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diff --git a/44236-0.txt b/44236-0.txt new file mode 100644 index 0000000..28bbb88 --- /dev/null +++ b/44236-0.txt @@ -0,0 +1,5701 @@ +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44236 *** + +Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le +typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée +et n'a pas été harmonisée. + + + + + LA + SARCELLE BLEUE + + + + + CALMANN LÉVY, ÉDITEUR + DU MÊME AUTEUR + Format grand in-18 + + + A L'AVENTURE (croquis italiens) 1 vol. + HUMBLE AMOUR 1 -- + LES ITALIENS D'AUJOURD'HUI 1 -- + MADAME CORENTINE 1 -- + LES NOELLET 1 -- + MA TANTE GIRON 1 -- + SICILE (_Ouvrage couronné par l'Académie + française_) 1 -- + UNE TACHE D'ENCRE (_Ouvrage couronné par l'Académie + française_) 1 -- + + +Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y +compris la Suède et la Norvège. + + +ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY + + + + + RENÉ BAZIN + + LA + + SARCELLE BLEUE + + CINQUIÈME ÉDITION + + [Illustration] + + PARIS + + CALMANN LÉVY, ÉDITEUR + + ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES + + 3, RUE AUBER, 3 + + 1895 + + + + +LA + +SARCELLE BLEUE + + + + +I + + +--Comment s'appelle-t-elle, votre histoire? + +--L'histoire de la marquise Gisèle. + +--Un joli nom, observa Thérèse. Savez-vous, mon parrain, que vous ne +m'avez pas encore fait compliment de mon dessus de clavier? Regardez: +tout au passé, vieux rose et vieil or sur fond blanc. Est-ce joli? + +--Ce sera surtout inutile. + +--Oh! inutile! dit Thérèse, en penchant sa tête blonde sous le rayon +de la lampe, pour nouer un brin de soie derrière la bande de drap. Et +quand ce serait? Je fais assez de choses utiles, ici, monsieur mon +oncle et parrain, pour avoir le droit de broder le soir un tapis de +piano. + +--On dirait une robe de cour! + +--Eh bien? + +--Pour un logis comme les Pépinières, Thérèse! + +--Justement, c'est ce qui me plaît, à moi: des dessins qui courent +bien, des couleurs, de la soie, de la laine fine. Riez, si vous +voulez: cela repose les doigts, les yeux, le cœur. N'est-ce pas, +mère? + +En face, de l'autre côté du guéridon, une femme encore jeune, vêtue +d'une robe foncée à gilet mauve, leva la tête, en laissant retomber +posément ses deux mains qui tenaient une dentelle au crochet. Ses yeux +bruns très calmes, l'ovale plein de ses joues, la bouche mince et un +peu longue, la ligne noble des épaules, attestaient en elle une race +affinée. A droite, un petit homme tout blanc et tout nerveux, ridé, +l'œil gris, les cheveux foisonnants autour d'une calotte de velours, +la barbe divisée en deux pointes, comme une queue d'hirondelle, se +redressa à demi dans le fauteuil où il sommeillait. + +Elle et lui sourirent du même air de ravissement, en regardant +Thérèse, et la mère dit: + +--Oui, ma mignonne. + +--Ce sera charmant, ajouta le père; surtout l'oiseau de paradis. Mais +il faudra un peu arrondir les ailes. + +--Comme ceci, n'est-ce pas? demanda Thérèse, en dessinant, du bout de +son petit doigt, une ligne idéale sur la bande brodée. + +M. Maldonne ferma les paupières, en signe d'assentiment, et se +renversa doucement en arrière, sans cesser de sourire. + +--Alors, Thérèse, vous ne m'écoutez pas? dit Robert. Vous ne voulez +pas que je raconte... + +--Mais si! mais si! répondit la jeune fille, en se posant bien droite +sur sa chaise et saisissant son aiguille. Je vous écoute avec +recueillement. Mais dites-moi d'abord quel âge elle avait, votre +marquise Gisèle? Seize ans? Dix-sept ans comme moi? + +--Elle était mariée. + +Thérèse eut une petite moue qui seyait bien à son visage très jeune. + +--C'est moins intéressant, fit-elle. + +--Vous trouvez? reprit Robert. Il y avait si peu de temps qu'elle +était mariée, deux ans à peine, et elle aimait son mari. C'était +autrefois, Thérèse, quand il existait beaucoup de grandes forêts avec +peu de routes au travers. Le marquis fut obligé de partir pour la +guerre, et, en partant, il dit à sa femme: «Vous aurez sans doute à +repousser les attaques de nos ennemis. Je sais qu'ils ont juré de vous +enlever par la force. Mais les murailles sont solides. Je vous laisse +de bons hommes d'armes, et j'ai confiance en vous. Au revoir, ma +petite Gisèle!» «Au revoir!» répondit la dame, et le seigneur +s'éloigna. + +--Les seigneurs de ce temps-là, interrompit Thérèse, c'était comme les +officiers de marine, toujours en route. Mon amie Henriette, qui a +épousé un lieutenant de vaisseau... + +Elle s'arrêta devant le mouvement d'impatience de Robert. + +--Je vous fâche, murmura-t-elle. Tenez, je ne dirai plus rien, +absolument rien. Je vous le promets! + +--Vous saurez donc, Thérèse, que le marquis ne s'était pas trompé. Le +château fut assiégé. Tout le monde fit son devoir. Mais, avec le +temps, la famine arriva. Bientôt, il n'y eut plus qu'un peu de farine +de seigle pour la garnison et un peu de froment, dont on faisait +chaque jour un pain pour la châtelaine. Les bœufs, les moutons, les +chevaux même avaient été mangés. Un seul vivait encore, la jument de +la marquise Gisèle, une haquenée grise, rapide et pommelée comme un +nuage. Pour la nourrir, l'écuyer, qui savait combien sa maîtresse la +chérissait, trompait la surveillance de l'ennemi, et descendait la +nuit dans les fossés, cueillant lui-même des herbes, des roseaux, des +feuilles d'arbres qu'il rapportait sur ses bras couverts de peau de +daim, ou bien il faisait couper les plantes parasites qui poussent aux +fentes des pierres, les mousses, les pariétaires, le fumeterre à fleur +rose, dont le donjon avait une couronne, en temps de paix. Malgré tant +de prévenances, la pauvre bête maigrissait à vue d'œil. «Sire écuyer, +disait la marquise, mieux vaudrait la tuer comme les autres et la +partager entre mes hommes d'armes? Car je sens bien que je n'irai plus +avec elle, mon oiseau sur le poing, chasser les hérons et les perdrix +de mon seigneur. Lui et moi, plus jamais nous ne sortirons ensemble +par la porte qui ouvre sur la forêt.» Mais l'écuyer la rassurait, et +refusait de tuer la haquenée.. + +Robert, qui levait volontiers les yeux au plafond, lorsqu'il +racontait, les abaissa en ce moment vers Thérèse. L'immobilité et le +silence de sa filleule l'étonnaient. Il remarqua que la bande de drap +était à moitié échappée aux mains de la jeune fille. Une des +extrémités avait roulé à terre. L'autre n'était maintenue sur les +genoux de Thérèse que par trois doigts roses qui n'avaient plus guère +conscience de leur rôle. La jolie tête blonde commençait à fléchir +vers l'épaule, et rencontrait déjà le rayon d'or de la lampe. + +Robert était susceptible. Mais il y avait une créature au monde qu'il +aimait mieux que lui-même. C'était l'enfant qui ne l'écoutait plus. +Après une pause, si légère, que ni le père ni la mère, dont la pelote +de fil en se déroulant faisait un bruit de souris, ne s'en aperçurent, +il reprit, d'une voix plus basse, un peu chantante et berceuse à +dessein: + +--Un jour enfin, triste, l'écuyer se présenta devant la châtelaine, et +lui annonça qu'il n'y avait plus de vivres, que les plus vaillants de +la garnison étaient morts ou blessés, et qu'il fallait se rendre. +Alors... + +Un petit soupir, le soulèvement léger d'un cœur que le songe habite, +avertit Robert du succès de son histoire. La tête de la jeune fille, +tout inclinée à gauche, était à moitié dans la lumière et à moitié +dans l'ombre. + +--Alors, dit Robert en haussant la voix, il arriva que Thérèse +Maldonne s'endormit, en écoutant l'histoire de son parrain! + +Elle se redressa vivement, et, souriante, avant même de pouvoir ouvrir +les yeux: + +--Oh! pardon, fit-elle. Je crois que je dormais! C'était pourtant bien +joli, les pariétaires, les mousses, le fumeterre du donjon! + +--Il y a longtemps que nous n'en étions plus là, ma pauvre Thérèse! + +--Tu meurs de sommeil, dit madame Maldonne, sur le visage de laquelle, +à la moindre alerte, une ombre d'inquiétude maternelle passait.--J'ai +peur que tu ne te sois fatiguée, tantôt, avec cette treille... + +Thérèse fixa les yeux sur ceux de Robert pour y lire son pardon, qui +s'y trouvait, d'ailleurs. + +--C'est fini, dit-elle en passant la main sur ses paupières. + +--Non, répondit Robert. Allez recommencer là-haut. Les enfants doivent +se coucher de bonne heure. + +--Et l'histoire de Gisèle, nous la finirons demain, alors? + +--Ou jamais, murmura-t-il avec un peu d'amertume. + +--A propos, reprit Thérèse, sans l'avoir entendu, que faisons-nous +demain? + +--Comme tous les jours: ce que vous voudrez. + +--Non, dit-elle gentiment, ce que vous désirez, vous. + +--Eh bien, une promenade au bois de Laurette? Il y a si longtemps que +nous n'y sommes allés! + +--Je veux bien. Tenez, je mettrai le chapeau à coquelicots que vous +aimez. + +--C'est cela. + +--Pour vous, parrain, rien que pour vous! Car il n'y a que des +loriots, là-bas. + +Robert sourit un peu tristement. Elle s'était baissée pour ramasser la +bande tombée sur le parquet, puis elle s'était redressée, debout, +épanouie, retenant de ses deux bras allongés l'étoffe qui barrait sa +jupe. Ses doigts se mêlaient aux lames luisantes de la broderie. + +--Savez-vous, Thérèse, dit-il, que le jeune rose ne fait pas mal du +tout sur le vieux rose? + +--Toujours complimenteur! répondit la jeune fille. + +Elle lui tendit la main, embrassa son père, sa mère, et, glissant vers +la porte avec un bruissement de bottines qui craquent et de rubans qui +volent, elle disparut. + +Tous trois la suivirent des yeux. Elle était toute leur joie. Mais +déjà M. et madame Maldonne s'étaient retournés vers la lampe, et +remuaient leurs fauteuils en les rapprochant l'un de l'autre, comme il +arrive, par instinct, dès qu'une réunion s'émiette, et Robert fixait +encore la porte par où Thérèse s'en était allée. Devant son regard +immobile une vision passait, de celles qui troublent le cœur. Et +cependant il n'était pas, à proprement parler, un rêveur, et sa +physionomie révélait plutôt une nature énergique, douée pour l'action. +Il avait toute l'apparence, le geste, l'allure d'un officier de +cavalerie qui commence à perdre de sa sveltesse première: sur ses +épaules un peu épaisses, la tête fine et bien plantée, faite pour le +casque; les cheveux bruns, coupés en brosse, à peine grisonnants aux +tempes; le nez droit, les joues plates, la moustache courte et la +barbiche en pointe. L'œil était bleu sombre, ferme, intelligent, le +sourire discret et nuancé. Ses vêtements indiquaient un goût +d'élégance légèrement trahi par la fortune: une jaquette luisante çà +et là, un gilet blanc, et, sous un pantalon large, des bottes vernies +qui faisaient valoir le pied nerveux d'un marcheur. + +L'élégance relative de Robert ressortait d'autant mieux que rien +autour de lui, ni la robe très simple de madame Maldonne, ni le +complet de toile blanche de son mari, ni dans l'ameublement du salon +qui servait aussi de salle à manger, ne prêtait à la même remarque. Le +papier, à grands ramages, datait des premiers temps de l'invention; +les fauteuils de cuir brun, montés sur bois d'acajou, ne relevaient +d'aucun style, et l'unique ornementation, assez singulière, il est +vrai, consistait en oiseaux empaillés, disposés le long des murs et +sur la cheminée. + +M. Maldonne, dont le départ de Thérèse avait secoué l'esprit, se +pencha vers sa femme, et, prenant le peloton où elle venait de piquer +le crochet d'ivoire, le posa sur le guéridon. Madame Maldonne frotta +l'une contre l'autre ses mains effilées et lasses d'avoir travaillé. + +--Elle est un peu rouge, ce soir, dit-elle à demi-voix. + +--Je trouve aussi, répondit M. Maldonne: qu'a-t-elle donc fait? + +--Des folies. Figure-toi qu'elle s'est mise en plein midi à épamprer +une treille de chasselas! + +--En juillet! Et par cette chaleur! + +--Prétendant qu'elle connaissait le pied de vigne, qu'elle aurait +ainsi des primeurs... Et elle n'avait pas de chapeau! + +--Pas de chapeau! répéta M. Maldonne en levant les yeux d'un air de +stupéfaction et de mécontentement. + +Puis, sur son visage mobile, éclairé par la lampe, cette première +impression s'effaça. Quelque chose d'attendri, une joie inopinément +éclose, presque une larme heureuse y parut. Il regarda sa femme, et +dit: + +--Est-elle enfant encore, notre Thérèse! + +Madame Maldonne, les cils baissés, cambrant sa taille mince, savourait +à sa manière, plus froide, plus retenue, la même impression +secrètement égoïste. Un sourire infiniment léger, très doux aussi, +relevait le coin de sa bouche. + +--Oh! oui, répondit-elle, bien enfant, Dieu merci! Tout à l'heure elle +dormait pour tout de bon, la tête sur l'épaule, comme aux premières +veillées, quand elle avait douze ans. Chère petite! Elle a bien le +temps de grandir et de devenir jeune fille. N'est-ce pas, Robert? + +Tiré du songe qui le tenait, Robert détourna vers ses hôtes son regard +où de tout autres pensées, assurément, flottaient encore. + +--Es-tu silencieux! reprit M. Maldonne. Nous disions que Thérèse était +une vraie enfant. Est-ce ton avis? + +--Hélas! + +--Tu trouves? + +--Je trouve tout le contraire, mon pauvre ami. C'est une jeune fille. +Et je le déplore! + +--Allons donc! Ni Geneviève, ni moi... + +--Non, vous ne le voyez pas, vous autres, mais je vous le dis, moi, +elle se transforme, elle grandit, elle est déjà toute grande! + +--Et la preuve? + +--Elle dort à mes histoires! + +--C'est qu'elle était lasse. + +--Du tout, car elle ne faisait que bavarder et rire tout à l'heure. + +--Alors, c'est que tes histoires sont ennuyeuses. + +--Non, puisqu'elles l'ont amusée, quand elle était enfant. Mes +histoires sont restées les mêmes, Guillaume, et c'est Thérèse qui a +changé. + +M. Maldonne leva les épaules, en signe d'incrédulité. + +--Je vous prie de m'excuser, Geneviève, ajouta Robert, si je me retire +un peu tôt. Je ne sais pas si c'est le soleil, mais je me sens la tête +un peu lourde. + +--Comme vous voudrez, mon cher. + +--Je l'aurais parié! s'écria M. Maldonne en riant. Quand Thérèse n'est +plus là, sous un prétexte ou sous un autre, Robert trouve moyen de +nous fausser compagnie. + +--Je t'assure, Guillaume... + +--Va! va! mon ami, le premier article de notre règlement de vie, aux +Pépinières, c'est la liberté, n'est-ce pas? Uses-en comme il te +conviendra. Seulement, dis-moi, quand reprendrons-nous le catalogue? +Demain? + +Robert fit un geste évasif, indiquant l'absolu détachement. + +--Après la promenade, dit-il, peut-être... + +--Peut-être! Jamais d'engagements précis avec toi. Voilà pourtant un +beau travail, toute notre expérience, toutes nos recherches et si près +d'être achevé! Tiens, moi, dix fois le jour, je le vois, ce volume +imprimé: «Catalogue raisonné des oiseaux du département, contenant +l'énumération de toutes les espèces et variétés, par Guillaume +Maldonne, conservateur du musée d'histoire naturelle, avec...» Voyons, +Robert, faudra-t-il ajouter la ligne qui t'associera à la gloire de +l'œuvre: «Avec la collaboration de Robert de Kérédol?» Est-ce pour +demain? + +--Pas probable... Je n'y suis plus. + +--Sais-tu que tu es affreusement paresseux? + +Robert se leva. + +--Il y a si longtemps! dit-il négligemment. + +Il s'approcha de madame Maldonne, l'embrassa au front: «Bonsoir, +petite sœur!» serra la main de Guillaume, qui répétait, moitié riant, +moitié sérieux: «L'amour de l'oiseau faiblit en toi, décidément!» et +prit la porte par où Thérèse était sortie. + +Non, il ne pouvait rester: ni son affection pour les Maldonne, ni son +habitude de correction mondaine ne suffisaient, en ce moment, à lui +faire vaincre l'impression qu'il éprouvait. Sa nature, éminemment +tendre, d'une susceptibilité qu'il cachait, le plus souvent, sous les +dehors d'une indifférence volontiers railleuse et un peu brusque, +s'était sentie atteinte, surprise et blessée à la fois par ce petit +fait: Thérèse endormie. + +Dans ce mince détail, dont le père avait souri, il avait, lui, reconnu +le signe d'un changement profond. «Je me trompais, murmurait-t-il en +montant les marches de l'escalier de bois brun, aux rampes carrées et +lourdes. Je la croyais encore enfant parce qu'elle est très gaie. Je +m'y suis laissé prendre, et elle a fermé ses chers yeux à mon histoire +de la marquise Gisèle! Bien fait, Robert, bien fait! Cela t'apprendra +qu'elle aura dix-sept ans dans un mois!» + +Il entra dans sa chambre, vaguement éclairée par les lueurs traînantes +des soirs d'été, alluma une bougie, qui jeta des étincelles sur les +panoplies d'épées, de sabres, d'épaulettes, de fusils de chasse et de +guerre, qui tapissaient les murs, et se dirigea vers une commode noire +que surmontait, à un pied de hauteur, une petite bibliothèque vitrée +en ébène. Sur la commode étaient rangés, pressés les uns contre les +autres, des livres de classe aux coins brisés, aux pages +recroquevillées et chiffonneuses, des cahiers par liasses et, des deux +côtés, en serre-files, des volumes de collections enfantines, bleus ou +roses, et d'autres plus gros où l'on devinait des images. C'étaient +les reliques de ses années d'enseignement, quand il s'était +improvisé,--avec quelle joie et quelle application de tout son +esprit!--le professeur de Thérèse, humbles témoins des heures de +travail ou de récréation, inutiles depuis longtemps déjà, mais qu'il +gardait là, comme un bon souvenir qu'on aime à revoir. Il se disait +bien que Thérèse n'ouvrirait plus, pour y apprendre ses leçons, la +grammaire française, ni, pour y faire une lecture, l'histoire de la +poupée modèle. Mais où sont-elles les mères qui n'ont pas conservé le +petit bonnet ruché du baptême, le premier jouet, la pelisse ample et +brodée, pendant des mois et des mois, alors que l'enfant courait déjà +tout seul devant elles? Robert les avait imitées. A présent, c'était +bien fini. + +Il avança le bras, et prit un des plus vieux volumes, long comme un +doigt, maculé de taches, le dos tailladé en lanières par l'usure, et +l'ouvrit à la première page. C'était une histoire sainte. Là, d'une +grosse écriture de débutante, il y avait trois lignes bien connues de +lui: «A mon bon parrain Robert, fleur de rosier de Bengale, offerte +par son élève Thérèse.» Un peu plus bas, l'empreinte d'une fleur qui +avait séché, puis disparu. + +Il relut plusieurs fois ce texte naïf, sécha, du revers de la main, +une larme involontaire qui s'apprêtait à couler, et, saisissant par +paquets les livres et les cahiers, il les enfouit rapidement dans un +des tiroirs de la commode. + +--Allons, dit-il en fermant le meuble, tout cela est mort. Maintenant, +puisque mes histoires n'ont plus le pouvoir de l'amuser, il faudrait +trouver des lectures de son âge... + +Ses yeux se levèrent sur la bibliothèque vitrée, si coquette, avec ses +glaces à biseaux et ses colonnettes torses. Depuis qu'il professait, +M. de Kérédol n'avait pas eu le temps ni le goût de lire pour +lui-même. Il possédait seulement et renfermait là une quarantaine de +volumes, éditions de poche artistement reliées, qui l'avaient suivi à +travers le monde. Sous le feu de la bougie, les titres, les dos de +basane et de maroquin luisaient doucement. + +«Quelque chose pour une jeune fille de dix-sept ans, disait Robert, +voilà qui est difficile! Voyons!... _Discours sur l'Histoire +universelle?_ trop grave... _Voyage du jeune Anacharsis?_ d'un +vieillot!... _Dominique_, oh! _Dominique_, de Fromentin? non, ce n'est +pas pour son âge... _Guide de l'Apiculteur?_ non!... Brizeux, deux +volumes? peuh! la poésie? Des extraits, peut-être... Molière, _Theâtre +complet_; Michelet, _l'Oiseau_; marquis de Foudras, _les Gentilshommes +chasseurs_; _Corinne_... Décidément, mon pauvre Robert, pas de chance: +tes histoires ne conviennent plus, ta bibliothèque ne convient pas +encore. Et si peu d'œuvres! Je suis presque au bout... _Pensées_, +de Joubert; Rabelais; _Service en campagne 1866_; _Contes choisis_, de +Daudet... Voilà! voilà mon affaire! Les _Contes choisis_! En +choisissant encore parmi eux,--une jeune fille tout à fait jeune +fille, qui n'a rien lu!--oui, elle aimera cela. Ce Daudet, _la Chèvre +de M. Seguin_, _les Étoiles_, oh! _les Étoiles!_ Comment n'avais-je +pas pensé?... Elle sera contente, Thérèse...» + +Et il souriait en cherchant dans sa poche la clef du petit meuble. +Quand il l'eut saisie, il fit jouer le ressort, qui rendit un son de +neuf, et le parfum du vieux cuir se répandit dans la chambre. + +--Voilà bien l'affaire, ajouta-t-il en faisant basculer le volume +qu'il posa à plat près du bougeoir: Daudet, un moderne, celui-là! Avec +lui, je suis sûr de ne pas l'endormir. Ah! elle sera étonnée, demain, +quand je lui annoncerai: «Mademoiselle Thérèse, désormais les contes +choisis de Daudet remplacent les contes usés de votre oncle». Je +gage, la pauvre petite, qu'elle sera touchée, reconnaissante. Vive +comme elle est, par exemple, il faudra tout de suite ouvrir le volume! + +En se parlant ainsi, Robert fit quelques pas jusqu'à la fenêtre +demeurée ouverte à deux battants, à cause de la grande chaleur, et +s'appuya sur l'accoudoir. Vraiment, il était satisfait de sa +trouvaille. Il se sentait en possession d'un moyen assuré de réparer +l'échec de tout à l'heure. Ses yeux, errant sur le grand jardin noyé +d'ombres tièdes, ne virent rien d'abord que l'image présente à sa +pensée: Thérèse tout à fait heureuse et bien éveillée, qui le +remerciait avec des mots jeunes comme elle, tandis que lui, assis près +d'elle, lisait, en y mettant le ton, _la Chèvre de M. Seguin_. Il +voyait cela très nettement. Puis, les rayons de lumière vive dont ses +yeux étaient pénétrés se dissipant peu à peu, il commença à distinguer +les teintes variées de la nuit: ici le sable pâle de la grande allée, +là l'ovale d'une corbeille de pétunias, les rayures brunes des +plates-bandes du potager, des boules sombres qui étaient des buis +taillés, et, des deux côtés du domaine, le vallonnement argenté des +cimes d'arbres qui diminuaient, prenaient des mouvements de nuages, et +s'allaient réunir tout au fond, dans la brume. La vision de ces choses +réelles et familières effaça l'image où s'était complu Robert, et +ramena dans son esprit la question un moment écartée. + +«Dix-sept ans! pensait-il. Déjà! Un âge effrayant. C'est si délicieux! +Tous les rêves qui éclosent à la fois, et trouvent le nid trop petit +pour eux, et s'en vont. Oh! si elle s'en allait! Dire que nous sommes +trois ici, qui ne vivons que d'elle et pour elle, et que, cependant, +au premier appel du dehors, elle nous quitterait peut-être, elle nous +laisserait! Maldonne n'a pas compris!... Je sais bien qu'elle est +merveilleusement pure, ignorante de la vie. Cela peut nous la garder +quelque temps. Nous voyons si peu de monde! Les Pépinières sont loin +de la ville. Et puis, elle nous aime. Comment n'aimerait-elle pas ceux +qui ont enveloppé sa jeunesse d'une tendresse pareille? C'est égal, je +ne conçois plus la paix profonde où j'étais hier, ce matin encore. Il +me semble que je ne pourrai plus la regarder sans avoir peur de la +perdre... Voyons, voyons, il faut découvrir des moyens nouveaux pour +l'intéresser, lui rendre le séjour au milieu de nous si agréable, si +pleinement doux, que cela lui suffise, trois amis à aimer. Daudet +m'aidera un peu, un tout petit peu. Et le reste? Mon Dieu! que c'est +dur de prévoir!...» + +Il avait étendu le bras, sans trop songer à ce qu'il faisait, vers une +tige de bignonia grimpante, qui jaillissait, au-dessous de la fenêtre, +du bourrelet enchevêtré des clématites et des vignes vierges. Au bout +de la tige, droite et ferme, une fleur s'ouvrait, son calice brun +tendu au souffle errant de la nuit. Robert la saisit, et l'attira. +Mais la liane était si bien mêlée aux autres que toute une masse de +feuilles en fut remuée; deux ou trois passereaux, gîtés sous ce +couvert, s'envolèrent effarés, et une voix venue d'en haut, une voix +fraîche et nette éclata, comme un chant de merle fuyard: + +--Ah! mon oncle, c'est vous! + +Il lâcha la branche, et se renversa légèrement, un seul coude appuyé à +la barre de la fenêtre, pour regarder en l'air. Juste au-dessus de +lui, à l'étage supérieur, Thérèse, penchée en avant, les deux bras +étendus, les doigts engagés entre les lames des contrevents, riait de +la peur qu'elle avait eue, et de la surprise de son oncle, et de se +sentir jeune, et d'avoir la liberté d'être elle-même devant cette +campagne voilée d'ombre, où son rire se perdait. + +--Dieu! que vous m'avez fait peur! dit-elle. Je ne sais pas ce que je +me suis figuré. Rien du tout, je n'ai pas eu le temps. Mais j'ai eu +une peur! Vous avez agité toute cette muraille verte. A qui en +vouliez-vous? + +--Moi? je cueillais une fleur de bignonia. J'ai peut-être tiré un peu +fort? + +--Je le crois! + +Ses lèvres se détendirent, les fossettes de ses joues disparurent, et +un sourire qui se faisait humble, très innocent, où toute une âme +d'enfant parlait, descendit d'une fenêtre à l'autre. + +--J'espère que vous m'avez pardonné? dit-elle... Vous vous souvenez: +tout à l'heure... + +--Complètement pardonné, Thérèse! + +--Oh! je vous remercie. Je ne sais pas ce que j'avais, car, vous +voyez, je suis tout à fait éveillée maintenant, gaie comme un pinson, +et je n'ai pas plus envie de dormir!... Bonsoir, parrain! + +--Bonsoir, mignonne! + +Robert la regardait, et, sur sa figure fatiguée, une expression de +contentement se peignait. Il vit le visage de Thérèse s'effacer, les +deux bras ramener les contrevents, la grande baie à demi éclairée +devenir subitement sombre, et il demeura cependant plusieurs minutes +immobile. Puis il se retourna, et se remit à songer. + +Il était plus rassuré. Ces mots, ce sourire si jeune avaient chassé +les pensées troublantes. Et c'était le passé qui s'ouvrait à lui +maintenant, les dix-huit années de paix profonde écoulées aux +Pépinières, et que pas un orage n'avait traversées. Robert s'y +enfonçait, il y courait d'instinct, demandant à ces jours heureux +l'espérance dont il avait besoin. Et, comme il n'abusait point de ces +retours sur lui-même, comme tous ces souvenirs intacts lui versaient +leur douceur et comme leur premier miel, Robert s'étonnait de la +beauté de la nuit, de l'éclat des étoiles baignées au fond des lacs +que formaient les nuages, et surtout du bien-être singulier, de la +plénitude de vie dont chaque respiration emplissait sa poitrine. Bien +souvent, dans les grands souffles qui remontent la vallée de la Loire, +poussant devant eux les goélands, il avait senti l'humidité saline et +l'emportement des marées, d'autres fois l'effluve rare, fugitif, des +végétations tropicales, apporté de très loin, sur des nuées qui le +sèment. Mais, ce soir-là, c'était autre chose: une caresse faite pour +l'âme, une joie que les lèvres buvaient pour elle. Du moins Robert le +croyait. Il lui semblait même entendre des musiques lointaines, des +mots avec l'accent qu'ils avaient eu, des sons de trompette et des +bruissements de foule, les premiers cris et les premiers pas de +Thérèse. Et tout cela venait de l'horizon, avec la brise sans force et +sans hâte, vers la fenêtre ouverte. + +C'est que, pour lui, cette période du milieu de la vie avait été la +plus heureuse. Sa jeunesse ne lui offrait rien de semblable, mais une +enfance austère et contrainte dans un château des marches de Bretagne, +parmi des horizons de landes trempées de longues pluies, entre son +père vieux et rude et la seconde femme de celui-ci, créature faible et +douce, opprimée, maladive, dont Robert voyait encore dans ses rêves +l'éternel sourire triste; aucune gaieté pour répondre à celle de +l'enfant, pas d'écho à ses jeux,--si ce n'est une petite fille née de +ce second mariage, très gâtée, elle, très adulée, à peine connue de +son aîné,--une instruction écourtée, puis le départ, une sorte de +fuite hâtive, désirée de part et d'autre, pour l'armée, et alors, sans +transition, l'Afrique, le régiment, la discipline avec ses rigueurs et +ses relâches brusques, des mois de cruelle monotonie et des mois +d'aventure à la suite des tribus arabes. Robert s'accoutuma vite. Il +était né soldat. Il se retrouvait chez lui parmi les gens de guerre. +Rien qu'à le voir passer, huit jours après son entrée au corps, cambré +dans son dolman bleu de chasseur d'Afrique, on devinait le futur +officier; on sentait dans ses yeux clairs, dans le pli relevé de sa +bouche, toute l'ardeur superbe de la vie mêlée à l'insouciance du +danger. Il n'avait, semblait-il, qu'à laisser faire au temps. Et +certes, il y eut pour lui d'heureuses fortunes: les jours où l'on se +battait d'abord, où l'on rentrait mourant de soif avec des fusils +incrustés d'ivoire en travers de sa selle; la rencontre de Guillaume +Maldonne, plus âgé que lui, engagé à la suite d'un coup de tête, leur +amitié bientôt liée sous la tente, rapidement mûrie par le péril qui +les pressait et les relâchait ensemble, et des actions d'éclat, et +l'avancement rapide, et presque de la gloire. Ni les hasards, ni la +misère, ni l'affection qui font les années inoubliables n'avaient +manqué à celles-là. Cependant un voile d'ombre encore avait pesé sur +elles. A peine Robert venait-il de gagner ses galons de brigadier, +qu'il apprit la mort de son père. M. de Kérédol laissait de grosses +dettes. Sans hésiter, sans recourir aux expédients commodes de la +loi, son fils accepta la succession, résolu à tout vendre, le château, +les terres, les meubles, à s'endetter lui-même, à se réduire au strict +nécessaire tout le temps qu'il faudrait pour maintenir intact +l'honneur de son vieux nom. Il y parvint, et paya tout. Mais au prix +de quels sacrifices et de quelles humiliations! Lui, si fier, si +hautain même, traqué par les créanciers, il dut se débattre au milieu +d'affaires et de procédures devant lesquelles il était aussi neuf, +aussi désarmé qu'un enfant. + +L'épreuve dura des années. Il en sortait à peine, quand la guerre de +1870 éclata. Et la guerre, ce fut la fin de ses rêves de gloire et de +sa carrière de soldat. Blessé d'un coup de feu à l'épaule, presque au +début de la campagne, le lieutenant de Kérédol souffrit de longs +jours, guérit à moitié, retomba, et, désespérant de pouvoir reprendre +du service, donna sa démission. + +Il venait d'avoir vingt-sept ans, et il se trouvait comme abandonné à +mi-chemin de la vie. Où aller? Que faire, malade encore, sans +carrière, sans métier, sans plus de ressources qu'une modique pension +de blessé? Maldonne, qui aurait pu le conseiller, l'aider peut-être, +sorti du régiment avant 1870 et retiré en Anjou, semblait avoir oublié +son ancien ami. Le temps avait fait son œuvre. Pas une main ne se +tendait vers Kérédol, pas un foyer ne s'ouvrait à lui. + +Il voulut cependant faire un essai et se rapprocher de l'unique +parente qui lui restât, de sa demi-sœur, qu'il avait à peine connue +et aussi à peine aimée. Il la revit jeune fille, douce et affectueuse. +La mère était morte. Geneviève de Kérédol vivait chez son grand-père +maternel. Elle accueillit son frère avec des transports de joie. Mais +celui-ci comprit vite qu'il ne pouvait se fixer près d'elle, chez un +étranger, dans un domaine qui n'avait jamais appartenu aux siens. Et +il ne savait que résoudre, quand une lettre arriva, qui le sauvait. + +Oh! la bienheureuse lettre! Comme elle était venue inopinément greffer +l'idylle sur ce drame brisé de la vie de soldat! Comme Robert la +revoyait nettement et jusque dans les moindres détails de la forme +matérielle qu'elle avait, longue, avec son enveloppe maculée de +timbres, renvoyée de bureaux en bureaux, ses lignes serrées et bien +ordonnées, que terminait un paraphe compliqué, déjà célèbre au +régiment! Elle disait: + + «Viens, mon ami! Ma maison est assez grande pour deux et de même + la tâche que j'ai entreprise. Où peux-tu être? Comment se fait-il + que tu n'aies pas pensé à ton vieux camarade, et que tu ne sois + pas encore venu te soigner, te consoler et prendre chez lui ta + retraite? Accours vite. J'ai le plus joli des métiers à t'offrir + dès que tu seras guéri. Tu te souviens de ma passion pour + l'histoire naturelle? Elle a décidé de mon sort. J'ai demandé, + j'ai obtenu sans lutte un emploi peu envié, peu payé, mais qui me + ravit. Me voici conservateur adjoint du musée d'ornithologie de la + ville, à la tête d'une collection lamentable, fanée, honteuse, de + quelques douzaines de pies et de passereaux auxquels la paille + sort par le ventre. Tout est à faire. J'ai résolu de tuer + moi-même, de préparer, de monter, d'étiqueter la collection + complète de tous les oiseaux du département, de ceux qui passent + et de ceux qui demeurent, de ceux qu'on rencontre tous les