, dont la supériorité sur leurs compagnons d'armes n'était de
+nature à désespérer personne!</p>
+
+<p>Les lettres interceptées des officiers prussiens étaient pleines à cet
+égard de réflexions étranges. L'un d'eux, écrivant à sa famille, lui
+disait: «S'il ne fallait que se servir de ses bras contre les
+Français, nous serions bientôt vainqueurs. Ils sont petits, chétifs;
+un seul de nos Allemands en battrait quatre. Mais ils deviennent au
+feu des êtres surnaturels. Ils sont emportés par une ardeur
+inexprimable, dont on ne voit aucune trace chez nos soldats... Que
+voulez-vous faire avec des paysans, menés au feu par des nobles, dont
+ils partagent les dangers, sans partager jamais ni leurs passions, ni
+leurs récompenses<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a>?»</p>
+
+<p>Ainsi se trouvait dans la bouche des vaincus, avec la glorification de
+notre bravoure, la glorification des principes de notre révolution. Le
+roi de Prusse, en effet, réfugié aux confins de son royaume, préparait
+une ordonnance pour introduire l'égalité dans les rangs de son armée,
+et y effacer toutes les distinctions de classe et de naissance.
+Singulier exemple de la propagation des idées libérales, portées aux
+extrémités de l'Europe, par un conquérant, qu'on représente souvent
+comme le géant qui voulait étouffer ces idées. Il en avait comprimé
+quelques-unes, à la vérité, mais les plus sociales d'entre elles
+<span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> faisaient à sa suite autant de chemin que sa gloire.</p>
+
+<p>Toujours porté à donner aux choses l'éclat de son imagination,
+Napoléon, qui avait projeté, au lendemain d'Austerlitz, la colonne de
+la place Vendôme, l'arc de triomphe de l'Étoile, la grande rue
+Impériale, décréta au milieu de la Prusse conquise, l'érection d'un
+monument, qui est devenu depuis l'un des plus grands de la capitale,
+le temple de la Madeleine.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon décrète en Prusse l'érection du temple de la
+Madeleine.</span>
+
+<p>Sur l'emplacement qu'occupe aujourd'hui ce temple, et qui forme avec
+la place de la Concorde un ensemble si magnifique, on devait
+construire la nouvelle Bourse. Napoléon jugea la place trop belle pour
+y élever le temple de la richesse, et il résolut d'y élever le temple
+de la gloire. Il décida qu'on chercherait un autre quartier pour y
+établir la nouvelle Bourse, et que sur l'un des quatre points qu'on
+aperçoit du milieu de la place de la Concorde, serait érigé un
+monument consacré à la gloire de nos armes. Il voulait que le
+frontispice de ce monument portât l'inscription suivante: <span class="smcap">L'empereur
+Napoléon aux soldats de la Grande Armée</span>. Sur des tables de marbre
+devaient être inscrits les noms des officiers et soldats qui avaient
+assisté aux grands événements d'Ulm, d'Austerlitz, d'Iéna, et sur des
+tables d'or le nom de ceux qui étaient morts dans ces journées.
+D'immenses bas-reliefs devaient représenter, groupés les uns à côté
+des autres, les officiers supérieurs et les généraux. Des statues
+étaient accordées aux maréchaux qui avaient commandé des corps
+d'armée. Les drapeaux pris sur l'ennemi devaient être suspendus aux
+voûtes de l'édifice. Napoléon décida <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> enfin que tous les ans
+une fête, de caractère antique comme le monument, serait célébrée le 2
+décembre, en l'honneur des vertus guerrières. Il ordonna un concours,
+en se réservant de choisir entre les projets présentés celui qui lui
+semblerait le plus convenable. Mais il détermina d'avance le style
+d'architecture qu'il voulait donner au nouvel édifice. Il désirait,
+disait-il, un temple de forme grecque ou romaine.&mdash;Nous avons des
+églises, écrivait-il au ministre de l'intérieur, nous n'avons pas un
+temple, semblable au Parthénon par exemple; il en faut un de ce genre
+à Paris.&mdash;La France aimait alors les arts de la Grèce, comme elle
+aimait naguère les arts du moyen âge; et c'était un présent tout à
+fait neuf à offrir à la capitale qu'une imitation du Parthénon.
+Aujourd'hui ce temple grec devenu une église chrétienne (ce qui ne
+saurait être un sujet de regret), contraste avec sa nouvelle
+destination, et avec les arts de l'époque actuelle. Ainsi passent nos
+goûts, nos passions, nos idées, aussi vite que les caprices de cette
+fortune, qui a voué cet édifice à des usages si différents de ceux
+auxquels il était d'abord consacré. Toutefois il occupe
+majestueusement la place qui lui a été jadis assignée, et le peuple
+n'a point oublié que ce temple devait être celui de la gloire<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a>.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span>
+
+<p>Les flatteurs du temps, connaissant les faiblesses de Napoléon, se les
+exagérant même dans leur bassesse, lui proposèrent de changer le nom
+révolutionnaire de <span class="smcap">place de la Concorde</span>, en un autre nom plus
+monarchique, emprunté à la monarchie impériale. Il répondit à M. de
+Champagny par cette lettre si brève: «Il faut laisser à la place de la
+Concorde le nom qu'elle a. <span class="smcap">La Concorde!</span> voilà ce qui rend la France
+invincible!» (Janvier 1807.) Mais un magnifique pont en pierre,
+décrété récemment, et construit sur la Seine, vis-à-vis de l'École
+militaire, n'avait pas encore <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> de nom.
+<span class="sidenote">Napoléon donne le nom de pont d'Iéna au pont placé
+vis-à-vis l'École militaire.</span>
+Napoléon voulut lui
+donner le beau nom d'Iéna, que ce pont a conservé, et qui plus tard
+lui serait devenu fatal, si un acte honorable de Louis XVIII ne
+l'avait sauvé en 1815 de la rage brutale des Prussiens.</p>
+
+<span class="sidenote">Pensées qui naissent dans l'esprit de Napoléon à la suite
+de ses triomphes sur la Prusse.</span>
+
+<p>Ces soins accordés à des monuments d'art, du milieu même des capitales
+conquises, n'étaient chez Napoléon que des pensées accessoires, à côté
+des vastes pensées qui l'occupaient. Le glorieux événement
+d'Austerlitz lui avait déjà inspiré un sentiment excessif de ses
+forces, et avait apporté de nouveaux <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> stimulants à sa
+gigantesque ambition. Celui d'Iéna mit le comble à sa confiance et à
+ses désirs. Il crut tout possible, et il désira tout, après cette
+destruction si complète et si prompte de la puissance militaire la
+plus estimée de l'Europe. Ses ennemis, pour déprécier ses triomphes
+antérieurs, lui ayant répété sans cesse que l'armée prussienne était
+la seule dont il fallût tenir compte, la seule qu'il fût difficile de
+vaincre, il les avait pris au mot, et l'ayant vaincue, mieux que
+vaincue, anéantie en un mois, il n'aperçut désormais aucune limite à
+sa puissance, <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> et n'admit aucune borne à sa volonté. L'Europe
+lui sembla un champ sans maître, dans lequel il pourrait édifier tout
+ce qu'il voudrait, tout ce qu'il trouverait grand, sage, utile, ou
+brillant. Où donc aurait-il entrevu une résistance? L'Autriche
+désarmée par une seule man&oelig;uvre, celle d'Ulm, était tremblante,
+épuisée, incapable de reprendre les armes. Les Russes, quoique jugés
+braves, avaient été ramenés la baïonnette dans les reins, de Munich à
+Olmütz; et s'ils s'étaient arrêtés un instant à Hollabrunn, à
+Austerlitz, c'était pour essuyer d'accablantes défaites. Enfin la
+monarchie prussienne venait d'être détruite en trente jours. Quel
+obstacle, nous le répétons, pouvait-il entrevoir à ses projets? Les
+débris des armées russes, ralliés dans le Nord à vingt-cinq mille
+Prussiens, n'offraient pas un péril dont il dût s'effrayer. Aussi
+écrivait-il à l'archichancelier Cambacérès: «Tout ceci est <em>un jeu
+d'enfants</em>, auquel il faut mettre un terme; et cette fois je vais m'y
+prendre de telle façon avec mes ennemis, que j'en finirai avec
+tous.»&mdash;
+<span class="sidenote">Napoléon se décide à pousser la guerre à outrance, jusqu'à
+ce qu'il ait soumis l'Europe entière à sa politique.</span>
+Il se décida donc à pousser la guerre si loin, qu'il
+arracherait la paix à toutes les puissances, et la leur arracherait
+aussi brillante que durable. Ce n'était pas, il est vrai, aux cours du
+continent qu'il était difficile de l'arracher, mais à l'Angleterre,
+qui, défendue par l'Océan, avait seule échappé au joug dont l'Europe
+se voyait menacée.
+<span class="sidenote">Napoléon systématise l'idée de <span class="smcap">DOMINER LA MER PAR LA
+TERRE</span>.</span>
+Napoléon s'était dit déjà qu'il dominerait la mer
+par la terre, et que si les Anglais voulaient lui fermer l'Océan, il
+leur fermerait le continent. Parvenu sur l'Elbe et l'Oder, il se
+confirma dans cette pensée plus que jamais; il la systématisa
+<span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> dans sa tête, et il écrivit à son frère Louis en Hollande:
+<em>Je vais reconquérir les colonies par la terre.</em> Dans la fermentation
+d'esprit que produisit chez lui le succès extraordinaire de la guerre
+de Prusse, il conçut les pensées les plus gigantesques qu'il ait
+enfantées de sa vie. D'abord il se promit de garder en dépôt tout ce
+qu'il avait conquis, et tout ce qu'il allait conquérir encore, jusqu'à
+ce que l'Angleterre eût restitué à la France, à la Hollande, à
+l'Espagne, les colonies qu'elle leur avait enlevées.
+<span class="sidenote">Napoléon déclare qu'il ne rendra aucun des États européens
+qu'il a conquis, tant que l'Angleterre ne restituera pas les colonies
+qu'elles a prises à la France, à la Hollande, à l'Espagne.</span>
+Les puissances
+continentales n'étant au fond que les auxiliaires subventionnés de
+l'Angleterre, il résolut de les tenir toutes pour solidaires de la
+politique britannique, et de poser comme principe essentiel de
+négociation, qu'il ne rendrait à aucune d'elles rien de ce qu'il avait
+pris, tant que l'Angleterre ne rendrait pas tout ou partie de ses
+conquêtes maritimes. Deux négociateurs prussiens, MM. de Lucchesini et
+de Zastrow étaient à Charlottenbourg, invoquant un armistice et la
+paix.
+<span class="sidenote">Il refuse la paix à la Prusse, et lui accorde seulement un
+armistice, fondé sur la remise immédiate des places de l'Oder et de la
+Vistule.</span>
+Il leur fit répondre par Duroc, demeuré l'ami de la cour de
+Berlin, que quant à la paix, il n'y fallait pas penser, tant qu'on
+n'aurait pas amené l'Angleterre à des vues plus modérées, et que la
+Prusse et l'Allemagne resteraient en ses mains comme gage de ce que
+l'Angleterre avait dérobé aux puissances maritimes; mais que pour un
+armistice il était prêt à en accorder un, à condition qu'on lui
+livrerait tout de suite la ligne sur laquelle il voulait hiverner, et
+dont il prétendait faire le point de départ de ses opérations futures,
+la ligne de la Vistule. En conséquence il demandait qu'on lui
+abandonnât sur-le-champ <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> les places de la Silésie, telles que
+Breslau, Glogau, Schweidnitz, Glatz, et toutes celles de la Vistule,
+telles que Dantzig, Graudenz, Thorn, Varsovie, car si on ne les lui
+livrait pas, il allait, disait-il, les conquérir en quelques jours.</p>
+
+<span class="sidenote">Le projet de blocus continental, depuis long-temps conçu
+par Napoléon, est définitivement arrêté, et converti à Berlin en loi
+de l'Empire.</span>
+
+<p>Dans cette intention de <span class="smcap">VAINCRE LA MER PAR LA TERRE</span>, en privant la
+Grande-Bretagne de tous ses alliés, et en lui fermant tous les ports
+du continent, la première chose à faire, c'était de lui interdire sans
+aucun retard l'accès des vastes rivages occupés par les armées
+françaises. Déjà Napoléon avait par lui-même, ou par la Prusse, fermé
+les bouches de l'Ems, du Wéser et de l'Elbe. C'était là une
+application naturelle et légitime du droit de conquête, car la
+conquête confère tous les droits du souverain, et notamment le droit
+de clore les ports, ou d'intercepter les routes du pays conquis, sans
+qu'une telle rigueur puisse passer pour une violation du droit des
+gens envers qui que ce soit. Mais défendre l'entrée de l'Ems, de
+l'Elbe et du Wéser, était une mesure fort insuffisante pour atteindre
+le but que se proposait Napoléon, car malgré la surveillance la plus
+exacte des côtes, les marchandises anglaises étaient introduites par
+la contrebande, non-seulement dans le Hanovre, mais dans la Hollande,
+dont le gouvernement était sous notre influence directe, dans la
+Belgique, qui était devenue province française. D'ailleurs l'Ems, le
+Wéser et l'Elbe fermés, ces marchandises entraient par l'Oder, par la
+Vistule, et redescendaient ensuite du Nord au Midi. Elles
+renchérissaient beaucoup, il est vrai, mais le besoin de s'en défaire
+amenait les Anglais à les livrer à un <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> prix qui compensait les
+frais de la contrebande et du transport. Il était donc nécessaire
+d'employer des moyens plus rigoureux contre les marchandises
+anglaises, et Napoléon n'était pas homme à se les interdire.</p>
+
+<span class="sidenote">Le blocus sur le papier, tel que l'avaient imaginé les
+Anglais.</span>
+
+<p>L'Angleterre elle-même venait d'autoriser tous les genres d'excès
+contre son commerce, en prenant une mesure extraordinaire, et l'une
+des plus attentatoires qu'on pût imaginer contre le droit des gens le
+plus généralement admis, celle qu'on a nommée <em>blocus sur le papier</em>.
+Ainsi que nous l'avons déjà exposé bien des fois, il est de principe
+chez la plupart des nations maritimes, que tout neutre, c'est-à-dire
+tout pavillon étranger à la guerre engagée entre deux puissances, a le
+droit de naviguer des ports de l'une aux ports de l'autre, de
+transporter quelque marchandise que ce soit, même celle de l'ennemi,
+excepté la contrebande de guerre, qui consiste dans les armes, les
+munitions, les vivres confectionnés pour l'usage des armées. Cette
+liberté ne cesse que lorsqu'il s'agit d'une place maritime, bloquée
+par une force navale telle que le blocus soit efficace. Dans ce cas,
+le blocus étant notifié, la faculté de pénétrer dans la place bloquée
+est suspendue pour les neutres. Mais si, dans les restrictions
+apportées à la liberté de naviguer, on ne s'arrête pas à cette limite
+certaine de la présence d'une force effective, il n'y a plus de raison
+pour qu'on ne frappe pas d'interdit les côtes entières du globe, sous
+prétexte de blocus. L'Angleterre avait déjà cherché à outrepasser les
+limites du blocus réel, en prétendant qu'avec quelques voiles,
+insuffisantes en nombre <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> pour fermer les abords d'une place
+maritime, elle avait le droit de déclarer le blocus. Mais enfin elle
+avait admis la nécessité de la présence d'une force quelconque devant
+le port bloqué. Maintenant elle ne s'arrêtait plus à cette limite déjà
+si vague, et à l'époque de sa rupture momentanée avec la Prusse,
+occasionnée par la prise de possession du Hanovre, elle avait osé
+défendre tout commerce aux neutres, sur les côtes de France et
+d'Allemagne, depuis Brest jusqu'aux bouches de l'Elbe. C'était l'abus
+de la force poussé au dernier excès, et dès lors il suffisait d'un
+simple décret britannique pour frapper d'interdit toutes les parties
+du globe qu'il plairait à l'Angleterre de priver de commerce.</p>
+
+<p>Cette incroyable violation du droit commun fournissait à Napoléon un
+juste prétexte pour se permettre à l'égard du commerce anglais les
+mesures les plus rigoureuses. Il imagina un décret formidable, qui
+tout excessif qu'il puisse paraître, n'était qu'une juste représaille
+des violences de l'Angleterre, et qui avait de plus l'avantage de
+répondre parfaitement aux vues qu'il venait de concevoir.
+<span class="sidenote">Décret de Berlin, daté du 21 novembre 1806.</span>
+Ce décret,
+daté de Berlin, et du 21 novembre, applicable non-seulement à la
+France, mais aux pays occupés par ses armées, ou alliés avec elle,
+c'est-à-dire à la France, à la Hollande, à l'Espagne, à l'Italie, et à
+l'Allemagne entière, déclarait les Îles-Britanniques <em>en état de
+blocus</em>. Les conséquences de l'<em>état de blocus</em> étaient les suivantes:</p>
+
+<span class="sidenote">Dispositif de ce décret.</span>
+
+<p>Tout commerce avec l'Angleterre était absolument défendu;</p>
+
+<p>Toute marchandise provenant des manufactures <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> ou des colonies
+anglaises, devait être confisquée, non-seulement à la côte, mais à
+l'intérieur, chez les négociants qui s'en feraient dépositaires;</p>
+
+<p>Toute lettre, venant d'Angleterre ou y allant, adressée à un Anglais
+ou écrite en anglais, devait être arrêtée dans les bureaux de poste,
+et détruite;</p>
+
+<p>Tout Anglais quelconque saisi en France ou dans les pays soumis à ses
+armes, était déclaré prisonnier de guerre;</p>
+
+<p>Tout bâtiment, ayant seulement touché aux colonies anglaises, ou à
+l'un des ports des trois royaumes, avait défense d'aborder aux ports
+français ou soumis à la France, et s'il faisait une fausse déclaration
+à ce sujet, il était reconnu de bonne prise;</p>
+
+<p>Une moitié du produit des confiscations était destinée à indemniser
+les négociants français ou alliés, qui avaient souffert des
+spoliations de l'Angleterre: enfin les Anglais tombés en notre pouvoir
+devaient servir à l'échange des Français, ou des alliés devenus
+prisonniers.</p>
+
+<p>Telles étaient ces mesures, inexcusables, assurément, si l'Angleterre
+n'avait pris soin de les justifier d'avance par ses propres excès.
+Napoléon ne s'en dissimulait pas la rigueur; mais afin d'amener
+l'Angleterre à se départir de sa tyrannie sur mer, il déployait une
+tyrannie égale sur terre; il voulait surtout intimider les agents du
+commerce anglais, et principalement les négociants des villes
+anséatiques, qui, se jouant des ordres donnés sur l'Elbe et le Wéser,
+faisaient circuler dans toutes les parties du continent les
+marchandises défendues. La menace de la confiscation, menace bientôt
+suivie <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> d'effet, devait les faire trembler, et sinon clore, du
+moins rendre fort étroits les débouchés clandestinement ouverts au
+commerce britannique.</p>
+
+<p>Napoléon, se disant que toutes les nations commerçantes étaient
+intéressées à la résistance qu'il opposait aux prétentions iniques de
+l'Angleterre, en concluait qu'elles devaient se résigner aux
+inconvénients d'une lutte devenue nécessaire; il pensait que ces
+inconvénients portant en particulier sur des spéculateurs de Hambourg,
+de Brême, de Leipzig, d'Amsterdam, contrebandiers de profession, ce
+n'était pas la peine de limiter ses moyens de représailles, par
+respect pour de tels intérêts.</p>
+
+<span class="sidenote">Effet produit en Europe par le décret de Berlin.</span>
+
+<p>L'effet de ce décret sur l'opinion de l'Europe fut immense. Les uns y
+virent un excès de despotisme révoltant, d'autres une politique
+profonde, tous un acte extraordinaire, proportionné à la lutte de
+géants que soutenaient l'une contre l'autre l'Angleterre et la France,
+la première osant s'emparer de la mer, qui avait été jusqu'alors la
+route commune des nations, pour y interdire tout commerce à ses
+ennemis, la seconde entreprenant l'occupation entière du continent à
+main armée, pour répondre à la clôture de la mer par celle de la
+terre! Spectacle inouï, sans exemple dans le passé et probablement
+dans l'avenir, que donnaient en ce moment les passions déchaînées des
+deux plus grands peuples de la terre!</p>
+
+<span class="sidenote">Exécution du décret de Berlin dans tous les pays soumis à
+la France.</span>
+
+<p>À peine ce décret, conçu, rédigé par Napoléon lui-même, et lui seul,
+sans la participation de M. de Talleyrand, à peine ce décret était-il
+signé, qu'il fut envoyé par des courriers extraordinaires aux
+gouvernements de Hollande, d'Espagne et d'Italie, avec <span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> ordre
+aux uns, sommation aux autres, de le mettre immédiatement à exécution.
+<span class="sidenote">Le maréchal Mortier chargé d'exécuter, en Allemagne, le
+décret de Berlin.</span>
+Le maréchal Mortier, qui avait déjà envahi la Hesse, fut chargé de se
+diriger en toute hâte sur les villes anséatiques, Brême, Hambourg,
+Lubeck, et de s'emparer non-seulement de ces villes, mais des ports du
+Mecklembourg et de la Poméranie suédoise, jusqu'aux bouches de l'Oder.
+Il lui était prescrit d'occuper les riches entrepôts des villes
+anséatiques, d'y saisir les marchandises d'origine britannique, d'y
+arrêter les négociants anglais, et de faire tout cela avec
+ponctualité, exactitude et probité. C'est parce qu'il espérait du
+maréchal Mortier, plus que de tout autre, une exécution également
+rigoureuse et probe, que Napoléon l'avait chargé d'une pareille
+commission. Il lui ordonna d'amener en Allemagne un certain nombre de
+marins tirés de la flottille de Boulogne, de les faire croiser dans
+des embarcations aux embouchures de l'Elbe et du Wéser, d'armer de
+canons toutes les passes, et de couler à fond tout bâtiment suspect
+qui chercherait à forcer le blocus.</p>
+
+<p>Tel fut le <em>blocus continental</em>, par lequel Napoléon répondit au
+<em>blocus sur le papier</em>, imaginé par l'Angleterre.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon veut pousser la guerre continentale jusqu'aux
+extrémités septentrionales de l'Europe, afin d'achever la soumission
+de toutes les puissances à sa politique.</span>
+
+<p>Mais pour soumettre le continent à sa politique, il fallait que
+Napoléon poussât la guerre plus loin encore qu'il ne l'avait fait.
+L'Autriche était, il y a six mois, dans ses puissantes mains; elle y
+pouvait être encore dès qu'il le voudrait. La Prusse y était
+actuellement. Mais la Russie, toujours repoussée quand elle avait paru
+dans les régions de l'Occident, échappait néanmoins à ses coups, en
+se retirant au delà de <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> la Vistule et du Niémen. Elle était le
+seul allié qui restât à l'Angleterre, et il fallait la battre, aussi
+complétement qu'on avait battu l'Autriche et la Prusse, pour réaliser
+dans toute son étendue la politique de <span class="smcap">VAINCRE LA MER PAR LA TERRE</span>.
+<span class="sidenote">Dans son projet de porter la guerre jusqu'aux frontières de
+la Russie, Napoléon est amené à l'idée de reconstituer la Pologne.</span>
+Napoléon était donc résolu à s'élever au nord, et à courir à la
+rencontre des Russes, au milieu des campagnes de la Pologne, prêtes à
+s'insurger à son aspect. Jamais guerrier parti du Rhin n'avait touché
+à la Vistule, encore moins au Niémen. Mais celui qui avait fait
+flotter le drapeau tricolore sur les bords de l'Adige, du Nil, du
+Jourdain, du Pô, du Danube, de l'Elbe, pouvait, et devait exécuter
+cette marche audacieuse! Toutefois, sa présence dans les régions du
+nord, suscitait à l'instant une immense question européenne, c'était
+le rétablissement de la Pologne. Les Polonais avaient toujours dit: La
+France est notre amie, mais elle est bien loin!&mdash;Quand la France
+s'approchait de la Pologne jusqu'à l'Oder, l'idée d'une grande
+réparation ne devait-elle pas devenir chez l'une le sujet d'une
+espérance fondée, chez l'autre le sujet d'un projet réfléchi?
+<span class="sidenote">Les Polonais, en apprenant l'arrivée de Napoléon à Berlin,
+accourent en foule pour lui offrir le secours de leurs bras.</span>
+Ces
+infortunés Polonais, si légers dans leur conduite, si sérieux dans
+leurs sentiments, poussaient des cris d'enthousiasme, en apprenant nos
+victoires, et une foule d'émissaires accourus à Berlin, conjuraient
+Napoléon de se porter sur la Vistule, lui promettant leurs biens,
+leurs bras, leurs vies, pour l'aider à reconstituer la Pologne. Ce
+projet, si séduisant, si généreux, si politique s'il eût été plus
+praticable, était l'une de ces entreprises, dont l'imagination
+ébranlée de Napoléon devait s'éprendre en ce moment, et l'un de ces
+spectacles <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> imposants qu'il convenait à sa grandeur de donner
+au monde. En se transportant au milieu de la Pologne il ajoutait, il
+est vrai, aux difficultés de la guerre actuelle, la difficulté la plus
+grave de toutes, celle des distances et du climat; mais il enlevait à
+la Prusse et à la Russie les ressources des provinces polonaises,
+ressources considérables en hommes et en denrées alimentaires; il
+sapait la base de la puissance russe; il essayait de rendre à l'Europe
+le service le plus signalé qu'on lui eût jamais rendu; il ajoutait de
+nouveaux gages à ceux dont il était déjà nanti, et qui devaient lui
+servir à obtenir de l'Angleterre des restitutions maritimes au moyen
+de restitutions continentales.
+<span class="sidenote">Napoléon forme le projet de se porter sur la Vistule.</span>
+Les vastes pays placés sur la route du
+Rhin à la Vistule, causes de faiblesse pour un général ordinaire,
+allaient devenir sous le plus grand des capitaines, des sources
+abondantes en choses nécessaires à la guerre; il allait en tirer,
+grâce à une habile administration, vivres, munitions, armes, chevaux,
+argent. Quant au climat, si redoutable dans ces contrées en novembre
+et décembre, il en tenait compte sans doute, mais il était résolu dans
+cette campagne à s'arrêter sur la Vistule. Si on la lui livrait par
+l'armistice proposé, il avait le projet de s'y établir; si au
+contraire on la lui contestait, il voulait la conquérir en quelques
+marches, y faire camper ses troupes pendant la durée de l'hiver, les y
+nourrir avec les blés de la Pologne, les y chauffer avec les bois de
+ses forêts, les recruter avec de nouveaux soldats venus du Rhin, et au
+printemps suivant, partir de la Vistule pour s'enfoncer au nord, plus
+avant qu'aucun homme ne l'avait jamais osé.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> Excité par le succès, poussé par son génie et par la fortune
+à une grandeur de pensées à laquelle aucun chef d'empire ou d'armée
+n'était encore parvenu, il n'hésita pas un instant sur le parti à
+prendre, et il disposa tout pour s'avancer en Pologne. Il avait bien,
+en passant le Rhin, fait entrer dans ses desseins l'idée d'une
+audacieuse marche au nord, mais vaguement. C'est à Berlin, et après
+les succès si rapides et si éclatants obtenus sur la Prusse, qu'il en
+forma le projet sérieux.</p>
+
+<span class="sidenote">Compte qu'il fallait tenir de l'Autriche en s'avançant en
+Pologne.</span>
+
+<p>Cependant à tout ceci il y avait, outre les périls inhérents à
+l'entreprise elle-même, un danger particulier que Napoléon ne se
+dissimulait pas, c'était l'impression qu'en éprouverait l'Autriche,
+laquelle, bien que vaincue, et vaincue jusqu'à l'épuisement, pouvait
+néanmoins être tentée de saisir l'occasion pour se jeter sur nos
+derrières.</p>
+
+<p>La conduite actuelle de cette cour était de nature à inspirer plus
+d'une crainte. Aux offres d'alliance que Napoléon lui avait fait
+parvenir à la suite de ses entretiens avec le duc de Wurzbourg, elle
+avait répondu par des démonstrations affectées de bienveillance,
+feignant d'abord de ne pas comprendre les ouvertures de notre
+ambassadeur, et quand on s'était expliqué d'une manière plus claire,
+alléguant qu'un rapprochement trop étroit avec la France entraînerait
+de sa part une rupture avec la Russie et la Prusse, et qu'au lendemain
+d'une longue lutte, recommencée trois fois depuis quinze ans, elle
+n'était plus capable de faire la guerre, ni pour ni contre aucune
+puissance.</p>
+
+<span class="sidenote">L'Autriche refuse de s'expliquer et, en attendant, réunit
+60 mille hommes en Bohême.</span>
+
+<p>À ces paroles évasives elle venait d'ajouter des <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> actes plus
+significatifs. Elle avait réuni 60 mille hommes en Bohême, lesquels,
+placés d'abord le long de la Bavière et de la Saxe, se transportaient
+actuellement vers la Gallicie, suivant en quelque sorte derrière leurs
+frontières le mouvement des armées belligérantes. Indépendamment de
+ces 60 mille hommes, elle avait dirigé de nouvelles troupes vers la
+Pologne, et elle apportait une extrême activité à former des magasins
+en Bohême et en Gallicie. Quand on la questionnait sur ces armements,
+elle répondait par des raisons banales, tirées de sa sûreté
+personnelle, disant qu'exposée de toutes parts au contact d'armées
+ennemies qui se faisaient la guerre, elle ne devait permettre à aucune
+de violer son territoire, et que les mesures dont on lui demandait
+compte n'étaient que des mesures de pure précaution.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon ne se laisse point tromper par les paroles de
+l'Autriche, et voit en elle un ennemi secret et irréconciliable.</span>
+
+<p>Napoléon ne pouvait être dupe d'un langage aussi peu sincère. Le
+besoin d'une alliance, depuis qu'il avait perdu celle de la Prusse,
+avait un moment tourné son esprit vers la cour de Vienne; mais il lui
+était maintenant facile de reconnaître que la puissance à laquelle
+nous venions d'enlever en quinze ans les Pays-Bas, la Souabe, le
+Milanais, les États vénitiens, la Toscane, le Tyrol, la Dalmatie et
+enfin la couronne germanique, ne saurait être qu'une ennemie
+irréconciliable, dissimulant par politique ses profonds ressentiments,
+mais prête à les faire éclater à la première occasion. Il apercevait
+très-bien que les craintes de l'Autriche étaient feintes, car aucune
+des parties belligérantes n'avait intérêt à la provoquer par une
+violation de territoire, et il savait <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> que, si elle armait, ce
+ne pouvait être que dans l'intention perfide de tomber sur les
+derrières de l'armée française. N'attachant pas plus d'importance
+qu'il ne fallait à la parole d'homme et de souverain, par laquelle
+François II s'était engagé au bivouac d'Urchitz, à ne plus faire la
+guerre à la France, il pensait néanmoins que le souvenir de cette
+parole solennellement donnée devait embarrasser ce prince, qu'il lui
+faudrait pour y manquer un prétexte très-spécieux, et il avait formé
+deux résolutions très-mûrement réfléchies, la première de ne donner à
+l'Autriche aucun prétexte d'intervenir dans la guerre actuelle, la
+seconde de prendre ses précautions comme si elle devait y intervenir
+certainement, et de les prendre d'une manière ostensible.
+<span class="sidenote">Langage et conduite de Napoléon envers l'Autriche.</span>
+Son langage
+fut conforme à ces résolutions. Il se plaignit d'abord avec une
+entière franchise des armements faits en Bohême et en Gallicie, et de
+façon à prouver qu'il en comprenait le but. Puis avec la même
+franchise il annonça les précautions qu'il se croyait obligé de
+prendre, et qui étaient de nature à décourager le cabinet de Vienne.
+Il affirma de nouveau qu'il ne provoquerait pas la guerre, mais qu'il
+la ferait prompte et terrible, si on avait l'imprudence de la
+recommencer. Il déclara que, ne voulant donner aucun prétexte à une
+rupture, il ne se prêterait en rien au soulèvement des parties de la
+Pologne possédées par l'Autriche; que le soulèvement de la Pologne
+prussienne et russe était un acte d'hostilité, imputable exclusivement
+à ceux qui avaient voulu la guerre; qu'il ne se dissimulait pas la
+difficulté de contenir les Polonais dépendants de l'Autriche, quand
+<span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> les Polonais dépendants de la Russie et de la Prusse
+s'agiteraient; mais que si à Vienne on pensait à cet égard comme lui,
+et si, comme lui, on était convaincu de l'énorme faute qu'on avait
+commise dans le dernier siècle, en détruisant une monarchie qui était
+le boulevard de l'Occident, il offrait un moyen bien simple de réparer
+cette faute, en reconstituant la Pologne, et en offrant d'avance à la
+maison d'Autriche un riche dédommagement pour les provinces dont elle
+aurait à s'imposer le sacrifice.
+<span class="sidenote">Napoléon offre à l'Autriche de reconstituer la Pologne, en
+lui rendant la Silésie en échange des provinces polonaises dont elle
+devra faire l'abandon.</span>
+Ce dédommagement était la restitution
+de la Silésie, arrachée à Marie-Thérèse par Frédéric-le-Grand. La
+Silésie valait certainement les Gallicies, et c'était une éclatante
+réparation des maux, des outrages que le fondateur de la Prusse avait
+fait essuyer à la maison d'Autriche.</p>
+
+<p>Assurément dans la situation où était placé Napoléon, rien n'était
+mieux calculé qu'une proposition pareille. Amené, en effet, par le
+cours des événements, à détruire l'&oelig;uvre du grand Frédéric en
+abaissant la Prusse, il ne pouvait mieux faire que de détruire cette
+&oelig;uvre complétement, en rendant à l'Autriche ce que Frédéric lui
+avait enlevé, et en lui reprenant ce que Frédéric lui avait donné. Au
+reste, il offrit cet échange sans prétendre l'imposer. Si une telle
+proposition, qui autrefois aurait comblé l'Autriche de joie, éveillait
+ses anciens sentiments à l'égard de la Silésie, il était tout prêt,
+disait-il, à y donner la suite convenable; sinon il fallait la
+considérer comme non avenue, et il se réservait d'agir dans la Pologne
+prussienne et russe, ainsi que les événements le lui conseilleraient,
+s'obligeant <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> seulement à ne rien entreprendre qui pût attenter
+aux droits de l'Autriche. Tout en ayant soin de ne fournir aucun
+prétexte de se plaindre à la cour de Vienne, Napoléon lui répéta
+néanmoins qu'il était entièrement préparé, et que si elle voulait la
+guerre, elle ne le prendrait pas au dépourvu. Quoique satisfait des
+services de M. de La Rochefoucauld, son ambassadeur, il le remplaça
+par le général Andréossy, qui étant militaire, et connaissant
+parfaitement l'Autriche, pourrait observer d'un &oelig;il plus sûr la
+nature et l'étendue des préparatifs de cette puissance.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon s'efforce de soulever l'Orient pour
+l'accomplissement de ses projets en Occident.</span>
+
+<p>Napoléon, dans ce moment extraordinaire de son règne, voulut faire
+servir l'Orient au succès de ses projets en Occident. La Turquie se
+trouvait dans un état de crise dont il espérait profiter. Ce
+malheureux empire, menacé depuis le règne de Catherine, même par ses
+amis, qui voyant ses provinces sur le point de se détacher, se
+hâtaient de s'en emparer pour ne pas les laisser à des rivaux (témoin
+la conduite de la France en Égypte), ce malheureux empire avait été
+tantôt ramené vers Napoléon par l'instinct d'un intérêt commun, tantôt
+éloigné de lui par les intrigues de l'Angleterre et de la Russie,
+exploitant auprès du divan le souvenir des Pyramides et d'Aboukir.
+<span class="sidenote">La Turquie, après avoir varié dans ses dispositions, finit
+par se rapprocher de la France.</span>
+Rentré en paix avec la France à l'époque du Consulat, retombé en
+froideur lors de la création de l'Empire, qu'il avait refusé de
+reconnaître, le sultan Sélim avait été par la bataille d'Austerlitz
+définitivement conduit à un rapprochement, qui était bientôt devenu de
+l'intimité.
+<span class="sidenote">Caractère et sentiments du sultan Sélim.</span>
+Il avait non-seulement concédé à Napoléon le titre de
+Padisha, d'abord dénié, mais <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> il avait envoyé à Paris un
+ambassadeur extraordinaire, pour lui apporter avec l'acte de la
+reconnaissance des félicitations et des présents. Le sultan Sélim, en
+agissant ainsi, avait cédé au vrai penchant de son c&oelig;ur, qui
+l'entraînait vers la France, malgré les intrigues dont il était
+assailli, et dont le redoublement attestait la triste décadence de
+l'empire. Ce prince, doux, sage, éclairé comme un Européen, aimant la
+civilisation de l'Occident, non par une fantaisie de despote, mais par
+un vif sentiment de la supériorité de cette civilisation sur celle de
+l'Orient, avait dès sa jeunesse, lorsqu'il était enseveli dans la
+molle obscurité du sérail, entretenu par M. Ruffin, une correspondance
+personnelle et secrète avec Louis XVI. Monté depuis sur le trône, il
+avait conservé pour la France une préférence marquée, et il était
+heureux de trouver dans ses victoires une raison décisive de se donner
+à elle.
+<span class="sidenote">La Porte dépose les deux hospodars Ipsilanti et Maruzzi,
+notoirement dévoués à l'Angleterre et à la Russie.</span>
+Les Russes et les Anglais voulaient combattre ce penchant,
+même à main armée. Une occasion s'offrait pour éprouver leur influence
+à Constantinople, c'était le choix à faire des deux hospodars de
+Valachie et de Moldavie. Les hospodars Ipsilanti et Maruzzi, voués à
+l'Angleterre, à la Russie, à quiconque désirait la ruine de l'empire
+turc, car ils étaient les véritables précurseurs de l'insurrection
+grecque, se montraient dans leur administration les complices déclarés
+des ennemis de la Porte.
+<span class="sidenote">La Russie envoie une armée, l'Angleterre une flotte, pour
+obtenir la réintégration des hospodars déposés.</span>
+Les choses en étaient venues à ce point que
+celle-ci s'était vue obligée de révoquer des agents infidèles et
+dangereux. La Russie avait aussitôt fait marcher le général Michelson
+vers le Dniester, avec une armée de 60 mille hommes, et <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span>
+l'Angleterre avait dirigé une flotte sur les Dardanelles, pour exiger,
+au moyen de cette réunion de forces, la réintégration des hospodars
+déposés. Le jeune empereur Alexandre, qui n'avait paru sur la scène du
+monde que pour essuyer la mémorable défaite d'Austerlitz, se disait
+qu'au milieu de cette sanglante mêlée de toutes les nations
+européennes, il fallait profiter des circonstances pour s'avancer sur
+la Turquie, et que, quelles que fussent les chances de la fortune
+entre le Rhin et le Niémen, ce qu'il prendrait en Orient lui serait
+peut-être laissé, pour compenser ce que d'autres prendraient en
+Occident.</p>
+
+<p>Ce calcul ne manquait pas de justesse. Mais ayant Napoléon sur les
+bras, il agissait avec peu de prudence en se privant de 60 mille
+hommes, pour les envoyer sur le Pruth. La preuve de cette faute
+ressort de la joie même que Napoléon ressentit, lorsqu'il apprit
+qu'une rupture allait éclater entre la Russie et la Porte. C'est dans
+cette prévision qu'il avait tenu si fortement à occuper la Dalmatie,
+ce qui lui permettait d'entretenir une armée sur la frontière de la
+Bosnie, et lui procurait la facilité de secourir ou d'inquiéter la
+Porte, suivant les besoins de sa politique.
+<span class="sidenote">Le général Sébastiani nommé ambassadeur à Constantinople,
+avec mission de pousser les Turcs à la guerre contre les Russes.</span>
+En voyant approcher cette
+crise, qu'il désirait plus vivement à mesure que les événements
+devenaient plus graves, il avait choisi pour ambassadeur à
+Constantinople un militaire, né comme lui en Corse, et joignant à
+l'expérience de la guerre une rare sagacité politique, c'était le
+général Sébastiani, employé déjà dans une mission en Turquie, dont il
+s'était parfaitement acquitté. Napoléon lui avait donné pour
+instruction expresse d'exciter les Turcs contre <span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> les Russes,
+et d'appliquer tous ses efforts à provoquer une guerre en Orient. Il
+l'avait autorisé à tirer de la Dalmatie des officiers d'artillerie et
+du génie, des munitions, et même les vingt-cinq mille hommes du
+général Marmont, si la Porte poussée aux dernières extrémités en
+venait à désirer la présence d'une armée française. La bataille
+d'Austerlitz ayant rattaché le sultan Sélim à Napoléon, la bataille
+d'Iéna pouvait bien, en effet, l'enhardir jusqu'à la guerre. Napoléon
+écrivit à ce prince pour lui offrir une alliance défensive et
+offensive, pour l'engager à saisir cette occasion de relever le
+croissant, et lui annoncer qu'il allait rendre aux Turcs le plus grand
+service qu'il fût possible de leur rendre, réparer le plus grand échec
+qu'ils eussent jamais subi, en essayant de rétablir la Pologne. Ordre
+fut donné au général Marmont de tenir prêts tous les secours qui lui
+seraient demandés de Constantinople, ordre au général Sébastiani de ne
+rien négliger pour allumer une conflagration qui s'étendît des
+Dardanelles aux bouches du Danube. En mettant ainsi les Russes et les
+Turcs aux prises, Napoléon se proposait un double but, celui de
+diviser les forces des Russes, et celui de jeter l'Autriche dans
+d'horribles perplexités. L'Autriche sans doute haïssait la France,
+mais lorsqu'elle verrait les Russes envahir les bords de la mer Noire,
+elle devait éprouver des inquiétudes qui seraient une diversion fort
+puissante à sa haine.</p>
+
+<p>Cette immense querelle, soulevée depuis quinze ans entre l'Europe et
+la Révolution française, allait donc s'étendre du Rhin à la Vistule,
+de Berlin à Constantinople.
+<span class="sidenote">Napoléon lève une nouvelle conscription.</span>
+Engagé dans une lutte à outrance,
+<span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> Napoléon prit des moyens proportionnés à la grandeur de ses
+desseins. Son premier soin fut de lever une nouvelle conscription. Il
+avait appelé dès la fin de 1805 la première moitié de la conscription
+de 1806, et venait d'en appeler la seconde moitié au moment de son
+entrée en Prusse. Il résolut d'agir de même pour la conscription de
+1807, et en l'appelant tout de suite, quoiqu'on ne fût qu'à la fin de
+1806, de ménager aux jeunes gens de cette classe une année pour
+s'instruire, se renforcer, se rompre aux fatigues de la guerre. Avec
+l'esprit qui régnait dans les cadres, c'était plus qu'il ne fallait
+pour former d'excellents soldats. Cette nouvelle levée d'hommes devait
+en outre procurer à l'effectif général de l'armée une notable
+augmentation. Cet effectif, qui était en 1805, époque du départ de
+Boulogne, de 450 mille hommes, qui s'était élevé par la conscription
+de 1806 à 503 mille, allait être porté par la conscription de 1807 à
+580 mille. Les libérations annuelles étant interdites pendant la
+guerre, l'armée s'augmentait ainsi à chaque conscription; car il s'en
+fallait que le feu ou les maladies diminuassent l'effectif d'une
+quantité d'hommes proportionnée aux appels. La campagne d'Autriche
+n'avait pas coûté plus de 20 mille hommes, celle de Prusse ne les
+avait pas coûté encore. Il est vrai que la guerre se trouvant portée
+chaque jour à des distances plus grandes, et sous des climats plus
+rudes, la qualité des troupes s'abaissant à mesure que de jeunes
+recrues remplaçaient les vieux soldats de la Révolution, les pertes
+allaient bientôt devenir plus sensibles. Mais elles étaient encore de
+peu <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> d'importance, et l'armée, composée de soldats éprouvés,
+rajeunie plutôt qu'affaiblie par l'arrivée aux bataillons de guerre
+d'une certaine portion de conscrits, avait atteint son état de
+perfection.</p>
+
+<span class="sidenote">L'effectif général de l'armée porté par les derniers appels
+à 580 mille hommes.</span>
+
+<p>Napoléon écrivit donc à M. de Lacuée pour lui ordonner d'appeler la
+classe de 1807. M. de Lacuée était alors chargé des appels au
+ministère de la guerre. C'était un fonctionnaire capable, dévoué à
+l'Empereur, et résolu à surmonter les difficultés d'une tâche fort
+ingrate, sous un règne qui faisait des hommes une si grande
+consommation. Bien qu'il ne fût pas ministre de la guerre, Napoléon
+correspondait immédiatement avec lui, sentant le besoin de le diriger,
+de le soutenir, de l'exciter par des communications directes. «Vous
+verrez, lui écrivit-il, par un message adressé au Sénat, que j'appelle
+la conscription de 1807, et que je ne veux pas poser les armes que je
+n'aie la paix avec l'Angleterre et avec la Russie. Je vois par les
+états que le 15 décembre toute la conscription de 1806 aura
+marché..... Vous n'aurez pas besoin d'attendre mon ordre pour la
+répartition entre les divers corps... Je n'ai point perdu de monde,
+mais le projet que j'ai formé est plus vaste qu'aucun que j'aie jamais
+conçu, et dès lors il faut que je me trouve en position de répondre à
+tous les événements.» (Berlin, 22 novembre 1806. Dépôt de la
+Secrétairerie d'État.)</p>
+
+<span class="sidenote">Message de Napoléon au Sénat, pour lui communiquer les
+nouveaux projets conçus à Berlin, et lui demander à la fin de 1806 la
+conscription de 1807.</span>
+
+<p>Napoléon, suivant l'usage qu'il avait adopté l'année précédente, de
+réserver au Sénat le vote du contingent, envoya un message à ce corps,
+pour lui demander la conscription de 1807, et lui faire connaître
+<span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> l'extension donnée à sa politique, depuis qu'il avait anéanti
+la Prusse. Dans ce message, où l'énergie de style égalait celle de la
+pensée, il disait que jusqu'ici les monarques de l'Europe s'étaient
+joués de la générosité de la France; qu'une coalition vaincue en
+voyait aussitôt naître une autre; que celle de 1805 à peine dissoute,
+il avait eu à combattre celle de 1806; qu'il fallait être moins
+généreux à l'avenir; que les États conquis seraient détenus jusqu'à la
+paix générale sur terre et sur mer; que l'Angleterre oubliant tous les
+droits des nations, frappant d'interdit commercial une partie du
+monde, on devait la frapper du même interdit, et le rendre aussi
+rigoureux que la nature des choses le permettait; qu'enfin mieux
+valait, puisqu'on était condamné à la guerre, s'y plonger tout à fait,
+que de s'y engager à demi, que c'était le moyen de la terminer plus
+complétement et plus solidement, par une paix générale et durable. Son
+style rendait avec la dernière vigueur ces pensées dont il était
+plein. L'orgueil, l'exaspération, la confiance y éclataient également.
+Il réclamait ensuite des moyens proportionnés à ses vues, et c'était,
+comme nous venons de l'annoncer, la conscription de 1807, levée dès la
+fin de 1806.</p>
+
+<span class="sidenote">Usage que Napoléon fait des nouvelles levées pour
+l'entretien de ses dépôts.</span>
+
+<p>Nous avons exposé plus haut les précautions si habilement prises par
+Napoléon, dans la double hypothèse, d'une longue guerre au nord, et
+d'une attaque imprévue sur une partie quelconque de son vaste empire.
+Les troisièmes bataillons des régiments de la grande armée, formant
+dépôt, étaient, comme on l'a vu, rangés le long du Rhin sous le
+maréchal Kellermann, ou au camp de Boulogne sous le maréchal <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span>
+Brune.
+<span class="sidenote">Soins que Napoléon donne à ses dépôts, et parti qu'il sait
+en tirer.</span>
+Ces troisièmes bataillons, déjà remplis des conscrits de 1806,
+bientôt de ceux de 1807, soigneusement exercés, équipés, pouvaient au
+besoin, sous le maréchal Kellermann, se joindre au huitième corps,
+commandé par le maréchal Mortier, pour couvrir le bas Rhin, ou bien se
+joindre sous le maréchal Brune au roi de Hollande, pour couvrir, soit
+la Hollande, soit les côtes de France jusqu'à la Seine. Ceux des
+régiments qui ne se trouvaient ni en Allemagne ni en Italie, réunis
+dans l'intérieur à Saint-Lô, à Pontivy, à Napoléonville, formés en
+petits camps, étaient destinés à se porter sur Cherbourg, Brest, La
+Rochelle ou Bordeaux. Des détachements de gardes nationales, peu
+nombreux, mais bien choisis, un à Saint-Omer, un dans la
+Seine-Inférieure, un troisième dans les environs de Bordeaux, devaient
+concourir à la défense des points menacés. Quelques corps concentrés à
+Paris devaient s'y rendre en poste.</p>
+
+<p>Le même système avait été adopté, comme on l'a encore vu, pour l'armée
+d'Italie. Les troisièmes bataillons de cette armée répandus dans la
+haute Italie, se consacraient à l'instruction des conscrits, et
+fournissaient en même temps la garnison des places. Les bataillons de
+guerre étaient aux trois armées actives de Naples, du Frioul, de la
+Dalmatie.</p>
+
+<p>Napoléon résolut d'abord de tirer des dépôts les renforts nécessaires
+à la grande armée, de remplir avec la nouvelle conscription le vide
+qu'il allait y produire, et comme ce vide serait rempli, et fort au
+delà, par le contingent de 1807, de profiter du surplus pour porter
+les bataillons de dépôt à 1,000 <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> ou 1,200 hommes, et les
+régiments de cavalerie à un effectif de 700 hommes au lieu de 500. Il
+résolut aussi d'augmenter l'effectif des compagnies d'artillerie,
+s'étant aperçu que l'ennemi, pour suppléer à la qualité de ses
+troupes, ajoutait beaucoup au nombre de ses canons. Les bataillons de
+dépôt étant portés à 1,000 ou 1,200 hommes, on pouvait toujours en
+extraire, outre le recrutement de l'armée active, les 3 ou 400 hommes
+les plus exercés, pour les envoyer partout où se manifesterait un
+besoin imprévu.</p>
+
+<p>Napoléon avait déjà fait sortir des dépôts une douzaine de mille
+hommes, lesquels avaient été conduits en gros détachements de l'Alsace
+en Franconie, de la Franconie en Saxe, pour remplir les vides produits
+dans ses cadres par la guerre. Sept à huit mille venaient d'arriver,
+quatre à cinq mille étaient encore en marche.
+<span class="sidenote">Organisation en régiments provisoires des renforts envoyés
+à la grande armée.</span>
+Ce n'était pas tout à
+fait l'équivalent de ce qu'il avait perdu, bien plus du reste par les
+fatigues que par le feu. Se préoccupant surtout des distances
+auxquelles la guerre allait être portée, il imagina un système,
+profondément conçu, pour amener les conscrits du Rhin sur la Vistule,
+pour les y amener de manière qu'ils ne courussent aucun danger pendant
+la longueur du trajet, qu'ils ne se dispersassent pas en route, et
+que, chemin faisant, ils pussent rendre des services sur les derrières
+de l'armée. Ces détachements extraits de chaque bataillon de dépôt,
+devaient former une ou plusieurs compagnies suivant leur nombre; ces
+compagnies devaient être ensuite réunies en bataillons, et ces
+bataillons en régiments provisoires de 12 ou <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> 1500 hommes. On
+devait leur donner pour la route des officiers pris momentanément dans
+les dépôts, et les organiser comme s'ils avaient dû former des
+régiments définitifs. Partant avec cette organisation, et avec leur
+équipement complet, ils avaient ordre de s'arrêter dans les places qui
+étaient sur notre ligne d'opération, telles qu'Erfurt, Halle,
+Magdebourg, Wittenberg, Spandau, Custrin, Francfort-sur-l'Oder, de s'y
+reposer, s'ils en avaient besoin, d'y tenir garnison, s'il le fallait
+pour la sûreté de nos derrières, et, dès qu'ils feraient une halte, de
+se livrer aux exercices militaires, pour ne pas négliger l'instruction
+des hommes pendant un trajet de plusieurs mois. Ils couvraient ainsi
+les communications de l'armée, dispensaient de l'affaiblir par un trop
+grand nombre de garnisons laissées en arrière, et augmentaient en
+quelque sorte son effectif avant d'avoir pu la rejoindre.</p>
+
+<p>Arrivés sur le théâtre de la guerre, ils devaient être dissous par
+l'envoi de chaque détachement à son corps, et les officiers devaient
+retourner en poste à leurs dépôts, afin d'aller chercher d'autres
+recrues.</p>
+
+<p>Même organisation fut appliquée à la cavalerie, avec quelques
+précautions particulières commandées par la nature de cette arme.</p>
+
+<span class="sidenote">Moyens préparés sur la route des régiments provisoires.</span>
+
+<p>Dans toutes les places converties en grands dépôts, telles que
+Wurzbourg, Erfurt, Wittenberg, Spandau, des ordres étaient donnés pour
+y réunir au moyen des ressources que présentait le pays, des
+habillements, des souliers, des armes, des vivres en abondance. Il
+était prescrit aux commandants <span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> de ces places d'inspecter tout
+régiment provisoire qui passait, de pourvoir d'armes et de vêtements
+les hommes qui en manquaient, et de retenir ceux qui avaient besoin de
+repos. Les corps passant plus tard, devaient recueillir les hommes
+laissés en route par ceux qui les avaient précédés, et trouvant à
+prendre autant d'hommes et de chevaux qu'ils en déposaient, ils
+étaient toujours assurés d'arriver complets sur le théâtre de la
+guerre. Napoléon lisant assidûment les rapports des commandants des
+places traversées par les régiments provisoires, les comparant sans
+cesse entre eux, relevait la moindre négligence, et par ce moyen les
+tenait tous en haleine. Il ne fallait pas moins que de telles
+combinaisons appuyées d'une telle vigilance, pour conserver entière
+une aussi grande armée à d'aussi vastes distances.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon, par un habile emploi de ses dépôts, trouve le
+moyen de tirer de France sept nouveaux régiments d'infanterie, sans
+affaiblir la défense de l'intérieur.</span>
+
+<p>Napoléon ne voulait pas seulement maintenir les corps à l'effectif
+qu'ils avaient lors de leur entrée en campagne, il voulait attirer de
+nouveaux corps à la grande armée. Il avait laissé, comme on l'a vu,
+trois régiments à Paris, pour en former une réserve, qui pût se
+transporter en poste sur les côtes de France, si elles étaient
+menacées. Il crut pouvoir disposer de deux de ces régiments, le 58<sup>e</sup>
+de ligne et le 15<sup>e</sup> léger, grâce à l'augmentation considérable des
+conscrits dans les dépôts. Il y avait à Paris six troisièmes
+bataillons qui appartenaient à des régiments à quatre bataillons. La
+conscription devait les porter à 1,000 hommes chacun. Junot,
+gouverneur de Paris, eut ordre de les passer lui-même en revue
+plusieurs fois la semaine, et de les <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> faire man&oelig;uvrer sous
+ses yeux. C'était une réserve de 6 mille hommes toujours prête à
+partir en poste pour Boulogne, Cherbourg ou Brest, et qui permettait
+de disposer sans inconvénient du 58<sup>e</sup> de ligne et du 15<sup>e</sup> léger. Ces
+deux régiments, que l'on comptait parmi les plus beaux de l'armée,
+furent acheminés sur l'Elbe par Wesel et la Westphalie.</p>
+
+<p>On se souvient que Napoléon avait résolu de convertir les vélites en
+<em>fusiliers de la garde</em>. Grâce à la prompte exécution de ce qu'il
+ordonnait, un régiment de deux bataillons, s'élevant à 1,400 hommes,
+dont les soldats avaient été choisis avec soin dans le contingent
+annuel, dont les officiers et sous-officiers avaient été pris dans la
+garde, était déjà tout formé. Napoléon prescrivit de le retenir le
+temps rigoureusement nécessaire à son instruction, et puis de le
+transporter en poste de Paris à Mayence.</p>
+
+<p>La garde de la capitale était comme aujourd'hui confiée à une troupe
+municipale, forte de deux régiments, connus sous le titre de
+<em>régiments de la garde de Paris</em>. Napoléon avait recommandé
+d'augmenter le plus possible l'effectif de ces deux régiments, en
+puisant dans la dernière conscription. Recueillant le prix de sa
+prévoyance, il put, sans trop dégarnir Paris, en tirer deux
+bataillons, qui présentaient un régiment de 12 à 1300 hommes, d'une
+tenue et d'une qualité excellentes. Il ordonna de les faire partir
+pour l'armée, pensant qu'une troupe chargée de maintenir l'ordre au
+dedans ne devait pas être privée de l'honneur de servir la grandeur du
+pays au dehors, qu'elle en reviendrait meilleure et plus respectée.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> <span class="sidenote">Les ouvriers des ports sans ouvrage consacrés à la
+défense des établissements maritimes.</span>
+
+<p>Les ouvriers des ports étaient sans emploi et sans pain, parce que les
+constructions navales languissaient au milieu de l'immense
+développement donné à la guerre continentale. Napoléon leur trouva une
+occupation utile et un salaire. Il en composa des bataillons
+d'infanterie, qui furent chargés de garder les ports auxquels ils
+appartenaient, avec promesse qu'on ne les en ferait pas sortir. On
+pouvait compter sur eux, car ils aimaient les établissements confiés à
+leur vigilance, et de plus ils partageaient l'esprit guerrier de la
+marine. Napoléon dut à cette idée de pouvoir enlever au service des
+côtes trois beaux régiments, les 19<sup>e</sup>, 15<sup>e</sup> et 31<sup>e</sup> de ligne qui
+étaient à Boulogne, Brest et Saint-Lô. Ils furent comme les autres
+portés à deux mille hommes pour deux bataillons, et dirigés vers la
+grande armée.</p>
+
+<p>C'étaient donc sept nouveaux régiments d'infanterie, pouvant fournir
+le fond d'un beau corps d'armée, que Napoléon eut l'art de tirer de
+France, sans trop affaiblir l'intérieur. À ces régiments devait se
+joindre la légion du Nord, remplie de Polonais, et qui déjà était en
+marche vers l'Allemagne.</p>
+
+<p>Ce qui semblait surtout désirable à Napoléon, et ce dont il appréciait
+l'utilité peut-être jusqu'à l'exagération, dans un moment où il
+sortait des plaines de la Prusse pour entrer dans celles de la
+Pologne, c'était la cavalerie. Il en demandait à grands cris à tous
+les administrateurs de ses forces.
+<span class="sidenote">Napoléon, en passant des plaines de la Prusse dans celles
+de la Pologne, éprouve un grand besoin de cavalerie, et fait venir de
+France et d'Italie de nouveaux régiments de cette arme.</span>
+Il venait de retirer de Mayence et
+d'acheminer à pied, partie vers la Hesse, partie vers la Prusse, tout
+ce qu'il y avait de cavaliers instruits dans les dépôts. Il avait
+voulu qu'ils laissassent leurs chevaux en France, <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> pour leur
+donner ceux qu'on avait recueillis en Allemagne. Le maréchal Mortier,
+en entrant dans les États de l'électeur de Hesse, avait licencié
+l'armée de ce prince. On avait pris là quatre à cinq mille chevaux
+excellents, dont une portion avait servi à monter sur place un millier
+de cavaliers français, dont les autres avaient été envoyés à Potsdam.
+Il existait à Potsdam de vastes écuries, construites par le grand
+Frédéric, qui se plaisait souvent à voir man&oelig;uvrer un grand nombre
+d'escadrons à la fois, dans la belle retraite où il vivait en roi, en
+philosophe et en guerrier. Napoléon y créa, sous le canon de Spandau,
+un immense établissement pour l'entretien de sa cavalerie.
+<span class="sidenote">Grand dépôt de cavalerie créé par Napoléon à Potsdam.</span>
+Il y réunit
+tous les chevaux enlevés à l'ennemi, plus une grande quantité d'autres
+achetés dans les diverses provinces de la Prusse. Le général Bourcier,
+sorti de l'armée active après des services honorables, fut placé à la
+tête de ce dépôt, avec recommandation de ne pas s'en éloigner un
+instant, de faire soigner sous ses yeux les nombreux chevaux qu'on y
+avait rassemblés, de monter avec ces chevaux les régiments de
+cavalerie qui venaient à pied de France, d'arrêter tous ceux qui
+traversaient la Prusse, d'en passer la revue, d'y remplacer les
+chevaux fatigués ou peu en état de servir, de retenir également les
+hommes malades, pour les faire partir à la suite des régiments qui se
+succéderaient. Les ouvriers de Berlin, restés oisifs par le départ de
+la cour et de la noblesse, devaient être employés dans ce dépôt,
+moyennant salaire, à des travaux de sellerie, de harnachement, de
+chaussure et de charronnage.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> <span class="sidenote">C'est de l'Italie que Napoléon tire ses principaux
+renforts en cavalerie.</span>
+
+<p>C'est surtout à l'Italie que Napoléon imagina de recourir pour se
+procurer de la cavalerie. Nulle part elle n'était moins utile. À
+Naples, on n'avait affaire qu'à des montagnards calabrais, ou à des
+Anglais débarquant de leurs vaisseaux sans troupes à cheval. Il y
+avait à Naples seize régiments de cavalerie, dont quelques-uns de
+cuirassiers, et des plus beaux de l'armée. Napoléon en fit refluer dix
+vers la haute Italie. Il n'en laissa que six, qui étaient tous de
+cavalerie légère, et dont il put porter l'effectif à mille hommes
+chacun, grâce au grand nombre de conscrits envoyés au delà des Alpes.
+Ils devaient donc présenter une force de 6 mille hommes, fournissant 4
+mille cavaliers toujours prêts à monter à cheval, et fort suffisants
+pour le service d'observation qu'on avait à faire dans le royaume de
+Naples.</p>
+
+<p>Les plaines coupées de la Lombardie, dans lesquelles les canaux, les
+rivières, les longs rideaux d'arbres, rendent les mouvements de la
+cavalerie si difficiles, n'étaient pas non plus un pays où elle fût
+très-nécessaire. D'ailleurs dix régiments de cette arme, reportés du
+midi au nord de l'Italie, permettaient d'en détacher quelques-uns,
+pour les diriger sur la grande armée. Napoléon en tira une division de
+cuirassiers, formée de quatre régiments superbes, qui s'illustrèrent
+depuis sous le commandement du général d'Espagne. Il en tira de plus
+de la cavalerie légère, et fit partir successivement pour l'Allemagne,
+les 19<sup>e</sup>, 24<sup>e</sup>, 15<sup>e</sup>, 3<sup>e</sup> et 23<sup>e</sup> régiments de chasseurs, ce qui
+faisait, avec les quatre de cuirassiers, neuf régiments de cavalerie
+empruntés <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> à l'Italie. C'était une force de 5 mille cavaliers
+au moins, voyageant partie avec leurs chevaux, partie à pied, ces
+derniers destinés à être montés en Allemagne.</p>
+
+<p>Napoléon s'occupa en même temps de mettre l'armée d'Italie sur le pied
+de guerre. Il avait eu soin de lui envoyer 20 mille hommes sur la
+conscription de 1806, et il avait recommandé au prince Eugène
+d'apporter à leur instruction une attention continuelle. Prêt à
+s'enfoncer dans le Nord, laissant sur ses derrières l'Autriche plus
+épouvantée mais plus hostile depuis Iéna, il voulut qu'on procédât
+sans retard à la formation des divisions actives, de manière qu'elles
+fussent en mesure d'entrer immédiatement en campagne. Déjà il y avait
+en Frioul deux divisions tout organisées. Il ordonna de compléter leur
+artillerie à douze pièces par division. Il prescrivit de former tout
+de suite sur le pied de guerre une division à Vérone, une à Brescia,
+une troisième à Alexandrie, fortes chacune de 9 à 10 bataillons, de
+préparer leur artillerie, de composer leurs équipages, et de nommer
+leur état-major. Il en agit de même pour la cavalerie. Il enjoignit de
+porter au complet soit en hommes, soit en chevaux, les régiments de
+dragons tirés de Naples, de les pourvoir en outre d'une division
+d'artillerie légère. Ces cinq divisions comptaient ensemble 45 mille
+hommes d'infanterie, et 7 mille de cavalerie, en tout 52 mille,
+présents sous les armes. Cette force, accrue au besoin du corps de
+Marmont, et d'une partie de l'armée de Naples, devait suffire dans la
+main d'un homme comme Masséna, pour arrêter les Autrichiens, surtout
+<span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> en s'appuyant sur des places telles que Palma-Nova, Legnago,
+Venise, Mantoue, Alexandrie. Napoléon ordonna d'établir dans Venise
+les huit bataillons de dépôt de l'armée de Dalmatie, dans Osopo et
+Palma-Nova les sept du corps du Frioul, dans Peschiera, Legnago et
+Mantoue les quatorze de l'armée de Naples. Chacun de ces bataillons
+renfermait déjà plus de mille hommes, depuis le contingent de 1806, et
+allait en contenir onze ou douze cents par l'arrivée du contingent de
+1807. Il deviendrait facile alors d'en extraire les compagnies de
+voltigeurs et de grenadiers, et de composer avec elles des divisions
+actives excellentes. Tel était le fruit d'une vigilance qui ne se
+ralentissait jamais. Napoléon prescrivit de plus d'achever sans délai
+l'approvisionnement des places de guerre.</p>
+
+<p>Ainsi, en se bornant à développer le vaste plan de précautions adopté
+à son départ de Paris, Napoléon mettait la France à l'abri de toute
+insulte de la part des Anglais, garantissait l'Italie de toute
+hostilité soudaine de la part des Autrichiens, et, sans désorganiser
+les moyens de défense de l'une ni de l'autre, il tirait de la première
+sept régiments d'infanterie, de la seconde neuf régiments de
+cavalerie, indépendamment des régiments provisoires qui, partant sans
+cesse du Rhin, devaient assurer le recrutement de la grande armée et
+la sécurité de ses derrières.</p>
+
+<span class="sidenote">Chiffre total des forces réunies par Napoléon.</span>
+
+<p>On peut évaluer à cinquante mille hommes environ les renforts qui dans
+un mois allaient accroître la grande armée. Avec les corps qui
+l'avaient déjà rejointe depuis l'entrée en Prusse, et qui l'avaient
+<span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> portée à environ 190 mille hommes, avec ceux qui se
+préparaient à la rejoindre, avec les auxiliaires allemands,
+hollandais, italiens, elle devait s'élever à près de 300 mille hommes;
+et tel est l'inévitable éparpillement des forces, même sous la
+direction du général le plus habile, qu'en défalquant de ces 300 mille
+hommes, les blessés, les malades, devenus plus nombreux en hiver et
+sous des climats lointains, les détachements en marche, les garnisons
+laissées sur la route, les corps placés en observation, on ne pouvait
+pas se flatter de présenter plus de 150 mille hommes au feu! Tant il
+faut que les ressources dépassent les besoins prévus, pour suffire
+seulement aux besoins réels! Et si on étend cette observation à
+l'ensemble des forces de la France en 1806, on verra qu'avec une armée
+totale, qui allait s'élever pour tout l'empire à 580 mille hommes, à
+650 mille avec les auxiliaires, 300 mille au plus pourraient être
+présents sur le théâtre de la guerre, entre le Rhin et la Vistule, 150
+mille sur la Vistule même, et 80 mille peut-être sur les champs de
+bataille où devait se décider le sort du monde. Et cependant jamais
+tant d'hommes et de chevaux n'avaient marché, tant de canons n'avaient
+roulé, avec cette force d'agrégation, vers un même but!</p>
+
+<span class="sidenote">Moyens financiers imaginés par Napoléon pour solder ses
+nouveaux armements.</span>
+
+<p>Ce n'était pas tout que de réunir des soldats, il fallait encore des
+ressources financières, afin de les pourvoir de tout ce dont ils
+avaient besoin. Napoléon ayant réussi, comme on l'a vu, à porter à 700
+millions (820 avec les frais de perception) son budget du temps de
+guerre, avait le moyen d'entretenir <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> une armée de 450 mille
+hommes. Mais il devait bientôt en avoir 600 mille à solder. Il résolut
+de tirer des pays conquis les ressources qui lui étaient nécessaires,
+pour payer ses nouveaux armements. Possesseur de la Hesse, de la
+Westphalie, du Hanovre, des villes anséatiques, du Mecklembourg, de la
+Prusse enfin, il pouvait sans inhumanité frapper des contributions sur
+ces divers pays.
+<span class="sidenote">M. Daru est chargé de l'administration des finances
+prussiennes.</span>
+Il avait laissé exister partout les autorités
+prussiennes, et mis à leur tête le général Clarke pour
+l'administration politique du pays, M. Daru pour l'administration
+financière. Ce dernier, capable, appliqué, intègre, s'était saisi de
+toutes les affaires financières, et les connaissait aussi bien que les
+meilleurs employés prussiens.
+<span class="sidenote">État des finances de la Prusse en 1806.</span>
+La monarchie de Frédéric-Guillaume,
+composée à cette époque de la Prusse orientale, qui s'étendait de
+K&oelig;nigsberg à Stettin, de la Pologne prussienne, de la Silésie, du
+Brandebourg, des provinces à la gauche de l'Elbe, de la Westphalie,
+des enclaves situées en Franconie, pouvait rapporter à son
+gouvernement environ 120 millions de francs, les frais de perception
+acquittés sur les produits mêmes, la plupart des besoins de l'armée
+satisfaits au moyen de redevances locales, l'entretien des routes
+assuré par certaines prestations imposées aux fermiers des domaines de
+la couronne. Dans ces 120 millions de revenu, la contribution foncière
+figurait pour 35 ou 36 millions, le fermage des domaines de la
+couronne pour 18, le produit de l'accise, qui consistait en droits sur
+les boissons et sur le transit des marchandises, pour 50, le monopole
+du sel pour 9 ou 10. Divers impôts accessoires fournissaient <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span>
+le complément des 120 millions. Des employés, réunis en commissions
+provinciales, sous le nom de <em>chambres des domaines et de guerre</em>,
+administraient ces impôts et revenus, veillaient à leur assiette, à
+leur perception, et au fermage des nombreux domaines de la couronne.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon laisse exister l'administration prussienne, et
+s'en sert pour percevoir à son profit les revenus du pays.</span>
+
+<p>Napoléon décida qu'on laisserait exister cette administration, même
+avec ses abus, que M. Daru eut bientôt découverts, et qu'il signala au
+gouvernement prussien lui-même pour l'aider à les corriger; qu'auprès
+de chaque administration provinciale il y aurait un agent français
+chargé de tenir la main à la perception des revenus, et à leur
+versement dans la caisse centrale de l'armée française. M. Daru devait
+veiller sur ces agents, et centraliser leurs opérations. Ainsi les
+finances de la Prusse allaient être administrées pour le compte de
+Napoléon, et à son profit. Toutefois on prévoyait que le produit
+annuel de 120 millions tomberait à 70 ou 80 par suite des
+circonstances présentes. Napoléon, usant de son droit de conquête, ne
+se contenta pas des impôts ordinaires; il décréta en outre une
+contribution de guerre, qui, pour la Prusse entière, pouvait s'élever
+à 200 millions. Elle devait être perçue peu à peu, pendant la durée de
+l'occupation, et en sus des impôts ordinaires. Napoléon leva aussi une
+contribution de guerre sur la Hesse, le Brunswick, le Hanovre et les
+villes anséatiques, indépendamment de la saisie des marchandises
+anglaises.</p>
+
+<p>À ce prix, l'armée devait se nourrir elle-même, et ne rien consommer
+sans le payer. De nombreux <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> achats de chevaux, d'immenses
+commandes en habillements, chaussures, harnachements, voitures
+d'artillerie, faites dans toutes les villes, mais plus
+particulièrement à Berlin, dans le but d'occuper les ouvriers, et de
+pourvoir aux besoins de l'armée française, furent acquittés sur le
+produit des contributions tant ordinaires qu'extraordinaires.</p>
+
+<p>Ces contributions, fort pesantes sans doute, étaient cependant la
+moins vexatoire de toutes les manières d'exercer le droit de la
+guerre, qui autorise le vainqueur à vivre sur le pays vaincu, car, au
+gaspillage des soldats, on substituait la perception régulière de
+l'impôt. Du reste, la discipline la plus sévère, le respect le plus
+complet des propriétés privées, sauf les ravages du champ de bataille,
+heureusement réservés à bien peu de localités, compensaient ces
+inévitables rigueurs de la guerre. Et assurément, si on remonte dans
+le passé, on verra que jamais les armées ne s'étaient comportées avec
+moins de barbarie et autant d'humanité.</p>
+
+<span class="sidenote">Paix avec la Saxe, et admission de cette cour allemande
+dans la confédération du Rhin.</span>
+
+<p>Napoléon, disposé par politique à ménager la cour de Saxe, lui avait
+offert après Iéna un armistice et la paix. Cette cour, honnête et
+timide, avait accepté avec joie un pareil acte de clémence, et s'était
+livrée à la discrétion du vainqueur. Napoléon convint de l'admettre
+dans la nouvelle confédération rhénane, de changer en titre de roi le
+titre d'électeur que portait son souverain, à la condition d'un
+contingent militaire de 20 mille hommes, réduit pour cette fois à 6
+mille, en considération des circonstances. Cette extension de la
+confédération du Rhin présentait de grands avantages, car elle
+assurait à <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> nos armées le libre passage à travers l'Allemagne,
+et la possession en tout temps de la ligne de l'Elbe. Pour compenser
+les charges de l'occupation militaire qui furent épargnées à la Saxe
+par ce traité, elle promit de payer une contribution de 25 millions,
+acquittables en argent, ou en lettres de change à courte échéance.</p>
+
+<p>Napoléon pouvait donc disposer, pour la durée de la guerre, de trois
+cents millions au moins. Poussant la prévoyance à son dernier terme,
+il ne permit pas que son ministre du trésor s'endormît sur la
+confiance des ressources trouvées en Allemagne. Il était dû à la
+grande armée 24 millions de solde arriérée. Napoléon exigea que cette
+somme fût déposée, partie à Strasbourg, partie à Paris, en espèces
+métalliques, parce qu'il ne voulait pas que, dans un moment pressant,
+on fût obligé de courir après des valeurs qui auraient été engagées
+pour un temps plus ou moins long. Il les laissa ainsi en dépôt à Paris
+et sur le Rhin, sauf à en user plus tard, et provisoirement il fit
+acquitter la solde arriérée sur les revenus du pays conquis, afin que
+ses soldats pussent se servir de leur prêt, pendant qu'ils étaient
+encore dans les villes de la Prusse, et qu'ils pouvaient se procurer
+les jouissances qu'on ne trouve qu'au milieu des grandes populations.</p>
+
+<p>Toutes ces dispositions terminées, le général Clarke laissé à Berlin
+pour gouverner politiquement la Prusse, et M. Daru pour l'administrer
+financièrement, Napoléon ébranla ses colonnes pour entrer en Pologne.</p>
+
+<span class="sidenote">Le roi de Prusse ayant refusé l'armistice proposé, la
+reprise des opérations devient imminente.</span>
+
+<p>Le roi de Prusse n'avait point accepté l'armistice proposé, parce que
+les conditions en étaient trop rigoureuses, <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> et aussi parce
+qu'on le lui avait trop fait attendre. Rejoint par Duroc à Osterode,
+dans la vieille Prusse, il répondit que malgré le plus sincère désir
+de suspendre le cours d'une guerre désastreuse, il ne pouvait
+consentir aux sacrifices exigés de lui; qu'en lui demandant, outre la
+partie de ses États déjà envahie, la province de Posen et la ligne de
+la Vistule, on le laissait sans territoire et sans ressources, on
+livrait surtout la Pologne à une insurrection inévitable; qu'il se
+résignait donc à continuer la guerre, qu'il agissait ainsi par
+nécessité, et aussi par fidélité à ses engagements, car ayant appelé
+les Russes, il lui était impossible de les renvoyer après l'appel
+qu'il leur avait adressé, et auquel ils avaient répondu avec le plus
+cordial empressement.</p>
+
+<p>Vainement MM. d'Haugwitz et de Lucchesini, qui, après avoir partagé un
+instant le vertige général de la nation prussienne, avaient été
+ramenés à la raison par le malheur, réunirent-ils leurs efforts pour
+faire accepter l'armistice tel quel, en disant que ce qu'on refusait à
+Napoléon, il allait le conquérir en quinze jours, qu'on laissait
+échapper l'occasion d'arrêter la guerre et ses ravages, que si l'on
+traitait actuellement, on perdrait sans doute les provinces situées à
+la gauche de l'Elbe, mais que si on traitait plus tard, on perdrait
+avec ces provinces, la Pologne elle-même; vainement MM. d'Haugwitz et
+de Lucchesini donnèrent-ils ces conseils, leur sagesse tardive
+n'obtint aucun crédit.
+<span class="sidenote">Retraite définitive de M. d'Haugwitz, et union plus intime
+de la Prusse avec la Russie.</span>
+En se rendant à K&oelig;nigsberg on s'était
+approché des influences russes; l'infortune qui avait calmé les gens
+sages, avait exalté au contraire les gens dénués de raison, et le
+parti de la <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> guerre au lieu de s'imputer à lui-même les revers
+de la Prusse, les attribuait aux prétendues trahisons du parti de la
+paix. La reine, irritée par la douleur, insistait plus que jamais pour
+qu'on tentât de nouveau la fortune des armes avec ce qui restait de
+forces prussiennes, avec l'appui des Russes, et à la faveur des
+distances, qui étaient un grand avantage pour le vaincu, un grand
+désavantage pour le vainqueur. MM. d'Haugwitz et de Lucchesini, privés
+de toute autorité, poursuivis d'injustes accusations, quelquefois
+accablés d'outrages, demandèrent et obtinrent leur démission. Le roi,
+plus équitable que la cour, la leur accorda avec des égards infinis,
+surtout pour M. d'Haugwitz, dont il n'avait pas cessé d'apprécier les
+lumières, de reconnaître les longs services, et dont il déplorait de
+n'avoir pas toujours suivi les conseils.</p>
+
+<p>Les Russes arrivaient en effet sur le Niémen. Un premier corps de
+cinquante mille hommes, commandé par le général Benningsen, avait
+passé le Niémen le 1<sup>er</sup> novembre, et s'avançait sur la Vistule. Un
+second, d'égale force, conduit par le général Buxhoewden, suivait le
+premier.
+<span class="sidenote">Arrivée des Russes, sur la Vistule, au nombre de 120 mille
+hommes.</span>
+Une réserve s'organisait sous le général Essen. Une partie
+des troupes du général Michelson remontait le Dniester pour accourir
+en Pologne. Toutefois la garde impériale n'avait pas encore quitté
+Saint-Pétersbourg. Une nuée de Cosaques, sortis de leurs déserts,
+précédaient les troupes régulières. Telles étaient les forces
+actuellement disponibles de ce vaste empire, qui, pour la seconde
+fois, montrait que ses ressources n'égalaient pas encore ses
+prétentions. Joints aux Prussiens, et <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> en attendant la réserve
+du général Essen, les Russes pouvaient se présenter sur la Vistule au
+nombre de 120 mille hommes. Il n'y avait pas de quoi embarrasser
+Napoléon, si le climat ne venait apporter aux soldats du Nord un
+redoutable secours: et par le climat nous n'entendons pas seulement le
+froid, mais le sol, la difficulté de marcher et de vivre dans ces
+immenses plaines, alternativement boueuses ou sablonneuses, et plus
+couvertes de bois que de cultures.</p>
+
+<span class="sidenote">Les Anglais promettent de grands secours pour cette
+campagne.</span>
+
+<p>Les Anglais, il est vrai, promettaient une puissante coopération en
+argent, en matériel, et même en hommes. Ils annonçaient des
+débarquements sur différents points des côtes de France et
+d'Allemagne, et notamment une expédition dans la Poméranie suédoise,
+sur les derrières de l'armée française. Ils avaient, effectivement, un
+pied-à-terre fort commode dans la place inondée de Stralsund, située
+sur les dernières langues de terre du continent allemand. Ce point
+était gardé par les Suédois, et tout préparé à recevoir les troupes
+anglaises dans un asile presque inviolable. Mais il était probable que
+l'empressement à s'emparer des riches colonies de la Hollande et de
+l'Espagne, mal défendues en ce moment, à cause des préoccupations de
+la guerre continentale, absorberait l'attention et les forces des
+Anglais. Une dernière ressource, beaucoup plus vaine encore que celle
+qu'on attendait des Anglais, formait le complément des moyens de la
+coalition, c'était l'intervention supposée de l'Autriche. On se
+flattait que, si un seul succès couronnait les efforts des Prussiens
+et des Russes, l'Autriche se déclarerait en leur faveur; et <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span>
+on comptait presque dans l'effectif des troupes belligérantes, les 80
+mille Autrichiens, actuellement réunis en Bohême et en Gallicie.</p>
+
+<p>Tout cela inquiétait peu Napoléon, qui n'avait jamais été plus rempli
+de confiance et d'orgueil. Le refus de l'armistice ne l'avait ni
+surpris, ni contrarié. «Votre Majesté, écrivit-il au roi de Prusse,
+m'a fait déclarer qu'elle s'était jetée dans les bras des Russes...
+l'avenir fera connaître si elle a choisi le meilleur parti, et le plus
+efficace... Elle a pris le cornet, et joué aux dés; les dés en
+décideront.»</p>
+
+<span class="sidenote">Dispositions militaires de Napoléon pour entrer en
+Pologne.</span>
+
+<p>Voici quelles furent les dispositions militaires de Napoléon pour
+pénétrer en Pologne. Il n'avait rien d'immédiat à redouter du côté des
+Autrichiens, ses préparatifs généraux en France comme en Italie, sa
+diplomatie en Orient, ayant paré à tout ce qu'on pouvait craindre de
+leur part. Les débarquements des Anglais et des Suédois en Poméranie,
+tendant à soulever sur ses derrières la Prusse souffrante, humiliée,
+présentaient un danger plus réel.
+<span class="sidenote">Emploi du 8<sup>e</sup> corps pour couvrir le littoral de
+l'Allemagne.</span>
+Toutefois il n'attachait pas même
+une grande importance à ce danger, car, écrivait-il à son frère Louis,
+qui l'importunait de ses alarmes, les Anglais ont bien autre chose à
+faire que de débarquer en France, en Hollande, en Poméranie. Ils
+aiment mieux piller les colonies de toutes les nations, que d'essayer
+des descentes, dont ils ne retirent d'autre avantage que celui d'être
+honteusement jetés à la mer.&mdash;Napoléon croyait tout au plus à une
+pointe des Suédois, qui avaient 12 ou 15 mille hommes à Stralsund. En
+tout cas le 8<sup>e</sup> corps confié au maréchal Mortier était chargé de
+pourvoir à ces éventualités. Ce corps, qui <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> avait eu pour
+première mission d'occuper la Hesse, et de relier la grande armée avec
+le Rhin, devait, maintenant que la Hesse était désarmée, contenir la
+Prusse, et garder le littoral de l'Allemagne. Il était composé de
+quatre divisions: une hollandaise, devenue vacante par le retour du
+roi Louis en Hollande; une italienne, acheminée par la Hesse vers le
+Hanovre; deux françaises, qui allaient se compléter avec une partie
+des régiments nouvellement tirés de France. Une portion de ces troupes
+devait assiéger la place hanovrienne d'Hameln, restée aux mains des
+Prussiens, une autre occuper les villes anséatiques. Le surplus,
+établi vers Stralsund et Anklam, était destiné à ramener les Suédois
+dans Stralsund, s'ils en sortaient, ou à se porter sur Berlin, si un
+accès de désespoir s'emparait du peuple de la capitale.</p>
+
+<span class="sidenote">Précautions pour la garde de Berlin.</span>
+
+<p>Le général Clarke avait ordre de se concerter avec le maréchal Mortier
+pour parer à tous les accidents. On n'avait pas laissé un fusil dans
+Berlin, et on avait transporté à Spandau tout le matériel militaire.
+Seize cents bourgeois fournissaient la garde de Berlin avec huit cents
+fusils qu'ils se transmettaient, n'étant de garde que huit cents à la
+fois. Le général Clarke, s'il éclatait un mouvement de quelque
+importance, devait se retirer à Spandau, et y attendre le maréchal
+Mortier. Le vaste dépôt de cavalerie établi à Potsdam pouvait toujours
+fournir un millier de chevaux pour faire des patrouilles, et saisir
+les hommes isolés qui couraient la campagne, depuis la dispersion de
+l'armée prussienne. La prévoyance avait été poussée jusqu'à fouiller
+les bois, afin de <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> recueillir les canons que les Prussiens
+avaient cachés en fuyant, et de les renfermer dans les places fortes.</p>
+
+<span class="sidenote">Le corps du maréchal Davout acheminé le premier vers la
+Pologne.</span>
+
+<p>Le corps du maréchal Davout, entré à Berlin avant tous les autres,
+avait eu le temps de s'y reposer. Napoléon l'achemina le premier sur
+Custrin, et de Custrin sur la capitale du grand-duché de Posen.
+<span class="sidenote">Le maréchal Augereau acheminé le second.</span>
+Le
+corps du maréchal Augereau, arrivé le second à Berlin, et suffisamment
+reposé aussi, fut envoyé par Custrin et Landsberg sur la Netze, route
+de la Vistule, avec la mission de marcher à gauche du maréchal Davout.
+<span class="sidenote">Le maréchal Lannes acheminé le troisième.</span>
+Plus à gauche encore le maréchal Lannes, établi à Stettin depuis la
+capitulation de Prenzlow, ayant un peu refait ses troupes dans cette
+résidence, renforcé du 28<sup>e</sup> léger, pourvu de capotes et de souliers,
+avait ordre de prendre des vivres pour huit jours, de franchir l'Oder,
+de passer par Stargard et Schneidmühl, et de se réunir à Augereau sur
+la Netze. Il est inutile d'ajouter qu'il ne devait pas quitter Stettin
+sans avoir mis cette place en état de défense.
+<span class="sidenote">Murat chargé du commandement général des troupes qui
+s'avancent en Pologne.</span>
+L'infatigable Murat
+enfin, laissant sa cavalerie revenir à petites journées de Lubeck,
+avait ordre de se transporter de sa personne à Berlin, d'y prendre le
+commandement des cuirassiers, lesquels avaient employé à se reposer le
+temps que les dragons avaient employé à courir après les Prussiens, de
+joindre aux cuirassiers les dragons de Beaumont et de Klein, lancés
+moins avant que les autres à la poursuite de l'ennemi, et remontés
+d'ailleurs avec des chevaux frais dans le dépôt de Potsdam; Murat,
+avec cette cavalerie, devait se réunir au maréchal Davout à Posen, le
+précéder <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> à Varsovie, et se mettre à la tête de toutes les
+troupes dirigées sur la Pologne, en attendant que Napoléon vînt les
+commander lui-même. Les Russes étant encore fort éloignés de la
+Vistule, Napoléon se donnait le temps d'expédier à Berlin ses
+nombreuses affaires, et laissait à son beau-frère le soin de commencer
+le mouvement sur la Pologne, et de sonder les dispositions
+insurrectionnelles des Polonais. Personne n'était plus propre que
+Murat à exciter leur enthousiasme en le partageant.</p>
+
+<span class="sidenote">Le prince Jérôme chargé avec les Allemands d'envahir la
+Silésie, d'en assiéger les places, et de couvrir la droite de l'armée
+qui marche sur la Pologne.</span>
+
+<p>Tandis que l'armée française franchissant l'Oder allait s'avancer sur
+la Vistule, le prince Jérôme, ayant sous son commandement les
+Wurtembergeois et les Bavarois, secondé par un habile et vigoureux
+officier, le général Vandamme, devait envahir la Silésie, en assiéger
+les places, porter une partie de ses troupes jusqu'à Kalisch, et
+couvrir ainsi contre l'Autriche la droite du corps qui marcherait sur
+Posen.</p>
+
+<p>Les troupes dirigées sur la Pologne pouvaient monter à environ 80
+mille hommes, entre lesquels le corps du maréchal Davout figurait pour
+23 mille, celui du maréchal Augereau pour 17, celui du maréchal Lannes
+pour 18, le détachement du prince Jérôme envoyé à Kalisch pour 14,
+enfin la réserve de cavalerie de Murat pour 9 à 10 mille. C'était plus
+qu'il n'en fallait pour faire face aux forces russes et prussiennes
+qu'on était exposé à rencontrer dans le premier moment.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon se réserve de suivre, avec une seconde armée de 80
+mille hommes, la première armée de 80 mille acheminée sur la Vistule.</span>
+
+<p>Dans cet intervalle, les corps des maréchaux Soult et Bernadotte
+étaient en marche de Lubeck sur Berlin. Ils devaient séjourner
+quelque temps dans cette <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> capitale, s'y refaire, et s'y
+pourvoir de ce qui leur manquait. Le maréchal Ney s'y était rendu
+après la capitulation de Magdebourg, et il s'apprêtait à marcher sur
+l'Oder. Napoléon, avec la garde impériale, avec la division de
+grenadiers et voltigeurs du général Oudinot, avec le reste de la
+réserve de cavalerie qui se reposait à Berlin, avec les trois corps
+des maréchaux Soult, Bernadotte et Ney, pouvait disposer d'une seconde
+armée de 80 mille hommes, à la tête de laquelle il devait se
+transporter en Pologne, pour soutenir le mouvement de la première.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon en expédiant le maréchal Davout sur Posen, lui
+donne sa pensée à l'égard de la Pologne.</span>
+
+<p>Le maréchal Davout, dirigé le premier sur Posen, était un homme ferme
+et réfléchi, duquel il n'y avait aucune imprudence à craindre. Il
+avait été initié à la véritable pensée de Napoléon relativement à la
+Pologne. Napoléon était franchement résolu à réparer le grave dommage
+que l'abolition de cet antique royaume avait causé à l'Europe; mais il
+ne se dissimulait pas l'immense difficulté de reconstituer un État
+détruit, surtout avec un peuple dont l'esprit anarchique était aussi
+renommé que la bravoure.
+<span class="sidenote">Napoléon ne veut proclamer l'indépendance de la Pologne que
+si l'insurrection des Polonais est générale.</span>
+Il ne voulait donc s'engager dans une telle
+entreprise, qu'à des conditions qui en rendissent la réussite, sinon
+certaine, au moins suffisamment probable. Il lui fallait d'abord
+d'éclatants triomphes en s'avançant dans ces plaines du Nord, où
+Charles XII avait trouvé sa ruine; il lui fallait ensuite un élan
+unanime de la part des Polonais, pour concourir à ces triomphes, et
+pour le rassurer sur la solidité du nouvel État qu'on allait fonder
+entre trois puissances ennemies, la Russie, la Prusse et
+l'Autriche.&mdash;Quand je verrai les Polonais tous sur pied, dit-il au
+maréchal <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> Davout, alors je proclamerai leur indépendance, mais
+pas avant.&mdash;Il fit transporter à la suite des troupes françaises un
+convoi d'armes de toute espèce, afin d'armer l'insurrection, si, comme
+on l'annonçait, elle devenait générale.</p>
+
+<p>Le maréchal Davout devançant les corps d'armée qui devaient partir de
+l'Oder, s'était mis en mouvement dès les premiers jours de novembre.
+Il marchait avec cet ordre, avec cette discipline sévère, qu'il avait
+coutume de maintenir parmi ses troupes.
+<span class="sidenote">Le maréchal Davout, en entrant en Pologne, déploie un
+surcroît de sévérité pour le maintien de la discipline.</span>
+Il avait annoncé à ses soldats
+qu'en entrant en Pologne on entrait dans un pays ami, et qu'il fallait
+le traiter comme tel. Ainsi que nous l'avons déjà dit, il s'était
+introduit une certaine indiscipline dans les rangs de la cavalerie
+légère, qui prend plus de part, et contribue davantage aux désordres
+de la guerre. Deux soldats de cette arme ayant commis quelques excès,
+le maréchal Davout les fit fusiller en présence du troisième corps.</p>
+
+<span class="sidenote">Caractère du pays lorsqu'on approche de la Vistule et du
+Niémen.</span>
+
+<p>Il s'avança sur Posen en trois divisions. Le pays entre l'Oder et la
+Vistule ressemble beaucoup à celui qui s'étend de l'Elbe à l'Oder. Le
+plus généralement on parcourt des plaines sablonneuses, au milieu
+desquelles le bois pousse assez facilement, surtout le bois résineux,
+particulièrement le sapin; et, comme au-dessous de la couche de sable
+se trouve une argile propre à la culture, tantôt noyée sous le sable
+même, tantôt surgissant à la surface, on rencontre au milieu des
+forêts de sapins de vastes clairières assez bien cultivées, à travers
+ces clairières une population rare, pauvre, mais robuste, abritée sous
+le bois et le chaume. Sur ce sol les transports sont d'une difficulté
+<span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> sans égale, car aux sables mouvants succède une glaise, dans
+laquelle on enfonce profondément dès qu'elle est pénétrée par les
+eaux, et qui se change après quelques jours de pluie en une vaste mer
+de boue. Les hommes y périssent si on ne vient les en arracher. Quant
+aux chevaux, canons, bagages, ils s'y abîment sans pouvoir être
+sauvés, même par les bras de toute une armée. Aussi la guerre
+n'est-elle possible dans cette portion de la plaine du Nord qu'en été,
+lorsque la terre est entièrement desséchée, ou dans l'hiver,
+lorsqu'une gelée de plusieurs degrés a donné au sol la consistance de
+la pierre. Mais toute saison intermédiaire est mortelle aux
+combinaisons militaires, surtout aux plus habiles, qui dépendent,
+comme on sait, de la rapidité des mouvements.</p>
+
+<span class="sidenote">Direction des cours d'eau dans la plaine du nord de
+l'Europe.</span>
+
+<p>Ces caractères physiques ne se montrent réunis qu'en approchant de la
+Vistule, et surtout plus loin entre la Vistule et le Niémen. Ils
+commencent toutefois à se faire voir après l'Oder. Un phénomène
+particulier à ces vastes plaines, que nous avons déjà signalé, et qui
+se retrouve ici, c'est que les sables relevés en dunes le long de la
+mer, rejettent les eaux vers l'intérieur du pays, où elles forment des
+lacs nombreux, se déchargent en petites rivières, puis se réunissent
+en plus grandes, jusqu'à ce qu'elles s'accumulent, et deviennent de
+vastes fleuves, comme l'Elbe, l'Oder, la Vistule, capables de s'ouvrir
+une issue à travers la barrière des sables. (Voir la carte n<sup>o</sup> 36.)
+<span class="sidenote">Aspect du pays entre l'Elbe et l'Oder.</span>
+Dans le Brandebourg et le Mecklembourg, c'est-à-dire entre l'Elbe et
+l'Oder, pays qui avait été le théâtre de la poursuite des Prussiens
+par notre armée, <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> on a déjà pu remarquer ces particularités de
+la nature. Elles deviennent plus frappantes entre l'Oder et la
+Vistule. (Voir la carte n<sup>o</sup> 37.)
+<span class="sidenote">Aspect du pays entre l'Oder et la Vistule.</span>
+Les sables se relèvent, retiennent
+les eaux, qui, par la Netze et la Warta, vont chercher leur écoulement
+vers l'Oder. La Netze vient de gauche, la Warta de droite, pour qui
+marche de Berlin à Varsovie; et, après avoir circulé l'une et l'autre
+entre la Vistule et l'Oder, elles se réunissent en un seul lit, pour
+se jeter ensemble dans l'Oder, vers Custrin. Le pays le long de la mer
+forme ce qu'on appelle la Poméranie prussienne.
+<span class="sidenote">Grand-duché de Posen.</span>
+Il est allemand par
+les habitants et par l'esprit. L'intérieur, qu'arrosent la Netze et la
+Warta, est marécageux, argileux, assez cultivé, et slave par la race
+d'hommes qui l'habite. C'est la Posnanie, ou grand-duché de Posen,
+dont Posen est la capitale, ville d'une certaine importance, située
+sur la Warta elle-même.</p>
+
+<span class="sidenote">État physique et moral de cette province polonaise.</span>
+
+<p>Cette province était celle où l'esprit polonais éclatait avec le plus
+d'ardeur. Les Polonais devenus Prussiens semblaient supporter plus
+impatiemment que les autres le joug étranger. D'abord la race
+allemande et la race slave se rencontrant sur cette frontière de la
+Poméranie et du duché de Posen, avaient l'une pour l'autre une
+aversion instinctive, naturellement plus vive sur la limite où elles
+se touchaient. Indépendamment de cette aversion, suite ordinaire du
+voisinage, les Polonais n'oubliaient pas que les Prussiens avaient été
+sous le grand Frédéric les premiers auteurs du partage de la Pologne,
+que depuis ils avaient agi avec une noire perfidie, et achevé la
+ruine de leur patrie <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> après en avoir favorisé l'insurrection.
+Enfin la vue de Varsovie dans les mains des Prussiens, rendait ceux-ci
+les plus odieux des copartageants. Ces sentiments de haine étaient
+poussés à ce point que les Polonais auraient presque regardé comme une
+délivrance d'échapper au roi de Prusse pour appartenir à un empereur
+de Russie, qui, réunissant sous le même sceptre toutes les provinces
+polonaises, se serait proclamé roi de Pologne. Le penchant à
+l'insurrection était donc plus prononcé dans le duché de Posen que
+dans aucune autre partie de la Pologne.</p>
+
+<span class="sidenote">Les bonnes dispositions des Français en entrant en Pologne
+favorisées par l'accueil qu'ils reçoivent des habitants.</span>
+
+<p>Tel était, sous les rapports physiques et moraux, le pays que les
+Français traversaient en ce moment. Transportés sous un climat si
+différent de leur climat natal, si différent surtout des climats
+d'Égypte et d'Italie, où ils avaient vécu si long-temps, ils étaient
+comme toujours, gais, confiants, et trouvaient dans la nouveauté même
+du pays qu'ils parcouraient le sujet de plaisanteries piquantes,
+plutôt que de plaintes amères. D'ailleurs le bon accueil des habitants
+les dédommageait de leurs peines, car, sur les routes et dans les
+villages, les paysans accouraient à leur rencontre, leur offrant les
+vivres et les boissons du pays.</p>
+
+<p>Mais ce n'est pas dans les campagnes, c'est parmi les populations
+agglomérées, c'est-à-dire au sein des villes, qu'éclate avec le plus
+de force l'enthousiasme patriotique des peuples.
+<span class="sidenote">Enthousiasme de la province de Posen.</span>
+À Posen, les
+dispositions morales des Polonais se manifestèrent plus vivement que
+partout ailleurs. Cette ville, qui contenait ordinairement quinze
+mille âmes, en contint bientôt le double, par l'affluence des
+habitants des <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> provinces voisines, accourus au-devant de leurs
+libérateurs. Ce fut dans les journées des 9, 10, 11 novembre, que les
+trois divisions du corps de Davout entrèrent dans Posen. Elles y
+furent reçues avec de tels transports d'enthousiasme que le grave
+maréchal en fut touché, et qu'il céda lui-même à l'idée du
+rétablissement de la Pologne; idée assez populaire dans la masse de
+l'armée française, mais très-peu parmi ses chefs. Aussi écrivit-il à
+l'Empereur des lettres fortement empreintes du sentiment qui venait
+d'éclater autour de lui.</p>
+
+<p>Il dit aux Polonais que pour reconstituer leur patrie, il fallait à
+Napoléon la certitude d'un immense effort de leur part, d'abord pour
+l'aider à remporter de grands succès, succès sans lesquels il ne
+pourrait pas imposer à l'Europe le rétablissement de la Pologne,
+ensuite pour lui inspirer quelque confiance dans la durée de
+l'&oelig;uvre qu'il allait entreprendre, &oelig;uvre bien difficile,
+puisqu'il s'agissait de restaurer un État, détruit depuis quarante
+années, et dégénéré depuis plus d'un siècle. Les Polonais de Posen,
+plus enthousiastes que ceux même de Varsovie, promirent avec un entier
+abandon tout ce qu'on semblait désirer d'eux. Nobles, prêtres, peuple,
+souhaitaient avec ardeur qu'on les délivrât du joug allemand,
+antipathique à leur religion, à leurs m&oelig;urs, à leur race; et, à ce
+prix, il n'était rien qu'ils ne fussent prêts à faire. Le maréchal
+Davout n'avait encore que trois mille fusils à leur donner; ils se les
+distribuèrent sur-le-champ, demandant à en avoir des milliers, et
+affirmant que, quel qu'en fût le nombre, on trouverait des bras pour
+les porter. Le peuple forma <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> des bataillons d'infanterie, les
+nobles et leurs vassaux des escadrons de cavalerie. Dans toutes les
+villes situées entre la haute Warta et le haut Oder, la population, à
+l'approche des troupes du prince Jérôme, chassa les autorités
+prussiennes, et ne leur fit grâce de la vie, que parce que les troupes
+françaises empêchèrent partout les violences et les excès. De Glogau à
+Kalisch, route du prince Jérôme, l'insurrection fut générale.</p>
+
+<span class="sidenote">Création d'une autorité provisoire à Posen.</span>
+
+<p>On établit à Posen une autorité provisoire, avec laquelle on convint
+des mesures nécessaires pour nourrir l'armée française à son passage.
+Il ne pouvait être question d'imposer à la Pologne des contributions
+de guerre. Il était entendu qu'on la tiendrait quitte des charges
+imposées aux pays conquis, à condition toutefois que ses bras se
+joindraient aux nôtres, et qu'elle nous céderait une partie des grains
+dont elle était si abondamment pourvue. La nouvelle autorité polonaise
+se concerta avec le maréchal Davout pour construire des fours, réunir
+des blés, des fourrages, du bétail. Le zèle du pays, quelques fonds
+saisis dans les caisses prussiennes, suffirent à ces premiers
+préparatifs. Tout fut ainsi disposé pour recevoir le gros de l'armée
+française, et surtout son chef, qu'on attendait avec une vive
+curiosité, et d'ardentes espérances.</p>
+
+<span class="sidenote">Marche du maréchal Augereau entre la Posnamie et la
+Poméranie.</span>
+
+<p>À peu près en même temps, le maréchal Augereau avait cheminé sur la
+lisière qui sépare la Posnanie de la Poméranie, laissant la Warta à
+droite, et se portant à gauche le long de la Netze. Il passa par
+Landsberg, Driesen, Schneidmühl (voir la carte n<sup>o</sup> 37), à travers
+un pays triste, pauvre, médiocrement <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> peuplé, qui ne pouvait
+donner des signes de vie fort expressifs. Le maréchal Augereau ne
+rencontra rien qui put exalter son imagination, eut beaucoup de peine
+à marcher, et aurait eu encore plus de peine à vivre, sans un convoi
+de caissons qui transportait le pain de ses troupes. Aux environs de
+Nackel les eaux cessent de couler vers l'Oder, et commencent à couler
+vers la Vistule. Un canal joignant la Netze avec la Vistule, part de
+Nackel, et aboutit à la ville de Bromberg, qui est l'entrepôt du
+commerce du pays. Le corps d'Augereau y trouva quelque soulagement à
+ses fatigues.</p>
+
+<span class="sidenote">Marche du maréchal Lannes dans le même pays.</span>
+
+<p>Le maréchal Lannes s'était avancé par Stettin, Stargard,
+Deutsch-Krone, Schneidmühl, Nackel, et Bromberg, flanquant la marche
+du corps d'Augereau, comme celui-ci flanquait la marche du corps de
+Davout. Il longeait, lui aussi, la limite du pays allemand et
+polonais, et parcourait un sol plus difficile, plus triste encore que
+celui qu'avait traversé le maréchal Augereau.
+<span class="sidenote">Impressions qu'éprouve le maréchal Lannes en traversant le
+duché de Posen, et jugement qu'il porte à l'égard du rétablissement de
+la Pologne.</span>
+Il voyait les Allemands
+hostiles, les Polonais timides, et, dominé par les impressions qu'il
+recevait d'un pays sauvage et désert, par les renseignements qu'il
+recueillait sur les Polonais, dans une contrée qui ne leur était pas
+favorable, il fut porté à regarder comme une &oelig;uvre téméraire, et
+même folle, le rétablissement de la Pologne. Nous avons déjà parlé de
+cet homme rare, de ses qualités, de ses défauts: il faudra en parler
+souvent encore, dans le récit d'une époque pendant laquelle il a tant
+prodigué sa noble vie. Lannes, impétueux dans ses sentiments, dès lors
+inégal de caractère, enclin à l'humeur, même envers son <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span>
+maître qu'il aimait, était de ceux que le soleil, en se cachant ou en
+se montrant, abattait ou relevait tour à tour. Mais, ne perdant jamais
+sa trempe héroïque, il retrouvait dans les dangers la force calme, que
+les souffrances et les contrariétés lui avaient enlevée un moment. On
+ne serait pas juste envers cet homme de guerre supérieur, si on
+n'ajoutait pas ici, qu'un grand fonds de bon sens se joignait chez lui
+à l'inégalité d'humeur, pour le porter à blâmer chez Napoléon un
+esprit d'entreprise immodéré, et à faire entendre souvent, au milieu
+de nos plus beaux triomphes, de sinistres prophéties. Après le succès
+de la guerre de Prusse, il aurait voulu qu'on s'arrêtât sur l'Oder, et
+ne s'était pas imposé la moindre contrainte dans l'expression de cette
+opinion. Parvenu à Bromberg à la suite d'une marche pénible, il
+écrivit à Napoléon qu'il venait de parcourir un pays sablonneux,
+stérile, sans habitants, comparable, sauf le ciel, au désert qu'on
+traverse pour aller d'Égypte en Syrie; que le soldat était triste,
+atteint de la fièvre, ce qui était dû à l'humidité du sol et de la
+saison; que les Polonais étaient peu disposés à s'insurger, et
+tremblants sous le joug de leurs maîtres; qu'il ne fallait pas juger
+de leurs dispositions d'après l'enthousiasme factice de quelques
+nobles attirés à Posen par l'amour du bruit et de la nouveauté; qu'au
+fond ils étaient toujours légers, divisés, anarchiques, et qu'en
+voulant les reconstituer en corps de nation, on épuiserait inutilement
+le sang de la France pour une &oelig;uvre sans solidité et sans durée.</p>
+
+<span class="sidenote">Comment Napoléon apprécie les rapports contradictoires de
+ses lieutenants.</span>
+
+<p>Napoléon, demeuré à Berlin jusqu'aux derniers jours de novembre,
+recevait, sans en être étonné, les <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> rapports contradictoires
+de ses lieutenants, et attendait que le mouvement produit par la
+présence des Français eût éclaté dans toutes les provinces polonaises,
+pour se faire une opinion à l'égard du rétablissement de la Pologne,
+et se résoudre, ou à traverser cette contrée comme un champ de
+bataille, ou à élever sur son sol un grand édifice politique. Il fit
+partir Murat, après lui avoir spécifié de nouveau les conditions qu'il
+entendait mettre à la restauration de la Pologne, et les instructions
+qu'il voulait qu'on suivît en marchant sur Varsovie.</p>
+
+<p>Les Russes étaient arrivés sur la Vistule, et avaient pris possession
+de Varsovie. Le dernier corps prussien qui restât au roi
+Frédéric-Guillaume, placé sous les ordres du général Lestocq, officier
+sage autant que brave, était établi à Thorn, ayant des garnisons à
+Graudenz et à Dantzig.</p>
+
+<span class="sidenote">Instructions militaires de Napoléon à ses lieutenants, dans
+leur mouvement sur Varsovie.</span>
+
+<p>Napoléon voulut qu'en s'approchant de Varsovie, les divers corps de
+l'armée française se serrassent les uns aux autres, afin qu'avec une
+masse de 80 mille hommes, force bien supérieure à tout ce que les
+Russes pouvaient réunir sur un même point, ses lieutenants fussent à
+l'abri de tout échec. Il leur recommanda de ne pas rechercher, de ne
+pas accepter de bataille, à moins qu'ils ne fussent en nombre
+très-supérieur à l'ennemi, de s'avancer avec beaucoup de précautions,
+et en appuyant tous à droite, pour se couvrir de la frontière
+autrichienne. À cette époque, la Pilica, sur la rive gauche de la
+Vistule, la Narew, sur la rive droite, toutes deux se jetant dans la
+Vistule près de Varsovie, formaient la frontière autrichienne. En
+appuyant donc à droite, à <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> partir de Posen (voir la carte n<sup>o</sup>
+37), on se rapprochait de la Pilica et de la Narew, on était couvert
+de tous côtés par la neutralité de l'Autriche. Si les Russes voulaient
+prendre l'offensive, ils ne pouvaient le faire qu'en passant la
+Vistule sur notre gauche, aux environs de Thorn, et alors, en se
+rabattant à gauche, on obtenait l'un de ces trois résultats, ou de les
+rejeter dans la Vistule, ou de les acculer à la mer, ou de les pousser
+sur les baïonnettes de la seconde armée française en marche vers
+Posen. Il faut ajouter, du reste, que si Napoléon, contre son usage,
+ne se présentait pas cette fois en une seule masse devant l'ennemi, ce
+qui aurait coupé court à toutes les difficultés, c'est parce qu'il
+savait que les Russes n'étaient pas cinquante mille ensemble, et parce
+que la fatigue extrême d'une partie de ses troupes, ayant couru
+jusqu'à Prenzlow et jusqu'à Lubeck, l'obligeait à former deux armées,
+l'une composée de ceux qui pouvaient marcher immédiatement, l'autre de
+ceux qui avaient besoin de quelques jours de repos, avant de se
+remettre en route. C'est ainsi que les circonstances entraînent des
+variations dans l'application des principes les plus constants. C'est
+au tact du grand général à modifier cette application avec sûreté et
+à-propos.</p>
+
+<span class="sidenote">Tous les corps français concentrés sur leur droite, pour se
+porter à Varsovie.</span>
+
+<p>Napoléon enjoignit donc au maréchal Davout de se porter à droite,
+comme le commandait la route de Posen à Varsovie, de passer par
+Sempolno, Klodawa, Kutno, Sochaczew, Blonie, et d'envoyer ses dragons
+directement sur la Vistule à Kowal, pour donner la main aux maréchaux
+Lannes et Augereau. Lannes, après s'être dédommagé, au milieu de
+l'abondance <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> de Bromberg, des privations d'une longue route à
+travers les sables, avait pris le pas sur Augereau. Il eut ordre de
+remonter la Vistule, et par sa droite de se porter de Bromberg à
+Inowraclaw, Brezesc, Kowal, défilant sous le canon de Thorn, et allant
+se lier au corps du maréchal Davout, dont il dut former la gauche. Le
+maréchal Augereau le suivit un peu après, et, parcourant la même
+route, vint faire la gauche de Lannes.</p>
+
+<span class="sidenote">Le maréchal Davout et le prince Murat marchent sur
+Varsovie.</span>
+
+<p>Le 16 novembre et les jours suivants, le maréchal Davout, précédé de
+Murat, se porta de Posen, où il avait tout laissé dans un ordre
+parfait, sur Sempolno, Klodawa, Kutno. Lannes, après avoir quitté
+Bromberg et défilé à la vue de Thorn, en se couvrant de la Vistule, se
+trouva de nouveau engagé dans les sables qui s'offrent généralement
+dans cette partie du cours de la Vistule, rencontra une seconde fois
+la stérilité, la disette, le désert, et n'en devint pas plus favorable
+à la guerre qu'on allait entreprendre. Il vint, par Kowal et Kutno,
+s'appuyer au corps du maréchal Davout. Augereau le suivait à la trace,
+partageant ses impressions comme il lui arrivait souvent; car il avait
+avec Lannes plus d'une analogie de caractère, quoique fort inférieur
+en talents et en énergie.</p>
+
+<p>Murat et Davout, peu tentés de livrer une bataille sans l'Empereur,
+ayant ordre d'ailleurs de l'éviter, s'avancèrent avec beaucoup de
+précaution jusqu'aux environs de Varsovie. Le 27 novembre, leur
+cavalerie légère rejeta de Blonie un détachement ennemi, et se montra
+jusqu'aux portes mêmes de la capitale. Partout on avait trouvé les
+Russes en <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> retraite, et occupés à détruire les vivres, ou à
+les transporter de la rive gauche sur la droite de la Vistule. En se
+retirant, ils ne firent que traverser Varsovie, qui ne leur semblait
+plus un lieu sûr, à mesure que l'approche des Français y faisait
+tressaillir tous les c&oelig;urs. Ils repassèrent donc la Vistule pour
+s'enfermer dans le faubourg de Praga, situé, comme on sait, sur
+l'autre bord du fleuve. En le repassant, ils détruisirent le pont de
+Praga, et coulèrent à fond, ou emmenèrent avec eux, toutes les barques
+qui pouvaient servir à créer des moyens de passage.</p>
+
+<span class="sidenote">Entrée de Murat à Varsovie.</span>
+
+<p>Le lendemain Murat, à la tête d'un régiment de chasseurs et des
+dragons de la division Beaumont, entra dans Varsovie. À partir de
+Posen, le peuple des petites villes et des campagnes avait paru moins
+démonstratif qu'à Posen, parce qu'il était comprimé par la présence
+des Russes. Mais chez une grande population, les élans sont
+proportionnés au sentiment de sa force. Tous les habitants de Varsovie
+étaient accourus hors des murs de la ville, à la rencontre des
+Français.
+<span class="sidenote">Accueil que les Français reçoivent des Polonais.</span>
+Depuis long-temps les Polonais, par un instinct secret,
+regardaient les victoires de la France comme étant les victoires de la
+Pologne elle-même. Ils avaient tressailli au bruit de la bataille
+d'Austerlitz, gagnée si près des frontières de la Gallicie; et celle
+d'Iéna, qui semblait gagnée sur la route même de Varsovie, l'entrée
+des Français dans Berlin, l'apparition de Davout sur l'Oder, les
+avaient remplis d'espérance. Ils voyaient enfin ces Français si
+renommés, si attendus, et à leur tête ce brillant général de
+cavalerie, aujourd'hui <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> prince, demain roi, qui conduisait
+leur avant-garde avec tant d'audace et d'éclat. Ils applaudirent avec
+transport sa bonne mine, sa contenance héroïque à cheval, et le
+saluèrent des cris mille fois répétés de <em>Vive l'Empereur! vivent les
+Français!</em> Ce fut un délire général, dans toutes les classes de la
+population. Cette fois, on pouvait considérer la résurrection de la
+Pologne comme un peu moins chimérique, en voyant apparaître la grande
+armée, qui, sous le grand capitaine, avait vaincu toutes les armées de
+l'Europe. La joie fut vive, profonde, sans réserve, chez ce malheureux
+peuple, victime si long-temps de l'ambition des cours du Nord, de la
+mollesse des cours du Midi, et se disant qu'enfin l'heure était venue
+où l'empereur des Français allait réparer les faiblesses des rois de
+France! Les Russes avaient détruit partout les vivres; mais
+l'empressement des Polonais y suppléa. On se disputait les soldats et
+les officiers français pour les loger et les nourrir.</p>
+
+<span class="sidenote">Entrée du maréchal Davout à Varsovie.</span>
+
+<p>Deux jours après, l'infanterie du maréchal Davout, qui n'avait pu
+suivre la cavalerie d'un pas égal, entra dans Varsovie. Ce fut la même
+ivresse, ce furent les mêmes démonstrations, à l'aspect de ces
+vieilles bandes d'Awerstaedt, d'Austerlitz et de Marengo. Tout
+paraissait beau dans ce premier moment, où la prévoyance des
+difficultés était comme étouffée par la joie et l'espérance!</p>
+
+<span class="sidenote">Difficultés inhérentes au rétablissement de la Pologne.</span>
+
+<p>Napoléon songeait sincèrement, comme nous l'avons déjà dit, à
+restaurer la Pologne. C'était, dans sa pensée, l'une des manières les
+plus utiles, les mieux entendues, de renouveler cette Europe dont il
+voulait changer la face. Lorsqu'en effet il créait des <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span>
+royaumes nouveaux, pour en former les appuis de son jeune empire, rien
+n'était plus naturel que de relever le plus brillant, le plus
+regrettable des royaumes détruits. Mais, outre la difficulté
+d'arracher de grands sacrifices de territoire à la Russie et à la
+Prusse, sacrifices qu'il n'était possible de leur imposer qu'en les
+battant à outrance, il y avait cette autre difficulté d'enlever les
+Gallicies à l'Autriche, et si on laissait ces provinces en dehors, si
+on se contentait de refaire la nouvelle Pologne avec les deux tiers de
+l'ancienne, on courait encore le risque très-grave d'inspirer au
+cabinet de Vienne, par cette reconstitution de la Pologne, un
+redoublement de défiance, de haine, de mauvaise volonté, et d'amener
+peut-être une armée autrichienne sur les derrières de l'armée
+française. Napoléon ne voulait donc prendre avec les Polonais que des
+engagements conditionnels, et il était décidé à ne proclamer leur
+indépendance que lorsqu'ils l'auraient méritée par un élan unanime,
+par un grand zèle à le seconder, par la résolution énergique de
+défendre la nouvelle patrie qu'on leur aurait rendue.
+<span class="sidenote">Dispositions des nobles polonais en 1806.</span>
+Malheureusement
+la haute noblesse polonaise, moins entraînée que le peuple, découragée
+par les différentes insurrections qui avaient été essayées, craignant
+d'être abandonnée après s'être compromise, hésitait à se jeter dans
+les bras de Napoléon, et trouvait dans sa situation actuelle quelque
+chose de mieux à faire que de s'insurger, pour recevoir des Français
+une existence, indépendante, mais dénuée d'appui, exposée à tous les
+périls, entre la Prusse, l'Autriche et la Russie. Cette haute
+noblesse, tombée avec Varsovie elle-même <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> sous le joug de la
+Prusse, éprouvait pour cette cour l'aversion que ressentaient tous les
+Polonais devenus Prussiens. La plupart des membres de la noblesse de
+Varsovie eussent regardé comme un heureux changement de fortune de
+devenir sujets d'Alexandre, à condition d'être reconstitués en corps
+de nation, et de jouer, sous l'empereur de Russie, le rôle que les
+Hongrois jouent sous l'empereur d'Autriche. Être réunis en un même
+peuple, et transmis d'un maître allemand à un maître slave, leur
+semblait un sort presque souhaitable, le seul du moins auquel il
+fallût aspirer dans les circonstances présentes. C'était, aux yeux de
+beaucoup d'entre eux, secrètement influencés par les intrigues russes,
+l'unique reconstitution de la Pologne qui fût praticable, car la
+Russie, disaient-ils, était près d'eux, et en mesure de soutenir son
+ouvrage, une fois entrepris, tandis que l'existence qu'on tiendrait de
+la France serait précaire, éphémère, et s'évanouirait dès que l'armée
+française se serait éloignée. Sans doute il y avait quelques raisons
+de prudence à faire valoir en faveur de cette idée d'une
+demi-reconstitution de la Pologne, née d'un demi-patriotisme: mais
+ceux qui formaient ce v&oelig;u oubliaient, que, si l'existence que la
+Pologne pouvait recevoir de la France, était exposée à périr lorsque
+les Français repasseraient le Rhin, celle que les Russes lui
+donneraient, était exposée à un autre danger, certain et prochain, au
+danger d'être absorbée dans le reste de l'empire, de subir en un mot
+l'assimilation complète, résultat auquel la Russie devait tendre sans
+cesse, et qu'elle ne manquerait pas de réaliser <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> à la première
+occasion, ainsi que les événements l'ont prouvé depuis. Il fallait
+donc, ou renoncer à être Polonais, ou se dévouer à Napoléon, se
+dévouer à tout prix, à tout risque, avec toutes les incertitudes
+attachées à une telle entreprise, le jour où ce puissant réformateur
+de l'Europe paraissait à Varsovie. Un sentiment moins élevé agissait
+sur la portion de la noblesse qui accueillait avec froideur la
+délivrance de la Pologne par la main des Français, c'était la jalousie
+que lui inspiraient les généraux polonais formés dans nos armées,
+arrivant avec de la réputation, des prétentions et un sentiment
+exagéré de leur mérite. Ces divers motifs n'empêchaient pas cependant
+la généralité de la noblesse d'éprouver une vive joie à la vue des
+Français; seulement ils la rendaient plus prudente, et la portaient à
+faire des conditions à un homme auquel le patriotisme conseillait
+alors de n'en faire aucune. Mais les masses, plus unanimes, moins
+retenues par la réflexion, et en ce moment meilleures, car il est un
+instant, un seul, où la raison ne vaut pas l'entraînement des
+passions, c'est celui où le dévouement, même aveugle, est la condition
+nécessaire du salut d'un peuple, les masses, disons-nous, voulaient
+qu'on se jetât dans les bras des Français, et y poussaient tout le
+monde, peuple, nobles et prêtres.</p>
+
+<p>Partagés entre ces sentiments contraires, les grands de Varsovie
+s'empressèrent autour de Murat, et vinrent lui soumettre leurs
+v&oelig;ux, non pas à titre d'exigences, mais à titre de conseils, et
+dans le but, disaient-ils, de produire chez le peuple polonais un
+soulèvement universel.
+<span class="sidenote">V&oelig;ux que la noblesse polonaise fait parvenir à Napoléon
+par l'intermédiaire de Murat.</span>
+Ces v&oelig;ux consistaient à demander <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span>
+que Napoléon proclamât immédiatement l'indépendance de la Pologne, ne
+se bornât pas à cet acte, mais choisît un roi dans sa propre famille,
+et le plaçât solennellement sur le trône de Sobieski. Cette double
+garantie leur étant donnée, ajoutaient-ils, les Polonais, ne doutant
+plus des intentions de Napoléon, de sa ferme résolution de soutenir
+son ouvrage, se livreraient à lui, corps et biens.