jours + et de ceux qui ne se montrent qu'à de rares intervalles, comme des + princes en visite. Déjà je suis à l'œuvre. + + »Le préfet m'a délivré un permis de chasse permanent. J'en aurai + un second pour toi. Songe, mon ami, quelle belle fin de carrière: + la chasse toute l'année, le grand air, la liberté, les bois et + l'amitié fidèle de ton compagnon d'armes, + + »GUILLAUME MALDONNE, + + »Ancien marchef au 2e chasseurs d'Afrique.» + +Robert partit. Il guérit de sa blessure. Il fut bientôt en état de +suivre son ami. Et alors commença pour tous deux l'odyssée la plus +étonnante et la plus passionnante. Ils y retrouvaient chacun quelque +chose de leur ancienne vie: l'aventure, l'émotion des poursuites, des +alertes, des coups heureux ou manqués, les courses lointaines, les +nuits à la belle étoile. Toutes les propriétés privées, les domaines +princiers, les parcs enfermés de murs s'ouvraient devant ces chasseurs +d'une nouvelle sorte. Qu'importait, au propriétaire le plus jaloux de +ses droits, le meurtre d'un épeiche ou d'une pie-grièche rose? Partout +accueillis, partout fêtés, ils couraient d'un bout à l'autre du +département, parmi les taillis, les prés, les vignes, les marais. +Robert ne chassait pas. Mais il avait un flair extraordinaire pour +deviner le passage d'un oiseau, pour découvrir la trace ou le nid du +gibier, pour dire, par exemple: «Guillaume, je sens qu'il y a des +bécasses dans les marouillers mêlés de bouleaux; la brume est +violette; elle embaume la feuille morte.» Ou bien, quand le printemps +argenté, au bord de la Loire, met en éveil tout le petit monde des +luisettes, il était merveilleux pour apercevoir, immobile à la pointe +d'une grève, un combattant aux plumes hérissées, ou encore, posée +entre deux chatons de saule, comme une perle enchâssée, +l'insaisissable fauvette bleue. + +Son compagnon était adroit, et manquait rarement un coup de fusil. Au +retour, ils travaillaient tous deux, soit au laboratoire du musée, +soit à la maison des Pépinières, triant et classifiant leurs prises, +disséquant les plus belles, préparant les peaux avec l'arsenic et la +poudre de chaux. Mais Guillaume s'était réservé la pose. Lui seul, il +bâtissait la carcasse de fil de fer ténu, la modelait à sa guise, et, +avec une adresse, une science, une sincérité d'artiste indéniables, +rendait à ces paquets de plumes la vie et le mouvement, la grâce et le +lustre des ailes, et le trait, si fugitif, qui marque une humeur +d'oiseau. + +Presque au début de cette existence nouvelle, un événement s'était +produit qui l'avait consacrée, assurée, embellie. Robert, très +communicatif en apparence, causeur plein de verve et souvent plein +d'esprit, s'était toujours montré d'une extrême réserve sur tout ce +qui concernait sa famille. Il n'admettait personne dans les souvenirs, +bons ou tristes, du passé, et se bornait à partager le présent, mais +le plus volontiers du monde, avec ses amis. Le plus intime de ceux-ci +ne savait pas où vivait Geneviève de Kérédol, ni quel parent l'avait +recueillie, dans un château ou dans une ville, en France ou même +ailleurs. Or, un jour de l'automne finissant de 1871, comme il +s'agissait, entre les deux amis, de se procurer une espèce de +grimpereau assez peu commun, le tichodrôme échelette, un oiseau +charmant, à manteau gris perle avec des crevés rouges au fouet de +l'aile, Robert assura qu'il connaissait le rendez-vous de tous les +pics du département, qu'il se chargeait de la direction de +l'entreprise et de trouver le gîte et le souper. + +Ils arrivèrent, le lendemain soir, dans la cour d'un très vieux logis, +en plein bois. Les murs et le toit jusqu'à la moitié disparaissaient +sous les plantes grimpantes à peine taillées. Au-dessus des arêtes +d'ardoises moussues, la futaie, en demi-cercle, étendait ses branches, +et enveloppait, enserrait d'ombre l'habitation. En avant seulement, +une nappe d'eau de dix hectares, dont les roseaux venaient frôler la +grille de la cour, faisait dans ce rideau sombre une trouée de +lumière. + +Celui qui demeurait là, le grand-père maternel de Geneviève de +Kérédol, n'était pas le propriétaire de la forêt. Il n'en possédait, +selon son expression, qu'une motte verte. Mais il était hospitalier, +veneur comme un roi de France, et mit aussitôt à la disposition des +deux amis ses chiens, ses bateaux, ses cabanes d'affût et son garde +aussi vieux que lui. Guillaume en profita largement, tandis que Robert +demeurait au château. Il chassait du matin au soir, et quelquefois du +soir au matin. Le tichodrôme échelette ne se montra nulle part. Mais +il y avait toutes les variétés d'oiseaux de proie dans les hautes +ramures des futaies et, sur l'étang, des sarcelles, des canards, des +hérons, quelques-uns rares et presque introuvables ailleurs. + +Et ce fut, pendant une semaine, pour Guillaume Maldonne, une +succession de captures heureuses, un ravissement que contribuait à +entretenir, au retour, la présence de la jeune fille, assez jolie, +avenante et gracieuse surtout, souveraine maîtresse et joie unique du +vieux logis. Guillaume l'aima sans l'avouer. Il était timide, il +approchait de la quarantaine. Jamais il n'eût osé demander Geneviève, +si peu riche et si simple qu'elle fût. Il hâta lui-même le départ. Le +soir arrivé, il allait s'éloigner, très malheureux, emportant son +secret; déjà, debout derrière le groupe que formaient ses hôtes et son +ami causant ensemble à voix basse, autour de la cheminée, il regardait +une dernière fois la jeune fille, avec cette douleur muette qui fixe +nos regrets, quand Robert se leva, prit la main de Geneviève, et la +mit dans celle de Guillaume, en disant: «Eh bien! mon cher ami, on +attelle les chevaux: si tu te déclarais?» + +Avec Geneviève Maldonne, avec Thérèse bientôt, le bonheur était entré +au logis des Pépinières. Madame Maldonne y avait apporté sa gravité +douce, son humeur égale, ce charme que certaines femmes possèdent au +point que leur seule présence, un mot indifférent tombé de leurs +lèvres, éveille comme de la reconnaissance. Thérèse avait été la vie, +le mouvement, la gaieté. A peine elle était née, Robert l'avait +incroyablement aimée. Il l'avait bercée bien souvent et promenée sur +ses bras. Il lui avait appris à marcher et à s'amuser. Pour elle, il +avait donné l'essor à son génie d'invention, trouvé des jouets, +construit des moulins qu'on allait planter à la cime des vieilles +souches, des bateaux avec des roues, des cerfs-volants et des poupées. +Pour elle, surtout, il avait fait ce qu'il eût refusé de faire pour +lui-même: il s'était remis à étudier. Et, pendant que son beau-frère, +retenu au musée, continuait à préparer la plus belle collection +ornithologique des provinces de l'ouest, M. de Kérédol apprenait à +lire à Thérèse, lui expliquait le catéchisme, la grammaire, l'histoire +qu'il avait relue l'instant d'avant, et puis ils jouaient tous deux, +pour se reposer de la leçon, leurs deux rires se mêlaient, l'un par +l'autre attiré, et l'on eût dit que Robert, parfois, redevenait tout +jeune, à force d'aimer l'enfant. + +Les moindres détails de ce temps-là lui demeuraient présents. Il se +rappelait certaines robes qu'elle avait portées, une blanche toute +brodée par la mère, une autre bleue, vers trois ans, et, un peu plus +tard, une rose où il y avait un semis de pâquerettes, mais surtout des +regards, des sourires pleins de ciel, des mots profonds qui n'en +savent rien, des questions si fraîches qu'on les goûte avant d'y +répondre. Car, entre elle et lui, c'était l'absolue confiance, la +permission, conquise au prix d'un grand amour, de se pencher au-dessus +d'une petite âme, et d'y lire. Robert lisait à livre ouvert dans celle +de Thérèse, notait tout, gardait tout en lui-même, et, le soir, quand +Thérèse dormait là-haut, dans son lit à rideaux blancs, la porte de +l'escalier entre-bâillée pour que le moindre cri donnât l'éveil, il +partageait son trésor: il racontait à la mère et au père l'histoire de +la journée. Aux Pépinières, c'était le sujet habituel des +conversations, sujet toujours cher, jamais épuisé, et qui se +renouvelait à mesure que grandissait Thérèse. Les oiseaux mêmes ne +venaient qu'au second plan. + +Le plus extraordinaire, c'est que Thérèse ne fut pas gâtée. Elle +demeurait soumise, prévenante, nature délicate qu'un reproche +confondait, qu'on ne menait qu'avec de la bonté et de la raison, et +qui comprenait à merveille son rôle, faisant sans compter autour +d'elle, aux trois amis qui l'entouraient, l'aumône de sa jeunesse en +fleur. + +O heures délicieuses, heures sans nombre du passé, comme il était doux +de vous revivre, et quelle consolation vous apportiez avec vous! + +Le vent fraîchissait. Les bignonias, les rames de vigne ou de +clématite, fouettés en tous sens, venaient toucher la main de Robert, +comme pour dire: «Il est temps, voici la nuit noire et froide, +rentrez, vous qui rêvez: vous avez reçu du soir ce que vous attendiez +de lui!» Robert ferma la fenêtre, et quand il se retrouva dans le +silence de cette chambre tiède, sentant la paix qui régnait au dedans +de lui et autour de lui, il poussa un soupir de contentement. Toute +impression pénible s'était effacée. Il revoyait Thérèse, sa Thérèse +d'autrefois, toute naïve, toute rose, toute petite. + +Et cela lui redonnait confiance, grande confiance dans la vie. + + + + +II + + +Le lendemain, quand Robert sortit de sa chambre, le soleil déjà haut +chauffait les touffes de réséda semées en cordon le long de la façade, +au midi. Par-devant, dans l'allée toute bourdonnante et traversée de +rayons d'or par le vol des abeilles, Thérèse se promenait, prête à +partir. + +Elle avait mis une robe grise de voyage, une voilette blanche, un +chapeau rond orné d'un piquet de coquelicots. Elle allait à pas +relevés, et, au-dessus de sa tête, l'ombrelle qu'elle tenait ouverte, +inclinée, rasant l'épaule, tournait comme un petit moulin. Quand +Thérèse entendit M. de Kérédol descendre en se hâtant l'escalier: + +--En retard, mon parrain! cria-t-elle. Huit heures et demie! Mon père +est déjà rendu au musée. Moi, j'ai eu le temps de cueillir deux +corbeilles de roses, que je vais envoyer pour l'adoration. Comment +avez-vous dormi? + +--Trop bien, comme vous voyez, répondit Robert, en paraissant sur le +seuil de la porte. + +--Moi, divinement! dit Thérèse. + +Mais, presque aussitôt elle poussa un petit cri de surprise. + +--Ah! mon parrain, je ne m'étonne plus que vous soyez en retard. +Êtes-vous beau! + +--Bah! bah! dit en riant M. de Kérédol, immobile sur la margelle +d'ardoise étincelante de soleil. Que me trouvez-vous d'extraordinaire? + +--Ceci d'abord, fit Thérèse en désignant du doigt l'épingle de +cravate, un minuscule cheval arabe, en or ciselé. Elle est très jolie, +d'ailleurs. Mais vous ne l'avez jamais portée ici. On ne me trompe +pas, vous savez. Et puis ce chapeau neuf! Tout cela pour les loriots +du bois de Laurette? + +Robert, content d'être si vite découvert, prit la main que Thérèse lui +tendait, et, la serrant entre les siennes: + +--Non, mon enfant, pas pour les loriots: pour vous! + +--Oh! + +--Pour vos dix-sept ans, à qui je veux faire honneur! Que dirait-on, +si, à côté d'une grande jeune fille comme vous,--car vous voilà +grande, ma filleule,--on apercevait un parrain négligé? + +Quelque chose d'ému, un frisson de plaisir et de reconnaissance passa +sur le visage de Thérèse. + +--Eh bien! vous voyez, dit-elle, c'est absolument comme mon dessus de +clavier dont vous vous moquiez hier soir, ce que vous venez de faire +là: c'est très inutile, car nous ne rencontrerons personne, mais je +trouve ça charmant. + +Elle se recula de deux pas, considéra un instant M. de Kérédol, son +chapeau rond luisant, sa veste à larges boutons de nacre, ses gants, +sa canne à pomme d'or, et, avec un petit geste, comme un salut de la +main: + +--Tout à fait votre air de colonel! + +Rien ne flattait davantage l'ancien officier de chasseurs que cette +appellation dont le qualifiaient quelquefois les passants ou les +conducteurs d'omnibus. Un mot qu'il voulut dire, une exclamation +d'amitié, ou l'ordre du départ, resta dans sa moustache. Elle savait +trop bien le chemin de son cœur, cette Thérèse! Et Robert était comme +beaucoup de soldats: quand le cœur lui battait, il n'avait plus que +des gestes. Il leva donc sa canne, et se mit à marcher. La boîte +verte lui pendait dans le dos. + +--Si vous voulez, dit Thérèse en réglant son pas sur le sien, nous +rentrerons par le faubourg? + +--Pourquoi faire, mignonne? + +--Pour prévenir mon petit commissionnaire habituel. Je vous ai dit que +j'avais cueilli... + +--Ah oui! Jean Malestroit. Il a grandi, le mioche: je l'ai vu, l'autre +jour, sur le seuil de sa porte. + +--Si gentil! fit Thérèse. + +Tous deux furent bientôt dans la route qui montait à droite, et +s'enfonçait dans la campagne. A peine deux ou trois fermes, au milieu +des champs d'artichauts ou des plantations de pépinières. Les +grillons, toutes sortes d'insectes invisibles, qui chantent à l'entrée +de leurs trous, commençaient la longue complainte des jours chauds. On +voyait, au bord des fossés, le luisant de l'herbe qui remue. Thérèse +causait des détails de la vie quotidienne, de mille petites choses +indifférentes pour tous autres qu'elle et Robert. Un passant qui +l'aurait entendue se serait demandé pourquoi l'autre riait, pourquoi +il s'animait et s'épanouissait, sans raison apparente, sans qu'elle +eût rien dit que d'ordinaire, même sans qu'elle parlât, lorsqu'aux +barrières des champs elle s'arrêtait un peu, et, toute droite, l'œil +aux horizons, les lèvres entr'ouvertes, aspirait à pleine poitrine +l'odeur de moisson mûre, qui venait, rasant le sol. Et cependant, que +c'était bon, cette promenade avec l'enfant qu'il avait élevée, que +c'était doux, ce bavardage sans suite et sans fin, où l'on ne quittait +le présent que pour parler du passé, leurs deux domaines communs! Pas +un mot inquiétant, pas une note nouvelle dont il pût s'alarmer. + +--Vous n'avez pas fini votre légende d'hier? lui dit-elle. J'ai laissé +la marquise Gisèle assiégée, et la jument grise bien maigre. Vous +disiez: «Alors il arriva...» Je voudrais savoir ce qui est arrivé. + +--Non, ma mignonne, répondit gaiement Robert, le temps de mes +histoires est passé. + +--Vous ne m'en raconterez plus? + +--Non, je vous en lirai, des contes des grands auteurs, écrits pour +les grandes jeunes filles. + +--Oh! que c'est aimable! Je n'aurais pas osé vous le dire... + +--Vous le désiriez? + +--Sans doute, un peu. Mais comment faites-vous pour deviner ce que je +désire? + +--Je pense à vous. + +--Et moi aussi, mon parrain, je pense à vous, et j'ai le cœur touché +de vos attentions, bien touché, je vous assure! + +«Comme je la retrouve! songeait Robert, Comme la voilà reconquise! +Est-elle charmante, ce matin! Et jeune! Voyez-la!» + +Et ils allaient tous deux légèrement. + +Bientôt on prit les chemins de traverse. Ils étaient pleins de fleurs, +pleins de vie, pleins de fuites d'ailes effarouchées. On se baissait à +chaque instant, pour une étoile blanche ou jaune devinée sous le +couvert des ronces. La boîte s'emplissait d'herbes. Celles qui +n'étaient pas rares étaient au moins jolies. Thérèse avait des goûts +qu'il fallait contenter. Ainsi l'avait résolu M. de Kérédol. Il +cueillait tout ce qu'elle voulait: «Je n'herborise pas pour moi, +songeait-il, je fauche pour elle.» Et, les pieds dans la boue +traîtresse des creux des fossés, ou la tête dans les épines, il se +mouillait, se piquait, et s'échauffait avec allégresse. + +--Je regrette la tenue de colonel, disait Thérèse. + +--Moi, je ne regrette rien, si vous êtes contente. + +--Ravie! + +--Et savez-vous, disait-il, que nous voici tout à l'heure en pleine +famille d'orchidées: orchis abeille, orchis mouche, orchis +araignée?... + +--Où donc, parrain? + +--Dans le bois, parbleu! + +Chose curieuse, quand ils furent rendus sous la futaie, large et +longue tout au plus comme un champ de moyenne taille, vestige +d'ancienne forêt, ni l'un ni l'autre ne songeaient plus aux orchidées. +Ils étaient las d'avoir tant marché, tant ri, et du soleil qui faisait +danser l'air à la hauteur des yeux. Le dôme des feuilles gardait un +reste de rosée évaporée, avec le lourd parfum qui monte du sol des +bois. A peine eut-il foulé la mousse, et senti sur ses épaules la +caresse des premières ombres, M. de Kérédol perdit sa belle ardeur, +chercha la place la plus fraîche, sans une moucheture d'or, la trouva +au bord d'un fossé d'eau courante, et s'assit en s'épongeant le front. +Thérèse tourna un peu, pour ne pas avoir l'air aussi fatiguée que son +parrain, affecta de s'intéresser à des fougères, eut une phrase +banale sur la douceur de l'ombre, et finalement s'assit à trois pas de +lui. Elle arrangea les plis de sa robe, à petits coups songeurs, et se +mit à regarder devant elle. Il en faisait autant de son côté, mais, +tandis qu'il était seulement silencieux, elle se sentait peu à peu +envahie par une mélancolie, un malaise d'âme grandissant, le revers de +l'excessive gaieté qu'elle avait eue. Cela vient ainsi, tout jeune +qu'on soit. Et Thérèse eut un soupir qui fit se retourner Robert. Il +la considéra un instant, et remarqua le changement qui s'était produit +en si peu de temps dans la physionomie de sa filleule. Sous la +voilette relevée, les yeux de Thérèse grands ouverts, sérieux et comme +voilés d'une pensée qu'il ne pouvait lire, fixaient un point de +l'horizon. Était-ce le moulin, là-bas, de l'autre côté de la Loire, +gros comme un hanneton qui secoue ses élytres, ou les traînées pâles +des champs de colza rayant les pentes, ou le nuage roulé, immobile +dans l'océan de lumière où pas un souffle ne courait? Non, sans doute. +La bouche avait un pli léger, et tout le visage cette lueur égale et +comme cette transparence qu'il prend lorsqu'aucun objet du dehors ne +l'impressionne plus, et qu'il reflète seulement un songe intime du +cœur. + +--A quoi rêvez-vous? demanda M. de Kérédol. + +--Moi? à rien, répondit-elle sans bouger. + +Robert jugea politique d'opérer une diversion, se pencha en avant, +au-dessus du courant qui filait, rapide et bleu d'acier, parmi les +cressons, les acanthes, toute une végétation réfugiée là contre +l'ardeur de l'été, et cueillit une tige couronnée d'un corymbe de +fleurs blanches. + +--Reine des prés, dit-il, _spiræa ulmaria_, famille des Rosacées. +Voyez, Thérèse, est-elle élégante! + +Thérèse fit à la plante l'aumône d'un regard distrait. + +--Dites-moi, demanda-t-elle en rabaissant sa voilette, maman s'est +bien mariée à dix-huit ans, n'est-ce pas? + +--Oui, dix-huit ans, répondit rapidement Robert... Je crois, Thérèse, +que vous n'avez jamais étudié la reine des prés. Tenez, la feuille est +ailée, duvetée en dessous, à folioles ovales. J'ai lu quelque part +qu'en infusant les fleurs dans du vin, on obtient le bouquet du fameux +Malvoisie! + +Et il observait, sur le visage de la jeune fille, maintenant tournée +vers lui, l'effet de cette pointe habile. Elle n'en parut pas touchée. + +--Vraiment? dit-elle... Mais, dix-huit ans... mon parrain, savez-vous +que je les aurai l'année prochaine? Ce serait très drôle si... + +--Qu'est-ce qui serait drôle, mon enfant? + +--Non, pas drôle précisément. Je veux dire, reprit-elle,--et son +sourire éclatant, toute sa jeunesse enjouée reparut sur ses joues, +sur ses lèvres, dans ses yeux qu'animait un éclair de soleil venu on +ne sait d'où,--je veux dire que peut-être, vous comprenez bien, +peut-être quelqu'un pourrait penser à moi aussi... Eh bien! cela me +fait rire malgré moi. + +Pour le coup, Robert laissa échapper la reine des prés, qui roula, +comme une ombrelle, sur la mousse, et tomba dans le courant. + +--C'est à cela que vous pensiez? dit-il en se reculant, pour s'appuyer +au tronc d'un arbre, et la voix un peu sourde. + +Elle répondit, en montrant ses dents blanches, et en le fixant de ses +yeux bleus étonnés: + +--Mais oui! + +--A propos de rien, comme ça? + +--De rien du tout. Cela me vient surtout quand je regarde devant moi, +très loin. + +--Ah! très loin, devant vous? + +--Oui, n'est-ce pas que c'est curieux? + +Elle prit un air grave, appuya un coude sur un de ses genoux, et, +remuant sa jolie tête: + +--Voyez-vous, parrain, je songe quelquefois au mari que j'épouserai... + +--Alors, vous avez fait votre choix? + +--Oh! d'une façon très générale! Je voudrais épouser quelqu'un qui +aurait été malheureux! + +--Ça se rencontre aisément, Thérèse. + +--Oui, quelqu'un de jeune, qui aurait souffert. + +--Même jeune, cela peut se trouver, mon enfant: seulement, je ne +comprends pas. + +Elle hésita un instant, leva les yeux vers les chênes. + +--Pour le consoler, dit-elle. + +Et cela fut dit avec tant de naïveté, tant de tendresse voilée, que le +pauvre Robert sentit la morsure d'une larme au coin de ses paupières. +Il eut envie de s'écrier: «Si vous avez soif de consoler, Thérèse, ne +cherchez pas au loin, comprenez, restez pour nous trois, chassez les +rêves qui, déjà, si petite, vous éloignent! Ayez pitié de nous, ne +songez plus!» Mais il eut peur de paraître égoïste, peur aussi de +l'inconnu qui se révélait à lui. O mystère d'une âme! N'allait-il +point la froisser, la repousser, lorsqu'elle s'ouvrait si ingénument? +Fallait-il lui laisser voir toute l'appréhension qu'un mot pareil +jetait en lui? Non pas cela, surtout pas cela. L'esprit de Thérèse eût +travaillé sur cette crainte. Mieux valait prendre la chose légèrement, +comme une boutade sans conséquence, essayer de rire. Et il essaya, et +rien ne lui vint aux lèvres que ce mot qu'il ne voulait pas dire: +«Restez, restez!» Alors il se baissa, faisant mine de ramasser sa +canne devant lui, et resta courbé un peu plus de temps qu'il n'était +nécessaire, le temps de composer ses traits. Quand il sentit +s'effacer les deux sillons qui s'étaient tout à coup creusés aux coins +de sa bouche: + +--Ma petite Thérèse, dit-il, nous ferions bien de partir. Je crois que +vous voulez rentrer par le faubourg? + +--Oui, répondit-elle distraitement, pour mes roses. + +Il s'était levé en parlant, et, à demi détourné, tirait ses manchettes +avec un soin qui devait cacher un reste d'émotion. Thérèse ne le +remarqua pas. Elle se redressa paresseusement, et fixa une fois encore +l'horizon là-bas, où le nuage immobile dormait, tout fulgurant de +lumière, au-dessus des collines mauves. Il fallut que Robert répétât: + +--Eh bien, Thérèse, venez-vous? + +Ils sortirent de la futaie, côte à côte, et prirent un autre chemin, +qui ramenait en demi-cercle à la ville, et aboutissait bien au delà +des Pépinières, vers le milieu du faubourg. Thérèse, déjà reposée, +rieuse comme auparavant, multipliait et variait les questions, +tentait les mêmes sujets qui, tout à l'heure, avaient intéressé +Robert: lui ne répondait pas toujours, et, quand il le faisait, +c'était d'un mot, avec effort. + +--Qu'avez-vous donc? demanda-t-elle. + +--Un peu de fatigue, mignonne, cela passera. + +Hélas! il avait bien autre chose qu'un peu de lassitude: son ciel +intérieur troublé, l'inquiétude de la veille maintenant fixée dans +l'âme, il avait peur de la vie. Et celle qui avait causé le mal ne +s'en doutait pas. Elle tâchait d'être aimable et vivante pour deux. +Aucune autre idée ne semblait plus l'occuper. Son rôle de +consolatrice, son rêve sentimental de tout à l'heure, elle n'y pensait +plus. C'était Robert qui songeait à cela, maintenant, et qui se +disait: «Il y a là des signes manifestes... J'espère qu'il n'est pas +trop tard, non, mais il est grand temps, grand temps!» + +Ce qui le tourmentait le plus, c'est qu'il commençait à douter de +l'efficacité des moyens qu'il emploierait: attentions, lectures, +tendresses d'ami, qu'était-ce à côté des visions qui passent au-dessus +de l'horizon bleu, quand on regarde devant soi, bien loin? + +Quand ils furent arrivés au point culminant du chemin, avant de +descendre la dernière pente qui, à cent mètres de là, entrait dans la +banlieue, Thérèse ralentit le pas, et releva son ombrelle pour mieux +voir. C'était un paysage assez médiocre et banal, aux jours d'hiver, +mais transfiguré à cette heure dans la gloire du grand soleil: une +campagne coupée de jardins, plate et cultivée, sans une rivière, sans +un arbre, et autour la ville, comme une découpure sans profondeur, +comme une dentelle inégale, d'un blanc bleuâtre, avec des fumées +d'usines traînantes, et tellement criblée de lumière que le sommet des +tours, des clochers, les parties hautes des toits, semblaient à demi +fondus dans l'air. + +--Est-ce étincelant! dit Thérèse. + +M. de Kérédol prit son lorgnon, et jeta un regard rapide, lui aussi, +de ce côté. Mais avec quelle disposition différente d'esprit! Sous ses +paupières, bridées par l'éclat du jour, ce fut une sorte de défi qui +passa, une pensée de colère contre cette ville d'où sortirait +peut-être le danger qui menacerait son bonheur, qui détruirait le +repos du logis couché là-bas derrière eux, dans la verdure de ses +grands arbres. + +Thérèse et lui continuèrent à marcher, presque sans rien se dire, +jusqu'à une maison du faubourg, pauvre et basse, où l'on accédait par +un corridor voûté, commun avec la maison voisine. Robert s'arrêta. + +--Je vous attends, fit-il. + +La jeune fille était déjà entrée dans le couloir, et frappait à la +porte d'une chambre à gauche. Là demeurait M. Malestroit, charpentier +en bateaux, tandis qu'en face, ainsi que l'indiquait un écriteau de +bois blanc fleuri d'osier tressé, habitait M. Colibry, vannier. Ne +recevant pas de réponse, car la mère était sans doute en course dans +le quartier, Thérèse traversa le corridor dans toute sa longueur, et +déboucha au grand soleil, dans le jardin où elle entendait des voix. + +C'étaient les cinq enfants du charpentier qui jouaient, assis en rond, +têtes nues, sur un tas de sable: Jean, Yvonnette, Germain, Gustave et +Pascal. Elle les connaissait bien; l'aîné même, un gamin de douze ans, +était son filleul. Et comme elle aimait les enfants, Thérèse, une +minute, observa ceux-là. Ils ne la voyaient pas. + +--Je propose de jouer à Adam et Ève, dit l'aîné, en levant sa figure +espiègle et rousselée. Moi, je ferai Adam. Toi, Yvonnette, tu seras +Ève. L'ange pour les chasser du Paradis, c'est Gustave. + +--Non, non, dit Germain, je suis plus fort! C'est moi! + +Mais la petite secouait ses boucles blondes. + +--Tu ne veux pas, Yvonnette? + +--Non. + +--Pourquoi donc, mademoiselle? + +--Oui, pourquoi, pourquoi? + +Tous les frères étaient de l'avis du chef. Mais Yvonnette continuait à +secouer la tête. Elle était près de pleurer. Jean devina qu'elle +devait avoir une raison grave pour ne pas faire Ève. + +--Autre chose, alors, dit-il. + +Et, sans plus d'explication, saisissant un rameau encore orné de deux +ou trois feuilles, il le posa au-dessus de la tête de Pascal, qui +riait déjà d'être regardé par ses frères, et l'y maintint une seconde. + +--Deux sous? demanda-t-il. + +Et ils se mirent à rire tous ensemble, de si bon cœur que leur gaieté +gagna Thérèse; ils riaient, les mains trempées dans le sable qu'ils +jetaient en l'air pour mieux marquer l'exubérance de leur joie. Et le +rameau passa sur la tête de Gustave, puis sur celle d'Yvonnette, et ce +furent de nouvelles demandes d'argent, et des fusées de notes claires +qui n'avaient de sens que pour ces petits. + +--Que peut-il bien leur vendre? se dit Thérèse. + +Elle avança de deux ou trois pas dans le pauvre terrain, tout resserré +entre ses palissades noires. + +--Que vends-tu là? demanda-t-elle. + +Cinq paires d'yeux flambants, effarés, se retournèrent vers elle, et +aussitôt se baissèrent ensemble vers le tas de sable qui crépitait +sous le soleil. Les cinq petits Malestroit se poussaient le coude, +pour s'engager à répondre. Ce fut Jean, naturellement, qui prit la +parole, et, encore confus, glissant les yeux jusqu'au bas de la robe +de Thérèse, très drôle, dit à demi-voix: + +--Je vends de l'ombre! + +Puis, il se leva, et, tandis que les quatre autres, décontenancés, +privés de leur chef, s'enfuyaient jusqu'à la palissade, il s'approcha +de Thérèse, tenant encore son rameau, et penchant sa petite tête +ronde, aux cheveux ras, que le soleil dorait par places. + +--Tu veux bien me faire une commission, mon filleul? dit Thérèse en se +baissant pour l'embrasser. + +--Oui, mademoiselle, dit Jean qui tendit un peu le front. + +--Tu vas venir à la maison, tout à l'heure. + +--Oui, mademoiselle. + +--Tu prendras deux grands paniers de roses qu'on te donnera, un dans +chaque main. Tu ne les renverseras pas? + +--Non, mademoiselle. + +--Et tu les apporteras à l'église, dans la chapelle de la sainte +Vierge, où tu sers la messe. + +--Oui, mademoiselle. + +Elle passa la main sur la joue de l'enfant. + +--Au revoir, mon Jean! + +Lui, la voyant s'en aller, se redressa tout à fait. Et quand Thérèse +fut sur le point de disparaître, tout rassuré, l'œil vivant, bien +ouvert, se disant qu'après tout cette jeune fille était une amie, il +cria, de sa voix claire: + +--Bonsoir, mademoiselle! + +Thérèse se retourna, et vit qu'il était debout, la main levée, fier de +lui, et que, dans le fond, là-bas, quatre petits sarraux bleus +faisaient la révérence. + +Dix minutes plus tard, la jeune fille ouvrait la porte du logis des +Pépinières, et s'élançait vers sa mère qui la guettait, inquiète déjà, +au coin de la maison, et Robert qui la suivait, la main droite à demi +gantée, retrouvant sa belle humeur pour que madame Maldonne ne pût se +douter de rien, refoulant en lui-même ce qui lui restait d'inquiétude +et d'ennui, disait: + +--Une promenade charmante, Geneviève, charmante! + +--Je viens de voir le petit Malestroit, reprit Thérèse en enlevant +l'épingle de son chapeau, il avait peur de moi: un amour. + + + + +III + + +Le déjeuner fut gai, comme de coutume. M. Maldonne était satisfait +d'un envoi de corneilles à pattes rouges, qu'il venait de recevoir de +Belle-Isle-en-Mer; sa femme s'épanouissait au récit que Thérèse +faisait de l'excursion du matin, et Thérèse, en effet, mise en verve, +racontait les plus petits incidents de la route, taquinait son oncle +qui, pour un vieil Africain, disait-elle, ne s'était pas bravement +comporté sous le soleil de juillet, et n'omettait qu'un seul détail: +la conversation de cinq minutes, dans le bois, quand elle regardait +l'horizon, et que lui cueillait des reines des prés. Robert le +remarqua. + +Quand il se leva de table, M. Maldonne, par habitude, donna un coup de +brosse à son panama, fit le tour du jardin, inspecta ses tombes à +melons, entra dans le réduit où, sur des planches torréfiées par la +chaleur, des graines séchaient, mêlées à des papillons morts, et +perdit, en récréations utiles du même genre, le commencement de +l'après-midi. Vers deux heures, il annonça l'intention de retourner au +musée. + +--Si vous le permettez, dit Thérèse, je vous accompagnerai. J'ai +promis d'aller faire des guirlandes pour l'adoration, qui a lieu +demain. Vous me laisserez à l'église. + +Le père et la fille partirent donc ensemble. Au pas nerveux de +Maldonne, la distance fut vite franchie. Thérèse monta les marches du +perron de l'église. + +--A bientôt, ma chérie! Ne te fatigue pas trop! + +--Ni vous? + +--Toi surtout! + +Il se retournait en marchant, pour la regarder. Thérèse entra dans la +vaste nef qui retentissait du bruit des marteaux, des scies rognant +les planches et des commandements du vicaire alignant par tailles, aux +deux côtés de l'autel majeur, des pots de lauriers-roses et des +branches de pin. + +Elle fit une courte prière devant la statue de la sainte Vierge, +constata d'un coup d'œil que les roses avaient bien été apportées à +l'endroit convenu, et s'apprêtait à sortir de son banc, pour aller +rejoindre une autre jeune fille occupée à ranger dans un coin des +banderoles de gaze, quand le geste d'une femme l'arrêta. C'était une +vieille domestique retirée dans le faubourg, aux environs des +Malestroit, et que Thérèse connaissait. Elle se hâtait, grosse et +courte, bousculant les chaises, son bonnet de travers, la bouche à +demi ouverte, avec la nouvelle d'un malheur dans les yeux. + +--Ah! mademoiselle, dit-elle en se penchant, avant même d'arriver +jusqu'à Thérèse, vous ne savez donc pas? + +--Quoi donc? + +--Le petit Malestroit! + +--Lequel? + +--Jean, mademoiselle, un enfant si mignon! + +--Eh bien! qu'y a-t-il? + +--Tombé dans le faubourg... Il jouait à la toupie... tombé sous les +roues d'un camion... écrasé!... + +--Ah! dit, Thérèse en portant la main à ses yeux pour en chasser +l'affreuse vision, ce n'est pas possible!... non, il n'est pas +possible que ce soit lui... il