+<span class="sidenote">Murat indiqué comme le roi qui conviendrait aux Polonais,
+tant par ses qualités militaires que par sa parenté impériale.</span>
+Le roi à prendre
+dans la famille impériale était tout désigné, c'était ce vaillant
+général de cavalerie, si bien fait pour être le roi d'une nation à
+cheval, c'était Murat lui-même, qui, en effet, nourrissait dans son
+c&oelig;ur le désir ardent d'une couronne, et particulièrement de celle
+qui s'offrait à lui en ce moment, car elle convenait autant à ses
+penchants héroïques, qu'à ses goûts frivoles et fastueux. Déjà même il
+avait accommodé son costume à ce nouveau rôle, et il avait apporté de
+Paris les vaines parures qui pouvaient donner à son uniforme français
+quelque ressemblance avec l'uniforme polonais.</p>
+
+<p>La passion de régner, depuis qu'il avait épousé une s&oelig;ur de
+Napoléon, dévorait Murat. Cette passion, qui plus tard devint fatale à
+sa gloire et à sa vie, avait redoublé grâce aux excitations de sa
+femme, encore plus ambitieuse que lui, et capable, pour atteindre le
+but de ses v&oelig;ux, d'entraîner son mari aux actions les plus
+coupables. À l'aspect de ce trône vacant de la Pologne, Murat ne
+pouvait plus contenir son impatience. Il n'eut donc pas de peine à
+partager les idées de la noblesse polonaise, et se chargea de les
+communiquer à Napoléon. La commission cependant était difficile à
+remplir, car Napoléon, sans méconnaître <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> les qualités
+brillantes et généreuses de son beau-frère, avait néanmoins de la
+légèreté de son caractère une défiance extrême, et se montrait souvent
+pour lui un maître sévère et dur.</p>
+
+<p>Murat devinait bien quel accueil Napoléon ferait à des idées qui
+contrariaient sa politique, et qui auraient d'ailleurs l'apparence
+d'une proposition intéressée. Aussi se garda-t-il de parler du roi
+désigné par les Polonais; il se contenta d'exposer leurs idées d'une
+manière générale, et de faire connaître leur désir de voir
+l'indépendance de la Pologne immédiatement proclamée et garantie par
+un roi français de la famille Bonaparte.</p>
+
+<p>Napoléon, pendant la marche de ses corps d'armée sur Varsovie, avait
+quitté Berlin de sa personne, et était arrivé le 25 novembre à Posen.
+C'est là qu'il reçut les lettres de Murat. Il n'avait pas besoin qu'on
+lui dît les choses pour les savoir. Même à travers la plus habile
+dissimulation, il surprenait le secret des âmes, et la dissimulation
+de Murat n'était pas de celles qu'on eût de la peine à pénétrer.
+<span class="sidenote">Accueil fait par Napoléon aux idées des Polonais qui lui
+sont transmises par Murat.</span>
+Il
+eut bientôt découvert l'ambition qui dévorait ce c&oelig;ur, à la fois si
+vaillant et si faible. Il en éprouva autant de mécontentement contre
+lui que contre les Polonais. Il voyait dans ce qu'on lui proposait des
+calculs, des réserves, des conditions, un demi-élan, et, en ce qui le
+concernait, des engagements dangereux, sans l'équivalent d'une
+puissante coopération. Par un singulier concours de circonstances, il
+recevait le même jour des dépêches de Paris, relatives au célèbre
+Kosciusko, qu'il avait voulu tirer de France, pour le mettre à la
+tête de la nouvelle Pologne.
+<span class="sidenote">Conduite mal entendue de Kosciusko.</span>
+Ce patriote <span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> polonais, que de
+fausses directions d'esprit empêchèrent à cette époque de servir
+utilement sa patrie, vivait à Paris au milieu des mécontents, peu
+nombreux, qui n'avaient pas encore pardonné à Napoléon le 18 brumaire,
+le concordat, le rétablissement de la monarchie. Quelques sénateurs,
+quelques membres de l'ancien Tribunat, composaient cette société
+honnête et vaine. Kosciusko eut le tort d'opposer des contradictions
+intempestives au seul homme qui pût alors sauver sa patrie, et qui en
+eût véritablement l'intention. Outre les engagements préalables,
+réclamés par les nobles de Varsovie, et impossibles à prendre en face
+de l'Autriche, Kosciusko exigeait d'autres conditions politiques, tout
+à fait puériles, dans un moment où il s'agissait de relever la
+Pologne, avant de savoir quelle constitution on lui donnerait.
+Napoléon, se voyant contrarié à la fois par les Polonais devenus
+idéologues à Paris, et par les Polonais devenus russes à
+Saint-Pétersbourg, en conçut de la défiance et de la froideur.</p>
+
+<span class="sidenote">Réponse de Napoléon aux Polonais.</span>
+
+<p>En ce qui regardait Kosciusko, il répondit au ministre Fouché, qu'il
+avait chargé de lui faire des propositions: Kosciusko <em>est un sot</em>,
+qui n'a pas dans sa patrie toute l'importance qu'il croit avoir, et
+dont je me passerai fort bien pour rétablir la Pologne, si la fortune
+des armes me seconde.&mdash;Il adressa une lettre sèche et sévère à Murat.
+Dites aux Polonais, lui écrivit-il, que ce n'est pas avec ces calculs,
+avec ces précautions personnelles, qu'on affranchit sa patrie tombée
+sous le joug étranger; que c'est au contraire en se soulevant tous
+ensemble, aveuglément, sans réserve, et avec la résolution de
+sacrifier sa fortune et <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> sa vie, qu'on peut avoir, non pas la
+certitude, mais la simple espérance de la délivrer. Je ne suis pas
+venu ici, ajoutait-il, <em>mendier un trône pour ma famille, car je ne
+manque pas de trônes à donner</em>; je suis venu dans l'intérêt de
+l'équilibre européen, tenter une entreprise des plus difficiles, à
+laquelle les Polonais ont plus à gagner que personne, puisque c'est de
+leur existence nationale qu'il s'agit, en même temps que des intérêts
+de l'Europe. Si à force de dévouement ils me secondent assez pour que
+je réussisse, je leur accorderai l'indépendance. Sinon, je ne ferai
+rien, et je les laisserai sous leurs maîtres prussiens et russes. Je
+ne rencontre pas ici, à Posen, dans la noblesse de province, toutes
+les vues méticuleuses de la noblesse de la capitale. J'y trouve
+franchise, élan, patriotisme, ce qu'il faut enfin pour sauver la
+Pologne, et tout ce que je cherche vainement chez les grands seigneurs
+de Varsovie.&mdash;</p>
+
+<p>Napoléon mécontent, mais ne renonçant pas pour cela au projet de
+changer la face du nord de l'Europe par le rétablissement de la
+Pologne, prit la résolution de ne pas aller à Varsovie, et de rester à
+Posen, où il était l'objet d'un enthousiasme extraordinaire.
+<span class="sidenote">Napoléon s'établit à Posen, et envoie M. Wibiski à
+Varsovie.</span>
+Il se
+contenta d'envoyer à Varsovie un Polonais, dont il appréciait beaucoup
+l'esprit, M. Wibiski, gentilhomme plus versé dans la science des lois
+et de la politique que dans celle de la guerre, mais connaissant à
+fond son pays, et animé du plus sincère patriotisme. Napoléon lui
+exposa les difficultés de sa situation, en présence des trois anciens
+copartageants de la Pologne, dont deux étaient armés contre lui, et
+un troisième prêt à se déclarer; la nécessité <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> où il était de
+garder de grands ménagements, et de trouver, dans un mouvement
+spontané et unanime des Polonais, tout à la fois un prétexte de
+proclamer leur indépendance, et un secours suffisant pour la soutenir.
+Son langage, parfaitement sensé et sincère, persuada M. Wibiski, qui
+se rendit à Varsovie, pour essayer de faire partager ses convictions à
+ses compatriotes les plus distingués par leur position et leurs
+lumières.</p>
+
+<span class="sidedate">Déc. 1806.</span>
+
+<span class="sidenote">Quel jugement il faut porter sur la conduite de Napoléon et
+des Polonais.</span>
+
+<p>Ce singulier conflit entre les Polonais voulant que Napoléon commençât
+par proclamer leur indépendance, et Napoléon voulant qu'ils
+commençassent par la mériter, ne doit être un motif de blâme, ni pour
+eux ni pour lui, mais une preuve de la difficulté même de
+l'entreprise. Les Polonais avouaient ainsi qu'ils croyaient peu solide
+une existence placée à si grande distance du protecteur qui la leur
+aurait rendue, et lui demandaient pour se rassurer, outre un
+engagement solennel, les liens même du sang. Napoléon, de son côté,
+avouait qu'assez puissant pour prétendre changer la face de l'Europe,
+assez audacieux pour oser porter la guerre jusqu'à la Vistule, il
+hésitait à proclamer l'indépendance de la Pologne, ayant deux des
+trois copartageants en face, et le troisième sur ses derrières. Si
+toutefois il fallait absolument voir ici matière à reproche contre
+quelqu'un, ce serait contre les Polonais, du moins contre ceux qui
+calculaient de la sorte. Napoléon, en effet, ne devait rien aux
+Polonais, qu'en raison de ce qu'ils feraient pour l'Europe, dont il
+était le représentant, tandis qu'eux devaient tout à leur patrie, même
+une imprudente confiance, dût cette confiance entraîner <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span>
+l'aggravation de leurs maux. Quand Napoléon était prudent, il faisait
+son devoir: quand les Polonais prétendaient l'être, ils manquaient au
+leur: car, dans la situation où ils se trouvaient, leur devoir n'était
+pas d'être prudents, mais dévoués jusqu'à périr<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon resté de sa personne à Posen, y crée un grand
+établissement militaire.</span>
+
+<p>Napoléon établi à Posen, au milieu de la noblesse du grand-duché,
+accourue tout entière autour de lui, s'occupait à y créer l'un de ces
+établissements militaires, dont il prenait l'habitude de jalonner sa
+route, à mesure qu'il portait la guerre à de plus grandes distances.
+Il achetait des grains, des fourrages, surtout des étoffes, car il y
+avait à Posen une importante manufacture de drap; il organisait des
+manutentions de vivres, des hôpitaux, tout ce qu'il fallait en un mot
+pour avoir une vaste place de dépôt au centre de la Pologne. Cette
+place, il est vrai, n'était pas fortifiée, comme Wittemberg ou
+Spandau; elle était ouverte comme Berlin. Mais elle avait pour défense
+l'affection des habitants, voués de c&oelig;ur à la cause des Français.</p>
+
+<span class="sidenote">Continuation des mouvements de l'armée en Pologne.</span>
+
+<p>Napoléon dirigea ensuite les mouvements de l'armée conformément à son
+plan d'invasion. Le maréchal Ney était arrivé à Posen. Les maréchaux
+Soult et Bernadotte y marchaient à petites journées, après <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span>
+avoir pris à Berlin le repos dont leurs troupes avaient besoin. La
+garde et les grenadiers rendus à Posen y entouraient l'Empereur. Le
+prince Jérôme avait envoyé les Bavarois sur Kalisch, et, avec les
+Wurtembergeois, commençait par Glogau l'investissement des places de
+la Silésie.</p>
+
+<p>Napoléon envoya le maréchal Ney de Posen à Thorn, pour qu'il tâchât de
+s'emparer de cette dernière place, et d'y surprendre le passage de la
+Vistule. (Voir la carte n<sup>o</sup> 37.) Il prescrivit au maréchal Augereau de
+continuer son mouvement par la droite, en longeant la Vistule de Thorn
+à Varsovie. Il ordonna au maréchal Lannes, qui avait déjà exécuté ce
+même mouvement, d'entrer à Varsovie, d'y remplacer le maréchal Davout,
+dès que celui-ci aurait rétabli les ponts de la Vistule, qui unissent
+la ville de Varsovie avec le faubourg de Praga. En ordonnant aux
+maréchaux Ney et Davout de franchir le plus tôt possible la Vistule
+sur les deux points de Thorn et de Varsovie, il leur recommanda de
+s'en assurer le passage d'une manière permanente, en construisant de
+fortes têtes de pont. Il ajourna ses mouvements ultérieurs jusqu'au
+moment où ces deux bases d'opération seraient solidement établies, et
+en attendant il s'occupa de faire avancer, sans hâte et sans fatigue,
+les corps des maréchaux Soult et Bernadotte, afin d'entrer en ligne à
+la tête de toutes ses forces réunies.</p>
+
+<span class="sidenote">Emploi des négociants juifs pour nourrir l'armée.</span>
+
+<p>Dans cet intervalle, Murat avec la réserve de cavalerie, le maréchal
+Davout avec son corps d'armée, s'étaient installés à Varsovie, et
+cherchaient à y exécuter les ordres de l'Empereur. Les Russes avaient
+employé le temps de leur séjour dans cette ville, <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> à emporter
+les vivres ou à les détruire, à couler à fond toutes les barques, à ne
+laisser enfin ni moyen de subsistance, ni moyen de passage. Grâce au
+zèle des Polonais on suppléa en grande partie à tout ce qui manquait.
+D'après l'autorisation de Napoléon, qui ne ménageait pas l'argent dont
+il était pourvu, on conclut des marchés avec les commerçants juifs,
+qui se montraient fort adroits, fort habiles à tirer de ces vastes
+contrées les grains dont elles abondaient. Un cordon autrichien,
+répandu le long de la Gallicie, empêchait l'exportation des denrées
+alimentaires. Mais on chargea les juifs d'écarter la difficulté, en
+soudoyant richement les douaniers autrichiens; et moyennant l'argent
+qu'on leur donna, moyennant l'abandon qu'on leur fit de tous les sels
+trouvés dans les magasins prussiens, ils promirent de faire couler par
+la Pilica dans la Vistule, par la Vistule dans Varsovie, les blés et
+les avoines, d'y amener en outre une quantité considérable de viande
+sur pied.</p>
+
+<span class="sidenote">Passage de la Vistule à Varsovie par les troupes du
+maréchal Davout.</span>
+
+<p>On songea ensuite au passage du grand fleuve, qui coupait en deux la
+capitale. Le temps, alternativement pluvieux ou froid, restait
+incertain, ce qui était la pire des conditions atmosphériques dans un
+tel pays, car la Vistule sans être gelée, charriant d'énormes glaçons,
+ne permettait ni de jeter un pont, ni de passer sur la glace. On avait
+envoyé des détachements de cavalerie légère le long des rives du
+fleuve, pour s'emparer des barques, que l'ennemi n'avait pas eu le
+temps de couler, et de cette manière on en avait réuni un certain
+nombre à Varsovie. Ne pouvant pas encore jeter un pont à cause des
+glaces que le courant entraînait avec violence, on <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> essaya de
+faire passer quelques détachements dans des bateaux. Il fallait la
+hardiesse que l'habitude du succès inspirait à nos soldats et à nos
+généraux, pour tenter de semblables opérations, car ces détachements
+transportés l'un après l'autre, auraient pu être enlevés, avant d'être
+assez nombreux pour se défendre. Mais le général russe qui commandait
+l'avant-garde, ayant vu ce commencement de passage, prit l'alarme,
+abandonna le faubourg de Praga, et se retira sur la Narew, ligne
+militaire dont nous ferons connaître tout à l'heure la direction, et
+qui se trouve à quelques lieues de Varsovie. On se hâta de profiter de
+cette circonstance, on transporta toute une division du corps de
+Davout au delà de la Vistule, on s'empara de Praga, et on s'avança
+jusqu'à Jablona. (Voir les cartes n<sup>os</sup> 37 et 38.) La Vistule
+paraissant un peu moins chargée de glaçons, on rétablit les ponts de
+bateaux, grâce à l'intrépidité des marins de la garde, et au zèle des
+bateliers polonais.
+<span class="sidenote">Le maréchal Davout se porte sur la Narew. Le maréchal
+Lannes occupe Varsovie. Le maréchal Augereau se place le long de la
+Vistule, devant Modlin.</span>
+En peu de jours la construction des ponts de
+bateaux étant achevée, le maréchal Davout put passer avec tout son
+corps sur la rive droite, s'établir à Praga, et même au delà dans une
+forte position sur la Narew. Le corps de Lannes vint se dédommager
+dans Varsovie des privations qu'il avait essuyées en remontant la
+Vistule. Le maréchal Augereau le remplaça, et prit position au-dessous
+de Varsovie, à Utrata, vis-à-vis de Modlin, c'est-à-dire vis-à-vis du
+confluent de la Narew et de la Vistule. Son corps y souffrait
+beaucoup, et n'avait à manger que le pain que Lannes et Murat lui
+envoyaient de Varsovie avec un zèle de bons camarades.</p>
+
+<span class="sidenote">Audacieux passage de la Vistule à Thorn, par le corps du
+maréchal Ney.</span>
+
+<p>Pendant que le passage de la Vistule s'opérait à <span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> Varsovie,
+le maréchal Ney s'était dirigé sur Thorn par Gnesen et Inowraclaw. Le
+corps prussien de Lestocq, gui restait fort de 15 mille hommes, après
+avoir fourni les garnisons de Graudenz et Dantzig, occupait Thorn par
+un détachement. Le maréchal Ney s'approcha de cette ville, qui, par
+une situation toute contraire à celle de Varsovie, se trouve sur la
+rive droite de la Vistule, et n'a sur la rive gauche qu'un simple
+faubourg. Un vaste pont reposant sur arches de bois, et appuyé sur une
+île, unissait les deux rives; mais l'ennemi l'avait presque détruit.
+Le maréchal Ney s'étant avancé avec une simple tête de colonne, fit en
+compagnie du colonel Savary, commandant le 14<sup>e</sup> de ligne, la
+reconnaissance des bords de la Vistule. Thorn est sur la frontière qui
+sépare le pays slave du pays allemand. Les deux populations, ennemies
+de tout temps, l'étaient bien davantage alors, et se montraient prêtes
+à en venir aux mains à l'arrivée des Français. Des bateliers polonais
+aidèrent les troupes du maréchal Ney, et lui amenèrent des barques en
+assez grand nombre pour transporter quelques centaines d'hommes. Le
+colonel Savary, avec un détachement de son régiment, avec quelques
+compagnies du 69<sup>e</sup> de ligne et du 6<sup>e</sup> léger, se plaça dans ces
+barques, et s'aventura sur le large lit de la Vistule, naviguant à
+travers d'énormes glaçons, et ayant en présence sur l'autre rive
+l'ennemi qui l'attendait. Quand il se fut approché, la fusillade
+commença, et devint d'autant plus incommode, que les glaçons, plus
+serrés sur les bords qu'au milieu du fleuve, ne permettaient guère
+aux barques d'aborder. Des bateliers allemands se <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span>
+disposaient à joindre leurs efforts à l'obstacle des lieux, pour
+empêcher le débarquement des Français. Mais à cet aspect, les
+bateliers polonais, plus hardis et plus nombreux que les bateliers
+allemands, se jetèrent sur ceux-ci, les repoussèrent, et entrant dans
+l'eau jusqu'à mi-corps, tirèrent les barques sur le rivage, sous le
+feu des Prussiens. Les quatre cents Français, s'élançant aussitôt à
+terre, coururent sur l'ennemi. Bientôt les barques, renvoyées de
+l'autre côté de la Vistule, amenèrent de nouveaux détachements, et les
+troupes de Ney furent assez nombreuses dans Thorn pour s'en rendre
+maîtresses.</p>
+
+<p>Après cet acte d'audace, si heureusement accompli, le maréchal Ney
+s'occupa de faire son établissement à Thorn, pour lui et pour les
+corps qui viendraient le joindre.
+<span class="sidenote">Grand établissement militaire créé à Thorn.</span>
+Il s'empressa d'abord de réparer le
+pont, ce qui ne fut pas difficile, vu que la destruction n'en avait
+été que très-incomplète. Il découvrit des barques en grand nombre,
+parce que la navigation est plus active sur la basse Vistule, et il en
+réunit assez pour en expédier sur Varsovie, et sur les points
+intermédiaires, notamment à Utrata, où elles étaient fort nécessaires
+au maréchal Augereau, pour le transport de ses vivres. Puis il
+s'occupa de faire à Thorn ce qu'on avait déjà fait à Posen et à
+Varsovie, c'est-à-dire de créer des manutentions de vivres, des
+hôpitaux, des établissements de tout genre. Bromberg qui est situé sur
+le canal de Nackel, à peu de distance de Thorn, pouvait y verser une
+partie de ses vastes ressources, ce qui fut exécuté sans retard, au
+moyen de la navigation. Ney rangea ensuite les sept régiments de son
+corps d'armée autour de Thorn, les <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> disposant comme des rayons
+autour d'un centre, et plaçant sa cavalerie légère à la circonférence,
+afin de se garantir des Cosaques, coureurs fort actifs et fort
+incommodes.</p>
+
+<span class="sidenote">La Vistule étant passée, Napoléon arrête ses opérations
+pour la fin de la campagne.</span>
+
+<p>Lorsque Napoléon apprit qu'il était, par le zèle et la hardiesse de
+ses lieutenants, maître du cours de la Vistule, sur les deux points
+principaux de Thorn et de Varsovie, il arrêta tout de suite son plan
+d'opération pour la fin de l'automne. Il connaissait assez l'état du
+pays et l'action des pluies sur ce sol argileux, pour se décider à
+prendre ses quartiers d'hiver. Mais auparavant il voulait frapper sur
+les Russes un coup, sinon décisif, au moins suffisant pour les rejeter
+jusqu'au Niémen, et lui permettre de prendre tranquillement ses
+quartiers d'hiver le long de la Vistule. Afin de bien saisir les
+mouvements qu'il méditait, il faut se faire une idée exacte des lieux,
+et de la position que l'ennemi y avait occupée. (Voir les cartes
+n<sup>os</sup> 37 et 38.)</p>
+
+<p>Le roi de Prusse, repoussé de l'Oder, s'était porté sur la Vistule.
+Repoussé de la Vistule, il s'était retiré sur la Prégel, à
+K&oelig;nigsberg. Arrivé à cette extrémité de son royaume, il lui restait
+à défendre, de concert avec les Russes, l'espace compris entre la
+Vistule et la Prégel.
+<span class="sidenote">Description du pays situé entre la Vistule et la Prégel.</span>
+Le sol présente ici les mêmes caractères
+qu'entre l'Elbe et l'Oder, entre l'Oder et la Vistule, c'est-à-dire
+une longue chaîne de dunes parallèles à la mer, retenant les eaux, et
+occasionnant une suite de lacs, qui s'étendent de la Vistule à la
+Prégel. Ces lacs trouvent leur écoulement, les uns directement vers la
+mer, par de petites rivières qui s'y jettent, et dont la principale
+est la Passarge; les autres <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> dans l'intérieur du pays, par une
+multitude de cours d'eau, tels que l'Omulew, l'Orezyc, l'Ukra, qui se
+rendent dans la Narew, et par la Narew dans la Vistule. Ce pays
+singulier, compris entre la Vistule et la Prégel, a donc deux
+versants, un tourné vers la mer, qui est allemand, colonisé jadis par
+l'ordre Teutonique, et très-bien cultivé; l'autre tourné vers
+l'intérieur, peu habité, peu cultivé, couvert de forêts épaisses, et
+presque impénétrable en hiver. Tout est ressource en s'approchant de
+la mer, tout est obstacle, difficulté de vivre, quand on s'enfonce
+dans l'intérieur.
+<span class="sidenote">Dantzig et K&oelig;nigsberg.</span>
+À l'embouchure de la Vistule et à celle de la
+Prégel, se rencontrent deux grandes villes commerçantes, Dantzig sur
+la première, K&oelig;nigsberg sur la seconde, remplies, à l'époque dont
+nous parlons, de ressources immenses, tant celles qu'on avait tirées
+du pays, que celles que les Anglais y avaient apportées, et y
+apportaient tous les jours. Dantzig, puissamment fortifiée, pourvue
+d'une nombreuse garnison, ne pouvait tomber que devant un long siége.
+Elle était, pour les Russes et les Prussiens, un point d'appui d'une
+grande importance sur la basse Vistule, et rendait précaire notre
+établissement sur la haute Vistule, en permettant toujours à l'ennemi
+de passer ce fleuve sur notre gauche, et de menacer nos derrières.
+K&oelig;nigsberg, mal fortifiée, mais défendue par la distance,
+renfermant les dernières ressources de la Prusse, en matériel,
+munitions, argent, soldats, officiers, était le principal dépôt de
+l'ennemi, et son moyen de communication avec les Anglais.
+<span class="sidenote">Le Frische-Haff.</span>
+Entre
+Dantzig et K&oelig;nigsberg s'étend le Frische-Haff, vaste lagune,
+semblable aux lagunes de Venise et de <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> Hollande, due à la
+cause qui a produit tous les phénomènes de ce sol, à l'accumulation
+des sables, lesquels, rangés en un long banc parallèle au rivage,
+séparent les eaux fluviales des eaux maritimes, et forment ainsi une
+mer intermédiaire. C'est le même phénomène qui se remarque à
+l'embouchure de l'Oder sous le nom de Grosse-Haff, et à l'embouchure
+du Niémen, sous le nom de Curische-Haff. Indépendamment de Dantzig et
+de K&oelig;nigsberg, d'autres villes commerçantes, Marienbourg, Elbing,
+Braunsberg, situées autour du Frische-Haff, présentent une ceinture de
+cités riches et populeuses. C'était là le dernier débris de la
+monarchie prussienne, resté à Frédéric-Guillaume. Ce monarque, placé
+de sa personne à K&oelig;nigsberg, avait ses troupes répandues entre
+Dantzig et K&oelig;nigsberg, se liant aux Russes du côté de Thorn. Il
+défendait ainsi le versant maritime avec 30 mille hommes, garnisons
+comprises. Les Russes avec 100 mille, occupaient le versant intérieur,
+adossés à des forêts épaisses, et couverts par l'Ukra et la Narew,
+rivières qui en se réunissant avant de se jeter dans la Vistule,
+décrivent un angle dont le sommet vient s'appuyer sur ce grand fleuve,
+un peu au-dessous de Varsovie.</p>
+
+<span class="sidenote">Deux combinaisons possibles de la part des Russes et des
+Prussiens.</span>
+
+<p>Deux combinaisons étaient possibles de la part des coalisés. Ils
+pouvaient se réunir en masse vers la mer, pour profiter des nombreux
+points d'appui qu'ils possédaient sur le littoral, surtout de Dantzig,
+et, passant la basse Vistule, nous obliger à repasser la haute, si
+nous ne voulions pas être tournés. Ils pouvaient encore, abandonnant
+aux Prussiens le soin de garder la mer, et communiquant entre eux par
+<span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> quelques détachements placés sur la ligne des lacs, porter
+les Russes en avant de la région des forêts, dans l'angle décrit par
+l'Ukra et la Narew, former ainsi une sorte de coin, et en diriger la
+pointe sur Varsovie. Napoléon était prêt pour l'un et l'autre cas.
+<span class="sidenote">Double man&oelig;uvre imaginée par Napoléon, en opposition aux
+deux combinaisons possibles de l'ennemi.</span>
+Si
+les Prussiens et les Russes opéraient en masse vers la mer, son projet
+était de remonter la Narew, par les routes qui traversent la région
+intérieure, et puis, se rabattant à gauche, de jeter l'ennemi dans la
+mer ou dans la basse Vistule. Si, au contraire, laissant les Prussiens
+vers la mer, entre Dantzig et K&oelig;nigsberg, les Russes s'avançaient
+le long de la Narew et de l'Ukra sur Varsovie, alors, perçant par
+Thorn, entre les uns et les autres, Napoléon était décidé à pivoter
+sur sa droite, dont l'extrémité poserait sur Varsovie, à s'élever par
+sa gauche, de manière à séparer par ce mouvement de conversion les
+Prussiens des Russes, et à refouler ceux-ci dans le chaos des bois et
+des marécages de l'intérieur. Il les privait ainsi des ressources de
+la mer, des secours de l'Angleterre, et les obligeait à fuir en
+désordre à travers un affreux labyrinthe. Cette séparation opérée, la
+région maritime, défendue par quelques mille Prussiens, était facile à
+conquérir, et avec elle on enlevait toutes les richesses matérielles
+de la coalition.</p>
+
+<p>Entre les deux combinaisons que nous venons de décrire, les coalisés
+semblaient avoir adopté la seconde. Les Prussiens occupaient la région
+maritime, se liant aux Russes par un détachement placé aux environs de
+Thorn. Les Russes étaient rangés en masse dans la région intérieure,
+sur la Narew et ses affluents. Le général Benningsen, qui commandait
+<span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> la première armée russe, composée de quatre divisions,
+s'était replié de la Vistule sur la Narew, à l'approche des Français,
+et avait pris position dans l'intérieur de l'angle formé par l'Ukra et
+la Narew. Le général Buxhoewden, avec la seconde armée, forte aussi de
+quatre divisions, était en arrière, sur la haute Narew et l'Omulew,
+aux environs d'Ostrolenka. Le général Essen, avec les deux divisions
+de réserve, n'était point encore arrivé sur le théâtre de la guerre.
+Dans le désir de flatter les passions des vieux soldats russes, on
+leur avait donné pour les commander en chef le général Kamenski,
+ancien lieutenant de Suwarow, ayant la rudesse énergique de l'illustre
+guerrier moscovite, mais aucun de ses talents. Après avoir d'abord
+rétrogradé devant les Français, les Russes, regrettant le terrain
+perdu, avaient voulu se reporter en avant. Mais, à l'aspect de notre
+armée fort bien préparée à les recevoir, ils avaient repris leur
+position derrière l'Ukra et la Narew.</p>
+
+<p>Informé de la situation des Prussiens et des Russes, les premiers
+établis le long de la mer, les seconds accumulés dans la région
+intérieure, les uns et les autres faiblement liés entre eux vers
+Thorn, Napoléon résolut de leur opposer la man&oelig;uvre imaginée pour
+ce cas, c'est-à-dire de déboucher de Thorn avec sa gauche renforcée,
+de séparer les Prussiens des Russes, et de jeter ceux-ci dans les
+inextricables difficultés de l'intérieur. Il avait déjà dirigé le
+maréchal Ney sur Thorn; il y achemina encore le maréchal Bernadotte
+avec le premier corps, et la division Dupont. Il porta le corps du
+maréchal Soult <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> intermédiairement, par Sempolno sur Plock, lui
+prescrivit de passer la Vistule entre Varsovie et Thorn, et lui
+recommanda de se lier, par sa gauche avec les maréchaux Ney et
+Bernadotte, par sa droite avec le maréchal Augereau. Les dragons
+montés à Potsdam ayant rejoint l'armée, Napoléon les réunit à la
+portion de la grosse cavalerie qui s'était reposée à Berlin, et en
+composa une seconde réserve de troupes à cheval, qu'il confia au
+maréchal Bessières, enlevé pour un instant au commandement de la garde
+impériale. Il envoya cette seconde réserve à Thorn. C'était un
+rassemblement de 7 à 8 mille chevaux, lequel, joint aux corps des
+maréchaux Ney et Bernadotte, devait composer à l'extrême gauche de
+l'armée française, une colonne de 40 à 45 mille hommes, bien
+suffisante pour opérer le mouvement de conversion projeté. Le maréchal
+Soult, à la tête de 25 mille hommes, formait le centre; les maréchaux
+Augereau, Davout, Lannes, formaient la droite, destinée à s'appuyer
+sur Varsovie. Tous ces corps étaient assez rapprochés pour coopérer
+les uns avec les autres, et présenter, en quelques heures, 70 mille
+hommes rassemblés sur le point, quel qu'il fût, où l'on rencontrerait
+l'ennemi en force. Napoléon supposait donc que sa gauche s'avançant à
+marches rapides tandis que sa droite pivoterait lentement, il pourrait
+ramasser les Russes chemin faisant, et, après les avoir séparés des
+Prussiens, les refouler de l'Ukra sur la Narew, de la Narew sur le
+Bug, loin de la mer, perdus dans l'intérieur de la Pologne. Si le
+temps, favorisant de tels projets, rendait les marches faciles, il
+était possible que les Russes fussent repoussés si loin <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> de
+leur base d'opération, et du pays où ils vivaient, que leur déroute
+devint un véritable désastre.</p>
+
+<span class="sidenote">Ouvrages ordonnés par Napoléon sur la Vistule.</span>
+
+<p>Voulant pivoter sur Varsovie, mais voulant aussi pouvoir s'en éloigner
+au besoin, s'il était obligé de suivre le mouvement de sa gauche et de
+s'élever avec elle, Napoléon fit exécuter de grands travaux au
+faubourg de Praga. Il ordonna de le fortifier au moyen d'ouvrages en
+terre, pourvus d'un revêtement en bois, revêtement qui vaudrait une
+escarpe en maçonnerie. Ce faubourg, ainsi fortifié, devait servir de
+tête de pont à Varsovie. Napoléon prescrivit au maréchal Davout, qui
+s'était porté de la Vistule sur la Narew, d'établir un pont sur cette
+dernière rivière, et de le mettre en état de défense. Il prescrivit au
+maréchal Augereau, qui se préparait à passer la Vistule à Modlin, d'y
+établir également un pont à demeure, et de le rendre inattaquable sur
+les deux rives. Il chargea le général Chasseloup du tracé des ouvrages
+ordonnés. Il lui recommanda d'y employer exclusivement la terre et le
+bois, d'y placer la grosse artillerie enlevée à l'ennemi, d'y attirer
+à prix d'argent, et en grand nombre, les ouvriers polonais. Napoléon
+désirait que ces fortifications en terre et en bois, élevées jusqu'à
+la valeur d'une fortification permanente, pussent, en y laissant les
+Polonais de nouvelle levée et quelques détachements français, se
+suffire à elles-mêmes, pendant que l'armée se porterait en avant, si
+la conséquence des opérations entreprises venait à l'exiger.</p>
+
+<span class="sidenote">Difficulté de se procurer des bras pour travailler aux
+ouvrages ordonnés par Napoléon.</span>
+
+<p>Les ordres de Napoléon étaient toujours ponctuellement exécutés, à
+moins d'impossibilité absolue, parce qu'il veillait à leur exécution
+avec une attention <span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> soutenue, et une insistance opiniâtre. Le
+général Chasseloup fit travailler très-activement aux ouvrages
+prescrits; mais il avait de la peine à se procurer des ouvriers. Les
+violences exercées par les Russes, la crainte de violences semblables
+de la part des Français, avaient porté les paysans à s'enfuir avec
+leurs familles, leurs bestiaux, et leurs moyens de transport sur le
+territoire de la Pologne autrichienne, dont la frontière extrêmement
+rapprochée, et fermée aux deux armées belligérantes, présentait un
+asile voisin et sûr. Des villages entiers avaient fui, leurs prêtres
+en tête, afin de se soustraire aux horreurs de la guerre. Même avec
+beaucoup d'argent on ne pouvait pas se procurer des bras. On en avait
+bien quelques-uns à Varsovie, mais la construction des fours,
+l'organisation des établissements militaires qu'il fallait
+proportionner à une armée de 200 mille hommes, les absorbaient presque
+tous. Il n'en restait point pour les employer ailleurs. On y suppléait
+avec des soldats. Malheureusement ceux-ci commençaient à se ressentir
+des fatigues, et surtout des influences de la saison, jusqu'ici plus
+humide que froide. Ils souffraient aussi des privations.
+<span class="sidenote">Difficulté de vivre.</span>
+Les
+provisions commandées en Gallicie se faisaient attendre, et même à
+Varsovie on éprouvait quelque difficulté à vivre. Le maréchal Lannes y
+était campé avec ses deux divisions. Le maréchal Davout était campé au
+delà, c'est-à-dire au bord de la Narew, qui tombe dans la Vistule un
+peu au-dessous de Varsovie. Il y avait de Varsovie à la Narew environ
+huit lieues, beaucoup de landes, peu de cultures et d'habitations.
+Les soldats du corps de Davout réduits à <span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> manger du porc, à
+défaut de b&oelig;uf ou de mouton, étaient atteints de dyssenterie. Ils
+n'avaient de pain que celui qu'on leur envoyait chaque jour. Le
+maréchal Davout avait son quartier général à Jablona, et sa tête de
+colonne au bord même de la Narew, vers Okunin, vis-à-vis du confluent
+de l'Ukra et de la Narew. (Voir les cartes n<sup>os</sup> 38 et 39.) Le
+maréchal Davout, malgré les avant-gardes russes, avait passé la Narew,
+jeté un pont sur cette rivière, à l'aide de quelques barques qu'on
+avait recueillies, et faisait travailler à des ouvrages défensifs aux
+deux extrémités de ce pont. Il pouvait donc man&oelig;uvrer sur l'une et
+l'autre rive de la Narew. Cependant il l'avait franchie au-dessous du
+point où l'Ukra se réunit à elle, et il lui restait à la franchir plus
+haut, ou à franchir l'Ukra elle-même, pour pénétrer dans l'angle
+occupé par les Russes. Mais ils y étaient nombreux, et solidement
+retranchés sur un terrain élevé, boisé, armé d'artillerie. On ne
+pouvait aller les attaquer qu'en passant l'Ukra de vive force. Le
+tenter c'était engager la lutte qu'on ne devait entreprendre que sous
+les yeux de Napoléon.</p>
+
+<span class="sidenote">Situation des divers corps d'armée sur la Vistule.</span>
+
+<p>Les travailleurs du maréchal Davout donnaient presque la main à ceux
+du maréchal Augereau, qui s'occupait activement de son établissement
+sur la Vistule, vers Modlin, au point où la Vistule et la Narew se
+confondent. (Voir la carte n<sup>o</sup> 38.) Mais il était privé des moyens
+nécessaires, les Russes ayant tout détruit en se retirant. Douze
+barques, ramassées au-dessus et au-dessous de Modlin, lui avaient
+servi à passer le fleuve, un détachement après l'autre. Il
+travaillait à construire un vaste pont à <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> Modlin, avec
+ouvrages défensifs sur les deux rives. Ses troupes, au milieu des
+sables qui règnent dans cette partie du pays, vivaient encore plus mal
+que celles du maréchal Davout. Il avait hâte de se porter à Plonsk, au
+delà de la Vistule, vis-à-vis de l'Ukra, dans une contrée plus
+fertile. Le maréchal Soult avait exécuté les marches ordonnées par
+l'Empereur, et avait commencé à passer à Plock, d'où il était en
+mesure, ou de rejoindre le maréchal Augereau à Plonsk, ou de rejoindre
+les maréchaux Ney et Bernadotte à Biezun, suivant les circonstances.
+Quant aux corps qui avaient Thorn pour base d'opération, ceux-là ne
+manquaient de rien.</p>
+
+<p>Ces vainqueurs rapides, qui avaient si promptement envahi l'Autriche
+l'année précédente, et la Prusse le mois dernier, se trouvaient tout à
+coup ralentis dans leur marche triomphale, par un climat humide et
+sombre, par un sol mouvant, alternativement sablonneux ou fangeux, par
+la disette des vivres devenant plus rares à mesure que la population
+et la culture disparaissaient. Ils en étaient surpris, point abattus,
+tenaient mille propos railleurs sur l'attachement des Polonais pour
+une telle patrie, et ne demandaient qu'à rencontrer l'ennemi
+d'Austerlitz, pour se venger sur lui des disgrâces du sol et du ciel.</p>
+
+<p>En voyant les Russes s'avancer et rétrograder tour à tour, puis se
+retirer une dernière fois avec toutes les apparences d'une retraite
+définitive, Napoléon crut qu'ils se repliaient sur la Prégel, pour y
+prendre leurs quartiers d'hiver. Il ordonna donc à Murat et à
+Bessières de les poursuivre à la tête de vingt-cinq <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> mille
+chevaux, l'un débouchant de Varsovie avec la première réserve de
+cavalerie, l'autre débouchant de Thorn avec la seconde. Mais bientôt
+les rapports plus exacts du maréchal Davout, qui, placé au confluent
+de la Narew et de l'Ukra, voyait les Russes solidement établis
+derrière ces deux rivières, les rapports conformes du maréchal
+Augereau, du maréchal Ney surtout qui avait l'habitude d'observer
+l'ennemi de très-près, le détrompèrent, et lui prouvèrent qu'il était
+temps de marcher sur les Russes, qu'il le fallait même, si on ne
+voulait pas les laisser hiverner dans une position trop voisine de
+l'armée française. D'ailleurs les ponts sur la Vistule, dont il se
+proposait de faire ses points d'appui, étaient achevés, pourvus d'un
+commencement d'ouvrages défensifs, et capables d'une suffisante
+résistance, moyennant qu'on y plaçât quelques troupes.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon quitte Posen pour se rendre à Varsovie.</span>
+
+<p>Napoléon partit donc de Posen dans la nuit du 15 au 16 décembre, après
+y être demeuré dix-neuf jours, passa par Kutno et Lowicz, commanda
+partout des vivres, des ambulances, pour le cas d'un mouvement
+rétrograde, peu probable, mais toujours prévu par sa prudence, veilla
+enfin à la marche de ses colonnes sur Varsovie, et s'occupa surtout
+d'y faire arriver la garde et les grenadiers d'Oudinot<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> Il entra la nuit dans la capitale de la Pologne, pour éviter
+les démonstrations bruyantes, car il ne lui convenait pas de payer
+quelques acclamations populaires par des engagements imprudents. Le
+Polonais Wibiski l'avait précédé, et avait employé tout son esprit à
+persuader à ses compatriotes qu'ils devaient se dévouer à Napoléon,
+avant d'exiger qu'il se dévouât à eux. Beaucoup d'entre eux s'étaient
+rendus aux bonnes raisons qu'il leur donnait. Le prince Poniatowski,
+neveu du dernier roi, prince jeune, brillant et brave, espèce de héros
+endormi dans la mollesse, mais prêt à s'éveiller au premier bruit des
+armes, était du nombre de ceux qui s'étaient offerts pour seconder les
+projets de Napoléon. Le comte Potoki, le vieux Malakouski, maréchal de
+l'une des dernières diètes, et d'autres venus à Varsovie, s'étaient
+réunis autour des autorités françaises, pour concourir à former un
+gouvernement. On avait composé une administration provisoire, et tout
+commençait à marcher, sauf les tiraillements inévitables, entre gens
+peu expérimentés, et fort enclins à la jalousie. On levait des hommes,
+on organisait des bataillons, soit à Varsovie, soit à Posen.
+Napoléon, <span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> afin de venir en aide au nouveau gouvernement
+polonais, l'avait tenu quitte de toute contribution, moyennant la
+fourniture des vivres d'urgence. Du reste, la haute société de
+Varsovie montrait pour lui un empressement extraordinaire. Toute la
+noblesse polonaise avait quitté ses châteaux, pressée qu'elle était de
+voir, de saluer le grand homme, autant que le libérateur de la
+Pologne.</p>
+
+<p>Arrivé dans la nuit du 18 au 19, Napoléon voulait monter à cheval le
+19 au matin pour aller reconnaître lui-même la situation du maréchal
+Davout sur la Narew. Mais un brouillard épais l'en empêcha.
+<span class="sidenote">Napoléon fixe au 22 ou 23 décembre l'attaque générale
+contre les Russes.</span>
+Il fit ses
+dispositions pour attaquer l'ennemi du 22 au 23 décembre.&mdash;Il est
+temps, écrivait-il au maréchal Davout, de prendre nos quartiers
+d'hiver; mais cela ne peut avoir lieu qu'après avoir repoussé les
+Russes.&mdash;</p>
+
+<span class="sidenote">Position des quatre divisions du général Benningsen.</span>
+
+<p>Les quatre divisions du général Benningsen se présentaient les
+premières. (Voir la carte n<sup>o</sup> 38.) La division du comte Tolstoy,
+postée à Czarnowo, occupait le sommet de l'angle formé par la réunion
+de l'Ukra et de la Narew. La division du général Sedmaratzki, placée
+en arrière vers Zebroszki, gardait les bords de la Narew. Celle du
+général Saken, placée aussi en arrière vers Lopaczym, gardait les
+bords de l'Ukra. La division du prince Gallitzin était en réserve à
+Pultusk. Les quatre divisions du général Buxhoewden se trouvaient à
+grande distance de celles du général Benningsen, et peu en mesure de
+les soutenir. Deux cantonnées à Popowo observaient le pays entre la
+Narew et le Bug; deux autres campaient plus loin encore, à Makow et
+Ostrolenka. Les <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> Prussiens, repoussés de Thorn, étaient sur le
+cours supérieur de l'Ukra, vers Soldau, liant les Russes à la mer.
+Comme nous l'avons dit, les deux divisions de réserve du général Essen
+n'étaient pas encore arrivées. La masse totale des coalisés destinée à
+entrer en action était de 115 mille hommes.</p>
+
+<p>Il est facile de reconnaître que la distribution des corps russes
+n'était pas heureusement combinée dans l'angle de l'Ukra et de la
+Narew, et qu'ils y avaient trop peu concentré leurs forces. Si au lieu
+d'avoir une seule division à la pointe de l'angle, et une sur chaque
+côté à trop grande distance de la première, enfin cinq hors de portée,
+ils s'étaient distribués avec intelligence sur ce sol si favorable à
+la défensive, qu'ils eussent occupé fortement le confluent d'abord,
+puis les deux rivières, la Narew de Czarnowo à Pultusk, l'Ukra de
+Pomichowo à Kolozomb, qu'ils eussent placé en réserve dans une
+position centrale, à Nasielsk par exemple, une masse principale prête
+à courir au point menacé, ils auraient pu nous disputer le terrain
+avec avantage. Mais les généraux Benningsen et Buxhoewden ne
+s'aimaient guère, ne cherchaient pas le voisinage l'un de l'autre, et
+le vieux Kamenski, arrivé de la veille, n'avait ni l'esprit ni la
+volonté nécessaires, pour leur prescrire d'autres dispositions que
+celles qu'ils avaient adoptées, en suivant chacun leur goût.</p>
+
+<span class="sidenote">Dernières dispositions de Napoléon pour l'attaque de la
+position des Russes.</span>
+
+<p>Napoléon, qui ne voyait la position des Russes que du dehors, jugea
+bien qu'ils étaient retranchés derrière la Narew et l'Ukra pour en
+garder les bords, mais sans savoir comment ils y étaient établis et
+distribués. <span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> Il pensa qu'il fallait d'abord leur enlever le
+confluent, où il était probable qu'ils se défendraient avec énergie,
+et, ce point emporté, procéder à l'exécution de son plan, qui
+consistait à jeter, par un mouvement de conversion de gauche à droite,
+les Russes dans le pays marécageux et boisé de l'intérieur de la
+Pologne. En conséquence, après avoir réitéré aux maréchaux Ney,
+Bernadotte et Bessières, formant sa gauche, l'ordre de se porter
+rapidement de Thorn à Biezun sur le cours supérieur de l'Ukra, aux
+maréchaux Soult et Augereau, formant son centre, l'ordre de partir de
+Plock et de Modlin pour se réunir à Plonsk sur l'Ukra, il se mit
+lui-même à la tête de sa droite, composée du corps de Davout, du corps
+de Lannes, de la garde et des réserves, et résolut de forcer tout de
+suite la position des Russes au confluent de l'Ukra et de la Narew. Il
+laissa dans les ouvrages de Praga les Polonais de nouvelle levée, avec
+une division de dragons, force suffisante pour parer à tout accident,
+l'armée ne devant pas s'éloigner beaucoup de Varsovie.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon se transporte à Okunin pour diriger lui-même le
+passage de l'Ukra et l'attaque de Czarnowo.</span>
+
+<p>Arrivé dans la matinée du 23 décembre à Okunin sur la Narew, par un
+temps humide, par des routes fangeuses et presque impraticables,
+Napoléon mit pied à terre, pour veiller de sa personne aux
+dispositions d'attaque. Ce général qui, suivant quelques critiques,
+tout en dirigeant des armées de trois cent mille hommes, ne savait pas
+mener une brigade au feu, alla lui-même faire la reconnaissance des
+positions ennemies, et placer sur le terrain jusqu'à des compagnies de
+voltigeurs.</p>
+
+<p>On avait déjà franchi la Narew à Okunin, au-dessous <span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> du
+confluent de l'Ukra et de la Narew. (Voir la carte n<sup>o</sup> 39.) Pour
+pénétrer dans l'angle formé par ces deux rivières, il fallait passer
+ou la Narew, ou l'Ukra, au-dessus de leur point de réunion.
+<span class="sidenote">Passage de l'Ukra, et combat de Czarnowo.</span>
+L'Ukra
+étant moins large, on aima mieux essayer de franchir celle-ci. On
+avait profité d'une île qui la divisait en deux bras, près de son
+embouchure, afin de diminuer la difficulté. On s'était établi dans
+cette île, et il restait à passer le second bras, pour aborder à la
+pointe de terre qu'occupaient les Russes, entre l'Ukra et la Narew.
+Cette pointe de terre, couverte de bois, de taillis, de marécages,
+offrait un fourré très-épais. Au delà, ce fourré s'éclaircissait un
+peu, puis le terrain se relevait, et présentait un escarpement, qui
+s'étendait de la Narew à l'Ukra. À droite de ce retranchement naturel,
+se voyait le village de Czarnowo sur la Narew, à gauche le village de
+Pomichowo sur l'Ukra. Les Russes avaient des avant-gardes de
+tirailleurs dans le fourré, sept bataillons et une nombreuse
+artillerie sur la partie élevée du terrain, deux bataillons en
+réserve, et toute leur cavalerie en arrière. Napoléon, rendu dans
+l'île, monta au moyen d'une échelle sur le toit d'une grange, étudia
+avec une lunette la position des Russes, et ordonna sur-le-champ les
+dispositions suivantes. Il répandit une grande quantité de tirailleurs
+tout le long de l'Ukra, et fort au-dessus du point de passage. Il leur
+prescrivit de tirailler vivement, et d'allumer de grands feux avec de
+la paille humide, pour couvrir le lit de la rivière d'un nuage de
+fumée, et faire craindre aux Russes une attaque au-dessus du
+confluent vers <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> Pomichowo. Il dirigea même de ce côté la
+brigade Gauthier, du corps de Davout, afin d'y attirer davantage
+l'attention de l'ennemi. Tandis que ces ordres s'exécutaient, il
+réunit à la chute du jour toutes les compagnies de voltigeurs de la
+division Morand, sur le point projeté du passage, et leur ordonna de
+tirer d'une rive à l'autre, à travers les touffes de bois, pour
+écarter les postes ennemis, tandis que les marins de la garde
+remonteraient les barques réunies dans la Narew. Le 17<sup>e</sup> de ligne et
+le 13<sup>e</sup> léger étaient en colonne, prêts à s'embarquer par détachement,
+et le reste de la division Morand était massé en arrière, afin de
+passer quand le pont serait établi. Les autres divisions du corps de
+Davout attendaient au pont d'Okunin le moment d'agir. Lannes
+s'avançait à grands pas de Varsovie sur Okunin.</p>
+
+<p>Bientôt les marins de la garde amenèrent quelques barques, à l'aide
+desquelles on transporta plusieurs détachements de voltigeurs d'une
+rive à l'autre. Ceux-ci s'enfonçant dans le fourré en écartèrent
+l'ennemi, pendant que les officiers pontonniers et les marins de la
+garde étaient occupés à jeter en toute hâte un pont de bateaux. À sept
+heures du soir, le pont étant devenu praticable, la division Morand le
+franchit en colonnes serrées, et marcha en avant précédée par le 17<sup>e</sup>
+de ligne, par le 13<sup>e</sup> léger, et par une nuée de tirailleurs. On
+s'avançait couvert par la nuit et les bois. Les sapeurs des régiments
+frayaient dans l'épaisseur du fourré un passage à l'infanterie. À
+peine eut-on franchi ces premiers obstacles, qu'on se trouva à
+découvert, en présence du plateau élevé, qui régnait <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> de la
+Narew à l'Ukra, et qui était défendu soit par des abatis, soit par une
+nombreuse artillerie. Les Russes, à travers l'obscurité de la nuit,
+ouvrirent sur nos colonnes un feu nourri de mitraille et de
+mousqueterie, qui nous fit quelque mal. Tandis que les voltigeurs de
+la division Morand et le 13<sup>e</sup> léger s'approchaient en tirailleurs, le
+colonel Lanusse à la tête du 17<sup>e</sup> de ligne, se forma en colonne
+d'attaque sur la droite, pour enlever les batteries russes. Il en
+avait déjà emporté une, lorsque les Russes se dirigeant en masse sur
+son flanc gauche, l'obligèrent à rétrograder. Mais le reste de la
+division Morand arrivait au soutien de ses deux premiers régiments. Le
+13<sup>e</sup> léger ayant épuisé ses cartouches, fut remplacé par le 30<sup>e</sup>, et
+on marcha de nouveau par la droite à l'attaque du village de Czarnowo,
+tandis que vers la gauche le général Petit se portait avec 400 hommes
+d'élite à l'attaque des retranchements russes, placés contre l'Ukra,
+vis-à-vis de Pomichowo. Malgré la nuit, on man&oelig;uvrait avec le plus
+grand ordre. Deux bataillons du 30<sup>e</sup> et un du 17<sup>e</sup> attaquèrent
+Czarnowo, l'un en longeant le bord de la Narew, les deux autres en
+gravissant directement le plateau sur lequel ce village est assis. Ces
+trois bataillons emportèrent Czarnowo, et, suivis par les 51<sup>e</sup> et 61<sup>e</sup>
+régiments, débouchèrent sur le plateau, en repoussant les Russes dans
+la plaine qui s'étend au delà. Au même instant le général Petit avait
+assailli l'extrémité des retranchements ennemis vers l'Ukra, et,
+secondé par le feu de l'artillerie que la brigade Gauthier faisait de
+l'autre rive, les avait enlevés. À minuit, on était maître de la
+position des Russes de la Narew à l'Ukra. Mais à la lenteur de leur
+retraite, <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> qu'il était possible de discerner à travers
+l'obscurité, on devait croire qu'ils reviendraient à la charge, et,
+par ce motif, le maréchal Davout envoya au secours du général Petit,
+qui était le plus exposé, la seconde brigade de la division Gudin.
+Comme on l'avait prévu, les Russes pendant la nuit revinrent trois
+fois à la charge dans l'intention de reprendre la position qu'ils
+avaient perdue, et de jeter les Français à bas du plateau, vers cette
+pointe de terre boisée et marécageuse sur laquelle ils avaient
+débarqué. Trois fois on les laissa s'approcher jusqu'à trente pas, et
+trois fois répondant à leur attaque par un feu à bout portant, on les
+arrêta sur place; puis on les joignit à la baïonnette, et on les
+repoussa. Enfin la nuit étant fort avancée, ils se mirent en pleine
+retraite sur Nasielsk. Jamais combat de nuit ne s'était livré avec
+plus d'ordre, de précision et d'audace. Les Russes nous laissèrent en
+morts, blessés, prisonniers, environ 1,800 hommes, et beaucoup
+d'artillerie. Nous avions eu de notre côté 600 blessés et une centaine
+de morts.</p>
+
+<p>Napoléon, qui n'avait pas quitté le lieu du combat, félicita le
+général Morand et le maréchal Davout de leur belle conduite, et se
+hâta ensuite de tirer les conséquences du passage de l'Ukra, en
+donnant les ordres qu'exigeait la circonstance. Les Russes privés du
+point d'appui qu'ils possédaient au confluent de l'Ukra et de la
+Narew, ne devaient pas être tentés de défendre l'Ukra, dont la ligne
+venait d'être forcée à son embouchure. Mais, dans l'ignorance où l'on
+se trouvait de leur vraie situation, on pouvait craindre qu'ils ne
+fussent en force au pont de Kolozomb, <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> sur l'Ukra, vis-à-vis
+de Plonsk, point vers lequel devaient se rencontrer les corps des
+maréchaux Soult et Augereau. (Voir la carte n<sup>o</sup> 38.) Napoléon
+prescrivit à la réserve de cavalerie, que le général Nansouty
+commandait en l'absence de Murat, tombé malade à Varsovie, de remonter
+l'Ukra sur les deux rives, d'en battre les bords jusqu'à Kolozomb,
+pour tendre la main aux maréchaux Augereau et Soult, pour les aider à
+passer l'Ukra s'ils éprouvaient des difficultés, pour les lier enfin
+avec le maréchal Davout qui allait marcher en avant, traversant par
+son milieu le pays compris entre l'Ukra et la Narew. Il ordonna au
+maréchal Davout de se porter directement sur Nasielsk, et le fit
+appuyer par la garde et la réserve. Enfin il donna pour instruction au
+maréchal Lannes de franchir l'Ukra, là même où l'on venait d'en forcer
+le passage, et de s'élever à la droite du corps de Davout, en longeant
+la Narew jusqu'à Pultusk. Cette ville devenait un point d'une grande
+importance, car les Russes, rejetés de l'Ukra sur la Narew, n'avaient
+que les ponts de Pultusk pour passer cette dernière rivière. L'ordre
+déjà expédié aux maréchaux Soult et Augereau de se diriger sur Plonsk
+pour y franchir l'Ukra, aux maréchaux Ney, Bernadotte et Bessières, de
+s'avancer rapidement sur Biezun, vers les sources de l'Ukra, fut
+naturellement confirmé.</p>
+
+<span class="sidenote">Marche sur Nasielsk.</span>
+
+<p>Napoléon, continuant de se tenir auprès du maréchal Davout, voulut
+marcher le matin même du 24 sur Nasielsk, malgré les fatigues de la
+nuit. On eut seulement la précaution de placer en tête la division
+Friant, pour procurer quelques heures de repos <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> à la division
+Morand, fatiguée du combat de Czarnowo. On arriva vers la fin du jour
+à Nasielsk, et on y trouva en position la division Tolstoy, la même
+qui avait été chassée de Czarnowo. Elle annonçait l'intention de nous
+opposer quelque résistance, afin de donner aux détachements postés sur
+l'Ukra le temps de la rejoindre.</p>
+
+<p>Nous avons dit que les quatre divisions du général Benningsen étaient,
+la division Tolstoy à Czarnowo pour défendre le confluent des deux
+rivières, la division Saken à Lopaczym pour veiller sur l'Ukra, la
+division Sedmaratzki à Zebroszki pour garder la Narew, enfin la
+division Gallitzin à Pultusk pour y servir de réserve, celle-ci,
+quoique fort loin de l'Ukra, ayant aussi sur cette rivière une forte
+avant-garde, commandée par le général Barklay de Tolly: disposition
+mêlée et confuse, qui dénotait une bien faible direction dans les
+opérations de l'armée russe. Le mouvement naturel de ces divisions
+surprises par une vigoureuse attaque sur l'Ukra, était de replier
+leurs détachements pour se retirer sur la Narew. Ce fut en effet le
+mouvement auquel elles cédèrent, et que leur général en chef laissa
+exécuter plutôt qu'il ne le prescrivit.</p>
+
+<p>Le comte Tolstoy, commandant la division repliée sur Nasielsk, y tint
+bon jusqu'au moment où il vit revenir le détachement préposé à la
+garde de l'Ukra vers Borkowo, lequel était poursuivi par la réserve de
+cavalerie. Cependant le général Friant, ayant déployé sa division en
+face des Russes et ayant marché à eux, les obligea de se retirer en
+toute hâte. Les dragons se lancèrent à leur suite: on leur tua ou
+<span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> prit quelques centaines d'hommes; on ramassa du canon et des
+bagages.</p>
+
+<span class="sidenote">Augereau force l'Ukra vers Kolozomb et Sochoczin.</span>
+
+<p>Dans cette journée du 24, le maréchal Augereau étant arrivé sur les
+bords de l'Ukra, voulut en forcer le passage. Il fit attaquer à la
+fois les ponts de Kolozomb et de Sochoczin. Le 14<sup>e</sup> de ligne, sous son
+colonel Savary, le même qui avait franchi la Vistule à Thorn le 6
+décembre<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a>, se jeta sur les débris à peine réparés du pont de
+Kolozomb, et passa héroïquement à travers un horrible feu de
+mousqueterie. Ce brave colonel tomba sur l'autre rive, percé de
+plusieurs coups de lance. À Sochoczin, l'attaque du pont n'ayant pu
+réussir, on se dirigea vers un gué voisin, et on opéra le passage. Le
+corps d'Augereau se trouvait donc transporté dans la journée du 24 sur
+l'autre rive de l'Ukra, et s'avançait en poussant devant lui les
+détachements des diverses divisions russes, laissés à la garde de
+cette rivière. La réserve de cavalerie, aux ordres du général
+Nansouty, les poursuivait également. On marchait sur Nowemiasto,
+<span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> dans la direction de l'Ukra à la Narew, de manière à se lier
+avec le corps du maréchal Davout. À la gauche du corps d'Augereau, le
+maréchal Soult se disposait à passer l'Ukra vers Sochoczin. La gauche,
+sous Ney, Bernadotte et Bessières, continuait à s'élever par un
+mouvement rapide de Thorn sur Biezun et Soldau.</p>
+
+<span class="sidenote">Le dégel change le sol en une boue dans laquelle il est
+impossible de marcher.</span>
+
+<p>Le 25 au matin, Napoléon dirigea ses colonnes sur Strezegocin. Le
+temps était devenu affreux pour une armée qui avait à man&oelig;uvrer, et
+surtout à exécuter de nombreuses reconnaissances, afin de découvrir
+les projets de l'ennemi. Un dégel complet, accompagné de neige
+fondante et de pluie, avait tellement détrempé les terres, que dans
+certains endroits on enfonçait jusqu'aux genoux. Des hommes même
+avaient été trouvés à moitié ensevelis dans ce sol subitement changé
+en marécage. Il fallait doubler les attelages de l'artillerie pour
+réussir à traîner quelques pièces. On y gagnait, il est vrai, de
+capturer à chaque pas le canon et le bagage des Russes, beaucoup de
+traînards et de blessés, et enfin bon nombre de déserteurs polonais,
+qui restaient volontairement en arrière pour se livrer à l'armée
+française. Mais on y perdait l'avantage inappréciable de la célérité,
+le concours de l'artillerie qu'on ne pouvait plus mener avec soi, et
+les moyens d'information qui sont toujours proportionnés à la facilité
+de communiquer. Qu'on se figure d'immenses plaines, tour à tour
+couvertes de boue ou de forêts épaisses, ordinairement très-mal
+peuplées, plus mal encore depuis l'émigration générale des habitants,
+des armées se cherchant ou se <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> fuyant dans ce désert fangeux,
+et on aura une idée à peine exacte du spectacle que les Français et
+les Russes offraient en ce moment dans cette partie de la Pologne.</p>
+
+<span class="sidenote">Difficulté de discerner la marche de l'ennemi.</span>
+
+<p>Napoléon, discernant mal à travers ce pays plat et boisé les
+mouvements de l'ennemi, ne pouvant suppléer à ce qu'il ne voyait pas
+au moyen de reconnaissances multipliées, était plongé dans
+l'incertitude la plus embarrassante. Il lui semblait bien que les
+colonnes russes en retraite se dirigeaient de sa gauche à sa droite,
+de l'Ukra vers la Narew. Aussi avait-il envoyé Lannes vers Pultusk,
+et, ayant cru apercevoir une troupe ennemie qui se portait à la suite
+de Lannes, il avait détaché la division Gudin du corps de Davout, pour
+suivre cette troupe, et empêcher qu'elle n'assaillît Lannes par
+derrière. Mais un gros rassemblement se montrait devant lui, dans la
+direction de Golymin. On annonçait la présence de forces nombreuses,
+venues sur ce point des derrières de l'armée russe. On disait qu'un
+corps de 20 mille hommes se retirait de l'Ukra sur Ciechanow et
+Golymin.
+<span class="sidenote">Dans l'incertitude, Napoléon dirige le gros de ses forces
+sur Golymin, et ne dirige sur Pultusk que Lannes renforcé de la
+division Gudin.</span>
+Au milieu de ce chaos, Napoléon, voulant aller tout de suite
+à l'ennemi le plus rapproché, vers lequel d'ailleurs semblaient
+converger tous les autres, laissa Lannes escorté par la division Gudin
+marcher à droite sur Pultusk, et quant à lui il se porta directement
+sur Golymin, avec deux des trois divisions de Davout, avec le corps
+d'Augereau tout entier, avec la garde et la réserve de cavalerie. Il
+ordonna de plus au maréchal Soult, qui avait passé l'Ukra, de se
+rendre à Ciechanow même. Il prescrivit aux maréchaux Ney, Bernadotte
+et Bessières, <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> partis de Thorn, de continuer leur mouvement de
+conversion par Biezun, Soldau et Mlawa, ce qui les portait sur le
+flanc et presque sur les derrières des Russes.</p>
+
+<p>On marcha ainsi avec la plus grande peine, toute la journée du 25 et
+la matinée du 26, employant deux heures, quelquefois trois, pour
+parcourir une lieue.</p>
+
+<span class="sidenote">Véritable direction des divers corps de l'armée russe.</span>
+
+<p>Cependant les divers corps de l'armée russe n'avaient pas pris
+exactement la direction que Napoléon avait supposée. Les quatre
+divisions du général Benningsen s'étaient presque en entier repliées
+sur Pultusk. La division Tolstoy, repoussée de Czarnowo à Nasielsk, de
+Nasielsk à Strezegocin, avait suivi la route qui coupe par le milieu
+le pays entre l'Ukra et la Narew. Arrivée à Strezegocin, elle s'était
+rejetée à droite, vers Pultusk, dès qu'elle avait pu rallier ses
+détachements épars. La division Sedmaratzki, placée les jours
+précédents à Zebroszki au bord de la Narew, n'ayant que quelques pas à
+faire pour gagner Pultusk, s'y était rendue immédiatement. La division
+Gallitzin, qui tout en ayant son quartier général à Pultusk, avait des
+postes sur l'Ukra, s'était concentrée sur Pultusk. Mais les
+détachements de cette division qui gardaient l'Ukra, coupés par notre
+cavalerie, avaient cherché un refuge à Golymin. Enfin la division
+Saken, qui gardait particulièrement l'Ukra et avait son quartier
+général à Lopaczym, poursuivie par la cavalerie française, s'était
+retirée, partie à Golymin, partie à Pultusk. Ainsi les deux divisions
+Tolstoy et Sedmaratzki en entier, les deux divisions Gallitzin et
+Saken en partie, <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> se trouvaient le 26 à Pultusk. Les restes
+des divisions Gallitzin et Saken réfugiés à Golymin, avaient rencontré
+l'une des divisions de Buxhoewden, la division Doctorow, laquelle
+s'était portée en avant, et avait ainsi donné lieu au bruit d'un
+rassemblement de troupes sur les derrières de l'armée russe. Enfin les
+Prussiens, en fuite devant les maréchaux Ney, Bernadotte et Bessières,
+avaient abandonné l'Ukra, et se retiraient par Soldau sur Mlawa,
+cherchant toujours dans leur retraite à se lier aux Russes.</p>
+
+<span class="sidenote">Bataille de Pultusk livrée par le corps de Lannes et la
+division Gudin à l'armée russe de Benningsen.</span>
+
+<p>Le 26 au matin, Lannes arriva en vue de Pultusk. Il y découvrit une
+masse de forces bien supérieure à celle dont il pouvait disposer. Les
+quatre divisions russes, quoique deux fussent incomplètes, ne
+comptaient pas moins de 43 mille hommes<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>. Lannes, avec les dragons
+du général Becker, n'en possédait guère que 17 ou 18 mille. Il en
+arrivait sur sa gauche 5 à 6 mille, avec la division Gudin. Mais
+Lannes n'en était que très-confusément averti, et dans l'état des
+routes, ce renfort, bien qu'à une distance peu considérable de
+Pultusk, ne pouvait parvenir que fort tard sur le champ de bataille.
+Lannes n'était pas homme à s'intimider. Ni lui, ni ses soldats ne
+craignaient d'affronter les Russes, quel que fût leur nombre, quelque
+éprouvée que fût leur bravoure. Lannes rangea sa petite armée en
+bataille, ayant soin d'envoyer un avis au maréchal Davout, pour
+l'informer de la rencontre imprévue qu'il venait de <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> faire à
+Pultusk, et qui l'exposait à une situation des plus critiques.</p>
+
+<span class="sidenote">Description du terrain sur lequel allait se livrer la
+bataille de Pultusk.</span>
+
+<p>Une vaste forêt couvrait les environs de Pultusk. (Voir la carte n<sup>o</sup>
+39.) En sortant de cette forêt, on trouvait un terrain découvert,
+parsemé çà et là de quelques bouquets de bois, détrempé par les
+pluies, comme tout le reste du pays, s'élevant peu à peu en forme de
+plateau, et puis se terminant tout à coup en pente brusque sur Pultusk
+et la Narew. Le général Benningsen avait rangé son armée sur ce
+terrain, ayant le dos tourné à la ville, l'une de ses ailes appuyée à
+la rivière et au pont qui la traverse, l'autre à un bouquet de bois.
+Une forte réserve servait de soutien à son centre. Sa cavalerie était
+placée dans les intervalles de sa ligne de bataille, et un peu en
+avant. Quoiqu'ils eussent perdu une partie de leur artillerie, les
+Russes en menaient avec eux une si grande quantité, depuis la campagne
+d'Austerlitz, qu'il leur en restait suffisamment pour couvrir leur
+front d'une ligne de bouches à feu, et rendre l'accès de ce front
+extrêmement redoutable.</p>
+
+<p>Lannes n'avait à leur opposer que quelques pièces d'un faible calibre,
+qu'on avait traînées à travers les boues avec de grands efforts, et en
+leur appliquant tous les attelages de l'artillerie. Il disposa la
+division Suchet en première ligne, et garda la division Gazan en
+réserve sur la lisière de la forêt, pour avoir de quoi faire face aux
+événements, qui menaçaient de devenir graves, dans l'incertitude où
+tout le monde était plongé. Peu d'hommes bien conduits pouvaient
+suffire pour enlever cette position, et avaient l'avantage <span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span>
+de présenter moins de prise à la formidable artillerie des Russes.
+Lannes déboucha donc de la forêt avec la seule division Suchet, formée
+en trois colonnes, une à droite, sous le général Claparède, composée
+du 17<sup>e</sup> léger et de la cavalerie légère du général Treilhard, une au
+centre sous le général Vedel, composée du 64<sup>e</sup> de ligne et du premier
+bataillon du 88<sup>e</sup>, une à gauche, sous le général Reille, composée du
+second bataillon du 88<sup>e</sup>, du 34<sup>e</sup> de ligne et des dragons du général
+Becker. Le projet de Lannes était d'attaquer par sa droite et vers la
+Narew, car s'il parvenait à percer jusqu'à la ville, il faisait tomber
+d'un coup la position des Russes, et les plaçait même dans une
+situation désastreuse.</p>
+
+<p>Il porta ses trois petites colonnes en avant, sortant audacieusement
+des bois, et gravissant le plateau sous une pluie de mitraille.
+Malheureusement le sol détrempé et glissant ne permettait guère
+l'impétuosité d'attaque, qui aurait pu racheter le désavantage du
+nombre et de la position. Néanmoins, tout en avançant avec peine, on
+joignit l'ennemi, et on le repoussa vers les pentes abruptes qui
+terminaient le terrain en une espèce de chute du côté de la Narew et
+de Pultusk. On marchait avec ardeur, et on allait précipiter du
+plateau dans la rivière les troupes russes du général Bagowout,
+lorsque le général en chef Benningsen, envoyant en toute hâte une
+partie de sa réserve au secours du général Bagowout, fit aborder en
+flanc la brigade Claparède, qui formait la tête de notre attaque.
+Lannes, qui était au plus fort de la mêlée, répondit à cette
+man&oelig;uvre, en reportant de son centre vers sa droite la brigade
+Vedel, composée, <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> comme nous venons de le dire, du 64<sup>e</sup> et du
+premier bataillon du 88<sup>e</sup>. Il prit lui-même en flanc les Russes venus
+au secours du général Bagowout, et, les poussant les uns sur les
+autres vers la Narew, il aurait terminé la lutte sur ce point, et
+peut-être la bataille, si, au milieu d'une bourrasque de neige, le
+bataillon du 88<sup>e</sup> surpris par la cavalerie russe avant d'avoir pu se
+former en carré, n'avait été rompu et renversé. Mais ce brave
+bataillon, rallié sur-le-champ par un de ces officiers dont le danger
+fait ressortir le caractère, le nommé Voisin, se releva immédiatement,
+et, profitant à son tour des embarras de la cavalerie russe, tua à
+coups de baïonnette ces cavaliers plongés comme nos fantassins dans
+une mer de boue.</p>
+
+<p>Ainsi, à la droite et au centre, le combat, quoique moins décisif
+qu'il n'aurait pu l'être, tourna néanmoins à l'avantage des Français,
+qui laissèrent les Russes acculés à l'extrémité du plateau, et exposés
+à une chute dangereuse vers la ville et la rivière. À gauche, notre
+troisième colonne, composée du 34<sup>e</sup> de ligne, du second bataillon du
+88<sup>e</sup>, et des dragons du général Becker, avait à disputer à l'ennemi le
+bouquet de bois auquel s'appuyait le centre des Russes. Le 34<sup>e</sup>,
+dirigé par le général Reille, et accueilli par des batteries
+démasquées à l'improviste, eut cruellement à souffrir. Il enleva le
+bois cependant, secondé par les charges des dragons du général Becker.
+Mais quelques bataillons du général Barklay de Tolly le reprirent. Les
+Français s'en rendirent maîtres de nouveau, et soutinrent pendant
+trois heures un combat acharné et inégal. Enfin sur ce point comme
+sur les autres, les Russes, obligés de <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> plier, furent réduits
+à s'adosser de plus près à la ville. Lannes, débarrassé du combat à
+droite, s'était porté à gauche, pour encourager ses troupes de sa
+présence. Si dans ce moment il eût été moins incertain de ce qui se
+passait ailleurs, et plus assuré d'être soutenu, il aurait pu faire
+agir la division Gazan, et alors c'en était fait des Russes, qui
+auraient été précipités sur le revers du terrain, et noyés dans la
+Narew. Mais Lannes voyait par delà sa gauche, et à l'extrême droite
+des Russes, la division Tolstoy, bordant le ravin de Moczyn, et
+formant un crochet en arrière pour couvrir l'extrémité de la position.
+Il crut plus sage de ne pas engager toutes ses troupes, et, par son
+ordre, la brave division Gazan resta immobile à la lisière de la
+forêt, essuyant à trois cents pas les boulets de l'ennemi, mais
+rendant le service de contenir les Russes, et de les empêcher eux
+aussi de combattre avec toutes leurs forces.</p>
+
+<p>La journée s'achevait lorsque la division Gudin arriva enfin sur notre
+gauche, cachée par des bois à notre armée, mais aperçue par les
+Cosaques, qui en avertirent aussitôt le général Benningsen. De toute
+son artillerie, la division Gudin n'amenait que deux pièces,
+péniblement traînées jusqu'au lieu du combat. Elle donna contre
+l'extrême droite des Russes, et sur la pointe de l'angle que
+présentait leur ligne repliée. Le général Daultanne, qui ce jour-là
+commandait la division Gudin, après quelques volées de canon, se forma
+en échelons par sa gauche, et marcha résolûment à l'ennemi, en
+prévenant le maréchal Lannes de son entrée en action. Son attaque
+obtint <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> un effet décisif, et força les Russes à se replier.
+Mais cette division, déjà séparée par des bois du corps de Lannes,
+agrandit en s'avançant l'intervalle qui l'en séparait. Une rafale de
+vent qui portait la pluie et la neige au visage de nos soldats,
+soufflait en cet instant. Les Russes, par une superstition de peuple
+du Nord, qui leur fait voir dans la tempête un augure favorable,
+coururent en avant, avec des cris sauvages. Ils se jetèrent dans
+l'intervalle laissé entre la division Gudin et le corps de Lannes,
+ramenèrent l'une et débordèrent l'autre. Leur cavalerie se précipita
+dans la trouée, mais le 34<sup>e</sup>, du côté de la division Suchet, le 85<sup>e</sup>
+du côté de la division Gudin, se formèrent en carré, et arrêtèrent
+tout court cette charge, qui était plutôt de la part des Russes une
+démonstration pour couvrir leur retraite, qu'une attaque sérieuse.</p>
+
+<p>Les Français avaient donc sur tous les points conquis le terrain qui
+domine Pultusk, et il ne leur restait plus qu'un dernier effort à
+faire pour précipiter les Russes dans la Narew, lorsque le général
+Benningsen, profitant de la nuit, déroba son armée, en la faisant
+passer par les ponts de Pultusk. Tandis qu'il donnait ses ordres de
+retraite, Lannes plein d'ardeur, rassuré par l'arrivée de la division
+Gudin, délibérait s'il fallait livrer immédiatement la seconde
+attaque, ou la remettre au lendemain. L'heure avancée, la difficulté
+de communiquer dans ce chaos de boue, de pluie, d'obscurité,
+décidèrent la remise du combat. Le lendemain la brusque retraite des
+Russes enleva aux Français le prix mérité de leur lutte audacieuse et
+opiniâtre.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> <span class="sidenote">Résultats de la bataille de Pultusk.</span>
+
+<p>Ce combat acharné, où 18 mille hommes avaient été pendant toute une
+journée en présence de 43 mille, pouvait certainement être appelé une
+victoire. Grâce à leur petit nombre, à la supériorité de leur
+tactique, les Français avaient à peine perdu 1,500 hommes tués ou
+blessés. (Nous parlons d'après des états authentiques.) La perte des
+Russes, au contraire, s'élevait en morts ou blessés, à plus de 3 mille
+hommes. Ils nous laissèrent 2 mille prisonniers, et une immense
+quantité d'artillerie.</p>
+
+<span class="sidenote">Récit de cette bataille par le général Benningsen.</span>
+
+<p>Cependant le général Benningsen, rentré dans Pultusk, écrivit à son
+souverain qu'il venait de remporter une victoire signalée sur
+l'empereur Napoléon, commandant en personne trois corps d'armée, ceux
+des maréchaux Davout, Lannes et Suchet, plus la cavalerie du prince
+Murat. Or, il n'y avait pas, comme on a pu le voir, de corps d'armée
+du maréchal Suchet, puisque le général Suchet commandait simplement
+une division du maréchal Lannes; il y avait sur le terrain de Pultusk
+deux divisions du maréchal Lannes, une seule du maréchal Davout, pas
+de cavalerie du prince Murat, et encore moins d'empereur Napoléon
+commandant en personne.</p>
+
+<p>On a souvent parlé des bulletins menteurs de l'Empire, plus vrais
+cependant qu'aucune des publications européennes de cette époque; mais
+que faut-il penser d'une telle manière de raconter ses propres actes?
+Les Russes assurément étaient assez braves pour être véridiques.</p>
+
+<span class="sidenote">Combat de Golymin.</span>
+
+<p>Dans cette même journée du 26, les deux divisions restées au maréchal
+Davout, ainsi que les deux divisions composant le corps du maréchal
+Augereau, <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> arrivaient en face de Golymin. Ce village était
+entouré d'une ceinture de bois et de marécages, entremêlée de quelques
+hameaux, derrière laquelle les Russes étaient établis, avec une forte
+réserve au village même de Golymin. (Voir la carte n<sup>o</sup> 39.)</p>
+
+<p>Le maréchal Davout débouchant par la droite, c'est-à-dire par la route
+de Pultusk, fit attaquer les bois qui formaient de son côté l'obstacle
+à vaincre, pour pénétrer dans Golymin. Le maréchal Augereau débouchant
+par la gauche, c'est-à-dire par la route de Lopaczym, avait à
+traverser des marécages, semés de quelques bouquets de bois, et au
+milieu de ces marécages un village à emporter, celui de Ruskovo, par
+où passait la seule route praticable. La brave infanterie du maréchal
+Davout repoussa, non sans perte, l'infanterie russe des corps détachés
+de Saken et de Gallitzin. Après une vive fusillade, elle la joignit à
+la baïonnette, et la contraignit par des combats corps à corps, à lui
+abandonner les bois auxquels elle s'appuyait. À la droite de ces bois
+si disputés, le maréchal Davout forçait la route de Pultusk à Golymin,
+et lançait sur les Russes une partie de la réserve de cavalerie,
+confiée à Rapp, l'un de ces aides-de-camp intrépides que Napoléon
+tenait sous sa main pour les employer dans des occasions difficiles.
+Rapp culbuta l'infanterie russe, tourna les bois, et fit ainsi tomber
+l'obstacle qui couvrait Golymin. Mais exposé à un feu des plus vifs,
+il eut le bras cassé. À gauche Augereau franchissant les marécages,
+malgré les forces ennemies placées sur ce point, enleva le village de
+Ruskovo, et marcha de son côté sur Golymin, but <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> commun de
+nos attaques concentriques. On y pénétra ainsi vers la fin du jour, et
+on s'en rendit maître, après un engagement des plus chauds avec la
+réserve de la division Doctorow. Comme à Pultusk on recueillit
+beaucoup d'artillerie, quelques prisonniers, et on joncha la terre de
+cadavres russes. En combattant contre eux on prenait moins d'ennemis,
+mais on en tuait davantage.</p>
+
+<p>Dans cette journée du 26, nos colonnes étaient partout aux prises avec
+les colonnes russes, sur un espace de vingt-cinq lieues. Par un effet
+du hasard, impossible à prévenir quand les communications sont
+difficiles, tandis que Lannes avait trouvé devant lui deux ou trois
+fois plus de Russes qu'il n'avait de Français, les autres corps
+rencontraient à peine leur équivalent, comme les maréchaux Augereau et
+Davout à Golymin, ou aucun ennemi à combattre, comme le maréchal Soult
+dans sa marche sur Ciechanow, et le maréchal Bernadotte dans sa marche
+sur Biezun. Toutefois le maréchal Bessières, servant d'éclaireur à
+notre aile gauche avec la seconde réserve de cavalerie, avait joint
+les Prussiens à Biezun, et leur avait fait un bon nombre de
+prisonniers. Le maréchal Ney, qui formait l'extrême gauche de l'armée,
+avait marché de Strasbourg à Soldau et Mlawa, poussant devant lui le
+corps de Lestocq.
+<span class="sidenote">Combat de Soldau.</span>
+Arrivé le 26 à Soldau, au moment même où Lannes
+combattait à Pultusk, où les maréchaux Davout et Augereau combattaient
+à Golymin, il avait dirigé la division Marchand sur Mlawa, afin de
+tourner la position de Soldau, précaution nécessaire, car on pouvait
+y trouver d'insurmontables difficultés. <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> En effet, le bourg de
+Soldau était situé au milieu d'un marais impraticable, qu'on ne
+traversait que par une seule chaussée, longue de sept à huit cents
+toises, reposant tantôt sur le sol, tantôt sur des ponts que l'ennemi
+avait eu soin de couper. (Voir la carte n<sup>o</sup> 39.) Six mille Prussiens
+avec du canon gardaient cette chaussée. Une première batterie
+l'enfilait dans sa longueur; une seconde, établie sur un point bien
+choisi dans le marais, la battait en écharpe. Ney avec le 69<sup>e</sup> et le
+76<sup>e</sup>, y marcha impétueusement. On jeta des madriers sur les coupures
+des ponts, on enleva les batteries au pas de course; on culbuta à la
+baïonnette l'infanterie qui était rangée en colonne sur la chaussée,
+et on entra pêle-mêle avec les fuyards dans le bourg de Soldau. Là une
+action des plus vives s'engagea avec les Prussiens. Il fallut leur
+enlever Soldau maison par maison. Nous n'y parvînmes qu'après des
+efforts inouïs, et à la chute du jour. Mais à ce moment le brave
+général Lestocq, ralliant ses colonnes en arrière de Soldau, fit jurer
+à ses soldats de reprendre le poste perdu. Les Prussiens, traités par
+les Russes depuis Iéna comme les Autrichiens l'avaient été depuis Ulm,
+voulaient venger leur honneur, et prouver qu'ils n'étaient inférieurs
+à personne en bravoure: ils tinrent parole. Quatre fois, depuis sept
+heures du soir jusqu'à minuit, ils attaquèrent Soldau à la baïonnette,
+et quatre fois ils furent repoussés. Leur courage avait toute la
+violence du désespoir. Ils finirent cependant par se retirer, après
+une perte immense en morts, blessés et prisonniers.</p>
+
+<p>Ainsi dans cette journée, sur un espace de vingt-cinq <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span>
+lieues, depuis Pultusk jusqu'à Soldau, on s'était battu avec
+acharnement, et les Russes, défaits partout où ils avaient essayé de
+nous résister, ne s'étaient sauvés qu'en abandonnant leur artillerie
+et leurs bagages. Leur armée se trouvait affaiblie de près de 20 mille
+hommes sur 115 mille. Beaucoup d'entre eux étaient hors de combat ou
+prisonniers. Un grand nombre d'origine polonaise avaient déserté. Nous
+avions recueilli plus de 80 pièces de canon de gros calibre, et une
+quantité considérable de bagages. Nous n'avions perdu ni un
+prisonnier, ni un déserteur, mais le feu de l'ennemi nous avait enlevé
+4 à 5 mille hommes, en morts ou blessés.</p>
+
+<span class="sidenote">Résultat des opérations de Napoléon entre la Vistule et la
+Narew.</span>
+
+<p>Le projet de Napoléon, tendant à séparer les Russes de la mer, et à
+les jeter par un mouvement de conversion de l'Ukra sur la Narew, du
+riche littoral de la vieille Prusse dans l'intérieur boisé,
+marécageux, inculte de la Pologne, avait réussi sur tous les points,
+bien que sur aucun il n'eût amené l'une de ces grandes batailles qui
+marquaient toujours d'un signe éclatant les savantes man&oelig;uvres de
+cet immortel capitaine. L'action héroïque de Lannes à Pultusk était
+pour les Russes une défaite, mais une défaite sans désastre, ce qui
+était aussi nouveau pour eux que pour nous. Cependant si on avait eu
+la faculté de marcher le lendemain et le surlendemain, les Russes
+auraient été obligés de nous livrer les trophées qu'ils ne pouvaient
+pas long-temps disputer à notre bravoure et à notre habileté. Jetés au
+delà de l'Ukra, de l'Orezyc, de la Narew, dans une forêt impénétrable,
+de plus de quinze ou vingt lieues d'étendue, comprise entre Pultusk,
+Ostrolenka, Ortelsbourg, leur destruction <span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> complète eût été
+l'effet inévitable des profondes combinaisons de Napoléon, et des
+combinaisons nulles ou malheureuses de leurs généraux.</p>
+
+<p>Mais il était impossible de faire un pas sans tomber dans des embarras
+inextricables. Des hommes restaient ensevelis jusqu'à la ceinture dans
+ces boues affreuses, et n'en sortaient que lorsqu'on venait les en
+arracher. Beaucoup y avaient expiré faute d'être secourus.</p>
+
+<span class="sidenote">L'état des routes décide Napoléon à s'arrêter, et à prendre
+ses quartiers d'hiver sur la Vistule.</span>
+
+<p>Napoléon, dont les plans n'avaient jamais été mieux conçus, dont les
+soldats n'avaient jamais été plus braves, fut obligé de s'arrêter,
+après avoir encore fait deux ou trois marches en avant, pour bien
+s'assurer de la déroute des Russes et de leur fuite vers la Prégel.
+Une grande perte en hommes et en canons causée à l'ennemi, des
+quartiers d'hiver assurés au centre de la Pologne, terminaient
+dignement cette campagne extraordinaire, commencée sur le Rhin, finie
+sur la Vistule. L'état du ciel et du sol expliquait assez pourquoi les
+résultats obtenus dans ces derniers jours n'avaient eu ni la grandeur,
+ni la soudaineté auxquelles Napoléon avait habitué le monde. Sans
+doute les Russes, surpris de n'avoir pas succombé aussi vite que les
+Prussiens à Iéna, les Autrichiens à Ulm, et eux-mêmes à Austerlitz,
+allaient s'enorgueillir d'une défaite moins prompte que de coutume, et
+débiter des fables sur leurs prétendus succès: il fallait bien s'y
+résigner. Ils n'eussent pas été plus heureux cette fois qu'à
+Austerlitz, si comme à Austerlitz on avait trouvé des lacs gelés au
+lieu de boues impraticables. Mais la saison, tout à fait
+inaccoutumée, qui au lieu d'un sol glacé donnait un <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> sol
+fangeux, les avait sauvés d'un désastre. C'était un caprice de la
+fortune, qui avait trop favorisé Napoléon jusqu'ici pour qu'il ne lui
+pardonnât pas cette légère inconstance. Seulement il aurait fallu
+qu'il y pensât, et qu'il apprît à la connaître. Au surplus ses soldats
+campés sur la Vistule, ses aigles plantées dans Varsovie, étaient un
+spectacle assez extraordinaire pour qu'il fût satisfait, pour que
+l'Europe restât paisible, l'Autriche effrayée et contenue, la France
+confiante.</p>
+
+<p>Il séjourna deux ou trois jours à Golymin, dans l'intention d'y
+procurer à son armée un peu de repos, et le 1<sup>er</sup> janvier 1807 il
+revint à Varsovie, afin d'y arrêter l'établissement de ses quartiers
+d'hiver.</p>
+
+<span class="sidedate">Janv. 1807.</span>
+
+<span class="sidenote">Emplacement choisi par Napoléon pour ses quartiers
+d'hiver.</span>
+
+<p>Si on veut bien apprécier l'emplacement dont il fit choix pour
+cantonner ses troupes, il faut se retracer la forme des lieux au delà
+de la Vistule. (Voir les cartes n<sup>os</sup> 37 et 38.) Cette suite de lacs,
+dont nous avons déjà parlé plusieurs fois, et qui séparent ici la
+vieille Prusse de la Pologne, le pays allemand du pays slave, la
+région maritime et riche de la région intérieure et pauvre, versent la
+plus grande partie de leurs eaux en dedans du pays, par une suite de
+rivières, telles que l'Omulew, l'Orezyc, l'Ukra, lesquelles se jettent
+dans la Narew, et par la Narew dans la Vistule. Et tandis que, par
+l'Omulew, l'Orezyc et l'Ukra, la Narew reçoit les eaux des lacs qui
+n'ont pu se rendre à la mer, et qui descendent de l'ouest, elle reçoit
+par le Bug les eaux qui descendent de l'est et du centre de la
+Pologne. Elle se confond avec le Bug à Sierock, et grossie de tous
+ces affluents, <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> elle les porte en un seul lit à la Vistule,
+qu'elle rejoint à Modlin.</p>
+
+<p>La Narew présente donc un tronc commun qui s'appuie à la Vistule et
+autour duquel le Bug, à droite, l'Ukra, l'Orezyc, l'Omulew, à gauche,
+viennent se rattacher comme autant de ramifications. C'est entre ces
+ramifications diverses, et en s'appuyant au tronc principal, vers
+Sierock et Modlin, que Napoléon distribua ses corps d'armée.</p>
+
+<span class="sidenote">Quartier du maréchal Lannes.</span>
+
+<p>Il fit cantonner Lannes entre la Vistule, la Narew et le Bug, dans
+l'angle formé par ces cours d'eau, gardant à la fois Varsovie par la
+division Suchet, Jablona, le pont d'Okunin et Sierock, par la division
+Gazan. Le quartier général de Lannes était à Sierock, confluent du Bug
+et de la Narew.
+<span class="sidenote">Quartiers du maréchal Davout.</span>
+Le corps du maréchal Davout dut cantonner dans l'angle
+décrit par le Bug et la Narew, son quartier général se tenant à
+Pultusk, ses postes s'étendant jusqu'à Brok sur le Bug, jusqu'à
+Ostrolenka sur la Narew.
+<span class="sidenote">Quartiers du maréchal Soult.</span>
+Le corps du maréchal Soult fut établi
+derrière l'Orezyc, ayant son quartier général à Golymin, réunissant à
+son corps d'armée la réserve de cavalerie, et ayant ainsi le moyen de
+couvrir la vaste étendue de son front par les nombreux escadrons mis à
+sa disposition.
+<span class="sidenote">Quartiers du maréchal Augereau.</span>
+Le corps du maréchal Augereau fut logé à Plonsk,
+derrière le maréchal Soult, occupant l'angle ouvert entre la Vistule
+et l'Ukra, son quartier général à Plonsk.
+<span class="sidenote">Quartiers du maréchal Ney.</span>
+Le corps du maréchal Ney fut
+placé à l'extrême gauche d'Augereau, vers Mlawa, à l'origine de
+l'Orezyc et de l'Ukra, près des lacs, protégeant le flanc des quatre
+corps d'armée qui rayonnaient autour de Varsovie, et se liant avec le
+corps <span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> du maréchal Bernadotte, qui défendait la basse Vistule.
+<span class="sidenote">Quartiers du maréchal Bernadotte.</span>
+Celui-ci, cantonné tout près de la mer, en avant de Graudenz et
+d'Elbing, avait mission de garder la basse Vistule, et de couvrir le
+siége de Dantzig, qu'il était indispensable d'exécuter, pour assurer
+la position de l'armée. Ce siége d'ailleurs était destiné à former
+l'entr'acte de la campagne qui venait de finir et de la campagne qui
+allait s'ouvrir au printemps.</p>
+
+<span class="sidenote">Instructions données à chaque corps, en cas d'attaque de la
+part de l'ennemi.</span>
+
+<p>À la première apparition de l'ennemi, chaque corps avait ordre de se
+concentrer, celui du maréchal Lannes à Sierock, celui du maréchal
+Davout à Pultusk, celui du maréchal Soult à Golymin, celui du maréchal
+Augereau à Plonsk, celui du maréchal Ney à Mlawa, celui du maréchal
+Bernadotte entre Graudenz et Elbing vers Osterode, les quatre premiers
+chargés de défendre Varsovie, le cinquième chargé de lier les
+quartiers de la Narew à ceux du littoral, le dernier chargé de
+protéger la basse Vistule et le siége de Dantzig.</p>
+
+<span class="sidenote">Précautions pour la nourriture et le logement des troupes.</span>
+
+<p>À cette habile disposition des cantonnements se joignirent des
+précautions d'une admirable prévoyance. Les soldats n'ayant cessé de
+bivouaquer depuis le commencement de la campagne, c'est-à-dire depuis
+le mois d'octobre précédent, devaient enfin se loger dans les
+villages, et y vivre, mais de manière à pouvoir toujours se trouver
+réunis au premier péril. La cavalerie légère, la cavalerie de ligne,
+la grosse cavalerie, rangées les unes derrière les autres, et appuyées
+de quelques détachements d'infanterie légère, formaient un rideau en
+avant des cantonnements, pour écarter les Cosaques et empêcher les
+surprises, au moyen de reconnaissances <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> fréquentes. Les
+troupes vouées à ce service fort dur, surtout en hiver, étaient
+abritées sous des cabanes dont le bois, si abondant en Pologne,
+fournissait les matériaux.</p>
+
+<p>Ordre était donné de fouiller les campagnes pour y découvrir les blés,
+les pommes de terre, cachés sous terre par les habitants en fuite, de
+réunir les bestiaux dispersés, et de créer, avec ce qu'on
+recueillerait, des magasins, lesquels établis auprès de chaque corps,
+et régulièrement administrés, seraient ainsi garantis de tout
+gaspillage. Les corps qui n'étaient pas avantageusement placés sous le
+rapport des ressources alimentaires, devaient recevoir de Varsovie des
+suppléments en grains, fourrages et viande. Ce qu'on avait à leur
+envoyer, embarqué sur la Vistule, devait descendre le fleuve jusqu'au
+point le plus rapproché de chaque corps, y être débarqué ensuite, et
+transporté par les équipages de l'armée ou par des charrois organisés
+dans le pays. Napoléon avait ordonné de solder en argent tous les
+services, soit à cause des Polonais, qu'il voulait ménager, soit à
+cause des habitants, qu'il espérait ramener par l'attrait du gain.</p>
+
+<p>Il faut remarquer que chaque corps, tout en étant cantonné de manière
+à pouvoir se porter rapidement au lieu du danger, avait une base sur
+la Vistule ou sur la Narew, afin d'utiliser les transports par eau.
+Ainsi le maréchal Lannes avait à Varsovie, le maréchal Davout à
+Pultusk, le maréchal Augereau à Wyszogrod, le maréchal Soult à Plock,
+le maréchal Ney à Thorn, le maréchal Bernadotte à Marienbourg et
+Elbing, une base sur cette vaste ligne de navigation. <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> C'est
+sur ces divers points que devaient se trouver leurs dépôts, leurs
+hôpitaux, leurs manutentions de vivres, leurs ateliers de réparation,
+parce que c'est là que pouvaient parvenir avec plus de facilité toutes
+les matières nécessaires à ces établissements.</p>
+
+<p>On ne voit, dans les récits ordinaires de guerre, que les armées
+formées et prêtes à entrer en action; on n'imagine pas ce qu'il en
+coûte d'efforts pour faire arriver à son poste l'homme armé, équipé,
+nourri, instruit, et enfin guéri, s'il a été blessé ou malade. Toutes
+ces difficultés s'accroissent à mesure qu'on change de climat ou qu'on
+s'éloigne du point de départ. La plupart des généraux ou des
+gouvernements négligent cette espèce de soins, et leurs armées fondent
+à vue d'&oelig;il. Ceux qui s'y appliquent avec constance et habileté
+réussissent seuls à conserver leurs troupes nombreuses et bien
+disposées. L'opération que nous décrivons est le plus admirable
+exemple de ce genre de difficultés, complétement vaincues et
+surmontées.</p>
+
+<p>Napoléon voulut qu'après avoir choisi les lieux propres à chaque
+cantonnement, et réuni les denrées nécessaires, ou amené de Varsovie
+celles qui manquaient, on construisît des fours, on réparât les
+moulins détruits. Il exigea que lorsqu'on aurait assuré l'alimentation
+régulière des troupes, et qu'on serait parvenu à dépasser, dans la
+confection des vivres, la quantité indispensable à la consommation
+journalière, on formât un approvisionnement de réserve, en pain,
+biscuit, spiritueux, non pas au lieu où était fixé le dépôt, mais au
+lieu où était fixé le rassemblement de chaque corps d'armée, en
+<span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> cas d'attaque. On devine sans doute son motif: il désirait
+que, si une apparition subite de l'ennemi obligeait à prendre les
+armes, chaque corps eût de quoi vivre pendant sept ou huit jours de
+marche. Il ne lui fallait pas, en général, plus de temps pour
+accomplir une grande opération, et décider une campagne.</p>
+
+<p>Avec l'argent des contributions perçues en Prusse, qu'on réunissait
+d'abord sur l'Oder, et qu'on transportait ensuite sur la Vistule au
+moyen des voitures de l'artillerie, il fit fournir le prêt exactement,
+et, de plus, il accorda des secours extraordinaires aux <em>masses</em> des
+régiments. On entend par <em>masses</em> les portions de la solde mises en
+commun, pour nourrir, vêtir, chauffer le soldat. C'était une manière
+d'ajouter à l'entretien des troupes, proportionnément à la difficulté
+de vivre, ou à la consommation plus rapide des objets d'équipement.</p>
+
+<span class="sidenote">État de la température pendant cette campagne d'hiver.</span>
+
+<p>Les premiers jours de cet établissement, au milieu des marécages et
+des forêts de la Pologne, et durant les rigueurs de l'hiver, furent
+pénibles. Si le froid eût été vif, le soldat, chauffé aux dépens des
+forêts de la Pologne, eût moins souffert de la gelée que de cette
+humidité pénétrante, qui détrempait le sol, rendait les arrivages
+presque impossibles, les fatigues du service plus grandes, attristait
+les yeux, amollissait les corps, abattait les courages. On ne pouvait
+pas, dans ce pays, avoir un plus mauvais hiver qu'un hiver pluvieux.
+La température variait sans cesse de la gelée au dégel, n'atteignant
+jamais plus d'un ou deux degrés de froid, et retombant bientôt vers
+la température humide et molle de l'automne. <span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> Aussi
+désirait-on le froid, comme dans les beaux climats on désire le soleil
+et la verdure du printemps.</p>
+
+<span class="sidenote">Après quelques jours, les cantonnements commencent à se
+former.</span>
+
+<p>Cependant, après quelques jours la situation devint meilleure. Les
+corps se logèrent dans les villages abandonnés; les avant-gardes se
+construisirent des cabanes avec des branches de sapin. On trouva
+beaucoup de pommes de terre et assez de viande sur pied. Mais on était
+fatigué de pommes de terre, on soupirait après du pain. Peu à peu on
+découvrit dans les bois des grains cachés, et on les réunit en
+magasins. On en reçut aussi, par la Vistule et la Narew, de ceux que
+l'industrie des juifs faisait descendre à Varsovie, à travers les
+cordons militaires de l'Autriche. Une adroite corruption, pratiquée
+par ces habiles commerçants, avait endormi la vigilance des gardiens
+de la frontière autrichienne. Les fournitures bien payées, ou en sels
+pris dans les magasins prussiens, ou en argent comptant, s'exécutaient
+avec assez d'exactitude. Les fours, les moulins détruits se
+rétablissaient. Les magasins de réserve commençaient à s'organiser.
+Les vins nécessaires à la santé du soldat et à sa bonne humeur, tirés
+de toutes les villes du Nord, où le commerce les amène en abondance,
+et transportés par l'Oder, la Warta, la Netze, jusqu'à la Vistule,
+arrivaient aussi, quoique avec plus de difficulté. Tous les corps, à
+la vérité, ne jouissaient pas des mêmes avantages. Ceux des maréchaux
+Davout et Soult, plus avancés vers la région boisée, et loin de la
+navigation de la Vistule, étaient les plus exposés aux privations. Les
+corps des maréchaux Lannes et Augereau, établis plus près du grand
+fleuve de la Pologne, avaient moins à souffrir. L'infatigable
+<span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> Ney s'était ouvert une source d'abondance par son industrie
+et sa hardiesse. Il était fort rapproché du pays allemand, qui est
+extrêmement riche, et de plus il s'était aventuré jusqu'aux bords de
+la Prégel. Il y faisait des expéditions hardies, mettant ses soldats
+en traîneau dès qu'il gelait, et maraudant jusqu'aux portes de
+K&oelig;nigsberg, qu'il faillit même une fois surprendre et enlever.</p>
+
+<p>Le corps de Bernadotte était très-bien placé pour vivre, sur la basse
+Vistule. Mais le voisinage des garnisons prussiennes de Graudenz,
+Dantzig, Elbing, l'incommodait fort, et l'empêchait de jouir autant
+qu'il l'aurait pu des ressources du pays.</p>
+
+<p>Après plusieurs rencontres avec les Cosaques, on les avait obligés à
+laisser les cantonnements tranquilles. On s'était aperçu que la
+cavalerie légère suffisait pour se garder, et que la grosse cavalerie
+souffrait beaucoup dans les cantonnements avancés. Aussi Napoléon,
+éclairé par une expérience de quelques jours, fit un changement à ses
+dispositions. Il ramena la grosse cavalerie vers la Vistule. Les
+cuirassiers du général d'Hautpoul furent cantonnés autour de Thorn;
+les dragons de toutes les divisions depuis Thorn jusqu'à Varsovie; les
+cuirassiers du général Nansouty, en arrière de la Vistule, entre la
+Vistule et la Pilica. La cavalerie légère, renforcée de quelques
+brigades de dragons, resta aux avant-postes; mais elle vint
+alternativement, deux régiments par deux régiments, se refaire sur la
+Vistule, où les fourrages abondaient. La division Gudin du corps de
+Davout, la plus maltraitée de toute l'armée, car elle avait pris part
+aux deux plus rudes <span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> actions de la guerre, Awerstaedt et
+Pultusk, fut envoyée à Varsovie, pour s'y dédommager de ses fatigues
+et de ses combats.</p>
+
+<p>Assurément, l'armée n'était pas, dans le fond de la Pologne, aussi
+bien entretenue qu'au camp de Boulogne, où tous les moyens de la
+France, et deux années de temps, avaient été consacrés à pourvoir à
+ses besoins. Mais elle avait le nécessaire, et quelquefois davantage.
+Napoléon, répondant au ministre Fouché, qui lui faisait part des
+bruits répandus par les malveillants sur les souffrances de nos
+soldats, lui écrivait:</p>
+
+<p>«Il est vrai que les magasins de Varsovie n'étant pas grandement
+approvisionnés, et l'impossibilité d'y réunir en peu de temps une
+grande quantité de grains, ont rendu les vivres rares; mais il est
+aussi absurde de penser qu'on puisse manquer de blé, de vin, de
+viande, de pommes de terre en Pologne, qu'il l'était de dire qu'on en
+manquait en Égypte.</p>
+
+<p>»J'ai à Varsovie une manutention qui me donne 100,000 rations de
+biscuit par jour; j'en ai une à Thorn; j'ai des magasins à Posen, à
+Lowicz, sur toute la ligne; j'ai de quoi nourrir l'armée pendant plus
+d'un an. Vous devez vous souvenir que lors de l'expédition d'Égypte,
+des lettres de l'armée disaient qu'on y mourait de faim. Faites écrire
+des articles dans ce sens. Il est tout simple qu'on ait pu manquer de
+quelque chose au moment où l'on poussait les Russes de Varsovie; mais
+les productions du pays sont telles qu'il ne peut y avoir de
+craintes...» (Varsovie, 18 janvier 1807.)</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> <span class="sidenote">Organisation de vastes hôpitaux entre la Vistule
+et l'Oder.</span>
+
+<p>Il y avait cependant un assez grand nombre de malades, plus même que
+de coutume dans cette vaillante armée. Ils étaient atteints de fièvres
+et de douleurs, par suite des bivouacs continuels, sous un ciel froid,
+sur une terre humide. Il était facile d'en juger par ce qui arrivait
+aux chefs eux-mêmes. Plusieurs des maréchaux, ceux en particulier
+qu'on appelait les <em>Italiens</em> et les <em>Égyptiens</em>, parce qu'ils avaient
+servi en Italie et en Égypte, se trouvaient gravement indisposés.
+Murat n'avait pu prendre part aux dernières opérations sur la Narew.
+Augereau, souffrant d'un rhumatisme, était obligé de se soustraire au
+contact d'un air froid et humide. Lannes, tombé malade à Varsovie,
+avait été obligé de se séparer du cinquième corps, qu'il ne pouvait
+plus commander.</p>
+
+<p>Napoléon couronna les soins donnés à ses soldats par des soins non
+moins empressés pour ses malades et ses blessés. Il avait fait
+préparer six mille lits à Varsovie; il en fit disposer un nombre tout
+aussi considérable à Thorn, à Posen et sur les derrières, entre la
+Vistule et l'Oder. On avait saisi à Berlin de la laine provenant des
+domaines de la couronne, de la toile à tente; on en fit des matelas
+pour les hôpitaux. Ayant à sa disposition la Silésie, que le prince
+Jérôme avait occupée, et qui abonde en toiles de toute espèce,
+Napoléon ordonna d'en acheter une grande quantité, et de la convertir
+en chemises. Il confia spécialement la direction des hôpitaux à M.
+Daru, et prescrivit une organisation toute particulière pour ces
+établissements. Il décida qu'il y aurait dans chaque hôpital un
+infirmier en chef, toujours <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> pourvu d'argent comptant, chargé,
+sous sa responsabilité, de procurer aux malades ce dont ils auraient
+besoin, et surveillé par un prêtre catholique. Ce prêtre, en même
+temps qu'il exerçait le ministère spirituel, devait exercer aussi une
+sorte de vigilance paternelle, rendre des comptes à l'Empereur, et lui
+signaler la moindre négligence envers les malades, dont il était ainsi
+constitué le protecteur. Napoléon avait voulu que ce prêtre eût un
+traitement, et que chaque hôpital devînt en quelque sorte une cure
+ambulante, à la suite de l'armée.</p>
+
+<p>Tels étaient les soins infinis auxquels se livrait ce grand capitaine,
+que la haine des partis a représenté, le jour de sa chute, comme un
+conquérant barbare, poussant les hommes à la boucherie, sans
+s'inquiéter de les nourrir quand il les avait fait marcher, de les
+guérir quand il les avait fait mutiler, et ne se souciant pas plus
+d'eux que des animaux qui traînaient ses canons et ses bagages.</p>
+
+<p>Après s'être occupé des hommes avec un zèle qui n'en est pas moins
+noble pour être intéressé, car il ne manque pas de généraux, de
+souverains, qui laissent mourir de misère les soldats instruments de
+leur puissance et de leur gloire, Napoléon donna son attention aux
+ouvrages entrepris sur la Vistule, et à l'exacte arrivée de ses
+renforts, de manière qu'au printemps son armée pût se présenter à
+l'ennemi plus formidable que jamais.
+<span class="sidenote">Ouvrages de fortification sur la Vistule et la Narew.</span>
+Il avait ordonné, comme on l'a
+vu, des ouvrages à Praga, voulant que Varsovie pût se soutenir seule,
+avec une simple garnison, dans le cas où il se porterait en <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span>
+avant. Après avoir tout examiné de ses yeux, il résolut la
+construction de huit redoutes, fermées à la gorge, avec escarpe et
+contrescarpe revêtues en bois (genre de revêtement dont le siége de
+Dantzig fit bientôt apprécier la valeur), et enveloppant dans leur
+ensemble le vaste faubourg de Praga. Il voulut y ajouter un ouvrage,
+qui, placé en arrière de ces huit redoutes, et en avant du pont de
+bateaux qui liait Varsovie avec Praga, servît à la fois de réduit à
+cette espèce de place forte, et de tête de pont au pont de Varsovie.
+Il commanda à Okunin, où étaient jetés les ponts sur la Narew et sur
+l'Ukra, un ensemble d'ouvrages pour les couvrir, et en garantir la
+possession exclusive à l'armée française. Même chose fut prescrite au
+pont de Modlin, qu'on avait jeté au confluent de la Vistule et de la
+Narew, en se servant d'une île pour y asseoir les moyens de passage,
+et pour y construire un ouvrage défensif de la plus grande force.
+Ainsi, entre les trois points de Varsovie, d'Okunin et de Modlin (voir
+la carte n<sup>o</sup> 38), où venaient se croiser tant et de si vastes cours
+d'eau, Napoléon s'assura tous les passages à lui-même, et les interdit
+tous aux Russes, de manière que ces grands obstacles naturels,
+convertis en facilités pour lui, en difficultés insurmontables pour
+l'ennemi, devinssent dans ses mains de puissants moyens de
+man&oelig;uvre, et pussent surtout être livrés à eux-mêmes, si le besoin
+de la guerre obligeait à s'élever au nord, plus qu'on ne l'avait fait
+encore. Napoléon compléta ce système par un ouvrage du même genre à
+Sierock, au confluent de la Narew et du Bug. Avec les bois qui
+abondaient sur les lieux, avec l'argent <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> comptant dont on
+disposait, on était certain d'avoir à la fois les matériaux et les
+bras pour mettre ces matériaux en &oelig;uvre.</p>
+
+<span class="sidenote">Création d'un dixième corps, pour faire le siége de
+Dantzig.</span>
+
+<p>Napoléon avait tiré de Paris deux régiments d'infanterie, le 15<sup>e</sup>
+léger et le 58<sup>e</sup> de ligne, un régiment de fusiliers de la garde, et un
+régiment de la garde municipale. Il avait encore tiré un régiment de
+Brest, un de Saint-Lô, un de Boulogne. Ces sept régiments étaient en
+marche, ainsi que les régiments provisoires destinés à conduire les
+recrues des bataillons de dépôt aux bataillons de guerre. Deux d'entre
+eux, le 15<sup>e</sup> léger et le 58<sup>e</sup>, avaient devancé les autres, et rejoint
+le corps du maréchal Mortier, porté ainsi à huit régiments français,
+indépendamment des régiments hollandais ou italiens qui devaient en
+compléter l'effectif. Napoléon, profitant de ce renfort, qui dans le
+moment dépassait les besoins du huitième corps, car jusqu'ici aucune
+entreprise ne semblait menacer les rivages de la Baltique, en détacha
+les 2<sup>e</sup> et 15<sup>e</sup> légers, formant 4 mille hommes de bonne infanterie
+française. Il leur adjoignit les Badois, les huit bataillons polonais
+levés à Posen, la légion du Nord, remplie d'anciens Polonais engagés
+depuis long-temps au service de France, les quatre beaux régiments de
+cuirassiers arrivés d'Italie, enfin deux des cinq régiments de
+cavalerie légère qui en arrivaient également, les 19<sup>e</sup> et 23<sup>e</sup> de
+chasseurs. Il composa avec ces troupes un nouveau corps d'armée auquel
+il donna le titre de dixième corps, les Allemands qui étaient en
+Silésie sous le prince Jérôme ayant déjà reçu le titre de neuvième.
+Il confia le commandement de ce dixième corps au <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> vieux
+maréchal Lefebvre, qu'il avait amené avec lui à la grande armée, et
+mis temporairement à la tête de l'infanterie de la garde. Il le
+chargea d'investir Colberg, et de commencer le siége de Dantzig. Cette
+dernière place avait une importance capitale, par rapport à la
+position qu'elle occupait sur le théâtre de la guerre. Elle commandait
+la basse Vistule, protégeait les arrivages de l'ennemi par mer, et
+contenait des ressources immenses, qui devaient mettre l'armée dans
+l'abondance, si on parvenait à s'en rendre maître. D'ailleurs, tant
+qu'elle n'était pas prise, un mouvement offensif de l'ennemi vers la
+mer, poussé au delà de la basse Vistule, pouvait nous obliger à
+quitter la haute Vistule, et à rétrograder vers l'Oder. Napoléon était
+donc résolu à faire du siége de Dantzig la grande opération de
+l'hiver.</p>
+
+<span class="sidenote">Siége des places de la Silésie.</span>
+
+<p>Napoléon, consacrant ainsi la mauvaise saison à prendre les places,
+voulait assiéger non-seulement celles de la basse Vistule, qui se
+trouvaient à sa gauche, mais celles aussi du haut Oder, qui se
+trouvaient à sa droite. Son frère Jérôme, secondé du général Vandamme,
+devait, comme on l'a vu, achever la soumission de la Silésie, par
+l'acquisition successive des forteresses de l'Oder. Ces forteresses,
+construites avec soin par le grand Frédéric, pour rendre définitive la
+précieuse conquête qui avait fait la gloire de son règne, présentaient
+de graves difficultés à surmonter, non-seulement par la grandeur et la
+beauté des ouvrages, mais par les garnisons qui étaient chargées de
+les défendre. La reddition de Magdebourg, de Custrin, de Stettin,
+avait couvert de honte les commandants qui les avaient livrées, sous
+<span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> l'empire d'une démoralisation générale. Bientôt il s'était
+produit une réaction dans l'armée prussienne, d'abord si profondément
+découragée après Iéna. L'honneur indigné avait parlé au c&oelig;ur de
+tous les militaires, et ils étaient déterminés à mourir honorablement,
+même sans aucun espoir de vaincre. Le roi avait menacé de châtiments
+terribles les commandants qui rendraient les places confiées à leur
+garde, avant d'avoir fait tout ce qui constitue, d'après les règles de
+l'art, une défense honorable. Au surplus on commençait à comprendre
+que les villes fortes, restées à la gauche et à la droite de Napoléon,
+allaient acquérir une véritable importance, car elles étaient autant
+de points d'appui qui manquaient à sa marche audacieuse, et qui
+devaient seconder la résistance de ses ennemis. La résolution de les
+défendre énergiquement était donc bien arrêtée chez tous les
+commandants des garnisons prussiennes.</p>
+
+<p>Le prince Jérôme n'avait auprès de lui que des Wurtembergeois et des
+Bavarois, et avec ces troupes auxiliaires un seul régiment français,
+le 13<sup>e</sup> de ligne, plus quelques escadrons français de cavalerie
+légère. Ces auxiliaires allemands n'avaient pas encore acquis la
+valeur militaire qu'ils montrèrent depuis en plus d'une occasion. Mais
+le général Vandamme, commandant le neuvième corps sous le prince
+Jérôme, le général Montbrun commandant la cavalerie, aidés d'un jeune
+état-major français plein d'ardeur, leur inspirèrent en peu de temps
+l'esprit qui animait alors notre armée, et qu'elle communiquait à
+toutes les troupes en contact avec elle. Vandamme, qui n'avait jamais
+dirigé de siége, et ne <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> possédait aucune des connaissances de
+l'ingénieur, mais qui suppléait à tout par un heureux instinct de la
+guerre, avait entrepris de brusquer les places de la Silésie, bien
+qu'il sût que les gouverneurs de ces places étaient décidés à se bien
+défendre. Il voulut employer un moyen qui avait réussi à Magdebourg,
+celui d'intimider les habitants, pour les pousser à se rendre malgré
+les garnisons. Il commença par Glogau (voir la carte n<sup>o</sup> 37), la place
+de Silésie la plus rapprochée du bas Oder et des routes militaires que
+suivaient nos troupes.
+<span class="sidenote">Prise de Glogau le 2 décembre 1806.</span>
+La garnison était peu nombreuse, et la
+démoralisation régnait encore dans ses rangs. Vandamme fit mettre en
+batterie plusieurs mortiers et bouches à feu de gros calibre, et,
+après quelques menaces suivies d'effet, amena la place à capituler le
+2 décembre. On y découvrit de grandes ressources en artillerie, et en
+approvisionnements de tout genre. Vandamme remonta ensuite l'Oder, et
+commença l'investissement de Breslau, située sur ce fleuve à vingt
+lieues au-dessus de Glogau.</p>
+
+<span class="sidenote">Siége et prise de Breslau.</span>
+
+<p>C'est avec les Wurtembergeois qu'on avait enlevé Glogau. Ce n'était
+pas assez pour assiéger Breslau, capitale de la Silésie, ville de 60
+mille âmes, pourvue de 6 mille hommes de garnison, de nombreux et
+solides ouvrages, et d'un bon commandant. Le prince Jérôme, qui avait
+poussé jusqu'aux environs de Kalisch pendant que l'armée française
+faisait sa première entrée en Pologne, était revenu sur l'Oder, depuis
+que Napoléon, solidement établi sur la Vistule, n'avait plus besoin de
+la présence du neuvième corps vers sa droite. Vandamme eut donc pour
+entreprendre <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> le siége de Breslau les Wurtembergeois, deux
+divisions bavaroises, avec quelques artilleurs et ingénieurs français,
+plus enfin le 13<sup>e</sup> de ligne. Exécuter le siége régulier d'une aussi
+vaste place lui paraissait long et difficile. En conséquence il tâcha
+comme à Glogau d'intimider la population. Il choisit dans un faubourg,
+celui de Saint-Nicolas, un emplacement pour y établir des batteries
+incendiaires. Un feu assez vif, dirigé sur l'intérieur de la ville,
+n'obtint pas le résultat proposé, grâce à la vigueur du commandant.
+Vandamme songea dès lors à une attaque plus sérieuse. Breslau avait
+pour principal moyen de défense une enceinte bastionnée, bordée d'un
+fossé profond, rempli des eaux de l'Oder. Mais les ingénieurs français
+s'aperçurent que cette enceinte n'était pas revêtue partout, et que
+sur certains points elle ne présentait qu'une escarpe en terre.
+Vandamme imagina de tenter l'assaut de l'enceinte, qui, ne consistant
+pas dans un mur en maçonnerie, mais dans un simple talus gazonné,
+pouvait être escaladée par des soldats entreprenants. Il fallait
+auparavant franchir sur des radeaux le fossé que l'Oder inondait.
+Vandamme fit préparer ce qui était nécessaire pour cette entreprise
+audacieuse. Malheureusement les préparatifs furent découverts par
+l'ennemi, un clair de lune incommode brilla pendant la nuit de
+l'exécution, et par ces diverses causes la tentative échoua. Dans
+l'intervalle, le prince d'Anhalt-Pless, qui commandait la province,
+ayant réuni des détachements de toutes les places, et suscité une
+levée de paysans, ce qui lui avait procuré un corps de douze mille
+hommes, fit espérer à la garnison un secours extérieur. Il ne pouvait
+<span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> rien arriver de plus heureux aux assiégeants, que d'avoir à
+résoudre en rase campagne la question de la prise de Breslau. Vandamme
+courut au-devant du prince d'Anhalt avec les Bavarois et le 13<sup>e</sup> de
+ligne français, le battit deux fois, le jeta dans une déroute
+complète, et reparut devant la place, privée désormais de toute
+espérance de secours. En même temps une forte gelée étant survenue, il
+résolut de passer les fossés sur la glace, et d'escalader ensuite les
+ouvrages en terre. Le commandant se voyant exposé à une prise
+d'assaut, danger effrayant pour une ville riche et populeuse,
+consentit à parlementer, et rendit la place le 7 janvier, après un
+mois de résistance, aux conditions de Magdebourg, de Custrin et des
+autres forteresses de la Prusse.</p>
+
+<p>Cette conquête était non-seulement brillante, mais singulièrement
+utile par les ressources qu'elle procurait à l'armée française, par
+l'empire surtout qu'elle nous assurait sur la Silésie, la plus riche
+province de la Prusse et l'une des plus riches de l'Europe. Napoléon
+en félicita Vandamme, et après Vandamme son frère Jérôme, qui avait
+montré l'intelligence d'un bon officier et le courage d'un brave
+soldat.</p>
+
+<span class="sidenote">Prise de Brieg.</span>
+
+<p>Quelques jours après, le neuvième corps fit encore prise la conquête
+de Brieg, placée au-dessus de Breslau sur l'Oder. Tout le centre de la
+Silésie étant conquis, il restait à prendre Schweidnitz, Glatz,
+Neisse, qui ferment les portes de la Silésie, du côté de la Bohême.
+(Voir la carte n<sup>o</sup> 36.) Napoléon ordonna de les assiéger l'une après
+l'autre, et se décida, en ce qui le concernait, à un acte rigoureux,
+conforme d'ailleurs au droit de la guerre, c'était de les <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span>
+détruire. En conséquence, il prescrivit de faire sauter les ouvrages
+de celles qui étaient déjà en son pouvoir. Il avait pour agir ainsi
+une double raison, l'une du moment, l'autre d'avenir. Dans le moment
+il ne voulait pas disséminer ses troupes en multipliant autour de lui
+les postes à garder; dans l'avenir, ne comptant plus sur la Prusse
+comme sur une alliée, s'apercevant tous les jours qu'il ne fallait pas
+se flatter de ramener l'Autriche, il n'avait plus rien à espérer que
+de la mésintelligence qui avait toujours divisé ces deux cours. La
+Silésie démantelée, du côté de l'Autriche, devait devenir pour la
+Prusse un objet d'inquiétude, une occasion de dépenses, une cause
+d'affaiblissement.</p>
+
+<span class="sidenote">Répression d'une légère insurrection en Hesse.</span>
+
+<p>Ainsi sur les derrières de l'armée, à gauche comme à droite, le
+progrès visible de nos opérations attestait que l'ennemi ne pouvait
+pas les troubler, puisqu'il les laissait accomplir. Seulement quelques
+partisans, sortis des places de Colberg et de Dantzig, recrutés par
+des prisonniers prussiens qui s'étaient échappés, infestaient les
+routes. Divers détachements furent employés à les poursuivre. Un léger
+accident, qui n'eut rien de grave, inspira toutefois un instant de
+crainte pour la tranquillité de l'Allemagne. La Hesse, dont on venait
+de détrôner le souverain, de détruire les places, de dissoudre
+l'armée, était naturellement la plus mal disposée des provinces de
+l'Allemagne envers les Français. Trente mille hommes licenciés,
+oisifs, privés de solde et de moyens de vivre, étaient, quoique
+désarmés, un levain dangereux que la prudence conseillait de ne pas
+laisser dans le pays. On avait imaginé d'enrôler <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> une partie
+d'entre eux, sans dire où on les ferait servir. L'intention était de
+les employer à Naples. Le secret ayant été divulgué par quelques
+indiscrétions commises à Mayence, le rassemblement des enrôlés
+s'insurgea, en disant qu'on voulait envoyer les Hessois périr dans les
+Calabres. Le général Lagrange, qui commandait en Hesse, n'avait que
+fort peu de troupes à sa disposition. Les insurgés désarmèrent un
+détachement français, et menacèrent de soulever la Hesse tout entière.
+Mais la prévoyance de Napoléon avait fourni d'avance les moyens de
+parer à cet événement fâcheux. Des régiments provisoires partis du
+Rhin, un régiment italien en marche vers le corps du maréchal Mortier,
+les fusiliers de la garde tirés de Paris, et un des régiments de
+chasseurs venant d'Italie, n'étaient pas loin. On les dirigea en toute
+hâte vers Cassel, et l'insurrection fut immédiatement comprimée.</p>
+
+<p>L'immense pays qui s'étend du Rhin à la Vistule, des montagnes de la
+Bohême à la mer du Nord, était donc soumis. Les places se rendaient
+l'une après l'autre à nos troupes, et nos renforts le traversaient
+paisiblement, en y exerçant la police, tandis qu'ils marchaient vers
+le théâtre de la guerre, pour recruter la grande armée.</p>
+
+<span class="sidenote">Doute passager répandu sur la situation de Napoléon en
+Pologne.</span>
+
+<p>Cependant le général russe Benningsen avait mis une telle audace à se
+dire victorieux, que le roi de Prusse à K&oelig;nigsberg, l'empereur
+Alexandre à Pétersbourg, avaient reçu et accepté des félicitations. Et
+bien que les résultats matériels, tels que la retraite des Russes sur
+la Prégel, notre tranquille établissement sur la Vistule, les siéges
+entrepris et <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> terminés sur l'Oder, dussent répondre à toutes
+les forfanteries d'un ennemi qui se croyait victorieux, quand il
+n'avait pas essuyé un désastre aussi complet que celui d'Austerlitz ou
+d'Iéna, on affecta néanmoins de montrer une certaine joie.
+<span class="sidenote">Fausse joie à Vienne par suite des bruits mensongers
+répandus sur la situation de l'armée française.</span>
+Cette joie
+éclata surtout à Vienne, et dans le sein de la cour impériale.
+Empereur, archiducs, ministres, grands seigneurs, se félicitèrent
+également. Rien n'était plus naturel et plus légitime. Il n'y avait à
+redire qu'au langage tenu par le cabinet de Vienne dans ses
+communications les plus récentes avec Napoléon, langage qui dépassait
+peut-être la limite de la dissimulation permise en pareil cas.
+<span class="sidenote">M. de Lucchesini, passant à Vienne, rectifie les idées de
+la cour d'Autriche, et détruit sa fausse joie.</span>
+Du
+reste l'erreur qui causait la joie de nos ennemis ne fut pas de longue
+durée. M. de Lucchesini, qui avait quitté la cour de Prusse en même
+temps que M. d'Haugwitz, traversait alors Vienne pour se rendre à
+Lucques sa patrie. Il n'avait plus d'illusions pour lui-même, il
+n'avait plus d'intérêt à faire illusion aux autres, et en conséquence
+il dit la vérité sur les rencontres sanglantes dont la Vistule venait
+d'être le théâtre. Les boues de la Pologne avaient paralysé,
+disait-il, vaincus et vainqueurs, et permis aux Russes de se
+soustraire à la poursuite des Français. Mais les Russes, battus à
+outrance partout, n'avaient aucune chance de tenir tête aux
+redoutables soldats de Napoléon. On devait s'attendre qu'au printemps,
+peut-être même à la première gelée, celui-ci ferait une irruption sur
+la Prégel ou le Niémen, et terminerait la guerre par un acte éclatant.
+L'armée française, ajoutait M. de Lucchesini, n'était ni démoralisée,
+ni privée de ressources, ainsi qu'on le prétendait; elle vivait bien,
+<span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> s'accommodait du climat humide et froid de la Pologne, tout
+comme elle s'était accommodée jadis du climat sec et brûlant de
+l'Égypte; elle avait enfin une foi aveugle dans le génie et la fortune
+de son chef.</p>
+
+<p>Ces nouvelles d'un observateur calme et désintéressé abattirent les
+fausses joies des Autrichiens. La cour de Vienne, tant pour rassurer
+Napoléon par une démarche amicale, que pour avoir au quartier général
+français un informateur exact, demanda l'autorisation d'envoyer à
+Varsovie M. le baron de Vincent. Les ministres des cours étrangères,
+qui avaient voulu suivre M. de Talleyrand à Berlin, quelques-uns même
+à Varsovie, avaient été poliment éconduits, comme témoins incommodes
+et souvent fort médisants. On consentit toutefois à recevoir M. de
+Vincent, par ménagement pour l'Autriche, et pour lui fournir aussi un
+moyen direct d'être instruite de la vérité, qu'on avait plutôt intérêt
+à lui faire connaître qu'à lui cacher. M. de Vincent arriva vers la
+fin de janvier à Varsovie.</p>
+
+<p>Tandis que Napoléon employait le mois de janvier 1807, soit à
+consolider sa position sur la Vistule et sur l'Oder, soit à grossir
+son armée de renforts venus de France et d'Italie, soit enfin à
+soulever l'Orient contre la Russie, se tenant prêt à faire face à
+toute attaque immédiate, mais n'y croyant guère, les Russes lui en
+préparaient une, et des plus redoutables, malgré les rigueurs de la
+saison.
+<span class="sidenote">État de l'armée russe après la bataille de Pultusk, les
+combats de Golymin et de Soldau.</span>
+Après l'affaire de Pultusk, le général Benningsen battu, quoi
+qu'il en eût dit, car on ne se retire pas en toute hâte lorsqu'on est
+victorieux, avait passé la Narew, et se trouvait dans le pays de
+landes, de marécages et de <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> bois, qui s'étend entre la Narew
+et le Bug. Il y avait recueilli deux divisions du général Buxhoewden,
+fort inutilement laissées par celui-ci à Popowo, sur le Bug, pendant
+les derniers engagements. Il remonta la Narew avec ces deux divisions
+et celles de son armée qui avaient combattu à Pultusk. Dans ce même
+moment, les deux demi-divisions du général Benningsen, qui n'avaient
+pu le rejoindre, ralliées aux deux divisions du général Buxhoewden qui
+étaient à Golymin et à Makow, restaient sur l'autre rive de la Narew,
+dont les ponts venaient d'être emportés par les glaces. Les deux
+portions de l'armée russe, réduites ainsi à l'impossibilité de
+communiquer entre elles, remontaient les rives de la Narew, faciles à
+détruire isolément, si on avait pu être informé de leur situation, et
+si de plus l'état des chemins avait permis de les atteindre. Mais on
+ne parvient pas à tout savoir à la guerre. Le plus habile des généraux
+est celui qui, à force d'application et de sagacité, arrive à ignorer
+un peu moins que de coutume les projets de l'ennemi. En toute autre
+circonstance, Napoléon, avec son activité prodigieuse, avec son art de
+profiter de la victoire, aurait bientôt découvert la périlleuse
+situation de l'armée russe, et aurait infailliblement détruit la
+portion qu'il se serait attaché à poursuivre. Mais plongé dans les
+boues, privé d'artillerie et de pain, il s'était vu réduit à une
+complète immobilité. Ayant mené d'ailleurs ses soldats à l'extrémité
+de l'Europe, il avait considéré comme une sorte de cruauté de mettre
+leur dévouement à de plus longues épreuves.</p>
+
+<p>Le général Benningsen et le général Buxhoewden <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> tentèrent
+quelques efforts pour se rejoindre, mais les ponts, plusieurs fois
+rétablis, furent toujours rompus, et ils se virent obligés de remonter
+la Narew lentement, vivant comme ils pouvaient, et tâchant de gagner
+les lieux où une jonction deviendrait praticable. Toutefois ils
+réussirent à se rencontrer personnellement, et ils eurent une entrevue
+à Nowogrod. Quoique peu disposés à s'entendre, ils convinrent d'un
+plan, qui n'allait à rien moins qu'à continuer les hostilités, malgré
+l'état du pays et de la saison.
+<span class="sidenote">Le général Benningsen fait prévaloir l'avis de continuer
+les opérations malgré l'état du pays et de la saison.</span>
+Le général Benningsen, qui, à force de
+se dire victorieux à Pultusk, avait fini par le croire, voulait
+absolument reprendre l'offensive, et par son influence on décida la
+continuation immédiate des opérations militaires, en suivant une
+marche tout autre que celle qui avait été d'abord adoptée. Au lieu de
+longer la Narew et ses affluents, et de s'adosser ainsi au pays boisé,
+ce qui fixait le point d'attaque sur Varsovie, on résolut de faire un
+grand circuit, de tourner par un mouvement en arrière la vaste masse
+des forêts, de traverser ensuite la ligne des lacs, et de se porter
+vers la région maritime par Braunsberg, Elbing, Marienbourg et
+Dantzig. On était assuré de vivre en opérant de ce côté, grâce à la
+richesse du sol le long du littoral.
+<span class="sidenote">Nouveau plan d'opération du général Benningsen, consistant
+à agir par le littoral de la Baltique, et à venir passer la Vistule
+entre Thorn et Marienbourg.</span>
+On se flattait en outre de
+surprendre l'extrême gauche des cantonnements français, d'enlever
+peut-être le maréchal Bernadotte, établi sur la basse Vistule, de
+passer facilement ce fleuve sur lequel on avait conservé plusieurs
+appuis, et en se portant au delà de Dantzig, de faire tomber d'un seul
+coup la position de Napoléon en avant de Varsovie.</p>
+
+<p>Si l'on jette en effet les yeux sur la ligne que décrivent <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span>
+la Vistule et l'Oder pour se rendre dans la Baltique (voir la carte
+n<sup>o</sup> 37), on remarquera qu'ils courent d'abord au nord-ouest, la
+Vistule jusqu'aux environs de Thorn, l'Oder jusqu'aux environs de
+Custrin, et qu'ils se redressent ensuite brusquement, pour couler au
+nord-est, formant ainsi un coude marqué, la Vistule vers Thorn, l'Oder
+vers Custrin. Il résulte de cette direction, surtout en ce qui
+concerne la Vistule, que le corps russe qui passait ce fleuve entre
+Graudenz et Thorn, se trouvait beaucoup plus près de Posen, base de
+nos opérations en Pologne, que l'armée française campée à Varsovie. La
+différence était presque de moitié. C'était donc en soi un projet bien
+conçu, que de franchir la Vistule entre Thorn et Marienbourg, sauf la
+bonne exécution, de laquelle dépend toujours le sort des plans les
+meilleurs. Nous avons effectivement déjà démontré plus d'une fois, que
+sans la précision dans les calculs de distance et de temps, sans la
+promptitude dans les marches, la vigueur dans les rencontres, la
+fermeté à poursuivre une pensée jusqu'à son entier accomplissement,
+toute man&oelig;uvre hardie devient aussi funeste qu'elle aurait pu être
+heureuse. Et ici, en particulier, si on échouait, on était débordé par
+Napoléon, séparé de K&oelig;nigsberg, acculé à la mer, et exposé à un
+vrai désastre, car, pour répéter une autre vérité déjà exprimée
+ailleurs, on court, dans toute grande combinaison, autant de péril
+qu'on en fait courir à son adversaire.</p>
+
+<p>Les deux généraux russes étaient à peine d'accord sur le plan à
+suivre, qu'une résolution prise à Saint-Pétersbourg, en conséquence
+des faux récits du <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> général Benningsen, lui conférait l'ordre
+de Saint-Georges, le nommait général en chef, le débarrassait de la
+suprématie militaire du vieux Kamenski, et de la rivalité du général
+Buxhoewden. Ces deux derniers étaient par la même résolution rappelés
+de l'armée.</p>
+
+<span class="sidenote">Le général Benningsen fait un grand détour en arrière, pour
+se porter sur le littoral de la Baltique.</span>
+
+<p>Le général Benningsen, resté seul à la tête des troupes russes,
+persista naturellement dans un plan qui était le sien, et se hâta de
+le mettre à exécution. Il remonta la Narew jusqu'à Tykoczyn, passa le
+Bober près de Goniondz, à l'endroit même où Charles XII l'avait
+franchi un siècle auparavant, et vint traverser la ligne des lacs,
+près du lac Spirding, par Arys, Rhein, Rastenburg et Bischoffstein. Le
+nom des lieux indique qu'il avait atteint le pays allemand,
+c'est-à-dire la Prusse orientale. Le 22 janvier, un mois après les
+dernières actions de Pultusk, de Golymin et de Soldau, il arrivait à
+Heilsberg sur l'Alle. Ce n'est pas ainsi qu'il faut marcher pour
+surprendre un ennemi vigilant. Cependant caché par cet impénétrable
+rideau de forêts et de lacs qui séparait les deux armées, le mouvement
+des Russes était demeuré entièrement inaperçu des Français.</p>
+
+<p>À cette époque, le général Essen avait enfin amené les deux divisions
+de réserve annoncées depuis long-temps; ce qui portait le nombre total
+des divisions de l'armée russe à dix, indépendamment du corps prussien
+du général Lestocq. Ces deux nouvelles divisions, composées de
+recrues, furent destinées à garder, outre le Bug et la Narew, la
+position qu'avaient occupée antérieurement les deux divisions du
+général Buxhoewden, restées étrangères <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> aux opérations du mois
+de décembre. La division Sedmaratzki fut postée à Goniondz, sur le
+Bober, pour veiller sur la ligne des lacs, maintenir les
+communications avec le corps du général Essen, et donner des ombrages
+aux Français sur leur droite. De dix divisions le général Benningsen
+n'en conservait donc que sept, pour les porter sur le littoral et la
+basse Vistule. Après les pertes faites en décembre, elles pouvaient
+représenter une force de 80 mille hommes, et de 90 mille<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a> au moins
+avec le corps prussien de Lestocq.</p>
+
+<span class="sidenote">Position des cantonnements français au moment de la reprise
+des hostilités.</span>
+
+<p>Nous avons déjà fait remarquer que les eaux des lacs s'écoulaient, les
+unes en dedans du pays, par l'Omulew, l'Orezyc, l'Ukra, dans la Narew
+et la Vistule, les autres en dehors par de petites rivières se rendant
+directement à la mer, et dont la principale est la Passarge, qui tombe
+perpendiculairement dans le Frische-Haff. Les corps français, répandus
+à droite sur la Narew et ses affluents, à gauche sur la Passarge,
+couvraient la ligne de la Vistule, de Varsovie à Elbing. Les maréchaux
+Lannes et Davout avaient leurs cantonnements, comme nous l'avons dit,
+le long de la Narew, depuis son embouchure dans la Vistule jusqu'à
+Pultusk et au-dessus, formant la droite de l'armée française et
+couvrant Varsovie. Le corps du maréchal Soult était établi entre
+l'Omulew et l'Orezyc, d'Ostrolenka à Willenberg et Chorzellen,
+donnant <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> la main d'un côté aux troupes du maréchal Davout, de
+l'autre à celles du maréchal Ney, et formant ainsi le centre de
+l'armée française. Le maréchal Ney, porté plus en avant, à Hohenstein
+sur la haute Passarge, se liait avec la position du maréchal Soult aux
+sources de l'Omulew, et avec celle du maréchal Bernadotte derrière la
+Passarge. Ce dernier, protégé par la Passarge, occupant Osterode,
+Mohrungen, Preuss-Holland, Elbing, formait la gauche de l'armée
+française vers le Frische-Haff, et couvrait la basse Vistule ainsi que
+Dantzig.</p>
+
+<span class="sidenote">Excursions hardies du maréchal Ney jusqu'aux portes de
+K&oelig;nigsberg.</span>
+
+<p>Le maréchal Ney, qui avait la position la plus avancée, ajoutait
+encore aux distances qui le séparaient du gros de l'armée par la
+hardiesse de ses excursions. Dès que la gelée commençait à rendre au
+sol quelque consistance, il embarquait, comme nous l'avons dit, ses
+troupes légères sur des traîneaux, et courait jusqu'aux environs de
+K&oelig;nigsberg chercher des vivres pour ses soldats. Il avait fait de
+la sorte quelques captures heureuses, qui avaient singulièrement
+contribué au bien-être de son corps d'armée. L'Alle, dont il
+parcourait les bords (voir les cartes n<sup>os</sup> 37 et 38), a ses sources
+près de celles de la Passarge, dans un groupe de lacs entre Hohenstein
+et Allenstein, puis s'en sépare à angle droit, et tandis que la
+Passarge coule à gauche vers la mer (ou Frische-Haff), elle coule tout
+droit vers la Prégel, de manière que l'Alle et la Passarge, la Prégel
+et la mer, présentent pour ainsi dire les quatre côtés d'un carré
+long. Le maréchal Ney, placé à Hohenstein, au sommet de l'angle que
+décrivent la Passarge et l'Alle avant de se séparer, ayant à sa
+droite en arrière <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> les cantonnements du maréchal Soult, à sa
+gauche en arrière ceux du maréchal Bernadotte, descendant et remontant
+tour à tour le cours de l'Alle dans ses courses jusqu'à la Prégel, ne
+pouvait manquer de rencontrer l'armée russe en mouvement.</p>
+
+<span class="sidenote">Le maréchal Ney, dans ses excursions, rencontre l'armée
+russe, et donne l'éveil aux cantonnements français.</span>
+
+<p>Napoléon, craignant qu'il ne se compromît, l'avait réprimandé
+plusieurs fois. Mais le hardi maréchal, persistant à courir plus loin
+qu'il n'en avait l'autorisation, rencontra l'armée russe qui avait
+passé l'Alle, et qui allait franchir la Passarge aux environs de
+Deppen. Elle s'avançait en deux colonnes. Celle des deux qui devait
+franchir la Passarge à Deppen, était chargée de faire une percée vers
+Liebstadt, pour s'approcher de la basse Vistule, et surprendre les
+cantonnements du maréchal Bernadotte.</p>
+
+<span class="sidenote">Levée des cantonnements français.</span>
+
+<p>Le maréchal Ney, dont l'indocile témérité avait eu du moins pour
+avantage de nous avertir à temps (avantage qui ne doit point
+encourager à la désobéissance, car elle a rarement des effets aussi
+heureux), le maréchal Ney se hâta de se replier lui-même, de prévenir
+le maréchal Bernadotte à sa gauche, le maréchal Soult à sa droite, du
+danger qui les menaçait, et d'envoyer au quartier général à Varsovie
+la nouvelle de la soudaine apparition de l'ennemi. Il prit à
+Hohenstein un poste bien choisi, duquel il pouvait se porter soit au
+secours des cantonnements du maréchal Soult sur l'Omulew, soit au
+secours des cantonnements du maréchal Bernadotte derrière la Passarge.
+(Voir la carte n<sup>o</sup> 38.) Il indiqua à celui-ci la position d'Osterode,
+belle position sur des plateaux, derrière des bois et des lacs, où le
+premier et le sixième corps réunis étaient en mesure de présenter
+<span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> environ 30 et quelques mille hommes aux Russes, dans un site
+presque inexpugnable.</p>
+
+<span class="sidenote">Le maréchal Bernadotte, en se concentrant à Osterode,
+rencontre les Russes à Mohrungen.</span>
+
+<p>Mais les troupes du maréchal Bernadotte répandues jusqu'à Elbing, près
+du Frische-Haff, avaient de grandes distances à franchir pour se
+rallier, et si le général Benningsen eût marché rapidement, il aurait
+pu les surprendre et les détruire, avant que leur concentration fût
+opérée. Le maréchal Bernadotte expédia aux troupes de sa droite
+l'ordre de se porter directement sur Osterode, et aux troupes de sa
+gauche l'ordre de se réunir au point commun de Mohrungen, qui est sur
+la route d'Osterode, un peu en arrière de Liebstadt, c'est-à-dire
+très-près des avant-gardes russes. Le danger était pressant, car la
+veille, l'avant-garde ennemie avait fort maltraité un détachement
+français laissé à Liebstadt. Le général Markof, avec 15 ou 16 mille
+hommes environ, formait la tête de la colonne russe de droite. Il
+était le 25 janvier, dans la matinée, à Pfarrers-Feldchen, ayant trois
+bataillons dans ce village, et en arrière une forte masse d'infanterie
+et de cavalerie. Le maréchal Bernadotte arriva en cet endroit, peu
+distant de Mohrungen, vers midi, avec des troupes qui, parties dans la
+nuit, avaient déjà fait dix ou douze lieues.
+<span class="sidenote">Combat de Mohrungen.</span>
+Il arrêta ses
+dispositions sur-le-champ, et jeta un bataillon du 9<sup>e</sup> léger dans le
+village de Pfarrers-Feldchen, pour enlever à l'ennemi ce premier point
+d'appui. Ce brave bataillon y entra baïonnette baissée sous une vive
+fusillade des Russes, et soutint dans l'intérieur du village un combat
+acharné. Au milieu de la mêlée on lui prit son aigle, mais il la
+reprit bientôt. D'autres bataillons russes <span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> étant venus se
+joindre à ceux qu'il combattait, le maréchal Bernadotte envoya à son
+secours deux bataillons français, qui, après une lutte d'une extrême
+violence, restèrent maîtres de Pfarrers-Feldchen. Au delà se voyait
+sur un terrain élevé le gros de la colonne ennemie, appuyée d'un côté
+à des bois, de l'autre à des lacs, et protégée sur son front par une
+nombreuse artillerie. Le maréchal Bernadotte après avoir formé en
+ligne de bataille le 8<sup>e</sup> le 94<sup>e</sup> de ligne et le 27<sup>e</sup> léger, marcha
+droit à la position des Russes sous le feu le plus meurtrier. Il
+l'aborda franchement; les Russes la défendirent avec opiniâtreté. La
+fortune voulut que le général Dupont, arrivant des bords du
+Frische-Haff, par la route de Preuss-Holland, se montrât avec le 32<sup>e</sup>
+et le 96<sup>e</sup>, à travers le village de Georgenthal, sur la droite des
+Russes. Ceux-ci, ne pouvant tenir à cette double attaque,
+abandonnèrent le champ de bataille, couvert de cadavres. Ce combat
+leur coûta 15 à 16 cents hommes tués ou pris. Il coûta aux Français
+environ 6 à 7 cents morts ou blessés. La dispersion des troupes et la
+grande quantité de malades avaient été cause que le maréchal
+Bernadotte n'avait pu réunir à Mohrungen plus de 8 à 9 mille soldats,
+pour en combattre 15 à 16 mille.</p>
+
+<span class="sidenote">Conséquences du combat de Mohrungen.</span>
+
+<p>Cette première rencontre eut pour résultat d'inspirer aux Russes une
+circonspection extrême, et de donner aux troupes du maréchal
+Bernadotte le temps de se rassembler à Osterode, position dans
+laquelle, jointes à celles du maréchal Ney, elles n'avaient plus rien
+à craindre. Les 26 et 27 janvier, en effet, le maréchal Bernadotte
+rendu à Osterode, se serra contre le maréchal Ney, attendant de pied
+ferme les entreprises <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> ultérieures de l'ennemi. Le général
+Benningsen, soit qu'il fut surpris de la résistance opposée à sa
+marche, soit qu'il voulût concentrer son armée, la réunit tout entière
+à Liebstadt, et s'y arrêta.</p>
+
+<p>C'est le 26 et le 27 janvier que Napoléon, successivement informé, par
+des avis partis de divers points, du mouvement des Russes, fut
+complétement fixé sur leurs intentions. Il avait cru d'abord que
+c'étaient les courses du maréchal Ney qui lui valaient des
+représailles, et au premier instant il en avait ressenti et exprimé un
+mécontentement fort vif. Mais bientôt il fut éclairé sur la cause
+réelle de l'apparition des Russes, et ne put méconnaître de leur part
+une entreprise sérieuse, ayant un tout autre but que celui de disputer
+des cantonnements.</p>
+
+<p>Quoique cette nouvelle campagne d'hiver interrompît le repos dont ses
+troupes avaient besoin, il passa promptement du regret à la
+satisfaction, surtout en considérant le nouvel état de la température.
+Le froid était devenu rigoureux.
+<span class="sidenote">Résolutions de Napoléon en apprenant la reprise des
+hostilités.</span>
+Les grandes rivières n'étaient pas
+encore gelées, mais les eaux stagnantes l'étaient entièrement, et la
+Pologne offrait une vaste plaine glacée, dans laquelle les canons, les
+chevaux, les hommes ne couraient plus le danger de s'embourber.
+Napoléon, recouvrant la liberté de man&oelig;uvrer, en conçut l'espérance
+de terminer la guerre par un coup d'éclat.</p>
+
+<span class="sidenote">Man&oelig;uvre que Napoléon oppose au plan des Russes.</span>
+
+<p>Son plan fut arrêté à l'instant même, et conformément à la nouvelle
+direction prise par l'ennemi. Lorsque les Russes menaçant Varsovie
+suivaient les bords de la Narew, il avait songé à déboucher par
+<span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> Thorn avec sa gauche renforcée, afin de les séparer des
+Prussiens, et de les jeter dans le chaos de bois et de marécages que
+présente l'intérieur du pays. Cette fois au contraire, les voyant
+décidés à longer le littoral pour passer la basse Vistule, il dut
+adopter la marche opposée, c'est-à-dire remonter lui-même la Narew
+qu'ils abandonnaient, et, s'élevant assez haut pour les déborder, se
+rabattre brusquement sur eux, afin de les pousser à la mer. Cette
+man&oelig;uvre, en cas de succès, était décisive; car si dans le premier
+plan, les Russes refoulés vers l'intérieur de la Pologne, étaient
+exposés à une situation difficile et dangereuse, dans le second,
+acculés à la mer, ils se trouvaient comme les Prussiens à Prenzlow ou
+à Lubeck, réduits à capituler.</p>
+
+<span class="sidenote">Concentration de l'armée sur le corps du maréchal Soult, de
+manière à déborder les Russes, et à les pousser à la mer.</span>
+
+<p>En conséquence, Napoléon résolut de rassembler toute son armée sur le
+corps du maréchal Soult, en prenant ce corps pour centre de ses
+mouvements. Pendant que le maréchal Soult, réunissant ses divisions
+sur celle de gauche, marcherait par Willenberg sur Passenheim et
+Allenstein, le maréchal Davout formant l'extrême droite de l'armée,
+devait se rendre au même endroit par Pultusk, Myszniec, Ortelsbourg;
+le maréchal Augereau formant l'arrière-garde devait y venir de Plonsk
+par Neidenbourg et Hohenstein; le maréchal Ney formant la gauche,
+devait y venir d'Osterode. C'est à ce bourg d'Allenstein, adopté par
+Napoléon comme point commun de ralliement, que la Passarge et l'Alle
+rapprochées un moment, commencent à se séparer. Une fois arrivés sur
+ce point, si les Russes persistaient à franchir la Passarge, nous
+étions déjà sur leur flanc, et très-près <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> de les avoir
+débordés. C'était donc à ce bourg d'Allenstein qu'il importait
+d'amener à temps les quatre corps des maréchaux Davout, Soult,
+Augereau et Ney.</p>
+
+<p>Murat était à peine remis de son indisposition, mais, son ardeur
+suppléant à ses forces, il monta le jour même à cheval, et après avoir
+reçu les instructions verbales de l'Empereur, il rassembla
+immédiatement la cavalerie légère et les dragons, pour les porter en
+tête du maréchal Soult. La grosse cavalerie cantonnée sur la Vistule,
+vers Thorn, dut le rejoindre le plus promptement possible.</p>
+
+<p>Napoléon, averti de la présence du général Essen entre le Bug et la
+Narew, consentit à se passer du corps du maréchal Lannes, qui était le
+cinquième, et lui ordonna de se placer à Sierock, pour faire face aux
+deux divisions russes postées de ce côté, et tomber sur elles au
+premier mouvement qu'elles essayeraient sur Varsovie. Le maréchal
+Lannes étant absolument incapable de prendre le commandement du
+cinquième corps, à cause de l'état de sa santé, Napoléon le remplaça
+par son aide-de-camp Savary, dans l'intelligence et la résolution
+duquel il avait une entière confiance.</p>
+
+<p>Il dirigea sa garde à pied et à cheval sur les derrières du maréchal
+Soult, et quant à la réserve des grenadiers et voltigeurs qui avait
+pris ses quartiers en arrière de la Vistule, entre Varsovie et Posen,
+il s'en priva cette fois, pour lui faire occuper les environs
+d'Ostrolenka, et en former un échelon intermédiaire entre la grande
+armée et le cinquième corps laissé sur la Narew. Cette réserve était
+chargée de <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> secourir le cinquième corps, si les divisions du
+général Essen menaçaient Varsovie; dans le cas contraire elle devait
+rejoindre le quartier général.</p>
+
+<span class="sidenote">Précautions de Napoléon pour la garde de la basse Vistule.</span>
+
+<p>Ces dispositions arrêtées vers sa droite, Napoléon prit vers sa gauche
+des précautions plus profondément calculées encore, et qui montraient
+quelle vaste portée il espérait donner à son mouvement. Il prescrivit
+au maréchal Bernadotte, qui était à Osterode, de rétrograder lentement
+sur la Vistule, au besoin même de se replier jusqu'à Thorn, pour y
+attirer l'ennemi, puis de se dérober en se couvrant d'une avant-garde
+comme d'un rideau, et de venir, par une marche forcée, se lier à la
+gauche de la grande armée, afin de rendre plus décisive la man&oelig;uvre
+par laquelle on voulait acculer les Russes à la mer et à la basse
+Vistule.</p>
+
+<p>Cependant Napoléon ne s'en tint pas à ces soins. Craignant que les
+Russes, si on parvenait à les tourner, n'imitassent l'exemple du
+général Blucher, qui, séparé de Stettin, avait couru à Lubeck, et
+qu'ils ne se portassent de la Vistule à l'Oder, il pourvut à ce péril
+au moyen d'un habile emploi du dixième corps. Ce corps, destiné à
+faire sous le maréchal Lefebvre le siége de Dantzig, n'était pas
+encore réuni tout entier. Le maréchal Lefebvre n'avait que le 15<sup>e</sup> de
+ligne, le 2<sup>e</sup> léger, les cuirassiers du général d'Espagne, et les huit
+bataillons polonais de Posen. Napoléon lui ordonna de rester avec ces
+troupes le long de la Vistule, et au-dessus de Graudenz. Les fusiliers
+de la garde, le régiment de la garde municipale de Paris, la légion du
+nord, deux des cinq régiments de chasseurs d'Italie déjà rendus en
+Allemagne, enfin <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> les Badois, devaient se réunir à Stettin,
+sous le général Ménard, et s'élevant vers Posen, tâcher de se joindre
+au maréchal Lefebvre, qui viendrait à eux ou les laisserait venir à
+lui, selon les événements, de manière à tomber tous ensemble sur le
+corps russe qui voudrait aller de la Vistule à l'Oder. Enfin le
+maréchal Mortier avait ordre de quitter le blocus de Stralsund, d'y
+placer dans de bonnes lignes de circonvallation les troupes
+indispensables au blocus, puis de se joindre avec les autres au
+rassemblement du général Ménard, et d'en prendre la direction, si ce
+rassemblement, au lieu de s'élever jusqu'à la Vistule pour renforcer
+le maréchal Lefebvre, était, par les circonstances de la poursuite,
+ramené vers l'Oder.</p>
+
+<p>Napoléon laissa Duroc à Varsovie, pour y avoir un homme de confiance.
+Le prince Poniatowski avait organisé quelques bataillons polonais.
+Ceux qui étaient les plus avancés dans leur organisation durent, avec
+les régiments provisoires arrivant de France, garder, sous les ordres
+du général Lemarois, les ouvrages de Praga. Napoléon fit partir de
+Varsovie, chargés de biscuit et de pain, tous les équipages dont il
+pouvait disposer, espérant que la gelée facilitant les transports, ses
+soldats ne manqueraient de rien.
+<span class="sidenote">Forces actives de Napoléon pendant la campagne du mois de
+février.</span>
+En vertu de ces ordres, émis les 27,
+28 et 29 janvier, l'armée devait être réunie à Allenstein le 3 ou le 4
+février. Il faut remarquer que les renforts amenés avec tant de
+prévoyance de France et d'Italie, étaient encore en marche; que le 2<sup>e</sup>
+léger, le 15<sup>e</sup> de ligne, les quatre régiments de cuirassiers empruntés
+à l'armée de Naples, étaient seuls arrivés sur la <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> Vistule,
+que les autres corps n'avaient pas atteint la ligne de l'Elbe; que
+Napoléon avait à peine reçu les premiers détachements de recrues tirés
+des dépôts au lendemain de la bataille d'Iéna, ce qui lui avait
+procuré une douzaine de mille hommes tout au plus, et ce qui était
+fort insuffisant pour remplir les vides produits soit par le feu, soit
+par les maladies de la saison; que la plupart des corps se trouvaient
+réduits d'un tiers ou d'un quart; que ceux de Lannes, Davout, Soult,
+Augereau, Ney, Bernadotte, en y ajoutant la garde, les grenadiers
+Oudinot, la cavalerie de Murat, ne formaient pas plus de cent et
+quelques mille hommes<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Go to footnote 18"><span class="smaller">[18]</span></a>; et que laissant Lannes et Oudinot sur sa
+droite, n'ayant qu'une chance fort incertaine d'amener Bernadotte
+vers sa gauche, il <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> devait lui rester 75 mille hommes tout au
+plus, pour livrer bataille au général Benningsen, qui en avait 90
+mille avec les Prussiens.</p>
+
+<p>Malgré cette infériorité numérique, Napoléon, comptant sur ses soldats
+et sur les routes, qui semblaient permettre des concentrations
+rapides, entra en campagne, le c&oelig;ur plein d'espérance. Il écrivit à
+l'archichancelier Cambacérès et à M. de Talleyrand, qu'il avait levé
+ses cantonnements, <em>pour profiter d'une belle gelée et d'un beau
+temps</em>; que les chemins étaient superbes; qu'il ne fallait rien dire à
+l'impératrice, <em>pour ne pas lui causer d'inquiétudes inutiles</em>, mais
+qu'il était en plein mouvement, et <em>qu'il en coûterait cher aux
+Russes, s'ils ne se ravisaient pas</em>.</p>
+
+<span class="sidedate">Fév. 1807.</span>
+
+<span class="sidenote">Napoléon quitte Varsovie pour se mettre à la tête de
+l'armée.</span>
+
+<p>Parti le 30 de Varsovie, Napoléon était le 30 au soir à Prasznitz, et
+le 31 à Willenberg. Murat l'ayant devancé, avait réuni en toute hâte
+ses régiments de cavalerie, sauf les cuirassiers dispersés le long de
+la Vistule, et formait l'avant-garde du maréchal Soult, déjà concentré
+sur Willenberg. (Voir la carte n<sup>o</sup> 38.) Le maréchal Davout avait
+exécuté des marches forcées pour se rendre à Myszniec, le maréchal
+Augereau pour se rendre à Neidenbourg. Pendant ce temps, le maréchal
+Ney avait rassemblé ses divisions à Hohenstein, prêt à se porter en
+avant dès que le gros de l'armée aurait dépassé sa droite. Le maréchal
+Bernadotte, rétrogradant lentement, était venu s'établir en arrière de
+la gauche de Ney, à Loebau, puis à Strasbourg, et enfin aux environs
+de Thorn. Jusqu'ici tout se passait à souhait. L'ennemi avait, par sa
+colonne de droite, suivi pas à pas le mouvement du maréchal <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span>
+Bernadotte, et par celle de gauche, s'était à peine avancé vers
+Allenstein. Une inconcevable inaction le retenait depuis quelques
+jours dans cette position. Le général Benningsen, plein de hardiesse
+quand il avait fallu projeter une grande man&oelig;uvre sur la basse
+Vistule, hésitait maintenant qu'il s'agissait de s'engager dans cette
+man&oelig;uvre audacieuse, qui était fort au-dessus de ses facultés et de
+celles de son armée. Il faut, pour se hasarder dans de telles
+entreprises, la confiance qu'inspire l'habitude de la victoire, et de
+plus l'expérience des diverses péripéties à travers lesquelles on est
+condamné à passer avant d'arriver au succès.
+<span class="sidenote">Subite hésitation du général Benningsen lorsqu'il faut
+s'engager sur la basse Vistule.</span>
+Le général Benningsen,
+qui n'avait ni cette confiance, ni cette expérience, flottait entre
+mille incertitudes, donnant aux autres et à lui-même les faux
+prétextes dont se couvre l'irrésolution, tantôt disant qu'il attendait
+ses vivres et ses munitions, tantôt affectant de croire, ou croyant
+véritablement que le mouvement rétrograde du corps de Bernadotte était
+commun à toute l'armée française, et qu'on avait obtenu le résultat
+désiré, puisque Napoléon s'apprêtait à quitter la Vistule. Du reste
+son hésitation, quoique assez ridicule après l'annonce fastueuse d'une
+vaste opération offensive, assurait son salut, car plus il se serait
+engagé sur la basse Vistule, plus aurait été profond l'abîme dans
+lequel il serait tombé. Toutefois, cette hésitation elle-même, en se
+prolongeant deux ou trois jours encore, pouvait le perdre tout autant
+qu'un mouvement plus prononcé, car dans cet intervalle Napoléon
+continuait de s'élever sur le flanc gauche de l'armée russe.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> <span class="sidenote">Concentration de l'armée française, et sa marche
+sur Allenstein.</span>
+
+<p>Le 1<sup>er</sup> février, Murat et le maréchal Soult étaient à Passenheim, le
+maréchal Davout s'avançait sur Ortelsbourg. Augereau et Ney se
+rapprochaient par Hohenstein du gros de l'armée. Napoléon se trouvait
+avec la garde à Willenberg. Encore vingt-quatre ou quarante-huit
+heures, et on allait être au nombre de 75 mille hommes sur le flanc
+gauche des Russes. Napoléon, toujours soigneux de guider ses
+lieutenants pas à pas, avait adressé une nouvelle dépêche au maréchal
+Bernadotte, pour lui expliquer une dernière fois son rôle dans cette
+grande man&oelig;uvre, pour lui indiquer la manière de se dérober
+promptement à l'ennemi et de rejoindre l'armée, ce qui devait rendre
+l'effet de la combinaison actuelle plus certain et plus décisif. Cette
+dépêche avait été confiée à un jeune officier récemment adjoint à
+l'état-major, qui avait ordre de la porter en toute hâte vers la basse
+Vistule.</p>
+
+<span class="sidenote">Les Français joignent les Russes à Jonkowo.</span>
+
+<p>On marcha le 2 et le 3 février. Le 3 au soir, après avoir dépassé
+Allenstein, on déboucha devant une position élevée, qui s'étend de
+l'Alle à la Passarge, bien flanquée de droite et de gauche par ces
+deux rivières et par des bois. C'était la position de Jonkowo.
+Napoléon, qui avait poussé le 3 jusqu'à Gettkendorf, non loin de
+Jonkowo, courut à l'avant-garde pour reconnaître l'ennemi. Il le
+trouva plus en force qu'on ne devait le supposer, et rangé sur le
+terrain comme s'il eût voulu y livrer bataille. Napoléon fit aussitôt
+ses dispositions pour engager le lendemain une action générale, si
+l'ennemi persistait à l'attendre à Jonkowo.</p>
+
+<span class="sidenote">Apparence d'une grande bataille à Jonkowo, et préparatifs
+pour la livrer.</span>
+
+<p>Il pressa l'arrivée des maréchaux Augereau et <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> Ney qui
+étaient prêts à le joindre. Il avait déjà sous la main à Gettkendorf
+le maréchal Soult, la garde, Murat, et à quelque distance sur sa
+droite le maréchal Davout, qui hâtait le pas afin d'atteindre les
+bords de l'Alle. Voulant assurer le succès du lendemain, Napoléon
+ordonna au maréchal Soult de filer à droite, le long du cours de
+l'Alle, de suivre les sinuosités de cette rivière, de s'engager dans
+un rentrant qu'elle formait derrière la position des Russes, et de la
+passer de vive force au pont de Bergfried, quelque résistance qu'on
+dût y rencontrer. Ce pont enlevé, on possédait sur les derrières de
+l'ennemi un débouché par lequel on pouvait le mettre dans le plus
+grand danger. Deux des divisions du maréchal Davout furent dirigées
+sur ce point, afin de rendre le résultat infaillible.</p>
+
+<p>Le soir même de ce jour, le maréchal Soult exécuta l'ordre de
+l'Empereur, fit emporter par la division Leval le village de
+Bergfried, puis le pont sur l'Alle, enfin les hauteurs au delà. Le
+combat fut court, mais vif et sanglant. Les Russes y perdirent 1,200
+hommes, les Français 5 ou 600. L'importance du poste méritait un tel
+sacrifice. Dans le courant de la soirée, la cavalerie de Murat et le
+corps du maréchal Soult se donnaient la main le long de l'Alle. On
+était en présence des Russes, privés d'appui vers leur gauche, menacés
+même sur leurs derrières, et séparés de nous seulement par un faible
+ruisseau, affluent de l'Alle. On s'attendait pour le lendemain à une
+journée importante, et Napoléon se demandait comment il se pouvait que
+les Russes fussent déjà rassemblés en si grand nombre, et concentrés
+<span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> si à propos sur ce point. Il avait de la peine à se
+l'expliquer, car d'après tous les calculs de distance et de temps, ils
+n'avaient pu être instruits assez tôt des mouvements de l'armée
+française, pour prendre une détermination si prompte, si peu d'accord
+avec leur premier projet de marche offensive sur la basse Vistule. En
+tout cas, quel que fût le motif qui les eût réunis, ils étaient en
+péril de perdre une bataille, et de la perdre de manière à être coupés
+de la Prégel, s'ils attendaient seulement jusqu'au lendemain. Le
+lendemain, en effet, nos troupes pleines d'ardeur s'avancèrent sur la
+position.
+<span class="sidenote">Les Russes décampent inopinément, et abandonnent la
+position de Jonkowo.</span>
+Elles conçurent un instant l'espérance de joindre les
+Russes, mais elles virent peu à peu leurs lignes céder et disparaître.
+Bientôt même elles s'aperçurent qu'elles n'avaient devant elles que
+des avant-gardes, placées en rideau pour les tromper. Napoléon en ce
+moment aurait eu lieu de regretter de n'avoir pas attaqué les Russes
+la veille, si la veille son armée eût été rassemblée, et en possession
+d'assez bonne heure du pont de Bergfried. Mais la concentration, qui
+était complète le 4 au matin, ne l'était pas le 3 au soir; il n'avait
+donc aucun retard à se reprocher. Il ne lui restait qu'à marcher, et à
+pénétrer le secret des résolutions de l'ennemi.</p>
+
+<p>Il connut bientôt ce secret, car les Russes, dans leur joie d'être
+miraculeusement sauvés d'une ruine certaine, le répandaient eux-mêmes
+sur les routes. Le jeune officier envoyé au maréchal Bernadotte avait
+été pris par les Cosaques avec ses dépêches, qu'il n'avait pas eu la
+présence d'esprit de détruire.
+<span class="sidenote">La révélation du plan de Napoléon due à l'imprudence d'un
+jeune officier d'état-major, décide les Russes à décamper.</span>
+Le général Benningsen, averti par ces
+dépêches <span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> quarante-huit heures plus tôt qu'il ne l'eût été par
+le mouvement de l'armée française, avait eu le temps de se concentrer
+en arrière d'Allenstein, et envoyant les préparatifs de Napoléon à
+Jonkowo, il avait décampé dans la nuit du 3 au 4, soit qu'il jugeât
+imprudent de combattre dans une position où l'on courait le danger
+d'être tourné, soit qu'il n'entrât pas dans ses vues d'accepter une
+bataille décisive. Ainsi cet entreprenant général, qui devait, par une
+seule man&oelig;uvre, nous enlever Varsovie et la Pologne, était déjà en
+retraite sur K&oelig;nigsberg. Il rebroussa chemin vers la Prégel, par la
+route d'Arensdorf et d'Eylau, parallèle au cours de l'Alle.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon se résout à poursuivre les Russes.</span>
+
+<p>Mais Napoléon que la fortune, deux fois inconstante en si peu de
+temps, avait privé du fruit des plus belles combinaisons, ne voulait
+pas avoir quitté ses cantonnements en pure perte, et sans faire payer
+à ceux qui l'avaient troublé dans son repos, leur téméraire tentative.
+La gelée, bien qu'elle ne fût pas très-forte, était suffisante
+néanmoins pour rendre les routes solides, sans rendre la température
+insupportable. Il se décida donc à mettre de nouveau la célérité de
+ses soldats à l'épreuve, et à essayer encore de déborder le flanc des
+Russes, pour leur livrer dans une position bien choisie, une bataille
+qui pût terminer la guerre.</p>
+
+<p>Il prit en toute hâte le chemin d'Arensdorf, marchant au centre et sur
+la principale route avec Murat, le maréchal Soult, le maréchal
+Augereau et la garde, ayant à sa droite vers l'Alle le corps du
+maréchal Davout, à sa gauche vers la Passarge le corps du maréchal
+Ney. Prévoyant avec une merveilleuse <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> sagacité, que les
+Russes, quoique ralliés à propos par un coup de la fortune, l'avaient
+été cependant trop à l'improviste, pour n'avoir pas laissé des
+détachements en arrière, il poussa le maréchal Ney un peu à gauche
+vers la Passarge, et lui ordonna de couper le pont de Deppen, lui
+prédisant qu'il y ferait quelque bonne prise, s'il pouvait intercepter
+les routes qui conduisent de la Passarge à l'Alle. Il prescrivit enfin
+au maréchal Bernadotte de quitter immédiatement les bords de la
+Vistule, et puisqu'il n'y avait plus à ruser avec l'ennemi, de
+rejoindre la grande armée le plus tôt possible.</p>
+
+<p>On s'avança en suivant l'ordre indiqué. Dans cette même journée du 4
+février, les Russes s'arrêtèrent un instant à Wolfsdorf, à égale
+distance de l'Alle et de la Passarge, pour prendre quelque repos, et
+voir si le corps prussien du général Lestocq, qui était en retard,
+réussirait à les rejoindre. Mais ce corps était encore trop loin pour
+qu'ils pussent le recueillir, et pressés par les Français, ils
+continuèrent leur marche, abandonnant Guttstadt, les ressources qu'ils
+y avaient réunies, des blessés, des malades, et 500 hommes qui furent
+faits prisonniers.</p>
+
+<p>Quoique les magasins de Guttstadt ne fussent pas très-considérables,
+ils étaient précieux pour les Français, qui, devançant leurs convois,
+n'avaient pour vivre que ce qu'ils se procuraient en route.</p>
+
+<span class="sidenote">Rencontre du corps de Ney avec le corps prussien de Lestocq
+à Waltersdorf.</span>
+
+<p>Le lendemain 5 février, on marcha dans le même ordre, les Français
+ayant leur droite à l'Alle, les Russes y ayant leur gauche, les uns et
+les autres cherchant à se gagner de vitesse. Pendant ce temps,
+<span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> Ney s'étant avancé par le pont de Deppen au delà de la
+Passarge, afin d'y couper la retraite des troupes ennemies en retard,
+rencontra en effet les Prussiens sur la route de Liebstadt. Le général
+Lestocq, n'espérant pas s'ouvrir une issue en passant sur le corps de
+Ney, se résigna à un sacrifice qui était devenu nécessaire. Il
+présenta aux Français une forte arrière-garde de trois à quatre mille
+hommes, et tandis qu'il la livrait à leurs coups, il tâcha de se
+dérober en descendant le cours de la Passarge, pour la traverser plus
+bas. Ce calcul, qui est souvent une des cruelles nécessités de la
+guerre, sauva sept à huit mille Prussiens, par le sacrifice de trois à
+quatre mille. Ney fondit sur ceux qu'on lui opposait à Waltersdorf, en
+sabra une partie, et prit le reste. Il avait à la fin du combat deux
+mille cinq cents prisonniers. Le sol était couvert d'un millier de
+morts et de blessés, d'une nombreuse artillerie et d'une immense
+quantité de bagages. Napoléon, qui attachait plus de prix à battre les
+Russes par la réunion de toutes leurs forces, qu'à ramasser des
+prisonniers prussiens sur les routes, recommanda au maréchal Ney de ne
+pas trop s'obstiner à la poursuite du général Lestocq, et d'avoir soin
+de ne pas se séparer de la grande armée. En conséquence de ces
+instructions, le maréchal Ney abandonna la poursuite des Prussiens, et
+toutefois tâcha de ne pas les perdre de vue, afin d'empêcher leur
+jonction avec les Russes.</p>
+
+<p>Le 6 février, les Russes, forçant de marche, atteignirent Landsberg,
+sans cesse harcelés par les Français, et abandonnant sur l'Alle la
+petite ville de Heilsberg, où ils avaient encore des magasins,
+<span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> des malades et des traînards. Leur arrière-garde ayant essayé
+de s'y maintenir, le maréchal Davout la fit pousser vivement, et comme
+il s'avançait en occupant les deux bords de l'Alle, la division Friant
+rencontra cette arrière-garde qui s'échappait par la rive droite, la
+dispersa, lui tua ou lui prit quelques centaines d'hommes.</p>
+
+<span class="sidenote">Combat de Hoff.</span>
+
+<p>Les Russes voulurent s'arrêter pendant la nuit du 6 au 7 à Landsberg.
+En conséquence ils se couvrirent par un gros détachement placé à Hoff.
+Au milieu d'un pays accidenté, une forte masse d'infanterie, ayant à
+sa droite un village, à sa gauche des bois, protégée de plus par une
+cavalerie nombreuse, barrait la route. Murat, arrivé le premier, lança
+ses hussards et ses chasseurs, puis ses dragons sur la cavalerie des
+Russes, et la culbuta, mais ne put entamer leur solide infanterie. Les
+cuirassiers du général d'Hautpoul, survenus dans le moment, furent
+lancés à leur tour. Le premier régiment chargea d'abord, mais en vain,
+arrêté qu'il fut dans son élan par une charge de la cavalerie ennemie.
+Murat ralliant alors la division de cuirassiers, la jeta tout entière
+sur l'infanterie russe. Un cri de <em>Vive l'Empereur</em>! parti des rangs,
+accompagna et excita le mouvement de ces braves cavaliers. Ils
+rompirent la ligne ennemie, et sabrèrent un grand nombre de fantassins
+foulés sous les pieds de leurs chevaux. Au même instant paraissait la
+division Legrand du corps du maréchal Soult. Un de ses régiments
+marcha sur le village à gauche, et l'enleva. Les Russes, attachant
+beaucoup de prix à cette position, qui assurait la tranquillité de
+leur nuit, tentèrent encore un effort sur le village. <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> Surpris
+au plus fort de leur lutte avec l'infanterie française, par une
+nouvelle charge de nos cuirassiers, ils furent définitivement
+culbutés, et battirent en retraite après une perte de deux mille
+hommes, sacrifiés dans ce combat d'arrière-garde.</p>
+
+<p>Le général Benningsen, poursuivi de la sorte, ne crut pas qu'il y eût
+sûreté à passer la nuit dans la ville de Landsberg, et se retira sur
+Eylau, où il entra dans la journée du 7 février.</p>
+
+<span class="sidenote">Retraite des Russes sur Eylau.</span>
+
+<p>Il plaça une nombreuse arrière-garde sur un plateau qu'on appelle
+plateau de Ziegelhoff (voir la carte n<sup>o</sup> 40), et devant lequel on
+arrive au sortir des bois dont la route de Landsberg à Eylau est
+couverte. Les généraux Bagowout et Barklay de Tolly étaient en
+position sur ce plateau, prêts à renouveler le combat de la veille. Le
+général Benningsen, sentant bien qu'il était serré de trop près pour
+ne pas être amené à une bataille, tenait beaucoup à occuper ce
+plateau, sur lequel on pouvait recevoir avec avantage l'armée
+française débouchant de la région boisée. Il tenait de plus à protéger
+l'arrivée de sa grosse artillerie, à laquelle il avait ordonné de
+faire un détour. Par tous ces motifs sa résistance sur ce point devait
+être opiniâtre.</p>
+
+<span class="sidenote">Combat de Ziegelhoff, livré le 7 février au soir.</span>
+
+<p>La cavalerie de Murat, secondée par l'infanterie du maréchal Soult,
+déboucha des bois avec sa hardiesse accoutumée, et s'avança sur le
+plateau de Ziegelhoff. La brigade Levasseur, composée des 46<sup>e</sup> et 28<sup>e</sup>
+régiments de ligne, la suivit résolument, pendant que la brigade
+Viviès, filant à droite, essayait à travers des lacs gelés de tourner
+la position. La brigade Levasseur, que le feu d'une nombreuse
+<span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> artillerie excitait à brusquer l'attaque, hâta le pas. Une
+première ligne d'infanterie ennemie fut d'abord repoussée à la
+baïonnette. Mais la cavalerie russe, chargeant à propos sur la gauche
+de la brigade, renversa le 28<sup>e</sup>, avant qu'il eût le temps de se former
+en carré. Elle sabra beaucoup de nos fantassins, et enleva une aigle.</p>
+
+<span class="sidenote">Combat dans l'intérieur de la ville d'Eylau.</span>
+
+<p>Le combat bientôt rétabli, se continua de part et d'autre avec
+acharnement. Cependant la brigade Viviès ayant débordé la position des
+Russes, ceux-ci la quittèrent pour se retirer dans la ville même
+d'Eylau. Le maréchal Soult y pénétra en même temps qu'eux. Napoléon ne
+voulait pas qu'on leur laissât la ville d'Eylau, pour le cas
+incertain, mais probable, d'une grande bataille. On entra donc
+baïonnette baissée dans Eylau. Les Russes s'y défendirent
+opiniâtrement de rue en rue. On tourna la ville, et on trouva une de
+leurs colonnes établie dans un cimetière, devenu fameux depuis par de
+terribles souvenirs, et qui était situé en dehors à droite. La brigade
+Viviès emporta ce cimetière après un combat des plus rudes. Les Russes
+se replièrent au delà d'Eylau. De toutes les rencontres
+d'arrière-garde, celle-ci avait été la plus sanglante, et elle avait
+coûté au corps du maréchal Soult des pertes considérables. On se jeta
+un peu en désordre dans la ville d'Eylau, les soldats se dispersant
+pour vivre, et surprenant dans les maisons beaucoup de Russes qui
+n'avaient pas eu le temps de s'enfuir.</p>
+
+<span class="sidenote">Les Russes s'arrêtent le 7 au soir au delà d'Eylau, et
+paraissent disposés à livrer bataille.</span>
+
+<p>La première opinion que conçut Murat, et qu'il transmit à Napoléon,
+c'est que les Russes, ayant perdu le point d'appui d'Eylau, iraient
+en chercher <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> un plus éloigné. Cependant quelques officiers
+égarés dans cette mêlée, avaient aperçu les Russes établis un peu au
+delà d'Eylau, et allumant leurs feux de bivouac pour y passer la nuit.
+Cette observation, confirmée par de nouveaux rapports, ne permit aucun
+doute sur l'importance de la journée du lendemain 8 février; et en
+effet, elle en a acquis une qui lui assure l'immortalité dans les
+siècles.</p>
+
+<span class="sidenote">État de l'armée française la veille de la bataille
+d'Eylau.</span>
+
+<p>Il devenait évident que les Russes, s'arrêtant cette fois après le
+combat du soir, et n'employant pas la nuit à marcher, étaient résolus
+à engager le lendemain une action générale. L'armée française était
+harassée de fatigue, fort réduite en nombre par la rapidité des
+marches, travaillée par la faim, et transie de froid. Mais il fallait
+livrer bataille, et ce n'était pas en semblable occasion, que soldats,
+officiers, généraux, avaient coutume de sentir leurs souffrances.</p>
+
+<p>Napoléon se hâta de dépêcher le soir même plusieurs officiers aux
+maréchaux Davout et Ney pour les ramener, l'un à sa droite, l'autre à
+sa gauche. Le maréchal Davout avait continué de suivre l'Alle jusqu'à
+Bartenstein, et il ne se trouvait plus qu'à trois ou quatre lieues. Il
+répondit qu'il arriverait dès la pointe du jour vers la droite d'Eylau
+(droite de l'armée française), prêt à donner dans le flanc des Russes.
+Le maréchal Ney, qu'on avait dirigé sur la gauche, de façon à tenir
+les Prussiens à distance, et à pouvoir fondre sur K&oelig;nigsberg dans
+le cas où les Russes se jetteraient derrière la Prégel, le maréchal
+Ney était en marche sur Kreutzbourg. On fit courir après lui, sans
+être aussi assuré de l'amener à temps sur <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> le champ de
+bataille, qu'on l'était d'y voir paraître le maréchal Davout.</p>
+
+<span class="sidenote">Effectif des corps composant l'armée française à la
+bataille d'Eylau.</span>
+
+<p>Privée du corps de Ney, l'armée française s'élevait tout au plus à
+cinquante et quelques mille hommes, bien que les Russes l'aient portée
+à 80 mille dans leurs relations, et un historien français,
+ordinairement digne de foi, à 68<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>. Le corps du maréchal Davout,
+dont l'effectif présentait 26 mille hommes à Awerstaedt, sensiblement
+diminué par les combats livrés depuis, par les maladies, par la
+dernière marche de la Vistule à Eylau, par les détachements laissés
+sur la Narew, était fort de 15 mille hommes environ. Le corps du
+maréchal Soult, le plus nombreux de toute l'armée, très-réduit
+également par la dyssenterie, la marche, les combats d'arrière-garde,
+ne pouvait pas être évalué à plus de 16 ou 17 mille hommes. Celui du
+maréchal Augereau, affaibli d'une quantité de traînards et de
+maraudeurs qui s'étaient dispersés pour vivre, n'en comptait que 6 à 7
+mille au bivouac d'Eylau, dans la soirée du 7 février. La garde, mieux
+traitée, plus retenue par la discipline, n'avait laissé personne en
+arrière. Toutefois elle ne s'élevait qu'à 6 mille hommes. Enfin la
+cavalerie de Murat, composée d'une division de cuirassiers et de trois
+divisions de dragons, ne présentait guère que 10 mille cavaliers dans
+le rang. C'était donc une force totale de 53 à 54 mille combattants,
+capables de tout, il est vrai, quoique accablés de fatigue, et épuisés
+par la faim. Si le maréchal Ney arrivait à temps, il <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span>
+devenait possible d'opposer 63 mille hommes à l'ennemi, tous présents
+au feu. Il ne fallait pas espérer de voir arriver le corps de
+Bernadotte, demeuré à une distance de trente lieues.</p>
+
+<p>Napoléon, qui pendant cette nuit dormit à peine trois ou quatre heures
+sur une chaise, dans la maison du maître de poste, plaça le corps du
+maréchal Soult à Eylau même, partie dans l'intérieur, partie à droite
+et à gauche de la ville, le corps d'Augereau et la garde impériale un
+peu en arrière, toute la cavalerie sur les ailes, attendant qu'il fît
+jour pour arrêter ses dispositions.</p>
+
+<span class="sidenote">Raisons qui décident le général Benningsen à livrer
+bataille.</span>
+
+<p>Le général Benningsen s'était enfin déterminé à livrer bataille. Il se
+trouvait en plaine, ou à peu près, terrain excellent pour ses
+fantassins, peu man&oelig;uvriers mais solides, et pour sa cavalerie qui
+était nombreuse. Sa grosse artillerie, à laquelle il avait fait faire
+un détour, pour qu'elle ne gênât pas ses mouvements, venait de le
+rejoindre. C'était un précieux renfort. De plus il était tellement
+poursuivi, qu'il se voyait forcé d'interrompre sa marche pour tenir
+tête aux Français. Il faut, à une armée qui bat en retraite, un peu
+d'avance, afin qu'elle puisse dormir et manger. Il faut aussi qu'elle
+n'ait pas l'ennemi trop près d'elle, car essuyer une attaque en route,
+le dos tourné, est la plus dangereuse manière de recevoir une
+bataille. Il est donc un moment où ce qu'il y a de plus sage est de
+choisir son terrain et de s'y arrêter pour combattre. C'est la
+résolution que prit le général Benningsen le 7 au soir. Il fit halte
+au delà d'Eylau, résolu à soutenir une lutte acharnée.
+<span class="sidenote">Force de l'armée russe.</span>
+Son armée, qui
+s'élevait à 78 ou 80 mille hommes, et à <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> 90 mille avec les
+Prussiens, lors de la reprise des hostilités, avait fait des pertes
+assez notables dans les derniers combats, mais fort peu dans les
+marches, car une armée qui se retire sans être en déroute, est ralliée
+par l'ennemi qui la poursuit, tandis que l'armée poursuivante, n'ayant
+pas les mêmes motifs de se serrer, laisse toujours une partie de son
+effectif en arrière. En défalquant les pertes essuyées à Mohrungen, à
+Bergfried, à Waltersdorf, à Hoff, à Heilsberg, à Eylau même<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Go to footnote 20"><span class="smaller">[20]</span></a>, on
+peut dire que l'armée du général Benningsen était réduite à 80 mille
+hommes environ, dont 72 mille Russes et 8 mille Prussiens. Ainsi en
+attendant l'arrivée du général Lestocq et du maréchal Ney, 72 mille
+Russes allaient combattre 54 mille Français. Les Russes avaient de
+plus une artillerie formidable, évaluée à 4 ou 500 bouches à feu. La
+nôtre montait tout au plus à 200, la garde comprise. Il est vrai
+qu'elle était supérieure à toutes les artilleries de l'Europe, même à
+celle des Autrichiens. Le général Benningsen se décida donc à attaquer
+dès la pointe du jour. Le caractère de ses soldats était énergique,
+comme celui des soldats français, mais conduit par d'autres mobiles.
+Il n'y avait chez les Russes ni cette confiance dans le succès, ni
+cet amour de la gloire, qui se voyait <span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> chez les Français, mais
+un certain fanatisme d'obéissance, qui les portait à braver
+aveuglément la mort. Quant à la dose d'intelligence chez les uns et
+les autres, il n'est pas nécessaire d'en faire remarquer la
+différence.</p>
+
+<span class="sidenote">Champ de bataille d'Eylau.</span>
+
+<p>Depuis qu'on avait débouché sur Eylau, le pays se montrait uni et
+découvert. La petite ville d'Eylau, située sur une légère éminence, et
+surmontée d'une flèche gothique, était le seul point saillant du
+terrain. À droite de l'église, le sol, s'abaissant quelque peu,
+présentait un cimetière. En face, il se relevait sensiblement, et sur
+ce relèvement marqué de quelques mamelons, on apercevait les Russes en
+masse profonde. Plusieurs lacs, pourvus d'eau au printemps, desséchés
+en été, gelés en hiver, actuellement effacés par la neige, ne se
+distinguaient en aucune manière du reste de la plaine. À peine
+quelques granges réunies en hameaux, et des lignes de barrière servant
+à parquer le bétail, formaient-elles un point d'appui ou un obstacle,
+sur ce morne champ de bataille. Un ciel gris, fondant par intervalles
+en une neige épaisse, ajoutait sa tristesse à celle des lieux,
+tristesse qui saisit les yeux et les c&oelig;urs, dès que la naissance du
+jour, très-tardive en cette saison, eut rendu les objets visibles.</p>
+
+<span class="sidenote">Ordre de bataille adopté par les Russes.</span>
+
+<p>Les Russes étaient rangés sur deux lignes, fort rapprochées l'une de
+l'autre, leur front couvert par trois cents bouches à feu, qui avaient
+été disposées sur les parties saillantes du terrain. En arrière, deux
+colonnes serrées, appuyant comme deux arcs-boutants cette double ligne
+de bataille, semblaient destinées à la soutenir, et à l'empêcher de
+plier sous le <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> choc des Français. Une forte réserve
+d'artillerie était placée à quelque distance. La cavalerie se trouvait
+partie en arrière, partie sur les ailes. Les Cosaques, ordinairement
+dispersés, tenaient cette fois au corps même de l'armée. Il était
+évident qu'à l'énergie, à la dextérité des Français, les Russes
+avaient voulu, sur ce terrain découvert, opposer une masse compacte,
+défendue sur son front par une nombreuse artillerie, fortement étayée
+par derrière, une véritable muraille enfin, lançant une pluie de feux.
+Napoléon, à cheval dès la pointe du jour, s'était établi de sa
+personne dans le cimetière à la droite d'Eylau. Là, protégé à peine
+par quelques arbres, il voyait parfaitement la position des Russes,
+lesquels, déjà en bataille, avaient ouvert le feu par une canonnade,
+qui devenait à chaque instant plus vive. On pouvait prévoir que le
+canon serait l'arme de cette journée terrible.</p>
+
+<span class="sidenote">Disposition opposée par Napoléon à celle des Russes.</span>
+
+<p>Grâce à la position d'Eylau, qui s'allongeait en face des Russes,
+Napoléon pouvait donner moins de profondeur à sa ligne de bataille,
+moins de prise par conséquent aux coups de l'artillerie. Deux des
+divisions du maréchal Soult furent placées à Eylau, la division
+Legrand en avant et un peu à gauche, la division Leval partie à gauche
+de la ville, sur une éminence que surmontait un moulin, partie à
+droite au cimetière même. La troisième division du maréchal Soult, la
+division Saint-Hilaire, fut établie plus à droite encore, à une assez
+grande distance du cimetière, au village de Rothenen, qui formait le
+prolongement de la position d'Eylau. Dans l'intervalle qui séparait
+le village de Rothenen de la ville d'Eylau, intervalle <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span>
+laissé ouvert pour y faire déboucher le reste de l'armée, se tenait un
+peu en arrière le corps d'Augereau, rangé sur deux lignes, et formé
+des divisions Desjardins et Heudelet. Augereau, tourmenté de la
+fièvre, les yeux rouges et enflés, mais oubliant ses souffrances au
+bruit du canon, était monté à cheval pour se mettre à la tête de ses
+troupes. Plus en arrière de ce même débouché, venaient l'infanterie et
+la cavalerie de la garde impériale, les divisions de dragons et de
+cuirassiers, prêtes les unes et les autres à se présenter à l'ennemi
+par la même issue, et en attendant un peu abritées du canon par
+l'enfoncement du terrain. Enfin à l'extrême droite de ce champ de
+bataille, au delà et en avant de Rothenen, au hameau de Serpallen,
+devait entrer en action le corps du maréchal Davout, de manière à
+donner dans le flanc des Russes.</p>
+
+<p>Napoléon étant donc sur un ordre mince, et sa ligne ayant l'avantage
+d'être couverte à gauche par les bâtiments d'Eylau, à droite par ceux
+de Rothenen, le combat d'artillerie par lequel il voulait démolir
+l'espèce de muraille que lui opposaient les Russes était beaucoup
+moins redoutable pour lui que pour eux. Il avait fait sortir des corps
+et mettre en bataille toutes les bouches à feu de l'armée, il y avait
+joint les quarante pièces de la garde, et il allait ainsi riposter à
+la formidable artillerie des Russes par une artillerie très-inférieure
+en nombre, mais très-supérieure en habileté.</p>
+
+<span class="sidenote">La bataille d'Eylau commence par un violent combat
+d'artillerie.</span>
+
+<p>Les Russes avaient commencé le feu. Les Français leur avaient répondu
+presque aussitôt par une violente canonnade, exécutée à demi-portée
+de canon. <span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> La terre tremblait sous cette détonation
+épouvantable. Les artilleurs français, non-seulement plus adroits,
+mais tirant sur une masse vivante, qui leur servait de but, y
+exerçaient d'horribles ravages. Nos boulets emportaient des files
+entières. Les boulets des Russes, au contraire, lancés avec moins de
+justesse, et frappant sur des bâtiments, ne nous causaient pas un
+dommage égal à celui que l'ennemi éprouvait. Bientôt le feu prit à la
+ville d'Eylau, et au village de Rothenen. Les lueurs de l'incendie
+vinrent joindre leur horreur à l'horreur du carnage. Quoiqu'il tombât
+beaucoup moins de Français que de Russes, il en tombait beaucoup
+encore, surtout dans les rangs de la garde impériale, immobile dans le
+cimetière. Les projectiles, passant par-dessus la tête de Napoléon, et
+quelquefois bien près de lui, perçaient les murs de l'église ou
+brisaient les branches des arbres au pied desquels il s'était placé
+pour diriger la bataille.</p>
+
+<p>Cette canonnade durait depuis long-temps, et les deux armées la
+supportaient avec une tranquillité héroïque, ne faisant aucun
+mouvement, et se bornant à serrer les rangs à mesure que le canon y
+produisait des vides. Les Russes parurent les premiers éprouver une
+sorte d'impatience<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Go to footnote 21"><span class="smaller">[21]</span></a>. Désirant accélérer le résultat par la prise
+d'Eylau, ils s'ébranlèrent, pour enlever la position du moulin, située
+à la gauche de la ville. Une partie de leur droite se forma en
+colonne, et vint nous attaquer. La division Leval, composée des
+brigades Ferey et Viviès, la repoussa <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> vaillamment, et par sa
+contenance ne permit pas aux Russes d'espérer un succès s'ils
+renouvelaient leurs efforts.</p>
+
+<p>Quant à Napoléon, il ne tentait rien de décisif, ne voulant pas
+compromettre, en le portant en avant, le corps du maréchal Soult, qui
+faisait bien assez de tenir Eylau sous une affreuse canonnade, ne
+voulant pas non plus hasarder ni la division Saint-Hilaire, ni le
+corps d'Augereau, contre le centre de l'ennemi, car c'eût été les
+exposer à se briser contre un rocher brûlant. Il attendait pour agir
+que le maréchal Davout, dont le corps arrivait sur la droite, se fit
+sentir dans le flanc des Russes.</p>
+
+<span class="sidenote">Arrivée du maréchal Davout à Serpallen.</span>
+
+<p>Ce lieutenant, exact autant qu'intrépide, était parvenu en effet au
+village de Serpallen. La division Friant marchait en tête. Elle
+déboucha la première, rencontra les Cosaques, qu'elle eut bientôt
+ramenés, et occupa le village de Serpallen par quelques compagnies
+d'infanterie légère. (Voir la carte n<sup>o</sup> 40.) À peine était-elle
+établie dans le village et dans les terrains à droite, que l'une des
+masses de cavalerie qui étaient placées sur les ailes de l'armée
+russe, se détacha pour venir à elle. Le général Friant, usant avec
+intelligence et sang-froid des avantages que lui offrait le hasard des
+lieux, rangea les trois régiments dont se composait alors sa division,
+derrière les longues et solides barrières en bois employées à parquer
+les troupeaux. Abrité derrière ce retranchement naturel, il fusilla à
+bout portant les escadrons russes, et les força de se retirer. Ils se
+replièrent, mais ils revinrent bientôt, accompagnés d'une colonne
+<span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> de neuf à dix mille hommes d'infanterie. C'était l'une des
+deux colonnes serrées qui servaient d'arcs-boutants à la ligne de
+bataille des Russes, qui se portait maintenant à la gauche de cette
+ligne pour reprendre Serpallen. Le général Friant n'avait pas plus de
+cinq mille hommes à lui opposer. Toujours abrité derrière les
+barrières en bois dont il s'était couvert, et maître de se déployer
+sans craindre d'être chargé par la cavalerie, il accueillit les Russes
+par un feu si nourri et si bien dirigé, qu'il leur fit essuyer une
+perte considérable. Leurs escadrons ayant voulu le tourner, il forma
+le 33<sup>e</sup> en carré sur sa droite, et les arrêta par la contenance
+inébranlable de ses fantassins. Ne pouvant se servir de sa cavalerie,
+qui consistait en quelques chasseurs à cheval, il y suppléa par une
+nuée de tirailleurs, qui, profitant avec adresse des moindres
+accidents du terrain, allèrent fusiller les Russes sur leurs flancs,
+et les obligèrent à se retirer vers les hauteurs en arrière de
+Serpallen, entre Serpallen et Klein-Sausgarten. En se retirant sur ces
+hauteurs, les Russes se couvrirent par une nombreuse artillerie, dont
+le feu plongeant était malheureusement très-meurtrier. La division
+Morand, à son tour, était arrivée sur le champ de bataille. Le
+maréchal Davout s'emparant de la première brigade, celle du général
+Ricard, vint la placer au delà et à gauche de Serpallen, puis il
+disposa la seconde, composée du 51<sup>e</sup> et du 61<sup>e</sup>, à droite du village,
+de manière à soutenir ou la brigade Ricard, ou la division Friant.
+Celle-ci s'était portée à droite de Serpallen, vers Klein-Sausgarten.
+Dans ce même moment la division Gudin forçait le pas pour entrer
+<span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> en ligne. Ainsi les Russes, par le mouvement de notre droite,
+avaient été contraints de replier leur gauche, de Serpallen sur
+Klein-Sausgarten.</p>
+
+<p>L'effet attendu dans le flanc de l'armée ennemie était donc produit.
+Napoléon, de la position qu'il occupait, avait vu distinctement les
+réserves russes se diriger vers le corps du maréchal Davout. L'heure
+d'agir était venue, car si on n'intervenait pas, les Russes pouvaient
+se jeter en masse sur le maréchal Davout, et l'écraser. Napoléon donna
+sur-le-champ ses ordres.
+<span class="sidenote">Le corps du maréchal Davout ayant produit sur la gauche des
+Russes l'effet attendu, Napoléon fait attaquer leur centre par la
+division Saint-Hilaire et le corps d'Augereau.</span>
+Il prescrivit à la division Saint-Hilaire,
+qui était à Rothenen, de se porter en avant, pour donner la main, vers
+Serpallen, à la division Morand. Il commanda aux deux divisions
+Desjardins et Heudelet du corps d'Augereau, de déboucher par
+l'intervalle qui séparait Rothenen d'Eylau, de se lier à la division
+Saint-Hilaire, et toutes ensemble de former une ligne oblique du
+cimetière d'Eylau à Serpallen. Le résultat de ce mouvement devait être
+de culbuter les Russes, en renversant leur gauche sur leur centre, et
+d'abattre ainsi, en commençant par son extrémité, la longue muraille
+qu'on avait devant soi.</p>
+
+<p>Il était dix heures du matin. Le général Saint-Hilaire s'ébranla,
+quitta Rothenen, et se déploya obliquement dans la plaine, sous un
+terrible feu d'artillerie, sa droite à Serpallen, sa gauche vers le
+cimetière. Augereau s'ébranla presque en même temps, non sans un
+triste pressentiment du sort réservé à son corps d'armée, qu'il voyait
+exposé à se briser contre le centre des Russes, solidement appuyé à
+plusieurs mamelons. Tandis que le général Corbineau <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> lui
+transmettait les ordres de l'Empereur, un boulet perça le flanc de ce
+brave officier, l'aîné d'une famille héroïque. Le maréchal Augereau se
+mit immédiatement en marche. Les deux divisions Desjardins et Heudelet
+débouchèrent entre Rothenen et le cimetière, en colonnes serrées, puis
+le défilé franchi, se formèrent en bataille, la première brigade de
+chaque division déployée, la seconde en carré. Tandis qu'elles
+s'avançaient, une rafale de vent et de neige vint frapper tout à coup
+la face des soldats et leur dérober la vue du champ de bataille. Les
+deux divisions, au milieu de cette espèce de nuage, se trompèrent de
+direction, donnèrent un peu à gauche, et laissèrent à leur droite un
+large espace entre elles et la division Saint-Hilaire. Les Russes, peu
+incommodés de la neige qu'ils recevaient à dos, et voyant s'avancer
+les deux divisions d'Augereau sur les mamelons auxquels ils appuyaient
+leur centre, démasquèrent à l'improviste une batterie de 72 bouches à
+feu qu'ils tenaient en réserve.
+<span class="sidenote">Destruction presque totale du corps d'Augereau.</span>
+La mitraille vomie par cette
+redoutable batterie était si épaisse, qu'en un quart d'heure la moitié
+du corps d'Augereau fut abattue. Le général Desjardins, commandant la
+première division, fut tué; le général Heudelet, commandant la
+seconde, reçut une blessure presque mortelle. Bientôt l'état-major des
+deux divisions fut mis hors de combat. Tandis qu'elles essuyaient ce
+feu épouvantable, obligées de se reformer en marchant, tant leurs
+rangs étaient éclaircis, la cavalerie russe, se précipitant dans
+l'espace qui les séparait de la division Morand, fondit sur elles en
+masse. Ces braves divisions résistèrent toutefois, mais elles
+<span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> furent obligées de rétrograder vers le cimetière d'Eylau,
+cédant le terrain sans se rompre, sous les assauts répétés de nombreux
+escadrons. Tout à coup la neige, ayant cessé de tomber, permit
+d'apercevoir ce douloureux spectacle. Sur six ou sept mille
+combattants, quatre mille environ, morts ou blessés, jonchaient la
+terre. Augereau, atteint lui-même d'une blessure, plus touché au reste
+du désastre de son corps d'armée que du péril, fut porté dans le
+cimetière d'Eylau aux pieds de Napoléon, auquel il se plaignit, non
+sans amertume, de n'avoir pas été secouru à temps. Une morne tristesse
+régnait sur les visages, dans l'état-major impérial. Napoléon, calme
+et ferme, imposant aux autres l'impassibilité qu'il s'imposait à
+lui-même, adressa quelques paroles de consolation à Augereau, puis il
+le renvoya sur les derrières, et prit ses mesures pour réparer le
+dommage. Lançant d'abord les chasseurs de sa garde, et quelques
+escadrons de dragons qui étaient à sa portée, pour ramener la
+cavalerie ennemie, il fit appeler Murat, et lui ordonna de tenter un
+effort décisif sur la ligne d'infanterie qui formait le centre de
+l'armée russe, et qui profitant du désastre d'Augereau, commençait à
+se porter en avant. Au premier ordre, Murat était accouru au
+galop.&mdash;<em>Eh bien</em>, lui dit Napoléon, <em>nous laisseras-tu dévorer par
+ces gens-là?</em>&mdash;Alors il prescrivit à cet héroïque chef de sa cavalerie
+de réunir les chasseurs, les dragons, les cuirassiers, et de se jeter
+sur les Russes avec quatre-vingts escadrons, pour essayer tout ce que
+pouvait l'élan d'une pareille masse d'hommes à cheval, chargeant avec
+fureur <span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> une infanterie réputée inébranlable. La cavalerie de
+la garde fut portée en avant, prête à joindre son choc à celui de la
+cavalerie de l'armée. Le moment était critique, car si l'infanterie
+russe n'était pas arrêtée, elle allait aborder le cimetière, centre de
+la position, et Napoléon n'avait pour le défendre que les six
+bataillons à pied de la garde impériale.</p>
+
+<span class="sidenote">Charge de toute la réserve de cavalerie sur l'infanterie
+russe.</span>
+
+<p>Murat part au galop, réunit ses escadrons, puis les fait passer entre
+le cimetière et Rothenen, à travers ce même débouché par lequel le
+corps d'Augereau avait déjà marché à une destruction presque certaine.
+Les dragons du général Grouchy chargent les premiers, pour déblayer le
+terrain, et en écarter la cavalerie ennemie. Ce brave officier,
+renversé sous son cheval, se relève, se met à la tête de sa seconde
+brigade, et réussit à disperser les groupes de cavaliers qui
+précédaient l'infanterie russe. Mais pour renverser celle-ci, il ne
+faut pas moins que les gros escadrons vêtus de fer du général
+d'Hautpoul. Cet officier, qui se distinguait par une habileté
+consommée dans l'art de manier une cavalerie nombreuse, se présente
+avec vingt-quatre escadrons de cuirassiers, que suit toute la masse
+des dragons. Ces cuirassiers, rangés sur plusieurs lignes,
+s'ébranlent, et se précipitent sur les baïonnettes russes. Les
+premières lignes, arrêtées par le feu, ne pénètrent pas, et se
+repliant à droite et à gauche, viennent se reformer derrière celles
+qui les suivent, pour charger de nouveau. Enfin l'une d'elles, lancée
+avec plus de violence, renverse sur un point l'infanterie ennemie, et
+y ouvre une brèche, à travers laquelle cuirassiers et dragons
+<span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> pénètrent à l'envi les uns des autres. Comme un fleuve qui a
+commencé à percer une digue, l'emporte bientôt tout entière, la masse
+de nos escadrons ayant une fois entamé l'infanterie des Russes, achève
+en peu d'instants de renverser leur première ligne.
+<span class="sidenote">Murat culbute l'infanterie russe, et hache le centre de
+leur ligne.</span>
+Nos cavaliers se
+dispersent alors pour sabrer. Une affreuse mêlée s'engage entre eux et
+les fantassins russes. Ils vont, viennent, et frappent de tous côtés
+ces fantassins opiniâtres. Tandis que la première ligne d'infanterie
+est ainsi culbutée, et hachée, la seconde se replie à un bois, qui se
+voyait au fond du champ de bataille. Il restait là une dernière
+réserve d'artillerie. Les Russes la mettent en batterie, et tirent
+confusément sur leurs soldats et sur les nôtres, s'inquiétant peu de
+mitrailler amis et ennemis, pourvu qu'ils se débarrassent de nos
+redoutables cavaliers. Le général d'Hautpoul est frappé à mort par un
+biscaïen. Pendant que notre cavalerie est ainsi aux prises avec la
+seconde ligne de l'infanterie russe, quelques parties de la première
+se relèvent çà et là pour tirer encore. À cette vue, les grenadiers à
+cheval de la garde, conduits par le général Lepic, l'un des héros de
+l'armée, s'élancent à leur tour, pour seconder les efforts de Murat.
+Ils partent au galop, chargent les groupes d'infanterie qu'ils
+aperçoivent debout, et, parcourant le terrain en tous sens, complètent
+la destruction du centre de l'armée russe, dont les débris achèvent de
+s'enfuir vers les bouquets de bois qui lui ont servi d'asile.</p>
+
+<p>Durant cette scène de confusion, un tronçon détaché de cette vaste
+ligne d'infanterie, s'était avancé <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> jusqu'au cimetière même.
+Trois ou quatre mille grenadiers russes, marchant droit devant eux,
+avec ce courage aveugle d'une troupe plus brave qu'intelligente,
+viennent se heurter contre l'église d'Eylau, et menacent le cimetière
+occupé par l'état-major impérial. La garde à pied, immobile jusque-là,
+avait essuyé la canonnade sans rendre un coup de fusil. C'est avec
+joie qu'elle voit naître une occasion de combattre. Un bataillon est
+commandé: deux se disputent l'honneur de marcher. Le premier en ordre,
+conduit par le général Dorsenne, obtient l'avantage de se mesurer avec
+les grenadiers russes, les aborde sans tirer un coup de fusil, les
+joint à la baïonnette, les refoule les uns sur les autres, tandis que
+Murat, apercevant cet engagement, lance sur eux deux régiments de
+chasseurs sous le général Bruyère. Les malheureux grenadiers russes,
+serrés entre les baïonnettes des grenadiers de la garde, et les sabres
+de nos chasseurs, sont presque tous pris ou tués, sous les yeux de
+Napoléon, et à quelques pas de lui.</p>
+
+<span class="sidenote">Le combat étant rétabli au centre, Napoléon attend le
+résultat de l'action engagée sur les ailes.</span>
+
+<p>Cette action de cavalerie, la plus extraordinaire peut-être de nos
+grandes guerres, avait eu pour résultat de culbuter le centre des
+Russes, et de le repousser à une assez grande distance. Il aurait
+fallu avoir sous la main une réserve d'infanterie, afin d'achever la
+défaite d'une troupe qui, après s'être couchée à terre, se relevait
+pour faire feu. Mais Napoléon n'osait pas disposer du corps du
+maréchal Soult, réduit à une moitié de son effectif, et nécessaire à
+la garde d'Eylau. Le corps d'Augereau était presque détruit. Les six
+bataillons de la <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> garde à pied restaient seuls comme réserve,
+et au milieu des chances si diverses de cette journée, fort éloignée
+encore de sa fin, c'était une ressource qu'il fallait conserver
+précieusement. À gauche le maréchal Ney, marchant depuis plusieurs
+jours côte à côte avec les Prussiens, pouvait les devancer, ou en être
+devancé sur le champ de bataille, et huit ou dix mille hommes,
+survenant à l'improviste, devaient apporter à l'une des deux armées un
+renfort peut-être décisif. À droite, le maréchal Davout se trouvait
+engagé avec la gauche des Russes dans un combat acharné, dont le
+résultat était encore inconnu.</p>
+
+<p>Napoléon, immobile dans ce cimetière où l'on avait accumulé les
+cadavres d'un grand nombre de ses officiers, plus grave que de
+coutume, mais commandant à son visage comme à son âme, ayant sa garde
+derrière lui, et devant lui les chasseurs, les dragons, les
+cuirassiers reformés, prêts à se dévouer de nouveau, Napoléon
+attendait l'événement, avant de prendre une détermination définitive.
+Jamais, ni lui, ni ses soldats n'avaient assisté à une action aussi
+disputée.</p>
+
+<span class="sidenote">Vaillante conduite de la division Saint-Hilaire et du corps
+du maréchal Davout.</span>
+
+<p>Mais le temps des défaites n'était pas venu, et la fortune, rigoureuse
+un moment pour cet homme extraordinaire, le traitait encore en favori.
+À cette heure, le général Saint-Hilaire, avec sa division, le maréchal
+Davout avec son corps, justifiaient la confiance que Napoléon avait
+mise en eux. La division Saint-Hilaire, accueillie comme le corps
+d'Augereau, et au même instant, par un horrible feu de mitraille et
+de mousqueterie, avait eu cruellement à souffrir. <span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> Aveuglée
+aussi par la neige, elle n'avait point aperçu une masse de cavalerie
+accourant sur elle au galop, et un bataillon du 10<sup>e</sup> léger, assailli
+avant d'avoir pu se former, avait été renversé sous les pieds des
+chevaux. La division Morand, extrême gauche de Davout, découverte par
+l'accident arrivé au bataillon du 10<sup>e</sup> léger, s'était vue ramenée en
+arrière, pendant deux ou trois cents pas. Mais bientôt Davout et
+Morand l'avaient reportée en avant. Dans cet intervalle, le général
+Friant soutenait à Klein-Sausgarten une lutte héroïque, et, secondé
+par la division Gudin, il occupait définitivement cette position
+avancée sur le flanc des Russes. Il venait même de pousser des
+détachements jusqu'au village de Kuschitten, situé sur leurs
+derrières. C'était le moment où, la journée étant presque achevée, et
+l'armée russe presque à moitié détruite, la bataille semblait devoir
+se terminer en notre faveur.</p>
+
+<span class="sidenote">Subite apparition du général prussien Lestocq sur le champ
+de bataille.</span>
+
+<p>Mais l'événement que redoutait Napoléon s'était réalisé. Le général
+Lestocq, poursuivi à outrance par le maréchal Ney, paraissait sur ce
+champ de carnage, avec 7 ou 8 mille Prussiens, jaloux de se venger du
+dédain des Russes. Le général Lestocq, devançant à peine d'une heure
+ou deux le corps du maréchal Ney, avait tout juste le temps de porter
+un coup, avant d'être atteint lui-même. Il débouche sur le champ de
+bataille à Schmoditten, passe derrière la double ligne des Russes,
+maintenant brisée par le feu de nos artilleurs, par le sabre de nos
+cavaliers, et se présente à Kuschitten, en face de la division
+Friant, qui, dépassant Klein-Sausgarten, <span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> avait déjà refoulé
+la gauche de l'ennemi sur son centre. Le village de Kuschitten était
+occupé par quatre compagnies du 108<sup>e</sup>, et par le 51<sup>e</sup>, qui avait été
+détaché de la division Morand, pour aller au soutien de la division
+Friant.
+<span class="sidenote">Friant et Gudin arrêtent les Prussiens.</span>
+Les Prussiens, ralliant les Russes autour d'eux, fondent
+impétueusement sur le 51<sup>e</sup> et sur les quatre compagnies du 108<sup>e</sup> ne
+parviennent pas à les rompre, mais les ramènent fort en arrière de
+Kuschitten. Après ce premier avantage, les Prussiens se portent au
+delà de Kuschitten afin de ressaisir les positions du matin. Ils
+marchent déployés sur deux lignes. Les réserves russes ralliées,
+forment sur leurs ailes deux colonnes serrées. Une nombreuse
+artillerie les précède. Ils s'avancent ainsi en traversant les
+derrières du champ de bataille, pour regagner le terrain perdu, et
+ramener le maréchal Davout sur Klein-Sausgarten, et de
+Klein-Sausgarten sur Serpallen. Mais les généraux Friant et Gudin,
+ayant le maréchal Davout à leur tête, accourent. La division Friant
+tout entière, les 12<sup>e</sup>, 21<sup>e</sup>, 25<sup>e</sup> régiments appartenant à la division
+Gudin se placent en avant, couverts par toute l'artillerie du
+troisième corps. Vainement les Russes et les Prussiens veulent-ils
+renverser cet obstacle formidable, ils n'y peuvent réussir. Les
+Français, appuyés à des bois, à des marécages, à des monticules, ici
+déployés en ligne, là dispersés en tirailleurs, opposent une
+opiniâtreté invincible à ce dernier effort des coalisés. Le maréchal
+Davout, parcourant les rangs jusqu'à la fin du jour, contient ses
+soldats en leur disant: Les lâches iront mourir en Sibérie; les braves
+mourront ici en gens d'honneur.&mdash;L'attaque des Prussiens <span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> et
+des Russes ralliés s'arrête, le terrain perdu sur leur flanc gauche
+n'est pas reconquis. Le corps du maréchal Davout reste ferme dans
+cette position de Klein-Sausgarten, d'où il menace les derrières de
+l'ennemi.</p>
+
+<p>Les deux armées étaient épuisées. Ce jour si sombre devenait à chaque
+instant plus sombre encore, et allait se terminer en une affreuse
+nuit. Le carnage était horrible.
+<span class="sidenote">Horrible état de l'armée russe à la fin du jour.</span>
+Près de 30 mille Russes, atteints par
+les projectiles ou le sabre des Français, jonchaient la terre, les uns
+morts, les autres blessés plus ou moins gravement. Beaucoup de leurs
+soldats commençaient à s'en aller à la débandade<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a>.
+<span class="sidenote">Le général Benningsen délibère s'il doit tenter un dernier
+effort.</span>
+Le général
+Benningsen, entouré de ses lieutenants, délibérait s'il fallait
+reprendre l'offensive, et tenter un nouvel effort. Mais, d'une armée
+de 80 mille hommes, il ne lui en restait pas 40 mille en état de
+combattre, les Prussiens compris. S'il avait succombé dans cet
+engagement désespéré, il n'aurait pas eu de quoi couvrir la retraite.
+Néanmoins il hésitait encore, lorsqu'on vint lui annoncer un dernier
+et grave incident.
+<span class="sidenote">La subite arrivée du maréchal Ney décide la retraite des
+Russes.</span>
+Le maréchal Ney, qui avait suivi de près les
+Prussiens, arrivant le soir sur notre gauche comme le maréchal Davout
+était arrivé le matin sur notre droite, débouchait enfin vers Althof.</p>
+
+<p>Ainsi les combinaisons de Napoléon, retardées par le temps, n'en
+avaient pas moins amené sur les deux flancs de l'armée russe les
+forces qui devaient décider la victoire. L'ordre de retraite ne
+pouvait plus <span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> dès lors être différé, car le maréchal Davout,
+s'étant maintenu à Klein-Sausgarten, n'avait pas beaucoup à faire pour
+rencontrer le maréchal Ney, qui s'était avancé jusqu'à Schmoditten, et
+la jonction de ces deux maréchaux aurait exposé les Russes à être
+enveloppés. L'ordre de se retirer fut donné à l'instant même par le
+général Benningsen. Toutefois pour assurer la retraite il voulut
+contenir le maréchal Ney, et essayer de lui enlever le village de
+Schmoditten. Les Russes marchèrent sur ce village, à la faveur de la
+nuit, et en grand silence, pour surprendre les troupes du maréchal
+Ney, arrivées tard sur ce champ de bataille où l'on avait de la peine
+à se reconnaître. Mais celles-ci étaient sur leurs gardes. Le général
+Marchand, avec le 6<sup>e</sup> léger et le 39<sup>e</sup> de ligne, laissant approcher
+les Russes, puis les accueillant par un feu à bout portant, les arrêta
+net. Il courut ensuite sur eux à la baïonnette, et les fit renoncer à
+toute attaque sérieuse. Dès ce moment ils se mirent définitivement en
+retraite.</p>
+
+<p>Napoléon discernant à la direction des feux du maréchal Davout et du
+maréchal Ney, le véritable état des choses, se savait maître du champ
+de bataille, mais il n'était pas assuré cependant de ne pas avoir une
+seconde bataille à livrer, la nuit ou le lendemain.
+<span class="sidenote">Position occupée par l'armée française le soir de la
+bataille d'Eylau.</span>
+Il occupait cette
+plaine légèrement relevée, qui s'étendait au delà d'Eylau, ayant
+devant lui et au centre sa cavalerie et sa garde, à gauche en avant
+d'Eylau les deux divisions Legrand et Leval du corps du maréchal
+Soult, à droite la division Saint-Hilaire qui se liait avec le corps
+du maréchal Davout porté au delà de Klein-Sausgarten, <span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span>
+l'armée française décrivant ainsi une ligne oblique sur le terrain que
+les Russes avaient possédé le matin. Fort au delà, sur la gauche, le
+maréchal Ney isolé, se trouvait sur les derrières de la position que
+l'ennemi abandonnait en toute hâte.</p>
+
+<p>Napoléon, certain d'être victorieux, mais triste au fond du c&oelig;ur,
+était demeuré au milieu de ses troupes, ordonnant qu'on allumât des
+feux, et qu'on ne quittât pas les rangs, même pour aller chercher des
+vivres. On distribuait aux soldats un peu de pain et d'eau-de-vie, et,
+quoiqu'il n'y en eût pas assez pour tous, on ne les entendait pas se
+plaindre.
+<span class="sidenote">Disposition morale de l'armée.</span>
+Moins joyeux qu'à Austerlitz ou à Iéna, ils étaient pleins
+de confiance, fiers d'eux-mêmes, prêts à recommencer cette lutte
+terrible, si les Russes en avaient le courage et la force. Quiconque,
+en ce moment, leur eût donné le pain et l'eau-de-vie dont ils
+manquaient, les eût retrouvés aussi gais que de coutume. Deux
+artilleurs du corps du maréchal Davout ayant été absents de leur
+compagnie pendant cette journée, et étant arrivés trop tard pour
+assister à la bataille, leurs camarades s'assemblèrent le soir au
+bivouac, les jugèrent, et n'ayant pas goûté leurs raisons, leur
+infligèrent sur ce terrain glacé et sanglant, le châtiment burlesque
+que les soldats appellent la <em>savate</em><a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a>.</p>
+
+<p>Il n'y avait en grande abondance que des munitions. Le service de
+l'artillerie, exécuté avec une activité rare, avait déjà remplacé les
+munitions consommées. <span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> Le service des ambulances se faisait
+avec non moins de zèle. On avait ramassé un grand nombre de blessés,
+et on administrait aux autres quelques secours sur place, en attendant
+qu'on pût les transporter à leur tour. Napoléon, accablé de fatigue,
+debout cependant, présidait aux soins donnés à ses soldats.</p>
+
+<p>Sur les derrières de l'armée tout n'offrait pas une contenance aussi
+ferme. Beaucoup de traînards qui manquaient à l'effectif le matin, par
+suite de la rapidité des marches, avaient entendu le retentissement de
+cette épouvantable bataille, avaient aperçu quelques houras de
+Cosaques, et s'étaient repliés, répandant sur les routes des nouvelles
+fâcheuses. Les braves accouraient se ranger auprès de leurs camarades,
+les autres s'en allaient dans les diverses directions qu'avait
+parcourues l'armée.</p>
+
+<span class="sidenote">Journée qui suit la bataille d'Eylau.</span>
+
+<p>Le lendemain le jour commençant à luire, on découvrit cet affreux
+champ de bataille, et Napoléon lui-même fut ému, au point de le
+laisser apercevoir dans le bulletin qu'il publia. Sur cette plaine
+glacée, des milliers de morts et de mourants cruellement mutilés, des
+milliers de chevaux abattus, une innombrable quantité de canons
+démontés, de voitures brisées, de projectiles épars, des hameaux en
+flammes, <em>tout cela se détachant sur un fond de neige</em><a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a>, présentait
+un spectacle saisissant et terrible. «Ce spectacle, s'écriait
+Napoléon, est fait pour inspirer aux princes l'amour de la paix, et
+l'horreur de la guerre!»&mdash;Singulière réflexion dans <span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> sa
+bouche, et sincère au moment où il la laissait échapper.</p>
+
+<p>Une particularité frappa tous les yeux. Soit penchant à revenir aux
+choses du passé, soit aussi économie, on avait voulu rendre l'habit
+blanc aux troupes. On en avait fait l'essai sur quelques régiments,
+mais la vue du sang sur les habits blancs décida la question. Napoléon
+rempli de dégoût et d'horreur déclara qu'il ne voulait que des habits
+bleus, quoi qu'il pût en coûter.</p>
+
+<span class="sidenote">Pertes des Russes et des Français à la bataille d'Eylau.</span>
+
+<p>L'aspect de ce champ de bataille abandonné par l'ennemi rendit à
+l'armée le sentiment de sa victoire. Les Russes s'étaient retirés,
+laissant sur le terrain 7 mille morts, et plus de 5 mille blessés, que
+le vainqueur généreux se hâta de relever après les siens. Outre les 12
+mille morts ou mourants abandonnés à Eylau, ils emmenaient avec eux
+environ 15 mille blessés, plus ou moins gravement atteints. Ils
+avaient eu par conséquent 26 ou 27 mille hommes hors de combat. Nous
+tenions 3 à 4 mille prisonniers, 24 pièces de canon, 16 drapeaux. Leur
+perte totale était donc de 30 mille hommes. Les Français avaient eu
+environ 10 mille hommes hors de combat, dont 3 mille morts et 7 mille
+blessés<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a>, perte bien <span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> inférieure à celle de l'armée russe,
+et qui s'explique par la position de nos troupes rangées en ordre
+mince, par l'habileté de nos artilleurs et de nos soldats. Ainsi dans
+cette journée fatale, près de 40 mille hommes des deux côtés avaient
+été atteints par le feu et le fer. C'est la population d'une grande
+ville détruite en un jour! Triste conséquence des passions des
+peuples! passions terribles, qu'il faut s'appliquer à bien diriger,
+mais non pas chercher à éteindre!</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon pousse les Russes jusqu'à K&oelig;nigsberg.</span>
+
+<p>Napoléon, dès le 9 au matin, avait porté ses dragons et ses
+cuirassiers en avant, afin de courir après les Russes, de les jeter
+sur K&oelig;nigsberg, et de les refouler pour tout l'hiver au delà de la
+Prégel. Le maréchal Ney, qui n'avait pas eu beaucoup à faire dans la
+journée d'Eylau, fut chargé de soutenir Murat. Les maréchaux Davout et
+Soult devaient suivre à peu de distance. Napoléon resta de sa personne
+à Eylau pour panser les plaies de sa brave armée, pour la nourrir, et
+mettre tout en ordre sur ses derrières. Cela importait <span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span> plus
+qu'une poursuite, que ses lieutenants étaient très-capables d'exécuter
+eux-mêmes.</p>
+
+<p>En marchant on acquit plus complétement encore la conviction du
+désastre essuyé par les Russes. À mesure qu'on avançait, on trouvait
+les villages et les bourgs de la Prusse orientale remplis de blessés;
+on apprenait le désordre, la confusion, le triste état enfin de
+l'armée fugitive. Néanmoins les Russes, en comparant cette bataille à
+celle d'Austerlitz, étaient fiers de la différence. Ils convenaient de
+leur défaite, mais ils se dédommageaient de cet aveu, en ajoutant que
+la victoire avait coûté cher aux Français.</p>
+
+<p>On ne s'arrêta que sur les bords de la Frisching, petite rivière qui
+coule de la ligne des lacs à la mer, et Murat poussa ses escadrons
+jusqu'à K&oelig;nigsberg. Les Russes réfugiés en toute hâte, les uns au
+delà de la Prégel, les autres à K&oelig;nigsberg même, faisaient mine de
+vouloir s'y défendre, et avaient braqué sur les murs une nombreuse
+artillerie. Les <span class="pagenum"><a id="page398" name="page398"></a>(p. 398)</span> habitants épouvantés se demandaient s'ils
+allaient éprouver le sort de Lubeck. Heureusement pour eux Napoléon
+voulait mettre un terme à ses opérations offensives. Il avait envoyé
+les cavaliers de Murat jusqu'aux portes de K&oelig;nigsberg, mais il ne
+se proposait pas d'y conduire son armée elle-même. Il n'aurait pas
+fallu moins que cette armée tout entière, pour tenter avec espoir de
+succès une attaque de vive force, sur une grande ville, pourvue de
+quelques ouvrages, et défendue par tout ce qui restait de troupes
+russes et prussiennes. Une attaque même heureuse sur cette riche cité,
+ne valait pas les chances qu'on aurait courues, si la tentative eût
+échoué. Napoléon ayant poussé ses corps jusqu'aux bords de la
+Frisching, tint à les y laisser quelques jours, pour bien constater sa
+victoire, et puis songea à se retirer pour reprendre ses
+cantonnements. Sans doute il n'avait pas obtenu l'immense résultat
+dont il s'était d'abord flatté, et qui ne lui aurait certainement
+point échappé, si une dépêche interceptée n'avait révélé ses desseins
+aux Russes; mais il les avait menés battant pendant cinquante lieues,
+leur avait détruit neuf mille hommes dans une suite de combats
+d'arrière-garde, et les trouvant à Eylau formés en une masse compacte,
+couverts d'artillerie, résolus jusqu'au désespoir, forts avec les
+Prussiens de 80 mille soldats, sur une plaine où aucune man&oelig;uvre
+n'était possible, il les avait attaqués avec 54 mille, les avait
+détruits à coups de canon, et avait paré à tous les accidents de la
+journée avec un imperturbable sang-froid, pendant que ses lieutenants
+s'efforçaient de le rejoindre. Les Russes ce jour-là avaient eu tous
+leurs avantages, <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> la solidité, l'immobilité au feu; lui
+n'avait pas eu tous les siens, sur un terrain où il était impossible
+de man&oelig;uvrer; mais il avait opposé à leur ténacité un invincible
+courage, une force morale au-dessus des horreurs du plus affreux
+carnage. L'âme de ses soldats s'était montrée dans cette journée aussi
+forte que la sienne! Assurément il pouvait être fier de cette épreuve.
+D'ailleurs pour 12 ou 13 mille hommes qu'il avait perdus pendant ces
+huit jours, il en avait détruit 36 mille à l'ennemi. Mais il devait
+sentir en ce moment ce que c'était que la puissance du climat, du sol,
+des distances, car, possédant plus de 300 mille hommes en Allemagne,
+il n'avait pas pu en réunir plus de 54 mille sur le lieu de l'action
+décisive. Il devait après une telle victoire faire de graves
+réflexions, compter davantage avec les éléments et la fortune, et
+moins entreprendre à l'avenir sur l'invincible nature des choses. Ces
+réflexions il les fit, et elles lui inspirèrent, comme on va en juger
+bientôt, la conduite la mieux calculée, la plus admirablement
+prévoyante. Plût au ciel qu'elles fussent restées pour toujours
+gravées dans sa mémoire!</p>
+
+<p>Quoique victorieux et garanti pour plusieurs mois de toute tentative
+contre ses cantonnements, il avait cependant une chose à craindre,
+c'étaient les récits mensongers des Russes, l'effet de ces récits sur
+l'Autriche, sur la France, sur l'Italie, sur l'Espagne, sur l'Europe
+en un mot, qui, voyant depuis trois mois sa marche deux fois arrêtée,
+tantôt par les boues, tantôt par les frimas, serait portée à le croire
+moins irrésistible, moins fatalement heureux, tiendrait pour douteuse
+la victoire pourtant la plus incontestable, <span class="pagenum"><a id="page400" name="page400"></a>(p. 400)</span> la plus
+cruellement efficace, et pourrait enfin être tentée de méconnaître sa
+fortune.</p>
+
+<p>Il résolut de montrer ici le caractère qu'il avait déployé pendant la
+journée même d'Eylau, et, certain de sa force, d'attendre que
+l'Europe, mieux éclairée, la sentît comme lui.
+<span class="sidenote">Napoléon quitte les environs de K&oelig;nigsberg, et les bords
+de la Prégel, pour reprendre ses cantonnements de la Vistule.</span>
+Après avoir passé
+quelques jours sur la Frisching, l'ennemi ne sortant pas de ses
+lignes, il prit le parti de rétrograder pour rentrer dans ses
+cantonnements. La température était toujours froide, mais sans
+descendre à plus de 2 ou 3 degrés au-dessous de la glace. Il en
+profita pour évacuer ses blessés en traîneau. Plus de six mille
+subirent, sans en souffrir sensiblement, ce singulier voyage de
+quarante à cinquante lieues, jusqu'à la Vistule. Un soin extrême
+apporté à les rechercher tous dans les villages environnants, permit
+d'en constater le véritable nombre. Il était conforme à celui que nous
+avons mentionné plus haut. Quand tout fut évacué, blessés, malades,
+prisonniers, artillerie prise à l'ennemi, Napoléon commença, le 17
+février, son mouvement rétrograde, le maréchal Ney avec le sixième
+corps, Murat avec la cavalerie faisant l'arrière-garde, les autres
+corps conservant leur position accoutumée dans l'ordre de marche, le
+maréchal Davout à droite, le maréchal Soult au centre, le maréchal
+Augereau à gauche, enfin le maréchal Bernadotte, qui avait rejoint,
+formant l'extrême gauche, le long du Frische-Haff.</p>
+
+<p>Napoléon ayant remonté l'Alle jusque près des lacs d'où elle sort, et
+d'où sort aussi la Passarge, changea de direction, et, au lieu de
+prendre la route de Varsovie, prit celle de Thorn, Marienbourg et
+<span class="pagenum"><a id="page401" name="page401"></a>(p. 401)</span> Elbing, voulant désormais s'appuyer à la basse Vistule. Les
+derniers événements avaient modifié ses idées quant au choix de sa
+base d'opération. Voici les motifs de ce changement.</p>
+
+<span class="sidenote">Motifs qui décident Napoléon à changer la position de ses
+cantonnements.</span>
+
+<p>La position entre les branches de l'Ukra, de la Narew, du Bug, qu'il
+avait d'abord adoptée, était une conséquence de l'occupation de
+Varsovie. Elle avait l'avantage de couvrir cette capitale, et, si
+l'ennemi se portait le long du littoral, de permettre plus aisément de
+le déborder, de le tourner, de l'acculer à la mer, ce que Napoléon
+venait d'essayer, et ce qu'il aurait certainement exécuté, sans
+l'enlèvement de ses dépêches. Mais, cette man&oelig;uvre une fois
+dévoilée, il n'était pas probable que les Russes avertis s'exposassent
+à un danger qu'ils venaient d'éviter par une sorte de miracle. La
+position choisie en avant de Varsovie ne présentait donc plus le même
+avantage, et elle offrait un inconvénient grave, celui d'obliger
+l'armée à s'étendre démesurément, pour couvrir à la fois Varsovie et
+le siége de Dantzig, siége qui devenait l'opération urgente, à
+laquelle il fallait consacrer les loisirs de l'hiver. En se plaçant,
+en effet, à Varsovie, on était obligé de laisser le corps de
+Bernadotte à grande distance, avec peu de chances de le rallier au
+gros de l'armée; et si on marchait en avant, on était forcé en outre
+de laisser le cinquième corps, celui de Lannes, à la garde de
+Varsovie. On agissait par conséquent avec deux corps de moins.
+L'éloignement du corps de Bernadotte serait devenu à l'avenir d'autant
+plus regrettable, qu'on allait être contraint de lui adjoindre de
+nouvelles forces, pour seconder et couvrir le siége de Dantzig.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page402" name="page402"></a>(p. 402)</span> <span class="sidenote">Nouvelle position prise par Napoléon.</span>
+
+<p>Napoléon prit donc la résolution de s'éloigner de Varsovie, de confier
+la garde de cette capitale au cinquième corps, aux Polonais, aux
+Bavarois (la soumission des places de la Silésie rendait ces derniers
+disponibles), et de s'établir avec la plus grande partie de ses
+troupes, en avant de la basse Vistule, derrière la Passarge, ayant
+Thorn à sa droite, Elbing à sa gauche, Dantzig sur ses derrières, son
+centre à Osterode, ses avant-postes entre la Passarge et l'Alle. (Voir
+les cartes n<sup>os</sup> 37 et 38.) Dans cette position il couvrait lui-même
+le siége de Dantzig, sans avoir besoin de détacher pour cet objet
+aucune partie de ses forces. Si, en effet les Russes, voulant secourir
+Dantzig, venaient chercher une bataille, il pouvait leur opposer tous
+ses corps réunis, celui de Bernadotte compris, et même une partie des
+troupes de Lefebvre, que rien ne l'empêchait d'attirer à lui dans un
+cas pressant, ainsi qu'il l'avait fait en 1796, lorsqu'il leva le
+siége de Mantoue pour courir aux Autrichiens. Il ne lui manquait un
+jour de bataille que le cinquième corps, qui, de quelque manière qu'on
+opérât, était indispensable sur la Narew, afin de défendre Varsovie.
+Cette nouvelle position, d'ailleurs, donnait lieu à des combinaisons
+savantes, fécondes en grands résultats, ignorées de l'ennemi, tandis
+que celles qui auraient eu Varsovie pour base, lui étaient toutes
+connues. Cantonné derrière la Passarge, Napoléon se trouvait à quinze
+lieues seulement de K&oelig;nigsberg. Supposez que les Russes, attirés
+par l'isolement apparent dans lequel on laissait Varsovie,
+s'avançassent sur cette capitale, on courait derrière eux à
+K&oelig;nigsberg, <span class="pagenum"><a id="page403" name="page403"></a>(p. 403)</span> on s'emparait de cette ville, et puis se
+rabattant par un mouvement à droite sur leurs derrières, on les jetait
+sur la Narew et la Vistule, dans les marécages de l'intérieur, avec
+autant de certitude de les détruire, que dans le cas du mouvement vers
+la mer. Si, au contraire, ils attaquaient de front les cantonnements
+sur la Passarge, on avait, comme nous venons de le dire, outre la
+force naturelle de ces cantonnements, la masse entière de l'armée à
+leur opposer. La position était donc excellente pour le siége de
+Dantzig, excellente pour les opérations futures, car elle faisait
+naître des combinaisons nouvelles, dont le secret n'était pas dévoilé.</p>
+
+<span class="sidenote">Caractère de la guerre que Napoléon faisait en ce moment.</span>
+
+<p>C'est assurément un spectacle imposant et instructif, que celui de ce
+général impétueux, qui n'était propre, au dire de ses détracteurs,
+qu'à la guerre offensive, porté d'un seul bond du Rhin à la Vistule,
+s'arrêtant tout à coup devant les difficultés des lieux et des
+saisons, s'enfermant dans un espace étroit, y faisant la guerre
+froide, lente, méthodique, y disputant pied à pied de petites
+rivières, après avoir franchi les plus gros fleuves sans s'arrêter, se
+réduisant enfin à couvrir un siége, et placé à une aussi vaste
+distance de son empire, en présence de l'Europe qu'étonnait cette
+nouvelle manière de procéder, que le doute commençait à gagner,
+conservant une fermeté inébranlable, n'étant pas même séduit par le
+désir de frapper un coup d'éclat, et sachant ajourner ce coup au
+moment où la nature des choses le rendrait sûr et possible: c'est,
+disons-nous, un spectacle digne d'intérêt, de surprise, d'admiration,
+c'est une précieuse occasion d'étude et <span class="pagenum"><a id="page404" name="page404"></a>(p. 404)</span> de réflexions, pour
+quiconque est sensible aux combinaisons des grands hommes, et se plaît
+à les méditer!</p>
+
+<span class="sidenote">Répartition de l'armée entre les divers cantonnements.</span>
+
+<p>Napoléon vint donc se placer entre la Passarge et la basse Vistule
+(voir la carte n<sup>o</sup> 38), le corps du maréchal Bernadotte à gauche sur
+la Passarge, entre Braunsberg et Spanden; le corps du maréchal Soult
+au centre, entre Liebstadt et Mohrungen; le corps du maréchal Davout à
+droite, entre Allenstein et Hohenstein, au point où l'Alle et la
+Passarge sont le plus rapprochées; le corps du maréchal Ney en
+avant-garde, entre la Passarge et l'Alle, à Guttstadt; le quartier
+général et la garde à Osterode, dans une position centrale, où
+Napoléon pouvait réunir toutes ses forces en quelques heures. Il
+attira le général Oudinot à Osterode, avec les grenadiers et
+voltigeurs, formant une réserve d'infanterie de 6 à 7 mille hommes. Il
+répandit la cavalerie sur ses derrières, entre Osterode et la Vistule,
+depuis Thorn jusqu'à Elbing, pays qui abondait en toute sorte de
+fourrages.</p>
+
+<span class="sidenote">Dissolution du corps d'Augereau.</span>
+
+<p>Dans l'énumération des corps cantonnés derrière la Passarge, nous
+n'avons pas désigné celui d'Augereau. Napoléon en avait prononcé la
+dissolution. Augereau venait de quitter l'armée, déconcerté de ce qui
+lui était arrivé dans la journée d'Eylau, imputant mal à propos son
+échec à la jalousie de ses camarades, qui, selon lui, n'avaient pas
+voulu le soutenir, se disant fatigué, malade, usé! L'Empereur le
+renvoya en France, avec des témoignages de satisfaction, qui étaient
+de nature à le consoler. Mais craignant que dans le septième corps, à
+moitié détruit, il ne restât quelque chose du découragement <span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span>
+manifesté par le chef, il en prononça la dissolution, après y avoir
+prodigué les récompenses. Il en répartit les régiments entre les
+maréchaux Davout, Soult et Ney. Des 12 mille hommes dont se composait
+le septième corps, il y en avait eu 7 mille présents à Eylau, et sur
+ces 7 mille, deux tiers mis hors de combat. Les survivants, joints à
+ceux qui étaient demeurés en arrière, devaient fournir 7 à 8 mille
+hommes de renfort aux divers corps de l'armée.</p>
+
+<p>Napoléon plaça le cinquième corps sur l'Omulew, à quelque distance de
+Varsovie. Lannes étant toujours malade, il avait mandé, avec regret
+d'en priver l'Italie, mais avec une grande satisfaction de le posséder
+en Pologne, le premier de ses généraux, Masséna, qui n'avait pas pu
+s'entendre avec Joseph à Naples. Il lui donna le commandement du
+cinquième corps. Les siéges de la Silésie avançant, grâce à l'énergie
+et à la fertilité d'esprit du général Vandamme, Schweidnitz ayant été
+pris, Neisse et Glatz restant seuls à prendre, Napoléon en profita
+pour amener sur la Vistule la division bavaroise Deroy, forte de 6 à 7
+mille hommes d'assez bonnes troupes, laquelle fut cantonnée à Pultusk,
+entre la position du cinquième corps sur l'Omulew et Varsovie. Les
+bataillons polonais de Kalisch et de Posen avaient été envoyés à
+Dantzig. Napoléon rassembla ceux de Varsovie, organisés par le prince
+Poniatowski, à Neidenbourg, de manière à maintenir la communication
+entre le quartier général et les troupes campées sur l'Omulew. Ils
+étaient là sous les ordres du général Zayonscheck. Il demanda en outre
+que l'on organisât un corps de cavalerie de mille à deux <span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span>
+mille Polonais, afin de courir après les Cosaques. Ces diverses
+troupes polonaises destinées à lier la position de la grande armée sur
+la Passarge, avec celle de Masséna sur la Narew, n'étaient pas
+capables assurément d'arrêter une armée russe qui aurait pris
+l'offensive, mais elles suffisaient pour empêcher les Cosaques de
+pénétrer entre Osterode et Varsovie, et pour exercer dans ce vaste
+espace une active surveillance. Concentré ainsi derrière la Passarge,
+et en avant de la basse Vistule, couvrant dans une position
+inattaquable le siége de Dantzig, qui allait enfin commencer, pouvant
+par une menace sur K&oelig;nigsberg, arrêter tout mouvement offensif sur
+Varsovie, Napoléon était dans une situation à ne rien craindre.
+Rejoint par les retardataires laissés en arrière, et par le corps de
+Bernadotte, renforcé par les grenadiers et voltigeurs d'Oudinot, il
+pouvait en quarante-huit heures réunir 80 mille hommes sur l'un des
+points de la Passarge. Cette situation était fort imposante, surtout
+si on la compare à celle des Russes, qui n'auraient pas pu mettre 50
+mille hommes en ligne. Mais c'est une remarque digne d'être répétée,
+quoique déjà faite par nous, qu'une armée de plus de 300 mille hommes,
+répandue depuis le Rhin jusqu'à la Vistule, administrée avec une
+habileté qu'aucun capitaine n'a jamais égalée, fût dans
+l'impossibilité de fournir plus de 80 mille combattant sur le même
+champ de bataille.
+<span class="sidenote">Distribution générale des forces de l'armée.</span>
+Il y avait 80 à 90 mille hommes capables d'agir
+offensivement entre la Vistule et la Passarge, 24 mille sur la Narew,
+d'Ostrolenka à Varsovie, en y comprenant les Polonais et les
+Bavarois, 22 mille sous Lefebvre <span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> devant Dantzig et Colberg,
+28 mille sous Mortier, en Italiens, Hollandais et Français, répandus
+depuis Brême et Hambourg jusqu'à Stralsund et Stettin, 15 mille en
+Silésie tant Bavarois que Wurtembergeois, 30 mille dans les places,
+depuis Posen jusqu'à Erfurt et Mayence, 7 ou 8 mille employés aux
+parcs, 15 mille blessés de toutes les époques, 60 et quelques mille
+malades et maraudeurs, enfin 30 à 40 mille recrues en marche, ce qui
+faisait à peu près 330 mille hommes à la grande armée, dont 270 mille
+Français, et environ 60 mille auxiliaires, Italiens, Hollandais,
+Allemands et Polonais.</p>
+
+<span class="sidedate">Mars 1807.</span>
+
+<span class="sidenote">Grand nombre de maraudeurs à la suite de l'armée.</span>
+
+<p>Ce qui paraîtra singulier, c'est ce nombre énorme de 60 mille malades
+ou maraudeurs, nombre, il est vrai, très-approximatif<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a>, difficile à
+fixer, mais digne de l'attention des hommes d'État, qui étudient les
+secrets ressorts de la puissance des nations. Il n'y avait pas dans
+ces soixante mille absents qualifiés de malades, la moitié qui fût aux
+hôpitaux. Les autres étaient en maraude. Nous avons déjà dit que
+beaucoup de soldats manquaient dans les rangs à la bataille d'Eylau,
+par suite de la rapidité des marches, et que les impressions produites
+par cette terrible bataille se répandant au loin, les lâches et la
+valetaille avaient fui à toutes jambes, en criant que les Français
+étaient battus. Depuis il s'était joint à eux beaucoup d'hommes, qui,
+sous prétexte de maladies ou de blessures légères, demandaient à se
+rendre aux hôpitaux, mais se gardaient bien <span class="pagenum"><a id="page408" name="page408"></a>(p. 408)</span> d'y aller, parce
+qu'on y était retenu, surveillé, soigné même jusqu'à l'ennui. Ils
+avaient passé la Vistule, vivaient dans les villages, à droite et à
+gauche de la grande route, de manière à échapper à la surveillance
+générale qui contenait dans l'ordre toutes les parties de l'armée. Ils
+vivaient ainsi aux dépens du pays, qu'ils ne ménageaient pas, les uns
+vrais lâches, dont une armée, même héroïque, a toujours une certaine
+quantité dans ses rangs, les autres fort braves au contraire, mais
+pillards par nature, aimant la liberté et le désordre, et prêts à
+revenir au corps dès qu'ils apprenaient la reprise des opérations.
+Napoléon, averti de cet état de choses, par la différence entre le
+nombre d'hommes réputés aux hôpitaux, et le nombre de ceux que les
+dépenses de M. Daru prouvaient y être véritablement, porta sur cet
+abus une sérieuse attention. Il employa pour le réprimer la police des
+autorités polonaises, puis la gendarmerie d'élite attachée à sa garde,
+comme la seule troupe qui fût assez respectée pour se faire obéir.
+Jamais néanmoins on ne put complétement détruire sur la ligne
+d'opération cette lèpre attachée aux grandes armées. Et pourtant
+l'armée dont il s'agissait ici, était celle du camp de Boulogne, la
+plus solide, la plus disciplinée, la plus brave qui fut jamais! Dans
+la campagne d'Austerlitz, les maraudeurs s'étaient à peine fait voir.