n'y a pas plus de deux heures qu'il est +venu ici! + +--Hélas! si, mademoiselle, dit la femme fondant en larmes, il est +mort, le pauvre petit! Je l'ai vu quand on l'a rapporté... sa tête +saignait là, mademoiselle, à la tempe... Il est maintenant sur son +lit... Je suis venue vous le dire... vous pouvez bien y aller. Tout le +monde y va dans le quartier... C'est joli déjà comme un paradis, chez +les Malestroit! + +Thérèse sortit, sans rien répondre, mais si pâle, si haletante, que la +vieille femme, venue là en messagère, tout émue devant cette douleur +d'enfant, inquiète même, cherchait à rejoindre la jeune fille sur les +dalles de la nef et répétait: + +--Voyons, mademoiselle, faut pas se tourner le sang comme ça, faut se +faire une raison... attendez-moi donc!... + +Thérèse n'écoutait pas. Elle traversa la rue. Les Malestroit +demeuraient à cinquante pas plus loin. Et elle entra dans la grande +salle pauvre, à gauche, ouverte à tout venant par le deuil. + +Il était là, le petit marchand d'ombre. On l'avait couché au milieu +de la pièce, sur un lit qui devait être celui des parents, la tête +touchant le mur du fond, soulevée et tournée vers l'unique fenêtre en +face. Toute la lumière semblait se concentrer et se poser sur ce +visage décoloré, mais charmant encore: le front à demi couvert par le +bandeau qui cachait la blessure, et les mèches d'or inégales +au-dessus, luisant comme au grand soleil du jardin. On eût dit d'un +convalescent affaibli par un long mal, et qui dort, et qui va +s'éveiller. Les deux mains de l'innocent, les deux mains courtes +auxquelles la toupie venait d'échapper, pieusement jointes, retenaient +le chapelet de première communion. Le drap tombait jusqu'à terre, un +drap blanc très fin qui avait dû être prêté, et, à droite et à gauche, +sur le linge sans pli, ô tendresse de l'âme du peuple, ô inspiration +charmante des pauvres qui s'entr'aiment! les frères, les sœurs, les +petits amis du faubourg avaient, avec une épingle, attaché des +images. De chaque côté, en rangs irréguliers, on voyait un saint +Jean-Baptiste avec son agneau, des anges, de jolies vierges bleues et +blanches aux yeux levés, un enfant Jésus bénissant le monde avec son +doigt rose et jusqu'à un soldat dont un coup de ciseau avait coupé le +sabre, un soldat d'Epinal qu'on avait dû lui acheter pour sa dernière +croix. Elle était là aussi, la croix d'argent, ornée d'un ruban rouge, +sur une pelote blanche, au pied du lit, attestant que la mort avait +pris un des plus sages, un de ceux qui promettaient et qu'on citait +pour modèle à l'école. Pauvre petit! comme tout cela, naïvement, +racontait sa vie, ses humbles journées d'écolier qui ne savait que +lire, jouer au soldat et prier Dieu! + +Thérèse, un instant immobile sur le seuil, dans la muette +contemplation du chagrin, s'avança toute droite vers le lit, sans un +regard pour les gens assemblés là, et qui l'observaient. Elle ne +voyait que le petit Jean. + +Elle vint à lui, elle se pencha doucement, et embrassa les pauvres +yeux morts de l'enfant comme elle n'avait jamais fait, avec toute sa +pitié, avec toute sa foi, avec toute son âme, qui se fondit dans ce +baiser. Et Thérèse se laissa glisser à genoux, la tête sur le drap +orné d'images. + +Elle demeura ainsi quelque temps, secouée par les sanglots auxquels +répondaient, dans le coin d'ombre de la chambre, là-bas, les soupirs +étouffés de plusieurs femmes, moins jeunes qu'elle, et qui pleuraient +depuis plus longtemps. Puis elle se leva, et, à travers le voile de +ses larmes, chercha la mère. Elle l'aperçut de l'autre côté du lit, +près de la muraille. Madame Malestroit, toute menue et fanée, était +assise sur une chaise basse, les mains sur les genoux, serrant un +mouchoir qu'elle ne portait plus à ses yeux taris. Autour d'elle, +trois ou quatre femmes se tenaient debout, des voisines, qui avaient +épuisé les courtes consolations des mots, et ne l'assistaient plus +que de leur présence, tournant seulement la tête, de temps en temps, +ou murmurant une exclamation douloureuse, la même depuis deux heures, +pour bien montrer qu'elles pensaient toujours à la même chose, comme +la pauvre Malestroit. Une seule personne parlait à demi-voix, un vieux +monsieur, épais dans sa redingote, la face large et rase, et qui +disait, avec une compassion vraie, retenant sa voix pour que sa parole +entrât mieux dans cette âme meurtrie: + +--Allons, ma petite mère, c'est une épreuve... bien rude, oui, bien +rude... mais n'est-il pas plus heureux là-haut?... Il échappe à bien +des misères!... Un vrai ange qui n'a pas besoin qu'on prie pour +lui!... Tout le monde l'aimait... moi je l'aimais... je l'aimerai +toujours, voyez-vous!... + +Et ses phrases espacées, prononcées lentement, tombaient une à une, +comme un refrain pour endormir les peines, sur la mère muette et +accablée. Thérèse passant près de lui, il s'inclina en souriant. + +--Bonjour, monsieur Lofficial, répondit-elle. + +Et, passant la main sur les mains de madame Malestroit, pour appeler +son attention: + +--Ma pauvre femme, dit-elle, puisque j'étais sa marraine, j'ai là-bas +des fleurs. Voulez-vous bien que je les lui donne? + +Au son de cette voix connue, la femme du charpentier ne bougea pas. +Elle murmura seulement: + +--Oh! oui! pour lui, tout ce qu'on pourra pour lui! + +Thérèse dit quelques mots à l'oreille d'une des femmes, qui partit +aussitôt. Elle avait eu une de ces douces idées de jeune fille dont +elle était coutumière. Dans le tiroir d'une table, elle trouva du fil +et des aiguilles, se mit à genoux près du lit, et, quand la femme fut +de retour, apportant les deux paniers de roses, merveilleusement +belles et variées, destinées à l'église, on vit bien ce que Thérèse +avait voulu dire. Elle prenait les fleurs, les assortissait, les +encadrait d'un peu de feuillage, et, d'un point de couture, les +assujettissait au drap. En moins d'un quart d'heure, car elle +travaillait vite, tout un côté du lit fut fleuri de la sorte. La +couche funèbre du petit Jean prenait un air de chapelle en fête. Et +Thérèse se réjouissait, à chaque feston, d'avoir eu cette pensée. +Pauvre petit Jean, joueur de toupie, elle ne l'avait jamais tant aimé! + +Comme elle allait commencer à orner le deuxième côté du drap, un jeune +homme entra dans la chambre. Bien qu'il fût le plus proche voisin des +Malestroit, le propriétaire du vieil hôtel qui couvrait de son ombre +leur logis, il semblait n'être jamais entré chez eux. Debout sur le +seuil, un peu courbé à cause de sa haute taille, il hésita, cherchant +à s'orienter parmi les gens qui se trouvaient là. Il aperçut enfin M. +Lofficial, traversa la salle, et le cercle des femmes s'ouvrit pour +lui faire place. Le nouvel arrivant se trouva en face de madame +Malestroit. Il était déjà très ému. Quand il vit, au-dessous de lui, +la mère abîmée dans la douleur, il se sentit vraiment malheureux, non +pas d'être venu, mais de n'avoir aucune consolation à apporter, de ne +pas savoir comment exprimer sa sympathie à ce pauvre être misérable, +gêné aussi par le silence des gens qui se tenaient autour de lui, et +qu'il croyait motivé par cette visite inattendue. Il mit la main à sa +poche, se courba, et dit assez bas, intimidé: + +--Madame Malestroit, je suis venu aussi quand j'ai su l'affreux +malheur. Nous sommes voisins si proches... + +Et, entre les mains de la femme, il glissa une grosse pièce d'argent. + +Au contact du métal froid, la mère releva la tête. Elle fixa un +instant les yeux sur le jeune homme, et celui-ci, à travers le feu +sombre dont ils étaient pleins, crut discerner beaucoup de surprise et +un peu de fierté blessée. Cependant elle ne le témoigna pas, et, par +un instinct délicat de son âme populaire, elle accepta. + +--Venez-vous, monsieur Claude? dit M. Lofficial en se penchant, moi, +je sors. + +Le jeune homme, content d'être ainsi tiré d'embarras, suivit M. +Lofficial. Il fallait passer devant le lit de l'enfant. M. Lofficial +s'arrêta au pied, et s'inclina. Ses lèvres remuèrent. Thérèse, +agenouillée, se redressa, et cambra sa taille. Et Claude, qui n'avait +pas aperçu la jeune fille en entrant, la découvrit tout à coup. + +--Monsieur Lofficial, dit-elle, je n'aurai pas assez de roses. +Pourriez-vous faire prévenir mon parrain? + +--Très bien, chère demoiselle, j'y vais! repartit le bonhomme en +dodelinant sa tête blanche. + +--Pas vous-même, je suppose? + +--Au contraire, moi-même... C'est bien, ce que vous faites là. + +Elle ne répondit pas directement. + +--Je les avais cueillies pour l'adoration, fit-elle, et vous voyez!... + +Elle tourna vers le petit mort, d'un mouvement plein de grâce, son +visage rose où errait un souvenir navré. Et ce sourire mêlait je ne +sais quoi de maternel à son doux air de vierge. + +--Pauvre petit ami! dit-elle. + +Son âme était dans ces trois mots. Claude remarqua que Thérèse était +jeune, jolie, vêtue de gris, et que la pitié la faisait exquise. + +Il passa outre. Thérèse ne sembla pas le voir. + +A peine dans la rue, M. Lofficial se détourna. Sa face, pleine et +ronde, n'offrait plus qu'une trace légère d'émotion. + +--Mon jeune ami, dit-il, l'aumône était peut-être inutile. Mais, pour +la visite, vous avez eu raison de la faire. Si proche voisin! Des +gens si éprouvés! + +Il prit Claude par un bouton de la jaquette. + +--Et comme c'est touchant! ajouta-t-il. Ils se sont mis vingt familles +de pauvres peut-être, pour orner le lit de ce petit de douze ans! Le +drap est à l'un, la taie d'oreiller à l'autre, les images sont à tout +le monde. Ah! la générosité, monsieur Claude, vertu des pauvres! + +--Cependant, balbutia Claude, encore très troublé de ce qu'il avait +vu, il me semble que vous avez donné l'exemple... + +--Mais non, mais non. Ils étaient là avant moi. Et vous n'avez pas +tout observé! Venez... doucement, je vous prie, doucement... + +Il attira Claude jusqu'à la fenêtre voisine, celle des Colibry. Madame +Colibry, qui n'avait plus d'enfants chez elle, depuis plusieurs +années, avait offert l'hospitalité aux trois derniers des Malestroit, +qui jouaient bruyamment autour d'elle, sans souci du frère mort. La +chambre de la vieille, si proprette d'ordinaire, était mise au +pillage. Et plus loin, dans le jardin qu'on apercevait par une seconde +fenêtre en face, Yvonnette devenue l'aînée, immobile et courbée sur +elle-même, comme une enfant qui a beaucoup pleuré, causait avec le +vannier. + +--Ne trouvez-vous pas cela admirable? demanda M. Lofficial, en +ramenant Claude sur ses pas. Allez! allez! jeune homme, le peuple est +notre maître en charité. + +Il s'arrêta bientôt, devant l'hôtel de Claude. + +--Enchanté, mon voisin, dit-il, d'avoir eu le plaisir de causer avec +vous! Cela ne m'arrive pas bien souvent. + +--En effet, murmura Claude, les occasions... + +--Penser que nous demeurons porte à porte, et que je suis presque un +inconnu pour vous! J'avais l'honneur de voir souvent madame votre +mère, autrefois. Mais voilà: c'était une autre génération. Je suis +trop vieux. + +--Par exemple! Je vous assure, monsieur, que j'ai eu plus d'un regret +à votre endroit. + +--Vraiment? dit M. Lofficial en lui tendant la main. Eh bien! un autre +jour, quand l'idée vous viendra d'entrer chez moi, j'en serai ravi. Si +vieux qu'on soit, on a toujours un coin de jeunesse dans le cœur, +voyez-vous. Pour le moment, j'ai à m'acquitter de la commission de +mademoiselle Thérèse, c'est sacré... A l'honneur! + +Il souleva prestement le bord de son chapeau, et s'éloigna, dans la +direction de la banlieue. + +Claude examina un instant, avec la curiosité de l'explorateur qui +vient de faire une découverte, la brosse rude et fournie qui cernait +d'un tour blanc la coiffe du haute forme, et le col trop large de la +redingote, montant et descendant en mesure sur le cou sanguin du +bonhomme. + +Puis il rentra chez lui. + +Il habitait dans le faubourg, entre la maison blanche de M. Lofficial, +à gauche, et les deux réduits très humbles des Malestroit et des +Colibry, à droite, un vieil hôtel isolé sans doute autrefois, retraite +de quelque magistrat pacifique, lentement rejointe et enveloppée par +les constructions nouvelles. Habiter n'est pas cependant tout à fait +exact. Claude Revel passait huit mois sur douze à la campagne, dans le +domaine dont la mort prématurée de ses parents l'avait laissé maître, +et, sauf en hiver, ne faisait à la ville que de rares apparitions. +C'était un grand jeune homme de vingt-sept ans, brun de cheveux et +brun de visage, qui eût ressemblé à plusieurs de ses aïeux, +propriétaires, avant lui, de la terre de la Coudraie, s'il n'avait eu +dans toute sa personne, dans sa tenue un peu sanglée, dans le +froncement fréquent de ses sourcils, dans ses moustaches retombantes +à la gauloise, un léger accent ou un souvenir, si l'on veut, +d'officier de réserve. La note est assez fréquente aujourd'hui. Mais +s'il venait à sourire, à parler, ou seulement à saluer un ami, tout ce +masque tombait: les sourcils détendus laissaient mieux voir deux yeux +verts, bons et lumineux, et, sous les moustaches farouches, la bouche +apparaissait, nullement railleuse et nullement dure. On devinait +alors, sous l'écorce empruntée, ce qu'il était en réalité: un cœur +excellent et une imagination ordinaire, auxquels s'ajoutait, par un +effet de nature ou bien de solitude, une petite pointe d'humour et +d'observation. + +En ce moment, tout occupé de ce qui venait de lui arriver,--car la +moindre émotion faisait événement dans sa vie calme,--il ne songea pas +même à monter dans ses appartements, et, accrochant son chapeau à un +bois de cerf, il s'assit sur le divan du vestibule, au fond de la +cage de l'escalier, en face du poêle en faïence, croisa les jambes, et +alluma un cigare. + +Sa pensée suivit d'abord M. Lofficial. Depuis sa petite enfance, +Claude se rappelait à peine avoir causé deux ou trois fois avec lui. +Le peu qu'il en savait datait des années déjà lointaines où, dans son +imagination épeurée, ce voisin jouait des rôles d'ogre. On prétendait +que M. Lofficial avait été pharmacien. Mais le bonhomme était le seul +à en être bien sûr, car, au temps même de son commerce, on le +rencontrait toujours, paraît-il, sous les arbres de la promenade, +heureux, placide, étonnamment renseigné sur toutes les histoires +locales et causeur de carrière. Sa plus grosse affaire, en tout cas, +ne durait plus que trois semaines à présent, et c'étaient ses +vendanges, qu'il conduisait lui-même, qu'il surveillait avec une +volupté de propriétaire et de gourmet, levé dès quatre heures, haut et +droit tout le jour parmi les vignerons courbés, et, le soir, assis au +milieu des ouvriers qui «tournaient la mariée», grisé par les effluves +du moût, donnant le ton des devis joyeux et des chansons, qui ne +cessaient pas plus que le ruissellement clairet du pressoir. Les +quarante-neuf autres semaines de l'année, il menait une existence +assez mystérieuse. Sa maison, presque toujours close du côté de la +rue, était silencieuse comme un couvent. Le matin, il y venait +quelques personnes, hommes et femmes, pauvres gens pour la plupart. +L'après-midi, M. Lofficial sortait. Claude n'en savait pas davantage. + +Il songea donc à son voisin, mais pas longtemps. Une autre image vint +l'en distraire, celle de la jolie inconnue agenouillée près du lit de +l'enfant. Elle lui apparaissait très nette et très plaisante. +Insensiblement même, elle se dégagea de l'appareil de deuil qui +l'enveloppait. Ce ne fut plus qu'une jeune fille très jeune, avec un +panier de roses près d'elle, et des yeux levés pleins de pitié. +Mademoiselle Thérèse? Comment ne l'avait-il jamais vue, lui qui +connaissait,--comme on connaît l'armorial,--à la couleur de leur +chapeau, de leur robe, ou de leurs rubans, toutes les héritières de la +ville? + +Il en était si bien occupé, que le signal du dîner,--un coup de timbre +qui résonnait à l'infini le long des rampes de bois de l'escalier,--ni +l'entrée dans la salle à manger glaciale, ni la silhouette immobile de +Justine attendant, au même endroit traditionnel de l'appartement, que +son maître eût achevé le premier service, ne modifièrent le cours de +ses pensées. Il eut de vagues sourires, qu'on eût pu croire adressés +aux éclats d'un bouchon de carafe traversé d'un rayon de jour, ou à la +fumée qui montait en spirale de la soupière pour se perdre dans la +mousseline de la suspension. Et quand Justine s'approcha, maigre et +digne, une assiette à la main: + +--Justine, demanda-t-il, est-ce que les Malestroit ont des parents +riches? + +--Tout ce qu'ils sont de Malestroit, répondit-elle, c'est riche à peu +près comme moi, qui n'ai rien... M. Claude y a donc été? + +--Oui, Justine, et j'ai remarqué là une jeune fille. Tu ne sais pas +son nom? + +La vieille servante, qui avait toujours eu, pour la vertu de son jeune +maître, une sollicitude un peu farouche, le regarda d'un air défiant. + +--Blonde, continua-t-il avec du rouge à son chapeau. Tu ne sais pas? + +--S'il fallait connaître à présent toutes les jeunesses qui courent +les rues! fit-elle, avec un mouvement d'humeur, en changeant +l'assiette de Claude. + +--Mais elle ne courait pas, celle-là, Justine: elle attachait des +piquets de roses et de feuillage aux draps du petit Jean. M. Lofficial +lui a parlé!... + +--Ça sera peut-être une demoiselle du bureau de bienfaisance! grommela +Justine. + +Elle emporta la soupière, leva les yeux vers le portrait de son +ancienne maîtresse, ce qui était sa façon de les lever au ciel, et +s'en alla, d'un pas glissant, vers son royaume. + +«Ma pauvre Justine, songea Claude, je n'ai jamais si bien saisi ton +complet défaut de poésie et de sentimentalité. Tu es fermée à l'idéal, +bien que tu aies le cœur tendre. Non, cette jeune fille n'est pas +venue là au nom d'une administration! Elle a été conduite par sa piété +et par sa pitié, peut-être aussi par le souvenir de quelque ancienne +charité faite aux parents. Rien n'attache comme d'avoir donné. Elle +était aimable, cette enfant. La douceur de ces yeux qui ne m'ont pas +regardé, et de cette voix qui ne m'a pas parlé, m'est demeurée +présente. Je demanderai à M. Lofficial...» + +Comme il achevait ce monologue, Justine rentra. Elle avait deux +mouvements, en toute occasion, dont le premier était hargneux, et le +second repentant et attendri. Elle revint donc, posa quelque chose sur +la table, et dit: + +--Après ça, votre demoiselle, cela pourrait bien être mademoiselle +Thérèse Maldonne, une petite dont le père empaille pour le musée. Je +me rappelle qu'elle a été marraine chez les Malestroit, après que M. +Lofficial a eu passé par là. Car, vous savez, ça n'a pas toujours été +droit dans la maison. Enfin, suffit. Il ne faut pas dire du mal des +gens. + +Claude n'insista pas, malgré le mystère qui enveloppait les +révélations de Justine. En poussant plus loin ses questions, il eût +éveillé les soupçons de la vieille servante, dont il avait, en bon +célibataire, une certaine crainte révérencielle. + +Après le dîner, au lieu de sortir, comme il avait coutume de le faire, +il monta dans sa chambre, qui ouvrait sur les jardins. Il n'éprouvait +aucun besoin de marche ou de distraction. Quelque chose d'ému +subsistait en lui, et l'attrait aussi de ce monde des petites gens, de +la misère, de la mort même, qu'il avait côtoyé longtemps sans le voir, +et qui s'était révélé à lui, tout à coup, il ne savait comment. Quelle +force l'avait conduit là, chez ces voisins en deuil? + +Il se mit à regarder par la fenêtre, vers la droite, les deux bandes +de terre bien étroites, accolées à sa large cour pavée. La plus proche +était celle des Malestroit, pillée, pelée par le pied des enfants, +sauf un angle, tout au fond, où poussait une gerbe de chrysanthèmes +autour d'un pigeonnier. La mère avait le goût de cette verdure pâle, +qui s'étoilait, en automne, de grandes fleurs brunes. On la voyait +souvent, à pareille heure, traverser le jardin, menue et encore un peu +jolie, avec un pichet d'eau qu'elle portait à ses chrysanthèmes, +tandis que son mari se promenait, athlétique et rude, en fumant. +Ils s'étaient aimés, paraît-il. On racontait que Malestroit l'avait +enlevée, quand il revint de son tour de France, bronzé comme un +Catalan, et superbe comme un jeune dieu. Et c'était cela sans doute +qu'avait voulu dire Justine. Pauvres gens! Ce soir, ils ne sont pas +sortis. La maison est close. Une lame mince de lumière, glissant par +la fente de leur porte, se mêle à la lueur de la lune montante. Au +delà, personne non plus, derrière la palissade. C'est le domaine du +vannier, tout vert et frais, celui-là, ombragé d'un peuplier à larges +feuilles et rempli de bottes d'osier, debout et serrées les unes +contre les autres, la pointe encore duvetée, et qui lui donnent un +certain air de forêt. Tout le jour, hiver comme été, c'est là que +travaille Colibry, un vieux très maigre, assis au pied de l'arbre, +près de la cuve où trempent des baguettes blanches. Quant aux maisons, +elles sont toutes deux pareilles, bien basses, ouvrant sur le +faubourg, avec un toit long du côté du jardin, un de ces toits sur +lesquels la pluie s'égoutte des demi-journées, et qu'affectionnent les +pigeons, dont il y a des volées de part et d'autre... Les pigeons sont +même la cause de querelles fréquentes entre le vannier et le +charpentier en bateaux. Comment voulez-vous que les pigeons de +Malestroit n'aillent pas quelquefois manger le grain avec ceux de +Colibry? Ils vivent sans cesse vis-à-vis les uns des autres. Le +pigeonnier des uns, posé sur une perche, au bout du jardin de +Malestroit, regarde précisément les deux boîtes pendues au-dessus de +la porte de Colibry. Entre eux, compterait-on dix coups d'aile? Ce ne +sont pas les reproches de leurs maîtres qui empêcheront les affinités +naturelles de se manifester, ni le superbe culbutant du charpentier de +courtiser la fine pigeonne bizet du tresseur d'osier. Et, parfois, on +entend des phrases terribles: «C'est encore vous qui attirez mon +culbutant, monsieur Colibry? Je lui tordrai le cou, à votre bizette!» +Dieu sait que le pauvre Colibry est absolument innocent dans +l'affaire, mais il a peur de son ombre. Il ne se défend pas, et, quand +il voit que les choses se gâtent, il disparaît derrière son taillis... +Pas de dispute, ce soir. Le deuil a mis entre eux sa paix profonde. La +petite Yvonnette doit dormir auprès de la mère Colibry. Il fait tout +nuit. + +Claude regardait. Il se rappelait ces détails et d'autres qui, +lentement, dans sa pensée, chantaient un refrain triste. Cela +ressemblait aux sons de flûte, sortis on ne sait d'où, qui suivent le +voyageur dans les nuits tièdes. Et, la curiosité aidant, il voulut +retourner un instant chez les Malestroit. + +Il s'arrêta, sans entrer, sur le seuil de la porte que le continuel +pélerinage des gens du quartier avait tenue ouverte. Deux flambeaux, +sur deux chaises de jonc, brûlaient à gauche et à droite du petit +Jean. Le visage de l'enfant, plus pâle encore, demeurait doux et +calme. Dans l'ombre, un berceau où dormait, sans souci de la mort, le +dernier né de la famille. Dans l'ombre aussi, formant des groupes à +peine distincts, cernés de lumière douteuse, des parents, des amis, +accourus après la journée de travail, la mère abîmée sur l'épaule de +madame Colibry, et puis, dans la lumière des cierges, près du lit, le +père, colossal, debout, les yeux fixés sur ce drap blanc d'où sortait +la tête menue de son fils. De vagues étincelles d'or et d'argent bruni +s'échappaient de la croix et des images piquées sur le linge. Les +guirlandes de fleurs luisaient plus vaguement encore, et mêlaient leur +parfum à l'odeur de la cire brûlée. Un recueillement sacré, le respect +effrayé du mystère, la fascination de ce visage de douze ans, que tous +ils contemplaient, les témoignages multipliés d'attentions populaires +et naïves emplissaient cette chambre d'une atmosphère pénétrante. + +Mais Thérèse n'était plus là. + + + + +IV + + +Claude habitait de nouveau la Coudraie depuis trois semaines. Les +affaires lentes et absorbantes de la campagne, la rentrée des blés et +des avoines, la promenade, quelques visites aux voisins, l'occupaient +suffisamment. Il n'avait pas le temps de rêver. Si l'image de Thérèse +lui était apparue, c'était rapidement, sans qu'il eût le loisir d'y +arrêter son esprit. Elle ne lui avait pas semblé d'un autre ordre que +le souvenir d'un coin de forêt, de la frondaison retombante d'un +groupe d'arbres ou d'une pente verte au bord d'une source. Il n'en +avait retenu qu'une impression fugitive d'ombre et de fraîcheur. Rien +de plus. Mais il faut compter avec les heures d'inaction. + +Une après-midi que tout se taisait, et faisait la sieste autour de +lui, les gens des fermes, les bœufs essoufflés de chaleur cherchant +l'abri des haies, les oiseaux dont aucun ne se risquait à travers +l'espace, les feuilles même, ternies par le grand soleil qui buvait la +sève, il lisait devant sa fenêtre ouverte. S'il ne somnolait pas, il +se sentait cependant l'âme plus molle que de coutume. Tout à coup, sur +l'acacia, en face, un écureuil surgit. Accroupi sur une maîtresse +branche, les oreilles droites et terminées par une flamme de poils +roux, il regardait. Claude fit de même, et, presque en même temps, la +pensée de Thérèse s'offrit à lui. + +«Si je tuais l'écureuil, se dit-il, j'aurais un prétexte pour entrer +chez M. Maldonne. Avec un peu de bonheur, je rencontrerais +mademoiselle Thérèse. Je verrais au moins la maison qu'elle habite, le +milieu où elle vit, quelque chose de plus que ce que je connais +d'elle. Pourquoi pas?» + +La tentation devint si forte que le jeune homme étendit la main, et +saisit au crochet d'un portemanteau une carabine, avec laquelle, au +temps des vendanges, il abattait des grives de vigne. Il appuya l'arme +sur l'assise de la fenêtre. L'écureuil tourna sa tête fûtée, comme +pour fuir. Claude pressa la détente, et se redressa aussitôt. De la +jolie bête de tout à l'heure, il ne restait qu'un paquet de poils, +pendu par les pattes de derrière à la branche de l'acacia. En trois +bonds, poussé par l'ivresse d'un coup heureux, comme un chasseur de +quinze ans, le jeune homme fut au pied de l'arbre. Le sang coulait de +la blessure, à gouttes rouges et lentes, roulait sur le cou, perlait +au bout de l'oreille, agitée à chaque fois d'un frisson, et tombait +sur l'herbe en taches que buvait la terre. Claude se trouvait +affreusement cruel. Une pitié, comme une souffrance humaine aurait pu +la faire naître, s'emparait de son esprit. Les pattes qui retenaient +l'animal, tremblantes d'un spasme de mort, se desserraient par degrés, +et, tout à coup, ressaisissaient la branche. Et les petits ongles +blancs criaient sur l'écorce. Ils lâchèrent enfin. + +La bête enveloppée dans un journal, Claude eut bientôt fait d'oublier +le meurtre. Il pressentait une aventure. Laquelle? Comment la nouer? +Parlerait-il à M. Maldonne? Quelle sorte d'homme découvrirait-il en +lui? Arriverait-il jusqu'à Thérèse? S'il parvenait à la revoir, quelle +impression lui ferait cette jeune fille, dans un cadre tout différent +de celui où elle lui était apparue? Son imagination n'allait pas au +delà de ce point. Il lui suffisait, pour secouer la monotonie de +l'heure présente, de ce très simple et très innocent projet: se faire +présenter à une enfant encore mystérieuse et qui lui avait plu. + +Vite, il monta dans une chambre voisine de la sienne, pour feuilleter +un vieux Buffon relié en veau, avec des aquarelles pâles, délices +de sa jeunesse. Il se remit en mémoire des noms de tribus, de +familles et d'espèces, relut des passages dont la sonorité lui +était encore familière, et, préparé de la sorte à son entrevue avec +l'ornithologiste, partit pour la ville, dans sa carriole anglaise. + +Vers quatre heures, il se présentait, son paquet sous le bras, dans la +cour du musée, vieil édifice du XVe siècle, en pierre toute dentelée +par l'homme et toute brunie par le temps. Le concierge eut l'air +étonné de voir quelqu'un. + +--M. Maldonne? + +--Dans la tourelle, au deuxième. + +Claude se mit donc à grimper dans l'escalier tournant. Il courait +presque, enjambant deux ou trois de ces marches basses, d'un grain si +blanc et d'une pente si douce, faites pour un pied de châtelaine. Le +bruit de ses pas, répercuté par l'écho à tous les étages de cette cage +légère, avait une sonorité à réveiller M. Maldonne, si le bonhomme +avait dormi. Mais M. Maldonne dormir! Quelle idée! A peine Claude +eut-il ouvert la porte cintrée, au-dessus de laquelle pendait un +écriteau: «Cabinet du conservateur», il aperçut le naturaliste, devant +une table logée dans l'épaisseur du mur, près de la fenêtre. M. +Maldonne, assis, un scalpel à la main, était penché au-dessus d'une +masse de plumes roussâtres. Autour de lui, dans la salle ronde voûtée +en ogive, des tortues de mer, des scies de squales, un crocodile, deux +ou trois singes, pièces fatiguées, attachées aux murs, et, en belle +lumière, près du vitrail, le seul objet élégant et brillant qui fût +là: une aquarelle. Il se leva vivement, et, les paumes appuyées au +bord aigu de la planche, sa tête maigre tournée vers l'étranger, la +barbiche dardée en avant par le pincement des lèvres, parut demander: +«Que voulez-vous?» + +--Monsieur, dit Claude, je crois que vous vous chargez de +préparer,--il n'osa pas dire «d'empailler»,--même les animaux qui ne +sont pas destinés au musée? + +--Certainement, monsieur. + +--J'ai, cette après-midi, tiré un coup de carabine. + +--En temps prohibé! dit M. Maldonne, en se rasseyant. + +--Et j'ai tué ceci. + +Claude développa le papier, et se sentit rougir en constatant l'état +lamentable du contenu, comprimé, bossué, maculé de sang, +méconnaissable. Il tendit quand même l'objet à M. Maldonne, qui partit +d'un éclat de rire sonore, pareil au cri des geais qui se poursuivent +dans les bois de chênes. + +--Encore un! s'écria-t-il. Je l'aurais parié! l'écureuil commun, +_sciurus vulgaris_, et avec des avaries! + +Il s'arrêta de rire, de peur de blesser son visiteur, et ajouta, avec +un accent ironique dont la gaieté faillit gagner Claude: + +--Dites-moi, monsieur, le voulez-vous monté sur un cylindre percé, qui +représente son nid, ou bien debout, l'épée à la main, dans l'attitude +d'un duelliste, ou encore accroupi, la trompe de chasse en sautoir? Ce +sont les trois positions préférées des amateurs de la ville. + +--Mon Dieu! fit Claude en hésitant,--car l'idée du nid lui était +venue,--comment le poseriez-vous donc, vous, monsieur? + +Les yeux de M. Maldonne lancèrent une flamme. + +--D'abord, dit-il, ni lui ni ses pareils ne valent la peine d'être +montés; mais si j'entreprenais de le faire, je camperais la bête +comme elle est à l'état sauvage, monsieur: je la saisirais, par +exemple, au moment où elle vient de bondir sur un arbre, et se +sauve... passez-la-moi... tenez, comme ceci, la tête tournée de côté, +l'œil grand ouvert, le corps aplati contre le tronc, une cuisse +allongée; ou bien quand elle saute à terre pour y ramasser une faîne, +le museau baissé alors, le corps en arc, la queue en arc, un petit +pont rouge à deux arches, et, si vous la préfériez au repos, je +l'endormirais sur la fourche d'un frêne, les yeux mi-clos, mais +l'oreille droite! Voilà, monsieur, ce qui serait de l'art! + +--Je sais, répondit Claude timidement, que vous êtes un artiste, +monsieur, et je suis confus de vous confier une besogne aussi peu +digne de vous. + +M. Maldonne jeta l'écureuil sur la table. + +--Bah! dit-il avec un soupir, il le faut bien! La pie, le geai, la +huppe et le martin-pêcheur des familles, la hure de sanglier et le +bois de chevreuil des chasseurs, c'est, avec l'écureuil, le menu +quotidien. Je me dédommage avec les pièces rares. + +--Vous avez, en effet, une fort belle collection. + +--Tous les oiseaux du département. + +--Sans exception? + +L'ornithologiste eut un mouvement de surprise, quelque chose d'inquiet +passa dans son regard. + +--En connaîtriez-vous une, par hasard? + +--Mon Dieu, monsieur... + +--Mais citez-la, je vous prie, citez-moi un oiseau du pays qu'on ne +trouve pas, soit au musée, soit chez moi! + +Claude tressauta. Il se sentait en plein sur la voie qu'il cherchait. +S'il parvenait à tomber juste sur un de ces spécimens que M. Maldonne +gardait jalousement chez lui! Tout arrive. Qui sait? Il fouilla les +profondeurs de sa mémoire, et jeta ce nom d'un air de doute: + +--Le faucon pèlerin? + +M. Maldonne, rassuré, indiqua du doigt la porte, derrière lui. + +--Dix exemplaires au musée, répondit-il. + +--La mouette rieuse? + +--Commune! + +--Le butor? + +--Je refuse ceux qu'on m'apporte. + +Claude, par un