+Mais la rapidité des mouvements, la distance, le climat, la saison, le
+carnage enfin, relâchant les liens de la discipline, cette vermine,
+triste effet de la misère dans un grand corps, commençait à pulluler.
+Napoléon y pourvut cette fois par une immense prévoyance, <span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span> et
+par les victoires qu'il remporta bientôt. Mais des défaites peuvent en
+quelques jours faire dégénérer un pareil mal en dissolution des
+armées. Ainsi dans les succès même de cette belle et terrible campagne
+de 1807, apparaissaient plusieurs des symptômes d'une campagne à
+jamais fatale et mémorable, celle de 1812.</p>
+
+<span class="sidenote">Quelques démonstrations des Russes contre nos
+cantonnements.</span>
+
+<p>Le retour dans les cantonnements fut signalé par quelques mouvements
+de la part des Russes. Leurs rangs étaient singulièrement éclaircis.
+Il ne leur restait pas cinquante mille hommes capables d'agir.
+Cependant le général Benningsen, tout enorgueilli de n'avoir pas perdu
+à Eylau jusqu'au dernier homme, et, suivant son usage, se disant
+vainqueur, voulut donner à ses vanteries une apparence de vérité. Il
+quitta donc K&oelig;nigsberg, dès qu'il apprit que l'armée française se
+retirait sur la Passarge. Il vint montrer de fortes colonnes le long
+de cette rivière, surtout dans son cours supérieur, vers Guttstadt, en
+face de la position du maréchal Ney. Il s'adressait mal, car cet
+intrépide maréchal, privé de l'honneur de combattre à Eylau, et
+impatient de s'en dédommager, reçut vigoureusement les corps qui se
+présentèrent à lui, et leur fit essuyer une perte notable. Dans le
+même moment, le corps du maréchal Bernadotte, cherchant à s'établir
+sur la basse Passarge, et obligé pour cela d'occuper Braunsberg,
+s'empara de cette ville, où il fît prisonniers deux mille Prussiens.
+Ce fut la division Dupont qui eut le mérite de cette brillante
+expédition. Les Russes ayant néanmoins continué de s'agiter, et
+paraissant vouloir se porter sur la haute Passarge, <span class="pagenum"><a id="page410" name="page410"></a>(p. 410)</span>
+Napoléon, dans les premiers jours de mars, prit le parti de faire sur
+la basse Passarge une démonstration offensive, de façon à inquiéter le
+général Benningsen pour la sûreté de K&oelig;nigsberg. C'est à regret que
+Napoléon se décidait à un tel mouvement, car c'était révéler aux
+Russes le danger qu'ils couraient en s'élevant sur notre droite pour
+menacer Varsovie. Sachant bien qu'une man&oelig;uvre démasquée est une
+ressource perdue, Napoléon aurait voulu ne pas agir du tout, ou agir
+d'une manière décisive, en marchant sur K&oelig;nigsberg avec toutes ses
+forces. Mais, d'une part, il fallait obliger l'ennemi à se tenir
+tranquille, afin de l'être soi-même dans ses quartiers d'hiver; de
+l'autre, on n'avait ni en vivres ni en munitions de quoi tenter une
+opération de quelque durée. Napoléon se résigna donc à une simple
+démonstration sur la basse Passarge, exécutée le 3 mars par les corps
+des maréchaux Soult et Bernadotte, qui passèrent cette rivière pendant
+que le maréchal Ney à Guttstadt poussait rudement le corps ennemi
+dirigé sur la haute Passarge. Les Russes perdirent dans ces mouvements
+simultanés environ 2 mille hommes, et, en voyant leur ligne de
+retraite sur K&oelig;nigsberg compromise, se hâtèrent de se retirer et de
+rendre la tranquillité à nos cantonnements.</p>
+
+<p>Tels furent les derniers actes de cette campagne d'hiver. Le froid
+long-temps retardé commençait à se faire sentir; le thermomètre était
+descendu à 8 et 10 degrés au-dessous de la glace. On allait avoir en
+mars le temps auquel on aurait dû s'attendre en décembre et en
+janvier.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> Napoléon, qui ne s'était décidé que malgré lui à ordonner les
+dernières opérations, écrivit au maréchal Soult: «C'est bien un des
+inconvénients que j'avais sentis des mouvements actuels, que
+d'éclairer les Russes sur leur position. Mais ils me pressaient trop
+sur ma droite. Résolu à laisser passer le mauvais temps, et à
+organiser les subsistances, je ne suis point autrement fâché de cette
+leçon donnée à l'ennemi. Avec l'esprit de présomption dont je le vois
+animé, je crois qu'il ne faut que de la patience, pour lui voir faire
+de grandes fautes.» (Osterode, 6 mars.)</p>
+
+<span class="sidenote">Importance attachée aux approvisionnements dans la position
+où se trouvait Napoléon.</span>
+
+<p>Si Napoléon avait eu alors assez de vivres et de moyens de transport
+pour traîner après lui de quoi nourrir l'armée pendant quelques jours,
+il eût immédiatement terminé la guerre, ayant affaire à un ennemi
+assez malavisé pour venir se jeter sur la droite de ses quartiers.
+Aussi toute la question consistait-elle à ses yeux dans un
+approvisionnement, qui lui permît de refaire ses soldats épuisés par
+les privations, et de les réunir quelques jours, sans être exposé à
+les voir mourir de faim, ou à laisser une moitié d'entre eux en
+arrière, comme il lui était arrivé à Eylau. Les villes du littoral,
+notamment celle d'Elbing, pouvaient lui fournir des vivres pour les
+premiers moments de son établissement, mais de telles ressources ne
+lui suffisaient pas. Il voulait donc en amener de grandes quantités,
+qui descendraient de Varsovie par la Vistule, ou viendraient de
+Bromberg par le canal de Nackel, et puis seraient par terre
+transportées de la Vistule aux divers cantonnements de l'armée sur la
+Passarge.
+<span class="sidenote">Efforts pour se procurer des vivres et des moyens de
+transport.</span>
+Il donna <span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span> les ordres les plus précis à cet égard,
+pour amasser d'abord à Bromberg et à Varsovie les approvisionnements
+nécessaires, pour créer ensuite les moyens de transport qui devaient
+servir à terminer le trajet de la Vistule aux bords de la Passarge.
+Son intention était de commencer par fournir chaque jour la ration
+entière à ses soldats, et puis de former à Osterode, centre de ses
+quartiers, un magasin général, qui renfermât quelques millions de
+rations, en pain, riz, vin, eau-de-vie. Il voulut utiliser à cet effet
+le zèle des Polonais, qui jusqu'ici lui avaient rendu peu de services
+militaires, et dont il désirait tirer au moins quelques services
+administratifs. Comme il avait M. de Talleyrand à Varsovie, il le
+chargea de s'entendre avec le gouvernement provisoire, qui dirigeait
+les affaires de la Pologne. Il lui écrivit donc la lettre suivante, en
+lui envoyant ses pleins pouvoirs pour conclure des marchés à quelque
+prix que ce fût.</p>
+
+<div class="quote">
+<p class="date">Osterode, 12 mars, 10 heures du soir.</p>
+
+<p>«Je reçois votre lettre du 10 mars à 3 heures après midi. J'ai 300
+mille rations de biscuit à Varsovie. Il faut huit jours pour venir de
+Varsovie à Osterode; faites des miracles, mais qu'on m'en expédie par
+jour 50 mille rations. Tâchez aussi de me faire expédier par jour 2
+mille pintes d'eau-de-vie. Aujourd'hui le sort de l'Europe et les plus
+grands calculs dépendent des subsistances. Battre les Russes, si j'ai
+du pain, est un enfantillage. J'ai des millions, je ne me refuse pas
+d'en donner. Tout ce que vous ferez sera bien fait, mais il faut
+qu'au reçu de cette <span class="pagenum"><a id="page413" name="page413"></a>(p. 413)</span> lettre on m'expédie, par terre et par
+Mlawa et Zakroczin, 50 mille rations de biscuit et 2 mille pintes.
+C'est l'affaire de 80 voitures par jour en les payant au poids de
+l'or. Si le patriotisme des Polonais ne peut pas faire cet effort, ils
+ne sont pas bons à grand'chose. L'importance de ce dont je vous charge
+là est plus considérable que toutes les négociations du monde. Faites
+appeler l'ordonnateur, le gouverneur, le général Lemarois, les hommes
+les plus influents du gouvernement. Donnez de l'argent; j'approuve
+tout ce que vous ferez. Du biscuit et de l'eau-de-vie, c'est tout ce
+qu'il nous faut. Ces 300 mille rations de biscuit et ces 18 ou 20
+mille pintes d'eau-de-vie qui peuvent nous arriver dans quelques
+jours, voilà ce qui déjouera les combinaisons de toutes les
+puissances.»</p>
+</div>
+
+<p>M. de Talleyrand assembla les membres du gouvernement polonais, pour
+tâcher d'en obtenir les vivres et les charrois dont on avait besoin.
+Les denrées ne manquaient pas en Pologne, car avec de l'argent
+comptant fourni aux juifs, on était sûr d'en trouver. Mais les moyens
+de transport étaient fort difficiles à organiser. On voulut d'abord
+s'en procurer dans le pays même, en payant des prix considérables;
+puis on finit par acheter des charrettes et des chevaux, et on parvint
+ainsi à établir des relais aboutissant des bords de la Vistule à ceux
+de la Passarge. Les vivres circulaient en bateaux sur la Vistule;
+débarqués ensuite à Varsovie, à Plock, à Thorn, à Marienwerder, ils
+étaient transportés à Osterode, centre des cantonnements, ou sur les
+caissons des régiments, ou sur les <span class="pagenum"><a id="page414" name="page414"></a>(p. 414)</span> voitures du pays, ou sur
+celles qu'on avait soi-même achetées et pourvues de chevaux. On
+rechercha en les payant des b&oelig;ufs dans toute la Silésie, et on les
+fit venir sur pied à Varsovie. On tâcha de recueillir des vins et des
+spiritueux sur le littoral du nord, où le commerce les apporte en
+quantité considérable, et en qualité supérieure. On en avait à Berlin,
+à Stettin, à Elbing; on les achemina par eau jusqu'à Thorn. Napoléon
+eût attaché beaucoup de prix à se procurer deux ou trois cent mille
+bouteilles de vin, pour réjouir le c&oelig;ur de ses soldats. Il avait
+près de lui une précieuse ressource en ce genre, mais elle était
+renfermée dans la place de Dantzig, où se trouvaient plusieurs
+millions de bouteilles d'excellents vins, c'est-à-dire de quoi en
+fournir à l'armée pendant quelques mois. Ce n'était pas un médiocre
+stimulant pour prendre cette forteresse.</p>
+
+<span class="sidenote">Situation des troupes dans les cantonnements.</span>
+
+<p>Ces soins si actifs, consacrés à l'approvisionnement de l'armée, ne
+pouvaient pas produire un effet immédiat; mais, dans l'intervalle, on
+vivait sur la Nogath, sur Elbing, sur les districts mêmes qu'on
+occupait, et l'industrie de nos soldats suppléant à ce qui manquait,
+on était parvenu à se procurer le nécessaire. Beaucoup de vivres
+cachés avaient été découverts, et avaient permis d'attendre les
+arrivages réguliers de la Vistule. On était logé dans les villages, et
+on ne bivouaquait plus, ce qui était un grand soulagement pour des
+troupes qui venaient de bivouaquer pendant cinq mois de suite, depuis
+octobre jusqu'à février. Aux avant-postes, on vivait dans des
+baraques, dont ce pays de forêts fournissait en abondance les
+matériaux et le chauffage. Quelques vins, quelques eaux-de-vie,
+<span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span> trouvés à Elbing, et distribués avec ordre, rendaient à nos
+soldats un peu de gaieté. Les premiers jours passés, ils avaient fini
+par être mieux que sur la Narew, car le pays était meilleur, et ils
+espéraient bien, au retour de la belle saison, se dédommager des
+peines présentes, et terminer en un jour de bataille la terrible lutte
+dans laquelle ils étaient engagés.</p>
+
+<span class="sidenote">Arrivée des renforts organisés en régiments provisoires.</span>
+
+<p>Les régiments provisoires, qui amenaient les recrues, commençaient à
+paraître sur la Vistule. Plusieurs d'entre eux, déjà rendus sur le
+théâtre de la guerre, avaient été passés en revue, dissous, et
+répartis entre les régiments auxquels ils appartenaient. Les soldats
+voyaient ainsi leurs rangs se remplir, entendaient parler de renforts
+nombreux qui se préparaient sur les derrières de l'armée, et se
+confiaient davantage dans la vigilance suprême qui pourvoyait à tous
+leurs besoins.
+<span class="sidenote">Soins pour remonter la cavalerie.</span>
+La cavalerie continuait d'être l'objet des soins les
+plus attentifs. Napoléon avait formé des détachements à pied de tous
+les cavaliers démontés, et il les avait envoyés en Silésie, pour aller
+y chercher les chevaux dont cette province abondait.</p>
+
+<span class="sidenote">Travaux de défense sur la Passarge et la Vistule.</span>
+
+<p>Des travaux immenses s'exécutaient sur la Passarge et la Vistule, afin
+d'assurer la position de l'armée. Tous les ponts sur la Passarge
+avaient été détruits, deux exceptés, l'un pour l'usage du corps du
+maréchal Bernadotte à Braunsberg, l'autre pour l'usage du corps du
+maréchal Soult à Spanden. De vastes têtes de pont étaient ajoutées à
+chacun des deux, afin de pouvoir déboucher au delà, Napoléon répétant
+sans cesse à ses lieutenants, qu'une ligne <span class="pagenum"><a id="page416" name="page416"></a>(p. 416)</span> n'était facile à
+défendre que lorsqu'on était en mesure de la franchir à son tour pour
+prendre l'offensive contre celui qui l'attaquait<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a>. Deux ponts sur
+la Vistule, l'un à Marienbourg, l'autre à Marienwerder, assuraient la
+communication avec les troupes du maréchal Lefebvre, chargées du siége
+de Dantzig. On pouvait donc aller à elles, ou les amener à soi, et
+présenter partout à l'ennemi une masse compacte. Le maréchal Lefebvre
+se rapprochait de Dantzig, en attendant la grosse artillerie tirée des
+places de la Silésie, pour commencer ce grand siége, qui devait être
+l'occupation et la gloire de l'hiver. Les ouvrages de Sierock, de
+Praga, de Modlin, destinés à consolider la position de Varsovie, se
+poursuivaient également.</p>
+
+<p>C'est du petit bourg d'Osterode que Napoléon ordonnait toutes ces
+choses. Ses soldats ayant du pain, des pommes de terre, de la viande,
+de l'eau-de-vie, du chaume pour s'abriter, du bois pour se chauffer,
+ne souffraient pas. Mais les officiers qui ne parvenaient à se
+procurer que la nourriture et le logement du soldat, même avec leur
+solde exactement payée, étaient exposés à beaucoup de privations.
+Napoléon avait voulu leur donner l'exemple de la résignation, en
+restant au milieu d'eux. Les officiers de chaque corps, envoyés à
+Osterode, pouvaient dire qu'ils ne l'avaient pas trouvé mieux établi
+que <span class="pagenum"><a id="page417" name="page417"></a>(p. 417)</span> le dernier d'entre eux. Aussi, répondant à son frère
+Joseph, qui se plaignait des souffrances de l'armée de Naples, il se
+raillait de ses plaintes, accusait la faiblesse de son âme, et lui
+traçait le tableau suivant:</p>
+
+<span class="sidenote">Tableau des horreurs de la guerre du Nord tracé par
+Napoléon.</span>
+
+<p>«Les officiers d'état-major ne se sont pas déshabillés depuis deux
+mois, et quelques-uns depuis quatre; j'ai moi-même été quinze jours
+sans ôter mes bottes... Nous sommes au milieu de la neige et de la
+boue, sans vin, sans eau-de-vie, sans pain, mangeant des pommes de
+terre et de la viande, faisant de longues marches et contre-marches,
+sans aucune espèce de douceurs, et nous battant ordinairement à la
+baïonnette et sous la mitraille, les blessés obligés de se retirer en
+traîneau, en plein air, pendant cinquante lieues.» (Il s'agissait ici
+de la marche qui avait suivi la bataille d'Eylau, car à Osterode on
+était déjà mieux.) «C'est donc une mauvaise plaisanterie que de
+comparer les lieux où nous sommes, avec ce beau pays de Naples, où
+l'on a du vin, du pain, des draps de lit, de la société, et même des
+femmes. Après avoir détruit la monarchie prussienne, nous nous battons
+contre le reste de la Prusse, contre les Russes, les Calmouks, les
+Cosaques, et les peuplades du Nord, qui envahirent jadis l'empire
+romain. Nous faisons la guerre dans toute son énergie et son horreur.
+Au milieu de ces grandes fatigues, tout le monde a été plus ou moins
+malade; pour moi je ne me suis jamais trouvé plus fort, et j'ai
+engraissé.» (Osterode, 1<sup>er</sup> mars.)</p>
+
+<span class="sidenote">Souffrance des Russes.</span>
+
+<p>La situation dont Napoléon faisait ici la peinture, <span class="pagenum"><a id="page418" name="page418"></a>(p. 418)</span> était
+déjà fort améliorée à Osterode, du moins pour les soldats. Mais, si
+nous souffrions, les Russes souffraient bien davantage, et se
+trouvaient dans une misère horrible. Leurs bataillons, qui au début
+des opérations s'élevaient à 500 hommes, étaient actuellement réduits
+à 300, à 200, à 150. On venait d'en prendre dix à la fois, qui ne
+présentaient que ce dernier nombre. Si les Russes avaient pu tenir
+tête à Napoléon, c'était à condition de faire détruire leur armée;
+aussi ne pouvaient-ils plus se montrer en rase campagne. On avait
+mandé à Saint-Pétersbourg, au nom de tous les généraux, que si les
+forces qui restaient n'étaient pas accrues du double au moins, on ne
+ferait désormais autre chose que fuir devant les Français. Au surplus,
+tous les officiers russes, pleins d'admiration pour notre armée,
+sentant qu'au fond ils se battaient beaucoup plus pour l'Angleterre ou
+la Prusse que pour la Russie, désiraient la paix et la demandaient à
+grands cris.</p>
+
+<p>Leurs troupes, qui n'étaient pas approvisionnées comme celles de
+Napoléon par une prévoyance supérieure, mouraient de faim. De guerre
+lasse elles avaient cessé de batailler avec les nôtres. On se
+rencontrait à la maraude presque sans s'attaquer. Il semblait qu'on
+fût instinctivement d'accord pour ne pas ajouter aux souffrances de
+cette situation. Il arrivait même quelquefois que de malheureux
+Cosaques poussés par la faim, et s'exprimant par signes, venaient
+demander du pain à nos soldats, en leur avouant que depuis plusieurs
+jours ils n'avaient rien trouvé à manger; et nos soldats, toujours
+prompts à <span class="pagenum"><a id="page419" name="page419"></a>(p. 419)</span> la pitié, leur donnaient des pommes de terre, dont
+ils avaient une assez grande abondance. Singulier spectacle que ce
+retour à l'humanité, au milieu même des cruautés de la guerre!</p>
+
+<span class="sidenote">Efforts de Napoléon pour combattre les faux bruits répandus
+en France et en Europe, à la suite de la bataille d'Eylau.</span>
+
+<p>Napoléon savait qu'en essuyant beaucoup de mal, il en avait fait
+éprouver bien plus à l'ennemi. Mais il avait à combattre les faux
+bruits accrédités à Varsovie, à Berlin, surtout à Paris. Sa
+prodigieuse gloire contenait seule les esprits, toujours indépendants
+en France, toujours malveillants en Europe, et il pouvait déjà
+pressentir qu'au premier revers sérieux, il verrait les uns et les
+autres lui échapper. Aussi n'eut-il jamais autant d'efforts à faire,
+autant d'énergie de caractère à déployer, pour dominer l'opinion
+publique. De jeunes auditeurs envoyés de Paris pour apporter au
+quartier général le travail des divers ministères, et peu accoutumés
+au spectacle qui frappait leurs yeux, des officiers mécontents, ou
+émus plus que de coutume des horreurs de cette guerre, écrivaient en
+France des lettres remplies d'exagérations.&mdash;Concertez-vous avec M.
+Daru, disait Napoléon à M. Maret, dans une de ses lettres, pour faire
+partir d'ici les auditeurs qui sont inutiles, qui perdent leur temps,
+et qui, peu habitués aux événements de la guerre, <em>n'écrivent à Paris
+que des bêtises</em>. Je veux qu'à l'avenir le travail soit porté par des
+officiers d'état-major.&mdash;Quant aux récits émanés de certains
+officiers, relativement à la bataille d'Eylau, et que le ministre
+Fouché lui désignait comme la source des faux bruits répandus à Paris,
+Napoléon répondait qu'il n'en fallait rien croire.&mdash;Mes officiers,
+disait-il, savent ce qui se passe dans mon armée <em>comme <span class="pagenum"><a id="page420" name="page420"></a>(p. 420)</span> les
+oisifs qui se promènent dans le jardin des Tuileries, savent ce qui se
+délibère dans le cabinet<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a></em>. <em>D'ailleurs, l'exagération plaît à
+l'esprit humain...</em> Les peintures rembrunies qu'on vous a tracées de
+notre situation ont pour auteurs des <em>bavards de Paris, qui sont des
+têtes à tableaux</em>... Jamais la position de la France n'a été ni plus
+grande ni plus belle. Quant à Eylau, j'ai dit et redit que le bulletin
+avait exagéré la perte; et qu'est-ce que deux ou trois mille hommes
+tués dans une grande bataille? <em>Quand je ramènerai mon armée en France
+et sur le Rhin, on verra qu'il n'en manque pas beaucoup à l'appel.</em>
+Lors de notre expédition d'Égypte, les correspondances de l'armée,
+interceptées par le cabinet britannique, furent imprimées, et
+amenèrent l'expédition des Anglais, qui était folle, qui devait
+échouer, qui réussit <em>parce qu'il était dans l'ordre du destin qu'elle
+réussît</em>. Alors aussi on disait que nous manquions de tout en Égypte,
+la plus riche contrée de l'univers; on disait que l'armée était
+détruite, et j'en ai ramené à Toulon les huit neuvièmes!... Les Russes
+s'attribuent la victoire; c'est ainsi qu'ils ont fait après Pultusk,
+après Austerlitz. Ils ont au contraire été poursuivis l'épée dans les
+reins jusque sous le canon de K&oelig;nigsberg. Ils ont eu quinze ou
+seize généraux tués. Leur perte a été immense. <em>Nous en avons fait une
+véritable boucherie.</em>&mdash;</p>
+
+<p>On avait imprimé quelques fragments de lettres du major général
+Berthier, dans lesquelles il était parlé des dangers que Napoléon
+avait courus.&mdash;On publie, mandait-il à l'archichancelier Cambacérès,
+<span class="pagenum"><a id="page421" name="page421"></a>(p. 421)</span> <em>que je commande mes avant-postes; ce sont là des
+bêtises</em>.... Je vous avais prié de ne laisser insérer que les
+bulletins dans le <cite>Moniteur</cite>. S'il en arrive autrement, vous
+m'empêcherez de rien écrire, et alors vous en aurez plus
+d'inquiétudes..... Berthier écrit au milieu d'un champ de bataille,
+fatigué, et ne s'attend pas que ses lettres seront imprimées...
+(Osterode, 5 mars.)</p>
+
+<p>Ainsi Napoléon ne voulait pas qu'on fît valoir son courage personnel,
+car ce courage même devenait un danger. C'était trop clairement avouer
+que cette monarchie militaire, sans passé, sans avenir, était à la
+merci d'un boulet de canon.</p>
+
+<span class="sidenote">Inquiétude à Paris après la bataille d'Eylau.</span>
+
+<p>Des transports causés en France par les merveilles d'Austerlitz et
+d'Iéna, on avait passé à une sorte d'inquiétude. Paris était triste et
+désert, car l'Empereur, les chefs de l'armée, qui composaient une
+grande partie de la haute société de ce règne, étaient absents.
+L'industrie souffrait. Napoléon enjoignit à ses s&oelig;urs, aux princes
+Cambacérès et Lebrun, de donner des fêtes. Il voulait qu'on remplît
+ainsi le vide laissé par son absence. Il ordonna de faire à
+Fontainebleau, Versailles, Compiègne, Saint-Cloud, une revue du
+mobilier de la couronne, et de consacrer plusieurs millions pris sur
+ses économies personnelles, pour acheter des étoffes dans les
+manufactures de Lyon, Rouen, Saint-Quentin. Il prescrivit de
+proportionner les secours accordés, non pas aux besoins des résidences
+impériales, mais aux besoins des industries.
+<span class="sidenote">Secours donnés par Napoléon aux manufactures.</span>
+Quoiqu'il s'attachât
+ordinairement à réprimer le goût de l'impératrice et de ses s&oelig;urs
+pour la dépense, cette fois il leur recommanda la prodigalité.
+<span class="pagenum"><a id="page422" name="page422"></a>(p. 422)</span> Il voulut que la caisse d'amortissement, c'est-à-dire le
+trésor de l'armée, consacrât un million par mois à prêter aux
+manufactures principales, sur dépôt de marchandises, et il demanda un
+projet afin de convertir cette mesure accidentelle en une institution
+permanente, ayant pour objet, <em>non pas</em>, disait-il, <em>une caisse de
+secours pour les banqueroutiers</em>, mais une caisse de prévoyance,
+destinée à soutenir les fabricants qui occupaient un grand nombre de
+travailleurs, et qui seraient obligés de les renvoyer, si on ne leur
+fournissait pas des facilités pour les payer.</p>
+
+<span class="sidenote">Moyens imaginés par Napoléon pour procurer des secours au
+commerce.</span>
+
+<p>Il songea enfin à un moyen extraordinaire de procurer des capitaux au
+commerce, tout en apportant une amélioration notable à
+l'administration des finances. Alors, encore plus qu'aujourd'hui, la
+somme totale de l'impôt n'était pas exactement perçue dans l'année.
+Aussi les obligations des receveurs généraux, représentatives de
+l'impôt, ne devaient-elles échoir, pour une partie du moins, que trois
+ou quatre mois après l'année écoulée, c'est-à-dire en mars, avril ou
+mai de l'année suivante. Il fallait donc les escompter, soin dont se
+chargeaient les faiseurs d'affaires, en se livrant à un agiotage fort
+actif. C'était la dette flottante du temps, à laquelle on faisait face
+avec les obligations des receveurs généraux, comme on y fait face
+maintenant avec les bons royaux. Cet escompte exigeait de la part des
+capitalistes de Paris un capital de 80 millions. Napoléon imagina
+d'établir que pour 1808 par exemple, la portion des obligations qui ne
+devait échoir qu'en 1809, serait appliquée à l'exercice 1809
+lui-même, et <span class="pagenum"><a id="page423" name="page423"></a>(p. 423)</span> ainsi de suite à l'avenir, de manière que chaque
+exercice n'eût pour son usage que des obligations échéant dans l'année
+même. Restait à combler, pour 1808, le déficit répondant à la portion
+d'obligations reportée sur 1809. C'était une somme de 80 millions à se
+procurer. Napoléon proposa de la fournir à l'aide d'un emprunt, que le
+trésor de l'État ferait au trésor de l'armée, à un taux modéré. «Par
+ce moyen, écrivait-il, mes obligations écherraient toutes en douze
+mois; le trésor public économiserait 5 ou 6 millions de frais de
+négociation; nos manufactures et notre commerce feraient un gain
+immense, puisqu'il y aurait 80 millions vacants, qui ne pouvant
+trouver d'emploi au trésor seraient placés dans le commerce.»
+(Osterode, 1<sup>er</sup> avril, note au prince Cambacérès.)</p>
+
+<span class="sidenote">Fournitures commandées à Paris pour occuper les ouvriers de
+la capitale.</span>
+
+<p>Il ordonna de confectionner à Paris même une quantité considérable de
+souliers, de bottes, d'objets de harnachement, de voitures
+d'artillerie, pour occuper les ouvriers de la capitale. Les objets
+fabriqués à Paris étaient de meilleure qualité que ceux qu'on
+fabriquait ailleurs. Il s'agissait seulement de les transporter en
+Pologne. Napoléon avait inventé pour cela un expédient aussi simple
+qu'ingénieux. À cette époque, une compagnie d'entrepreneurs était
+chargée des transports de l'armée, et fournissait à un prix déterminé
+les caissons qui portaient le pain, les bagages, tout ce qui suit
+enfin les troupes, même les plus légèrement équipées. Napoléon avait
+été frappé au milieu des boues de Pultusk et de Golymin, du peu de
+zèle de ces voituriers, enrôlés par l'industrie privée, de leur peu
+de courage dans <span class="pagenum"><a id="page424" name="page424"></a>(p. 424)</span> les périls, et de même qu'il avait voulu
+organiser militairement les conducteurs de l'artillerie, il voulut
+organiser militairement aussi les conducteurs des bagages, pensant que
+le péril étant à peu près égal pour tous ceux qui concourent aux
+divers services d'une armée, il fallait les lier tous par le lien de
+l'honneur, et les traiter en militaires, pour leur en imposer les
+devoirs. Il avait donc ordonné de former successivement à Paris des
+<em>bataillons du train</em> chargés de la conduite des équipages, de
+construire des caissons, d'acheter des chevaux de trait, et quand on
+aurait organisé le personnel et le matériel de ces bataillons, de les
+acheminer vers la Vistule. Au lieu de venir à vide, ces nouveaux
+équipages militaires devaient transporter les objets d'équipement
+fabriqués à Paris. Ces objets pouvaient arriver à temps sur la
+Vistule, car il fallait deux mois pour le trajet, et il était possible
+que la guerre en durât encore cinq ou six. Napoléon se proposait par
+cet ensemble de mesures de remédier à la stagnation momentanée du
+commerce, et de suppléer aux consommations de la paix par les
+consommations de la guerre. L'une en effet ne consomme pas moins que
+l'autre, et quand l'argent ne manque pas, une administration habile
+peut fournir aux ouvriers le travail que leur procurait la paix, et
+leur ménager le moyen de gagner leur vie au milieu même des
+difficultés de la guerre.</p>
+
+<p>Telle est la multitude d'objets dont il s'occupait dans le bourg
+d'Osterode, vivant dans une espèce de grange, d'où il contenait
+l'Europe, et gouvernait son empire. On avait fini par lui trouver à
+Finkenstein <span class="pagenum"><a id="page425" name="page425"></a>(p. 425)</span> une demeure plus convenable; c'était une
+habitation de campagne, appartenant à l'un des employés de la couronne
+de Prusse, et dans laquelle il avait pu se loger avec son état-major
+et sa maison militaire. Là comme à Osterode, il était au centre de ses
+cantonnements, et en mesure de se rendre partout où sa présence serait
+nécessaire.
+<span class="sidenote">Occupations de Napoléon à Finkenstein.</span>
+Chaque semaine, on lui envoyait le portefeuille des divers
+ministères, et il consacrait son attention aux affaires les plus
+grandes comme aux plus petites. Les théâtres eux-mêmes, à cette
+distance, n'échappaient point à son active surveillance. On avait
+composé en son honneur des vers et de la musique, qui lui avaient
+semblé mauvais. Par son ordre, on en avait composé d'autres, où il
+était moins loué, mais où se trouvaient des sentiments élevés,
+exprimés en langage convenable. Il en fit remercier et récompenser les
+auteurs, en ajoutant ces belles paroles:
+<span class="sidenote">L'attention de Napoléon portée sur les journaux, sur les
+séances de l'Académie, sur l'Opéra, etc.</span>
+<em>La meilleure manière de me
+louer, c'est d'écrire des choses qui inspirent des sentiments
+héroïques à la nation, à la jeunesse, à l'armée</em>.&mdash;Il lisait
+attentivement les feuilles publiques, suivait les séances de
+l'Académie française, voulait qu'on redressât les tendances d'esprit
+des écrivains, et qu'on surveillât les discours prononcés à
+l'Académie. Il considérait comme fâcheuses les attaques que le
+<cite>Journal de l'Empire et le Mercure de France</cite> dirigeaient contre les
+philosophes: «Il est nécessaire, disait-il, d'avoir un homme sage à la
+tête de ces journaux. Ces deux journaux affectent la religion jusqu'à
+la bigoterie. Au lieu d'attaquer les excès du système exclusif de
+quelques philosophes, ils attaquent la philosophie <span class="pagenum"><a id="page426" name="page426"></a>(p. 426)</span> et les
+connaissances humaines. Au lieu de contenir par une saine critique les
+productions du siècle, ils les découragent, les déprécient et les
+avilissent... Je ne parle point d'opinions politiques; il ne faut pas
+être bien fin pour voir que, s'ils l'osaient, elles ne seraient pas
+plus saines que celles du <cite>Courrier Français</cite>.»</p>
+
+<p>L'Académie française avait tenu une séance pour la réception du
+cardinal Maury, rappelé en France, et remis en possession du fauteuil
+qu'il avait autrefois occupé. L'abbé Sicard, recevant le cardinal
+Maury, s'était exprimé sur Mirabeau en termes malséants. Le
+récipiendaire n'en avait pas mieux parlé, et cette séance académique
+était devenue l'occasion d'une sorte de déchaînement contre la
+révolution et les révolutionnaires. Napoléon, désagréablement affecté,
+écrivit au ministre Fouché: «Je vous recommande qu'il n'y ait point de
+réaction dans l'opinion. Faites parler de Mirabeau avec éloge. Il y a
+bien des choses dans cette séance de l'Académie qui ne me plaisent
+pas. Quand donc serons-nous sages?... Quand serons-nous animés de la
+véritable charité chrétienne, et quand nos actions auront-elles pour
+but de n'humilier personne? Quand nous abstiendrons-nous de réveiller
+des souvenirs qui vont au c&oelig;ur de tant de gens?» (Finkenstein, 20
+mai.)</p>
+
+<p>Une autre fois, il avait appris par les correspondances de tous
+genres, qu'il payait avec largesse et lisait avec soin, que des
+querelles intestines divisaient l'administration de l'Opéra, qu'on
+voulait persécuter un machiniste pour un changement de décoration
+manqué. «Je ne veux de tracasserie nulle part, <span class="pagenum"><a id="page427" name="page427"></a>(p. 427)</span> écrivait-il à
+M. Fouché; je ne veux pas que M........ soit victime d'un accident
+fortuit; <em>mon habitude est de soutenir les malheureux; les actrices
+monteront dans les nuages ou n'y monteront pas</em>, je ne veux pas qu'on
+profite de cela pour intriguer.» (12 avril.)</p>
+
+<span class="sidenote">Principes d'éducation pour les femmes, au sujet de la
+maison d'Écouen.</span>
+
+<p>En même temps il montrait une sollicitude extrême pour les maisons
+d'éducation, et pour celle d'Écouen notamment, où devaient être
+élevées les filles des légionnaires pauvres. Il voulait, écrivait-il à
+M. de Lacépède, qu'on lui fît des femmes simples, chastes, dignes
+d'être unies aux hommes qui l'auraient bien servi, soit dans l'armée,
+soit dans l'administration. Afin de les rendre telles, il fallait,
+selon lui, qu'elles fussent élevées dans des sentiments d'une piété
+solide.&mdash;Je n'ai attaché, disait-il, qu'une importance secondaire aux
+institutions religieuses, pour l'école de Fontainebleau. Il s'agit là
+de former de jeunes officiers; mais, pour Écouen, c'est tout autre
+chose. On se propose d'y élever des femmes, des épouses, des mères de
+famille. Faites-nous <em>des croyantes, et non des raisonneuses</em>. <em>La
+faiblesse du cerveau des femmes, la mobilité de leurs idées, leur
+destination dans l'ordre social, la nécessité de leur inspirer, avec
+une perpétuelle résignation, une charité douce et facile</em>, tout cela
+rend pour elles le joug de la religion indispensable. Je désire qu'il
+en sorte, non des femmes agréables, mais des femmes vertueuses; <em>que
+leurs agréments soient du c&oelig;ur et non de l'esprit</em>.&mdash;En
+conséquence, il recommandait qu'on leur apprît l'histoire et la
+littérature, qu'on leur épargnât l'étude des langues anciennes et des
+sciences trop relevées, qu'on leur enseignât <span class="pagenum"><a id="page428" name="page428"></a>(p. 428)</span> assez de
+physique pour qu'elles pussent dissiper autour d'elles l'ignorance
+populaire, un peu de médecine usuelle, de la botanique, de la musique,
+de la danse, <em>mais pas celle de l'Opéra</em>, l'art de chiffrer, l'art de
+travailler à toutes sortes d'ouvrages. Il faut, ajoutait-il, «que
+leurs appartements soient meublés du travail de leurs mains, qu'elles
+fassent elles-mêmes leurs chemises, leurs bas, leurs robes, leurs
+coiffures, qu'elles puissent au besoin coudre elles-mêmes la layette
+de leurs enfants. Je veux faire de ces jeunes filles des femmes
+utiles, certain que j'en ferai par là des femmes agréables. Si je
+permettais qu'on en fît des femmes agréables, on m'en ferait bientôt
+des petites-maîtresses.» (Finkenstein, 15 mai.)</p>
+
+<span class="sidenote">Soins donnés à la police.</span>
+
+<p>Cette activité prodigieuse se changeant quelquefois de vigilance
+bienfaisante en défiance ombrageuse, ce qui ne peut manquer d'arriver
+chez un maître absolu et nouveau, Napoléon s'occupait de la police,
+savait qui entrait dans Paris, et qui en sortait.
+<span class="sidenote">Expulsion de madame de Staël, et rappel du conventionnel
+Ricord.</span>
+Il avait appris que
+madame de Staël y était revenue, qu'elle avait déjà parcouru plusieurs
+maisons de campagne des environs, et tenu plus d'un discours hostile.
+Prétendant que s'il n'intervenait pas elle compromettrait de bons
+citoyens contre lesquels il serait ensuite obligé de sévir, il avait
+ordonné, malgré beaucoup de sollicitations contraires, de l'expulser
+de Paris. Comme il se défiait du ministre Fouché, qui ménageait
+volontiers les personnes influentes, il lui avait prescrit de la faire
+partir sans retard, et avait recommandé à l'archichancelier
+Cambacérès de veiller à l'exécution de cet ordre. <span class="pagenum"><a id="page429" name="page429"></a>(p. 429)</span> (26
+mars.)&mdash;Dans le même moment on l'informait que la police avait renvoyé
+de Paris un ancien conventionnel nommé Ricord. Pour celui-là personne
+ne sollicitait, aucun grand personnage ne réclamait de ménagement; car
+la réaction entraînant tout le monde, il n'y avait ni faveur, ni
+humanité, pour ceux qu'on appelait <em>les révolutionnaires</em>.&mdash;Pourquoi,
+écrivait Napoléon au ministre Fouché, pourquoi faire sortir de Paris
+le conventionnel Ricord? S'il est dangereux, il ne fallait pas
+souffrir qu'il y rentrât, contrairement aux lois de l'an <span class="smcap">VIII</span>. Mais
+puisqu'on lui a permis d'y rentrer, il faut l'y laisser. Ce qu'il a
+fait autrefois importe peu. Il s'est conduit sous la Convention comme
+un homme <em>qui tenait à vivre; il a crié suivant le temps. Il est dans
+l'aisance, il ne se jettera pas dans de mauvaises affaires pour
+subsister.</em> Qu'on le tolère donc à Paris, à moins de fortes raisons
+pour l'empêcher d'y demeurer. (6 mars.)&mdash;</p>
+
+<span class="sidenote">Secours à un savant illustre.</span>
+
+<p>Par ce même soin à s'enquérir de tout, il apprenait de MM. Monge et
+Laplace, qu'un savant, qu'il honorait et chérissait d'une manière
+particulière, M. Berthollet, éprouvait quelques embarras de fortune.
+«J'apprends, lui écrivait-il, que vous avez besoin de 150 mille
+francs. Je donne ordre à mon trésorier de mettre cette somme à votre
+disposition, bien aise de trouver cette occasion de vous être utile et
+de vous donner une preuve de mon estime.» (Finkenstein, 1<sup>er</sup> mai.)</p>
+
+<span class="sidenote">Conseils de Napoléon à ses frères sur l'art de régner.</span>
+
+<p>Puis il adressait de nouveaux conseils à ses frères Louis et Joseph
+sur la manière de régner, l'un en Hollande, l'autre à Naples. Il
+reprochait à Louis de <span class="pagenum"><a id="page430" name="page430"></a>(p. 430)</span> favoriser, par vanité de roi parvenu,
+le parti de l'ancien régime, le parti orangiste; de créer des
+maréchaux sans avoir une armée, d'instituer un ordre qu'il prodiguait
+à tout venant, à des Français qu'il ne connaissait pas, à des
+Hollandais qui ne lui avaient rendu aucun service. Il reprochait à
+Joseph d'être faible, nonchalant, plus occupé de réformes
+prétentieuses que de la soumission des Calabres; de faire précéder la
+suppression des moines, mesure qu'il approuvait fort, d'un préambule
+qui semblait rédigé par des philosophes, et non par des hommes d'État.
+Un tel préambule, disait-il, devrait être écrit du style d'un pontife
+éclairé, qui supprime les moines, parce qu'ils sont inutiles à la
+religion, onéreux à l'Église. Je conçois une mauvaise opinion d'un
+gouvernement dont <em>les actes sont dirigés par la manie du bel esprit</em>.
+(14 avril.)&mdash;Vous vivez trop, lui disait-il, avec des lettrés et des
+savants. <em>Ce sont des coquettes avec lesquelles il faut entretenir un
+commerce de galanterie, et dont il ne faut jamais songer à faire ni sa
+femme, ni son ministre.</em> Il lui reprochait de se créer des illusions
+sur sa situation à Naples, de se flatter qu'on l'aimât, quand il y
+régnait tout au plus depuis une année. Demandez-vous, lui disait-il,
+ce que vous deviendriez, s'il n'y avait plus trente mille Français à
+Naples? Quand vous aurez régné vingt ans, et que vous vous serez <em>fait
+craindre et estimer</em>, alors vous pourrez croire votre trône consolidé.
+Puis enfin il lui traçait le tableau suivant de la situation des
+Français en Pologne: «Vous mangez à Naples des petits pois, et
+peut-être cherchez-vous déjà l'ombre: nous, au contraire, nous sommes
+encore comme au mois de <span class="pagenum"><a id="page431" name="page431"></a>(p. 431)</span> janvier. J'ai fait ouvrir la tranchée
+devant Dantzig. Cent pièces de canon, deux cent mille livres de poudre
+commencent à s'y réunir. Nos ouvrages sont à 60 toises de la place,
+qui a une garnison de six mille Russes et de vingt mille Prussiens,
+commandés par le maréchal Kalkreuth. J'espère la prendre dans quinze
+jours..... Soyez du reste sans inquiétude.» (Finkenstein, le 19
+avril.)</p>
+
+<span class="sidenote">Caractère de l'activité déployée par Napoléon.</span>
+
+<p>Telles étaient, au milieu des neiges de la Pologne, les occupations
+diverses de ce génie extraordinaire, embrassant tout, veillant sur
+tout, aspirant non-seulement à gouverner ses soldats et ses agents,
+mais les esprits eux-mêmes; voulant non-seulement agir, mais penser
+pour tout le monde; porté le plus souvent au bien, mais quelquefois,
+dans son activité incessante, se laissant entraîner au mal, comme il
+advient à quiconque peut tout, et ne trouve aucun obstacle à ses
+propres impulsions, empêchant tour à tour les réactions, les
+persécutions, et puis, au sein d'une immense gloire, sensible à
+l'aiguillon d'une langue ennemie, jusqu'à descendre de sa grandeur
+pour persécuter une femme, le jour même où il défendait un membre de
+la Convention contre l'esprit réacteur du moment! Applaudissons-nous
+d'être enfin devenus sujets de la loi, de la loi égale pour tous, et
+qui ne nous expose pas à dépendre des bons ou des mauvais mouvements
+de l'âme, même la plus grande et la plus généreuse. Oui, la loi vaut
+mieux qu'aucune volonté humaine, quelle qu'elle soit! Soyons justes
+cependant envers la volonté qui sut accomplir de si prodigieuses
+choses, qui les accomplit par nos mains, qui employa sa féconde
+<span class="pagenum"><a id="page432" name="page432"></a>(p. 432)</span> énergie à réorganiser la société française, à réformer
+l'Europe, à porter dans le monde entier notre puissance et nos
+principes, et qui, de tout ce qu'elle fit avec nous, si elle ne nous a
+pas laissé la puissance qui passe, nous a laissé du moins la gloire
+qui reste: et la gloire ramène quelquefois la puissance.</p>
+
+<p class="p2 center smaller">FIN DU LIVRE VINGT-SIXIÈME.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page433" name="page433"></a>(p. 433)</span> LIVRE VINGT-SEPTIÈME.</h2>
+
+<h3>FRIEDLAND ET TILSIT.</h3>
+
+<p class="resume">
+ Événements d'Orient pendant l'hiver de 1807. &mdash; Le sultan Sélim,
+ effrayé des menaces de la Russie, réintègre les hospodars
+ Ipsilanti et Maruzzi. &mdash; Les Russes n'en continuent pas moins leur
+ marche vers la frontière turque. &mdash; En apprenant la violation de
+ son territoire, la Porte, excitée par le général Sébastiani,
+ envoie ses passe-ports au ministre de Russie, M.
+ d'Italinski. &mdash; Les Anglais, d'accord avec les Russes, demandent le
+ retour de M. d'Italinski, l'expulsion du général Sébastiani, et
+ une déclaration immédiate de guerre contre la France. &mdash; Résistance
+ de la Porte et retraite du ministre d'Angleterre, M. Charles
+ Arbuthnot, à bord de la flotte anglaise à Ténédos. &mdash; L'amiral
+ Duckworth, à la tête de sept vaisseaux et de deux frégates, force
+ les Dardanelles sans essuyer de dommage, et détruit une division
+ navale turque au cap Nagara. &mdash; Terreur à Constantinople. &mdash; Le
+ gouvernement turc, divisé, est près de céder. &mdash; Le général
+ Sébastiani encourage le sultan Sélim, et l'engage à simuler une
+ négociation, pour se donner le temps d'armer Constantinople. &mdash; Les
+ conseils de l'ambassadeur de France sont suivis, et
+ Constantinople est armée en quelques jours avec le concours des
+ officiers français. &mdash; Des pourparlers s'engagent entre la Porte et
+ l'escadre britannique mouillée aux îles des Princes. &mdash; Ces
+ pourparlers se terminent par un refus d'obtempérer aux demandes
+ de la légation anglaise. &mdash; L'amiral Duckworth se dirige sur
+ Constantinople, trouve la ville armée de trois cents bouches à
+ feu, et se décide à regagner les Dardanelles. &mdash; Il les franchit de
+ nouveau, mais avec beaucoup de dommage pour sa division. &mdash; Grand
+ effet produit en Europe par cet événement, au profit de la
+ politique de Napoléon. &mdash; Quoique victorieux, Napoléon, frappé des
+ difficultés que la nature lui oppose en Pologne, se rattache à
+ l'idée d'une grande alliance continentale. &mdash; Il fait de nouveaux
+ efforts pour pénétrer le secret de la politique autrichienne. &mdash; La
+ cour de Vienne, en réponse à ses questions, lui offre sa
+ médiation auprès des puissances belligérantes. &mdash; Napoléon voit
+ dans cette offre une manière de s'immiscer dans la querelle, et
+ de se préparer à la guerre. &mdash; Il appelle sur-le-champ une
+ troisième conscription, tire de nouvelles forces de France et
+ d'Italie, crée avec une promptitude extraordinaire une armée de
+ réserve de cent mille hommes, et donne communication de ces
+ mesures à l'Autriche. &mdash; État florissant de l'armée française sur
+ la basse Vistule et la Passarge. &mdash; L'hiver, long-temps retardé, se
+ fait vivement sentir. &mdash; Napoléon profite de ce temps d'inaction
+ <span class="pagenum"><a id="page434" name="page434"></a>(p. 434)</span> pour entreprendre le siége de Dantzig. &mdash; Le maréchal
+ Lefebvre chargé du commandement des troupes, le général
+ Chasseloup de la direction des opérations du génie. &mdash; Longs et
+ difficiles travaux de ce siége mémorable. &mdash; Les deux souverains de
+ Prusse et de Russie se décident à envoyer devant Dantzig un
+ puissant secours. &mdash; Napoléon, de son côté, dispose ses corps
+ d'armée de manière à pouvoir renforcer le maréchal Lefebvre à
+ l'improviste. &mdash; Beau combat livré sous les murs de
+ Dantzig. &mdash; Derniers travaux d'approche. &mdash; Les Français sont prêts à
+ donner l'assaut. &mdash; La place se rend. &mdash; Ressources immenses en blé
+ et en vin trouvées dans la ville de Dantzig. &mdash; Le maréchal
+ Lefebvre créé duc de Dantzig. &mdash; Le retour du printemps décide
+ Napoléon à reprendre l'offensive. &mdash; La reprise des opérations
+ fixée au 10 juin 1807. &mdash; Les Russes préviennent les Français, et
+ dirigent, le 5 juin, une attaque générale contre les
+ cantonnements de la Passarge. &mdash; Le maréchal Ney, sur lequel
+ s'étaient portés les deux tiers de l'armée russe, leur tient tête
+ avec une intrépidité héroïque, entre Guttstadt et Deppen. &mdash; Ce
+ maréchal donne le temps à Napoléon de concentrer toute l'armée
+ française sur Deppen. &mdash; Napoléon prend à son tour une offensive
+ vigoureuse, et pousse les Russes l'épée dans les reins. &mdash; Le
+ général Benningsen se retire précipitamment vers la Prégel, en
+ descendant l'Alle. &mdash; Napoléon marche de manière à s'interposer
+ entre l'armée russe et K&oelig;nigsberg. &mdash; La tête de l'armée
+ française rencontre l'armée russe campée à Heilsberg. &mdash; Combat
+ sanglant livré le 10 juin. &mdash; Napoléon, arrivé le soir à Heilsberg
+ avec le gros de ses forces, se prépare à livrer le lendemain une
+ bataille décisive, lorsque les Russes décampent. &mdash; Il continue à
+ man&oelig;uvrer de manière à les couper de K&oelig;nigsberg. &mdash; Il envoie
+ sa gauche, composée des maréchaux Soult et Davout, sur
+ K&oelig;nigsberg, et avec les corps des maréchaux Lannes, Mortier,
+ Ney, Bernadotte et la garde, il suit l'armée russe le long de
+ l'Alle. &mdash; Le général Benningsen, effrayé pour le sort de
+ K&oelig;nigsberg, veut courir au secours de cette place, et se hâte
+ de passer l'Alle à Friedland. &mdash; Napoléon le surprend, le 14 au
+ matin, au moment où il passait l'Alle. &mdash; Mémorable bataille de
+ Friedland. &mdash; Les Russes, accablés, se retirent sur le Niémen, en
+ abandonnant K&oelig;nigsberg. &mdash; Prise de K&oelig;nigsberg. &mdash; Armistice
+ offert par les Russes, et accepté par Napoléon. &mdash; Translation du
+ quartier général français à Tilsit. &mdash; Entrevue d'Alexandre et de
+ Napoléon sur un radeau placé au milieu du Niémen. &mdash; Napoléon
+ invite Alexandre à passer le Niémen, et à fixer son séjour à
+ Tilsit. &mdash; Intimité promptement établie entre les deux
+ monarques. &mdash; Napoléon s'empare de l'esprit d'Alexandre, et lui
+ fait accepter de vastes projets, qui consistent à contraindre
+ l'Europe entière à prendre les armes contre l'Angleterre, si
+ celle-ci ne veut pas consentir à une paix équitable. &mdash; Le partage
+ de l'empire turc doit être le prix des complaisances
+ d'Alexandre. &mdash; Contestation au sujet de Constantinople. &mdash; Alexandre
+ finit par adhérer à tous les projets de Napoléon, et semble
+ concevoir pour lui une amitié des plus vives. &mdash; Napoléon, par
+ considération pour Alexandre, consent à restituer au roi de
+ Prusse une partie de ses États. &mdash; Le roi de Prusse se <span class="pagenum"><a id="page435" name="page435"></a>(p. 435)</span>
+ rend à Tilsit. &mdash; Son rôle entre Alexandre et Napoléon. &mdash; La reine
+ de Prusse vient aussi à Tilsit, pour essayer d'arracher à
+ Napoléon quelques concessions favorables à la Prusse. &mdash; Napoléon
+ respectueux envers cette reine malheureuse, mais
+ inflexible. &mdash; Conclusions des négociations. &mdash; Traités patents et
+ secrets de Tilsit. &mdash; Conventions occultes restées inconnues à
+ l'Europe. &mdash; Napoléon et Alexandre, d'accord sur tous les points,
+ se quittent en se donnant d'éclatants témoignages d'affection, et
+ en se faisant la promesse de se revoir bientôt. &mdash; Retour de
+ Napoléon en France, après une absence de près d'une année. &mdash; Sa
+ gloire après Tilsit. &mdash; Caractère de sa politique à cette époque.</p>
+
+<span class="sidenote">Événements d'Orient pendant la guerre de Pologne.</span>
+
+<p>Tandis que Napoléon, cantonné sur la basse Vistule, attendait au
+milieu des neiges de la Pologne, que le retour de la belle saison lui
+permît de reprendre l'offensive, et employait le temps de cette
+inaction apparente à faire le siége de Dantzig, à recruter son armée,
+à gouverner son vaste empire, l'Orient, récemment engagé dans la
+querelle de l'Occident, apportait un utile secours à ses armes, et
+procurait un éclatant succès à sa politique.</p>
+
+<p>Nous avons déjà fait connaître le sultan Sélim, la noblesse de son
+caractère, les lumières de son esprit. Nous avons montré aussi
+l'embarras de sa situation, entre la Russie et l'Angleterre qu'il
+n'aimait pas, et la France qu'il chérissait par goût, par instinct,
+par prévoyance, car il savait bien que celle-ci, même dans les jours
+de sa plus grande ambition, ne convoiterait jamais Constantinople. Il
+nous reste à raconter ce qui s'était passé pendant que l'armée
+française livrait en décembre la bataille de Pultusk, et en février
+celle d'Eylau.</p>
+
+<span class="sidenote">Le sultan Sélim, intimidé par les menaces de la Russie,
+rétablit dans leurs fonctions les hospodars Ipsilanti et Maruzzi.</span>
+
+<p>Le sultan Sélim, comme on l'a vu, avait commencé par déposer les
+hospodars de Valachie et de Moldavie, Maruzzi et Ipsilanti,
+notoirement dévoués à la politique russe. Mais bientôt M. d'Italinski
+le <span class="pagenum"><a id="page436" name="page436"></a>(p. 436)</span> menaçant d'une rupture immédiate, s'il ne les rétablissait
+pas dans leur charge, il avait cédé aux menaces de ce représentant de
+la Russie, et il s'était résigné à rendre le gouvernement des
+provinces du Danube à deux ennemis avoués de son empire. La Russie
+invoquait pour exiger cette concession le traité de Cainardgi, qui lui
+conférait un certain droit d'intervenir dans le gouvernement de la
+Moldavie et de la Valachie.
+<span class="sidenote">Le sultan fait donner en même temps à Napoléon les
+assurances secrètes du plus grand dévouement.</span>
+À peine le sultan Sélim avait-il obéi,
+poussé bien plus par la volonté de ses ministres que par la sienne,
+qu'il avait écrit à Napoléon pour solliciter son indulgence, pour lui
+bien affirmer que l'acte auquel il venait de se laisser entraîner
+n'était point l'abandon de l'alliance française, mais une mesure de
+prudence commandée par l'effrayante désorganisation des forces
+turques.
+<span class="sidenote">Napoléon encourage Sélim, le ranime, et lui fait offrir le
+double secours d'une flotte et d'une armée.</span>
+Napoléon lui avait répondu tout de suite, et, loin de le
+décourager par des témoignages de mécontentement, l'avait plaint,
+caressé, ranimé, et lui avait offert le double secours de l'armée
+française de Dalmatie, qu'on pouvait diriger par la Bosnie sur le bas
+Danube, et de la flotte française de Cadix, qui était prête à faire
+voile des côtes d'Espagne vers les Dardanelles. Cette flotte protégée
+par les détroits dès qu'elle aurait passé le Bosphore, devait être
+bientôt maîtresse de la mer Noire, et y donner aux Turcs un grand
+appui. En attendant ces secours, Napoléon avait fait partir de la
+Dalmatie plusieurs officiers, tant du génie que de l'artillerie, pour
+seconder les Turcs dans la défense de Constantinople et des
+Dardanelles.</p>
+
+<span class="sidenote">Efforts du général Sébastiani pour amener la Porte à
+déclarer la guerre aux Russes.</span>
+
+<p>Le général Sébastiani, usant avec habileté des moyens mis à sa
+disposition, n'avait cessé de stimuler <span class="pagenum"><a id="page437" name="page437"></a>(p. 437)</span> le sultan et le divan,
+pour les amener à déclarer la guerre aux Russes. Il faisait valoir
+auprès d'eux les prodigieux succès de Napoléon dans les plaines du
+Nord, sa marche audacieuse au delà de la Vistule, son grand projet de
+reconstituer la Pologne, et avait promis en son nom, si la Porte
+prenait les armes, d'obtenir pour elle la révocation des traités qui
+la plaçaient dans la dépendance de la Russie, peut-être même la
+restitution de la Crimée.</p>
+
+<span class="sidenote">Perplexités de la Porte.</span>
+
+<p>Le sultan Sélim eût suivi volontiers les conseils du général
+Sébastiani, mais ses ministres étaient divisés: une moitié d'entre eux
+vendus aux Russes et aux Anglais trahissaient ouvertement; l'autre
+moitié tremblait en songeant à l'impuissance dans laquelle était tombé
+l'empire ottoman. Bien que cet empire comptât encore plus de trois
+cent mille soldats, la plupart barbares, quelques-uns à demi
+instruits, et une flotte d'une vingtaine de vaisseaux d'assez belle
+apparence, ces forces, aussi mal organisées que mal dirigées, ne
+pouvaient guerre être opposées aux Russes et aux Anglais, à moins que
+beaucoup d'officiers français, admis dans les rangs de l'armée turque,
+ne vinssent communiquer à la longue le savoir européen à des troupes
+qui étaient braves, sans doute, mais dont le fanatisme, attiédi par le
+temps, ne pouvait plus comme autrefois se passer des ressources de la
+science militaire.
+<span class="sidenote">Les Russes mettent fin aux perplexités de la Porte, en
+passant le Dniester spontanément.</span>
+Tandis que la Porte était livrée à ces perplexités,
+les Russes avaient mis fin à ses incertitudes, en franchissant le
+Dniester, même après la réintégration des deux hospodars. L'invincible
+attrait qui les pousse vers Constantinople, avait fait taire chez eux
+toutes les considérations de la prudence. <span class="pagenum"><a id="page438" name="page438"></a>(p. 438)</span> C'était une grande
+faute en effet, quand ils avaient sur les bras l'armée française, et
+qu'ils pouvaient à peine lui opposer deux cent mille hommes, d'en
+employer cinquante mille contre les Turcs. Mais au milieu des
+bouleversements de ce siècle, l'idée de profiter de l'occasion, pour
+prendre ce qui leur convenait, était alors l'idée dominante de tous
+les gouvernements.
+<span class="sidenote">Accord des Russes et des Anglais pour agir offensivement
+contre la Porte.</span>
+Les Russes se disaient donc que le moment était
+venu peut-être de s'emparer de la Valachie et de la Moldavie. Les
+Anglais de leur côté n'étaient pas fâchés de trouver un prétexte pour
+reparaître en Égypte. Si les uns et les autres ne s'entendaient pas
+encore pour partager immédiatement l'empire turc, sujet sur lequel un
+accord semblait entre eux fort difficile, ils étaient convenus du
+moins d'arracher la Porte à l'influence de la France, et de l'arracher
+à cette influence par la force. Les Russes devaient franchir le
+Dniester, et les Anglais les Dardanelles. En même temps, une flotte
+devait attaquer Alexandrie.</p>
+
+<span class="sidenote">Les Russes passent le Dniester en trois corps.</span>
+
+<p>C'est ce qui explique comment les Russes avaient passé le Dniester,
+même après la réintégration des hospodars. Ils avaient marché en trois
+corps, l'un dirigé sur Choczin, l'autre sur Bender, le troisième sur
+Yassi. Leur projet était de s'avancer sur Bucharest, pour donner la
+main aux Serviens révoltés. Leurs forces actives s'élevaient à 40
+mille hommes, et à 50 mille en comptant les réserves laissées en
+arrière.</p>
+
+<span class="sidenote">Réunion d'une flotte anglaises aux Dardanelles.</span>
+
+<p>Tandis que les Russes agissaient de leur côté, l'amirauté anglaise
+avait ordonné au contre-amiral Louis de se porter avec trois vaisseaux
+vers les Dardanelles, de les franchir sans commettre aucun acte
+<span class="pagenum"><a id="page439" name="page439"></a>(p. 439)</span> hostile, ce qui se pouvait, les Turcs à cette époque
+permettant le passage aux vaisseaux armés de la Russie et de
+l'Angleterre, d'y exécuter une simple reconnaissance des lieux, d'y
+recueillir les familles des négociants anglais qui ne voudraient pas
+rester à Constantinople pendant les événements dont on était menacé,
+et de revenir ensuite à Ténédos pour attendre deux divisions, l'une de
+l'amiral Sidney Smith tirée des mers du Levant, l'autre de l'amiral
+Duckworth tirée de Gibraltar. Les trois divisions, fortes de huit
+vaisseaux, de plusieurs frégates, corvettes et bombardes, devaient
+être placées sous le commandement de l'amiral Duckworth, et agir sur
+la réquisition de sir Arbuthnot, ambassadeur d'Angleterre à
+Constantinople.</p>
+
+<span class="sidenote">La Porte en apprenant le passage de Dniester, envoie ses
+passe-ports au ministre de Russie.</span>
+
+<p>Quand ce déploiement de forces sur terre et sur mer fut connu des
+Turcs, soit par la marche des Russes au delà du Dniester, soit par
+l'apparition du contre-amiral Louis aux Dardanelles, ils regardèrent
+la guerre comme inévitable, et ils l'acceptèrent, les uns avec
+enthousiasme, les autres avec terreur. Quoique la Russie protestât
+vivement de ses intentions inoffensives, et déclarât que ses troupes
+venaient occuper pacifiquement les provinces danubiennes, afin
+d'assurer l'exécution des traités, la Porte ne se laissa point abuser,
+et elle expédia ses passe-ports à M. d'Italinski. Les deux détroits
+furent immédiatement fermés au pavillon militaire de toutes les
+puissances. Les pachas placés dans les provinces frontières, reçurent
+l'ordre de réunir des troupes, et Mustapha Baraïctar, à la tête de 80
+mille hommes, fut chargé de punir les Russes de leur mépris envers
+<span class="pagenum"><a id="page440" name="page440"></a>(p. 440)</span> l'armée turque, mépris poussé jusqu'à envahir l'empire avec
+moins de cinquante mille hommes.</p>
+
+<span class="sidenote">Menaces de M. Charles Arbuthnot, resté à Constantinople
+après le départ de M. d'Italinski.</span>
+
+<p>M. d'Italinski parti, restait à Constantinople M. Charles Arbuthnot,
+ministre d'Angleterre, qu'on n'était pas fondé à renvoyer encore,
+puisqu'aucune hostilité n'avait été commise par les forces
+britanniques. M. Charles Arbuthnot prit à son tour l'attitude la plus
+menaçante, demanda le rappel de M. d'Italinski, l'expulsion du général
+Sébastiani, l'adoption immédiate d'une politique hostile à la France,
+le renouvellement des traités qui liaient la Porte à l'Angleterre et à
+la Russie, enfin la libre entrée des détroits pour le pavillon
+britannique. On ne pouvait pousser plus loin l'exigence dans les
+choses, l'arrogance dans le langage. M. Charles Arbuthnot déclara même
+que si ses conditions n'étaient pas acceptées sur-le-champ, sa
+retraite suivrait de près celle de M. d'Italinski, et qu'il se
+rendrait à bord de l'escadre anglaise, réunie en ce moment à Ténédos,
+pour la ramener de vive force sous les murs de Constantinople. Cette
+menace jeta le divan dans la plus profonde consternation. On ne
+comptait guère sur les fortifications des Dardanelles, depuis
+long-temps négligées, et, les Dardanelles franchies, on tremblait à
+l'idée d'une escadre anglaise maîtresse de la mer de Marmara,
+accablant de ses feux le sérail, Sainte-Sophie, l'arsenal de
+Constantinople.</p>
+
+<span class="sidenote">L'ambassadeur de France soutient le courage des Turcs, et
+les décide à laisser partir M. Arbuthnot.</span>
+
+<p>Aussi la disposition à céder était-elle générale. Mais l'habile
+ambassadeur qui représentait alors la France à Constantinople, et qui
+avait l'avantage d'être à la fois diplomate et militaire, soutint le
+courage chancelant des Turcs. Il leur montra tous les <span class="pagenum"><a id="page441" name="page441"></a>(p. 441)</span>
+inconvénients attachés en cette circonstance à une conduite
+pusillanime. Il fit ressortir à leurs yeux la coïncidence des projets
+de l'Angleterre et de la Russie, le concert de leurs efforts pour
+envahir le territoire ottoman par terre et par mer, la réunion
+prochaine sous les murs de la capitale d'une armée russe et d'une
+flotte anglaise, le danger d'un partage total de l'empire, ou au moins
+d'un démembrement partiel, par l'occupation simultanée de la Valachie,
+de la Moldavie et de l'Égypte. Il fit retentir bien haut le nom de
+Napoléon, ses victoires, sa présence sur la Vistule, les avantages
+qu'on trouverait dans son alliance. Il annonça l'envoi sous bref délai
+de secours considérables, et promit la restauration de l'ancienne
+puissance ottomane, si les Turcs voulaient déployer un moment leur
+antique courage. Ces exhortations, parvenues au sultan et aux divers
+membres du gouvernement, tantôt par les voies directes, tantôt par des
+voies indirectes bien choisies, secondées en outre par l'évidence du
+péril, par les nouvelles arrivées coup sur coup de la marche
+triomphale de Napoléon, produisirent l'effet qu'il fallait en
+attendre, et le divan, après de nombreuses alternatives d'exaltation
+et d'abattement, termina cette négociation en refusant d'accéder aux
+demandes de M. Charles Arbuthnot, et en manifestant la résolution bien
+arrêtée de le laisser partir.</p>
+
+<span class="sidenote">Départ de M. Arbuthnot pour se rendre à bord de l'escadre
+anglaise.</span>
+
+<p>Le ministre d'Angleterre quitta Constantinople le 29 janvier, et
+s'embarqua sur <em>l'Endymion</em>, pour se rendre à bord de l'escadre
+commandée par sir John Duckworth, laquelle était mouillée à Ténédos,
+en dehors des Dardanelles. M. Charles Arbuthnot, pendant <span class="pagenum"><a id="page442" name="page442"></a>(p. 442)</span> une
+quinzaine de jours, ne cessa de menacer la Porte des foudres de
+l'escadre britannique, et employa ainsi à correspondre, le temps que
+l'amiral Duckworth employait à attendre un vent favorable. De son côté
+le général Sébastiani, après avoir poussé la Porte à une résolution
+énergique, avait une tâche plus difficile encore à remplir auprès
+d'elle, c'était d'éveiller son apathie, de vaincre sa négligence, de
+l'amener enfin à élever quelques batteries soit aux détroits, soit à
+Constantinople. Ce n'était pas chose aisée, avec un gouvernement
+incapable, tombé depuis long-temps dans une sorte d'imbécillité, et
+paralysé en ce moment par la crainte des vaisseaux anglais bien plus
+que par celle des armées russes. Cependant, insistant tour à tour
+auprès du sultan ou de ses ministres, aidé par ses aides-de-camp MM.
+de Lascours et de Coigny, il obtint un commencement d'armement, qui,
+bien que très-imparfait, suffit néanmoins pour causer quelques
+appréhensions à l'amiral anglais, lequel écrivit à son gouvernement
+que l'opération, sans être inexécutable, serait plus difficile qu'on
+ne le croyait à Londres.</p>
+
+<span class="sidenote">Marche de la flotte anglaise sur Constantinople.</span>
+
+<p>Enfin toutes les correspondances entre M. Arbuthnot et le
+Reiss-effendi étant demeurées sans effet, et le vent du sud,
+long-temps souhaité, se faisant sentir, l'amiral Duckworth fit voile
+le 19 février au matin vers les châteaux des Dardanelles.</p>
+
+<span class="sidenote">Les Dardanelles, la mer de Marmara, Constantinople et le
+Bosphore.</span>
+
+<p>Il n'existe pas au monde une position aussi connue, même des hommes
+les moins versés dans les connaissances géographiques, que celle de
+Constantinople, située au milieu de la mer de Marmara, mer fermée,
+dans laquelle on ne peut pénétrer qu'en forçant <span class="pagenum"><a id="page443" name="page443"></a>(p. 443)</span> les
+Dardanelles ou le Bosphore. Lorsqu'en venant de la Méditerranée, on a
+remonté le détroit des Dardanelles pendant douze lieues, détroit qui,
+par ses bords rapprochés, son courant continuel, ressemble à un vaste
+fleuve, on débouche dans la mer de Marmara, large de vingt lieues,
+longue de trente, et on trouve sur un beau promontoire, baigné d'un
+côté par la mer de Marmara elle-même, de l'autre par la rivière des
+Eaux-Douces, l'immortelle cité, qui fut sous les Grecs Byzance, sous
+les Romains Constantinople, et sous les Turcs Stamboul, la métropole
+de l'islamisme. Vue de la mer, elle présente un amphithéâtre de
+mosquées et de palais moresques, entre lesquels se distinguent les
+dômes de Sainte-Sophie, et tout à fait au bout du promontoire qu'elle
+occupe, on aperçoit le sérail où les descendants de Mahomet, plongés
+dans la mollesse, sommeillent à côté du danger d'un bombardement,
+depuis que leur lâche incapacité ne sait plus défendre le Bosphore et
+les Dardanelles, ces deux portes de leur empire, pourtant si faciles à
+fermer.</p>
+
+<p>Quand on a franchi les Dardanelles, traversé la mer de Marmara, et
+dépassé le promontoire sur lequel Constantinople est assise, s'ouvre
+un second détroit, plus resserré, plus redoutable, long de sept lieues
+seulement, et dont les bords sont tellement voisins l'un de l'autre,
+qu'une escadre y périrait à coup sûr, s'il était bien défendu. Ce
+détroit est celui du Bosphore, qui conduit dans la mer Noire. Les
+Dardanelles sont pour l'empire ottoman la porte ouverte du côté de
+l'Angleterre, le Bosphore la porte ouverte du côté de la Russie. Mais
+si les Russes ont contre eux <span class="pagenum"><a id="page444" name="page444"></a>(p. 444)</span> l'étroite dimension du Bosphore,
+les Anglais ont contre eux le courant des eaux, coulant sans cesse de
+la mer Noire à la Méditerranée.
+<span class="sidenote">L'escadre anglaise force le passage des Dardanelles dans la
+journée du 19 février.</span>
+C'est ce courant impossible à vaincre,
+sans un vent favorable du sud, que les Anglais s'apprêtèrent à
+remonter dans la journée du 19 février 1807. L'amiral Duckworth, ayant
+sous ses ordres les deux contre-amiraux Louis et Sidney Smith, avec
+sept vaisseaux, deux frégates, et plusieurs corvettes et bombardes,
+s'éleva en colonne dans le détroit des Dardanelles. Il avait la veille
+perdu un vaisseau, <em>l'Ajax</em>, qui avait été dévoré par les flammes. Le
+vent aidant, il eut bientôt franchi la première partie du canal, qui
+court de l'ouest à l'est, et dont la largeur est telle que les
+possesseurs de cette mer n'ont jamais songé à la défendre. Du cap dit
+<em>des Barbiers</em> jusqu'à Sestos et Abydos, le canal se redresse au nord,
+et devient si étroit dans cette partie, qu'il est alors extrêmement
+dangereux d'en braver les feux croisés. Puis il se détourne de nouveau
+à l'est, et présente un coude duquel partent des feux redoutables. Ces
+feux prennent les vaisseaux dans leur longueur, de façon qu'une
+escadre assez audacieuse pour forcer le passage, canonnée de droite et
+de gauche par les batteries d'Europe et d'Asie, l'est encore en tête
+par les batteries de Sestos, pendant un trajet de plus d'une lieue.
+C'est à l'entrée et à la sortie de cette passe étroite, que se
+trouvaient les châteaux dits des Dardanelles, construits en vieille
+maçonnerie, armés d'une grosse artillerie lourde et peu maniable, qui
+lançait d'énormes boulets en pierre, autrefois la terreur des marines
+chrétiennes.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page445" name="page445"></a>(p. 445)</span> <span class="sidenote">L'escadre anglaise n'essuie que des pertes légères
+au passage des Dardanelles.</span>
+
+<p>L'escadre anglaise, malgré les efforts que fit le général Sébastiani
+pour exciter les Turcs à défendre les Dardanelles, n'eut pas de grands
+périls à braver. Pas un seul de ses mâts ne fut abattu. Elle en fut
+quitte pour quelques voiles déchirées, et pour une soixantaine
+d'hommes morts ou blessés. Arrivée au cap Nagara, à l'entrée de la mer
+de Marmara, elle trouva une division turque embossée, laquelle se
+composait d'un vaisseau de 64, de quatre petites frégates, et de deux
+corvettes. Il était impossible de placer cette division plus mal, et
+plus inutilement qu'en cet endroit.
+<span class="sidenote">les Anglais brûlent une division turque placée à l'entrée
+de la mer de Marmara.</span>
+Elle n'aurait pu être utile, que
+si, bien postée et bien dirigée, elle eût joint son action à celle des
+batteries de terre. Mais inactive pendant le passage, et après le
+passage reléguée à un mouillage sans défense, elle était une proie
+ménagée aux Anglais, pour les dédommager du feu qu'ils venaient
+d'endurer sans pouvoir le rendre. Sir Sidney Smith fut chargé de la
+détruire, ce qui n'était pas bien difficile, car les équipages se
+trouvaient pour la plupart à terre. En peu d'instants les bâtiments
+turcs furent contraints de se jeter à la côte. Les Anglais les
+suivirent dans leurs canots, et, n'étant pas sûrs de pouvoir les
+ramener au retour, ils aimèrent mieux les brûler immédiatement, ce
+qu'ils firent, à l'exception d'une seule corvette laissée par eux au
+mouillage. Cette seconde opération leur coûta cependant une trentaine
+d'hommes.</p>
+
+<span class="sidenote">Effroi dans Constantinople à la vue de l'escadre anglaise.</span>
+
+<p>Le 21 février au matin, ils parurent devant la ville de
+Constantinople, épouvantée de voir une escadre ennemie, dont rien ne
+pouvait ni éloigner ni contre-battre les feux. Une partie de la
+population <span class="pagenum"><a id="page446" name="page446"></a>(p. 446)</span> tremblante demandait qu'on se rendît aux exigences
+des Anglais, l'autre partie indignée poussait des cris de fureur. Les
+femmes du sérail, exposées les premières aux boulets de l'amiral
+Duckworth, troublaient de leurs pleurs le palais impérial. Les
+alternatives de faiblesse et de courage recommencèrent dans le sein du
+divan. Le sultan Sélim voulait résister; mais les clameurs dont il
+était assailli, les conseils de quelques ministres infidèles,
+alléguant pour le disposer à céder, un dénûment de ressources dont ils
+étaient eux-mêmes les coupables auteurs, contribuaient à ébranler son
+c&oelig;ur, plus noble qu'énergique.
+<span class="sidenote">Efforts de l'ambassadeur de France pour disposer le sultan
+à la résistance.</span>
+Cependant l'ambassadeur de France
+accourut auprès de Sélim, s'efforça de faire rougir lui, ses
+ministres, tout ce qui l'entourait, de l'idée de se rendre à une
+escadre, qui n'avait pas un soldat de débarquement, et qui pouvait
+bien brûler quelques maisons, percer la voûte de quelques édifices,
+mais qui serait bientôt réduite à se retirer après d'inutiles et
+odieux ravages. Il conseilla de résister aux Anglais, de gagner du
+temps au moyen d'une négociation simulée, d'envoyer à Andrinople les
+femmes, la cour, tout ce qui tremblait, tout ce qui criait, de se
+servir ensuite de la portion énergique du peuple, pour élever des
+batteries à la pointe du sérail, et, cela fait, de traiter avec la
+flotte britannique, en lui montrant la pointe de ses canons.</p>
+
+<span class="sidenote">Les Anglais par leurs prétentions secondent les efforts de
+l'ambassadeur de France.</span>
+
+<p>Au surplus, les prétentions des Anglais étaient de nature à seconder,
+par leur dureté et leur arrogance, les conseils du général Sébastiani.
+M. Arbuthnot, auquel l'amiral se trouvait subordonné pour tout ce qui
+concernait la politique, avait voulu <span class="pagenum"><a id="page447" name="page447"></a>(p. 447)</span> qu'on adressât une
+sommation préalable à la Porte, consistant à demander l'expulsion de
+la légation française, une déclaration immédiate de guerre à la
+France, la remise de la flotte turque tout entière, enfin l'occupation
+par les Anglais et les Russes des forts du Bosphore et des
+Dardanelles. Accorder de telles choses, c'était remettre l'empire, sa
+marine, les clefs de sa capitale, à la discrétion de ses ennemis de
+terre et de mer. En attendant la réponse, les Anglais allèrent
+mouiller aux îles des Princes, situées près de la côte d'Asie, à
+quelque distance de Constantinople.</p>
+
+<p>Le général Sébastiani ne manqua pas de faire sentir au sultan et à ses
+ministres, tout ce qu'il y avait de honte et de danger à subir de
+semblables conditions.
+<span class="sidenote">Lettre de Napoléon arrivée à propos pour aider le général
+Sébastiani.</span>
+Par bonheur, il arrivait dans le moment un
+courrier parti des bords de la Vistule, et apportant une nouvelle
+lettre de Napoléon, pleine d'exhortations chaleureuses pour le
+sultan.&mdash;Généreux Sélim, lui disait-il, montre-toi digne des
+descendants de Mahomet! Voici l'heure de t'affranchir des traités qui
+t'oppriment. Je suis près de toi, occupé à reconstituer la Pologne,
+ton amie et ton alliée. L'une de mes armées est prête à descendre le
+Danube, et à prendre en flanc les Russes, que tu attaqueras de front.
+L'une de mes escadres va partir de Toulon pour garder ta capitale et
+la mer Noire. Courage donc, car jamais tu ne retrouveras une pareille
+occasion de relever ton empire, et d'illustrer ta mémoire!&mdash;Ces
+exhortations, bien qu'elles ne fussent pas nouvelles, ne pouvaient
+venir plus à propos.
+<span class="sidenote">Le sultan et le divan prennent la résolution de résister,
+mais de parlementer auparavant, afin d'avoir le temps d'armer
+Constantinople.</span>
+Le c&oelig;ur de Sélim, ranimé par les paroles de
+Napoléon, <span class="pagenum"><a id="page448" name="page448"></a>(p. 448)</span> par les instances pressantes du général Sébastiani,
+se remplit des plus nobles sentiments. Il parla énergiquement à ses
+ministres. Il convoqua le divan et les ulémas, leur communiqua les
+propositions des Anglais, qui enflammèrent toutes les âmes
+d'indignation, et il fut résolu à l'unanimité qu'on résisterait à la
+flotte anglaise, quoi qu'elle pût tenter, mais en suivant les habiles
+conseils du général Sébastiani, c'est-à-dire en essayant de gagner du
+temps par des pourparlers, et en employant le temps gagné à élever des
+batteries formidables autour de Constantinople.</p>
+
+<span class="sidenote">Pourparlers avec la flotte anglaise dans l'intention de
+gagner du temps.</span>
+
+<p>D'abord on commença par répondre à M. Arbuthnot, que, sans examiner le
+fond de ses propositions, on ne les écouterait qu'après que l'escadre
+anglaise aurait pris une position moins menaçante, car il n'était pas
+de la dignité de la Porte de délibérer sous le canon de l'ennemi. Il
+fallait au moins une journée pour aller de Constantinople aux îles des
+Princes, et pour en revenir. Il suffisait donc d'un petit nombre de
+communications, pour gagner les quelques jours dont on avait besoin.
+<span class="sidenote">Motifs des amiraux anglais, pour préférer les négociations
+à l'emploi de la force.</span>
+Quand la réponse de la Porte arriva, M. Arbuthnot était tombé malade
+subitement, mais son influence continuait d'être prépondérante dans
+l'état-major de l'escadre anglaise. Les amiraux sentaient comme lui,
+que bombarder Constantinople était une entreprise barbare, que,
+n'ayant pas de troupes de débarquement, on serait réduit, si les Turcs
+voulaient résister, à se retirer après avoir commis d'inutiles
+ravages; qu'on serait de plus obligé, pour s'en aller, de forcer de
+nouveau les Dardanelles, avec une flotte peut-être maltraitée, et en
+passant <span class="pagenum"><a id="page449" name="page449"></a>(p. 449)</span> sous des batteries probablement mieux défendues la
+seconde fois que la première. Ils jugeaient donc plus sage de chercher
+à obtenir par l'intimidation, et sans en arriver à un bombardement,
+tout ou partie de leurs demandes. La remise de la flotte turque était
+le trophée auquel ils tenaient le plus.
+<span class="sidenote">Longs pourparlers dans le but de fixer un lieu propre à
+négocier.</span>
+En conséquence, l'amiral
+Duckworth, remplaçant M. Arbuthnot malade, répondit aux Turcs qu'il
+était prêt à convenir d'un lieu propre à négocier, et il demanda qu'on
+le fixât sur-le-champ, pour y envoyer l'un de ses officiers. La Porte
+ne se pressa pas de répliquer à cette communication, et le
+surlendemain elle proposa Kadikoï, l'ancienne Chalcédoine, au-dessous
+de Scutari, vis-à-vis Constantinople. Dans l'état d'exaspération où se
+trouvaient les Turcs, le lieu n'était ni des plus sûrs, ni des plus
+convenables pour l'officier anglais chargé de s'y rendre. L'amiral
+Duckworth en fit la remarque, et réclama un autre endroit, avec menace
+d'agir immédiatement, si on ne se hâtait pas d'ouvrir les
+négociations.</p>
+
+<span class="sidenote">Moyens de défense rapidement préparés à Constantinople,
+pendant qu'on est occupé à parlementer.</span>
+
+<p>Quelques jours avaient été gagnés au moyen de ces pourparlers
+illusoires, et on les avait employés à Constantinople de la manière la
+plus active et la plus habile. Plusieurs officiers d'artillerie et du
+génie, détachés de l'armée de Dalmatie, venaient d'arriver. Le général
+Sébastiani, secondé par eux, campait lui-même au milieu des Turcs. La
+légation tout entière l'avait suivi. Les <em>jeunes de langue</em>, accourus
+sur les ouvrages, servaient d'interprètes. Avec le concours de la
+population et de nos officiers, des batteries formidables s'élevaient
+par enchantement à la pointe du sérail, et dans la partie de la ville
+<span class="pagenum"><a id="page450" name="page450"></a>(p. 450)</span> qui longe la mer de Marmara. Près de trois cents bouches à
+feu, traînées par un peuple enthousiaste, qui regardait en ce moment
+les Français comme des sauveurs, avaient été mises en batterie. Le
+sultan Sélim, que le spectacle de ces préparatifs si promptement
+exécutés remplissait de joie, avait voulu qu'on dressât une tente pour
+lui, à côté de celle de l'ambassadeur de France, et avait exigé de ses
+ministres que chacun d'eux vînt s'établir dans l'une des batteries.
+Constantinople prenait d'heure en heure un aspect plus imposant, et
+les Anglais voyaient s'ouvrir de nouvelles embrasures, au milieu
+desquelles apparaissait la pointe des canons.</p>
+
+<p>Après sept à huit jours employés de la sorte, la crainte qui dès le
+commencement retenait les Anglais, celle d'une dévastation inutile,
+peut-être dangereuse, suivie d'un second passage des Dardanelles plus
+difficile que le premier, cette crainte devenait à chaque instant plus
+fondée.
+<span class="sidenote">Dernière sommation de l'amiral Duckworth, et refus de la
+Porte d'obtempérer à cette sommation.</span>
+S'apercevant qu'il ne gagnait rien à attendre, l'amiral
+Duckworth fit une dernière sommation, dans laquelle, ayant soin de
+réduire ses demandes et d'augmenter ses menaces, il se contenta
+d'exiger qu'on lui remît la flotte turque, et il déclara qu'il allait
+se porter devant Constantinople, si on ne lui désignait pas
+immédiatement un lieu propre à négocier. Cette fois, tout étant
+presque terminé à Constantinople, on répondit à l'amiral anglais, que,
+dans l'état des esprits, on ne savait pas un seul lieu assez sûr, pour
+oser garantir la vie des négociateurs qu'on y enverrait.</p>
+
+<p>Après une telle réponse, il ne restait plus qu'à commencer la
+canonnade. Mais l'amiral Duckworth <span class="pagenum"><a id="page451" name="page451"></a>(p. 451)</span> ne comptait que sept
+vaisseaux et deux frégates; il voyait braquée contre lui une masse
+effroyable d'artillerie, et il était averti en outre que les passes
+des Dardanelles, par le soin des Français, se hérissaient de canons.
+<span class="sidenote">Vaine démonstration de l'amiral Duckworth devant
+Constantinople.</span>
+Il avait donc la certitude de commettre sur Constantinople une
+barbarie sans but, comme sans excuse, et d'arriver avec une flotte
+désemparée devant un détroit devenu beaucoup plus dangereux à
+traverser. En conséquence, après avoir passé onze jours dans la mer de
+Marmara, il leva l'ancre le 2 mars, se présenta en bataille sous les
+murs de Constantinople, courut des bordées presque à portée de canon,
+et, après avoir vu qu'il n'intimidait pas les Turcs préparés à se
+défendre, il vint jeter l'ancre à l'entrée des Dardanelles, se
+proposant de les franchir le lendemain.</p>
+
+<span class="sidenote">Retraite de la flotte anglaise, et joie des Turcs à
+l'aspect de cette retraite.</span>
+
+<p>Si le dépit et la confusion régnaient à bord de l'escadre anglaise, la
+joie la plus vive éclatait dans Constantinople, à la vue des voiles
+ennemies disparaissant à l'horizon, dans la direction des Dardanelles.
+Français et Turcs se félicitaient de cet heureux résultat d'un moment
+de courage, et, dans l'enthousiasme du succès, l'escadre turque qu'on
+avait promptement équipée, voulut mettre à la voile, afin de
+poursuivre les Anglais. Le général Sébastiani s'efforça en vain
+d'empêcher cette imprudence, qui pouvait fournir à l'amiral Duckworth
+l'occasion d'illustrer sa retraite, par la destruction de la flotte
+ottomane. Mais le peuple poussait de tels cris, les équipages étaient
+si animés, que le gouvernement, incapable de résister aux
+entraînements du courage, comme à ceux de la lâcheté, fut obligé de
+consentir au départ <span class="pagenum"><a id="page452" name="page452"></a>(p. 452)</span> de l'escadre. Le capitan-pacha leva
+l'ancre, pendant que les Anglais, pressés de se retirer, fuyaient,
+sans s'en douter, le triomphe qui courait après eux.</p>
+
+<span class="sidenote">Second passage des Dardanelles par les Anglais.</span>
+
+<p>Le lendemain, 3 mars, l'escadre anglaise s'emboucha dans la partie
+resserrée et dangereuse du détroit des Dardanelles. Le petit nombre
+d'officiers français qu'on avait pu envoyer au détroit, y avaient
+réveillé le zèle des Turcs avec autant de succès qu'à Constantinople.
+Les batteries étaient réparées et mieux servies. Malheureusement
+l'artillerie lourde, montée sur de mauvais affûts, se trouvait aux
+mains de pointeurs peu adroits. On lança néanmoins sur l'escadre
+anglaise un certain nombre de gros boulets de marbre, ayant plus de
+deux pieds de diamètre, et qui, bien dirigés, auraient pu être fort
+dangereux. Les Anglais n'employèrent qu'une heure et demie à franchir
+la partie étroite du canal, depuis le cap Nagara jusqu'au cap des
+Barbiers, grâce à des vents du nord, très-favorables à leur marche.
+Ils se comportèrent avec la vaillance ordinaire à leur marine, mais
+ils essuyèrent cette fois de graves avaries. Plusieurs de leurs
+vaisseaux furent percés par ces gros projectiles, qui les auraient
+coulés à fond, s'ils avaient été creux et chargés de poudre, comme
+ceux dont on se sert aujourd'hui. La plupart des bâtiments de
+l'escadre, en sortant du détroit, étaient dans un état qui demandait
+de promptes réparations. Ce second passage coûta aux Anglais plus de
+deux cents hommes, en morts ou blessés, perte peu considérable si on
+la compare au carnage des grandes batailles de terre, mais qui n'est
+pas sans importance, si on la <span class="pagenum"><a id="page453" name="page453"></a>(p. 453)</span> compare à ce qui se passe dans
+les combats de mer. Tandis que la division anglaise sortait des
+Dardanelles, l'amiral Siniavin arrivait à Ténédos, avec une division
+russe de six vaisseaux. Il fit auprès de l'amiral Duckworth les plus
+vives instances pour le décider à recommencer l'opération. Après
+l'échec qu'on venait de subir, une nouvelle tentative eût été
+extravagante, car six vaisseaux russes n'auraient pas sensiblement
+changé la situation, ni amoindri la difficulté.</p>
+
+<p>Telle fut la fin de cette entreprise que l'insuffisance des moyens et
+des scrupules d'humanité, peu ordinaires alors à la politique
+anglaise, firent échouer. L'Angleterre parut singulièrement affectée
+de ce résultat. Napoléon en conçut une joie fort naturelle, car
+indépendamment de l'effet moral produit en Europe par l'affaire de
+Constantinople, effet tout à son profit, la lutte engagée avec les
+Turcs devenait une diversion des plus utiles à ses armes.</p>
+
+<p>L'Europe en ce moment était fort émue de la terrible bataille d'Eylau,
+commentée en sens très-divers.
+<span class="sidenote">Situation de Napoléon sur la Vistule, pendant l'hiver de
+1806 à 1807.</span>
+Les uns s'applaudissaient de ce qu'on
+était parvenu à tenir tête aux Français; les autres, en plus grand
+nombre, s'épouvantaient de la condition à laquelle on avait pu leur
+résister un instant, condition terrible, car il avait fallu leur
+donner une armée à égorger, en la jetant sous leurs pas, comme un
+obstacle physique à détruire. Pour la première fois, il est vrai, les
+succès obtenus par les Français n'avaient pas été aussi décisifs que
+de coutume, surtout en apparence; mais l'armée russe, dans cette
+sanglante journée, n'en avait pas moins perdu un tiers de son
+effectif, <span class="pagenum"><a id="page454" name="page454"></a>(p. 454)</span> et si le général Benningsen, pour dissimuler sa
+défaite, essayait quelques démonstrations présomptueuses en face de
+nos quartiers d'hiver, il lui était impossible de rien tenter de
+considérable, ni de s'opposer à un seul des siéges entrepris sous ses
+yeux. Napoléon, que ses renforts commençaient à rejoindre, avait pour
+l'accabler cent mille hommes présents sous les armes, sans compter les
+troupes françaises ou alliées qui, protégées par la grande armée,
+exécutaient à gauche le siége de Dantzig, et achevaient à droite la
+conquête des places de la Silésie. La seule difficulté qui empêchât
+Napoléon de terminer cette campagne déjà bien longue, était, comme on
+l'a vu, celle des transports. S'il eût gelé fortement, le traînage eût
+permis de porter avec soi de quoi nourrir l'armée pendant une
+opération offensive. Mais les alternatives de gel et de dégel
+rendaient impossible de charrier un approvisionnement de quelques
+jours. Il fallait donc attendre une autre saison, et M. de Talleyrand,
+laissé à Varsovie, employait les sollicitations, l'argent, les
+promesses, les menaces même, pour assurer le transport des vivres
+indispensables de la Vistule à la Passarge.</p>
+
+<span class="sidenote">Changement d'esprit opéré chez Napoléon par les obstacles
+qu'il rencontre en Pologne.</span>
+
+<p>Dans cette situation, qui devait se prolonger plusieurs mois encore,
+il y avait place pour les négociations. Depuis que les obstacles
+naturels se faisaient sentir à Napoléon, et surtout depuis qu'il
+observait la Pologne de plus près, l'enivrement qui l'avait porté sur
+la Vistule s'était un peu dissipé. Il avait reconnu que les Russes,
+peu redoutables pour les soldats français, si on n'allait pas les
+chercher au delà du Danube ou de l'Elbe, devenaient, aidés du
+<span class="pagenum"><a id="page455" name="page455"></a>(p. 455)</span> climat, un ennemi difficile et long à vaincre. Frappé d'abord
+de l'enthousiasme qui éclatait à Posen, Napoléon avait cru que les
+Polonais pourraient lui fournir cent mille hommes; mais bientôt il
+avait vu le peuple des campagnes peu sensible à un changement de
+domination, qui le laissait esclave de la glèbe sous tous les maîtres,
+fuyant dans la Pologne autrichienne les horreurs de la guerre; le
+peuple des villes enthousiaste et prêt à se dévouer sans réserve, mais
+la noblesse, plus prévoyante, faisant des conditions qu'on ne pouvait
+accepter sans imprudence; les officiers qui avaient servi dans les
+armées françaises vivant assez mal avec les nobles qui n'avaient pas
+quitté leurs châteaux; les uns et les autres par leurs susceptibilités
+ajoutant aux difficultés de l'organisation militaire du pays; les
+levées enfin, qui devaient monter à cent mille hommes, réduites à
+quinze mille jeunes soldats, organisés en vingt bataillons, destinés
+un jour à se couvrir de gloire sous le brave Poniatowski, mais
+actuellement peu aguerris, et provoquant les moqueries de nos soldats.
+Napoléon avait vu tout cela, et il était moins ardent à reconstituer
+la Pologne, moins disposé, depuis qu'il la connaissait, à bouleverser
+le continent pour la rétablir. Sans douter de sa propre puissance, il
+avait, des obstacles que la nature peut opposer à l'armée la plus
+héroïque, une idée plus juste, et de l'&oelig;uvre qui l'attirait dans
+les plaines du Nord, une opinion moins favorable. Il inclinait donc un
+peu davantage à écouter des propositions pacifiques, sans se départir
+pour cela d'aucune de ses prétentions, parce qu'il était certain, au
+retour de la <span class="pagenum"><a id="page456" name="page456"></a>(p. 456)</span> belle saison, de passer sur le corps de toutes
+les armées qu'on présenterait à ses coups. Il ne voyait, dans une
+négociation qui aboutirait à la paix, qu'une économie de temps et de
+sang, car, pour les périls, il se croyait capable de les surmonter
+tous, quels qu'ils fussent.</p>
+
+<span class="sidenote">Quelques pourparlers entre le roi de Prusse et Napoléon.</span>
+
+<p>Depuis la bataille d'Eylau, plusieurs parlementaires étaient allés et
+venus de K&oelig;nigsberg à Osterode. Sous la première impression de
+cette bataille, Napoléon avait fait dire par le général Bertrand au
+roi Frédéric-Guillaume, qu'il était prêt à lui rendre ses États, mais
+jusqu'à l'Elbe seulement, ce qui entraînait pour ce prince la perte
+des provinces de Westphalie, de Saxe et de Franconie, c'est-à-dire un
+quart à peu près de la monarchie prussienne, mais ce qui lui assurait
+au moins la restitution des trois autres quarts. Napoléon avait ajouté
+que, plein d'estime pour le monarque qui régnait sur la Prusse, il
+aimait mieux lui accorder cette restitution à lui-même qu'à
+l'intervention de la Russie. L'infortuné Frédéric-Guillaume, bien que
+le sacrifice fût grand, bien que ses soldats se fussent honorablement
+conduits à Eylau, et qu'il se trouvât un peu relevé aux yeux de ses
+alliés, ne se faisait aucune illusion; et cette bataille d'Eylau, que
+les Russes appelaient presque une victoire, n'était à ses yeux qu'une
+sanglante défaite, dont toute la différence avec Iéna, avec
+Austerlitz, était d'avoir coûté plus de sang aux Français, et de
+n'avoir pas amené, grâce à la saison, des résultats aussi décisifs.
+<span class="sidenote">Le parti de la guerre empêche qu'on ne profite des
+dispositions de Napoléon, un moment bienveillantes pour la Prusse.</span>
+Il
+était persuadé qu'au printemps les Français mettraient à la guerre une
+fin prompte et désastreuse. Mais la reine, mais le parti <span class="pagenum"><a id="page457" name="page457"></a>(p. 457)</span> de
+la guerre, excités par les derniers événements militaires, par les
+influences russes, dont on était malheureusement trop rapproché à
+K&oelig;nigsberg, n'appréciaient pas la situation avec un jugement aussi
+sain que le roi, et, en dictant une réponse évasive aux paroles
+amicales que le général Bertrand avait mission de transmettre,
+empêchèrent qu'on ne profitât des dispositions de Napoléon,
+momentanément pacifiques.</p>
+
+<p>Ainsi l'acharnement de la lutte avec la Russie avait pour un instant
+ramené Napoléon vers la Prusse. Il aurait été heureux, que, revenant
+tout à fait à elle, et lui rendant non-seulement ses provinces au delà
+de l'Elbe, mais ses provinces en deçà, il eût cherchée se la rattacher
+définitivement, par cet acte aussi généreux que politique. Mais
+retrouvant le roi Frédéric-Guillaume faible, incertain, dominé, il fut
+de nouveau convaincu qu'on ne pouvait pas compter sur la Prusse, et, à
+partir de ce jour, il ne songea plus à elle, que pour la dédaigner, la
+maltraiter et l'amoindrir. Un peu moins enivré cependant qu'après
+Iéna, il était de nouveau conduit à croire que pour maîtriser le
+continent et en exclure l'influence anglaise, que pour <em>vaincre la mer
+par la terre</em>, il lui fallait non-seulement des victoires, mais une
+grande alliance. Il l'avait cru après Marengo et Hohenlinden; il
+l'avait cru après Austerlitz et avant Iéna; le lendemain d'Iéna, sans
+le croire moins, il avait cessé un moment d'y penser; mais il le
+croyait de nouveau après Pultusk et Eylau, et, méditant toujours sur
+sa situation au milieu des difficultés de cette guerre, il cherchait
+quelle alliance il pourrait se <span class="pagenum"><a id="page458" name="page458"></a>(p. 458)</span> donner. La Prusse mise de
+côté, restaient la Russie, avec laquelle il était aux prises, et
+l'Autriche, qui, sous les apparences de la neutralité, préparait des
+armements sur ses derrières.
+<span class="sidenote">Napoléon ramené à l'idée d'une grande alliance
+continentale, pense qu'il sera conduit à choisir entre la Russie ou
+l'Autriche.</span>
+<span class="sidenote">Les dispositions manifestées par les officiers et les
+soldats de l'armée russe, portent Napoléon à croire qu'une alliance
+avec la Russie serait possible.</span>
+Bien que la cour de Russie, excitée par
+les suggestions britanniques et par la jactance du général Benningsen,
+parût plus animée que jamais, ses généraux, ses officiers, ses
+soldats, qui supportaient le poids de cette affreuse guerre, qui se
+trouvaient réduits de moitié par les journées de Czarnowo, de Pultusk,
+de Golymin, d'Eylau, qui, grâce à une administration barbare, vivaient
+de quelques pommes de terre découvertes sous la neige avec la pointe
+de leurs baïonnettes, éprouvaient de tout autres sentiments et
+tenaient un tout autre langage que les courtisans de
+Saint-Pétersbourg. Pleins d'admiration pour l'armée française, ne
+ressentant contre elle aucune de ces haines nationales, que le
+voisinage ou même une commune origine inspirent quelquefois aux
+peuples, ils se demandaient pourquoi on leur faisait verser leur sang
+au profit des Anglais, qui ne se hâtaient guère de les soutenir, et
+des Prussiens, qui ne savaient guère se défendre.</p>
+
+<p>L'idée que la France et la Russie, à la distance où elles sont l'une
+de l'autre, n'avaient rien à se disputer, se présentait à l'esprit des
+militaires russes qui raisonnaient, et se retrouvait dans chacun de
+leurs discours. Plusieurs de nos officiers, faits prisonniers et
+rendus après échange, avaient recueilli sur ce sujet les propos les
+plus significatifs, de la bouche même du plus brave des généraux
+russes, du prince Bagration, celui qui tour à tour commandait les
+avant-gardes ou les arrière-gardes russes, les avant-gardes <span class="pagenum"><a id="page459" name="page459"></a>(p. 459)</span>
+quand on attaquait, les arrière-gardes quand on battait en retraite.</p>
+
+<p>Ces détails rapportés à Napoléon lui donnaient à penser. Il se disait,
+même au milieu des horreurs de la guerre présente, que c'était
+peut-être avec la Russie qu'il fallait finir par s'entendre, pour
+fermer à l'Angleterre les ports et les cabinets du continent. Mais si
+cette alliance pouvait se concevoir, ce n'était pas entre deux
+batailles, quand on était réduit à communiquer aux avant-postes par un
+trompette, qu'on trouverait le moyen de la préparer et de la conclure.
+<span class="sidenote">Ne s'arrêtant que passagèrement à l'idée d'un rapprochement
+avec la Russie, Napoléon songe à l'Autriche, et veut la faire
+expliquer définitivement.</span>
+Cette impossibilité actuelle l'obligeait à se reporter vers
+l'Autriche. Se rappelant ce que lui avait dit à Wurzbourg l'archiduc
+Ferdinand, il était de nouveau conduit à penser à une alliance avec la
+cour de Vienne, malgré les armements dont elle le menaçait, surtout en
+songeant qu'il avait maintenant la faculté de lui rendre, ce qui
+l'aurait comblée de joie un demi-siècle auparavant, la Silésie, cette
+Lombardie du Nord, qu'elle avait tant regrettée, tant fait d'efforts
+pour recouvrer, au point d'en être devenue pendant trente années
+l'alliée de la France. Transporté du bivouac d'Osterode au château de
+Finkenstein, et là, tantôt parcourant ses cantonnements à cheval et
+faisant jusqu'à trente lieues en un jour, tantôt correspondant avec
+ses agents en Pologne pour l'approvisionnement de l'armée ou avec ses
+ministres à Paris pour l'administration de l'Empire, tantôt enfin, au
+milieu des longues nuits du Nord, ruminant dans sa tête des plans de
+politique générale, il avait fini, après avoir pesé toutes les
+alliances, par se réduire à deux et par se dire qu'il fallait choisir
+entre <span class="pagenum"><a id="page460" name="page460"></a>(p. 460)</span> celle de l'Autriche ou celle de la Russie. En
+correspondance avec M. de Talleyrand, qui était resté à Varsovie et
+qui dirigeait de là les relations extérieures, il lui avait écrit:
+«<em>Il faut que tout cela finisse par un système avec la Russie ou par
+un système avec l'Autriche</em>. Pensez-y bien, arrêtez vos idées, et
+obligez l'Autriche à s'expliquer définitivement avec nous.»</p>
+
+<span class="sidenote">Difficulté de pénétrer les desseins de l'Autriche.</span>
+
+<span class="sidenote">Assertions contradictoires de M. Andréossy à Vienne, et de
+M. de Vincent à Varsovie.</span>
+
+<p>Mais l'Autriche se couvrait de voiles impénétrables. Tandis que le
+général Andréossy, notre ambassadeur à Vienne, signalait chaque jour
+des actes inquiétants, tels que des levées d'hommes, des achats de
+chevaux, des formations de magasins, le général baron de Vincent, au
+contraire, envoyé à Varsovie par la cour d'Autriche, ne cessait
+d'affirmer, avec la plus grande apparence de franchise, que l'Autriche
+épuisée était incapable de faire la guerre; qu'elle était résolue à ne
+pas rompre la paix, à moins qu'on ne lui fit endurer des traitements
+impossibles à supporter; que, si elle prenait quelques précautions, il
+ne fallait pas y voir des préparatifs hostiles ou menaçants pour la
+France, mais des mesures de prudence commandées par une guerre
+effroyable, qui embrassait le cercle entier de ses frontières, et
+surtout par l'état des Gallicies, fort émues du soulèvement de la
+Pologne. M. de Talleyrand s'était laissé persuader à tel point, qu'il
+dénonçait sans cesse le général Andréossy à Napoléon, comme un agent
+dangereux, observant et jugeant mal ce qui se passait autour de lui,
+et capable, si on l'écoutait, de brouiller les deux cours, à force de
+rapports inexacts et malveillants.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon, plus touché des assertions de M. Andréossy que de
+celles de M. de Vincent, fait adresser à l'Autriche une suite
+questions pressantes.</span>
+
+<p>Napoléon, bien qu'il fût, tout comme un autre, <span class="pagenum"><a id="page461" name="page461"></a>(p. 461)</span> porté à
+croire ce qui lui plaisait, bien qu'il aimât à penser que l'Autriche
+ne pouvait pas se relever des coups reçus à Ulm et à Austerlitz, que
+jamais elle n'oserait manquer à une parole, à lui donnée en personne,
+au bivouac d'Urchitz, Napoléon, éclairé par le danger, se fiait plus
+aux rapports du général Andréossy qu'à ceux de M. le baron de
+Vincent.&mdash;Oui, écrivait-il à M. de Talleyrand, le général Andréossy
+est un esprit entier, un observateur médiocre, exagérant probablement
+ce qu'il aperçoit, mais vous êtes un esprit crédule, aussi enclin à
+vous laisser séduire qu'habile à séduire les autres. Il suffit de vous
+flatter pour vous tromper. M. de Vincent vous abuse en vous caressant.
+L'Autriche nous craint, mais elle nous hait; elle arme pour profiter
+d'un revers. Si nous remportons une grande victoire au printemps, elle
+se conduira comme M. d'Haugwitz le lendemain d'Austerlitz, et vous
+aurez eu raison. Mais si la guerre est seulement douteuse, nous la
+trouverons en armes sur nos derrières. Cependant il faut l'obliger à
+se prononcer. C'est en effet une grande faute à elle de ne pas
+s'entendre aujourd'hui avec nous, et de ne pas profiter d'un moment où
+nous sommes maîtres de la Prusse, pour recouvrer par nos mains ce que
+Frédéric lui a jadis enlevé. Elle peut, si elle le veut, se dédommager
+en un jour de tout ce qu'elle a perdu en un demi-siècle, et refaire la
+fortune de la maison d'Autriche, si fort amoindrie, tantôt par la
+Prusse, tantôt par la France. Mais il faut qu'elle s'explique.
+Désire-t-elle des indemnités pour ce qu'elle a perdu? Je lui offre la
+Silésie. L'état de l'Orient l'inquiète-t-il <span class="pagenum"><a id="page462" name="page462"></a>(p. 462)</span> Je suis prêt à la
+rassurer sur le sort du bas Danube, en disposant, comme elle le
+voudra, de la Moldavie et de la Valachie. Notre présence en Dalmatie
+lui est-elle un sujet d'ombrage? Je suis tout disposé à faire à cet
+égard des sacrifices, au moyen d'un échange de territoire. Ou bien,
+enfin, est-ce la guerre qu'elle prépare, pour essayer une dernière
+fois de la puissance de ses armes, en profitant de la réunion du
+continent entier contre nous? Soit, j'accepte ce nouvel adversaire.
+Mais qu'elle n'espère pas me surprendre. Il n'y a que des femmes et
+des enfants qui puissent croire que j'irai m'enfoncer dans les déserts
+de la Russie, sans avoir pris mes précautions. L'Autriche ne me
+trouvera pas au dépourvu. Elle rencontrera en Saxe, en Bavière, en
+Italie, des armées prêtes à lui résister. Elle me verra par une marche
+en arrière retomber sur elle de tout mon poids, l'accabler, la traiter
+plus mal qu'aucune des puissances que j'aie jamais vaincues. Je ferai
+de son manque de foi un exemple terrible, éclatant, dont le sort
+actuel de la Prusse ne saurait donner une idée. Qu'elle s'explique
+donc, et que je sache à quoi m'en tenir sur ses dispositions.&mdash;</p>
+
+<span class="sidenote">M. de Talleyrand, stimulé par Napoléon, cherche par tous
+les moyens à deviner le secret de M. de Vincent.</span>
+
+<p>Napoléon recommanda à M. de Talleyrand de ne laisser aucun repos à M.
+de Vincent, et de jeter la sonde à coups répétés dans les profondeurs
+de la politique autrichienne. M. de Talleyrand, stimulé par
+l'Empereur, partageait son temps en exhortations auprès du
+gouvernement polonais, pour avoir des vivres et des charrois, et en
+conversations avec M. de Vincent, pour lui arracher, par cent
+entretiens divers, le secret de sa cour.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page463" name="page463"></a>(p. 463)</span> Il cherchait ce secret dans les moindres paroles de l'envoyé
+autrichien, dans les moindres mouvements de son visage. Tantôt il
+était avec lui confiant et caressant, et tâchait de provoquer sa
+franchise par un abandon sans bornes. Tantôt il essayait de le
+surprendre et de l'agiter, en lui présentant brusquement, et avec une
+colère simulée, les tableaux d'armement reçus de Vienne. M. de
+Vincent, que ce fût habileté ou sincérité, répétait toujours son dire,
+qu'à Vienne on ne voulait ni ne pouvait faire la guerre, et qu'on se
+bornait à se garder, sans songer à attaquer personne. Cependant,
+lorsque M. de Talleyrand s'avançant davantage, parla tantôt de la
+Silésie, tantôt des provinces du Danube, tantôt de la Dalmatie, comme
+prix d'une alliance, le ministre autrichien répondit qu'il n'avait pas
+d'instructions pour de si grandes affaires, et demanda à en référer à
+sa cour, ce qu'il fit en communiquant tout de suite à M. de Stadion
+les ouvertures de M. de Talleyrand.</p>
+
+<span class="sidenote">M. de Stadion ministre des affaires étrangères d'Autriche.</span>
+
+<p>M. de Stadion dirigeait alors les affaires étrangères de l'Autriche,
+dans un sens plus hostile encore à la France que n'avaient fait les
+Cobentzel, mais, il faut lui rendre cette justice, en cachant moins
+ses sentiments hostiles sous les dehors de la cordialité. Du reste,
+quoique plein de haine, il savait se contenir, et observait une
+réserve convenable.
+<span class="sidenote">Politique du cabinet autrichien dans le moment.</span>
+Le secret de M. de Stadion et de sa cour était
+facile à pénétrer, moyennant qu'on écartât les apparences qui
+plaisaient, pour s'en rapporter au fond des choses qui n'avait pas de
+quoi plaire. L'Autriche armait pour profiter de nos revers, ce qui de
+sa part n'avait rien que de fort naturel, et c'était une grave erreur
+de <span class="pagenum"><a id="page464" name="page464"></a>(p. 464)</span> croire qu'avec des offres brillantes, on pourrait ramener
+à nous cette puissance vindicative. Elle était animée en effet d'une
+haine qui l'eût empêchée d'apprécier sainement des avantages solides
+et réels, si on les lui avait offerts, à plus forte raison des
+avantages insuffisants, tels qu'une portion de la Silésie, de la
+Moldavie ou de la Dalmatie, avantages fort inférieurs à tout ce
+qu'elle avait perdu depuis quinze années. Toutefois elle les aurait
+acceptés sans doute, tout insuffisants qu'ils étaient, si elle eût
+pensé que, dans l'état du monde, quelque chose pût être donné d'une
+manière solide et durable. Mais, au milieu du remaniement continuel
+des États européens, elle ne croyait à rien de stable, et elle n'était
+pas disposée à prendre, pour dédommagement de provinces héréditaires,
+anciennement attachées à sa maison, des provinces données par la
+politique du moment, pouvant être retirées aussi légèrement qu'elles
+seraient données, et qu'il eût fallu d'ailleurs acheter par une guerre
+contre ses alliés ordinaires, au profit de celui qu'elle accusait
+d'être l'auteur de tous ses maux. Ainsi, de la part de Napoléon, rien
+ne devait lui inspirer attrait ou confiance. Son refus à toutes les
+offres qui viendraient de lui était certain d'avance.
+<span class="sidenote">L'Autriche, pressée de questions, se tire d'embarras par
+une offre de médiation.</span>
+Mais, pressée de
+questions, elle ne pouvait se renfermer, ou dans un silence absolu, ou
+dans un refus général d'écouter aucune proposition. Elle imagina donc
+une démarche qui lui fournissait, pour l'instant, une réponse
+convenable, et qui lui assurait plus tard le moyen de profiter des
+événements, quels qu'ils fussent. En conséquence, elle eut l'idée
+d'offrir à la France sa médiation auprès des cours belligérantes.
+<span class="pagenum"><a id="page465" name="page465"></a>(p. 465)</span> Rien n'était mieux calculé pour le présent et pour l'avenir.
+Pour le présent, elle prouvait qu'elle voulait la paix, en y
+travaillant elle-même. Pour l'avenir, elle travaillait franchement à
+cette paix, et elle avait soin d'en diriger les conditions dans un
+sens conforme à sa politique, si Napoléon était victorieux. Si au
+contraire Napoléon était vaincu, ou seulement demi-victorieux, elle
+passait d'une médiation modeste à une médiation imposée. Elle le
+modérait ou l'accablait selon les circonstances. Elle se ménageait, en
+un mot, un moyen d'entrer à volonté dans la querelle, et, une fois
+entrée, de s'y conduire suivant ce que lui conseillerait la fortune.</p>
+
+<span class="sidenote">Manière dont M. de Stadion fait motiver l'offre de la
+médiation autrichienne.</span>
+
+<p>M. de Stadion chargea M. le baron de Vincent de répondre à M. de
+Talleyrand, qu'on était à Vienne fort sensible aux offres de
+l'empereur des Français mais que, si avantageuses que fussent ces
+offres, on ne pouvait les accepter, car elles entraîneraient la
+guerre, ou avec les Allemands dont on était les compatriotes, ou avec
+les Russes dont on était les alliés, et que la guerre, on ne la
+voulait pour aucune cause, ni avec personne, car on se déclarait
+incapable de la soutenir (aveu peu dangereux dans un moment où
+l'Autriche faisait les préparatifs militaires les plus imposants); que
+l'on recherchait la paix, la paix seule, qu'on la préférait aux plus
+belles acquisitions; qu'en preuve de cet amour de la paix, on offrait
+de s'interposer pour la négocier, et que, si la France s'y prêtait, on
+se chargeait d'y amener les cabinets de Berlin, de Saint-Pétersbourg
+et de Londres; que déjà M. de Budberg, ministre de l'empereur
+Alexandre, consulté sur ce sujet, avait accueilli les bons offices de
+<span class="pagenum"><a id="page466" name="page466"></a>(p. 466)</span> la cour de Vienne, et qu'à Londres un autre cabinet ayant
+pris la direction des affaires (celui de MM. Castlereagh et Canning),
+il y avait chance de rencontrer des dispositions pacifiques chez ces
+nouveaux représentants de la politique anglaise, car ils seraient
+probablement charmés de se populariser en Angleterre, en donnant la
+paix à leur avénement. M. de Stadion prescrivait d'ajouter qu'on
+s'estimerait heureux, si le tout-puissant empereur des Français voyait
+dans cette offre un gage des sentiments de désintéressement et de
+concorde qui animaient l'empereur d'Autriche.</p>
+
+<span class="sidenote">Comment Napoléon interprète l'offre de médiation faite par
+l'Autriche.</span>
+
+<p>Le tout-puissant empereur des Français n'avait pas moins de
+clairvoyance que de puissance, et, dès que cette réponse lui fut
+envoyée de Varsovie à Finkenstein, il ne s'y trompa point. Il en
+saisit la portée avec la promptitude qu'il aurait mise à découvrir les
+mouvements d'une armée ennemie sur le champ de bataille.&mdash;Ceci,
+répondit-il tout de suite à M. de Talleyrand, est un premier pas de
+l'Autriche, un commencement d'intervention dans les événements.
+Résolue à ne se mêler en rien de la lutte que soutiennent la France,
+la Prusse, la Russie et l'Angleterre, elle ne voudrait pas même
+risquer de se compromettre, en portant des paroles des unes aux
+autres. S'offrir comme médiatrice, c'est se préparer à la guerre,
+c'est se ménager un moyen décent d'y prendre part, moyen dont elle a
+besoin, après les déclarations de cabinet à cabinet, après les
+serments de souverain à souverain, par lesquels elle a promis d'y
+demeurer à jamais étrangère. Ce qui nous arrive est un malheur,
+ajouta Napoléon, car cela nous présage <span class="pagenum"><a id="page467" name="page467"></a>(p. 467)</span> la présence d'une
+armée autrichienne sur l'Oder et l'Elbe, tandis que nous serons sur la
+Vistule. Mais repousser cette médiation est impossible. Ce serait une
+contradiction avec notre langage ordinaire, qui a toujours consisté à
+nous présenter comme disposés à la paix. Ce serait surtout nous
+exposer à précipiter les déterminations de l'Autriche par un refus
+péremptoire, qui la blesserait et l'obligerait à prendre une
+résolution immédiate.
+<span class="sidenote">Réponse évasive de Napoléon à l'offre de l'Autriche.</span>
+Il faut donc gagner du temps, et répondre que
+l'offre de médiation est trop indirecte, pour qu'on l'accepte
+positivement; mais que dans tous les cas, les bons offices de la cour
+de Vienne seront toujours reçus avec gratitude et confiance.&mdash;</p>
+
+<p>M. de Talleyrand, dirigé par Napoléon, fit à M. de Vincent la réponse
+qui lui était prescrite, et montra une certaine disposition à accepter
+la médiation de l'Autriche, mais sembla douter en même temps que
+l'offre de cette médiation fût sérieuse. M. de Vincent affirma au
+contraire que cette offre était parfaitement sérieuse, et déclara du
+reste qu'il allait en référera sa cour.
+<span class="sidenote">L'Autriche réplique par une proposition formelle de
+médiation.</span>
+Il écrivit donc à M. de
+Stadion, qui de son côté ne fit point attendre sa réponse. Sous
+très-peu de jours, en effet, la cour de Vienne annonça qu'elle était
+prête à passer de simples pourparlers à une proposition formelle,
+qu'elle avait la certitude de faire accepter sa médiation à
+Pétersbourg et à Londres, qu'elle en adressait au surplus, le jour
+même, l'offre positive, tant à la France qu'à la Prusse, à la Russie,
+à l'Angleterre, et qu'elle attendait sur ce sujet l'expression précise
+des intentions de l'empereur Napoléon.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page468" name="page468"></a>(p. 468)</span> Cette réponse si prompte et si nette, appuyée d'armements
+dont on ne pouvait plus douter, parut à Napoléon un acte extrêmement
+grave, dont il était impossible de se dissimuler la portée, auquel
+malheureusement on ne pouvait répliquer que par une acceptation, mais
+contre les suites duquel il fallait se prémunir au moyen de
+précautions immédiates et imposantes. Il écrivit en ce sens à M. de
+Talleyrand, et lui envoya de Finkenstein le modèle de note qu'on va
+lire. Il le prévint en même temps qu'il allait ajouter à cette note
+des préparatifs nouveaux, plus formidables que jamais, et dont il
+faudrait informer l'Autriche sur-le-champ, pour qu'elle sût de quelle
+manière serait accueillie son intervention, amicale ou hostile,
+diplomatique ou belliqueuse.</p>
+
+<span class="sidenote">Note par laquelle Napoléon accepte la médiation de
+l'Autriche.</span>
+
+<p>La réponse à l'offre de médiation était ainsi conçue: «Le soussigné
+ministre des relations extérieures a mis sous les yeux de Sa Majesté
+l'Empereur et Roi, la note qui lui a été remise par M. le baron de
+Vincent.</p>
+
+<p>»L'Empereur accepte pour lui et ses alliés l'intervention amicale de
+l'empereur François II pour le rétablissement de la paix, si
+nécessaire à tous les peuples. Il n'a qu'une crainte, c'est que la
+puissance qui jusqu'ici paraît s'être fait un système d'asseoir sa
+puissance et sa grandeur sur les divisions du continent, ne cherche à
+faire sortir de ce moyen de nouveaux sujets d'aigreur et de nouveaux
+prétextes de dissensions. Cependant, toute voie qui peut faire espérer
+la cessation de l'effusion du sang et porter enfin des consolations
+parmi tant de familles, ne doit pas être négligée <span class="pagenum"><a id="page469" name="page469"></a>(p. 469)</span> par la
+France, qui, au su de toute l'Europe, a été entraînée malgré elle dans
+la dernière guerre.</p>
+
+<p>»L'empereur Napoléon trouve d'ailleurs dans cette circonstance une
+occasion naturelle et éclatante de témoigner au souverain de
+l'Autriche la confiance qu'il lui inspire, et le désir qu'il a de voir
+se resserrer entre les deux peuples les liens qui ont fait dans
+d'autres temps leur prospérité commune, et qui peuvent aujourd'hui,
+plus que toute autre chose, consolider leur tranquillité et leur
+bien-être.»</p>
+
+<span class="sidenote">Immense développement donné par Napoléon à ses forces.</span>
+
+<p>Ces pourparlers avaient occupé tout le mois de mars. La saison était
+devenue rigoureuse. Le froid qu'on avait vainement attendu en hiver,
+se faisait sentir au printemps. Les opérations militaires devaient
+donc être encore ajournées. Napoléon résolut de profiter de ce retard,
+pour donner à ses forces un développement immense, et aussi formidable
+en apparence qu'il le serait en réalité. Son intention était, sans
+trop dégarnir l'Italie ou la France, d'augmenter d'un tiers au moins
+son armée active, et de former sur l'Elbe une armée de réserve de cent
+mille hommes, afin d'être en mesure d'écraser tant les Russes que les
+Prussiens dès l'ouverture de la campagne, et de pouvoir au besoin se
+retourner contre l'Autriche, si elle se décidait à prendre part à la
+guerre.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon appelle une nouvelle conscription, et convoque en
+mars 1807 celle de 1808.</span>
+
+<p>Pour arriver à ce double résultat, il résolut d'appeler une nouvelle
+conscription, celle de 1808, quoiqu'on ne fût qu'en mars 1807. Il
+avait déjà appelé celle de 1807 en 1806, et celle de 1806 en 1805,
+dans l'intention de procurer aux jeunes conscrits douze ou quinze
+mois d'apprentissage, et de tenir <span class="pagenum"><a id="page470" name="page470"></a>(p. 470)</span> ses dépôts toujours pleins.
+L'effectif général de l'armée française, qui avait été porté de 502
+mille hommes à 580 mille par la conscription de 1807, allait être
+élevé à 650 environ par celle de 1808, les alliés non compris. Grâce à
+l'art avec lequel il maniait ses ressources, Napoléon devait trouver
+dans cet accroissement d'effectif le moyen de pourvoir à tous ses
+besoins, et de faire face à tous les événements.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon rédige lui-même le décret pour la levée de la
+conscription de 1808, et l'envoie au prince Cambacérès avec ordre de
+ne pas écouter une seule objection.</span>
+
+<p>Mais il y avait quelque difficulté, après avoir appelé en novembre
+1806 la conscription de 1807, d'appeler encore en mars 1807 celle de
+1808. C'était faire deux appels en cinq mois, et lever 150 mille
+hommes à la fois. Napoléon rédigea lui-même le décret, l'envoya
+sur-le-champ à l'archichancelier Cambacérès, qui le remplaçait à la
+tête du gouvernement, à M. Lacuée, qui était chargé des appels, et
+leur dit à l'un et à l'autre, que les objections auxquelles de
+pareilles mesures pouvaient donner lieu, il les connaissait et les
+prévoyait, mais qu'il ne fallait pas s'y arrêter un instant, car une
+seule objection élevée, dans le Conseil d'État ou le Sénat,
+l'affaiblirait en Europe, lui mettrait l'Autriche sur les bras, et
+qu'alors ce ne seraient pas une ou deux conscriptions, mais trois ou
+quatre qu'on se verrait obligé de décréter, peut-être inutilement,
+pour finir par être vaincu.&mdash;Il ne faut pas, écrivait-il, considérer
+les choses d'un point de vue étroit, mais d'un point de vue étendu; il
+faut les considérer surtout sous leurs rapports politiques. Une
+conscription annoncée et résolue sans hésiter, conscription que je
+n'appellerai peut-être pas, que certainement <span class="pagenum"><a id="page471" name="page471"></a>(p. 471)</span> je n'enverrai
+pas à l'armée active, car je n'entends pas soutenir la guerre avec des
+enfants, fera tomber les armes des mains de l'Autriche. La moindre
+hésitation, au contraire, la porterait à les reprendre et à s'en
+servir contre nous. Pas d'objection, répétait-il, mais une exécution
+immédiate et ponctuelle du décret que je vous adresse, voilà le moyen
+d'avoir la paix, de l'avoir prochaine et magnifique.&mdash;</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon fait communiquer le même décret à M. de Vincent à
+Varsovie, pour qu'il tienne sa cour avertie du nouveau déploiement
+donné aux forces de la France.</span>
+
+<p>Après avoir expédié ce décret à Paris, Napoléon le fit parvenir à M.
+de Talleyrand à Varsovie, avec invitation de le communiquer à M. de
+Vincent, avec recommandation expresse de révéler à celui-ci le nouveau
+déploiement de forces qui se préparait en France, de lui présenter le
+tableau des dépenses qui en résulteraient pour toutes les puissances
+belligérantes, et pour l'Autriche en particulier; de lui déclarer sans
+détour qu'on avait deviné la pensée de la médiation, qu'on acceptait
+cette médiation, mais en sachant ce qu'elle signifiait; qu'offrir la
+paix était bien, mais que, la paix, il fallait l'offrir <em>un bâton
+blanc à la main</em>; que les armements de l'Autriche, désormais
+impossibles à nier, étaient un accompagnement peu convenable d'une
+offre de médiation; que du reste on s'expliquait avec cette franchise,
+pour prévenir des malheurs, pour en épargner à l'Autriche elle-même;
+que, si elle voulait envoyer des officiers autrichiens en France et en
+Italie, on prenait l'engagement de leur montrer les dépôts, les camps
+de réserve, les divisions en marche, et qu'ils verraient
+qu'indépendamment des trois cent mille Français déjà présents en
+Allemagne, une seconde armée de cent mille hommes s'apprêtait à
+franchir le Rhin <span class="pagenum"><a id="page472" name="page472"></a>(p. 472)</span> pour réprimer tout mouvement hostile de la
+part de la cour de Vienne.</p>
+
+<span class="sidenote">Nouvelles explications de M. de Vincent en recevant les
+dernières communications de Napoléon.</span>
+
+<p>Ces communications venaient fort à propos. M. de Vincent ne put
+dissimuler son émotion en apprenant le nouvel accroissement de nos
+forces, et protesta mille fois encore, au nom de son gouvernement, des
+intentions les plus pacifiques. Les mouvements de troupes dont on se
+plaignait, n'étaient, disait-il, que les symptômes d'un travail de
+réorganisation, entrepris par l'archiduc Charles, afin de rendre
+l'armée autrichienne moins coûteuse, et d'y introduire divers
+perfectionnements empruntés aux armées françaises. Si quelques corps
+semblaient s'approcher des frontières de la Pologne, ce n'étaient là
+que des précautions à l'égard des Gallicies fort agitées de ce qui se
+passait dans leur voisinage. L'offre de médiation ne devait être
+envisagée que comme une preuve du désir de faire cesser la guerre qui
+désolait le monde, et il fallait y voir non l'envie de se mêler à
+cette guerre, mais la volonté franche et loyale d'y mettre fin. Du
+reste, on en jugerait bientôt par les résultats, et on pourrait
+s'assurer alors de la sincérité de l'Autriche par sa persistance à
+demeurer neutre.</p>
+
+<span class="sidenote">Comment est jugé à Paris le décret qui appelle une nouvelle
+conscription.</span>
+
+<p>Les instances de Napoléon à Paris n'arrivaient pas moins à propos que
+ses communications à Vienne. Bien que son étoile brillât encore de
+tout son éclat, bien que les merveilles d'Austerlitz et d'Iéna
+n'eussent encore rien perdu de leur prestige, que l'on fût sensible,
+comme on le devait, à ce grand et prodigieux spectacle d'une armée
+française hivernant tranquillement sur la Vistule, certains
+détracteurs, fort obséquieux en présence de Napoléon, volontiers
+dénigrant <span class="pagenum"><a id="page473" name="page473"></a>(p. 473)</span> en son absence, faisaient tout bas quelques
+observations amères, sur le sanglant carnage d'Eylau, sur les
+difficultés de la guerre portée à ces distances, et il n'aurait pas
+fallu beaucoup pour que les esprits, toujours prêts en France à saisir
+le côté faible des choses, se laissassent aller à substituer le blâme
+à l'admiration continue, dont Napoléon n'avait cessé d'être l'objet
+depuis qu'il avait en main les destinées de la France. Le prudent
+Cambacérès apercevait ces symptômes, et, redoutant pour le
+gouvernement impérial tout ce qui lui pouvait nuire, il aurait voulu
+désarmer la critique, en épargnant au pays de nouvelles charges. M.
+Lacuée jugeant la situation de moins haut, ne voyant que les
+souffrances matérielles de la population, craignait que deux demandes
+de 80 mille hommes, renouvelées coup sur coup, l'une en novembre 1806,
+l'autre en mars 1807, surtout après celles qui avaient précédé en
+1805, demandes qui appelaient des hommes à l'armée sans en rendre un
+seul, ne produisissent un effet fâcheux, en privant l'agriculture de
+ses bras, les familles de leurs soutiens. MM. Cambacérès et Lacuée
+étaient donc disposés l'un et l'autre à présenter quelques objections
+et à demander qu'on apportât un certain retard dans les appels. Le
+sentiment qui les inspirait était honnête et sage, et il eût été à
+désirer pour Napoléon que beaucoup d'hommes eussent eu alors le
+courage de lui faire entendre, avant qu'il éclatât, le cri des mères
+désolées, cri qui n'était pas menaçant encore, mais qui quelquefois à
+la nouvelle d'un grand carnage, comme celui d'Eylau, s'élevait
+sourdement dans <span class="pagenum"><a id="page474" name="page474"></a>(p. 474)</span> les c&oelig;urs. Toutefois, en disant à Napoléon
+la vérité, à titre de leçon profitable pour l'avenir, le mieux pour le
+moment était d'exécuter ses volontés, car il n'y avait rien de plus
+utile, dans l'intérêt même de la paix, que le nouveau déploiement de
+forces qu'il venait de décréter. Aussi les objections de MM.
+Cambacérès et Lacuée, envoyées par écrit au quartier général, mais
+bientôt étouffées par les lettres postérieures qui en étaient parties
+coup sur coup, n'apportèrent aucun retardement à la présentation, à
+l'adoption, à l'exécution du décret qui appelait la conscription de
+1808.</p>
+
+<span class="sidenote">Emploi que fait Napoléon de ses nouvelles ressources.</span>
+
+<p>Napoléon se hâta de faire de ces nouvelles ressources l'usage qui
+convenait à ses vastes desseins. Il avait, comme on l'a vu, depuis son
+entrée en Pologne, tiré de France sept régiments d'infanterie; de
+Paris, le 15<sup>e</sup> léger, le 58<sup>e</sup> de ligne, le premier régiment des
+fusiliers de la garde et un régiment municipal; de Brest, le 15<sup>e</sup> de
+ligne; de Saint-Lô, le 31<sup>e</sup>; de Boulogne, le 19<sup>e</sup>.
+<span class="sidenote">Marche des sept régiments d'infanterie tirés de France, et
+des neuf régiments de cavalerie tirés d'Italie.</span>
+Il avait tiré
+d'Italie cinq régiments de chasseurs à cheval, quatre régiments de
+cuirassiers. La plupart de ces corps venaient d'arriver en Allemagne.
+Les 19<sup>e</sup>, 15<sup>e</sup> et 58<sup>e</sup> de ligne, le 15<sup>e</sup> léger, s'approchaient de
+Berlin, et allaient coopérer au siége de Dantzig. Le 1<sup>er</sup> régiment
+des fusiliers de la garde, le régiment de la garde municipale, étaient
+en marche. Les quatre régiments de cuirassiers partis d'Italie se
+trouvaient déjà sur la Vistule, sous les ordres d'un officier du plus
+rare mérite, le général d'Espagne. Des cinq régiments de chasseurs à
+cheval, deux, le 19<sup>e</sup> et le 23<sup>e</sup>, avaient rejoint le général Lefebvre
+sous <span class="pagenum"><a id="page475" name="page475"></a>(p. 475)</span> Dantzig. Le 15<sup>e</sup> était en remonte en Hanovre. Les deux
+autres arrivaient en toute hâte.</p>
+
+<span class="sidenote">Arrivée des régiments provisoires.</span>
+
+<p>Les régiments provisoires ou régiments de marche avaient déjà traversé
+l'Allemagne, au nombre de douze d'infanterie et de quatre de
+cavalerie. Ils avaient été passés en revue sur la Vistule, dissous
+selon l'usage, et envoyés aux corps campés sur la Passarge. Ils
+remplissaient les vides opérés dans les rangs de l'armée, dont ils
+accroissaient le nombre et la confiance, et qui, aux premiers jours de
+l'établissement sur la Passarge, présentant à peine 75 ou 80 mille
+hommes sur un même point, pouvait en opposer maintenant 100 mille à
+une attaque subite.
+<span class="sidenote">États des cantonnements.</span>
+Les vivres amenés de toutes parts sur la Vistule,
+et transportés de la Vistule aux divers cantonnements, par le moyen de
+charrois organisés sur les lieux, suffisaient à la ration journalière,
+et commençaient à former les approvisionnements de réserve pour le cas
+de mouvements imprévus. L'armée, bien chauffée, bien nourrie, était
+dans une excellente disposition d'esprit. La grosse cavalerie et la
+cavalerie de ligne avaient été conduites sur la basse Vistule, pour y
+profiter des fourrages qu'on trouvait en grande quantité vers les
+bouches de ce fleuve. Les régiments de cavalerie légère, laissés en
+observation sur le front des camps, allaient alternativement goûter le
+repos et l'abondance sur les bords de la Vistule.
+<span class="sidenote">Soins donnés à la cavalerie.</span>
+Napoléon, qui avait
+voulu porter la cavaleries de 54 mille hommes, à 60, puis à 70, venait
+de donner des ordres pour qu'elle fût portée à 80 mille cavaliers. La
+campagne avait déjà consommé 16 mille chevaux, pour 3 ou 4 mille
+cavaliers mis hors de <span class="pagenum"><a id="page476" name="page476"></a>(p. 476)</span> combat. Outre les chevaux qu'on avait
+pris aux armées prussienne et hessoise, Napoléon en avait acheté 17
+mille en Allemagne, et maintenant il en faisait acheter 12 mille en
+France, pour approvisionner les dépôts. Les travaux de Praga, de
+Modlin, de Sierock, entièrement achevés, présentaient des ouvrages en
+bois aussi solides que des ouvrages en maçonnerie.
+<span class="sidenote">Travaux de fortification sur la Vistule.</span>
+Les cantonnements
+sur la Passarge étaient pourvus de fortes têtes de pont, qui
+permettaient de repousser l'ennemi, ou de l'assaillir s'il le fallait.
+La situation était non-seulement sûre, mais bonne, autant du moins que
+le comportaient le pays et la saison.</p>
+
+<span class="sidenote">Soins pour la conservation des corps en marche.</span>
+
+<p>Les corps en marche, grâce aux dépôts d'infanterie et de cavalerie,
+établis sur la route, dans lesquels ils déposaient les hommes et les
+chevaux fatigués, et prenaient en échange ceux que d'autres corps
+avaient laissés antérieurement, les corps en marche comptaient au
+terme de leur route le même effectif qu'à leur départ. Les régiments
+de cuirassiers partis de Naples étaient arrivés entiers sur la
+Vistule. Pour les troupes qui venaient d'Italie, Parme, Milan,
+Augsbourg, pour celles qui venaient de France, Mayence, Wurzbourg,
+Erfurt, pour les unes et les autres, Wittemberg, Potsdam, Berlin,
+Custrin, Posen, Thorn, Varsovie, étaient les relais, où elles
+trouvaient tout ce dont elles avaient besoin en vivres, armes, objets
+d'habillement fabriqués partout, à Paris comme à Berlin, dans la
+capitale conquise, comme dans la capitale conquérante, car Napoléon
+voulait nourrir le peuple de l'une et de l'autre. C'est au prix de
+ces soins continuels, qu'était pourvue du <span class="pagenum"><a id="page477" name="page477"></a>(p. 477)</span> nécessaire,
+maintenue à son effectif, à des distances de quatre à cinq cents
+lieues, une armée régulière de 400 mille hommes, nombre chimérique
+quand l'antiquité nous le donne (à moins qu'il ne s'agisse de
+populations émigrantes), jamais allégué dans les histoires modernes,
+et pour la première fois atteint et dépassé à l'époque dont nous
+retraçons le souvenir.</p>
+
+<p>Profitant de la présence de nombreux conscrits dans les dépôts,
+Napoléon s'occupa de faire venir de France et d'Italie de nouvelles
+troupes, dans la double intention, comme nous l'avons dit, d'augmenter
+considérablement l'armée active de la Vistule, et de créer une armée
+de réserve sur l'Elbe.
+<span class="sidenote">Les régiments provisoires portés à vingt pour l'infanterie,
+à dix pour la cavalerie.</span>
+Pouvant tirer des dépôts des conscrits tout
+formés, il ordonna au maréchal Kellermann de porter jusqu'à vingt le
+nombre des régiments provisoires d'infanterie, et jusqu'à dix celui
+des régiments provisoires de cavalerie. Mais dans ces régiments ne
+devaient entrer que les conscrits parfaitement instruits et
+disciplinés. Il imagina une autre combinaison pour utiliser les
+conscrits dont l'éducation militaire commençait à peine, ce fut
+d'organiser des bataillons dits de garnison, composés d'hommes non
+encore instruits, pas même habillés, de les envoyer à Erfurt, Cassel,
+Magdebourg, Hameln, Custrin, où ils avaient le temps de se former, et
+rendaient disponibles les vieilles troupes laissées dans ces places.
+Il fixa l'effectif de ces bataillons à environ 10 ou 12 mille hommes.</p>
+
+<p>Après s'être occupé des régiments provisoires, destinés au recrutement
+des corps établis sur la Vistule, Napoléon voulut aux sept régiments
+d'infanterie, aux neuf régiments de cavalerie, déjà tirés <span class="pagenum"><a id="page478" name="page478"></a>(p. 478)</span> de
+France et d'Italie, en ajouter d'autres, ce qui était possible, en
+ayant recours à beaucoup de combinaisons dont lui seul était capable.
+<span class="sidenote">Nouveaux régiments d'ancienne formation tirés de France et
+d'Italie.</span>
+Il y avait en garnison à Braunau un superbe régiment, le 3<sup>e</sup> de ligne,
+comptant trois bataillons de guerre et trois mille quatre cents hommes
+présents sous les armes. Napoléon le dirigea sur Berlin, le remplaça à
+Braunau par le 7<sup>e</sup> de ligne emprunté à la garnison d'Alexandrie, et
+remplaça le 7<sup>e</sup> dans Alexandrie par deux régiments de Naples, battus à
+Sainte-Euphémie, et ayant besoin d'être réorganisés. Ne voulant
+laisser en Italie que des régiments de dragons, il en fit partir le
+14<sup>e</sup> de chasseurs à cheval, qui s'y trouvait encore, ce qui devait
+porter à dix le nombre des régiments de cavalerie pris en Italie. Il
+ordonna de former à Paris un second régiment de fusiliers de la garde,
+ce qui se pouvait, puisqu'on avait, pour choisir des sujets d'élite,
+deux conscriptions, celle de 1807 et celle de 1808. Il détacha du camp
+de Saint-Lô le 5<sup>e</sup> léger, qui n'y était pas actuellement
+indispensable. Il prescrivit d'acheminer de Paris sur le Rhin un
+régiment de dragons de la garde, en ce moment campé à Meudon, et qui
+dut être monté à Potsdam. Il donna le même ordre relativement au 26<sup>e</sup>
+de chasseurs, qui était à Saumur, et que la profonde tranquillité de
+la Vendée rendait disponible. Il commanda de mettre en marche un
+bataillon des marins de la garde, fort utile pour la navigation de la
+Vistule. C'étaient par conséquent trois régiments français
+d'infanterie, trois régiments français de cavalerie, plus un bataillon
+de marins, qu'il tirait de France et d'Italie, et qui devaient
+concourir, soit à compléter les corps existants, <span class="pagenum"><a id="page479" name="page479"></a>(p. 479)</span> soit à
+constituer un nouveau corps pour le maréchal Lannes. Ce maréchal tombé
+malade à Varsovie, avait été remplacé par Masséna dans le commandement
+du cinquième corps, et commençait à se remettre. Napoléon, le siége de
+Dantzig fini, voulait, avec une partie des troupes qui l'auraient
+exécuté, et les nouveaux régiments amenés de France, former un corps
+de réserve, qu'il se proposait de donner à Lannes et d'attacher à
+l'armée active.
+<span class="sidenote">Napoléon, indépendamment de l'armée active, veut créer une
+armée de réserve en Allemagne pour l'opposer à l'Autriche.</span>
+Le 8<sup>e</sup> corps, sous le maréchal Mortier, composé de
+Hollandais, d'Italiens et de Français, répandu des villes anséatiques
+à Stralsund, de Stralsund à Colberg, avait eu jusqu'ici pour objet de
+contenir l'Allemagne. La division hollandaise gardait les villes
+anséatiques; l'une des deux divisions françaises faisait face aux
+Suédois, devant Stralsund; l'autre était à Stettin, prête à concourir
+au blocus de Stralsund ou au siége de Dantzig. La division italienne
+bloquait Colberg. Une fois les siéges terminés, Napoléon avait résolu
+de réunir dans le 8<sup>e</sup> corps toutes les troupes qui étaient françaises,
+et de le joindre à l'armée active. Il aurait donc, outre le corps de
+Masséna sur la Narew, outre les corps des maréchaux Ney, Davout,
+Soult, Bernadotte, Murat, sur la Passarge, deux nouveaux corps sous
+Mortier et Lannes, placés entre la Vistule et l'Oder, et se liant avec
+la seconde armée qu'il se proposait d'organiser en Allemagne.</p>
+
+<span class="sidenote">Composition de la seconde armée placée en Allemagne.</span>
+
+<p>Cette seconde armée, il en créa les éléments de la manière suivante.
+Il y avait en Silésie une partie des Bavarois et tous les
+Wurtembergeois, achevant, sous le prince Jérôme et le général
+Vandamme, les siéges de la Silésie. Il y avait, sur le littoral de la
+<span class="pagenum"><a id="page480" name="page480"></a>(p. 480)</span> Baltique, les Hollandais appartenant actuellement au corps de
+Mortier, les Italiens, lui appartenant également, les uns établis,
+comme nous venons de le dire, dans les villes anséatiques, les autres
+devant Colberg. C'étaient de bons auxiliaires, jusqu'ici fidèles, et
+commençant à apprendre la guerre à notre école. Napoléon songea à
+augmenter le nombre de ces auxiliaires, et à leur donner pour appui
+quarante mille Français, de bonnes et vieilles troupes, de manière à
+former sur l'Elbe une armée de plus de cent mille hommes.</p>
+
+<span class="sidenote">Nouveau contingent allemand demandé à la Confédération du
+Rhin.</span>
+
+<p>D'abord il demanda à la Confédération du Rhin, en se fondant sur les
+armements suspects de l'Autriche, une nouvelle portion du contingent
+qu'il avait droit d'exiger, et qui, devant être de 20 mille hommes, en
+procurerait quinze environ. C était un déplaisir à donner aux
+gouvernements allemands, nos alliés; mais la guerre actuelle, si elle
+se compliquait de l'intervention de l'Autriche, mettait leur récent
+agrandissement dans un tel péril, qu'on était autorisé à leur demander
+un pareil effort. D'ailleurs, c'étaient les peuples, bien plus que les
+gouvernements, qu'on allait mécontenter, et cette considération seule
+rendait une pareille exigence regrettable.
+<span class="sidenote">Régiments italiens appelés en Allemagne.</span>
+Napoléon songea aussi à
+demander au nouveau royaume d'Italie deux de ses régiments
+d'infanterie et deux de ses régiments de cavalerie. Ce n'était pas en
+Italie que les soldats italiens devaient trouver l'occasion
+d'apprendre la guerre, mais au Nord, à l'école de la grande armée; et
+si les Allemands pouvaient, jusqu'à un certain point, se plaindre de
+servir des intérêts qui semblaient n'être pas les leurs, les Italiens
+<span class="pagenum"><a id="page481" name="page481"></a>(p. 481)</span> n'avaient aucune plainte de ce genre à élever, car les
+intérêts de la France étaient bien ceux de l'Italie, et en leur
+apprenant à combattre, on leur apprenait à défendre un jour leur
+indépendance nationale.</p>
+
+<span class="sidenote">Troupes espagnoles attirées en Allemagne, par suite de la
+proclamation du prince de la Paix.</span>
+
+<p>Napoléon conçut une autre idée, qui dans le moment avait toute
+l'apparence d'une malice, ce fut de demander des troupes à l'Espagne.
+La veille de la bataille d'Iéna, le prince de la Paix, toujours en
+trahison, ouverte ou cachée, avait publié une proclamation, par
+laquelle il appelait la nation espagnole aux armes, sous le prétexte
+étrange que l'indépendance de l'Espagne était menacée. En Espagne, en
+France et en Europe on se demandait par qui cette indépendance pouvait
+être menacée. La réponse était facile à faire. Le prince de la Paix
+avait cru, comme tous les adversaires de la France, à la supériorité
+de l'armée prussienne; il avait attendu de cette armée la destruction
+de ce qu'on appelait l'ennemi commun. Mais la victoire d'Iéna l'ayant
+détrompé, il avait osé dire que sa proclamation avait pour objet de
+lever la nation espagnole et de la conduire au secours de Napoléon,
+dans le cas où celui-ci en aurait eu besoin. Le mensonge était trop
+grossier pour faire illusion. Napoléon s'était contenté de sourire, et
+avait remis cette querelle à un autre temps. Cependant il se trouvait
+le long des Pyrénées quelques mille Espagnols de bonnes troupes, qui
+n'avaient rien à y faire, s'ils n'étaient pas destinés à agir contre
+la France. Il se trouvait aussi quelques mille Espagnols à Livourne,
+pour garder cette place du royaume d'Étrurie, et qui pouvaient plutôt
+servir à la livrer aux Anglais qu'à la défendre. Napoléon paraissant
+prendre au sérieux <span class="pagenum"><a id="page482" name="page482"></a>(p. 482)</span> l'explication que le prince de la Paix
+donnait de sa proclamation, le remercia de son zèle, et lui demanda
+d'en fournir une nouvelle preuve, en l'aidant d'une quinzaine de mille
+hommes, tout à fait inutiles, soit aux Pyrénées, soit à Livourne.
+Napoléon ajouta qu'il se proposait de mettre en leurs mains le
+Hanovre, propriété de l'Angleterre, comme gage de la restitution des
+colonies espagnoles. Il ne fallait pas en vérité des raisons aussi
+artistement arrangées, pour la bassesse du gouvernement espagnol de
+cette époque. À peine la dépêche de Napoléon parvenait-elle à Madrid,
+que l'ordre de marche était envoyé aux troupes espagnoles. Environ 9 à
+10 mille hommes partaient des Pyrénées, 4 à 5 mille de Livourne.
+Napoléon expédia partout les instructions nécessaires, pour qu'on les
+reçût, soit en France, soit dans les pays dépendants de ses armes, de
+la manière la plus amicale et la plus hospitalière, pour qu'on leur
+fournît en abondance des vivres, des vêtements, même de l'argent.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon joint aux Allemands, Italiens, Hollandais,
+Espagnols, réunis sur l'Elbe, un fonds de troupes françaises de 40
+mille hommes, et crée ainsi en Allemagne une armée de réserve de 100
+mille hommes.</span>
+
+<p>Il allait donc avoir sur l'Elbe, des Allemands, des Italiens, des
+Espagnols, des Hollandais, au nombre de 60 mille hommes pour le moins.
+Les Bavarois et les Wurtembergeois réunis au nouveau contingent exigé
+de la Confédération du Rhin, pouvaient former environ 30 mille hommes;
+les Hollandais, accrus de quelques troupes, 15 mille; les Espagnols 15
+mille; les Italiens 7 à 8 mille. Pour que ces auxiliaires devinssent
+de très-bonnes troupes, il suffisait de leur adjoindre une certaine
+quantité de Français. Napoléon imagina un moyen de s'en procurer 40
+mille, et des meilleurs, en les tirant encore d'Italie <span class="pagenum"><a id="page483" name="page483"></a>(p. 483)</span> et de
+France. Il avait eu la précaution d'ordonner, long-temps à l'avance,
+la mise sur le pied de guerre de l'armée d'Italie. Cinq divisions
+d'infanterie étaient tout organisées en Frioul et en Lombardie.
+<span class="sidenote">Napoléon tire d'Italie les divisions Boudet et Molitor.</span>
+Napoléon résolut d'appeler de Brescia et de Vérone les deux divisions
+Molitor et Boudet, divisions excellentes, dignes de leurs chefs, et
+qui prouvèrent depuis ce dont elles étaient capables, à Essling et
+Wagram. Elles représentaient un effectif de 15 à 16 mille hommes,
+presque tous vieux soldats d'Italie, recrutés avec quelques conscrits
+des dernières levées. Ces divisions reçurent l'ordre de passer les
+Alpes, et de se rendre par Augsbourg, l'une à Magdebourg, l'autre à
+Berlin. Un mois et demi suffisait à ce trajet.</p>
+
+<p>Napoléon affaiblissait ainsi l'Italie; mais l'Italie dans le moment
+était loin d'avoir autant d'importance que l'Allemagne. Bien couvert
+sur ses derrières, tandis qu'il serait en Pologne, certain de pouvoir
+se rejeter, par la Silésie ou par la Saxe, sur la Bohême, et de
+terrasser l'Autriche d'un seul coup du revers de son épée, il était
+toujours assuré de dégager l'Italie, fût-elle envahie passagèrement.
+Il calculait donc très-habilement, en préférant se rendre fort en
+Allemagne plutôt qu'en Italie. Ce n'était pas d'ailleurs sans
+compensation qu'il affaiblissait cette contrée, car il avait prescrit
+de lui envoyer 20 mille conscrits, à prendre sur les classes de 1807
+et de 1808, et il ordonnait en outre d'extraire les compagnies d'élite
+des bataillons de dépôt, pour former en Lombardie deux nouvelles
+divisions actives, ce que sa prévoyance avait rendu facile, en tenant
+les dépôts d'Italie comme ceux de France, toujours pleins <span class="pagenum"><a id="page484" name="page484"></a>(p. 484)</span> et
+bien exercés. Il devait donc bientôt avoir, comme auparavant, 60 mille
+hommes sur l'Adige, 72 mille avec le corps de Marmont, 90 en reportant
+un fort détachement de Naples vers Milan.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon se prépare à attirer en Allemagne les camps de
+réserve formés en Bretagne et en Normandie.</span>
+
+<p>Mais 15 mille Français ne suffisaient pas sur l'Elbe, pour servir de
+lien et d'appui aux 60 mille auxiliaires qu'il allait y réunir.
+Napoléon songeait à tirer encore de France une ressource précieuse. Il
+avait formé à Boulogne, Saint-Lô, Pontivy, Napoléonville, quatre
+camps, composés d'un certain nombre de ses plus vieux régiments, de
+ceux qui avaient besoin de se reposer et de se recruter, et il les
+avait abondamment pourvus de tout ce qui leur était nécessaire en
+hommes et en matériel. Ces régiments présentaient une force d'à peu
+près 36 mille hommes. Ils devaient être secondés, comme on l'a vu, par
+quelques détachements de gardes nationales, dont 6,000 hommes à
+Saint-Omer, 3,000 à Cherbourg, 3,000 entre Oléron et Bordeaux, par 10
+mille marins de la flottille de Boulogne, par 3 mille ouvriers
+enrégimentés à Anvers, 8 mille à Brest, 3 mille à Lorient, 4 mille à
+Rochefort, par 12 mille garde-côtes, et par 3 mille hommes de
+gendarmerie, qu'on était toujours à même de réunir sur un point, en
+appelant cette milice de vingt-cinq lieues à la ronde. C'était une
+force de près de 90 mille hommes le long des côtes, pouvant donner 25
+ou 30 mille hommes sur la partie du littoral qui serait attaquée.
+<span class="sidenote">Création de cinq légions pour la garde des côtes.</span>
+Napoléon imagina de remplacer les troupes régulières des camps de
+Boulogne, Saint-Lô, Pontivy, Napoléonville, par une nouvelle création.
+Il ordonna de former cinq légions, composées avec des <span class="pagenum"><a id="page485" name="page485"></a>(p. 485)</span>
+officiers pris dans l'armée et avec des conscrits tirés des deux
+dernières conscriptions, commandées par cinq sénateurs, fortes chacune
+de six bataillons et de six mille hommes, les cinq de trente
+bataillons et de 30 mille hommes. Elles devaient faire leur éducation
+en stationnant sur les côtes de l'Océan. L'état de guerre, permanent
+en France depuis quatre-vingt-douze, avait procuré une telle quantité
+d'officiers, qu'on ne manquait jamais de cadres pour les créations de
+nouveaux corps. Les éléments de ces cinq légions ne pouvaient être
+réunis, il est vrai, avant deux ou trois mois, c'est-à-dire avant la
+fin de mai ou le commencement de juin; mais les troupes des camps
+n'allaient pas quitter encore le littoral. Si en mai, juin, on ne
+voyait pas les Anglais se diriger sur les côtes de France, si on les
+voyait au contraire faire voile vers les côtes de l'Allemagne,
+vingt-cinq mille vieux soldats des camps devaient suivre le mouvement
+des escadres anglaises, remonter en même temps qu'elles les bords de
+la Manche, de la mer du Nord, de la Baltique, par la Normandie, la
+Picardie, la Hollande, le Hanovre, le Mecklembourg, et venir se
+joindre en Allemagne aux deux divisions Boudet et Molitor. Ils avaient
+ordre d'exécuter cette marche plus tôt, si la conduite de l'Autriche
+le rendait nécessaire, et ils devaient, dans tous les cas, laisser
+après eux les cinq nouvelles légions, dont la présence serait utile,
+même avant que leur organisation fût achevée.</p>
+
+<p>Au moyen de cette combinaison, Napoléon allait avoir, avec les
+divisions Boudet et Molitor, avec les 25 mille hommes tirés de la
+Normandie et de la Bretagne, <span class="pagenum"><a id="page486" name="page486"></a>(p. 486)</span> avec les 60 ou 70 mille
+auxiliaires, Allemands, Italiens, Espagnols, Hollandais, un second
+rassemblement de plus de 100 mille hommes, sur l'Elbe, indépendamment
+des deux corps des maréchaux Mortier et Lannes, dont le rôle était de
+lier l'armée de réserve avec la grande armée active de la Vistule.
+Doué d'un admirable talent pour mouvoir ses masses, il pouvait, en
+repliant sa queue sur sa tête, ou sa tête sur sa queue, sa gauche sur
+sa droite, ou sa droite sur sa gauche, porter le gros de ses forces,
+ou en avant sur le Niémen, ou en arrière sur l'Elbe, ou à droite sur
+l'Autriche, ou à gauche sur le littoral. Avec tout ce qu'il venait
+d'amener, avec tout ce qu'il devait amener plus tard, il ne compterait
+pas moins de 440 mille hommes en Allemagne, dont 360 mille Français et
+80 mille alliés. Jamais de tels moyens n'avaient été réunis avec cette
+puissance, avec cette vigueur, avec cette promptitude.</p>
+
+<p>De tous ces renforts il n'y avait d'arrivés que les nouveaux régiments
+tirés de France et d'Italie, les régiments provisoires qui chaque jour
+venaient recruter les rangs de la grande armée, les Bavarois et
+Wurtembergeois agissant en Silésie, les Hollandais sur la Baltique, et
+les troupes de Mortier répandues devant Stralsund, Colberg et Dantzig
+Les ordres étaient partis pour les divisions Boudet et Molitor, pour
+les autres troupes italiennes, allemandes, espagnoles et françaises.</p>
+
+<span class="sidenote">Le maréchal Brune chargé du commandement de l'armée de
+réserve formée en Allemagne.</span>
+
+<p>Le maréchal Brune, qui se trouvait au camp de Boulogne en qualité de
+général en chef, et que recommandait toujours le souvenir du Helder,
+fut appelé <span class="pagenum"><a id="page487" name="page487"></a>(p. 487)</span> à Berlin, pour être mis à la tête de la seconde
+armée rassemblée en Allemagne.</p>
+
+<p>Pendant ce temps les siéges continuaient. Avant de raconter les
+vicissitudes du plus important de tous ces siéges, de celui qui
+remplit l'hiver de faits mémorables, il faut mentionner un accident,
+qui faillit compromettre sérieusement la sécurité de nos derrières. Le
+maréchal Mortier, commandant du 8<sup>e</sup> corps, et ayant depuis le départ
+du roi Louis quatre divisions sous ses ordres, une hollandaise, une
+italienne, deux françaises, avait placé vers les bouches de l'Elbe la
+division hollandaise, laissé devant Stralsund la division française
+Grandjean, posté à Stettin la division française Dupas, et porté la
+division italienne devant Colberg, pour contenir les partisans
+incommodes que la garnison de cette place jetait entre la Vistule et
+l'Oder. Ajoutons que des six régiments composant les deux divisions
+françaises, on en avait pris quatre, le 2<sup>e</sup> léger pour le diriger sur
+Dantzig, le 12<sup>e</sup> léger pour l'envoyer à Thorn, les 22<sup>e</sup> et 65<sup>e</sup> de
+ligne pour renforcer l'armée sur la Passarge. On avait donné en
+compensation au maréchal Mortier, le 58<sup>e</sup> arrivé de Paris, et on lui
+destinait en outre plusieurs des régiments qui venaient de France. Il
+n'avait donc pu laisser au général Grandjean que deux régiments
+français, le 4<sup>e</sup> léger et le 58<sup>e</sup> de ligne. Il avait amené avec lui le
+72<sup>e</sup>, afin d'appuyer les Italiens devant Colberg.</p>
+
+<span class="sidenote">Les Suédois font une tentative vers Stralsund.</span>
+
+<p>C'est ce moment que les Suédois choisirent pour tenter une entreprise
+sur nos derrières. Ils occupaient toujours Stralsund, place maritime
+importante de la Poméranie suédoise, qui était le pied à terre par
+lequel <span class="pagenum"><a id="page488" name="page488"></a>(p. 488)</span> ils descendaient ordinairement en Allemagne. Cette
+place eût valu la peine d'un siége, si Dantzig n'avait mérité la
+préférence sur toute autre conquête de ce genre. Le roi de Suède, dont
+la raison mal réglée devait faire perdre à sa famille le trône, à son
+pays la Poméranie et la Finlande, le roi de Suède s'était promis de
+déboucher de Stralsund, avec une armée composée de Russes, d'Anglais,
+de Suédois, et, nouveau Gustave-Adolphe, d'essayer une descente
+brillante sur le continent de l'Allemagne. Mais Napoléon, maître
+absolu de ce même continent, avait obligé les troupes suédoises à se
+renfermer dans Stralsund, où elles se trouvaient comme bloquées dans
+une tête de pont. Le roi de Suède, fort vif avec ses amis comme avec
+ses ennemis, manifestait un grand mécontentement de la Russie, mais
+surtout de l'Angleterre, qui ne lui envoyait pas un soldat, et qui de
+plus lui ménageait les subsides avec une rare parcimonie. Aussi,
+renfermé de sa personne dans ses États, depuis qu'il ne lui était plus
+permis de voyager sur le continent, vivait-il à Stockholm, triste,
+isolé, laissant le général Essen à Stralsund, avec un corps de 15
+mille hommes de bonnes troupes. Le général Essen, averti de ce qui se
+passait devant lui, ne résista point à la tentation de forcer la ligne
+du blocus, que les Français défendaient avec trop peu de forces.
+<span class="sidenote">Le général Grandjean contraint par le général Essen
+d'abandonner le blocus de Stralsund.</span>
+Il
+déboucha, dans les premiers jours d'avril, à la tête de 15 mille
+Suédois, contre le général Grandjean qui avait à peine 5 à 6 mille
+hommes à leur opposer, dont moitié tout au plus de Français. Le
+général Grandjean, après s'être défendu vaillamment devant la place,
+se vit menacé d'être tourné sur ses ailes, et fut obligé <span class="pagenum"><a id="page489" name="page489"></a>(p. 489)</span> de
+se retirer d'abord sur Ancklam, puis sur Unkermunde et Stettin. (Voir
+la carte n<sup>o</sup> 37.) Il fit une retraite en bon ordre, secondé par la
+bravoure des Français et des Hollandais, perdit peu de soldats sur le
+champ de bataille, mais une assez grande quantité d'effets militaires,
+et quelques détachements isolés qui n'avaient pu être recueillis,
+surtout dans les îles de Usedom et de Wollin, qui ferment le
+Grosse-Haff.</p>
+
+<p>Cette surprise produisit une certaine émotion sur les derrières de
+l'armée, notamment à Berlin, où une population ennemie, profondément
+chagrine, avide d'événements, cherchait dans toute circonstance
+imprévue un aliment à ses espérances. Mais la fortune de la France,
+alors si brillante, ne pouvait laisser à ses adversaires que de
+courtes joies. Dans le moment arrivaient sur l'Elbe et l'Oder
+quelques-uns des régiments venus de France, entre autres le 15<sup>e</sup> de
+ligne, et plusieurs des régiments provisoires de marche. Le général
+Clarke, qui administrait Berlin avec sagesse et fermeté, fit partir
+sur-le-champ le 15<sup>e</sup> de ligne, pour renforcer le général Grandjean à
+Stettin. Il y joignit un régiment provisoire, et divers escadrons de
+cavalerie qui étaient disponibles dans le grand dépôt de Potsdam. De
+son côté, le maréchal Mortier rebroussa chemin à la tête du 72<sup>e</sup>, et
+de plusieurs détachements italiens tirés de Colberg. Ces troupes,
+réunies à la division Grandjean, suffisaient pour punir les Suédois de
+leur tentative.
+<span class="sidenote">Les Suédois vivement ramenés par le maréchal Mortier.</span>
+Le maréchal Mortier les distribua en deux divisions,
+sous les généraux Grandjean et Dupas, rangea le 72<sup>e</sup>, le 15<sup>e</sup> de ligne
+et les Hollandais dans la première, le 4<sup>e</sup> léger, le 58<sup>e</sup> de ligne et
+quelques Italiens dans la seconde, laissa les <span class="pagenum"><a id="page490" name="page490"></a>(p. 490)</span> régiments
+provisoires pour couvrir sa gauche et ses derrières, et marcha à
+l'ennemi avec cette résolution tranquille qui le caractérisait. Il
+chassa les Suédois de position en position, les ramena sur la Peene,
+passa cette rivière malgré eux, et les rejeta sur Stralsund, avec une
+perte de quelques centaines de tués et de deux mille prisonniers. La
+course des Suédois, commencée dans les premiers jours d'avril, était
+finie le 18. Le général Essen, craignant que la Poméranie entière ne
+lui fût bientôt enlevée, voulut la sauver par un armistice. Un
+parlementaire vint offrir de sa part au maréchal Mortier de
+neutraliser cette province, en y suspendant toute espèce d'hostilités.
+Puisqu'il nous était impossible d'assiéger Stralsund, rien ne pouvait
+mieux nous convenir que de fermer une issue, par laquelle les Anglais
+auraient pu pénétrer en Allemagne, et de rendre en même temps
+disponibles pour le siége de Dantzig, les troupes qu'il aurait fallu
+laisser dans la Poméranie suédoise.
+<span class="sidenote">Armistice qui neutralise la Poméranie suédoise.</span>
+Le maréchal Mortier, connaissant à
+ce sujet les desseins de Napoléon, consentit à un armistice, en vertu
+duquel les Suédois promettaient d'observer une neutralité absolue, de
+n'ouvrir la Poméranie à aucun ennemi de la France, et de ne fournir
+aucun secours, ni à Colberg, ni à Dantzig. Toute reprise d'hostilités
+devait être précédée d'un avis donné dix jours d'avance. L'armistice
+fut envoyé à Napoléon afin qu'il y donnât son approbation.</p>
+
+<p>Napoléon ne pouvait raisonner autrement que son lieutenant, car le
+motif, qui l'avait porté à réduire au moindre nombre possible les
+troupes placées devant Stralsund, devait le disposer à l'acceptation
+d'un <span class="pagenum"><a id="page491" name="page491"></a>(p. 491)</span> armistice qui annulait Stralsund, sans distraire aucune
+partie de nos forces pour en faire le blocus. Il accepta donc
+l'armistice proposé, à condition que le délai pour dénoncer la reprise
+des hostilités serait étendu de dix jours à un mois.</p>
+
+<p>Le général Essen souscrivit à l'armistice ainsi modifié et l'envoya à
+Stockholm, afin d'obtenir la ratification royale. Le maréchal Mortier
+dut, en attendant, rester sur la Peene avec ses forces, et les
+transporter ensuite vers Stettin, Colberg et Dantzig, en laissant
+toutefois les Hollandais, pour surveiller la province neutralisée.</p>
+
+<p>Du reste, si les Suédois nous avaient servis en adoptant cet
+armistice, ils s'étaient servis eux-mêmes, car les forces françaises
+s'accumulaient à Berlin. Le 3<sup>e</sup> de ligne, tiré de Braunau, et fort de
+3,400 hommes, quatre ou cinq régiments provisoires en marche du Rhin à
+l'Elbe, le 15<sup>e</sup> de chasseurs en remonte dans le Hanovre, enfin le 19<sup>e</sup>
+de ligne, parti du camp de Boulogne, venaient d'être dirigés sur la
+Poméranie. Les Suédois auraient payé de leur destruction totale le
+temps qu'ils eussent fait perdre à nos troupes.</p>
+
+<span class="sidenote">Siége de Dantzig.</span>
+
+<p>Sur ces entrefaites, Dantzig venait d'être investie, et les travaux du
+siége avaient commencé. Napoléon ne voulait d'abord que bloquer cette
+place. La guerre se prolongeant, il résolut d'employer l'hiver à la
+prendre.
+<span class="sidenote">Importance de Dantzig.</span>
+Elle en valait la peine. Dantzig, en effet, commande la basse
+Vistule, domine les fertiles plaines que ce fleuve parcourt vers son
+embouchure, renferme un vaste port, et contient les richesses du
+commerce du Nord. Maître de Dantzig, Napoléon <span class="pagenum"><a id="page492" name="page492"></a>(p. 492)</span> ne pouvait plus
+être ébranlé dans sa position de la basse Vistule; il enlevait aux
+coalisés le moyen de tourner sa gauche, et entrait en possession d'un
+immense dépôt de blés et de vins, suffisant pour alimenter l'armée
+pendant plus d'une année. Il était donc impossible de mieux utiliser
+l'hiver qu'à faire une pareille conquête. Mais elle exigeait un long
+siége, tant à cause des ouvrages de la place, que de la forte garnison
+chargée de la défendre. Si, dès le début de la campagne, Napoléon
+avait pu brusquer un pareil siége, il est présumable que les défenses
+de Dantzig, qui étaient en terre et de plus fort négligées, auraient
+cédé devant une attaque imprévue. Mais Napoléon n'avait alors ni
+troupes disponibles, ni grosse artillerie, et il s'était vu réduit à
+bloquer Dantzig avec quelques Allemands et quelques Polonais
+auxiliaires, soutenus par un seul régiment français, le 2<sup>e</sup> léger. Le
+roi de Prusse averti avait donc eu le temps de mettre en état de
+défense une place, qui était le dernier boulevard de son royaume, le
+plus vaste dépôt de ses richesses, et, tant qu'elle restait en ses
+mains, un danger sérieux pour Napoléon. Il y avait mis une garnison de
+18 mille hommes, dont 14 mille Prussiens et 4 mille Russes. Il lui
+avait donné pour gouverneur le célèbre maréchal Kalkreuth, en ce
+moment oisif et médisant à K&oelig;nigsberg, et fort propre à un tel
+commandement.
+<span class="sidenote">Le maréchal Kalkreuth chargé de la défense de Dantzig.</span>
+Il n'était pas à craindre que ce vieil homme de guerre,
+qui venait de condamner à mort le commandant de Stettin, pour avoir
+livré le poste confié à sa garde, opposât une médiocre résistance aux
+Français. À peine arrivé, le maréchal <span class="pagenum"><a id="page493" name="page493"></a>(p. 493)</span> Kalkreuth acheva de
+brûler les riches faubourgs de Dantzig, que son prédécesseur avait
+commencé de livrer aux flammes, s'attacha à réparer les ouvrages, à
+relever l'esprit de la garnison et à intimider quiconque serait tenté
+de se rendre.</p>
+
+<span class="sidenote">Site et configuration de la ville de Dantzig.</span>
+
+<p>Dantzig n'était donc plus, en mars 1807, une place ruinée ou négligée,
+qu'il fût possible d'enlever par surprise. Outre qu'elle avait un
+excellent gouverneur, une puissante garnison, de vastes et solides
+ouvrages, elle présentait un site d'un abord extrêmement difficile.
+<span class="sidenote">Le delta de la Vistule.</span>
+Comme tous les grands fleuves, la Vistule a son delta. Un peu
+au-dessous de Mewe (voir la carte n<sup>o</sup> 38), à quinze lieues environ de
+la Baltique, elle se divise en deux bras, qui enferment un pays
+fertile et riche, qu'on appelle île de Nogath.
+<span class="sidenote">L'île de Nogath.</span>
+L'un de ces bras, celui
+de droite, va, sous le nom de Nogath, se jeter dans le golfe appelé
+Frische-Haff; l'autre, celui de gauche, auquel reste le nom de
+Vistule, coulant directement au nord, jusqu'à une lieue de la mer, y
+rencontre tout à coup un banc de sable, se détourne à l'ouest, et,
+après avoir longé ce banc de sable pendant sept à huit lieues, se
+redresse au nord et tombe enfin dans la Baltique. C'est à l'embouchure
+de ce dernier bras de la Vistule, au milieu d'un pays plat,
+extrêmement fertile, souvent inondé, et au pied de quelques hauteurs
+sablonneuses, que la ville de Dantzig est située, à plusieurs mille
+pas de la mer.</p>
+
+<span class="sidenote">Le Nehrung.</span>
+
+<p>Le long banc de sable devant lequel la Vistule se détourne, pour
+couler à l'ouest, s'appelle le Nehrung. D'un côté il finit devant
+Dantzig, de l'autre il vient, en se prolongeant pendant une vingtaine
+<span class="pagenum"><a id="page494" name="page494"></a>(p. 494)</span> de lieues, former l'un des bords du Frische-Haff, et joindre
+K&oelig;nigsberg, sauf une coupure à Pillau, coupure naturelle, que les
+eaux du Nogath, de la Passarge et de la Prégel ont pratiquée, pour se
+décharger du Frische-Haff dans la Baltique. C'est par Pillau en effet
+qu'on pénètre du Frische-Haff dans la Baltique, et que passe la
+navigation de l'importante ville de K&oelig;nigsberg.</p>
+
+<p>On peut donc, pourvu qu'on franchisse l'étroite passe de Pillau,
+communiquer par terre de K&oelig;nigsberg à Dantzig, en suivant ce banc
+de sable du Nehrung, large tout au plus d'une lieue et ordinairement
+de beaucoup moins, long de vingt-cinq, ne portant pas un arbre,
+excepté près de Dantzig, et couvert à peine de quelques cabanes de
+pêcheurs.</p>
+
+<p>Dantzig, placée sur le bras gauche de la Vistule, celui qui a conservé
+ce nom, est à 2,300 toises de la mer, c'est-à-dire à une lieue
+environ. (Voir la carte n<sup>o</sup> 41.)
+<span class="sidenote">Le fort de Weichselmünde.</span>
+Le fort de Weichselmünde,
+régulièrement construit, ferme l'embouchure de la Vistule. Pour
+abréger le trajet de la place à la mer, un canal, nommé canal de
+Laake, a été creusé. Le terrain compris entre le fleuve et le canal
+présente une île, qu'on appelle le <em>Holm</em>.
+<span class="sidenote">L'île de Holm.</span>
+De nombreuses redoutes
+établies dans cette île commandent le fleuve et le canal, qui forment
+les deux issues vers la mer.
+<span class="sidenote">Enceinte de Dantzig.</span>
+Enfin, la place elle-même, située au bord
+de la Vistule, traversée par une petite rivière, la Motlau, enveloppée
+de leurs eaux réunies, enfermée dans une enceinte bastionnée de vingt
+fronts, est du plus difficile accès, car elle se trouve entourée d'une
+inondation, non pas factice mais naturelle, que l'assiégeant ne
+<span class="pagenum"><a id="page495" name="page495"></a>(p. 495)</span> peut pas faire cesser à volonté par des saignées, et contre
+laquelle les habitants eux-mêmes ont la plus grande peine à se
+défendre à certains moments du jour et de l'année. Dantzig, ainsi
+entourée, au nord, à l'est, au sud, de terrains inondés, où l'on ne
+peut ouvrir la tranchée, serait donc inabordable, sans les hauteurs
+sablonneuses qui la dominent, et qui viennent finir en pentes rapides
+au pied de ses murs, vers la face de l'ouest. Aussi n'a-t-on pas
+manqué de s'emparer de ces hauteurs au profit de la défense, et les
+a-t-on couronnées d'une suite d'ouvrages qui présentent une seconde
+enceinte. C'est par ces hauteurs que Dantzig a été généralement
+attaquée. En effet, la double enceinte qui occupe leur sommet une fois
+prise, on peut accabler la ville de feux plongeants, et il n'est guère
+possible qu'elle y résiste. Toutefois cette double enceinte ne laisse
+pas que d'être très-difficile à attaquer. Les ouvrages de Dantzig sont
+en terre, et présentent, au lieu d'escarpes en maçonnerie, des talus
+gazonnés. Mais au pied de ces talus se trouvait alors une rangée de
+fortes palissades d'une énorme dimension, (elles avaient 15 pouces de
+diamètre), très-rapprochées les unes des autres, et profondément
+enfoncées en terre. Le boulet pouvait les déchirer, quelquefois en
+briser la tête, mais non les arracher. Sur les talus en arrière,
+d'énormes poutres suspendues par des cordes, devaient, au moment d'un
+assaut, rouler du haut en bas, sur les assiégeants. Puis encore, à
+tous les angles rentrants de l'enceinte (<em>places d'armes rentrantes</em>)
+on avait construit des blockhaus en gros bois, on les avait
+recouverts de terre, et rendus <span class="pagenum"><a id="page496" name="page496"></a>(p. 496)</span> presque impénétrables au
+boulet et à la bombe. Le bois des plaines du Nord, dont la ville de
+Dantzig est l'entrepôt, avait été prodigué sous toutes les formes,
+pour la fortifier, et on put s'apercevoir bientôt de ses propriétés
+défensives, qui n'étaient pas appréciées comme elles le furent après
+l'exécution de ce siége mémorable. Enfin des munitions en quantité
+immense, des vivres suffisants pour nourrir la population et les
+troupes pendant plus d'une année, des communications continuelles avec
+la ville de K&oelig;nigsberg, soit par la mer, soit par le Nehrung,
+communications qui donnaient à la garnison assiégée la confiance
+d'être secourue, et de pouvoir se retirer quand elle voudrait,
+ajoutaient aux chances de la défense et aux difficultés de l'attaque.</p>
+
+<span class="sidenote">Motifs qui avaient porté Napoléon à charger le maréchal
+Lefebvre du siége de Dantzig.</span>
+
+<p>Le maréchal Lefebvre, chargé du commandement des troupes qui devaient
+exécuter le siége, ne possédait aucune des connaissances que réclamait
+une telle opération. Il n'y avait pas dans l'armée un soldat plus
+ignorant et plus brave. À toutes les questions d'art soulevées par les
+ingénieurs il ne voyait jamais qu'une solution, c'était de monter à
+l'assaut à la tête de ses grenadiers. Si, malgré son insuffisance,
+Napoléon l'avait choisi, c'est qu'il désirait, comme nous l'avons dit
+ailleurs, procurer de l'emploi aux sénateurs, c'est qu'il ne se
+souciait pas de voir rester à Paris un vieux soldat soumis et dévoué,
+mais laissant quelquefois errer sa langue quand on ne le contenait
+pas; c'est enfin qu'il voulait, sans lui confier un corps d'armée, lui
+ménager l'occasion de mériter une grande récompense. Le brave
+Lefebvre, qui rachetait son ignorance par un certain esprit naturel,
+<span class="pagenum"><a id="page497" name="page497"></a>(p. 497)</span> savait se rendre justice et avait montré un véritable effroi
+en apprenant quelle tâche Napoléon venait de lui confier. Napoléon
+l'avait rassuré, en promettant de lui envoyer les ressources dont il
+aurait besoin et de le guider lui-même de son camp de
+Finkenstein.&mdash;Prenez courage, lui avait-il dit; il faut bien que, vous
+aussi, quand nous rentrerons en France, <em>vous ayez quelque chose à
+raconter dans la salle du Sénat</em>.&mdash;</p>
+
+<span class="sidenote">Le général Chasseloup est chargé de diriger le génie, et le
+général Lariboisière l'artillerie.</span>
+
+<p>Vaincu par ces gracieuses paroles, le maréchal s'était empressé
+d'obéir. Napoléon lui avait adjoint pour le diriger deux officiers du
+plus haut mérite, l'ingénieur Chasseloup et le général d'artillerie
+Lariboisière, sachant que ce sont les deux armes du génie et de
+l'artillerie qui renversent les murailles des places fortes. Il est
+vrai qu'elles diffèrent volontiers d'avis, car l'une est chargée de
+déterminer les attaques, l'autre chargée de les exécuter à coups de
+canon, et elles se trouvent trop rapprochées dans cette &oelig;uvre
+difficile, pour ne pas se contredire. C'est au général qui commande en
+chef à les mettre d'accord. Mais Napoléon était à trente ou quarante
+lieues de Dantzig; il pouvait toujours résoudre les difficultés par sa
+correspondance quotidienne, et envoyer un de ses aides-de-camp, le
+général Savary ou le général Bertrand, pour terminer en son nom les
+différends que le maréchal Lefebvre était incapable de comprendre et
+de juger. C'est ce qu'il fit plus d'une fois pendant la durée du
+siége.</p>
+
+<span class="sidenote">Composition du corps chargé du siége de Dantzig.</span>
+
+<p>Napoléon avait résolu de commencer les premiers travaux avec les
+auxiliaires et un ou deux régiments français empruntés au corps du
+maréchal Mortier, <span class="pagenum"><a id="page498" name="page498"></a>(p. 498)</span> puis, tandis que les régiments amenés de
+France passeraient près de la Vistule, de les retenir momentanément
+sous les murs de Dantzig, pour renforcer les troupes assiégeantes. Le
+maréchal Lefebvre eut donc au début 5 à 6 mille Polonais de nouvelle
+levée, à peine instruits; 2,500 hommes de la légion du Nord, composée
+de Polonais, de déserteurs allemands et russes, ayant de l'élan, mais
+pas de solidité, faute d'une organisation suffisante; 2,200 Badois peu
+habitués au feu et aux fatigues de la tranchée; 5 mille Saxons bons
+soldats, mais qui, se trouvant à côté des Prussiens à Iéna, n'avaient
+pas pu prendre encore beaucoup d'affection pour nous; enfin 3 mille
+Français, savoir: le 2<sup>e</sup> léger, les 23<sup>e</sup> et 19<sup>e</sup> régiments de
+chasseurs à cheval arrivés d'Italie, et 600 soldats du génie, troupe
+incomparable, qui, suppléant à tout ce qui manquait dans ce siége
+fameux, s'y couvrit de gloire. C'était, comme on voit, avec 18 mille
+hommes tout au plus, dont 3 mille Français seulement, qu'on allait
+entreprendre l'attaque régulière d'une place, qui renfermait 18 mille
+hommes de garnison.</p>
+
+<span class="sidenote">Premières opérations tendant à l'investissement de la
+place.</span>
+
+<p>La grosse artillerie, dont il fallait au moins cent pièces, avec
+d'immenses approvisionnements en poudre et projectiles, ne pouvait
+être tirée que des arsenaux de la Silésie. Les transports par eau se
+trouvant interrompus, on était condamné à la traîner avec grand
+effort, par de très-mauvaises routes, de l'Oder à la Vistule. On
+l'attendait encore en mars. Mais avant de songer à battre la place, la
+première chose à faire était de la resserrer, afin de priver la
+garnison des renforts et des encouragements qu'elle recevait de
+<span class="pagenum"><a id="page499" name="page499"></a>(p. 499)</span> K&oelig;nigsberg. Il fallait pour y réussir, d'une part la
+séparer du fort de Weichselmünde, et de l'autre intercepter le
+Nehrung, ce long banc de sable qui s'étend, comme nous l'avons dit, de
+K&oelig;nigsberg à Dantzig, avec une seule coupure à Pillau.</p>
+
+<p>Nous étions arrivés par les hauteurs sablonneuses qui dominent Dantzig
+au couchant, et nous apercevions devant nous l'enceinte extérieure
+construite sur ces hauteurs, à nos pieds la ville, à gauche la
+Vistule, se jetant dans la Baltique à travers les ouvrages du fort de
+Weichselmünde, à droite la vaste étendue des terrains qu'inondait la
+Motlau, en face, à perte de vue, le Nehrung, baigné d'un côté par la
+mer, de l'autre par la Vistule, et s'enfonçant à l'horizon vers le
+Frische-Haff. (Voir les cartes n<sup>os</sup> 38 et 44.) C'était un circuit de
+sept à huit lieues, qu'il était impossible d'embrasser avec 18 mille
+hommes. Il est vrai qu'en occupant certains points l'investissement
+pouvait être suffisant. Ainsi, en se plaçant sur la Vistule, entre le
+fort de Weichselmünde et Dantzig, on interceptait les communications
+par la mer. En allant s'établir sur le Nehrung, on interceptait les
+communications par la terre. Mais, pour s'emparer seulement des points
+principaux, il aurait fallu couronner d'abord les hauteurs, puis
+descendre à gauche, enlever les ouvrages du fort de Weichselmünde, sur
+les deux rives de la Vistule, et à défaut de cette opération, barrer
+au moins le fleuve, passer dans l'île de Holm, prendre le canal de
+Laake. Il aurait fallu ensuite, après avoir descendu par la gauche,
+descendre aussi par la droite dans la plaine inondée, la traverser
+sur les digues, <span class="pagenum"><a id="page500" name="page500"></a>(p. 500)</span> franchir la Vistule au-dessus de Dantzig,
+comme on l'avait franchie au-dessous, entrer dans le Nehrung, s'y
+retrancher, et couper la route de terre, aussi bien que celle de mer.
+Ces premières difficultés vaincues, on pouvait ouvrir la tranchée
+devant l'enceinte. Mais pour cela on aurait eu besoin de posséder huit
+ou dix mille hommes de plus en bonnes troupes, et on ne les avait pas.
+On imagina donc, sur l'avis de l'ingénieur Chasseloup, commandant le
+génie, de choisir, entre les diverses opérations préliminaires, celle
+qui paraissait la plus urgente et la moins difficile. Franchir la
+Vistule au-dessous de Dantzig, entre le fort de Weichselmünde et la
+place, pénétrer dans l'île de Holm, sous le feu de redoutes bien
+armées, et malgré les sorties qui pouvaient être faites soit de
+Weichselmünde, soit de Dantzig, était trop périlleux. On résolut de
+passer au-dessus de Dantzig, à une ou deux lieues plus haut, vers un
+endroit qui s'appelle Neufahr (voir la carte n<sup>o</sup> 38), d'y établir un
+petit camp, d'intercepter ainsi le Nehrung, puis, à mesure qu'on
+aurait le moyen de renforcer ce camp, de le rapprocher de Dantzig,
+pour qu'il vînt donner la main aux troupes, qu'on chargerait plus tard
+de franchir la Vistule, entre la place et le fort de Weichselmünde.</p>
+
+<p>Cette opération fut confiée au général Schramm, avec un corps
+d'environ 3 mille hommes, composé d'un bataillon du 2<sup>e</sup> léger, de
+quelques centaines de grenadiers saxons, d'un détachement polonais,
+infanterie et cavalerie, et d'un escadron du 19<sup>e</sup> chasseurs.
+<span class="sidenote">Première tentative d'investissement consistant dans le
+passage de la Vistule au-dessus de Dantzig.</span>
+Le 19
+mars au matin, à la hauteur de Neufahr, deux lieues au-dessus de
+Dantzig, les troupes furent <span class="pagenum"><a id="page501" name="page501"></a>(p. 501)</span> embarquées sur des bateaux qu'on
+s'était procurés, traversèrent la Vistule, moins large depuis qu'elle
+est divisée en plusieurs bras, et s'aidèrent dans cette opération
+d'une île située près de la rive opposée. Le général Schramm,
+transporté dans le Nehrung par suite de ce passage, partagea son petit
+corps en trois colonnes, une à gauche pour se jeter sur les troupes
+ennemies qui défendaient la position du côté de Dantzig, une à droite
+pour repousser celles qui viendraient du côté de K&oelig;nigsberg, une
+troisième enfin pour tenir lieu de réserve. À la tête de chacune de
+ces colonnes, il avait placé un détachement de Français, afin de
+donner l'exemple.</p>
+
+<p>À peine débarquées, les troupes du général Schramm, entraînées par le
+bataillon du 2<sup>e</sup> léger, tournèrent à gauche, se portèrent à la
+rencontre des Prussiens et les culbutèrent, malgré le feu le plus vif.
+Tandis que la colonne principale, prenant à gauche, les poussait vers
+Dantzig, la seconde restait en observation sur la route de
+K&oelig;nigsberg. La troisième, gardée en réserve, servait de renfort à
+la première. L'ennemi ayant voulu profiter des obstacles du terrain
+pour renouveler sa résistance, car le Nehrung en se rapprochant de
+Dantzig présente des dunes et des bois, la première colonne aidée de
+la troisième le repoussa de nouveau, et lui tua ou lui prit quelques
+hommes. Les Saxons rivalisèrent en cette occasion avec les Français.
+Les uns et les autres ramenèrent l'ennemi jusque sur les glacis du
+fort de Weichselmünde, duquel étaient sorties les troupes qui
+défendaient le Nehrung.</p>
+
+<p>L'affaire semblait finie, lorsque vers sept heures <span class="pagenum"><a id="page502" name="page502"></a>(p. 502)</span> du soir,
+on vit une colonne de trois à quatre mille Prussiens déboucher de
+Dantzig, remonter la Vistule, tambour battant, enseignes déployées. Le
+2<sup>e</sup> léger, par un feu juste et bien nourri, arrêta cette colonne, puis
+la chargea à la baïonnette, et la rejeta sur Dantzig, où elle courut
+se renfermer. Cette journée, qui nous procura la possession d'un
+passage sur la Vistule au-dessus de Dantzig, et une position qui
+interceptait le Nehrung, coûta à l'ennemi 2 à 300 hommes mis hors de
+combat, et 5 à 600 hommes faits prisonniers. Le capitaine du génie
+Girod, chargé de diriger l'expédition, s'y distingua par son
+intelligence et son sang-froid. L'opération terminée, il fit abattre
+des bois, élever des épaulements, établir un pont de bateaux sur la
+Vistule, avec accompagnement d'une forte tête de pont. Nos troupes se
+logèrent derrière cet abri, et se gardèrent au moyen de postes de
+cavalerie, qui, d'une part, venaient jusque sous les glacis du fort de
+Weichselmünde, de l'autre couraient sur le Nehrung, dans la direction
+de K&oelig;nigsberg.</p>
+
+<p>Les jours suivants, le général Schramm, qui commandait ce détachement,
+essaya de descendre jusqu'à Heubude, pour serrer la place de plus
+près, et pour s'emparer aussi d'une écluse, qui avait la plus grande
+influence sur l'inondation. Mais cette écluse, entourée d'eau, n'était
+accessible d'aucun côté. Il fallut renoncer à la prendre, et se borner
+à rapprocher le pont de bateaux jusqu'à Heubude. (Voir la carte n<sup>o</sup>
+41.) Cependant ce poste de la haute Vistule, même après l'avoir
+transporté à Heubude, avait six lieues à faire pour communiquer avec
+le quartier <span class="pagenum"><a id="page503" name="page503"></a>(p. 503)</span> général, à travers des terrains inondés, et le
+long des digues. En voulant couper les communications de l'assiégé, il
+était donc exposé à perdre lui-même ses propres communications.</p>
+
+<span class="sidenote">Premières sorties peu importantes de l'ennemi.</span>
+
+<p>Le 26 mars, l'ennemi tenta deux sorties, l'une de la place, dirigée
+par les portes de Schidlitz et d'Oliva sur nos avant-postes, dans
+l'intention d'achever l'incendie des faubourgs, l'autre des ouvrages
+extérieurs du fort de Weichselmünde, et dirigée sur la gauche du
+quartier général par Langenfurth. L'une et l'autre furent vivement
+repoussées. Un officier de cavalerie polonais, le capitaine Sokolniki,
+s'y fit remarquer par sa bravoure et son habileté. Un célèbre partisan
+prussien, le baron de Kakow, y fut pris.</p>
+
+<p>Nos troupes, en ramenant l'ennemi jusqu'au pied des ouvrages,
+s'approchèrent de la place plus qu'elles ne l'avaient encore fait, et
+on put en étudier la configuration. Le général Chasseloup arrêta le
+plan des attaques, avec le coup d'&oelig;il d'un ingénieur aussi savant
+qu'exercé.</p>
+
+<span class="sidenote">Le général Chasseloup adopte le Hagelsberg comme point
+d'attaque.</span>
+
+<p>L'enceinte extérieure, construite sur le bord des hauteurs, présentait
+deux ouvrages liés l'un à l'autre, mais distincts et séparés par un
+petit vallon, au fond duquel se trouve le faubourg de Schidlitz. Le
+premier de ces ouvrages, celui de droite (droite de l'armée
+assiégeante), se nomme le Bischoffsberg, le second, celui de gauche,
+se nomme le Hagelsberg. C'est ce dernier que le général Chasseloup
+choisit pour but de l'attaque principale, en se réservant de diriger
+une fausse attaque sur le Bischoffsberg. Voici les motifs qui le
+décidèrent<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a>. (Voir la carte n<sup>o</sup> 41.)</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page504" name="page504"></a>(p. 504)</span> <span class="sidenote">Raisons du général Chasseloup pour choisir le
+Hagelsberg comme point d'attaque.</span>
+
+<p>Les ouvrages du Hagelsberg paraissaient moins soignés que ceux du
+Bischoffsberg. Le Hagelsberg était étroit, peu commode pour le
+déploiement des troupes, soit que l'assiégé eût à faire des sorties,
+soit qu'il eût à repousser un assaut; tandis que le Bischoffsberg,
+vaste et bien distribué, permettait de ranger trois à quatre mille
+hommes en bataille, et de les jeter en masse sur l'assiégeant. Le
+Hagelsberg pouvait être battu de revers par le Stolzenberg, l'une des
+positions extérieures; le Bischoffsberg ne pouvait l'être d'aucun
+côté. On arrivait au Hagelsberg par un terrain ondulé mais continu.
+Pour approcher du Bischoffsberg, on rencontrait un ravin profond, dans
+lequel il n'était pas facile de pratiquer des cheminements, et dans
+lequel aussi on courait risque d'être précipité, lorsqu'on voudrait le
+franchir pour monter à l'assaut. Outre que le Hagelsberg était plus
+facile à prendre que le Bischoffsberg, la position, après qu'on
+l'avait pris, était meilleure. De l'un comme de l'autre, on dominait
+également la place, et on pouvait l'accabler de feux. Mais, si ces
+feux ne suffisaient pas pour la réduire, et qu'il fallût descendre des
+hauteurs pour forcer la seconde enceinte, on trouvait en descendant du
+Hagelsberg, depuis le bastion Heilige-Leichnams jusqu'au bastion
+Sainte-Élisabeth, un front saillant, et qui n'étant flanqué d'aucun
+côté, <span class="pagenum"><a id="page505" name="page505"></a>(p. 505)</span> devait offrir peu de difficultés à l'assiégeant. (Voir
+la carte n<sup>o</sup> 41.) En descendant du Bischoffsberg, au contraire, on
+trouvait, depuis le bastion Sainte-Élisabeth jusqu'au bastion
+Sainte-Gertrude, un rentrant flanqué de toutes parts, et de plus
+exposé au feu de plusieurs cavaliers fort élevés. Enfin, une raison
+tirée de la situation générale devait décider l'attaque sur le
+Hagelsberg. Cette attaque rapprochait nos principales forces de la
+basse Vistule, et c'était en effet par la basse Vistule qu'il fallait
+songer à investir la place, en attirant sur ce point le corps détaché
+du général Schramm, en lui donnant la main pour passer dans l'île de
+Holm, en isolant ainsi Dantzig du fort de Weichselmünde. Ces raisons
+étaient convaincantes, et convainquirent Napoléon lui-même. Le général
+Kirgener, placé sous le général Chasseloup, avait eu l'idée de fixer
+le point d'attaque plus à gauche encore, vers la porte d'Oliva, dans
+le terrain bas, compris entre le Hagelsberg et la Vistule, contre
+l'île de Holm. On ne s'arrêta pas à cette idée, car il aurait fallu
+enlever d'abord l'enceinte extérieure, en essuyant à gauche les feux
+de l'île de Holm, et puis attaquer la seconde enceinte, en essuyant à
+droite les feux du Hagelsberg. Une telle manière d'opérer n'était pas
+admissible.</p>
+
+<p>Le général Chasseloup, appelé pour plusieurs jours à Thorn, afin d'y
+tracer le projet de quelques ouvrages défensifs, laissa en partant le
+plan des attaques et les ordres pour le commencement des travaux.</p>
+
+<p>On n'avait plus aucune raison de différer, car le maréchal Lefebvre
+venait de recevoir une partie des renforts qui lui avaient été
+promis. Le 44<sup>e</sup> de ligne, <span class="pagenum"><a id="page506" name="page506"></a>(p. 506)</span> tiré du corps d'Augereau, arrivait
+en ce moment des bords de la Vistule: il n'était que d'un millier
+d'hommes, mais des meilleurs. Le 19<sup>e</sup> parti de France depuis deux
+mois, arrivait aussi de Stettin avec un convoi d'artillerie, qu'il
+escortait. C'était assez, en attendant les autres régiments annoncés,
+pour commencer les travaux, et pour donner l'exemple aux troupes
+auxiliaires.</p>
+
+<span class="sidedate">Avril 1807.</span>
+
+<span class="sidenote">Premiers travaux d'approche.</span>
+
+<p>Sans être versé dans la belle science qui a immortalisé Vauban, chacun
+sait avec quelles précautions on se présente devant les places de
+guerre. C'est en s'enfonçant sous terre, en ouvrant des tranchées, et
+en jetant du côté de l'ennemi les déblais provenant de ces tranchées,
+qu'on avance sous le feu de la grosse artillerie. On trace ainsi des
+lignes qu'on appelle <em>parallèles</em>, parce qu'en effet elles sont
+parallèles au front qu'on attaque. On les arme ensuite de batteries,
+pour répondre au feu de l'assiégé. Après avoir tracé une première
+<em>parallèle</em>, on s'approche, en cheminant sous terre, par des
+<em>zigzags</em>, jusqu'à la distance où l'on veut tracer une seconde
+<em>parallèle</em>, qu'on arme de batteries comme la première. On arrive
+successivement à la troisième, d'où l'on s'élance au bord du fossé,
+qui s'appelle <em>chemin couvert</em>. Puis on descend dans ce fossé avec de
+nouvelles précautions, on renverse avec des batteries de brèche les
+murailles appelées <em>escarpes</em>, on remplit le fossé de leurs décombres,
+et sur ces décombres on monte enfin à l'assaut. Des sorties de
+l'ennemi pour troubler ces travaux difficiles, des combats de grosse
+artillerie, des mines qui font sauter dans les airs assiégeants et
+assiégés, ajoutent des scènes animées, et souvent terribles, à cette
+affreuse <span class="pagenum"><a id="page507" name="page507"></a>(p. 507)</span> lutte souterraine, dans laquelle la science le
+dispute à l'héroïsme, pour attaquer ou défendre les grandes cités, que
+leurs richesses, leur situation géographique, ou leur force militaire,
+rendent dignes de tels efforts.</p>
+
+<span class="sidenote">Ouverture de la tranchée dans la nuit du 1<sup>er</sup> au 2
+avril.</span>
+
+<p>On est réduit à ces moyens compliqués, lorsqu'une place ne peut pas
+être brusquement enlevée. C'était le cas ici, par les motifs qui ont
+été exposés plus haut, et dans la nuit du 1<sup>er</sup> au 2 avril, on ouvrit
+la tranchée en face du Hagelsberg, qui était le point d'attaque
+désigné. On avait pris position sur le plateau de Zigankenberg. (Voir
+la carte n<sup>o</sup> 41.) On s'attacha suivant l'usage à dérober cette
+première opération à l'ennemi, et dès la pointe du jour nos soldats
+étaient couverts par un épaulement en terre, sur une étendue de 200
+toises. L'assiégé dirigea sur eux un feu très-vif, mais il ne put les
+empêcher de perfectionner l'ouvrage pendant la journée qui suivit.
+Dans la nuit du 2 au 3 avril on déboucha de la première parallèle, par
+les tranchées transversales qui s'appellent <em>zigzags</em>, et on gagna
+ainsi du terrain. Tandis qu'une partie de nos soldats travaillait de
+la sorte, on essaya d'enlever un ouvrage qui devait bientôt gêner nos
+cheminements.</p>
+
+<p>C'était la redoute connue sous le nom de Kalke-Schanze, située à notre
+gauche, au bord même de la Vistule, et par conséquent dans le terrain
+bas que le fleuve traverse. Bien que placée au-dessous du point que
+nous couronnions de nos travaux, elle enfilait nos tranchées, motif
+suffisant pour chercher à s'en débarrasser.
+<span class="sidenote">Attaque manquée sur la redoute de Kalke-Schanze.</span>
+Des soldats de la légion
+du Nord, troupe hardie, avons-nous dit, mais peu solide, se <span class="pagenum"><a id="page508" name="page508"></a>(p. 508)</span>
+jetèrent audacieusement dans l'ouvrage, et s'en emparèrent. Durant
+cette même nuit, l'ennemi fit une sortie sur nos premières tranchées,
+et sur la redoute qu'on venait de lui enlever. Il fut d'abord
+repoussé, mais il reprit la redoute de Kalke-Schanze, d'où il expulsa
+les soldats de la légion du Nord, ainsi que les Badois. À peine y
+était-il établi qu'il en inonda les fossés avec les eaux de la
+Vistule, entoura les escarpes en terre de fortes palissades, et s'y
+rendit presque inexpugnable.</p>
+
+<p>Nous fûmes donc obligés de continuer nos cheminements, malgré cet
+incommode voisinage, dont il fallait se garantir par des traverses,
+espèces d'épaulements en terre, opposés aux feux de flanc, et qui, en
+nous imposant un surcroît de travaux, devaient prolonger les
+opérations du siége.</p>
+
+<span class="sidenote">Continuation des cheminements du 4 au 7 avril.</span>
+
+<p>Pendant les nuits et les journées qui suivirent, du 4 au 7 avril, on
+poursuivit les travaux d'approche sous le feu de la place, auquel nous
+ne pouvions pas répondre, notre grosse artillerie n'étant pas encore
+arrivée. On n'avait que de l'artillerie de campagne, placée dans
+quelques redoutes, pour mitrailler l'ennemi en cas de sortie. Le
+travail offrait plus de difficultés qu'il n'en offre dans la plupart
+des siéges réguliers. Le sol dans lequel on travaillait était formé
+d'un sable fin, mobile, peu consistant, qui s'éboulait sous le choc
+des boulets, et que le vent, devenu violent à l'approche de
+l'équinoxe, portait au visage de nos soldats. Le temps était mauvais,
+alternativement neigeux ou pluvieux. Enfin nous n'avions de bons
+travailleurs que les Français, lesquels étaient peu nombreux et
+accablés de fatigue.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page509" name="page509"></a>(p. 509)</span> <span class="sidenote">Fausse attaque devant le Bischoffsberg.</span>
+
+<p>Pendant la nuit du 7 au 8 on ouvrit une parallèle, contre le
+Bischoffsberg, dans la double intention de distraire l'ennemi par une
+fausse attaque, et d'établir des batteries qui prenaient de revers le
+Hagelsberg, et pouvaient même tirer sur la ville. Les jours suivants
+on continua les cheminements, tant à la véritable qu'à la fausse
+attaque. De son côté, l'assiégé avait entrepris des travaux de
+contre-approche, destinés à s'emparer d'un mamelon, d'où il aurait pu
+dominer nos tranchées.
+<span class="sidenote">Violent combat dans la nuit du 10 au 11 avril pour la
+possession d'un mamelon qui domine nos tranchées.</span>
+Dans la nuit du 10 au 11, le général
+Chasseloup, qui était revenu au camp, fit les dispositions nécessaires
+pour détruire les travaux dirigés contre les nôtres. À dix heures du
+soir, quatre compagnies du 44<sup>e</sup> de ligne avec 120 soldats de la légion
+du Nord, commandés par le chef de bataillon Rogniat, franchirent une
+espèce de ravin, qui séparait la gauche de notre première <em>parallèle</em>
+de la position occupée par les Prussiens, s'élancèrent sur eux, les
+culbutèrent, en prirent treize, et obligèrent les autres à lâcher pied
+en jetant leurs fusils. Aussitôt les soldats de la légion du Nord
+furent employés à combler avec la pelle les tranchées que les assiégés
+avaient commencées. Mais cette destruction des travaux de l'ennemi se
+faisait à quarante toises de la place, et sous un feu de mitraille et
+d'obus fort meurtrier. Nos travailleurs de la légion du Nord, après
+avoir résisté un certain temps, finirent par s'enfuir les uns après
+les autres, et les Prussiens purent revenir dans l'ouvrage abandonné,
+avant qu'il eût été complétement détruit. À une heure du matin, le
+général Chasseloup et le maréchal Lefebvre s'étant aperçus du retour
+<span class="pagenum"><a id="page510" name="page510"></a>(p. 510)</span> de l'ennemi, résolurent de le chasser de nouveau. Quatre
+cents hommes du 44<sup>e</sup>, lancés sur l'ouvrage, y trouvèrent un fort
+détachement de grenadiers prussiens, les attaquèrent à la baïonnette,
+en tuèrent ou blessèrent une cinquantaine, et en prirent un nombre à
+peu près égal, avec beaucoup de fusils et d'outils. Une compagnie de
+Saxons resta jusqu'au jour pour combler à la pelle les tranchées des
+assiégés; mais au jour, quoique secondés par nos tirailleurs, ils ne
+purent tenir sous les feux de la place, et furent obligés de se
+retirer.</p>
+
+<p>Les Prussiens réoccupèrent l'ouvrage dans le courant de la journée du
+12, et ils élevèrent en toute hâte une espèce de redoute palissadée
+sur le mamelon, à la possession duquel ils attachaient tant de prix.
+Il n'était pas possible de les laisser ainsi paisiblement établis sur
+la gauche de nos tranchées.
+<span class="sidenote">Troisième combat pour la même position dans la nuit du 12
+au 13.</span>
+Il fut décidé que la nuit suivante, on
+leur enlèverait cette position une troisième fois, et qu'on se
+hâterait de la lier à la seconde <em>parallèle</em>, qui avait été ouverte
+dans la journée. Le 12, à neuf heures du soir, le chef de bataillon
+Rogniat, le général Puthod, à la tête de 300 grenadiers saxons de
+Bevilacqua, d'une compagnie de carabiniers de la légion du Nord, et
+d'une compagnie de grenadiers du 44<sup>e</sup>, commandés par le chef de
+bataillon Jacquemard, abordèrent l'ouvrage avec résolution. La
+résistance de l'ennemi fut très-vive. Couvert par des palissades, il
+fit une telle fusillade, qu'il amena un moment d'hésitation parmi nos
+troupes. Mais les grenadiers du 44<sup>e</sup> marchèrent droit sur les
+palissades, tandis que les grenadiers saxons de Bevilacqua, conduits
+par un brave tambour, <span class="pagenum"><a id="page511" name="page511"></a>(p. 511)</span> trouvant un chemin qui tournait
+l'ouvrage par la gauche, s'y introduisirent et décidèrent le succès.
+Nous restâmes maîtres de la redoute, qu'on se hâta de lier à la
+seconde parallèle.</p>
+
+<span class="sidenote">Violente sortie de l'ennemi repoussée par le maréchal
+Lefebvre en personne.</span>
+
+<p>Cependant le jour ayant paru, l'ennemi, résolu à nous disputer jusqu'à
+la fin une position qui devait arrêter nos cheminements, s'il avait
+réussi à la conserver, essaya une grande sortie, et dirigea une forte
+colonne sur le point si vivement contesté. Tous les feux de la place
+appuyèrent ses efforts. Il se jeta sur la redoute dans laquelle
+étaient demeurés les Saxons, les accabla sous le nombre, malgré la
+plus courageuse résistance de leur part, et après avoir reconquis
+l'ouvrage, marcha résolûment à nos tranchées, pour les envahir et les
+bouleverser. Déjà il y était entré, lorsque le maréchal Lefebvre, qui
+au premier bruit de cette sortie avait promptement réuni un bataillon
+du 44<sup>e</sup>, s'élança sur les Prussiens l'épée à la main, et, au milieu
+d'une grêle de balles, les rejeta hors des tranchées, les poussa la
+baïonnette aux reins, jusqu'au glacis du Hagelsberg. Arrivé là, il
+fallut se retirer sous une pluie de mitraille. Les Prussiens perdirent
+dans cette action environ trois cents hommes. Elle nous coûta quinze
+officiers et une centaine de soldats, tant saxons que français.</p>
+
+<p>Dès ce moment, ce mamelon de gauche nous fut abandonné par l'ennemi.
+On le lia définitivement à nos tranchées, puis on déboucha par de
+nouveaux cheminements au delà de la seconde <em>parallèle</em>. On travailla
+de même à celle qui avait été tracée devant le Bischoffsberg, et dont
+nous avons déjà indiqué l'objet.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page512" name="page512"></a>(p. 512)</span> <span class="sidenote">On termine les travaux de la seconde parallèle.</span>
+
+<p>Ces trois jours de combat avaient fort retardé les travaux du siége,
+d'autant que, nos tranchées étant sans cesse menacées, il fallait
+consacrer nos meilleures troupes à les garder. Les jours suivants
+furent employés à terminer la seconde <em>parallèle</em>, à l'élargir, à y
+créer des places d'armes, pour le logement des troupes de garde, à y
+préparer l'emplacement des batteries, en attendant l'arrivée du gros
+canon, et on se donna les mêmes soins pour la <em>parallèle</em> de la fausse
+attaque, entreprise devant le Bischoffsberg.
+<span class="sidenote">Arrivée au camp de deux nouveaux régiments français.</span>
+Deux nouveaux régiments
+étaient arrivés par les ordres de Napoléon, très-attentif aux
+opérations de ce grand siége. C'était, d'une part, le régiment de la
+garde municipale de Paris, et, de l'autre, le 12<sup>e</sup> léger, qu'on
+détachait momentanément de Thorn, pour l'envoyer à Dantzig. En même
+temps Napoléon avait ordonné au maréchal Mortier, qui venait de
+terminer avec les Suédois l'affaire de l'armistice, d'acheminer ses
+troupes par Stettin sur Dantzig, et il réunissait, dans l'île de
+Nogath, les éléments de la réserve d'infanterie, que devait commander
+le maréchal Lannes. On avait donc l'espérance d'être bientôt fortement
+appuyé.</p>
+
+<span class="sidenote">Nouveaux efforts pour resserrer la place.</span>
+
+<p>L'armée assiégeante étant pourvue de deux nouveaux régiments français,
+il convenait d'achever l'investissement de la place, et de continuer
+les opérations projetées sur la Vistule, en amenant le général Schramm
+de la hauteur d'Heubude à celle de l'île de Holm, ce qui devenait
+d'autant plus urgent, que l'ennemi communiquait tous les jours par le
+fort de Weichselmünde avec la mer, d'où il recevait des secours en
+hommes et en munitions.
+<span class="sidenote">Le poste de Heubude amené à la hauteur de l'île de Holm, à
+l'embouchure même du canal de Laake.</span>
+En conséquence, <span class="pagenum"><a id="page513" name="page513"></a>(p. 513)</span> le 15 avril, le
+général Gardanne, qui avait pris le commandement des troupes placées
+dans le Nehrung, descendit avec ces troupes et quelques renforts qu'on
+lui avait envoyés, le cours de la Vistule, et alla s'établir le long
+du canal de Laake, entre Dantzig et le fort de Weichselmünde, à 700
+toises des glacis de ce fort. (Voir la carte n<sup>o</sup> 41.) Il était posté
+de manière à intercepter la navigation du canal, et plus tard celle de
+la Vistule elle-même, lorsque les troupes du quartier général
+viendraient joindre leurs feux aux siens, en descendant par leur
+gauche sur le bord du fleuve. Cette opération d'abord ne fut pas fort
+contrariée, si ce n'est par les redoutes de l'île de Holm. Mais
+bientôt le maréchal Kalkreuth, reconnaissant la gravité de
+l'entreprise, résolut de tenter les plus grands efforts pour maintenir
+ses communications avec la mer.
+<span class="sidenote">Combat du 16 avril pour disputer à nos troupes la
+possession du canal de Laake.</span>
+Le 16 avril, trois mille Russes et
+deux mille Prussiens sortirent à la fois, les premiers du fort de
+Weichselmünde, les seconds de Dantzig, afin d'attaquer nos troupes,
+qui n'avaient pas eu le temps de s'établir solidement dans le Nehrung
+et à l'embouchure du canal. Un combat des plus vifs s'engagea du côté
+de Weichselmünde avec les Russes, et heureusement un peu avant que les
+Prussiens eussent débouché de Dantzig. On les repoussa sur les glacis
+du fort, après leur avoir fait essuyer une perte considérable. On en
+avait à peine fini avec eux, qu'il fallut recommencer avec les
+Prussiens, ce qui ne fut ni difficile ni long, car nos auxiliaires,
+ayant le 2<sup>e</sup> léger en tête, se comportèrent vaillamment. L'ennemi
+perdit en tout 5 à 600 hommes morts ou prisonniers. Nous en perdîmes
+environ 200.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page514" name="page514"></a>(p. 514)</span> <span class="sidenote">Travaux pour consolider notre établissement sur la
+basse Vistule et dans le Nehrung.</span>
+
+<p>Après ce combat, notre établissement sur la basse Vistule et dans le
+Nehrung parut assuré. On s'appliqua néanmoins à le consolider. On
+éleva un double épaulement en terre, afin de se garder à la fois
+contre le fort et contre la place, et on l'étendit assez loin pour
+qu'il joignît, d'un côté le fleuve, de l'autre les bois qui couvraient
+cette partie du Nehrung. De vastes abatis rendirent ces bois presque
+inaccessibles. Un fort blockhaus fut placé au centre de nos
+retranchements. À ces précautions on ajouta une garde de chaloupes sur
+le canal et le fleuve, laquelle devait empêcher les embarcations
+ennemies de remonter ou de descendre la Vistule. Pendant que ces
+travaux s'exécutaient à la rive droite, les troupes du quartier
+général, à la rive gauche, descendant des hauteurs au bord de la
+Vistule, y avaient construit des redoutes, afin de croiser leurs feux
+avec ceux des troupes établies dans le Nehrung. On se garantit de ce
+côté par une gabionnade de 200 toises de longueur. Un brave officier
+nommé Tardiville, s'était logé avec une centaine d'hommes dans une
+maison au bord de la Vistule, et s'y soutenait malgré les projectiles
+de l'ennemi avec une telle opiniâtreté, que cette maison prit son nom
+pendant la durée du siége. Il restait à conquérir l'île de Holm pour
+que l'investissement fût complet et définitif. Mais, en attendant, les
+bâtiments ennemis ne pénétraient qu'avec peine jusqu'à Dantzig.
+Plusieurs barques en effet avaient été prises, et une corvette ayant
+essayé de remonter la Vistule, s'était vue arrêtée par le feu des deux
+rives. Les soldats conduits par un officier du génie nommé Lesecq,
+avaient sauté par-dessus <span class="pagenum"><a id="page515" name="page515"></a>(p. 515)</span> les retranchements, s'étaient placés
+à découvert sur la rive du fleuve, et, accablant de leur mousqueterie
+le bâtiment ennemi, l'avaient obligé à se retirer. Le capitaine Lesecq
+eut son sabre emporté par un biscaïen, sans être atteint lui-même.</p>
+
+<p>On était au 20 avril. Il y avait un mois et demi qu'on se trouvait
+devant la place, et 20 jours que la tranchée était ouverte. La grosse
+artillerie venait d'arriver, partie de Breslau, partie de Stettin,
+partie de Thorn et Varsovie. Il ne manquait que des munitions.
+Cependant on pouvait ouvrir le feu des batteries de la première et de
+la seconde <em>parallèle</em>.
+<span class="sidenote">Horrible tempête qui interrompt les travaux du siége.</span>
+On avait tout disposé pour le commencer le 20,
+lorsqu'une affreuse tempête d'équinoxe, apportant des torrents de
+neige, encombra les tranchées, et y interrompit le travail. Il fallut
+passer deux jours à les déblayer, et nos soldats bivouaqués en plein
+air, sous ce rude climat, rendu plus rude encore par un hiver retardé,
+eurent cruellement à souffrir.
+<span class="sidenote">Ouverture du feu dans la journée du 23 avril.</span>
+Enfin, le 23 dans la nuit,
+cinquante-huit bouches à feu, qui consistaient en mortiers, obusiers,
+pièces de vingt-quatre et de douze, tirèrent à la fois, et
+continuèrent à battre la place pendant toute la journée du 24.
+L'artillerie ennemie qui avait réservé ses moyens pour tenir tête à la
+nôtre, riposta vivement et avec assez de justesse. Mais après quelques
+heures de ce combat à coups de canon, supérieurement dirigé par le
+général Lariboisière, un grand nombre d'embrasures de l'ennemi furent
+bouleversées, beaucoup de ses pièces démontées, et un violent
+incendie, allumé par des obus partis de la fausse attaque, éclata dans
+l'intérieur de la ville.
+<span class="sidenote">Plusieurs incendies éclatent dans la ville, et sont éteints
+par la garnison.</span>
+On voyait des colonnes de fumée <span class="pagenum"><a id="page516" name="page516"></a>(p. 516)</span>
+s'élever à la hauteur des plus grands édifices, témoignage sinistre
+des ravages que nous avions causés. Néanmoins le maréchal Kalkreuth
+réussit à éteindre le feu, au moyen des eaux abondantes dont la ville
+était pourvue. Il ne parut nullement ébranlé. Le lendemain 25, le
+maréchal Lefebvre, pour sonder ses dispositions, lui fit annoncer
+qu'on allait tirer à boulets rouges. Il ne répondit pas. Alors on
+recommença le feu de toutes nos pièces avec plus d'énergie, et on
+alluma un nouvel incendie, encore éteint par le concours de la
+garnison et des habitants. Le feu violent de notre artillerie,
+attirant sur elle les projectiles ennemis, avait produit une diversion
+utile à nos travaux d'approche, qui, devenus plus faciles, avancèrent
+plus rapidement.
+<span class="sidenote">Commencement de la troisième parallèle dans la nuit du 25
+au 26 avril.</span>
+Grâce au dévouement des troupes du génie, creusant le
+sable au milieu des boulets qui bouleversaient la tête des sapes, qui
+emportaient les gabions et les sacs à terre, on poussa les <em>zigzags</em>
+jusqu'à la troisième <em>parallèle</em>, ouverte enfin dans la nuit du 25 au
+26 à la <em>sape volante</em>.</p>
+
+<span class="sidenote">Sortie de l'ennemi contre la troisième parallèle, dans la
+nuit du 27 avril.</span>
+
+<p>Dans la nuit du 26 au 27 on traça une grande partie de cette
+<em>parallèle</em>, toujours à la faveur du combat des deux artilleries.
+Malheureusement nous ne possédions pas une assez grande quantité de
+bouches à feu et de munitions. Nous tirions à peine deux mille coups
+par jour, quand l'ennemi en tirait trois mille. Nous avions beaucoup
+de pièces en fer, qui éclataient dans les mains de nos artilleurs, et
+faisaient autant de mal que les projectiles ennemis. Nos soldats
+suppléaient cependant à l'infériorité du nombre par la justesse du
+tir. Le 27, l'ennemi voulut reprendre l'offensive au moyen des
+sorties. Profitant <span class="pagenum"><a id="page517" name="page517"></a>(p. 517)</span> de ce que les travaux de la troisième
+<em>parallèle</em> n'étaient pas encore achevés, il résolut de les détruire,
+et suspendit tout à coup son feu vers les sept heures du soir. Cet
+indice fit présumer une entreprise de la part des assiégés. Des
+compagnies du 12<sup>e</sup> léger, récemment arrivé, furent placées à droite et
+à gauche, derrière des épaulements qui les cachaient. Six cents
+grenadiers prussiens, suivis de 200 travailleurs, s'avancèrent sur la
+<em>parallèle</em>, encore imparfaite et d'un accès facile. Un poste couché
+ventre à terre, les ayant aperçus, se retira, afin de les laisser
+pénétrer. Alors les compagnies du 12<sup>e</sup> léger s'élancèrent sur eux à
+l'improviste, les abordèrent à la baïonnette dans le fossé, et
+engagèrent un combat homme à homme. La lutte fut meurtrière, mais on
+les chassa, et 120 restèrent sur le carreau, morts ou blessés. On en
+prit un certain nombre, et on ramena les autres la baïonnette dans les
+reins jusqu'aux glacis de la place.</p>
+
+<span class="sidenote">Suspension d'armes de deux heures pour enterrer les morts,
+et ramasser les blessés.</span>
+
+<p>Le maréchal Kalkreuth demanda deux heures de suspension d'armes, pour
+enlever les morts et les blessés. Sur l'avis de l'artillerie et du
+génie, qui désiraient cette suspension d'armes, afin d'exécuter
+quelques reconnaissances, le maréchal Lefebvre l'accorda. Les généraux
+Lariboisière et Chasseloup coururent aussitôt sous les murs de la
+place, pour chercher des positions, d'où l'on pût battre plus sûrement
+les ouvrages des assiégés. Ces reconnaissances terminées, on se remit
+au travail, et on s'occupa d'établir de nouvelles batteries sur les
+points dont on avait fait choix, en ayant soin de les lier par des
+boyaux à nos tranchées.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page518" name="page518"></a>(p. 518)</span> Dans la nuit du 28 au 29, l'ennemi essaya encore une sortie,
+avec une colonne de 2 mille hommes, distribuée en trois détachements.
+Il marcha comme l'avant-veille sur notre troisième <em>parallèle</em>, dont
+il voulait à tout prix interrompre le travail. Deux compagnies du 19<sup>e</sup>
+de ligne, à l'aspect du premier détachement, se jetèrent sur lui à la
+baïonnette, le poussèrent jusqu'aux glacis du Hagelsberg, mais
+accueillies là par un feu très-vif, parti du chemin couvert, et
+enveloppées par le second détachement qu'elles n'avaient point aperçu,
+elles perdirent une quarantaine d'hommes. Néanmoins elles furent
+bientôt secourues et dégagées à temps. L'ennemi ramené nous laissa 70
+morts et 130 prisonniers.</p>
+
+<span class="sidenote">Perfectionnement de la troisième parallèle, et redoublement
+du feu de notre artillerie.</span>
+
+<p>Ces violents efforts tentés contre notre troisième <em>parallèle</em>, ne
+nous empêchèrent pas d'en perfectionner les travaux, de la prolonger à
+droite et à gauche, et de l'armer de batteries. De nouveaux convois
+récemment arrivés, avaient permis de mettre en batterie plus de
+quatre-vingts pièces de gros calibre.
+<span class="sidenote">On débouche de la troisième parallèle sur les saillants du
+Hagelsberg.</span>
+Dès cet instant le feu de
+l'artillerie redoubla, et on déboucha enfin de la troisième
+<em>parallèle</em>, par deux côtés, afin de se porter sur les saillants du
+Hagelsberg. Cet ouvrage se composait de deux bastions, entre lesquels
+se présentait une demi-lune. On chemina vers le saillant du bastion de
+gauche et vers le saillant de la demi-lune. Les travaux d'approche
+devinrent alors extrêmement meurtriers. L'ennemi, qui avait ménagé
+pour la fin du siége les plus grandes ressources de son artillerie, en
+dirigeait la meilleure partie sur nos travaux. Nos soldats du génie
+voyaient leurs sapes bouleversées et le sable mobile <span class="pagenum"><a id="page519" name="page519"></a>(p. 519)</span> qu'ils
+déplaçaient rejeté dans les tranchées par le choc de nombreux
+projectiles. Leur constance à travailler au milieu de ces périls était
+inébranlable. Nos troupes d'infanterie supportaient de leur côté
+d'horribles fatigues, car plus on approchait de la place, et plus il
+fallait confier la garde des tranchées à des soldats éprouvés. Sur
+quarante-huit heures, elles en passaient vingt-quatre, ou à
+travailler, ou à protéger ceux qui travaillaient.
+Nous n'avancions donc en ce moment qu'avec beaucoup de lenteur.
+<span class="sidenote">Mécontentement du maréchal Lefebvre.</span>
+Le maréchal Lefebvre
+qui commençait à perdre patience, s'en prenait à tout le monde, au
+génie dont il ne saisissait pas les combinaisons, à l'artillerie dont
+il n'appréciait pas les efforts, et surtout aux auxiliaires, qui lui
+rendaient beaucoup moins de services que les Français. Les Saxons se
+battaient bien, mais montraient peu de bonne volonté, particulièrement
+au travail. Les Badois n'étaient bons ni au travail, ni au feu. Les
+Polonais de nouvelle levée avaient du zèle, mais aucune habitude de la
+guerre. Les soldats de la légion du Nord, très-prompts dans les
+attaques, se dispersaient à la moindre résistance. Comme tous ces
+auxiliaires étaient enclins à la désertion, on avait soin de les
+pourvoir avec les magasins du quartier général, pour ne pas les
+laisser courir dans les villages environnants, de telle sorte qu'on
+était obligé de les nourrir beaucoup mieux que les Français,
+quoiqu'ils fussent loin de servir aussi bien.
+<span class="sidenote">Son langage à l'égard des auxiliaires.</span>
+Le maréchal Lefebvre
+parlait d'eux dans les termes les plus outrageants, disait sans cesse
+qu'ils ne savaient que manger, traitait de grimoire tous les
+raisonnements des ingénieurs, prétendait <span class="pagenum"><a id="page520" name="page520"></a>(p. 520)</span> qu'il en ferait plus
+qu'eux avec la poitrine de ses grenadiers, et voulait absolument
+mettre fin au siége au moyen d'un assaut général.</p>
+
+<p>Le projet était téméraire, car on se trouvait loin encore des ouvrages
+de la place, et, en s'élançant dans le fossé, on devait rencontrer ces
+redoutables palissades, qui remplaçaient à Dantzig les escarpes en
+maçonnerie. Le génie, comme il est d'usage dans les siéges, ne
+s'entendait pas avec l'artillerie. Il expliquait par la nature mobile
+du sol, par l'insuffisance de protection qu'il recevait de
+l'artillerie, par le trop petit nombre de bons travailleurs, la
+lenteur de ses cheminements. L'artillerie répondait qu'elle avait trop
+peu de bouches à feu, trop peu de munitions, pour égaler le feu de
+l'ennemi, et qu'elle ne pouvait mieux faire.
+<span class="sidenote">Le maréchal Lefebvre veut en finir par un assaut avant
+l'achèvement des travaux d'approche.</span>
+En conséquence, le
+maréchal, pour les mettre tous d'accord, proposa d'en finir en donnant
+l'assaut, avant même que les travaux d'approche fussent terminés. Le
+génie, qui perdait beaucoup de monde dans ces travaux, répondit que si
+l'artillerie voulait par une batterie de ricochet, renverser une
+rangée de palissades, il conduirait volontiers notre infanterie à
+l'assaut du Hagelsberg. Cependant comme les Russes, en 1724, avaient
+perdu cinq mille hommes devant Dantzig, dans une entreprise de ce
+genre, tentée par impatience, on n'osa pas risquer une pareille
+témérité sans prendre les ordres de l'Empereur.</p>
+
+<span class="sidedate">Mai 1807.</span>
+
+<span class="sidenote">On a recours à l'Empereur pour avoir son avis.</span>
+
+<p>Heureusement il était à une trentaine de lieues, et on pouvait avoir
+sa réponse en quarante-huit heures. Il serait même venu la donner en
+personne, si la présence du roi de Prusse et de l'empereur de Russie
+au quartier général de Bartenstein, ne lui eût fait <span class="pagenum"><a id="page521" name="page521"></a>(p. 521)</span> craindre
+de leur part quelque entreprise contre ses quartiers d'hiver.
+<span class="sidenote">Napoléon veut qu'on persiste dans l'emploi des moyens
+réguliers, et réprimande le maréchal Lefebvre.</span>
+Dès
+qu'il eut reçu la lettre du maréchal Lefebvre, il se hâta de modérer
+les ardeurs de ce vieux soldat, en lui adressant une forte réprimande.
+Il lui reprocha vivement son impatience, son dédain pour la science
+qu'il n'avait pas, son mauvais langage à l'égard des
+auxiliaires.&mdash;Vous ne savez, lui écrivit-il, que vous plaindre,
+injurier nos alliés, et changer d'avis au gré du premier venu. Vous
+vouliez des troupes, je vous en ai envoyé; je vous en prépare encore,
+et, <em>comme un ingrat</em>, vous continuez à vous plaindre, sans songer
+même à me remercier. Vous traitez les alliés, et notamment les
+Polonais et les Badois, sans aucun ménagement. Ils ne sont pas
+habitués au feu, mais cela viendra. Croyez-vous que nous fussions
+aussi braves en quatre-vingt-douze, que nous le sommes aujourd'hui,
+après quinze ans de guerre? Ayez donc de l'indulgence, vieux soldat
+que vous êtes, pour les jeunes soldats qui débutent, et qui n'ont pas
+encore votre sang-froid au milieu du danger. Le prince de Baden, que
+vous avez auprès de vous (ce prince s'était mis à la tête des Badois
+et assistait au siége de Dantzig), a voulu quitter les douceurs de la
+cour, pour mener ses troupes au feu. Témoignez-lui des égards, et
+tenez-lui compte d'un zèle que ses pareils n'imitent guère. La
+poitrine de vos grenadiers, que vous voulez mettre partout, ne
+renversera pas des murailles. Il faut laisser faire vos ingénieurs, et
+écouter les avis du général Chasseloup, qui est un savant homme et
+auquel vous ne devez pas ôter votre confiance, sur le dire du premier
+<em>petit critiqueur</em>, se mêlant <span class="pagenum"><a id="page522" name="page522"></a>(p. 522)</span> de juger ce qu'il est incapable
+de comprendre. Réservez le courage de vos grenadiers pour le moment où
+la science dira qu'on peut l'employer utilement, et, en attendant,
+sachez avoir de la patience. Quelques jours perdus, que je ne saurais
+du reste comment employer aujourd'hui, ne méritent pas que vous
+fassiez tuer quelques mille hommes, dont il est possible d'économiser
+la vie. Montrez le calme, la suite, l'aplomb, qui conviennent à votre
+âge. Votre gloire est dans la prise de Dantzig; prenez cette place et
+vous serez content de moi.&mdash;</p>
+
+<span class="sidenote">Continuation du siége conformément aux règles.</span>
+
+<p>Il n'en fallait pas davantage pour calmer le maréchal. Il se résigna
+donc à laisser continuer les opérations du siége selon toutes les
+règles de l'art. Bien qu'on eût porté le camp de Nehrung sur la basse
+Vistule, et qu'on eût barré le passage du canal et du fleuve,
+l'investissement ne pouvait devenir complet que par la prise de l'île
+de Holm, et ce n'était aussi que par la prise de cette île qu'on
+pouvait faire tomber une foule de redoutes, celle de Kalke-Schanze
+surtout, qui prenait nos tranchées à revers, les incommodait de son
+feu et en ralentissait le progrès, à cause des traverses qu'il fallait
+ajouter à nos ouvrages.
+<span class="sidenote">Occupation de l'île de Holm dans la nuit du 6 au 7 mai.</span>
+Sans avoir toutes les troupes qu'on aurait
+désirées pour pousser le siége rapidement, on en avait assez néanmoins
+pour faire une tentative sur l'île de Holm. La nuit du 6 au 7 mai fut
+consacrée à cette entreprise. Ordre fut donné au général Gardanne d'y
+concourir de son côté, en se portant vers le canal de Laake, et en
+essayant de le passer sur des radeaux. (Voir la carte n<sup>o</sup> 41.) Huit
+cents hommes, descendant de la gauche du quartier général sur le bord
+de la <span class="pagenum"><a id="page523" name="page523"></a>(p. 523)</span> Vistule, durent traverser le fleuve en deux fois et
+exécuter la principale attaque. À dix heures du soir, douze barques
+furent amenées vis-à-vis le village de Schellmühl, sans que l'ennemi
+s'en aperçût. À une heure de la nuit, les barques portant des
+détachements du régiment de la garde de Paris, des 2<sup>e</sup> et 12<sup>e</sup> légers,
+et cinquante soldats du génie, partirent de la rive gauche, et
+abordèrent dans l'île de Holm. L'ennemi dirigea sur les embarcations
+quelques coups de canon à mitraille. Nos troupes malgré ce feu
+s'élancèrent à terre. Les grenadiers de la garde de Paris coururent
+sur la redoute la plus rapprochée, sans tirer un coup de fusil, et
+l'enlevèrent aux Russes qui la défendaient. Au même instant, cent
+hommes du 2<sup>e</sup> léger, cent hommes du 12<sup>e</sup>, coururent également sur deux
+autres redoutes, l'une construite à la pointe de l'île, l'autre à une
+maison dite la <em>maison blanche</em>. Ils essuyèrent une première décharge,
+mais marchèrent si vite, qu'en quelques minutes les redoutes furent
+conquises et les Russes pris. Nos troupes s'élancèrent avec la même
+rapidité sur les autres ouvrages, et, en une demi-heure, eurent occupé
+la moitié de l'île, et fait cinq cents prisonniers. Pendant que cette
+opération s'achevait si promptement, les douze barques employées au
+passage de la Vistule amenaient une seconde colonne, composée de
+Badois et de soldats de la légion du Nord, laquelle prit à droite, et
+se dirigea vers la partie de l'île qui regarde la ville de Dantzig.
+Ces troupes, animées par l'exemple que venaient de leur donner les
+Français, se jetèrent hardiment sur les postes ennemis, les
+surprirent, les désarmèrent, et enlevèrent en un instant <span class="pagenum"><a id="page524" name="page524"></a>(p. 524)</span> 200
+hommes et 200 chevaux d'artillerie. Le général Gardanne avait de son
+côté passé dans l'île, en franchissant le canal de Laake. Dès lors
+cette conquête importante se trouvait assurée.</p>
+
+<span class="sidenote">Prise de la redoute de Kalke-Schanze.</span>
+
+<p>C'était une occasion favorable pour s'emparer de la redoute si
+incommode de Kalke-Schanze, prise et perdue au commencement du siége.
+(Voir la carte n<sup>o</sup> 41.) Cette redoute, entourée d'eau et ouverte à la
+gorge du côté de l'île de Holm, devait sa principale force à l'appui
+qu'elle recevait de cette île. Au moment même où nos deux colonnes
+envahissaient l'île de Holm, un détachement de Saxons et de soldats de
+la légion du Nord, conduit par le chef de bataillon Roumette, entra
+dans les fossés de la redoute avec de l'eau jusqu'aux aisselles, se
+jeta sur les palissades, les franchit, et, malgré une vive fusillade,
+resta maître de l'ouvrage, dans lequel on prit 180 Prussiens, 4
+officiers et plusieurs pièces de canon.</p>
+
+<p>Cette suite de coups de main nous valut 600 prisonniers, 17 bouches à
+feu, coûta 600 hommes morts ou blessés à l'ennemi, nous procura
+surtout la possession de l'île de Holm, qui complétait
+l'investissement de Dantzig, et faisait cesser des feux très-nuisibles
+pour nos tranchées. Grâce à la rapidité de l'exécution, notre perte
+avait été fort insignifiante.</p>
+
+<span class="sidenote">Assaut du chemin couvert au saillant de la demi-lune.</span>
+
+<p>Nos travaux d'approche étaient arrivés au saillant de la demi-lune. On
+avait ouvert une tranchée circulaire qui embrassait ce saillant et le
+débordait tant à droite qu'à gauche. Le moment était venu de donner
+l'assaut au <em>chemin couvert</em>. On appelle de ce nom le rebord
+intérieur du fossé, le long duquel les assiégés <span class="pagenum"><a id="page525" name="page525"></a>(p. 525)</span> circulent et
+se défendent, à l'abri d'une rangée de petites palissades. Dans la
+nuit du 7 au 8, un détachement du 19<sup>e</sup> de ligne et du 12<sup>e</sup> léger,
+précédé de cinquante soldats du génie armés de haches et de pelles,
+sous la conduite des officiers du génie Barthélemy et Beaulieu, du
+chef de bataillon d'infanterie Bertrand, déboucha par les deux
+extrémités de la tranchée circulaire, et s'avança vivement sur le
+chemin couvert. Une grêle de balles accueillit ce détachement. Les
+soldats du génie, marchant en tête, se jetèrent la hache à la main sur
+les palissades, et en abattirent quelques-unes. Nos fantassins,
+pénétrant à leur suite dans le chemin couvert, le parcoururent sous la
+mitraille qui pleuvait des murs de la place. Ils se portèrent ensuite
+sur les forts blockhaus qui avaient été construits dans les angles
+rentrants de l'enceinte. Mais ils essuyèrent un feu de mousqueterie
+tellement vif, qu'ils furent obligés de revenir au saillant de la
+demi-lune. Le chemin couvert n'en resta pas moins en leur possession.
+Pendant ce temps, les mineurs avaient couru de tous côtés, pour
+s'assurer qu'il n'y avait pas de mines commencées, et, suivant
+l'usage, disposées de manière à faire sauter le terrain conquis par
+les assiégeants. Un sergent du génie aperçut en effet au saillant de
+la demi-lune un puits de mine. Il s'y jeta, le sabre au poing, trouva
+douze Prussiens qui travaillaient à des rameaux de mine, et, profitant
+de la terreur que leur inspirait son apparition subite, les fit tous
+prisonniers. Il bouleversa ensuite l'ouvrage. Ce brave homme, dont le
+nom mérite d'être conservé, se nommait Chopot.</p>
+
+<p>L'assaut du chemin couvert, qui est toujours l'une <span class="pagenum"><a id="page526" name="page526"></a>(p. 526)</span> des
+opérations les plus meurtrières d'un siége régulier, nous coûta 17
+tués et 76 blessés, perte assez grande, si on songe au petit nombre
+d'hommes employés sur un terrain aussi étroit. Maîtres du chemin
+couvert de la demi-lune, nous étions établis au bord du fossé. Il
+fallait y descendre, renverser ensuite la rangée de grandes
+palissades, qui en occupait le fond, puis enlever d'assaut les talus
+gazonnés, qui tenaient lieu d'escarpes en maçonnerie. Ce n'étaient pas
+là des entreprises faciles. Il fallait d'ailleurs exécuter au saillant
+du bastion de gauche la même opération que nous venions d'exécuter au
+saillant de la demi-lune, pour n'être pas mitraillés de flanc par ce
+bastion, quand nous attaquerions la demi-lune elle-même.</p>
+
+<span class="sidenote">Travaux d'approche dirigés vers le bastion de gauche.</span>
+
+<p>On s'établit donc sur le fossé, on s'y couvrit avec les précautions
+ordinaires, et l'on continua de cheminer vers la gauche, pour
+s'approcher du saillant du bastion. Les journées des 8, 9, 10, 11, 12
+et 13 mai, furent employées à ce travail, devenu horriblement
+dangereux, car, à cette proximité, les boulets de l'ennemi
+bouleversaient les sapes, pénétraient dans les tranchées, y
+emportaient les hommes, et souvent faisaient écrouler sur eux les
+épaulements qu'ils avaient laborieusement élevés. La mousqueterie
+n'était pas à cette distance d'un effet moins terrible que
+l'artillerie. Le sable que nos soldats remuaient s'éboulait à chaque
+instant, et il fallait recommencer plusieurs fois les mêmes ouvrages.
+Enfin, les nuits devenues très-courtes en mai, car tout le monde sait
+que plus on approche du pôle, plus les nuits sont longues en hiver,
+courtes en été, nous laissaient à peine quatre <span class="pagenum"><a id="page527" name="page527"></a>(p. 527)</span> heures de
+travail sur vingt-quatre. Le maréchal Lefebvre, toujours plus
+impatient, demandait instamment qu'on lui rendît l'assaut praticable,
+en abattant la ligne de palissades qui garnissait le fond du fossé. Le
+génie disait que c'était à l'artillerie à les détruire par des coups
+de ricochet. L'artillerie, craignant que le terrain ne fût miné,
+répondait qu'elle n'avait pas de place pour ses batteries. La
+difficulté que nous rencontrions ici était une preuve des propriétés
+défensives du bois, car, parvenus au bord du fossé, si nous avions eu
+en face une muraille en maçonnerie, au lieu d'une rangée de
+palissades, nous eussions établi une batterie de brèche, démoli cette
+muraille en quarante-huit heures, rempli le fossé de ses débris et
+monté à l'assaut. Mais le boulet fracassait la tête de quelques-unes
+de ces palissades, souvent les écorchait à peine et n'en renversait
+aucune. L'instant décisif approchait; l'impatience était extrême; l'on
+touchait à ce moment d'un siége où l'assiégé fait ses derniers efforts
+de résistance, et où l'assiégeant, pour en finir, est disposé à tenter
+les plus grands coups d'audace.</p>
+
+<span class="sidenote">Nouvelle d'un secours apporté à la place.</span>
+
+<p>Mais soudain la nouvelle se répandit chez les assiégés comme chez les
+assiégeants, qu'une armée russe arrivait au secours de Dantzig. Il y
+avait long-temps en effet que ce secours était promis, et on avait
+lieu de s'étonner qu'il ne fût pas encore arrivé. Les souverains de
+Prusse et de Russie, réunis alors à leur quartier général, savaient
+dans quel péril se trouvait Dantzig. Ils n'ignoraient pas de quelle
+importance il était pour eux d'en empêcher la conquête, car, tant
+qu'ils conservaient cette place, ils tenaient en échec <span class="pagenum"><a id="page528" name="page528"></a>(p. 528)</span> la
+gauche de Napoléon, ils rendaient précaire son établissement sur la
+Vistule, ils l'obligeaient à se priver de vingt-cinq mille hommes,
+employés ou au blocus ou au siége; ils lui fermaient enfin le plus
+vaste dépôt de subsistances qui existât dans le Nord. S'ils devaient
+tôt ou tard reprendre l'offensive, il valait la peine de se hâter pour
+un motif aussi grave.
+<span class="sidenote">Diverses manières de secourir Dantzig.</span>
+Ils avaient pour secourir Dantzig deux moyens
+directs: ou d'attaquer Napoléon sur la Passarge, afin de lui enlever
+les positions à l'abri desquelles il couvrait le siége, ou bien
+d'expédier un corps considérable, soit par terre en suivant le
+Nehrung, soit par mer en embarquant leurs troupes à K&oelig;nigsberg,
+pour les débarquer au fort de Weichselmünde.
+<span class="sidenote">Les Anglais, malgré beaucoup de promesses, ne font rien
+pour leurs alliés.</span>
+Il y avait bien aussi un
+troisième moyen, mais qui ne dépendait pas d'eux, c'était un
+débarquement de vingt cinq mille Anglais, débarquement cent fois
+promis, cent fois annoncé, jamais exécuté. Il est certain que si les
+Anglais avaient tenu parole à leurs alliés, et, qu'au lieu de garder
+une partie de leurs forces en Angleterre, pour faire face au camp de
+Boulogne, d'en envoyer une autre à Alexandrie pour mettre la main sur
+l'Égypte, et une autre encore sur les bords de la Plata pour s'emparer
+des colonies espagnoles, ils eussent jeté une armée soit à Stralsund,
+soit à Dantzig, lorsque nous avions à peine trois ou quatre régiments
+français dispersés dans la Poméranie, ils auraient pu changer le cours
+des événements, ou du moins nous causer de grands embarras. Napoléon,
+en effet, se serait vu forcé de détacher vingt mille hommes de la
+grande armée, et, si on l'eût attaqué dans ce même moment sur la
+Passarge, il aurait été privé <span class="pagenum"><a id="page529" name="page529"></a>(p. 529)</span> d'une notable portion de ses
+forces pour tenir tête à la principale armée russe.</p>
+
+<p>Mais les Anglais ne songeaient pas à venir en aide à leurs alliés.
+Mettre le pied sur le continent les effrayait trop. Employer leurs
+troupes à prendre des colonies leur convenait davantage. D'ailleurs un
+changement de ministère, dont nous ferons connaître bientôt les causes
+et les effets, rendait à Londres toutes les résolutions incertaines.
+Le seul secours envoyé à Dantzig fut celui de trois corvettes,
+chargées de munitions, et commandées par des officiers intrépides, qui
+avaient ordre de remonter la Vistule pour pénétrer à tout prix dans la
+place.</p>
+
+<span class="sidenote">Les souverains de Prusse et de Russie, réunis à
+Bartenstein, délibèrent sur les moyens de secourir Dantzig.</span>
+
+<p>Il ne fallait donc compter que sur les troupes prussiennes et russes
+pour secourir efficacement Dantzig. Les deux souverains, réunis à
+Bartenstein, en délibérèrent avec leurs généraux, et eurent la plus
+grande peine à se mettre d'accord. Une raison, le défaut de vivres,
+s'opposait au projet qui aurait été le plus convenable, et qui aurait
+consisté à reprendre immédiatement les opérations actives. La terre
+n'était pas encore assez fécondée par le soleil, pour suffire à la
+nourriture des hommes et des chevaux. On avait peu de magasins, on
+pouvait tout au plus fournir du grain et de la viande aux hommes, et
+quant aux chevaux, on était réduit à leur donner à manger le chaume
+qui recouvrait les huttes des paysans de la vieille Prusse. On pensait
+donc qu'il fallait attendre que l'herbe fût assez haute pour nourrir
+les chevaux. C'était la même raison qui retenait Napoléon sur la
+Passarge. Mais lui n'avait pas une place importante à sauver; chaque
+<span class="pagenum"><a id="page530" name="page530"></a>(p. 530)</span> jour au contraire lui apportait des forces, et lui permettait
+de faire un pas de plus vers les murs de Dantzig.</p>
+
+<span class="sidenote">On se décide à envoyer un secours de quelques mille hommes
+à Dantzig, soit par le Nehrung, soit par la mer.</span>
+
+<p>Dans cette situation, les deux souverains alliés adoptèrent de tous
+les moyens de secours le plus médiocre, et résolurent d'envoyer une
+dizaine de mille hommes, moitié par la langue de terre du Nehrung,
+moitié par la mer et le fort de Weichselmünde. Le projet était de
+forcer la ligne d'investissement, d'enlever le camp français du
+Nehrung, en débouchant sur ce camp, soit du fort de Weichselmünde,
+soit du Nehrung même par la route de K&oelig;nigsberg, de pénétrer
+ensuite dans l'île de Holm, de rétablir les communications avec
+Dantzig, d'entrer dans la place, et, si on réussissait dans toutes ces
+opérations, de faire une sortie générale contre le corps assiégeant,
+pour détruire ses travaux, et le contraindre à lever le siége. Il
+aurait fallu pour cela beaucoup plus de dix mille hommes, et surtout
+qu'ils fussent très-habilement conduits.</p>
+
+<span class="sidenote">Un corps de troupes légères et de cavalerie, marche sur
+Dantzig par le Nehrung.</span>
+
+<p>Un corps prussien et russe, composé en grande partie de cavalerie,
+sous la conduite du colonel Bulow, dut traverser dans des chaloupes la
+passe de Pillau, aborder à la pointe du Nehrung, et cheminer sur cet
+étroit banc de sable, pendant les vingt lieues qui séparent Pillau de
+Dantzig.