dernier effort, trouva dans ses souvenirs un nom +retentissant, et, le lançant à M. Maldonne qui attendait le coup, +l'œil clair, la mine légèrement railleuse et flattée: + +--L'aigle pygargue? dit-il. + +--Eh! eh! repartit M. Maldonne, avec une moue de gourmet, la bête est +rarissime en effet: c'est à peine si, de temps à autre, il s'en égare +une à la poursuite des oies sauvages qui remontent la Loire. + +--Eh bien? + +--Je l'ai, monsieur! + +--Pas possible? + +--Chez moi! + +--Chez vous, monsieur? + +--Tué de ma main. + +--Un vrai pygargue? + +--Il n'y en a pas de faux. + +--Non, monsieur, dit Claude, je n'aurais pas cru qu'un simple +particulier pût posséder... + +--Par exemple! Je vous le prouverai! dit M. Maldonne en se levant, +tout rouge de l'émotion du collectionneur animé par le défi et sûr de +son triomphe. Avez-vous une demi-heure à perdre? + +--Je suis libre, monsieur. + +--Alors, venez, accompagnez-moi jusqu'à la maison, et vous le verrez! + +«Je la verrai», pensa Claude, dissimulant sa joie sous l'apparence +d'un scepticisme poli. + +C'était l'heure où, sur toute la surface de la France, le +fonctionnaire s'évanouit, et l'homme s'épanouit. Le déclin du soleil +brise des milliers de chaînes, qui se renouent au matin. Le +conservateur du musée se retira dans un coin de la salle, pour changer +sa veste de travail contre une redingote noire qui dessinait son torse +maigre, se coiffa d'un chapeau de paille à bords plats, et prit une +canne de buis à gros nœuds. + +Pendant ces préparatifs, Claude s'était approché de l'aquarelle pendue +près de la fenêtre. Elle représentait, à demi caché dans les roseaux +d'un étang, un chasseur qui rabattait son arme après avoir tiré. Le +canon fumait encore. Un oiseau fuyait, déjà très loin, rasant la nappe +claire de l'eau. + +--Tiens! dit Claude, quel est cet oiseau bleu que le chasseur vient de +manquer? + +M. Maldonne se détourna vivement, sans prendre le temps de passer la +dernière manche de sa redingote. + +--Bah! répondit-il, peu importe! Des oiseaux bleus, il y en a de +beaucoup d'espèces, des perruches, par exemple, des colibris... + +--Ce n'en est pas un, assurément. On dirait plutôt un canard? Ne +trouvez-vous pas? + +--Venez, monsieur! dit M. Maldonne en s'avançant et, légèrement +embarrassé: la peinture ne doit pas avoir grand intérêt pour vous, +c'est un souvenir, un cadeau d'ami... venez. + +Claude jeta un dernier coup d'œil sur le chasseur malheureux, qui lui +parut, en ce moment, ressembler au conservateur du musée, et, +traversant le laboratoire, descendit l'escalier. Son compagnon avait +un jarret d'acier et des yeux sans cesse en mouvement. Il longea +d'abord, au pas accéléré, presque sans rien dire, ces files de maisons +devant lesquelles il passait quatre fois le jour, tout occupé à saluer +de la main les gens qui lui souriaient ou se découvraient devant lui. +Puis, le faubourg franchi, des bouts de haie commencèrent à rompre la +ligne des murs, et la campagne apparut: cultures de maraîchers et +vastes pépinières, où la ville enfonçait encore, çà et là, le coin +d'une bâtisse neuve. Presque partout, des deux côtés de la route, des +forêts minuscules d'arbres verts, des taillis, drus comme les poils +d'une brosse, de noisetiers, de hêtres, d'érables, des groupes de +jeunes marronniers levant leur bouquet de feuilles, comme des palmiers +d'oasis, au-dessus des files naines de poiriers ou de fusains, tout +cela coupé en carré par des fossés sans herbe. M. Maldonne, dès qu'il +se sentit enveloppé de ce paysage familier, ralentit sa marche, et +donna libre carrière à son esprit. Tout l'intéressait, à présent, le +moindre détail du chemin, les vols d'oiseaux surtout, que le soir +attirait vers les nids, et qui s'éparpillaient, balles de plumes +bondissantes, dans l'air tiède et doré. Il les nommait les uns après +les autres: bruants, verdiers, linots, alouettes, pinsons, fauvettes. +C'était son monde qu'il présentait à Claude. Sa conversation abondait +en choses vues et fines. Il s'animait. Il était quelqu'un. + +Sous les pieds des promeneurs, de la terre aux ombres courtes où elle +était blottie, une alouette se leva, monta dans la lumière, agitant +toutes ses plumes, plana, et redescendit sans avoir interrompu son +chant. M. Maldonne l'avait suivie, avec une expression de tendresse +qui ne s'adressait point à l'oiseau, avec un de ces sourires qui vont +droit à une joie prochaine. L'alouette chanteuse n'était pour lui +qu'un symbole. Et en effet, quand elle se fut assise dans les mottes, +Claude remarqua que le regard de M. Maldonne se posait en avant, sur +un parc entouré de murs. «C'est là!» se dit-il. + +On ne distinguait encore que des arbres de venue superbe, aux cimes +arrondies, retombantes ou découpées en fuseaux légers sur le ciel, +mais point de maison. Bientôt, le vieux mur d'ardoise crevassé, auquel +la mousse servait de ciment, et que couronnaient des giroflées +défleuries, étendit son ombre sur la route. Vers le milieu, deux +piliers de tuffeaux, surmontés de chapiteaux, encadraient un portail +massif, hérissé de clous formant des arabesques et décoré d'un pied de +sanglier. De toutes parts les branches débordaient en ourlets verts +l'arête de la pierre. Même à ceux qui passaient, le domaine donnait +l'impression fugitive de la paix. «Faut-il avoir de l'esprit pour se +loger-là! songeait Claude. Quel parfum ce doit être au printemps! +Comme c'est doux l'été! En hiver même on est abrité du vent. Et voilà +où vous demeurez, mademoiselle? Cela ne m'étonne point; cela même me +confirme dans l'idée que je me suis faite de vous.» + +M. Maldonne poussa une petite porte qui fit, en s'ouvrant, comme une +déchirure dans le vaste panneau de bois. + +--Entrez! dit-il. + +Oh! ce premier pas dans la terre promise! Derrière la porte, les +lilas, les ébéniers, les acacias, cent arbres d'essences choisies et +mêlées se rejoignaient au-dessus du sable encore humide de la dernière +pluie. Des fleurs fanées à demi jonchaient le sol, et, chauffées par +les traînées de soleil qui tombaient de la voûte, répandaient une +odeur sucrée. A vingt pas, en face, deux grandes fenêtres ouvertes +buvaient l'air divin. Les deux hommes suivirent l'avenue. Il y eut +quelques bruissements d'ailes dans les cimes. La maison se découvrit +tout entière, plus large que haute, enveloppée par les deux branches +de l'allée, qui devaient se rejoindre au delà. M. Maldonne traversa un +vestibule, poussa une porte à gauche, et, s'effaçant le long du mur: + +--Mon cher monsieur, dit-il, vous ai-je trompé? + +Sur la cheminée, au fond de l'appartement, un aigle, le cou tendu, +déployait ses ailes immenses. + +--Deux mètres vingt d'envergure, reprit le naturaliste, et +regardez-moi ces moustaches, les pennes blanches de la cuisse, les +écailles de la patte, est-ce un pygargue, oui ou non? En est-ce un? + +Claude s'était déjà détourné de l'oiseau, et saluait, un peu confus, +une femme qu'il n'avait point aperçue tout d'abord, assise près de la +fenêtre. Madame Maldonne écrivait, sur des ronds de papier d'égal +rayon: «Groseilles 1889.» + +--Qu'y-a-t-il? demanda le naturaliste en entrant après Claude... Ah! +ma chère, pardon... un client d'aujourd'hui, monsieur Claude Revel, +peut-être un disciple futur, qui ne voulait pas croire à mon pygargue. +Je l'ai amené. + +Claude s'inclina, et madame Maldonne lui rendit son salut, d'un léger +mouvement de la tête, avec cette gravité inquiète qui caractérise les +personnes timides. + +--Vous aimez l'histoire naturelle, monsieur? demanda-t-elle. + +--Je ne suis qu'un débutant, madame, répondit Claude. + +--Mais non, puisque vous discutez avec mon mari sur les espèces rares. +Êtes-vous convaincu? + +--Absolument, madame. + +--Monsieur irait très loin en ornithologie, s'il le voulait, dit +sentencieusement M. Maldonne. + +--Oh! monsieur! + +--Très loin, je le répète. Nous en avons causé en chemin, et vous +aviez tout l'air de vous intéresser à la chose, monsieur! + +--Avec un pareil guide! fit Claude. + +Il disait cela par politesse. Mais madame Maldonne le prit autrement. +Une lueur, comme un reste de jeunesse, éclaira son visage. Elle +regarda son mari d'un air de ravissement. Quelqu'un lui rendait donc +justice, à lui, devant elle! Quel rare plaisir! + +Elle fut un instant jolie de l'émotion délicate de son cœur. + +--Pauvre ami! fit-elle. Si vous saviez, monsieur, tout ce qu'il a eu à +souffrir de la part de directeurs inintelligents, incapables de le +comprendre! Heureusement qu'il s'est imposé par son talent. Pour +organiser cette collection, la plus belle de toute la province, il lui +a fallu plus de travail... + +--Geneviève! interrompit M. Maldonne, aussi désireux qu'elle +d'entendre achever la phrase. + +--Oui, plus de travail, d'adresse, de science et d'observation, qu'à +des artistes célèbres, enrichis, fêtés. + +--Fêté! Est-ce que je ne le suis pas ici, Geneviève? Tout le monde me +gâte, au contraire... Voyons, voyons, au lieu de nous attendrir +inutilement sur mon sort, si tu nous offrais un peu de sirop? La +soirée est étouffante, et monsieur doit avoir aussi chaud que moi... +Thérèse? + +Madame Maldonne fit un geste d'avertissement désespéré, comme pour +dire: «A quoi penses-tu, mon ami? Tu sais bien que c'est impossible. +Elle ne peut pas venir!» Mais il était trop tard, mademoiselle Thérèse +avait entendu. Elle était déjà là, dans l'encadrement de la porte +opposée à celle de l'entrée: toute rose, la lèvre supérieure +légèrement relevée laissant voir quatre dents blanches, le nez petit, +les yeux grands, les sourcils un peu étonnés, un vrai modèle de +Greuze. Et, pour parfaire la ressemblance avec les types préférés de +ce maître des scènes intimes, elle avait un petit tablier, les manches +retroussées, et, sur ses mains mignonnes, sur ses bras, la plus belle +couleur rouge qu'on puisse imaginer. Mademoiselle Thérèse devait +faire des confitures. En apercevant un étranger, son premier mouvement +fut de rire. Elle se trouvait drôle ainsi. Une seule chose paraissait +la gêner: son petit tablier à bretelles. Aussi, de la main droite, +elle cherchait discrètement l'agrafe de la ceinture, tandis qu'elle +regardait tour à tour son père, sa mère et Claude, avec les mêmes yeux +pleins de fou rire contenu. + +--Folle que tu es! dit M. Maldonne en lui tendant ses deux bras, qu'il +retira aussitôt, par respect des convenances; apporte-nous de ce sirop +de framboises que ta mère fait si bien! + +Elle voulut répondre. Mais les mots n'obéissent pas toujours. On +entendit d'abord un éclat de rire étouffé, puis une fusée de notes +claires, débordantes, épanouies comme une chanson de printemps, qui +diminua, s'assourdit, et s'éteignit dans le lointain: mademoiselle +Thérèse s'était enfuie... + +Elle revint, cinq minutes après, sans tablier, les manches baissées et +la mine sérieuse, portant sur un plateau deux verres, une carafe d'eau +fraîche et un carafon de sirop, le tout si propre, si net que, quand +elle entra dans le rayonnement de la fenêtre, tous les massifs du +jardin se mirèrent aux facettes du cristal. + +Claude la regarda poser le plateau sur la table à ouvrage, se +redresser, et se retirer derrière une chaise, les mains appuyées au +dossier. + +--Je vois, mademoiselle, dit-il, que vous êtes déjà initiée aux +recettes du ménage. + +--Il n'y a rien d'étonnant à cela, répondit madame Maldonne. Nous +vivons ici assez loin de la ville pour nous considérer comme des +campagnards. Nous en avons les goûts, et même quelquefois les défauts, +ajouta-t-elle, en enveloppant sa fille d'un regard très doux, où il y +avait une ombre de reproche. + +--Voyons, mère chérie, est-ce bien grave? reprit vivement Thérèse. Je +vous croyais seuls. Je suis venue comme j'étais. Monsieur a bien +deviné, allez? N'est-ce pas, monsieur, vous avez deviné que je faisais +des confitures? + +--Du premier coup d'œil, mademoiselle. + +--A mes mains? reprit-elle en étendant ses doigts, qui jouaient sur le +dossier de sa chaise. + +--Oui, mademoiselle. Et peut-on savoir quelle sorte de confitures? + +Elle eut un hochement de tête de commisération, pour une ignorance +pareille, et dit: + +--Mais de groseilles, monsieur! En cette saison-ci, que voulez-vous +que ce soit autre chose? + +Puis, subitement, ses yeux s'animèrent; leur gravité d'emprunt tomba +comme un voile, et la jeunesse, qui était derrière, la belle jeunesse +limpide et hardie réapparut. + +--Les groseilles, s'écria-t-elle, voilà un fruit que j'aime! + +--Vraiment, mademoiselle? + +--Cela vous étonne, monsieur? + +--Un peu, je l'ai toujours trouvé médiocre. + +--Et moi aussi, monsieur! Mais ce n'est pas pour leur goût que j'aime +les groseilles. + +--Et peut-on vous demander pourquoi? + +--Parce qu'elles ont l'humeur égale. Avec elles on sait sur quoi +compter. Tous les ans, cela donne, tandis que les abricots, les +pêches, les cerises même, pour un coup de vent, pour une gelée, s'en +vont en feuilles... Eh bien! moi, j'ai une préférence pour tout ce qui +ne trompe pas! + +Elle était charmante, disant avec conviction ces choses fraîches. + +--A la mode antique, et à votre santé! dit M. Maldonne, qui avait +rempli les deux verres, et en levant le sien. + +Claude s'inclina très légèrement, du côté de la maîtresse du logis. +Et c'était un spectacle assez rare, ces quatre personnes contentes à +la fois: madame Maldonne d'avoir loué son mari, le mari d'avoir un +disciple, Thérèse de deviner l'hommage discret rendu à sa jeunesse, +Claude de se trouver en pleine réussite de ses projets, au milieu +d'aussi braves gens, groupés sous les ailes du pygargue qui lui avait +servi d'introducteur. + +Le naturaliste, beaucoup moins oublieux que son hôte du prétexte sous +lequel celui-ci était venu, détourna la conversation vers son sujet +préféré. Il raconta,--ce ne devait être ni la première, ni la seconde +fois,--l'histoire du coup de fusil qui lui avait valu ce trophée de +chasse, principal ornement du salon. On fit tous ensemble, et sous sa +direction, une station devant la cheminée. Là, sous une cloche de +verre, il y avait un chef-d'œuvre de patience et de goût: une +collection d'oiseaux des îles, ou du pays, au plumage éclatant, posés +dans toutes les attitudes de la vie, les ailes éployées ou croisées, +mangeant, buvant, dormant la tête enfoncée sous les plumes, abritant +leurs œufs menacés, ou marchant inquiets au milieu de poussins vêtus, +comme des graines de souci, d'un duvet plus long qu'ils n'étaient +gros. M. Maldonne, mis en verve, ne tarissait pas. Il possédait une +mémoire prodigieuse des circonstances, des lieux, des dates. +L'auditoire suffisait à l'animer. Claude, souvent distrait, regardait +à la dérobée ses voisines, penchées, Thérèse un peu moins que sa mère, +écoutant toutes les deux avec l'attention de la tendresse que rien ne +lasse. «Et cette alouette blanche?» disait l'une. «Et ce guêpier +doré?» disait l'autre. + +Cependant, deux fois déjà, le bonnet d'une fille de charge, apparu +dans l'entre-bâillement de la porte, s'était retiré devant un signe +discret de la maîtresse du logis. La troisième fois, le bonnet entra. +Il était précédé d'une assiette. Le dîner attendait. Claude battit en +retraite, et personne ne le retint, bien que tous eussent du regret de +le quitter. Mais la coutume, l'heure sacrée. O servitude naïve et +forte! + +--Nous nous reverrons? demanda M. Maldonne. + +Claude, avant de répondre, suivit des yeux Thérèse qui traversait +l'appartement, pour aller pousser un battant de la fenêtre, flamboyant +sous la lumière du couchant. Elle marchait sans bruit, la tête droite, +son cou délicat ombré de mèches folles. Sans paraître y prendre garde, +elle écoutait. Claude eut cette impression très nette qu'elle n'était +pas indifférente à ce qu'il allait répondre. Peut-être eût-il éludé +l'invitation et brisé l'aventure, n'emportant que le souvenir agréable +de l'accueil qu'il avait reçu et l'image renouvelée, embellie, de +cette enfant. La nuance d'attention qu'il crut saisir chez Thérèse, la +grâce aussi de cette tête un peu fière, qui se dessinait sur la baie +lumineuse, en décidèrent autrement. + +--Je crains, répondit-il, d'être un élève médiocre, mais je reviendrai +volontiers. + +--Convenu! repartit le naturaliste. Vous me trouverez presque +toujours, le soir, au jardin, où j'ai mon laboratoire, là-bas, vous +voyez? + +--Le jardin, dit Thérèse à demi détournée, c'est ce qu'il y a de plus +joli ici. + +Claude fut sur le point de répondre: «Oh! non!» Il le pensa. Et elle +le devina. Il se sentit rougir. M. et madame Maldonne se demandèrent +pourquoi. Ils n'étaient plus jeunes. + +--Eh bien! dit-il, je reviendrai, un soir, après dîner. + +Il salua les deux femmes, serra la main de M. Maldonne, traversa de +nouveau, cette fois les yeux à terre, le bosquet qu'il avait tant +admiré une demi-heure plus tôt, et se retrouva sur la route. Il +s'étonnait de l'émotion vague qu'il éprouvait, et de ce qu'il avait +été, timide en somme et un peu gauche. Ces gens très simples, par leur +simplicité même, leur cordialité vraie, l'avaient jeté en dehors des +phrases convenues. Il avait promis de revenir. Se proposait-il de +devenir l'élève de M. Maldonne? Non, ce n'était pas sérieux. Alors? +D'ordinaire ses actes étaient plus réfléchis. «Puisque je l'ai promis, +se dit-il, je reviendrai. Mais je mettrai un intervalle entre cette +première visite et ma seconde.» Il se rendait compte qu'il avait obéi, +et c'était une récidive, à l'attrait de cette jeune fille, la fille +d'un simple conservateur de musée de province. Mais il n'insista pas, +et chercha, sur la route, quelque chose qui pût lui éviter, vis-à-vis +de lui-même, l'aveu complet de sa faiblesse. + +A trente pas, un homme venait, vêtu de telle façon qu'il ne pouvait +passer inaperçu, à cette heure et à cette place: jaquette claire +ouvrant sur un gilet blanc, chapeau gris, cravate ornée d'une épingle. + +Au moment où il croisa Claude, il le considéra attentivement, et +reporta les yeux vers l'enclos des Maldonne. Il se demandait sûrement: +«D'où vient-il?» Claude pensa de même: «Où peut-il bien aller?» Et +quand il se fut éloigné de quelques cents mètres, à l'endroit où les +premières masures s'élevaient au bord du chemin, il se détourna. +Là-bas, devant le portail vert, l'inconnu s'était arrêté. Il avait le +bras levé vers la sonnette, et, par-dessus son épaule, il regardait +Claude. + + + + +V + + +Les semaines s'en vont vite, tant que le cœur de l'homme ne +s'intéresse point à leur fuite. L'impression que la visite au logis +des Pépinières avait faite sur l'esprit de Claude s'était effacée, ou +plutôt elle avait disparu de la surface, comme les graines des fleurs +fragiles dont se couvrent un matin les étangs. Elles tombent, +invisibles, mêlées à mille débris de poussière que rien ne ramènera +jamais du fond obscur où ils s'amassent. Elles sont confondues avec +eux. Mais en elles un germe de vie est demeuré. Rien ne l'annonce, +sur lui pèse la masse des eaux, agitée ou dormante, sans une tige, +sans une feuille qui rappelle les végétations mortes. Il sommeille. +Puis, un jour, de cet atome enseveli, un fil ténu s'élance. Il +grandit, mystérieux encore, inaperçu. Nul ne reconnaîtrait en lui le +passé qui revient. Et tout à coup, sans que rien l'ait révélée, une +pointe d'or perce la surface, s'y épanouit en étoile, et dit aux +rives: «Me voilà!» + +Claude, à la fin d'août, fut rappelé à la ville par ses obligations +d'officier de réserve. Pendant trois semaines, il se rendit à la +caserne, à cinq heures du matin, sanglé dans son dolman, admiré des +ménagères qui ouvraient les contrevents, salué par les hommes de +garde, commanda le maniement d'armes et quelques mouvements +d'ensemble, savoura la douceur de l'autorité indiscutée, parla de la +France avec plus de fierté, de la guerre avec des frissons +d'espérance, et fut pris deux ou trois fois, tant il portait bien +l'uniforme, pour un sous-lieutenant de «l'active». Vinrent les +manœuvres. Ce fut un jeu pour un chasseur comme lui, rompu à la +marche. Et certes, tant qu'elles durèrent, les cantonnements chez +l'habitant, les réceptions dans les châteaux, les longues étapes où +l'on cause, les batailles pour rire où le cœur saute pourtant de la +même émotion que si les balles sifflaient, ne laissèrent pas à Claude +un moment d'ennui. La veille au soir du désarmement, il éprouva, pour +la première fois, un peu de lassitude, mêlée à un regret vague d'une +carrière trop tard connue, trop tard aimée. La journée était finie, +les hommes regagneraient le lendemain leurs foyers, lui-même il +quitterait le galon d'or et les camaraderies bruyantes du régiment. Il +se promenait, après le dîner, triste de retomber dans l'habitude et le +connu de la vie, quand le souvenir lui revint des Pépinières et du +rendez-vous de M. Maldonne. Claude regarda, avec une complaisance +involontaire, la tenue qu'il avait encore le droit de porter, leva les +yeux pour s'assurer de l'humeur du temps, se sentit tout joyeux de +constater qu'il faisait beau, et partit. + +C'était un de ces soirs de septembre, où la lueur dorée qui traîne au +couchant prolonge presque indéfiniment le crépuscule. Elle rayonne +dans tout le ciel. Et si la lune monte alors au-dessus de l'horizon, +il n'y a pas de nuit, mais un jour lunaire qui continue l'autre, et +pose sa lumière bleue sur le sol tiède encore du soleil disparu. +Claude allait, un peu ému, porté par une sorte d'espérance sans objet, +et douce cependant. Il aspirait à pleins poumons l'haleine des +crépuscules, qui grise les merles, et les fait chanter, certains +soirs, même après les premières étoiles. Des choses rimées, des débuts +de romances fredonnaient dans sa mémoire. Quand il aperçut le bosquet +des Maldonne, immobile au milieu de la campagne rase, les cimes des +arbres encore touchées par la lumière et comme évanouies en elle: +«Sous ces ombrages, murmura-t-il, à pas lents et rêveuse...» + +Thérèse Maldonne se trouvait tout simplement au salon, quand Claude y +entra, pas rêveuse du tout, assise près de la table qu'entouraient, +avec elle, son père, sa mère et Robert. Celui-ci lisait à haute voix. +En entendant la domestique ouvrir la porte et le cliquetis d'un sabre, +il ferma le livre sur un de ses doigts. Les deux femmes s'étaient +levées. M. Maldonne venait au-devant de Claude, l'air épanoui et les +mains tendues. + +--Cher monsieur, dit-il, vous nous surprenez agréablement. Je pensais +que vous nous aviez oubliés... Permettez d'abord que je vous +présente... Il se tourna vers Robert, assis de l'autre côté de la +table: «Monsieur Claude Revel, un naturaliste amateur, un futur +élève,» puis, vers Claude: «Mon beau-frère, Robert de Kérédol.» + +--Je crois avoir eu l'honneur de rencontrer monsieur sur la route, +lors de ma première visite, dit Claude, très aimable et s'inclinant. + +M. de Kérédol se souleva, les mains appuyées aux bras du fauteuil. + +--En effet, dit-il poliment, c'est bien la seconde fois que nous nous +rencontrons. + +Cependant, au ton dont il disait cela, il était facile de deviner que +la première lui eût suffi. Sans rien ajouter, il considéra Claude de +la tête aux pieds, comme autrefois il examinait un soldat, aux revues +du dimanche, sourit faiblement, et roula un peu son fauteuil en +arrière. + +Thérèse lui jeta un coup d'œil qui demandait: «Pourquoi vous +retirer?» Il ne parut pas s'en apercevoir. + +Le cercle se reforma, sans qu'il y fût compris, près de la fenêtre +par où venait le parfum violent des géraniums. + +--Madame, dit Claude, debout et la main gauche retenant son sabre, je +suis désolé d'interrompre votre lecture. Si je suis entré, c'est qu'on +m'a prévenu que M. Maldonne ne se trouvait pas au jardin. + +--Mais vous ne troublez rien, monsieur, je vous assure, dit madame +Maldonne, en retouchant les plis du fichu de tulle noué autour de son +cou. La lecture pourra se reprendre bien facilement... Désarmez-vous, +je vous prie. + +--Et asseyez-vous, dit M. Maldonne, que nous nous voyons un peu. Après +quoi, nous irons tous deux causer histoire naturelle. + +Claude sortit pour accrocher son sabre au porte manteau, puis revint +s'asseoir à droite de Thérèse, en face de madame Maldonne. + +--Croiriez-vous, monsieur, dit celle-ci, que nous lisions un conte! + +--Il y en a de si sérieux, madame! + +--Un conte de Daudet. + +--Un chef-d'œuvre, alors. On n'a rien écrit de pareil en prose du +midi. + +--N'est-ce pas, monsieur? dit Thérèse, en considérant, d'un air +d'admiration, ce bel officier qui parlait littérature. Je n'ai rien lu +qui me plût autant. Il y en a un, surtout... + +--C'est que nous avons chacun nos préférences, interrompit madame +Maldonne, avec une certaine vivacité, résultat sans doute de +discussions antérieures. Moi, j'aime par-dessus tout le conte des +_Vieux_. L'aimez-vous, monsieur? + +--Beaucoup, madame. + +--C'est si touchant! + +--Moi, fit M. Maldonne: _Les Aventures d'un perdreau rouge_. Exact, +mon cher monsieur, écrit par un chasseur. Vous l'aimez aussi, +celui-là? + +--Je le crois bien! Et vous, mademoiselle? + +--_Les Étoiles!_ répondit-elle en relevant la tête, d'un mouvement +souple et fier, vers la bande de ciel de la fenêtre. + +Aucune étoile n'apparaissait encore. Mais on eût dit qu'elle les +voyait toutes, tant il y avait de clarté dans le regard qu'elle +détourna ensuite vers Claude. Elle ne posait pas. Elle ne simulait +rien. Un des mots qu'elle aimait, un de ceux qui ont de l'infini, lui +était monté aux lèvres. Et cela suffisait pour qu'elle fût émue. + +Claude reprit: + +--Et pourquoi ce conte mieux qu'un autre, mademoiselle? + +--Ah! voilà! dit-elle. C'est que je comprends si bien le pâtre de +Daudet, d'avoir une étoile préférée à laquelle on parle! Nous en +avions une, mon parrain et moi, quand j'étais plus petite. + +Et les jolis yeux clairs cherchèrent de nouveau dans l'espace, et une +main de jeune fille, transparente et voilée d'ombres blondes, +s'étendit vers la lumière. + +--Tenez, monsieur, là-bas, au-dessus des sorbiers. C'est là qu'elle se +lève. Souvent nous l'attendions, et, quand elle paraissait, nous en +ressentions une joie. Et, de son côté, elle semblait nous reconnaître. +Il y avait chez elle, je vous assure, de l'amitié pour nous, comme +dans les yeux d'une personne chérie. + +--Thérèse! fit une voix, au fond de l'appartement. + +Les quatre personnes groupées auprès de la fenêtre se détournèrent en +même temps vers M. de Kérédol. + +Il était penché en avant, et tenait, fermé sur un de ses doigts, le +petit in-dix-huit à couverture crème. Ses lèvres, un peu railleuses, +le pli plus accentué de son front entre les sourcils, indiquaient +seuls une lutte intime, une colère ou une souffrance dont il voulait +demeurer maître, et qui se trahissait pourtant. + +--Vous oubliez, Thérèse, dit-il, que nous ne sommes pas seuls ici. De +pareils enfantillages ne sauraient intéresser un étranger. + +--Mais, je vous demande pardon, répondit Claude en se levant. Ce que +dit mademoiselle est charmant! + +--Peut-être, repartit M. de Kérédol avec le même flegme impertinent, +mais je vous croyais passionné pour l'histoire naturelle, monsieur, et +c'est de l'astronomie. + +Claude, que sa belle humeur de jeune homme ne quittait pas volontiers, +se prit à rire. + +--De l'astronomie, monsieur? Croyez-vous? + +--Ce qu'il y a de sûr, interrompit M. Maldonne, en se levant à son +tour, c'est que mon cher beau-frère ne serait pas fâché de reprendre +sa lecture. + +--Moi? mais je n'ai pas dit cela. + +--Non, tu le penses seulement. Eh bien! achève, mon ami, replonge-toi +dans l'histoire de l'_Élixir du Père Gaucher_. Nous autres, nous +sortons, et nous n'aurons rien à vous envier, car il fait une soirée +admirable! + +Il répéta, en désignant l'horizon: «Oui, admirable!» Et le mot tomba +au milieu du silence embarrassé de tout le monde. + +--C'est bientôt nous quitter, monsieur, dit enfin madame Maldonne, et +j'insisterais, si mon mari n'était pas très heureux de vous avoir pour +lui seul. + +Les yeux de mademoiselle Thérèse, grands ouverts et tournés vers +Claude, exprimaient le même regret. + +Mais elle n'en dit rien. Elle se contenta de sourire aimablement, +quand Claude s'inclina devant elle, et de suivre du regard, jusqu'au +moment où la porte se referma sur lui, ce jeune lieutenant de réserve, +qui partageait toutes ses prédilections pour les _Étoiles_ de Daudet. + +Claude, qui avait salué très froidement M. de Kérédol, se trouva seul +dans le corridor, et bientôt dans le jardin avec M. Maldonne. + +--Un peu étrange, mon beau-frère, n'est-ce pas? dit celui-ci +timidement. + +--Mon Dieu, répondit Claude, il y a tant de gens qui n'admettent pas +qu'on trouble une de leurs habitudes! + +--C'est précisément cela, repartit le naturaliste. Il a la passion des +récits, des histoires, des lectures, et tout ce qui l'interrompt +l'émeut incroyablement... Un homme excellent, au fond, je vous assure, +et si dévoué pour nous tous, un si bon ami! + +Tous deux ils avaient pris, côte à côte, la grande allée qui coupait +le jardin par le milieu. Il restait encore un peu de jour. Des +souffles frais commençaient à descendre avec l'ombre. En même temps, +la terre, qui avait bu le soleil, exhalait des bouffées chaudes et +imprégnées du parfum des résédas, des pétunias, des géraniums, dont il +y avait une profusion autour des massifs de légumes. Entre ses quatre +murs flanqués d'un rempart d'arbres, il embaumait comme une +cassolette, le potager de M. Maldonne. Le brave homme eut bien vite +fait d'oublier Robert, et l'incident de tout à l'heure, pour ne plus +penser qu'au monde familier du jardin. On a toujours le cœur pris aux +choses qu'on a semées. Rien qu'à passer auprès de ses plates-bandes, +il se sentait joyeux. Il s'épanchait en exclamations, en observations +courtes, tantôt faisant remarquer à Claude les touffes crêpelées de +ses asperges, une ligne de fraisiers, une poignée de glaïeuls autour +d'un vieux cerisier, tantôt secouant un limaçon grimpé dans un rosier, +ou, du bout de sa canne, étêtant un séneçon épanoui sur sa route. A +mesure qu'il avançait, les diversions se multipliaient. Il s'arrêtait +devant ses laitues en graine, et parlait à ses passe-roses, droites +comme des flèches d'église, et comme elles tout du long fleuries. + +Les deux promeneurs s'entendaient d'ailleurs à merveille. Chacun +découvrait avec bonheur chez l'autre le même amour profond et la +science de la campagne. «Avez-vous observé, mon jeune ami?» disait +l'un. «Assurément, cher monsieur», disait l'autre. «Alors vous +comprenez que nous aimions les Pépinières?»--«Autant que j'aime la +Coudraie». Quelque chose d'intime s'insinuait dans leurs phrases. Ils +éprouvaient le même désir de prolonger l'entretien. Et, le premier +tour d'allée achevé, ils en commencèrent un second, et d'autres +encore. + +A chaque fois qu'il se détournait ainsi, tout au fond du jardin, et +apercevait au loin la maison voilée d'ombre, Claude éprouvait la même +émotion à regarder une petite lumière, feu tremblant d'une bougie +veillant derrière les vitres. Était-ce la fenêtre de Thérèse, et +l'aimable jeune fille se penchait-elle quelquefois entre les plantes +grimpantes qui s'enlevaient, là, sur la muraille, comme des fumées +brunes? + +Il y avait de quoi passer une heure avec cette simple question. Et M. +Maldonne se mit à causer d'ornithologie. Il y revenait, non pour +remplir une promesse, mais d'instinct, emporté par la vieille passion, +ouvrant ses souvenirs aux pages préférées. Il s'amusait. Il racontait, +beaucoup pour lui-même, un peu pour Claude. C'était déjà sa coutume +avec M. de Kérédol. Et les histoires de chasse, lestement enlevées, +s'en allaient, l'une après l'autre, à travers les buis et les +passe-roses endormies. + +--Monsieur Claude, disait le naturaliste, voyez comme la nuit tombe +vite, à présent! Quelle heure admirable et que bien peu connaissent! +Le coucher des oiseaux, leur dernier mouvement, leur dernier chant, +qui donc l'observe? Et pourtant!... Figurez-vous qu'il m'arrive encore +de passer des moitiés de nuit à l'affût, ici même. J'emmène +quelquefois ma fille. Elle aime cela comme moi. Nous nous cachons +derrière un arbre, et j'attends. Ce n'est pas pour tuer, vous +comprenez, mais pour le plaisir de revivre le passé, de retrouver +quelques-unes de mes impressions d'autrefois, quand j'allais, à la +lisière d'une taille, guetter les oiseaux nocturnes, ou les blaireaux +qui roulent en grognant vers les vignes... Tenez, maintenant que la +dernière frange d'or s'est effacée là-bas, où sont les martinets? Tous +disparus, couchés, et de même les pinsons, les verdiers, les linots, +tous ceux qui vivent du grain tombé... Quelques mangeurs d'insectes +travaillent encore... Apercevez-vous cette mésange, qui tourne autour +d'une branche d'abricotier? Elle va donner encore un ou deux coups de +bec, puis renfoncer sa tête dans ses plumes soulevées, et vous ne la +distinguerez plus d'avec l'écorce... Les merles se chargent de la +sérénade... Écoutez celui-ci!... Tout à l'heure, il était à la pointe +des sorbiers; le voilà qui galope dans les fouillis de ronces, +inquiet du gîte de la nuit et chantant pour le dire... Quand il se +sera tu, aucun oiseau du jour ne parlera plus... Ce sera le tour des +hulottes, des orfraies, des rôdeurs nocturnes... Ah! les calomniés, +ceux-là, cher monsieur! On les trouve laids! Mais rien n'est joli +comme une orfraie au clair de lune! Nous en avons quelques-unes ici. +Elles sortent de mes arbres, en arrière de la maison, ou du bois de +Laurette. Aucun bruit ne dénonce leur vol. Leurs plumes sont fines +comme des poils, blanches sur le ventre, jaunes sur les ailes. Et le +vent coule au travers. Moi je reconnais les orfraies au passage de +leur ombre, qui fait rentrer les mulots... Et que de drames, alors, +dont nous sommes témoins! + +--Monsieur Maldonne, disait Claude, vous êtes plus jeune que moi! + +Ils causèrent ainsi, longtemps encore, sans sortir de la même allée. +Puis, comme ils arrivaient à l'extrémité du jardin où, vingt fois +déjà, ils s'étaient retournés, Claude chercha devant lui la petite +lumière, et ne la vit plus. Aussitôt l'histoire qu'il écoutait perdit +tout intérêt. Le froid de la nuit le saisit. Le jardin lui parut comme +un grand désert morne. Rien ne trahit au dehors cette impression +subite. Et cependant, par une mystérieuse divination de l'esprit, M. +Maldonne, presque en même temps, s'arrêta de parler. Il avait senti se +briser le lien léger qui tient une âme attentive. + +--Voulez-vous que nous rentrions? dit-il. + +Tous les deux s'en revinrent en silence, vers le logis qui grandissait +dans la brume à chacun de leurs pas. Le toit était argenté par la +lune, le reste plongeait dans l'ombre, masse indécise, terne jusqu'à +la base, où pas une lueur ne veillait. + +M. Maldonne entra le premier dans le vestibule, et ouvrit la porte du +salon. + +--Tiens, dit-il en se détournant vers Claude, tout mon monde envolé! +Plus personne! + +L'appartement était désert, mais les meubles conservaient le souvenir +de la dernière scène qui s'y était passée. Au pied du fauteuil de M. +de Kérédol, qui tendait les bras vers la porte, le livre gisait sur le +parquet. Il avait dû couler le long du siège de cuir où on l'avait +posé, et, tout meurtri, abandonné, il soulevait quelques-unes de ses +pages blanches comme le fouet d'une aile blessée. Plus près de la +fenêtre, quatre chaises formaient un demi-cercle, ouvert du côté du +fauteuil. L'éclat qui les avait troublées, écartées les unes des +autres, on le devinait, était venu de là. Sur le guéridon, un dé +d'argent, oublié, faisait songer à une main fine de toute jeune fille. + +--Plus personne! répéta M. Maldonne, c'est étonnant, il n'est pas très +tard... + +Il tira sa montre, et l'exposa au jour douteux de la lune, qui +éclairait le vestibule. + +--Dix heures et demie seulement... Mais voilà, quand Robert s'avise +d'être fantasque, il ne l'est pas à demi... Je suis sûr qu'il a +prétendu que nous ne reviendrions pas ici... Il est singulier... +vraiment, c'en est drôle. + +Il riait un peu, pour ne pas souligner la faute, mais, au fond, il se +sentait humilié. + +Suivi de Claude, il traversa le vestibule, puis le bosquet, et tourna +la clef dans l'énorme serrure du portail. + +--Bonsoir, monsieur Claude, dit-il. J'espère bien que nous n'en +resterons pas là? + +--Mais, dit le jeune homme, à condition de ne rien troubler... + +--Venez au musée, repartit le naturaliste, nous y serons entre nous: +vous, moi et les oiseaux. Est-ce accepté? + +Claude répondit, avec moins d'ardeur: + +--Sans doute, monsieur. + +--J'y compte tout à fait, dit M. Maldonne. +Il tendit la main à Claude, et celui-ci, franchissant le seuil, put +encore apercevoir un instant, dans l'entre-bâillement de la porte, les +yeux doux et plissés et la barbiche blanche de M. Maldonne, qui, du +regard, suivait «son jeune ami», et le mettait en route. + + + + +VI + + +Il se passa plusieurs semaines pendant lesquelles Claude, retiré dans +sa terre de la Coudraie, mesura son blé, vendit son foin, fit ses +vendanges, chassa les perdreaux et les grives, et constata, dans les +rares moments où sa pensée prenait forme de méditation, qu'il était +l'homme le plus heureux du monde. A diverses reprises, suivant les +sentiers des bois humides et chauds des premières pluies, les mains +dans les poches de son gilet de chasse, son chien quêtant au bord +des touffes de fougères et d'ajoncs, il s'arrêta, comme grisé par la +vie, par la paix, par la plénitude de joie qu'il sentait en lui et +autour de lui. D'autres fois, il est vrai, l'idée lui vint, surtout +aux heures lentes de l'après-dîner, quand la bourrasque soufflait +dehors et l'empêchait de sortir, quand il n'entendait d'autre bruit, +dans la vaste salle où il se promenait, que celui de son propre pas +renvoyé par les murs, l'idée lui vint qu'une jeune femme embellirait +encore cette agréable Coudraie. Une image se présentait à lui, sans en +avoir été priée: celle de Thérèse, les mains tachées de groseilles et +confuse de son tablier à bretelles, ou disant, les yeux levés: «Le +conte des étoiles, monsieur. Nous en avions une, mon parrain et +moi...» Mais il ne s'arrêtait pas longtemps à de pareilles rêveries. +Elles lui paraissaient indignes d'un homme heureux, qui commande à +vingt vignerons, jouit d'une indépendance parfaite et d'un revenu plus +que suffisant. Il se contentait donc, en ces occasions, de tirer une +forte bouffée de sa pipe, s'approchait de son épagneul étendu devant +le feu, l'assurait que, de longtemps, personne ne troublerait leur +ménage à tous deux, et sortait, malgré le mauvais temps, pour +inspecter le cellier où fermentait son vin. + +Quand il fut de retour à la ville, vers la fin d'octobre, seul dans +son hôtel du faubourg avec sa vieille Justine, l'image revint plus +fréquente, et, soit que les distractions fussent moins nombreuses +autour de lui, soit paresse d'une âme longuement tentée, il y prit un +plaisir croissant. La plupart de ses amis n'étaient pas rentrés de la +campagne. Dans les rues, des files de maisons toutes closes avaient +sur leurs contrevents la poussière de six mois; la chaussée +appartenait aux moineaux, et, même les jours ouvrables, quand il +faisait du soleil, un monde de petites gens, rendus à la liberté par +l'absence des grands, s'en allait vers les prés voisins avec la ligne +sur l'épaule. Comment ne pas songer un peu? Et Claude se rappelait +l'invitation de M. Maldonne: «Revenez au musée.» Fallait-il y +retourner? Ne devait-il pas plutôt obéir à des scrupules qui, par +moments, le prenaient? M. de Kérédol avait manifesté, par toute son +attitude, un désir très peu vif de voir s'établir des relations entre +les Pépinières et la Coudraie. La proposition même de M. Maldonne +contenait une réserve. + +Un jour que ces questions s'offraient de nouveau à son esprit, il +entra, pour y réfléchir, au Jardin des Plantes. Il savait qu'un des +plus sûrs moyens de rencontrer un peu de solitude et de recueillement +c'est encore de choisir une promenade publique, la foule ayant plutôt +le goût des endroits lassants où il y a de la poussière: les +boulevards, les grandes rues, les remparts des places fortes et le +tour des fontaines. + +Il entra donc, et descendit l'avenue en pente bordée de platanes, +admirant la limpidité de l'air et la profusion d'or que l'automne +jette sur le monde. Au bout de l'allée, il y avait plusieurs serres à +la file, dont les vitres peintes en blanc, cintrées sur les arceaux de +fer, rayonnaient autour d'elles une vraie chaleur d'été. Là, quelques +bonnes gens, des habitués, se chauffaient en faisant la sieste. Et, +devant eux, marchant d'un pas relevé, Claude aperçut deux promeneurs +qu'il reconnut tout de suite, bien qu'ils se présentassent de dos. +L'un, gros, court, le geste rond, la voix chaude, était M. Lofficial; +l'autre, plus sobre de mouvements, droit et sanglé dans sa redingote, +ne pouvait être que le parrain de Thérèse. Ils causaient avec +animation, à demi tournés l'un vers l'autre, et l'on devinait, à leur +attitude même, au peu d'attention qu'ils accordaient aux rangées +d'invalides à gauche, et aux massifs de dahlias à droite, qu'ils +arpentaient depuis longtemps ce coin découvert et tiède du jardin. + +Claude ne voulut pas reculer, et continua sa route vers eux. Comme ils +parlaient à voix haute, bientôt il put saisir des mots. + +--Eh bien! non, mon cher monsieur, disait M. de Kérédol, je ne crois +plus qu'elle nous quitte, à présent. Elle a l'air tout à fait heureuse +au milieu de nous. Si vous l'aviez vue parler de ce concert de +demain!... + +A ce moment, les deux promeneurs, qui s'étaient arrêtés à l'extrémité +de la serre, se retournèrent ensemble, et aperçurent Claude Revel qui +allait les dépasser. + +M. Lofficial étendit la main. + +--Je vous arrête au passage, dit-il. Depuis le temps que je ne vous ai +vu!... Vous connaissez mon jeune voisin? ajouta-t-il en s'adressant à +M. de Kérédol. + +Celui-ci, probablement rassuré par la fuite du temps, qui n'avait +amené aucun incident nouveau, répondit: + +--J'ai eu le plaisir de rencontrer monsieur, il y a un mois. + +--Trente-cinq jours, dit Claude étourdiment. + +M. de Kérédol eut l'air surpris de la promptitude du calcul, et se +demanda d'où venaient ces mathématiques. Il n'en demeura pas moins +parfaitement correct, aimable même, fit deux fois encore le trajet +d'un bout de la serre à l'autre, questionnant Claude sur la Coudraie, +sur les dernières manœuvres, et sur de communes relations qu'ils +avaient dans la ville. Puis il voulut prendre congé. M. Lofficial +l'entraîna à deux ou trois pas, et, d'une voix qu'il s'efforçait de +rendre confidentielle, mais qui arrivait bien nettement à Claude: + +--Quant à votre projet pour demain, monsieur de Kérédol, je suis +d'avis... + +--Bien, bien, dit ce dernier, en essayant de dégager sa main... + +Mais M. Lofficial le retint. + +--Je suis entièrement de votre avis: distraction saine, excellente! +Dites-le à Maldonne de ma part. Dites-lui que cette chère enfant ne +peut pas toujours demeurer enfermée aux Pépinières... + +--Je n'y manquerai pas... Au revoir! dit M. de Kérédol, en se dérobant +rapidement à l'étreinte de M. Lofficial. + +Il était devenu tout rouge et visiblement gêné. + +Claude le vit saluer et s'éloigner en hâte, très nerveux, faisant avec +sa canne un moulinet d'impatience. + +--Qu'est-ce que c'est que ce concert? demanda-t-il en s'approchant de +M. Lofficial. + +--Vous ne saviez pas? + +--Non. + +--Le premier de la saison, au Cirque-Théâtre. M. de Kérédol doit y +conduire sa sœur et mademoiselle Thérèse... + +M. Lofficial continuait de suivre du regard l'ancien officier de +chasseurs, qui montait l'avenue de platanes au pas de charge. + +--Pauvre M. de Kérédol! ajouta-t-il d'une voix plus basse. Il ne +l'aime que trop. Ce doit être bien peu reposant d'aimer ainsi. De quel +air enthousiaste il me disait tout à l'heure: «Nous sommes tous ravis +d'aller à ce concert. Thérèse surtout. Et c'est moi qui ai eu la +première pensée, monsieur Lofficial, moi qui ai lutté et obtenu la +permission! Elle ne l'aurait pas demandée, la chère mignonne. Car, +voyez-vous, ce qu'elle a par-dessus tout, c'est une idée délicate du +devoir, du mieux. Par nature, autant que par piété, elle se porte vers +ce qu'elle croit être le plus parfait. Pour plaire aux autres, il n'y +a rien qu'elle ne sacrifie, et sans pose, vous savez, sans qu'on +puisse se douter qu'elle y met un peu d'effort. Quel trésor de joie +pour nous trois!» + +--Vraiment, il disait cela? demanda Claude. + +--Mais... oui, mon ami... + +Emporté par sa nature expansive et naïve, M. Lofficial, le regard fixé +sur les derniers arbres derrière lesquels M. de Kérédol venait de +disparaître, avait tout l'air de se parler à lui-même et d'oublier la +présence de son voisin. Il se détourna, et s'aperçut que Claude +l'écoutait avidement. + +--Qu'est-ce que je vous conte là, monsieur Claude! Excusez-moi. +J'aurais dû être à vous. Mais, plus je vais, plus je me sens dans le +cœur un écho qui me répète les choses, et que je ne puis faire taire. + +--Tiens, dit Claude, il commence déjà chez moi, cet écho-là. Il y a +des jours... Restez-vous au jardin, monsieur Lofficial? + +--Hélas, non! J'aurais dû partir avec M. de Kérédol... mais le plaisir +de vous serrer la main... Il faut que je coure à la gare. + +--Un voyage? + +--Oh! pas bien long: jusqu'aux Luisettes, une petite commission à +faire, un coup d'œil à donner. Je serai de retour demain. Au revoir, +monsieur Claude! + +Et le bonhomme s'éloigna à son tour, mais posément, distribuant, à des +anciens qui le reconnaissaient, un salut de la main, se retournant +même une ou deux fois, pour bien montrer à Claude que ce départ +n'était point un prétexte, et qu'on avait toujours la pensée occupée +de son jeune ami. + +Claude, immobile devant la serre, éprouvait une joie puissante, une +joie qui grandissait d'instant en instant. Libre de penser! Libre +d'écouter les mots qui bourdonnaient si joliment autour de lui! Il +avait bien fallu les chasser tout à l'heure, pour répondre à M. +Lofficial. Mais maintenant ils revenaient tous: «La chère mignonne... +une idée délicate du mieux... pour plaire aux autres, il n'y a rien +qu'elle ne sacrifie... quel trésor de joie!...» C'était comme une +chanson que chantaient les rayons pâles du jour, les feuilles remuées +par une brise insensible, les toits égayés de lumière. «Trésor de +joie!» tout répétait l'aveu échappé à M. de Kérédol et redit par +Lofficial. Claude s'enivrait lentement, avec ces mots qui grisent les +âmes. Debout à la même place, abandonné au rêve, il avait l'air de +contempler la cime des arbres. Les vieux qui, sur les bancs éparpillés +çà et là, chauffaient leurs jambes allongées, le virent avec +étonnement sourire dans le vague, à quelque chose de mystérieux qu'ils +ne purent saisir, puis rougir d'avoir été vu, puis se dérober, par les +allées tournantes, aux regards des promeneurs. + +La chanson continua toute l'après-midi. «C'est vrai qu'elle est +charmante! songeait Claude; aucune contrainte n'a pesé sur elle, +aucune pression, aucun moule. On ne l'a point forcée de fleurir: elle +est éclose. Comme elle s'est montrée simple avec moi, différente de +tant d'autres dont le sourire même est une chose apprise et +effarouchante! Moi aussi, je suis simple, même un peu loup. Peut-être +est-ce mademoiselle Thérèse que, depuis mes vingt ans, sans le savoir, +j'ai attendue.» + +Il aurait voulu un conseil à qui ouvrir son âme, à qui demander: +«Est-ce bien elle? Que faut-il faire?» Mais il n'y avait personne. +Non, il n'y avait personne, puisque sa mère était morte, puisque ses +amis étaient absents, ou trop jeunes, ou trop ignorants de Thérèse et +de lui-même pour le guider. + +Mais la main maternelle qui gouverne le monde a des secrets +merveilleux. Aux carrefours où l'homme n'a pas mis de poteau +indicateur, elle pose un arbre avec un nid, une pierre moussue, une +simple branche de ronces en fleurs: ces pauvres témoins de la route ne +savent pas ce qu'ils font, mais celui qui cherche y reconnaît un +signe, et s'en va. + +Claude, après le dîner, monta dans sa chambre. Il n'y venait pas pour +épier ses voisins. Oh! non. Mais comment ne pas regarder un jeune +ménage prenant le frais du soir, en face de la fenêtre? Depuis une +semaine, les Colibry hébergent leur fille et leur gendre. Chômage, +vacances, on ne sait pas bien. Le gendre, qui est ferblantier, a +entrepris de planter, au bout du terrain du vannier, un jardin +d'agrément à son idée. Il y travaille six heures par jour, pour se +reposer. Il est joli homme, ce jeune marié: élancé, la tête +intelligente et maigre, de petites moustaches noires. Dans sa jaquette +brune, il a presque l'air d'un monsieur, et ses travaux prouvent qu'il +a déjà le goût du luxe et du rococo. Adieu les carottes sauvages, dont +les ombelles égayaient le feuillage sombre des acanthes; adieu les +orties et les arums aux cornets percés d'une lance d'or. Il pique des +fusains en boules, des houx panachés, des arbustes taillés et +étiquetés par un «paysagiste rustiqueur» des environs. + +Il est moderne, assurément; il veut que son beau-père soigne davantage +les dehors. La jeune femme admire cette transformation. Elle est +assise près du peuplier, sur une chaise qu'elle a renversée un peu en +arrière; ses lourds cheveux bruns, piqués d'épingles ornées, +s'appuient au tronc de l'arbre; à demi étendue, les pieds soulevés de +terre, elle rit d'un rire muet, très naïf, le même, soit qu'elle +regarde son mari défoncer le massif, soit qu'elle se détourne, à sa +gauche, vers le berceau d'osier que la grand'mère agite, tout +absorbée, elle, la bonne vieille, par le nouveau-né qu'elle endort. Le +vannier est à cheval sur un billot, le long du mur, un peu loin, pour +voir tout son bonheur ensemble. Il fume. Il n'entend rien des +bavardages à demi-voix qu'échangent les deux femmes. L'heure indécise, +un dernier rayon de soleil qui change en auréole la ramure jaune du +peuplier, la rumeur décroissante de la rue, les pigeons qui se +becquètent sur l'arête du toit, et se laissent, un à un, d'une aile +paresseuse, glisser au colombier, encadrent cette scène. Bientôt la +grand'mère se lève; un coup de vent frais a secoué les brides de son +bonnet; elle enveloppe de ses deux bras la corbeille et le trésor +qu'elle enferme. La jeune femme la suit des yeux jusqu'à la porte, en +se penchant. Elle est toute charmante ainsi, la voisine. Elle a le +charme des petites gens qui n'ont pas honte d'être heureux. Le père, +qui a fini sa pipe, rentre aussi sans rien dire. Les deux vieux sont +attirés par le berceau. Les deux jeunes sont demeurés, elle, appuyée à +l'arbre, lui, plantant ses arbustes nains. Mais cela n'a pas duré. Il +a compris qu'elle était seule, il a tourné la tête vers elle, la fine +moustache relevée montrant ses dents blanches. Leurs yeux se sont +rencontrés. Il a jeté tout de suite sa bêche. Sa femme est venue à +lui, et les voilà qui se promènent l'un près de l'autre. Ils +s'arrêtent près des fusains, ils repartent. Ils causent bien bas pour +ne parler que des innovations faites au jardin du père Colibry. +L'ombre croît autour d'eux. La jeune femme s'appuie au bras de son +mari, le front levé, les yeux câlins. Petit à petit, en épiant s'ils +n'étaient pas vus, ils se sont mis dans l'axe du gros peuplier, et se +sont embrassés. + +Claude s'est éloigné de la fenêtre, troublé par ce conseil muet. Quand +il est revenu, la jeune femme et son mari avaient disparu. + +De la maison close du vannier, un cri montait par intervalles, et une +voix, frêle comme le son d'une flûte lointaine, chantait: + + Dodo minette, + Dodo poulette, + Dormez donc si vous voulez, + Je suis bien lasse de vous bercer. + +Alors Claude a appuyé son front sur la vitre, et il a dit en lui-même: + +«Demain, j'irai au concert, et j'y verrai Thérèse, parce que je +l'aime!» + + + + +VII + + +Vers deux heures, Claude entra au cirque, et prit place dans une des +loges au fond de la salle. L'énorme chef d'orchestre, courbé vers ses +seconds violons, leur conseillait des ténuités de sons infinies. On ne +percevait qu'un faible murmure, sur lequel évoluait un cor. Le public +varié qui se pressait sur les gradins, les auditeurs des fauteuils de +parquet, écoutaient dans le même silence la _Marche des Pèlerins_, et +le balancement des nuques sortant des cols de fourrures, la chute +progressive des mains qui tenaient le programme, le regard circulaire +des gens venus là par hasard et que le silence d'une foule étonne +toujours, les violoncellistes pinçant leurs lèvres aux trémolos, +indiquaient un beau passage. Claude chercha Thérèse, parmi ces gens +immobiles et vus de dos. Au troisième rang du parquet, il aperçut, +sous un feutre noir orné d'une aile rose, un cou svelte, couronné de +cheveux blonds, et qui se perdait un peu plus bas dans l'ombre d'un +tour de plumes. C'était Thérèse Maldonne. Nulle autre qu'elle n'avait +cette grâce parfaite. Elle se tenait bien droite, entre sa mère en +toilette sombre, la tête inclinée vers l'épaule, et Robert, penché en +avant, tout pelotonné dans son plaisir de dilettante. Et les seconds +violons semblaient prêts à rentrer dans le néant. Et le cor en +profitait pour se plaindre amoureusement. + +Hélas! rien n'est fragile comme l'émotion d'une salle. Il y avait, aux +secondes, un auditeur de race noire. Nul ne s'occupait de lui. +L'innocente fantaisie lui prit d'enlever son pardessus. Il y mit un +peu de solennité. Quelqu'un près de lui le remarqua, et dit à +demi-voix: «Tiens, il va reprendre son costume national!» Presque +personne n'avait entendu. Mais une fusée de rire était partie. Elle +fila le long des banquettes des secondes, passa aux premières, gagna +le pourtour, envahit le parquet. Tout le monde se détournait, et se +dissipait, même les abonnés, même les passionnés. Tous paraissaient +reconnaissants d'avoir été distraits, de reprendre pied dans la vie. +Cela ressemblait à un réveil général. Thérèse, elle aussi, avait +tourné la tête. Elle souriait à peine, d'un sourire d'envie, comme +pour dire: «Que je voudrais bien savoir! Comme ce doit être drôle! Ce +serait si bon de rire tout à fait!» Son regard, pur et vivant, errait +sur la foule. Il arriva jusqu'à Claude. Elle le reconnut. Ses lèvres +s'allongèrent un peu, et la frange de ses cils blonds s'abaissa +légèrement, en signe d'amitié. Cela ne dura qu'un éclair. Elle ramena +les yeux, par degrés, vers sa mère qui n'avait pas changé +d'attitude,--pas plus que Robert,--lui dit un mot à l'oreille, et +l'aile rose reprit sa silhouette primitive au-dessus du chapeau noir, +tandis que le chef d'orchestre, avec des gestes agrandis pour +ressaisir le public, continuait à diriger la _Marche_ de Berlioz. + +Claude, retiré au deuxième rang de la loge, appuyé aux cloisons +fumeuses, entre lesquelles peu de songes d'amour pareils au sien +avaient dû éclore, ne pensait plus qu'à Thérèse, et ne voyait plus +qu'elle. Oh! le merveilleux concert, et comme, à certaines heures, la +puissance créatrice de nos âmes transforme et fond en un seul hymne +toutes les sensations diverses qui nous viennent du monde! Comme tout +parle une même langue pour nous traduire nous-mêmes! Que jouait-on +maintenant? de quels maîtres étaient les symphonies qui se +succédaient? quels numéros portaient-elles sur le programme tombé à +terre? Questions vaines. Il n'y avait dans la salle qu'une enfant +blonde, là-bas, et la foule, sans le savoir, et l'harmonie joyeuse ou +plaintive de l'orchestre, et toute la lumière tombant des vitrages, +tout cela n'était que pour cette petite tête fière, pour l'ovale +aminci de ce visage de vierge. Et un seul homme comprenait et goûtait +le sens mystérieux qui s'échappait de toutes choses: Claude Revel, +immobile, au fond d'une loge de cirque. + +Il remarqua enfin que la foule s'écoulait autour de lui, et se leva. +M. de Kérédol, jusqu'alors, l'avait plusieurs fois cherché du regard +dans la salle, et ne l'avait pas rencontré. Mais, en sortant du rang +de fauteuils où il avait pris place, il se trouva tourner le dos à la +scène, et aperçut Claude Revel, tout en haut, encadré dans l'étroite +ouverture de la loge, les yeux fixés sur Thérèse qui commençait à +monter vers lui. Soit qu'elle eût deviné derrière elle la surveillance +anxieuse de Robert, soit timidité de jeune fille, Thérèse passa près +de Claude, sans détourner la tête. Sa mère la suivit, causant avec +elle. Mais M. de Kérédol s'arrêta un instant, au milieu de l'étroite +coupure des gradins. Il n'eut pas un mot, ne fit pas un geste: +seulement, de ses prunelles bleues, dures comme un reflet d'acier, +jaillit un éclair de colère à l'adresse de Claude debout à trois pas +de lui, un défi d'homme à homme, prouvant bien que désormais la +certitude était acquise et la lutte résolue. + +La lutte! Hélas! elle était bien dans la volonté de Robert, dans son +cœur atteint au plus profond de ses tendresses. Mais lui-même, en ce +moment où il éprouvait une irritation violente, comme s'il en eût +senti la faiblesse secrète, il se hâtait de fuir. A peine avait-il +descendu les marches du perron qu'il offrait le bras à madame +Maldonne, et remontait le faubourg, d'un pas plus pressé que +d'ordinaire, tournant et dépassant les groupes noirs qui dentelaient +la rue en pente. Thérèse marchait à côté de sa mère. Elle semblait +indifférente, nonchalante, comme ceux qu'une pensée, même indécise et +faible, isole de la foule. Aucun des trois ne parlait, si ce n'est à +mots rompus, rarement. + +De loin, Claude regardait diminuer l'aile rose. Bientôt, parvenu à la +route qui filait droit sur les Pépinières, parmi les bandes d'ouvriers +et de boutiquiers, Robert ralentit le pas. Il se trouvait dans +l'horizon du domaine, il atteignait la sauve. Mais aucune embellie ne +se manifesta dans son humeur. + +Quand le portail du logis se fut enfin refermé derrière eux, il poussa +un soupir de soulagement; puis, laissant les deux femmes entrer dans +la maison, traversa tout le jardin, pour aller s'asseoir, au fond, +sous la tonnelle de lauriers. + +--Joli succès! dit-il en accrochant son chapeau à une branche et en +s'épongeant le front. Tout ce que j'essaye tourne de la même façon... +Depuis hier je redoutais cette rencontre-là. Elle était fatale... Et +dire qu'il est peut-être venu, averti par moi, par l'imprudence que +j'ai eue de bavarder avec Lofficial! On a toutes les chances à son +âge, et toutes les malechances au mien! + +Ses réflexions furent interrompues par Thérèse. Elle avait quitté son +feutre noir, pris un chapeau de paille fanée, et elle venait, de son +allure vive et décidée, nullement troublée, bien qu'elle eût des +choses graves à demander. + +--Tiens, c'est vous? dit Robert, que l'arrivée de sa nièce prenait à +court de résolution, dans le trouble des premières méditations. + +--Mais oui, moi, répondit-elle. Nous avons à causer tous deux. + +Elle ouvrit un pliant, appuyé le long des treillages qu'enveloppaient +les touffes de laurier, et s'assit en face de M. de Kérédol, un peu +plus bas que lui. + +--Mon parrain, dit-elle en arrangeant les plis de sa robe, je suis +venue pour vous demander une preuve de grande affection. + +--Je vous en ai tant donné, ma pauvre chérie! Vous devez bien savoir +que je ne vous refuserai pas. + +--Oh! reprit-elle sans lever les yeux, celle-là est d'une autre sorte. +Je veux savoir de vous un secret. + +--Un secret, Thérèse? + +--Oui. Depuis plusieurs semaines, depuis deux jours surtout, je vous +trouve... + +Elle semblait hésiter entre les mots. + +--Comment me trouvez-vous? + +--Triste, inquiet, je ne sais pas bien exprimer cela. Mais je vous +trouve changé, comme si la maison n'avait plus le même charme pour +vous. + +--Oh! si! interrompit vivement Robert. + +Thérèse releva la tête, et vit qu'il était un peu pâle. + +--Comme si, poursuivit-elle, vous portiez en vous-même une peine? + +--Quand ce serait, ma pauvre enfant! Pouvez-vous comprendre ce qui +passe quelquefois de sombre et d'ennuyé dans l'esprit d'un vieux comme +moi? + +Elle le pressait, et l'interrogeait de ses yeux clairs fixés sur lui. + +--Mon père et ma mère, continua-t-elle, ne sont-ils pas les meilleurs +amis du monde pour vous? + +--Les meilleurs, oui, Thérèse. + +--Ai-je été moins prévenante à votre égard, moins obéissante? + +--Non, mon enfant, je n'ai rien à vous reprocher. + +--Alors? + +Il ne put supporter l'interrogation prolongée de ces grands yeux +d'enfant qui plongeaient au fond de lui-même, et se détourna vers les +lauriers à droite. Une de ses mains pendait le long du banc. Thérèse +la prit entre les siennes, et, la caressant comme elle avait fait +souvent, pour obtenir une gâterie: + +--Vous voyez bien, vous n'avez pas assez de confiance en moi pour me +dire un secret, et cela me peine, allez, plus que vous ne pouvez +croire! + +Elle laissa échapper la main, qui retomba le long du banc. Robert se +retourna. Son regard, quand il rencontra celui de Thérèse, exprimait +une souffrance si profonde et si vraie, que la jeune fille en fut +toute saisie. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. + +--Qu'avez-vous? demanda-t-elle. + +--Thérèse, fit Robert, qui se contenait pour ne pas montrer toute sa +faiblesse devant elle, Thérèse, répondez-moi franchement! + +--Oh! bien sûr. + +--Thérèse, m'aimez-vous? + +--Mais oui, je vous aime! + +--Beaucoup? + +--De tout mon cœur! Pourquoi en doutez-vous? + +--Thérèse, si quelqu'un venait pour vous enlever à nous, est-ce que +vous nous abandonneriez? + +--Quelqu'un? + +--Oui, est-ce qu'au premier mot d'amour vous nous laisseriez là, votre +père, votre mère, moi, comme celles qui n'ont pas eu au foyer tout le +bonheur, toute la tendresse que vous avez eus? + +Elle chercha dans sa poche un petit mouchoir de batiste, le passa sur +ses yeux, et dit: + +--Est-ce qu'il est venu quelqu'un? + +--Non, Thérèse, dit rapidement Robert, mais s'il venait? + +--S'il venait? + +--Oui, un jour lointain, plus tard? + +La jeune fille se leva, et lui la suivit du regard qui se dressait, +souple, non plus émue, mais affectueuse, filiale comme il la trouvait +chaque jour. + +--S'il venait, reprit-elle, un jour, plus tard, je lui dirais que +j'appartiens d'abord à ceux qui m'ont toujours aimée. + +--Oh! Thérèse! + +--Je lui dirais encore autre chose! + +Elle se pencha vers lui. + +--Je lui dirais: «Adressez-vous à mon parrain, à mon meilleur ami!» + +Puis elle se recula jusqu'à l'entrée de la tonnelle. + +--Était-ce bien la peine de faire tant de mystères? dit-elle. Vous +voyez, nous nous sommes expliqués. Et il n'y a rien du tout entre +nous, qu'un «plus tard», un jour lointain, et qui dépendra de vous. +Voilà pourquoi vous vous faites du chagrin? Rappelez-vous donc ce que +vous m'avez si souvent répété: «La tristesse sans raison est la grande +ennemie de la jeunesse.» Est-ce ainsi que vous disiez? + +--Oui, quand vous étiez mon élève. + +--Mais je le suis, je le serai toujours. + +Elle sortit de la tonnelle, et s'éloigna par l'allée en face. Après +une vingtaine de pas, une gentille pensée lui vint. Thérèse se +retourna, fit une révérence de pensionnaire, et redit, avec la plus +jolie mine, futée et tendre à la fois: + +--Toujours! + +Robert essaya de lui répondre par un sourire. De loin elle put s'y +tromper. Mais quand elle eut disparu, il se sentit en proie à une +tristesse noire. Tant que Thérèse avait été là, Robert s'était +contenu, pour ne pas pleurer devant elle. Oh! non, il ne fallait pas! +C'était indigne d'un homme. A présent il était seul. Il mit sa tête +dans ses mains, et se laissa emporter par ses pensées. Pour la +première fois peut-être de sa vie, dans cet élan désordonné de son +âme, il tutoya l'enfant, dont l'image était encore là, présente devant +lui. «Pauvre chère petite, disait-il à demi-voix, c'est ta jeunesse +que je pleure, parce qu'elle est exquise et que nous allons la perdre. +Je le pressens, je le devine à ton charme même. Tu dis que tu resteras +mon élève! Oui, tu le voudrais peut-être. Mais tu ne sais pas, pauvre +enfant, le changement profond que l'amour fait dans nos amitiés. En +peu de semaines, quand tu aimeras, ton père et ta mère deviendront une +affection pâle, plus effacée chaque jour. Moi, je ne serai plus rien, +tu entends, rien! Et voilà le prix de dix-huit ans de tendresse! Ne +plus te voir qu'avec l'assentiment d'un étranger, par intervalles, par +faveur, découvrir en toi des pensées que je n'y aurai pas vu naître, y +reconnaître la main d'un autre, moi qui t'ai formée, moi qui n'ai +guère que toi au monde! O Thérèse, Thérèse!» + +Dans ce moment d'angoisse, Robert se sentait seul. Il avait vécu dans +l'intimité de Guillaume et de Geneviève, et cependant ni l'un ni +l'autre ne paraissait éprouver la moindre alarme. Rien n'était changé +dans la quiétude de leur vie quotidienne. Leurs conversations à table +témoignaient de la même confiance dans la perpétuité de ce bonheur +menacé! Comment ne souffraient-ils pas à la pensée que, d'une heure à +l'autre, l'enfant pouvait leur être ravie? Etrange aveuglement! Ils ne +devaient rien soupçonner. Ne valait-il pas mieux les avertir, leur +dire: «Allons-nous-en! Partons pour un voyage, n'importe où, loin s'il +se peut. Maldonne demandera un congé. Nous emmènerons Thérèse, et nous +éviterons qu'elle nous quitte. Il n'y a rien de perdu puisqu'elle +n'aime pas encore. Allons-nous-en! Ou bien, aidez-moi. Écartez +doucement les occasions, veillez, ayez pitié de vous-mêmes et de moi. +Car je sens que la branche plie sous l'oiseau.» + +A qui parler ainsi? A Geneviève? Une timidité singulière lui fit +repousser cette idée. Il se sentit rougir un peu. «Non, pas elle, se +dit-il. Les femmes ne peuvent juger cela comme nous. Ma sœur ne +comprendrait pas. Si léger qu'il soit, Guillaume a beaucoup de cœur. +J'irai le trouver.» + +Robert se leva, suivit la grande allée, aux deux tiers tourna à +gauche, et se dirigea vers une petite construction en tuffeaux +couverte d'un toit de zinc. Le laboratoire de Guillaume Maldonne, une +sorte d'étouffoir aux murs mansardés, se trouvait au-dessus d'un +réduit de jardinage. On y accédait par un escalier raide en bois +blanc. M. de Kérédol en monta les marches avec une lenteur +involontaire. Cela lui coûtait, la confidence qu'il allait faire, et +cela l'effrayait presque. Il y avait longtemps qu'ils ne s'étaient +entretenus d'un sujet aussi grave et intime. Pourtant, il ne voulut +pas reculer, poussa la porte, légère comme de l'amadou à force d'être +sèche, et entra. + +Guillaume Maldonne, en veste blanche, + +écrivait, juste au-dessous de la fenêtre à tabatière. + +--Attends! attends! dit-il en faisant signe de la main gauche, tandis +que, de la droite, il se hâtait d'achever la phrase commencée. Tu vas +voir! tu vas juger! + +Il avait l'air si heureux, si naïvement content de lui, que Robert +l'enveloppa d'un regard d'envie. + +La plume d'oie cria quelques secondes, et M. Maldonne radieux, +ébouriffé, se retournant sur sa chaise: + +--Dame! dit-il, puisque tu ne veux rien faire, il faut bien que je +travaille seul! + +--Au catalogue? + +--Non, mon ami: un mémoire! je le destine à la Société linnéenne. +Écoute-moi ça: «_Mémoire sur les rapports qui existent entre la +coloration de l'œuf et celle du jeune oiseau en duvet._» Est-ce une +trouvaille? Est-ce une assez jolie question? + +--J'en ai une aussi, moi, dont je veux te parler, dit Robert, qui +s'était appuyé au montant de la porte. Elle est également importante, +bien qu'il ne s'agisse pas d'histoire naturelle. + +--Ah! dit Guillaume avec un désappointement visible, et laissant +retomber sur la table le papier qu'il avait saisi. De quoi s'agit-il? + +--De Thérèse. J'ai peur que son imagination ne commence à travailler. +Je crois avoir des preuves qu'elle n'est pas insensible,--sans trop le +savoir, la pauvre petite!