+<span class="sidenote">Un corps d'infanterie russe est embarqué à Pillau, et
+envoyé par mer à Weichselmünde.</span>
+Huit mille hommes, pour la plupart Russes, furent embarqués à
+Pillau sur des bâtiments de transport, et escortés par des vaisseaux
+de guerre anglais jusqu'au fort de Weichselmünde. Ils étaient sous les
+ordres du général Kamenski, le fils de ce vieux général, qui avait un
+instant commandé l'armée russe, au début de la campagne <span class="pagenum"><a id="page531" name="page531"></a>(p. 531)</span>
+d'hiver. Arrivés le 12 mai à l'embouchure de la Vistule, ils furent
+débarqués sur les jetées extérieures, sous la protection du canon de
+Weichselmünde. Pendant ce même temps, des démonstrations avaient lieu
+contre tous nos quartiers d'hiver. On simulait devant Masséna un
+passage du Bug, comme si on avait voulu agir à l'autre extrémité du
+théâtre de la guerre. On faisait circuler beaucoup de patrouilles en
+face de nos cantonnements de la Passarge. Enfin le corps destiné à
+parcourir le Nehrung se portait rapidement sur les postes détachés que
+nous avions à l'extrémité de ce banc de sable, et les obligeait à se
+replier.</p>
+
+<span class="sidenote">Inquiétudes du maréchal Lefebvre en apprenant la tentative
+des Russes pour secourir Dantzig.</span>
+
+<p>Le rassemblement à Pillau des deux corps, qui devaient, par des voies
+diverses, aller au secours de Dantzig, avait été signalé. Des bruits
+sortis de la place assiégée avaient confirmé les nouvelles de Pillau,
+et c'était assez pour jeter le maréchal Lefebvre dans les plus vives
+anxiétés. Il s'était hâté, sans même recourir à l'Empereur, d'appeler
+à lui le général Oudinot, qui se trouvait dans l'île de Nogath avec la
+division des grenadiers, laquelle devait faire partie du corps de
+réserve destiné au maréchal Lannes. Il avait en même temps écrit de
+tous côtés, pour demander du secours aux chefs de troupes placés dans
+son voisinage.</p>
+
+<p>Mais Napoléon, à qui vingt-quatre heures suffisaient pour expédier un
+courrier de Finkenstein à Dantzig, avait d'avance pourvu à tout. Il
+réprimanda le maréchal Lefebvre, du reste avec douceur, pour cette
+manière d'agir. Il le rassura par la nouvelle de prompts secours,
+lesquels préparés de longue <span class="pagenum"><a id="page532" name="page532"></a>(p. 532)</span> main, ne pouvaient manquer
+d'arriver à temps. Napoléon était peu ému des puériles démonstrations
+faites sur sa droite, car il savait trop bien discerner à la guerre la
+feinte des projets réels, pour qu'il fût possible de l'abuser. Il
+avait d'ailleurs bientôt appris d'une manière certaine, qu'on se
+bornerait à diriger sur Dantzig un gros détachement, soit par le
+Nehrung, soit par la mer, et il avait proportionné ses précautions à
+la gravité du danger.</p>
+
+<span class="sidenote">Renforts envoyés au maréchal Lefebvre.</span>
+
+<p>Le maréchal Mortier, devenu entièrement disponible, par la conclusion
+définitive de l'armistice avec les Suédois, avait reçu l'ordre de
+hâter sa marche, et de se faire précéder à Dantzig par une portion de
+ses troupes. En conséquence de cet ordre, le 72<sup>e</sup> de ligne venait
+d'arriver au camp du maréchal Lefebvre, au moment des plus grandes
+agitations de celui-ci. La réserve du maréchal Lannes, préparée dans
+l'île de Nogath, commençait à se former, et, en attendant, la belle
+division des grenadiers Oudinot, qui en était le noyau, avait été
+placée entre Marienbourg et Dirschau, à deux ou trois marches de
+Dantzig. Le 3<sup>e</sup> de ligne, tiré de Braunau, et fort de 3,400 hommes,
+stationnait aussi dans l'île de Nogath. Les ressources étaient donc
+très-suffisantes. Napoléon ordonna à l'une des brigades du général
+Oudinot de se porter à Furstenwerder, d'y jeter un pont, et de se
+tenir prête à passer le bras de la Vistule, qui sépare l'île de Nogath
+du Nehrung. (Voir la carte n<sup>o</sup> 38.) La cavalerie étant répandue
+surtout dans les pâturages de la basse Vistule, aux environs d'Elbing,
+il ordonna au général Beaumont de prendre un millier de dragons, de
+se porter à Furstenwerder, <span class="pagenum"><a id="page533" name="page533"></a>(p. 533)</span> de laisser filer le corps ennemi
+qui cheminait sur le Nehrung, de le couper lorsqu'il aurait dépassé
+Furstenwerder, et de lui faire le plus de prisonniers qu'il pourrait.
+Enfin il enjoignit au maréchal Lannes de marcher avec les grenadiers
+Oudinot sur Dantzig, de n'y point fatiguer ses troupes en les
+employant aux travaux de siége, mais de les tenir en réserve pour les
+précipiter sur les Russes, dès qu'ils essayeraient de prendre terre
+aux environs de Weichselmünde.</p>
+
+<p>Ces dispositions prescrites à temps, grâce à une prévoyance qui
+faisait tout à propos, amenèrent autour de Dantzig plus de troupes
+qu'il n'en fallait pour conjurer le péril.
+<span class="sidenote">Débarquement des troupes russes à Weichselmünde le 12 mai.</span>
+Les Russes avaient commencé
+à débarquer le 12 mai. Des hauteurs sablonneuses que nous occupions,
+on les voyait distinctement sur les jetées du fort de Weichselmünde.
+Ils ne furent entièrement débarqués et réunis en avant de
+Weichselmünde, que le 14 au soir. Des avis réitérés, adressés dans
+l'intervalle au maréchal Lannes, lui firent hâter sa marche, et, le
+14, il arrivait sous les murs de Dantzig avec les grenadiers Oudinot,
+moins les deux bataillons laissés à Furstenwerder. Le 72<sup>e</sup> était déjà
+au camp. Le maréchal Mortier avec le reste de son corps se trouvait à
+une marche en arrière.</p>
+
+<p>Le maréchal Lefebvre, rassuré par ces renforts, avait envoyé au
+général Gardanne, qui commandait le camp de la basse Vistule dans le
+Nehrung, le régiment de la garde municipale de Paris, et attendait,
+avant de lui expédier de nouveaux secours, que le dessein des Russes
+fût clairement dévoilé, car ils pouvaient déboucher du fort de
+Weichselmünde, ou sur <span class="pagenum"><a id="page534" name="page534"></a>(p. 534)</span> la rive droite, pour attaquer le camp
+du général Gardanne, ou sur la rive gauche, pour attaquer le quartier
+général.</p>
+
+<span class="sidenote">Vains efforts des Russes pour débloquer Dantzig, et
+brillant combat du 15 mai.</span>
+
+<p>Le 15 mai, à trois heures du matin, les Russes sortirent, au nombre de
+7 à 8 mille hommes, du fort de Weichselmünde, et marchèrent à
+l'attaque de nos positions du Nehrung. (Voir la carte n<sup>o</sup> 41.) Ces
+positions commençaient à la pointe de l'île de Holm, là même où le
+canal de Laake se réunit à la Vistule, s'étendaient sous forme
+d'épaulement palissadé jusqu'au bois qui couvre cette partie du
+Nehrung, étaient protégées en cet endroit par de nombreux abatis, et
+finissaient à des dunes de sable le long de la mer. Le général
+Schramm, passé sous les ordres du général Gardanne, défendait cette
+ligne avec un bataillon du 2<sup>e</sup> léger, un détachement du régiment de la
+garde de Paris, un bataillon saxon, une partie du 19<sup>e</sup> de chasseurs,
+et quelques Polonais à cheval sous le capitaine Sokolniki, qu'on a
+déjà vu se distinguer à ce siége. Le général Gardanne se tenait en
+arrière avec le reste de ses forces, soit pour venir au secours des
+troupes qui défendaient les retranchements, soit pour parer à une
+sortie de la place. Le maréchal Lefebvre, en apercevant des hauteurs
+du Zigankenberg le mouvement des Russes, lui avait envoyé, dès le
+matin, un bataillon du 12<sup>e</sup> léger. Un peu après, le maréchal Lannes
+était parti lui-même avec quatre bataillons de la division d'Oudinot,
+et avait cheminé sur les digues qui traversaient le pays plat situé à
+notre droite, le génie n'ayant pas encore pu établir un pont vers
+notre gauche, pour communiquer directement <span class="pagenum"><a id="page535" name="page535"></a>(p. 535)</span> avec le camp du
+Nehrung par la basse Vistule.</p>
+
+<p>Les Russes s'avancèrent en trois colonnes, l'une dirigée le long de la
+Vistule en face de nos redoutes, la seconde contre le bois et les
+abatis qui en garantissaient l'accès, la troisième composée de
+cavalerie destinée à longer la mer. Une quatrième était restée en
+réserve, pour porter secours à celle des trois qui faiblirait. Les
+corvettes anglaises, arrivées en même temps, devaient pour leur part
+remonter la Vistule, détruire les ponts dont on supposait l'existence,
+prendre nos ouvrages à revers, et seconder le mouvement des Russes par
+le feu de 60 pièces de gros calibre. Mais le vent ne favorisa pas
+cette disposition, et les corvettes demeurèrent forcément à
+l'embouchure de la Vistule.</p>
+
+<p>Les colonnes russes marchèrent avec vigueur à l'attaque de nos
+positions. Nos soldats placés derrière des retranchements en terre,
+les attendirent avec sang-froid, et les fusillèrent de très-près. Les
+Russes n'en furent pas ébranlés, s'approchèrent jusqu'au pied des
+redoutes, mais ne purent les franchir. À chaque tentative repoussée,
+nos soldats sautaient par-dessus les retranchements, et poursuivaient
+les Russes à la baïonnette. La colonne qui s'était dirigée sur les
+abatis, ayant un obstacle moins solide à vaincre, essaya de pénétrer
+dans le bois, et de s'y établir. Elle fut arrêtée comme la première,
+mais elle revint à la charge, et engagea une suite de combats corps à
+corps avec nos troupes. La lutte sur ce point fut longue et opiniâtre.
+La colonne de cavalerie, chargée de longer la mer, resta en
+observation devant nos détachements de cavalerie, sans faire aucun
+mouvement <span class="pagenum"><a id="page536" name="page536"></a>(p. 536)</span> sérieux. L'action durait depuis plusieurs heures,
+et nos troupes employées à la défense des ouvrages, ne comptant pas
+plus de 2,000 hommes, en face de 7 à 8 mille, car le général Gardanne
+était obligé de veiller avec le reste sur les débouchés de la place,
+nos troupes étaient épuisées, et elles auraient fini par succomber
+sous ces attaques réitérées, si un bataillon de la garde de Paris,
+envoyé par le général Gardanne, et le bataillon du 12<sup>e</sup> léger parti du
+quartier général, ne leur eussent apporté un secours décisif. Ces
+braves bataillons dirigés par le général Schramm se jetèrent sur les
+Russes et les repoussèrent. Tout le monde, ranimé par cet exemple,
+s'élança sur eux, et on les ramena jusqu'aux glacis du fort de
+Weichselmünde.</p>
+
+<p>Cependant le général Kamenski avait ordre de faire les plus grands
+efforts pour secourir Dantzig. Il ne voulut donc pas se renfermer dans
+le fort, sans avoir essayé une dernière tentative. Il joignit aux
+troupes qui venaient de combattre la réserve qui n'avait pas encore
+donné, et s'avança de nouveau sur nos retranchements, si vivement, si
+infructueusement attaqués. Mais il était trop tard. Le maréchal Lannes
+et le général Oudinot avaient amené au général Schramm le renfort de
+quatre bataillons de grenadiers. Il leur suffit d'un seul de ces
+quatre bataillons pour mettre fin au combat. Le général Oudinot, à la
+tête de ce bataillon, ralliant autour de lui la masse de nos troupes,
+puis les ramenant en avant, culbuta les Russes, et encore une fois les
+poussa la baïonnette dans les reins jusque sur les glacis du fort de
+Weichselmünde, où il les contraignit à se <span class="pagenum"><a id="page537" name="page537"></a>(p. 537)</span> renfermer
+définitivement. Cette action devait être et fut la dernière.</p>
+
+<p>Les Russes laissèrent deux mille hommes sur le champ de bataille, la
+plupart morts ou blessés, quelques-uns prisonniers. Notre perte à nous
+fut de 300 hommes hors de combat. Le général Oudinot eut un cheval tué
+par un boulet, qui, passant entre lui et le maréchal Lannes, faillit
+tuer ce dernier. Le moment n'était pas encore arrivé où l'illustre
+maréchal devait succomber à tant d'exploits répétés! La destinée,
+avant de le frapper, lui réservait encore de brillantes journées.</p>
+
+<span class="sidenote">Tentatives des corvettes anglaises pour forcer la Vistule,
+et jeter des munitions dans la place.</span>
+
+<p>Dès lors, le maréchal Lefebvre ne pouvait plus conserver
+d'inquiétudes, ni le maréchal Kalkreuth d'espérances. Cependant les
+commandants des corvettes envoyées d'Angleterre pour secourir Dantzig
+tenaient à exécuter leurs instructions. La place ayant surtout besoin
+de munitions, le capitaine de la <em>Dauntless</em> voulut profiter d'une
+forte brise du nord pour remonter la Vistule. Mais à peine avait-il
+dépassé le fort de Weichselmünde et approché de nos redoutes, qu'il
+fut assailli par un feu violent d'artillerie. Les troupes sortirent
+des retranchements, et, joignant le feu de la mousqueterie à celui du
+canon, mirent la corvette anglaise dans un tel état, que bientôt elle
+fut réduite à l'impossibilité de gouverner.
+<span class="sidenote">L'une de ces corvettes est prise.</span>
+Elle vint échouer sur un
+banc de sable, où elle fut obligée d'amener son pavillon. Elle
+contenait une grande quantité de poudre et des dépêches pour le
+maréchal Kalkreuth.</p>
+
+<span class="sidenote">Difficultés des derniers travaux d'approche.</span>
+
+<p>La place restait donc absolument abandonnée à elle-même.
+Malheureusement les opérations du siége devenaient à chaque instant
+plus difficiles. On était <span class="pagenum"><a id="page538" name="page538"></a>(p. 538)</span> logé au bord du fossé; on avait
+entrepris déjà d'y descendre; mais la nature de ce sol, qui s'éboulait
+sans cesse, l'immense quantité d'artillerie dont disposait l'ennemi,
+et qui lui permettait d'accabler nos tranchées de ses bombes,
+rendaient les travaux aussi lents que périlleux.
+<span class="sidenote">Descente du fossé.</span>
+Il fallait cependant,
+quoi qu'il pût en coûter, parvenir dans le fond du fossé, et aller, la
+hache à la main, couper une assez large rangée de palissades, pour
+ouvrir le chemin aux colonnes d'attaque. On commença donc à descendre
+dans le fossé en se servant de passages blindés, c'est-à-dire, en
+s'avançant sous des châssis couverts de terre et de fascines.
+Plusieurs fois les bombes de l'ennemi percèrent les blindages et
+écrasèrent les hommes qu'ils abritaient. Mais rien ne pouvait
+décourager nos troupes du génie. Sur six cents soldats de cette arme,
+près de trois cents avaient succombé. La moitié des officiers étaient
+morts ou blessés. Au nombre des obstacles qu'on avait à vaincre, se
+trouvait le blockhaus construit dans l'angle rentrant que la demi-lune
+formait avec le bastion. On résolut de faire sauter par la mine cet
+ouvrage qui résistait même au boulet. Une mine qui n'avait pas été
+poussée assez près du blockhaus éclata, le couvrit de terre, mais le
+rendit plus difficile encore à détruire. On s'établit alors sur
+l'entonnoir de la mine, on déblaya sous le feu de l'ennemi la terre
+qui entourait le blockhaus, auquel on mit le feu, et dont on finit
+ainsi par se délivrer.</p>
+
+<p>Lorsqu'on fut parvenu au fond du fossé, plusieurs soldats du génie
+essayèrent d'aller, sous le feu même de la place, couper quelques
+palissades. Il leur fallut <span class="pagenum"><a id="page539" name="page539"></a>(p. 539)</span> une demi-heure pour en détruire
+trois. Ainsi l'opération devait être des plus longues et des plus
+meurtrières. On était arrivé au 18 mai. Il y avait quarante-huit jours
+que la tranchée était ouverte. On n'avait aucun reproche à faire au
+corps du génie, qui se conduisait avec un dévouement admirable.
+<span class="sidenote">Doutes élevés au dernier moment sur le choix du point
+d'attaque.</span>
+Quelques détracteurs s'en prenaient des lenteurs du siége au général
+Chasseloup. Le général Kirgener, qui dirigeait en second les travaux,
+et qui avait conçu d'autres idées sur le choix du point d'attaque, ne
+cessait de répéter au maréchal Lefebvre, que le Hagelsberg avait été
+mal choisi, et que c'était là l'unique cause de tous les retards qu'on
+éprouvait. Il le répéta si souvent, que le maréchal Lefebvre,
+finissant par le croire, écrivit à l'Empereur le 18 mai, pour se
+plaindre du général Chasseloup, et pour attribuer la longue résistance
+de la place au mauvais choix du point d'attaque, disant que le
+Bischoffsberg eut présenté bien moins de difficultés.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon veut qu'on persiste dans le choix qu'on a fait du
+Hagelsberg, et met fin aux divagations du maréchal Lefebvre.</span>
+
+<p>La plainte dans ce moment ne remédiait à rien, eût-elle été aussi
+fondée qu'elle l'était peu. Mais Napoléon, qui ne cessait de veiller
+au siége, ne fit pas attendre sa réponse.&mdash;Je vous croyais, écrivit-il
+au maréchal Lefebvre, <em>plus de caractère et d'opinion</em>. Est-ce à la
+fin d'un siége qu'il faut se laisser persuader par des inférieurs, que
+le point d'attaque est à changer, décourager ainsi l'armée, et
+<em>déconsidérer son propre jugement</em>? Le Hagelsberg est bien choisi.
+C'est par le Hagelsberg que Dantzig a toujours été attaqué. Donnez
+votre confiance à Chasseloup, qui est le plus habile, le plus
+expérimenté de vos ingénieurs; ne prenez conseil que de <span class="pagenum"><a id="page540" name="page540"></a>(p. 540)</span> lui
+et de Lariboisière, <em>et chassez tous les petits critiqueurs</em>.&mdash;</p>
+
+<p>Le maréchal Lefebvre fut donc obligé de persister dans le premier
+choix et d'attendre les effets lents, mais sûrs, d'un art qui lui
+était étranger. Les troupes du génie, se prodiguant, étaient parvenues
+d'un côté au fond du fossé de la demi-lune, et de l'autre au fond du
+fossé du bastion, forcées, vu l'espace étroit où elles agissaient, de
+travailler sous les bombes, et de défendre elles-mêmes les travaux
+contre les sorties de la place. Enfin, à la face du bastion de gauche,
+qu'on attaquait en même temps que la demi-lune, elles avaient, tantôt
+avec des feux de fascines, tantôt avec des sacs à poudre, tantôt aussi
+avec la hache, détruit les palissades, sur une largeur de
+quatre-vingt-dix pieds.
+<span class="sidenote">Les troupes du génie ayant ouvert un passage de 90 pieds
+dans la rangée des palissades, l'assaut est résolu pour le 21 mai.</span>
+C'était assez pour donner passage aux colonnes
+d'assaut. Ce moment était impatiemment attendu par les troupes.
+L'assaut fut résolu pour le 21 mai au soir. Plusieurs colonnes, au
+nombre de quatre mille hommes, furent amenées dans le fossé, conduites
+successivement au pied du talus en terre qui s'élevait derrière les
+palissades, afin qu'elles vissent d'avance l'ouvrage à escalader, et
+qu'elles apprissent la manière de le gravir. Remplies d'ardeur à cet
+aspect, elles demandaient à grands cris qu'on leur permît de s'élancer
+à l'assaut. Trois énormes poutres suspendues par des cordes, au sommet
+des talus en terre, étaient prêtes à rouler sur les assaillants. Un
+brave soldat, dont l'histoire doit dire le nom, François Vallé,
+chasseur du 12<sup>e</sup> léger, qui avait plusieurs fois aidé les travailleurs
+du génie à arracher les palissades, offrit d'aller couper les cordes
+<span class="pagenum"><a id="page541" name="page541"></a>(p. 541)</span> qui soutenaient ces poutres, afin d'en opérer la chute avant
+l'assaut. Il se saisit d'une hache, gravit les escarpes gazonnées,
+coupa les cordes, et ne fut atteint d'une balle qu'en terminant cet
+acte d'héroïsme. Ajoutons qu'il ne fut pas frappé mortellement.</p>
+
+<span class="sidenote">Le maréchal Kalkreuth demande à capituler.</span>
+
+<p>L'heure de l'assaut approchait enfin, lorsque tout à coup on apprit
+avec grand regret que le maréchal Kalkreuth demandait à capituler.</p>
+
+<p>En effet, le colonel Lacoste s'était présenté en parlementaire, pour
+remettre au maréchal Kalkreuth les lettres à son adresse, qu'on avait
+trouvées sur la corvette anglaise, récemment prise. Il arrivait fort à
+propos pour offrir au lieutenant de Frédéric l'occasion honorable de
+proposer une capitulation, devenue nécessaire. Le maréchal lia
+conversation avec le colonel, reconnut la nécessité de se rendre, mais
+réclama pour la garnison de Dantzig les conditions que la garnison de
+Mayence avait obtenues autrefois de lui, c'est-à-dire la faculté de
+sortir sans être prisonnière de guerre, sans déposer les armes, et
+avec le seul engagement de ne pas servir contre la France avant une
+année. Le maréchal Lefebvre souscrivit à ces conditions, car il
+craignait fort de voir le siége se prolonger; mais il demanda le temps
+de consulter Napoléon. Celui-ci n'était pas si pressé, car il tenait
+les Russes en respect sur la Passarge, et il aurait volontiers
+sacrifié quelques jours de plus, pour faire un corps d'armée
+prisonnier, ne comptant guère sur l'engagement que prenaient les
+troupes ennemies de ne pas servir avant une année. Il exprima donc un
+certain regret, mais consentit à la capitulation proposée, en
+ordonnant au maréchal Lefebvre de dire à <span class="pagenum"><a id="page542" name="page542"></a>(p. 542)</span> M. de Kalkreuth, que
+c'était par considération pour lui, pour son âge, pour ses glorieux
+services, et pour sa manière courtoise de traiter les Français, qu'on
+accordait de si belles conditions. La capitulation fut signée et
+exécutée le 26.</p>
+
+<span class="sidenote">Le 26 mai, au matin, le maréchal Lefebvre fait sont entrée
+dans la place de Dantzig.</span>
+
+<p>Le 26 au matin, le maréchal Lefebvre entra dans la place. Il avait
+offert au maréchal Lannes, au maréchal Mortier, arrivés depuis
+quelques jours, d'y entrer avec lui; mais ceux-ci ne voulurent pas lui
+disputer un honneur qui lui appartenait, et qu'il avait mérité sinon
+par son savoir, au moins par sa bravoure, et par sa constance à vivre
+deux mois dans ces formidables tranchées. Il fit donc son entrée à la
+tête d'un détachement de toutes les troupes qui avaient concouru au
+siége. Celles du génie marchaient naturellement les premières. Cette
+distinction leur était due à tous les titres, car, sur 600 hommes du
+génie, la moitié environ avait été mise hors de combat. Aussi Napoléon
+publia-t-il immédiatement l'ordre du jour suivant:</p>
+
+<div class="quote">
+<p class="date">«Finkenstein, 26 mai 1807.</p>
+
+ <p>»La place de Dantzig a capitulé, et nos troupes y sont entrées
+ aujourd'hui à midi.</p>
+
+ <p>»Sa Majesté témoigne sa satisfaction aux troupes assiégeantes.
+ Les sapeurs se sont couverts de gloire.»</p>
+</div>
+
+<span class="sidenote">Causes de la longue résistance de Dantzig.</span>
+
+<p>Ce siége mémorable avait été long, puisque la place avait résisté à
+cinquante et un jours de tranchée ouverte. Beaucoup de causes
+contribuèrent à la longueur de cette résistance. La configuration de
+la place, son <span class="pagenum"><a id="page543" name="page543"></a>(p. 543)</span> vaste développement, la force de la garnison
+assiégée à peu près égale à l'armée assiégeante, la lente arrivée et
+l'insuffisance de la grosse artillerie, qui permit à l'ennemi de
+réserver son feu pour le moment des dernières approches, le petit
+nombre de bons travailleurs proportionné au petit nombre de bonnes
+troupes, la nature du sol, s'éboulant sans cesse sous les projectiles,
+les propriétés défensives du bois, qu'on ne pouvait battre en brèche,
+et qu'il fallait arracher la pioche ou la hache à la main, enfin une
+saison affreuse, variable comme l'équinoxe, passant de la gelée à des
+pluies torrentueuses, toutes ces causes, disons-nous, contribuèrent à
+prolonger ce siége, qui fut également honorable pour les assiégés et
+pour les assiégeants. Le maréchal Kalkreuth ne ramena de sa forte
+garnison que bien peu de soldats. De 18,320 hommes, 7,120 seulement
+sortirent de Dantzig<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a>. Il y avait eu 2,700 morts, 3,400 blessés,
+800 prisonniers, 4,300 déserteurs. Le vieil élève de Frédéric s'était
+montré digne en cette circonstance de la grande école de guerre dans
+laquelle il avait été nourri.</p>
+
+<p>Le maréchal Lefebvre par sa bravoure, le général Chasseloup par son
+savoir, Napoléon par sa vaste prévoyance, les troupes du génie par un
+incroyable dévouement, avaient procuré à l'armée cette importante
+conquête. Quoique la grosse artillerie eût manqué, c'était un vrai
+miracle, à cette prodigieuse distance du Rhin, dans cette saison,
+d'avoir pu tirer de la Silésie, de la Prusse, de la haute Pologne, le
+<span class="pagenum"><a id="page544" name="page544"></a>(p. 544)</span> matériel nécessaire pour un aussi grand siége. Il eût été
+facile sans doute à Napoléon, en détachant de la Passarge ou de la
+Vistule l'un de ses corps d'armée, de terminer beaucoup plus vite la
+résistance de Dantzig. Mais il n'aurait obtenu cette accélération
+qu'au prix d'une grave imprudence, car, selon toutes les probabilités,
+Napoléon devait être, pendant le siége, attaqué par les armées russe
+et prussienne, et, s'il l'avait été, les vingt mille hommes détachés
+vers Dantzig, l'auraient grandement affaibli. On ne saurait donc trop
+admirer l'art avec lequel il choisit cette position de la Passarge,
+d'où il couvrait à la fois le siége de Dantzig, et faisait face aux
+armées coalisées qui pouvaient à chaque instant se présenter, l'art
+surtout avec lequel il profita tantôt des régiments en marche, tantôt
+des troupes revenant de Stralsund, tantôt de la réserve d'infanterie
+préparée sur la basse Vistule, pour entretenir autour de Dantzig une
+force suffisante aux opérations du siége, l'art enfin avec lequel il
+sut attendre un résultat, qu'il aurait compromis en essayant de le
+hâter, et qu'il n'aurait eu d'ailleurs aucun intérêt à devancer, car,
+ne voulant agir offensivement qu'en juin, il importait peu de
+n'achever qu'en mai la conquête de Dantzig.</p>
+
+<span class="sidenote">La reddition du fort de Weichselmünde suit celle de
+Dantzig.</span>
+
+<p>Ce n'était pas tout que d'avoir pris Dantzig, il fallait occuper
+l'embouchure de la Vistule et les abords de la mer, c'est-à-dire le
+fort de Weichselmünde, qui, bien défendu, aurait exigé une attaque en
+règle, et entraîné une grande perte de temps. Mais l'effet moral de la
+conquête de Dantzig nous valut la reddition du fort de Weichselmünde,
+quarante-huit heures après. La moitié de la garnison <span class="pagenum"><a id="page545" name="page545"></a>(p. 545)</span> ayant
+déserté, l'autre moitié livra le fort, en demandant à capituler aux
+mêmes conditions que la garnison de Dantzig. La route du Nehrung
+jusqu'à Pillau leur servit aux uns et aux autres pour retourner à
+K&oelig;nigsberg. Outre l'avantage de s'assurer une base d'opération
+inébranlable sur la Vistule, Napoléon acquérait dans la ville de
+Dantzig des approvisionnements immenses. Dantzig contenait, avec de
+grandes richesses, 300 mille quintaux de grain, et surtout plusieurs
+millions de bouteilles de vin de la meilleure qualité, ce qui allait
+être pour l'armée, dans ces sombres climats, un sujet de joie et une
+source de santé.
+<span class="sidenote">Napoléon charge son aide-de-camp Rapp du commandement de
+Dantzig.</span>
+Napoléon envoya tout de suite son aide-de-camp Rapp,
+sur le dévouement duquel il comptait, pour prendre le commandement de
+Dantzig, et empêcher les détournements de valeurs.
+<span class="sidenote">Napoléon fait un voyage à Dantzig, et en tire pour l'armée
+française une grande quantité de blé et de vin.</span>
+Il le suivit
+immédiatement lui-même, et vint passer deux jours à Dantzig, voulant
+juger par ses propres yeux de l'importance de cette place, des travaux
+qu'il fallait y ajouter pour la rendre imprenable, des ressources
+enfin qu'on en pouvait tirer pour l'entretien de l'armée.</p>
+
+<p>Il fit transporter sur-le-champ 18 mille quintaux de blé à Elbing,
+pour approvisionner les magasins épuisés de cette ville, qui avait
+déjà fourni 80 mille quintaux de grain. Il expédia un million de
+bouteilles de vin pour les quartiers de la Passarge. Il vit tous les
+travaux du siége, approuva ce qui avait été fait, loua beaucoup le
+général Chasseloup et l'attaque par le Hagelsberg, distribua
+d'éclatantes récompenses aux officiers de l'armée, et se promit de les
+dédommager bientôt par des dons magnifiques de tout le butin qu'il
+leur avait sagement et noblement interdit, <span class="pagenum"><a id="page546" name="page546"></a>(p. 546)</span> en confiant au
+général Rapp le gouvernement de Dantzig. Il résolut de nommer le
+maréchal Lefebvre duc de Dantzig, et d'ajouter à ce titre une superbe
+dotation. Il écrivit à M. Mollien, pour lui prescrire d'acheter sur le
+trésor de l'armée une terre avec un château, qui rapportât cent mille
+livres de revenu net, et qui formât l'apanage du nouveau duc. Il
+recommanda en outre à M. Mollien d'acheter une vingtaine de châteaux,
+ayant appartenu à d'anciennes familles, et autant que possible situés
+dans l'Ouest, afin d'en faire présent aux généraux qui lui
+prodiguaient leur sang, s'appliquant ainsi à renouveler l'aristocratie
+de la France, comme il renouvelait les dynasties de l'Europe, par les
+coups de son épée, devenue dans ses mains une sorte de baguette
+magique, de laquelle s'échappaient la gloire, les richesses et les
+couronnes.</p>
+
+<p>Il donna les ordres nécessaires pour qu'on relevât tout de suite les
+ouvrages de Dantzig. Il y plaça comme garnison les 44<sup>e</sup> et 19<sup>e</sup> de
+ligne, qui avaient beaucoup souffert pendant le siége. Il voulut qu'on
+y réunît tous les régiments provisoires qui n'auraient pas le temps
+d'arriver à l'armée avant la reprise des opérations offensives. Il
+assigna à la légion du Nord, dont le dévouement et les fatigues
+avaient été extrêmes, dont la fidélité n'était pas douteuse, la garde
+du fort de Weichselmünde. Il fit distribuer une partie des troupes
+allemandes dans le Nehrung. Il prescrivit aux Saxons, qui étaient bons
+soldats, mais qui avaient besoin de servir dans nos rangs pour
+s'attacher à nous, de rejoindre le corps de Lannes, déjà revenu sur
+la Vistule, et aux Polonais, qu'il <span class="pagenum"><a id="page547" name="page547"></a>(p. 547)</span> désirait aguerrir, de
+rejoindre le corps de Mortier, destiné également à se transporter sur
+la Vistule. Les Italiens furent laissés au blocus de Colberg, le reste
+des Polonais au blocus de la petite citadelle de Graudentz, points de
+peu d'importance, que nous avions encore à prendre.</p>
+
+<span class="sidenote">Suites de la proposition de médiation faite par
+l'Autriche.</span>
+
+<p>Napoléon, de retour à Finkenstein, disposa toutes choses pour
+recommencer les opérations offensives dès les premiers jours du mois
+de juin. Les négociations astucieuses de l'Autriche n'avaient abouti
+qu'à rendre inévitable une solution par les armes. L'offre de
+médiation faite par cette cour, acceptée avec défiance et regret, mais
+avec bonne grâce par Napoléon, avait été reportée sur-le-champ à
+l'Angleterre, à la Prusse, à la Russie.
+<span class="sidenote">Le nouveau cabinet anglais accepte la médiation
+autrichienne.</span>
+Le nouveau cabinet anglais,
+quoique sa politique fût loin d'incliner à la paix, ne pouvait à son
+début afficher une préférence trop marquée pour la guerre. M. Canning
+répondit, en qualité de ministre des affaires étrangères, que la
+Grande-Bretagne acceptait volontiers la médiation de l'Autriche, et
+qu'elle suivrait dans cette négociation l'exemple des cours alliées,
+la Prusse et la Russie.</p>
+
+<p>La réponse de cette dernière fut la moins amicale des trois.
+L'empereur Alexandre s'était transporté au quartier général de son
+armée, à Bartenstein, sur l'Alle. Il y avait été rejoint par le roi de
+Prusse, venu de K&oelig;nigsberg pour s'aboucher avec lui. La garde
+impériale, récemment partie de Saint-Pétersbourg, de nombreuses
+recrues tirées des provinces les plus reculées de l'empire, avaient
+procuré à l'armée russe un renfort de 30 mille hommes, et réparé les
+pertes de Pultusk et d'Eylau. Les exagérations <span class="pagenum"><a id="page548" name="page548"></a>(p. 548)</span> ridicules du
+général Benningsen, poussées au delà de tout ce que permet le désir de
+relever le moral de ses soldats, de son pays, de son souverain,
+avaient trompé le jeune czar. Il croyait presque avoir été vainqueur à
+Eylau, et il était porté à tenter de nouveau le sort des armes. Le roi
+de Prusse, au contraire, que des relations particulières avec
+Napoléon, entretenues par l'intermédiaire de Duroc, avaient éclairé
+sur les dispositions un peu améliorées du vainqueur d'Iéna, paraissait
+enclin à traiter, à condition qu'on lui rendrait la plus grande partie
+de son royaume. Il ne se faisait guère illusion sur les succès obtenus
+par la coalition. Il avait vu la principale place de ses États
+conquise par les Français, en face de l'armée russe, réduite à
+l'impuissance de s'y opposer, et il ne pouvait se persuader qu'on fût
+bientôt en mesure de ramener Napoléon sur la Vistule et l'Oder<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a>. Il
+opina donc pour la paix.
+<span class="sidenote">Le roi de Prusse opine pour l'acceptation de la médiation;
+l'empereur Alexandre opine pour la continuation de la guerre.</span>
+Mais l'empereur Alexandre, infatué de ses
+prétendus avantages, auxquels la prise de Dantzig donnait cependant un
+éclatant démenti, affirma au roi Frédéric-Guillaume qu'on lui
+restituerait avant peu son patrimoine tout entier, sans qu'il perdît
+une seule province, qu'on rétablirait de plus l'indépendance de
+l'Allemagne; qu'il suffisait pour cela de gagner une seule bataille,
+qu'avec une bataille gagnée <span class="pagenum"><a id="page549" name="page549"></a>(p. 549)</span> on déciderait l'Autriche, et
+qu'on assurerait ainsi la perte de Napoléon et l'affranchissement de
+l'Europe. Frédéric-Guillaume se laissa donc entraîner par de nouvelles
+suggestions, assez semblables à celles qui l'avaient déjà séduit à
+Potsdam, et la médiation de l'Autriche fut refusée en réalité, quoique
+acceptée en apparence.
+<span class="sidenote">La médiation de l'Autriche éludée par la Prusse et la
+Russie.</span>
+On répondit qu'on serait charmé de voir la paix
+rendue à l'Europe, et rendue par les soins officieux de l'Autriche,
+mais qu'on voulait savoir auparavant sur quelles bases Napoléon
+entendait traiter avec les puissances alliées. Cette réponse évasive
+ne permettait aucun doute sur la continuation de la guerre, et elle
+causa un grand déplaisir à l'Autriche, qui perdait ainsi le moyen
+d'entrer dans la querelle pour la terminer à son gré, soit par le
+concours de ses armes, si Napoléon essuyait des revers, soit par une
+paix dont elle serait l'arbitre, s'il continuait à être heureux.
+Néanmoins elle ne voulut point abandonner la médiation, de manière à
+paraître battue; elle communiqua les réponses qu'elle avait reçues à
+Napoléon, et lui demanda d'éclaircir les doutes qui semblaient
+empêcher les puissances belligérantes d'ouvrir les négociations. C'est
+M. de Vincent qui fut chargé de la suite de ces pourparlers. Il ne put
+le faire que par écrit, car, tandis qu'il était resté à Varsovie, M.
+de Talleyrand avait rejoint Napoléon à Finkenstein.</p>
+
+<p>Ce dénoûment satisfit Napoléon, qui avait vu la médiation de
+l'Autriche avec beaucoup de crainte. Persistant toutefois à ne pas
+assumer sur lui-même le refus de la paix, il répondit qu'il était prêt
+à entrer dans la voie des concessions, moyennant que <span class="pagenum"><a id="page550" name="page550"></a>(p. 550)</span> l'on
+accordât à ses alliés, l'Espagne, la Hollande, la Porte, des
+restitutions équivalentes à celles qu'il était disposé à faire. Il
+ajouta qu'on n'avait qu'à désigner un lieu pour y rassembler un
+congrès, et qu'il y enverrait des plénipotentiaires sans aucun retard.</p>
+
+<p>Mais la médiation était manquée, car il fallait plusieurs mois pour
+amener de tels pourparlers à une fin quelconque, et, en quelques jours
+de beau temps, il espérait avoir terminé la guerre.</p>
+
+<span class="sidenote">Résolutions des souverains de Prusse et de Russie, réunis à
+Bartenstein, pour continuer la guerre.</span>
+
+<p>Tout était prêt, en effet, des deux côtés, pour reprendre les
+hostilités avec la plus grande énergie. Les deux souverains, réunis à
+Bartenstein, avaient contracté l'un envers l'autre les plus solennels
+engagements, et s'étaient promis de ne déposer les armes que lorsque
+la cause de l'Europe serait vengée et les États prussiens restitués en
+entier.
+<span class="sidenote">Convention de Bartenstein.</span>
+Ils avaient signé à Bartenstein une convention par laquelle
+ils s'obligeaient à n'agir que de concert, à ne traiter avec l'ennemi
+que du consentement commun. Le but assigné à leurs efforts était non
+pas, disaient-ils, l'abaissement de la France, mais l'affranchissement
+des puissances, grandes et petites, abaissées par la France. Ils
+allaient combattre pour faire évacuer l'Allemagne, la Hollande,
+l'Italie même, si l'Autriche se joignait à eux, pour rétablir, à
+défaut de l'ancienne confédération germanique, une nouvelle
+constitution fédérative, qui assurât l'indépendance de tous les États
+allemands, et une raisonnable influence de l'Autriche et de la Prusse
+sur l'Allemagne. Du reste, l'étendue des réparations projetées devait
+dépendre des succès de la coalition. D'autres conventions avaient été
+signées, tant avec la Suède qu'avec l'Angleterre. <span class="pagenum"><a id="page551" name="page551"></a>(p. 551)</span> Celle-ci,
+plus intéressée à la guerre que personne, et jusqu'ici profitant des
+efforts des puissances sans en faire aucun, avait promis des subsides
+et des troupes de débarquement. Son avarice, lorsqu'il s'agissait de
+subsides, avait indisposé le roi de Suède, au point de dégoûter ce
+prince de la croisade qu'il avait toujours rêvée contre la France.
+Cependant, la Russie aidant, on avait arraché à l'Angleterre un
+million sterling pour la Prusse, une allocation annuelle pour les
+Suédois employés en Poméranie, et l'engagement d'envoyer un corps de
+20 mille Anglais à Stralsund. La Prusse avait promis, de son côté,
+d'envoyer 8 à 10 mille Prussiens à Stralsund, lesquels, joints aux 20
+mille Anglais et à 15 mille Suédois, devaient former sur les derrières
+de Napoléon une armée respectable, et d'autant plus à craindre pour
+lui, qu'elle se couvrirait du voile de l'armistice signé avec le
+maréchal Mortier.</p>
+
+<span class="sidenote">L'Autriche refuse d'adhérer à la convention de
+Bartenstein.</span>
+
+<p>Ces conventions, communiquées à l'Autriche, ne l'entraînèrent pas.
+D'ailleurs la prise de Dantzig, qui attestait l'impuissance des
+Russes, suffisait, avec tout ce qu'on connaissait à Vienne de la
+situation relative des armées belligérantes, pour enchaîner cette cour
+à son système de politique expectante.</p>
+
+<span class="sidenote">État de l'armée russe au moment de la reprise des
+opérations.</span>
+
+<p>Alexandre et Frédéric-Guillaume étaient donc réduits à lutter contre
+les Français avec les débris des forces prussiennes, qui consistaient
+en une trentaine de mille hommes, pour la plupart prisonniers échappés
+de nos mains, avec l'armée russe recrutée, avec les Suédois, et un
+corps anglais promis en Poméranie. Les soldats du général Benningsen
+étaient toujours dans une cruelle pénurie, et, tandis que <span class="pagenum"><a id="page552" name="page552"></a>(p. 552)</span>
+Napoléon savait tirer d'un pays ennemi les plus abondantes ressources,
+l'administration russe ne savait pas, au milieu d'un pays ami, avec
+des moyens de navigation considérables, trouver de quoi apaiser la
+faim dévorante de son armée. Cette malheureuse armée souffrait, se
+plaignait, mais, en voyant son jeune souverain à Bartenstein, elle
+mêlait à ses cris de douleur des cris d'amour, et le trompait en lui
+promettant par ses acclamations plus qu'elle ne pouvait faire pour la
+politique et pour la gloire de l'empire moscovite. Quoique ignorante,
+elle jugeait assez bien l'inutilité de cette guerre, mais elle
+demandait à marcher en avant, ne fût-ce que pour conquérir des vivres.
+Aussi les deux souverains, en se rendant l'un à Tilsit, l'autre à
+K&oelig;nigsberg, où ils allaient attendre le résultat de la campagne,
+avaient laissé à leurs généraux l'ordre de prendre l'offensive le plus
+tôt possible.</p>
+
+<span class="sidenote">Camp retranché d'Heilsberg.</span>
+
+<p>Le général Benningsen s'était posté sur le cours supérieur de l'Alle,
+à Heilsberg (voir la carte n<sup>o</sup> 38), où il avait, à l'imitation de
+Napoléon, créé un camp retranché, formé quelques magasins très-mal
+approvisionnés, et préparé son terrain pour livrer une bataille
+défensive, si Napoléon entrait le premier en action. Il pouvait réunir
+sous sa main environ 100 mille hommes. Indépendamment de cette masse
+principale, il avait à sa gauche un corps de 18 mille hommes sur la
+Narew, placé d'abord sous le commandement du général Essen, et depuis
+sous celui du général Tolstoy. Il avait à sa droite environ 20 mille
+hommes, qui se composaient de la division Kamenski, revenue de
+Weichselmünde, et du corps prussien de <span class="pagenum"><a id="page553" name="page553"></a>(p. 553)</span> Lestocq. Il avait
+enfin quelques dépôts à K&oelig;nigsberg, ce qui faisait en tout 140
+mille hommes, répandus depuis Varsovie jusqu'à K&oelig;nigsberg, dont 100
+mille rassemblés sur l'Alle, vis-à-vis de nos cantonnements de la
+Passarge. Le général Labanoff amenait, en troupes tirées de
+l'intérieur de l'empire, un renfort de 30 mille hommes. Mais ces
+troupes ne devaient être rendues sur le théâtre de la guerre qu'après
+la reprise des opérations.</p>
+
+<p>Quoique cette armée pût se présenter avec confiance devant tout
+ennemi, quel qu'il fût, elle ne pouvait combattre avec chance de
+succès contre l'armée française d'Austerlitz et d'Iéna, à laquelle
+d'ailleurs elle était devenue singulièrement inférieure en nombre,
+depuis que Napoléon avait eu le temps d'extraire de France et d'Italie
+les nouvelles forces dont on a lu précédemment la longue énumération.</p>
+
+<span class="sidenote">État de l'armée française à la fin de mai.</span>
+
+<p>Napoléon venait, en effet, de recueillir le fruit de ses soins
+incessants et de son admirable prévoyance. Son armée, reposée,
+nourrie, recrutée, était en mesure de faire face à tous ses ennemis,
+ou déjà déclarés, ou prêts à se déclarer au premier événement.
+<span class="sidenote">Armée du maréchal Brune destinée à garder l'Allemagne.</span>
+Sur ses
+derrières, le maréchal Brune, avec 15 mille Hollandais réunis dans les
+villes anséatiques, avec 14 mille Espagnols partis de Livourne, de
+Perpignan, de Bayonne, et en marche vers l'Elbe, avec les 15 mille
+Wurtembergeois employés récemment à conquérir les places de la
+Silésie, avec les 16 mille Français des divisions Boudet et Molitor,
+actuellement arrivés en Allemagne, avec 10 mille hommes des bataillons
+de garnison, occupant Hameln, Magdebourg, Spandau, Custrin, Stettin,
+avec le nouveau contingent <span class="pagenum"><a id="page554" name="page554"></a>(p. 554)</span> demandé à la confédération du
+Rhin, le maréchal Brune avait une armée d'environ 80 mille hommes.
+Cette armée, au besoin, pouvait être renforcée de 25 mille vieux
+soldats tirés des côtes de France, ce qui l'aurait portée à 100 ou 110
+mille hommes.</p>
+
+<p>Les troupes françaises fatiguées, les troupes alliées sur lesquelles
+on comptait le moins, gardaient Dantzig, ou continuaient le blocus de
+Colberg et de Graudentz.
+<span class="sidenote">Corps des maréchaux Mortier et Lannes.</span>
+Deux nouveaux corps compensaient sur la
+Vistule la dissolution du corps d'Augereau, c'étaient, comme on l'a
+vu, celui du maréchal Mortier et celui du maréchal Lannes. Le corps du
+maréchal Mortier se composait du 4<sup>e</sup> léger, des 15<sup>e</sup>, 58<sup>e</sup> de ligne,
+du régiment municipal de Paris, formant la division Dupas, et d'une
+partie des régiments polonais de nouvelle création. Le corps de Lannes
+se composait des fameux grenadiers et voltigeurs Oudinot, des 2<sup>e</sup> et
+12<sup>e</sup> légers, des 3<sup>e</sup> et 72<sup>e</sup> de ligne, formant la division Verdier.
+Les Saxons devaient constituer la troisième division du corps de
+Lannes. Ces deux corps se trouvaient sur les divers bras de la basse
+Vistule, l'un à Dirschau, l'autre à Marienbourg; celui de Mortier
+pouvait fournir 11 ou 12 mille hommes présents au feu, celui de Lannes
+15 mille. Leur effectif nominal était bien plus considérable.</p>
+
+<p>Au delà de la Vistule, et en face de l'ennemi, Napoléon possédait cinq
+corps, outre la garde et la réserve de cavalerie.</p>
+
+<span class="sidenote">Corps de Masséna sur la Narew.</span>
+
+<p>Masséna occupant à la fois la Narew et l'Omuleff, ayant sa droite près
+de Varsovie, son centre à Ostrolenka, sa gauche à Neidenbourg, gardait
+l'extrémité de notre ligne avec 36 mille hommes, dont 24 mille
+<span class="pagenum"><a id="page555" name="page555"></a>(p. 555)</span> étaient prêts à combattre. Dans ce nombre figuraient 6 mille
+Bavarois.</p>
+
+<p>Un corps de Polonais récemment levé, celui de Zayonschek, fort de 5 à
+6 mille hommes, en grande partie cavalerie, appartenant nominalement
+au corps de Mortier, remplissait l'intervalle entre Masséna et les
+cantonnements de la Passarge, et faisait des patrouilles continuelles
+soit dans les forêts, soit dans les marécages du pays.</p>
+
+<span class="sidenote">Corps des maréchaux Ney, Davout, Soult, Bernadotte, sur la
+Passarge.</span>
+
+<p>Enfin venaient les anciens corps des maréchaux Ney, Davout, Soult,
+Bernadotte, cantonnés tous les quatre derrière la Passarge.</p>
+
+<p>Nous avons déjà décrit la Passarge et l'Alle, naissant l'une près de
+l'autre, des nombreux lacs de la contrée, mais la première coulant à
+notre gauche perpendiculairement à la mer, la seconde droit devant
+nous, perpendiculairement à la Prégel, formant ainsi toutes deux un
+angle, dont nous occupions un côté et les Russes l'autre. Chacune des
+deux armées était rangée d'une manière différente sur les côtés de cet
+angle. Nous bordions la Passarge dans sa longueur, qui est d'une
+vingtaine de lieues, depuis Hohenstein jusqu'à Braunsberg. Les Russes
+au contraire, pour nous faire face, étaient concentrés sur le cours
+supérieur de l'Alle, près d'Heilsberg.</p>
+
+<p>Le maréchal Ney, établi au sommet de cet angle peu régulier, comme
+tous ceux que trace la nature, tenait à la fois l'Alle et la Passarge,
+par Guttstadt et par Deppen, avec un corps de 25 mille hommes,
+fournissant 17 mille combattants, troupe incomparable, et digne de son
+chef. À la même hauteur, mais un peu en arrière, le maréchal Davout
+était comme <span class="pagenum"><a id="page556" name="page556"></a>(p. 556)</span> le maréchal Ney, entre l'Alle et la Passarge,
+entre Allenstein et Hohenstein, flanquant le maréchal Ney, et
+empêchant qu'on ne tournât l'armée, et qu'on ne vînt par Osterode
+s'ouvrir une issue vers la Vistule. Son corps, modèle de discipline et
+de tenue, fait à l'image de celui qui le commandait, pouvait, sur 40
+mille hommes, en mettre 30 mille en bataille. C'était celui des
+maréchaux dont les troupes présentaient toujours le plus d'hommes
+propres à combattre, grâce à sa vigilance et à sa vigueur. Le maréchal
+Soult, placé à la gauche du maréchal Ney, gardait à Liebstadt le
+milieu du cours de la Passarge, ayant des postes retranchés aux ponts
+de Pittehnen et de Lomitten. Il avait 43 mille hommes à l'effectif, et
+30 à 31 mille présents sous les armes. Le maréchal Bernadotte
+défendait la basse Passarge, de Spanden à Braunsberg, avec 36 mille
+hommes, dont 24 mille prêts à marcher. La belle division Dupont
+occupait Braunsberg et les bords de la mer, ou Frische-Haff.</p>
+
+<p>Entre la Passarge et la Vistule, enfin, dans une région semée de lacs
+et de marécages, se trouvait le quartier général de Finkenstein, où
+Napoléon campait au milieu de sa garde, forte de 8 à 9 mille
+combattants sur un effectif de 12 mille hommes. Un peu plus en arrière
+et à gauche, dans les plaines d'Elbing, était répandue la cavalerie de
+Murat, comprenant toute la cavalerie de l'armée, sauf les hussards et
+chasseurs laissés à chaque corps, comme moyen de se garder. Sur 30
+mille cavaliers, elle en offrait 20 mille prêts à monter à cheval.</p>
+
+<p>Telles étaient les forces de Napoléon, du Rhin à la Passarge, de la
+Bohême à la Baltique; en troupes en <span class="pagenum"><a id="page557" name="page557"></a>(p. 557)</span> marche ou déjà parvenues
+sur le théâtre de la guerre, en troupes gardant ses derrières ou
+prêtes à prendre l'offensive, en soldats valides, blessés ou malades,
+en Français ou alliés, il comptait plus de 400 mille hommes.
+<span class="sidenote">Dissémination inévitable des grandes armées quand on opère
+à de grandes distances.</span>
+Si on ne
+considère que ce qui allait entrer en action, si on néglige même le
+corps de Masséna, destiné à garder la Narew, on peut dire qu'il avait
+sous la main six corps, ceux des maréchaux Ney, Davout, Soult,
+Bernadotte, Lannes, Mortier, plus la cavalerie et la garde, lesquels
+composaient un effectif de 225 mille hommes<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Go to footnote 32"><span class="smaller">[32]</span></a>, dont 160 mille
+combattants véritables. Telle est la difficulté de l'offensive! Plus
+on avance, plus la fatigue, la dissémination, la nécessité de se
+garder, diminuent la force des armées. Qu'on suppose ces 400 mille
+hommes ramenés sur le Rhin, non pas par une déroute, mais par un
+calcul de prudence, et chaque homme, sauf les malades, eût fourni un
+combattant. Sur la Vistule, au contraire, moins de la moitié pouvait
+combattre. Supposez deux cents lieues de plus, et le quart seul aurait
+pu se présenter devant l'ennemi. Et pourtant celui qui conduisait ces
+masses était le plus grand <span class="pagenum"><a id="page558" name="page558"></a>(p. 558)</span> organisateur qui ait existé!
+Rendons grâce à la nature des choses, qui a voulu que l'attaque fût
+plus difficile que la défense!</p>
+
+<p>Mais les 160 mille hommes que Napoléon avait à sa disposition, après
+avoir suffisamment couvert ses flancs et ses derrières, se trouvaient
+tous dans le rang. Si on avait appliqué la même manière de compter à
+l'armée russe, elle n'eût pas été de 140 mille hommes assurément. Les
+soldats de Napoléon étaient parfaitement reposés, abondamment nourris,
+vêtus convenablement pour la guerre, c'est-à-dire couverts et
+chaussés, bien pourvus d'armes et de munitions.
+<span class="sidenote">État florissant de la cavalerie française, refaite dans les
+plaines d'Elbing.</span>
+La cavalerie surtout,
+refaite dans les plaines de la basse Vistule, montée avec les plus
+beaux chevaux de l'Allemagne, ayant repris ses exercices depuis deux
+mois, offrait un aspect superbe. Napoléon, voulant la voir réunie tout
+entière dans une seule plaine, s'était transporté à Elbing pour la
+passer en revue. Dix-huit mille cavaliers, masse énorme, mue par un
+seul chef, le prince Murat, avaient man&oelig;uvré devant lui pendant
+toute une journée, et tellement ébloui sa vue, si habituée pourtant
+aux grandes armées, qu'écrivant une heure après à ses ministres, il
+n'avait pu s'empêcher de leur vanter le beau spectacle qui venait de
+frapper ses yeux dans les plaines d'Elbing.</p>
+
+<span class="sidenote">Afin d'éviter les surprises, Napoléon a la précaution de
+faire camper ses troupes dès le retour de la belle saison.</span>
+
+<p>Par une prévoyance dont il eut fort à s'applaudir, Napoléon avait
+exigé qu'à partir du 1<sup>er</sup> mai tous les corps sortissent des villages
+où ils étaient cantonnés, pour camper en divisions, à portée les uns
+des autres, dans des lieux bien choisis, et derrière de bons ouvrages
+de campagne. C'était le vrai moyen de n'être <span class="pagenum"><a id="page559" name="page559"></a>(p. 559)</span> pas surpris,
+car les exemples d'armées assaillies à l'improviste dans leurs
+quartiers d'hiver ont tous été fournis par des troupes qui s'étaient
+disséminées pour se loger et pour vivre. Une armée vivement attaquée
+dans cette position peut, avant d'avoir eu le temps de se rallier,
+perdre en nombre une moitié de sa force, et en territoire des
+provinces et des royaumes. La précaution de camper, quoique infiniment
+sage, était cependant difficile à obtenir des chefs et des soldats,
+car il fallait quitter de bons cantonnements, où chacun avait fini par
+s'établir à son gré, et attendre désormais des magasins seuls les
+vivres qu'on trouvait plus sûrement sur les lieux. Napoléon l'exigea
+néanmoins, et, en dix ou quinze jours, tous les corps furent campés
+sous des baraques, couverts par des ouvrages en terre, ou par
+d'immenses abatis, man&oelig;uvrant tous les jours, et ayant repris,
+grâce à leur réunion en masse, l'énergie de l'esprit militaire,
+énergie qui varie à l'infini, s'élève ou s'abaisse, non-seulement par
+la victoire ou la défaite, mais par l'activité ou le repos, par toutes
+les circonstances enfin qui tendent ou détendent l'âme humaine, comme
+un ressort.</p>
+
+<span class="sidedate">Juin 1807.</span>
+
+<span class="sidenote">Aspect de la nature du Nord au retour de la belle saison.</span>
+
+<p>La nature, si sombre en ces climats pendant l'hiver, mais qui, nulle
+part, n'est dépourvue de beauté, surtout quand le soleil, revenu vers
+elle, lui rend la lumière et la vie, la nature invitait elle-même les
+hommes au mouvement. D'abondants pâturages s'offraient à la nourriture
+des chevaux, et permettaient de consacrer tous les moyens de transport
+à la subsistance des hommes. Les deux armées se trouvaient en
+présence, à une portée de canon, <span class="pagenum"><a id="page560" name="page560"></a>(p. 560)</span> man&oelig;uvrant quelquefois
+sous les yeux l'une de l'autre, se servant réciproquement de
+spectacle, et s'abstenant de tirer, certaines qu'elles étaient de
+passer bientôt de cette paisible activité à une lutte sanglante. On
+s'attendait des deux côtés à une prochaine reprise des opérations, et
+on se tenait sur ses gardes, de crainte d'être surpris. Un jour même,
+du côté de Braunsberg, poste occupé par la division Dupont, on
+entendit à la chute du jour un bruit confus de voix, qui semblait
+annoncer la présence d'un corps nombreux. Les chefs accoururent,
+croyant que l'attaque des cantonnements allait enfin commencer, et que
+les Russes prenaient l'initiative. Mais, en approchant du lieu d'où le
+bruit partait, on aperçut une multitude de cygnes sauvages, qui se
+jouaient dans les eaux de la Passarge, dont ils habitent les bords en
+troupes innombrables<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Go to footnote 33"><span class="smaller">[33]</span></a>.</p>
+
+<p>Cependant Napoléon, revenu de Dantzig et d'Elbing, ayant tous ses
+moyens réunis entre la Vistule et la Passarge, résolut de se mettre en
+mouvement le 10 juin, pour se porter sur l'Alle, en descendre le
+cours, séparer les Russes de K&oelig;nigsberg, prendre cette place devant
+eux, et les rejeter sur le Niémen. Il avait ordonné que, pour le 10,
+chaque corps d'armée eût en pain ou en biscuit quatorze jours de
+vivres, quatre dans le sac des soldats, dix sur des caissons. Mais
+tandis qu'il se préparait à recommencer les hostilités, les Russes,
+décidés à le prévenir, devançaient de cinq jours le mouvement de
+l'armée française.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page561" name="page561"></a>(p. 561)</span> <span class="sidenote">le général Benningsen se décide à prévenir
+Napoléon et à prendre l'initiative des hostilités.</span>
+
+<p>On aurait compris qu'ils eussent bravé tous les hasards de
+l'offensive, lorsqu'il s'agissait de sauver Dantzig. Mais maintenant
+qu'aucun intérêt pressant ne les obligeait de se hâter, oser assaillir
+Napoléon dans des positions longuement étudiées, soigneusement
+défendues, et cela uniquement parce que la belle saison était venue,
+ne peut se concevoir que d'un général agissant sans réflexion,
+obéissant à de vagues instincts plutôt qu'à une raison éclairée. On
+eût été aussi assuré, qu'on l'était peu, de la bonne exécution des
+opérations, en opposant alors des troupes russes aux troupes
+françaises, qu'il n'y aurait pas eu de bon plan d'offensive contre
+Napoléon, établi comme il l'était sur la Passarge. Attaquer par la
+mer, essayer d'enlever Braunsberg sur la basse Passarge, pour aller
+ensuite se heurter contre la basse Vistule et Dantzig que nous
+occupions, n'eût été qu'un enchaînement de folies. Attaquer par le
+côté opposé, c'est-à-dire remonter l'Alle, passer entre les sources de
+l'Alle et celles de la Passarge, tourner notre droite, se glisser
+entre le maréchal Ney et le corps de Masséna, dans l'espace gardé par
+les Polonais, était tout ce que désirait Napoléon lui-même, car dans
+ce cas il s'élevait par sa gauche, se portait entre les Russes et
+K&oelig;nigsberg, les coupait de leur base d'opération, et les jetait
+dans les inextricables difficultés de l'intérieur de la Pologne. Il
+n'y avait donc, en prenant l'offensive, que des dangers à courir, sans
+un seul résultat avantageux à poursuivre.
+<span class="sidenote">Seul plan raisonnable pour les Russes dans la situation
+relative des deux armées.</span>
+Attendre Napoléon sur la
+Prégel, la droite à K&oelig;nigsberg, la gauche à Vehlau (voir la carte
+n<sup>o</sup> 38), bien défendre cette ligne, puis, cette ligne perdue, se
+<span class="pagenum"><a id="page562" name="page562"></a>(p. 562)</span> replier en bon ordre sur le Niémen, attirer les Français dans
+les profondeurs de l'empire, en évitant les grandes batailles, leur
+opposer ainsi le plus redoutable des obstacles, celui des distances,
+et leur refuser l'avantage de victoires éclatantes, telle était la
+seule conduite raisonnable de la part du général russe, la seule dont
+l'expérience ait depuis, malheureusement pour nous, démontré la
+sagesse.</p>
+
+<p>Mais le général Benningsen, qui avait promis à son souverain de tirer
+de la bataille d'Eylau les plus brillantes conséquences, et de lui
+apporter bientôt un ample dédommagement de la prise de Dantzig, ne
+pouvait pas prolonger davantage l'inaction observée pendant le siége
+de cette place, et se croyait obligé de prendre l'initiative. Aussi
+avait-il formé le projet de se jeter sur le maréchal Ney, dont la
+position fort avancée prêtait aux surprises plus qu'aucune autre.
+Napoléon, en effet, voulant tenir non-seulement la Passarge jusqu'à
+ses sources, mais l'Alle elle-même dans la partie supérieure de son
+cours, de manière à occuper le sommet de l'angle décrit par ces deux
+rivières, avait placé le maréchal Ney à Guttstadt, sur l'Alle.
+Celui-ci devait paraître en l'air, à qui ne connaissait pas les
+précautions prises pour corriger l'inconvénient apparent d'une telle
+situation. Mais tous les moyens d'une prompte concentration étaient
+assurés, et préparés d'avance. (Voir la carte n<sup>o</sup> 38.) Le maréchal Ney
+avait sa retraite indiquée sur Deppen, le maréchal Davout sur
+Osterode, le maréchal Soult sur Liebstadt et Mohrungen, le maréchal
+Bernadotte sur Preuss-Holland. L'ennemi insistant, les uns et les
+autres devaient, en faisant <span class="pagenum"><a id="page563" name="page563"></a>(p. 563)</span> une marche de plus, se trouver
+réunis à Saalfeld, avec la garde, avec Lannes, avec Mortier, avec
+Murat, dans un labyrinthe de lacs et de forêts, dont Napoléon
+connaissait seul les issues, et où il avait préparé un désastre à
+l'adversaire imprudent qui viendrait l'y chercher.</p>
+
+<span class="sidenote">Dispositions du général Benningsen pour enlever le corps du
+maréchal Ney.</span>
+
+<p>Sans avoir pénétré aucune de ces combinaisons, le général Benningsen
+résolut d'enlever le corps du maréchal Ney, et adopta des dispositions
+qui au premier aspect semblaient faites pour réussir. Il dirigea sur
+le maréchal Ney la plus grande partie de ses forces, se bornant contre
+les autres maréchaux à de simples démonstrations. Trois colonnes, et
+même quatre, si l'on compte la garde impériale, accompagnées de toute
+la cavalerie, durent remonter l'Alle, assaillir le maréchal Ney, de
+front par Altkirch, de gauche par Wolsdorf, de droite par Guttstadt,
+tandis que Platow, hetman des Cosaques, remplissant de ses coureurs
+l'espace qui nous séparait de la Narew, et forçant avec de
+l'infanterie légère l'Alle au-dessus de Guttstadt, chercherait à se
+glisser entre les corps de Ney et de Davout. Pendant ce temps, la
+garde impériale, sous le grand-duc Constantin, devait se placer en
+réserve derrière les trois colonnes chargées d'assaillir le maréchal
+Ney, pour se porter au secours de celle qui faiblirait. Une colonne
+composée de deux divisions, sous la conduite du lieutenant général
+Doctorow, eut l'ordre de venir d'Olbersdorf sur Lomitten, attaquer les
+ponts du maréchal Soult, pour empêcher celui-ci de secourir le
+maréchal Ney. Une autre colonne russe et prussienne, sous les généraux
+Kamenski et Rembow, fut chargée de faire <span class="pagenum"><a id="page564" name="page564"></a>(p. 564)</span> une forte
+démonstration sur le pont de Spanden, que gardait le maréchal
+Bernadotte, afin que le cours entier de la Passarge fût menacé à la
+fois. Le général prussien Lestocq eut même la mission de se montrer
+devant Braunsberg, afin d'augmenter l'incertitude des Français sur le
+plan général d'après lequel étaient dirigées toutes ces attaques.</p>
+
+<p>Restait à savoir si les dispositions du général russe, en apparence
+bien calculées, seraient exécutées avec la précision nécessaire pour
+faire réussir des opérations aussi compliquées, et ne rencontreraient
+pas les Français tellement préparés, tellement résolus, qu'il fût
+impossible de les surprendre et de les forcer dans leur position. Les
+mouvements de ces nombreuses colonnes, cachés par les forêts et les
+lacs de cette obscure contrée, échappèrent à nos généraux, qui se
+doutaient bien que les Russes étaient prêts, mais qui se sentant prêts
+eux-mêmes, et s'attendant à marcher à chaque instant, n'éprouvaient ni
+surprise, ni crainte, à la vue des préparatifs de l'ennemi.</p>
+
+<p>On put s'apercevoir ici que la prévoyance est toute-puissante à la
+guerre. Cette formidable attaque dirigée contre le maréchal Ney eût
+réussi infailliblement, si nos troupes, disséminées dans des villages,
+avaient été surprises et obligées de courir en arrière pour se
+rallier. Mais il n'en était pas ainsi, et, grâce aux ordres de
+Napoléon, ordres désagréables à tous les corps, et qu'il avait fallu
+rendre absolus pour en obtenir l'exécution, les troupes étaient
+campées par division, couvertes par des ouvrages en terre et par des
+abatis, établies de manière à se défendre long-temps, <span class="pagenum"><a id="page565" name="page565"></a>(p. 565)</span> et à
+pouvoir se secourir les unes les autres, avant d'être réduites à céder
+le terrain.</p>
+
+<span class="sidenote">Attaque exécutée le 5 juin au matin contre le corps du
+maréchal Ney.</span>
+
+<p>Le 5 juin au matin, dès la pointe du jour, l'avant-garde russe,
+conduite par le prince Bagration, se porta rapidement sur la position
+d'Altkirch (voir la carte n<sup>o</sup> 38), l'une de celles qu'occupait le
+maréchal Ney avec une division, et négligea tous les petits postes
+français répandus dans les bois, afin de les enlever en les dépassant.
+Nos troupes, qui par suite du campement couchaient en bataille,
+satisfaites plutôt qu'étonnées de la vue de l'ennemi, pleines de
+sang-froid, exercées tous les jours à tirer, firent sur les Russes un
+feu meurtrier, et qui les arrêta promptement. Le 39<sup>e</sup> placé en avant
+d'Altkirch, ne se retira qu'après avoir jonché de morts le pied des
+retranchements. Pendant ce temps, les attaques dirigées sur Wolfsdorf
+à gauche, sur Guttstadt à droite, et plus à droite encore sur
+Bergfried, s'exécutaient avec vigueur, mais heureusement sans aucun
+ensemble, et de façon à laisser au maréchal Ney le temps d'opérer sa
+retraite.
+<span class="sidenote">Fière attitude du maréchal Ney en présence de l'armée
+russe.</span>
+Accouru à la tête de ses troupes, il s'aperçut que l'effort
+principal de l'armée russe se concentrait sur lui, et que c'était le
+cas de prendre la route de Deppen, assignée comme ligne de retraite
+par la prévoyance de Napoléon. Il avait l'une de ses divisions en
+avant de Guttstadt, à Krossen, l'autre en arrière, à Glottau. Il les
+réunit, en se donnant toutefois le temps de recueillir son artillerie,
+ses bagages, ses postes détachés dans les bois, qu'il ramena tous,
+sauf deux ou trois cents hommes laissés à l'extrémité la plus avancée
+de la forêt d'Amt-Guttstadt. Il suivit la route de Guttstadt à
+Deppen, par Quetz et <span class="pagenum"><a id="page566" name="page566"></a>(p. 566)</span> Ankendorf, traversant lentement le petit
+espace compris entre l'Alle et la Passarge, s'arrêtant avec un rare
+sang-froid pour faire ses feux de deux rangs, quelquefois chargeant à
+la baïonnette l'infanterie qui le pressait de trop près, ou se formant
+en carré, et fusillant à bout portant l'innombrable cavalerie russe,
+inspirant enfin aux ennemis une admiration qu'ils exprimèrent
+eux-mêmes quelques jours après<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Go to footnote 34"><span class="smaller">[34]</span></a>. Il ne voulut pas céder tout entier
+l'espace de quatre à cinq lieues, qui sépare en cet endroit l'Alle de
+la Passarge, et il fit halte à Ankendorf.
+<span class="sidenote">Retraite heureuse du maréchal Ney à Ankendorf.</span>
+Il avait eu affaire à 15
+mille hommes d'infanterie, à 15 mille hommes de cavalerie, et si les
+deux colonnes du prince Bagration et du lieutenant général Saken
+eussent agi ensemble, si la garde impériale se fût jointe à elles, il
+est difficile qu'en présence de soixante mille hommes réunis, il
+n'eût pas essuyé un terrible <span class="pagenum"><a id="page567" name="page567"></a>(p. 567)</span> échec. Il avait perdu 12 ou 1500
+hommes en morts ou blessés, mais il avait abattu plus de trois mille
+Russes. À trois heures de l'après-midi, l'ennemi s'arrêta lui-même,
+sans aucun motif, comme il arrive, quand une pensée ferme et
+conséquente ne dirige pas les mouvements des grandes masses.</p>
+
+<p>Dans la même journée, l'hetman Platow avait passé l'Alle à Bergfried
+et inondé de ses Cosaques le pays marécageux et boisé qui séparait la
+grande armée des postes du maréchal Masséna. Mais il n'était nullement
+probable qu'il osât aborder les trente mille hommes du maréchal
+Davout. Celui-ci, entendant retentir au loin le bruit du canon, se
+hâta de réunir ses troupes entre l'Alle et la Passarge, et prit la
+route d'Alt-Ramten, qui lui permettait de secourir le maréchal Ney,
+tout en se rapprochant d'Osterode. Par une heureuse ruse de guerre, il
+envoya dans la direction de l'ennemi l'un de ses officiers, de manière
+à le faire prendre avec des dépêches qui annonçaient sa prochaine
+arrivée à la tête de cinquante mille hommes, pour soutenir le maréchal
+Ney. Du côté opposé, sur la gauche du corps de Ney, les attaques
+projetées contre les maréchaux Soult et Bernadotte s'effectuèrent,
+conformément au plan convenu. Le lieutenant général Doctorow marchant
+avec deux divisions par Wormditt, Olbersdorf, sur les têtes de pont
+que gardait le maréchal Soult, rencontra en avant de la Passarge de
+nombreux abatis, et derrière ces abatis de braves tirailleurs qui
+faisaient un feu continuel et bien dirigé. Il fut obligé de se battre
+plusieurs heures de suite, pour forcer les obstacles qui défendaient
+les approches du pont de Lomitten. <span class="pagenum"><a id="page568" name="page568"></a>(p. 568)</span> À peine avait-il réussi à
+enlever une partie des abatis, que des compagnies de réserve, se
+jetant sur ses troupes, les en chassèrent à coups de baïonnette.
+<span class="sidenote">Attaque manquée du pont de Lomitten.</span>
+Des
+détachements de cavalerie russe ayant franchi quelques gués de la
+Passarge, furent ramenés par nos chasseurs à cheval. Partout le cours
+de la Passarge resta aux vaillantes troupes du maréchal Soult.
+Seulement on avait fini par abandonner aux Russes les abatis à moitié
+incendiés, qui étaient en avant du pont de Lomitten. Le général
+Doctorow s'arrêta vers la fin du jour, épuisé de fatigue, désespérant
+de vaincre de tels obstacles, défendus par de tels soldats. Les
+Russes, attaquant à découvert nos troupes bien abritées, avaient eu
+plus de deux mille hommes hors de combat, et ne nous en avaient pas
+fait perdre plus de mille. Les généraux Ferey et Viviès de la division
+Carra-Saint-Cyr, avec les 47<sup>e</sup>, 56<sup>e</sup> de ligne et le 24<sup>e</sup> léger,
+s'étaient couverts de gloire au pont de Lomitten.</p>
+
+<span class="sidenote">Attaque du pont de Spanden également repoussée.</span>
+
+<p>Une action à peu près semblable s'était passée au pont de Spanden, qui
+relevait du maréchal Bernadotte. Un retranchement en terre couvrait le
+pont. Le 27<sup>e</sup> léger gardait ce poste, ayant en arrière les deux
+brigades de la division Villatte. Dès le commencement de l'action, le
+maréchal Bernadotte reçut au cou une blessure qui l'obligea de se
+faire remplacer par son chef d'état-major, le général Maison, l'un des
+officiers les plus intelligents et les plus énergiques de l'armée. Les
+Russes joints ici aux Prussiens canonnèrent long-temps la tête de
+pont, et, quand ils crurent avoir ébranlé les troupes qui la
+défendaient, s'avancèrent pour l'escalader. Les soldats du 27<sup>e</sup> léger
+<span class="pagenum"><a id="page569" name="page569"></a>(p. 569)</span> avaient reçu ordre de se coucher par terre, afin de n'être
+pas aperçus. Ils laissèrent arriver les assaillants jusqu'au pied du
+retranchement, puis, par une décharge à bout portant, en abattirent
+trois cents, et en blessèrent plusieurs centaines. Les Russes et les
+Prussiens frappés de terreur se débandèrent et se retirèrent en
+désordre. Le 17<sup>e</sup> de dragons débouchant alors de la tête de pont, se
+jeta sur eux au galop, et en sabra bon nombre.</p>
+
+<p>L'attaque ne fut pas poussée plus avant sur ce point. Elle n'avait pas
+coûté à l'ennemi moins de 6 à 700 hommes. Notre perte était
+insignifiante.</p>
+
+<span class="sidenote">L'accueil fait aux Russes dans l'attaque de nos
+retranchements produit chez eux un commencement d'hésitation.</span>
+
+<p>Cette vigoureuse manière de recevoir les Russes, tout le long de la
+Passarge, leur causa une surprise facile à concevoir, et produisit un
+commencement d'hésitation dans des projets trop peu médités pour être
+poursuivis avec persévérance. La colonne russe et prussienne des
+généraux Kamenski et Rembow, battue à Spanden, attendit des ordres
+ultérieurs, avant de s'engager dans de nouvelles entreprises. Le
+lieutenant général Doctorow, arrêté au pont de Lomitten, remonta la
+Passarge, pour se rapprocher du gros de l'armée russe. Le général
+Benningsen, entouré à Quetz du plus grand nombre de ses troupes,
+n'ayant pu enlever le corps du maréchal Ney, mais l'ayant obligé à
+rétrograder, et ne se rendant pas compte encore de tous les obstacles
+qu'il allait rencontrer, résolut un nouvel effort pour le lendemain,
+contre ce même corps, objet de ses plus violentes attaques.</p>
+
+<span class="sidenote">Dispositions ordonnées par Napoléon à la nouvelle de
+l'attaque tentée sur ses cantonnements.</span>
+
+<p>Six ou sept heures après ces tentatives simultanées sur la ligne de
+la Passarge, Napoléon en recevait <span class="pagenum"><a id="page570" name="page570"></a>(p. 570)</span> la nouvelle à Finkenstein,
+car il était à peine à douze lieues du plus éloigné de ses
+lieutenants, et il avait eu soin de préparer ses moyens de
+correspondance, de façon à être informé des moindres accidents, avec
+une extrême promptitude. Il était devancé de cinq jours seulement,
+puisque ses ordres avaient été donnés pour le 10 juin. On ne le
+prenait donc pas au dépourvu. Ses idées étant arrêtées pour tous les
+cas, aucune hésitation, et dès lors aucune perte de temps ne devait
+ralentir ses dispositions. Il approuva la conduite du maréchal Ney,
+lui adressa les éloges qu'il avait mérités, et lui prescrivit de se
+retirer en bon ordre sur Deppen, et, s'il ne pouvait défendre la
+Passarge à Deppen, de se replier à travers le labyrinthe des lacs,
+d'abord à Liebemühl, puis à Saalfeld. Il ordonna au maréchal Davout de
+se réunir immédiatement avec ses trois divisions sur le flanc gauche
+du maréchal Ney, en se dirigeant vers Osterode, ce qui était déjà
+exécuté, comme on l'a vu. Il enjoignit au maréchal Soult de persister
+à défendre la Passarge, sauf à se retirer sur Mohrungen, et de
+Mohrungen sur Saalfeld, s'il était forcé dans sa position, ou si l'un
+de ses voisins l'était dans la sienne. Même instruction fut envoyée au
+corps du maréchal Bernadotte, avec indication de la route de
+Preuss-Holland sur Saalfeld, comme ligne de retraite.</p>
+
+<span class="sidenote">Saalfeld indiqué comme premier point de concentration.</span>
+
+<p>Tandis que Napoléon ramenait sur Saalfeld ses lieutenants placés en
+avant, il appelait sur ce même point ses lieutenants placés en
+arrière. Il ordonna au maréchal Lannes de marcher de Marienbourg à
+Christbourg et Saalfeld, au maréchal Mortier, qui était à Dirschau,
+de suivre la même route, et à l'un <span class="pagenum"><a id="page571" name="page571"></a>(p. 571)</span> comme à l'autre de prendre
+avec eux le plus de vivres qu'ils pourraient. La cavalerie légère dut
+se réunir à Elbing, la grosse cavalerie à Christbourg, et se diriger
+vers Saalfeld. Les trois divisions de dragons qui campaient sur la
+droite à Bischoffswerder, Strasburg et Soldau, eurent ordre de se
+rallier autour du corps de Davout par Osterode. Tous devaient amener
+leurs vivres au moyen des transports préparés d'avance. Il fallait
+quarante-huit heures pour que ces diverses concentrations fussent
+opérées, et que 160 mille hommes se trouvassent réunis entre Saalfeld
+et Osterode. Napoléon fit en outre marcher sa garde de Finkenstein sur
+Saalfeld, et s'apprêta lui-même à quitter Finkenstein le lendemain 6,
+quand les mouvements de l'ennemi seraient plus prononcés et ses
+desseins mieux éclaircis. Il renvoya sa maison à Dantzig, ainsi que M.
+de Talleyrand, qui était peu propre aux fatigues et aux dangers du
+quartier général.</p>
+
+<span class="sidenote">Continuation de la belle retraite du maréchal Ney.</span>
+
+<p>Le 6 en effet les colonnes russes, chargées de poursuivre l'attaque
+commencée contre le corps du maréchal Ney, étaient plus concentrées
+par suite du mouvement offensif qu'elles avaient exécuté la veille, et
+le maréchal Ney allait avoir sur les bras 30 mille hommes d'infanterie
+et 15 mille de cavalerie. Après les pertes essuyées le jour précédent,
+il ne pouvait opposer que 15 mille hommes à l'ennemi. Mais il avait
+d'avance pourvu à tout. Il avait envoyé au delà de Deppen ses blessés
+et ses bagages, pour que la route fût libre et que son corps d'armée
+ne rencontrât aucun obstacle sur son passage. Au lieu de décamper à
+la hâte, le maréchal Ney attendit fièrement <span class="pagenum"><a id="page572" name="page572"></a>(p. 572)</span> l'ennemi, les
+brigades dont se composaient ses deux divisions étant rangées en
+échelons, qui se débordaient les uns les autres. Chaque échelon, avant
+de se retirer, fournissait son feu, souvent même chargeait à la
+baïonnette, après quoi il se repliait, et laissait à l'échelon suivant
+le soin de contenir les Russes. Sur un sol découvert, avec des troupes
+moins solides, une pareille retraite aurait fini par une déroute. Mais
+grâce à un habile choix de positions, grâce aussi à un aplomb
+extraordinaire chez ses soldats, le maréchal Ney put mettre plusieurs
+heures à franchir un espace qui était de moins de deux lieues. À
+chaque instant il voyait une multitude de cavaliers se jeter en masse
+sur ses baïonnettes; mais tous leurs efforts venaient échouer contre
+ses carrés inébranlables. Arrivé près d'un petit lac, l'ennemi commit
+la faute de se diviser, afin de passer partie à droite du lac, partie
+à gauche. L'intrépide maréchal, saisissant l'à-propos avec autant de
+résolution que de présence d'esprit, s'arrête, reprend l'offensive
+contre l'ennemi divisé, le charge avec vigueur, le repousse au loin,
+et se ménage ainsi le temps de regagner paisiblement le pont de
+Deppen, derrière lequel il devait être à l'abri de toute attaque.
+Parvenu en cet endroit, il plaça avantageusement son artillerie, en
+avant de la Passarge, et, dès que l'ennemi essayait de se montrer, il
+le criblait de boulets.</p>
+
+<span class="sidenote">Immobilité des Russes sur tous les points autres que celui
+de Deppen pendant la journée du 6 juin.</span>
+
+<p>Cette journée, qui nous coûta quelques centaines d'hommes, mais deux
+ou trois fois plus à l'ennemi, ajouta encore à l'admiration
+qu'inspirait dans les deux armées l'intrépidité du maréchal Ney. Sur
+notre gauche, le long de la basse Passarge, les colonnes <span class="pagenum"><a id="page573" name="page573"></a>(p. 573)</span>
+russes demeurèrent immobiles, attendant le résultat de l'action
+engagée entre Guttstadt et Deppen. À notre droite, le corps du
+maréchal Davout, en marche dès la veille, s'était porté, sans
+accident, sur le flanc du maréchal Ney, afin de le soutenir, ou de
+gagner Osterode.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon se rend de sa personne au quartier général du
+maréchal Ney.</span>
+
+<p>Avec de tels lieutenants, avec de tels soldats, les combinaisons de
+Napoléon avaient, outre leur mérite de conception, l'avantage d'une
+exécution presque infaillible. Le 6 au soir, Napoléon après avoir
+dirigé sur Saalfeld tout ce qui était en arrière, s'y rendit de sa
+personne, pour juger les événements de ses propres yeux, pour y
+recueillir ses lieutenants, s'ils étaient repoussés, ou pour diriger
+sur l'un d'eux la masse de ses troupes, s'ils avaient réussi à se
+maintenir, afin de prendre l'offensive à son tour avec une supériorité
+de forces écrasante. Arrivé à Saalfeld, il apprit que sur la basse
+Passarge le plus grand calme avait régné dans la journée, que sur la
+haute Passarge l'intrépide Ney avait opéré la plus heureuse des
+retraites vers Deppen, et que le maréchal Davout se trouvait déjà en
+marche sur le flanc droit du maréchal Ney, vers Alt-Ramten. Les choses
+ne pouvaient se mieux passer.</p>
+
+<p>Le lendemain 7, Napoléon résolut d'aller lui-même à Deppen aux
+avant-postes, et laissa l'ordre à tous les corps qui marchaient sur
+Saalfeld, de le suivre à Deppen. Le 7 au soir, il fut rendu à
+Alt-Reichau, et ayant encore appris là que tout continuait à demeurer
+tranquille, il se transporta le 8 au matin à Deppen, félicita le
+maréchal Ney ainsi que ses troupes de leur belle conduite, vit
+l'armée russe immobile, comme <span class="pagenum"><a id="page574" name="page574"></a>(p. 574)</span> une armée dont le chef
+incertain ne sait plus à quel parti s'arrêter, et ordonna une forte
+démonstration pour juger de ses véritables desseins. Les Russes la
+repoussèrent de manière à prouver qu'ils étaient plus enclins à
+rétrograder, qu'à persister dans leur marche offensive.</p>
+
+<span class="sidenote">Le général Benningsen passe tout à coup de l'offensive à la
+défensive.</span>
+
+<p>Le général Benningsen en effet, voyant l'inutilité des efforts tentés
+contre le corps du maréchal Ney, le peu de succès obtenu sur les
+autres points de la Passarge, et surtout la rapide concentration de
+l'armée française, reconnut bien vite qu'un mouvement plus prononcé
+sur Varsovie, avec Napoléon sur son flanc droit, ne pourrait le
+conduire qu'à un désastre. Il prit donc le parti de s'arrêter. Après
+avoir passé la journée du 7 à Guttstadt, dans une perplexité naturelle
+en de si graves circonstances, il se décida enfin à repasser l'Alle,
+et à se porter sur Heilsberg, pour y occuper la position défensive
+qu'il avait depuis long-temps préparée, au moyen de bons ouvrages de
+campagne.
+<span class="sidenote">Retraite de l'armée russe sur Heilsberg.</span>
+Le 7 au soir, il prescrivit à son armée un premier mouvement
+rétrograde jusqu'à Quetz. Le 8, apprenant la marche de la plupart des
+corps français sur Deppen, il se confirma dans sa résolution de
+retraite, et enjoignit à toutes ses divisions de se diriger sur
+Heilsberg en descendant l'Alle. La partie de ses troupes, qui s'était
+le plus avancée entre Guttstadt et Deppen, dut se dérober à l'instant
+même, en repassant l'Alle immédiatement et en gagnant Heilsberg par la
+rive droite. Quatre ponts furent jetés sur l'Alle, pour rendre ce
+passage plus facile. Le prince Bagration fut chargé de couvrir cette
+retraite avec sa division et avec les Cosaques. <span class="pagenum"><a id="page575" name="page575"></a>(p. 575)</span> Les autres
+colonnes, qui s'étaient moins engagées dans cette direction, durent
+simplement regagner par Launau et par la rive gauche, la position
+d'Heilsberg. La plus éloignée des colonnes russes, celle du général
+Kamenski, laquelle avait attaqué de concert avec les Prussiens la tête
+de pont de Spanden, eut ordre de se retirer par Mehlsack, ce qui lui
+donnait à parcourir la base du triangle formé par Spanden, Heilsberg
+et Guttstadt. Elle laissa l'infanterie des Prussiens au général
+Lestocq, et n'emmena avec elle que leur cavalerie. Le général Lestocq
+dut se reporter en arrière pour couvrir K&oelig;nigsberg, avec grand
+danger d'être coupé de l'armée russe; car, suivant les bords de la
+mer, tandis que le général Benningsen suivait les bords de l'Alle, il
+allait être séparé de celui-ci par une distance de 15 à 18 lieues.</p>
+
+<p>Le 8 au soir, l'armée russe était en pleine retraite. Le 9, elle
+achevait de franchir la Passarge autour de Guttstadt, lorsque
+survinrent les Français. Déjà en effet une portion considérable de nos
+troupes se trouvait réunie autour de Deppen. Lannes parti de
+Marienbourg, la garde de Finkenstein, Murat de Christbourg, et arrivés
+tous à Deppen le 8 au soir, formaient avec le corps du maréchal Ney
+une masse de 50 à 60 mille hommes. Ils pressèrent l'ennemi vivement.
+La cavalerie de Murat, traversant l'Alle à la nage, se jeta sur les
+pas du prince Bagration. Les Cosaques firent meilleure contenance que
+de coutume, se serrèrent en masse autour de l'infanterie russe, et
+supportèrent bravement, pour des partisans, le feu de notre
+artillerie légère.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page576" name="page576"></a>(p. 576)</span> <span class="sidenote">Napoléon poursuit l'armée russe avec une masse de
+125 mille hommes.</span>
+
+<p>Pendant ce temps le maréchal Soult, franchissant par ordre de Napoléon
+la Passarge à Elditten, rencontra le corps du général Kamenski, vers
+Wolfsdorf, culbuta l'un de ses détachements, et lui fit beaucoup de
+prisonniers. Le maréchal Davout, redressé dans sa direction, depuis
+qu'au lieu de se retirer on marchait en avant, s'approchait de
+Guttstadt. Napoléon allait donc avoir sous la main les corps des
+maréchaux Davout, Ney, Lannes, Soult, plus la garde et Murat, qui ne
+le quittaient jamais, plus le maréchal Mortier, qui suivait à une
+marche en arrière. C'était une force de 126 mille hommes<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Go to footnote 35"><span class="smaller">[35]</span></a>, sans y
+comprendre le corps de Bernadotte, qui restait sur la basse Passarge,
+et qu'il fallait y laisser deux ou trois jours pour observer la
+conduite des Prussiens. Mais, une fois les Prussiens ramenés en
+arrière par notre marche en avant, Napoléon pouvait toujours attirer à
+lui le corps du maréchal Bernadotte, et avoir ainsi à sa disposition
+150 mille combattants, n'étant privé que du corps de Masséna,
+indispensable sur la Narew. Le général Benningsen au contraire, séparé
+comme Napoléon du corps laissé sur la Narew (18 mille hommes), et
+condamné en descendant l'Alle à se séparer de Lestocq (18 mille
+hommes), n'allait se trouver en présence de Napoléon <span class="pagenum"><a id="page577" name="page577"></a>(p. 577)</span> qu'avec
+la masse centrale de ses forces, c'est-à-dire avec environ 100 mille
+hommes, affaiblis de 6 ou 7 mille, morts ou blessés, restés au pied de
+nos retranchements.</p>
+
+<span class="sidenote">Marche de Napoléon, et intention de cette marche.</span>
+
+<p>Le plan de Napoléon fut bientôt arrêté, car ce plan était la
+conséquence même de tout ce qu'il avait prévu, voulu et préparé,
+pendant les quatre derniers mois. En effet, depuis que, par la savante
+disposition de ses cantonnements entre la Passarge et la basse
+Vistule, par la forte occupation de Braunsberg, Elbing, Marienbourg,
+par la prise de Dantzig, il s'était rendu invincible sur sa gauche et
+vers la mer, il avait réduit les Russes à attaquer sa droite,
+c'est-à-dire à remonter l'Alle pour menacer Varsovie. Dès lors sa
+man&oelig;uvre était toute tracée. À son tour il devait se porter en
+avant, déborder la droite des Russes, les couper de la mer, les
+rejeter sur l'Alle et la Prégel, les devancer à K&oelig;nigsberg et
+prendre sous leurs yeux ce précieux dépôt, où les Prussiens avaient
+renfermé leurs dernières ressources et les Anglais envoyé les secours
+promis à la coalition. Plus il trouverait les Russes engagés sur le
+cours supérieur de l'Alle, et plus grand devait être le résultat de
+cette man&oelig;uvre. Ils venaient à la vérité de s'arrêter brusquement
+pour redescendre l'Alle par la rive droite. Mais Napoléon allait la
+descendre à leur suite par la rive gauche, avec la presque certitude
+de les gagner de vitesse, d'arriver aussitôt qu'eux au confluent de
+l'Alle et de la Prégel, et de leur faire essuyer en route quelque
+grand désastre, s'ils voulaient repasser cette rivière devant lui,
+pour marcher au secours de K&oelig;nigsberg.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page578" name="page578"></a>(p. 578)</span> Des vues si profondément méditées, et depuis si long-temps,
+devaient se changer bien vite en dispositions formelles, et sans qu'il
+y eût un seul instant perdu à délibérer. Napoléon, dès le 9, ordonna
+au maréchal Davout de se réunir immédiatement à la droite de l'armée,
+au maréchal Ney de se reposer un jour à Guttstadt de ses durs combats
+pour rejoindre ensuite, au maréchal Soult, qui était un peu à gauche
+près de Launau, de longer le cours de l'Alle, pour gagner Heilsberg,
+précédé et suivi de la cavalerie de Murat, au maréchal Lannes
+d'accompagner le maréchal Soult, au maréchal Mortier enfin de hâter le
+pas pour faire sa jonction avec le gros de l'armée. Lui-même avec la
+garde suivit ce mouvement, et prescrivit au corps du maréchal
+Bernadotte, commandé temporairement par le général Victor, de se
+concentrer sur la basse Passarge, afin de se porter au delà, dès que
+les projets de l'ennemi sur notre gauche seraient mieux éclaircis.</p>
+
+<span class="sidenote">Marche générale sur Heilsberg.</span>
+
+<p>Le 10 juin, en effet, on marcha par la rive gauche de l'Alle sur
+Heilsberg. Il fallait franchir un défilé près d'un village appelé
+Bewerniken. On y trouva une forte arrière-garde, qui fut bientôt
+repoussée, et on déboucha en vue des positions occupées par l'armée
+russe.</p>
+
+<span class="sidenote">Le général Benningsen s'arrête à Heilsberg pour y tenir
+tête à l'armée française.</span>
+
+<p>Après tant de démonstrations présomptueuses, le général ennemi devait
+éprouver la tentation de ne pas fuir si vite et de s'arrêter afin de
+combattre, surtout dans une position où beaucoup de précautions
+avaient été prises pour rendre moins désavantageuses les chances d'une
+grande bataille. Mais c'était peu sage, car le temps devenait
+précieux, <span class="pagenum"><a id="page579" name="page579"></a>(p. 579)</span> si on voulait n'être pas coupé de K&oelig;nigsberg.
+Néanmoins, l'orgueil parlant plus haut que la raison, le général
+Benningsen résolut d'attendre devant Heilsberg l'armée française.</p>
+
+<span class="sidenote">Description de la position retranchée d'Heilsberg, et de
+l'ordre de bataille adoptée par les Russes.</span>
+
+<p>Heilsberg est située sur des hauteurs, entre lesquelles circule la
+rivière de l'Alle. De nombreuses redoutes avaient été construites sur
+ces hauteurs. L'armée russe les occupait, partagée entre les deux
+rives de l'Alle. Cet inconvénient assez grave était racheté par quatre
+ponts, établis dans des rentrants bien abrités, et permettant de
+porter des troupes d'un bord à l'autre. D'après toutes les
+indications, les Français devant arriver par la rive gauche de l'Alle,
+on avait accumulé de ce côté la plus grande partie des troupes russes.
+Le général Benningsen n'avait laissé dans les redoutes de la rive
+droite que la garde impériale et la division Bagration fatiguée des
+combats livrés les jours précédents. Des batteries avaient été
+disposées pour tirer d'un bord à l'autre. Sur la rive gauche, par
+laquelle nous devions attaquer, se voyait le gros de l'armée ennemie,
+sous la protection de trois redoutes hérissées d'artillerie. Le
+général Kamenski, qui avait rejoint dans la journée du 10, défendait
+ces redoutes. Derrière, et un peu au-dessus, l'infanterie russe était
+rangée sur deux lignes. Le premier et le troisième bataillon de chaque
+régiment, entièrement déployés, composaient la première ligne. Le
+second bataillon formé en colonne derrière les premiers, et dans leurs
+intervalles, composait la seconde. Douze bataillons, placés un peu
+plus loin, étaient destinés à servir de réserve. Sur le prolongement
+de cette ligne de bataille, <span class="pagenum"><a id="page580" name="page580"></a>(p. 580)</span> et faisant un crochet à droite en
+arrière, se trouvait toute la cavalerie russe, renforcée par la
+cavalerie prussienne, et présentant une masse d'escadrons au delà de
+toutes les proportions ordinaires. Plus à droite enfin, vers Konegen,
+les Cosaques étaient en observation. Des détachements d'infanterie
+légère occupaient quelques bouquets de bois, semés çà et là, en avant
+de la position. Les Français arrivant sur Heilsberg, avaient donc à
+essuyer, en flanc, le feu des redoutes de la rive droite, de front, le
+feu des redoutes de la rive gauche, plus les attaques d'une infanterie
+nombreuse et les charges d'une cavalerie plus nombreuse encore. Mais
+entraînés par l'ardeur du succès, persuadés que l'ennemi ne songeait
+qu'à s'enfuir, et pressés de lui arracher quelques trophées avant
+qu'il eût le temps de s'échapper, ils ne tenaient compte ni du nombre
+ni des positions. Cet esprit était commun aux soldats comme aux
+généraux.
+<span class="sidenote">Bataille d'Heilsberg.</span>
+Napoléon n'étant pas encore là pour contenir leur ardeur, le
+prince Murat et le maréchal Soult, en débouchant sur Heilsberg,
+abordèrent les Russes, avant d'être suivis par le reste de l'armée. Le
+prince Bagration placé d'abord à la rive droite, avait été rapidement
+porté à la rive gauche, pour défendre le défilé de Bewerniken, et le
+général Benningsen l'avait fait appuyer par le général Uwarow avec
+vingt-cinq escadrons. Le maréchal Soult, après avoir forcé le défilé,
+eut soin de placer 36 pièces de canon en batterie, ce qui facilita
+beaucoup le déploiement de ses troupes. La division Carra-Saint-Cyr se
+présenta la première, en colonne par brigades, et culbuta
+l'infanterie russe au delà d'un ravin qui <span class="pagenum"><a id="page581" name="page581"></a>(p. 581)</span> descendait du
+village de Lawden à l'Alle. À la faveur de ce mouvement, la cavalerie
+de Murat put se déployer; mais harassée de fatigue, n'étant pas encore
+réunie tout entière, et assaillie, au moment où elle se formait, par
+les vingt-cinq escadrons du général Uwarow, elle perdit du terrain,
+courut se reformer en arrière, chargea de nouveau, et reprit
+l'avantage. La division Carra-Saint-Cyr bordait le ravin au delà
+duquel elle avait rejeté les Russes. Canonnée de front par les
+redoutes de la rive gauche, de flanc par celles de la rive droite,
+elle eut cruellement à souffrir. La division Saint-Hilaire vint la
+remplacer au feu, en passant en colonnes serrées à travers les
+intervalles de notre ligne de bataille. Cette brave division
+Saint-Hilaire franchit le ravin, refoula les Russes, et les suivit
+jusqu'au pied des trois redoutes qui couvraient leur centre, tandis
+que la cavalerie de Murat se jetait sur la cavalerie du prince
+Bagration, la taillait en pièces, et tuait le général Koring. Sur ces
+entrefaites, la division Legrand, troisième du maréchal Soult, était
+arrivée, et prenait position à notre gauche, en avant du village de
+Lawden. Elle avait repoussé les tirailleurs ennemis des bouquets de
+bois placés entre les deux armées, et elle était parvenue, elle aussi,
+au pied des redoutes, qui faisaient la force de la position des
+Russes. Alors le général Legrand détacha le 26<sup>e</sup> léger, pour attaquer
+celle des trois redoutes qui se trouvait à sa portée. Cet intrépide
+régiment s'y élança au pas de course, y pénétra malgré les troupes du
+général Kamenski, et en resta maître après un combat acharné. Mais
+l'officier qui commandait l'artillerie ennemie, ayant fait enlever
+<span class="pagenum"><a id="page582" name="page582"></a>(p. 582)</span> ses canons au galop, les porta rapidement en arrière, sur le
+terrain qui dominait la redoute, et couvrit de mitraille le 26<sup>e</sup>
+auquel il causa des pertes énormes. Au même instant, le général russe
+Warnek apercevant la mauvaise situation du 26<sup>e</sup>, se jeta sur lui à la
+tête du régiment de Kalouga, et reprit la redoute. Le 55<sup>e</sup>, qui
+formait la gauche de la division Saint-Hilaire, et qui était voisin du
+26<sup>e</sup>, vint à son secours, mais ne put rétablir les affaires. Il fut
+obligé de se rallier à sa division, après avoir perdu son aigle. Nos
+soldats demeurèrent ainsi exposés au feu d'une nombreuse et puissante
+artillerie, sans être ébranlés. Le général Benningsen voulut alors se
+servir de son immense cavalerie, et fit exécuter plusieurs charges sur
+les divisions Legrand et Saint-Hilaire. Celles-ci supportèrent ces
+charges avec un admirable sang-froid, et donnèrent à la cavalerie
+française le temps de se former derrière elles, pour charger à son
+tour les escadrons russes. Le maréchal Soult placé au milieu de l'un
+des carrés, dans lesquels se trouvaient pêle-mêle des Français, des
+Russes, des fantassins blessés, des cavaliers démontés, maintenait
+tout le monde dans le devoir par l'énergie de son attitude. Napoléon,
+qui était encore éloigné du lieu de ce combat, avait donné au général
+Savary, dès qu'il avait entendu le canon, les jeunes fusiliers de la
+garde, pour venir au secours des corps qui s'étaient témérairement
+engagés. Le général Savary hâtant le pas prit position entre les
+divisions Saint-Hilaire et Legrand. Formé en carré, il essuya
+long-temps les charges de la cavalerie russe, qu'un horrible feu des
+redoutes aurait rendues dangereuses, si nos troupes avaient été moins
+fermes et <span class="pagenum"><a id="page583" name="page583"></a>(p. 583)</span> moins bien commandées. Le brave général Roussel,
+qui se trouvait l'épée à la main au milieu des fusiliers de la garde,
+eut la tête emportée par un boulet de canon. Cette action imprudente,
+dans laquelle 30 mille Français combattaient à découvert contre 90
+mille Russes abrités par des redoutes, se prolongea jusque fort avant
+dans la nuit. Le maréchal Lannes parut enfin à l'extrême droite, fit
+tâter la position de l'ennemi, mais ne voulut rien entreprendre sans
+les ordres de l'Empereur. La canonnade cessa bientôt de retentir, et
+chacun, par une nuit pluvieuse, essaya, en se couchant à terre, de
+prendre un peu de repos. Les Russes, plus nombreux et plus serrés que
+nous, avaient essuyé une perte très-supérieure à la nôtre.
+<span class="sidenote">Conséquences de la bataille d'Heilsberg.</span>
+Ils
+comptaient trois mille morts et sept ou huit mille blessés. Nous
+avions eu deux mille morts et cinq mille blessés.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon arrivé tard à Heilsberg, est mécontent de la
+témérité de l'armée.</span>
+
+<p>Napoléon arrivé tard, parce qu'il n'avait pas supposé que l'ennemi
+s'arrêtât sitôt pour lui résister, fut fort satisfait de l'énergie de
+ses troupes, mais beaucoup moins de leur extrême empressement à
+s'engager, et résolut d'attendre au lendemain, pour livrer bataille
+avec ses forces réunies, si les Russes persistaient à défendre la
+position d'Heilsberg, ou pour les suivre à outrance, s'ils
+décampaient. Il bivouaqua avec ses soldats sur ce champ de carnage, où
+gisaient 18 mille Russes et Français, morts, mourants et blessés.</p>
+
+<p>Le général Benningsen, en proie à des souffrances aiguës et à de
+grandes perplexités, passa la nuit au bivouac, enveloppé dans son
+manteau<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Go to footnote 36"><span class="smaller">[36]</span></a>. Il faut <span class="pagenum"><a id="page584" name="page584"></a>(p. 584)</span> une âme forte pour braver à la fois la
+douleur physique et la douleur morale. Le général Benningsen était
+capable de supporter l'une et l'autre. Partagé entre la satisfaction
+d'avoir tenu tête aux Français et la crainte de les avoir tous sur les
+bras le lendemain, il attendit le jour pour prendre un parti. De leur
+côté, nos troupes étaient debout dès quatre heures du matin, ramassant
+les blessés, échangeant des coups de fusil avec les avant-postes
+ennemis. Nos corps d'armée prenaient successivement position. Le
+maréchal Lannes était venu se placer la veille à la gauche du maréchal
+Soult, le corps du maréchal Davout commençait à se montrer à la gauche
+du maréchal Lannes, vers Grossendorf. La garde à pied et à cheval se
+déployait sur les hauteurs en arrière, et tout annonçait une attaque
+décisive avec des masses formidables. Cet aspect, mais surtout la vue
+du corps du maréchal Davout, qui débordait à Grossendorf l'armée
+russe, et semblait même se diriger sur K&oelig;nigsberg, déterminèrent le
+général Benningsen à la retraite.
+<span class="sidenote">Le général Benningsen ne veut pas recommencer le combat, et
+il se retire.</span>
+Il ne voulut pas perdre à la fois
+une journée et une bataille, et s'exposer à venir au secours de
+K&oelig;nigsberg peut-être trop tard, peut-être à moitié détruit. Le
+général Kamenski dut partir le premier, afin de gagner à temps la
+route de K&oelig;nigsberg, et de se joindre aux Prussiens, avec lesquels
+il était habitué à combattre. Après avoir retiré d'Heilsberg tout ce
+qu'on pouvait transporter, le général Benningsen se mit lui-même en
+marche avec son armée, par la rive droite de l'Alle, dans le courant
+de la journée du 11.
+<span class="sidenote">Retraite des Russes sur Bartenstein dans la journée du 11
+juin.</span>
+Il s'achemina en quatre colonnes sur
+Bartenstein, premier poste après Heilsberg. <span class="pagenum"><a id="page585" name="page585"></a>(p. 585)</span> Son quartier
+général y avait long-temps résidé.</p>
+
+<p>Napoléon employa une partie du jour à observer cette position; et s'il
+ne mit point à l'attaquer sa promptitude accoutumée, c'est qu'il était
+peu pressé de livrer bataille sur un terrain pareil, et qu'il ne
+doutait pas, en poussant sa gauche en avant, d'obliger l'armée russe à
+décamper par une simple démonstration. Les choses se passant comme il
+l'avait prévu, il entra le soir même dans Heilsberg, et s'y établit
+avec sa garde. Il y trouva des magasins assez considérables, beaucoup
+de blessés russes, qu'il fit soigner comme les blessés français, et
+dont le nombre attestait que l'armée ennemie avait perdu la veille 10
+à 11 mille hommes.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon persiste dans son dessein de marcher le long de
+l'Alle, en séparant les Russes de K&oelig;nigsberg.</span>
+
+<p>La journée d'Heilsberg n'avait pas pu changer les plans de Napoléon.
+Il devait toujours tendre à déborder les Russes, à les séparer de
+K&oelig;nigsberg, et à profiter du premier faux mouvement qu'ils feraient
+pour rejoindre cette place importante, qui était leur base
+d'opération. Ils ne s'étaient pas présentés à lui cette fois dans une
+situation qui lui permît de les accabler; mais l'occasion favorable
+qu'il attendait ne pouvait tarder de se présenter. Pour qu'elle
+manquât, il aurait fallu que le général Benningsen, dans la difficile
+position où il était placé, ne commît pas une faute.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon dans son projet d'intercepter la route de
+K&oelig;nigsberg, renonce à suivre les contours de l'Alle, et marche
+droit sur Eylau.</span>
+
+<p>Pour mieux atteindre son but, Napoléon modifia un peu sa marche. À
+partir d'Heilsberg, et même à partir de Launau, l'Alle se détourne à
+droite, en décrivant mille contours (voir la carte n<sup>o</sup> 38), et offre
+une route fort longue, si on veut en suivre le cours, une route qui
+vous éloigne d'ailleurs de la mer <span class="pagenum"><a id="page586" name="page586"></a>(p. 586)</span> et de K&oelig;nigsberg. Le
+général Benningsen, ayant besoin de l'Alle pour s'appuyer, était bien
+obligé d'en parcourir les sinuosités. Napoléon au contraire, qui ne
+cherchait qu'à trouver son ennemi privé d'appui, et qui avait surtout
+besoin de prendre une position intermédiaire entre K&oelig;nigsberg et
+l'Alle, d'où il pût envoyer un détachement sur K&oelig;nigsberg, sans
+trop s'éloigner de ce détachement, pouvait quitter les bords de l'Alle
+sans inconvénient, et même avec avantage. En conséquence il résolut de
+se porter sur une route intermédiaire, qu'il avait déjà parcourue
+l'hiver dernier, celle de Landsberg à Eylau, laquelle s'élève en ligne
+directe vers la Prégel. Arrivé sur cette route, au delà d'Eylau,
+c'est-à-dire à Domnau, on se trouve par la gauche à deux marches de
+K&oelig;nigsberg, et par la droite à une seule marche de l'Alle et de la
+ville de Friedland, parce que l'Alle revenue à l'ouest après de
+nombreux détours, est à Friedland plus près de K&oelig;nigsberg que dans
+aucune partie de son cours. C'était là, qu'avec du bonheur et de
+l'habileté, on devait avoir les meilleures chances de prendre
+K&oelig;nigsberg d'une main, et de frapper l'armée russe de l'autre.</p>
+
+<p>Dans cette pensée, Napoléon dirigea sur Landsberg Murat avec une
+partie de la cavalerie. Il le fit suivre par les corps des maréchaux
+Soult et Davout, destinés à former l'aile gauche de l'armée et à
+s'étendre vers K&oelig;nigsberg ou à se rabattre sur le centre, si on
+avait besoin d'eux pour livrer bataille. Napoléon laissa sur l'Alle le
+reste de sa cavalerie, composée de chasseurs, hussards et dragons,
+afin de battre les bords de cette rivière, et de suivre l'ennemi
+<span class="pagenum"><a id="page587" name="page587"></a>(p. 587)</span> à la piste. Il porta par Landsberg sur Eylau le corps de
+Lannes qu'il avait sous la main, celui de Ney demeuré un jour à
+Guttstadt pour s'y reposer, celui de Mortier encore en arrière d'une
+marche, et les fit avancer chacun par différents sentiers, pour éviter
+l'encombrement, mais de manière à pouvoir les réunir en quelques
+heures. Enfin les Prussiens en retraite vers K&oelig;nigsberg ne méritant
+plus aucune attention, le corps de Bernadotte, laissé provisoirement
+sur la basse Passarge, eut ordre de rejoindre immédiatement l'armée
+par Mehlsack et Eylau.</p>
+
+<p>Ces dispositions et beaucoup d'autres relatives aux magasins, aux
+fours, aux hôpitaux qu'il voulut organiser à Heilsberg, aux riches
+approvisionnements de Dantzig sur lesquels il ne cessait de veiller, à
+la navigation du Frische-Haff dont il prit soin de s'emparer en
+fermant la passe de Pillau, et en y faisant croiser les marins de la
+garde dans les embarcations du pays, ces dispositions retinrent
+Napoléon à Heilsberg toute la journée du 12. Dans cet intervalle ses
+corps marchaient, et il lui était facile de les rejoindre à cheval en
+quelques heures.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon arrive à Eylau le 13 au matin.</span>
+
+<p>Le 13 au matin, il se rendit lui-même à Eylau. Ce n'était plus cette
+vaste plaine de neige, d'un aspect triste et sombre, qu'on avait
+inondée de tant de sang dans la journée du 8 février: c'était un pays
+riant et fertile, couvert de bois verdoyants, de jolis lacs, et peuplé
+de nombreux villages. La cavalerie et l'artillerie reconnurent avec
+étonnement que, dans la grande bataille d'Eylau, elles avaient galopé
+sur la surface des lacs, alors complétement gelés.
+<span class="sidenote">Ce que révèlent les indices recueillis sur la marche de
+l'ennemi.</span>
+Les indices
+recueillis sur la marche du général Benningsen <span class="pagenum"><a id="page588" name="page588"></a>(p. 588)</span> étaient
+incertains comme les projets de ce général. D'une part la cavalerie
+légère avait suivi le gros de l'armée russe le long de l'Alle, l'avait
+vue entre Bartenstein et Schippenbeil; d'autre part on avait cru
+découvrir des détachements ennemis se dirigeant vers K&oelig;nigsberg, et
+voulant d'après toutes les apparences se joindre au général Lestocq,
+pour défendre cette ville. De l'ensemble de ces indices, on devait
+conclure que l'armée russe inclinait à se porter sur K&oelig;nigsberg,
+que pour cela elle quitterait l'Alle, et que dans ce mouvement on la
+rencontrerait à Domnau. Napoléon dès lors poussa le maréchal Soult et
+Murat avec une moitié de la cavalerie sur Kreutzbourg, et leur ordonna
+de marcher sur K&oelig;nigsberg, pour en brusquer l'attaque. Il les fit
+suivre par le maréchal Davout, qui dut prendre une position
+intermédiaire, afin de se réunir en quelques heures, ou au maréchal
+Soult, ou au gros de l'armée, selon les circonstances.
+<span class="sidenote">Napoléon dirige le gros de ses forces sur Domnau, en
+poussant sa gauche sur K&oelig;nigsberg, pour prendre cette dernière
+ville.</span>
+Il achemina
+immédiatement le maréchal Lannes d'Eylau sur Domnau, lui adjoignit une
+partie de la cavalerie et des dragons de Grouchy, avec ordre d'envoyer
+des partis jusqu'à Friedland, pour savoir ce que faisait l'ennemi,
+pour s'assurer s'il quittait l'Alle, ou ne la quittait pas, s'il
+allait ou n'allait pas au secours de K&oelig;nigsberg. Le maréchal
+Mortier, parvenu à Eylau, fut expédié tout de suite sur Domnau, et
+devait y arriver quelques heures après le maréchal Lannes. Le maréchal
+Ney avec son corps, le général Victor avec celui de Bernadotte,
+entraient en ce moment à Eylau. Avant de les diriger avec la garde et
+la grosse cavalerie, soit sur Domnau, à la suite des maréchaux Lannes
+<span class="pagenum"><a id="page589" name="page589"></a>(p. 589)</span> et Mortier, soit sur K&oelig;nigsberg à la suite des maréchaux
+Davout et Soult, Napoléon attendit que de nouveaux rapports de la
+cavalerie légère l'éclairassent sur la véritable marche de l'ennemi.</p>
+
+<p>Dans la soirée du 13, les reconnaissances de la journée ne laissèrent
+plus de doute. Le général Benningsen avait descendu l'Alle, et
+paraissait prendre le chemin de Friedland, soit pour y continuer sa
+marche le long de l'Alle, soit pour y quitter les bords de cette
+rivière, afin de gagner K&oelig;nigsberg. C'est à Friedland, en effet,
+qu'il devait être tenté d'abandonner l'Alle, parce que c'est le point
+où cette rivière se rapproche le plus de K&oelig;nigsberg.
+<span class="sidenote">Concentration de l'armée sur Domnau et Friedland.</span>
+Dès cet
+instant, Napoléon n'hésita plus. Il dirigea vers Lannes et Mortier
+toute la portion de la cavalerie qui n'avait pas suivi Murat, et en
+confia le commandement au général Grouchy. Il prescrivit à Lannes et à
+Mortier de se rendre à Friedland, de s'emparer, s'ils le pouvaient, de
+cette ville et des ponts de l'Alle. Il ordonna à Ney et Victor de
+s'avancer sur Domnau, de se porter à la suite de Lannes et Mortier,
+plus ou moins près de Friedland, selon les événements. Il mit enfin sa
+garde en marche, et résolut de partir lui-même à cheval à la pointe du
+jour, pour être le lendemain, 14 juin, à la tête de ses troupes
+rassemblées. Ce jour du 14 juin, anniversaire de la bataille de
+Marengo, en lui rappelant la plus belle journée de sa vie, le
+remplissait d'un secret et heureux pressentiment. Il n'avait pas cessé
+de croire à son bonheur, et cette croyance était encore fondée!</p>
+
+<span class="sidenote">Lannes, parvenu jusqu'à Domnau, envoie des partis sur
+Friedland.</span>
+
+<p>Lannes, arrivé à Domnau, quelques heures avant le maréchal Mortier,
+s'était hâté d'envoyer en reconnaissance <span class="pagenum"><a id="page590" name="page590"></a>(p. 590)</span> à Friedland le 9<sup>e</sup>
+de hussards. Ce régiment avait pénétré dans Friedland, mais assailli
+bientôt par plus de trente escadrons ennemis, qui menaient avec eux
+beaucoup d'artillerie légère, il avait été fort maltraité, et obligé
+de s'enfuir à Georgenau, poste intermédiaire entre Domnau et
+Friedland. (Voir la carte n<sup>o</sup> 42.) À cette nouvelle, Lannes dépêcha
+les chevaux-légers et les cuirassiers saxons pour secourir le 9<sup>e</sup> de
+hussards, puis se mit en marche pour gagner Friedland, rejeter la
+cavalerie ennemie au delà de l'Alle, et fermer le débouché par lequel
+l'armée russe semblait vouloir se porter au secours de K&oelig;nigsberg.
+<span class="sidenote">Lannes arrive à Friedland le 14 juin, à une heure du
+matin.</span>
+Il y fut rendu vers une heure du matin 14, crut apercevoir à travers
+les ombres de la nuit une quantité considérable de troupes, et
+s'arrêta au village de Posthenen, après avoir délogé un détachement
+ennemi qui gardait ce village. Il n'était pas assez fort pour occuper
+la ville de Friedland elle-même, circonstance fort heureuse, car il
+eût empêché en l'occupant une grande faute du général Benningsen et
+ravi à Napoléon l'un de ses plus beaux triomphes.</p>
+
+<span class="sidenote">Route par laquelle l'armée russe était arrivée à
+Friedland.</span>
+
+<p>Dans ce moment en effet l'armée russe tout entière approchait de
+Friedland, précédée par trente-trois escadrons, dont dix-huit de la
+garde impériale, par l'infanterie de cette garde, par vingt pièces
+d'artillerie légère. Le gros de l'armée devait y entrer dans quelques
+heures. Le général Benningsen sentant qu'il fallait se presser pour
+sauver K&oelig;nigsberg, ou au moins pour se sauver lui-même derrière la
+Prégel, avait marché toute la nuit du 11 au 12, afin de gagner
+Bartenstein (voir la carte n<sup>o</sup> 38), avait donné là quelques heures de
+repos à ses soldats, les avait de <span class="pagenum"><a id="page591" name="page591"></a>(p. 591)</span> nouveau remis en marche sur
+Schippenbeil, y était parvenu le 13, et, apprenant alors que les
+Français avaient paru à Domnau, s'était hâté de courir à Friedland,
+point où l'Alle, comme nous venons de le dire, est plus rapprochée de
+K&oelig;nigsberg que dans aucune partie de son cours. Il avait eu soin de
+se faire précéder par une forte avant-garde de cavalerie.</p>
+
+<p>Lannes, établi à Posthenen, ne put apprécier qu'au jour la gravité de
+l'événement qui se préparait. Dans ce pays voisin du pôle, le
+crépuscule, au mois de juin, commençait à 2 heures du matin. Le ciel
+était entièrement éclairé à 3 heures. Le maréchal Lannes reconnut
+bientôt la nature du terrain, les troupes qui l'occupaient, et celles
+qui franchissaient les ponts de l'Alle, pour venir nous disputer la
+route de K&oelig;nigsberg.</p>
+
+<span class="sidenote">Description des environs de Friedland.</span>
+
+<p>Le cours de l'Alle, près du lieu où les deux armées allaient se
+rencontrer, offre de nombreuses sinuosités. (Voir la carte n<sup>o</sup> 42.)