--à l'attention qu'elle éveille, dès qu'elle +paraît. Des nuances encore, tu comprends bien, mais, en pareil cas, +tout est grave. + +--Eh! mon ami, c'est l'âge! c'est son droit! Depuis que le monde est +monde, les jeunes filles sont contentes de plaire. Pourquoi veux-tu +que Thérèse fasse exception? + +--Guillaume, reprit gravement Robert, il y a plus que cela, et tu as +tort de prendre légèrement mon avis. Suppose que, par notre faute, +parce que nous n'aurions pas assez veillé... + +--Ah! par exemple! s'il y a une fille bien gardée, c'est la mienne! + +--Soit! je ne discute pas pour l'instant. Plus tard, si tu es de mon +avis, je t'indiquerai les moyens... + +--Les moyens? dit Guillaume, dont les yeux devinrent tout grands de +surprise. + +--Oui, j'y arriverai, mais pas encore. Je suppose, Guillaume, que ta +fille ait été remarquée par un jeune homme. + +--Après? demanda tranquillement M. Maldonne. + +--Cela ne t'émeut pas? + +--Mais si, Robert, cela me toucherait, certainement. + +--Je suppose donc que ta fille, libre, sans conseil, en vienne à aimer +à son tour... + +--Eh bien? + +--Eh bien! mon cher, si nous n'y veillons pas, cette supposition-là +peut être une réalité demain, oui, demain, entends-tu, nous pouvons +la voir demandée en mariage, épousée, emmenée, si jeune encore! As-tu +pensé à cela, Guillaume, emmenée? + +--Quelquefois. + +--Et tu peux admettre cette idée, que demain nous ne l'aurons plus? + +--Que veux-tu, Robert... + +--Que nous nous trouverons face à face tous trois, aux Pépinières? + +--Comme autrefois, mon bon ami. + +--Non, pas comme autrefois: vieillis, usés! + +--C'est un peu vrai. + +--Et sans Thérèse! Tu peux supporter cela, toi, sans Thérèse? + +--Mon Dieu, mon ami, si je la savais heureuse! Les enfants, on les +élève pour d'autres, en somme, et il faut savoir être heureux quand +ils le sont, par ricochet.. + +M. Maldonne disait cela d'un ton tranquille, levant par instants les +épaules, en signe de résignation et de passivité. Robert le +considérait, sans rien répondre. Il ne s'attendait pas à rencontrer si +peu de sensibilité, une imagination si froide et si bornée. Ah! +certes, il se sentait d'une autre espèce, lui, de l'espèce qui souffre +et se révolte! Il ne comprenait pas la vie de cette façon moutonnière. +Quelque chose d'orgueilleux et de méprisant se soulevait en lui, à la +vue de cet homme souriant, vêtu de clair, occupé d'oiseaux, que le +sort de Thérèse, l'abandon possible des Pépinières, ne parvenaient pas +à émouvoir. Celui-ci regardait aussi Robert avec étonnement. + +--Allons, mon vieil ami, dit-il en l'attirant par la main, tu te bats +contre des moulins à vent. Laissons là toutes ces billevesées. Thérèse +ne court aucun danger, je t'assure. Apaise-toi. Tiens, assieds-toi là, +je vais te lire le passage que je terminais, quand tu es entré. +Veux-tu? + +Robert s'assit, du même air offensé, près de la table. Déjà Guillaume +avait saisi le cahier de papier qui contenait son mémoire. Il passa la +main sur sa barbiche, ses yeux s'animèrent d'une flamme vive. + +--Je suis rendu, dit-il, à la famille des Longirostres. Je viens de +traiter du _chevalier Gambette_, et j'arrive au _bécasseau +combattant_. + +Et il lut, scandant la phrase avec amour: «Bécasseau combattant, +_Tringa pugnax_. Quand le petit bécasseau, avec son bec et le secours +de sa mère, vient à briser la coque qui le tenait captif, la couleur +de l'œuf, jaune gris parsemé de taches bistres, tantôt disséminées, +tantôt groupées, se trouve reproduite avec une exactitude telle sur la +tête, le corps, les ailes de l'oiseau, que le petit ressemble à un +œuf animé.» A la lettre, mon cher! regarde! Est-ce une découverte? + +Il désignait, sur la table, à côté d'une coquille, un poussin vêtu de +poils, monté sur de hautes pattes. + +--Qu'en penses-tu? demanda-t-il. + +Robert sourit amèrement. + +--Je te félicite, dit-il. + +--N'est-ce pas? + +--Oui, je te félicite d'être à ce point absent de la vie! + +Robert se leva, rouvrit d'un coup d'épaules la porte à demi retombée, +et descendit l'escalier. + +«A quoi bon lui expliquer? murmura-t-il. Il ne comprendrait pas. +Est-il résigné à tout! Quelle sécheresse de cœur! Et moi qui le +croyais capable d'énergie! Sommes-nous différents l'un de l'autre!» + +Et, comme il se demandait: «Quand donc a commencé notre divergence de +vues?» Robert s'aperçut qu'elle datait de plusieurs années, de +l'époque où Thérèse avait commencé à grandir; que, depuis lors, malgré +la communauté de vie, il avait eu bien peu de réelle intimité avec +Maldonne, et que toute sa puissance d'aimer s'était concentrée sur +Thérèse. Et maintenant Robert ne retrouvait plus son ami... Ils ne se +comprenaient plus. + +Cette pensée se transforma bientôt, et se fondit en un élan de +tendresse pour l'enfant. M. de Kérédol songea que cette situation même +lui imposait des devoirs. Puisque lui seul apercevait le danger, ne +devenait-il pas, de plein droit, le défenseur de tous? N'était-il pas +obligé de protéger Thérèse, de la garder pour ceux mêmes qui ne +voyaient pas comme lui? Il sentait, avec une sorte d'amertume fière, +qu'il n'avait plus que Thérèse au monde, et il ne se dit pas, mais il +fut tenté de croire qu'elle aussi n'avait plus que lui. + + + + +VIII + + +Au moment où l'aile rose, longtemps suivie, disparaissait à l'angle +d'une rue, Claude se trouvait près de chez lui. Il se sentait plein +d'audace pour la conquête de Thérèse. Mais, de plan d'attaque, il n'en +avait pas. Dix projets s'étaient levés déjà de son esprit, comme un +vol de linots sort d'un buisson battu. Aucun d'eux ne valait qu'on s'y +arrêtât. + +Peut-être allait-il en surgir un onzième, quand le jeune homme, +passant devant la maison voisine de la sienne, entendit une voix +forte crier: + +--Gothon! où as-tu acheté ces maudits sacs de papier? C'est du papier +de journal, et ça craque dans la main! + +--Parbleu! se dit-il, c'est M. Lofficial. On n'a pas des voisins pour +ne pas s'en servir. Il connaît les Maldonne, il est bien disposé pour +moi; si j'allais lui demander conseil? + +Claude s'arrêta, se décida en deux secondes, et tira la sonnette. + +Gothon Lofficial,--pour employer l'expression qui la désignait dans +tout le faubourg,--une forte vieille à visage sévère, vint ouvrir, +regarda Claude du même air soupçonneux dont elle eût reçu un mendiant. + +--M. Lofficial? + +--Je ne sais pas s'il est là. + +--Je viens de l'entendre. + +--Ça ne fait rien. + +Elle tenait à la main un paquet de sacs fortement collés et aplatis, +avec lesquels elle s'éloigna, traînant la jambe, vers le jardin dont +on voyait un coin encore feuillu et doré de soleil, dans l'enfilade du +porche blanc. + +Claude perçut le bruit d'un colloque échangé entre le fifre aigu de +Gothon et le tonnerre contenu de M. Lofficial. Le dernier mot seul lui +parvint distinctement: «C'est d'un joli exemple, allez, le dimanche, +pour un monsieur dans les œuvres!» Et, comme la vieille fille, +achevant sa phrase, rentrait dans sa cuisine en sous-sol, le visiteur +apparut sur le seuil du jardin. + +--Entrez donc, monsieur Claude! Par ici! Non, pas par là, ici, ici! +disait la voix de M. Lofficial. + +Le jardin n'était pas grand. M. Lofficial n'était pas mince, mais on +ne pouvait le découvrir de la porte, à cause d'un gros massif de +rhododendrons poussé comme une futaie. Il se trouvait à cheval sur le +dernier barreau d'une échelle double, au-dessous d'une treille à +l'italienne, vrai plafond de vigne, dont les pampres lui +chatouillaient le visage. Devant lui, accroché à l'échelle, un panier +se balançait, plein de papiers et de bouts de fil cirés. Et tout +autour, à portée de son bras, s'échappant des feuilles à demi jaunes, +semées de gouttes de sang par l'automne, des grappes de raisin +pendaient, mûres à point, transparentes, rousselées par endroits, +quelques-unes enveloppées déjà et ficelées dans la robe de papier qui +devait les conserver fraîches. + +Le bonhomme, en voyant Claude s'approcher, dodelina la tête d'un air +moitié content, moitié dépité. + +--Vous me surprenez, dit-il, me livrant à un travail servile, le +dimanche. Gothon m'en a fait des reproches. + +--Cela un travail servile! répondit Claude. + +--On pourrait discuter. Mais je n'ai que dix grappes à emmailloter de +la sorte, celles qui pressent le plus. Et vous savez l'adage: _Parum +pro nihilo reputatur_. + +--Je sais surtout, mon voisin, que vous êtes incapable de désobéir +même à une virgule du Décalogue. Ne craignez point de m'avoir +scandalisé. Je ne le suis pas. + +Réjoui par la réponse, qui calmait chez lui un scrupule réel, M. +Lofficial s'épanouit. Il se pencha, et son ventre s'arrondit un peu +sur le barreau, prit un sac, l'entr'ouvrit, et souffla fortement entre +les deux feuilles blanches, qui se gonflèrent comme une outre. + +--C'est d'autant plus urgent, continua-t-il, que nous sommes dans une +année de guêpes... + +Il s'était mis entre les lèvres, pour le tenir, un fil qui descendait +de chaque côté de la bouche. Et, prenant le sac par le fond, il +enfermait avec précaution une grappe jaune comme une muscade, sans +cesser le monologue, très attentif seulement à bien plisser +l'enveloppe raide autour de la queue du raisin. + +--Une année de guêpes, répétait-il, positivement, jeune homme. +Avez-vous remarqué que ces bêtes de malheur sont en abondance tous les +neuf ans? + +Claude, au pied de l'échelle, répondit en souriant: + +--Je n'aurais pu faire encore que deux observations de ce genre, +monsieur Lofficial, et je vous avoue que, les deux fois, cela m'a +échappé. + +Maintenant, la grappe était empaquetée, ficelée, et tremblait +au-dessus du front de son propriétaire satisfait. M. Lofficial regarda +son interlocuteur, se trouva lui-même légèrement ridicule d'avoir posé +la question. + +--C'est vrai, dit-il, une jeunesse pareille! Qu'est-ce qui me vaut +l'honneur de votre visite, monsieur Claude? + +Le jeune homme jeta les yeux du côté de la cuisine, et répondit à +demi-voix: + +--Une question de mariage. + +--Oh! ne vous gênez pas, dit en riant M. Lofficial: elle y est +habituée. Je ne fais que ça, des mariages! + +--Vous? + +--Du matin au soir. + +--Ici? + +--La plupart du temps au bureau, là-bas. Mais il vient des gens me +trouver jusqu'ici. Je suis quelquefois dans mon échelle, comme vous me +voyez là. Ah! je ne leur en dis pas long, un petit discours, toujours +le même: «Mes bons amis, vous offensez le bon Dieu... il ne faut pas +que ça continue... il faut réparer, réparer, réparer.» + +--Comment, réparer? + +--Mais je le crois, des dix ans, des vingt ans quelquefois! Eh bien! +presque toujours ils répondent oui. C'est si braves gens, le peuple, +monsieur Claude! + +--Vous êtes donc adjoint, monsieur Lofficial? + +--Eh non! président de la société de Saint-François-Régis! Ce que j'en +ai mis d'alliances, aux doigts de ces fiancés tardifs! Ça fait +plaisir et ça fait pitié. Enfin, mon voisin, si vous avez besoin de +moi, pour un de vos protégés, tout à vos ordres. Seulement, il faut +les papiers. Les avez-vous? + +Il s'apprêtait à prendre un second sac dans le panier, et déjà sa main +se tendait en avant. + +--Mon cher monsieur, il n'y a rien à réparer dans mon affaire, +répondit Claude. Il s'agit de moi, qui me suis mis en tête d'aimer une +jeune fille. + +M. Lofficial s'arrêta court. Un bon sourire illumina sa face ronde. + +--Ça change mes habitudes, dit-il, voyons quand même. Mais d'abord, +puisqu'il s'agit de vous, je m'en vais descendre. + +Avec plus d'agilité qu'on n'eût pu lui en supposer, il passa sa grosse +jambe par-dessus le pignon des montants, descendit, saisit l'échelle, +et la porta le long du mur. + +--Tout à vous, maintenant, dit-il en revenant, les mains tendues vers +le jeune homme. Allons au fond du jardin. Nous y serons mieux. Vous +avez donc une amourette? + +--Mieux que cela, mon voisin, un grand amour. + +--J'entends, mais au début, je pensais qu'on pouvait employer le +diminutif. Comme vous y allez! Et elle se nomme? + +Ils s'assirent côte à côte, sur un banc à dos renversé, derrière une +touffe d'arbousiers. + +--Thérèse Maldonne. + +--Ah! cher ami! s'écria M. Lofficial en reprenant les mains de Claude, +qu'il serra et secoua dans les siennes, tandis que ses fortes lèvres +s'arrondissaient de surprise et d'admiration, cher ami, quelle perle! +Comment l'avez-vous découverte, elle qui sort si peu? + +--Chez les Malestroit, quand le petit Jean est mort. Vous y étiez. + +--Pauvre innocent! reprit le bonhomme, sur la figure duquel passa une +expression de pitié. C'était notre filleul, à elle et à moi. Mais ce +n'est pas là que vous avez pu parler à Thérèse? + +--Non, mais je l'ai revue chez elle, où je suis allé deux fois, sous +couleur d'histoire naturelle. M. de Kérédol y a fait allusion, hier, +vous vous souvenez? + +--Jeunesse, jeunesse! abuser ainsi de nos manies! Vous avez tout de +même bien fait, vous savez. Sapristi, vous avez bien fait. Je n'en +connais pas deux qui la vaillent! + +Il riait largement, heureux de louer, et sur leurs deux visages, avec +des reflets différents, la même pensée de Thérèse mettait la joie. Le +contentement débordait des yeux de M. Lofficial, pétillants de bonté +sans malice. Tout à coup, il retira ses mains, dans lesquelles il +avait gardé celles de Claude. Sur sa figure, d'une mobilité, d'une +intensité de physionomie qui lui venait en droite ligne du peuple, +dont il était à peine sorti, une sorte d'inquiétude se peignit. + +--Et M. de Kérédol, précisément? dit-il. + +--Eh bien? + +--Comment prend-il la chose? + +--Assez mal. Il soupçonne que je ne suis pas venu chez M. Maldonne +pour l'amour seulement des oiseaux. + +--Il vous bat froid. Je l'ai bien vu. + +--Autant qu'il le peut. + +Claude leva les épaules. + +--Qu'importe ce monsieur? ajouta-t-il vivement. Je puis me passer de +son consentement! Et sa mauvaise humeur, si elle est tout +l'obstacle... + +--Il importe beaucoup, au contraire, interrompit M. Lofficial, les +yeux levés vers la maison en face, comptant les fenêtres l'une après +l'autre. Si M. de Kérédol se jette à la traverse, vous comprenez, un +ami de vingt-cinq ans, logeant sous le même toit... + +--Mais enfin, monsieur, de quoi m'en voudrait-il? + +Visiblement embarrassé, M. Lofficial baissa la tête vers la terre, et +se mit à pousser, du bout du pied, le sable qu'il entassait par petits +monticules. Enfin, écrasant son œuvre sous son large brodequin: + +--De rien, en effet, mon cher enfant, dit-il; c'est un homme d'honneur +et, dès lors, incapable d'une opposition déloyale. Laissons-le, +occupons-nous des moyens de vous rendre agréable aux parents de +Thérèse et à Thérèse elle-même. C'est le premier point. Y avez-vous +songé? + +--Oui, sans rien découvrir. J'ai pensé que vous seriez plus heureux +que moi. Vous connaissez de longue date les Maldonne. + +--Assez pour bien savoir, mon ami, que si vous agissez avec Maldonne +comme vous agiriez avec un autre, vous ne réussirez pas. Sa fille est +encore très jeune. Il ne se laissera pas tenter par la fortune. Il +faut que vous lui plaisiez, qu'il ait pour vous une sympathie +prononcée. + +--Comment faire? Il ne reçoit pas chez lui. M. de Kérédol l'en +empêche. + +--Oui. + +--Au musée, je le troublerais dans ses travaux. + +--Oui. + +--Alors? + +--Il y aurait bien un moyen, dit M. Lofficial en souriant, même un +très bon... Chassez-vous? + +--De père en fils, répondit Claude. + +--Vous tirez bien? + +--Passablement. + +--C'est qu'il ne faudra pas manquer! Si vous manquez votre coup, vous +n'aurez pas l'occasion d'en tirer un second. + +Ici la voix de M. Lofficial diminua de sonorité, et ce fut tout bas +qu'il continua: + +--Je vais vous révéler un secret. N'ayez jamais l'air de le savoir: +Maldonne ne vous le pardonnerait pas! Il a réuni la plus merveilleuse +collection d'oiseaux qui soit peut-être en province. + +--Je le sais. + +--Pourtant il en manque un. + +--Lequel? + +--Un seul, d'une espèce évidemment rare, difficile à se procurer, +puisque Maldonne, en vingt ans de chasse, n'a pas réussi à le tuer. + +--Oh! dites, monsieur Lofficial, demanda Claude, l'œil brillant, déjà +prêt à se mettre en route, dites son nom! Où la trouve-t-on? Est-ce +très loin?... + +--Attendez, répartit doucement le bonhomme. Je ne vous aurais pas +lancé sur une proie impossible. Je possède, sur le bord de la Loire, +un petit bien, les Luisettes. + +--Et c'est là? + +--Attendez donc! Devant, il y a un marais couvert de saules et de +roseaux. Même en été, il y reste un peu d'eau. Moi, je ne suis pas +chasseur du tout. Mais j'ai si bien le temps de me promener! Eh bien! +ce que je n'avais pas dit à Maldonne, parce que le seul amour de l'art +ne me déciderait pas à faire tuer une jolie bête, je vous le confie à +vous, pour l'amour de Thérèse. Mon cher ami, dans mon marais, je sais +positivement qu'il existe un couple de... + +Il se pencha, mit ses mains en tuyaux: + +--De sarcelles bleues! + +--Ah! cher monsieur! cher monsieur Lofficial! + +--Chut! n'ébruitez rien. C'est sauvage à nous entendre d'ici. Et puis, +le moindre mot rapporté à Maldonne gâterait tout. Commencez par vous +aboucher avec le père Malestroit. Il a le maniement des bateaux. +Colibry pourrait vous accompagner aussi, et lancer les mâlons. + +--Colibry, je ne dis pas, mais Malestroit? Il est rude. + +--Dites que c'est pour moi. J'ai eu l'occasion de leur rendre un petit +service, autrefois, quand je commençais à m'occuper de la Régis, +comme dit Gothon. Il revenait du tour de France. Dieu! le beau +compagnon! Enfin, c'est devenu tout à fait rangé! Demandez-lui ça en +mon nom. + +--Que je vous remercie! s'écria Claude, en serrant la main du +bonhomme, qui s'était levé. + +--Vous me remercierez plus tard. Le tour n'est pas joué. Prenez du +plomb un peu fort. + +--Oui, monsieur Lofficial. + +--Pas trop gros, pour ne pas abîmer la bête. + +--Non, monsieur. + +--Choisissez une petite brume. + +Ils s'en allèrent, causant de la sorte, jusqu'au bout du porche. Là, +M. Lofficial, qui n'était pas en tenue, s'effaça le long de la porte. +Claude sortit, et, sur une poignée de main rapide, ils se quittèrent, +l'un tout plein de sa propre joie, le second heureux de la joie de +l'autre, comme il convenait à leurs deux âges. + +Claude se rendit, sans plus tarder, chez M. Malestroit, lui exposa +l'affaire, et reçut cette réponse: + +--Une bonne partie, monsieur Claude, bien nourri, bien payé, pas +grand'chose à faire, ça me va toujours, comptez sur moi. + +Il alla ensuite chez Colibry, qui hésitait un peu, et finit par dire, +de sa voix flûtée: + +--Ça ne me convient guère, mais pour vous obliger, monsieur Claude, on +ne demande pas mieux. + +Le soir, dans sa bibliothèque, il feuilleta des livres d'histoire +naturelle, pour y trouver la description de la sarcelle, la découvrit, +la relut pour s'en mieux pénétrer. Puis il s'endormit, rêvant que la +petite brume était venue, et qu'il tuait l'oiseau bleu, destiné à +gagner le cœur du vieux père Maldonne. + + + + +IX + + +Vers le milieu de novembre, le temps se refroidit brusquement. Comme +il passait devant la boutique du vannier, Claude s'entendit appeler. + +--Monsieur, souffla bien bas Colibry, Malestroit dit que ça sera pour +demain matin. Il a vu la cane bleue. + +--Ce n'est pas possible! + +--Comme je vous vois. + +--Et vous êtes prêt? + +--Demain, si vous voulez. + +--Alors, je prends cette nuit le train de trois heures. A quatre +heures et demie, je serai là-bas. Et vous? + +--Oh! nous, monsieur, nous irons coucher au bord de l'eau, pour être +plus tôt parés. Malestroit dit qu'il le faut. Alors, moi, je le veux +bien. + +--Où vous trouverai-je? + +--Juste au bas du bien de M. Lofficial, tout proche le vieux pont. + +Le lendemain, en pleine nuit, Claude, le fusil en bandoulière, +enveloppé d'un plaid et d'un cache-nez, des gants fourrés aux mains, +descendait du train, à l'une des stations voisines de la ville. A de +pareilles heures, les voyageurs sont rares. Il se trouva seul sur le +quai et bientôt dans la campagne. Pendant la première partie de la +nuit, le temps était demeuré clair, avec une forte gelée. A présent, +il faisait une brume intense. Claude marchait à grands pas sur la +route. A droite et à gauche, il devinait la vallée, sans rien voir +que de hautes branches de peupliers, qui sortaient tout à coup du +brouillard, au-dessus de lui, comme pendues en l'air. De rares +buissons, des coups d'estompe dans le gris universel indiquant une +ferme ou un bois, on ne savait trop. La terre, sablonneuse sous le +pied, annonçait le voisinage de la Loire. Cependant, des idées +singulières venaient à Claude, une crainte très particulière à ces +temps-là, celle d'errer à l'aventure sans avancer, sorte de vertige du +silence de toutes choses, de ne pas entendre même l'écho de son pas, +de ne pas voir à dix mètres devant soi, et de se sentir comme dans une +petite île de quelques mètres de rayon, dans l'immensité trouble qui +pèse, qui tourne, toute moite et glacée ensemble. Enfin, des voix lui +arrivèrent de l'inconnu profond où il s'enfonçait. Il les reconnut. +C'étaient celles des deux hommes. Il se mit à courir, pour achever de +dissiper l'engourdissement qui le saisissait. Bientôt il arriva au +pont, descendit le talus de la levée qu'il avait suivie, et aperçut +Malestroit et Colibry, assis l'un en face de l'autre, sur le bord du +bateau plat qui portait à l'avant une cage pleine de canards entassés. + +--Il est grand temps, dit le maître charpentier. Embarquons, monsieur +Claude, les vanneaux commencent à mouver! + +Tous trois prêtèrent l'oreille. On entendait, en effet, du côté des +prairies inondées, quelque part au-dessus de la vaste nappe d'eau, +dont le bord seul apparaissait, terne et froid comme une lame de faux, +des cris très doux, clairsemés: le premier appel du matin sur les +eaux. Claude prit place à l'arrière, les deux hommes plongèrent les +rames dans le courant presque insensible qui venait, à travers le +pont, des rives de la Loire, et le bateau s'éloigna, glissant +au-dessus des prés, des talus, des bornes, des barrières, dans le +vaste damier des saules plantés autour des champs. La rive avait +tout de suite disparu. La brume s'épaississait de plus en plus. +Malestroit et Colibry, suivant une ligne diagonale, pointèrent droit +sur la hutte, construction des plus primitives, tout simplement la +chevelure d'un saule, ramenée en cône au-dessus du tronc et garnie à +l'intérieur d'une palissade de roseaux. Claude grimpa dans l'abri. Par +devant, en demi-cercle, le maître charpentier disposa les canes. Il +les retirait de la cage, une à une, leur attachait à la patte une +corde munie d'une pierre, et jetait le tout par-dessus bord. La pierre +tombait au fond, la bête nageait en se secouant, mais la corde +l'empêchait de s'écarter, si ce n'est d'un mètre ou deux. Quand il eut +fini, il rejoignit Claude dans la hutte. + +--Toi, dit-il, en se penchant et le plus doucement qu'il put à son +compagnon demeuré en bas, va où nous avons dit, et lâche tes mâlons au +bon moment. Si tu vois de la sarcelle, surtout, lâches-en plutôt deux! +Colibry, transi de froid et ému de l'importance de son rôle, répondit +un «oui» qui se confondit avec le soupir du vent, et, poussant à la +godille le bateau, emmenant avec lui les mâlons, disparut derrière les +cépées. + +Claude, immobile, accroupi dans la hutte, le fusil entre les jambes, +éprouvait l'anxiété délicieuse de la première heure d'affût. Les brins +d'osier, de saule, de jonc dont il était enveloppé, recouverts d'une +couche mince de glace, avaient des éclairs de diamant, et, malgré la +brume, il voyait luire aussi des étincelles partout, dans les ramures +des souches fuyant en lignes pressées à droite et à gauche, le long +des troncs que cernait le courant, sur la pointe des herbes mortes +entraînées en îles minuscules à la dérive. La brume continuait de +passer, en grandes ondes courbées comme des voiles, comme des outres +d'un cristal dépoli, transparentes comme si chacune d'elles portait +une lumière diffuse, un flambeau dont on n'apercevait que le +rayonnement pâle. Partout, à la surface des prés inondés et bien +au-dessus des arbres, c'était la même procession lente de ouates +blanches, impalpables, qui venaient du nord, poussées par le vent. +Tout en haut, cette blancheur s'atténuait, il s'y mêlait une nuance +légère d'azur, et l'on devinait qu'au delà de cette muraille de +vapeurs, le jour naissait dans le ciel clair. Les cris d'appel se +multipliaient, apportés de très loin par la brise et par l'eau. Sur +les langues de terre émergées, dans le cercle mystérieux qui entourait +les chasseurs, évidemment des bandes d'oiseaux de toutes sortes +étiraient leurs ailes, et se préparaient à partir. + +Un cri strident d'une cane près de la hutte, puis le chœur de toutes +les autres, levant le bec du même côté, firent tressaillir Claude. En +l'air, à une demi-portée de fusil, un coup de vent subit claqua juste +au-dessus de sa tête. Une trombe d'ailes de neige, affolées, +désordonnées, avec des sifflements aigus, passa comme un éclair. +Puis, ce ne furent plus que des points noirs, en avant, un chapelet de +balles s'enfonçant dans les brumes, puis, plus rien. + +--Des vanneaux, murmura Malestroit. Attention! Les canards vont venir. + +En effet, les canes qui s'étaient remises à nager, tirant sur leurs +pierres, s'agitèrent et chantèrent de nouveau. Un mâle, lâché par +Colibry, s'abattit parmi elles. Claude chercha des yeux, dans le +désert triste du ciel, la bande d'émigrants qu'annonçait cette entrée +en scène des appeaux. Il l'aperçut à sa gauche, venant du sud. Elle +remontait le vent en triangle, d'une allure égale, pareille à une fine +découpure d'ombres. Elle passa, dédaigneuse de cette troupe +d'apprivoisés qui la saluaient, et se perdit au loin. Un second +canard, quelques minutes après, partit du pré voisin où Colibry +veillait, et monta jusqu'au-dessus des brouillards. Cette fois, quand +il redescendit, il ramenait avec lui tout un vol de grands voyageurs +aux plumes grises. Claude les vit tournoyer en spirales, dont les +cercles se resserraient de plus en plus autour de la hutte. Courbé, +immobile, retenant son souffle, il entendit tout près, par trois +reprises, le battement de leurs ailes, leurs cris mêlés à ceux des +canes prisonnières; il aperçut, par les fentes du treillage, des dos +luisants, striés de barres blanches, des cous tendus, des pattes +pendantes; puis, faisant jaillir l'eau sous le choc de leurs +poitrines, une vingtaine de sauvages s'abattirent en dehors du cercle +formé autour de la hutte: Malestroit les étudia un moment, et, se +penchant: + +--Rien que des tadornes, dit-il. Mais je crois qu'il y a une sarcelle +plus loin. + +Très loin, en effet, à peinte distincte dans la buée qui roulait sur +l'eau, un oiseau plus petit approchait avec précaution, en faisant des +bordées, s'arrêtait, reprenait sa marche oblique. Était-il tombé avec +les autres? Partait-il des prés voisins? Bientôt il fut possible de +distinguer ses formes plus sveltes, son cou qui s'allongeait et se +courbait au ras de l'eau, avec une coquetterie et une grâce que +n'avaient pas les autres. + +--C'est sûr une sarcelle, dit Malestroit. Seulement, est-elle bleue? +Voilà! + +Elle s'avançait toujours, très lentement, nageant d'une seule patte. +Claude sentait son cœur battre si fort qu'il se demandait s'il +pourrait ajuster. La pensée de Thérèse, de la maison des Pépinières +couchée sous les arbres, de l'accueil qui lui serait fait s'il +rentrait avec ce gibier rarissime, l'idée qu'il le manquerait +peut-être, et que le stratagème de M. Lofficial échouerait +misérablement par sa faute, achevèrent de le troubler. + +--Je l'ai vue reluire, dit à ce moment Malestroit, c'est une bleue, +monsieur Claude! + +Claude, perdant la tête, se souleva un peu. Toute la bande de canards +s'enleva en criant. + +--Elle y est encore! souffla le charpentier. Mais ce n'est pas votre +faute. Elle s'en va. Tirez! + +A travers les brins de jonc, Claude passa le canon de son arme. Une +détonation formidable retentit sur le lac. + +--Touchée! Je l'ai! je l'ai! cria le jeune homme en se levant tout +debout. + +Mais Malestroit s'était levé aussi. Il était extrêmement lourd. Sous +ce double ébranlement et sous le poids du charpentier, le fond de la +hutte avait cédé, et, passant au travers, les deux chasseurs, avant de +s'être rendu compte de rien, se trouvèrent dans l'eau jusqu'à la +ceinture, accrochés au tronc du saule. + +--A nous, Colibry! cria la grosse voix de Malestroit. + +Quand ils eurent entendu le bonhomme répondre de loin, et que, tâtant +le sol du pied, ils se furent assurés qu'ils ne couraient aucun +danger, Claude et Malestroit se prirent à rire de l'accident. Ce fut +même pour Claude, malgré le froid qui le pénétrait, un moment +agréable. Il regarda le charpentier, couvert des débris de la hutte, +les cheveux mêlés d'herbes et de roseaux, comme un dieu marin, qui +soutenait d'une main l'édifice effondré, la surface des eaux, qui lui +parut d'argent, des plaques de soleil luisant çà et là sur des +presqu'îles vertes, une côte à droite, à demi dégagée des brumes, et +Colibry, qui semblait un géant, sur l'arrière du bateau qu'il poussait +à la perche de toute la vigueur de ses bras. Il eut, par-dessus tout, +un sentiment de victoire, une émotion de chasseur heureux. Et quand +Colibry, accostant au plus près, lui tendit la main pour le retirer: + +--Elle y est! cria-t-il. + +--Vous y êtes encore plus sûrement, répondit le vannier. + +--Eh! qu'importe, père Colibry? reprit le jeune homme, en passant la +jambe par-dessus le bordage. Qu'importe un demi-bain froid, si nous +avons la sarcelle? Allons, Malestroit, à votre tour! Donnez-moi la +main. Bon! Un effort! Vous y voilà! + +Soulevé par le poignet de Claude et celui de Colibry, le charpentier +monta, lui aussi, dans le bateau. A peine y était-il entré, son large +pantalon ruisselant comme une source, que Claude s'écria: + +--Au large, maintenant! + +--A terre! vous voulez dire, répartit Malestroit, qui se baissait déjà +pour saisir la perche. + +--Non pas! à retrouver la sarcelle! + +--Pour une méchante bête risquer la mort! Je ne suis pas douillet, +mais vrai... + +--Je double ce que j'ai promis, dit Claude: en avant! + +Vaincu par l'argument, le charpentier, tandis que son camarade +attrapait au passage quelques canes d'appel par la patte ou par le +cou, poussa la barque vers un buisson, tout au bout du pré, où le +courant portait. La sarcelle était là, flottant, la tête renversée et +posée entre les ailes, comme si, pour dormir, elle l'eût voulu cacher +dans ses plumes. Claude la prit avec précaution, examina la nuque +marquée d'une aigrette sombre, le pinceau de duvet blanc formant +sourcils au-dessus des yeux, le manteau dont le reflet azuré n'était +pas douteux, tira les cuisses, pour s'assurer qu'elles n'étaient pas +rompues, et, la posant sur ses genoux, comme il eût fait d'un coffret +de perles, d'un chien favori, d'un enfant sauvé: + +--Bleue! dit-il se parlant à lui-même, bleue et pas gâtée! + +Les deux hommes levèrent les épaules, Malestroit ouvertement, Colibry +simulant un effort vigoureux pour ramener en arrière le bateau enlizé. +Puis, laissant Claude à l'avant, muet dans la contemplation de +l'oiseau bleu, ils lui tournèrent le dos, s'assirent côte à côte, et, +dans le vent qui cinglait, ramèrent de toutes leurs forces vers la +terre. Mais la rive était loin. Il fallut près d'un quart d'heure pour +l'atteindre. Quand ils arrivèrent, Claude était pâle de froid, ses +dents claquaient, la glace avait raidi sur lui les plis de ses +vêtements, et Malestroit, la figure congestionnée, semblait avoir du +mal à se lever. + +--Trois kilomètres avant de trouver du feu! grommela celui-ci. + +Il débarqua le premier, regarda derrière lui le jeune homme qui +tremblait, portant la sarcelle pressée contre sa poitrine, et ajouta, +car il avait la rudesse tendre du peuple: + +--Si encore il n'y avait que moi! Mais ce pauvre monsieur, qui n'a pas +l'habitude de la misère! Voyons, monsieur Claude, essayons de nous +réchauffer en marchant! Colibry va retourner aux canes. Donnez-moi le +bras. + +Claude étourdi, et comme enivré par le froid, passa le bras sous celui +du charpentier, qui secouait la tête, d'un air de doute. + +--Trois kilomètres! reprenait-il. + +A ce moment, une voix sortie du brouillard, en face, leur parvint, +toute diminuée par la distance. + +--Ohé! par ici! par ici! + +Tous trois levèrent la tête. A mi-coteau, dans un clos de vigne que +ceignait de brun une haie d'épines, une forme humaine se démenait. Un +peu au delà, une maison carrée aux contrevents ouverts. C'était M. +Lofficial; c'étaient les Luisettes qu'ils croyaient désertes, et qui +s'offraient à eux. + +Ranimé par l'idée de ce secours inattendu, Claude monta plus +rapidement la pente. Malestroit le soutenait, sans en avoir l'air, et +grognait des mots de réconfort: + +--Nous y voilà, nous y voilà... encore cent pas... plus que trente... +Bonjour, monsieur Lofficial! + +--Bonjour, mes enfants! dit le bonhomme, en poussant le clan de sa +vigne. Eh! eh! ai-je bien fait de venir? Comme vous êtes trempés! Six +degrés au-dessous de zéro! + +Et, remarquant la mine souffrante et la pâleur de Claude: + +--Mon pauvre garçon, reprit-il, vous avez l'air d'un noyé! Mais j'ai +de quoi vous ranimer là-haut. Et de quoi vous changer. Hâtons-nous +seulement. + +En deux minutes, ils furent dans la cuisine où flambait un feu de +sarments. M. Lofficial assit Claude sur une chaise basse, entre les +chenets, à la distance précisément d'une broche de rôtissoire. Puis, +courant d'une chambre à l'autre, ouvrant placards, tiroirs, cachettes, +il parvint à découvrir, dans cette maison de célibataire, à peu près +inhabitée, mais montée avec une prévoyance de père de famille, une +foule de choses qu'on ne s'attendait pas à y rencontrer: deux paires +de feutres et deux paires de sabots neufs pour Claude et Malestroit, +de l'eau-de-vie blonde à force d'être vieille, une bouilloire dont le +réchaud n'était pas vide, et une boîte de thé qui laissa s'échapper +l'arome de mille fleurs. + +Toujours trottant, M. Lofficial continuait son monologue, et sa voix +arrivait, tantôt par une porte et tantôt par une autre, tandis qu'un +nuage de vapeur d'eau enveloppait Claude et Malestroit. + +--J'avais des pressentiments, disait-il, et j'ai voulu venir dès hier +soir... malgré Gothon... Et c'est vraiment heureux... Toute la +matinée, j'ai essayé de vous apercevoir avec mes jumelles... Mais, +bast! un brouillard du diable... Et puis, tout à coup, sur la berge... +Ah! quand je vous ai vus, j'ai bien deviné l'accident... j'ai mis une +allumette sous le fagot... N'es-tu pas trop lourd, aussi, Malestroit, +pour chasser à la hutte! + +Il parlait d'un air réjoui, faisant sonner parfois ses lèvres l'une +contre l'autre, avec des impatiences de gros écureuil rebondi, quand +il ne trouvait pas, à l'instant même, ce qu'il cherchait. + +Lorsqu'il se fut enfin arrêté, debout, appuyé sur l'auvent de la +cheminée, Claude, qu'il observait, Claude restauré et réchauffé, lui +prit la main. + +--Vous savez que je l'ai tuée! dit-il. + +--Parbleu, mon ami, vous l'avez bien gagnée! + +--Je recommencerais vingt plongeons comme celui-là, répondit le jeune +homme avec conviction, pour voir seulement l'accueil qu'ils me feront +là-bas! + +«Ils», c'était la seule Thérèse. Pour remercier son vieux voisin, +Claude n'avait rencontré que cette naïveté: parler d'elle. Il ne +savait rien de meilleur. Si elle daignait se montrer satisfaite, tout +le monde ne serait-il pas payé? Pour Thérèse souriante, est-ce qu'on +n'irait pas chercher la sarcelle au bout du monde? Est-ce que M. +Lofficial ne passerait pas, sans se plaindre, vingt nuits de novembre +aux Luisettes? + +Quelque chose répondit oui, au fond du cœur de M. Lofficial. Devant +ce mot d'amour jeune, le bonhomme se sentit ému, disposé à des +complaisances paternelles. Il passa la main, deux ou trois fois, +délicatement, sur les cheveux bruns de son protégé, comme s'il eût +caressé son propre fils. + +--Je veux le voir aussi, dit-il, et je vous conduirai aux Pépinières. + +Une demi-heure plus tard, comme Colibry rentrait, les chaussures étant +sèches, les vêtements brossés, toute trace de l'accident disparue, +Claude s'entendit appeler par M. Lofficial, qui était allé présider +lui-même à l'enrènement du cheval, un bien vieux cheval, pourtant, et +facile. Il sortit, et jeta un coup d'œil du côté de la vallée: à la +place du lac immense sur lequel il avait cru naviguer le matin, il +n'aperçut, sous le clair soleil, qu'un marais de taille médiocre, +découpé en petits carrés par les saules, rayé, çà et là, par les +bandes vertes des talus, et où pas un vol d'oiseaux, pas un cri, ne +révélait plus la présence du gibier. + +--Montez dans la calèche, dit M. Lofficial en s'avançant, vous n'aurez +pas froid là-dedans! + +Un carrossier aurait protesté contre cette dénomination donnée au plus +singulier véhicule: une caisse écourtée, divisée, aux deux tiers +environ, par une cloison de glaces, et dont la capote, prolongée en +abat-jour, abritait abondamment Colibry et Malestroit, déjà montés sur +le siège. Il y avait bien quarante ans que la calèche venait aux +vendanges. Claude prit place à l'intérieur, avec M. Lofficial, +s'enfonça dans la plume des coussins, sentit monter jusqu'à ses genoux +la laine des peaux de mouton, haute et souple comme une flamme, qui +tapissait le fond de la voiture; Malestroit se hissa près de Colibry, +et les quatre voyageurs commencèrent à rouler vers la banlieue où +Thérèse, sans se douter de la visite qui trottinait pour elle sur la +route, jouissait probablement de l'embellie tardive du matin. + +Le voyage parut délicieux à Claude, parce que M. Lofficial, bon comme +les anciens qui se rappellent avoir été jeunes, parla tout le temps de +Thérèse. + +--C'est par elle, disait-il, que j'ai gagné, jadis, l'amitié de +Maldonne et de M. de Kérédol, par un petit compliment que j'avais su +faire d'elle, en la rencontrant. Vous le voyez, mon cher monsieur, +elle m'a valu deux amis. J'espère bien qu'elle m'en vaudra un +troisième d'ici peu. J'ai rarement vu une enfant si mignonne. Elle +avait les doigts fins comme des pendants de corail. Et je les ai tenus +dans mes mains, ces petits doigts. J'ai eu ses bonnes grâces avant +vous. Eh! eh! Elle portait une robe blanche, elle était marraine, et +moi j'étais parrain. Nous conduisions au baptême le fils de +Malestroit. Il y a de quoi être jaloux, monsieur Claude! + +Il contait posément, avec une certaine saveur rustique et enjouée, des +traits qui eussent été sans intérêt pour tous autres qu'un vieillard +qui se souvenait et un jeune homme qui aimait. De temps en temps, +Claude se détournait à demi, pour voir si le cornet de papier, où il +avait roulé le produit de sa chasse, se tenait toujours bien droit, +dans la poche au fond de la capote. Une émotion grandissante +l'envahissait, à mesure que la distance diminuait jusqu'au logis des +Maldonne. Quand la voiture s'arrêta, devant le portail orné de clous, +il était pâle comme en sortant de l'eau, le matin. + +--Mon lieutenant, dit M. Lofficial, c'est le moment de vous montrer +brave! + +Il tira la sonnette. + +--Monsieur travaille dans la serre, répondit la fille de charge. + +En effet, près du réduit qui lui servait de laboratoire, sous la voûte +de verre peint qui l'enveloppait d'une chaleur douce, M. Maldonne +triait des oignons de tulipes. Il vit venir les visiteurs à travers +une vitre claire, sourit sans se déranger, et, les laissant arriver +jusqu'à lui: + +--Eh bien! fit-il en se détournant et en tendant les deux mains, vous +me surprenez comptant mes trésors. + +--Et nous vous en apportons un autre! répondit M. Lofficial. + +--Une tulipe? + +--Non, un oiseau rare. + +M. Maldonne hocha la tête, d'un air d'incrédulité, en regardant le +cornet de papier que Claude portait sous le bras, et saisit un bulbe +transparent, côtelé, barbelé de racines. + +--Sans l'avoir vu, dit-il, je ne l'échangerais pas contre une seule de +ces _proserpines roses_. + +--Vous auriez peut-être tort, dit Claude, qui lui tendit le paquet. + +Le naturaliste tira la sarcelle bleue par les pattes. A peine l'eut-il +aperçue que, le visage altéré par l'émotion, sans un mot, il +bouscula ses deux hôtes, pour sortir plus vite et porter la bête au +grand jour. + +Dehors, il s'appuya aux tapis de paille qui pendaient du haut de la +serre, tourna et retourna la sarcelle, fit jouer les reflets du +plumage. + +--Ce n'est pas possible! murmurait-il, non, ce n'est pas elle!... + +Enfin il leva les yeux sur Claude, qui l'avait suivi. Sa physionomie +exprimait, avec beaucoup de surprise, un peu d'inquiétude, de +jalousie. Il était sérieux, presque froissé, comme un homme qu'on veut +duper. + +--D'où l'avez-vous fait venir? demanda-t-il. + +--Mais, je l'ai tuée, monsieur! dit Claude. + +--Allons donc! + +--Moi-même, ce matin! + +--Pas dans le département? + +--A deux lieues d'ici. + +M. Maldonne fronça le sourcil. + +--Vous saurez, monsieur, dit-il avec dignité, que cette variété +n'habite pas dans le département. Elle y passe, et si rarement que +des hommes comme moi n'ont jamais eu le bonheur... + +--C'est cependant vrai, mon bon ami, interrompit M. Lofficial, qui +sortait de la serre, en voyant les affaires de Claude se gâter, et +arrivait en se dandinant. Rien n'est plus vrai. Monsieur, qui est bien +moins savant que toi, a été plus heureux, voilà tout. + +Et il se mit à raconter la chasse du matin, comment il l'avait +conseillée, préparée, comment il savait aussi, depuis des années, +qu'un couple de ces oiseaux habitait les marais des Luisettes. Il +apportait à la justification de son client l'énergie de la conviction, +levait les bras, mimait les scènes qu'il contait. + +Pendant ce temps, M. Maldonne passait d'émotion en émotion. Le +scepticisme un peu hautain du début faisait place à un éclair +d'admiration joyeuse, et celle-ci, à son tour, s'effaçait devant le +sentiment pénible du collectionneur qui voit une pièce introuvable +lui échapper. Il maniait la sarcelle, la caressait du doigt, lui +ouvrait l'œil, redressait une plume endommagée. Enfin, il la tendit à +Claude avec une lenteur qui révélait toute la cruauté de la lutte. + +--Reprenez-la, monsieur, dit-il. Je vous remercie de me l'avoir +montrée. + +Il poussa un soupir, et ajouta: + +--Surtout, gardez-la bien: c'est un commencement précieux pour votre +collection, puisque, je dois vous l'avouer, c'eût été le couronnement +de la mienne! + +--Mais, elle est à vous! s'écria Claude. + +--A moi? dit M. Maldonne, rougissant sous le coup de cette brusque +fortune qui lui venait. Vous ne vous doutez pas de la rareté, jeune +homme... vous ne savez pas ce que vous faites? + +--Oh! si, monsieur, je sais très bien répondit Claude, riant malgré +lui. + +--Vraiment, elle est... + +--Elle est à vous, oui, monsieur! + +Alors, sans prendre le temps de remercier, dans l'exubérance de sa +joie, M. Maldonne courut vers la maison, tenant la sarcelle élevée au +bout de son bras droit et criant: + +--Robert! Geneviève! Thérèse! venez voir! + +Il se précipita dans le salon, arrangea sur la table du milieu +l'oiseau qui ressemblait, sous le jour glissant, à un émail azur et +or, et, comme Robert arrivait par la porte opposée: + +--Regarde! dit-il. + +Robert s'approcha, considéra l'oiseau, puis Maldonne. + +--Ah çà! dit-il, d'où vient-elle, celle-là? qui te l'envoie? + +--Monsieur que voici! répondit le naturaliste avec orgueil, en +désignant Claude qui entrait. Il est assez bon, assez généreux pour me +l'offrir. + +Robert, en apercevant Claude, changea de visage, et sourit +ironiquement, de manière à bien faire comprendre qu'il n'était pas +dupe de cette générosité. Il rendit à peine le salut que lui adressait +le jeune homme, et, devant madame Maldonne et Geneviève qui +accouraient, étonnées, ne sachant rien: + +--Es-tu bien sûr qu'elle soit authentique? demanda-t-il d'un ton +méprisant. + +--Tu n'as qu'à examiner, répondit le naturaliste. Elle a toutes les +signatures... Oui, Geneviève, oui, Thérèse, continua-t-il, notre jeune +ami nous apporte un trésor, celui que j'ai cherché vingt ans: la +sarcelle bleue! + +--Ah! monsieur! dit madame Maldonne en tendant la main à +Claude,--comme si vraiment le cadeau lui eût fait un plaisir +extrême,--est-ce aimable à vous! + +--Et notez qu'il l'a tuée, lui, en personne, à deux lieues d'ici, chez +ce cachottier de Lofficial. + +Il continua, reprenant pour son compte le récit qu'on venait de lui +faire à lui-même, et conta l'aventure avec autant d'animation que s'il +y avait assisté. Sa femme, en le voyant si joyeux, s'épanouissait +discrètement. Elle avait l'air heureux des mères qui regardent +s'ébattre un enfant. Parfois son regard se posait sur Claude resté +près de l'entrée du salon, et s'aiguisait alors d'une pensée +différente, un peu malicieuse, qui la rajeunissait. Thérèse, demeurée +derrière sa mère, à l'autre extrémité de l'appartement, était devenue +tout de suite sérieuse et comme intimidée. Son instinct de jeune fille +l'avertissait qu'il s'agissait d'elle et d'elle seule, bien que son +nom ne fût pas prononcé et que personne ne voulût paraître occupé +d'elle. Elle entendait l'obscure destinée lui parler dans la confusion +des voix, elle la lisait dans la physionomie de ceux qui +l'entouraient, elle savait, elle était sûre,--et son cœur en était +troublé,--que, de cette conversation légère, quelque chose de grave +allait sortir, qui déciderait de sa vie. Les mots ne lui arrivaient +qu'au travers de ce rêve. Ses yeux erraient, sans se fixer, sur ses +parents, Robert, Lofficial, et n'osaient rencontrer ceux de Claude. + +--Vous oubliez, dit M. Lofficial interrompant son ami, que M. Claude, +pour vous faire cette surprise, a failli se noyer. Il ne s'en +vanterait pas, et je le dénonce. La hutte a défoncé sous le poids des +chasseurs. Il est tombé dans l'eau glacée du marais et m'est arrivé à +moitié défailli. + +--Bah! dit Claude prenant de la hardiesse et regardant Thérèse, ce +sera un bon souvenir de plus. + +--Bien dit! repartit M. Maldonne. + +--Pour un oiseau! fit M. Lofficial d'un ton vainqueur, pour un oiseau +risquer sa vie, faut-il aimer la chasse! + +Madame Maldonne baissait les yeux, avec un sourire indulgent. + +Thérèse leva les siens. Elle osa, un peu rouge, un peu confuse, dans +le demi-jour là-bas, regarder Claude, et son regard disait: «Je sais +pourquoi vous avez commis cette imprudence, et j'en ai le cœur +touché, monsieur Claude.» + +Une émotion les gagnait tous. On la sentait grandir entre eux. + +Tout à coup Robert, qui, depuis le début, maniait la sarcelle avec une +curiosité fiévreuse, éclata de rire, d'un rire de colère et de +triomphe. + +--Pas possible de l'empailler, cria-t-il: elle a la panse crevée! + +Et, prenant la jolie bête entre ses doigts, il la jeta contre le mur, +d'où elle retomba sur le parquet. + +--Pas possible de l'empailler! répéta-t-il. + +Quatre exclamations répondirent à cet acte brutal: + +--Robert, que fais-tu? Monsieur! Oh! mon parrain! Quel dommage! + +En même temps, M. Maldonne se précipita pour ramasser l'oiseau. Robert +s'était retourné en face de Claude, et se tenait très droit, une main +appuyée à la table, l'autre passée entre les boutons de sa redingote, +pâle, méprisant et correct. + +Claude fit un mouvement pour s'avancer sur lui. M. Lofficial le retint +par le bras, et, se penchant: + +--Ne bougez pas, surtout, monsieur Claude, laissez-moi faire. + +--Monsieur de Kérédol, continua-t-il tout haut, d'une voix sonnante +qui attira sur lui le regard de Robert et des deux femmes, ce que vous +venez de faire là est très mal. + +--Vous dites? + +--Je dis: «très mal et indigne de vous!» + +M. Lofficial s'était avancé. Ses petits yeux flambaient d'une colère +d'honnête homme, et commentaient sa pensée. Robert y lut sans doute un +mot qui le troubla. Très froid, sans cesser de sourire du même air +provocant et hautain, il leva les épaules, ne répondit rien, passa +devant madame Maldonne, et prit la porte qui conduisait aux +appartements. + +M. Maldonne se relevait, après avoir ramassé l'informe paquet de +plumes, tout à l'heure si luisantes et si bien rangées. + +Il le laissa retomber. + +--Il n'est que trop vrai, dit-il, d'un air désolé, l'oiseau est perdu, +tout déchiré! + +Il ne s'était point aperçu du départ de Robert, et chercha un instant, +en regardant tout autour les témoins muets de cette scène. Des larmes +mouillaient le bord de sa paupière, larmes de dépit et d'humiliation. + +--Je ne l'ai jamais vu ainsi, reprit-il, ni vous non plus, n'est-ce +pas, Lofficial, n'est-ce pas, Geneviève? + +Personne ne répondit. Ils étaient tous affligés et gênés de cette +sortie étrange de M. de Kérédol. + +M. Maldonne, par une inspiration délicate, remarquant la physionomie +contrainte et offensée de Claude, s'avança vers le jeune homme, lui +prit la main, et, tâchant de surmonter l'impression pénible qu'il +éprouvait lui-même: + +--Vous, monsieur Claude, dit-il, venez au jardin. Je ne veux pas +que vous me quittiez sur cette offense. Je vous suis aussi +reconnaissant... + +--Non, adieu, monsieur! La surprise que je voulais vous faire a +tristement tourné. Adieu! + +Il essaya de dégager sa main, que M. Maldonne retenait dans les +siennes. Madame Maldonne intervint, et, avec une autorité, un charme +de voix et de physionomie qui faisaient d'elle comme un arbitre +souverain: + +--Je vous en prie! dit-elle. + +Claude s'inclina. Alors elle se tourna du côté de M. Lofficial, et lui +dit à demi-voix: + +--Restez, vous, j'ai à vous parler. + +M. Maldonne et Claude se dirigèrent vers la porte. Thérèse hésitait. +Elle allait sans doute remonter dans sa chambre. Sa mère l'arrêta du +regard, et dit: + +--Non, ma mignonne, va aussi, cela vaut mieux. + +Thérèse sortit donc, et retrouva dehors, sur le sable, son père et +Claude qui causaient. + +--La sotte affaire! disait M. Maldonne. Je vous dois de vraies excuses +de la conduite de Robert. + +--Vous les faites si bien, répondit Claude en apercevant Thérèse, que +j'oublierai tout à cause de vous. Ce n'était pas, d'ailleurs, à M. de +Kérédol que j'entendais plaire, et l'attitude qu'il a prise importe +peu, vraiment. + +--Incompréhensible! reprit le naturaliste, arrêté au bord d'une allée +qui longeait les murs du domaine. + +Il releva la tête, croisa ses mains derrière sa grosse jaquette +pointillée. + +--C'est à se demander, ajouta-t-il avec humeur, si ce n'est pas lui +qui a gâté la sarcelle! + +--Oh! père! dit doucement Thérèse, en se mettant à sa gauche. + +--Oui, ma petite, et je sais ce que je dis. Il est très capable +d'avoir fait cela par orgueil! + +--Je vous assure... + +--Par vanité insensée d'amateur. Ah! je l'ai vu d'autres fois, va, +quand un marchand ou un ami nous offrait une pièce rare qui nous +manquait, je l'ai vu répondre brutalement: «Remportez-la! Nous la +tuerons!» Il est intraitable, par moments, d'une intolérance là-dessus +que je n'ai jamais eue au même degré!... Je suppose au moins que c'est +cela? Que veux-tu que ce soit autre chose? + +Il s'engagea dans l'allée, marchant à petits pas, entre Claude et +Thérèse, la tête de nouveau baissée, visiblement préoccupé de +l'incident qui troublait la vie des Pépinières. + +La jeune fille eut un sourire très doux. Elle leva les yeux droit +devant elle, vers la voûte fuyante des hêtres, qui gardaient encore +quelques feuilles jaunes, tourmentées par le vent. Mais ce regard +n'était pas de ceux que nous donnons aux choses. Il allait à +quelqu'un. Il était lumineux, plein de compassion et de tendresse. Et, +au lieu de répondre directement, voyant son père irrité: + +--Vous ne pouvez vous figurer, monsieur, dit-elle à Claude, combien il +a été excellent pour moi. + +--Il s'agit bien du passé! grommela le bonhomme. + +--Je ne puis pas l'oublier, reprit Thérèse sans s'émouvoir. + +Et elle se mit à rappeler le dévouement, les attentions innombrables +qu'il avait eus pour elle, autrefois. Elle lui prêtait ingénûment des +talents qu'il n'avait pas. Elle exagérait à plaisir son mérite, +cherchait obtenir, par cette voie indirecte, le pardon du présent, +dont elle ne parlait pas. Insensiblement, avec des mots heureux, des +histoires qu'elle disait avec une nuance de pitié ou d'enfantillage, +elle couvrait de souvenirs, et cachait derrière eux la faute de son +ami. Quand son père se récriait, elle s'adressait à Claude, qui ne +protestait jamais. Bien au contraire, il écoutait, ravi, touché de +cette bonté adroite de la jeune fille. M. Maldonne s'apaisait aussi +par degrés. Ils n'avaient pas fait ensemble le tour du grand domaine, +qu'ils avaient à peu près oublié, M. Maldonne et Claude au moins, la +raison première de cette promenade à trois. Et Thérèse, sentant vivre +à ses côtés deux âmes toutes pleines d'elle, laissait la sienne +s'ouvrir: jeunesse, fraîcheur, indulgence, confiance dans la bonté des +autres et dans la vie, elle se donnait tout entière, sans l'ombre de +coquetterie, presque à son insu, parce que l'heure était venue, parce +_qu'il_ était là. Le tour du jardin achevé, ils prirent une seconde +fois la longue allée tournante. Quelque chose d'intime et d'heureux +les retenait ensemble, sans qu'ils y songeassent même. Les mots se +faisaient plus rares entre eux, et cependant l'intérêt, l'attrait de +cette causerie plus lente semblaient grandir encore, parce que le +rêve, à présent, un rêve différent pour chacun, emplissait les +silences. La matinée s'était faite plus douce. Un soleil d'hiver, pâle +et sans chaleur, donnait l'illusion de la vie aux derniers rameaux +vêtus de feuilles, aux dernières roses impuissantes à s'ouvrir, qui +pendaient sur l'allée. + +Bientôt, M. Maldonne fut distrait par la vue d'un massif d'alkékenges, +dont on n'avait pas récolté les fruits. Ils pendaient, comme des +oranges minuscules, luisant à travers l'enveloppe flétrie, usée, +découpée à jour, qui leur vaut, parmi le peuple, le joli nom d'«amour +en cage». M. Maldonne les aimait beaucoup. + +--Des coquerets, dit-il, et on ne les a pas cueillis! + +Il se pencha aussitôt, et se laissa distancer. Les deux jeunes gens +continuèrent seuls. Et Claude vit que les souvenirs de Thérèse +n'iraient pas loin désormais. Elle dit encore deux ou trois phrases, +distraites, sans accent, destinées peut-être à la tromper elle-même +sur cette situation nouvelle: être seule avec lui. Puis elle se tut. +Elle regardait en avant, loin, comme le jour où, dans le bois de +Laurette, elle avait eu de si étranges idées. Un oiseau menu, les +plumes relevées en collerette, vint se poser devant elle, sur l'allée, +jeta une petite note triste, et disparut. Thérèse le reconnut, +tressaillit, et tourna la tête vers la maison là-bas, vers une fenêtre +qui était close, au premier. + +--C'est le rouge-gorge de mon oncle, dit-elle. + +Et elle se mit à marcher de son pas souple, la joue un peu pâle, les +yeux graves et profonds dans le vague. + +Thérèse avait achevé sa partie dans le duo d'amour, qu'elle avait +commencé et qu'elle interrompait sous la même impulsion mystérieuse. +C'était à Claude de parler maintenant. Oh! ce fut bien simple. Ils +étaient parvenus à l'un des angles du jardin. L'allée se coudait +autour d'une touffe de bambous. Quand il fut à l'abri de la haute +gerbe, à demi dégarnie par le froid, Claude s'arrêta, et dit: + +--Vous êtes infiniment bonne. + +--Croyez vous? répondit-elle en tournant vers lui son regard très +sérieux et très doux. + +--Oui: tout le temps que vous parliez, j'enviais celui que vous +défendiez. + +La lueur d'un sourire léger éclaira le visage de Thérèse. + +--C'est vrai, dit-elle, ceux que j'aime, je les aime bien. + +Sa main pendait le long de sa jupe, + +Claude la prit. La petite main ne se retira pas. Mais elle tremblait. +Thérèse se sentit attirée vers lui, et elle s'abandonna un peu, et +elle entendit une voix qui disait tout près d'elle, si près que le +souffle des mots passait comme une caresse dans ses cheveux: + +--Eh bien! moi, je vous aime!... Voulez-vous m'aimer aussi? + +Elle le regarda. Elle lut, sur le visage de Claude, l'ardent et fort +amour qu'elle avait souhaité. + +--Oui, dit-elle faiblement, je veux bien! + +Et ainsi ils engagèrent leurs âmes. + +Derrière eux, des pas se rapprochèrent. C'était M. Maldonne qui les +rejoignait. + +Alors ils se séparèrent un peu l'un de l'autre, et se remirent à +marcher, côte à côte, sans rien se dire... + +Thérèse ne se trompait pas. Robert la voyait. Il était là, derrière la +fenêtre aux rideaux baissés, en proie à des sentiments de révolte, de +colère contre lui-même et contre la vie, que la solitude excitait +encore. Depuis qu'il était sorti du salon, il arpentait sa chambre à +grands pas, s'arrêtant et se courbant parfois devant les vitres pour +suivre, à travers les fleurs de mousseline du rideau, la promenade de +Thérèse et de Claude, qui lui semblait d'une longueur indéfinie. Il +devinait les mots échangés, il éprouvait le supplice des sourires qui +vont à d'autres. Et de son cœur, gros d'amertume, des plaintes +s'échappaient, les unes proférées à haute voix, les autres murmurées +ou inintelligibles: + +«Comment me traite-t-on ici? Comme un étranger, comme ceux dont on se +défie! M'a-t-on fait l'honneur de me consulter, de m'apprendre ce qui +se tramait ici? Car, c'est un coup monté, une trahison d'amitié +manifeste. Guillaume l'a introduit ici, ce jeune homme, avec la +légèreté qu'il met en toutes choses; il l'a défendu contre moi; il m'a +donné tort, par deux fois, à moi qui voulais protéger la maison, +notre bonheur à tous, contre un entraînement insensé. Lofficial est +complice, et Geneviève elle-même. Oui, ma propre sœur! Ils se sont +ligués pour me tenir à l'écart. Voilà ce que m'a valu l'absurde, +l'inepte dévouement que je leur ai montré! A quoi bon se gêner, avec +ceux qui aiment trop? On est bien sûr qu'ils ne quitteront pas la +maison. On leur dira plus tard, quand ils ne pourront plus s'opposer à +rien... O pauvre existence que la mienne! Je n'ai fait que ramasser +les miettes de toutes les tendresses que j'ai approchées. Et à présent +même on me les refuse... J'avais cru avoir gagné au moins le cœur de +l'enfant, sa pitié... C'était si doux, autour de moi, cette petite que +j'avais formée, cette jeunesse. Et cela m'appelait de noms si tendres +que je me croyais aimé. Eh bien! regarde, regarde-la, ta Thérèse... +Es-tu oublié?... O Thérèse, comme je te voudrais encore telle qu'il y +a trois mois, quand aucune autre pensée que la mienne, celle de ton +père et de ta mère n'occupait ton esprit... Ou bien plus petite, oui, +à l'âge de ta première communion, lorsque la jeune fille n'avait point +paru, et qu'il n'y avait ici qu'une enfant dont nous partagions +fraternellement la chère présence... Tiens, je te voudrais encore plus +petite pour t'avoir plus longtemps, je te voudrais à peine parlante, +avec tes robes longues comme le bras, et des yeux qui remerciaient si +bien, quand tu trouvais mes bonbons et mes jouets dans tes souliers de +Noël! A présent, voir cela!» + +Il s'était arrêté. Son regard fixait le fond du jardin, là-bas, où les +deux jeunes gens, à demi cachés par la touffe de roseaux, se tenaient +immobiles. Robert se retira brusquement de la fenêtre. + +--Je ne l'embrasserai plus jamais! dit-il tout haut. Elle est à un +autre! + +Il s'était reculé jusqu'à la glace qui surmontait sa cheminée. Alors +il aperçut son visage si défait, le désordre et la violence de ses +idées si manifestement empreints sur ses traits, qu'il en fut saisi. +Une lumière rapide se fit en lui. «Oh! dit-il en se prenant le front, +est-ce que...?» Et cette question, qu'il n'osa achever, le rendit tout +pâle. + +Quelqu'un frappait à la porte. Il n'entendit qu'à la seconde fois. + +--Entrez! dit-il en se détournant. + +C'était Geneviève Maldonne. Elle entra. Sa physionomie avait une +dignité plus grave, une sorte d'assurance et de tristesse à la fois, +qui ne lui étaient pas habituelles. Elle ressemblait, sa tête +régulière un peu raidie par l'émotion et calme avec effort, à la +statue de la pitié qui, pour une fois, serait chargée de faire +justice. + +--Vous me surprenez bien accablé, dit Robert, qui essayait de se +ressaisir et de faire bonne contenance devant elle. Venez, je vous +prie... Tenez, voici le fauteuil... Désirez-vous...? + +Il la conduisait, ne sachant trop ce qu'il disait, près de la fenêtre. +Elle fit signe qu'elle voulait demeurer debout. Elle était en pleine +lumière. Il la regarda de nouveau. Et il comprit si bien, qu'il baissa +les yeux, et s'assit à contre-jour, sur le bras du fauteuil. + +--J'ai à vous parler de choses sérieuses, Robert, dit madame Maldonne, +d'une voix nette, à peine tremblante. + +Il affecta de le prendre légèrement. + +--Oui, dit-il, je m'y attendais. Vous venez me gronder de la scène que +j'ai faite en bas. En votre qualité de maîtresse de maison +impeccable... + +--Vous vous trompez, reprit-elle, du même air sûr d'elle-même et du +devoir qui l'amenait. Il s'agit d'un sujet si délicat, qu'il faut +toute la confiance que j'ai en votre honneur, Robert, pour oser +l'aborder avec vous. + +Robert leva les yeux sur cette robe grise à plis droits, immobile à +trois pas de lui, sans oser les lever plus haut. + +--Nous causons ici de femme noble à gentilhomme, et de frère à sœur, +répondit-il, vous pouvez tout dire. De quoi s'agit-il? + +--De Thérèse. + +--En effet, fit-il en se détournant d'un mouvement de colère et +désignant la fenêtre du doigt, je puis vous apprendre ce qu'elle +devient. Regardez-la. Elle se promène seule avec M. Claude Revel, son +fiancé, je suppose... ils sont touchants... Mais, regardez donc! + +Madame Maldonne ne bougea pas. + +--Je n'ai pas à épier ma fille, dit-elle, je suis sûre d'elle. Si elle +a choisi ce jeune homme... + +--Pardon, si vous avez choisi pour elle... + +--Je dis que si elle a choisi ce jeune homme, je connais assez la +droiture de Thérèse, pour savoir qu'il est digne d'elle. + +--Oui, oui, faites des phrases, vous ne me tromperez pas. Vous êtes +tous d'accord! Thérèse est fiancée. Elle se marie, c'est convenu. Et +moi, je ne dois pas m'en douter, n'est-ce pas? Je suis le gêneur, +l'étranger qu'on écarte... + +--Robert! dit sévèrement madame Maldonne, vous savez qu'il n'y a pas +un mot de vrai là-dedans! Que Thérèse se soit éprise de M. Claude +Revel, c'est possible. Je n'ai rien fait pour cela, son père non plus. +Et la question n'est pas là, entre nous. + +Devant l'obstination tranquille de Geneviève, l'emportement à demi +simulé de M. de Kérédol tomba. + +--Soit! dit-il. Alors