+Nous arrivions par des collines boisées, à partir desquelles le sol
+s'abaisse successivement jusqu'au bord de l'Alle. Le pays est couvert
+en cette saison de seigles d'une grande hauteur. On voyait à notre
+droite l'Alle s'enfoncer dans la plaine, en décrivant plusieurs
+contours, puis tourner autour de Friedland, revenir à notre gauche, et
+tracer ainsi un coude ouvert de notre côté, et dont la petite ville de
+Friedland occupait le fond. C'est par les ponts de Friedland, placés
+dans cet enfoncement de l'Alle, que les Russes venaient se déployer
+dans la plaine vis-à-vis de nous. On les voyait distinctement se
+presser sur ces ponts, traverser la ville, déboucher des faubourgs,
+et se mettre en <span class="pagenum"><a id="page592" name="page592"></a>(p. 592)</span> bataille en face des hauteurs. Un ruisseau
+dit le Ruisseau-du-Moulin (Mühlen-Flüss), coulant vers Friedland, y
+formait un petit étang, puis allait se jeter dans l'Alle, après avoir
+partagé cette plaine en deux moitiés inégales. La moitié située à
+notre droite était la moins étendue. C'était celle où se montrait
+Friedland, entre le Ruisseau-du-Moulin et l'Alle, au fond même du
+coude que nous venons de décrire.</p>
+
+<span class="sidenote">Premières dispositions de Lannes pour défendre la plaine de
+l'Alle en attendant l'armée.</span>
+
+<p>Le maréchal Lannes, dans son empressement à marcher, n'avait amené
+avec lui que les grenadiers et les voltigeurs Oudinot, le 9<sup>e</sup> de
+hussards, les dragons de Grouchy et deux régiments de cavalerie
+saxonne. Il ne pouvait pas opposer plus de 10 mille hommes<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Go to footnote 37"><span class="smaller">[37]</span></a> à
+l'avant-garde ennemie, qui, renforcée successivement, était triple de
+ce nombre, et devait être bientôt suivie de l'armée russe tout
+entière. Heureusement le sol présentait de nombreuses ressources au
+courage et à l'habileté de l'illustre maréchal. (Voir la carte n<sup>o</sup>
+42.) Au centre de la position, qu'il fallait occuper pour barrer le
+chemin aux Russes, était un village, celui de Posthenen, que
+traversait le Ruisseau-du-Moulin pour se rendre à Friedland. Un peu en
+arrière s'élevait un plateau, d'où l'on pouvait battre la plaine de
+l'Alle. Lannes y plaça son artillerie et plusieurs bataillons de
+grenadiers pour la protéger. À droite, un bois épais, celui de
+Sortlack, s'avançait en saillie, et partageait en deux l'espace
+compris entre le village de Posthenen et <span class="pagenum"><a id="page593" name="page593"></a>(p. 593)</span> les bords de l'Alle.
+Lannes y posta deux bataillons de voltigeurs, lesquels répandus en
+tirailleurs, pouvaient arrêter long-temps des troupes qui ne seraient
+pas très-nombreuses et très-résolues. Le 9<sup>e</sup> de hussards, les dragons
+de Grouchy, les chevaux saxons, présentaient 3 mille cavaliers, prêts
+à se jeter sur toute colonne qui essayerait de percer ce rideau de
+tirailleurs. À gauche de Posthenen, la ligne des hauteurs boisées
+s'étendait, en s'abaissant, jusqu'au village de Heinrichsdorf, par où
+passait la grande route de Friedland à K&oelig;nigsberg. Ce point avait
+beaucoup d'importance, car les Russes, voulant gagner K&oelig;nigsberg,
+devaient en disputer la route avec acharnement. En outre, ce côté du
+champ de bataille étant plus découvert, était naturellement plus
+difficile à défendre. Lannes, qui n'avait pas encore assez de troupes
+pour s'y établir, avait placé sur sa gauche, en profitant des bois et
+des hauteurs, le reste de ses bataillons, s'approchant ainsi, sans
+pouvoir les occuper, des maisons de Heinrichsdorf.</p>
+
+<span class="sidenote">Le feu commence à trois heures du matin sur le champ de
+bataille de Friedland.</span>
+
+<p>Le feu, commencé à trois heures du matin, était tout à coup devenu
+fort vif. Notre artillerie, placée sur le plateau de Posthenen, sous
+la protection des grenadiers Oudinot, tenait les Russes à distance, et
+leur faisait éprouver d'assez grands dommages. À droite, nos
+voltigeurs répandus sur la lisière du bois de Sortlack, arrêtaient
+leur infanterie par un feu incessant de tirailleurs, et les chevaux
+saxons, lancés par le général Grouchy, avaient fourni plusieurs
+charges heureuses contre leur cavalerie. Les Russes étant devenus
+menaçants vers Heinrichsdorf, le général Grouchy, transporté de la
+droite à la <span class="pagenum"><a id="page594" name="page594"></a>(p. 594)</span> gauche, s'y rendit au galop, afin de leur
+disputer la route de K&oelig;nigsberg, qui était le point important pour
+la possession duquel on allait verser des flots de sang.</p>
+
+<span class="sidenote">Lannes, avec une simple avant-garde, dispute le terrain à
+une forte partie de l'armée ennemie.</span>
+
+<p>Bien que le maréchal Lannes n'eût dans ces premiers moments que 10
+mille hommes à opposer à 25 ou 30 mille, il se soutenait, grâce à
+beaucoup d'art et d'énergie, grâce aussi à l'habile concours du
+général Oudinot, commandant les grenadiers, et du général Grouchy,
+commandant la cavalerie.
+<span class="sidenote">Le général Benningsen, arrivé à Friedland, se décide à
+livrer bataille.</span>
+Mais l'ennemi se renforçait d'heure en heure,
+et le général Benningsen, arrivé à Friedland, avait subitement formé
+le projet de livrer bataille, projet fort téméraire, car il eût été
+beaucoup plus sage à lui de continuer à descendre l'Alle, jusqu'à la
+réunion de cette rivière avec la Prégel (voir la carte n<sup>o</sup> 38), de se
+couvrir ensuite de la Prégel elle-même, et de prendre position
+derrière ce fleuve, la gauche à Wehlau, la droite à K&oelig;nigsberg. Il
+lui aurait fallu, à la vérité, un jour de plus pour regagner
+K&oelig;nigsberg; mais il n'aurait pas risqué une bataille contre une
+armée supérieure par le nombre, par la qualité, par le commandement,
+et dans une situation fort mauvaise pour lui, puisqu'il avait une
+rivière à dos et qu'il allait être poussé dans le coude de l'Alle avec
+toute la vigueur d'impulsion dont l'armée française était capable.
+Mais, après avoir perdu beaucoup de temps à gagner K&oelig;nigsberg, le
+général Benningsen semblait extrêmement impatient d'y arriver,
+stimulé, dit-on, par l'empereur Alexandre, qui avait promis à son ami
+Frédéric-Guillaume de sauver le dernier débris de la monarchie
+prussienne. Il trouvait d'ailleurs <span class="pagenum"><a id="page595" name="page595"></a>(p. 595)</span> la route par Friedland
+infiniment plus courte, enfin il croyait rencontrer, sans appui, un
+corps isolé de l'armée française, avec possibilité d'écraser ce corps
+avant de rentrer à K&oelig;nigsberg. Il se persuada que c'était là une
+faveur inattendue de la fortune qu'il fallait mettre à profit, et il
+résolut de ne pas la laisser échapper.</p>
+
+<span class="sidenote">Dispositions du général Benningsen.</span>
+
+<p>En conséquence, il s'empressa de faire jeter trois autres ponts sur
+l'Alle, un au-dessus, deux au-dessous de Friedland, afin d'accélérer
+le passage de ses troupes, et de leur ménager aussi des moyens de
+retraite. Il garnit d'artillerie la rive droite par laquelle il
+arrivait, et qui dominait la rive gauche. Puis son armée ayant
+débouché presque tout entière, il la disposa de la manière suivante.
+Dans la plaine, autour de Heinrichsdorf, à droite pour lui, à gauche
+pour nous, il plaça quatre divisions d'infanterie, sous le lieutenant
+général Gortschakow, et la meilleure partie de la cavalerie sous le
+général Uwarow. L'infanterie était formée sur deux lignes. Dans la
+première, on voyait deux bataillons de chaque régiment déployés, et un
+troisième rangé en colonne serrée derrière les deux autres, fermant
+l'intervalle qui les séparait. Dans la seconde, le champ de bataille
+se resserrant à mesure qu'on s'enfonçait dans le coude de l'Alle, un
+seul bataillon était déployé, deux se trouvaient en colonne serrée. La
+cavalerie, disposée sur le côté et un peu en avant, flanquait
+l'infanterie. À gauche (droite des Français), deux divisions russes,
+dont la garde impériale faisait partie, accrues de tous les
+détachements de chasseurs, occupaient la portion du terrain comprise
+entre le Ruisseau-du-Moulin <span class="pagenum"><a id="page596" name="page596"></a>(p. 596)</span> et l'Alle. Elles étaient rangées
+sur deux lignes, mais fort rapprochées à cause du défaut d'espace. Le
+prince Bagration les commandait. La cavalerie de la garde était là,
+sous le général Kollogribow. Quatre ponts volants avaient été jetés
+sur le Ruisseau-du-Moulin, pour qu'il gênât moins les communications
+entre les deux ailes. La quatorzième division russe avait été laissée
+de l'autre côté de l'Alle, sur le terrain dominant de la rive droite,
+pour recueillir l'armée en cas de malheur, ou venir décider la
+victoire, si on avait un commencement de succès. Les Russes comptaient
+plus de 200 bouches à feu sur leur front, indépendamment de celles qui
+étaient ou en réserve, ou en batterie sur la rive droite. Leur armée,
+réduite à 80 ou 82 mille hommes après Heilsberg, séparée aujourd'hui
+du corps de Kamenski, de quelques détachements de cavalerie envoyés à
+Wehlau pour garder les ponts de l'Alle, s'élevait encore à 72 ou à 75
+mille hommes.</p>
+
+<p>Le général Benningsen fit porter en avant, dans l'ordre que nous
+venons de décrire, la masse de l'armée russe, pour qu'en sortant de
+l'enfoncement formé par le cours de l'Alle, elle pût se déployer,
+étendre ses feux, et profiter des avantages du nombre qu'elle
+possédait au début de la bataille.</p>
+
+<p>La situation de Lannes était périlleuse, car il allait avoir toute
+l'armée russe sur les bras. Heureusement le temps écoulé lui avait
+procuré quelques renforts. La division de grosse cavalerie du général
+Nansouty, qui se composait de 3,500 cuirassiers et carabiniers, la
+division Dupas, qui était la première du corps de Mortier et comptait
+6 mille fantassins, enfin la division <span class="pagenum"><a id="page597" name="page597"></a>(p. 597)</span> Verdier, qui en
+comptait 7 mille et qui était la seconde du corps de Lannes, mises en
+marche successivement, étaient arrivées en toute hâte.
+<span class="sidenote">Danger de Lannes réduit à lutter presque seul contre
+l'armée russe tout entière.</span>
+C'était une
+force de 26 à 27 mille hommes<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Go to footnote 38"><span class="smaller">[38]</span></a> pour lutter contre 75 mille. Il
+était sept heures du matin, et les Russes, précédés par une nuée de
+Cosaques, qui étendaient leurs courses jusque sur nos derrières,
+s'avançaient vers Heinrichsdorf, où ils avaient déjà de l'infanterie
+et du canon. Lannes, appréciant l'importance de ce poste, y dirigea la
+brigade des grenadiers Albert, et ordonna au général Grouchy de s'en
+emparer à tout prix. Le général Grouchy, qui venait d'être renforcé
+par les cuirassiers, s'y transporta sur-le-champ. Sans tenir compte de
+la difficulté, il lança la brigade des dragons Milet sur
+Heinrichsdorf, tandis que la brigade Carrié tournait le village, et
+que les cuirassiers marchaient à l'appui de ce mouvement. La brigade
+Milet traversa Heinrichsdorf au galop, en expulsa les fantassins
+russes à coups de sabre, pendant que la brigade Carrié, en faisant le
+tour, prenait ou dispersait ceux qui avaient réussi à s'enfuir. On
+enleva quatre pièces de canon. Dans ce moment, la cavalerie ennemie,
+venue au secours de son infanterie, chassée de Heinrichsdorf, fondit
+sur nos dragons et les ramena. Mais les cuirassiers de Nansouty la
+chargèrent à leur tour, la jetèrent sur l'infanterie russe, qui ne
+<span class="pagenum"><a id="page598" name="page598"></a>(p. 598)</span> put au milieu de cette mêlée faire usage de son feu. Nous
+restâmes ainsi maîtres de Heinrichsdorf, où s'établirent les
+grenadiers de la brigade Albert.</p>
+
+<span class="sidenote">Entrée en ligne du maréchal Mortier avec la division
+Dupas.</span>
+
+<p>Sur ces entrefaites, la division Dupas entrait en ligne. Le maréchal
+Mortier, dont le cheval fut emporté par un boulet de canon au moment
+où il paraissait sur le champ de bataille, plaça cette division entre
+Heinrichsdorf et Posthenen, et ouvrit sur les Russes un feu
+d'artillerie, qui, dirigé des hauteurs sur des masses profondes,
+causait dans leurs rangs d'affreux ravages. L'arrivée de la division
+Dupas rendait disponibles les bataillons de grenadiers qu'on avait
+d'abord rangés à la gauche de Posthenen. Lannes les rapprocha de lui,
+et put présenter aux attaques des Russes leurs rangs plus serrés, soit
+en avant de Posthenen, soit en avant du bois de Sortlack.
+<span class="sidenote">Belle résistance des grenadiers Oudinot.</span>
+Le général
+Oudinot, qui les commandait, profitant de tous les accidents de
+terrain, tantôt des bouquets de bois semés çà et là, tantôt de
+quelques flaques d'eau que les pluies des jours précédents avaient
+produites, tantôt de la hauteur même des blés, disputait le terrain
+avec autant d'habileté que d'énergie. Tour à tour il cachait ou
+montrait ses soldats, les dispersait en tirailleurs, ou les opposait
+en masse hérissée de baïonnettes à tous les efforts des Russes.
+<span class="sidenote">Arrivée en ligne de la division Verdier.</span>
+Ces
+braves grenadiers, malgré l'infériorité du nombre, s'obstinaient
+cependant, soutenus par leur général, quand heureusement pour eux
+arriva la division Verdier. Le maréchal Lannes la partagea en deux
+colonnes mobiles, pour la porter alternativement à droite, au centre,
+à gauche, partout où le danger l'exigerait.
+<span class="sidenote">L'infanterie française reste maîtresse de la tête du bois
+de Sortlack.</span>
+C'était la lisière du
+bois <span class="pagenum"><a id="page599" name="page599"></a>(p. 599)</span> de Sortlack et le village de ce nom situé sur l'Alle
+qu'on se disputait avec le plus de fureur. Les Russes finirent par
+rester maîtres du village, les Français de la lisière du bois. Lorsque
+les Russes voulaient pénétrer dans ce bois, Lannes en faisait sortir à
+l'improviste une brigade de la division Verdier, et les repoussait au
+loin. Effrayés de ces apparitions subites, craignant que dans ce bois
+mystérieux Napoléon ne fût caché avec son armée, les Russes n'osaient
+plus s'en approcher.</p>
+
+<p>L'ennemi ne pouvant forcer notre droite entre Posthenen et Sortlack,
+essaya une vigoureuse tentative sur notre gauche, dans la plaine de
+Heinrichsdorf, qui présentait moins d'obstacles.
+<span class="sidenote">La cavalerie française reste maîtresse de la plaine de
+Heinrichsdorf.</span>
+La nature du terrain
+les ayant engagés à porter de ce côté la majeure partie de leur
+cavalerie, ils avaient là plus de douze mille cavaliers à opposer aux
+cinq ou six mille cavaliers du général Grouchy. Celui-ci, s'attachant
+à compenser l'infériorité du nombre par de bonnes dispositions,
+déploya dans la plaine une longue ligne de cuirassiers, et sur le
+flanc de cette ligne, derrière le village d'Heinrichsdorf, plaça en
+réserve les dragons, la brigade des carabiniers et l'artillerie
+légère. Ces dispositions terminées, il se mit à la tête de la ligne
+déployée de ses cuirassiers, s'avança sur la cavalerie russe comme
+s'il allait la charger, puis tout à coup, faisant volte-face, il
+feignit de se retirer au trot devant la masse des escadrons ennemis.
+Il les attira ainsi à sa suite, jusqu'à ce que, dépassant
+Heinrichsdorf, ils prêtassent le flanc aux troupes cachées derrière ce
+village. S'arrêtant alors et revenant sur ses pas, il ramena ses
+cuirassiers sur la cavalerie russe, <span class="pagenum"><a id="page600" name="page600"></a>(p. 600)</span> la chargea, la culbuta,
+l'obligea à repasser sous Heinrichsdorf, d'où partait une grêle de
+mitraille, d'où les dragons et les carabiniers embusqués fondirent sur
+elle et achevèrent de la mettre en désordre. Mais les rencontres de
+troupes à cheval ne sont jamais assez meurtrières pour ne pouvoir pas
+être renouvelées. La cavalerie russe revint donc à la charge, et
+chaque fois répétant la même man&oelig;uvre, le général Grouchy
+l'attirait au delà de Heinrichsdorf, et la faisait prendre, comme on a
+vu, en flanc et en queue, dès qu'elle dépassait ce village. Après
+plusieurs engagements, la plaine de Heinrichsdorf nous resta, couverte
+d'hommes et de chevaux morts, de cavaliers démontés, de cuirasses
+étincelantes.</p>
+
+<p>Ainsi d'un côté la résistance que l'infanterie des Russes rencontrait
+à la lisière du bois de Sortlack, de l'autre les attaques de flanc
+qu'essuyait leur cavalerie, lorsqu'elle dépassait le village de
+Heinrichsdorf, les retenaient au pied de nos positions, et Lannes
+avait pu prolonger jusqu'à midi cette lutte de 26 mille hommes contre
+75 mille. Mais il était temps que Napoléon arrivât avec le reste de
+l'armée.</p>
+
+<p>Lannes, voulant l'informer de ce qui se passait, lui avait envoyé
+presque tous ses aides-de-camp l'un après l'autre, en leur ordonnant
+de crever leurs chevaux pour le rejoindre. Ils l'avaient trouvé
+accourant au galop sur Friedland et plein d'une joie qui éclatait sur
+son visage.&mdash;C'est aujourd'hui le 14 juin, répétait-il à ceux qu'il
+rencontrait, c'est l'anniversaire de Marengo, c'est un jour heureux
+pour nous!&mdash;Napoléon, devançant ses troupes de toute la vitesse de
+son cheval, avait traversé successivement <span class="pagenum"><a id="page601" name="page601"></a>(p. 601)</span> les longues files
+de la garde, du corps de Ney, du corps de Bernadotte, tous en marche
+sur Posthenen. Il avait salué en passant la belle division Dupont, qui
+depuis Ulm jusqu'à Braunsberg n'avait cessé de se distinguer, mais
+toujours hors de sa présence, et il lui avait témoigné le plaisir
+qu'il éprouverait à la voir combattre sous ses yeux.</p>
+
+<span class="sidenote">Arrivée de Napoléon sur le champ de bataille de Friedland.</span>
+
+<p>La présence de Napoléon à Posthenen remplit d'une ardeur nouvelle ses
+soldats et ses généraux. Lannes, Mortier, Oudinot, qui étaient là
+depuis le matin, Ney, qui venait d'y arriver, l'entourèrent avec le
+plus vif empressement. Le brave Oudinot, accourant avec son habit
+percé de balles et son cheval couvert de sang, dit à l'Empereur:
+Hâtez-vous, Sire, mes grenadiers n'en peuvent plus; mais donnez-moi un
+renfort, et je jetterai tous les Russes à l'eau.&mdash;Napoléon promenant
+sa lunette sur cette plaine où les Russes, acculés dans le coude de
+l'Alle, essayaient vainement de se déployer, jugea bien vite leur
+périlleuse situation, et l'occasion unique que lui présentait la
+fortune, dominée, il faut le reconnaître, par son génie, car la faute
+que commettaient les Russes dans le moment, il la leur avait pour
+ainsi dire inspirée, en les poussant de l'autre côté de l'Alle, et en
+les réduisant ainsi à la passer devant lui pour secourir
+K&oelig;nigsberg. La journée était fort avancée, et on ne pouvait pas
+réunir toutes les troupes françaises avant plusieurs heures. Aussi
+quelques-uns des lieutenants de Napoléon pensaient-ils qu'il fallait
+remettre au lendemain pour livrer une bataille décisive.
+<span class="sidenote">Napoléon, malgré l'heure avancée, se décide à livrer une
+grande bataille.</span>
+&mdash;Non, non,
+répondit Napoléon, on ne surprend pas deux fois l'ennemi en pareille
+faute.&mdash;Sur-le-champ <span class="pagenum"><a id="page602" name="page602"></a>(p. 602)</span> il fit ses dispositions d'attaque. Elles
+furent dignes de son merveilleux coup d'&oelig;il.</p>
+
+<p>Jeter les Russes dans l'Alle était le but que tout le monde, jusqu'au
+moindre soldat, assignait à la bataille. Mais il s'agissait de savoir
+comment on s'y prendrait pour assurer ce résultat et le rendre aussi
+grand que possible. Au fond de ce coude de l'Alle, dans lequel l'armée
+russe était engouffrée, il y avait un point décisif à occuper, c'était
+la petite ville de Friedland elle-même, située à notre droite, entre
+le Ruisseau-du-Moulin et l'Alle.
+<span class="sidenote">Précipiter les Russes dans l'Alle, après leur avoir enlevé
+les ponts de Friedland, est le plan qui se présente tout de suite à
+Napoléon.</span>
+C'est là que se trouvaient les quatre
+ponts, retraite unique de l'armée russe, et Napoléon se proposa d'y
+porter tout son effort. Il destina au corps de Ney la tâche difficile
+et glorieuse de s'enfoncer dans ce gouffre, d'enlever Friedland à tout
+prix, malgré la résistance désespérée que les Russes ne manqueraient
+pas de lui opposer, de leur arracher les ponts et de leur fermer ainsi
+toute voie de salut. Mais en même temps il résolut, pendant qu'il
+agirait vigoureusement par sa droite, de suspendre tout effort sur sa
+gauche, d'occuper de ce côté l'armée russe par un combat simulé, et de
+ne la pousser vivement à gauche, que lorsque les ponts étant enlevés à
+droite, on serait sûr, en la poussant, de la précipiter vers une
+retraite sans issue.</p>
+
+<span class="sidenote">La tâche d'enlever Friedland et les ponts est confiée au
+maréchal Ney.</span>
+
+<p>Entouré de ses lieutenants, il leur expliqua, avec la force et la
+précision de langage qui lui étaient ordinaires, le rôle que chacun
+d'eux avait à jouer dans cette journée. Saisissant par le bras le
+maréchal Ney, et lui montrant Friedland, les ponts, les Russes
+accumulés en avant, Voilà le but, lui dit-il, marchez-y <span class="pagenum"><a id="page603" name="page603"></a>(p. 603)</span> sans
+regarder autour de vous; pénétrez dans cette masse épaisse, quoi qu'il
+puisse vous en coûter; entrez dans Friedland, prenez les ponts, et ne
+vous inquiétez pas de ce qui pourra se passer à droite, à gauche ou
+sur vos derrières. L'armée et moi sommes là pour y veiller.&mdash;</p>
+
+<p>Ney, bouillant d'ardeur, tout fier de la redoutable tâche qui lui
+était assignée, partit au galop, pour disposer ses troupes en avant du
+bois de Sortlack. Frappé de son attitude martiale, Napoléon,
+s'adressant au maréchal Mortier, lui dit: Cet homme est un lion<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39" title="Go to footnote 39"><span class="smaller">[39]</span></a>.&mdash;</p>
+
+<p>Sur le terrain même, Napoléon fit écrire ses dispositions sous sa
+dictée, afin que tous ses généraux les eussent bien présentes à
+l'esprit, et qu'aucun d'eux ne fût exposé à s'en écarter.
+<span class="sidenote">Distribution des nouveaux corps arrivés sur le champ de
+bataille.</span>
+Il rangea
+donc le corps du maréchal Ney à droite, de manière que Lannes ramenant
+la division Verdier sur Posthenen, pût présenter avec elle et les
+grenadiers, deux fortes lignes. Il plaça le corps de Bernadotte
+(temporairement Victor) entre Ney et Lannes, un peu en avant de
+Posthenen, et en partie caché par les inégalités du terrain. La belle
+division Dupont formait la tête de ce corps. Sur le plateau, derrière
+Posthenen, Napoléon établit la garde impériale, l'infanterie en trois
+colonnes serrées, la cavalerie sur deux lignes. Entre Posthenen et
+Heinrichsdorf se trouvait le corps du maréchal Mortier, posté comme le
+matin, mais plus concentré, et augmenté des jeunes fusiliers de la
+garde impériale. Un bataillon du 4<sup>e</sup> d'infanterie légère et <span class="pagenum"><a id="page604" name="page604"></a>(p. 604)</span>
+le régiment de la garde municipale de Paris avaient remplacé dans
+Heinrichsdorf les grenadiers de la brigade Albert. La division
+polonaise Dombrowski avait rejoint la division Dupas, et gardait
+l'artillerie. Napoléon laissa au général Grouchy le soin dont il
+s'était déjà si bien acquitté, de défendre la plaine de Heinrichsdorf.
+Il ajouta aux dragons et aux cuirassiers que ce général commandait, la
+cavalerie légère des généraux Beaumont et Colbert, pour l'aider à se
+débarrasser des Cosaques. Enfin, pouvant disposer encore de deux
+divisions de dragons, il plaça celle du général Latour-Maubourg,
+renforcée des cuirassiers hollandais, derrière le corps du maréchal
+Ney, et celle du général La Houssaye, renforcée des cuirassiers
+saxons, derrière le corps de Victor. Les Français, dans cet ordre
+imposant, ne présentaient pas moins de quatre-vingt mille hommes<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Go to footnote 40"><span class="smaller">[40]</span></a>.
+L'ordre fut <span class="pagenum"><a id="page605" name="page605"></a>(p. 605)</span> réitéré à la gauche de ne point se porter en
+avant, de se borner à contenir les Russes, jusqu'à ce que le succès de
+la droite fût décidé. Napoléon voulut qu'on attendît, pour recommencer
+le feu, le signal d'une batterie de vingt pièces de canon placée
+au-dessus de Posthenen.</p>
+
+<p>Le général russe, frappé de ce déploiement, reconnaissant l'erreur
+qu'il avait commise en croyant n'avoir affaire qu'au seul corps du
+maréchal Lannes, était surpris, et naturellement il hésitait. Son
+hésitation avait produit une sorte de ralentissement dans l'action. À
+peine quelques décharges d'artillerie signalaient-elles la
+continuation de la bataille. Napoléon, qui voulait que toutes ses
+troupes fussent arrivées en ligne, reposées au moins une heure,
+abondamment pourvues de munitions, ne se pressait pas de commencer,
+et résistait à l'impatience de ses généraux, <span class="pagenum"><a id="page606" name="page606"></a>(p. 606)</span> sachant bien
+que, dans cette saison, en cette contrée, le jour devant luire jusqu'à
+dix heures du soir, il aurait le temps de faire essuyer à l'armée
+russe le désastre qu'il lui préparait.
+<span class="sidenote">Sur un signal de Napoléon, la bataille recommence avec la
+plus grande vigueur.</span>
+Enfin le moment convenable lui
+paraissant arrivé, il donna le signal. Les vingt pièces de canon de la
+batterie de Posthenen tirèrent à la fois; l'artillerie de l'armée leur
+répondit sur toute sa ligne, et, à ce signal impatiemment attendu,
+<span class="pagenum"><a id="page607" name="page607"></a>(p. 607)</span> le maréchal Ney ébranla son corps d'armée.</p>
+
+<span class="sidenote">Le maréchal Ney entre en action.</span>
+
+<p>Il sortit du bois de Sortlack, en échelons, la division Marchand
+s'avançant la première à droite, la division Bisson la seconde à
+gauche. Toutes deux étaient précédées d'une nuée de tirailleurs, qui,
+à <span class="pagenum"><a id="page608" name="page608"></a>(p. 608)</span> mesure qu'on s'approchait de l'ennemi, se repliaient, et
+rentraient dans les rangs. On marcha résolûment sur les Russes, et on
+leur enleva le village de Sortlack, si long-temps disputé. Leur
+cavalerie, pour arrêter notre mouvement offensif, essaya une charge
+sur la division Marchand. Mais les dragons de Latour-Maubourg et les
+cuirassiers hollandais, passant entre les intervalles de nos
+bataillons, chargèrent à leur tour cette cavalerie, la rejetèrent sur
+son infanterie, <span class="pagenum"><a id="page609" name="page609"></a>(p. 609)</span> et, poussant les Russes contre l'Alle, en
+précipitèrent un grand nombre dans le lit profondément encaissé de
+cette rivière. Quelques-uns se sauvèrent à la nage, beaucoup se
+noyèrent<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Go to footnote 41"><span class="smaller">[41]</span></a>. Une fois sa droite appuyée sur l'Alle, le maréchal Ney
+en ralentit la marche, et porta en avant sa gauche, formée par la
+division Bisson, de manière à refouler les Russes dans l'étroit espace
+compris entre le Ruisseau-du-Moulin et l'Alle. Arrivé à ce point, le
+feu de l'artillerie ennemie redoubla.
+<span class="sidenote">Danger du maréchal Ney.</span>
+Outre les batteries qu'on avait
+en face, il fallait essuyer le feu de celles qui se trouvaient à la
+rive droite de l'Alle, et dont il était impossible de se débarrasser
+en les prenant, puisqu'on était séparé d'elles par le lit de la
+rivière. Nos colonnes battues à la fois de front et de flanc par les
+boulets, supportaient avec un admirable sang-froid cette horrible
+convergence de feux. Le maréchal Ney, galopant d'un bout de la ligne à
+l'autre, soutenait le c&oelig;ur de ses soldats par sa contenance
+héroïque. Cependant des files entières étaient emportées, et le feu
+devenait tel, que les troupes même les plus braves ne pouvaient pas le
+supporter long-temps. À cet aspect, la cavalerie de la garde russe,
+que commandait le général Kollogribow, s'élance au galop pour essayer
+de mettre en déroute l'infanterie de la division Bisson, qui lui
+paraissait chancelante. Troublée pour la première fois, cette
+vaillante infanterie cède du terrain, et deux ou trois bataillons se
+rejettent en arrière. Le général Bisson, qui, par sa stature, domine
+les lignes de ses soldats, <span class="pagenum"><a id="page610" name="page610"></a>(p. 610)</span> veut en vain les retenir. Ils se
+retirent en se pelotonnant autour de leurs officiers.
+<span class="sidenote">Le général Dupont vient au secours du maréchal Ney.</span>
+La situation
+devient bientôt des plus graves. Heureusement le général Dupont, placé
+à quelque distance, sur la gauche du corps de Ney, aperçoit ce
+commencement de désordre, et, sans attendre qu'on lui prescrive de
+marcher, ébranle sa division, passe devant elle en lui rappelant Ulm,
+Dirnstein, Halle, et la porte à la rencontre des Russes. Elle s'avance
+dans la plus belle attitude sous les coups de cette effroyable
+artillerie, tandis que les dragons de Latour-Maubourg, revenant à la
+charge, se jettent sur la cavalerie russe qui s'était éparpillée à la
+suite de nos fantassins, et parviennent à la ramener. La division
+Dupont, continuant son mouvement sur ce terrain déblayé, et appuyant
+sa gauche au Ruisseau-du-Moulin, oblige l'infanterie russe à
+s'arrêter. Par sa présence, elle remplit de confiance et de joie les
+soldats de Ney. Les bataillons de Bisson se reforment, et toute notre
+ligne raffermie recommence à marcher en avant. Il fallait répondre à
+la formidable artillerie de l'ennemi, et l'artillerie de Ney, trop peu
+nombreuse, pouvait à peine se tenir en batterie devant celle des
+Russes. Napoléon ordonne au général Victor de réunir toutes les
+bouches à feu de ses divisions, et de les ranger en masse sur le front
+de Ney.
+<span class="sidenote">Belle conduite de l'artillerie sous le général Sénarmont.</span>
+C'était l'habile et intrépide général Sénarmont qui commandait
+cette artillerie. Il la conduit au grand trot, la joint à celle du
+maréchal Ney, la porte à plusieurs centaines de pas en avant de notre
+infanterie, et, se posant audacieusement en face des Russes, ouvre sur
+eux un feu terrible par le nombre des pièces et par l'habileté du
+tir. Dirigeant <span class="pagenum"><a id="page611" name="page611"></a>(p. 611)</span> contre la rive droite l'une de ses batteries,
+il fait taire bientôt celles que l'ennemi avait de ce côté. Puis
+poussant en avant sa ligne d'artillerie, il s'approche successivement
+jusqu'à portée de mitraille, et tirant sur des masses profondes, qui
+s'accumulent en rétrogradant dans le coude de l'Alle, il y cause
+d'affreux ravages. Notre ligne d'infanterie suit ce mouvement, et
+s'avance protégée par les nombreuses bouches à feu du général
+Sénarmont. Les Russes, toujours plus refoulés dans ce gouffre,
+éprouvent une sorte de désespoir, et tentent un effort pour se
+dégager. Leur garde impériale, appuyée au Ruisseau-du-Moulin, et à
+demi cachée dans le ravin qui sert de lit à ce ruisseau, sort de cette
+retraite, et marche, la baïonnette baissée, sur la division Dupont,
+placée aussi le long du ruisseau.
+<span class="sidenote">Rencontre de la division Dupont avec la garde impériale
+russe.</span>
+Celle-ci n'attend pas la garde
+russe, va droit à elle, et, lui présentant la baïonnette, la repousse,
+l'accule au ravin. Les Russes ramenés se jettent les uns au delà du
+ravin, les autres sur les faubourgs de Friedland. Le général Dupont
+avec une partie de sa division franchit le Ruisseau-du-Moulin, chasse
+devant lui tout ce qu'il rencontre, se trouve ainsi sur les derrières
+de l'aile droite des Russes, aux prises avec notre gauche, dans la
+plaine de Heinrichsdorf (voir la carte n<sup>o</sup> 42), tourne Friedland, et
+l'aborde par la route de K&oelig;nigsberg, tandis que Ney, continuant à y
+marcher directement, entre par la route d'Eylau. Une affreuse mêlée
+s'engage aux portes de la ville.
+<span class="sidenote">Affreuse mêlée dans l'intérieur de la ville de Friedland.</span>
+On presse les Russes de toutes parts,
+on pénètre dans les rues à leur suite, on les rejette sur les ponts
+de l'Alle, que l'artillerie du général Sénarmont, <span class="pagenum"><a id="page612" name="page612"></a>(p. 612)</span> restée en
+dehors, enfile de ses obus.
+<span class="sidenote">Friedland et les ponts tombent aux mains des Français.</span>
+Les Russes se précipitent sur les ponts,
+pour chercher un refuge dans les rangs de la quatorzième division,
+laissée en réserve de l'autre côté de l'Alle par le général
+Benningsen. Ce malheureux général, rempli de douleur, était accouru
+auprès de cette division, afin de la porter sur le bord de la rivière,
+au secours de son armée en péril. À peine quelques débris de son aile
+gauche ont-ils passé les ponts, que ces ponts sont détruits, incendiés
+par les Français, et par les Russes eux-mêmes pressés de nous arrêter.
+Ney et Dupont, après avoir rempli leur tâche, se réunissent au milieu
+de Friedland en flammes, et se félicitent de ce glorieux succès.</p>
+
+<p>Napoléon n'avait cessé de suivre des yeux ce grand spectacle, placé de
+sa personne au centre des divisions qu'il tenait en réserve. Tandis
+qu'il le contemplait attentivement, un obus passe à la hauteur des
+baïonnettes, et un soldat par un mouvement instinctif baisse la
+tête.
+<span class="sidenote">Mot de Napoléon à un soldat.</span>
+&mdash;Si cet obus t'était destiné, lui dit Napoléon en souriant, tu
+aurais beau te cacher à cent pieds sous terre, il irait t'y
+chercher.&mdash;Il voulait ainsi accréditer cette utile croyance, que le
+destin frappe indistinctement le brave et le lâche, et que la lâcheté
+qui se cache se déshonore inutilement.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon ayant atteint son but à droite, par la destruction
+des ponts de l'Alle, porte sa gauche en avant.</span>
+
+<p>En voyant Friedland occupé, et les ponts de l'Alle détruits, Napoléon
+pousse enfin sa gauche en avant sur l'aile droite de l'armée russe,
+privée de tout moyen de retraite, et ayant derrière elle une rivière
+sans ponts. Le général Gortschakow, qui commandait cette aile,
+aperçoit le danger dont il est menacé, veut conjurer l'orage, et
+essaye de charger la <span class="pagenum"><a id="page613" name="page613"></a>(p. 613)</span> ligne française qui s'étend de Posthenen
+à Heinrichsdorf, formée par le corps du maréchal Lannes, par celui de
+Mortier, par la cavalerie du général Grouchy. Mais Lannes avec ses
+grenadiers tient tête aux Russes. Le maréchal Mortier avec le 15<sup>e</sup> et
+les fusiliers de la garde leur oppose une barrière de fer.
+L'artillerie de Mortier surtout, dirigée par le colonel Balbois et par
+un excellent officier hollandais, M. Vanbriennen, leur cause des
+dommages incalculables. Enfin Napoléon tenant à profiter du reste du
+jour, porte toute sa ligne en avant. Infanterie, cavalerie, artillerie
+s'ébranlent en même temps.
+<span class="sidenote">L'armée russe tout entière refoulée vers l'Alle.</span>
+Le général Gortschakow, tandis qu'il se
+voit ainsi pressé, apprend que Friedland est occupé par les Français.
+Il veut le reprendre, et dirige une colonne d'infanterie vers les
+portes de cette ville. Cette colonne y pénètre, et refoule un moment
+les soldats de Dupont et de Ney. Mais ceux-ci repoussent à leur tour
+la colonne russe.
+<span class="sidenote">Friedland en flammes.</span>
+Une nouvelle mêlée s'engage au milieu de cette
+malheureuse cité dévorée par les flammes, qu'on se dispute à la lueur
+de l'incendie. Les Français en restent enfin les maîtres, et ramènent
+le corps de Gortschakow dans cette plaine sans issue, qui lui avait
+servi de champ de bataille. L'infanterie de Gortschakow se défend avec
+intrépidité, et plutôt que de se rendre, se précipite dans l'Alle. Une
+partie des soldats russes, assez heureux pour trouver des passages
+guéables, parvient à se sauver. Une autre se noie dans la rivière.
+Toute l'artillerie demeure dans nos mains. Une colonne, celle qui se
+trouvait le plus à droite (droite des Russes), s'enfuit en descendant
+l'Alle, sous le général Lambert, avec une portion <span class="pagenum"><a id="page614" name="page614"></a>(p. 614)</span> de la
+cavalerie. L'obscurité de la nuit, le désordre inévitable de la
+victoire, lui facilitent la retraite, et elle réussit à s'échapper de
+nos mains.</p>
+
+<span class="sidenote">Immenses résultats de la bataille de Friedland.</span>
+
+<p>Il était dix heures et demie du soir. La victoire était complète à la
+gauche et à la droite. Napoléon, dans sa vaste carrière, n'en avait
+pas remporté une plus éclatante. Il avait pour trophées 80 bouches à
+feu, peu de prisonniers à la vérité, car les Russes avaient mieux aimé
+se noyer que se rendre; mais 25 mille hommes, tués, blessés ou noyés,
+couvraient de leurs corps les deux rives de l'Alle. La rive droite, où
+beaucoup d'entre eux s'étaient traînés, présentait un spectacle de
+carnage presque aussi affreux que la rive gauche. Plusieurs colonnes
+de feu s'élevant de Friedland et des villages voisins, jetaient une
+sinistre lueur sur ce lieu, théâtre de douleur pour les uns, de joie
+pour les autres. Nous n'avions pas à regretter, quant à nous, plus de
+7 à 8 mille hommes, morts ou blessés. Sur près de 80 mille Français,
+25 mille n'avaient pas tiré un coup de fusil. L'armée russe, affaiblie
+de 25 mille combattants, privée en outre d'un grand nombre de soldats
+égarés, était désormais incapable de tenir la campagne. Napoléon avait
+dû ce beau triomphe autant à la conception générale de la campagne,
+qu'au plan même de la bataille. En prenant depuis plusieurs mois la
+Passarge pour base, en s'assurant ainsi d'avance et dans tous les cas
+le moyen de séparer les Russes de K&oelig;nigsberg, en marchant de
+Guttstadt à Friedland de manière à les déborder constamment, il les
+avait réduits à commettre une grave imprudence pour gagner
+K&oelig;nigsberg, et avait mérité de la fortune l'heureux <span class="pagenum"><a id="page615" name="page615"></a>(p. 615)</span>
+hasard de les rencontrer à Friedland, adossés à la rivière de l'Alle.
+Toujours disposant ses masses avec une rare habileté, il avait su,
+tandis qu'il envoyait soixante et quelques mille hommes sur
+K&oelig;nigsberg, en présenter 80 mille à Friedland. Et, comme on vient
+de le voir, il n'en fallait pas autant pour accabler l'armée russe.</p>
+
+<p>Napoléon coucha sur le champ de bataille, entouré de ses soldats
+joyeux, cette fois, autant qu'à Austerlitz et Iéna, criant <em>Vive
+l'Empereur!</em> quoique n'ayant à manger qu'un morceau de pain porté dans
+leur sac, et se contentant de la plus noble des jouissances de la
+victoire, celle de la gloire. L'armée russe, coupée en deux,
+descendait l'Alle par une nuit claire et transparente, le désespoir
+dans l'âme, quoiqu'elle eût rempli tous ses devoirs. Heureusement pour
+elle, Napoléon n'avait sous la main qu'une moitié de sa cavalerie.
+S'il avait eu l'autre moitié, et Murat lui-même, le corps russe qui
+descendait l'Alle, sous le général Lambert, eût été pris en entier.</p>
+
+<span class="sidenote">Retraite précipitée des Russes sur la Prégel.</span>
+
+<p>La marche des Russes fut si rapide, que le lendemain 15 juin ils
+étaient sur la Prégel à Wehlau. Ils coupèrent tous les ponts; et le 16
+au matin ils s'établirent un peu au delà de la Prégel, à Pétersdorf,
+attendant pour se retirer sur le Niémen que les corps détachés des
+généraux Kamenski et Lestocq, incapables de défendre K&oelig;nigsberg
+contre l'armée française victorieuse, les eussent rejoints, afin
+d'opérer leur retraite en commun.</p>
+
+<p>Napoléon, le lendemain de la bataille de Friedland, ne perdit pas un
+instant pour tirer de sa victoire <span class="pagenum"><a id="page616" name="page616"></a>(p. 616)</span> tous les résultats
+possibles. Après avoir, suivant sa coutume, visité le champ de
+bataille, témoigné un vif intérêt aux blessés, annoncé à ses soldats
+les récompenses que sa haute fortune lui permettait de promettre et de
+donner, il s'était porté sur la Prégel, précédé par toute sa
+cavalerie, qui courait à la poursuite des Russes, en descendant les
+deux rives de l'Alle.
+<span class="sidenote">Poursuite de l'armée russe.</span>
+Mais les Russes avaient douze heures d'avance,
+car il avait été impossible de ne pas accorder une nuit de repos à des
+soldats qui avaient marché toute la nuit précédente pour arriver sur
+le champ de bataille, et qui s'étaient ensuite battus toute la
+journée, depuis deux heures du matin jusqu'à dix heures du soir. Les
+Russes ayant ainsi un avantage de quelques heures, et se retirant avec
+la célérité d'une armée qui ne peut trouver son salut que dans la
+fuite, on ne devait pas se flatter de les prévenir sur la Prégel.
+Quand nous y arrivâmes, tous les ponts étaient rompus. Napoléon se
+hâta de les rétablir, et il ordonna les dispositions nécessaires, pour
+qu'on fît de la Prégel au Niémen toutes les prises, qu'on n'avait pas
+eu le temps de faire de Friedland à Wehlau.</p>
+
+<span class="sidenote">Opérations des maréchaux Soult et Davout sur
+K&oelig;nigsberg.</span>
+
+<p>Pendant qu'il était occupé avec l'armée russe à Friedland, les
+maréchaux Soult et Davout, précédés par Murat, avaient marché sur
+K&oelig;nigsberg. Le maréchal Soult rencontrant l'arrière-garde du
+général Lestocq, lui avait enlevé un bataillon entier, et avait, près
+de K&oelig;nigsberg même, enveloppé et pris une colonne de 12 à 1500
+hommes, qui ne s'était pas retirée assez tôt des environs de
+Braunsberg. Il avait paru le 14 sous les murs de K&oelig;nigsberg,
+<span class="pagenum"><a id="page617" name="page617"></a>(p. 617)</span> trop bien défendue pour qu'il fût possible de l'enlever par
+une brusque attaque. De leur côté, Davout et Murat ayant reçu l'ordre
+de revenir sur Friedland, pour le cas où la bataille aurait duré plus
+d'un jour, avaient l'un et l'autre quitté le maréchal Soult pour se
+reporter à droite, sur Wehlau. (Voir la carte n<sup>o</sup> 38.) Un nouvel avis
+les ayant rencontrés en route, et leur ayant appris la victoire de
+Friedland et la retraite des Russes, ils s'étaient dirigés sur la
+Prégel, à Tapiau, point intermédiaire entre K&oelig;nigsberg et Wehlau.
+Après avoir réuni les moyens de passer la Prégel, ils l'avaient
+franchie, afin d'intercepter le plus qu'ils pourraient des troupes
+russes en fuite.</p>
+
+<span class="sidenote">Les généraux Lestocq et Kamenski évacuent K&oelig;nigsberg.</span>
+
+<p>À la nouvelle de la bataille de Friedland, les détachements prussiens
+et russes qui gardaient K&oelig;nigsberg, n'hésitèrent plus à quitter
+cette place, qui n'était pas en état de soutenir un siége comme celle
+de Dantzig. Déjà la cour de Prusse s'était réfugiée dans la petite
+ville frontière de Memel, la dernière du royaume fondé par le grand
+Frédéric. Les généraux Lestocq et Kamenski se retirèrent donc,
+abandonnant les immenses approvisionnements ainsi que les malades et
+les blessés des deux armées accumulés dans K&oelig;nigsberg.
+<span class="sidenote">Le maréchal Soult entre dans K&oelig;nigsberg.</span>
+Un bataillon
+laissé pour en stipuler la capitulation, la livra au maréchal Soult,
+qui put y entrer immédiatement. On trouva dans K&oelig;nigsberg des blés,
+des vins, cent mille fusils envoyés par l'Angleterre et encore
+embarqués sur les bâtiments qui les avaient transportés; enfin un
+nombre considérable de blessés, qui se trouvaient là depuis Eylau. Les
+villages environnants en contenaient plusieurs milliers.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page618" name="page618"></a>(p. 618)</span> Les généraux Lestocq et Kamenski, ramenant leurs troupes en
+toute hâte, par la route de K&oelig;nigsberg à Tilsit, purent se jeter
+dans la forêt de Baum, avant que le maréchal Davout et le prince Murat
+eussent intercepté la route de Tapiau à Labiau. (Voir la carte n<sup>o</sup>
+38.) Cependant ils ne se réunirent point au général Benningsen sans
+laisser trois mille prisonniers dans les mains du maréchal Davout.</p>
+
+<p>Napoléon transporté à Wehlau, continua de poursuivre l'armée russe
+sans relâche, et de tendre des piéges à ses corps détachés, afin
+d'enlever ceux qui seraient en retard.
+<span class="sidenote">Le maréchal Soult laissé à K&oelig;nigsberg, avec le soin de
+prendre Pillau et de s'emparer de la navigation du Frische-Haff.</span>
+Il retint le maréchal Soult à
+K&oelig;nigsberg, pour qu'il s'y établît, et qu'il commençât
+immédiatement l'attaque de Pillau. Ce petit fort pris, la garnison de
+K&oelig;nigsberg devait donner la main, par le Nehrung, à la garnison de
+Dantzig, et de plus fermer aux Anglais le Frische-Haff, dont les
+marins de la garde faisaient en ce moment la navigation. Il envoya son
+aide-de-camp Savary pour prendre le commandement de la place de
+K&oelig;nigsberg, comme il avait envoyé Rapp à Dantzig, dans l'intention
+d'empêcher le gaspillage des ressources conquises sur l'ennemi, et de
+créer un nouveau dépôt.
+<span class="sidenote">Le maréchal Davout dirigé sur Labiau.</span>
+Il dirigea le maréchal Davout sur Labiau,
+point où toute la navigation intérieure de ces provinces vient aboutir
+à la Baltique, et lui donna un corps de quelques mille chevaux sous le
+général Grouchy, pour enlever les détachements russes demeurés en
+arrière. Sur la route directe de Wehlau à Tilsit, il achemina Murat
+avec le gros de la cavalerie, et le fit suivre immédiatement par les
+corps de Mortier, Lannes, Victor, et Ney. Le corps de <span class="pagenum"><a id="page619" name="page619"></a>(p. 619)</span> Davout
+devait au besoin rejoindre l'armée en une seule marche.
+<span class="sidenote">Napoléon dirige le gros de l'armée sur le Niémen.</span>
+Napoléon était
+ainsi en mesure d'accabler les Russes, s'ils avaient la prétention de
+s'arrêter de nouveau pour combattre. Sur la droite il jeta deux mille
+chevaux-légers, hussards et chasseurs, pour remonter la Prégel, et
+barrer la route à tout ce qui se retirait de ce côté, blessés,
+malades, traînards, convois.</p>
+
+<span class="sidenote">Les deux armées se trouvent le 19 juin sur les deux bords
+du Niémen.</span>
+
+<p>Ces habiles dispositions nous valurent encore la prise de plusieurs
+mille prisonniers, et de divers convois de vivres, mais elles ne
+pouvaient plus nous procurer une bataille avec les Russes. Pressés de
+se réfugier derrière le Niémen, ils y arrivèrent le 18, achevèrent de
+le franchir le 19, et détruisirent au loin tous les moyens de passage.
+Le 19 nos coureurs, après avoir poursuivi quelques troupes de Kalmouks
+armés de flèches, ce qui égaya fort nos soldats peu habitués à ce
+genre d'ennemis, poussèrent jusqu'au Niémen, et virent de l'autre côté
+de ce fleuve l'armée russe, campée derrière ce boulevard de l'empire,
+qu'elle avait été si impatiente d'atteindre.</p>
+
+<p>Là devait se terminer la marche audacieuse de l'armée française, qui,
+partie du camp de Boulogne en septembre 1805, avait parcouru la plus
+grande étendue du continent et vaincu en vingt mois toutes les armées
+européennes. Le nouvel Alexandre allait s'arrêter enfin, non par la
+fatigue de ses soldats, prêts à le suivre partout où il aurait désiré
+les conduire, mais par l'épuisement de ses ennemis, incapables de
+résister plus long-temps, et obligés de lui demander la paix dont ils
+avaient eu l'imprudence de ne pas vouloir quelques jours auparavant.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page620" name="page620"></a>(p. 620)</span>
+
+<p>Le roi de Prusse avait laissé à Memel la reine son épouse,
+instigatrice désolée de cette guerre funeste, pour rejoindre
+l'empereur Alexandre sur les bords du Niémen. Le modeste
+Frédéric-Guillaume, quoiqu'il ne partageât point les folles illusions
+que la bataille d'Eylau avait fait naître chez son jeune allié,
+s'était laissé entraîner néanmoins à refuser la paix, et il prévoyait
+maintenant qu'il payerait ce refus de la plus grande partie de ses
+États. Alexandre était abattu comme au lendemain d'Austerlitz.
+<span class="sidenote">L'armée russe demande hautement la paix.</span>
+Il s'en
+prenait des derniers événements au général Benningsen, qui avait
+promis ce qu'il ne pouvait pas tenir, et il ne se sentait plus la
+force de continuer la guerre. Son armée d'ailleurs demandait la paix à
+grands cris. Elle n'était pas mécontente d'elle-même, car elle avait
+le sentiment de s'être bien conduite à Heilsberg et à Friedland, mais
+elle ne se croyait pas capable de résister à l'armée de Napoléon,
+ralliée tout entière depuis la prise de K&oelig;nigsberg, renforcée de
+Masséna, qui venait de repousser à Durczewo le corps de Tolstoy, et
+pouvant opposer 170 mille hommes aux 70 mille soldats russes et
+prussiens restés debout. Elle demandait pour qui on faisait la guerre?
+si c'était pour les Prussiens qui ne savaient pas défendre leur pays?
+si c'était pour les Anglais qui, après avoir tant de fois annoncé des
+secours, n'en envoyaient aucun, et ne songeaient qu'à conquérir des
+colonies? Le dédain à l'égard des Prussiens était injuste, car ils
+s'étaient bravement comportés dans les derniers temps, et ils avaient
+fait tout ce que leur petit nombre permettait d'attendre. Les
+Prussiens à leur tour se plaignaient de la barbarie, <span class="pagenum"><a id="page621" name="page621"></a>(p. 621)</span> de
+l'ignorance, de la férocité dévastatrice des soldats russes. Les uns
+et les autres ne se trouvaient d'accord qu'au sujet des Anglais.
+Ceux-ci en effet auraient pu, en descendant, soit à Stralsund, soit à
+Dantzig, apporter d'utiles secours, et peut-être changer, ou ralentir
+au moins la marche des événements. Mais ils n'avaient montré de
+l'activité que pour envoyer des expéditions dans les colonies
+espagnoles; et les subsides même, qui, à défaut d'armée, constituaient
+leur seule coopération, ils les avaient marchandés, jusqu'à refroidir
+le roi de Suède, et jusqu'à le dégoûter de la guerre. C'est un
+soulagement du malheur que de pouvoir se plaindre, et, dans ce moment,
+Russes et Prussiens se déchaînaient avec violence contre le cabinet
+britannique. Les officiers russes notamment disaient tout haut que
+c'était pour les Anglais, pour leur misérable ambition, qu'on faisait
+battre de braves gens, qui n'avaient aucune raison de se haïr, ni même
+de se jalouser, puisqu'après tout la Russie et la France n'avaient
+rien à s'envier l'une à l'autre.</p>
+
+<span class="sidenote">Le roi de Prusse et l'empereur de Russie, réunis derrière
+le Niémen, sont d'avis d'une paix immédiate.</span>
+
+<p>Les deux monarques vaincus partageaient la rancune de leurs soldats
+contre l'Angleterre, et mieux qu'eux encore ils sentaient la nécessité
+de se séparer d'elle, et d'obtenir immédiatement la paix. Le roi de
+Prusse, qui l'aurait désirée plus tôt, et qui prévoyait combien il lui
+en coûterait de l'avoir retardée, fut d'avis, sans se plaindre, de la
+demander à Napoléon, et laissa à l'empereur Alexandre le soin de la
+négocier. Il espérait que son ami, qui avait seul voulu cette funeste
+prolongation de la guerre, le défendrait dans les négociations, mieux
+que sur le champ de bataille. Il fut donc convenu que l'on <span class="pagenum"><a id="page622" name="page622"></a>(p. 622)</span>
+proposerait un armistice, et que, cet armistice obtenu, l'empereur
+Alexandre chercherait à se ménager une entrevue avec Napoléon. On
+savait par expérience à quel point celui-ci était sensible aux égards
+des souverains ennemis, à quel point il était accommodant le lendemain
+de ses victoires, et le souvenir de ce qu'avait obtenu de lui
+l'empereur François au bivouac d'Urschitz, fit espérer une paix moins
+dommageable que celle qu'on pouvait craindre, sinon pour la Russie,
+qui n'avait que de la considération à perdre, au moins pour la Prusse,
+qui était tout entière dans les mains de son vainqueur.</p>
+
+<span class="sidenote">Demande d'un armistice.</span>
+
+<p>En conséquence, le 19 juin le prince Bagration fit parvenir à Murat
+aux avant-postes, une lettre que lui avait écrite le général en chef
+Benningsen, et dans laquelle celui-ci, déplorant les malheurs de la
+guerre, offrait un armistice comme moyen d'y mettre fin.
+<span class="sidenote">Motifs qui décident Napoléon à accepter la proposition d'un
+armistice.</span>
+Cette lettre
+remise à Napoléon, qui arrivait en ce moment à Tilsit, fut fort bien
+accueillie, car, ainsi que nous l'avons dit, il commençait à sentir
+combien les distances aggravaient les difficultés des opérations
+militaires. Il y avait près d'une année qu'il était éloigné du centre
+de son empire, et il éprouvait le besoin d'y rentrer, d'assembler
+surtout le Corps législatif, dont il avait différé la réunion, ne
+voulant pas le convoquer en son absence. Il était enfin, en
+recueillant les propos de l'armée russe, conduit à penser qu'il
+trouverait peut-être dans la Russie, cet allié dont il avait besoin
+pour fermer à tout jamais le continent à l'Angleterre.</p>
+
+<p>Il fit donc une réponse amicale, consistant à dire, qu'après tant de
+travaux, de fatigues, de victoires, <span class="pagenum"><a id="page623" name="page623"></a>(p. 623)</span> il ne désirait qu'une
+paix sûre et honorable, et que si cet armistice en pouvait être le
+moyen, il était prêt à y consentir.
+<span class="sidenote">Le prince Labanoff vient à Tilsit pour traiter.</span>
+Sur cette réponse, le prince de
+Labanoff se rendit à Tilsit, vit Napoléon, lui manifesta les
+dispositions qui éclataient de toutes parts autour d'Alexandre, et
+après avoir reçu l'assurance que du côté des Français le v&oelig;u de la
+paix n'était pas moins vif, quoique moins commandé par la nécessité,
+il convint d'un armistice. Napoléon voulait que les places prussiennes
+de la Poméranie et de la Pologne, qui tenaient encore, telles que
+Colberg, Pillau, Graudentz, lui fussent remises. Mais il fallait pour
+cela le consentement du roi de Prusse, absent alors du quartier
+général russe, et de la part duquel on craignait d'ailleurs quelque
+résistance, lorsqu'on lui proposerait d'abandonner ces places, les
+dernières restées entre ses mains.
+<span class="sidenote">Signature d'un armistice avec l'armée russe le 22 juin.</span>
+On stipula donc un armistice
+particulier, entre les armées française et russe, lequel fut signé le
+22 juin par le prince de Labanoff et par le prince de Neufchâtel, et
+porté au quartier général d'Alexandre, qui le ratifia immédiatement.</p>
+
+<span class="sidenote">Le maréchal Kalkreuth signe à Tilsit un autre armistice
+pour l'armée prussienne.</span>
+
+<p>Le maréchal Kalkreuth se présenta ensuite pour traiter au nom de
+l'armée prussienne. Napoléon l'accueillit avec beaucoup d'égards, lui
+dit que c'était le militaire distingué, et surtout le militaire
+courtois, qui seul entre les officiers de sa nation avait bien traité
+les prisonniers français, qu'il recevait de la sorte, et accorda une
+suspension d'armes sans exiger la remise des places prussiennes.
+C'était un gage qu'il était généreux de laisser dans les mains de la
+Prusse, et qui ne devait pas inquiéter l'armée française, assez
+solidement établie sur la Vistule par <span class="pagenum"><a id="page624" name="page624"></a>(p. 624)</span> Varsovie, Thorn et
+Dantzig, sur la Prégel par K&oelig;nigsberg et Wehlau, pour n'avoir rien
+à craindre de points tels que Colberg, Pillau et Graudentz.
+L'armistice fut donc signé avec le maréchal Kalkreuth, comme il
+l'avait été avec le prince de Labanoff. La démarcation qui séparait
+les armées belligérantes était le Niémen jusqu'à Grodno, puis en
+revenant en arrière à droite, le Bober jusqu'à son embouchure dans la
+Narew, et enfin la Narew jusqu'à Pultusk et Varsovie. (Voir la carte
+n<sup>o</sup> 37.)</p>
+
+<span class="sidenote">Dispositions militaires de Napoléon pour assurer sa
+position à Tilsit.</span>
+
+<p>Napoléon, ne se relâchant jamais de sa vigilance ordinaire, s'organisa
+derrière cette ligne, comme s'il devait bientôt continuer la guerre,
+et la porter au centre de l'empire russe. Il rapprocha de lui le corps
+de Masséna, et l'établit à Bialistok. Il rassembla les Polonais de
+Dombrowski et de Zayonschek en un seul corps de 10 mille hommes, qui
+devait lier Masséna au maréchal Ney. Il plaça celui-ci à Gumbinen sur
+la Prégel. Il réunit à Tilsit les maréchaux Mortier, Lannes,
+Bernadotte, Davout, la cavalerie et la garde. Il laissa le maréchal
+Soult à K&oelig;nigsberg. Il fit préparer à Wehlau un camp retranché pour
+s'y concentrer au besoin avec toute son armée. Il donna des ordres à
+Dantzig et à K&oelig;nigsberg, pour distraire une partie des immenses
+approvisionnements trouvés dans ces places, et les faire transporter
+sur le Niémen. Enfin il prescrivit au général Clarke à Berlin, au
+maréchal Kellermann à Mayence, de continuer à diriger les régiments de
+marche sur la Vistule, tout comme si la guerre n'était pas
+interrompue. Des diverses mesures qu'il avait prises afin d'augmenter
+ses forces au printemps, il n'en suspendit qu'une, ce fut <span class="pagenum"><a id="page625" name="page625"></a>(p. 625)</span>
+l'appel de la seconde partie de la conscription de 1808. Il voulut que
+cette nouvelle accompagnant celle de ses triomphes, fût pour la France
+une raison de plus de se réjouir, et d'applaudir à ses victoires.</p>
+
+<p>Dans cette attitude imposante, Napoléon attendit l'ouverture des
+négociations, et invita M. de Talleyrand, qui était allé chercher à
+Dantzig un peu de sécurité et de repos, à venir sur-le-champ à Tilsit,
+pour lui prêter le secours de son adresse et de sa patiente habileté.
+Suivant sa coutume, Napoléon adressa à son armée une proclamation
+empreinte de la double grandeur de son âme et des circonstances. Elle
+était ainsi conçue:</p>
+
+<div class="quote">
+<p class="smcap">«Soldats,</p>
+
+ <p>»Le 5 juin nous avons été attaqués dans nos cantonnements par
+ l'armée russe. L'ennemi s'est mépris sur les causes de notre
+ inactivité. Il s'est aperçu trop tard que notre repos était celui
+ du lion: il se repent de l'avoir troublé.</p>
+
+ <p>»Dans les journées de Guttstadt, de Heilsberg, dans celle à
+ jamais mémorable de Friedland, dans dix jours de campagne enfin,
+ nous avons pris 120 pièces de canon, 7 drapeaux, tué, blessé ou
+ fait prisonniers 60,000 Russes, enlevé à l'armée ennemie tous ses
+ magasins, ses hôpitaux, ses ambulances, la place de
+ K&oelig;nigsberg, les 300 bâtiments qui étaient dans ce port,
+ chargés de toute espèce de munitions, 160,000 fusils que
+ l'Angleterre envoyait pour armer nos ennemis.</p>
+
+ <p>»Des bords de la Vistule nous sommes arrivés sur ceux du Niémen
+ avec la rapidité de l'aigle. Vous <span class="pagenum"><a id="page626" name="page626"></a>(p. 626)</span> célébrâtes à
+ Austerlitz l'anniversaire du couronnement, vous avez cette année
+ dignement célébré celui de la bataille de Marengo, qui mit fin à
+ la guerre de la seconde coalition.</p>
+
+ <p>»Français! vous avez été dignes de vous et de moi. Vous rentrerez
+ en France couverts de lauriers, et après avoir obtenu une paix
+ glorieuse qui porte avec elle la garantie de sa durée. Il est
+ temps que notre patrie vive en repos, à l'abri de la maligne
+ influence de l'Angleterre. Mes bienfaits vous prouveront ma
+ reconnaissance, et toute l'étendue de l'amour que je vous porte.</p>
+
+ <p>»Au camp impérial de Tilsit, le 22 juin 1807.»</p>
+</div>
+
+<p>Les deux souverains vaincus étaient encore plus pressés que Napoléon
+d'ouvrir les négociations. Le prince de Labanoff, l'un des Russes qui
+souhaitaient le plus sincèrement un accord entre la France et la
+Russie, revint le 24 à Tilsit, pour obtenir une audience de Napoléon.
+<span class="sidenote">Alexandre fait demander une entrevue à Napoléon.</span>
+Elle lui fut immédiatement accordée. Ce seigneur russe exprima le vif
+désir que son maître éprouvait de terminer la guerre, l'extrême dégoût
+qu'il avait de l'alliance anglaise, l'extrême impatience qu'il
+ressentait de voir le grand homme du siècle, et de s'expliquer avec
+lui d'une manière franche et cordiale. Napoléon ne demandait pas mieux
+que de rencontrer ce jeune souverain, duquel il avait tant ouï parler,
+dont l'esprit, la grâce, la séduction, qu'on vantait fort, lui
+inspiraient beaucoup de curiosité, et peu de crainte, car il était
+plus sûr de séduire que d'être séduit, lorsqu'il entrait en rapport
+avec les hommes. Napoléon accepta l'entrevue proposée pour le
+lendemain 25 juin.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page627" name="page627"></a>(p. 627)</span> <span class="sidenote">Entrevue de Napoléon et d'Alexandre sur un radeau
+placé au milieu du Niémen.</span>
+
+<p>Il voulut qu'un certain apparat présidât à cette rencontre des deux
+princes les plus puissants de la terre, s'abouchant pour terminer leur
+sanglante querelle. Il fit placer par le général d'artillerie
+Lariboisière un large radeau au milieu du Niémen, à égale distance et
+en vue des deux rives du fleuve. Avec tout ce qu'on put réunir de
+riches étoffes dans la petite ville de Tilsit, on construisit un
+pavillon sur une partie du radeau, pour y recevoir les deux monarques.
+Le 25, à une heure de l'après-midi, Napoléon s'embarqua sur le fleuve,
+accompagné du grand-duc de Berg, du prince de Neufchâtel, du maréchal
+Bessières, du grand-maréchal Duroc et du grand-écuyer Caulaincourt. Au
+même instant Alexandre quittait l'autre rive, accompagné du grand-duc
+Constantin, des généraux Benningsen et Ouwarow, du prince de Labanoff,
+et du comte de Lieven. Les deux embarcations atteignirent en même
+temps le radeau placé au milieu du Niémen, et le premier mouvement de
+Napoléon et d'Alexandre en s'abordant, fut de s'embrasser. Ce
+témoignage d'une franche réconciliation aperçu par les nombreux
+spectateurs qui bordaient le fleuve, car le Niémen n'est pas en cet
+endroit plus large que la Seine, excita de vifs applaudissements. Les
+deux armées en effet étaient rangées le long du Niémen, le peuple à
+demi sauvage de ces campagnes s'était joint à elles; et les témoins de
+cette grande scène, peu versés dans les secrets de la politique, en
+voyant leurs maîtres s'embrasser croyaient la paix conclue, et
+l'effusion de leur sang désormais arrêtée.</p>
+
+<p>Après ce premier témoignage, Alexandre et Napoléon se rendirent dans
+le pavillon qui avait été préparé <span class="pagenum"><a id="page628" name="page628"></a>(p. 628)</span> pour les recevoir<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Go to footnote 42"><span class="smaller">[42]</span></a>.
+Pourquoi nous faisons-nous la guerre? se demandèrent-ils l'un à
+l'autre en commençant cet entretien. Napoléon, en effet, ne
+poursuivait dans la Russie qu'un allié de l'Angleterre; et la Russie,
+de son côté, bien que justement inquiète de la domination continentale
+de la France, servait les intérêts de l'Angleterre beaucoup plus que
+les siens, en s'acharnant dans cette lutte autant qu'elle venait de le
+faire.&mdash;Si vous en voulez à l'Angleterre, et rien qu'à elle, dit
+Alexandre à Napoléon, nous serons facilement d'accord, car j'ai à m'en
+plaindre autant que vous.&mdash;Il raconta alors ses griefs contre la
+Grande-Bretagne, l'avarice, l'égoïsme dont elle <span class="pagenum"><a id="page629" name="page629"></a>(p. 629)</span> avait fait
+preuve, les fausses promesses dont elle l'avait leurré, l'abandon dans
+lequel elle l'avait laissé, et tout ce que lui inspirait enfin le
+ressentiment d'une guerre malheureuse, qu'il avait été obligé de
+soutenir avec ses seules forces.
+<span class="sidenote">Premier entretien entre Napoléon et Alexandre sur le radeau
+du Niémen.</span>
+Napoléon cherchant quels étaient chez
+son interlocuteur les sentiments qu'il fallait flatter, s'aperçut bien
+vite que deux surtout le dominaient actuellement: d'abord une humeur
+profonde contre des alliés, ou pesants comme la Prusse, ou égoïstes
+comme l'Angleterre, et ensuite un orgueil très-sensible, et
+très-humilié. Il s'attacha donc à prouver au jeune Alexandre qu'il
+avait été dupe de ses alliés, et en outre qu'il s'était conduit avec
+<span class="pagenum"><a id="page630" name="page630"></a>(p. 630)</span> noblesse et courage. Il s'efforça de lui persuader que la
+Russie se trompait en voulant patroner des voisins ingrats et jaloux
+comme les Allemands, et servir les intérêts de marchands avides comme
+les Anglais. Il attribua cette erreur à des sentiments généreux
+poussés à l'excès, à des malentendus que des ministres, inhabiles ou
+corrompus, avaient fait naître. Enfin il vanta singulièrement la
+bravoure des soldats russes, et dit à l'empereur Alexandre qu'on
+pouvait, en réunissant les deux armées qui avaient si vaillamment
+lutté l'une contre l'autre, à Austerlitz, à Eylau, à Friedland, mais
+qui toutes deux s'étaient comportées dans ces journées en vrais
+géants, combattant un bandeau sur les yeux, qu'on pouvait maîtriser
+le monde, le maîtriser <span class="pagenum"><a id="page631" name="page631"></a>(p. 631)</span> pour son bien et pour son repos. Puis,
+mais très-discrètement, il lui insinua qu'en faisant la guerre contre
+la France, c'était sans dédommagement possible que la Russie dépensait
+ses forces, tandis que si elle s'unissait avec elle pour dominer en
+Occident et en Orient, sur terre et sur mer, elle se ménagerait autant
+de gloire, et certainement plus de profit. Sans s'expliquer davantage,
+il sembla se charger de faire la fortune de son jeune antagoniste,
+beaucoup mieux que ceux qui l'avaient engagé dans une carrière, où il
+ne rencontrait jusqu'ici que des défaites. Alexandre avait, il est
+vrai, des engagements avec la Prusse, et il fallait que son honneur
+sortît sauf de cette situation. Aussi Napoléon lui donna-t-il à
+entendre qu'il lui restituerait des États prussiens, ce qu'il faudrait
+pour le dégager honorablement envers ses alliés; après quoi le cabinet
+russe serait libre de se livrer à une politique nouvelle, seule vraie,
+seule profitable, semblable en tout à celle de la grande Catherine.</p>
+
+<p>Cet entretien, qui avait duré plus d'une heure, et qui avait touché à
+toutes les questions sans les approfondir, émut vivement Alexandre.
+Napoléon venait de lui ouvrir des perspectives nouvelles, ce qui plaît
+toujours à une âme mobile, et surtout mécontente. Plus d'une fois,
+d'ailleurs, Alexandre, au milieu de ses défaites, sentant vivement les
+inconvénients de cette guerre acharnée, dans laquelle on l'avait
+entraîné contre la France, et les avantages d'un système d'union avec
+elle, s'était dit une partie de ce que Napoléon venait de lui dire,
+mais pas avec cette clarté, cette force, et surtout cette séduction
+d'un <span class="pagenum"><a id="page632" name="page632"></a>(p. 632)</span> vainqueur, qui se présente au vaincu les mains pleines
+de présents, la bouche remplie de paroles caressantes. Alexandre fut
+séduit; Napoléon le vit bien, et se promit de rendre bientôt la
+séduction complète.</p>
+
+<p>Après avoir flatté le monarque, il voulut flatter l'homme.&mdash;Nous nous
+entendrons mieux, lui dit-il, vous et moi, en traitant directement,
+qu'en employant nos ministres, qui souvent nous trompent, ou ne nous
+comprennent pas, et nous avancerons plus les affaires en une heure,
+que nos négociateurs en plusieurs journées. Entre vous et moi,
+ajouta-t-il, il ne doit y avoir personne.&mdash;On ne pouvait pas flatter
+Alexandre d'une manière qui lui fût plus sensible, qu'en lui
+attribuant sur ceux qui l'entouraient, une supériorité semblable à
+celle que Napoléon était en droit de s'attribuer sur tous ses
+serviteurs. En conséquence Napoléon lui proposa de quitter le hameau
+où il était logé, de s'établir dans la petite ville de Tilsit, qu'on
+neutraliserait pour le recevoir, et où ils pourraient eux-mêmes,
+personnellement, à toute heure, traiter de leurs affaires. Cette
+proposition fut acceptée avec empressement; et il fut convenu que M.
+de Labanoff se rendrait dans la journée à Tilsit, pour en régler les
+détails. Il restait cependant à parler de ce malheureux roi de Prusse,
+qui se trouvait au quartier général d'Alexandre, attendant ce qu'on
+ferait de lui et de son royaume. Alexandre offrit de l'amener sur ce
+même radeau du Niémen, pour le présenter à Napoléon, qui lui
+adresserait quelques paroles rassurantes. Avant de passer en effet
+d'un système de politique à un autre, il était nécessaire
+qu'Alexandre, <span class="pagenum"><a id="page633" name="page633"></a>(p. 633)</span> s'il ne voulait pas se déshonorer, eût sauvé
+quelque chose de la couronne de son allié. Napoléon, qui avait déjà
+pris son parti à cet égard, et qui sentait bien qu'il fallait accorder
+certaines concessions pour mettre à couvert l'honneur d'Alexandre,
+consentit à recevoir le roi de Prusse le lendemain. Les deux
+souverains sortirent alors du pavillon, et passant des choses
+sérieuses aux témoignages de courtoisie, complimentèrent ceux qui les
+suivaient. Napoléon traita d'une manière flatteuse le grand-duc
+Constantin et le général Benningsen. Alexandre félicita Murat et
+Berthier d'être les dignes lieutenants du plus grand capitaine des
+temps modernes. On se quitta en se donnant de nouvelles marques
+d'amitié, puis les deux empereurs se rembarquèrent, à la vue, et au
+milieu des applaudissements des nombreux spectateurs réunis sur les
+rives du Niémen.</p>
+
+<p>Le prince de Labanoff vint dans l'après-midi au quartier général
+français, pour régler tout ce qui était relatif à l'établissement de
+l'empereur Alexandre à Tilsit. Il fut convenu qu'on neutraliserait la
+ville de Tilsit, que l'empereur Alexandre en occuperait une moitié,
+l'empereur Napoléon l'autre, que la garde impériale russe passerait
+sur la rive gauche pour faire le service auprès de son souverain, et
+que ce changement de séjour aurait lieu le lendemain même, après la
+présentation du roi de Prusse à Napoléon.</p>
+
+<span class="sidenote">Entrevue de Napoléon et du roi de Prusse sur le radeau du
+Niémen.</span>
+
+<p>Le lendemain en effet, 26 juin, les deux empereurs, se transportant
+comme la veille au milieu du Niémen, observant la même étiquette, se
+rendirent <span class="pagenum"><a id="page634" name="page634"></a>(p. 634)</span> au pavillon où s'était passée leur première
+entrevue. Alexandre amenait le roi de Prusse. Ce prince n'avait reçu
+de la nature aucune grâce, et le malheur, le chagrin n'avaient pas dû
+lui en prêter. C'était un honnête homme, sensé, modeste, et gauche. Il
+ne s'abaissa point devant le vainqueur, il fut triste, digne et roide.
+La conversation ne pouvait être longue, car il était le vaincu de
+Napoléon, le protégé d'Alexandre, et si on paraissait disposé à lui
+restituer une partie de ses États, ce qui devenait probable sans être
+certain d'après l'entretien de la veille, c'était la politique de
+Napoléon, qui accordait cette restitution à l'honneur d'Alexandre;
+mais on ne faisait rien pour lui, on n'attendait rien de lui, on
+n'avait donc pas d'explications à lui donner. L'entrevue par
+conséquent devait être courte, et le fut effectivement. Cependant le
+roi de Prusse parut attacher une grande importance à prouver qu'il
+n'avait eu aucun tort envers Napoléon, et que si, après avoir été
+long-temps l'allié de la France, il en était devenu l'ennemi, c'était
+par l'effet des circonstances, et non par suite d'un manque de foi,
+dont pût rougir un honnête homme. Napoléon affirma de son côté, qu'il
+n'avait rien à se reprocher; et trop généreux, trop homme d'esprit
+pour blesser un prince humilié, il se borna à lui dire que le cabinet
+de Berlin, souvent averti de se défier des intrigues de l'Angleterre,
+avait commis la faute de ne pas écouter ce conseil amical, et qu'il
+fallait imputer à cette cause seule les malheurs de la Prusse.
+Napoléon du reste ajouta que la France victorieuse ne prétendait pas
+tirer jusqu'aux dernières conséquences de ses victoires, <span class="pagenum"><a id="page635" name="page635"></a>(p. 635)</span> et
+que, sous peu de jours, on serait probablement assez heureux pour
+s'entendre sur les conditions d'une paix honorable et solide.</p>
+
+<p>Les trois souverains se quittèrent après une entrevue qui avait duré à
+peine une demi-heure. Il fut décidé que le roi de Prusse viendrait lui
+aussi, mais plus tard, s'établir à Tilsit, auprès de son allié
+l'empereur de Russie.</p>
+
+<span class="sidenote">Alexandre vient s'établir à Tilsit auprès de Napoléon.</span>
+
+<p>Le même jour à cinq heures, Alexandre passa le Niémen. Napoléon vint à
+sa rencontre jusqu'au bord du fleuve, le conduisit au logement qui lui
+était destiné, et le reçut à dîner avec les honneurs les plus grands,
+et les égards les plus délicats. Dès ce jour il fut établi que
+l'empereur Alexandre n'ayant pas sa maison auprès de lui, prendrait
+tous ses repas chez l'empereur Napoléon. Ils passèrent la soirée
+ensemble, s'entretinrent long-temps d'une manière confidentielle, et
+leur naissante intimité se manifesta des deux côtés par une
+familiarité à la fois noble et gracieuse.</p>
+
+<span class="sidenote">Alexandre et Napoléon passent en revue la garde impériale.</span>
+
+<p>Le lendemain, 27, ils montèrent à cheval pour passer en revue la garde
+impériale française. Ces vieux soldats de la Révolution, tour à tour
+soldats de la République ou de l'Empire, et toujours serviteurs
+héroïques de la France, se montrèrent avec orgueil au souverain qu'ils
+avaient vaincu. Ils n'avaient pas à étaler devant lui la haute
+stature, la marche régulière et compassée des soldats du Nord; mais
+ils déployèrent cette aisance de mouvements, cette assurance
+d'attitude, cette intelligence de regard, qui expliquaient leurs
+victoires, et leur supériorité sur toutes les armées de l'Europe.
+Alexandre <span class="pagenum"><a id="page636" name="page636"></a>(p. 636)</span> les complimenta beaucoup. Ils répondirent à ses
+flatteries par les cris répétés de <em>Vive Alexandre! vive Napoléon!</em></p>
+
+<p>Il y avait quarante-huit heures que les deux empereurs s'étaient
+abouchés, et déjà ils en étaient arrivés à des termes de confiance,
+qui leur permettaient de s'expliquer franchement. Napoléon développa
+alors aux yeux surpris d'Alexandre les desseins auxquels il voulait
+l'associer, desseins que des circonstances récentes venaient de lui
+suggérer.</p>
+
+<span class="sidenote">Politique que Napoléon adopte à Tilsit, et qu'il tâche de
+faire adopter à l'empereur Alexandre.</span>
+
+<p>C'était une situation extraordinaire que celle de Napoléon en ce
+moment. En faisant ressortir la grandeur de son génie, la hauteur
+prodigieuse de sa fortune, elle décelait en même temps les côtés
+faibles de sa politique, politique excessive et variable comme les
+passions qui l'inspiraient.</p>
+
+<span class="sidenote">Des alliances de la France pendant le règne de Napoléon.</span>
+
+<p>Nous avons souvent parlé des alliances de la France à cette époque;
+nous avons souvent dit qu'à moins de réaliser le phénomène effrayant,
+heureusement impossible, de la monarchie universelle, il fallait que
+Napoléon tâchât de compter en Europe autre chose que des ennemis,
+publiquement ou secrètement conjurés contre lui, et qu'il devait
+s'efforcer de s'y faire un ami, au moins un. Nous avons dit que
+l'Espagne, notre alliée la plus ancienne et la plus naturelle, était
+complétement désorganisée, et jusqu'à son entière régénération
+destinée à être une charge pour ceux qui s'uniraient à elle; que
+l'Italie était à créer; que l'Angleterre, alors inquiète sur la
+possession des Indes, alarmée de nous voir établis au Texel, à Anvers,
+à Brest, à Cadix, à Toulon, à Gênes, à Naples, à Venise, à Trieste, à
+Corfou, comme propriétaires <span class="pagenum"><a id="page637" name="page637"></a>(p. 637)</span> ou comme dominateurs, était
+inconciliable avec nous; que l'Autriche serait implacable tant qu'on
+ne lui aurait pas ou restitué, ou fait oublier l'Italie; que la Russie
+nous jalousait sur le continent comme l'Angleterre sur l'Océan; que la
+Prusse au contraire, rivale naturelle de l'Autriche, voisine menacée
+de la Russie, puissance protestante, novatrice, enrichie de biens
+d'église, était la seule dont les intérêts politiques et les principes
+moraux ne fussent pas absolument incompatibles avec les nôtres, et que
+c'était auprès d'elle qu'il fallait chercher l'ami, fort et sincère,
+au moyen duquel on rendrait toutes les coalitions, ou impossibles, ou
+incomplètes. Mais on a vu que la Prusse placée entre les deux partis
+qui divisaient alors le monde, incertaine et hésitante, avait eu les
+torts de la faiblesse, Napoléon ceux de la force, qu'une déplorable
+rupture s'en était suivie, que Napoléon avait eu l'immense gloire
+militaire, l'immense malheur politique de détruire en quinze jours une
+monarchie qui était notre unique alliée possible en Europe, que les
+Russes enfin ayant voulu venir au secours des Prussiens en Pologne,
+comme ils étaient venus au secours des Autrichiens en Gallicie, il les
+avait écrasés à Friedland comme à Austerlitz.</p>
+
+<p>Vainqueur du continent entier, entouré de puissances successivement
+battues, l'une il y avait dix jours à Friedland, l'autre il y avait
+huit mois à Iéna, la troisième il y avait dix-huit mois à Austerlitz,
+Napoléon se voyait maître de choisir, non pas entre des amis sincères,
+mais entre des amis empressés, soumis, obséquieux. Si par un
+enchaînement de choses, <span class="pagenum"><a id="page638" name="page638"></a>(p. 638)</span> presque impossible à rompre, le
+moment d'essayer à son tour l'alliance russe n'était pas alors venu
+pour lui, il aurait pu en cet instant, conjurer en quelque sorte la
+destinée, rentrer soudainement dans les voies de la bonne politique,
+pour n'en plus sortir, et il y eût trouvé avec moins de puissance
+apparente, plus de puissance réelle, et peut-être une éternelle durée,
+sinon pour sa dynastie, au moins pour la grandeur de la France, qu'il
+aimait autant que sa dynastie. Pour cela il fallait se conduire en
+vainqueur généreux, et par un acte imprévu, mais nullement bizarre
+quoique imprévu, relever la Prusse abattue, la refaire plus forte,
+plus étendue que jamais, en lui disant: Vous avez eu tort, vous avez
+manqué de franchise avec moi, je vous en ai punie; oublions votre
+défaite et ma victoire; je vous agrandis au lieu de vous amoindrir,
+pour que vous soyez à jamais mon alliée.&mdash;Certainement
+Frédéric-Guillaume, qui avait la guerre en aversion, qui se reprochait
+tous les jours de s'y être laissé entraîner, et qui plus tard, en
+1813, lorsque Napoléon, à demi vaincu, présentait une proie facile à
+dévorer, hésitait encore à profiter du retour de la fortune, et ne
+reprit les armes que parce que son peuple les prit malgré lui, ce roi
+comblé de biens après Iéna et Friedland, forcé à la reconnaissance,
+n'aurait jamais fait partie d'une coalition, et Napoléon n'ayant à
+combattre que l'Autriche et la Russie, n'eût point été accablé. Si
+Napoléon désirait une couronne en Allemagne pour l'un de ses frères,
+désir fâcheux et peu sage, il avait la Hesse, que la Prusse se serait
+trouvée trop heureuse de lui abandonner. Il aurait <span class="pagenum"><a id="page639" name="page639"></a>(p. 639)</span> tenu le
+sort du Hanovre en suspens, prêt à le donner à l'Angleterre pour prix
+de la paix, ou à la Prusse pour prix d'une alliance intime. Et quant à
+l'empereur Alexandre, n'ayant rien à lui prendre, rien à lui rendre,
+Napoléon l'aurait laissé sans un seul grief, en reconstituant la
+Prusse le lendemain de la commune défaite des Prussiens et des Russes.
+Il l'aurait réduit à admirer le vainqueur, à signer la paix sans mot
+dire, sans reparler ni de l'Italie, ni de la Hollande, ni de
+l'Allemagne, prétextes ordinaires à cette époque des contestations de
+la France et de la Russie.</p>
+
+<p>Ce que nous imaginons ici était sans doute une utopie, non de
+générosité, car Napoléon était parfaitement capable de cette
+générosité imprévue, éblouissante, qui jaillit quelquefois d'un
+c&oelig;ur grand et avide de gloire, mais une utopie par rapport aux
+combinaisons du moment. Alors, en effet, le cours des choses qui mène
+les hommes, même les plus puissants, conduisait Napoléon à d'autres
+résolutions. En fait d'alliances, il avait, quoique à la moitié de son
+règne, déjà essayé de toutes. À peine arrivé au consulat, à l'époque
+des pensées bonnes, sages, profondes, parce que c'étaient les
+premières que lui inspirait la vue des choses, bien avant la
+corruption qui naît d'un pouvoir prolongé, il s'était tourné vers la
+Prusse, et en avait fait son alliée. Un instant, sous Paul I<sup>er</sup>,
+mais comme expédient, il avait songé à s'unir à la Russie. Un instant
+encore, pendant la paix d'Amiens, il avait imaginé de s'unir à
+l'Angleterre, séduit par l'avantage de joindre la puissance de mer à
+celle de terre, mais toujours d'une manière passagère, et la Prusse
+<span class="pagenum"><a id="page640" name="page640"></a>(p. 640)</span> n'avait pas cessé d'être alors sa confidente intime, sa
+complice dans toutes les affaires de l'Europe. Brouillé depuis avec la
+Prusse jusqu'à lui déclarer la guerre, sentant son isolement, il avait
+adressé à l'Autriche des ouvertures qui auraient fait peu d'honneur à
+sa pénétration, si le besoin d'avoir un allié, même au milieu de ses
+victoires, ne l'avait justifié d'en chercher de peu vraisemblables.
+Bientôt, averti par les perfides armements de l'Autriche, enivré par
+Iéna, il avait cru pouvoir se passer de tout le monde. Transporté en
+Pologne, et surpris après Eylau des obstacles que la nature peut
+opposer à l'héroïsme et au génie, il avait pensé encore une fois à
+l'alliance de la Prusse. Mais blessé des réponses de cette puissance,
+réponses moins empressées qu'il n'aurait dû s'y attendre, et redevenu
+victorieux autant que jamais à Friedland, pressé enfin de mettre un
+terme à une guerre lointaine, il était nécessairement amené, en
+tournant sans cesse dans le cercle de ses pensées, à celle qui n'avait
+pas encore eu son jour, à celle que favorisaient tant de circonstances
+présentes, à la pensée d'une alliance avec la Russie. Éloigné
+définitivement de la Prusse qui n'avait pas su saisir un instant de
+retour vers elle, irrité au plus haut point de la conduite
+artificieuse de l'Autriche, trouvant la Russie dégoûtée des alliés qui
+l'avaient si mal secondée, croyant qu'il y aurait plus de sincérité
+chez la Russie que chez la Prusse, parce qu'il y aurait moins
+d'ambiguïté de position, séduit aussi par la nouveauté qui abuse
+toujours à un certain degré les esprits même les plus fermes,
+Napoléon imagina de faire d'Alexandre un allié, un <span class="pagenum"><a id="page641" name="page641"></a>(p. 641)</span> ami, en
+s'emparant de son esprit, en remplissant sa tête d'idées ambitieuses,
+en offrant à ses yeux éblouis des prestiges qu'il était facile de
+créer, d'entretenir quelque temps, mais non pas d'éterniser, à moins
+de les renouveler au moyen des satisfactions les plus dangereuses.
+<span class="sidenote">Événements imprévus qui favorisent en Orient le
+rapprochement de Napoléon avec Alexandre.</span>
+L'Orient s'offrait naturellement comme ressource pour procurer au
+jeune Alexandre ces satisfactions, très-aisées à imaginer, beaucoup
+moins à réaliser, mais tout à coup devenues tacites, par une
+circonstance accidentelle et récente: tant il est vrai que lorsque le
+moment d'une chose est venu, il semble que tout la favorise, même les
+accidents les plus imprévus!</p>
+
+<p>Napoléon avait engagé les Turcs dans sa querelle, en les excitant à
+disputer les provinces du Danube aux conquérants de la Crimée,
+l'Égypte aux possesseurs de l'Inde. Il leur avait promis de les
+secourir sur terre contre les Russes, sur mer contre les Anglais, et
+il avait commencé par les aider avec ses officiers à défendre les
+Dardanelles. Il s'était engagé enfin à ne pas signer la paix, sans la
+rendre commune et avantageuse à l'empire ottoman. Mais l'infortuné
+Sélim, odieux aux ulémas dont il voulait réduire le pouvoir, aux
+janissaires qu'il voulait soumettre à la discipline européenne, avait
+expié par une chute épouvantable ses sages et généreux desseins.
+Depuis long-temps les ulémas lui témoignaient une défiances profonde.
+Les janissaires voyaient avec une sorte de fureur les nouvelles
+troupes connues sous le nom de <em>nizam-djedid</em>. Les uns et les autres
+n'attendaient qu'une occasion pour satisfaire leurs ressentiments. Le
+sultan ayant exigé que les janissaires <span class="pagenum"><a id="page642" name="page642"></a>(p. 642)</span> qui tenaient garnison
+dans les châteaux du Bosphore et des Dardanelles prissent le costume
+du <em>nizam-djedid</em>, la révolte avait éclaté parmi eux, et s'était
+propagée avec la rapidité de l'éclair parmi les compagnies de
+janissaires qui se trouvaient soit à Constantinople, soit dans les
+villes voisines de la capitale.
+<span class="sidenote">Déposition du sultan Sélim.</span>
+Tous étaient accourus à
+Constantinople, s'étaient ameutés sur la place de l'At-Meïdan
+(l'ancien hippodrome) avec leurs marmites renversées, signe ordinaire
+de la révolte, indiquant qu'ils refusent la nourriture d'un maître
+devenu odieux. Les ulémas se réunissant de leur côté, avaient déclaré
+qu'un prince qui avait régné sept ans sans avoir de postérité, sous
+lequel le pèlerinage de la Mecque avait été interrompu, était indigne
+de régner. Les janissaires assemblés pendant plusieurs jours avaient
+successivement demandé, obtenu, et quelquefois pris sans qu'on la leur
+livrât, la tête des ministres de la Porte, accusés de favoriser le
+nouveau système, et enfin la révolte s'obstinant, le mufti avait
+proclamé la déchéance de Sélim, et l'élévation de Mustapha au trône.
+Le malheureux Sélim, enfermé dans un appartement du sérail, pouvait
+espérer, il est vrai, le secours de son armée, commandée par un sujet
+dévoué, le grand-vizir Baraïctar. Mais ce secours offrait de graves
+périls, car on devait craindre que l'apparition du grand-vizir à la
+tête de soldats fidèles, ne fit assassiner le sultan détrôné, avant
+qu'il pût être secouru. Telles étaient les nouvelles que Napoléon
+venait de recevoir à son quartier général de Tilsit le 24 juin.
+D'après toutes les vraisemblances, le nouveau gouvernement turc
+allait être l'ennemi de la <span class="pagenum"><a id="page643" name="page643"></a>(p. 643)</span> France, justement parce que le
+gouvernement renversé avait été son ami. Il était certain d'ailleurs
+que l'anarchie qui minait ce malheureux empire, le rangeait avec
+l'Espagne au nombre de ces alliés, dont il fallait attendre plus
+d'embarras que de services, surtout quand cet allié placé à la
+distance qui sépare Constantinople de Paris, ne pouvait être que
+difficilement conseillé, et lentement secouru. Napoléon, chez lequel
+les révolutions d'idées s'opéraient avec la vivacité naturelle à son
+génie, envisagea tout à coup les événements d'Orient d'une manière
+nouvelle. Il y avait long-temps que les hommes d'État de l'Europe
+considéraient l'empire turc comme à la veille d'être partagé, et c'est
+dans cette vue que Napoléon avait voulu prélever la part de la France,
+en s'emparant de l'Égypte. Il avait un instant abandonné cette idée,
+lorsqu'en 1802 il songeait à réconcilier la France avec toutes les
+puissances. Il y revint violemment en voyant ce qui se passait à
+Constantinople, et il se dit que puisqu'on ne pouvait faire vivre cet
+empire, le mieux était de profiter de ses dépouilles pour le meilleur
+arrangement des affaires de l'Europe, et surtout pour l'abaissement de
+l'Angleterre. Il avait auprès de lui, vaincu mais redoutable encore,
+le souverain dont il était le plus facile d'exalter la jeune tête, en
+lui montrant les bouches du Danube, le Bosphore, Constantinople, et il
+pensa qu'avec quelques-unes de ces dépouilles turques, qui tôt ou tard
+ne pouvaient manquer d'échoir à la Russie, il en obtiendrait, non pas
+seulement la paix, qui dans le moment n'était plus douteuse, mais une
+alliance intime, dévouée, au moyen de laquelle il <span class="pagenum"><a id="page644" name="page644"></a>(p. 644)</span> vaincrait
+l'Angleterre, et accomplirait sur les trônes de l'Occident les
+révolutions qu'il méditait.</p>
+
+<p>Ayant journellement à ses côtés l'empereur Alexandre, soit dans des
+revues, soit dans de longues promenades au bord du Niémen, soit enfin
+dans un cabinet de travail, où la carte du monde était étalée, et où
+il s'enfermait souvent avec lui après l'heure du repas, il s'empara de
+l'esprit de ce prince, et le bouleversa complétement, en lui
+proposant, dans une conversation presque continue de plusieurs jours,
+les vues suivantes.</p>
+
+<span class="sidenote">Idées ambitieuses au moyen desquelles Napoléon exalte
+l'imagination de l'empereur Alexandre.</span>
+
+<p>&mdash;Un coup du ciel, dit-il à Alexandre, vient de me dégager à l'égard
+de la Porte. Mon allié et mon ami, le sultan Sélim, a été précipité du
+trône dans les fers. J'avais cru qu'on pouvait faire quelque chose de
+ces Turcs, leur rendre quelque énergie, leur apprendre à se servir de
+leur courage naturel: c'est une illusion. Il faut en finir d'un empire
+qui ne peut plus subsister, et empêcher que ses dépouilles ne
+contribuent à augmenter la domination de l'Angleterre.&mdash;Là-dessus
+Napoléon déroula aux yeux d'Alexandre, les nouveaux projets qu'il
+venait de concevoir. Alexandre désirait-il être l'allié de la France,
+son allié solide et sincère, rien n'était plus facile, rien ne serait
+plus fructueux pour lui et pour son empire. Mais il fallait que cette
+alliance fût entière, sans réserve, suivie d'un complet dévouement aux
+intérêts mutuels des deux puissances. D'abord cette alliance était la
+seule qui convînt à la Russie. De quoi en effet accusait-on la France?
+de vouloir dominer l'Italie, la Hollande, peut-être l'Espagne; de
+vouloir créer sur le Rhin un système qui abaissât la vieille
+prépondérance <span class="pagenum"><a id="page645" name="page645"></a>(p. 645)</span> de l'Autriche en Allemagne, et y arrêtât la
+prépondérance naissante de la Prusse? Mais qu'importaient à la Russie,
+qu'importaient l'Italie, l'Espagne, la Hollande? L'Allemagne elle-même
+n'était-elle pas à la fois jalouse, et secrètement ennemie de la
+Russie? Ne rendait-on pas service à la Russie en affaiblissant les
+principales puissances allemandes? De quoi, au contraire, accusait-on
+l'Angleterre? de vouloir dominer les mers, qui sont la propriété de
+tout le monde; d'opprimer les pavillons neutres dont le pavillon russe
+faisait partie; de s'emparer du commerce des nations, de les rançonner
+en leur livrant les denrées exotiques au prix qu'elle seule fixait; de
+mettre, partout où elle le pouvait, un pied sur le continent, en
+Portugal, en Danemark, en Suède; de prendre ou de menacer les points
+dominants du globe, le Cap, Malte, Gibraltar, le Sund, pour imposer sa
+loi à l'univers commerçant? En ce moment même, au lieu de secourir ses
+alliés, ne cherchait-elle pas à conquérir l'Égypte? Et, récemment, si
+elle avait réussi à se saisir des Dardanelles, qu'en aurait-elle fait?
+Or, de ces convoitises anglaises, on ne pouvait pas dire comme des
+prétentions imputées à la France, qu'importe à la Russie? C'était
+l'avis de la grande Catherine et de Paul I<sup>er</sup>, que de telles
+convoitises importaient fort à la Russie, puisque l'une et l'autre
+avaient déclaré la guerre à la Grande-Bretagne, pour les droits du
+pavillon neutre. Les Anglais opprimaient à ce point le commerce des
+nations, qu'ils s'étaient emparés de celui de Saint-Pétersbourg, dont
+ils tenaient tous les capitaux, et qui devenait dans leurs mains un
+redoutable moyen d'influence sur la <span class="pagenum"><a id="page646" name="page646"></a>(p. 646)</span> Russie; car en resserrant
+seulement l'argent, ils poussaient au murmure, à l'assassinat contre
+les empereurs. Une armée française, conduite par un grand capitaine,
+pouvait à la rigueur venir jusqu'à la Vistule, jusqu'au Niémen:
+irait-elle jusqu'à la Newa? Une escadre anglaise, au contraire,
+pouvait après avoir forcé le Sund brûler Kronstadt, menacer
+Saint-Pétersbourg, après avoir forcé le Bosphore, détruire Sevastopol
+et Odessa. Une escadre anglaise pouvait enfermer les Russes dans la
+Baltique et dans la mer Noire, les tenir prisonniers dans ces mers
+comme dans un lac. Mais la France et la Russie, ne se touchant par
+aucun point, ayant les mêmes ennemis, les Anglais sur mer, les
+Allemands sur terre, ayant de plus un objet commun et pressant de
+sollicitude, l'empire turc, devaient s'entendre, se concerter, et si
+elles le voulaient, étaient assez puissantes à elles deux pour dominer
+le monde.</p>
+
+<p>À ces grands aperçus, Napoléon joignit un système de moyens plus
+séduisant encore que les idées générales qu'il venait de développer.
+On l'accusait de vouloir la guerre pour la guerre.
+<span class="sidenote">Napoléon propose à Alexandre d'être le médiateur armé de la
+guerre entre la France et l'Angleterre.</span>
+Il n'en était rien,
+et il le prouvait à l'instant même.&mdash;Soyez, dit-il à Alexandre, mon
+médiateur auprès du cabinet de Londres. Ce rôle convient à votre
+position d'ancien allié de l'Angleterre, et d'allié prochain de la
+France. Je ne songe plus à Malte. Que la Grande-Bretagne garde cette
+île, en compensation de ce que j'ai acquis depuis la rupture de la
+paix d'Amiens. Mais qu'elle rende à son tour les colonies de l'Espagne
+et de la Hollande, et à ce prix je lui restitue le Hanovre. Ces
+conditions ne sont-elles pas justes, parfaitement <span class="pagenum"><a id="page647" name="page647"></a>(p. 647)</span> équitables?
+Puis-je en accepter d'autres? Puis-je abandonner mes alliés? Et, quand
+je sacrifie mes conquêtes sur le continent, une conquête comme le
+Hanovre, pour recouvrer les possessions lointaines de mes alliés,
+est-il possible de contester ma loyauté et ma modération?&mdash;</p>
+
+<p>Alexandre avoua que ces conditions étaient parfaitement justes, et que
+la France n'en pouvait pas accepter d'autres. Napoléon, continuant,
+amena ce prince à reconnaître que si l'Angleterre s'obstinait après de
+telles propositions, il fallait bien cependant qu'on la contraignît à
+céder, car le monde ne devait pas être éternellement troublé pour
+elle; et il lui prouva qu'on avait le moyen de la réduire par une
+simple déclaration.
+<span class="sidenote">Napoléon pour le prix de la guerre que la Russie serait
+exposée à faire en commun avec la France, lui offre la Finlande et lui
+fait espérer les provinces du Danube.</span>
+&mdash;Si l'Angleterre, dit-il, refuse la paix à ces
+conditions, proclamez-vous l'allié de la France; annoncez que vous
+allez unir vos forces aux siennes, pour assurer la paix maritime.
+Faites savoir à l'Angleterre qu'outre la guerre avec la France, elle
+aura la guerre avec le continent tout entier, avec la Russie, avec la
+Prusse, avec le Danemark, avec la Suède et le Portugal, qui devront
+obéir quand nous leur signifierons nos volontés; avec l'Autriche
+elle-même, qui sera bien obligée de se prononcer dans le même sens, si
+vous et moi lui déclarons qu'elle aura la guerre avec nous, dans le
+cas où elle ne voudrait pas l'avoir avec l'Angleterre, aux conditions
+par nous énoncées. L'Angleterre alors, exposée à une guerre
+universelle, si elle ne veut pas conclure une paix équitable,
+l'Angleterre déposera les armes.&mdash;Tout ceci, ajoutait Napoléon, doit
+être communiqué à chaque cabinet avec assignation <span class="pagenum"><a id="page648" name="page648"></a>(p. 648)</span> de termes
+précis et prochains pour se décider. Si l'Angleterre ne cède pas, nous
+agirons en commun, et nous trouverons de suffisantes indemnités, pour
+nous dédommager de cette continuation de la guerre. Deux pays fort
+importants, l'un des deux surtout pour la Russie, résisteront
+peut-être. Ce sont le Portugal et la Suède, que leur position maritime
+subordonne à l'Angleterre. Je m'entendrai, dit Napoléon, avec
+l'Espagne relativement au Portugal. Vous, prenez la Finlande, comme
+dédommagement de la guerre que vous aurez été amené à faire contre la
+Suède. Le roi de Suède, il est vrai, est votre beau-frère et votre
+allié; mais, puisqu'il est votre beau-frère et votre allié, qu'il
+suive les changements de votre politique, ou qu'il subisse les
+conséquences de sa mauvaise volonté. La Suède, répéta souvent
+Napoléon, peut être un parent, un allié du moment, mais <em>c'est
+l'ennemi géographique</em><a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Go to footnote 43"><span class="smaller">[43]</span></a>. Saint-Pétersbourg se trouve trop près de
+la frontière de Finlande. <em>Il ne faut plus que les belles Russes de
+Saint-Pétersbourg entendent de leurs palais le canon des Suédois.</em></p>
+
+<p>Après avoir assigné à Alexandre la Finlande comme prix de la guerre
+contre l'Angleterre, Napoléon lui fit entrevoir quelque chose de plus
+brillant encore, du côté de l'Orient.&mdash;Vous devez, dit-il à Alexandre,
+me servir de médiateur auprès de l'Angleterre, et de médiateur armé
+qui impose la paix. Je jouerai le même rôle pour vous auprès de la
+Porte. Je lui signifierai ma médiation: si elle refuse de traiter à
+des conditions qui vous satisfassent, ce qu'il ne <span class="pagenum"><a id="page649" name="page649"></a>(p. 649)</span> faut pas
+espérer dans l'état d'anarchie où elle est tombée, je m'unirai à vous
+contre les Turcs, comme vous vous serez uni à moi contre les Anglais,
+et alors nous ferons de l'empire ottoman un partage convenable.&mdash;</p>
+
+<p>C'est surtout ici que le champ des hypothèses devenait immense, et que
+l'imagination des deux souverains s'égara dans des combinaisons
+infinies.
+<span class="sidenote">Idées de Napoléon et d'Alexandre à l'égard de l'empire
+turc.</span>
+Le premier v&oelig;u de la Russie était d'obtenir tout de
+suite, quoi qu'il arrivât de la négociation avec la Porte, une portion
+quelconque des provinces du Danube. Napoléon y consentait en retour de
+l'assistance que la Russie lui prêterait dans les affaires d'Occident.
+Cependant, comme il était probable que les Turcs ne céderaient rien,
+la guerre allait s'ensuivre, et après la guerre le partage. Mais quel
+partage? La Russie pouvait avoir, outre la Bessarabie, la Moldavie, la
+Valachie, la Bulgarie jusqu'aux Balkans. Napoléon devait désirer
+naturellement les provinces maritimes, telles que l'Albanie, la
+Thessalie, la Morée, Candie. On trouverait dans la Bosnie, dans la
+Servie, quelques dédommagements pour l'Autriche, soit en les lui
+cédant en toute propriété, soit en faisant de ces territoires
+l'apanage d'un archiduc, et on tâcherait de la consoler ainsi de ces
+bouleversements du monde, desquels elle sortait chaque fois plus
+amoindrie, et ses rivaux plus grands.</p>
+
+<span class="sidenote">Enthousiasme qu'excitent chez Alexandre les propositions de
+Napoléon.</span>
+
+<p>Qu'on se figure le jeune czar, humilié la veille, venant demander la
+paix au camp de Napoléon, n'ayant sans doute aucune inquiétude pour
+ses propres États, que l'éloignement sauvait des désirs du <span class="pagenum"><a id="page650" name="page650"></a>(p. 650)</span>
+vainqueur, mais s'attendant à perdre une notable portion du territoire
+de son allié le roi de Prusse, et à se retirer déconsidéré de cette
+guerre; qu'on se le figure transporté soudainement dans une sorte de
+monde, à la fois imaginaire et réel, imaginaire par la grandeur, réel
+par la possibilité, se voyant, au lendemain d'une défaite éclatante,
+sur la voie de conquérir la Finlande et une partie de l'empire turc,
+et de recueillir d'une guerre malheureuse, plus qu'on ne recueillait
+jadis d'une guerre heureuse, comme si l'honneur d'avoir été vaincu par
+Napoléon, équivalait presque à une victoire, et en devait rapporter
+les fruits; qu'on se figure ce jeune monarque, avide de gloire, la
+cherchant partout depuis sept années, tantôt dans la civilisation
+précoce de son empire, tantôt dans la création d'un nouvel équilibre
+européen, et ne rencontrant que d'immortelles défaites, puis trouvant
+tout à coup cette gloire si recherchée dans un système d'alliance avec
+son vainqueur, alliance qui devait le faire entrer en partage de la
+domination du monde, au-dessous, mais à côté du grand homme qui
+voulait bien la partager avec lui, et valoir à la Russie les belles
+conquêtes promises par Catherine à ses successeurs, tombées depuis
+Catherine dans le royaume des chimères; qu'on se le figure,
+disons-nous, passant si vite de tant d'abattement à de si hautes
+espérances, et on comprendra sans peine son agitation, son enivrement,
+sa subite amitié pour Napoléon, amitié qui prit sur-le-champ les
+formes d'une affection enthousiaste, et assurément sincère, au moins
+dans ces premiers instants.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page651" name="page651"></a>(p. 651)</span> Alexandre, qui était, comme nous l'avons déjà dit, doux,
+humain, spirituel, mais mobile autant que son père, se jeta
+brusquement dans la nouvelle voie, qui lui était ouverte par son
+habile séducteur. Il ne quittait pas une fois Napoléon sans exprimer
+une admiration sans bornes.&mdash;Quel grand homme! disait-il sans cesse à
+ceux qui l'approchaient; quel génie! quelle étendue de vues! quel
+capitaine! quel homme d'État! que ne l'ai-je connu plus tôt! que de
+fautes il m'eût épargnées! que de grandes choses nous eussions
+accomplies ensemble!&mdash;Ses ministres qui l'avaient rejoint, ses
+généraux qui l'entouraient, s'apercevaient de la séduction exercée sur
+lui, et n'en étaient pas fâchés, car ils s'applaudissaient de le voir
+sortir d'un très-mauvais pas, avec avantage et honneur, à en juger du
+moins par la satisfaction qui rayonnait sur son visage.</p>
+
+<span class="sidenote">Le roi de Prusse vient à son tour s'établir à Tilsit.</span>
+
+<p>Pendant ce temps, l'infortuné roi de Prusse était venu apporter à
+Tilsit son malheur, sa tristesse, sa raison sans éclat, son modeste
+bon sens. Ces confidences enivrantes qui transportaient Alexandre,
+n'étaient pas faites pour lui. Alexandre lui présentait son intimité
+avec Napoléon, comme un moyen d'obtenir de plus grandes restitutions
+en faveur de la Prusse. Mais il lui dissimulait la nouvelle alliance
+qui se préparait, ou ne lui avouait que la moindre partie du secret.
+Il eût paru étrange en effet, que l'un des deux vaincus obtînt de si
+belles conquêtes, quand l'autre allait perdre la moitié de son
+royaume. Frédéric-Guillaume, traité avec infiniment d'égards par
+Napoléon, était cependant laissé à l'écart.
+<span class="sidenote">Attitude du roi de Prusse à Tilsit.</span>
+À cheval, à la tête des
+troupes, il n'avait pas la grâce <span class="pagenum"><a id="page652" name="page652"></a>(p. 652)</span> brillante d'Alexandre,
+l'ascendant tranquille de Napoléon. Il restait le plus souvent en
+arrière, isolé comme le malheur, faisant attendre ses compagnons
+couronnés lorsqu'on montait à cheval ou qu'on en descendait, objet, en
+un mot, de peu d'empressement, et même de moins d'estime qu'il n'en
+méritait, car les Français croyaient, d'après les ouï-dire de la cour
+impériale, que Napoléon avait été trahi par la Prusse, et les Russes
+répétaient sans cesse qu'elle s'était mal battue. Quant à Alexandre,
+tous les soins étaient pour lui. Lorsqu'il rentrait de longues
+courses, Napoléon le retenait, lui prêtait jusqu'à ses meubles et à
+son linge, et ne souffrait pas qu'il perdît du temps pour aller à sa
+demeure revêtir d'autres habits. Un superbe nécessaire en or, dont
+Napoléon faisait usage, ayant paru lui plaire, fut à l'instant même
+offert et accepté. Après le dîner, auquel assistaient les trois
+souverains, et qui avait toujours lieu chez Napoléon, on se séparait
+de bonne heure, et les deux empereurs allaient s'enfermer ensemble,
+privauté de laquelle Frédéric-Guillaume était exclu, et qui
+s'expliquait toujours de la même manière, par les efforts d'Alexandre
+auprès de Napoléon pour recouvrer la plus grande partie de la
+monarchie prussienne.</p>
+
+<p>Ce n'était pas d'elle cependant qu'il s'agissait dans ces longs
+tête-à-tête, mais de l'immense système européen, au moyen duquel on
+allait dominer l'Europe en commun.
+<span class="sidenote">Le partage de l'empire turc, objet continuel des secrets
+entretiens de Napoléon et d'Alexandre.</span>
+Le partage possible, probable, de
+l'empire turc, était le sujet continuel de l'entretien. Un premier
+partage avait été discuté, comme on vient de le voir, mais il
+semblait incomplet. <span class="pagenum"><a id="page653" name="page653"></a>(p. 653)</span> La Russie avait les bords du Danube
+jusqu'aux Balkans; Napoléon avait les provinces maritimes, telles que
+l'Albanie et la Morée. Les provinces intérieures, telles que la
+Bosnie, la Servie, étaient données à l'Autriche. La Porte conservait
+la Roumélie, c'est-à-dire le sud des Balkans, Constantinople,
+l'Asie-Mineure, l'Égypte. Ainsi, d'après ce projet, Constantinople, la
+clef des mers, et dans l'imagination des hommes la vraie capitale de
+l'Orient, Constantinople, tant promise aux descendants de
+Pierre-le-Grand par l'opinion universelle, opinion formée des
+espérances des Russes et des craintes de l'Europe, Constantinople
+restait, avec Sainte-Sophie, aux barbares de l'Asie!</p>
+
+<p>Alexandre y revint plus d'une fois, et un partage plus complet, qui
+eût donné à Napoléon, outre la Morée, les îles de l'archipel, Candie,
+la Syrie, l'Égypte, mais Constantinople aux Russes, lui aurait plu
+davantage. Toutefois Napoléon, qui croyait en avoir assez fait, trop
+même, pour s'attacher le jeune empereur, ne voulut jamais aller aussi
+loin. Céder Constantinople, n'importe à qui, fût-ce à un ennemi
+déclaré de l'Angleterre, laisser faire ainsi à quelqu'un, lui vivant,
+la conquête la plus éblouissante qui se pût imaginer, ne devait pas
+convenir à Napoléon. Il pouvait bien, comme obéissant à une tendance
+naturelle des choses, et pour résoudre beaucoup de difficultés
+européennes, pour se donner enfin une puissante alliance contre
+l'Angleterre, il pouvait bien permettre au torrent de l'ambition russe
+de venir battre le pied des Balkans, surtout dans le désir de
+détourner ce torrent de la Vistule, mais il ne voulait pas lui
+laisser dépasser ces montagnes tutélaires. <span class="pagenum"><a id="page654" name="page654"></a>(p. 654)</span> Il ne voulait pas
+que l'&oelig;uvre la plus éclatante des temps modernes fût accomplie par
+quelqu'un, à sa face, à côté de lui! Il était trop jaloux de la
+grandeur de la France, trop jaloux d'occuper à lui seul l'imagination
+du genre humain, pour consentir à un tel empiétement sur sa propre
+gloire!</p>
+
+<p>Aussi, malgré l'envie de séduire son nouvel ami, il ne se prêta jamais
+à un autre partage que celui qui enlevait à la Porte les provinces du
+Danube mal attachées à l'empire, et la Grèce déjà trop réveillée pour
+subir long-temps le joug des Turcs.</p>
+
+<p>Un jour les deux empereurs, au retour d'une longue promenade, se
+renfermèrent dans le cabinet de travail, où se trouvaient étalées de
+nombreuses cartes de géographie. Napoléon, paraissant continuer une
+conversation vivement engagée avec Alexandre, demanda à M. Méneval une
+carte de Turquie, la déploya, puis reprenant l'entretien, et posant
+tout à coup le doigt sur Constantinople, s'écria plusieurs fois, sans
+s'inquiéter d'être entendu du secrétaire, dans lequel il avait une
+confiance absolue: Constantinople! Constantinople! jamais! c'est
+l'empire du monde<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44" title="Go to footnote 44"><span class="smaller">[44]</span></a>.&mdash;</p>
+
+<p>Cependant, la Finlande, les provinces danubiennes, comme prix du
+concours de la Russie aux projets de la France, présentaient une
+perspective assez belle, pour enivrer Alexandre, car son règne
+égalerait celui de la grande Catherine, s'il obtenait <span class="pagenum"><a id="page655" name="page655"></a>(p. 655)</span> ces
+vastes territoires. Il ne se fit donc pas presser plus long-temps, et
+consentit à tout ce qu'on exigeait de lui.</p>
+
+<span class="sidenote">Bases sur lesquelles doivent reposer les stipulations de
+Tilsit.</span>
+
+<p>En conséquence il fut convenu que la France et la Russie noueraient
+dès cet instant une alliance intime, à la fois défensive et offensive,
+n'auraient à l'avenir que les mêmes amis, les mêmes ennemis, et en
+toute occasion tourneraient vers le même but leurs forces réunies de
+terre et de mer. On se promit de régler plus tard par une convention
+spéciale le nombre d'hommes et de vaisseaux à employer pour chaque cas
+particulier. Dans le moment, la Russie devait offrir sa médiation au
+cabinet britannique, pour le rétablissement de la paix avec la France,
+et si cette médiation aux conditions arrêtées par Napoléon, n'était
+pas acceptée, elle s'obligeait à déclarer la guerre à la
+Grande-Bretagne. Immédiatement après on devait contraindre toute
+l'Europe, l'Autriche comprise, à concourir à cette guerre. Si la Suède
+et le Portugal, comme il était facile de le prévoir, résistaient, une
+armée russe irait occuper la Finlande, une armée française le
+Portugal. Quant aux Turcs, Napoléon s'engageait à leur offrir sa
+médiation, pour les remettre en paix avec la Russie, et s'ils
+refusaient cette médiation, il était stipulé que la guerre de la
+Russie contre eux serait commune à la France, et que les deux
+puissances feraient ensuite de l'empire ottoman, ce qu'elles
+jugeraient convenable, sauf à s'arrêter, quant au démembrement, à la
+limite des Balkans et du golfe de Salonique.</p>
+
+<span class="sidenote">Conditions posées par Napoléon à l'égard de la Prusse.</span>
+
+<p>Ces résolutions une fois adoptées en substance, Napoléon se chargea
+de rédiger de sa main les traités <span class="pagenum"><a id="page656" name="page656"></a>(p. 656)</span> patents et secrets, qui
+devaient les contenir. Il fallait cependant s'entendre au sujet de
+cette malheureuse Prusse, que Napoléon avait promis de ne pas détruire
+entièrement, et, pour l'honneur d'Alexandre, de laisser subsister au
+moins en partie. Il y avait deux conditions fondamentales que Napoléon
+avait posées, et desquelles il ne voulait pas s'écarter, c'était de
+prendre, pour les employer à diverses combinaisons, toutes les
+provinces allemandes que la Prusse possédait à la gauche de l'Elbe, et
+en outre les provinces polonaises qu'elle avait reçues dans les divers
+partages de la Pologne. Ce n'était pas moins que la moitié des États
+prussiens, en territoire et en population.
+<span class="sidenote">Projet de créer un royaume français en Allemagne, avec les
+dépouilles de la Prusse et de la Hesse.</span>
+Avec les provinces de
+Westphalie, de Brunswick, de Magdebourg, de Thuringe, anciennement ou
+récemment acquises par la Prusse, Napoléon voulait, en les réunissant
+au grand-duché de Hesse, composer un royaume allemand, qu'il
+appellerait royaume de Westphalie, et qu'il se proposait de donner à
+son frère Jérôme, pour introduire dans la Confédération du Rhin un
+prince de sa famille. Il avait déjà couronné deux de ses frères, l'un
+qui régnait en Italie, l'autre en Hollande. Il en établirait ainsi un
+troisième en Allemagne. Quant au Hanovre, qui avait appartenu un
+moment à la Prusse, Napoléon prétendait le garder comme gage de la
+paix avec l'Angleterre.
+<span class="sidenote">Résolutions de Napoléon à l'égard de la Pologne.</span>
+Quant à la Pologne, son intention était d'en
+commencer la restauration au moyen des provinces de Posen et de
+Varsovie, qu'il constituerait en État indépendant, afin de payer les
+services des Polonais, qui lui avaient été peu secourables jusqu'ici,
+mais qui pourraient l'être davantage, <span class="pagenum"><a id="page657" name="page657"></a>(p. 657)</span> lorsqu'ils joindraient
+à leur courage naturel l'avantage de l'organisation; afin d abolir
+aussi, en renversant l'ouvrage du grand Frédéric, la principale et la
+plus condamnable de ses &oelig;uvres, le partage de la Pologne. Napoléon
+ne savait pas ce que le temps lui permettrait d'enlever plus tard à
+l'Autriche, par échange ou par force, des provinces polonaises que
+détenait cette puissance, et en attendant, il faisait déjà renaître la
+Pologne, par la création d'un État polonais d'une assez grande étendue
+et d'une véritable importance. Pour faciliter davantage cette
+restauration, il avait imaginé de revenir à une autre chose du passé,
+c'était de donner la Pologne à la Saxe. Ainsi en détruisant l'une des
+grandes monarchies de l'Allemagne, la Prusse, il voulait lui
+substituer deux nouvelles monarchies alliées, la Westphalie,
+constituée de toutes pièces au profit de son plus jeune frère, la
+Saxe, agrandie jusqu'à la doubler, et destinées l'une et l'autre,
+d'après toutes les vraisemblances, à lui rester fidèlement attachées.
+Il entendait refaire de la sorte un nouvel équilibre allemand, et
+remplacer par deux alliances, la forte alliance de la Prusse, qu'il
+avait perdue. Il assignait donc pour limites à la Confédération du
+Rhin, l'Inn à l'égard de l'Autriche, l'Elbe à l'égard de la Prusse, la
+Vistule à l'égard de la Russie.</p>
+
+<p>La Russie n'avait pas beaucoup d'objections à élever contre de telles
+combinaisons, une fois surtout qu'elle prenait le parti de s'associer
+à la politique française. Sauf les sacrifices imposés à la Prusse,
+sauf la restauration de la Pologne, elle s'intéressait peu à ces
+créations, à ces démembrements d'États <span class="pagenum"><a id="page658" name="page658"></a>(p. 658)</span> allemands. Mais les
+sacrifices imposés à la Prusse étaient embarrassants pour l'empereur
+Alexandre, surtout quand il se rappelait les serments prêtés sur le
+tombeau du grand Frédéric, et les démonstrations d'un dévouement
+chevaleresque prodiguées à la reine de Prusse. De 9 millions et demi
+d'habitants, on réduisait la monarchie prussienne à 5 millions. De 120
+millions de francs en revenu, on la réduisait à 69.
+<span class="sidenote">Quelques objections d'Alexandre relativement au
+démembrement de la Prusse.</span>
+Alexandre ne
+pouvait donc admettre un tel amoindrissement de son allié, sans
+quelques objections. Il les présenta à Napoléon, et n'en fut que
+médiocrement écouté.
+<span class="sidenote">Réponse de Napoléon aux objections d'Alexandre.</span>
+Napoléon lui répondit que c'était par
+considération pour lui qu'il laissait autant de provinces à la Prusse,
+car sans le motif de lui complaire, il l'aurait réduite à n'être qu'un
+des États de troisième ordre. Il lui eût enlevé, disait-il, jusqu'à la
+Silésie, qu'il aurait, ou donnée à la Saxe, pour transporter à
+celle-ci toute la puissance qu'avait eue la Prusse, ou donnée à
+l'Autriche, pour en obtenir les Gallicies.</p>
+
+<p>Cette double combinaison aurait assurément mieux valu. Le parti de
+sacrifier la Prusse une fois pris, il valait mieux la détruire tout à
+fait qu'à moitié. C'est, dans tous les cas, un mauvais système que de
+renverser les anciens États, pour en créer de nouveaux, car les
+anciens sont prompts à revivre, les nouveaux prompts à mourir, à moins
+toutefois qu'on n'agisse dans le sens, déjà très-prononcé, de la
+marche des choses. La marche des choses avait amené l'agrandissement
+progressif de la Prusse, la destruction progressive de la Pologne et
+de la Saxe. Tout ce qu'on essayait dans ce sens avait des chances de
+durée; <span class="pagenum"><a id="page659" name="page659"></a>(p. 659)</span> tout ce qu'on essayait dans le sens contraire, en
+avait peu. Il aurait fallu pour donner à ce qu'on faisait quelque
+consistance, rendre tout de suite la Prusse si faible, la Saxe et la
+Pologne si fortes, que la première eût peu de moyens de renaître, et
+les deux autres beaucoup de moyens de se soutenir. Ainsi en ne
+reconstituant pas la Prusse en entier, reconstruction qui eût été
+préférable à tout, Napoléon aurait mieux fait de la détruire
+complétement. Il le pensait lui-même ainsi, et il le dit à l'empereur
+Alexandre. Il alla jusqu'à lui offrir une partie des dépouilles de la
+maison de Brandebourg, s'il voulait se prêter à ses projets, afin de
+rétablir plus complétement la Pologne. Mais Alexandre s'y refusa, car
+il lui était évidemment impossible d'accepter les dépouilles de la
+Prusse. C'était déjà bien assez de ne pas la défendre davantage, et de
+devenir l'allié intéressé du vainqueur qui la dépouillait.
+<span class="sidenote">Déplaisir causé à l'empereur Alexandre par la restauration
+de la Pologne.</span>
+Indépendamment du sort infligé à la Prusse, Alexandre ne pouvait pas
+voir avec plaisir la restauration de la Pologne.
+<span class="sidenote">Direction que Napoléon cherche à imprimer à l'ambition de
+la Russie.</span>
+Mais Napoléon
+s'efforça de lui démontrer que la Russie devait du côté de l'Occident
+s'arrêter au Niémen; qu'en le dépassant pour se rapprocher de la
+Vistule, comme elle l'avait fait lors du dernier partage de la
+Pologne, elle se rendait suspecte et odieuse à l'Europe, se donnait
+des sujets, long-temps, peut-être même éternellement insoumis, et se
+mettait pour des conquêtes douteuses dans la dépendance de puissances
+voisines, toujours prêtes à fomenter l'insurrection chez elle; qu'il
+fallait qu'elle cherchât son agrandissement ailleurs; qu'elle le
+trouverait au Nord vers la Finlande, en <span class="pagenum"><a id="page660" name="page660"></a>(p. 660)</span> Orient vers la
+Turquie; que dans cette dernière direction surtout, s'ouvrait pour
+elle la route de la vraie grandeur, de la grandeur sans limites,
+puisque l'Inde même était en perspective; qu'en cherchant à s'agrandir
+de ce côté, elle rencontrerait sur le continent des amis, des alliés,
+la France particulièrement, et qu'elle n'aurait d'adversaire que
+l'Angleterre, dont la puissance, réduite à celle de ses vaisseaux, ne
+pourrait jamais lui disputer les bords du Danube.</p>
+
+<span class="sidedate">Juillet 1807.</span>
+
+<p>Les raisons de Napoléon était fortes, et eussent-elles été mauvaises,
+on n'était guère en mesure de les contredire. Il fallait choisir: ou
+n'avoir rien nulle part, ne s'agrandir d'aucun côté, sans empêcher la
+Pologne de renaître, la Prusse de tomber, ou s'agrandir beaucoup dans
+le sens indiqué par Napoléon. Alexandre n'hésita pas. D'ailleurs il
+était tellement séduit, charmé, qu'il n'y avait pas besoin de la force
+pour le décider. Mais il s'agissait de savoir comment on ferait
+supporter son malheur à Frédéric-Guillaume, qui, en voyant les deux
+empereurs si intimes, avait pu se flatter d'être le motif de cette
+intimité, et d'en recueillir le prix. Alexandre se chargea, quelque
+embarrassant que fût ce rôle, de faire les premières ouvertures, et
+après avoir communiqué à Frédéric-Guillaume les résolutions qui le
+concernaient, de lui laisser le soin de s'en entendre directement avec
+l'arbitre suprême, qui traçait les frontières de tout le monde.
+<span class="sidenote">Manière dont Frédéric-Guillaume accueille les propositions
+qui le concernent.</span>
+Frédéric-Guillaume accueillit mal les ouvertures d'Alexandre, et se
+promit d'en référer à Napoléon. Le malheureux roi de Prusse, que la
+fortune favorisait alors si peu, mais qu'elle devait dédommager plus
+tard, n'était pas capable <span class="pagenum"><a id="page661" name="page661"></a>(p. 661)</span> de traiter lui-même ses propres
+affaires. Il n'était ni adroit, ni imposant; et si parfois son âme
+soulevant le poids du malheur, se livrait à quelques mouvements
+involontaires, c'était à des mouvements de brusquerie, fort peu séants
+chez un roi sans États et sans armée. La ville de Memel, où la reine
+de Prusse passait ses nuits et ses jours à pleurer, les dix ou quinze
+mille hommes du général Lestocq, voilà tout ce qui lui restait.
+<span class="sidenote">Explication entre Napoléon et le roi Frédéric-Guillaume.</span>
+Ce
+prince eut une longue explication avec Napoléon, et, comme dans leur
+première entrevue, s'attacha à lui prouver qu'il n'avait pas mérité
+son malheur, car l'origine de ses démêlés avec la France remontait à
+la violation du territoire d'Anspach, et en traversant la province
+d'Anspach, affirmait-il avec obstination, Napoléon avait manqué à la
+souveraineté prussienne. La question avait peu d'importance au point
+où en étaient les choses, mais à cet égard Napoléon éprouvait une
+conviction égale à celle de son interlocuteur. En traversant cette
+province d'Anspach, il avait agi avec une parfaite bonne foi, et il
+tenait à avoir raison sur ce point, autant que s'il n'eût pas été le
+plus fort. Les deux monarques s'animèrent, et le roi de Prusse, dans
+son désespoir, se livra à des emportements, regrettables pour sa
+dignité, peu utiles à sa cause, embarrassants pour Napoléon. Importuné
+de ses plaintes, Napoléon le renvoya à son allié Alexandre, qui
+l'avait entraîné à continuer la guerre, lorsque le lendemain d'Eylau,
+la paix eût été possible et avantageuse pour la Prusse.&mdash;Du reste, lui
+dit-il, l'empereur Alexandre a un moyen de vous indemniser, c'est de
+vous sacrifier ses parents, <span class="pagenum"><a id="page662" name="page662"></a>(p. 662)</span> les princes de Mecklembourg et
+d'Oldenbourg, dont les États procureront un beau dédommagement à la
+Prusse, vers le Nord et vers la Baltique; c'est aussi de vous
+abandonner le roi de Suède, auquel vous pourrez prendre Stralsund, et
+la portion de la Poméranie dont il se sert si mal. Que l'empereur
+Alexandre consente pour vous à ces acquisitions, non pas égales aux
+territoires qu'on vous enlève, mais mieux situées, et quant à moi je
+ne m'y opposerai pas.
+<span class="sidenote">Frédéric-Guillaume se résigne, mais se défend sur certains
+détails, et tâche de garder Magdebourg.</span>
+&mdash;Napoléon était fondé à renvoyer
+Frédéric-Guillaume à Alexandre, qui aurait pu effectivement procurer
+ces compensations à la Prusse. Mais Alexandre avait déjà bien assez de
+l'embarras que lui causait la tristesse de ses alliés prussiens, sans
+y ajouter dans sa propre famille des plaintes, des reproches, des
+visages consternés. Frédéric-Guillaume n'aurait pas même osé en
+parler, et il prit l'offre pour une défaite. Il fut donc obligé de se
+résigner au sacrifice d'une moitié de son royaume. Cependant il était
+possible de lui ménager quelques consolations de détail, qui eussent
+fort adouci son chagrin. On lui laissait la vieille Prusse, la
+Poméranie, le Brandebourg, la Silésie, mais on lui enlevait la
+Pologne, on lui enlevait les provinces à la gauche de l'Elbe, et on
+lui devait, en prenant ces vastes parties de ses États, de ne pas trop
+isoler entre elles, celles qui lui restaient. C'était en effet avec
+des empiétements successifs sur la Pologne, que Frédéric avait lié
+ensemble la vieille Prusse, la Poméranie, le Brandebourg, la Silésie.
+Il s'agissait de savoir quelles portions de la Pologne on laisserait à
+la Prusse, pour bien rattacher ces provinces entre <span class="pagenum"><a id="page663" name="page663"></a>(p. 663)</span> elles.
+Enfin, et par-dessus tout, il s'agissait de savoir, si en assignant à
+la Prusse la frontière de l'Elbe en Allemagne, on lui accorderait la
+place de Magdebourg, qui est sur l'Elbe plus importante encore que
+celle de Mayence ou de Strasbourg sur le Rhin.</p>
+
+<span class="sidenote">Volontés de Napoléon à l'égard des nouvelles frontières
+prussiennes, et au sujet de Dantzig et de Magdebourg.</span>
+
+<p>Napoléon consentait à ce que les frontières de la Pologne fussent
+tracées de manière à lier autant que possible la vieille Prusse, la
+Poméranie, le Brandebourg, la Silésie; mais en concédant la basse
+Vistule à Frédéric-Guillaume, il voulait lui enlever Dantzig, et la
+constituer ville libre comme Brême, Lubeck et Hambourg. Quant à
+Magdebourg, il était inflexible. Mayence, Magdebourg formaient les
+étapes de sa puissance au Nord, il n'était pas possible qu'il y
+renonçât. Il fut donc absolu dans ses volontés, relativement à Dantzig
+et à Magdebourg.</p>
+
+<span class="sidenote">Insistance du roi Frédéric-Guillaume pour obtenir
+Magdebourg.</span>
+
+<p>Le roi de Prusse se résigna encore au sujet de Dantzig, mais il tenait
+à Magdebourg, car c'était au sein de l'Allemagne un point d'appui
+considérable, et la clef de l'Elbe qui était devenu sa frontière. Il
+faisait valoir, non pas ce motif politique, mais une raison d'ancienne
+affection. En effet, les habitants du duché de Magdebourg, répandus à
+la droite et à la gauche de l'Elbe, étaient au nombre des sujets les
+plus anciens et les plus affectionnés de la monarchie. Néanmoins il ne
+gagna rien par ce nouveau moyen. Comme il insistait beaucoup, tantôt
+auprès de Napoléon, tantôt auprès d'Alexandre, celui-ci imagina d'agir
+sur Napoléon, en appelant à Tilsit la reine de Prusse, pour qu'elle
+essayât sur le vainqueur de l'Europe la puissance de son esprit, de sa
+beauté, de son infortune. Les bruits calomnieux auxquels <span class="pagenum"><a id="page664" name="page664"></a>(p. 664)</span>
+avait donné naissance l'admiration d'Alexandre pour cette princesse,
+avaient empêché qu'elle ne se rendît à Tilsit.
+<span class="sidenote">L'empereur Alexandre imagine de faire venir la reine de
+Prusse à Tilsit, pour qu'elle essaie d'arracher quelques concessions
+en faveur de la Prusse.</span>
+Cependant on eut
+recours à son intervention, comme dernier moyen, non de toucher
+grossièrement Napoléon, mais d'émouvoir ses sentiments les plus
+délicats, par la présence d'une reine, belle, spirituelle, et
+malheureuse.</p>
+
+<p>Il était tard pour essayer d'une telle ressource, car les idées de
+Napoléon étaient définitivement arrêtées, et du reste il est peu
+probable qu'à quelque époque que ce fût, Napoléon eût sacrifié une
+partie de ses desseins, sous l'influence d'une femme, si intéressante
+qu'elle pût être.</p>
+
+<span class="sidenote">Présence de la reine de Prusse à Tilsit.</span>
+
+<p>Frédéric-Guillaume invita donc la reine à venir à Tilsit. Elle s'y
+décida, et on prolongea la négociation, qui durait depuis une douzaine
+de jours, pour donner à cette princesse le temps de faire le trajet.
+Elle arriva le 6 juillet à Tilsit. Une heure après son arrivée,
+Napoléon la prévint en allant lui rendre visite. La reine de Prusse
+comptait alors trente-deux ans. Sa beauté, autrefois éclatante,
+paraissait légèrement ternie par l'âge. Mais elle était encore l'une
+des plus belles personnes de son temps. Elle joignait à beaucoup
+d'esprit une certaine habitude des affaires, qu'elle avait contractée
+en y prenant une part indiscrète, et une parfaite noblesse de
+caractère et d'attitude. Cependant le désir trop vif de réussir auprès
+du grand homme dont elle dépendait, nuisit à son succès même. Elle
+parla de la grandeur de Napoléon, de son génie, du malheur de l'avoir
+méconnu, en termes qui n'étaient pas assez simples pour le toucher.
+Mais la force de caractère et d'esprit de cette princesse se <span class="pagenum"><a id="page665" name="page665"></a>(p. 665)</span>
+fit bientôt sentir dans cet entretien, au point d'embarrasser Napoléon
+lui-même, qui s'appliqua, en lui prodiguant les égards et les
+respects, à ne pas laisser échapper une seule parole qui pût
+l'engager.</p>
+
+<span class="sidenote">Efforts de la reine de Prusse pour arracher quelques
+concessions à Napoléon.</span>
+
+<p>Elle vint dîner chez Napoléon, qui la reçut à la porte de sa demeure
+impériale. Pendant le dîner, elle s'efforça de le vaincre, de lui
+arracher au moins une parole dont elle pût tirer une espérance,
+surtout à l'égard de Magdebourg. Napoléon, de son côté, toujours
+respectueux, courtois, mais évasif, la désespéra par une résistance
+qui ressemblait à une fuite continuelle. Elle devina la tactique de
+son puissant adversaire, et se plaignit vivement de ce qu'il ne
+voulait pas, en la quittant, laisser dans son âme un souvenir, qui lui
+permît de joindre à l'admiration pour le grand homme, un inviolable
+attachement pour le vainqueur généreux. Peut-être si Napoléon, moins
+préoccupé du soin d'agrandir des royautés ingrates, ou de créer des
+royautés éphémères, s'était laissé fléchir en cette occasion, et avait
+concédé non-seulement ce qui lui était demandé, mais ce qu'il aurait
+pu accorder encore, sans nuire à ses autres projets, peut-être il se
+fût attaché le c&oelig;ur ardent de cette reine, et le c&oelig;ur honnête de
+son époux. Mais il résista à la princesse qui le sollicitait, en lui
+opposant d'invincibles respects.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon, pour échapper aux instances de la reine de
+Prusse, se hâte de terminer les négociations de Tilsit, en faisant de
+légères concessions.</span>
+
+<p>Embarrassé de cette lutte avec une personne à laquelle il était
+difficile de tenir tête, pressé de terminer son nouvel ouvrage, et de
+rentrer dans ses États, il voulut en finir sous vingt-quatre heures.
+Il avait tracé avec son immuable volonté tout ce qui était relatif à
+la Prusse, à la Pologne, à la Westphalie; <span class="pagenum"><a id="page666" name="page666"></a>(p. 666)</span> il avait consenti à
+une démarcation entre la Pologne et la Poméranie, qui, suivant les
+bords de la Netze et le canal de Bromberg, allait joindre la Vistule
+au-dessous de Bromberg. Il fit, quant à Magdebourg, une concession; il
+accorda que, dans le cas où le Hanovre resterait à la France, soit que
+la paix ne se conclût pas avec l'Angleterre, soit qu'elle se conclût
+sans rendre le Hanovre, on rétrocéderait à la Prusse sur la gauche de
+l'Elbe, et aux environs de Magdebourg, un territoire de trois ou
+quatre cent mille âmes, ce qui emportait la restitution de la place
+elle-même.</p>
+
+<p>Il ne voulut rien accorder de plus. M. de Talleyrand eut ordre de
+s'aboucher avec MM. de Kourakin et de Labanoff, et de terminer toutes
+les contestations dans la journée du 7, de sorte que la reine, mandée
+à Tilsit afin d'améliorer le sort de la Prusse, ne fit qu'accélérer le
+résultat qu'on cherchait à prévenir, par l'embarras même qu'elle
+causait à Napoléon, par le succès qu'avait failli obtenir son
+insistance, à la fois gracieuse et opiniâtre. Les négociateurs russes
+et prussiens, se voyant sommés péremptoirement de consentir ou de
+refuser, finirent par céder. Le traité conclu le 7, fut signé le 8, et
+prit le titre, demeuré célèbre, de <span class="smcap">Traité de Tilsit</span>.</p>
+
+<span class="sidenote">Traités patents et secrets signés à Tilsit le 8 juillet.</span>
+
+<p>Il y eut trois genres de stipulations:</p>
+
+<p>Un traité patent de la France avec la Russie, et un autre de la France
+avec la Prusse;</p>
+
+<p>Des articles secrets ajoutés à ce double traité;</p>
+
+<p>Enfin un traité occulte d'alliance offensive et défensive, entre la
+France et la Russie, qu'on s'engageait à envelopper d'un secret
+absolu, tant que les <span class="pagenum"><a id="page667" name="page667"></a>(p. 667)</span> deux parties ne seraient pas d'accord
+pour le publier.</p>
+
+<span class="sidenote">Restitutions faites à la Prusse.</span>
+
+<p>Les deux traités patents entre la France, la Russie et la Prusse,
+contenaient les stipulations suivantes:</p>
+
+<p>Restitution au roi de Prusse, <em>en considération de l'empereur de
+Russie</em>, de la vieille Prusse, de la Poméranie, du Brandebourg, de la
+haute et basse Silésie;</p>
+
+<span class="sidenote">Création du royaume de Westphalie au profit du prince
+Jérôme Bonaparte.</span>
+
+<p>Abandon à la France de toutes les provinces à la gauche de l'Elbe,
+pour en composer, avec le grand-duché de Hesse, un royaume de
+Westphalie, au profit du plus jeune des frères de Napoléon, le prince
+Jérôme Bonaparte;</p>
+
+<span class="sidenote">Création du grand-duché de Varsovie au profit du roi de
+Saxe.</span>
+
+<p>Abandon des duchés de Posen et de Varsovie, pour en former un État
+polonais, qui, sous le titre de grand-duché de Varsovie, serait
+attribué au roi de Saxe, avec une route militaire à travers la
+Silésie, qui donnât passage d'Allemagne en Pologne;</p>
+
+<span class="sidenote">Reconnaissance par la Prusse et la Russie, des rois Louis,
+Joseph et Jérôme, de la Confédération du Rhin, et de toutes les
+créations européennes de Napoléon.</span>
+
+<p>Reconnaissance par la Russie et par la Prusse de Louis Bonaparte en
+qualité de roi de Hollande, de Joseph Bonaparte en qualité de roi de
+Naples, de Jérôme Bonaparte en qualité de roi de Westphalie;
+reconnaissance de la Confédération du Rhin, et en général de tous les
+États créés par Napoléon;</p>
+
+<p>Rétablissement dans leurs souverainetés des princes d'Oldenbourg et de
+Mecklembourg, mais occupation de leur territoire par les troupes
+françaises, pour l'exécution du blocus continental;</p>
+
+<span class="sidenote">Médiation de la Russie entre la France et l'Angleterre.</span>
+
+<p>Enfin, médiation de la Russie, pour rétablir la paix entre la France
+et l'Angleterre;</p>
+
+<span class="sidenote">Médiation de la France entre la Russie et la Porte.</span>
+
+<p>Médiation de la France, pour rétablir la paix entre la Porte et la
+Russie.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page668" name="page668"></a>(p. 668)</span> <span class="sidenote">Articles secrets ajoutés au traité de Tilsit.</span>
+
+<p>Les articles secrets contenaient les stipulations suivantes:</p>
+
+<span class="sidenote">Restitution des bouches du Cattaro.</span>
+
+<p>Restitution aux Français des bouches du Cattaro.</p>
+
+<p>Abandon des Sept-Îles, qui devaient désormais appartenir à la France
+en toute propriété;</p>
+
+<span class="sidenote">Promesse de reconnaître plus tard Joseph comme roi des
+Deux-Siciles.</span>
+
+<p>Promesse à l'égard de Joseph, déjà reconnu roi de Naples dans le
+traité patent, de le reconnaître aussi roi des Deux-Siciles, quand les
+Bourbons de Naples auraient été indemnisés au moyen des Baléares, ou
+de Candie;</p>
+
+<span class="sidenote">Promesse de restituer le duché de Magdebourg à la Prusse,
+si le Hanovre reste au royaume de Westphalie.</span>
+
+<p>Promesse, en cas de réunion du Hanovre au royaume de Westphalie, de
+restituer à la Prusse, sur la gauche de l'Elbe, un territoire peuplé
+de trois ou quatre cent mille habitants;</p>
+
+<p>Traitements viagers enfin, assurés aux chefs dépossédés des maisons de
+Hesse, de Brunswick, de Nassau-Orange.</p>
+
+<span class="sidenote">Stipulations du traité occulte d'alliance entre La France
+et la Russie.</span>
+
+<p>Le traité occulte, le plus important de tous ceux qui étaient signés
+dans le moment, et qu'on se promettait d'envelopper d'un secret
+inviolable, contenait l'engagement de la part de la Russie et de la
+France, de faire cause commune en toute circonstance, d'unir leurs
+forces de terre et de mer dans toute guerre qu'elles auraient à
+soutenir; de prendre les armes contre l'Angleterre, si elle ne
+souscrivait pas aux conditions que nous avons rapportées, contre la
+Porte si celle-ci n'acceptait pas la médiation de la France, et, dans
+ce dernier cas, de <em>soustraire</em>, disait le texte, <em>les provinces
+d'Europe aux vexations de la Porte, excepté Constantinople et la
+Roumélie</em>. Les deux puissances s'engageaient à sommer en commun la
+<span class="pagenum"><a id="page669" name="page669"></a>(p. 669)</span> Suède, le Danemark, le Portugal, l'Autriche elle-même, de
+concourir aux projets de la France et de la Russie, c'est-à-dire de
+fermer leurs ports à l'Angleterre, et de lui déclarer la guerre<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Go to footnote 45"><span class="smaller">[45]</span></a>.</p>
+
+<p>Les deux États ne pouvaient pas se lier d'une manière plus intime et
+plus complète. Le changement de politique de la part d'Alexandre ne
+pouvait être ni plus prompt, ni plus extraordinaire.</p>
+
+<span class="sidenote">Départ de la reine de Prusse.</span>
+
+<p>La signature donnée par les Russes entraînant celle des Prussiens,
+causa à ces derniers une vive émotion. La reine de Prusse voulut
+partir immédiatement. Après avoir comme de coutume dîné le 8, chez
+Napoléon, après lui avoir adressé quelques plaintes remplies de
+fierté, et quelques-unes à Alexandre remplies d'amertume, elle sortit,
+accompagnée par Duroc, qui n'avait cessé de lui porter un vif
+attachement, et elle se jeta dans sa voiture en sanglotant. Elle
+repartit tout de suite pour Memel, où elle alla pleurer son
+imprudence, ses passions politiques, la fâcheuse influence qu'elle
+avait exercée sur les affaires, la fatale confiance qu'elle avait mise
+dans la fidélité des chefs d'empire à leur parole et à leurs amitiés.
+La fortune devait changer pour son pays et pour son époux, mais cette
+princesse infortunée devait mourir sans avoir vu ce changement!</p>
+
+<span class="sidenote">Alexandre débarrassé des Prussiens, se livre à
+l'enthousiasme de ses nouveaux projets.</span>
+
+<p>Alexandre débarrassé d'amis malheureux, dont la tristesse lui pesait,
+se livra tout entier à l'enthousiasme de ses nouveaux projets. Il
+était vaincu, mais ses armées s'étaient honorées; et au lieu
+d'essuyer <span class="pagenum"><a id="page670" name="page670"></a>(p. 670)</span> des pertes à la suite d'une guerre où il n'avait eu
+que des revers, il quittait Tilsit avec l'espérance de réaliser
+prochainement les grands desseins de Catherine. La chose dépendait de
+lui, car il pouvait faire tourner à la paix ou à la guerre, la
+médiation de la Russie auprès du cabinet britannique, et la médiation
+de la France auprès du Divan. L'une devait lui procurer la Finlande,
+l'autre tout ou partie des provinces danubiennes. Il était charmé de
+son nouvel allié.
+<span class="sidenote">Alexandre et Napoléon se jurent une éternelle amitié, et se
+promettent de se revoir bientôt.</span>
+Ils se promirent d'être inviolablement attachés l'un
+à l'autre, de ne se rien cacher, de se revoir bientôt, pour continuer
+ces relations directes, qui avaient déjà porté des fruits si heureux.
+Alexandre n'osait proposer à Napoléon de venir voir au fond du Nord,
+la capitale d'un empire trop jeune encore pour mériter ses regards;
+mais il voulait aller à Paris, visiter la capitale de l'empire le plus
+civilisé de l'univers, où s'offrait le spectacle du plus grand
+gouvernement succédant à la plus affreuse anarchie, et où il espérait,
+disait-il, apprendre en assistant aux séances du conseil d'État, le
+grand art de régner, que l'empereur des Français exerçait d'une
+manière si supérieure.</p>
+
+<span class="sidenote">Séparation solennelle d'Alexandre et de Napoléon.</span>
+
+<p>Le 9 juillet, lendemain même de la signature des traités, eut lieu
+l'échange solennel des ratifications, et la séparation des deux
+souverains. Napoléon, portant le grand cordon de Saint-André, se
+rendit à la demeure qu'occupait Alexandre. Il fut reçu par ce prince,
+qui portait le grand cordon de la Légion d'honneur, et qui avait
+autour de lui sa garde sous les armes. Les deux empereurs ayant
+échangé les ratifications, montèrent à cheval, et vinrent se montrer
+<span class="pagenum"><a id="page671" name="page671"></a>(p. 671)</span> à leurs troupes. Napoléon demanda qu'on fît sortir des rangs
+le soldat de la garde impériale russe réputé le plus brave, et lui
+donna lui-même la croix de la Légion d'honneur. Puis, après s'être
+long-temps entretenu avec Alexandre, il l'accompagna vers le Niémen.
+L'un et l'autre s'embrassèrent une dernière fois, au milieu des
+applaudissements de tous les spectateurs, et se séparèrent. Napoléon
+resta au bord du Niémen jusqu'à ce qu'il eût vu son nouvel ami
+débarquer sur l'autre rive.
+<span class="sidenote">Napoléon quitte Tilsit et arrive à K&oelig;nigsberg le 10
+juillet.</span>
+Il se retira seulement alors, et, après
+avoir fait ses adieux à ses soldats, qui par leur héroïsme avaient
+rendu possibles tant de merveilles, il partit pour K&oelig;nigsberg, où
+il arriva le lendemain 10 juillet.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon règle, à K&oelig;nigsberg, le mode et les dates de
+l'évacuation de la Prusse.</span>
+
+<p>Il régla dans cette ville tous les détails de l'évacuation de la
+Prusse, et chargea le prince Berthier d'en faire le sujet d'une
+convention, qui serait signée avec M. de Kalkreuth. Les bords du
+Niémen devaient être évacués le 21 juillet, ceux de la Prégel le 25,
+ceux de la Passarge le 20 août, ceux de la Vistule le 5 septembre,
+ceux de l'Oder le 1<sup>er</sup> octobre, ceux de l'Elbe le 1<sup>er</sup> novembre, à
+condition toutefois que les contributions dues par la Prusse, tant les
+contributions ordinaires que les contributions extraordinaires,
+seraient intégralement acquittées ou en espèces, ou en engagements
+acceptés par l'intendant de l'armée.
+<span class="sidenote">Somme totale des contributions imposées sur le pays
+conquis.</span>
+Il y en avait pour cinq ou six
+cents millions, portant sur les villes anséatiques, sur les États
+allemands des princes dépossédés, sur le Hanovre, et enfin sur la
+Prusse proprement dite. Cette somme comprenait à la fois ce que les
+troupes françaises ou alliées avaient consommé en nature, et ce qui
+devait être soldé <span class="pagenum"><a id="page672" name="page672"></a>(p. 672)</span> en argent. Le trésor de l'armée, commencé à
+Austerlitz, allait donc recevoir une considérable augmentation, et des
+ressources suffisantes pour récompenser le dévouement de soldats
+héroïques au plus magnifique de tous les maîtres.</p>
+
+<span class="sidenote">Distribution de l'armée en quatre grands commandements.</span>
+
+<p>Napoléon distribua l'armée en quatre commandements, sous les maréchaux
+Davout, Soult, Masséna et Brune. Le maréchal Davout avec le troisième
+corps, les Saxons, les Polonais, et plusieurs divisions de dragons et
+de cavalerie légère, devait former le premier commandement, et occuper
+la Pologne jusqu'à ce qu'elle fût organisée. Le maréchal Soult avec le
+quatrième corps, la réserve d'infanterie qui avait appartenu au
+maréchal Lannes, une partie des dragons et de la cavalerie légère,
+devait former le second commandement, occuper la vieille Prusse de
+K&oelig;nigsberg à Dantzig, et se charger de tous les détails de
+l'évacuation. Le maréchal Masséna avec le cinquième corps, avec les
+troupes des maréchaux Ney et Mortier, avec la division bavaroise de
+Wrède, devait former le troisième commandement, et occuper la Silésie
+jusqu'à l'évacuation générale. Enfin le maréchal Brune formant le
+quatrième commandement avec toutes les troupes laissées sur les
+derrières, avait mission de veiller sur les côtes de la Baltique, et
+si les Anglais y paraissaient, de les recevoir, comme il les avait
+autrefois reçus au Helder. La garde, et le corps de Victor,
+précédemment de Bernadotte, furent acheminés sur Berlin.</p>
+
+<span class="sidenote">Napoléon quitte K&oelig;nigsberg, et se rend à Dresde.</span>
+
+<p>Napoléon partit de K&oelig;nigsberg le 13 juillet, se rendit tout droit
+à Dresde, pour y passer quelques <span class="pagenum"><a id="page673" name="page673"></a>(p. 673)</span> jours auprès de son nouvel
+allié le roi de Saxe, créé grand-duc de Varsovie, et convenir avec lui
+de la constitution à donner aux Polonais. Ce bon et sage prince, peu
+ambitieux, mais flatté ainsi que tout son peuple, des grandeurs
+rendues à sa famille, accueillit Napoléon avec des transports
+d'effusion et de reconnaissance.
+<span class="sidenote">Retour de Napoléon à Paris.</span>
+Napoléon le quitta pour rentrer dans
+Paris, qui l'attendait impatiemment, et qui ne l'avait pas vu depuis
+près d'une année. Il y arriva le 27 juillet à six heures du matin.</p>
+
+<span class="sidenote">État de l'Empire français après la paix de Tilsit.</span>
+
+<p>Jamais plus d'éclat n'avait entouré la personne et le nom de Napoléon;
+jamais plus de puissance apparente n'avait été acquise à son sceptre
+impérial. Du détroit de Gibraltar à la Vistule, des montagnes de la
+Bohême à la mer du Nord, des Alpes à la mer Adriatique, il dominait,
+ou directement ou indirectement, ou par lui-même ou par des princes
+qui étaient, les uns ses créatures, les autres ses dépendants. Au delà
+se trouvaient des alliés, ou des ennemis subjugués, l'Angleterre seule
+exceptée. Ainsi le continent presque entier relevait de lui, car la
+Russie après lui avoir résisté un moment, venait d'adopter ses
+desseins avec chaleur, et l'Autriche se voyait contrainte de les
+laisser accomplir, menacée même d'y concourir. L'Angleterre enfin,
+garantie de cette vaste domination par l'Océan, allait être placée
+entre l'acceptation de la paix, ou une guerre avec l'univers.</p>
+
+<p>Tels étaient les dehors de cette puissance gigantesque: ils avaient de
+quoi éblouir la terre, et en effet ils l'éblouirent! mais la réalité
+était moins solide qu'elle <span class="pagenum"><a id="page674" name="page674"></a>(p. 674)</span> n'était brillante. Il aurait suffi
+d'un instant de froide réflexion pour s'en convaincre.
+<span class="sidenote">Politique de Napoléon de 1805 à 1807.</span>
+Napoléon
+détourné de sa lutte avec l'Angleterre par la troisième coalition,
+attiré des bords de l'Océan à ceux du Danube, avait puni la maison
+d'Autriche en lui enlevant à la suite de la campagne d'Austerlitz, les
+États vénitiens, le Tyrol, la Souabe, et avait ainsi complété le
+territoire de l'Italie, agrandi nos alliés de l'Allemagne méridionale,
+éloigné les frontières autrichiennes des nôtres. Jusque-là tout était
+bien, car achever l'affranchissement territorial de l'Italie, nous
+ménager des amis en Allemagne, placer de nouveaux espaces entre
+l'Autriche et la France, était conforme assurément à la saine
+politique. Mais dans l'enivrement produit par la prodigieuse campagne
+de 1805, changer arbitrairement la face de l'Europe, et, au lieu de se
+borner à modifier le passé, ce qui est le plus grand triomphe accordé
+à la main de l'homme, vouloir le détruire; au lieu de continuer à
+notre profit la vieille rivalité de la Prusse et de l'Autriche, par
+des avantages accordés à l'une sur l'autre, arracher le sceptre
+germanique à l'Autriche sans le donner à la Prusse; convertir leur
+antagonisme en une haine commune contre la France; créer sous le titre
+de Confédération du Rhin, une prétendue Allemagne française, composée
+de princes français antipathiques à leurs sujets, de princes allemands
+peu reconnaissants de nos bienfaits, et après avoir rendu, par cet
+injuste déplacement de la limite du Rhin, la guerre avec la Prusse
+inévitable, guerre aussi impolitique qu'elle fut glorieuse, se
+laisser entraîner <span class="pagenum"><a id="page675" name="page675"></a>(p. 675)</span> par le torrent de la victoire, jusqu'aux
+bords de la Vistule, arrivé là, essayer la restauration de la Pologne,
+en ayant sur ses derrières la Prusse vaincue mais frémissante,
+l'Autriche secrètement implacable, tout cela, admirable comme &oelig;uvre
+militaire, était comme &oelig;uvre politique, imprudent, excessif,
+chimérique!</p>
+
+<p>Son génie aidant, Napoléon se soutint à ces extrémités périlleuses,
+triompha de tous les obstacles, des distances, du climat, des boues,
+du froid, et acheva sur le Niémen la défaite des puissances
+continentales. Mais au fond il était pressé de mettre un terme à cette
+course audacieuse, et toute sa conduite à Tilsit se ressentit de cette
+situation. S'étant aliéné pour jamais le c&oelig;ur de la Prusse, qu'il
+n'eut pas la bonne pensée de se rattacher à jamais par un grand acte
+de générosité, éclairé sur les sentiments de l'Autriche, éprouvant,
+quelque victorieux qu'il fût, le besoin de se faire une alliance, il
+accepta celle de la Russie qui s'offrait dans le moment, et imagina un
+nouveau système politique, fondé sur un seul principe, l'entente des
+deux ambitions russe et française, pour se permettre tout dans le
+monde, entente funeste, car il importait à la France de ne pas tout
+permettre à la Russie, et bien plus encore de ne pas tout se permettre
+à elle-même. Après avoir ajouté par ce traité de Tilsit, aux profonds
+déplaisirs de l'Allemagne, en créant chez elle une royauté française,
+qui devait nous coûter en dépenses d'hommes et d'argent, en haines à
+surmonter, en vains conseils, tout ce que nous coûtaient déjà celles
+de Naples <span class="pagenum"><a id="page676" name="page676"></a>(p. 676)</span> et de Hollande; après avoir reconstitué la Prusse à
+moitié, au lieu de la restaurer ou de la détruire entièrement; après
+avoir de même reconstitué la Pologne à moitié, et tout fait d'une
+manière incomplète, parce qu'à ces distances le temps pressait, les
+forces commençaient à défaillir, Napoléon s'acquit des ennemis
+irréconciliables, des amis impuissants ou douteux, éleva en un mot un
+édifice immense, édifice où tout était nouveau, de la base au sommet,
+édifice construit si vite que les fondements n'avaient pas eu le temps
+de s'asseoir, le ciment de durcir.</p>
+
+<span class="sidenote">Caractère des opérations militaires de 1805 à 1807.</span>
+
+<p>Mais si tout est critiquable à notre avis dans l'&oelig;uvre politique de
+Tilsit, quelque brillante qu'elle puisse paraître, tout est admirable
+au contraire dans la conduite des opérations militaires. Cette armée
+du camp de Boulogne, qui portée du détroit de Calais aux sources du
+Danube avec une promptitude incroyable, enveloppa les Autrichiens à
+Ulm, refoula les Russes sur Vienne, acheva d'écraser les uns et les
+autres à Austerlitz, reposée ensuite quelques mois en Franconie,
+recommença bientôt sa marche victorieuse, entra en Saxe, surprit
+l'armée prussienne en retraite, la brisa d'un seul coup à Iéna, la
+suivit sans relâche, la déborda, la prit jusqu'au dernier homme aux
+bords de la Baltique; cette armée qui détournée du nord à l'est,
+courut au-devant des Russes, les rejeta sur la Prégel, ne s'arrêta que
+parce que des boues impraticables la retinrent, donna alors le
+spectacle inouï d'une armée française campée tranquillement sur la
+Vistule, puis troublée tout à coup au milieu de ses quartiers, en
+sortit pour punir les <span class="pagenum"><a id="page677" name="page677"></a>(p. 677)</span> Russes, les atteignit à Eylau, leur
+livra, quoique mourante de froid et de faim, une bataille sanglante,
+revint après cette bataille dans ses quartiers, et là campée de
+nouveau sur la neige, de manière que son repos seul couvrait un grand
+siége, nourrie, recrutée pendant un long hiver à des distances où
+toute administration succombe, reprit les armes au printemps, et cette
+fois la nature aidant le génie, se plaça entre les Russes et leur base
+d'opération, les réduisit, pour regagner K&oelig;nigsberg, à passer une
+rivière devant elle, les y précipita à Friedland, termina ainsi par
+une victoire immortelle, et aux bords même du Niémen, la course la
+plus longue, la plus audacieuse, non à travers la Perse ou l'Inde sans
+défense, comme l'armée d'Alexandre, mais à travers l'Europe couverte
+de soldats aussi disciplinés que braves, voilà ce qui est sans exemple
+dans l'histoire des siècles, voilà ce qui est digne de l'éternelle
+admiration des hommes, voilà ce qui réunit toutes les qualités, la
+promptitude et la lenteur, l'audace et la sagesse, l'art des combats
+et l'art des marches, le génie de la guerre et celui de
+l'administration, et ces choses si diverses, si rarement unies,
+toujours à propos, toujours au moment où il les faut, pour assurer le
+succès! Chacun se demandera comment on pouvait déployer tant de
+prudence dans la guerre, si peu dans la politique! Et la réponse sera
+facile, c'est que Napoléon fit la guerre avec son génie, la politique
+avec ses passions.</p>
+
+<p>Nous ajouterons toutefois, en finissant, que l'édifice colossal élevé
+à Tilsit, aurait duré peut-être, si <span class="pagenum"><a id="page678" name="page678"></a>(p. 678)</span> de nouveaux poids
+accumulés bientôt sur ses fondements déjà si chargés, n'étaient venus
+précipiter sa ruine. La fortune de la France, quoique compromise à
+Tilsit, n'était donc point inévitablement perdue, et sa gloire était
+immense.</p>
+
+<p class="p2 center smaller">FIN DU LIVRE VINGT-SEPTIÈME<br>
+ ET DU SEPTIÈME VOLUME.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page679" name="page679"></a>(p. 679)</span> TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME SEPTIÈME.</h2>
+
+<div class="toc">
+<p class="center">LIVRE VINGT-CINQUIÈME.</p>
+
+<p>IÉNA.</p>
+
+<p>Situation de l'Empire français au moment de la guerre de Prusse. &mdash; Affaires
+ de Naples, de la Dalmatie et de la Hollande. &mdash; Moyens
+ de défense préparés par Napoléon pour le cas d'une coalition générale. &mdash; Plan
+ de campagne. &mdash; Napoléon quitte Paris et se rend
+ à Wurzbourg. &mdash; La cour de Prusse se transporte aussi à l'armée. &mdash; Le
+ roi, la reine, le prince Louis, le duc de Brunswick, le
+ prince de Hohenlohe. &mdash; Premières opérations militaires. &mdash; Combats
+ de Schleitz et de Saalfeld. &mdash; Mort du prince Louis. &mdash; Désordre
+ d'esprit dans l'état-major prussien. &mdash; Le duc de Brunswick
+ prend le parti de se retirer sur l'Elbe, en se couvrant de la Saale. &mdash; Promptitude
+ de Napoléon à occuper les défilés de la Saale. &mdash; Mémorables
+ batailles d'Iéna et d'Awerstaedt. &mdash; Déroute et désorganisation
+ de l'armée prussienne. &mdash; Capitulation d'Erfurt. &mdash; Le
+ corps de réserve du prince de Wurtemberg surpris et battu à Halle. &mdash; Retraite
+ divergente et précipitée du duc de Weimar, du général
+ Blucher, du prince de Hohenlohe, du maréchal Kalkreuth. &mdash; Marche
+ offensive de Napoléon. &mdash; Occupation de Leipzig, de Wittenberg,
+ de Dessau. &mdash; Passage de l'Elbe. &mdash; Investissement de
+ Magdebourg. &mdash; Entrée triomphale de Napoléon à Berlin. &mdash; Ses dispositions
+ à l'égard des Prussiens. &mdash; Grâce accordée au prince de
+ Hatzfeld. &mdash; Occupation de la ligne de l'Oder. &mdash; Poursuite des débris
+ de l'armée prussienne par la cavalerie de Murat, et par l'infanterie
+ des maréchaux Lannes, Soult et Bernadotte. &mdash; Capitulation de
+ Prenzlow et de Lubeck. &mdash; Reddition des places de Magdebourg,
+ Stettin et Custrin. &mdash; Napoléon maître en un mois de toute la monarchie
+ prussienne.
+<span class="ralign"><a href="#page1">1</a> à 206</span></p>
+
+<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page680" name="page680"></a>(p. 680)</span> LIVRE VINGT-SIXIÈME.</p>
+
+<p class="center">EYLAU.</p>
+
+<p>Effet que produisent en Europe les victoires de Napoléon sur la Prusse. &mdash; À
+ quelle cause on attribue les exploits des Français. &mdash; Ordonnance
+ du roi Frédéric-Guillaume tendant à effacer les distinctions
+ de naissance dans l'armée prussienne. &mdash; Napoléon décrète la construction
+ du temple de la Madeleine, et donne le nom d'Iéna au
+ pont jeté vis-à-vis de l'École militaire. &mdash; Pensées qu'il conçoit à
+ Berlin dans l'ivresse de ses triomphes. &mdash; L'idée de <span class="smcap">VAINCRE LA MER
+ PAR LA TERRE</span> se systématise dans son esprit, et il répond au <em>blocus
+ maritime</em> par le <em>blocus continental</em>. &mdash; Décrets de Berlin. &mdash; Résolution
+ de pousser la guerre au Nord, jusqu'à la soumission du
+ continent tout entier. &mdash; Projet de marcher sur la Vistule, et de
+ soulever la Pologne. &mdash; Affluence des Polonais auprès de Napoléon. &mdash; Ombrages
+ inspirés à Vienne par l'idée de reconstituer la
+ Pologne. &mdash; Napoléon offre à l'Autriche la Silésie en échange des
+ Gallicies. &mdash; Refus et haine cachée de la cour de Vienne. &mdash; Précautions
+ de Napoléon contre cette cour. &mdash; L'Orient mêlé à la querelle
+ de l'Occident. &mdash; La Turquie et le sultan Sélim. &mdash; Napoléon
+ envoie le général Sébastiani à Constantinople pour engager les
+ Turcs à faire la guerre aux Russes. &mdash; Déposition des hospodars
+ Ipsilanti et Maruzzi. &mdash; Le général russe Michelson marche sur les
+ provinces du Danube. &mdash; Napoléon proportionne ses moyens à la
+ grandeur de ses projets. &mdash; Appel en 1806 de la conscription de 1807. &mdash; Emploi
+ des nouvelles levées. &mdash; Organisation en régiments de
+ marche des renforts destinés à la grande armée. &mdash; Nouveaux corps
+ tirés de France et d'Italie. &mdash; Mise sur le pied de guerre de l'armée
+ d'Italie. &mdash; Développement donné à la cavalerie. &mdash; Moyens financiers
+ créés avec les ressources de la Prusse. &mdash; Napoléon n'ayant pu s'entendre
+ avec le roi Frédéric-Guillaume sur les conditions d'un armistice,
+ dirige son armée sur la Pologne. &mdash; Murat, Davout, Augereau,
+ Lannes, marchent sur la Vistule à la tête de quatre-vingt mille hommes. &mdash; Napoléon
+ les suit avec une armée de même force, composée
+ des corps des maréchaux Soult, Bernadotte, Ney, de la garde
+ et des réserves. &mdash; Entrée des Français en Pologne. &mdash; Aspect du sol
+ et du ciel. &mdash; Enthousiasme des Polonais pour les Français. &mdash; Conditions
+ mises par Napoléon à la reconstitution de la Pologne. &mdash; Esprit
+ de la haute noblesse polonaise. &mdash; Entrée de Murat et de Davout à Posen
+ et à Varsovie. &mdash; Napoléon vient s'établir à Posen. &mdash; Occupation
+ de la Vistule, depuis Varsovie jusqu'à Thorn. &mdash; Les Russes, joints
+ aux débris de l'armée prussienne, occupent les bords de la Narew. &mdash; Napoléon
+ veut les rejeter sur la Prégel, afin d'hiverner plus tranquillement
+ sur la Vistule. &mdash; Belles combinaisons pour accabler les Prussiens
+ <span class="pagenum"><a id="page681" name="page681"></a>(p. 681)</span> et les Russes. &mdash; Combats de Czarnowo, de Golymin, de Soldau. &mdash; Bataille
+ de Pultusk. &mdash; Les Russes, rejetés au delà de la Narew
+ avec grande perte, ne peuvent être poursuivis à cause de l'état des
+ routes. &mdash; Embarras des vainqueurs et des vaincus enfoncés dans les
+ boues de la Pologne. &mdash; Napoléon s'établit en avant de la Vistule, entre
+ le Bug, la Narew, l'Orezyc et l'Ukra. &mdash; Il place le corps du maréchal
+ Bernadotte à Elbing, en avant de la basse Vistule, et forme
+ un dixième corps sous le maréchal Lefebvre, pour commencer le
+ siége de Dantzig. &mdash; Admirable prévoyance pour l'approvisionnement
+ et la sûreté de ses quartiers d'hiver. &mdash; Travaux de Praga, de Modlin,
+ de Sierock. &mdash; État matériel et moral de l'armée française. &mdash; Gaieté
+ des soldats au milieu d'un pays nouveau pour eux. &mdash; Le
+ prince Jérôme et le général Vandamme, à la tête des auxiliaires allemands,
+ assiégent les places de la Silésie. &mdash; Courte joie à Vienne,
+ où l'on croit un moment aux succès des Russes. &mdash; Une plus exacte
+ appréciation des faits ramène la cour de Vienne à sa réserve ordinaire. &mdash; Le
+ général Benningsen, devenu général en chef de l'armée russe,
+ veut reprendre les hostilités en plein hiver, et marche sur les cantonnements
+ de l'armée française en suivant le littoral de la Baltique. &mdash; Il
+ est découvert par le maréchal Ney, qui donne l'éveil à tous les
+ corps. &mdash; Beau combat du maréchal Bernadotte à Mohrungen. &mdash; Savante
+ combinaison de Napoléon pour jeter les Russes à la mer. &mdash; Cette
+ combinaison est révélée à l'ennemi par la faute d'un officier
+ qui se laisse enlever ses dépêches. &mdash; Les Russes se retirent à temps. &mdash; Napoléon
+ les poursuit à outrance. &mdash; Combats de Waltersdorf et
+ de Hoff. &mdash; Les Russes, ne pouvant fuir plus long-temps, s'arrêtent
+ à Eylau, résolus à livrer bataille. &mdash; L'armée française, mourant de
+ faim et réduite d'un tiers par les marches, aborde l'armée russe, et
+ lui livre à Eylau une bataille sanglante. &mdash; Sang-froid et énergie de
+ Napoléon. &mdash; Conduite héroïque de la cavalerie française. &mdash; L'armée
+ russe se retire presque détruite; mais l'armée française, de son
+ côté, a essuyé des pertes cruelles. &mdash; Le corps d'Augereau est si
+ maltraité qu'il faut le dissoudre. &mdash; Napoléon poursuit les Russes
+ jusqu'à K&oelig;nigsberg, et, quand il s'est assuré de leur retraite au
+ delà de la Prégel, reprend sa position sur la Vistule. &mdash; Changement
+ apporté à l'emplacement de ses quartiers. &mdash; Il quitte la haute Vistule
+ pour s'établir en avant de la basse Vistule, et derrière la Passarge,
+ afin de mieux couvrir le siége de Dantzig. &mdash; Redoublement
+ de soins pour le ravitaillement de ses quartiers d'hiver. &mdash; Napoléon,
+ établi à Osterode dans une espèce de grange, emploie son hiver à
+ nourrir son armée, à la recruter, à administrer l'Empire, et à contenir
+ l'Europe. &mdash; Tranquillité d'esprit et incroyable variété des occupations
+ de Napoléon à Osterode et à Finkenstein.
+<span class="ralign"><a href="#page207">207</a> à 432</span></p>
+
+<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page682" name="page682"></a>(p. 682)</span> LIVRE VINGT-SEPTIÈME.</p>
+
+<p class="center">FRIEDLAND ET TILSIT.</p>
+
+<p>Événements d'Orient pendant l'hiver de 1807. &mdash; Le sultan Sélim, effrayé
+ des menaces de la Russie, réintègre les hospodars Ipsilanti et
+ Maruzzi. &mdash; Les Russes n'en continuent pas moins leur marche vers
+ la frontière turque. &mdash; En apprenant la violation de son territoire, la
+ Porte, excitée par le général Sébastiani, envoie ses passe-ports au
+ ministre de Russie, M. d'Italinski. &mdash; Les Anglais, d'accord avec
+ les Russes, demandent le retour de M. d'Italinski, l'expulsion du général
+ Sébastiani, et une déclaration immédiate de guerre contre la
+ France. &mdash; Résistance de la Porte et retraite du ministre d'Angleterre,
+ M. Charles Arbuthnot, à bord de la flotte anglaise à Ténédos. &mdash; L'amiral
+ Duckworth, à la tête de sept vaisseaux et de deux frégates,
+ force les Dardanelles sans essuyer de dommage, et détruit une division
+ navale turque au cap Nagara. &mdash; Terreur à Constantinople. &mdash; Le
+ gouvernement turc, divisé, est près de céder. &mdash; Le général Sébastiani
+ encourage le sultan Sélim, et l'engage à simuler une négociation, pour
+ se donner le temps d'armer Constantinople. &mdash; Les conseils de l'ambassadeur
+ de France sont suivis, et Constantinople est armée en quelques
+ jours avec le concours des officiers français. &mdash; Des pourparlers
+ s'engagent entre la Porte et l'escadre britannique mouillée aux îles
+ des Princes. &mdash; Ces pourparlers se terminent par un refus d'obtempérer
+ aux demandes de la légation anglaise. &mdash; L'amiral Duckworth
+ se dirige sur Constantinople, trouve la ville armée de trois cents bouches
+ à feu, et se décide à regagner les Dardanelles. &mdash; Il les franchit
+ de nouveau, mais avec beaucoup de dommage pour sa division. &mdash; Grand
+ effet produit en Europe par cet événement, au profit de la
+ politique de Napoléon. &mdash; Quoique victorieux, Napoléon, frappé des
+ difficultés que la nature lui oppose en Pologne, se rattache à l'idée
+ d'une grande alliance continentale. &mdash; Il fait de nouveaux efforts pour
+ pénétrer le secret de la politique autrichienne. &mdash; La cour de Vienne,
+ en réponse à ses questions, lui offre sa médiation auprès des puissances
+ belligérantes. &mdash; Napoléon voit dans cette offre une manière
+ de s'immiscer dans la querelle, et de se préparer à la guerre. &mdash; Il
+ appelle sur-le-champ une troisième conscription, tire de nouvelles
+ forces de France et d'Italie, crée avec une promptitude extraordinaire
+ une armée de réserve de cent mille hommes, et donne communication
+ de ces mesures à l'Autriche. &mdash; État florissant de l'armée française
+ sur la basse Vistule et la Passarge. &mdash; L'hiver, long-temps retardé,
+ se fait vivement sentir. &mdash; Napoléon profite de ce temps d'inaction
+ pour entreprendre le siége de Dantzig. &mdash; Le maréchal Lefebvre
+ chargé du commandement des troupes, le général Chasseloup de la
+ direction des opérations du génie. &mdash; Longs et difficiles travaux de ce
+ <span class="pagenum"><a id="page683" name="page683"></a>(p. 683)</span> siége mémorable. &mdash; Les deux souverains de Prusse et de Russie se
+ décident à envoyer devant Dantzig un puissant secours. &mdash; Napoléon,
+ de son côté, dispose ses corps d'armée de manière à pouvoir renforcer
+ le maréchal Lefebvre à l'improviste. &mdash; Beau combat livré sous les
+ murs de Dantzig. &mdash; Derniers travaux d'approche. &mdash; Les Français
+ sont prêts à donner l'assaut. &mdash; La place se rend. &mdash; Ressources immenses
+ en blé et en vin trouvées dans la ville de Dantzig. &mdash; Le
+ maréchal Lefebvre créé duc de Dantzig. &mdash; Le retour du printemps
+ décide Napoléon à reprendre l'offensive. &mdash; La reprise des opérations
+ fixée au 10 juin 1807. &mdash; Les Russes préviennent les Français, et dirigent,
+ le 5 juin, une attaque générale contre les cantonnements de
+ la Passarge. &mdash; Le maréchal Ney, sur lequel s'étaient portés les deux
+ tiers de l'armée russe, leur tient tête avec une intrépidité héroïque,
+ entre Guttstadt et Deppen. &mdash; Ce maréchal donne le temps à Napoléon
+ de concentrer toute l'armée française sur Deppen. &mdash; Napoléon
+ prend à son tour une offensive vigoureuse, et pousse les Russes
+ l'épée dans les reins. &mdash; Le général Benningsen se retire précipitamment
+ vers la Prégel, en descendant l'Alle. &mdash; Napoléon marche
+ de manière à s'interposer entre l'armée russe et K&oelig;nigsberg. &mdash; La
+ tête de l'armée française rencontre l'armée russe campée à Heilsberg. &mdash; Combat
+ sanglant livré le 10 juin. &mdash; Napoléon, arrivé le soir
+ à Heilsberg avec le gros de ses forces, se prépare à livrer le lendemain
+ une bataille décisive, lorsque les Russes décampent. &mdash; Il continue
+ à man&oelig;uvrer de manière à les couper de K&oelig;nigsberg. &mdash; Il envoie
+ sa gauche, composée des maréchaux Soult et Davout, sur K&oelig;nigsberg,
+ et avec les corps des maréchaux Lannes, Mortier, Ney,
+ Bernadotte et la garde, il suit l'armée russe le long de l'Alle. &mdash; Le
+ général Benningsen, effrayé pour le sort de K&oelig;nigsberg, veut courir
+ au secours de cette place, et se hâte de passer l'Alle à Friedland. &mdash; Napoléon
+ le surprend, le 14 au matin, au moment où il passait l'Alle. &mdash; Mémorable
+ bataille de Friedland. &mdash; Les Russes, accablés, se
+ retirent sur le Niémen, en abandonnant K&oelig;nigsberg. &mdash; Prise de K&oelig;nigsberg. &mdash; Armistice
+ offert par les Russes, et accepté par Napoléon. &mdash; Translation
+ du quartier général français à Tilsit. &mdash; Entrevue
+ d'Alexandre et de Napoléon sur un radeau placé au milieu du Niémen. &mdash; Napoléon
+ invite Alexandre à passer le Niémen, et à fixer son
+ séjour à Tilsit. &mdash; Intimité promptement établie entre les deux monarques. &mdash; Napoléon
+ s'empare de l'esprit d'Alexandre, et lui fait
+ accepter de vastes projets, qui consistent à contraindre l'Europe entière
+ à prendre les armes contre l'Angleterre, si celle-ci ne veut
+ pas consentir à une paix équitable. &mdash; Le partage de l'empire turc
+ doit être le prix des complaisances d'Alexandre. &mdash; Contestation au
+ sujet de Constantinople. &mdash; Alexandre finit par adhérer à tous les
+ projets de Napoléon, et semble concevoir pour lui une amitié des plus
+ vives. &mdash; Napoléon, par considération pour Alexandre, consent à restituer
+ au roi de Prusse une partie de ses États. &mdash; Le roi de Prusse se
+ rend à Tilsit. &mdash; Son rôle entre Alexandre et Napoléon. &mdash; La reine de
+ Prusse vient aussi à Tilsit, pour essayer d'arracher à Napoléon quelques
+ <span class="pagenum"><a id="page684" name="page684"></a>(p. 684)</span> concessions favorables à la Prusse. &mdash; Napoléon respectueux
+ envers cette reine malheureuse, mais inflexible. &mdash; Conclusions des
+ négociations. &mdash; Traités patents et secrets de Tilsit. &mdash; Conventions
+ occultes restées inconnues à l'Europe. &mdash; Napoléon et Alexandre,
+ d'accord sur tous les points, se quittent en se donnant d'éclatants
+ témoignages d'affection, et en se faisant la promesse de se revoir
+ bientôt. &mdash; Retour de Napoléon en France, après une absence de près
+ d'une année. &mdash; Sa gloire après Tilsit. &mdash; Caractère de sa politique à
+ cette époque.
+<span class="ralign"><a href="#page433">433</a> à 678</span></p>
+</div>
+
+<p class="p2 center smaller">FIN DE LA TABLE DU SEPTIÈME VOLUME.</p>
+
+<h2>Notes</h2>
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a>
+<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: Nous citons la lettre suivante, écrite par Napoléon à M.
+de La Rochefoucauld, comme preuve des dispositions que nous lui
+prêtons en ce moment. Il ne faut attribuer les expressions violentes
+dont il se sert en parlant de la Prusse, qu'à l'irritation que lui
+inspirait la conduite inattendue de cette cour à son égard. Ce n'est
+pas dans ces termes qu'il s'exprimait ordinairement, surtout envers le
+roi de Prusse, pour lequel il n'avait cessé d'éprouver et de professer
+une estime véritable.</p>
+
+<p class="titre"><i>À M. de La Rochefoucauld, mon ambassadeur près S. M. l'empereur
+d'Autriche.</i></p>
+
+<p class="date">«Wurzbourg, le 3 octobre 1806.</p>
+
+<p>»Je suis depuis hier à Wurzbourg, ce qui m'a mis à même de
+m'entretenir long-temps avec S. A. R. Je lui ai fait connaître ma
+ferme résolution de rompre tous les liens d'alliance qui m'attachaient
+à la Prusse, quel que soit le résultat des affaires actuelles. D'après
+mes dernières nouvelles de Berlin, il est possible que la guerre n'ait
+pas lieu; mais je suis résolu à n'être point l'allié d'une puissance
+si versatile et si méprisable. Je serai en paix avec elle sans doute,
+parce que je n'ai point le droit de verser le sang de mes peuples sous
+de vains prétextes. Cependant le besoin de tourner mes efforts du côté
+de ma marine me rend nécessaire une alliance sur le continent. Les
+circonstances m'avaient conduit à l'alliance de la Prusse; mais cette
+puissance est aujourd'hui ce qu'elle a été en 1740, et dans tous les
+temps, sans conséquence et sans honneur. J'ai estimé l'empereur
+d'Autriche, même au milieu de ses revers, et des événements qui nous
+ont divisés; je le crois constant et attaché à sa parole. Vous devez
+vous en expliquer dans ce sens, sans cependant y mettre un
+empressement trop déplacé. Ma position et mes forces sont telles, que
+j'ai à ne redouter personne: mais enfin tous ces efforts chargent mes
+peuples. Des trois puissances de la Russie, de la Prusse et de
+l'Autriche, il m'en faut une pour alliée. Dans aucun cas on ne peut se
+fier à la Prusse: il ne reste que la Russie et l'Autriche. La marine a
+fleuri autrefois en France, par le bien que nous a fait l'alliance de
+l'Autriche. Cette puissance, d'ailleurs, a besoin de rester
+tranquille, sentiment que je partage aussi de c&oelig;ur. Une alliance
+fondée sur l'indépendance de l'empire ottoman, sur la garantie de nos
+États, et sur des rapprochements qui consolideraient le repos de
+l'Europe, et me mettraient à même de jeter mes efforts du côté de ma
+marine, me conviendrait. La maison d'Autriche m'ayant fait faire
+souvent des insinuations, le moment actuel, si elle sait en profiter,
+est le plus favorable de tous. Je ne vous en dis pas davantage. J'ai
+fait connaître plus en détail mes sentiments au prince de Bénévent,
+qui ne manquera pas de vous en instruire. Du reste, votre mission est
+remplie, le jour où vous aurez fait connaître, le plus légèrement
+possible, que je ne suis pas éloigné d'adhérer à un système qui
+serrerait mes liens avec l'Autriche. Ne manquez pas d'avoir l'&oelig;il
+sur la Moldavie et la Valachie, afin de me prévenir des mouvements des
+Russes contre l'empire ottoman. Sur ce, etc.</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a>
+<b><a href="#footnotetag2">2</a></b>: Voici le tableau des forces prussiennes le plus exact à
+notre avis:</p>
+
+<table class="auto" border="0" cellpadding="2" summary="Forces prussiennes.">
+<tr>
+<td>Avant-garde sous le duc de Weimar</td>
+<td class="right">10,000</td>
+<td>hommes.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Corps principal sous le duc de Brunswick</td>
+<td class="right">66,000</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Troupes de Westphalie, formant sous le général
+ Ruchel la droite du duc de Brunswick</td>
+<td class="right">17,000</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="right">Total de l'armée principale</td>
+<td class="right">93,000</td>
+<td>hommes.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Corps du prince de Hohenlohe (Saxons compris)</td>
+<td class="right">50,000</td>
+<td>hommes.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Réserve sous le prince de Wurtemberg</td>
+<td class="right">15,000</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Garnisons de l'Oder et de la Vistule</td>
+<td class="right">25,000</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="right">Total des forces prussiennes</td>
+<td class="right">183,000</td>
+<td> hommes.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>On peut néanmoins les évaluer à 185,000, car le corps du prince de
+Hohenlohe était en général estimé à plus de 50 mille hommes.</p>
+
+<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a>
+<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: Voici un fragment de lettre qui révèle la manière de
+penser de Napoléon à cet égard:</p>
+
+<p class="titre"><i>À M. le maréchal prince de Neufchâtel.</i></p>
+
+<p class="date">«Saint-Cloud, 24 septembre 1806.</p>
+
+<p>»Mon cousin, je vous envoie la copie des ordres de mouvement de
+l'armée, que je vous ai adressés le 20 du courant au matin, et que je
+suis fâché de ne pas vous avoir envoyés douze heures après le départ
+de mon courrier du 20 septembre, parce qu'il aurait pu être
+intercepté. Cependant je n'ai pas lieu de le craindre. Vous aurez dû
+recevoir, le 24 à midi, mon premier courrier du 20. Quand la présente
+vous parviendra, ce qui sans doute aura lieu le 27, des ordres auront
+été donnés au maréchal Soult, qui sera parti dès le 26; et, comme il
+lui faut trois ou quatre jours de marche pour se rendre à Amberg, il
+pourrait y être le 30, quoiqu'il n'ait l'ordre que d'y être le 3. Vous
+recevrez le présent courrier le 27, afin que vous accélériez le
+mouvement du maréchal Soult. <em>Il importe qu'il arrive vite à Amberg,
+puisque l'ennemi est à Hof, extravagance dont je ne le croyais pas
+capable, pensant qu'il resterait sur la défensive le long de
+l'Elbe.....</em></p>
+
+<p class="author">»Signé <span class="smcap">Napoléon</span>.»</p>
+
+<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a>
+<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>:</p>
+
+<p class="titre"><i>Au grand-duc de Berg et de Clèves, à Schleitz.</i></p>
+
+<p class="date">«Au quartier général impérial et royal, le 10 octobre 1806,
+ à 5 heures du matin.</p>
+
+<p>»Le général Rapp m'a fait connaître l'heureux résultat de la soirée.
+Il m'a paru que vous n'aviez pas sous la main assez de cavalerie
+réunie. En l'éparpillant toute, il ne vous restera rien. Vous avez 6
+régiments; je vous avais recommandé d'en avoir au moins 4 dans la
+main. Je ne vous en ai vu hier que 2. Les reconnaissances sur la
+droite deviennent aujourd'hui beaucoup moins importantes: le maréchal
+Soult arrivant à Plauen, c'est sur Pösneck et sur Saalfeld qu'il faut
+porter de fortes reconnaissances pour savoir ce qui s'y passe. Le
+maréchal Lannes est arrivé le 9 au soir à Grafenthal. Il attaquera
+demain Saalfeld. Vous savez combien il m'importe de connaître dans la
+journée le mouvement sur Saalfeld, afin que, si l'ennemi avait réuni
+là plus de 25 mille hommes, je pusse y faire marcher des renforts par
+Possheim et les prendre en queue. J'ai donné l'ordre aux divisions
+Dupont et Beaumont de se porter sur Schleitz. Il faut, à tout
+événement, reconnaître une belle position en avant de Schleitz qui
+puisse servir de champ de bataille à plus de 80 mille hommes. Cela ne
+doit pas vous empêcher de profiter de la pointe du jour pour pousser
+de fortes reconnaissances sur Auma et Pösneck, en les faisant même
+soutenir par la division Drouet. La première division du maréchal
+Davout sera à Saalbourg, les deux autres divisions seront en avant,
+près d'Obersdorf, et sa cavalerie légère en avant. Je donne ordre au
+maréchal Ney de se rendre à Tanna. Votre grande affaire doit être
+aujourd'hui d'abord de profiter de la journée d'hier pour ramasser le
+plus de prisonniers et recueillir le plus de renseignements possible;
+2<sup>o</sup> de reconnaître Auma et Saalfeld, afin de savoir positivement quels
+sont les mouvements de l'ennemi. Sur ce, etc.</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a>
+<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: Nous citons la lettre suivante, qui indique la pensée de
+Napoléon en ce moment.</p>
+
+<p class="titre"><i>Au maréchal Soult, à Plauen.</i></p>
+
+<p class="date">«Obersdorf, le 10 octobre 1806, 8 heures du matin.</p>
+
+<p>»Nous avons culbuté hier les 8 mille hommes qui, de Hof, s'étaient
+retirés à Schleitz, où ils attendaient des renforts dans la nuit. Leur
+cavalerie a été écharpée et un colonel a été pris. Plus de 2 mille
+fusils et casquettes ont été trouvés sur le champ de bataille.
+L'infanterie prussienne n'a pas tenu. Nous n'avons ramassé que 2 ou
+300 prisonniers, parce que c'était la nuit, et qu'ils se sont
+éparpillés dans les bois. Je compte sur un bon nombre ce matin.</p>
+
+<p>»Voici ce qui me semble le plus clair: il paraît que les Prussiens
+avaient le projet d'attaquer; que leur gauche débouche demain par
+Iéna, Saalfeld et Cobourg; que le prince de Hohenlohe avait son
+quartier général à Iéna et le prince Louis à Saalfeld. L'autre colonne
+débouche par Meiningen sur Fulde. De sorte que je suis porté à penser
+que vous n'avez personne devant vous, peut-être pas mille hommes
+jusqu'à Dresde. Si vous pouvez leur écraser un corps, faites-le. Voici
+mes projets pour aujourd'hui. Je ne puis pas marcher, j'ai trop de
+choses en arrière. Je pousserai mon avant-garde à Auma. J'ai reconnu
+un bon champ de bataille en avant de Schleitz pour 80 ou 100 mille
+hommes. Je fais marcher le maréchal Ney à Tanna: il se trouvera à deux
+lieues de Schleitz. Vous-même, de Plauen, n'êtes pas assez loin pour
+ne pas pouvoir y venir dans vingt-quatre heures.</p>
+
+<p>»Le 5, l'armée prussienne a fait encore un mouvement sur la Thuringe,
+de sorte que je la crois arriérée d'un grand nombre de jours. Ma
+jonction avec ma gauche n'est pas encore faite, si ce n'est par des
+postes de cavalerie qui ne signifient rien.</p>
+
+<p>»Le maréchal Lannes n'arrive qu'aujourd'hui à Saalfeld, à moins que
+l'ennemi n'y soit en forces considérables.</p>
+
+<p>»Ainsi les journées des 10 et 11 seront perdues pour marcher en avant.
+Si ma jonction est faite, je pousserai jusqu'à Neustadt et Triplitz.
+Après cela, quelque chose que fasse l'ennemi, s'il m'attaque, j'en
+serai enchanté; s'il se laisse attaquer, je ne le manquerai pas. S'il
+file par Magdebourg, vous serez avant lui à Dresde. Je désire beaucoup
+une bataille. Si l'ennemi a voulu m'attaquer, c'est qu'il a une grande
+confiance dans ses forces. Il n'y a point d'impossibilité alors qu'il
+attaque. C'est ce qu'il peut me faire de plus agréable. Après cette
+bataille, je serai avant lui à Dresde et à Berlin.</p>
+
+<p>»J'attends avec impatience ma garde à cheval; 40 pièces d'artillerie
+et 3 mille chevaux comme ceux-là ne sont pas à dédaigner. Vous voyez
+actuellement mes projets pour aujourd'hui et demain. Vous êtes maître
+de vous conduire comme vous l'entendrez, mais procurez-vous du pain,
+afin que, si vous venez me joindre, vous en ayez pour quelques jours.</p>
+
+<p>»Si vous trouvez à faire quelque chose contre l'ennemi à une marche de
+vous, vous pouvez le faire hardiment. Établissez de petits postes de
+cavalerie pour correspondre rapidement de Schleitz à Plauen. Jusqu'à
+cette heure, il me semble que la campagne commence sous les plus
+heureux auspices.</p>
+
+<p>»J'imagine que vous êtes à Plauen. Il est très-convenable que vous
+vous en empariez.</p>
+
+<p>»Faites-moi connaître ce que vous croyez avoir devant vous. Rien de ce
+qui était à Hof ne s'est retiré par Dresde.</p>
+
+<p>»<i>P. S.</i> Je reçois à l'instant votre dépêche du 9 à six heures du
+soir. J'approuve les dispositions que vous avez faites. Le
+renseignement que les mille chevaux qui étaient à Plauen se sont
+retirés à Géra ne me laisse point de doutes que Géra ne soit le point
+de réunion de l'armée ennemie. Je doute qu'elle puisse s'y réunir
+entièrement avant que j'y sois. Au reste, dans la journée je recevrai
+d'autres renseignements et j'aurai des idées plus précises. Vous-même
+à Plauen, les lettres interceptées à la poste vous en fourniront.»</p>
+
+<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a>
+<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: Nous citons une lettre de l'Empereur au prince de
+Ponte-Corvo, écrite après la bataille d'Awerstaedt, et qui confirme
+toutes nos assertions. Elle renferme l'expression d'un mécontentement
+que Napoléon éprouvait encore plus vivement qu'il ne l'exprimait.</p>
+
+<p class="titre"><i>Au prince de Ponte-Corvo.</i></p>
+
+<p class="date">«Wittenberg, 23 octobre 1806.</p>
+
+<p>»Je reçois votre lettre. Je n'ai point l'habitude de récriminer sur le
+passé, puisqu'il est sans remède. Votre corps d'armée ne s'est pas
+trouvé sur le champ de bataille, et cela eût pu m'être très-funeste.
+Cependant, d'après un ordre très-précis, vous deviez vous trouver à
+Dornbourg, qui est un des principaux débouchés de la Saale, le même
+jour que le maréchal Lannes se trouvait à Iéna, le maréchal Augereau à
+Kala, et le maréchal Davout à Naumbourg. Au défaut d'avoir exécuté ces
+dispositions, je vous avais fait connaître dans la nuit, que, si vous
+étiez encore à Naumbourg, vous deviez marcher sur le maréchal Davout
+pour le soutenir. Vous étiez à Naumbourg lorsque cet ordre est arrivé;
+il vous a été communiqué, et cependant vous avez préféré faire une
+fausse marche pour retourner à Dornbourg, et par là vous ne vous êtes
+pas trouvé à la bataille, et le maréchal Davout a supporté les
+principaux efforts de l'armée ennemie. Tout cela est certainement
+très-malheureux, etc.</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a>
+<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: Nous ne faisons que reproduire ici le tableau tracé par
+les officiers prussiens eux-mêmes dans les différents récits qu'ils
+ont publiés.</p>
+
+<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a>
+<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: Nous rapportons ici l'assertion contenue dans les
+Mémoires du général Dupont. Nous pouvons affirmer que dans ces
+Mémoires, encore manuscrits, et fort intéressants, le général Dupont
+n'est pas le détracteur du maréchal Bernadotte. Il le traite en ami,
+comme tous ceux qui ont triomphé en 1815, lorsque la France
+succombait.</p>
+
+<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a>
+<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: Nous citons cette lettre, qui existe au dépôt de la
+guerre.</p>
+
+<p class="titre"><i>Le maréchal Berthier au maréchal Bernadotte.</i></p>
+
+<p class="date">«Halle, le 21 octobre 1806.</p>
+
+<p>»L'Empereur, monsieur le maréchal, me charge de vous écrire qu'il est
+très-mécontent de ce que vous n'avez pas exécuté l'ordre que vous avez
+reçu de vous porter hier à Calbe, pour jeter un pont à l'embouchure de
+la Saale, à Barby. Cependant vous deviez sentir que toutes les
+dispositions de l'Empereur étaient combinées.</p>
+
+<p>»Sa Majesté, qui est très-fâchée que vous n'ayez pas exécuté ses
+ordres, vous rappelle à ce sujet que vous ne vous êtes point trouvé à
+la bataille d'Iéna; que cela aurait pu compromettre le sort de l'armée
+et déjouer les grandes combinaisons de Sa Majesté, et a rendu douteuse
+et très-sanglante cette bataille, qui l'aurait été beaucoup moins.
+Quelque profondément affecté qu'ait été l'Empereur, il n'avait pas
+voulu vous en parler, parce qu'en se rappelant vos anciens services il
+craignait de vous affliger, et que la considération qu'il a pour vous
+l'avait porté à se taire; mais, dans cette circonstance, où vous ne
+vous êtes pas porté à Calbe, et où vous n'avez pas tenté le passage de
+l'Elbe, soit à Barby, soit à l'embouchure de la Saale, l'Empereur
+s'est décidé à vous dire sa façon de penser, parce qu'il n'est point
+accoutumé à voir sacrifier ses opérations à de vaines étiquettes de
+commandement.</p>
+
+<p>»L'Empereur, monsieur le maréchal, me charge encore de vous parler
+d'une chose moins grave: c'est que, malgré l'ordre que vous avez reçu
+hier, vous n'avez pas encore envoyé ici trois compagnies pour conduire
+vos prisonniers. Il en reste à Halle 3,500 sans aucune escorte:
+l'Empereur, monsieur le maréchal, vous ordonne d'envoyer sur-le-champ
+un officier d'état-major à la tête de trois compagnies complètes
+formant 300 hommes, pour prendre tous les prisonniers qui sont à Halle
+et les conduire à Erfurt. Il ne reste ici que la garde impériale, et
+l'Empereur ne veut pas qu'elle escorte les prisonniers faits par votre
+corps d'armée. Il est neuf heures, et il n'est pas question des trois
+compagnies que je vous ai demandées hier.»</p>
+
+<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a>
+<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: Nous citons quelques-unes des lettres du maréchal
+Lannes, qui font connaître l'esprit des troupes françaises à cette
+époque, et qui peuvent servir à donner à ces prodigieux événements
+leur vrai caractère.</p>
+
+<p class="titre"><i>Le maréchal Lannes à l'Empereur.</i></p>
+
+<p class="date">«Stettin, le 2 novembre 1806.</p>
+
+<p>»Sire, j'ai reçu la lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de
+m'écrire; il m'est impossible de lui rendre le plaisir qu'elle m'a
+fait éprouver. Je ne désire rien tant au monde que d'être sûr que
+Votre Majesté sache que je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour sa
+gloire.</p>
+
+<p>»J'ai fait part à mon corps d'armée de ce que Votre Majesté a bien
+voulu me dire pour lui. Il serait impossible de peindre à Votre
+Majesté le contentement qu'il a ressenti. Une seule parole d'elle
+suffit pour rendre les soldats heureux.</p>
+
+<p>»Trois hussards s'étaient égarés du côté de Gartz; ils se sont trouvés
+au milieu d'un escadron ennemi. Ils ont couru à lui en le couchant en
+joue, et lui disant qu'un régiment le cernait, qu'il fallait
+sur-le-champ mettre pied à terre. Le commandant de cet escadron a fait
+mettre pied à terre et a rendu les armes à ces trois hussards, qui ont
+conduit ici l'escadron prisonnier de guerre.</p>
+
+<p>»J'aurais désiré connaître les intentions de Votre Majesté pour savoir
+si j'aurais pu porter la division Suchet à Stargard, et la cavalerie
+en avant. Par ce moyen, nous aurions économisé les vivres de la place
+de Stettin, auxquels cependant je n'ai pas encore touché. Les soldats
+sont cantonnés dans les environs et vivent chez les habitants.</p>
+
+<p>»J'ai fait aujourd'hui le tour de la place avec le général Chasseloup,
+il la trouve mauvaise; je crois aussi qu'il faudrait y dépenser
+beaucoup d'argent pour la mettre en état de défense. Nous avons été à
+Damm, c'est une superbe position naturelle; on n'y arrive que par une
+chaussée d'une lieue et demie, sur laquelle se trouvent au moins
+quarante ponts. Je pense que, si Votre Majesté veut aller en avant,
+elle rendra cette position imprenable.</p>
+
+<p>»On vient de m'assurer que le roi avait très-mal traité les messieurs
+qui l'entourent, et qui lui avaient conseillé la guerre; qu'on ne
+l'avait jamais vu aussi en colère; qu'il leur avait dit qu'ils étaient
+des coquins, qu'ils lui avaient fait perdre sa couronne; qu'il ne lui
+restait d'autre espoir que d'aller trouver le grand Napoléon, et qu'il
+comptait sur sa générosité.</p>
+
+<p>»Je suis avec le plus profond respect, etc.</p>
+
+<p class="authorsc">»Lannes.»</p>
+
+<p class="p2 date">«Passewalck, le 1<sup>er</sup> novembre 1806.</p>
+
+<p>«Sire, j'ai eu l'honneur d'annoncer hier à Votre Majesté 30 pièces de
+canon, 60 caissons, autant de chariots chargés de munitions, le tout
+attelé de huit à dix chevaux par voiture, et 1,500 canonniers
+d'artillerie légère. En vérité, Sire, je n'ai jamais rien vu de plus
+beau que ces hommes. C'est un superbe parc. Je le fais partir d'ici ce
+matin et le dirige sur Spandau. Presque tous ces canonniers sont à
+cheval, et marchent dans le plus grand ordre. Votre Majesté pourrait,
+si elle le voulait, les faire conduire en Italie. Je suis sûr qu'en
+mettant avec eux quelques officiers qui parlassent allemand, ces
+gens-là serviraient parfaitement. Je désirerais que Votre Majesté vît
+ce convoi; cela la déciderait à l'envoyer dans le royaume d'Italie.</p>
+
+<p>»Le grand-duc de Berg m'écrit qu'il compte joindre l'ennemi,
+c'est-à-dire le grand corps du duc de Weimar et de Blucher, avec le
+prince de Ponte-Corvo, dans la journée de demain. Il a déjà fait
+quelques prisonniers de la queue de la colonne. D'après cet avis, je
+rappelle toute la cavalerie légère que j'avais envoyée sur
+Boitzenbourg, et vais rassembler tout mon corps d'armée à Stettin.</p>
+
+<p>»On a trouvé dans cette place plus de 200 pièces de canon sur leurs
+affûts, et beaucoup d'autres de rechange, infiniment de poudre, de
+munitions et de magasins.</p>
+
+<p>»Je jetterai toute ma cavalerie légère sur la rive droite de l'Oder.
+Je ferai ramasser tous les blés et farines que je pourrai pour
+augmenter nos magasins; je ferai faire des fours et autant de biscuit
+qu'il me sera possible.</p>
+
+<p>»La garnison de Stettin était de 6,000 hommes; je les fais escorter
+sur Spandau par un régiment de la division Gazan. Il ne reste plus
+qu'un régiment à ce général. La division Suchet a fourni également
+beaucoup de monde pour l'escorte des prisonniers, de manière que mon
+corps d'armée est réduit à bien peu de chose.</p>
+
+<p>»Si Stettin offre assez de moyens pour habiller le soldat, je le
+ferai, car il est tout nu. On s'occupe de dresser l'inventaire de ce
+qui existe dans la place. J'aurai l'honneur de l'adresser à Votre
+Majesté.</p>
+
+<p>»En attendant, je prie Votre Majesté Impériale de me faire connaître
+ses intentions le plus tôt possible. Mon quartier général sera ce soir
+à Stettin.</p>
+
+<p>»J'ai fait lire hier la proclamation de Votre Majesté à la tête des
+troupes. Les derniers mots qu'elle contient ont vivement touché le
+c&oelig;ur des soldats. Ils se sont tous mis à crier: <em>Vive l'empereur
+d'Occident!</em> Il m'est impossible de dire à Votre Majesté combien ces
+braves gens l'aiment, et vraiment on n'a jamais été aussi amoureux de
+sa maîtresse qu'ils le sont de votre personne. Je prie Votre Majesté
+de me faire savoir si elle veut qu'à l'avenir j'adresse mes dépêches à
+l'Empereur d'Occident, et je le demande au nom de mon corps d'armée.</p>
+
+<p>»Je suis avec le plus profond respect, etc.</p>
+
+<p class="authorsc">»Lannes.»</p>
+
+<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a>
+<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: Nous rapportons ici fidèlement le sens d'une quantité de
+lettres, qui ont été conservées en original, dans les innombrables
+papiers de Napoléon aux Archives de l'ancienne Secrétairerie d'État.</p>
+
+<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a>
+<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: Nous citons à ce sujet quelques lettres de Napoléon, qui
+nous semblent dignes d'être reproduites.</p>
+
+<p class="titre"><i>Au ministre de l'intérieur.</i></p>
+
+<p class="date">«Posen, 6 décembre 1806.</p>
+
+<p>»La littérature a besoin d'encouragements; vous en êtes le ministre.
+Proposez-moi quelques moyens pour donner une secousse à toutes les
+différentes branches des belles-lettres, qui ont de tout temps
+illustré la nation.</p>
+
+<p>»Vous aurez reçu le décret que j'ai pris sur le monument de la
+Madeleine, et celui qui rapporte l'établissement de la Bourse sur cet
+emplacement. Il est cependant nécessaire d'avoir une Bourse à Paris.
+Mon intention est de faire construire une Bourse qui réponde à la
+grandeur de la capitale, et au nombre d'affaires qui doivent s'y faire
+un jour. Proposez-moi un local convenable. Il faut qu'il soit vaste,
+afin d'avoir des promenades autour. Je voudrais un emplacement isolé.</p>
+
+<p>»Quand j'ai assigné un fonds de trois millions pour la construction du
+monument de la Madeleine, je n'ai voulu parler que du bâtiment et non
+des ornements, auxquels, avec le temps, je veux employer une bien plus
+forte somme. Je désire qu'au préalable on achète les chantiers
+environnants, afin de faire une grande place circulaire au milieu de
+laquelle se trouvera le monument, et autour de laquelle je ferai bâtir
+des maisons sur un plan uniforme.</p>
+
+<p>»Il n'y aurait pas d'inconvénient à nommer le pont de l'École
+militaire <em>le pont d'Iéna</em>. Proposez-moi un décret pour donner les
+noms des généraux et des colonels qui ont été tués à cette bataille
+aux différentes nouvelles rues.</p>
+
+<p>»Sur ce, etc.</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p class="p2 titre"><i>Au ministre de l'intérieur.</i></p>
+
+<p class="date">«Finkenstein, le 30 mai 1807.</p>
+
+<p>»Après avoir examiné attentivement les différents plans du monument
+dédié à la Grande Armée, je n'ai pas été un moment en doute. Celui de
+M. Vignon est le seul qui remplisse mes intentions. C'est un temple
+que j'avais demandé, et non une église. Que pouvait-on faire, dans le
+genre des églises, qui fût dans le cas de lutter avec
+Sainte-Geneviève, même avec Notre-Dame, et surtout avec Saint-Pierre
+de Rome? Le projet de M. Vignon réunit à beaucoup d'autres avantages,
+celui de s'accorder beaucoup mieux avec le palais du Corps Législatif,
+et de ne pas écraser les Tuileries.</p>
+
+<p>»Je ne veux rien en bois. Les spectateurs doivent être placés, comme
+je l'ai dit, sur des gradins de marbre formant les amphithéâtres
+destinés au public... Rien, dans ce temple, ne doit être mobile et
+changeant; tout, au contraire, doit y être fixé à sa place. S'il était
+possible de placer à l'entrée du temple le Nil et le Tibre, qui ont
+été apportés de Rome, cela serait d'un très-bon effet. Il faut que M.
+Vignon tâche de les faire entrer dans son projet définitif, ainsi que
+des statues équestres qu'on placerait au dehors, puisque réellement
+elles seraient mal dans l'intérieur. Il faut aussi désigner le lieu où
+l'on placera l'armure de François I<sup>er</sup> prise à Vienne et le quadrige
+de Berlin.</p>
+
+<p>»Il ne faut pas de bois dans la construction de ce temple... Du granit
+et du fer, tels doivent être les matériaux de ce monument. On
+objectera que les colonnes actuelles ne sont pas de granit; mais cette
+objection ne serait pas bonne, puisque avec le temps on peut
+renouveler ces colonnes sans nuire au monument. Cependant, si l'on
+prouvait que l'emploi du granit entraînerait dans une trop grande
+dépense et dans de longs délais, il faudrait y renoncer; car la
+condition principale du projet, c'est qu'il soit exécuté dans trois ou
+quatre ans, et, au plus, en cinq ans. Ce monument tient en quelque
+chose à la politique; il est dès lors du nombre de ceux qui doivent se
+faire vite. Il convient néanmoins de s'occuper à chercher du granit
+pour d'autres monuments que j'ordonnerai, et qui, par leur nature,
+peuvent permettre de donner trente, quarante ou cinquante ans à leur
+construction.</p>
+
+<p>»Je suppose que toutes les sculptures intérieures seront en marbre, et
+qu'on ne me propose pas des sculptures propres aux salons et aux
+salles à manger des femmes des banquiers de Paris. Tout ce qui est
+futile n'est pas simple et noble; tout ce qui n'est pas de longue
+durée ne doit pas être employé dans ce monument. Je répète qu'il n'y
+faut aucune espèce de meubles, pas même des rideaux.</p>
+
+<p>»Quant au projet qui a obtenu le prix, il n'atteint pas mon but; c'est
+le premier que j'ai écarté. Il est vrai que j'ai donné pour base de
+conserver la partie du bâtiment de la Madeleine qui existe
+aujourd'hui; mais cette expression est une ellipse. Il était
+sous-entendu que l'on conserverait de ce bâtiment le plus possible,
+autrement il n'y aurait pas eu besoin de programme, il n'y avait qu'à
+se borner à suivre le plan primitif. Mon intention était de n'avoir
+pas une église, mais un temple, et je ne voulais ni qu'on rasât tout,
+ni qu'on conservât tout. Si ces deux propositions étaient
+incompatibles, savoir, celle d'avoir un temple et celle de conserver
+les constructions actuelles de la Madeleine, il était simple de
+s'attacher à la définition d'un temple: par temple, j'ai entendu un
+monument tel qu'il y en avait à Athènes, et qu'il n'y en a pas à
+Paris. Il y a beaucoup d'églises à Paris, il y en a dans tous les
+villages. Je n'aurais assurément pas trouvé mauvais que les
+architectes eussent fait observer qu'il y avait une contradiction
+entre l'idée d'avoir un temple et l'intention de conserver les
+constructions faites pour une église. La première était l'idée
+principale, la seconde était l'idée accessoire. M. Vignon a donc
+deviné ce que je voulais...</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a>
+<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: Le maréchal Davout, fort partisan du rétablissement de
+la Pologne, écrivait, à la date du 1<sup>er</sup> décembre: «Les levées
+d'hommes se font très-facilement, mais il manque des personnes qui
+puissent diriger leur organisation et leur instruction. Il manque
+aussi des fusils. L'esprit est excellent à Varsovie; mais les grands
+se servent de leur influence pour calmer l'ardeur qui est générale
+dans les classes moyennes. L'incertitude de l'avenir les effraye, et
+ils laissent assez entendre qu'ils ne se déclareront ouvertement que,
+lorsqu'en déclarant leur indépendance, on aura pris l'engagement
+tacite de la garantir.</p>
+
+<p>»Varsovie, le 1<sup>er</sup> décembre 1806.»</p>
+
+<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a>
+<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: Nous citons la lettre suivante, qui indique bien la
+situation au moment dont il s'agit dans ce récit.</p>
+
+<p class="p2 titre"><i>Au général Clarke.</i></p>
+
+<p class="date">«Lowicz, 18 décembre 1806, sept heures du soir.</p>
+
+<p>»J'arrive à Lowicz. Je vous écris pour vous ôter toute espèce
+d'inquiétude. Il n'y a rien ici de nouveau. Les armées sont en
+présence. Les Russes sont sur la rive droite de la Narew, et nous sur
+la rive gauche. Indépendamment de Praga, nous avons deux têtes de
+pont: une à Modlin, l'autre sur la Narew, à l'embouchure de l'Ukra.
+Nous avons Thorn, et une armée à vingt lieues en avant qui man&oelig;uvre
+sur l'ennemi. Toutes ces nouvelles sont pour vous. Il est possible que
+d'ici à huit jours il y ait une affaire qui finisse la campagne.
+Prenez vos précautions pour qu'il n'y ait aucun fusil ni à Berlin ni
+dans les campagnes, que Spandau et Custrin soient en bon état, et que
+partout on fasse un bon service.</p>
+
+<p>»Écrivez à Mayence et à Paris, pour dire seulement que vous écrivez,
+qu'il n'y a rien de nouveau, ce qu'il faut faire, en général, tous les
+jours, quand il ne passe pas de mes courriers: cela déconcerte les
+mauvais bruits.</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a>
+<b><a href="#footnotetag15">15</a></b>: Les lecteurs qui se souviennent d'avoir vu figurer le
+14<sup>e</sup> de ligne avec son colonel Savary au passage de la Vistule, à
+Thorn, sous les ordres du maréchal Ney, auront de la peine à
+s'expliquer comment ce même régiment peut se trouver, le 24 décembre,
+sous le maréchal Augereau, au passage de l'Ukra à Kolozomb.
+L'explication est facile: c'est que ce régiment, laissé à Bromberg par
+le maréchal Augereau lorsque celui-ci remonta la rive gauche de la
+Vistule depuis Thorn jusqu'à Modlin, resta pour un moment à la
+disposition du maréchal Ney, et opéra sous ses ordres le passage de la
+Vistule à Thorn.</p>
+
+<p>Nous n'ajouterions pas cette note, qui peut paraître inutile, si
+quelques critiques peu attentifs et peu instruits, ne nous avaient
+accusé de faire figurer dans différentes actions des corps qui n'y
+avaient eu aucune part. Il y a des attaques dont il faut peu
+s'inquiéter; cependant, par respect pour le lecteur impartial, nous
+tenons à lui prouver que nous n'avons rien négligé pour parvenir à
+l'exactitude la plus rigoureuse.</p>
+
+<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a>
+<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: Le narrateur Plotho, officier de l'armée russe et témoin
+oculaire, avoue lui-même le chiffre de 43 mille hommes.</p>
+
+<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a>
+<b><a href="#footnotetag17">17</a></b>: C'est l'assertion du narrateur Plotho lui-même, qui,
+pour faire ressortir le mérite de l'armée russe, rabaisse celui de son
+gouvernement, en s'attachant toujours à réduire le chiffre des forces
+employées. Il était étrange, en effet, de ne pouvoir pas, sur sa
+propre frontière, présenter à un ennemi qui venait de si loin, plus de
+90 mille hommes capables de combattre.</p>
+
+<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a>
+<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: Voici la force véritable des corps, établie d'après la
+confrontation de nombreuses pièces authentiques.</p>
+
+<table class="auto" border="0" cellpadding="2" summary="Force véritable.">
+<tr>
+<td>Le maréchal Lannes.</td>
+<td class="right">12,000</td>
+<td>hommes.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Le maréchal Davout.</td>
+<td class="right">18,000</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Le maréchal Soult.</td>
+<td class="right">20,000</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Le maréchal Augereau.</td>
+<td class="right">10,000</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Le maréchal Ney.</td>
+<td class="right">10,000</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Le maréchal Bernadotte.</td>
+<td class="right">12,000</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Le général Oudinot.</td>
+<td class="right">6,000</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>La garde</td>
+<td class="right">6,000</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>La cavalerie de Murat</td>
+<td class="right">10,000</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="right">Total</td>
+<td class="right">104,000</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Si l'on retranche de ce chiffre total de 104,000 hommes</p>
+
+<table class="auto" border="0" cellpadding="2" summary="Troupes actives.">
+<tr>
+<td class="right">12,000</td>
+<td>Lannes</td>
+<td rowspan="2">laissés aux environs de Varsovie,</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="right">6,000</td>
+<td>Oudinot</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="right">12,000</td>
+<td>Bernadotte</td>
+<td>devant rester entre Thorn et Graudenz.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="right">30,000</td>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p class="noindent">il reste 74 mille hommes de troupes actives, pouvant se trouver
+réunies sous la main de Napoléon.</p>
+
+<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a>
+<b><a href="#footnotetag19">19</a></b>: Nous n'oserions pas, en présence des fausses assertions
+des historiens étrangers et français, avancer une telle vérité, si
+elle ne reposait sur les documents les plus authentiques.</p>
+
+<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a>
+<b><a href="#footnotetag20">20</a></b>:</p>
+
+<table class="auto" border="0" cellpadding="2" summary="Pertes russes.">
+<tr>
+<td>Les Russes avaient perdu</td>
+<td class="right">1,500</td>
+<td>hommes</td>
+<td>à Mohrungen.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">1,000</td>
+<td class="center">&mdash;</td>
+<td>à Bergfried.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">3,000</td>
+<td class="center">&mdash;</td>
+<td>à Waltersdorf.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">2,000</td>
+<td class="center">&mdash;</td>
+<td>à Hoff.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">1,000</td>
+<td class="center">&mdash;</td>
+<td>à Heilsberg.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">500</td>
+<td class="center">&mdash;</td>
+<td>à Eylau.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">&mdash;&mdash;</td>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="right">Total</td>
+<td class="right">9,000</td>
+<td>hommes.</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a>
+<b><a href="#footnotetag21">21</a></b>: Expression de Napoléon, dans le récit qu'il donna
+lui-même de la bataille.</p>
+
+<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a>
+<b><a href="#footnotetag22">22</a></b>: C'est la propre assertion du narrateur Plotho.</p>
+
+<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a>
+<b><a href="#footnotetag23">23</a></b>: Nous empruntons ce détail aux mémoires militaires et
+manuscrits du maréchal Davout.</p>
+
+<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a>
+<b><a href="#footnotetag24">24</a></b>: Expression de Napoléon dans l'un de ses bulletins.</p>
+
+<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a>
+<b><a href="#footnotetag25">25</a></b>: Il est rare qu'on parvienne à constater les pertes
+essuyées dans une bataille avec autant de précision qu'on peut le
+faire pour la bataille d'Eylau. Je me suis livré, afin d'y réussir, à
+un travail attentif, et voici la vérité, autant du moins qu'il est
+possible de l'obtenir en pareille matière. L'inspecteur des hôpitaux
+constata le soir même, à Eylau, l'existence de 4,500 blessés, et le
+lendemain, après avoir fait le tour des villages environnants, il en
+porta le nombre total à 7,094. Son rapport a été conservé. Les
+rapports des divers corps présentent, au contraire, un chiffre
+beaucoup plus considérable, et qui ferait monter à 13 ou 14 mille le
+nombre des hommes atteints plus ou moins gravement. Cette différence
+s'explique par la manière dont les auteurs de ces rapports entendent
+le mot de blessés. Les chefs de corps comptent jusqu'aux moindres
+contusions, chacun d'eux naturellement cherchant à faire valoir les
+souffrances de ses soldats. Mais la moitié des hommes désignés comme
+blessés ne songeaient pas même à se faire soigner, et la preuve en est
+dans le rapport du directeur des hôpitaux. Du reste, un mois après,
+une controverse fort curieuse s'établit par lettres, entre Napoléon et
+M. Daru. M. Daru ne trouvait pas plus de six mille blessés dans les
+hôpitaux de la Vistule. Cela paraissait contestable à Napoléon, qui
+croyait en avoir davantage, surtout en comprenant dans ce nombre les
+blessés de la bataille d'Eylau, et ceux des combats qui l'avaient
+précédée, depuis la levée des cantonnements. Cependant, après mûr
+examen, on n'en trouva jamais plus de six mille et quelques cents, et
+moins de six mille pour Eylau même, ce qui, en tenant compte des morts
+survenues, s'accorde parfaitement avec le chiffre de 7,094 fourni par
+le directeur des hôpitaux. Nous croyons donc être dans le vrai en
+portant à 3 mille morts et 7 mille blessés les pertes de la bataille
+d'Eylau. Napoléon, en parlant dans son bulletin de 2 mille morts et de
+5 à 6 mille blessés, avait, comme on le voit, peu altéré la vérité, en
+comparaison de ce qu'avaient fait les Russes. On peut même dire que le
+soir de la bataille, il était fondé à n'en pas supposer davantage.</p>
+
+<p>Quant aux pertes des Russes, j'ai adopté leurs propres chiffres, et
+ceux qui furent constatés par les Français. Nous trouvâmes 7 mille
+cadavres, et dans les lieux environnants 5 mille blessés. Ils durent
+en emmener un beaucoup plus grand nombre. L'Allemand Both dit qu'ils
+ramenèrent 14,900 blessés à K&oelig;nigsberg, lesquels moururent presque
+tous de froid. Il admet d'ailleurs qu'ils eurent 7 mille morts, et
+laissèrent 5 mille blessés sur le champ de bataille. Ajoutez 3 à 4
+mille prisonniers, et on arrive à une perte totale de 30 mille hommes,
+qui ne peut guère être contestée. Le général Benningsen, toujours si
+peu exact, avoua lui-même dans son récit une perte de 20 mille
+hommes.</p>
+
+<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a>
+<b><a href="#footnotetag26">26</a></b>: L'Empereur ne put jamais le fixer exactement, par suite
+de la mobilité continuelle de l'effectif des corps.</p>
+
+<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a>
+<b><a href="#footnotetag27">27</a></b>: «Une rivière ni une ligne quelconque, écrivait-il à
+Bernadotte (6 mars, Osterode), ne peuvent se défendre qu'en ayant des
+points offensifs; car, quand on n'a fait que se défendre, on a couru
+des chances sans rien obtenir. Mais, lorsqu'on peut combiner la
+défense avec un mouvement offensif, on fait courir à l'ennemi plus de
+chances qu'il n'en fait courir au corps attaqué. Faites donc
+travailler jour et nuit aux têtes de pont de Spanden et de
+Braunsberg.»</p>
+
+<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a>
+<b><a href="#footnotetag28">28</a></b>: 13 avril.</p>
+
+<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a>
+<b><a href="#footnotetag29">29</a></b>: Nous avons cru devoir raconter avec quelque détail le
+siége de Dantzig, parce que c'est un beau modèle de siége régulier, et
+le plus remarquable peut-être de notre siècle, parce que les exemples
+de siéges réguliers, si fréquents et si parfaits sous Louis XIV, sont
+devenus fort rares de nos jours, parce que celui de Dantzig eut
+l'insigne honneur d'être couvert par Napoléon à la tête de deux cent
+mille hommes, parce qu'il est enfin l'épisode indispensable, qui lie
+la campagne d'hiver à la campagne d'été, dans l'immortelle guerre de
+Pologne.</p>
+
+<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a>
+<b><a href="#footnotetag30">30</a></b>: Ces nombres sont empruntés aux états trouvés dans la
+place.</p>
+
+<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a>
+<b><a href="#footnotetag31">31</a></b>: Il est fort difficile de connaître au juste ce qui se
+passait entre ces souverains, vivant dans un tête-à-tête continuel, et
+ne faisant guère au public qui les entourait la confidence de leurs
+dispositions secrètes. Mais on a su par les communications de la cour
+de Prusse à plusieurs petites cours allemandes ce qui se passait au
+quartier général, et d'ailleurs l'assertion que je produis ici est
+tirée des récits que la reine de Prusse fit elle-même à l'un des
+diplomates respectables du temps.</p>
+
+<p><a id="footnote32" name="footnote32"></a>
+<b><a href="#footnotetag32">32</a></b>:</p>
+
+<table class="auto" border="0" cellpadding="2" summary="Effectif.">
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td colspan="2" class="center">Effectif.</td>
+<td colspan="2" class="center">Présents sous les armes.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Ney</td>
+<td class="right">25</td>
+<td>mille</td>
+<td class="right">17</td>
+<td>mille.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Davout</td>
+<td class="right">40</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">30</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Soult</td>
+<td class="right">43</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">31 ou 32</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Bernadotte</td>
+<td class="right">36</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">24</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Murat</td>
+<td class="right">30</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">20</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Garde</td>
+<td class="right">12</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">8 ou 9</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Lannes</td>
+<td class="right">20</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">15</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Mortier</td>
+<td class="right">15</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">10</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">221</td>
+<td>mille</td>
+<td class="right">155</td>
+<td>mille.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>En ajoutant les Polonais de Zayonschek, 5 mille pour 7 ou 8 mille, on
+a 160 mille combattants sur 228 mille hommes d'effectif total.</p>
+
+<p><a id="footnote33" name="footnote33"></a>
+<b><a href="#footnotetag33">33</a></b>: Ces détails sont tirés des Mémoires militaires du
+général Dupont, Mémoires encore manuscrits et remplis du plus haut
+intérêt.</p>
+
+<p><a id="footnote34" name="footnote34"></a>
+<b><a href="#footnotetag34">34</a></b>: Voici comment le narrateur Plotho a raconté la retraite
+du maréchal Ney à Deppen:</p>
+
+<p>«Les Français, maîtres passés dans l'art de la guerre, résolurent en
+ce jour ce problème si difficile, d'entreprendre, sous les yeux d'un
+ennemi de beaucoup plus fort et pressant vivement, une retraite
+devenue indispensable, et de la rendre le moins préjudiciable
+possible. Ils s'en tirèrent avec le plus grand savoir-faire. Le calme
+et l'ordre, et en même temps la rapidité qu'apporta le corps de Ney à
+se rassembler au signal de trois coups de canon; le sang-froid et la
+circonspection attentive qu'il mit à exécuter sa retraite, pendant
+laquelle il opposa une résistance renouvelée à chaque pas, et sut
+tirer parti en maître de chaque position; tout cela prouva le talent
+du capitaine qui commandait les Français, et l'habitude de la guerre
+portée chez eux à la perfection, aussi bien que l'auraient pu faire
+les plus belles dispositions et la plus savante exécution d'une
+opération offensive. Pour attaquer avec succès, comme pour opposer une
+résistance régulière dans une retraite, il faut de rares qualités, il
+faut des vertus difficiles à pratiquer, et pourtant il est nécessaire
+que tout cela soit réuni dans le même personnage pour former le grand
+capitaine.»</p>
+
+<p><a id="footnote35" name="footnote35"></a>
+<b><a href="#footnotetag35">35</a></b>:</p>
+
+<table class="auto" border="0" cellpadding="2" summary="Effectif.">
+<tr>
+<td>Davout</td>
+<td class="right">30</td>
+<td>mille.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Ney</td>
+<td class="right">15</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Lannes</td>
+<td class="right">15</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Soult</td>
+<td class="right">30</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>La garde</td>
+<td class="right">8</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Murat</td>
+<td class="right">18</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Mortier</td>
+<td class="right">10</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">126</td>
+<td>mille.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p><a id="footnote36" name="footnote36"></a>
+<b><a href="#footnotetag36">36</a></b>: L'historien russe Plotho dit que le général Benningsen
+était atteint de la maladie de la pierre.</p>
+
+<p><a id="footnote37" name="footnote37"></a>
+<b><a href="#footnotetag37">37</a></b>:</p>
+
+<table class="auto" border="0" cellpadding="2" summary="Effectif.">
+<tr>
+<td>Oudinot</td>
+<td class="right">7,000</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Grouchy</td>
+<td class="right">1,800</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>9<sup>e</sup> hussards, chevaux-légers et cuirassiers saxons.</td>
+<td class="right">1,200</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">&mdash;&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">10,000</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p><a id="footnote38" name="footnote38"></a>
+<b><a href="#footnotetag38">38</a></b>:</p>
+
+<table class="auto" border="0" cellpadding="2" summary="Effectif.">
+<tr>
+<td>Oudinot</td>
+<td class="right">7,000</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Verdier</td>
+<td class="right">7,000</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Cavalerie de Lannes</td>
+<td class="right">1,200</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Dupas</td>
+<td class="right">6,000</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Nansouty</td>
+<td class="right">3,500</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Grouchy</td>
+<td class="right">1,800</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">&mdash;&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">26,500</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p><a id="footnote39" name="footnote39"></a>
+<b><a href="#footnotetag39">39</a></b>: Je tiens ces détails de M. le maréchal Mortier, que
+j'avais l'honneur de connaître, et qui me les a souvent racontés
+lui-même.</p>
+
+<p><a id="footnote40" name="footnote40"></a>
+<b><a href="#footnotetag40">40</a></b>: Rien n'est plus difficile que d'évaluer avec une
+exactitude rigoureuse les forces d'une armée le jour d'une bataille.
+Rarement on a des états authentiques, et, quand on a pu s'en procurer,
+il est plus rare encore que ces états s'accordent avec la réalité. M.
+Dérode, dans un excellent travail sur la bataille de Friedland, s'est
+servi d'un état extrait de l'ouvrage du général Mathieu Dumas, état
+qui, bien qu'il ait été pris au dépôt de la guerre, est inexact sous
+plusieurs rapports. On rédigeait dans les bureaux du ministère à
+Paris, des états auxquels ne répondaient pas toujours les faits qui se
+passaient sur la Vistule. Il existe au Louvre, dans le riche dépôt des
+papiers de Napoléon, des livrets faits pour lui seul, qu'il avait
+toujours sous la main, et qui, renouvelés mois par mois, contenaient
+la description exacte de chacun des corps agissant sous ses ordres.
+Les feuillets de ces livrets étaient écrits d'un seul côté, et sur
+l'autre on portait quelquefois à l'encre rouge les changements
+survenus dans le mois. C'est dans ces livrets, et à condition de ne
+pas même les prendre comme base absolue, à condition d'en modifier
+sans cesse les données par l'appréciation des circonstances du moment,
+c'est dans ces livrets qu'on peut, disons-nous, chercher la vérité
+approximative. Je n'ai pas trouvé, pour l'année 1807, les livrets
+correspondant aux mois de mai, de juin, de juillet; il a donc fallu me
+servir de ceux des mois de mars et d'août, quoique celui du mois de
+mars soit trop incomplet, car l'armée n'avait pas reçu alors tous les
+renforts qui lui arrivèrent en mai et en juin, et que celui du mois
+d'août soit trop complet au contraire, car à cette époque une portion
+considérable de forces, en marche pendant les événements de juin,
+avait rejoint. Mais, en se servant de ces états, en les comparant
+entre eux, en les rectifiant surtout par la correspondance de
+Napoléon, et en s'éclairant, pour la bataille de Friedland, d'une note
+écrite de sa main, laquelle donne la force de plusieurs des corps qui
+figurèrent à cette bataille, on peut arriver à l'évaluation suivante,
+que je crois fort rapprochée de la vérité. J'ajouterai que cette
+approximation de la vérité suffit, car, pour juger un grand événement
+comme Friedland ou Austerlitz, il importe peu de savoir si ce furent
+80 ou 82 mille hommes qui combattirent. Deux ou trois mille
+combattants de plus ou de moins ne changent rien, ni au caractère de
+l'événement, ni aux combinaisons qui le décidèrent. Si l'historien ne
+doit négliger aucun soin pour arriver à la vérité absolue, c'est parce
+qu'il doit s'en faire une habitude constante, afin de ne jamais
+laisser se relâcher en lui le goût scrupuleux du vrai; mais
+l'important c'est le caractère, non le détail minutieux des choses.</p>
+
+<p>Voici donc le tableau le plus vraisemblable des forces de l'armée
+française à la journée de Friedland:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="2" summary="Effectif.">
+<colgroup>
+ <col width="70%">
+ <col width="15%">
+ <col width="15%">
+</colgroup>
+<tr>
+<td>La garde, quoique portée à 9 mille hommes, n'avait dans ses rangs
+ ni les marins ni les dragons, et avait fait sur les fusiliers une perte notable.
+ Elle comptait tout au plus 7,500 hommes présents</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">7,500</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>La note citée, écrite de la main de Napoléon, évalue les grenadiers
+ Oudinot à 7,000 hommes présents</td>
+<td class="right">7,000</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>La division Verdier à</td>
+<td class="right">8,000</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>L'infanterie saxonne à</td>
+<td class="right">4,000</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Le 9<sup>e</sup> de hussards à</td>
+<td class="right">400</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Les cuirassiers saxons à</td>
+<td class="right">600</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Les chevaux-légers saxons à</td>
+<td class="right">200</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Ce qui faisait pour le corps de Lannes un total de</td>
+<td class="right">20,200</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3">Mais les Saxons avaient été laissés à Heilsberg sauf toutefois trois
+bataillons, qui, suivant quelques relations, se trouvaient à
+Friedland. La division Verdier avait essuyé à Heilsberg une perte
+notable, et enfin on avait marché très-vite. Je crois donc qu'on sera
+dans le vrai en évaluant ainsi le corps de Lannes:</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Oudinot</td>
+<td class="right">7,000</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Verdier</td>
+<td class="right">6,500</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Saxons</td>
+<td class="right">1,200</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Cavalerie</td>
+<td class="right">1,200</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">15,900</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3">(L'artillerie est comprise dans les divisions d'infanterie.)</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Lannes</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">15,900</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3">Le corps de Ney était de 16 à 17 mille hommes présents
+ sous les armes au moment de l'entrée en campagne, ce qui résulte
+ d'une lettre du maréchal Ney à Napoléon. Il n'avait pas
+ perdu moins de 2,000 à 2,500 hommes en morts, blessés et prisonniers
+ aux deux combats de Guttstadt et de Deppen. Il était
+ donc tout au plus, en tenant compte des marches, de 14 mille
+ hommes.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Ney</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">14,000</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Le maréchal Mortier, d'après la note citée de Napoléon, avait
+ à la division Dupas</td>
+<td class="right">6,400</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>À la division Dombrowski</td>
+<td class="right">4,000</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Il possédait un détachement de chevaux bataves,
+ dont la désignation est incertaine dans la note citée</td>
+<td class="right">1,500</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="right">Total</td>
+<td class="right">11,900</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3">Quand on sait, par les lettres du maréchal Lefebvre, ce qui en était
+des Polonais, de leur exactitude à suivre le drapeau, on ne peut pas
+porter le corps du maréchal Mortier à plus de 10 mille hommes.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Mortier</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">10,000</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3">Le corps du maréchal Bernadotte, commandé par le général Victor, était
+en mars, sans la division de dragons, de 22,000 hommes environ,
+présents sous les armes. Il fut recruté depuis, mais il avait laissé
+plusieurs postes en arrière, et, s'il monta à 25,000 hommes, il
+n'avait pas dû en amener plus de 22 mille à Friedland.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Victor</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">22,000</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>La cavalerie comprenait les cuirassiers du général Nansouty,
+ desquels il faut défalquer les pertes de la marche, celles
+ d'Heilsberg, etc.</td>
+<td class="right">3,500</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Les dragons du général Grouchy</td>
+<td class="right">1,800</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Les dragons du général La Houssaye</td>
+<td class="right">1,800</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Les dragons du général Latour-Maubourg, qui comptait
+ six régiments:</td>
+<td class="right">2,400</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>La cavalerie légère des généraux Beaumont et Colbert</td>
+<td class="right">2,000</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">11,500</td>
+<td class="right">11,500</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+<td class="right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>On trouve donc pour le total de l'armée</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">80,900</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3">Je crois par conséquent qu'on peut dire que l'armée française était de
+80 mille hommes environ à la bataille de Friedland, dont 25 mille,
+comme on le verra, ne tirèrent pas un coup de fusil. Il restait le
+corps du maréchal Davout qui n'avait pas combattu, et qui était de 29
+à 30 mille à l'entrée en campagne, de 28 mille, si on veut tenir
+compte de ce qu'on laisse en arrière en marchant; le maréchal Soult
+ayant perdu environ 5 mille hommes à Heilsberg, et ne devant guère en
+avoir plus de 27 mille; enfin Murat avec environ 10,000 hommes, ce qui
+porterait le total de l'armée en action dans le moment:</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>À Friedland</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">80,000</td>
+</tr>
+<tr>
+<td rowspan="3">Devant K&oelig;nigsberg, ou en marche sur cette ville.</td>
+<td>Davout</td>
+<td class="right">28,000</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Soult</td>
+<td class="right">27,000</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Murat</td>
+<td class="right">10,000</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+<td class="right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="right">Total</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="right">145,000</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Ce total de 145 mille hommes agissants correspondrait bien et aux
+forces qui existaient le 5 juin, et aux pertes que supposent les
+différents combats livrés depuis le 5 juin. En comptant en effet ces
+pertes à 12 ou 15 mille hommes, en morts, blessés, prisonniers,
+détachés ou traînards, on retrouve les 160,000 hommes de l'entrée en
+campagne. Bien que ces nombres soient empruntés aux seuls documents
+dignes de foi, documents éclaircis, modifiés par une correspondance de
+chaque jour, nous les regardons comme approximatifs, et rien de plus.
+Et si nous sommes entré dans ces détails, c'est pour donner une idée
+de la difficulté d'arriver en ce genre à une exactitude rigoureuse.
+Mais, nous le répétons, si l'historien, pour ne se relâcher jamais de
+ses devoirs, doit aspirer à la vérité rigoureuse, la postérité qui le
+lit, rassurée par ses efforts, peut se contenter, quant aux nombres et
+aux détails, de la vérité générale. C'est cette vérité générale qui
+lui importe, qui lui suffit, car c'est elle qui constitue le vrai
+caractère des choses et des événements.</p>
+
+<p><a id="footnote41" name="footnote41"></a>
+<b><a href="#footnotetag41">41</a></b>: Deux mille, dit le maréchal Ney dans son rapport.</p>
+
+<p><a id="footnote42" name="footnote42"></a>
+<b><a href="#footnotetag42">42</a></b>: Il est fort difficile de savoir avec exactitude ce qui
+s'est passé dans les longs entretiens que Napoléon et Alexandre eurent
+ensemble à Tilsit. Toute l'Europe a retenti à cet égard de récits
+controuvés, et on a non-seulement supposé des entretiens chimériques,
+mais publié une quantité de traités, sous le nom d'articles secrets de
+Tilsit, absolument faux. Les Anglais surtout, pour justifier leur
+conduite ultérieure à l'égard du Danemark, ont mis au jour beaucoup de
+prétendus articles secrets de Tilsit, les uns imaginés après coup par
+les collecteurs de traités, les autres véritablement communiqués dans
+le temps au cabinet de Londres par des espions diplomatiques, qui, en
+cette occasion, gagnèrent mal l'argent qu'on leur prodiguait. Grâce
+aux documents authentiques et officiels dans lesquels j'ai eu la
+faculté de puiser, je vais donner pour la première fois les véritables
+stipulations de Tilsit, tant publiques que secrètes; je vais surtout
+faire connaître la substance des entretiens de Napoléon et
+d'Alexandre. Je me servirai pour cela d'un monument fort curieux,
+probablement condamné pour long-temps à demeurer secret, mais dont je
+puis sans indiscrétion extraire ce qui est relatif à Tilsit. Il s'agit
+de la correspondance particulière de MM. Savary et de Caulaincourt
+avec Napoléon, et de la correspondance de Napoléon avec eux. Le
+général Savary demeura quelques mois à Saint-Pétersbourg comme envoyé
+extraordinaire, M. de Caulaincourt y séjourna plusieurs années à titre
+d'ambassadeur. Le dévouement de l'un, la véracité de l'autre, ne
+permettent pas de douter du soin qu'ils apportèrent à faire connaître
+à Napoléon la vérité tout entière, et je dois dire que le ton de
+sincérité de cette correspondance les honore tous les deux. Craignant
+de substituer leur jugement à celui de Napoléon, et voulant le mettre
+en mesure de juger par lui-même, ils prirent l'habitude de joindre à
+leurs dépêches un procès-verbal, par demandes et par réponses, de
+leurs conversations intimes avec Alexandre. L'un et l'autre le
+voyaient presque tous les jours en tête-à-tête, dans la plus grande
+familiarité, et, en rapportant mot pour mot ce qu'il disait, ils en
+ont tracé, sans y prétendre, le portrait le plus intéressant et
+certainement le plus vrai. Beaucoup de gens, et notamment beaucoup de
+Russes, pour excuser Alexandre de son intimité avec Napoléon, mettent
+cette intimité sur le compte de la politique, et, le faisant plus
+profond qu'il ne fut, disent qu'il trompait Napoléon. Cette singulière
+excuse ne serait pas même essayée, si on avait lu la correspondance
+dont il s'agit. Alexandre était dissimulé, mais il était
+impressionnable, et dans ces entretiens on le voit s'échapper sans
+cesse à lui-même, et dire tout ce qu'il pense. Il est certain qu'il
+s'attacha quelque temps, non pas à la personne de Napoléon, qui lui
+inspira toujours une certaine appréhension, mais à sa politique, et
+qu'il la servit très-activement. Il avait conçu une ambition fort
+naturelle, que Napoléon laissa naître, qu'il flatta quelque temps, et
+qu'il finit par décevoir. C'est alors qu'Alexandre se détacha de la
+France, s'en détacha avant de l'avouer, ce qui constitua pour un
+moment la fausseté dont les Russes lui font honneur, mais ce qui n'en
+était presque pas une, tant il était facile de discerner dans son
+langage et dans ses mouvements involontaires, le changement de ses
+dispositions. J'anticiperais sur le récit des temps ultérieurs, si je
+disais ici quelle fut cette ambition d'Alexandre, que Napoléon flatta,
+et qu'il finit par ne pas satisfaire. Ce que je dois dire en ce
+moment, c'est comment la longue suite des entretiens d'Alexandre avec
+MM. Savary et de Caulaincourt, a pu me servir à éclaircir le mystère
+de Tilsit. Voici comment j'y suis parvenu. Alexandre plein du souvenir
+de Tilsit, rappelait sans cesse à MM. Savary et de Caulaincourt tout
+ce qui s'était fait et dit, dans cette célèbre entrevue, et racontait
+souvent les conversations de Napoléon, les propos tour à tour profonds
+ou piquants recueillis de sa bouche, les promesses surtout qu'il
+disait en avoir reçues. Tout cela fidèlement transcrit le jour même,
+était mandé à Napoléon qui contestait quelquefois, d'autres fois
+admettait visiblement, comme ne pouvant pas être contesté, ce qu'on
+lui rappelait. C'est dans la reproduction contradictoire de ces
+souvenirs, que j'ai puisé les détails que je vais fournir, et dont
+l'authenticité ne saurait être mise en doute. J'ai obtenu en outre
+d'une source étrangère, également authentique et officielle, la
+communication de dépêches fort curieuses, contenant les épanchements
+de la reine de Prusse, à son retour de Tilsit, avec un ancien
+diplomate, digne de sa confiance et de son amitié. C'est à l'aide de
+ces divers matériaux que j'ai composé le tableau qu'on va lire, et que
+je crois le seul vrai, entre tous ceux qu'on a tracés des scènes
+mémorables de Tilsit.</p>
+
+<p><a id="footnote43" name="footnote43"></a>
+<b><a href="#footnotetag43">43</a></b>: Ce sont les propres expressions de Napoléon, répétées
+par Alexandre racontant à M. de Caulaincourt ce qui s'était passé à
+Tilsit.</p>
+
+<p><a id="footnote44" name="footnote44"></a>
+<b><a href="#footnotetag44">44</a></b>: Je tiens ces détails de M. Méneval lui-même, témoin
+oculaire, et outre la véracité de ce témoin respectable, j'ai pour
+garant de leur exactitude les correspondances de MM. Savary et de
+Caulaincourt, lesquelles prouvent que la limite des Balkans ne fut
+jamais franchie, malgré tous les efforts d'Alexandre.</p>
+
+<p><a id="footnote45" name="footnote45"></a>
+<b><a href="#footnotetag45">45</a></b>: Je publie non le texte, mais l'analyse rigoureusement
+exacte du traité, dont le véritable sens est resté inconnu jusqu'ici.</p>
+
+
+</div>
+
+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44675 ***</div>
+</body>
+</html>
diff --git a/44675-h/images/cover-page.jpg b/44675-h/images/cover-page.jpg
new file mode 100644
index 0000000..94e281f
--- /dev/null
+++ b/44675-h/images/cover-page.jpg
Binary files differ
diff --git a/44675-h/images/img001.jpg b/44675-h/images/img001.jpg
new file mode 100644
index 0000000..1071167
--- /dev/null
+++ b/44675-h/images/img001.jpg
Binary files differ