où est la question? + +--Mon pauvre ami, reprit la voix devenue compatissante de madame +Maldonne, l'étroite intimité où vous avez vécu, de longues années, +avec nous, avec Thérèse, n'était pas sans danger pour vous. Thérèse +est très enfant, très affectueuse... trop peut-être, et je crois... + +Elle hésitait. Les mots tremblaient sur ses lèvres. + +--Vous croyez?... + +Le regard de Robert rencontra tout à coup celui de Geneviève. + +Elle baissa les yeux. + +--Je crois que vous l'aimez! dit-elle. + +Quand elle releva la tête, il était courbé vers le parquet, le front +appuyé dans ses mains. Il se taisait. + +--J'aurais dû le voir plus tôt, reprit-elle. Cela eût mieux valu pour +nous tous. Depuis le premier jour où M. Revel est entré dans la +maison, vous avez beaucoup changé. Vous avez eu des tristesses et des +découragements qui n'étaient pas dans votre caractère. Et même, +longtemps avant cela, il y avait des signes... quelque chose de +trop exclusif, de trop personnel dans votre dévouement... Oh! +pardonnez-moi, Robert, si je suis obligée de vous parler de la +sorte... Je sais que vous étiez de bonne foi, que c'est notre faute +autant que la vôtre... J'en ai causé tout à l'heure avec Lofficial... +Vous connaissez l'estime qu'il a pour vous... Et il a été de mon +avis... Alors, mon pauvre ami, je suis montée, quoique cela me +coûtât... Vous voyez bien, Robert, vous souffrez... vous êtes jaloux +d'elle... avouez-le! + +Et lui si fier, qui se faisait un point d'honneur de se dominer, de +rester maître de ses nerfs, il fondit en larmes. + +--C'est vrai, murmura-t-il sans se redresser, d'une voix que les +sanglots coupaient... Je vous jure que je ne m'en doutais pas tout à +l'heure... Je ne savais pas... Il me semblait l'aimer d'une autre +sorte... Et cependant oui, Geneviève... vous avez raison... c'est +trop. + +Il était si malheureux que madame Maldonne s'approcha, écarta les +mains dont il se couvrait le visage. + +--Je ne vous accuse pas, dit-elle doucement, je vous plains. Vous +n'avez été que faible... ç'a été une surprise de votre âme. +Regardez-moi. + +Il se redressa, et, comme épuisé, appuya sa tête sur le dossier du +fauteuil. Il ne feignait plus, il ne cherchait plus à échapper à +l'aveu de sa faiblesse. + +--Oh! Geneviève, dit-il en tenant les mains de sa sœur étroitement +serrées dans les siennes, et le regard fixé sur les lames fuyantes du +parquet, je suis bien à plaindre, vous dites vrai. Tous les autres, +vous, Guillaume, Thérèse, vous aviez de grandes affections qui +veillaient sur vous, qui vous protégeaient contre la vie... mais moi! +Ma mère était morte, et, depuis lors, tout seul, sans fiancée, sans +femme... + +--Il y avait nous, Robert! + +--Oui, reprit-il amèrement, il y avait vous! Mais vous vous aimiez, et +ce partage-là, voyez-vous, ne suffit pas à nourrir les autres âmes, +comme la mienne, très tendres, exclusives, si vous voulez... Et, +alors, cette enfant qui était libre, elle, et jeune, et souriante, +j'ai cru pouvoir m'attacher à elle uniquement... beaucoup trop... sans +le dire jamais... sans avoir d'autre idée que de ne pas la quitter... +Et maintenant, c'est pourtant bien cela... il faut... + +Il se leva, reprit quelque chose de la tenue fière et correcte qu'il +avait d'habitude. + +--Eh bien! dit-il avec décision, je partirai! + +A ce mot, qu'elle attendait pourtant, Madame Maldonne tressaillit, et +se recula un peu. + +--Mon Dieu oui, répéta-t-il en observant qu'elle avait pâli, et comme +s'il posait une question... Je partirai d'ici. + +Elle pâlissait, mais elle ne faiblissait pas. + +--Vous êtes juge, dit-elle. + +--Vous m'approuvez? + +Elle s'arrêta un instant, avant de prononcer ce qu'elle savait être +l'arrêt de séparation définitive, et prononça avec effort: + +--Oui, Robert. + +La résolution qu'il venait de prendre grandissait Robert à ses propres +yeux. Il devinait qu'il avait reconquis toute l'estime de Geneviève. + +--Je crois vraiment, dit-il, que je me suis assis devant vous! +Excusez-moi. + +Il s'essuya les yeux, cilla les paupières, comme pour chasser un rêve +pénible, et dit, plus posément: + +--Tout à fait entre nous deux, l'entretien que nous venons d'avoir? + +--Je vous le promets. + +--Rien à Guillaume? + +--Non. + +--J'inventerai quelque chose, n'est-ce pas? une affaire, une lettre +reçue... Surtout... rien à Thérèse! + +--Non. Elle ne saura rien de vous, Robert, que ce qu'elle connaît de +bien et de beau. + +Il réfléchit un peu, regarda autour de lui, comme pour chercher +quelque chose, quelqu'un qui retardât le sacrifice, et, ne trouvant +rien, il ouvrit les bras. Sa sœur s'y jeta. Il l'embrassa longuement, +et, tandis qu'elle répétait, de sa douce voix maternelle: «Mon pauvre +cher ami, mon pauvre enfant!» il fit un effort sur lui-même, et dit +tout bas: + +--Demain! + +Madame Maldonne s'échappa, pour ne pas éclater en sanglots. Mais elle +n'avait pas entendu la porte se refermer derrière elle, qu'elle +perdait courage à son tour, et fondait en larmes. + + + + +X + + +Robert ne déjeuna, pas aux Pépinières. Peu d'instants après son +entrevue avec sa sœur, il sortit, et gagna la ville. Il avait +quelques notes à régler et plusieurs objets à acheter, dont une +valise, meuble depuis longtemps inutile dans la vieille maison. Il +avait surtout besoin de réfléchir, de reprendre possession de +lui-même. Les affaires terminées, il entra chez une pauvre femme du +faubourg, qu'il secourait, et, au lieu de l'aumône ordinaire, lui +remit tout un mois de sa retraite d'officier. «Ce sera pour le temps +que durera mon voyage, dit-il, car je pars.» La femme comprit qu'il ne +reviendrait pas, et le suivit du regard, tant qu'il fut en vue de la +maison, avec cet air de commisération et d'effroi qu'elles prennent +devant un mystère de souffrance qui passe. + +L'après-midi était très avancée lorsque M. de Kérédol rentra aux +Pépinières, fit avertir M. Maldonne, et s'enferma avec lui dans le +laboratoire. Une heure plus tard, le dîner réunissait, comme +d'habitude, les quatre hôtes du logis. Ils entrèrent dans la salle à +manger, les deux hommes encore animés par la discussion à peine +interrompue, Thérèse et madame Maldonne par l'autre porte, +silencieuses, pâles et gênées. Thérèse avait appris la nouvelle, d'un +mot de sa mère, il y avait peu de temps, et ses yeux, rougis par les +larmes, disaient assez son chagrin. Robert partait! + +Pour expliquer ce coup de théâtre, M. de Kérédol avait inventé un +prétexte quelconque, le plus invraisemblable peut-être qu'il eût pu +trouver: un héritage à recueillir, une parente lointaine, qui l'avait +institué légataire. Le temps et la présence d'esprit lui manquaient, +pour donner une apparence ingénieuse à cette fable. Il ne l'avait +guère défendue qu'en la répétant. M. Maldonne, après avoir d'abord +refusé de croire à la possibilité d'un départ, puis à la réalité du +motif, ne doutait plus de son malheur à présent, et n'avait guère le +cœur à discuter le reste. Il apercevait les Pépinières désertées, +l'intimité brisée, tant de projets abandonnés. Oh! dans cette surprise +du chagrin, comme sa vieille amitié avait bien sonné sous le coup! +Comme Robert avait reconnu l'accent vrai, la tendresse naïve et +dévouée qui l'avaient conquis, bien des années auparavant, pendant ses +campagnes d'Afrique! S'il s'était injustement exprimé, sur le compte +de cette loyale nature, maintenant, il reconnaissait son erreur. Il +réapprenait, dans l'épreuve mutuelle de l'adieu, ce que valait son +ami. + +Autour de la table, les quatre convives se taisaient. A peine des mots +échangés avec cérémonie, comme entre étrangers. Aucun n'osait ouvrir +son âme. Ils veillaient même sur leurs yeux, pour que toute leur +douleur n'y fût pas. + +M. de Kérédol, par excès de précaution, par un enfantillage d'esprit +qui avait son côté touchant, avait ouvert près de lui un carnet. De +temps en temps, il y inscrivait un chiffre, puis il semblait réfléchir +et se plonger dans des calculs difficiles. + +--Qu'est-ce que tu comptes ainsi? demanda M. Maldonne. + +--Oh! rien, répondit négligemment Robert, en fermant le carnet. Ce +sont des chiffres en l'air, des hypothèses. + +--Et elle vivait à Clamart, cette dame? + +--Oui, à Clamart. + +--Alors, c'est là que tu habiteras? + +--Probablement... je ne puis pas savoir encore... je verrai. + +M. Maldonne leva les épaules. Dans son chagrin même, lui, nature +optimiste et sans cesse remontante, il conservait quelque espérance, +celle au moins de retarder le départ de plusieurs jours, de plusieurs +semaines. Qui sait? En s'y prenant adroitement? Il laissa donc un peu +d'intervalle, pour retrouver,--autant que cela était possible en un +pareil moment,--un peu de sa manière ordinaire, qui était engageante +et bonne. + +--Je pense là, dit-il, à notre collection de tulipes. Nous pourrions, +si tu voulais, la partager demain ou après-demain? + +--La partager? Pourquoi? + +--Mais nous l'avons faite à frais communs, à peines communes. Tu +serais peut-être bien heureux, à Clamart... + +--Non, mon ami, répondit M. de Kérédol, en se penchant sur son +assiette, je n'emporterai rien... Tu ne peux te figurer combien je +tiens peu à tout cela maintenant. + +--Il y a aussi le catalogue, reprit M. Maldonne, le catalogue qui +n'est pas achevé. Nous l'avions commencé ensemble. Te rappelles-tu les +premières séances? + +--Oui. + +--Comme c'était bon! Deux heures par jour, au musée, tout seuls au +milieu des oiseaux, de notre œuvre presque vivante encore, levant les +ailes, dressant le cou, marchant autour de nous! Tu les aimais, ces +séances-là! + +--C'est vrai! + +--Eh bien! je crois qu'en deux petites semaines de collaboration, +trois tout au plus, nous aurions terminé. + +--Impossible, Guillaume, je t'assure. + +Le naturaliste eut un geste d'impatience + +--Tu ne peux pourtant pas nous quitter demain? + +--Pardon, demain, dit Robert faiblement. + +--Matin? + +--Je ne sais pas encore, mon ami. + +M. Maldonne aurait peut-être insisté. Sa femme, jusque-là silencieuse, +l'interrompit. + +--Il faut le laisser libre, dit-elle. Tu vois que mon frère a autant +de chagrin que nous. S'il en a décidé ainsi, ce doit être mieux, j'en +suis convaincue. + +Robert la remercia d'un coup d'œil. Et la conversation s'arrêta. Mais +la même pensée continuait à les occuper tous quatre. + +Thérèse n'avait pas dit un mot. Elle avait remarqué que M. de Kérédol +évitait de la regarder, et qu'il baissait les yeux, quand elle levait +les siens vers lui. Le dîner achevé, il annonça qu'il sortait pour une +heure ou deux, s'enveloppa de son manteau à pèlerine, et prit la +porte. Thérèse le suivit. Elle le rejoignit sous les arbres de +l'entrée. M. de Kérédol ne l'avait pas entendue marcher derrière lui. + +--Parrain? + +Il se détourna, et, sous la lune voilée de cette nuit d'hiver, il +aperçut, tout près, le visage triste et les yeux suppliants de +Thérèse. + +--Parrain, reprit-elle, vous ne partez pas tout de suite? + +--Non, mon enfant, mais rentrez vite, vous n'avez pas de châle, +rentrez... + +--Peu importe le froid. Il faut bien que je vous parle, répondit-elle, +en s'abritant derrière une touffe d'arbustes verts, contre le vent qui +soufflait du fond du jardin. Et je veux vous dire... + +--Quoi donc, Thérèse? + +--Vous savez bien ce que je vous promis là-bas, sous la tonnelle? Vous +vous rappelez? + +--Oh oui! répondit-il, enveloppant de son regard l'enfant presque +confondue avec les ramures enchevêtrées du bosquet, et dont il ne +voyait guère que la petite tête inquiète sortant de l'ombre et tendue +vers lui... Oh oui! je me souviens... + +--C'est que, voyez-vous, mon parrain, M. Claude Revel paraît vouloir +m'aimer... + +--Il vous l'a dit? + +--J'en suis sûre, reprit-elle en rougissant. Vous vous en doutiez? + +--Moi? + +--Oui, vous l'avez deviné, je le sais. J'ai même pensé que cela +pouvait entrer pour quelque chose,--oh! pardonnez-moi de vous dire +tout ainsi,--dans vos projets, dans votre départ... + +--Comment pouvez-vous supposer? dit-il vivement... + +Elle sourit, parce qu'elle avait une idée aimable dans le cœur. + +--J'aurais dû dire: «dans votre retour», fit-elle. Je me trompe parce +que je suis un peu émue, mais vous allez voir que j'ai songé à vous. +Voici ce que j'ai décidé. Si M. Revel me demande, je répondrai: «A une +condition!» + +M. de Kérédol branla lentement la tête. + +--Attendez donc! «A une condition, c'est que rien ne sera changé aux +Pépinières, et que Thérèse continuera d'habiter avec son père, sa mère +et son cher parrain, le colonel.» Alors, puisque rien ne sera changé +aux Pépinières, une fois vos affaires terminées, vous serez bien tenté +de revenir? + +Elle souriait tout à fait. + +--Et vous savez, ajouta-t-elle, je crois qu'il acceptera... entre +nous, je le crois bien! + +Elle tendit les deux mains vers M. de Kérédol. Elle s'attendait à le +voir sourire aussi, l'attirer dans ses bras, la serrer sur son cœur, +mais non: il pressa à peine les doigts de sa nièce, et les laissa +retomber dans l'ombre. Ses traits se ridèrent au passage d'une émotion +douloureuse. + +--Ma petite Thérèse, dit-il, vous avez le meilleur cœur que j'aie +connu... mais cela ne se pourra pas... j'aurai trop... d'intérêts, +là-bas, pour ne pas rester... + +Et il s'éloigna, épouvanté d'avoir répondu par cette raison, brutale +autant que fausse, à cette innocente petite qui demeurait là, +stupéfaite, blessée au fond de l'âme que son oncle pût préférer un +intérêt quelconque à la vie des Pépinières. + +Comme il allait passer le seuil, il se détourna, et vit Thérèse +immobile dans la lumière vague, au milieu de l'allée. + +--Rentrez, ma Thérèse chérie! dit-il. + +Et sa voix avait toute la pure tendresse des jours lointains. + + * * * * * + +M. de Kérédol fit encore plusieurs courses en ville, et, sur le tard, +passa devant l'hôtel de Claude Revel. Il s'arrêta, sonna, et remit +entre les mains de Justine un billet ainsi conçu: + + «Monsieur, des affaires importantes et urgentes m'obligent à + partir demain matin. Je ne sais combien durera mon absence, + peut-être sera-t-elle longue. Je serais heureux de vous voir, et + de vous faire, avec mes adieux, des recommandations auxquelles je + tiens beaucoup. Je sortirai de la maison à sept heures précises. + Ayez la bonne grâce de vous trouver sur la route. Ne sonnez pas, + et montrez-vous le moins possible. Je vous en serai, monsieur, + sincèrement obligé. + + »R. comte de KÉRÉDOL.» + +Puis il revint très lentement aux Pépinières. + + + + +XI + + +Robert voulait éviter, pour les autres et pour lui-même, la scène +inutile de la séparation. Il n'avait averti ni sa sœur, ni M. +Maldonne, ni Thérèse. + +Levé avant l'aube, le lendemain, il avait, sans bruit, fait ses +préparatifs de départ. Il n'emportait qu'un peu de linge et quelques +livres, deux ou trois de ces pauvres manuels fatigués qui lui +rappelaient les premières années de l'enfance. «Le reste, disait-il, +dans une lettre laissée sur la commode, mes amies, ma bibliothèque, +me sera envoyé plus tard, si je le demande.» + +A tâtons, pour qu'on remarquât moins sa fuite, il descendit +l'escalier, sa valise à la main, traversa le couloir, et se trouva +dehors, dans la brume d'où l'ombre de la nuit commençait à se retirer. +Si maître qu'il fût de lui-même, ou plutôt si décidé à ne pas montrer +de faiblesse, il ne put s'empêcher de se détourner, et de regarder une +dernière fois la chère maison. Elle était close, terne, comme +affaissée dans le sommeil et dans la nuit. Les feuilles des lierres et +quelques rames sanglantes de vigne vierge pendaient, lourdes de +brouillard. Des gouttes d'eau s'en échappaient, et tombaient à terre, +une à une, comme des larmes. Personne n'assistait à ce suprême adieu. +Pas un regard pour répondre à celui qui embrassait douloureusement +toutes ces choses familières. «Cela vaut mieux ainsi», murmura M. de +Kérédol. Et, redressant sa tête énergique de vieil officier, +retroussant la pointe de ses moustaches pour se donner un air de +bravoure, il continua rapidement son chemin. La petite porte découpée +dans le grand portail s'ouvrit, et se referma discrètement. L'exil +était commencé. + +Devant lui, Robert aperçut une forme humaine, et, supposant bien que +c'était Claude, il s'efforça de se raidir encore, pour ne pas trop +révéler sa souffrance. Mais sa pâleur, l'espèce d'égarement et +d'effarement de son visage le trahissaient si bien, que le jeune +homme, en le voyant s'approcher, lui dit: + +--Êtes-vous malade, monsieur? + +--Si ce n'était que cela! répondit M. de Kérédol. Mais je pars, +monsieur, je pars! + +--Votre billet d'hier soir me l'apprenait. Vous me demandiez de venir. +Me voici. + +--Oui, répondit M. Robert en lui tendant la main, je vous remercie... +Ayez la bonté de m'accompagner. Je vous expliquerai... mais, pas +ici... + +--Volontiers, monsieur. Vous n'avez personne pour porter votre valise? + +--Plus bas, je vous prie, je ne veux pas qu'on se doute... non, +monsieur, je n'ai personne. + +--Alors, permettez-moi de vous aider, dit Claude. + +Il prit une des poignées de la valise, et tous deux, s'écartant un peu +l'un de l'autre pour partager le poids, se mirent en route. M. de +Kérédol marchait d'un pas mal assuré, du côté que longeait le mur, la +tête à demi tournée vers les branches, qui appuyaient leurs dentelures +mouillées parmi les mousses poilues et les pariétaires. Après quelques +mètres, il s'arrêta. + +--Écoutez! dit-il. + +Dans la langueur froide du matin, un petit sifflement très doux +s'élevait près d'eux. + +--C'est un rouge-gorge, dit Claude. + +--Vous le voyez? + +--Il est là, sur l'arête du mur. + +--Je le connais, répondit M. Robert; il nous suivait souvent... + +Il y avait, dans ce pluriel, une pensée si triste, que M. de Kérédol +continua sa route, les yeux baissés. + +Un peu plus loin, il demanda: + +--Suit-il encore? + +--Oui, le voilà qui sautille de branche en branche. + +--C'est le seul qui soit venu! murmura M. de Kérédol. + +Quand il eut dépassé la limite du domaine, son pas devint plus ferme +et plus rapide. Robert se hâtait, poussé, sur ce chemin de l'exil, par +ses engagements de la veille, et par sa propre faiblesse, qu'il ne +sentait que trop disposée à une défaite. Il y avait encore une lutte +dans son âme. Claude en devinait quelque chose, et respectait le +silence de son compagnon. La brume, chassée par le vent, laissait +tomber maintenant des rayées de soleil, çà et là. Devant eux, les +cabarets de la banlieue s'ouvraient, guettant les maraîchers. Des voix +d'enfants, s'échappant par les fenêtres, se mêlaient au roulement des +carrioles. Entre les deux voyageurs, la valise se balançait d'un +mouvement régulier. + +Au moment où ils allaient entrer dans la ville: + +--Monsieur Claude, dit M. de Kérédol en se détournant pour regarder +par-dessus son épaule, j'ai les yeux si mauvais, ce matin, que je +distingue à peine ma route... voyez-vous encore la maison? + +--Grosse comme une fève blanche. + +Robert soupira profondément. + +--Toute la joie de ma vie est derrière moi! dit-il. + +Et il ajouta, sans transition apparente: + +--Voulez-vous bien oublier ma vivacité d'hier, monsieur? + +--C'est déjà fait, répondit Claude. + +--Vous avez pu voir en moi un adversaire, reprit M. de Kérédol... +J'aurai du moins le bonheur de ne vous avoir pas nui... je +m'éloigne... + +--Je suis convaincu, dit le jeune homme, qu'en tout cas votre +opposition n'eût pas duré! + +--Vous avez raison, répondit gravement M. de Kérédol. + +Ils s'engagèrent dans les rues, de plus en plus peuplées, où les +boutiques, les fenêtres, les cours d'auberges s'éveillaient. Le vieil +officier ne faisait nulle attention à cette vie renaissante du +faubourg qui, tant de fois, avait amusé son oisiveté. Des vendeuses de +lait qu'il connaissait, belles filles aux joues fraîches des bords de +la Loire, penchant leurs pots de fer-blanc d'où coulait un flot +mousseux dans les plats des ménagères, lui faisaient un signe d'amitié +qu'il ne remarquait point. Derrière leur étal, des marchands +auxquels il causait volontiers, en flânant, le considéraient avec +étonnement, et le suivaient des yeux. Plusieurs saluèrent, auxquels il +ne répondit pas. Le sifflet des locomotives en manœuvre, dans les +tranchées, là-bas, parut seul le tirer de la torpeur où il était +plongé. M. Robert tressaillit, et retomba dans son rêve. Il semblait +avoir tout oublié du monde réel qu'il traversait, tout, jusqu'à la +présence de ce jeune homme un peu intimidé, hésitant devant cette +douleur muette, et qui se demandait: «Quelles recommandations avait-il +donc à me faire? Il ne me dit plus rien.» + +Tous deux arrivèrent à la gare, et déposèrent la valise à terre, au +milieu de la salle d'entrée, presque déserte. Jusque-là, M. de Kérédol +s'était fait violence pour ne pas pleurer; mais, voyant que tout était +fini, que la dernière minute allait sonner, que, désormais, rien +n'arrêterait son départ, tout à coup, il attira Claude contre sa +poitrine, et, sanglotant, penché sur l'épaule du jeune homme et le +serrant à l'étouffer: + +--Mon enfant! mon enfant! aimez-la bien... aimez-la follement.... moi +aussi, je vous la donne! + +Puis, avant que Claude, stupéfait, eût pu répondre, il s'écarta de +lui. Son visage avait une expression de prière et de tendresse +inquiète. + +--Je vous en supplie, dit-il en joignant les mains, faites attention, +le soir... qu'elle soit bien couverte... elle est délicate... moi, +j'avais souvent un châle pour elle... oh! dites, quand elle sort +aussi, le matin, de bonne heure... elle est imprudente... chère, chère +petite Thérèse!... + +Il regarda, par la haute baie vitrée, du côté où se trouvaient les +Pépinières. + +--Je vous remercie d'être venu, ajouta-t-il plus posément... +Dites-leur adieu pour moi... Allez... je n'en puis plus guère, +voyez-vous!... allez, mon ami; merci!... + +Claude, très ému, sachant bien que les mots n'ont plus de sens devant +certaines douleurs, ne répondit rien, et le quitta. Plusieurs fois il +se détourna, et l'aperçut, immobile à la même place, le front caché +dans les mains, tandis que les hommes d'équipe enlevaient la valise, +et interrogeaient inutilement: «Où allez-vous?» + +Quand Claude eut disparu, M. de Kérédol reprit sur lui-même le plein +empire qu'il avait d'habitude, et, entendant pour la première fois la +question que l'employé lui posait pour la dixième peut-être, dit, de +son air de commandement: + +--Où je vais? mais je n'en sais rien encore. Attendez-moi! + +Il s'approcha de la bibliothèque, au fond de la salle, et chercha un +annuaire militaire. + +Il en découvrit un, l'ouvrit, parcourut rapidement une première page. + +--Mon ancien régiment, murmura-t-il à demi-voix, sans s'occuper des +passants qui l'observaient... 2e chasseurs... colonel? inconnu de +moi... lieutenant-colonel? commandants? tous inconnus... plus +personne, plus de famille du tout, mon pauvre Robert!... + +Il tourna la page. + +--1er chasseurs... ah! commandant de Bernier, en voilà un... nous nous +sommes connus... beaucoup même, c'était presque un ami... autant là +qu'ailleurs! + +Il ferma rapidement le livre, le replaça dans le rayon, traversa la +salle, et, se baissant vers le guichet: + +--Première, Alger. + +--Nous ne délivrons pas de billet direct pour Alger, monsieur. + +--Province! dit M. de Kérédol, comme si, déjà, les dix-huit années de +séjour dans cette ville s'étaient effacées pour lui. + +Et, se penchant de nouveau: + +--Alors, première Paris. J'irai en deux étapes. +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + + + +XII + + +Quelques mois plus tard, au commencement du printemps, Claude et +Thérèse étaient fiancés. Ce fut, pour les hôtes des Pépinières, +éprouvés par le brusque départ de M. de Kérédol, comme une +résurrection. Toutes les tendresses auxquelles Robert avait dû se +dérober se renouèrent autour de Claude, et plus encore. M. Maldonne +déclara qu'il retrouvait dans le jeune homme beaucoup des qualités +artistes de son ancien ami; madame Maldonne l'adopta comme un fils; +Thérèse l'aima. Les allées, au-dessus desquelles commençait à +s'étendre la verdure étoilée des premières feuilles, revirent bien des +fois la scène qu'elles avaient déjà vue. Les deux fiancés s'y +promenèrent, éprouvant à s'interroger, à se connaître de mieux en +mieux, une joie qui se renouvelait, une série de surprises heureuses. +Le moindre goût commun, une idée pareille, une petite joie partagée +leur semblaient des trésors. Ils ne se disaient que des choses très +simples, avec des mots qui n'étaient pas différents de ceux dont ils +usaient avec tout le monde: et cependant, il leur venait un +ravissement de s'écouter l'un l'autre. Quand ils parlaient +d'avenir,--et c'était bien souvent,--Thérèse se sentait remuée, +tremblante d'une crainte exquise. Elle aurait voulu marcher les yeux +clos, mais marcher encore plus vite vers ce lendemain inconnu. + +Ils s'aimaient. + +Une après-midi d'avril, ils causaient dans le salon des Pépinières, +près de la fenêtre. Claude avait repris ce sujet, qu'ils n'arrivaient +pas à épuiser, de leur première entrevue, de l'impression qu'il en +avait emportée, des songeries ensuite. Dans le fond de l'appartement, +madame Maldonne travaillait, distraite. Thérèse écoutait. Ses yeux +erraient sur la verdure pâle du jardin, que le soleil échauffait et +déroulait de toutes parts. Un moment, elle laissa tomber la causerie. +Puis elle dit, regardant Claude: + +--Voulez-vous venir avec moi? + +--N'importe où. + +--Une promenade un peu triste? + +--Si vous en êtes, elle ne le sera pas. + +--Nous la devons, oui, nous la lui devons bien. + +--De qui parlez-vous, Thérèse? + +--Vous verrez! Mère, vous acceptez? + +Pour toute réponse, madame Maldonne se leva, et alla prendre son +chapeau. Où allait-elle? Peu lui importait. Elle accueillait comme +une grâce toute occasion de suivre et de sentir encore à ses côtés +l'enfant qu'elle allait perdre. L'adieu pleurait en elle, goutte à +goutte et toujours. Mais elle n'en disait rien: ce sont là de ces +chagrins qu'on doit taire, parce qu'ils viennent du bonheur des +autres. Elle se leva donc, et tous trois sortirent de l'enclos, dans +la direction de la ville. + +A mi-chemin, ils s'enfoncèrent dans un sentier de banlieue +qu'emplissait la senteur chaude des primevères. Thérèse avait son but, +qu'elle n'avouait pas encore. Elle était moins expansive et moins +rayonnante que de coutume. Madame Maldonne enveloppait ses deux +enfants d'un regard attendri, contente d'avoir sa place et de jeter +son mot dans la conversation tranquille et lente qui s'échangeait +entre eux. + +Brusquement, à un détour, de longs murs se dressèrent, avec des sapins +et des ifs pointant par-dessus. + +--Je comprends, dit Claude en remerciant + +Thérèse du regard, c'est une jolie pensée. + +Ils se turent en pénétrant dans le cimetière. Le même songe sans doute +de la fragilité de leur joie, le même frisson tomba pour elle et pour +lui, qui s'aimaient, des arbres noirs témoins de tant de larmes. +Thérèse et Claude se séparèrent l'un de l'autre, et Thérèse, par un +dernier instinct d'enfant effrayée, pour traverser l'avenue encore +molle et marquée de traces de roues, chercha le bras de sa mère. + +Où est la tombe du petit Jean? Là, assurément, dans ce massif immense +de croix blanches ou noires, presque toutes égales, pressées les unes +contre les autres. Il y a, sur les tertres verts, plus ou moins +affaissés selon la date, tout le naïf étalage des tendresses +misérables, poignées de fleurs, rosiers, lierre taillé, clématites +piquées dans un vase de verre bleu apporté des mansardes, couronnes +grosses comme le poing et qui durent peu. A quoi bon durer? Les +pauvres, sous la terre comme dessus, logent au mois. Tout cela sera +bouleversé, détruit, remplacé bientôt. Où donc est la tombe du petit +Jean? + +La voici. Thérèse l'a découverte. «A Jean Malestroit, onze ans, trois +mois, huit jours, ses parents inconsolables.» Au pied de la latte de +bois peinte, sont trois jacinthes en ligne et un brin de chrysanthème, +qui doit venir de l'unique gerbe arrosée par la mère, là-bas, près du +pigeonnier. La jeune fille s'est agenouillée dans l'étroite allée, +Claude à côté d'elle, madame Maldonne un peu plus loin. Il leur semble +à tous revoir la figure éveillée de l'écolier, et ses cheveux roux que +le soleil, à cette heure, eût fait étincelants. Et Thérèse, après +avoir prié tout bas, s'est mise à dire à demi-voix, tournée vers +Claude, tout émue et sérieuse: «O notre petit Jean, enfant qui nous a +réunis, je t'aimais bien quand j'étais seulement ta marraine. A +présent, je ne pourrai plus penser au début de cette vie nouvelle où +j'entre, sans me souvenir que tu en as été l'occasion douloureuse. O +petit Jean, maintenant dans la puissance et dans la joie, parmi les +anges de Dieu, veille sur nous, protège-nous!» + +--Amen! répondit Claude. + +Ils se relevèrent ensemble, et ils se sourirent. Étrange succession +que nous sommes d'impressions qui se heurtent et se chassent comme des +nuées! Déjà ils ne pensaient plus au petit marchand d'ombre. Un +souffle avait passé. L'enchantement de la vie les avait ressaisis. Ils +s'éloignèrent, sans même jeter un dernier coup d'œil derrière eux, et +regagnèrent côte à côte, pressant le pas, uniquement occupés de leur +amour, la campagne ouverte et pleine de soleil. + +Étaient-ce bien les mêmes sentiers? En quelques minutes, tout avait +changé d'aspect. Le jour s'était fait plus pur et plus beau. +Par-dessus les haies d'aubépine qu'ils longeaient, le front levé, les +yeux en joie, ils regardaient l'azur pâle, ils se regardaient +ensuite, et trouvaient de quoi se sourire encore. Une même chanson +divine leur chantait dans l'âme. Ils l'entendaient en eux-mêmes, ils +la devinaient dans le cœur de l'autre. Les alouettes dans les blés +clairs, les alouettes toutes folles aussi, s'envolaient en secouant +leurs ailes, et saluaient l'heure unique, l'heure où toutes les +espérances se lèvent, pour garder le nid qu'on va bâtir. Des paysans, +çà et là, s'arrêtaient de bêcher. Quelque chose leur disait que le +bonheur passait. Puis, après une pause, égayés ou jaloux, ils se +courbaient de nouveau. Et les fiancés continuaient leur route, +triomphants, enviés, rois du chemin, et le sachant. + +Derrière eux, la mère venait, oubliée. Mais elle jouissait d'avoir +donné le jour à cette créature heureuse qui marchait devant elle. Elle +se souvenait. A voir l'expression de son visage, on pensait à ces +premières fleurs d'une grappe, à demi fermées, penchées, comme une +image prophétique, au-dessus des jeunes qui éclatent. + +Les Pépinières s'ouvrirent bientôt devant eux. Ils entrèrent. +Quelqu'un les attendait avec impatience. C'était M. Maldonne, qui +faisait, pour la vingtième fois, le trajet du portail à la maison. + +--Vite! vite! cria-t-il: il est arrivé une surprise pendant votre +absence! + +Thérèse, Claude et madame Maldonne se hâtèrent, moins curieux de la +nouvelle que désireux de plaire au vieux maître des Pépinières. +Celui-ci les emmena près de la serre, où, sur une table de jardin, il +avait fait poser un mannequin d'osier. + +--Voici l'objet, dit-il. Il est adressé à M. Claude Revel, aux +Pépinières. + +--Est-ce possible? fit Thérèse en riant. Vous voyez, Claude, on nous +croit mariés. C'est peut-être un présent? + +--D'où vient-il? demanda Claude. + +--Ma foi, dit M. Maldonne, bien fin qui le devinera: toutes les +étiquettes sont tombées dans le voyage. + +Thérèse, qui s'était penchée, saisit quelques brins d'herbes, entre +deux mailles de l'osier, et dit, en devenant toute rose d'émotion: + +--Cela vient d'Afrique. Voici de l'alfa. + +Une même pensée, à ce nom qui évoquait tant de souvenirs, assombrit le +petit cercle rangé autour de la table. + +--Puisque cela m'est adressé, dit Claude, c'est à vous d'ouvrir, +Thérèse. + +Légèrement, en trois coups de canif, Thérèse brisa les liens qui +attachaient le couvercle, et le souleva. Elle écarta de la main une +jonchée d'herbes sèches. Des plumes apparurent, des plumes couleur de +ciel. + +--La sarcelle bleue! s'écria M. Maldonne. Et splendide! Et intacte! + +Il tenait déjà l'oiseau par le bec, et le considérait en le retournant +au soleil. De dessous l'aile, un papier plié tomba. + +--Un billet! dit Claude, en se baissant. + +Il n'y avait qu'une seule ligne. Claude la parcourut, et puis, tandis +qu'ils l'observaient tous, bien émus, il lut à haute voix: + + «Tuée par le comte de Kérédol, au bord du Chot-el-Beïda.» + + +FIN + + +ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La Sarcelle Bleue, by René Bazin + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44236 *** |
